diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 23019-8.txt | 6723 | ||||
| -rw-r--r-- | 23019-8.zip | bin | 0 -> 129541 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 23019-h.zip | bin | 0 -> 175349 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 23019-h/23019-h.htm | 6901 | ||||
| -rw-r--r-- | 23019-h/images/001.png | bin | 0 -> 42047 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
8 files changed, 13640 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/23019-8.txt b/23019-8.txt new file mode 100644 index 0000000..13137a8 --- /dev/null +++ b/23019-8.txt @@ -0,0 +1,6723 @@ +The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (1/3) + +Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +Release Date: October 12, 2007 [EBook #23019] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + + + SOUVENIRS + DE + MADAME LOUISE-ÉLISABETH + VIGÉE-LEBRUN, + + + DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS, DE ROUEN, + DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE, + DE PARME ET DE BOLOGNE, + DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON. + + + En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai + le temps passé, qui doublera pour ainsi + dire mon existence. + J.-J. Rousseau. + + + + TOME PREMIER + + + + PARIS, + LIBRAIRIE DE H. FOURNIER, + RUE DE SEINE, 14 BIS. + + 1835. + +[Illustration.] + + +LETTRES À LA PRINCESSE KOURAKIN. + + + + +LETTRE I. + +Mon enfance.--Mes parens.--Je suis mise au couvent.--Ma passion pour la +peinture.--Société de mon père.--Doyen. Poinsinet.--Davesne.--Ma sortie +du couvent.--Mon frère. + + +Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous +écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de +sensations je vais éprouver en me rappelant et les événemens divers dont +j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée! +Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la mémoire, et +dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant +mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les +notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de +personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient +de ma société;[1] grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence +vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même. + +Je vous parlerai d'abord, chère amie, de mes premières années, parce +qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la +peinture s'est manifesté dès, mon enfance. On me mit au couvent à l'âge +de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je +crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers d'écriture, et même ceux +de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face, +ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des +figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en +pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le +sable tout ce qui me passait par la tête. Je me souviens qu'à l'âge de +sept ou huit ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j'ai +toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de +joie: _Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera_. + +Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la +peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je +crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps; car, encore +aujourd'hui, j'en éprouve tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec +ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement +ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à +présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait +de plus aimable, de plus distingué dans l'Europe, en hommes et en +femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues +prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec +ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé +ce reflet d'un bonheur passé. + +J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma +mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux, +ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée, +peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui +seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à +l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est +d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux +jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon +père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et +qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons. + +Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de +fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé +pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il +avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. Il ôte +sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un +habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin, qui +l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume. + +Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se +communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre +par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être +connaissez-vous déjà l'anecdote suivante: faisant un jour le portrait +d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la +bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite. +Impatienté de ce manége, mon père lui dit avec un grand sang-froid:--Ne +vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne +vous en ferai pas du tout. + +Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que +mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup +plus tard)[2]. Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une +divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de +l'an était pour lui un jour de fête: il courait à pied tout Paris, sans +faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes +fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une +bonne année. + +Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de coeur. Nous entendions +toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême +surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout +temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me +faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en +empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai +faite de mon père. + +À cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et +quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen, peintre d'histoire, +l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur +homme du monde, plein d'esprit et de sagacité; ses aperçus sur les +choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et +de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me +faisait battre le coeur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et +de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse +crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus +étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lui persuader qu'il +existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le +feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il +voulût s'éloigner: Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la +grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de +beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages +sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres +qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. _Ernelinde_, au +grand Opéra, _le Cercle_ aux Français, et _tom Jones_ à l'Opéra-Comique: +quelqu'un dit alors, en parlant du _Cercle_, où la société de cette +époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin +de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tête le goût des +voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le +Guadalquivir. + +Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre +dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait +fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un +échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai +jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés. + + Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets + Ma Lise aimait à se voir célébrée. + Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets + Je la voyais toujours parée. + Les vers que l'amour me dictait + Ne répétaient que le nom de Lisette, + Et Lisette les écoutait. + Plus d'un baiser payait ma chansonnette. + Au même prix qui n'eût été poète! + +Enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me +rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me +faisait quitter la table avant le dessert; mais de ma chambre +j'entendais des rires, des joies, des chansons, auxquels je ne +comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins +mes, jours de congé délicieux. + +À onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma +première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander +chez lui, pour m'apprendre à charger une palette; sa femme venait me +chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un +jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me +retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de +pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant +souper chez mon père. + +J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère, +plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange; il avait une +intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses +études, au point qu'il rapportait toujours de son collége les +témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité, +son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie, +j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez +était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre, +j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir +droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient +ma mère; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère; +car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse, +tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me +comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en +plus cher à mon coeur: aussi cet excellent père m'est-il toujours +présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit +devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le +trait suivant comme une sorte de prophétie: un jour que mon père sortait +d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et +d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il +avait: «Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me +fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous.» + +Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de +toute mon ame. + + + + +LETTRE II. + +Mort de mon père.--Notre douleur.--Je travaille dans l'atelier de +Briard.--Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.--L'abbé Arnault.--Je +visite des galeries de tableaux.--Ma mère se remarie.--Mon +beau-père.--Je fais des portraits. Le comte Orloff.--Le comte +Schouvaloff.--Visite de madame Geoffrin.--La duchesse de Chartres.--Le +Palais-Royal.--Mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Boquet. + + +Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que de mes joies, il me +faut maintenant vous parler de la première affliction qui m'ait été au +coeur, de la première douleur que j'aie ressentie. + +Je venais de passer une année de bonheur dans la maison paternelle, +quand mon père tomba malade. Il avait avalé une arête, qui s'était fixée +dans son estomac, et qui pour en être extirpée, nécessita plusieurs +incisions. Les opérations furent faites par le plus habile chirurgien +que l'on connût alors, le frère Come, en qui nous avions toute +confiance, et qui avait l'air d'un vrai saint. Il soigna mon père avec +le plus grand zèle; toutefois, malgré ses affectueuses assiduités, les +plaies s'envenimèrent, et après deux mois de souffrances, l'état de mon +père ne laissa aucun espoir de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit, +et je n'essaierai pas de vous peindre ma désolation: j'allais perdre le +meilleur des pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence +encourageait mes premiers essais! + +Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon père désira revoir +mon frère et moi. Nous nous approchâmes tous deux de son lit, en +sanglottant. Son visage était cruellement altéré; ses yeux, sa +physionomie, si animés, n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur +et le froid de la mort l'avaient déjà saisi. Nous prîmes sa main glacée, +et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il fit un +effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction: Soyez heureux, mes +enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent père n'existait plus! + +Je restai tellement abattue par ma douleur, que je fus long-temps sans +reprendre mes crayons. Doyen venait quelquefois nous revoir, et comme il +avait été le meilleur ami de mon père, ses visites étaient pour nous une +grande consolation. Ce fut lui qui m'engagea à reprendre mon occupation +chérie, dans laquelle, en effet, je trouvai la seule distraction qui pût +adoucir mes regrets et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette +époque que je commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement +plusieurs portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après +nature et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec +mademoiselle Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez +elle, rue Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père +tenait un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous +logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert: aussi ma mère me +faisait-elle toujours accompagner. + +Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle Boquet et +moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait ses dessins et +des bustes antiques. Briard peignait médiocrement, quoiqu'il ait fait +quelques plafonds assez remarquables par leur composition, mais il était +fort bon dessinateur; c'est pourquoi plusieurs jeunes personnes venaient +prendre des leçons chez lui. Il logeait au Louvre, et pour y dessiner +plus long-temps, nous apportions chacune notre petit dîner, dans un +panier que nous portait la bonne. Je me rappelle encore que nous nous +régalions, en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des +morceaux de boeuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé +d'aussi bon. + +Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en avais quatorze. Nous +rivalisions de beauté (car j'ai oublié de vous dire, chère amie, qu'il +s'était fait en moi une métamorphose et que j'étais devenue jolie). Ses +dispositions pour la peinture étaient remarquables, et mes progrès +étaient si rapides, que l'on commençait à parler de moi dans le monde, +ce qui me valut la satisfaction de connaître Joseph Vernet. Ce célèbre +artiste m'encouragea et me donna les meilleurs conseils.--«Mon enfant, +me disait-il, ne suivez aucun système d'école. Consultez seulement les +oeuvres des grands maîtres de l'Italie, ainsi que celles des maîtres +flamands; mais surtout faites le plus que vous pourrez d'après nature: +la nature est le premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec +soin, cela vous empêchera de prendre aucune manière.» + +J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais eu de maître +proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé l'excellence de +sa méthode par ses oeuvres, qui ont été et seront toujours si justement +admirées. + +Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault, de l'Académie +française. C'était un homme plein d'imagination, passionné de la haute +littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait d'idées, si +l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique avec le plus +vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan de Gluck, et +plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car j'aimais aussi la +musique passionnément. + +Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille (car j'avais repris +de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné la fraîcheur de la +jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches; elle était encore +fort belle elle-même, et tant d'années se sont passées depuis lors, que +je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous suivait de telle manière, que +j'en étais beaucoup plus embarrassée que flattée. + +Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte cruelle que j'avais +faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour m'en distraire que de me +mener voir des tableaux. Elle me conduisait au palais du Luxembourg, +dont la galerie était ornée alors des chefs-d'oeuvre de Rubens, et +beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands maîtres[3]. Ces +tableaux ont été transportés depuis au Muséum, et ceux de Rubens perdent +à n'être plus vus dans la place où ils ont été faits: des tableaux bien +ou mal éclairés sont comme des pièces bien ou mal jouées. + +Nous allions aussi voir de riches collections chez des particuliers. +Rendon de Boisset possédait une galerie de tableaux flamands et +français. Le duc de Praslin et le marquis de Lévis avaient de riches +collections des grands maîtres de toutes les écoles. M. Harens de Presle +en avait une très riche en tableaux de maîtres italiens; mais aucune ne +pouvait se comparer à celle du Palais-Royal, qui avait été faite par le +régent, et dans laquelle se trouvaient tant de chefs-d'oeuvre des grands +maîtres de l'Italie. Elle a été vendue dans la révolution. Un Anglais, +Lord Stafford, en a acheté la plus grande partie. + +Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement +me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de +souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant de jouissances dans la +contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je +copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrant, de +Wandik, et plusieurs têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces +dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans +les carnations délicates; Wandik les explique aussi, mais plus finement. + +Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des +lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai +tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai, +toutes les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau +ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque plus +tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'oeuvre qui n'ont point quitté leur +patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus de son immense renommée. + +Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité, je gagnais déjà +beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à faire; mais cela ne +pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu qu'en outre j'avais à +payer la pension de mon frère, ses habits, ses livres, etc. Ma mère se +vit donc obligée de se remarier; elle épousa un riche joaillier, que +jamais nous n'avions soupçonné d'avarice, et qui pourtant, sitôt après +son mariage, se montra tellement avare qu'il nous refusait jusqu'au +nécessaire, quoique j'eusse la bonhomie de lui donner tout ce que je +gagnais. Joseph Vernet en était furieux; il me conseillait sans cesse de +payer une pension, et de garder l'excédant pour moi; mais je n'en fis +rien; je craignais trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en +souffrît. + +Je détestais cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la +garde-robe de mon père, dont il portait les habits, tout comme ils +étaient, sans qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez +comprendre aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais! + +J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà +ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers. +Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le +fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme +colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant +remarquable par son énorme grosseur. + +Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff, grand +chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois, de soixante ans, et +avait été l'amant d'Élisabeth II. Il joignait une politesse +bienveillante à un ton parfait, et comme il était de plus excellent +homme, la meilleure compagnie le recherchait. + +J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin, cette femme que +son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait chez elle tout ce +qu'on connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les +arts, les étrangers de marque, et les plus grands seigneurs de la cour. +Sans naissance, sans talens, sans même avoir une fortune considérable, +elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre, et +qu'aucune femme ne pourrait plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu +parler de moi, elle vint me voir un matin, et me dit les choses les plus +flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas +alors très âgée, je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle +se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup. +Elle était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un +bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le +menton. À pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à +se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette. + +Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions été loger chez mon +beau-père, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur +laquelle donnaient mes fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de +Chartres se promener dans le jardin avec ses dames, et je remarquai +bientôt qu'elle me regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir +le portrait de ma mère, qui faisait grand bruit alors. La duchesse me +fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua à tout ce +qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune talent, en +sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la grande et belle +comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, qui était +extrêmement jolie, puis successivement celle de toutes les grandes dames +de la cour et du faubourg Saint-Germain. + +Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer que j'étais +toujours remarquée aux promenades, aux spectacles, jusque là que l'on +faisait foule autour de moi, vous devinez sans peine que plusieurs +amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de +parvenir à me plaire; mais j'étais si occupée de mon art, qu'il n'y +avait pas moyen de m'en distraire. Puis aussi, les principes de morale +et de religion que ma mère m'avait communiqués, me protégeaient +fortement contre les séductions dont j'étais entourée. Mon bonheur +voulait que je ne connusse pas encore un seul roman. Le premier que +j'aie lu (c'était _Clarisse Harlove_, qui m'a prodigieusement +intéressée), je ne l'ai lu qu'après mon mariage; jusque là, je ne lisais +que des livres saints, la morale des Saints-Pères entre autres, dont je +ne me lassais pas, car tout est là, et quelques livres de classe de mon +frère. + +Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais qu'ils +voulaient me faire des yeux tendres[4], je les peignais à _regards +perdus_, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors au +moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais: +_j'en suis aux yeux_; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez +croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j'avais mise dans ma +confidence, riait tout bas. + +Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la grand'messe, +ma mère et mon beau-père me menaient promener au Palais-Royal. À cette +époque, le jardin était infiniment plus vaste et plus beau qu'il ne +l'est maintenant, étouffé et rétréci par les maisons qui l'environnent +de toutes parts. Il y avait à gauche une très large et très longue +allée, couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte impénétrable +au soleil. Là se réunissait la bonne compagnie, en fort grande parure. +Quant à la mauvaise, elle se réfugiait plus loin, sous les quinconces. + +L'Opéra était alors tout à côté (il tenait au Palais). Dans les jours +d'été, ce spectacle finissait à huit heures et demie, et toutes les +personnes élégantes sortaient même avant la fin, pour se promener dans +le jardin. Il était de mode alors que les femmes portassent de fort gros +bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun parfumait +ses cheveux, embaumait véritablement l'air que l'on respirait. Plus +tard, mais pourtant avant la révolution, j'ai vu ces soirées se +prolonger jusqu'à deux heures du matin; on y faisait de la musique au +clair de lune, en plein air. Des artistes, des amateurs, entre autres +Garat et Asevedo, y chantaient. On y jouait de la harpe et de la +guitare; le fameux Saint-Georges jouait souvent du violon: la foule s'y +portait. + +C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante et jolie +mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres filles entretenues: +car jamais alors aucun homme ne se montrait avec ces demoiselles; s'ils +les rejoignaient au spectacle, c'était toujours en loges grillées. Les +Anglais sont moins délicats sur ce point. Cette même demoiselle Duthé +était souvent accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans +après, je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de +l'Anglais était avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois +ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère amie, de ce +qu'étaient les femmes entretenues à l'époque dont je vous parle. +Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé des millions; maintenant l'état +de courtisane est un état perdu; personne ne se ruine plus pour une +fille. + +Ce dernier mot m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime +la naïveté. Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille du +vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après son +mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes, voyant +passer quelques-unes de ces demoiselles, dit: Voilà des filles. Comment +pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées? demanda la duchesse +dans sa candide ignorance. + +Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du Palais-Royal, +mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention. Toutes deux +alors étions âgées de seize à dix-sept ans, et mademoiselle Boquet était +fort belle. À dix-neuf ans elle eut la petite vérole, ce qui intéressa +si généralement, que de toutes les classes de la société une foule de +gens s'empressaient de venir s'informer de ses nouvelles, et que l'on +voyait sans cesse une grande quantité de voitures à sa porte. À cette +époque réellement, la beauté était une illustration. + +Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable pour la peinture, mais +elle l'abandonna presque entièrement après avoir épousé M. Filleul, +époque à laquelle la reine la nomma concierge du château de la Muette. + +Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme, sans me rappeler sa +fin tragique? Hélas! je me souviens qu'au moment où j'allais quitter la +France, pour fuir les horreurs que je prévoyais, madame Filleul me dit: +Vous avez tort de partir: moi, je reste; car je crois au bonheur que +doit nous procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite sur +l'échafaud! Elle n'avait point quitté le château de la Muette quand +arriva ce temps si justement nommé le temps de la terreur. Madame +Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et l'amie intime de madame Filleul, +vint célébrer dans ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat, +comme vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les +révolutionnaires n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame +Chalgrin, qui, disait-on, avaient _brûlé les bougies de la nation_, et +toutes deux furent guillotinées peu de jours après. + +Je finis ici cette triste lettre. + + + + +LETTRE III. + +Mes promenades.--Le Colysée, le Wauxhall d'été.--Marly, Sceaux.--Ma +société à Paris.--Le Moine le sculpteur.--Gerbier.--La princesse de +Rohan-Rochefort.--La comtesse de Brionne.--Le cardinal de Rohan.--M. de +Rhullières.--Le duc de Lauzun.--Je fais hommage à l'Académie française +des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère.--Lettre de +d'Alembert et sa visite à cette occasion. + + +Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je +puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a +subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées +était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le +jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou +stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et +les parades. Les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, comme +à Longchamp; car Longchamp existait déjà[5]. Les allées, ou bas-côtés, +étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir +d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui +passaient dans leurs brillans équipages. + +Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc) +offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une +longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des +chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles +ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes +d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient +devoir jouir du privilége dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui +les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre +occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour +qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des +nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse +devait partir pour aller faire le tour du monde: En vérité, s'écria la +maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désoeuvré! + +Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard +divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait +beaucoup, était celui des Fantoccini de _Carlo Périco_. Ces marionnettes +étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles +faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans et que +j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne +fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je +la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était +assez éloignée du théâtre: «et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils +vivans?» + +Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait +établi dans un des grands carrés des Champs-Élysées, en bâtissant une +immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide, +sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout +autour dans de larges allées sablées, et garnies de siéges. Quand la +nuit venait, tout le monde quittait le jardin pour se réunir dans un +salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à +grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté +plusieurs fois, ainsi que beaucoup d'autres fameuses cantatrices. Le +large perron qui conduisait à cette salle du concert était le +rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les +portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer +une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère, +le duc de Chartres (depuis Philippe Égalité) se tenait là, donnant le +bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres +malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux +sarcasmes les plus infâmes.--Ah! pour celle-ci, dit le duc très haut en +me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes +entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je +me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir. + +À peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce +qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose +qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient +des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y +réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu +d'artifice. + +Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est +maintenant Tivoli. Il est même assez étonnant que les Parisiens, qui +n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg, aient +renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on +allait respirer le soir en prenant des glaces. + +Mon vilain beau-père, ennuyé sans doute des hommages publics que l'on +rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous +interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une +campagne. A ces mots le coeur me battit de joie; car j'aimais la campagne +passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en +éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit +de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le +matin, quelque temps qu'il fît, mon premier soin était d'ouvrir la +fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air. + +Mon beau-père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y +coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu! quelle +campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point +d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon +beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient +pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin; il était +séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties +étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches, +venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit +perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une +peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de +travers. + +Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si +anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en +vous écrivant ceci. Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de +ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son +mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent +quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait +pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une +singulière maladie: de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre, +sans voir personne, pas même sa femme; ne voulant ni parler, ni manger. +Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières +habituelles; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il +fallait se tenir au courant de l'intermittence. + +Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je +pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château, qui était +superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des +berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui +tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château, +fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes. +Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau, +dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue; +tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV. +L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après +mon mariage, je suis retournée souvent à Marly. Un matin j'y ai +rencontré la reine, qui se promenait dans le parc avec plusieurs dames +de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies, +qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je +m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à +continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis +revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly. +Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu; je +n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du +salon. + +M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et le parc de +Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui avoisinait le château) était +dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs, +comme le jardin des Tuileries, l'autre n'offrait aucune symétrie; mais +un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la +rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la +bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux +était une promenade publique; l'excellent duc de Penthièvre avait +toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches +principalement ce parc était très fréquenté. + +Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer +dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris, +où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le +travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute +société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais +des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné +en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en +grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême; mais il +avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et +distingués; ses deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa +maison. Je vis là le fameux Le Kain, qui me fit peur, tant il avait +l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à +l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais +il mangeait énormément. À côté de lui, tout en face de moi, se trouvait +la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame +Regnault Saint-Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rose. Sa +beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes +yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui +était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de +Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle +n'avait pas besoin. + +C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille, +madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes +dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry, +Latour, fameux peintre au pastel; on riait, on s'amusait. L'usage à +cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait +une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis +venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il +faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler, +au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le +dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien +loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait +aujourd'hui. + +Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu +que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour +toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop +précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui +m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir. +J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute +habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un +portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de +satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une +chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que +ma palette était posée dessus; vous jugiez que je mis ma robe dans un +tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris la +résolution de ne plus accepter que des soupers. + +Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la +société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la +princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M. +de Rulhières, l'auteur des _Disputes_; mais le plus aimable de tous les +convives était sans contredit le duc de Lauzun; on n'a jamais eu autant +d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se +passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en +m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais +plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le +plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et +quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette +conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres. + +Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait +ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je +le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir +et rechercher dans tous les salons; mais je recevais parfois des preuves +d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup +de joie; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'avais fait, d'après +les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La +Bruyère. J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de +d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie +ici, et que je conserve précieusement: + + MADEMOISELLE, + + L'Académie française a reçu avec toute la reconnaissance possible + la lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux + portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui + envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle + désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui + retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront + sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit + et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à + ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient + connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par + l'esprit, par les grâces et par le plus aimable modestie. + + La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que + le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous + prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes + ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son + assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été + sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de + vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette + commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de + vous assurer, Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis + pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne, + et que je partage avec tous les gens de goût, et avec tous les gens + honnêtes. + + J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble + et très obéissant serviteur, + + + D'ALEMBERT, + + Secrétaire perpétuel de l'Académie française. + + Paris, 10 août 1775. + +L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt +l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais +d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier, +en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait +de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si +j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury +dont on venait de parler?--«Je suis un peu trop jeune pour cela,» +répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la +pauvre dame que l'académicien fût parti. + +Adieu, chère amie. + + + + +LETTRE IV. + +Mon mariage.--Je prends des élèves; madame Benoist.--Je renonce à cette +école.--Mes portraits; comment je les costume.--Séance de l'Académie +française.--Ma fille.--La duchesse de Mazarin.--Les ambassadeurs de +Tipoo-Saïb.--Tableaux que je fais d'après eux.--Dîner qu'ils me donnent. + + +Mon beau-père s'étant retiré du commerce, nous allâmes loger à l'hôtel +Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun venait d'acheter cette maison; il +l'habitait, et dès que nous fûmes établis, j'allai voir les magnifiques +tableaux de toutes les écoles, dont son appartement était rempli. +J'étais enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter les +chefs-d'oeuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait une extrême +obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux d'une beauté +admirable et d'un grand prix. Je lui devais ainsi les plus fortes leçons +que je pusse prendre, lorsque au bout de six mois il me demanda en +mariage. J'étais loin de vouloir l'épouser, quoiqu'il fût très bien fait +et qu'il eût une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais +sans inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent, en +sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais ma mère, qui +croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager avec instances à +ne point refuser un parti aussi avantageux, et je me décidai enfin à ce +mariage, poussée surtout par l'envie de me soustraire au tourment de +vivre avec mon beau-père, dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour +depuis qu'il était oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à +faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église, je me disais +encore: Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas! j'ai dit oui, et j'ai changé +mes peines contre d'autres peines. Ce n'est pas que M. Lebrun fût un +méchant homme: son caractère offrait un mélange de douceur et de +vivacité; il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un mot +assez aimable; mais sa passion effrénée pour les femmes de mauvaises +moeurs, jointe à la passion du jeu, ont causé la ruine de sa fortune et +la mienne, dont il disposait entièrement; au point qu'en 1789, lorsque +je quittai la France, je ne possédais pas vingt francs de revenu, après +avoir gagné, pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé. + +Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun, ayant dû épouser +la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en +tableaux, me pria de ne point le déclarer avant qu'il eût terminé ses +affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers, que je ne quittais pas +sans un grand regret mon nom de fille, sous lequel j'étais déjà très +connue; mais ce mystère, qui dura peu, n'en eut pas moins un résultat +assez effrayent pour mon avenir. Plusieurs personnes, qui croyaient +simplement que j'allais épouser M. Lebrun, venaient me trouver pour me +détourner de faire une pareille sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier +de la couronne, qui me disait avec amitié: «Vous feriez mieux de vous +attacher une pierre au cou et de vous jeter dans la rivière que +d'épouser Lebrun.» Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de +madame de Canillac, de madame de Sonza (alors ambassadrice de Protugal), +toutes trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils +tardifs quand j'étais mariée depuis quinze jours.--Au nom du ciel, me +disait la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop +malheureuse. Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le +bonheur de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop +confirmées depuis; mais ma mère, qui se trouvait là, avait peine à +retenir ses larmes. + +Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un terme à ces tristes +avertissemens, qui grâce à ma chère peinture, avaient peu altéré ma +gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux portraits qui m'étaient +demandés de toutes parts, et quoique M. Lebrun prît dès lors l'habitude +de s'emparer des paiemens, il n'en imagina pas moins, pour augmenter +notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu'il +désirait, sans prendre le temps d'y réfléchir, et bientôt il me vint +plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez, +des ovales, qu'il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de +mon travail et m'ennuyait fortement. + +Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux de La Ville, qui +depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits réunis, et pour +laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la Mythologie. Elle +peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà le talent qui lui a +donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie était la plus jeune de +mes élèves, pour la plupart plus âgées que moi, ce qui nuisait +prodigieusement au respect que doit imprimer un chef d'école. J'avais +établi l'atelier de ces demoiselles dans un ancien grenier à fourrage, +dont le plafond laissait à découvert de fort grosses poutres. Un matin, +je monte et je trouve mes élèves, qui venaient d'attacher une corde à +l'une de ces poutres, et qui se balançaient à qui mieux mieux. Je prends +mon air sérieux, je gronde, je fais un discours superbe sur la perte du +temps; puis voilà que je veux essayer la balançoire, et que je m'en +amuse plus que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles +manières il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet +inconvénient, joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en +corrigeant des études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école. + +L'obligation de laisser mon cher atelier pendant quelques heures avait +encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail; je ne quittais +plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait close, et le nombre de +portraits que j'ai faits à cette époque est vraiment prodigieux. Comme +j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais +tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais +ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à +ma fantaisie. On ne portait point encore de schals; mais je disposais de +larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras, +avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de +Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie dans +plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille jouant de +la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de la +belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en mettrait pas pour se +faire peindre; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène; je les séparai sur +le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui +finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa +coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme devait +donner le ton: cette mode prit doucement, puis devint enfin générale. +Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la reine, je la suppliai de ne +point mettre de poudre et de partager ses cheveux sur son front.--Je +serai la dernière à suivre cette mode, dit la reine en riant, je ne veux +pas qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand front. + +Je tâchais autant qu'il m'était possible de donner aux femmes que je +peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie; celles qui +n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et +nonchalamment appuyées. Enfin, il faut croire qu'elles étaient +contentes; car je ne pouvais suffire aux demandes; on avait de la peine +à se faire placer sur ma liste; en un mot j'étais à la mode; il semblait +que tout se réunît pour m'y mettre. Vous en jugerez par la scène +suivante, qui m'a toujours laissé un souvenir si flatteur: Quelque temps +après mon mariage, j'assistais à une séance de l'Académie française; La +Harpe y lut son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à +ces vers où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la +première fois: + + Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle, + Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle, + Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc. + +l'auteur de _Warwick_ me regarda: aussitôt tout le public (sans en +excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient à la +séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec de tels +transports que je fus prête à me trouver mal de confusion. + +Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle, chère amie, parce +que vous avez exigé que je vous dise tout, sont bien loin de pouvoir se +comparer à la jouissance que j'éprouvai lorsque au bout de deux années +de mariage je devins grosse. Mais ici vous allez voir combien cet +extrême amour de mon art me rendait imprévoyante sur les petits détails +de la vie; car toute heureuse que je me sentais, à l'idée de devenir +mère, les neuf mois de ma grossesse s'étaient passés sans que j'eusse +songé le moins du monde à préparer rien de ce qu'il faut pour une +accouchée. Le jour de la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon +atelier, et je travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans +les intervalles que me laissaient les douleurs. + +Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir le matin. Elle +pressentit que j'accoucherais dans la journée, et comme elle me +connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de tout ce qui me serait +nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné que je ne savais pas ce +qui m'était nécessaire.--Vous voilà bien, reprit-elle, vous êtes un vrai +garçon. Je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir.--Non! non! +dis-je, j'ai demain séance, je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans +me répondre, madame de Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher +l'accoucheur, qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai, mais il resta +caché chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde. Je +n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis +crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle est +d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des douleurs +atroces, et selon moi, M. Dubuc l'exprimait, parfaitement en disant: Le +bonheur c'est l'intérêt dans le calme. + +Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de Mazarin, qui n'était +plus jeune, mais qui était encore belle; ma fille avait ses yeux et lui +ressemblait prodigieusement. Cette duchesse de Mazarin est celle qu'on +disait avoir été douée à sa naissance par trois fées: la fée Richesse, +la fée Beauté, et la fée Guignon. Il est certain que la pauvre femme ne +pouvait rien entreprendre, pas même de donner une fête, sans qu'un +accident quelconque ne vînt se jeter à la traverse. On a souvent conté +plusieurs accidens de sa vie dans ce genre; en voici un moins connu: Un +soir qu'elle donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de +faire placer au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se +trouvaient enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe +de la duchesse, on ouvre le pâté, et voilà cette volatile effarouchée +qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes, +toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur, les +cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux; enfin on +fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte invention. + +La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse; on mettait un temps +infini à la corser. Une visité lui vint un jour tandis qu'on la laçait, +et une de ses femmes courut à la porte, en disant: «n'entrez pas avant +que nous ayons arrangé les chairs.» Je me rappelle que cet excès +d'embonpoint excitait l'admiration des ambassadeurs turcs. Comme on leur +demandait à l'Opéra quelle femme leur plaisait davantage de toutes +celles qui remplissaient les loges, ils répondirent sans hésiter que la +duchesse de Mazarin était la plus belle, parce qu'elle était la plus +grosse. + +Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas oublier de vous +dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates, qui pour être +cuivrés, n'en avaient pas moins des têtes superbes. En 1788, des +ambassadeurs furent envoyés à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb. Je vis +ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement +pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon +désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se +laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins cette +faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient (car ils +voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles et des couleurs. +Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta de l'eau de rose et +m'en jeta sur les mains; puis le plus grand, qui s'appelait Davich Khan, +me donna séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies, +les mains, tout fut fait d'après lui, tant il se tenait avec +complaisance. Je laissais sécher le tableau dans un autre salon. + +Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur, que je +représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout avait une +tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline blanche, +parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques avec de +larges manches plissées en travers, étaient retenues par de riches +ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception du fond +et du bas des robes. + +Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances désirait beaucoup +voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à dîner, et nous +acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger nous +fûmes un peu surprises de trouver le dîner servi par terre, ce qui nous +obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils +nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont +l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très +épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous +fîmes un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs +mains bronzées en guise de cuillères. + +Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme, qui parlait un +peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait +à chanter _Annette à l'âge de quinze ans_. Lorsque nous allâmes faire +nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le +regret de nous quitter en disant: «Ah! comme mon coeur pleure!» Ce que je +trouvai fort oriental et fort bien dit. + +Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai chercher; mais +il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre, +prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus donna lieu à de +fort jolis vers qui me furent adressés et que je copie ici. + + À MADAME LEBRUN, + + Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé des Orientaux + contre la peinture. + + Ce n'est point aux climats où règnent les sultans + Que le marbre s'anime et la toile respire. + Les préjugés de leurs imans + Du dieu des arts ont renversé l'empire. + Ils ont rêvé qu'_Allah_, jaloux de nos talens, + Doit, en jugeant les mondes et les âges, + Donner une ame à ces images + Qui sauvent la beauté du ravage des temps. + Sublime Allah! tu ris de cette erreur impie! + Tu conviendras, voyant cette copie, + Où l'art de la nature a surpris les secrets, + Que, comme toi, le génie a ses flammes; + Et que Lebrun, en peignant des portraits, + Sait aussi leur donner une ame. + +Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie; et lorsque +l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son valet de chambre +qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les peines du monde à lui +faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et +fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le +portrait. + +Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789. Après la mort de M. +Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et +j'ignore qui les possède aujourd'hui. + +Adieu, chère et aimable amie. + + + + +LETTRE V. + +La Reine.--Mes séances à Versailles.--Portraits que je fais d'elle à +différentes époques.--Sa Bonté.--Louis XVI.--Dernier bal de la Cour à +Versailles.--Madame Élisabeth. Monsieur, frère du roi.--La princesse +Lamballe. + + +C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait pour la première +fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et +de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite, +assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes, ses mains +petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle était la femme +de France qui marchait le mieux; portant la tête fort élevée, avec une +majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa +cour, sans pourtant que cette majesté nuisît en rien à tout ce que son +aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin, il est très difficile de +donner à qui n'a pas vu la reine, une idée de tant de grâces et de tant +de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait +de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation +autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux; leur couleur était +presque bleue; son regard était spirituel et doux, son nez fin et joli, +sa bouche pas trop grange, quoique les lèvres fussent un peu fortes. +Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était +l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant +est le mot; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point +d'ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré: les couleurs +me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui +n'appartenaient qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés +chez aucune autre femme. + +À la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida d'abord +prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté que sa grâce si +bienveillante dissipa bientôt cette impression. C'est alors que je fis +le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de +satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son +frère, l'empereur Joseph II, et la reine m'en ordonna deux copies: l'une +pour l'impératrice de Russie, l'autre pour ses appartememens de +Versailles ou de Fontainebleau. + +J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs autres portraits +de la reine[6]. Dans l'un, je ne l'ai peinte que jusqu'aux genoux, avec +une robe nacaral et placée devant une table, sur laquelle elle arrange +des fleurs dans un vase. On peut croire que je préférais beaucoup la +peindre sans grande toilette et surtout sans grand panier. Ces portraits +étaient donnés à ses amis, quelques-uns à des ambassadeurs. Un entre +autres la représente coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une +robe de mousseline blanche dont les manches sont plissées en travers, +mais assez ajustées: quand celui-ci fut exposé au salon, les méchans ne +manquèrent pas de dire que la reine s'était fait peindre en chemise; car +nous étions en 1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur +elle. + +Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand succès. Vers la fin de +l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville, qui, je crois, avait +pour titre: _la Réunion des Arts_. Brongniart, l'architecte, et sa +femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence, firent louer une loge +aux premières et vinrent me chercher le jour de la première +représentation pour me conduire au spectacle. Comme je ne pouvais +nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait, vous pouvez juger +de mon émotion lorsque la peinture arriva, et que je vis l'actrice me +copier d'une manière surprenante, peignant le portrait de la reine. Au +même instant, tout ce qui était au parterre et dans les loges se +retourna vers moi en applaudissant à tout rompre, et je ne crois pas que +l'on puisse être à la fois aussi touchée, aussi reconnaissante que je le +fus ce soir-là. + +La timidité que m'avait inspirée le premier aspect de la reine avait +entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle me témoignait toujours. +Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais une jolie voix, elle me +donnait peu de séances sans me faire chanter avec elle plusieurs duos de +Grétry, car elle aimait infiniment la musique, quoique sa voix ne fût +pas d'une grande justesse. Quant à son entretien, il me serait difficile +d'en peindre toute la grâce, toute la bienveillance; je ne crois pas que +la reine Marie-Antoinette ait jamais manqué l'occasion de dire une chose +agréable à ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté +qu'elle m'a toujours témoignée est un de mes plus doux souvenirs. + +Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle m'avait donné pour +une séance; parce que étant alors très avancée dans ma seconde +grossesse, je m'étais sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le +lendemain de me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne +m'attendait pas, elle avait fait atteler sa calèche pour aller se +promener, et cette calèche fut la première chose que j'aperçus en +entrant dans la cour du château. Toutefois je ne montai par moins parler +aux garçons de la chambre. L'un d'eux, M. Campan[7], me reçut d'un air +sec et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de +stentor:--C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et bien +sûrement elle va se promener, et bien sûrement elle ne vous donnera pas +séance. Sur ma réponse, que je venais simplement prendre les ordres de +Sa Majesté pour un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait +entrer aussitôt dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle +tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon à sa fille, la +jeune Madame. Le coeur me battait; car j'avais d'autant plus peur que +j'avais tort. La reine se tourna vers moi et me dit avec douceur:--Je +vous ai attendue hier toute la matinée, que vous est-il donc +arrivé?--Hélas! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai +pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les +recevoir, et je repars à l'instant.--Non! non! ne partez pas, reprit la +reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle +décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que dans +l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte +à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, mes +pinceaux tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma +maladresse.--Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée dans +votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire, elle +releva tout elle-même. + +Lors du dernier voyage qui s'est fait à Fontainebleau, où la cour +suivant l'usage devait être en grande représentation, je m'y rendis pour +jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans la plus grande parure, +couverte de diamans, et, comme un magnifique soleil l'éclairait, elle me +parut vraiment éblouissante. Sa tête élevée sur son beau col grec, lui +donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l'on +croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Pendant la première +séance que j'eus de S. M. au retour de ce voyage, je me permis de parler +de l'impression que j'avais reçue, et de dire à la reine combien +l'élévation de sa tête ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me +répondit d'un ton de plaisanterie: Si je n'étais pas reine, on dirait +que j'ai l'air insolent; n'est-il pas vrai? + +La reine ne négligeait rien pour faire acquérir à ses enfans ces +manières gracieuses et affables qui la rendaient si chère à ceux qui +l'entouraient. Je l'ai vue faisant dîner Madame, alors âgée de six ans, +avec une petite paysanne dont elle prenait soin, vouloir que cette +petite fût servie la première, en disant à sa fille: «Vous devez lui +faire les honneurs.» + +La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée à Trianon, où je fis +sa tête pour le grand tableau dans lequel je l'ai peinte avec ses +enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil, alors ministre, était +présent, et que tant que dura la séance, il ne cessa de médire de toutes +les femmes de la cour. Il fallait qu'il me crût sourde ou bien bonne +personne, pour ne pas craindre que je pusse rapporter aux intéressées +quelques-uns de ses méchans propos. Le fait est que jamais il ne m'est +arrivé d'en répéter un seul, quoique je n'en aie oublié aucun. + +Après avoir fait la tête de la reine, ainsi que les études séparées du +premier dauphin, de Madame Royale et du duc de Normandie, je m'occupai +aussitôt de mon tableau auquel j'attachais une grande importance, et je +le terminai pour le salon de 1788. La bordure ayant été portée seule, +suffit pour exciter mille mauvais propos: _voilà le déficit_, disait-on; +et beaucoup d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient +prévoir les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je +n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait son +sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma peur était +si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer dans ma chambre, +et j'étais là, priant Dieu pour le succès de _ma_ famille royale, quand +mon frère et une foule d'amis vinrent me dire que j'obtenais le suffrage +général. + +Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau à Versailles, ce +fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts et directeur des bâtimens +royaux qui me présenta à Sa Majesté. Louis XVI eut la bonté de causer +longtemps avec moi, de me dire qu'il était fort content; puis il ajouta, +en regardant encore mon ouvrage: «Je ne me connais pas en peinture; mais +vous me la faites aimer.» + +Mon tableau fut placé dans une des salles du château de Versailles, et +la reine passait devant en allant et en revenant de la messe. À la mort +de monsieur le dauphin (au commencement de 1789), cette vue ranimait si +vivement le souvenir de la perte cruelle qu'elle venait de faire, +qu'elle ne pouvait plus traverser cette salle sans verser des larmes; +elle dit à M. d'Angevilliers de faire enlever ce tableau; mais avec sa +grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire aussitôt, en me +faisant savoir le motif de ce déplacement. C'est à la sensibilité de la +reine que j'ai dû la conservation de mon tableau; car les poissardes et +les bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs Majestés à +Versailles, l'auraient infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du +lit de la reine, qui a été percé de part en part! + +Je n'ai jamais eu la jouissance de revoir Marie-Antoinette depuis le +dernier bal de la cour à Versailles; ce bal se donnait dans la salle de +spectacle, et la loge où je me trouvais placée était assez près de la +reine pour que je pusse entendre ce qu'elle disait. Je la voyais fort +agitée, invitant à danser les jeunes gens de la cour, tels que M. de +Lameth[8] et d'autres, qui tous la refusaient; si bien que la plupart +des contredanses ne purent s'arranger. La conduite de ces messieurs +était d'une inconvenance qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus +me semblait une sorte de révolte, préludant à des révoltes plus graves. +La révolution approchait: elle éclata l'année suivante. + +À l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai pas fait le portrait, +j'ai peint successivement toute la famille royale; les enfants de +France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII); Madame, madame la +comtesse d'Artois et madame Élisabeth. Les traits de cette dernière +n'étaient point réguliers; mais son visage exprimait la plus douce +bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable; en tout elle +avait le charme d'une jolie bergère. Vous n'ignorez pas, chère amie, que +madame Élisabeth était un ange de bonté. Combien de fois ai-je été +témoin du bien qu'elle faisait aux malheureux. Son coeur renfermait +toutes les vertus; indulgente, modeste, sensible, dévouée; la révolution +l'a conduite à déployer un courage héroïque; on a vu cette douce +princesse, marcher au-devant des cannibales qui venaient pour assassiner +la reine, en disant: _Ils me prendront pour elle!_ + +Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion de connaître +un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et l'esprit et +l'instruction; il était impossible de ne pas se plaire à l'entretien de +Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec autant de goût que de +savoir. Quelquefois, pour varier sans doute, il me chantait, pendant nos +séances, des chansons qui n'étaient pas indécentes, mais si communes, +que je ne pouvais comprendre par quel chemin de pareilles sottises +arrivaient jusqu'à la cour. Il avait la voix la plus fausse du +monde.--Comment trouvez-vous que je chante, Madame Lebrun? me dit-il un +jour--Comme un prince, Monseigneur, répondis-je. + +Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur, m'envoyait une fort +belle voiture à huit chevaux pour me conduire à Versailles et me ramener +avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner. Tout le long de la +route on se mettait aux fenêtres pour me voir passer, chacun m'ôtait son +chapeau; je riais de ces hommages rendus aux huit chevaux et au piqueur +qui courait devant; car revenue à Paris, je montais en fiacre, et +personne ne me regardait plus. + +Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral (dans le sens modéré +du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans formaient à la cour un +parti très distinct de celui du roi. Aussi ne fus-je point surprise de +voir pendant la révolution, le marquis de Montesquiou nommé général en +chef de l'armée républicaine en Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler +les discours étranges que je lui avais entendu tenir devant moi, sans +parler des propos qu'il se permettait si ouvertement contre la reine et +tous ceux qu'elle aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous +le montrent se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne +venait point siéger comme _prince_, mais comme _citoyen_. Je n'en crois +pas moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa +tête, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France. + +À la même époque j'ai fait aussi le portrait de la princesse Lamballe. +Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque distance; elle avait de +petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux +blonds, et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. L'horrible fin de +cette malheureuse princesse est assez connue, de même que le dévouement +dont elle a péri victime; car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de +tout péril, lorsqu'elle rentra en France dès qu'elle sut la reine en +danger. + +Me voilà bien loin, chère amie, de l'année 1799; mais j'ai préféré vous +parler dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec +tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que le +comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette. + +Mille tendres amitiés. + + + + +LETTRE VI. + +Voyage en Flandre.--Bruxelles.--Le prince de Ligne.--Le tableau de +l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols.--Ma réception à l'Académie +royale de peinture.--Mon logement.--Ma société.--Mes +concerts.--Garat.--Asevedo.--Madame Todi.--Viotti.--Maestrino.--Leprince +Henry de Prusse.--Salentin.--Hulmandel.--Cramer.--Madame de +Montgeron.--Mes soupers.--Je joue la comédie en société.--Nos acteurs. + + +En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires l'appelaient. On +faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe collection de tableaux +du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition. Je trouvai là +plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec une extrême bonté, +entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais beaucoup vue à Paris; +mais la rencontre dont je me félicitai le plus fut celle du prince de +Ligne, que je ne connaissais point encore, et qui, sous le rapport +d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation pour ainsi dire +historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie, où j'admirai +plusieurs chefs-d'oeuvre, principalement des portraits de Wandik et des +têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux italiens. Il voulut +aussi nous recevoir dans sa superbe habitation de Bel-Oeil. Je me +souviens qu'il nous fit monter dans un belvédère, bâti sur le sommet +d'une montagne qui dominait toutes ses terres et tous le pays +d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint à cette belle vue, +avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui effaçait tout dans ce beau +lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui pour la grâce de son +esprit et de ses manières n'a jamais eu de pareil. + +La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche et animée. Dans la +haute société, par exemple, on s'occupait tellement de plaisirs, que +plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois de Bruxelles +après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris tout juste à l'heure +de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à +Bruxelles, courant toute la nuit: voilà ce qui s'appelle aimer l'opéra. + +Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et dans le Northollande. +La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement: ces deux petites villes +sont si propres, si bien tenues, que l'on envie le sort des habitans. +Les rues étant fort étroites et bordées de canaux, on n'y va point en +voiture, mais à cheval, et l'on se sert de petites barques pour le +transport des marchandises. Les maisons, qui sont très basses, ont deux +portes: celle de la naissance, puis celle de la mort, par laquelle on ne +passe que dans un cercueil. Les toits de ces maisons sont aussi brillans +que s'ils étaient d'acier, et tout est si merveilleusement soigné, que +je me rappelle avoir vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant +une espèce de lanterne dorée et polie comme pour un boudoir. + +Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande, m'ont semblé +fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger les faisait fuir +aussitôt. Elles étaient ainsi alors; je suppose cependant que le séjour +des Français dans leur pays a pu les apprivoiser. + +Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à l'hôtel de ville le +superbe tableau de Wanols qui représente les bourguemestres assemblés. +Je ne crois pas qu'il existe en peinture rien de plus beau, rien de plus +vrai: c'est la nature même. Les bourguemestres sont vêtus de noir; les +têtes, les mains, les draperies, tout est d'une beauté inimitable: ces +hommes vivent, on se croit avec eux. Je suis persuadée que c'est le +tableau de ce genre le plus parfait; je ne pouvais le quitter, et +l'impression qu'il m'a faite me le rend encore présent. + +Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'oeuvre de Rubens. Ils étaient +bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été depuis au musée de Paris; +tous produisaient un effet admirable dans ces églises flamandes. +D'autres chefs-d'oeuvre du même maître ornaient les galeries d'amateurs: +à Anvers, je trouvai chez un particulier le fameux _chapeau de paille_ +qui vient d'être vendu dernièrement à un Anglais pour une somme +considérable. Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens; +son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le +simple jour et la lueur du soleil[9], et peut-être faut-il être peintre +pour juger tout le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau +me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en +cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de +paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma +palette à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous +dire qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé; +mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent tout +l'effet d'un pareil tableau. + +Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783, le portrait dont je +vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me +proposer comme membre de l'Académie royale de peinture. M. Pierre, alors +premier peintre du roi, s'y opposait fortement, ne voulant pas, +disait-il, que l'on reçût des femmes, et pourtant madame +Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue; +je crois même que madame Vien l'était aussi. Quoi qu'il en soit, M. +Pierre (peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le +maniement de la brosse) avait de l'esprit; de plus, il était riche, ce +qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les artistes, qui dans +ce temps étaient moins fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son +opposition aurait donc pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous +les vrais amateurs n'avaient pas été associés à l'Académie de peinture; +ils formaient une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est +alors qu'on fit ce couplet. + + À MADAME LEBRUN. + + Sur l'air: _Jardinier ne vois-tu pas_. + + Au salon ton art vainqueur + Devrait être en lumière[10]. + Pour le ravir cet honneur, + Lise, il faut avoir le coeur + De Pierre, de Pierre, de Pierre. + +Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception la Paix qui +ramène l'Abondance[11]. M. Pierre alors fit courir le bruit que c'était +par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense bien en effet que le +roi et la reine étaient assez bons pour désirer me voir entrer à +l'Académie; mais voilà tout. + +Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent trois séances dans +la même journée, et celles de l'après-dîner, qui me fatiguaient à +l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac tel, que je ne digérais plus +rien, en sorte que je maigrissais à faire peur. Mes amis me firent +ordonner alors par le médecin de dormir tous les jours après mon dîner. +D'abord j'eus quelque peine à prendre cette habitude; mais on +m'enfermait dans ma chambre, les rideaux fermés, et peu à peu le sommeil +arriva. Je suis persuadée que je dois la vie à cette ordonnance. Vous +savez, chère amie, combien je tiens à ce que j'appelle mon _calme_? +C'est qu'un travail forcé, joint à la fatigue de mes longs voyages, me +l'a rendu tout-à-fait nécessaire; sans ce court et léger repos, dont +j'ai conservé l'habitude, je n'existerais plus. Tout ce que je puis +reprocher à cette sieste obligée, c'est de m'avoir privée sans retour du +plaisir d'aller dîner en ville; et comme je consacrais la matinée +entière à la peinture, il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que +le soir. Il est vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde +ne m'était refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus +aimable et la plus brillante. + +Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry, où M. Lebrun avait un +grand appartement, fort richement meublé, dans lequel il plaçait ses +tableaux de tous les grands maîtres. Quant à moi, je m'étais réduite à +occuper une petite antichambre, et une chambre à coucher qui me servait +de salon. Cette chambre était tendue de papier, pareil à la toile de +Joui des rideaux de mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop +simples peut-être, ce qui n'a pas empêché M. de Champcenetz (vu que sa +belle-mère était jalouse de moi), d'écrire que _madame Lebrun avait des +lambris dorés, qu'elle allumait son feu avec des billets de caisse, et +quelle ne brûlait que du bois d'aloès_; mais je tarde autant que +possible, chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été +victime; nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que +dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque soir +la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquans +dans les lettres et dans les arts, tout arrivait dans cette chambre; +c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule était telle que, +faute de siége, les maréchaux de France s'asseyaient par terre, et je me +rappelle que le maréchal de Noailles, très gros et très âgé, avait la +plus grande peine à se relever. + +J'étais bien loin de me flatter, comme vous pouvez croire, que tous +vinssent pour moi: ainsi qu'il arrive dans les maisons ouvertes, les uns +venaient pour trouver les autres, et le plus grand nombre pour entendre +la meilleure musique qui se fît alors à Paris. Les compositeurs +célèbres, Grétry, Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez moi +les morceaux de leurs opéras avant la première représentation. Nos +chanteurs habituels étaient Garat, Asevedo, Richer, madame Todi, ma +belle-soeur, qui avait une très belle voix, et pouvait tout accompagner à +livre ouvert, ce qui nous était fort utile. Moi-même je chantais +quelquefois, sans méthode à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps +de prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable; cet aimable +Grétry disait que j'avais des sons argentés. Au reste, il fallait mettre +à part toutes prétentions pour chanter avec ceux que je viens de nommer; +car Garat surtout peut être cité comme le talent le plus extraordinaire +qu'on ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés +pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression, il +n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté Gluck aussi +bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait à une voix superbe +toutes les qualités d'une grande cantatrice, et elle chantait le bouffon +et le sérieux avec la même perfection. + +Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste Viotti, dont le +jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était si ravissant! +Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse, excellent amateur, qui +de plus m'amenait son premier violon. Salentin jouait du hautbois, +Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgeron vint aussi une fois, +peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle fût très jeune alors, elle +n'en étonna pas moins toute ma société, qui vraiment était fort +difficile, par son admirable exécution et surtout par son expression; +elle faisait parler les touches. Depuis, et déjà placée au premier rang +comme pianiste, vous savez combien madame de Montgeron s'est distinguée +comme compositeur. + +À l'époque où je donnais mes concerts, on avait le goût et le temps de +s'amuser; et même, quelques années plus tôt, l'amour de la musique était +si général, qu'il avait élevé des querelles sérieuses entre ce qu'on +appelait les gluckistes et les piccinistes. Tous les amateurs s'étaient +séparés en deux partis acharnés l'un contre l'autre. Le champ de +bataille ordinaire était le jardin du Palais-Royal. Là, les partisans de +Gluck et les partisans de Piccini disputaient avec une telle violence +qu'il s'en est suivi plus d'un duel. On se querellait bien aussi dans +plusieurs salons pour ces deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé +Arnault se trouvaient en opposition; car Marmontel était picciniste, et +l'abbé gluckiste forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes, des +couplets. L'abbé Arnault, par exemple, fit les vers suivans: + + Ce Marmontel, si lent, si lourd, + Qui ne parle pas, mais qui beugle, + Juge la peinture en aveugle, + Et la musique comme un sourd. + +Marmontel répondit par ce couplet: + + L'abbé Fatras, + De Carpentras, + Demande un bénéfice. + Il l'obtiendra, + Car l'Opéra + Lui tient lieu de l'office. + +Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que le temps où les +sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et ne pouvaient naître +qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes concerts. + +Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient la marquise de +Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui depuis a épousé le +chevalier de Boufflers, madame le Gouteux du Molay, toutes quatre mes +meilleures amies, la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, madame de +Peze, son amie, que j'ai peinte avec elle dans le même tableau, une +foule d'autres dames françaises, que, vu la petitesse du local, je ne +pouvais recevoir que plus rarement, et les étrangères les plus +distinguées. Quant aux hommes, il serait trop long de vous les nommer, +attendu que je crois avoir vu chez moi tout ce que Paris renfermait de +gens à talent et de gens d'esprit. + +Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes +soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète, le chevalier de Boufflers, +le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient les plus amusans de Paris. On +ne saurait juger ce qu'était la société en France, quand on n'a pas vu +le temps où, toutes les affaires du jour terminées, douze ou quinze +personnes aimables se réunissaient chez une maîtresse de maison, pour y +finir leur soirée. L'aisance, la douce gaieté, qui régnaient à ces +légers repas du soir, leur donnaient un charme que les dîners n'auront +jamais. Une sorte de confiance et d'intimité régnait entre les convives; +et comme les gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans +inconvénient, c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se +montrait supérieure à celle de toute l'Europe. + +Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne +parlait politique; mais on causait de littérature, on racontait +l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions à jouer des charades +en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille ou Lebrun (Pindare) nous +lisaient quelques-uns de leurs vers. À dix heures, on se mettait à +table; mon souper était des plus simples. Il se composait toujours d'une +volaille, d'un poisson, d'un plat de légumes et d'une salade; en sorte +que si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, il n'y avait +réellement plus de quoi manger pour tout le monde; mais peu importait, +on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes, +et vers minuit chacun se retirait. + +Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je soupais fréquemment +en ville; car je ne pouvais disposer de mon temps que le soir. Il +m'était doux alors de me reposer de mon travail par quelque distraction +agréable. Tantôt c'était un bal, bal où l'on n'étouffait point comme +aujourd'hui. Huit personnes seulement formaient la contredanse, et les +femmes qui ne dansaient pas pouvaient au moins voir danser; car les +hommes se tenaient debout derrière elles. N'ayant jamais aimé la danse, +je préférais de beaucoup les maisons où l'on faisait de la musique. +J'allais souvent passer la soirée chez M. de Rivière[12], où nous +jouions la comédie et l'opéra comique. Sa fille, ma belle-soeur, chantait +à merveille, et pouvait passer pour une excellente actrice. Le fils aîné +de M. de Rivière était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait +donné l'emploi des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la +Ruette, retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point +notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix était +encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers rôles +avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient excellens, +excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que Talma, qui jouait +les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé, et que personne alors +n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur inimitable. Ma surprise +a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu notre jeune premier surpasser +Larive et remplacer le Kain. Mais le temps qu'il a fallu pour opérer +cette métamorphose et toutes celles du même genre, me prouve qu'un +talent dramatique est de tous les talens celui qui s'acquiert le plus +tard. Remarquez bien qu'on ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait +été dans sa jeunesse. + +Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler d'un +certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du monde, +s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant. + + + + +LETTRE VII. + +Souper grec.--Propos auxquels il donne lieu.--Ce qu'il m'a +coûté.--Ménageot.--M. de Calonne.--Mot de mademoiselle +Arnoult.--Calomnies.--Madame de S***.--Sa perfidie. + + +Voici, ma chère amie, le récit exact du souper le plus brillant que +j'aie donné, à l'époque où l'on parlait sans cesse de mon luxe et de ma +magnificence. + +Un soir, que j'avais invité douze ou quinze personnes à venir entendre +une lecture du poète Lebrun, mon frère me lut pendant mon calme quelques +pages des _Voyages d'Anacharsis_. Quand il arriva à l'endroit où en +décrivant un dîner grec, on explique la manière de faire plusieurs +sauces:--Il faudrait, me dit-il, faire goûter cela ce soir. Je fis +aussitôt monter ma cuisinière, je la mis bien au fait; et nous convînmes +qu'elle ferait une certaine sauce pour la poularde, et une autre pour +l'anguille. Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous +costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil +et à M. Boutin, que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon +atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me +fournir assez de vêtemens, et le comte de Parois, qui logeait dans ma +maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques. +Il vint précisément chez moi ce jour-là, vers quatre heures. Je lui fis +part de mon projet, en sorte qu'il m'apporta une quantité de coupes, de +vases, parmi lesquels je choisis. Je nettoyai tous ces objets moi-même, +et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe. +Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus +soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance à +distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe +suspendue donnait une forte lumière sur la table; enfin tout était +préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la +charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je +l'habille. Puis vint madame de Bonneuil, si remarquable par sa beauté; +madame Vigée, ma belle-soeur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus +beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en +véritables Athéniennes. Lebrun (Pindare) entre; on lui ôte sa poudre, on +défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de +laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry +Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un +grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en +un clin d'oeil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières. +Tandis que l'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter +en lyre dorée, je le costume; je costume aussi M. de Rivière (frère de +ma belle-soeur), Guinguené et Chaudet, le fameux sculpteur. + +L'heure avançait; j'avais peu de temps pour penser à moi; mais comme je +portais toujours des robes blanches en forme de tunique (ce qu'on +appelle à présent des blouses), il me suffit de mettre un voile et une +couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille, +charmante enfant, et mademoiselle de Bonneuil[13], qui était belle comme +un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique +très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire. + +À neuf heures et demie les préparatifs étaient terminés, et dès que nous +fûmes tous placés, l'effet de cette table était si neuf, si pittoresque, +que nous nous levions chacun à notre tour, pour aller regarder ceux qui +restaient assis. + +À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et +de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la +salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battans, ils nous +trouvèrent chantant le choeur de Gluck: _le dieu de Paphos et de Gnide_, +que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre. + +De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites +que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon. Ils étaient surpris +et charmés, au point qu'ils restèrent un temps infini debout, avant de +se décider à prendre les places que nous avions gardées pour eux. + +Outre les deux plats dont je vous ai déjà parlé, nous avions pour souper +un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe, et deux plats de +légumes. À la vérité, nous bûmes ce soir-là une bouteille de vieux vin +de Chypre dont on m'avait fait présent; voilà tout l'excès. Nous n'en +restâmes pas moins très long-temps à table, où Lebrun nous récita +plusieurs odes d'Anacréon qu'il avait traduites, et je ne crois pas +avoir jamais passé une soirée aussi amusante. + +M. Boutin et M. de Vaudreuil en étaient tellement enthousiasmés qu'ils +en parlèrent le lendemain à toutes leurs connaissances. Quelques femmes +de la cour me demandaient une seconde représentation de cette +plaisanterie. Je refusai pour différentes raisons, et plusieurs d'entre +elles furent blessées de mon refus. Bientôt le bruit se répandit dans le +monde que ce souper m'avait coûté vingt mille francs. Le roi en parla +avec humeur au marquis de Cubières, qui fort heureusement avait été un +de nos convives, et qui convainquit Sa Majesté de la sottise d'un pareil +propos. + +Néanmoins, ce que l'on tenait à Versailles au prix modeste de vingt +mille francs, fut porté à Rome à quarante mille, à Vienne, la baronne de +Strogonoff m'apprit que j'avais dépensé soixante mille francs pour mon +souper grec. Vous savez qu'à Pétersbourg la somme est enfin restée fixée +à quatre-vingt mille, et la vérité est que ce souper m'a coûté quinze +francs. + +Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est que ces indignes +mensonges étaient colportés dans l'Europe par mes propres compatriotes, +et la ridicule calomnie dont je vous parle n'est pas la seule dont on +ait cherché à tourmenter ma vie; témoin ces vers que Lebrun-Pindare +m'adressa en 1789, et que peut-être vous ne connaissez pas. + + À MADAME LEBRUN. + + Chère Lebrun, la gloire a ses orages; + L'envie est là qui guette le talent; + Tout ce qui plaît, tout mérite excellent, + Doit de ce monstre essuyer les outrages. + Qui mieux que toi les mérita jamais? + Un pinceau mâle anime tes portraits. + Non, tu n'es plus femme que l'on renomme: + L'Envie est juste, et ses cris obstinés + Et ses serpens contre toi déchaînés + Mieux que nos voix te déclarent grand homme. + +Mettant à part l'exagération avec laquelle le poète parle de mon talent, +il reste malheureusement trop vrai, que dès mon début dans le monde, je +me suis vue en butte à la sottise et à la méchanceté. D'abord mes +ouvrages n'étaient point de moi; M. Ménageot peignait mes tableaux et +jusqu'à mes portraits, quoique tant de personnes à qui je donnais séance +pussent naturellement porter témoignage du contraire; ce bruit absurde +ne s'en propagea pas moins jusqu'à l'époque où je fus reçue de +l'Académie royale de peinture. Comme alors j'exposai au salon où +l'auteur du _Méléagre_ exposait aussi, il fallut bien reconnaître la +vérité; car Ménageot, dont au reste j'appréciais infiniment le talent et +même les conseils, avait une manière de peindre entièrement opposée à la +mienne[14]. + +Quoique je fusse, je crois, l'être le plus inoffensif qui ait jamais +existé, j'avais des ennemis; non seulement quelques femmes m'en +voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles, mais plusieurs peintres +ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue, et de faire payer mes tableaux +plus cher que les leurs; il en résultait contre moi mille propos de +toute nature, dont un surtout m'affligea profondément. Peu de temps +avant la révolution, je fis le portrait de M. de Calonne, et je +l'exposai au salon; j'avais peint ce ministre assis, jusqu'à mi-jambe; +ce qui fit dire à mademoiselle Arnoult en le regardant: «_Madame Lebrun +lui a coupé les jambes, afin qu'il reste en place._» Malheureusement ce +propos spirituel ne fut pas le seul auquel mon tableau donna lieu; je me +vis en butte en cette occasion à des calomnies du genre le plus odieux; +d'abord on fit courir mille contes absurdes sur le paiement du portrait; +les uns prétendaient que le contrôleur-général m'avait donné un grand +nombre de ces bonbons qu'on appelle papillottes, enveloppés dans des +billets de caisse; d'autres, que j'avais reçus, dans un pâté, une somme +assez forte pour ruiner le trésor; enfin, mille versions plus ridicules +les unes que les autres. Le fait est que M. de Calonne m'avait envoyé +quatre mille francs en billets, dans une boîte qui a été estimée vingt +louis. Quelques-unes des personnes qui se trouvaient chez moi quand je +reçus la boîte existent encore et peuvent le certifier. On fut même +étonné de la modicité de cette somme; car, peu de temps auparavant, M. +de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé +huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver ce prix trop énorme. +Toutefois, le canevas fourni, les méchans s'en emparèrent pour le +broder. J'étais harcelée de libelles, qui tous m'accusaient de vivre en +liaison intime avec M. de Calonne. Un nommé Gorsas, que je n'ai jamais +vu ni connu, et que l'on m'a dit être un jacobin forcené, vomissait des +horreurs contre moi. + +Le malheur voulut que M. Lebrun, qui, contre mon gré, faisait bâtir une +maison rue du Gros-Chenet, donnât par là prétexte à la calomnie. +Certainement lui et moi nous avions gagné assez d'argent pour nous +permettre une pareille dépense; cependant certaines gens soutenaient que +M. de Calonne payait cette maison[15].--Vous voyez, disais-je sans cesse +à M. Lebrun, quels infâmes propos l'on tient!--Laissez-les dire, me +répondait-il dans une sainte colère; quand vous serez morte, je ferai +élever dans mon jardin une pyramide qui ira jusqu'au ciel, et je ferai +graver dessus la liste de vos portraits; on saura bien alors à quoi s'en +tenir sur votre fortune. Mais j'avoue que l'espoir d'un pareil honneur +me consolait peu de mon chagrin présent; ce chagrin était d'autant plus +vif, que personne, moins que moi, n'avait craint de pouvoir devenir +l'objet d'une pensée avilissante. J'avais sur l'argent une telle +insouciance, que je n'en connaissais presque pas la valeur: la comtesse +de la Guiche qui vit encore, peut affirmer qu'étant venue chez moi pour +me demander de faire son portrait, et me disant qu'elle ne pouvait y +mettre que mille écus, je répondis que M. Lebrun ne voulait point que +j'en fisse à moins de cent louis. Ce défaut de calcul m'a été fort +désavantageux pendant mon dernier voyage à Londres; j'oubliais +constamment que les guinées valaient plus d'un louis, et pour mes +portraits, entre autre pour celui de madame Canning (en 1803), je +faisais mon compte comme si j'étais à Paris. + +Tous ceux qui m'entouraient, de plus, savent que M. Lebrun s'emparait en +totalité de l'argent que je gagnais, me disant qu'il le ferait valoir +dans son commerce; je ne gardais souvent que six francs dans ma poche. +Lorsque en 1788 je fis le portrait du beau prince Lubomirski, alors +adolescent[16], sa tante, la princesse Lubomirska, m'envoya douze mille +francs, sur lesquels je priai M. Lebrun de me laisser deux louis; mais +il me refusa, prétendant avoir besoin de la somme entière pour solder +tout de suite un billet. Il était plus habituel au reste, que M. Lebrun +touchât lui-même, et très-souvent il négligeait de me dire que l'on +m'avait payée. Une seule fois dans ma vie, au mois de septembre 1789, +j'ai reçu le prix d'un portrait; c'était celui du Bailly de Crussol, qui +m'envoya cent louis. Heureusement mon mari était absent, en sorte que je +pus garder cette somme, qui, peu de jours après (le 5 octobre), me +servit pour aller à Rome. + +Mon indifférence pour la fortune tenait sans doute alors au peu de +besoin que j'avais d'être riche. Ce qui rendait ma maison agréable +n'exigeant aucun luxe, j'ai toujours vécu fort modestement. Je dépensais +extrêmement peu pour ma toilette: on me reprochait même trop de +négligence, car je ne portais que des robes blanches, de mousseline ou +de linon, et je n'ai jamais fait faire de robes parées que pour mes +séances à Versailles. Ma coiffure ne me coûtait rien, j'arrangeais mes +cheveux moi-même, et le plus souvent je tortillais sur ma tête un fichu +de mousseline, ainsi qu'on peut le voir dans mes portraits, à Florence, +à Pétersbourg et à Paris, chez M. de Laborde. Dans tous mes portraits +enfin, je me suis peinte ainsi, excepté dans celui qui est au ministère +de l'intérieur, où je suis costumée à la grecque. + +Certes, ce n'était pas une telle femme que pouvait séduire le titre de +receveur-général des finances, et, sous tout autre rapport, M. de +Calonne m'a toujours semblé peu séduisant; car il portait une perruque +fiscale. Une perruque! jugez comme, avec mon amour du pittoresque, +j'aurais pu m'accoutumer à une perruque! je les ai toujours eues en +horreur, au point de refuser un riche mariage, parce que le prétendant +portait perruque; et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés +ainsi. + +Ce qu'il y a d'ailleurs de surprenant dans cette affaire, c'est que rien +n'avait pu prêter une ombre de vraisemblance à la calomnie; je +connaissais à peine M. de Calonne. Une seule fois dans ma vie j'avais +été chez lui au ministère des finances; il donnait une grande soirée au +prince Henri de Prusse, et ce prince venant habituellement chez moi, il +avait jugé convenable de m'inviter; enfin je me souviens d'avoir hâté +son portrait au point de ne pas faire les mains d'après lui, quoique +j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles. + +Je n'aurais donc jamais imaginé de quelle source pouvaient naître ces +propos désolans, sans la découverte que je fis plus tard d'une perfidie +digne de l'enfer. + +M. de Calonne allait très souvent rue du Gros-Chenet (où je ne logeais +pas encore à cette époque), chez madame de S***, femme de D***, surnommé +le roué. Madame de S*** avait un charmant et doux visage, quoiqu'on pût +remarquer quelque chose de faux dans son regard, et M. de Calonne en +était très amoureux. Dans le temps dont je vous parle, elle m'avait +priée de faire son portrait, et, comme un jour elle prenait séance, elle +me demanda avec son air de douceur habituel si je voulais lui prêter ma +voiture le soir, pour aller au spectacle; j'y consentis, et mon cocher +alla la prendre chez elle. Le lendemain matin je demandai mes chevaux +pour onze heures; mais à onze heures, cocher, voiture, rien n'était +rentré. Je dépêche aussitôt quelqu'un chez madame de S***; madame de +S*** n'était point de retour; elle avait passé la nuit à l'hôtel des +Finances! Jugez de ma colère, quand je l'appris quelques jours après par +mon cocher, auquel un bon pour-boire ne ferma pas la bouche, et qui +conta le fait à plusieurs personnes de la maison. En pensant que si les +gens de l'hôtel des finances, ou d'autres, avaient demandé à cet homme +le nom de ses maîtres, cet homme avait dû répondre naturellement qu'il +appartenait à madame Lebrun, j'étais tout-à-fait hors de moi. Il est +inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu madame de S***, qui, m'a-t-on +dit, vit à Toulouse, et s'est jetée dans la plus austère dévotion. Que +Dieu lui pardonne! A-t-elle voulu sauver sa réputation aux dépens de la +mienne? Me haïssait-elle? Je ne sais; mais elle m'a fait bien du mal; +car les longs détails dans lesquels je viens d'entrer, chère amie, vous +prouvent assez combien j'ai souffert d'une calomnie qui s'appliquait si +mal et à mon caractère et à la conduite de toute une vie, que j'ose dire +avoir été honorable. + +Voilà vraiment une triste lettre, faite pour dégoûter de la célébrité, +surtout lorsqu'on a le malheur d'être femme. Quelqu'un me disait un +jour: «Quand je vous regarde et que je songe à votre renommée, il me +semble voir des rayons autour de votre tête.»--Ah! répondis-je, en +soupirant, il y a bien quelques petits serpens dans ces rayons-là. «En +effet, a-t-on jamais vu une grande réputation, dans quelque genre que ce +soit, ne pas attirer l'envie? Il est vrai qu'elle attire aussi près de +vous vos contemporains les plus distingués, et cet entourage console de +beaucoup de choses. Quand je songe à tant de gens aimables et bons, dont +j'ai dû l'amitié à mon talent, je me félicite d'avoir fait connaître mon +nom; et pour tout dire en un mot, chère amie, quand je pense à vous, +j'oublie les méchans. Adieu. + + + + +LETTRE VIII. + +Le Kain.--Brizard.--Mademoiselle Dumesnil.--Monvel.--Mademoiselle +Raucour.--Mademoiselle Sainval.--Madame Vestris.--Larive.--Mademoiselle +Clairon.--Talma.--Préville.--Dugazon.--Mademoiselle +Doligny.--Mademoiselle Contat.--Molé.--Fleury.--Mademoiselle +Mars.--Mademoiselle Arnoult.--Madame Saint-Huberti.--Les deux +Vestris.--Mademoiselle Pélin.--Mademoiselle Allard.--Mademoiselle +Guimard.--Carlin.--Cailleau.--Laruette.--Madame Dugazon. + + +Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis +vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que +beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens +parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain: quoique je fusse trop +jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les +transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce +tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse +qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier, +par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure +dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le +regarder quand il jouait Tancrède; mais dans le rôle d'Orosmane où je +l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le +rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il +me faisait peur. + +À l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez +long-temps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil. +Brizard remplissait les rôles de pères; la nature semblait l'avoir créé +pour cet emploi: ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe +organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on +puisse imaginer. Il excellait surtout dans _le Roi Lear_ et dans +l'_Oedipe_ de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux +princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans +l'aspect de celui qui les représentait. + +Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des +transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort +inégal: elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des +momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la +tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux +rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de +jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à +coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait +si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle. +On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de +vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse. + +Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la +tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages +physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au +premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de +sa diction, ne laissaient rien à désirer. À mon retour en France il +avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je +lui ai vu jouer alors Auguste de _Cinna_ et l'Abbé de l'Épée d'une +manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel, +qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages +de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui +étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup. + +Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de +mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus +dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe, +sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait +à tant d'avantages un air de décence remarquable, et une réputation de +sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes +dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent +pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a +bien changé de manière d'être: on prétend que l'heureux mortel, qui le +premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que +lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria: _Ah! l'ingrate à +ma rente!_ Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est +restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et +dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle +n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles +de mères et de reines avec infiniment de succès. + +J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, soeur de +Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais +elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame +Vestris, qui, toute belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grand +succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet +qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi +que cette scène est horrible. + +Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point +encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne +voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car +il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il +était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui +faisait dire qu'il marchait à côté de lui. + +Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui +n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne +compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié +intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir +de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer. +Il m'engagea aussitôt à dîner chez lui pour me faire trouver avec elle, +ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il +avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette +maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort +beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive +me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière +antique, comme on en voit encore aux environs de Naples; et comme nous +venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle +Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort +petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui +lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec +autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les +airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle. +J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation. +Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour +elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance; +c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait +d'elle. + +Lorsque je suis rentrée en France, j'ai été charmée de revoir Larive que +j'ai rencontré souvent à Épinay chez la marquise de Groslier. N'étant +plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près +de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous +faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers +acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe. + +Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous +les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il +a révolutionné l'art: d'abord en faisant disparaître la déclamation +ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en +forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en +grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un +gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les +plus mobiles qu'on pût voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu, +il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans +l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il +convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux +rôles brillans: aussi était-il principalement admirable dans ceux +d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens +sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui. +Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à +lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un +malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité. +Hélas! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris +applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne. + +Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse +rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il +fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt +de son coeur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à +entendre, principalement quand il parlait de son art. + +La comédie a peut-être encore été plus riche en talens que la tragédie. +J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur +parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté, +était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro, +vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique +étaient inépuisables: aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était +si parfaitement _vrai_ par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu +l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte +point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle +de Figaro du _Barbier de Séville_, par exemple, n'a jamais approché de +son modèle. + +J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un +aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il +racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et +l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui. + +Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent +comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné +souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de +valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il +égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire +croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la +nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait +aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un +farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que +pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après +dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui +allèrent chercher le roi à Varennes, et un témoin oculaire m'a dit +l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que +cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour, principalement par +M. le comte d'Artois. + +Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles de jeunes +premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois +tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait +tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle +Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise +dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle +deviendrait une aussi excellente artiste. Sa charmante figure ne +suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque +Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans _le Mariage de Figaro_. +À partir de ce moment, elle marcha de succès en succès: d'abord dans +l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus +convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait +pris trop d'embonpoint. + +Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de +ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le +théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai +jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment +d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais +si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi. + +Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses +rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir +jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la +grâce et de la dignité; il tenait la scène comme on dit, outre que j'ai +peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le +sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois; quoique son jeu fût +très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le +rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton. + +Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles, +est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie. +Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a +joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup +d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute +société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les +travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie +parfaite de modèles qui avaient disparu. + +À l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à +vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui +l'ornement de la scène française: mademoiselle Mars jouait alors avec +une perfection inimitable les rôles d'ingénues; elle excellait dans +celui de Victorine du _Philosophe sans le savoir_, et dans vingt autres +pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être +aussi vraie, aussi touchante: c'était la nature dans tout son charme. +Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà +pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire +oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa +charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce +visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si +parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois +jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est +de mon avis. + +Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand +Opéra, dans _Castor et Pollux_. J'étais peu capable alors de juger son +talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la +grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la +musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop +mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa +bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une +physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre. +On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un +que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique: elle assistait +au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres +honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale, +mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit: «C'est plaisant! je suis +la seule demoiselle qui se trouve ici.» + +Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à +mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir +entendue pour savoir jusqu'où peut aller l'effet de la tragédie lyrique. +Madame Saint-Huberti non seulement avait une voix superbe; mais elle +était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter +les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle, +si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression, +de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante +qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours +vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute la +salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes +auxquelles il était impossible de résister. + +Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était +ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel +homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux +qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec +elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils +furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni +les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur. + +Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame +Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec +elle, car je les écoutais à peine; j'aimais mieux réserver une partie de +mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens +remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai +vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais +quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris: +c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphées poursuivaient +mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils +avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a +toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel +homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire +avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui +précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant +leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les +trois révérences. + +À Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant +qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté. +Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne +bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à +coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui +croyait des ailes; ce qui faisait dire au père Vestris: «Si mon fils +touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades.» + +Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du +genre qu'on appelle _grotesque_ en Italie. Elles faisaient des tours de +force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien +qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur +agilité; mademoiselle Allard surtout. + +Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse +n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec +des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre +danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide, +elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle +semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze. + +À l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever +l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la _Comédie +Italienne_. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie +Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin, +dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait +l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui +nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies étaient inépuisables, +le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur +tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une +lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux +et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très +vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le +public, pour remplir la salle et charmer les spectateurs; quand il a +disparu la Comédie Italienne a fini. + +La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent +remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc. +Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau; il a quitté le +théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer +deux fois dans _Annette et Lubin_. Sa belle physionomie, si gaie, si +animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même +que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui +en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la +scène un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les +chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva +tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les +plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le +public. + +Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était +charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il +racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, +il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une +anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les +romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand +chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de +Vaudreuil, pour lequel il avait été si aimable, lui fit donner par +monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se +trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort +joli jardin. + +Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son +enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur, +il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer +le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel, +l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en +portait l'uniforme, et c'est avec cet habit que je l'ai peint, tenant +son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au +point que j'ai fait ce portrait en une séance[17]. + +Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant +reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le +croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de +jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa +femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa +femme était fort révolutionnaire: en 1791, je reçus à Rome où j'étais +alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me +disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait _l'âge d'or_. +Heureusement je ne la crus pas; car on sait quel âge d'or a suivi! Peu +de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau +s'était jetée par la fenêtre de désespoir. + +Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau[18]. +Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette +surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une +expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en +paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits +délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs, +mais elle était charmante; et jamais peut-être les transports et les +regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le +théâtre, elle joua pour la dernière fois dans _Isabelle et Gertrude_, et +dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du +répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle +parfaitement. + +J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique, +au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame +Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame +Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à +l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était _Babet_, c'était _la +comtesse d'Albert_ ou _Nicolette_. Noble, naïve, gracieuse, piquante, +elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre +l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre +prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix +suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les +rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous, +et j'en étais folle. + +Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement +essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la +fois si décente et si passionnée! et si malheureuse, si touchante, que +son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir +vu _Nina_ vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été +le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas +l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle +venait de jouer _Nina_, elle conservait encore les yeux un peu hagards, +en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien +certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son +rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent. + +Madame Dugazon était royaliste de coeur et d'ame. Elle en donna la preuve +au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle +jouait la soubrette des _Événemens imprévus_. La reine assistait à ce +spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant: _j'aime mon +maître tendrement_, madame Dugazon, qui devait répondre: _Ah! comme +j'aime ma maîtresse_, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur +son coeur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant +la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public! +voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire +chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs +sur la scène. Madame Dugazon ne céda point: elle quitta le théâtre. + +La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai +beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point +épargné les détails. Adieu. + + + + +LETTRE IX. + +Chantilly.--Le Raincy.--Madame de Montesson.--La vieille princesse de +Conti.--Gennevilliers.--Nos spectacles.--Le Mariage de +Figaro.--Beaumarchais.--M. et madame de +Villette.--Moulin-Joli.--Watelet.--M. de Morfontaine.--Le marquis de +Montesquiou.--Mon horoscope. + + +Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la +campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent +plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux +voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de +Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en +France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si +bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son +immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens +siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension +semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à +merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout +de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa +mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du +bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup +reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la +révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée. + +Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de +ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable: entre des +colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre +aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse +renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était +magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie +avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant, +dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande +magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi +les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle, +à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de +tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si +vivement regretté. + +En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de +Philippe-Égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son +portrait et celui de madame de Montesson. À l'exception du plaisir que +je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement +au Raincy; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable +que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien +de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du +nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et +surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet +exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un +grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien +quelque chose de belliqueux. + +À propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une +particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que +madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti +vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant +m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes +dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de +la cour avait fini, avec Louis XV. J'étais alors sur le point +d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait +étrange. + +Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de +même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M. +le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût +voir. Gennevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil +avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte +d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et +l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée +dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une +salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-soeur, +mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs +opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces +deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient +admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient +ensemble la scène des deux pères dans _Rose et Colas_, je crus qu'ils +causaient entre eux, et je leur dis: «Allons, il faut commencer la +répétition.» On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez +gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien! il était surtout +délicieux de l'entendre dans la _Colonie_, dont la musique est +ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de +Marine; et ma belle-soeur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un +ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient +pu briller même au théâtre. + +M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue +que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois +qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus +jouer; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida +seule à entrer en scène: aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce +ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les +complimens imaginables. + +Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut +une représentation du _Mariage de Figaro_ par les acteurs de la Comédie +Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse, +mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante +dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût +cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce +théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogue, +couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se +trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince. +Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était +pas moins ivre de bonheur: il courait de tous côtés, comme un homme hors +de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le +temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, +ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres. + +Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé +sa protection à l'auteur du _Mariage de Figaro_. Peu de temps après +cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous +qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que +le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de +finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors: +puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il +veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le +plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit:--Monsieur de +Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus +favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne +me suis mieux porté qu'aujourd'hui; si vous m'aviez fait hier une +pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre. + +Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de +Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis +allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort +jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en +vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle: + + J'avais lu dans les vieux auteurs + Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs, + Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude: + J'aimais à me bercer de ces douces erreurs. + Embellir ces forêts devint ma seule étude, + J'y créai des jardins, je les semai de fleurs; + Mais des dieux vainement j'attendais la présence. + Ô sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France, + Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon + De plaire et d'étonner a la double puissance, + Et fait naître l'amour par l'admiration, + La Gloire qui vous accompagne + Agrandit ce petit château; + Elle ranime la campagne; + Vous nous rendez le jour plus beau, + Et vous réalisez mes châteaux en Espagne. + +Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des +barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en +fit compliment.--Moi! répondit-il, je me fais fort d'effacer en un jour +tout ce que Rubens a peint dans sa vie. + +Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les +honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est +qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une +élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait +les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le +faire un maître d'école. + +Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois +de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas: si beau! si +varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous +une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine +coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de +bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que +l'on renouvelait à chaque saison, et des bancs, placés de distance en +distance, vous permettaient de jouir long-temps d'un air parfumé, et de +points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau +produisait un effet charmant. Des arbres de haute futaie, d'un ton très +vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était +couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les +branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre +autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on +rêvait avec délices[19]. Je ne puis vous dire combien je me sentais +heureuse dans ce beau lieu, auquel, à mon gré, je n'ai rien vu de +comparable. + +Cet Élysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand +amateur des arts, et auteur d'un poëme sur la peinture. M. Watelet était +un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait +beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec +tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une +société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à +laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui: le +temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les +recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari de la +dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais. + +Plus tard, en 1788, Moulin-Joli fut acheté par un nommé M. Gaudran, +riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois. +Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec +peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement +les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de +paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous +avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes +meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun +Pindare composa son _Exegi monumentum_, ce morceau si plein d'un orgueil +que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois +nous inspiraient tous. + +Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez, +m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-Joli. Ah! si j'avais eu +Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand +regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée +en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans +l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens. +Moulin-Joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier, +qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins, +le prix de son acquisition; et maintenant, quand mes souvenirs me +reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa +destruction totale. + +Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous +fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J. Rousseau. +La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour +moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la +pensée. + +À Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc +qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un +grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un +premier rang dans son genre. À l'époque dont je vous parle, M. de +Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels +nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi +grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes: à présent, on n'y +voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un +petit pâte, au milieu de cette immense masse d'eau. + +M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité, +que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun +le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, +Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades, +et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté +prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. À la +vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement, +nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu +château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le +décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se +ressentir de cette manière d'être. + +À cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des +marchands; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me +souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur +lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable +dans la société. J'ai souvent essayé de lire par-dessus son épaule; +mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été +impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe; +je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il +doit avoir laissés. + +Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait +s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la +différence était frappante. Partout à Maupertuis régnaient l'ordre et la +magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un +grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII), +il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et +voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez +vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien +logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait +sans cesse. + +La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés. +Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était +douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à +Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et +frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était +plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit +nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à +merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait +son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite. + +Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou +tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais +long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais +pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable +vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je +vous aime tendrement. + +Adieu. + + + + +LETTRE X. + +Le duc de Nivernais.--Le maréchal de Noailles.--Son mot à Louis +XV.--Madame Dubarry.--Louvecienne.--Le duc de Brissac.--Sa mort.--Celle +de madame Dubarry.--Portraits que j'ai faits à Louveciennes. + + +J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais, +qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui la +plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, que l'on a +toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, avait des +manières nobles et douces sans aucune afféterie. Il se distinguait +surtout par son extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Sous ces +rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle dont je n'aurais point +trouvé de copie si je n'avais pas connu le comte de Vaudreuil, qui, +beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, joignait à une galanterie +recherchée une politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du +coeur. Au reste, il est devenu fort difficile aujourd'hui de donner une +idée de l'urbanité, de la gracieuse aisance, en un mot des manières +aimables qui faisaient, il y a quarante ans, le charme de la société à +Paris. Cette galanterie dont je vous parle, par exemple, a totalement +disparu. Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées. + +Le duc de Nivernais était petit, fort maigre. Quoique très âgé, quand je +l'ai connu, il était encore plein de vivacité. Il aimait passionnément +la poésie, et faisait des vers charmans. + +Je suis allée souvent aussi dîner chez le maréchal de Noailles, dans son +beau château situé à l'entrée de Saint-Germain. Il y avait alors un fort +grand parc, admirablement soigné. Le maréchal était très aimable: son +esprit, sa gaieté animaient tous ses convives, qu'il choisissait parmi +les célébrités littéraires et les gens les plus distingués de la ville +et de la cour. + +Le maréchal de Noailles avait un esprit original et surtout piquant. Il +était rare qu'il pût résister au désir de lancer un trait malin; c'est +lui qui répondit à Louis XV, mangeant à la chasse des olives qu'il +trouvait mauvaises: «C'est sans doute le fond du baril, sire.» + +Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore +parlé, quoique je l'aie vue de fort près; une femme qui, sortie des +derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller +à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat +de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à +Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais +extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent +entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans +environ. Elle était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint; +la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore +charmant, ses traits réguliers et gracieux; ses cheveux étaient cendrés +et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se +gâter. + +Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton; +mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières: +outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés +n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque +chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge. + +Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de +Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon +appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle +étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des +marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux; en +sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs +souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de +magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la +maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre. +L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des +robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche, et tous les jours, +quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans +qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la +campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune +relation avec la nombreuse cour qui pendant longtemps l'avait entourée. +L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de +Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et +durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques +différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa +solitude[20]. Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de +Tipoo-Saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de +Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent +des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline, +très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs +larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement +nuancés. + +Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame +Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour, +toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands +ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même +évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte +qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se +montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle +faisait beaucoup de bien à Louveciennes, où tous les pauvres étaient +secourus par elle. Nous allions souvent ensemble visiter quelque +malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un +jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.--Comment! disait +madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?--Hélas! +rien, madame. Aussitôt nous rentrons au château; madame Dubarry fait +venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point +exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit +contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle +leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de +Bordeaux. + +Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce +pavillon, si renommé pour le goût et la richesse de ses ornemens. La +première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit: «C'est +dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y +avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le +repas.» Le salon était ravissant: outre qu'on y jouit de la plus belle +vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus +précieux; les serrures même pouvaient être admirées comme des +chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une +élégance au-dessus de toute description. + +Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques +canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce +qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à +Louveciennes; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame +Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la +maîtresse du château. Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre +attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement +leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la terreur, madame +Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en +effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent +tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de +son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de +rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château +de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la +retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait la faire vivre +dans l'aisance. Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc +de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté +sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le +chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à +Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à +moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés! + +On porta la tête sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous +imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne +tarda pas elle-même à subir le sort réservé alors à tous ceux qui +possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom; +elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il +est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de +ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise en prison, +madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal +révolutionnaire à la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de +femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir +l'aspect de l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule +atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau +se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les +victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble +orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus +tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu +d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on +excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration. + +J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans le premier je l'ai +peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de +paille; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle +tient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal. +J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le +premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le +vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tête, +car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux +yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête +qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien +conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général. + +Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi. Je +l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous +entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre +femme me disait: «Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas +été ainsi.» J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras, +lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir +retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage; mais on venait +d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je +ne songeais plus qu'à quitter la France; je laissai donc ce tableau à +moitié terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de +Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en +France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer. + +Le triste contenu de cette lettre, m'avertit que je suis arrivée à +l'époque de mon existence dont je voudrais pouvoir perdre la mémoire, +dont je repousserais les souvenirs, ainsi que je le fais bien souvent, +si je ne vous avais promis le récit sincère et complet de ma vie. Il ne +s'agira plus maintenant de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de +jours d'angoisses et d'effroi; et je remets à vous en parler dans mes +premières lettres. Adieu, chère. + + + + +LETTRE XI. + +Romainville.--Le maréchal de Ségur.--La Malmaison.--Madame le +Couteux-du-Moley.--L'abbé Sieyes.--Madame Auguier.--Mot de la +reine.--Madame Campan.--Sa lettre.--Madame Rousseau.--Le premier +dauphin. + + +Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il +se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible: +en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques +jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous +remarquâmes que les paysans ne nous ôtaient plus leurs chapeaux; ils +nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous +menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à Romainville, nous fûmes témoins +du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton +jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans +s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un +tonnerre affreux, et de grêlons si énormes qu'ils ravagèrent un espace +de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me +rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous +regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre +le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire +alors. + +Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler +les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers, +tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux. +Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros +propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua +aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui +l'entouraient. À la honte de l'humanité, ce même homme, l'année +suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales +révolutionnaires. + +Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui +appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était +une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle +comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était +alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire +placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une +inscription portant: _Sierra Morena_. Olivarès n'était point ce qu'on +appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa +malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de +tabatière. + +Le duc de Crillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la +Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley +aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de +son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de +verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je +ne marchais jamais sans ma branche; mais si j'apercevais l'abbé Delille, +je la jetais bien vite. + +En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison; j'y trouvai l'abbé Sieyes et +plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre +les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer +un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations +m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais +plus quelle personne: «En vérité, je crois que nous irons trop +loin.»--Ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame +du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi +de tant de présages funestes. + +Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly, +chez madame Auguier, soeur de madame Campan, et attachée elle-même au +service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort +beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur +la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un +homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté +ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir +ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu +de momens après, le valet de chambre revint.--«En vérité, dit-il, madame +est trop bonne; c'est un misérable que cet homme! voici les papiers qui +viennent de tomber de sa poche.» Et il nous remit plusieurs cahiers, +dont l'un commençait ainsi: À bas la famille royale! à bas les nobles! à +bas les prêtres! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille +prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les +cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors +confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on +leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son +compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de +loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le +chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter, +chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à +quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la +force publique faisait cause commune avec les coupables? + +J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et +quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M., +qui les lui rendit en disant: «Ce sont des choses impossibles; je ne +croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités.» Hélas! les +événemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de +l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la +pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de +sa vie. + +Ce dévouement ne s'est jamais démenti; dans les cruels momens de la +révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de +lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent +aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour +mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la +menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse +de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua. + +J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame +Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une +fraîcheur remarquable, son teint blanc et rose, et ses jolis yeux +exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai +connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney; la +seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune +encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis +Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis, +traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous +ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme! + +Madame Auguier avait deux soeurs: l'une était madame Campan si connue, et +comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile +directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle +toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles. +J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait +de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais +nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement +et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à +Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser +d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que +la plus infâme calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma +compatriote, et je m'écriai plusieurs fois: C'est impossible! Deux ans +plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée, +la lettre suivante, que m'écrivit madame Campan, et que je copie ici, +afin de vous faire connaître une justification qui me semble porter tous +les caractères de la franchise. + + Saint-Germain, ce 27 janvier, vieux style. + + Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame: _C'est impossible!_ + Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre + opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont, + pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore + plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis + pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment + croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes + opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop + infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des + miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués + par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous + et le mien particulièrement? J'ai eu, au contraire, l'avantage de + lui donner des preuves non équivoques d'une reconnaissance telle + qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre soeur Auguier et moi, + quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne + la point quitter, dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10 + août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans + des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir + jusqu'aux Feuillans, et la servir encore dans sa première détention + à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous + voulûmes la suivre au Temple.--Avec des faits aussi vrais et si + naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous, + peut-on avoir été aussi étrangement calomniée? Ne fallait-il pas me + faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant + d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle + tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait + me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit + pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a + conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus + importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce + qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais + je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de + l'émigration; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais + bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis + XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette + réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux + faubourgs insurgés, et cent lieues de Coblentz ou des armées + protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je + disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans + ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de + l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes + craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les + innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputer + à crime. + + Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis + livrée en entier, et avec la paix d'un coeur qui n'a pas le plus + léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire + voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter + en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et + infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à + ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les + sentimens que je vous ai voués. + + GENET CAMPAN. + +Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre soeur, nommée madame +Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du +premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais +des séances à la cour[21]. Elle était devenue si chère au jeune prince +qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de +mourir: «Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma +mort.» + +Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France. +Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il +échapper à la mort: il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son +jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier: «Pare +celle-ci, Rousseau!» + +En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me +reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je +reprendrai dans une première lettre le récit des tristes événemens qui +m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays +étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont +vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde +une si douce mémoire. + + Adieu, chère amie. + + + + +LETTRE XII. + +1789.--Terreur dont je suis frappée.--Je me réfugie chez +Brongniart.--MM. de Sombreuil.--Paméla.--Le 5 octobre.--On va chercher +la famille royale à Versailles.--Je quitte Paris.--Mes compagnons dans +la diligence.--Je passe les monts. + + +L'affreuse année de 1789 était commencée, et la terreur s'emparait déjà +de tous les esprits sages. Je me rappelle parfaitement qu'un soir où +j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie +des personnes qui m'arrivaient, entraient avec l'air consterné; elles +avaient été le matin à la promenade de Longchamp; la populace, +rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus +effrayante les gens qui passaient en voiture; des misérables montaient +sur les marche-pieds en criant: «L'année prochaine, vous serez derrière +vos carrosses, c'est nous qui serons dedans!» et mille autres propos +plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent +beaucoup ma soirée; je me souviens d'avoir remarqué que la personne la +moins effrayée était madame de Villette, la belle et bonne de Voltaire. +Quant à moi, j'avais peu besoin d'apprendre de nouveaux détails pour +entrevoir les horreurs qui se préparaient. Je savais, à n'en pouvoir +douter, que ma maison, rue du Gros-Chenet, où je venais de m'établir +depuis trois mois seulement, était marquée par les malfaiteurs. On +jetait du soufre dans mes caves par les soupiraux. Si j'étais à ma +fenêtre, de grossiers sans-culottes me menaçaient du poing; mille bruits +sinistres m'arrivaient de tous les côtés; enfin, je ne vivais plus que +dans un état d'anxiété et de chagrin profond. + +Ma santé s'altérait sensiblement, et deux de mes bons amis, Brongniart, +l'architecte, et sa femme, étant venus me voir, me trouvèrent si maigre +et si changée, qu'ils me conjurèrent de venir passer quelques jours chez +eux, ce que j'acceptai avec reconnaissance. Brongniart avait son +logement aux Invalides; je fus conduite chez lui par un médecin attaché +au Palais-Royal, et dont les gens portaient la livrée d'Orléans, la +seule qui fût alors respectée. On me donna le meilleur lit. Comme je ne +pouvais pas manger, on me nourrissait avec d'excellent vin de Bordeaux +et du bouillon, et madame Brongniart ne me quittait pas. Tant de soins +auraient dû me calmer, outre que mes amis voyaient beaucoup moins en +noir que moi; mais il était impossible de me rassurer contre les maux +que je prévoyais.--À quoi bon vivre? à quoi bon se soigner? disais-je +souvent à mes bons amis; car l'effroi que m'inspirait l'avenir me +faisait prendre la vie en dégoût; et pourtant il faut le dire, si loin +que pût aller mon imagination, je ne devinais qu'une partie des crimes +qui se sont commis plus tard. + +Je me rappelle avoir soupé chez Brongniart avec l'excellent M. de +Sombreuil, alors gouverneur des Invalides. Il nous dit savoir qu'on +devait venir s'emparer des armes qu'il tenait en dépôt.--Mais, +ajouta-t-il, je les ai si bien cachées que je défie bien qu'ils les +trouvent. Ce brave homme ne songeait pas qu'on ne pouvait alors compter +que sur soi-même. Comme les armes ne tardèrent pas à être enlevées, il +faut croire qu'il fut trahi par les gens de l'hôtel qu'il avait +employés. + +M. de Sombreuil, aussi recommandable par ses vertus privées que par ses +talens militaires, s'est trouvé au nombre des prisonniers que l'on +devait immoler dans les prisons le 2 septembre. Les assassins +accordèrent sa vie aux larmes, aux supplications de son héroïque fille; +mais, atroces jusque dans le pardon, ils forcèrent mademoiselle de +Sombreuil à boire un verre du sang qui coulait à flots devant la prison! +et pendant fort long-temps, la vue de tout ce qui portait la couleur +rouge causait d'horribles vomissemens à cette jeune infortunée. Plus +tard (en 1794), M. de Sombreuil fut envoyé à l'échafaud par le tribunal +révolutionnaire. Ces deux événemens ont inspiré au poète Legouvé le plus +beau de ses vers: + + Des bourreaux l'ont absous, des juges l'ont frappé. + +M. de Sombreuil avait laissé un fils, très distingué par son caractère +et par sa bravoure. Il commandait un des régimens venus d'Angleterre à +Quiberon vers la fin de 1795. La Convention nationale ayant violé la +capitulation souscrite par le général Hoche, M. de Sombreuil reçut la +mort comme un brave; il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux, et +commanda lui-même le feu. Tallien, au moment de l'exécution, lui +dit:--Monsieur, vous êtes d'une famille bien malheureuse.--J'étais venu +la venger, répondit M. de Sombreuil, mais je ne puis que l'imiter. + +Madame Brongniart me menait promener derrière les Invalides; il y avait +tout près de là quelques maisons de paysans. Comme nous étions assises +contre une de ces masures, nous entendîmes causer entre eux deux hommes +qui ne pouvaient nous voir.--Veux-tu gagner dix francs, disait l'un, +viens avec nous faire le train. Il ne s'agit que de crier: À bas +celui-ci! à bas celui-là! et surtout de crier bien fort contre +_Cayonne_.--Dix francs sont bons à gagner, répondait l'autre; mais +n'aurons nous pas des taloches?--Allons donc! reprit le premier, c'est +nous qui les donnons les taloches. Vous jugez de l'effet que faisaient +sur moi de pareils dialogues! + +Le lendemain du jour dont je vous parle, nous passions devant la grille +des Invalides où se trouvait une foule immense, composée de ce vilain +monde qui se promenait habituellement sous les galeries du Palais-Royal; +tous gens sans aveu et sans habits, qui n'étaient ni ouvriers, ni +paysans, auxquels on ne pouvait supposer un état, sinon celui de bandit, +tant leurs figures étaient effrayantes. Madame Brongniart, plus +courageuse que moi, s'efforçait de me rassurer; mais j'avais une telle +peur, que je reprenais le chemin de la maison, quand nous vîmes arriver +de loin une jeune personne à cheval, qui portait un habit d'amazone et +un chapeau ombragé de plumes noires. À l'instant, l'horrible bande forme +la haie de deux côtés pour laisser passer au milieu d'elle la jeune +personne, que suivaient deux piqueurs à la livrée d'Orléans. Je reconnus +aussitôt cette belle Paméla[22] que madame de Genlis avait amenée chez +moi. Elle était alors dans toute sa fraîcheur et vraiment ravissante; +aussi entendions-nous toute la horde crier: Voilà, voilà celle qu'il +nous faudrait pour reine! Paméla allait et revenait sans cesse au milieu +de cette dégoûtante populace, ce qui me donna bien tristement à penser. + +Peu après je retournai chez moi, mais je ne pouvais y vivre. La société +me semblait être en dissolution complète, et les honnêtes gens sans +aucun appui; car la garde nationale était si singulièrement composée +qu'elle offrait un mélange aussi bizarre qu'il était effrayant. Aussi la +peur agissait-elle sur tout le monde; les femmes grosses que je voyais +passer me faisaient peine; la plupart avaient la jaunisse de frayeur. +J'ai remarqué au reste, que la génération née pendant la révolution, est +en général beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfans en +effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrans. + +M. de Rivière, chargé d'affaires de la Saxe, dont la fille avait épousé +mon frère, vint m'offrir de me donner l'hospitalité, et je passai chez +lui deux semaines au moins. C'est là que je vis porter le buste du duc +d'Orléans et celui de M. Necker qu'une nombreuse populace suivait, en +proclamant à grands cris que l'un serait leur roi et l'autre leur +protecteur! Le soir ces honnêtes gens revinrent, ils mirent le feu à la +barrière qui se trouvait au bout de notre rue (la rue Chaussée-d'Antin), +puis ils dépavèrent, ils établirent des barricades, en criant: «Voilà +les ennemis qui arrivent.» Les ennemis n'arrivaient point; hélas! ils +étaient dans Paris. + +Quoique je fusse traitée chez M. de Rivière comme un de ses enfans, et +que je pusse me croire en sûreté chez lui puisqu'il était ministre +étranger, mon parti était pris de quitter la France. Depuis plusieurs +années, j'avais le désir d'aller à Rome. Le grand nombre de portraits +que je m'étais engagée à faire m'avait seul empêché jusqu'alors +d'exécuter mon projet; mais, si l'instant de partir devait jamais +arriver pour moi, certes, il était venu, je ne pouvais plus peindre: mon +imagination attristée, flétrie par tant d'horreurs, cessait de s'exercer +sur mon art; d'ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis, +sur mes connaissances, sur moi-même, hélas! et quoique, grâce au ciel, +je n'eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui +qui disait: «On m'accuse d'avoir pris les tours de Notre-Dame; elles +sont encore en place; mais je m'en vais, car il est clair que l'on m'en +veut.» + +Je laissais plusieurs portraits commencés, entre autres celui de +mademoiselle Contat; je refusai aussi dans ce moment de peindre +mademoiselle de La Borde (depuis duchesse de Noailles), que son père +m'amena: elle avait à peine seize ans et elle était charmante; mais il +ne s'agissait plus de succès, de fortune; il s'agissait seulement de +sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture, et j'avais +mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante, +lorsque je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes +nationaux avec leurs fusils. La plupart d'entre eux étaient ivres, mal +vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s'approchèrent +de moi, et me dirent dans les termes les plus grossiers que je ne +partirais point, qu'il fallait rester. Je répondis que, chacun étant +appelé alors à jouir de sa liberté, je voulais en profiter pour mon +compte. À peine m'écoutaient-ils, répétant toujours: «Vous ne partirez +pas, citoyenne, vous ne partirez pas.» Enfin ils s'en allèrent, je +restai plongée dans une anxiété cruelle, quand j'en vis rentrer deux, +qui ne m'effrayèrent pas, quoiqu'ils fussent de la bande, tant je +reconnus vite qu'ils ne me voulaient point de mal.--Madame, me dit l'un, +nous sommes vos voisins; nous venons vous donner le conseil de partir, +et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourriez pas vivre ici, vous +êtes si changée que vous nous faites de la peine[23]. Mais n'allez pas +dans votre voiture; partez par la diligence, c'est bien plus sûr. + +Je les remerciai de tout mon coeur, et je suivis leurs bons avis. +J'envoyai donc retenir trois places, voulant toujours emmener ma fille, +qui avait alors cinq ou six ans; mais je ne pus les avoir que quinze +jours plus tard, tout ce qui émigrait partant comme moi par la +diligence. + +Enfin, ce jour si attendu fut le 5 octobre, le jour même où le roi et la +reine furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques! Mon +frère fut témoin de l'arrivée de Leurs Majestés à l'Hôtel-de-Ville; il +entendit le discours de M. Bailly, et comme il savait que je devais +partir dans la nuit, il revint chez moi vers dix heures du +soir.--Jamais, me dit-il, la reine n'a été plus reine qu'aujourd'hui, +lorsqu'elle est entrée d'un air si calme et si noble au milieu de ces +énergumènes. Puis il me rapporta cette belle réponse qu'elle avait faite +à M. Bailly: «J'ai tout vu, tout su, et j'ai tout oublié.» + +Les événemens de cette journée m'accablaient d'inquiétude sur le sort de +Leurs Majestés et sur celui des honnêtes gens, en sorte qu'à minuit, on +me traîna à la diligence dans un état qui ne peut se décrire. Je +redoutais extrêmement le faubourg Saint-Antoine, que j'allais traverser +pour gagner la barrière du Trône. Mon frère, le bon Robert, et mon mari +m'accompagnèrent jusqu'à cette barrière, sans quitter un instant la +portière de la diligence. Ce faubourg, dont nous avions une si grande +peur, était d'une tranquillité parfaite; tous ses habitans, ouvriers et +autres, avaient été à Versailles chercher la famille royale, et la +fatigue du voyage les tenait tous endormis. + +J'avais en face de moi, dans la diligence, un homme extrêmement sale, et +puant comme la peste, qui me dit fort simplement avoir volé des montres +et plusieurs effets. Heureusement il ne voyait rien sur moi qui pût le +tenter; car je n'emportais que très peu de linge et quatre-vingts louis +pour mon voyage. J'avais laissé à Paris mes effets, mes bijoux, et le +fruit de mon travail était resté dans les mains de mon mari qui dépensa +tout[24], ainsi que je vous l'ai déjà dit. + +Le voleur ne se contentait pas de nous raconter ses hauts faits, il +parlait sans cesse de mettre à la lanterne telles ou telles gens, +nommant ainsi une foule de personnes de ma connaissance. Ma fille +trouvait cet homme bien méchant; il lui faisait peur, ce qui me donna le +courage de dire: «Je vous en prie, monsieur, ne parlez pas de meurtre +devant cette enfant.» + +Il se tut, et finit par jouer à la bataille avec la petite. Il se +trouvait en outre, sur la banquette où j'étais assise, un forcené +jacobin de Grenoble, âgé de 50 ans environ, laid, au teint bilieux, qui, +chaque fois que nous arrêtions dans une auberge pour dîner ou pour +souper, se mettait à pérorer dans son sens de la plus terrible façon. +Dans toutes les villes, une foule de gens arrêtaient la diligence pour +apprendre des nouvelles de Paris. Notre jacobin s'écriait alors: «Soyez +tranquilles, mes enfans; nous tenons à Paris le boulanger et la +boulangère. On leur fera une constitution; ils seront forcés de +l'accepter, et tout sera fini.» Les gobe-mouches, dont on montait ainsi +les têtes, croyaient cet homme comme un oracle. Tout cela me faisait +cheminer bien tristement. Je ne craignais plus pour moi-même; mais je +craignais pour tous, pour ma mère, mon frère, mes amis. Je tremblais +aussi sur le sort de Leurs Majestés; car tout le long de la route, +presque jusqu'à Lyon, des hommes à cheval s'approchaient de la +diligence, pour nous dire que le roi et la reine étaient massacrés, que +Paris était en feu. Ma pauvre petite fille devenait toute tremblante; +elle croyait voir son père et notre maison brûlés, et quand mes efforts +parvenaient à la rassurer, arrivait bientôt un autre homme à cheval qui +nous répétait ces horreurs. + +Enfin, j'entrai dans Lyon; je me fis conduire chez M. Artaut, négociant, +que j'avais quelquefois reçu chez moi, à Paris, ainsi que sa femme. Je +les connaissais peu tous deux; mais ils m'avaient inspiré de la +confiance, vu que nos opinions étaient entièrement les mêmes sur tout ce +qui se passait alors. Mon premier soin fut de leur demander s'il était +vrai que le roi et la reine eussent été massacrés, et, grâce au ciel, +pour cette fois on me rassura! + +Monsieur et madame Artaut eurent d'abord quelque peine à me reconnaître, +non-seulement parce que j'étais changée à un point inimaginable, mais +aussi parce que je portais le costume d'une ouvrière mal habillée, avec +un gros fichu me tombant sur les yeux. J'avais eu lieu dans la route de +m'applaudir d'avoir pris cette précaution: je venais d'exposer au salon +le portrait qui me représente avec ma fille dans mes bras[25]. Le +jacobin de Grenoble parla de l'exposition, et fit même l'éloge de ce +portrait. Je tremblais qu'il ne me reconnût; j'employai toute mon +adresse à lui cacher mon visage: grâce à ce soin et à mon costume, j'en +fus quitte pour la peur. + +Je passai trois jours à Lyon dans la famille Artaut. J'avais grand +besoin de ce repos; mais à l'exception de mes hôtes, je ne vis personne +de la ville, désirant conserver le plus strict incognito. M. Artaut +arrêta pour moi un voiturier, auquel il dit que j'étais sa parente. Il +me recommanda fortement à ce brave homme, qui eut en effet pour moi et +pour ma fille tous les soins imaginables. + +Je ne puis vous dire ce que j'éprouvai en passant le pont Beauvoisin. Là +seulement je commençai à respirer, j'étais hors de France, de cette +France qui pourtant était ma patrie, et que je me reprochais de quitter +avec joie. L'aspect des monts parvint à me distraire de toutes mes +pensées, je n'avais jamais vu de hautes montagnes; celles de la Savoie +me parurent toucher au ciel avec lequel un épais brouillard les +confondait. Mon premier sentiment fut celui de la peur, mais je +m'accoutumai insensiblement à ce spectacle, et je finis par admirer. + +Le paysage du chemin des Échelles me ravit; je crus voir la _Galerie des +Titans_, et je l'ai toujours appelé ainsi depuis. Voulant jouir plus +complètement de toutes ces beautés, je descendis de voiture; mais à +moitié du chemin à peu près je fus saisie d'une grande terreur; car on +exploitait au moyen de la poudre une partie de rochers; il en résultait +l'effet d'un milliers de coups de canon, et ce bruit, se répétant de +roche en roche, était infernal. + +Je montai le mont Cénis, comme plusieurs étrangers le montaient aussi; +un postillon s'approcha de moi:--Madame devrait prendre un mulet, me +dit-il, car monter à pied, c'est trop fatigant pour une dame comme elle. +Je lui répondis que j'étais une ouvrière, bien accoutumée à +marcher.--Ah! reprit-il en riant, madame n'est pas une ouvrière, on sait +qui elle est.--Eh bien, qui suis-je donc? demandai-je.--Vous êtes madame +Lebrun, qui peint dans la perfection, et nous sommes tous très contens +de vous savoir loin des méchans. Je n'ai jamais pu deviner comment cet +homme avait pu savoir mon nom; mais cela m'a prouvé combien les jacobins +avaient d'émissaires. Heureusement je ne les craignais plus; j'étais +hors de leur exécrable puissance. À défaut de patrie, j'allais habiter +des lieux où fleurissaient les arts, où régnait l'urbanité; j'allais +visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Pétersbourg, et surtout, ce que +j'ignorais alors, chère amie, surtout, j'allais vous trouver, vous +connaître et vous aimer. + + + + +NOTES ET PORTRAITS. + + + + +L'ABBÉ DELILLE. + + +Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant, le plus aimable, le +meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on puisse voir. On l'appelait +_chose légère_, et j'ai toujours été frappée de la justesse de ce mot; +car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher +fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure présente +sans songer à l'heure qui devait suivre, il était rare qu'il fixât son +esprit sur une pensée profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait +prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner: son +mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il pas gémi de la +chaîne qu'il portait, alors qu'il était encore temps de la rompre! +Enfin, un ami le décide à reprendre sa liberté, et lui offre un asile. +Delille accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement une +heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet ami ne le +voyant point reparaître, va le chercher.--Eh bien?--Eh bien! répond +Delille, je l'épouse, mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de +témoin. + +Le comte de Choiseul-Gouffier, avec qui il était intimement lié, et qui +partait pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du désir qu'il +avait de l'emmener avec lui; cependant rien n'était convenu, rien +n'était arrêté entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va +chez l'abbé et lui dit: «Je pars à l'instant, venez avec moi, la voiture +est prête.» Et l'abbé monte, sans avoir fait aucuns préparatifs, +auxquels à la vérité M. de Choiseul avait pourvu. + +Arrivé à Marseille, Delille se promène sur le rivage, regarde la mer: +une profonde mélancolie s'empare de lui. «Je ne pourrai jamais, se +dit-il, mettre cette immensité entre mes amis et moi; non, je n'irai pas +plus loin.» Alors il quitte furtivement M. de Choiseul, et va se cacher +dans un petit cabaret, un véritable bouchon, où il se croit introuvable; +mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre, le ramène et +l'embarque avec lui. + +Éloigné de ses amis, il ne les oublia jamais, et leur donnait souvent de +ses nouvelles. Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes; dans une de ses +lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple de Minerve; ce +que m'étant rappelé à Naples, je lui écrivis, à mon tour, qu'avec +beaucoup plus de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile. +Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres de l'abbé +Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait pendant le voyage +qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois, qui étaient pleines de +détails intéressans sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en +quittant la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon +frère jugea prudent de brûler ces correspondances. + +L'abbé Delille a passé sa vie dans la haute société, dont il faisait le +plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une manière +ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté si naturelle donnaient à +sa conversation un charme indicible. Personne ne contait comme lui; il +faisait les délices de tous les cercles par mille récits, par mille +anecdotes, sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on dire +que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il aimait tout +le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un) tenait en lui, je pense, à +cette faiblesse de caractère dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus +haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie, sa facilité était +vraiment rare. Vous avait-il promis de venir dîner chez vous; au moment +de partir pour s'y rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le +chercher, elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me +souviens qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué de +parole, il nous prouva qu'il avait réponse à tout: «Je me persuade, +dit-il, que celui qui vient me chercher est plus pressé que celui qui +m'attend.» + +Il avait des traits de bonhomie qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un +soir qu'il venait de souper chez moi, je lui dis:--L'abbé, il est bien +tard; vous demeurez si loin, que je m'inquiette de vous voir retourner à +cette heure-ci, menant votre cabriolet.--J'ai toujours la précaution de +porter un bonnet de nuit dans ma poche, répondit-il. Je lui proposai +alors de lui faire établir un lit dans mon salon.--Non, non, dit-il, +j'ai dans votre rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent; +cela ne le gêne en rien, et je puis m'y rendre à toute heure. Ce qu'il +fit aussitôt. + +Nul être ne jouissait autant de la vie, n'en effleurait davantage tous +les charmes: toujours prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une sorte +de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même homme +pourtant a déployé la plus grande énergie tant qu'a duré la révolution. +Tout le monde sait avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette, +procureur de la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse +de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était son arrêt +de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe sur l'immortalité +de l'ame; il le lut à Chaumette, et quand il en fut à ces vers: + + Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre, + Des éternelles lois renversez les autels; + Lâches oppresseurs de la terre, + Tremblez, vous êtes immortels! + +il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée: +«vous aussi, tremblez, vous êtes immortel.» Chaumette, quoique fort +interdit, murmura quelques menaces:--Je suis tout prêt, répondit +Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage +de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour +aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir +Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas +moins qu'il était prudent d'émigrer; il passa en Angleterre, où il se +vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes +distinguées et recommandables. + +Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le +règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit +paraître son poème de _la Pitié_, et rentré en France, il eut le +courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un +pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour +conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration +générale, dont il a joui jusqu'à son dernier jour. + + + + +LE COMTE DE VAUDREUIL. + + +Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la +nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons. +Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait +toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il +était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance +remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement +mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au +premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on +était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le +vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit +que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous +les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de +gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les +gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été +lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il +s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de +l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une +mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que +s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait +vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi +chaudement ceux qui possédaient son estime; si l'on attaquait ses amis, +il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient +d'exagération.--«Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un +égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et +vous ne prenez à rien.» + +La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et +des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a +toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques +n'étaient point les siennes. + +Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture +étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire +des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus +grands maîtres de diverses écoles[26]; son salon était enrichi de +meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment +des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on +l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était +de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats! + +La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et +si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à +la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre +ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette +bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la +nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu; son rang +l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son +esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un +autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si +distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc +et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte +d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses +malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux +hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était +réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion +avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une +longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel +d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui +répondit en deux lignes: «Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire, +car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.» + +Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre +avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils, +et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière +de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont +jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même coeur et le même +esprit jusqu'à son dernier moment. + +À la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi +peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont +renfermés les chefs-d'oeuvre que pendant sa vie il avait tant admirés. +Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que +cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces +sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans +les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté. + +Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun, +justifient tout ce que je viens de dire. + + À M. LE COMTE DE VAUDREUIL. + + Une grâce, une muse, en effet m'a remis + Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse + Au plus céleste des amis, + À Mécène--Vaudreuil, qui chante comme Horace. + Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace? + Quoi! votre luth brillant n'est jamais détendu? + Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire, + Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire. + Horace avec plaisir chez vous s'était perdu; + Vous en avez si bien l'esprit et le langage, + Que par un charmant badinage + Vous me l'avez deux fois rendu. + + + + +LA COMTESSE DE SABRAN, + +DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS. + + +J'avais fait connaissance avec elle quelques années avant la révolution. +Elle était alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa +bonté. Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis vers, +racontait à merveille, et tout cela sans montrer la moindre prétention à +quoi que ce soit. Son esprit naïf et gai avait une simplicité toute +gracieuse qui la faisait aimer et rechercher généralement, sans qu'elle +se prévalût en rien de ses nombreux succès dans le monde. Quant aux +qualités de son coeur, il suffira de dire qu'une tendresse extrême pour +son fils n'empêchait point qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle +est toujours restée fidèle et dévouée. + +Madame de Sabran était une des femmes que je voyais le plus souvent, que +j'allais chercher et que je recevais chez moi avec le plus de plaisir. +Près d'elle, on n'a jamais connu l'ennui; aussi fus-je charmée dans +l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était alors établie à +Rainsberg, chez le prince Henri, de même que le chevalier de Boufflers, +qu'elle a depuis épousé. Rentrée en France et dans les derniers temps de +sa vie, elle devint aveugle. Son fils alors ne la quitta plus; son bras, +pour ainsi dire était attaché au bras de sa mère, et vraiment on pouvait +envier le sort de M. de Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge, +madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce +charme qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur la +fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire +l'opération de la cataracte, elle était obligée de se tenir dans la plus +grande obscurité. Un soir, j'allais la voir, je la trouve seule, sans +lumière, je croyais n'y rester qu'un moment; mais le charme toujours +renaissant de cette conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que +personne ne savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès +d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne recevant aucune +distraction des objets extérieurs, elle lisait en elle-même, si je puis +m'exprimer ainsi, et cette sorte de lanterne magique de choses et +d'idées, qu'elle me retraçait avec tant de grâce, me retenait là. Je ne +la quittai qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus aimable. + + +Madame de Boufflers n'a laissé que deux enfans, son fils, M. le comte de +Sabran, bien connu aussi non-seulement par son esprit plein de finesse, +mais encore par des fables charmantes qu'il récite dans la perfection, +et madame de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui +ressemblait alors au printemps. Elle était passionnée pour la peinture, +et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris +et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris +sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout le plaisir que lui +causait mon erreur; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable +et belle. + + + + +LEBRUN LE POÈTE. + + +Je ne crois pas avoir eu pour aucun auteur vivant autant d'admiration +que j'en avais pour Lebrun, qui s'était lui-même surnommé _Pindare_. Le +caractère grandiose de ses poésies excitait tellement mon enthousiasme +que j'avais pris pour le poète une véritable amitié. Tout prodigieux +qu'était l'orgueil de cet homme, je le trouvais si naturel qu'il ne me +venait point en tête que le ridicule dût jamais s'y attacher. Ainsi, le +jour où Lebrun termina son ode _exegi monumentum_ et qu'il nous la fit +entendre il put arriver à ces vers: + + Comme un cèdre aux vastes ombrages, + Mon nom, croissant avec les âges, + Règne sur la postérité. + Siècles, vous êtes ma conquête; + Et la palme qui ceint ma tête + Rayonne d'immortalité. + +sans que personne de nous y trouvât rien à dire, sinon: c'est superbe! +c'est vrai! + +Lebrun venait très souvent chez moi; je n'arrangeais pas la plus petite +réunion que je ne l'invitasse un des premiers, et mon admiration pour +son talent me le faisait aimer au point, que je ne pouvais souffrir que +l'on dît du mal de lui. Un jour, j'avais quelques personnes à dîner; +j'entendis attaquer sa moralité de la façon la plus grave. On disait, +entre autres choses, qu'il avait vendu sa femme au prince de Conti. On +sent bien que je n'en voulus rien croire; j'étais furieuse:--Ne m'a-t-on +pas aussi calomniée? disais-je dans ma colère. Voyez toutes les +absurdités que l'on débite sur moi au sujet de M. de Calonne? Ce que +vous dites n'est pas plus vrai, j'en suis certaine. Enfin voyant que je +ne parvenais pas à dissuader les accusateurs, je pris le parti de +quitter la table pour aller pleurer dans ma chambre à coucher. Doyen +arrive, il me trouve en larmes.--Eh qu'avez-vous donc, mon enfant? +dit-il.--Je n'ai pu tenir avec ces messieurs, répondis-je, ils +calomnient Lebrun d'une manière horrible. Et je lui racontai ce qui +s'était dit. Doyen sourit.--Je ne prétends pas, reprit-il, que tout ceci +soit vrai; mais vous êtes trop jeune, ma chère amie, pour savoir que la +plupart des beaux esprits ont tout à la maison de campagne, et rien à la +maison de ville, autrement dit, tout dans la tête et rien dans le coeur. +Plus tard, je me suis rappelé bien des fois ce mot de Doyen. + +Lorsque j'ai connu Lebrun, il était fort pauvre, et toujours vêtu comme +un misérable. M. de Vaudreuil, qui n'avait pas tardé à s'enflammer avec +raison pour son beau talent, lui envoya, sans se faire connaître, un +grand coffre, rempli de linge et d'habits. Je ne sais si le poète est +parvenu à deviner l'auteur de ce don anonyme; mais la révolution venue, +il est de fait qu'il n'a jamais vociféré contre M. de Vaudreuil autant +qu'il vociférait contre beaucoup d'autres. À la vérité, M. de Vaudreuil +ne négligeait aucune occasion de le faire connaître et de répandre sa +réputation. Lebrun n'avait encore rien imprimé, que le comte, ravi de +l'ode sur _les Courtisans_, parla de cette ode à la reine, qui lui +marqua quelque désir de la connaître. M. de Vaudreuil s'empressa de +l'apporter et de la lire à Sa Majesté. Quand il eut fini: «Savez-vous, +lui dit la reine, qu'il nous ôte notre enveloppe?» + +M. de Vaudreuil me rapporta cette réflexion si juste: elle me frappa +beaucoup plus qu'elle ne l'avait frappé lui-même; car il ne voulait voir +dans tout cela que de la philosophie poétisée, tandis que Lebrun et ses +pareils prêchaient pour l'avenir. La preuve en est que, pendant la +révolution, ce Pindare devint atroce. Ses strophes sur la mort du roi et +de la reine sont infernales. Pour la honte de sa mémoire, je voudrais +qu'elles fussent imprimées en face du quatrain composé par lui, le jour +où le roi lui fit une pension, et qui finit ainsi: + + Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur, + Coulez pour la reconnaissance. + +Bien loin de là, l'aimable et bon M. Desprès a supprimé, dans le nouveau +recueil des poésies de Lebrun, toutes les horreurs, espérant sans doute +les faire oublier à jamais. Pour moi, j'aime mieux que justice soit +faite, et cela quel que soit le talent de l'homme. + +À ma rentrée en France, Lebrun vivait encore; mais ni lui ni moi n'avons +jamais désiré nous revoir. + + + + +CHAMPFORT. + + +De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était un que +j'ai toujours détesté, comme par inspiration de l'avenir: c'était +Champfort. Je le recevais pourtant très souvent, par complaisance pour +quelques-uns de mes amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait +gagné le coeur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa conversation +était fort spirituelle, mais âcre, pleine de fiel et sans aucun charme +pour moi, à qui, du reste, son cynisme et sa saleté déplaisaient +souverainement. + +Son véritable nom était Nicolas; il le changea sur le conseil de M. de +Vaudreuil, qui désirait le pousser dans le monde, et même à la cour s'il +était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement logé chez lui, et +vivant presque toujours à Versailles, en son absence, il faisait servir +une table pour Champfort et ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter. +Enfin, il traitait cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses +amis les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir vécu dans +la maison d'un _ci-devant noble_, répondait lâchement: «Que voulez-vous? +j'étais Platon à la cour du tyran Denis.» Je vous demande quel tyran +c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel Platon était-ce que +Champfort! + +Des liaisons intimes avec Mirabeau, et par-dessus tout, l'envie des +grands, qui, de tout temps, avait rongé son ame, n'avait pas tardé à +faire de Champfort un partisan énergumène de la révolution. Oubliant, ou +plutôt se rappelant, qu'il avait été secrétaire des commandemens de M. +le prince de Condé et de madame Élisabeth, qui tous deux l'avaient +comblé de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis +du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe, qui prétend que les +loups ne se mangent point entre eux, Champfort fut mis en prison par les +hommes qu'avaient si bien servis sa voix et sa plume; et comme on venait +l'arrêter une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa la +gorge avec son rasoir. + + + + +LA MARQUISE DE GROLLIER. + + +Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu le monde, était connue de +toute la haute société, dont elle faisait le charme et l'ornement par +son esprit supérieur. L'éducation qu'elle avait reçue était fort +au-dessus de celle que reçoivent habituellement les femmes: elle savait +le grec, le latin, et connaissait parfaitement les maîtres classiques; +mais dans un salon, elle ne montrait jamais que son esprit et cachait +son savoir. Une personne médiocre peut se prévaloir avec orgueil de +quelque légère instruction; madame de Grollier, toujours simple, +toujours naturelle, n'annonçait aucune prétention et n'avait aucune +pédanterie. + +Dans les premiers temps de mon mariage, j'allais fort rarement dans le +monde, je préférais aux nombreuses réunions les très petits comités de +la marquise de Grollier; il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais +beaucoup mieux, de passer ma soirée entière seule avec elle. Sa +conversation, toujours animée, était riche d'idées, pleine de traits, et +pourtant on ne pourrait citer parmi tant de bons mots qui lui +échappaient sans cesse, un seul mot qui fût entaché de médisance; ceci +est d'autant plus remarquable, que cette femme si supérieure devait à +son tact, à l'extrême finesse de son esprit, une parfaite connaissance +des hommes, et qu'elle était un peu misanthrope; plus d'une fois ses +discours m'en fournissaient la preuve; par exemple, elle avait un chien +qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et aveugle, faisait le bonheur de +tous ses instans; j'en avais un aussi que j'aimais beaucoup. Un jour que +nous nous entretenions ensemble de l'attachement et de la fidélité de +nos deux petites bêtes:--Je voudrais, dis-je, que les chiens pussent +parler, ils nous diraient de si jolies choses!--S'ils parlaient, ma +chère, répondit-elle, ils entendraient, et seraient bientôt corrompus. + +Madame de Grollier peignait les fleurs avec une grande supériorité. Bien +loin que son talent fût ce qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup +de ses tableaux pourraient être placés à coté de ceux de Wanspeudev, +dont elle était l'élève; elle parlait peinture à merveille, comme elle +parlait de tout, au reste, car je ne suis jamais sortie du salon de +madame de Grollier, sans avoir appris quelque chose d'intéressant ou +d'instructif; aussi je ne la quittais qu'avec regret, et j'avais +tellement l'habitude d'aller chez elle, que mon cocher m'y menait sans +que je lui dise rien, ce qu'elle m'a bien souvent rappelé d'un air tout +aimable. + +Comme il faut des ombres aux tableaux, quelques personnes ont reproché à +madame de Grollier de l'exagération dans ses sentimens et dans ses +opinions. Il est bien certain que sur toute espèce de choses, elle avait +un peu d'exaltation dans l'esprit; mais il en résultait tant de +générosité de coeur, tant de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon +d'être des amis véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles +jusqu'à son dernier jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame +de Grollier, ce charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne +connaît plus aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas! +elle a fini, et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie; +elle a fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su +que peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les +yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une +prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui +l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette +restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français. +Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier +soupir. + + + + +MADAME DE GENLIS. + + +J'ai connu madame de Genlis avant la révolution. Elle vint me voir, me +présenta aux jeunes princes d'Orléans, dont elle faisait l'éducation, +puis, peu de temps après, elle m'amena Paméla, qui me parut aussi jolie +qu'on peut l'être. Madame de Genlis était coquette pour cette jeune +personne, dont elle cherchait à faire valoir les charmes. Je me rappelle +qu'elle lui faisait prendre différentes attitudes, lever les yeux au +ciel, donner à son beau visage diverses expressions, et quoique tout +cela fût fort agréable à voir, il me parut qu'une aussi profonde étude +de coquetterie pourrait profiter beaucoup trop à l'écolière. + +La conversation de madame de Genlis m'a toujours semblé préférable à ses +ouvrages, quoiqu'elle en ait fait de charmans, notamment _Mademoiselle +de Clermont_, que je regarde comme son chef-d'oeuvre. Mais lorsqu'elle +causait, son langage avait un certain abandon, et sur plusieurs points +une certaine franchise, qui manquent à ses écrits. Elle racontait d'une +manière ravissante, et pouvait raconter beaucoup; car nul, je crois, +n'avait vu, soit à la cour, soit à la ville, plus de personnes et plus +de choses qu'elle n'en avait vues. Ses moindres discours avaient un +charme dont il est difficile de donner l'idée. Ses expressions avaient +tant de grâce, le choix de tous ses mots était de si bon goût, qu'on +aurait voulu pouvoir écrire ce qu'elle disait. Au retour de mes voyages, +elle vint un matin chez moi, et comme elle m'avait annoncé sa visite, +j'en avertis plusieurs personnes de ma connaissance, dont quelques-unes +n'aimaient point madame de Genlis. À peine eut-elle causé, pendant une +demi-heure, qu'amis, ennemis, tout était ravi, et comme enchanté par +cette conversation si brillante. + +Madame de Genlis n'a jamais dû être précisément jolie; elle était assez +grande et très bien faite; elle avait beaucoup de physionomie, le regard +et le sourire très fin. Je pense que sa figure aurait pris difficilement +l'expression de la bonté; mais elle prenait toute autre expression avec +une mobilité prodigieuse. + + + + +MADAME DE VERDUN. + + +Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de +Verdun peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois. +La bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher +généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle +ait été ma première et qu'elle soit encore ma meilleure amie. Son mari +était fermier-général: c'était un homme froid en apparence, mais plein +d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des malheureux sans se +presser de les secourir. Il était propriétaire du château de Colombes, +près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine +Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient +presque tous peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces +peintures remarquables, et M. de Verdun, très amateur et connaisseur, +ayant entrepris de les faire réparer, y réussit parfaitement. + +Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite. +M. et madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable, +composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels. +Carmontel, ami intime des maîtres de la maison, nous était d'une +ressource extrême; il nous faisait jouer ses Proverbes. D'ailleurs la +conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui nous gagnât, tant +elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de chercher à +retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la +conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout +perdu; on ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je +ne me suis que trop assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon +que ce soit, vous trouverez les femmes bâillant en cercle, et les +hommes, dans un coin du salon, se disputant sur telle et telle loi; mais +nous avons vu finir, comme tant d'autres choses, ce qu'on appelait la +conversation, c'est-à-dire un des plus grands charmes de la société +française. + +La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on +savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison, +et l'on peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire +à l'honneur de l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention +fut arrivée à Colombes, les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à +Paris réclamer en pleurant leur bienfaiteur. Cette démarche empêcha les +autorités d'oser le mettre à mort; néanmoins il restait toujours +prisonnier, quand ces braves gens revinrent une seconde fois, et +renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils obtinrent enfin +sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle, éprouva une +si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya +chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison, +pensant arriver plus vite ainsi. + + + + +ROBERT. + + +Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines; +ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de +Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire +peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a +laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que +tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on +peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau +aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver +cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de +lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet. + +De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans +le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs, +sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et +je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année. +Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était +refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il +le passait à s'amuser. + +Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune +pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme +le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait +été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un +âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À +soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si +leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait +à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui +nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il +traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne; +puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à +marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les +attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que +l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle. + +Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans, +lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il +monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en +risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais +lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui +l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres +une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans +l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans +l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser +les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et +cela pour six cahiers de papier gris! + +C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que +l'abbé Delille a chanté dans son poëme de _l'Imagination_. Madame de +Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des +catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille, +disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de +peur.» + +Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir +présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa +fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien +portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui +venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son +mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un +coup d'apoplexie foudroyante. + + + + +LA DUCHESSE DE POLIGNAC. + + +Il n'est point de calomnie, point d'horreurs que l'envie et la haine +n'aient inventées contre la duchesse de Polignac; tant de libelles ont +été écrits pour la perdre, que, joints aux vociférations des +révolutionnaires, ils ont dû laisser dans l'esprit de quelques gens +crédules, l'idée que l'amie de Marie-Antoinette était un monstre. Ce +monstre, je l'ai connu: c'était la plus belle, la plus douce, la plus +aimable femme qu'on pût voir. + +Quelques années avant la révolution, la duchesse de Polignac vint chez +moi, et j'ai fait plusieurs fois son portrait de même que celui de sa +fille, la duchesse de Guiche[27]. Madame de Polignac avait l'air si +jeune qu'on pouvait la croire soeur de sa fille, et toutes deux étaient +les plus jolies femmes de la cour. Madame de Guiche aurait parfaitement +servi de modèle pour représenter une des Grâces; quant à sa mère, je +n'essaierai pas de dépeindre sa figure; cette figure était céleste. + +La duchesse de Polignac joignait à sa beauté vraiment ravissante, une +douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide. +Tous ceux qui l'ont connue intimement peuvent dire que l'on s'expliquait +bien vite comment la reine l'avait choisie pour amie, car elle était +véritablement _l'amie_ de la reine; elle dut à ce titre celui de +gouvernante des enfans de France: aussitôt, la rage de toutes celles qui +désiraient cette place ne lui laissa plus de repos; mille calomnies +atroces furent lancées sur elle. Il m'est arrivé souvent d'entendre +discourir les personnes de la cour qui lui étaient opposées, et j'avoue +que je m'indignais d'une méchanceté si noire et si persévérante. + +Ce qu'aucun courtisan ne pouvait croire, quoique ce fût l'exacte vérité, +c'est que madame de Polignac n'avait point envié la place qu'elle +occupait: il se peut que sa famille se réjouit de l'y voir élevée; mais +elle-même n'avait cédé qu'à son respect pour le désir de la reine et aux +instances réitérées du roi; ce qu'elle ambitionnait avant tout, c'était +sa liberté, au point que la vie de la cour ne lui convenait nullement; +indolente, paresseuse, le repos aurait fait ses délices, et les devoirs +de sa place lui semblaient le plus lourd fardeau. Un jour que je faisais +son profil à Versailles, il ne se passait pas cinq minutes sans que +notre porte s'ouvrît; on venait lui demander ses ordres, et mille choses +qu'il fallait pour les enfans.--«Eh! bien, me dit-elle enfin d'un air, +accablé, tous les matins ce sont les mêmes demandes, je n'ai pas un +instant à moi jusqu'à l'heure du dîner, et le soir d'autres fatigues +m'attendent.» + +Au château de la Muette, dans lequel elle passa la belle saison, elle +jouissait d'un peu plus de liberté. Les enfans de France s'y plaisaient +extrêmement, et elle y donnait de petits bals sans prétention où l'on +s'amusait beaucoup. C'est là qu'elle est accouchée du comte Melchior de +Polignac, en même temps que sa fille accouchait du duc de Guiche actuel. + +Peu de temps avant la révolution, elle supplia le roi d'accepter sa +démission qu'il ne voulut pas recevoir; toutefois, sa santé l'obligeant +à se soigner, elle obtint d'aller prendre des bains renommés en +Angleterre, et elle partit, dans la ferme intention de quitter sa place +à son retour; mais j'ai su positivement que le roi, effrayé du chagrin +qu'allait éprouver la reine, se mit à ses genoux pour obtenir qu'elle +restât gouvernante des enfans de France. On sent bien qu'une faveur +aussi éclatante, aussi soutenue, excitait la fureur des envieux. Un +redoublement de haine s'éleva contre la favorite; il servit +merveilleusement la révolution qui s'avançait, et qui vint bientôt +frapper et les Polignac et leurs ennemis. + + + + +LE PRINCE DE LIGNE + + +C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne; +mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous +nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand +nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis +de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques +autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il +s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous +séparions jamais qu'avec peine. + +Madame de Staël a dit du prince de Ligne: «Il est peut-être le seul +étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être +imitateur!» Et dans un autre endroit: «Les hommes, les choses et les +événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans +vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du +naturel!» Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle +en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit +du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si +justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour +courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la +moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières +conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme +ordinaire. + +Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le +maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de +son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu +d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son +coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la +fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses +profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et +l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à +l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême +générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans +qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne, +en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre +que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait +en Flandre (en Belgique), et il nous parut très peu affecté de cette +nouvelle: «Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui +donc paiera mes dettes?» + +Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait +profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme, +plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne; +le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit +à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre. + +Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne, +dont le style, ce _style parlé_, comme dit madame de Staël, offre un +charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont +celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en +Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si +souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il +écrivit de _Parthenizza_: cette lettre est remplie d'idées à la fois si +spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame +du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu +cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore. + + + + +LA COMTESSE D'HOUTETOT. + + +J'ai connu la comtesse d'Houtetot long-temps avant la révolution; elle +s'entourait alors de tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes d'esprit et +d'artistes célèbres. Comme j'avais un grand désir de la voir, madame de +Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois, +où madame d'Houtetot avait une maison, et me fit inviter à passer la +journée. Je savais qu'elle n'était point jolie, mais d'après la passion +qu'elle avait inspirée à J.-J. Rousseau, je pensai au moins lui trouver +un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide, +qu'aussitôt son roman s'effaça de mon imagination; elle louchait d'une +telle manière, qu'il était impossible lorsqu'elle vous parlait de +deviner si c'était à vous que s'adressaient ses paroles; à dîner, je +croyais toujours qu'elle offrait à une autre personne ce qu'elle +m'offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que +son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d'Houtetot +était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la +connaissaient, et comme je l'ai toujours trouvée digne d'inspirer les +sentimens les plus tendres, j'ai fini par croire après tout, qu'elle a +pu inspirer l'amour. + + + + +LE MARÉCHAL DE BIRON, LE MARÉCHAL DE BRISSAC. + + +La figure, la taille, la contenance de ces deux vieux soutiens de la +monarchie française, sont si bien restées dans ma mémoire, +qu'aujourd'hui je pourrais les peindre tous deux de souvenir. + +Ayant entendu parler du superbe jardin de l'hôtel de Biron, que l'on +disait rempli des fleurs les plus rares, je fis demander au maréchal la +permission de m'y promener: il me l'accorda, et je me rendis un matin +chez lui avec mon frère. Malgré son grand âge (il avait, je crois, +quatre-vingt-quatre ans) et ses infirmités, le maréchal de Biron, +marchant avec peine, vint au-devant de moi: il descendit son large +perron pour me donner la main quand je sortis de ma voiture, puis +s'excusa beaucoup de ne pouvoir me faire les honneurs de son jardin. Ma +promenade finie, je revins au salon, où le maréchal me retint longtemps; +il causait avec grâce et facilité, parlant du temps passé de manière à +m'intéresser beaucoup. Quand je retournai à ma voiture, il voulut +absolument me donner la main jusqu'au bas de son perron, et le corps +droit, la tête nue, il attendit pour rentrer dans la maison qu'il m'eût +vue partir; cette galanterie dans un homme plus qu'octogénaire me parut +charmante. + +Le maréchal de Biron est mort en 1788[28]; il n'eut pas la douleur +d'être témoin de la défection des gardes françaises: il avait établi +dans ce corps une discipline extrêmement sévère, que le duc du Châtelet, +qui lui succéda, venait de relâcher beaucoup trop quand la révolution +arriva. + +Pour le maréchal de Brissac, je ne l'ai vu qu'aux Tuileries, où il se +promenait très souvent: il paraissait bien âgé, mais il se tenait fort +droit, et marchait encore comme un jeune homme; son costume le faisait +remarquer; car il portait toujours ses cheveux nattés, qui formaient +deux queues tombant derrière la tête, l'habit long, très ample, avec une +ceinture au bas de la taille, et des bas à coins brodés en or roulés sur +ses genoux; une toilette aussi antique ne lui donnait rien de grotesque, +il avait l'air extrêmement noble, et l'on croyait voir un courtisan +sortant des salons de Louis XIV. + + + + +MONSIEUR DE TALLEYRAND. + + +Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord; +son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut +boîteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à +bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus +des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de +luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour +le convaincre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je +pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de +Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup +d'autres personnes. + +Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai +revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte +de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors +il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le +portrait avant la révolution; c'est d'elle qu'on raconte une aventure +assez plaisante: M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait +d'accompagner Bonaparte en Égypte, engagea sa femme à lire quelques +pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût +adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son +bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une +assez grande partie des aventures de Robinson-Crusoé; à table, la voilà +qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: «Ah! monsieur, avec +quel plaisir je viens de lire votre voyage! qu'il est intéressant, +surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi!» Dieu sait à ces mots +quelle figure, a dû faire Denon, et surtout M. de Talleyrand? Ce petit +fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est +incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu +d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour +deux. + + + + +LE DOCTEUR FRANKLIN. + + +Je vis pour la première fois le docteur Franklin lorsque je faisais le +portrait de Monsieur, depuis Louis XVIII; il venait avec les autres +ambassadeurs faire sa visite de cour; je fus frappée de son extrême +simplicité: il était vêtu d'un habit gris tout uni, ses cheveux plats, +sans poudre, tombaient sur ses épaules, et si ce n'eût été son noble +visage, je l'aurais pris pour un gros fermier, tant il faisait contraste +avec les autres diplomates, qui tous étaient poudrés, en grande tenue, +et chamarrés d'or et de cordons. + +Nul homme à Paris n'était plus à la mode, plus recherché que le docteur +Franklin; la foule courait après lui dans les promenades et les lieux +publics; les chapeaux, les cannes, les tabatières, tout était _à la +Franklin_, et l'on regardait comme une bonne fortune d'être invité à un +dîner où se trouvait ce célèbre personnage. Je puis dire toutefois qu'il +ne suffisait pas de se rencontrer avec lui, fût-ce même très +fréquemment, pour satisfaire la curiosité qu'il excitait; je l'ai +beaucoup vu chez madame Brion, qui habitait constamment Passy; Franklin +passait là toutes ses soirées; madame Brion et ses deux filles faisaient +de la musique, qu'il semblait écouter avec plaisir, mais dans les +intervalles des morceaux, je ne lui ai jamais entendu dire un seul mot, +et j'étais tentée de croire que le docteur était voué au silence. + + + + +LE PRINCE DE NASSAU. + + +Je n'étais pas encore mariée quand le prince de Nassau, qui était jeune +alors, me fut présenté par l'abbé Giroux: il me demanda son portrait, +que je fis en pied, d'une très petite dimension et à l'huile. Le prince +de Nassau, surnommé l'invulnérable par le prince de Ligne, était déjà +connu par des actions d'éclat tellement héroïques, qu'on pourrait les +croire fabuleuses; sa vie entière offre une suite d'aventures, toutes +plus surprenantes les unes que les autres: il avait à peu près vingt ans +lorsqu'il suivit Bougainville dans le voyage autour du monde, et +s'enfonça dans les déserts, où l'intrépidité qu'il déploya lui valut le +surnom de _dompteur de monstres_; depuis, vainqueur, sur mer, vainqueur +sur terre, il s'est, je crois, battu contre toutes les nations du globe; +toujours guerroyant, toujours en activité, il a couru le monde d'une +extrémité à l'autre; aussi disait-on qu'il fallait lui adresser ses +lettres sur les grands chemins. + +Rien dans la figure et dans tout l'aspect du prince de Nassau +n'annonçait le héros d'une histoire aventureuse: il était grand, bien +fait, avait des traits réguliers avec une grande fraîcheur de carnation; +mais l'extrême douceur et le calme habituel de sa physionomie ne +laissaient présumer ni tant de hauts faits, ni cette valeur intrépide +qui le signalait entre tous; à Vienne, où je l'ai retrouvé pendant +l'émigration, j'avais mené ma fille, âgée de neuf ans alors, chez +Casanova, qui dans plusieurs tableaux avait représenté le prince de +Nassau terrassant des tigres, des lions, etc.; peu de temps après, nous +nous trouvions un soir chez la princesse de Lorraine, on annonça le +prince de Nassau; ma fille, qui s'attendait à contempler un homme +féroce, me dit tout bas:--Comment! est-ce là celui dont j'ai tant +entendu parler? il a l'air doux et timide comme une demoiselle qui sort +du couvent. + + + + +MONSIEUR DE LA FAYETTE. + + +Peu avant la révolution, je reçus la visite de M. de La Fayette; il vint +chez moi uniquement pour voir le portrait que je faisais alors de la +jolie madame de Simiane, à laquelle, dit-on, il rendait des soins; +depuis je ne l'ai pas même rencontré, et bien certainement nous aurions +eu de la peine à nous reconnaître, car j'étais jeune lors de cette +visite, et il l'était aussi, quoique ce fût après son voyage en +Amérique. Sa figure me parut agréable; son ton, ses manières, avaient +beaucoup de noblesse, et n'annonçaient pas le moins du monde des goûts +révolutionnaires. + + + + +MADAME DE LA REYNIÈRE. + + +Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et +passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir +rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de +Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais +très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus +riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle +éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande +et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était +rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait +toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le +souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre, +qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La +Reynière: _Elle reçoit fort bien_, répondit-il, _mais je la crois +attaquée de noblesse_. + +Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à +vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en +ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait +de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens +occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il +avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans +ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je +suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se +réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses +forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance +humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris +sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du +tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive +impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever +cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la +Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on +dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de +laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La +Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme, +quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle +frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque +mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose; +toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point +sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur. + +La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus +distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les +hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi, +auteur d'_Anacharsis_, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si +spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le +comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des +Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient +habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai +fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie +que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès +le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de +Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone. +Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette +époque, ambassadeur en Russie. + +Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La +Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et +c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes, +qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire +comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle +aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de +personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je +parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout +celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit +forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les +femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient +chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous +prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous +recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille +de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son +esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que +je copie ici, parce qu'elle est peu connue: + + Sur l'air: _Sentir avec ardeur flamme discrète._ + + Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire, + Les longs propos sont sots. + Il faut savoir lire + Avant que d'écrire, + Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire. + Les longs propos sont sots. + Il ne faut pas toujours parler, + Citer, + Dater, + Mais écouter; + Il faut savoir trancher l'emploi, + Du moi, + Du moi, + Voici pourquoi: + Il est tyrannique, + Trop académique; + L'ennui, l'ennui + Marche avec lui. + Je me conduis toujours ainsi + Ici; + Aussi + J'ai réussi. + +Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait +un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et +qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il +s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom +de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout +court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel, +et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la +cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait +la pauvre femme au supplice. + +Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se +montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne +posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de +cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur +démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où +l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé +derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui +cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme +commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et +finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil. +Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot; +mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui +s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa +poche:--Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé +faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le +ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne +m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma +coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous +couperons demain la gorge ensemble.--Monsieur, répondit l'inconnu en +riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant +que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le +petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi +tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde. + + + + +DAVID. + + +Je recherchais avec empressement la société de tous les artistes +renommés, et principalement celle des artistes qui se distinguaient dans +mon art. David venait donc assez fréquemment chez moi, quand tout à coup +il n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus devoir lui +adresser quelques reproches aimables à ce sujet.--Je n'aime pas, me +dit-il, à me trouver avec des domestiques de condition.--Comment? +répondis-je: avez-vous pu remarquer que je traite les personnes de la +cour mieux que d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout +le monde avec les mêmes égards? Et comme il insistait d'un air +humoriste:--Ah! dis-je en riant, je crois que vous avez de l'orgueil, +que vous souffrez de n'être pas duc ou marquis. Pour moi, à qui les +titres sont parfaitement indifférens, je reçois avec plaisir tous les +gens aimables. + +Depuis lors David n'est point revenu chez moi. Il fit même rejaillir sur +ma personne la haine qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve +en est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit +contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué d'inscrire +toutes les infâmes calomnies dont j'avais été l'objet. Ce livre restait +constamment dans son atelier sur un tabouret, toujours ouvert, +précisément à la page où il était question de moi. Une pareille +méchanceté était si noire et si puérile à la fois, que je n'y aurais +point ajouté croyance, si je n'en eusse été instruite par M. de +Fitzjames, le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma +connaissance qui tous avaient remarqué le fait, et même à plusieurs +reprises. + +Il faut dire toutefois que David aimait tellement son art, qu'aucune +haine ne l'empêchait de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir. +Après que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le portrait de +Paësiello, que je venais de faire à Naples. On le plaça au salon en +pendant d'un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu +satisfait. S'étant approché de mon tableau, il le regarda long-temps, +puis se retournant vers quelques-uns de ses élèves et d'autres personnes +qui l'environnaient:--On croirait, dit-il, mon portrait fait par une +femme et le Paësiello par un homme. C'est de M. Lebrun, qui était +témoin, que je tiens ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en +toute occasion David ne me refusait point ses éloges. + +Il est bien vraisemblable que des louanges aussi flatteuses sur mon +talent m'auraient fait oublier tôt ou tard les attaques de David contre +ma personne; mais ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce +conduite qu'il a tenue pendant la terreur; ce sont les persécutions +exercées lâchement par lui contre un grand nombre d'artistes, entre +autres contre Robert le paysagiste qu'il fit arrêter et traiter dans la +prison avec une sévérité qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été +impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus rentrée +en France, un de nos plus célèbres peintres étant venu chez moi, me dit +dans la conversation que David avait un vif désir de me revoir. Je ne +répondis pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement +d'esprit, il comprit que mon silence n'était point celui auquel on peut +appliquer le proverbe: _qui ne dit rien consent_. + + + + +M. DE BEAUJON. + + +M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il +destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui +porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on +appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné +millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul, +assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il +avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se +servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat +d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de +trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise, +et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de +Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames, +toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans +le monde les _berceuses_ de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres +chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et +payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles +accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul. + +M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant +jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de +son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à +mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à +finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le +portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de +placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été +instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment +d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du +temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte +que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre +revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point +que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le +plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre +cinq minutes. + +Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter +son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence: +aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout +était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon +renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable, +tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent +mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands +et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait; +d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient +meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était +charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en +belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien +vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du +premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre +entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une +énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit +dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de +l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le +parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une +énorme quantité de fleurs et d'arbres verts. + +Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans +donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler +une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais, +jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit +demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé +dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que +je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le +conduisait:--Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente +chère?--Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met +jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais +passant alors dans le premier salon:--Voilà du moins ce qui doit réjouir +ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.--Hélas! monsieur, mon +maître est presque aveugle.--Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second +salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne +musique.--Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on +fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir +quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se +déployait sous ses fenêtres:--Mais enfin, votre maître peut jouir du +plaisir de la promenade.--Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce +moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se +trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:--Enfin voilà plus +d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le +domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et +n'ajouta rien de plus. + +M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M. +de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste, +et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui +les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et +la matière. + +M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses +opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse +il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il +dépensait en bonnes oeuvres une grande partie de son immense fortune; +jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du +faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un +bienfaiteur de l'humanité. + + + + +M. BOUTIN. + + +Un autre financier immensément riche et tout aussi bienfaisant que M. de +Beaujon était M. Boutin pour qui j'avais beaucoup d'amitié. M. Boutin +n'était plus jeune quand je fis connaissance avec lui; il était petit et +boiteux, gai, spirituel, et d'un caractère si affable, si bon, que l'on +s'attachait véritablement à lui dès qu'on le voyait un peu intimement. +Comme il possédait une très grande fortune, il recevait souvent et avec +une extrême noblesse ses nombreux amis, sans que cela portât en rien +préjudice aux secours qu'il accordait à tant de pauvres dont il était +l'appui. M. Boutin faisait les honneurs de chez lui avec une grâce +parfaite: j'ai pu en juger souvent; car il avait arrangé pour moi, +disait-il, un dîner du jeudi, où se trouvaient tous mes intimes: +Brongniart, Robert et sa femme, Lebrun le poète, l'abbé Delille, le +comte de Vaudreuil, qui ne manquait jamais cette réunion quand il se +trouvait à Paris le jeudi, etc., etc. Nous étions au plus douze +personnes à table, et ces dîners étaient si amusans qu'ils me faisaient +fausser une fois par semaine la parole que je m'étais donnée de ne +jamais dîner hors de chez moi. Ils avaient lieu dans cette charmante +maison de M. Boutin, placée sur la hauteur du magnifique jardin qu'il +avait nommé Tivoli: à cette époque la rue de Clichy n'était point encore +bâtie, et quand on se trouvait là, au milieu d'arbres superbes qui +formaient de belles et grandes allées, on pouvait se croire tout à fait +à la campagne, je puis même dire que cette belle habitation me semblait +un peu trop isolée; j'aurais eu peur d'y aller le soir et je conseillais +souvent à M. Boutin de ne jamais revenir seul. + +Lorsque j'eus quitté la France, mon frère m'écrivit que M. Boutin avait +continué ses dîners du jeudi en souvenir de moi; que l'on y buvait à ma +santé, ainsi qu'à celle de M. de Vaudreuil, qui avait émigré alors. Pour +son malheur M. Boutin pensa comme M. de Laborde, qui me disait dans une +lettre que je reçus de lui à Rome: «Je reste en France; je suis +tranquille. Comme je n'ai jamais fait de mal à personne...!» Hélas! lui +aussi, ce bon et aimable M. Boutin n'avait jamais fait de mal à +personne: tous deux n'en sont pas moins tombés sous la hache +révolutionnaire; car tous deux étaient riches, et l'on voulait leurs +biens. Je ne puis exprimer la douleur que me fit éprouver cette +nouvelle; M. Boutin était un de ces hommes que je regretterai toute ma +vie. + +Le gouvernement s'empara de tout ce qu'il possédait. Son beau parc fut +totalement détruit, à l'exception d'une petite partie dont on fit une +promenade à la mode sous le nom de Tivoli, et dans laquelle se donnent, +dit-on, de fort belles fêtes que je n'ai jamais vues; car on pense bien +qu'à mon retour en France je n'ai pas eu le courage de retourner dans ce +triste lieu. + + + + +M. DE SAINTE-JAMES. + + +M. de Sainte-James était fermier-général, puissamment riche, et vraiment +financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne +grandeur, gros et gras, au visage très coloré de cette fraîcheur qu'on +peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est +heureux. M. de Sainte-James tenait un état de maison de la plus grande +opulence; il habitait un des beaux hôtels de la place Vendôme, et +donnait là de très grands et bons dîners, où il réunissait trente ou +quarante personnes pour le moins. N'ayant pu refuser d'y aller une fois, +je regrettai beaucoup de n'être ni gourmande ni friande; car sous ces +deux rapports j'aurais été complètement satisfaite, tandis que cette +société si nombreuse ne me sembla pas, à beaucoup près, aussi aimable +que celle qu'on trouvait chez ce bon M. Boutin. M. de Sainte-James +recevait son monde avec plus de bonhomie que de grâces. Après le dîner +on passait dans un superbe salon, entièrement garni de glaces; mais tout +cela ne faisait point que tant de personnes réunies, qui ne se +connaissaient pas, pussent causer ensemble avec cette espèce de +confiance et d'intimité qui fait le charme des conversations. + +Plus tard, lorsque M. de Sainte-James eut arrangé sa maison et son +magnifique jardin de Neuilly, ce qu'on a toujours appelé _la folie +Sainte-James_, il m'engagea à venir y dîner avec quelques-uns de mes +amis. Cette journée fut agréable, il nous promena dans ce beau parc, qui +venait de coûter des trésors. Entre autres folles dépenses, on avait +construit un rocher factice, dont les énormes pierres, apportées de fort +loin sans doute, et à bien grands frais, avaient l'air de n'être que +suspendues. J'avoue que je le traversai très rapidement, tant ces voûtes +immenses me paraissaient peu solides. + +C'est dans cette superbe habitation que M. de Sainte-James se plaisait à +donner de véritables fêtes. Je m'y rendis un jour pour y voir jouer la +comédie. Tant de personnes étaient invitées et parcouraient le jardin +avant et après le spectacle, qu'on se croyait dans une promenade +publique. + +Il faut croire que la révolution n'est point arrivée à temps pour punir +M. de Sainte-James d'avoir étalé tant de magnificence, car je n'ai +jamais entendu dire, ni dans l'étranger, ni depuis mon retour en France, +qu'il ait été guillotiné. Une mort naturelle l'aura soustrait au sort +affreux de M. de Laborde et de M. Boutin. + + + + +LA COMTESSE D'ANGEVILLIERS. + + +Madame d'Angevilliers était ce qu'on appelle un bel esprit. Elle en +avait déjà la réputation lorsqu'elle était madame Marchais. Tous les +hommes de lettres, et même les savans, composaient alors sa société. Le +comte d'Angevilliers, qu'elle recevait souvent, en devint amoureux et +l'épousa. Elle avait un tel ascendant sur lui qu'il ne parlait point en +sa présence, quoiqu'il eût de l'esprit, du goût et des connaissances +qu'on pouvait apprécier aisément partout où n'était pas sa femme. + +Il me serait impossible de dire si madame d'Angevilliers était laide ou +jolie; je l'ai cependant vue nombre de fois, et j'ai souvent été placée +à table à côté d'elle. Mais elle avait toujours la figure cachée sous un +voile, qu'elle n'ôtait pas même pour dîner. Ce voile couvrait, ainsi que +son visage, un énorme bouquet de branches d'arbres verts, qu'elle +portait constamment à son côté. Je ne concevais pas comment elle pouvait +_s'enfermer_ ainsi avec ce bouquet sans prendre mal à la tête: mais plus +tard, quand je suis entrée dans sa chambre à coucher, j'ai été encore +plus surprise de voir cette chambre garnie de gradins toujours couverts +d'arbres verts de toute espèce, que l'on n'ôtait pas même la nuit. + +Madame d'Angevilliers était aussi polie qu'on pouvait l'être, mais si +étrangement complimenteuse, qu'on lui en voulait quelquefois de rendre +la politesse ridicule. Un jour que M. d'Angevilliers avait engagé à +dîner plusieurs artistes de l'Académie de peinture, Vestier y vint. +Vestier était fort bon peintre de portraits et venait d'exposer au salon +un tableau de famille très bien composé et très harmonieux qu'on avait +beaucoup remarqué. Mais il pouvait avoir au moins cinquante ans, il +était maigre, pâle et prodigieusement laid. Madame d'Angevilliers, qui +désirait lui adresser quelques mots flatteurs, lui dit tout haut:--_En +vérité, Monsieur, je vous trouve embelli_. Le pauvre Vestier devint +rouge comme un coq, il regardait à droite et à gauche pour voir si ces +paroles ne s'adressaient pas à quelque autre qu'à lui, en sorte que le +fou rire me prit. + +C'est chez madame d'Angevilliers que j'ai dîné pour la première fois +avec le marquis de Bièvre, qui est devenu célèbre comme faiseur de +calembourgs. J'eus du malheur, car le jour dont je parle il n'en fit +aucun; mais on m'en apprit un fort joli qu'il avait adressé à la reine. +Sa Majesté lui demandant un calembourg, M. de Bièvre, s'étant incliné, +s'aperçut que la reine avait des souliers verts:--Les désirs de Votre +Majesté sont des ordres, dit-il aussitôt, l'univers est à ses pieds. + + + + +GINGUENÉ. + + +Ginguené m'avait été présenté par Lebrun le poète comme son ami intime, +en sorte qu'il venait quelquefois à mes soirées, quoiqu'il ne me plût +sous aucuns rapports. Je lui trouvais un esprit sec, sans charme et sans +gaieté; il n'était pas en harmonie avec ma société, et ses oeuvres +m'étaient tout aussi antipathiques que sa conversation. En 1789, il nous +lut une ode qu'il venait de faire pour M. Necker. Cette ode pouvait +passer pour le programme de 1793, il y parlait de victimes, et soutenait +qu'on ne pouvait régénérer la France sans répandre du sang. Des opinions +aussi atroces me faisaient frissonner. Le comte de Vaudreuil, qui était +présent, ne dit rien, mais nous nous regardâmes, et je vis bien qu'ainsi +que moi il devinait l'homme. + +Ginguené ne quittait guère son ami Lebrun Pindare. Sitôt après la mort +de celui-ci, il alla trouver madame Lebrun (qui par parenthèse avait été +cuisinière), et lui demanda les manuscrits de Lebrun, dont il désirait +se faire éditeur. Madame Lebrun les lui remit tous. En les feuilletant +pour les mettre en ordre, Ginguené fut un peu saisi de trouver plus de +cent épigrammes faites contre lui-même; quelques-unes étaient atroces. +On conçoit que l'éditeur les mit toutes de côté; mais je l'ai toujours +soupçonné de s'être vengé en faisant imprimer trop de choses faibles et +inutiles dans les oeuvres de Lebrun, ce qui nuit beaucoup à un recueil +qui pouvait être excellent. + +Tout le monde sait que, la révolution venue, Ginguené s'y jeta à corps +perdu, et qu'il témoignait hautement son regret de n'avoir pas été à +même de voter la mort de Louis XVI. + + + + +VIGÉE. + + +Mon frère était un de ces hommes faits pour se voir très recherchés dans +la société. Il avait un excellent ton, ayant fréquenté fort jeune la +bonne compagnie, de l'esprit, de l'instruction; il faisait de très jolis +vers avec une extrême facilité, et jouait la comédie mieux que beaucoup +d'acteurs. Il contribuait infiniment au charme et à la gaieté de toutes +nos réunions; peut-être même l'empressement que mettait le monde à le +rechercher a-t-il nui à sa carrière littéraire, car nous lui prenions +beaucoup de temps. Il lui en resta assez néanmoins pour se distinguer +comme homme de lettres. Outre le cours de littérature qu'il fit à +l'Athénée avec un grand succès, quoiqu'il succédât au cours que venait +d'y faire La Harpe, Vigée a laissé un volume de poésies légères et +plusieurs comédies écrites en vers, dont deux, _les Aveux difficiles_ et +_l'Entrevue_ sont restées fort long-temps au répertoire du +Théâtre-Français. Je suis même surprise qu'on ne les donne plus, surtout +_l'Entrevue_, charmante petite pièce, que mademoiselle Contat et Molé +jouaient admirablement. + +Mon frère, jeune encore, épousa la fille aînée de M. de Rivière, chargé +d'affaires de Saxe: c'était une femme charmante, pleine de vertus et de +talens, si excellente musicienne, et douée d'une si belle voix, qu'elle +a chanté chez moi avec madame Todi, sans que la comparaison lui fût +défavorable. + +Mon frère et mademoiselle de Rivière n'ont laissé de leur mariage qu'un +seul enfant, ma nièce, ma bien-aimée nièce, celle qui m'a rendu une +fille depuis, hélas! que j'ai perdu la mienne. + + + + +LE MARQUIS DE RIVIÈRE. + + +Jamais je ne pense à ce brave sans songer aux anciens preux; tout en lui +était chevaleresque; il a cent fois affronté la mort, et la mort la plus +horrible, avec un courage, un sang-froid, une persévérance inimaginable, +pour servir le prince auquel il avait consacré sa vie; et ce dévouement +si complet, si constant, ne prenait sa source dans aucune ambition, mais +dans l'amitié la plus vive, dans une amitié bien rare même entre +particuliers. Cette affection du marquis de Rivière pour M. le comte +d'Artois dominait en lui tout autre sentiment; elle a pu le conduire à +l'exil, à la pauvreté, dans les cachots, sans qu'il crût lui faire trop +de sacrifices. «Je n'ai plus rien, me disait-il un jour à Londres; mais, +ajouta-t-il en mettant la main sur son coeur, où était toujours placé le +portrait de son prince chéri, la dernière goutte du sang qui coule là +est pour lui. Peut-être le sort m'a-t-il préservé si souvent parce que +je dois lui être utile. Je serais bien heureux alors d'avoir échappé +tant de fois à la mort.» + +C'est par suite d'un désir si louable qu'on a toujours vu M. de Rivière +se charger des missions les plus importantes et souvent les plus +dangereuses. Le repos lui était devenu étranger, ne lui semblait plus +nécessaire; il partait pour Vienne, pour Berlin, pour Pétersbourg, etc., +portant aux rois qui restaient encore sur leurs trônes les demandes d'un +roi tombé du sien. Il courait jour et nuit sans s'arrêter, quelquefois +sans prendre de nourriture, et remplissait sa mission avec tant de +noblesse et d'habileté, qu'il emportait l'estime et la considération de +tous les souverains et de tous les diplomates de l'Europe. Ces voyages +répétés d'une manière vraiment fabuleuse n'avaient rien de dangereux, à +part l'extrême fatigue qu'ils lui causaient; mais combien de fois ne +s'est-il pas introduit en France, sur cette terre qu'il ne pouvait +toucher qu'au risque de sa tête? Dans les nombreuses courses qu'il +faisait à Paris pendant le temps de la terreur, combien de fois son +zèle, son activité, lui ont-ils fait affronter la mort? Dieu semblait le +protéger. Un jour, sur le point de débarquer en Bretagne, il trouve la +côte garnie de soldats; à l'instant il saute du canot dans la mer, +plonge, et reste sous l'eau jusqu'au moment où, la côte devenue libre, +il lui est possible de gagner la terre. Il entrait à Paris et il en +sortait tantôt déguisé en marchand d'allumettes, tantôt sous tout autre +déguisement du même genre. Il s'y tenait caché le jour chez un brave +homme qui l'avait servi autrefois et lui était entièrement dévoué; il ne +pouvait agir que la nuit en s'exposant encore aux plus grands périls; +fallait-il repartir, il ne parvenait souvent à se soustraire aux +poursuites qu'il excitait qu'en sautant des ravins profonds, en +traversant rapidement des rivières à la nage; souffrant la faim, la +soif, ne pouvant prendre aucun repos. C'est ainsi qu'il parvint toujours +à s'échapper jusqu'à la triste affaire de Georges. Je me souviens que, +peu de temps avant cette fatale entreprise, je me trouvais à Londres +avec lui dans une maison où se trouvait aussi Pichegru. M. de Rivière, +qui prétendait que j'étais excellente physionomiste, s'approcha de moi +et me montrant le général français: «Observez cet homme, me dit-il, +croyez-vous qu'on puisse s'y fier, qu'il ne trahira pas?» On pense bien +que j'ignorais complètement de quelle affaire il s'agissait; mais je +regardai Pichegru et je répondis sans hésiter:--«On peut s'y fier; la +franchise me paraît siéger sur ce front-là.» Pichegru ne trahit point en +effet, on sait trop qu'il est mort la première victime de cette +malheureuse tentative. Le sort de M. de Rivière ne fut pas aussi +affreux, quoique sa prison ait été bien longue et bien cruelle; car il +m'a raconté à mon retour en France que le premier cachot où il fut mis +était plein d'une eau stagnante qui lui venait jusqu'à la cheville. Si +l'on joint à cette situation l'idée que cette prison ne s'ouvrirait +peut-être jamais pour lui, et la douleur de vivre loin de son prince +bien-aimé, loin de tous ses amis, on juge de ce qu'il a dû souffrir. +C'est à cette époque de malheur que M. de Rivière devint dévot, et qu'il +puisa dans la religion la force qui lui était nécessaire pour supporter +tant de peines et tant de privations. + +Après être resté plusieurs années en prison, il en sortit enfin sur sa +parole d'honneur de ne point quitter la France; car Bonaparte lui-même +savait ce qu'était la parole d'honneur de M. de Rivière, qui la respecta +scrupuleusement en effet, jusqu'au jour où il eut l'ineffable joie de +voir revenir les Bourbons. + +On sait que le roi le fit duc, qu'il fut envoyé à Constantinople comme +ambassadeur dans des circonstances difficiles, et qu'enfin Charles X +l'avait choisi pour gouverneur du duc de Bordeaux, quand une mort +prématurée vint l'enlever à son jeune élève, à son prince chéri, et l'on +peut dire à la France. + +Ayant appris à quel point Charles X ressentait douloureusement la perte +d'un tel ami, comme j'avais déjà fait de souvenir le portrait de +plusieurs personnes, j'essayai de faire ainsi celui de M. de Rivière; +j'eus le bonheur de réussir. Je portai aussitôt le portrait au roi, qui +le reçut avec une extrême sensibilité, et qui s'écria les larmes aux +yeux:--Ah! madame Lebrun, combien je vous suis obligé de votre heureuse +et touchante idée! J'étais plus que payée par ces paroles; mais je n'en +reçus pas moins le lendemain de Sa Majesté un superbe nécessaire en +vermeil, que je garderai toute ma vie. + +Le duc de Rivière était d'une taille moyenne, ni beau ni laid; on ne +pouvait remarquer dans sa figure qu'une extrême finesse de regard, qui, +jointe à une expression de franchise et de bonté, annonçait tout le +caractère de l'homme. Tel que je le dépeins, cependant, M. de Rivière a +toujours fait les conquêtes les plus brillantes. Il ne les devait point +à ses avantages extérieurs, mais bien aux qualités de son ame, +auxquelles il devait aussi tant d'amis, qui lui sont restés attachés +jusqu'à sa mort et ne perdront jamais son souvenir. Parmi plusieurs +beautés distinguées qui ont eu de l'amour pour lui, la dernière surtout +était bien certainement la plus jolie femme de la cour; elle l'a aimé +tant qu'elle a vécu, et M. de Rivière lui conservait un souvenir +touchant. Il portait habituellement sur son coeur, à côté du portrait de +M. le comte d'Artois, un portrait d'elle qu'il me montra à Londres. Il +ne commettait en cela aucune indiscrétion, sa liaison avec cette +charmante personne ayant été connue de tout le monde. De retour en +France, il se maria avec une femme qui l'adorait, et dont il a fait +constamment le bonheur. Il en a eu plusieurs enfans. + +M. de Rivière, outre son noble et beau caractère, avait beaucoup +d'esprit. On pourrait imprimer plusieurs de ses lettres comme modèle de +style, et dans la conversation le mot d'_à-propos_ ne lui manquait +jamais. Un jour, par exemple, déjeunant à Pétersbourg chez Suvarow, qui +avait pour lui de l'estime et de l'affection, ce général dit aux +officiers russes, en le désignant: «Allons, messieurs, buvons au plus +brave!--À votre santé, monsieur le maréchal,» répondit aussitôt M. de +Rivière. + +Sous le titre de Mémoires, M. le chevalier de Chazet a écrit la vie du +duc de Rivière. Tous les documens nécessaires lui avaient été fournis +pour qu'on ne pût contester la véracité de cet ouvrage, qui se lit avec +un vif intérêt et qui fait honneur au coeur comme au talent littéraire de +l'auteur. + + + + +M. DE BUFFON. + + +Je suis allée, en 1785, avec mon frère et M. le comte de Vaudreuil, +dîner chez cet homme si célèbre comme savant et comme écrivain. Buffon +était déjà fort vieux, puisqu'il est mort trois ans après, âgé de +quatre-vingt-un ans. Je fus d'abord frappée de la sévérité de sa +physionomie; mais dès qu'il se fut mis à causer avec nous, nous crûmes +voir s'opérer une métamorphose; car son visage s'anima au point qu'on +pouvait dire de lui avec toute vérité que le génie étincelait dans ses +yeux. Nous le quittâmes pour aller à table; lui resta dans son salon, ne +mangeant plus alors que des légumes. Son fils et sa jolie belle-fille +firent les honneurs du dîner, après lequel nous retournâmes au salon +pour y prendre le café. Une conversation s'étant établie, M. de Buffon +en fit presque tous les frais, et parut se plaire à la prolonger; il +nous récita de mémoire plusieurs fragmens de ses ouvrages, qui nous +charmèrent doublement par la chaleur et l'expression qu'y prêtait +l'accent du génie. Nous le quittâmes assez tard, avec un grand regret, +et j'étais tellement enthousiasmée de lui, que j'enviais beaucoup le +sort de son fils et de sa belle-fille, qui pouvaient tous les jours le +voir et l'entendre. + + + + +M. LE PELLETIER DE MORFONTAINE. + + +M. Le Pelletier de Morfontaine, qui a été longtemps prévôt des marchands +sous Louis XVI, avait de l'esprit, de l'instruction, de la bonhomie, un +ton parfait, et pourtant je n'ai connu personne plus chargé que lui de +ridicule. + +Il était assez grand, très maigre. À cinquante-cinq ans au moins qu'il +avait quand je l'ai connu, son visage était pâle et fané, il mettait +pour s'animer le teint une forte couche de rouge sur ses joues et jusque +sur son nez. La chose était évidente au point qu'il en convenait en nous +disant qu'il ferait peur s'il ne portait point de rouge. Cette figure +déjà assez comique était entourée d'une coiffure tellement étrange, +qu'en la voyant pour la première fois j'éclatai de rire. C'était une +immense perruque fiscale dont le toupet s'élevait en pointe comme un +pain de sucre, accompagné de longues boucles qui tombait sur les +épaules; le tout poudré à blanc. Ce n'est pas tout; M. Le Pelletier +avait de fatales infirmités qu'il ne devait pas à son âge avancé, mais à +une malheureuse nature: il était obligé de tenir sans cesse dans sa +bouche des pastilles odorantes et de se garder de parler aux gens de +près. Il prenait plusieurs bains de pieds dans le jour, il en prenait +même la nuit et portait constamment deux paires de souliers à doubles +semelles. Tant de précautions n'empêchaient point qu'il ne fût +impossible de tenir près de lui dans une voiture fermée; j'en ai fait +une fois la triste expérience, ainsi que ma belle-soeur, en revenant de +Morfontaine. Eh bien! tel que le voilà, M. Le Pelletier avait les plus +grandes prétentions auprès des femmes, et se croyait l'homme du monde le +plus dangereux pour elles. Il parlait sans cesse de ses amours, de ses +succès, de ses conquêtes, ce qui prêtait beaucoup à rire. + +Le chevalier de Coigny m'a raconté qu'étant allé un matin voir M. Le +Pelletier, il le trouva étendu sur une chaise longue, près d'une table +couverte de fioles, de médicamens, de sachets, etc., et si pâle, car il +n'avait pas encore mis son rouge, qu'en entrant dans sa chambre, M. de +Coigny le crut mourant.--Ah! mon cher chevalier, dit-il aussitôt, que je +suis ravi de vous voir! Vous allez me donner vos bons avis sur une chose +qui m'occupe beaucoup. Il faut que vous sachiez que je viens de rompre +toutes mes liaisons; je suis libre, absolument libre, et vous qui +connaissez les plus jolies femmes de la cour, vous allez me dire à +laquelle vous me conseillez d'adresser mes soins. Le chevalier de Coigny +était peut-être de notre société celui qui s'amusait le plus des +ridicules de M. Le Pelletier; on juge s'il saisit l'occasion. Il se mit +à passer en revue avec lui les femmes les plus remarquables par leur +beauté; mais à toutes M. Le Pelletier trouvait quelque défaut qui le +repoussait. Cette scène dura long-temps:--Ma foi, mon cher, dit enfin le +chevalier en éclatant de rire, puisque vous êtes si difficile, je vous +conseille d'imiter le beau Narcisse et de devenir amoureux de vous-même. + +C'est sous la prévôté de M. Le Pelletier de Morfontaine que le pont de +la place Louis XV fut bâti, et à cette occasion, le roi lui donna le +cordon bleu, que l'on pouvait obtenir par charge, lorsqu'on ne faisait +point partie de la haute noblesse. Ce cordon bleu lui tourna tellement +la tête qu'il le portait toujours; je serais tentée de croire qu'il le +mettait dès le matin sur sa robe de chambre. Un jour je l'aperçus +grimpant sur les rochers qui bordent le lac de Morfontaine, et costumé +selon son ordinaire comme s'il allait partir pour Versailles. Je lui +criai d'en bas, où je me promenais, plongée dans mes rêveries +champêtres, que son cordon bleu était tout-à-fait ridicule au milieu de +cette belle nature. Il ne m'en voulut pas un instant de lui avoir ainsi +fait sentir son travers; car après tout il faut dire que ce pauvre M. Le +Pelletier était le meilleur homme du monde. + + + + +VOLTAIRE. + + +J'étais à la Comédie-Française le jour que Voltaire vint y voir +représenter sa tragédie d'_Irène_. De ma vie je n'ai assisté à un pareil +triomphe. Quand le grand homme entra dans sa loge, les cris, les +applaudissemens furent tels que je crus que la salle allait s'effondrer. +Il en fut de même au moment où on lui plaça la couronne sur la tête, et +le célèbre vieillard était si maigre, si chétif, que d'aussi vives +émotions me faisaient trembler pour lui. Quant à la pièce, on n'en +écouta pas un mot, et cependant Voltaire put quitter la salle persuadé +qu'_Irène_ était son meilleur ouvrage. + +J'avais une extrême envie d'aller le voir à l'hôtel de M. de Villette +chez qui il logeait; mais ayant entendu dire que tout flatté qu'il était +des visites sans nombre qui lui étaient faites, il en éprouvait une +grande fatigue, je renonçai à mon projet. Je puis donc dire n'avoir été +chez lui qu'en peinture, et voici comment. Hall, le plus habile peintre +en miniature de cette époque, venait de finir mon portrait. Ce portrait +était extrêmement ressemblant, et Hall étant allé voir Voltaire, le lui +montra. Le célèbre vieillard, après l'avoir regardé long-temps, le baisa +à plusieurs reprises. J'avoue que je fus très flattée d'avoir reçu une +pareille faveur, et que je sus fort bon gré à Hall d'être venu me +l'affirmer. + + + + +LE PRINCE HENRI DE PRUSSE. + + +Lorsque la comtesse de Sabran me présenta chez elle au frère du grand +Frédéric, je voyais ce prince pour la première fois, et je ne saurais +dire combien je le trouvai laid. Il pouvait avoir à peu près +cinquante-cinq ans à cette époque, le roi de Prusse étant de beaucoup +son aîné. Il était petit, mince, et sa taille, quoiqu'il se tînt fort +droit, n'avait aucune noblesse. Il avait conservé un accent allemand +très marqué, et grasseyait excessivement. Quant à la laideur de son +visage, elle était au premier abord tout-à-fait repoussante. Cependant +avec deux gros yeux dont l'un regardait à droite et l'autre à gauche, +son regard n'en avait pas moins je ne sais quelle douceur, qu'on +remarquait aussi dans le son de sa voix, et lorsqu'on l'écoutait, ses +paroles étant toujours d'une obligeance extrême: on s'accoutumait à le +voir. + +Sa valeur guerrière est assez connue pour qu'il soit inutile d'en +parler; on sait qu'il aimait la gloire en digne frère de Frédéric; mais +ce qu'il faut dire, c'est qu'il était aussi sensible à un trait +d'humanité qu'à un trait d'héroïsme: il était bon et faisait un très +grand cas de la bonté dans les autres. + +Il avait pour les arts, et surtout pour la musique, une véritable +passion, au point qu'il voyageait avec son premier violon afin de +pouvoir cultiver son talent en route. Ce talent était assez médiocre, +mais le prince Henri ne laissait échapper aucune occasion de l'exercer. +Pendant tout le séjour qu'il a fait à Paris, il venait constamment à mes +soirées musicales, ne redoutait point la présence des premiers +virtuoses, et je ne l'ai jamais vu refuser de faire sa partie dans un +quatuor à côté de Viottis qui jouait le premier violon. + + + + +LE COMTE D'ALBARET. + + +Un autre amateur forcené de musique, qui vivait à Paris à la même +époque, était le comte d'Albaret. Non-seulement il s'empressait d'aller +à tous les concerts; mais, quoique sa fortune ne fût pas très +considérable, il avait une musique à lui, comme en ont les souverains. +Il logeait et nourrissait dans sa maison huit ou dix musiciens auxquels +il payait des appointemens, leur permettant en outre de prendre des +écoliers dehors aux heures qu'il leur laissait libres. Ces artistes, +comme on doit l'imaginer, étaient tous du second ordre. La chanteuse, +par exemple, qui ne chantait que des airs italiens, avait une assez +belle voix, mais ne pouvait passer pour une prima dona, et je me +souviens qu'il m'avait donné pour maître de chant un homme dont le +savoir était médiocre. Il en était de même de ses instrumentistes, pris +isolément, sans en excepter son premier violon; et cependant, tous ces +gens-là avaient une telle habitude de marcher ensemble, et faisaient un +si grand nombre de répétions, qu'on n'entendait nulle part de la musique +aussi bien exécutée que chez le comte d'Albaret. Aussi tous les amateurs +se rendaient-ils avec empressement à ses concerts. Ils avaient lieu le +dimanche matin: j'y suis allée plusieurs fois, et j'en suis toujours +sortie charmée. + + + + +LE COMTE D'ESPINCHAL. + + +Voici un homme dont les affaires, les plaisirs, en un mot toute +l'existence, se bornaient à savoir, jour par jour, tout ce qui se +passait dans Paris. Le comte d'Espinchal était toujours instruit le +premier d'un mariage, d'une intrigue amoureuse, d'une mort, de la +réception ou du refus d'une pièce de théâtre, etc.; au point que si l'on +avait besoin d'un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce +fût au monde, on se disait aussitôt: Il faut le demander à d'Espinchal. +On imagine bien que, pour être aussi parfaitement au fait, il fallait +qu'il connût une prodigieuse quantité de gens; aussi ne pouvait-il +marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis +le grand seigneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à +la grisette et la fille entretenue. + +En outre, le comte d'Espinchal allait partout. On était certain, ne +fût-ce que pour un moment, de le voir dans les promenades, aux courses +de chevaux, au salon, le soir à deux ou trois spectacles. Je n'ai +vraiment jamais su quel temps il prenait pour se reposer et même pour +dormir; car il passait presque toutes ses nuits dans les bals. + +À l'Opéra ainsi qu'à la Comédie-Française, il savait au juste à qui +appartenaient toutes les loges, dont la plupart, il est vrai, étaient +louées à l'année à cette époque. On le voyait se les faire ouvrir l'une +après l'autre pour rester cinq minutes dans chacune; car trop d'affaires +l'appelaient de tous côtés pour qu'il fît des visites longues. Il n'y +mettait que le temps d'apprendre quelques nouvelles de plus. + +Heureusement le comte d'Espinchal n'était point méchant, autrement il +aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures de +liaisons d'amour ou d'amitié, enfin nuire à beaucoup de gens. Il n'était +pas même très bavard et savait se taire avec les personnes intéressées +dans les mystères sans nombre qu'il parvenait à découvrir. Il suffisait +à sa satisfaction personnelle d'être parfaitement au courant de tout ce +qui se passait à Paris et à Versailles; mais pour parvenir à ce but il +ne négligeait aucun soin, et bien certainement il était plus au fait de +mille choses que ne l'était le lieutenant de police. + +Une pareille manie est si bizarre, qu'afin de faire croire à sa réalité, +je vais raconter un trait qui, dans le temps, a été connu de tout Paris. +Un jour, ou plutôt une nuit, le comte d'Espinchal se trouvait au bal de +l'Opéra. Ce bal n'était point alors ce qu'il est devenu maintenant; la +bonne compagnie le fréquentait, et les plus honnêtes femmes de la cour +et de la ville ne se refusaient pas le plaisir d'y aller, masquées +jusqu'aux dents, comme on disait; mais pour M. d'Espinchal il n'existait +point de masque; du premier coup d'oeil il reconnaissait son monde: aussi +tous les dominos le fuyaient-ils comme la peste. Il se promenait dans la +salle quand il remarqua un homme _qu'il ne connaissait pas_, et qui +courait de côtés et d'autres, pâle, effaré, s'approchant de toutes les +femmes en dominos bleus, puis s'éloignant aussitôt d'un air désespéré. +Le comte n'hésite pas à l'aborder, et lui dit avec intérêt:--Vous me +paraissez en peine, monsieur. Si je pouvais vous être bon à quelque +chose, j'en serais charmé.--Ah! monsieur, répond l'inconnu, je suis le +plus malheureux des hommes. Imaginez que ce matin je suis arrivé +d'Orléans avec ma femme, qui m'a tourmenté pour la mener au bal de +l'Opéra. Dans cette foule, je viens de la perdre, et la pauvre petite ne +sait pas le nom de l'hôtel, pas même le nom de la rue où nous sommes +descendus.--Calmez-vous, calmez-vous, dit le comte d'Espinchal, je vais +vous conduire près d'elle. Madame votre femme est assise dans le foyer à +la seconde fenêtre. C'était la dame en effet. Le mari, transporté de +joie, se confond en remerciemens:--Mais comment se fait-il, monsieur, +que vous ayez deviné?...--Rien n'est plus simple, répond le comte +d'Espinchal: madame étant la seule femme du bal que je ne connaisse pas, +j'avais déjà bien pensé qu'elle devait être arrivée de province très +nouvellement. + +Quand je suis revenue à Paris, sous le consulat, j'ai revu le comte +d'Espinchal:--Eh bien! lui dis-je, vous devez être furieusement +désorienté; vous ne connaissez plus personne dans les loges de l'Opéra +et de la Comédie. Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel. Il est +mort peu de temps après, d'ennui sans doute; car il n'était pas +extrêmement vieux. On assure qu'avant de mourir il brûla une énorme +quantité de notes qu'il avait l'habitude d'écrire chaque soir. J'avais +en effet entendu parler de ces notes par plusieurs personnes que +peut-être elles effrayaient. Il est certain qu'elles auraient pu fournir +la matière d'un ouvrage très piquant, mais bien certainement très +scandaleux. + + + + +LA COMTESSE DE FLAHAUT. + + +Parmi les femmes les plus distinguées que j'ai connues avant la +révolution, je ne dois pas oublier l'auteur d'_Adèle de Sénanges_, +d'_Eugène de Rothesin_, et de plusieurs autres ouvrages charmans, que +tout le monde a lus pour le moins une fois. Madame de Flahaut, +aujourd'hui madame de Souza, n'écrivait point encore quand j'ai fait +connaissance avec elle. Son fils, qui est maintenant pair de France, +était alors un enfant de trois ou quatre ans. Elle-même était fort +jeune. Elle avait une jolie taille, un visage charmant, les yeux les +plus spirituels du monde, et tant d'amabilité qu'un de mes plaisirs +était d'aller passer la soirée chez elle, où le plus souvent je la +trouvais seule. + +À mon retour en France j'avais un grand désir de revoir madame de +Flahaut. Une multitude d'affaires, d'occupations diverses, m'en ont +empêchée pendant si long-temps, que je n'ai plus osé me présenter chez +elle. Si le hasard fait qu'elle lise ces lignes, elle saura du moins que +je suis loin de l'avoir oubliée. + + + + +MADEMOISELLE QUINAULT. + + +Madame de Verdun, une de mes meilleures amies, me fit faire connaissance +avec mademoiselle Quinault, qui, après avoir été célèbre comme grande +actrice dans la tragédie et dans la comédie, l'était encore comme une +des femmes les plus spirituelles et les plus instruites de son temps; +elle avait quitté le théâtre en 1741. Amie intime de M. d'Argenson et de +d'Alembert, son salon était devenu le rendez-vous de tout ce que Paris +avait de distingué en gens de lettres et en gens du monde, et l'on +recherchait avec empressement le plaisir de passer quelques momens avec +elle. + +À l'époque où je l'ai connue, mademoiselle Quinault, malgré son grand +âge, conservait tant d'esprit et tant de gaieté, qu'en l'écoutant on la +voyait jeune. Sa mémoire était prodigieuse, et certes elle avait eu le +temps de l'orner; car elle avait alors quatre-vingt-cinq ans. Entre +mille anecdotes que lui fournissaient sans cesse ses souvenirs, elle +nous raconta qu'étant allée un jour voir Voltaire, avec qui elle était +fort liée, elle trouva le grand homme au lit. Il lui parla d'une +tragédie de lui pour laquelle il désirait que Le Kain mît une écharpe; +mais une écharpe placée de certaine façon, et dans la chaleur de la +description, voilà Voltaire qui jette ses couvertures, relève sa chemise +pour en former une écharpe, laissant totalement à découvert son corps +décrépit aux yeux de mademoiselle Quinault, fort embarrassée de sa +personne. + +Mademoiselle Quinault n'est morte qu'en 1783, plus que nonagénaire. +Madame de Verdun, qui était allée chez elle un matin, fut surprise de la +trouver parée, couverte de rubans couleur de rose, mais dans son +lit.--Comment, dit madame de Verdun, je ne vous ai jamais vue si +coquette?--Je me suis parée ainsi, répondit mademoiselle Quinault, parce +que je dois mourir aujourd'hui. Le soir même, en effet, elle avait cessé +de vivre. + + + + +LE COMTE DE RIVAROL. + + +Mon frère me présenta un matin le comte de Rivarol, que son esprit +faisait extrêmement rechercher dans les plus brillantes sociétés de +Paris, même avant qu'il eût rien écrit. Comme je ne l'attendais point, +j'étais dans mon atelier, et je mettais ce que nous appelons l'harmonie +à plusieurs tableaux que je venais de terminer. On sait que ce dernier +travail ne permet aucune distraction, en sorte qu'en dépit du désir que +j'avais toujours eu d'entendre causer M. de Rivarol, je jouis fort peu +du charme de sa conversation, tant j'étais préoccupée: il parlait en +outre avec une telle volubilité que j'en étais comme étourdie. Je +remarquai cependant qu'il avait une belle figure et une taille +extrêmement élégante; il n'en dut pas moins me trouver si maussade que +je ne l'ai plus revu chez moi. Il se peut à la vérité qu'un autre motif +l'ait empêché d'y revenir. Il passait sa vie avec le marquis de +Champcenetz, qui s'est toujours montré fort méchant pour moi. Le marquis +de Champcenetz, sans avoir ni tout le talent, ni la force de tête de +l'auteur du discours _sur l'universalité de la langue française_, avait +beaucoup d'esprit, qu'il employait habituellement à déchirer le +prochain. Il avait, comme M. de Bièvre, le goût des calembourgs; et il +en faisait sans cesse, en sorte que Rivarol l'appelait l'épigramme de la +langue française. + +C'est le marquis de Champcenetz, qui, condamné à mort par le tribunal +révolutionnaire, demanda gaiement à ses juges s'il lui était permis de +chercher un remplaçant pour la garde nationale. + + + + +PAUL JONES. + + +J'ai souvent soupé chez madame Thilorié, soeur de madame de Bonneuil, +avec ce célèbre marin, qui a rendu tant de services à la cause +américaine et fait tant de mal aux Anglais. Sa réputation l'avait +précédé à Paris, où l'on savait dans combien de combats, avec sa petite +escadre, il avait triomphé des forces dix fois supérieures de +l'Angleterre. Néanmoins, je n'ai jamais rencontré d'homme aussi modeste: +il était impossible de le faire jamais parler de ses hauts faits; mais +sur tout autre sujet, il causait volontiers avec infiniment d'esprit et +de naturel. + +Paul Jones était Écossais de naissance. Je crois qu'il aurait beaucoup +désiré devenir amiral dans la marine française; j'ai même entendu dire +que, lorsqu'il revint à Paris une seconde fois, il en fit la demande à +Louis XVI, qui le refusa. Quoi qu'il en soit, il alla d'abord en Russie, +où le comte de Ségur le présenta à l'impératrice Catherine II, qui +l'accueillit avec la plus grande distinction et le fit dîner avec elle. +Il quitta Pétersbourg pour aller joindre Suvarow et le prince de Nassau, +avec lesquels il se distingua de nouveau dans la guerre contre les +Turcs. De retour à Paris, il y est mort pendant la révolution, mais +avant la terreur. + + + + +MESMER. + + +Comme j'entendais parler sans cesse de ce fameux charlatan, j'eus la +curiosité d'assister une fois à ce qu'il appelait ses _séances_, afin de +juger par moi-même cette jonglerie. En entrant dans la première salle où +se tenaient les partisans du _magnétisme animal_, je trouvai beaucoup de +monde rangé autour d'un grand baquet bien goudronné: hommes et femmes, +pour la plupart, se tenaient par la main, formant la chaîne. Mon désir +fut d'abord de faire partie de ce cercle; mais je crus m'apercevoir que +l'homme qui allait devenir mon voisin avait la gale; on sent si je me +hâtai de retirer ma main et de passer dans une autre pièce. Pendant le +trajet, plusieurs affidés de Mesmer dirigeaient vers moi de toutes parts +de petites baguettes de fer dont ils étaient munis, ce qui +m'impatientait prodigieusement. Après avoir visité les différentes +salles, qui toutes étaient remplies comme la première de malades et de +curieux, j'allais m'en aller, lorsque je vis sortir d'une chambre +voisine une jeune et grande demoiselle, assez jolie, que Mesmer tenait +par la main. Elle était tout échevelée, et jouait le délire, ayant grand +soin pourtant de tenir ses yeux fermés. Tout le monde aussitôt entoura +les deux personnages.--Elle est inspirée, dit Mesmer, et elle devine +tout, quoique parfaitement endormie. Alors, il la fit asseoir, s'assit +devant elle et lui prenant les deux mains, il lui demanda quelle heure +il était? Je remarquai fort bien que le patron tenait ses pieds posés +sur les pieds de la prétendue sibylle, ce qui rendait facile d'indiquer +l'heure, et même les minutes; aussi la demoiselle répondit-elle avec +tant d'exactitude, qu'elle se trouva d'accord avec toutes les montres +des assistans. + +J'avoue que je sortis indignée qu'une pareille charlatanerie pût réussir +chez nous. Ce Mesmer a gagné des monceaux d'or; outre ses séances, qui, +toujours fort suivies, lui ont rapporté immensément, ses nombreuses +dupes firent en sa faveur une souscription qui s'éleva, m'a-t-on dit, à +près de cinq cent mille francs. Mesmer, cependant fut bientôt contraint +d'aller jouir dans quelque lieu ignoré de la fortune qu'il venait +d'amasser à Paris: le bruit s'étant généralement répandu qu'il se +passait à ses séances beaucoup de choses indécentes, les doctrines de ce +jongleur furent soumises à l'examen de l'Académie des Sciences et de la +Société royale de Médecine, et le jugement de ses deux corps savans sur +le _magnétisme animal_ fut tel, qu'il obligea Mesmer à quitter la +France. + +Aujourd'hui que les baquets et les petites baguettes de fer ont disparu, +nous voyons encore des personnes persuadées que telle ou telle femme qui +souvent ne sait pas lire, endormie par un magnétiseur, non-seulement +peut vous dire l'heure qu'il est, mais encore deviner votre maladie et +vous indiquer le meilleur traitement à suivre. Grand bien fasse ces +sibylles somnambules à ceux qui les consultent; pour mon compte, si +j'étais malade, j'aimerais mieux appeler un habile médecin éveillé. + + + + +MM. CHARLES ET ROBERT. + + +J'ai vu monter en ballon les deux premiers hommes qui ont eu le courage +de s'élever dans l'air avec une si frêle machine, dont l'invention +venait d'être faite très récemment par Montgolfier. Ces deux hommes +étaient Charles et Robert. Ils avaient posé leur ballon sur le grand +bassin des Tuileries, et le jour fixé pour l'ascension, une foule telle +que je n'en ai jamais vu de pareille remplissait le jardin. Quand on eut +coupé les cordes et que le ballon s'éleva majestueusement à une si +grande hauteur que nous le perdîmes de vue, l'admiration, la peur pour +les deux braves que portait la petite nacelle firent pousser un cri +général. Beaucoup de personnes, et j'avoue que j'étais du nombre, +avaient les larmes aux yeux. Heureusement on apprit peu d'heures après +que Charles et Robert étaient descendus sans aucun accident à quelques +lieues de Paris, dans un village, où l'arrivée de ces êtres aériens dut +faire une bien vive sensation. + +M. Charles était membre de l'Académie des Sciences et l'un de nos savans +les plus distingués. C'était de plus un excellent homme, aimant la +musique avec passion. Il faisait chaque année dans son magnifique +cabinet de physique des cours extrêmement suivis, non-seulement par les +personnes occupées de sciences, mais aussi par les gens du monde. + + + + +LISTE DES TABLEAUX ET DES PORTRAITS QUE J'AVAIS FAITS AVANT DE QUITTER +LA FRANCE EN 1789. + + * * * * * + +De 1768 à 1772. + +1 Ma mère en sultane, grand pastel. + +1 Ma mère, vue par le dos. + +2 Mon frère en écolier. Un à l'huile, l'autre au pastel. + +1 M. Le Sèvre, en bonnet de nuit et en robe de chambre. + +3 Monsieur, madame et mademoiselle Bandelaire. + +1 M. Vandergust. + +1 Mademoiselle Pigale, marchande de modes de la reine. + +1 Son commis. + +1 Ma mère en pelisse blanche. À l'huile. + +1 Madame Raffeneau. + +1 La baronne d'Esthal. + +2 Ses deux enfans. + +1 Madame Daguesseau avec son chien. + +1 Madame Suzanne. + +1 Madame la comtesse de la Vieuville. + +1 M. Mousat. + +1 Mademoiselle Lespare. + +2 Madame de Fossy et son fils. + +2 Le vicomte et la vicomtesse de la Blache. + +1 Mademoiselle Dorion. + +1 Mademoiselle Mousat. + +1 M. Tranchart. + +1 M. le marquis de Choiseul. + +1 Le comte de Zanicourt. + +1 M. Bandelaire en buste, au pastel. + +-- + +31 + +Un grand nombre de têtes d'études et de copies d'après Raphaël, Vandyck, +Rembrandt, etc. + + * * * * * + +1773. + +2 M. et madame de Roisy. + +1 M. de la Fontaine. + +1 M. le comte Dubarry. + +5 M. le comte de Geoffré. + +1 M. le maréchal comte de Stainville. + +3 Madame de Bonneuil. + +1 Madame de Saint-Pays. + +1 Madame Paris. + +1 M. Perrin. + +1 Copie du marquis de Vérac. + +1 Une Américaine. + +1 Madame Thilorié, buste. + +1 Copie de la même. + +1 Madame Tétare. + +1 Copie de l'évêque de Beauvais. + +1 M. de Vismes. + +1 M. Pernon. + +1 Mademoiselle Dupetitoire. + +1 Mademoiselle Baillot. + +-- + +27 + + * * * * * + +1774 + +1 L'abbé Giroux. + +1 Le petit Roissy. + +1 Copie du chancelier. + +1 Copie de M. de la Marche. + +1 Madame Damerval. + +1 Le comte de Brie. + +1 Madame Maingat. + +1 Madame la baronne de Lande. + +1 Madame Le Normand. + +1 Madame de la Grange. + +1 M. Méraut. + +1 Le vicomte de Boisjelin. + +1 M. de Saint-Malo. + +1 M. Desmarets. + +1 Madame la comtesse d'Harcourt. + +2 Mesdemoiselles Saint-Brie et de Sence. + +1 Madame la comtesse de Gontault. + +1 Mademoiselle Robin. + +1 M. de Borelly. + +1 M. de Momanville. + +2 Mesdemoiselles Rossignol, Américaines. + +1 Madame de Belgarde. + +-- + +24 + + * * * * * + +1775. + +1 Madame de Monville avec son enfant. + +1 Madame Denis. + +1 M. le comte de Schouvaloff. + +1 M. le comte de Langeas. + +1 Madame Mongé. + +1 Madame Tabari. + +1 Madame de Fougerait. + +1 Madame de Jumilhac. + +1 La marquise de Roncherol. + +1 Le prince de Rochefort. + +1 M. de Livoy. + +1 Madame de Ronsy. + +1 M. de Monville. + +1 Mademoiselle de Cossé. + +1 Madame Augeard. + +1 Copie de madame Dameroal. + +1 Madame Deplan. + +1 M. Caze. + +1 M. Goban. + +1 Mademoiselle de Rubec. + +1 Le chevalier de Roncherol. + +1 Le prince de Rohan père. + +1 Le prince Jules de Rohan. + +1 Mademoiselle de Rochefort. + +1 M. Ducluzel. + +2 Le comte et la comtesse de Cologand. + +1 Mademoiselle Julie, qui a épousé Talma. + +1 Madame Courville. + +1 Madame la marquise de Gérac. + +1 Madame de la Borde. + +1 Mademoiselle de Givris. + +1 Mademoiselle de Ganiselot. + +1 M. de Veselay. + +-- + +34 + + * * * * * + +1776. + +_Depuis mon mariage_. + +1 La princesse de Craon. + +1 Le marquis de Chouart. + +1 Le prince de Montbarrey. + +1 M. Gros, peintre, enfant. + +1 Madame Grant, depuis princesse de Talleyrand. + +1 Le comte des Deux-Ponts. + +1 Madame de Montbarrey. + +1 Un banquier. + +2 M. et madame Toullier. + +1 La princesse d'Aremberg. + +1 M. de Saint-Denis. + +12 Monsieur, frère du roi. + +2 M. et madame de Valesque. + +1 Le petit Vaubal. + +1 Madame de Lamoignon. + +4 M. de Savalette. + +1 Le prince de Nassau. + +1 Madame de Brente. + +1 Milady Berkley. + +1 Madame Saulot. + +1 La comtesse Potoska. + +2 Madame de Verdun. + +1 Madame de Montmorin. + +1 Sa fille. + +-- + +41 + + * * * * * + +1777. + +1 Le marquis de Crevecoeur. + +1 Le baron de Vombal. + +1 Madame Périn. + +1 M. Oglovi. + +1 M. Saint-Hubert. + +1 Madame de Nolstein. + +1 Madame de Beaugoin. + +2 Mademoiselle Dartois. + +1 Madame Le Normand. + +1 M. de Finnel. + +1 M. de Lange. + +1 Madame de Montlegiëts. + +1 Madame de la Fargue. + +-- + +14 + + * * * * * + +1778. + +1 Madame la duchesse de Chartres. + +1 Madame de Teuilly. + +1 M. de Saint-Priest, ambassadeur. + +2 M. et madame Dailly. + +2 M. et madame Domnival. + +1 Madame Monge. + +1 Madame Degéraudot. + +1 M. le marquis de Cossé. + +1 Le marquis d'Armaillé. + +1 Le duc de Cossé. + +1 Mademoiselle de Ponse. + +1 Monsieur, frère du roi, pour M. de Lévis. + +1 Madame la marquise de Montemey. + +1 Madame de Foissy. + +2 Les enfans de Brongniart. + +1 M. de Raunomanoski. + +1 Madame de Rassy. + +1 Madame la présidente de Bec de Lièvre. + +1 Copie d'un portrait de la reine. + +2 Madame, femme de Monsieur, frère du roi. + +1 Copie d'un portrait de madame Dubarry. + +1 Mademoiselle Lamoignon. + +1 Ma tête. + +1 Copie d'un portrait de la reine pour M. Boquet. + +1 Madame Filorier. + +-- + +29 + + * * * * * + +1779. + +1 Le marquis de Vrague. + +1 Madame la comtesse de Virieux. + +1 La présidente Richard. + +1 Madame de Mongé. + +1 Grand portrait de la reine pour l'impératrice de Russie. + +2 Bustes de la reine. + +2 Copies des mêmes. + +1 Madame de Savigny. + +2 La même et son fils. + +2 M. et madame de Lastic. + +1 Une femme en lévite pour M. de Cossé. + +1 Madame Dicbrie. + +2 Copies des bustes de la reine. + +2 Madame Duclusel. + +1 Madame de Verdun. + +1 Le comte de Dorsen fils. + +2 M. et madame de Montesquiou. + +1 Portrait de la reine pour M. de Sartines. + +1 Madame de Palerme. + +1 Petit Américain. + +1 Mademoiselle de la Ferté. + +1 Tête penchée pour M. de Cossé. + +1 Monseigneur le duc d'Orléans. + +1. Madame la marquise de Montellon. + +2 Copies du duc d'Orléans. + +2 Copies du grand portrait de la reine, pour M. et madame de Vergennes. + +1 Madame de Vannes. + +1 Madame la comtesse de Tournon. + +1 Le prince de Montbarrey. + +-- + +38 + + * * * * * + +1780. + +1 Madame Lessout. + +1 Grand tableau de la reine. + +1 _Idem._ + +4 Madame de Verdun, sa mère, sa belle-soeur et son mari. + +1 Madame la baronne de Montesquiou. + +1 Madame de Montaudrari. + +1 Madame Foulquier. + +2 Madame Genty. + +1 La duchesse de Mazarin. + +-- + +13 + + * * * * * + +1781. + +1 Tête d'une jeune fille, respirant l'odeur d'une rose. + +1 Madame Young. + +1 M. le comte de Cossé. + +1 Madame la princesse de Crouy. + +1 Madame de Saint-Alban. + +1 M. de Landry. + +2 Portraits de moi. + +1 Tête d'étude pour M. le Pelletier de Morfontaine. + +1 Tête d'étude pour M. Proult. + +3 Têtes d'étude pour M. de Cossé. + +1 Monsieur, frère du roi. + +1 Copie du même. + +1 Madame la duchesse de Chaulnes. + +1 Mademoiselle Dumoley. + +1 La comtesse Dubarry. + +1 Esquisse de mon tableau de Junon. + +1 Tête d'étude de ma Vénus. + +1 Madame d'Harvelay. + +2 Mademoiselle de la Borde. + +1 Mademoiselle Devaron. + +1 Madame de Moreton. + +1 Madame de la Porte. + +1 M. Dumoley fils. + +3 La princesse de Lamballe. + +1 Copie de M. de Moreton. + +-- + +31 + + * * * * * + +1782. + +1 Madame, soeur du roi. + +1 Copie de la même. + +1 Madame la duchesse de Polignac. + +1 Copie de la même. + +1 Le baron de Montesquiou. + +1 Madame de Verdun. + +1 Madame de Chatenay. + +3 Le prince Henry de Prusse. + +-- + +10 + + * * * * * + +1783. + +1 Madame la marquise de la Guiche. + +1 Madame Grant. + +1 La landgrave de Salm. + +1 Madame la maréchale de Mailly. + +2 Madame la comtesse d'Artois. + +2 Madame la comtesse de Simiane. + +2 Madame la duchesse de Guiche. + +1 La reine avec un chapeau. + +2 La reine en grand habit. + +2 Madame Elisabeth. + +1 Copie de la même. + +1 Mademoiselle Lavigne. + +3 Copies de la reine avec un chapeau. + +4 La reine en robe de velours. + +4 Copies du même. + +1 Monsieur le dauphin. + +1 Madame, fille du roi. + +-- + +30 + + * * * * * + +1784. + +1 M. le comte de Vaudreuil. + +5 Copies du même. + +1 La comtesse de Grammont-Cadrousse. + +1 Madame la comtesse de Serre. + +1 M. de Beaujou. + +-- + +9 + + * * * * * + +1785. + +1 M. de Beaujon. + +1 La princesse de Carignan. + +1 Madame Fodi. + +1 M. de Calonne. + +1 Madame la comtesse de Ségur. + +1 Copie de la même. + +1 M. le comte de Ségur. + +1 Copie du même. + +1 Madame la baronne de Crussol. + +1 M. de Saint-Hermine. + +1 Grétry. + +1 Madame la comtesse de Clermont-Tonnerre. + +1 Madame la comtesse de Virieux. + +1 La vicomtesse de Vaudreuil. + +2 Copies de la reine en grand habit. + +1 Madame Vigée. + +1 Copie de M. de Calonne. + +1 M. de Beaujon pour son hospice. + +-- + +19 + + * * * * * + +1786. + +1 La petite Fouquet. + +1 Madame de Tott. + +1 Le petit d'Espagnac. + +1 La petite de la Briche. + +1 Madame de Puységur. + +1 Madame Raymond. + +1 Madame Daudelot. + +1 Madame Davaray. + +1 Madame la comtesse de Sabran. + +1 Mon portrait avec ma fille. + +-- + +10 + + * * * * * + +1787. + +1 Ma fille lisant la Bible. + +1 Madame de Rougé et ses deux fils. + +1 Madame Dugazon, dans _Nina_. + +1 Cailleau, en chasseur. + +2 Ses deux enfans. + +2 Ma fille, de profil et de face dans un miroir. + +1 Madame de la Grange. + +1 Grand tableau de la reine et de ses enfans. + +1 Mon portrait. + +2 Madame la comtesse de Béon. + +1 M. Le Jeune. + +3 Monsieur le dauphin, Madame, et M. le duc de Normandie, pour madame de +Polignac. + +1 La tante de madam de Verdun. + +1 La duchesse de Guiche, tenant une guirlande de fleurs. + +1 La même, au pastel. + +2 La duchesse de Polignac, avec un chapeau de paille. + +1 La même tenant un papier de musique et chantant près d'un piano. + +1 Madame de Chatenay la mère. + +1 Madame Dubarry en pied. + +1 La même en peignoir. + +1 Madame de Polignac. + +-- + +27 + + * * * * * + +1788. + +1 Le duc de Polignac. + +1 Son père. + +1 Robert, le peintre, pour moi. + +1 Madame Dumoley. + +1 Madame de la Briche. + +1 Madame la comtesse de Beaumont. + +1 Le petit baron d'Escars. + +1 Le petit prince Lubomirsky. + +1 Le même en amour de la gloire. + +1 Le petit Brongniart. + +1 La marquise de Grollier. + +1 Le Bailly de Crussol. + +1 Madame de la Guiche en laitière. + +1 M. d'Angevilliers. + +-- + +14 + + * * * * * + +1789. + +1 M. de Chatelux, fait de souvenir. + +1 M. le duc de Normandie en pied. + +1 Madame Péregaux. + +1 Madame de Ségur, profil. + +1 Grand portrait de la reine pour le baron de Breteuil. + +1 La duchesse de la Rochefoucauld. + +1 Petit amour pour M. le Pelletier de Morfontaine. + +1 Madame la duchesse d'Orléans. + +1 Mon portrait avec ma fille pour M. d'Angevilliers. + +1 Madame de Grollier. + +1 Le Bailly de Crussol. + +1 Madame d'Aumont. + +2 Madame de Polignac. + +2 Madame de Guiche, pastel. + +1 Madame de Pienne. + +1 Madame de la Châtre. + +1 Madame de Fresne-Daguesseau. + +1 Le maréchal de Ségur. + +1 Madame, et monsieur le dauphin. + +1 Robert, peintre de paysage. + +1 Petit ovale de ma fille. + +1 Madame Chalgrin. + +1 Mon portrait au pastel. + +1 Le portrait de Joseph Vernet, qui est au Musée. + +1 Le prince de Nassau en pied. + +1 Mon portrait tenant ma fille dans mes bras. + +1 Madame Raymond tenant son enfant. + +2 Madame de Simiane. + +2 Madame Rousseau. + +1 Madame Duvernais. + +1 Madame de Saint-Alban. + +1 Madame Savigni. + +1 Mademoiselle Dorion. + +-- + +37 + +444 total général. + + * * * * * + +TABLEAUX D'HISTOIRE. + +La Poésie, la Peinture et la Musique. + +Une scène espagnole. + +L'Amour endormi sous un bosquet de roses, avec deux nymphes qui le +regardent. + +Une jeune fille effrayée d'être surprise en chemise et se cachant la +gorge. + +Une jeune fille qui écrit et que l'on surprend. + +L'Innocence qui se réfugie dans les bras de la Justice. + +Une Vénus, liant les ailes de l'Amour. + +Junon demandant à Vénus sa ceinture. + +Une bacchante avec la peau de tigre. + +La Paix qui ramène l'Abondance. + + + + +NOTES + + +[1: Nous avons placé toutes les notes et portraits à la fin de ce +volume. + +_(Note de l'Éditeur.)_] + +[2: Ce portrait est un buste ovale que je fis d'après elle: j'avais +alors quinze ans et demi]. + +[3: À présent on y voit des tableaux des peintres modernes français. Je +suis la seule qui n'en ait pas dans cette collection.] + +[4: À cette époque, le marquis de Choiseul était du nombre, ce qui +m'indignait, car il venait d'épouser la plus jolie personne du monde. +Elle s'appelait mademoiselle Rabi; c'était une Américaine, âgée de seize +ans. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien vu de plus parfait.] + +[5: Il était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des +trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle +Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée par +quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres fausses, +imitant le diamant à s'y méprendre.] + +[6: Je ne sais pour lequel La Harpe fit les vers suivans: + +_Quatrain pour le portrait de la reine._ + + Le ciel mit dans ses traits cet éclat qu'on admire; + France, il la couronna pour la félicité: + Un sceptre est inutile avec tant de beauté; + Mais à tant de vertus il fallait un empire. +] + +[7: Ce M. Campan parlait toujours de la reine. Un jour qu'il dînait chez +moi, ma fille, qui avait alors sept ans, me dit tout bas: Maman, ce +Monsieur, est-ce le roi?] + +[8: Cette famille avait été comblée des bontés de la reine.] + +[9: Les clairs sont au soleil; ce qu'il me faut appeler les ombres, +faute d'un autre mot, est le jour. (Note de l'Auteur.)] + +[10: Les seuls membres de l'Académie royale de peinture avaient le droit, +à cette époque, d'exposer au salon. + +(_Note de l'Éditeur_.) +] + +[11: Ce tableau est au ministère de l'intérieur. On aurait bien dû me le +rendre, puisque je ne suis plus de l'Académie. + +(_Note de l'Auteur_.) +] + +[12: M. de Rivière était chargé d'affaires de la cour de Saxe. C'était +un homme distingué par son esprit et ses qualités morales. + +(_Note de l'auteur_.) +] + +[13: Aujourd'hui madame Regnault d'Angély]. + +[14: Les tableaux de Ménageot sont parfaitement bien composés et d'un +bon style historique. Ce peintre excellait dans la manière de draper. +Son Léonard de Vinci mourant dans les bras de François Ier est très +remarquable, mais ne vaut pas le _Méléagre_ que l'on garde aux Gobelins +depuis nombre d'années pour l'exécuter en tapisserie. M. Ménageot était +un très bel homme, parfaitement aimable, spirituel et très gai: aussi le +recherchait-on dans la meilleure société.] + +[15: Il l'aurait payée bien tard; car elle ne l'a été tout-à-fait qu'à +mon retour de Russie en 1801. M. Lebrun m'avait laissé ce soin, à mon +grand désappointement.] + +[16: Je l'ai représenté en Amour de la Gloire, agenouillé devant un +laurier et tressant une couronne. Ce tableau est toujours resté dans la +famille; le roi de Pologne m'a dit à Pétersbourg que jamais on n'avait +voulu consentir à le lui céder pour aucun prix.] + +[17: Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte +d'Harcour. + +(_Note de l'Auteur_.) +] + +[18: Laruette n'a quitté qu'en 1799. + +(_Note de l'Éditeur_.) +] + +[19: Le prince de Ligne parle, dans ses Mémoires, de ce superbe saule.] + +[20: J'y voyais souvent M. de Monville; aimable et très élégant, il nous +mena à sa campagne, appelée _le Désert_, dont la maison était une tour +seulement.] + +[21: Madame Rousseau a laissé un fils, connu sous le nom d'Amédée de +Beauplan, qui est très bon musicien. Il compose des romances charmantes, +et les chante à merveille. + +(_Note de l'Auteur_.) +] + +[22: Elle a épousé depuis lord Fitz-Gerald, dont elle est veuve +maintenant, car elle vit encore, mais bien changée. + +(_Note de l'Auteur_.) +] + +[23: La veille de mon départ, j'allai chez ma mère, qui ne me reconnut +qu'à mon son de voix. Il n'y avait pas trois semaines que nous nous +étions vues.] + +[24: J'ai vécu dans l'étranger des portraits que je faisais. Bien loin +que M. Lebrun m'ait jamais fait passer de l'argent, il m'écrivait des +lettres si lamentables sur sa détresse, que je lui envoyai une fois +mille écus et une autre fois cent louis, de même que plus tard j'envoyai +la même somme à ma mère.] + +[25: J'avais fait ce portrait pour M. d'Angevilliers. Il a été soustrait +à son propriétaire lors de l'émigration, et porté depuis au ministère de +l'intérieur.] + +[26: La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée. + +(_Note de l'Auteur_.) +] + +[27: La plupart de ces portraits, notamment celui que j'ai fait au +pastel de la duchesse de Guiche, sont chez madame la comtesse de +Vaudreuil.] + +[28: Il n'est mort qu'à quatre-vingt-six ans. + +(_Note de l'Éditeur_.) +] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + +***** This file should be named 23019-8.txt or 23019-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/3/0/1/23019/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/23019-8.zip b/23019-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..94d0246 --- /dev/null +++ b/23019-8.zip diff --git a/23019-h.zip b/23019-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d27f3b2 --- /dev/null +++ b/23019-h.zip diff --git a/23019-h/23019-h.htm b/23019-h/23019-h.htm new file mode 100644 index 0000000..2c93e12 --- /dev/null +++ b/23019-h/23019-h.htm @@ -0,0 +1,6901 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun,(1/3) par Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (1/3) + +Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +Release Date: October 12, 2007 [EBook #23019] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<h2>SOUVENIRS</h2> + +<h5>DE</h5> + +<h3>MADAME LOUISE-ÉLISABETH</h3> + +<h1>VIGÉE-LEBRUN,</h1> + +<p class="mid">DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,<br> DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET +D'ARCADIE,<br> DE PARME ET DE BOLOGNE,<br> DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE +GENÈVE ET AVIGNON.</p><br><br> + +<p class="i30"> En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai<br> le temps passé, qui + doublera pour ainsi<br> dire mon existence.<br><br> + + J.-J. Rousseau.</p> + +<br> + + + +<h3>TOME PREMIER</h3> + +<br> + +<h2>PARIS,</h2> + +<h3>LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,</h3> + +<h5>RUE DE SEINE, 14 BIS.</h5> +<hr class="short"> + +<h4>1835.</h4> +<br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> +<br> + +<h2>LETTRES</h2> + +<h3>À LA PRINCESSE KOURAKIN.</h3> +<hr> +<br> + +<h3>LETTRE I.</h3> + +<p class="mid">Mon enfance.--Mes parens.--Je suis mise au couvent.--Ma passion pour la +peinture.--Société de mon père.--Doyen. Poinsinet.--Davesne.--Ma sortie +du couvent.--Mon frère.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous +écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de +sensations je vais éprouver en me rappelant et les événemens divers dont +j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée! +Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la mémoire, et +dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant +mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les +notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de +personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient +de ma société;<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a> grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence +vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même.</p> + +<p>Je vous parlerai d'abord, chère amie, de mes premières années, parce +qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la +peinture s'est manifesté dès, mon enfance. On me mit au couvent à l'âge +de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je +crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers d'écriture, et même ceux +de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face, +ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des +figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en +pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le +sable tout ce qui me passait par la tête. Je me souviens qu'à l'âge de +sept ou huit ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j'ai +toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de +joie: <i>Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera</i>.</p> + +<p>Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la +peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je +crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps; car, encore +aujourd'hui, j'en éprouve tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec +ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement +ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à +présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait +de plus aimable, de plus distingué dans l'Europe, en hommes et en +femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues +prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec +ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé +ce reflet d'un bonheur passé.</p> + +<p>J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma +mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux, +ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée, +peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui +seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à +l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est +d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux +jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon +père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et +qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.</p> + +<p>Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de +fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé +pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il +avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. Il ôte +sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un +habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin, qui +l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume.</p> + +<p>Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se +communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre +par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être +connaissez-vous déjà l'anecdote suivante: faisant un jour le portrait +d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la +bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite. +Impatienté de ce manége, mon père lui dit avec un grand sang-froid:--Ne +vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne +vous en ferai pas du tout.</p> + +<p>Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que +mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup +plus tard)<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>. Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une +divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de +l'an était pour lui un jour de fête: il courait à pied tout Paris, sans +faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes +fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une +bonne année.</p> + +<p>Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de coeur. Nous entendions +toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême +surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout +temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me +faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en +empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai +faite de mon père.</p> + +<p>À cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et +quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen, peintre d'histoire, +l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur +homme du monde, plein d'esprit et de sagacité; ses aperçus sur les +choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et +de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me +faisait battre le coeur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et +de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse +crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus +étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lui persuader qu'il +existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le +feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il +voulût s'éloigner: Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la +grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de +beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages +sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres +qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. <i>Ernelinde</i>, au +grand Opéra, <i>le Cercle</i> aux Français, et <i>Tom Jones</i> à l'Opéra-Comique: +quelqu'un dit alors, en parlant du <i>Cercle</i>, où la société de cette +époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin +de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tête le goût des +voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le +Guadalquivir.</p> + +<p>Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre +dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait +fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un +échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai +jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets</p> +<p class="i8"> Ma Lise aimait à se voir célébrée.</p> +<p class="i8"> Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets</p> +<p class="i12"> Je la voyais toujours parée.</p> +<p class="i12"> Les vers que l'amour me dictait</p> +<p class="i8"> Ne répétaient que le nom de Lisette,</p> +<p class="i12"> Et Lisette les écoutait.</p> +<p class="i8"> Plus d'un baiser payait ma chansonnette.</p> +<p class="i8"> Au même prix qui n'eût été poète!</p> +</div></div> + +<p>Enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me +rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me +faisait quitter la table avant le dessert; mais de ma chambre +j'entendais des rires, des joies, des chansons, auxquels je ne +comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins +mes, jours de congé délicieux.</p> + +<p>À onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma +première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander +chez lui, pour m'apprendre à charger une palette; sa femme venait me +chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un +jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me +retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de +pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant +souper chez mon père.</p> + +<p>J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère, +plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange; il avait une +intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses +études, au point qu'il rapportait toujours de son collége les +témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité, +son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie, +j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez +était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre, +j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir +droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient +ma mère; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère; +car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse, +tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me +comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en +plus cher à mon coeur: aussi cet excellent père m'est-il toujours +présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit +devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le +trait suivant comme une sorte de prophétie: un jour que mon père sortait +d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et +d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il +avait: «Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me +fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous.»</p> + +<p>Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de +toute mon ame.</p> + +<br> +<hr class="short"> +<br> + +<h3>LETTRE II.</h3> + +<p class="mid">Mort de mon père.--Notre douleur.--Je travaille dans l'atelier de +Briard.--Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.--L'abbé Arnault.--Je +visite des galeries de tableaux.--Ma mère se remarie.--Mon +beau-père.--Je fais des portraits. Le comte Orloff.--Le comte +Schouvaloff.--Visite de madame Geoffrin.--La duchesse de Chartres.--Le +Palais-Royal.--Mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Boquet.</p> +<hr class="short"> +<p>Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que de mes joies, il me +faut maintenant vous parler de la première affliction qui m'ait été au +coeur, de la première douleur que j'aie ressentie.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je venais de passer une année de bonheur dans la maison paternelle, +quand mon père tomba malade. Il avait avalé une arête, qui s'était fixée +dans son estomac, et qui pour en être extirpée, nécessita plusieurs +incisions. Les opérations furent faites par le plus habile chirurgien +que l'on connût alors, le frère Come, en qui nous avions toute +confiance, et qui avait l'air d'un vrai saint. Il soigna mon père avec +le plus grand zèle; toutefois, malgré ses affectueuses assiduités, les +plaies s'envenimèrent, et après deux mois de souffrances, l'état de mon +père ne laissa aucun espoir de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit, +et je n'essaierai pas de vous peindre ma désolation: j'allais perdre le +meilleur des pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence +encourageait mes premiers essais!</p> + +<p>Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon père désira revoir +mon frère et moi. Nous nous approchâmes tous deux de son lit, en +sanglottant. Son visage était cruellement altéré; ses yeux, sa +physionomie, si animés, n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur +et le froid de la mort l'avaient déjà saisi. Nous prîmes sa main glacée, +et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il fit un +effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction: Soyez heureux, mes +enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent père n'existait plus!</p> + +<p>Je restai tellement abattue par ma douleur, que je fus long-temps sans +reprendre mes crayons. Doyen venait quelquefois nous revoir, et comme il +avait été le meilleur ami de mon père, ses visites étaient pour nous une +grande consolation. Ce fut lui qui m'engagea à reprendre mon occupation +chérie, dans laquelle, en effet, je trouvai la seule distraction qui pût +adoucir mes regrets et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette +époque que je commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement +plusieurs portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après +nature et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec +mademoiselle Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez +elle, rue Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père +tenait un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous +logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert: aussi ma mère me +faisait-elle toujours accompagner.</p> + +<p>Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle Boquet et +moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait ses dessins et +des bustes antiques. Briard peignait médiocrement, quoiqu'il ait fait +quelques plafonds assez remarquables par leur composition, mais il était +fort bon dessinateur; c'est pourquoi plusieurs jeunes personnes venaient +prendre des leçons chez lui. Il logeait au Louvre, et pour y dessiner +plus long-temps, nous apportions chacune notre petit dîner, dans un +panier que nous portait la bonne. Je me rappelle encore que nous nous +régalions, en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des +morceaux de boeuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé +d'aussi bon.</p> + +<p>Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en avais quatorze. Nous +rivalisions de beauté (car j'ai oublié de vous dire, chère amie, qu'il +s'était fait en moi une métamorphose et que j'étais devenue jolie). Ses +dispositions pour la peinture étaient remarquables, et mes progrès +étaient si rapides, que l'on commençait à parler de moi dans le monde, +ce qui me valut la satisfaction de connaître Joseph Vernet. Ce célèbre +artiste m'encouragea et me donna les meilleurs conseils.--«Mon enfant, +me disait-il, ne suivez aucun système d'école. Consultez seulement les +oeuvres des grands maîtres de l'Italie, ainsi que celles des maîtres +flamands; mais surtout faites le plus que vous pourrez d'après nature: +la nature est le premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec +soin, cela vous empêchera de prendre aucune manière.»</p> + +<p>J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais eu de maître +proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé l'excellence de +sa méthode par ses oeuvres, qui ont été et seront toujours si justement +admirées.</p> + +<p>Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault, de l'Académie +française. C'était un homme plein d'imagination, passionné de la haute +littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait d'idées, si +l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique avec le plus +vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan de Gluck, et +plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car j'aimais aussi la +musique passionnément.</p> + +<p>Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille (car j'avais repris +de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné la fraîcheur de la +jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches; elle était encore +fort belle elle-même, et tant d'années se sont passées depuis lors, que +je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous suivait de telle manière, que +j'en étais beaucoup plus embarrassée que flattée.</p> + +<p>Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte cruelle que j'avais +faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour m'en distraire que de me +mener voir des tableaux. Elle me conduisait au palais du Luxembourg, +dont la galerie était ornée alors des chefs-d'oeuvre de Rubens, et +beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands maîtres<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Ces +tableaux ont été transportés depuis au Muséum, et ceux de Rubens perdent +à n'être plus vus dans la place où ils ont été faits: des tableaux bien +ou mal éclairés sont comme des pièces bien ou mal jouées.</p> + +<p>Nous allions aussi voir de riches collections chez des particuliers. +Rendon de Boisset possédait une galerie de tableaux flamands et +français. Le duc de Praslin et le marquis de Lévis avaient de riches +collections des grands maîtres de toutes les écoles. M. Harens de Presle +en avait une très riche en tableaux de maîtres italiens; mais aucune ne +pouvait se comparer à celle du Palais-Royal, qui avait été faite par le +régent, et dans laquelle se trouvaient tant de chefs-d'oeuvre des grands +maîtres de l'Italie. Elle a été vendue dans la révolution. Un Anglais, +Lord Stafford, en a acheté la plus grande partie.</p> + +<p>Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement +me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de +souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant de jouissances dans la +contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je +copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrant, de +Wandik, et plusieurs têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces +dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans +les carnations délicates; Wandik les explique aussi, mais plus finement.</p> + +<p>Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des +lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai +tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai, +toutes les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau +ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque plus +tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'oeuvre qui n'ont point quitté leur +patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus de son immense renommée.</p> + +<p>Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité, je gagnais déjà +beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à faire; mais cela ne +pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu qu'en outre j'avais à +payer la pension de mon frère, ses habits, ses livres, etc. Ma mère se +vit donc obligée de se remarier; elle épousa un riche joaillier, que +jamais nous n'avions soupçonné d'avarice, et qui pourtant, sitôt après +son mariage, se montra tellement avare qu'il nous refusait jusqu'au +nécessaire, quoique j'eusse la bonhomie de lui donner tout ce que je +gagnais. Joseph Vernet en était furieux; il me conseillait sans cesse de +payer une pension, et de garder l'excédant pour moi; mais je n'en fis +rien; je craignais trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en +souffrît.</p> + +<p>Je détestais cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la +garde-robe de mon père, dont il portait les habits, tout comme ils +étaient, sans qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez +comprendre aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais!</p> + +<p>J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà +ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers. +Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le +fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme +colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant +remarquable par son énorme grosseur.</p> + +<p>Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff, grand +chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois, de soixante ans, et +avait été l'amant d'Élisabeth II. Il joignait une politesse +bienveillante à un ton parfait, et comme il était de plus excellent +homme, la meilleure compagnie le recherchait.</p> + +<p>J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin, cette femme que +son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait chez elle tout ce +qu'on connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les +arts, les étrangers de marque, et les plus grands seigneurs de la cour. +Sans naissance, sans talens, sans même avoir une fortune considérable, +elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre, et +qu'aucune femme ne pourrait plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu +parler de moi, elle vint me voir un matin, et me dit les choses les plus +flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas +alors très âgée, je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle +se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup. +Elle était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un +bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le +menton. À pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à +se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette.</p> + +<p>Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions été loger chez mon +beau-père, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur +laquelle donnaient mes fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de +Chartres se promener dans le jardin avec ses dames, et je remarquai +bientôt qu'elle me regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir +le portrait de ma mère, qui faisait grand bruit alors. La duchesse me +fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua à tout ce +qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune talent, en +sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la grande et belle +comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, qui était +extrêmement jolie, puis successivement celle de toutes les grandes dames +de la cour et du faubourg Saint-Germain.</p> + +<p>Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer que j'étais +toujours remarquée aux promenades, aux spectacles, jusque là que l'on +faisait foule autour de moi, vous devinez sans peine que plusieurs +amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de +parvenir à me plaire; mais j'étais si occupée de mon art, qu'il n'y +avait pas moyen de m'en distraire. Puis aussi, les principes de morale +et de religion que ma mère m'avait communiqués, me protégeaient +fortement contre les séductions dont j'étais entourée. Mon bonheur +voulait que je ne connusse pas encore un seul roman. Le premier que +j'aie lu (c'était <i>Clarisse Harlove</i>, qui m'a prodigieusement +intéressée), je ne l'ai lu qu'après mon mariage; jusque là, je ne lisais +que des livres saints, la morale des Saints-Pères entre autres, dont je +ne me lassais pas, car tout est là, et quelques livres de classe de mon +frère.</p> + +<p>Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais qu'ils +voulaient me faire des yeux tendres<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, je les peignais à <i>regards +perdus</i>, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors au +moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais: +<i>j'en suis aux yeux</i>; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez +croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j'avais mise dans ma +confidence, riait tout bas.</p> + +<p>Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la grand'messe, +ma mère et mon beau-père me menaient promener au Palais-Royal. À cette +époque, le jardin était infiniment plus vaste et plus beau qu'il ne +l'est maintenant, étouffé et rétréci par les maisons qui l'environnent +de toutes parts. Il y avait à gauche une très large et très longue +allée, couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte impénétrable +au soleil. Là se réunissait la bonne compagnie, en fort grande parure. +Quant à la mauvaise, elle se réfugiait plus loin, sous les quinconces.</p> + +<p>L'Opéra était alors tout à côté (il tenait au Palais). Dans les jours +d'été, ce spectacle finissait à huit heures et demie, et toutes les +personnes élégantes sortaient même avant la fin, pour se promener dans +le jardin. Il était de mode alors que les femmes portassent de fort gros +bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun parfumait +ses cheveux, embaumait véritablement l'air que l'on respirait. Plus +tard, mais pourtant avant la révolution, j'ai vu ces soirées se +prolonger jusqu'à deux heures du matin; on y faisait de la musique au +clair de lune, en plein air. Des artistes, des amateurs, entre autres +Garat et Asevedo, y chantaient. On y jouait de la harpe et de la +guitare; le fameux Saint-Georges jouait souvent du violon: la foule s'y +portait.</p> + +<p>C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante et jolie +mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres filles entretenues: +car jamais alors aucun homme ne se montrait avec ces demoiselles; s'ils +les rejoignaient au spectacle, c'était toujours en loges grillées. Les +Anglais sont moins délicats sur ce point. Cette même demoiselle Duthé +était souvent accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans +après, je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de +l'Anglais était avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois +ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère amie, de ce +qu'étaient les femmes entretenues à l'époque dont je vous parle. +Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé des millions; maintenant l'état +de courtisane est un état perdu; personne ne se ruine plus pour une +fille.</p> + +<p>Ce dernier mot m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime +la naïveté. Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille du +vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après son +mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes, voyant +passer quelques-unes de ces demoiselles, dit: Voilà des filles. Comment +pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées? demanda la duchesse +dans sa candide ignorance.</p> + +<p>Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du Palais-Royal, +mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention. Toutes deux +alors étions âgées de seize à dix-sept ans, et mademoiselle Boquet était +fort belle. À dix-neuf ans elle eut la petite vérole, ce qui intéressa +si généralement, que de toutes les classes de la société une foule de +gens s'empressaient de venir s'informer de ses nouvelles, et que l'on +voyait sans cesse une grande quantité de voitures à sa porte. À cette +époque réellement, la beauté était une illustration.</p> + +<p>Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable pour la peinture, mais +elle l'abandonna presque entièrement après avoir épousé M. Filleul, +époque à laquelle la reine la nomma concierge du château de la Muette.</p> + +<p>Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme, sans me rappeler sa +fin tragique? Hélas! je me souviens qu'au moment où j'allais quitter la +France, pour fuir les horreurs que je prévoyais, madame Filleul me dit: +Vous avez tort de partir: moi, je reste; car je crois au bonheur que +doit nous procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite sur +l'échafaud! Elle n'avait point quitté le château de la Muette quand +arriva ce temps si justement nommé le temps de la terreur. Madame +Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et l'amie intime de madame Filleul, +vint célébrer dans ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat, +comme vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les +révolutionnaires n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame +Chalgrin, qui, disait-on, avaient <i>brûlé les bougies de la nation</i>, et +toutes deux furent guillotinées peu de jours après.</p> + +<p>Je finis ici cette triste lettre.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE III.</h3> + +<p class="mid">Mes promenades.--Le Colysée, le Wauxhall d'été.--Marly, Sceaux.--Ma +société à Paris.--Le Moine le sculpteur.--Gerbier.--La princesse de +Rohan-Rochefort.--La comtesse de Brionne.--Le cardinal de Rohan.--M. de +Rhullières.--Le duc de Lauzun.--Je fais hommage à l'Académie française +des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère.--Lettre de +d'Alembert et sa visite à cette occasion.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je +puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a +subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées +était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le +jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou +stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et +les parades. Les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, comme +à Longchamp; car Longchamp existait déjà<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>. Les allées, ou bas-côtés, +étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir +d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui +passaient dans leurs brillans équipages.</p> + +<p>Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc) +offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une +longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des +chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles +ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes +d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient +devoir jouir du privilége dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui +les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre +occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour +qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des +nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse +devait partir pour aller faire le tour du monde: En vérité, s'écria la +maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désoeuvré!</p> + +<p>Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard +divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait +beaucoup, était celui des Fantoccini de <i>Carlo Périco</i>. Ces marionnettes +étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles +faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans et que +j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne +fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je +la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était +assez éloignée du théâtre: «et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils +vivans?»</p> + +<p>Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait +établi dans un des grands carrés des Champs-Élysées, en bâtissant une +immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide, +sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout +autour dans de larges allées sablées, et garnies de siéges. Quand la +nuit venait, tout le monde quittait le jardin pour se réunir dans un +salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à +grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté +plusieurs fois, ainsi que beaucoup d'autres fameuses cantatrices. Le +large perron qui conduisait à cette salle du concert était le +rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les +portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer +une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère, +le duc de Chartres (depuis Philippe Égalité) se tenait là, donnant le +bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres +malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux +sarcasmes les plus infâmes.--Ah! pour celle-ci, dit le duc très haut en +me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes +entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je +me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir.</p> + +<p>À peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce +qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose +qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient +des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y +réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu +d'artifice.</p> + +<p>Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est +maintenant Tivoli. Il est même assez étonnant que les Parisiens, qui +n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg, aient +renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on +allait respirer le soir en prenant des glaces.</p> + +<p>Mon vilain beau-père, ennuyé sans doute des hommages publics que l'on +rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous +interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une +campagne. A ces mots le coeur me battit de joie; car j'aimais la campagne +passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en +éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit +de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le +matin, quelque temps qu'il fît, mon premier soin était d'ouvrir la +fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air.</p> + +<p>Mon beau-père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y +coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu! quelle +campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point +d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon +beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient +pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin; il était +séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties +étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches, +venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit +perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une +peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de +travers.</p> + +<p>Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si +anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en +vous écrivant ceci. Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de +ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son +mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent +quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait +pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une +singulière maladie: de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre, +sans voir personne, pas même sa femme; ne voulant ni parler, ni manger. +Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières +habituelles; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il +fallait se tenir au courant de l'intermittence.</p> + +<p>Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je +pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château, qui était +superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des +berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui +tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château, +fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes. +Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau, +dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue; +tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV. +L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après +mon mariage, je suis retournée souvent à Marly. Un matin j'y ai +rencontré la reine, qui se promenait dans le parc avec plusieurs dames +de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies, +qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je +m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à +continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis +revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly. +Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu; je +n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du +salon.</p> + +<p>M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et le parc de +Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui avoisinait le château) était +dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs, +comme le jardin des Tuileries, l'autre n'offrait aucune symétrie; mais +un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la +rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la +bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux +était une promenade publique; l'excellent duc de Penthièvre avait +toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches +principalement ce parc était très fréquenté.</p> + +<p>Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer +dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris, +où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le +travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute +société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais +des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné +en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en +grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême; mais il +avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et +distingués; ses deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa +maison. Je vis là le fameux Le Kain, qui me fit peur, tant il avait +l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à +l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais +il mangeait énormément. À côté de lui, tout en face de moi, se trouvait +la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame +Regnault Saint-Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rose. Sa +beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes +yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui +était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de +Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle +n'avait pas besoin.</p> + +<p>C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille, +madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes +dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry, +Latour, fameux peintre au pastel; on riait, on s'amusait. L'usage à +cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait +une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis +venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il +faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler, +au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le +dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien +loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait +aujourd'hui.</p> + +<p>Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu +que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour +toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop +précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui +m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir. +J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute +habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un +portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de +satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une +chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que +ma palette était posée dessus; vous jugiez que je mis ma robe dans un +tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris la +résolution de ne plus accepter que des soupers.</p> + +<p>Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la +société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la +princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M. +de Rulhières, l'auteur des <i>Disputes</i>; mais le plus aimable de tous les +convives était sans contredit le duc de Lauzun; on n'a jamais eu autant +d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se +passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en +m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais +plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le +plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et +quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette +conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.</p> + +<p>Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait +ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je +le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir +et rechercher dans tous les salons; mais je recevais parfois des preuves +d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup +de joie; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'avais fait, d'après +les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La +Bruyère. J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de +d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie +ici, et que je conserve précieusement:</p> +<br> + +<p> MADEMOISELLE,</p> + +<p> L'Académie française a reçu avec toute la reconnaissance possible + la lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux + portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui + envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle + désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui + retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront + sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit + et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à + ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient + connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par + l'esprit, par les grâces et par le plus aimable modestie.</p> + +<p> La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que + le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous + prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes + ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son + assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été + sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de + vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette + commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de + vous assurer, Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis + pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne, + et que je partage avec tous les gens de goût, et avec tous les gens + honnêtes.</p> + +<p> J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble + et très obéissant serviteur,</p> + +<p class="rig">D'ALEMBERT,<br> + +Secrétaire perpétuel de l'Académie française.</p><br><br> + +<p> Paris, 10 août 1775.</p> + +<p>L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt +l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais +d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier, +en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait +de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si +j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury +dont on venait de parler?--«Je suis un peu trop jeune pour cela,» +répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la +pauvre dame que l'académicien fût parti.</p> + +<p>Adieu, chère amie.</p> + + +<br><hr class="short"><br> +<h3>LETTRE IV.</h3> + +<p class="mid">Mon mariage.--Je prends des élèves; madame Benoist.--Je renonce à cette +école.--Mes portraits; comment je les costume.--Séance de l'Académie +française.--Ma fille.--La duchesse de Mazarin.--Les ambassadeurs de +Tipoo-Saïb.--Tableaux que je fais d'après eux.--Dîner qu'ils me donnent.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Mon beau-père s'étant retiré du commerce, nous allâmes loger à l'hôtel +Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun venait d'acheter cette maison; il +l'habitait, et dès que nous fûmes établis, j'allai voir les magnifiques +tableaux de toutes les écoles, dont son appartement était rempli. +J'étais enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter les +chefs-d'oeuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait une extrême +obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux d'une beauté +admirable et d'un grand prix. Je lui devais ainsi les plus fortes leçons +que je pusse prendre, lorsque au bout de six mois il me demanda en +mariage. J'étais loin de vouloir l'épouser, quoiqu'il fût très bien fait +et qu'il eût une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais +sans inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent, en +sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais ma mère, qui +croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager avec instances à +ne point refuser un parti aussi avantageux, et je me décidai enfin à ce +mariage, poussée surtout par l'envie de me soustraire au tourment de +vivre avec mon beau-père, dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour +depuis qu'il était oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à +faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église, je me disais +encore: Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas! j'ai dit oui, et j'ai changé +mes peines contre d'autres peines. Ce n'est pas que M. Lebrun fût un +méchant homme: son caractère offrait un mélange de douceur et de +vivacité; il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un mot +assez aimable; mais sa passion effrénée pour les femmes de mauvaises +moeurs, jointe à la passion du jeu, ont causé la ruine de sa fortune et +la mienne, dont il disposait entièrement; au point qu'en 1789, lorsque +je quittai la France, je ne possédais pas vingt francs de revenu, après +avoir gagné, pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé.</p> + +<p>Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun, ayant dû épouser +la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en +tableaux, me pria de ne point le déclarer avant qu'il eût terminé ses +affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers, que je ne quittais pas +sans un grand regret mon nom de fille, sous lequel j'étais déjà très +connue; mais ce mystère, qui dura peu, n'en eut pas moins un résultat +assez effrayent pour mon avenir. Plusieurs personnes, qui croyaient +simplement que j'allais épouser M. Lebrun, venaient me trouver pour me +détourner de faire une pareille sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier +de la couronne, qui me disait avec amitié: «Vous feriez mieux de vous +attacher une pierre au cou et de vous jeter dans la rivière que +d'épouser Lebrun.» Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de +madame de Canillac, de madame de Sonza (alors ambassadrice de Protugal), +toutes trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils +tardifs quand j'étais mariée depuis quinze jours.--Au nom du ciel, me +disait la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop +malheureuse. Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le +bonheur de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop +confirmées depuis; mais ma mère, qui se trouvait là, avait peine à +retenir ses larmes.</p> + +<p>Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un terme à ces tristes +avertissemens, qui grâce à ma chère peinture, avaient peu altéré ma +gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux portraits qui m'étaient +demandés de toutes parts, et quoique M. Lebrun prît dès lors l'habitude +de s'emparer des paiemens, il n'en imagina pas moins, pour augmenter +notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu'il +désirait, sans prendre le temps d'y réfléchir, et bientôt il me vint +plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez, +des ovales, qu'il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de +mon travail et m'ennuyait fortement.</p> + +<p>Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux de La Ville, qui +depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits réunis, et pour +laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la Mythologie. Elle +peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà le talent qui lui a +donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie était la plus jeune de +mes élèves, pour la plupart plus âgées que moi, ce qui nuisait +prodigieusement au respect que doit imprimer un chef d'école. J'avais +établi l'atelier de ces demoiselles dans un ancien grenier à fourrage, +dont le plafond laissait à découvert de fort grosses poutres. Un matin, +je monte et je trouve mes élèves, qui venaient d'attacher une corde à +l'une de ces poutres, et qui se balançaient à qui mieux mieux. Je prends +mon air sérieux, je gronde, je fais un discours superbe sur la perte du +temps; puis voilà que je veux essayer la balançoire, et que je m'en +amuse plus que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles +manières il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet +inconvénient, joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en +corrigeant des études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école.</p> + +<p>L'obligation de laisser mon cher atelier pendant quelques heures avait +encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail; je ne quittais +plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait close, et le nombre de +portraits que j'ai faits à cette époque est vraiment prodigieux. Comme +j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais +tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais +ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à +ma fantaisie. On ne portait point encore de schals; mais je disposais de +larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras, +avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de +Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie dans +plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille jouant de +la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de la +belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en mettrait pas pour se +faire peindre; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène; je les séparai sur +le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui +finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa +coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme devait +donner le ton: cette mode prit doucement, puis devint enfin générale. +Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la reine, je la suppliai de ne +point mettre de poudre et de partager ses cheveux sur son front.--Je +serai la dernière à suivre cette mode, dit la reine en riant, je ne veux +pas qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand front.</p> + +<p>Je tâchais autant qu'il m'était possible de donner aux femmes que je +peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie; celles qui +n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et +nonchalamment appuyées. Enfin, il faut croire qu'elles étaient +contentes; car je ne pouvais suffire aux demandes; on avait de la peine +à se faire placer sur ma liste; en un mot j'étais à la mode; il semblait +que tout se réunît pour m'y mettre. Vous en jugerez par la scène +suivante, qui m'a toujours laissé un souvenir si flatteur: Quelque temps +après mon mariage, j'assistais à une séance de l'Académie française; La +Harpe y lut son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à +ces vers où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la +première fois:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i4"> Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle,</p> +<p class="i4"> Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle,</p> +<p class="i4"> Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc.</p> +</div></div> + +<p>l'auteur de <i>Warwick</i> me regarda: aussitôt tout le public (sans en +excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient à la +séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec de tels +transports que je fus prête à me trouver mal de confusion.</p> + +<p>Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle, chère amie, parce +que vous avez exigé que je vous dise tout, sont bien loin de pouvoir se +comparer à la jouissance que j'éprouvai lorsque au bout de deux années +de mariage je devins grosse. Mais ici vous allez voir combien cet +extrême amour de mon art me rendait imprévoyante sur les petits détails +de la vie; car toute heureuse que je me sentais, à l'idée de devenir +mère, les neuf mois de ma grossesse s'étaient passés sans que j'eusse +songé le moins du monde à préparer rien de ce qu'il faut pour une +accouchée. Le jour de la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon +atelier, et je travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans +les intervalles que me laissaient les douleurs.</p> + +<p>Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir le matin. Elle +pressentit que j'accoucherais dans la journée, et comme elle me +connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de tout ce qui me serait +nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné que je ne savais pas ce +qui m'était nécessaire.--Vous voilà bien, reprit-elle, vous êtes un vrai +garçon. Je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir.--Non! non! +dis-je, j'ai demain séance, je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans +me répondre, madame de Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher +l'accoucheur, qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai, mais il resta +caché chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde. Je +n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis +crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle est +d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des douleurs +atroces, et selon moi, M. Dubuc l'exprimait, parfaitement en disant: Le +bonheur c'est l'intérêt dans le calme.</p> + +<p>Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de Mazarin, qui n'était +plus jeune, mais qui était encore belle; ma fille avait ses yeux et lui +ressemblait prodigieusement. Cette duchesse de Mazarin est celle qu'on +disait avoir été douée à sa naissance par trois fées: la fée Richesse, +la fée Beauté, et la fée Guignon. Il est certain que la pauvre femme ne +pouvait rien entreprendre, pas même de donner une fête, sans qu'un +accident quelconque ne vînt se jeter à la traverse. On a souvent conté +plusieurs accidens de sa vie dans ce genre; en voici un moins connu: Un +soir qu'elle donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de +faire placer au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se +trouvaient enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe +de la duchesse, on ouvre le pâté, et voilà cette volatile effarouchée +qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes, +toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur, les +cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux; enfin on +fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte invention.</p> + +<p>La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse; on mettait un temps +infini à la corser. Une visité lui vint un jour tandis qu'on la laçait, +et une de ses femmes courut à la porte, en disant: «n'entrez pas avant +que nous ayons arrangé les chairs.» Je me rappelle que cet excès +d'embonpoint excitait l'admiration des ambassadeurs turcs. Comme on leur +demandait à l'Opéra quelle femme leur plaisait davantage de toutes +celles qui remplissaient les loges, ils répondirent sans hésiter que la +duchesse de Mazarin était la plus belle, parce qu'elle était la plus +grosse.</p> + +<p>Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas oublier de vous +dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates, qui pour être +cuivrés, n'en avaient pas moins des têtes superbes. En 1788, des +ambassadeurs furent envoyés à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb. Je vis +ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement +pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon +désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se +laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins cette +faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient (car ils +voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles et des couleurs. +Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta de l'eau de rose et +m'en jeta sur les mains; puis le plus grand, qui s'appelait Davich Khan, +me donna séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies, +les mains, tout fut fait d'après lui, tant il se tenait avec +complaisance. Je laissais sécher le tableau dans un autre salon.</p> + +<p>Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur, que je +représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout avait une +tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline blanche, +parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques avec de +larges manches plissées en travers, étaient retenues par de riches +ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception du fond +et du bas des robes.</p> + +<p>Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances désirait beaucoup +voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à dîner, et nous +acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger nous +fûmes un peu surprises de trouver le dîner servi par terre, ce qui nous +obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils +nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont +l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très +épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous +fîmes un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs +mains bronzées en guise de cuillères.</p> + +<p>Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme, qui parlait un +peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait +à chanter <i>Annette à l'âge de quinze ans</i>. Lorsque nous allâmes faire +nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le +regret de nous quitter en disant: «Ah! comme mon coeur pleure!» Ce que je +trouvai fort oriental et fort bien dit.</p> + +<p>Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai chercher; mais +il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre, +prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus donna lieu à de +fort jolis vers qui me furent adressés et que je copie ici.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> À MADAME LEBRUN,</p> +<br> +<p class="i8"> Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé des Orientaux contre la peinture.</p> +<br> +<p class="i8"> Ce n'est point aux climats où règnent les sultans</p> +<p class="i8"> Que le marbre s'anime et la toile respire.</p> +<p class="i8"> Les préjugés de leurs imans</p> +<p class="i8"> Du dieu des arts ont renversé l'empire.</p> +<p class="i8"> Ils ont rêvé qu'<i>Allah</i>, jaloux de nos talens,</p> +<p class="i8"> Doit, en jugeant les mondes et les âges,</p> +<p class="i8"> Donner une ame à ces images</p> +<p class="i8"> Qui sauvent la beauté du ravage des temps.</p> +<p class="i8"> Sublime Allah! tu ris de cette erreur impie!</p> +<p class="i8"> Tu conviendras, voyant cette copie,</p> +<p class="i8"> Où l'art de la nature a surpris les secrets,</p> +<p class="i8"> Que, comme toi, le génie a ses flammes;</p> +<p class="i8"> Et que Lebrun, en peignant des portraits,</p> +<p class="i8"> Sait aussi leur donner une ame.</p> +</div></div> + +<p>Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie; et lorsque +l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son valet de chambre +qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les peines du monde à lui +faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et +fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le +portrait.</p> + +<p>Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789. Après la mort de M. +Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et +j'ignore qui les possède aujourd'hui.</p> + +<p>Adieu, chère et aimable amie.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE V.</h3> + +<p class="mid">La Reine.--Mes séances à Versailles.--Portraits que je fais d'elle à +différentes époques.--Sa Bonté.--Louis XVI.--Dernier bal de la Cour à +Versailles.--Madame Élisabeth. Monsieur, frère du roi.--La princesse +Lamballe.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait pour la première +fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et +de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite, +assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes, ses mains +petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle était la femme +de France qui marchait le mieux; portant la tête fort élevée, avec une +majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa +cour, sans pourtant que cette majesté nuisît en rien à tout ce que son +aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin, il est très difficile de +donner à qui n'a pas vu la reine, une idée de tant de grâces et de tant +de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait +de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation +autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux; leur couleur était +presque bleue; son regard était spirituel et doux, son nez fin et joli, +sa bouche pas trop grange, quoique les lèvres fussent un peu fortes. +Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était +l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant +est le mot; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point +d'ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré: les couleurs +me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui +n'appartenaient qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés +chez aucune autre femme.</p> + +<p>À la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida d'abord +prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté que sa grâce si +bienveillante dissipa bientôt cette impression. C'est alors que je fis +le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de +satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son +frère, l'empereur Joseph II, et la reine m'en ordonna deux copies: l'une +pour l'impératrice de Russie, l'autre pour ses appartememens de +Versailles ou de Fontainebleau.</p> + +<p>J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs autres portraits +de la reine<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Dans l'un, je ne l'ai peinte que jusqu'aux genoux, avec +une robe nacaral et placée devant une table, sur laquelle elle arrange +des fleurs dans un vase. On peut croire que je préférais beaucoup la +peindre sans grande toilette et surtout sans grand panier. Ces portraits +étaient donnés à ses amis, quelques-uns à des ambassadeurs. Un entre +autres la représente coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une +robe de mousseline blanche dont les manches sont plissées en travers, +mais assez ajustées: quand celui-ci fut exposé au salon, les méchans ne +manquèrent pas de dire que la reine s'était fait peindre en chemise; car +nous étions en 1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur +elle.</p> + +<p>Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand succès. Vers la fin de +l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville, qui, je crois, avait +pour titre: <i>la Réunion des Arts</i>. Brongniart, l'architecte, et sa +femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence, firent louer une loge +aux premières et vinrent me chercher le jour de la première +représentation pour me conduire au spectacle. Comme je ne pouvais +nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait, vous pouvez juger +de mon émotion lorsque la peinture arriva, et que je vis l'actrice me +copier d'une manière surprenante, peignant le portrait de la reine. Au +même instant, tout ce qui était au parterre et dans les loges se +retourna vers moi en applaudissant à tout rompre, et je ne crois pas que +l'on puisse être à la fois aussi touchée, aussi reconnaissante que je le +fus ce soir-là.</p> + +<p>La timidité que m'avait inspirée le premier aspect de la reine avait +entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle me témoignait toujours. +Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais une jolie voix, elle me +donnait peu de séances sans me faire chanter avec elle plusieurs duos de +Grétry, car elle aimait infiniment la musique, quoique sa voix ne fût +pas d'une grande justesse. Quant à son entretien, il me serait difficile +d'en peindre toute la grâce, toute la bienveillance; je ne crois pas que +la reine Marie-Antoinette ait jamais manqué l'occasion de dire une chose +agréable à ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté +qu'elle m'a toujours témoignée est un de mes plus doux souvenirs.</p> + +<p>Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle m'avait donné pour +une séance; parce que étant alors très avancée dans ma seconde +grossesse, je m'étais sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le +lendemain de me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne +m'attendait pas, elle avait fait atteler sa calèche pour aller se +promener, et cette calèche fut la première chose que j'aperçus en +entrant dans la cour du château. Toutefois je ne montai par moins parler +aux garçons de la chambre. L'un d'eux, M. Campan<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>, me reçut d'un air +sec et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de +stentor:--C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et bien +sûrement elle va se promener, et bien sûrement elle ne vous donnera pas +séance. Sur ma réponse, que je venais simplement prendre les ordres de +Sa Majesté pour un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait +entrer aussitôt dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle +tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon à sa fille, la +jeune Madame. Le coeur me battait; car j'avais d'autant plus peur que +j'avais tort. La reine se tourna vers moi et me dit avec douceur:--Je +vous ai attendue hier toute la matinée, que vous est-il donc +arrivé?--Hélas! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai +pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les +recevoir, et je repars à l'instant.--Non! non! ne partez pas, reprit la +reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle +décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que dans +l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte +à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, mes +pinceaux tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma +maladresse.--Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée dans +votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire, elle +releva tout elle-même.</p> + +<p>Lors du dernier voyage qui s'est fait à Fontainebleau, où la cour +suivant l'usage devait être en grande représentation, je m'y rendis pour +jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans la plus grande parure, +couverte de diamans, et, comme un magnifique soleil l'éclairait, elle me +parut vraiment éblouissante. Sa tête élevée sur son beau col grec, lui +donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l'on +croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Pendant la première +séance que j'eus de S. M. au retour de ce voyage, je me permis de parler +de l'impression que j'avais reçue, et de dire à la reine combien +l'élévation de sa tête ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me +répondit d'un ton de plaisanterie: Si je n'étais pas reine, on dirait +que j'ai l'air insolent; n'est-il pas vrai?</p> + +<p>La reine ne négligeait rien pour faire acquérir à ses enfans ces +manières gracieuses et affables qui la rendaient si chère à ceux qui +l'entouraient. Je l'ai vue faisant dîner Madame, alors âgée de six ans, +avec une petite paysanne dont elle prenait soin, vouloir que cette +petite fût servie la première, en disant à sa fille: «Vous devez lui +faire les honneurs.»</p> + +<p>La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée à Trianon, où je fis +sa tête pour le grand tableau dans lequel je l'ai peinte avec ses +enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil, alors ministre, était +présent, et que tant que dura la séance, il ne cessa de médire de toutes +les femmes de la cour. Il fallait qu'il me crût sourde ou bien bonne +personne, pour ne pas craindre que je pusse rapporter aux intéressées +quelques-uns de ses méchans propos. Le fait est que jamais il ne m'est +arrivé d'en répéter un seul, quoique je n'en aie oublié aucun.</p> + +<p>Après avoir fait la tête de la reine, ainsi que les études séparées du +premier dauphin, de Madame Royale et du duc de Normandie, je m'occupai +aussitôt de mon tableau auquel j'attachais une grande importance, et je +le terminai pour le salon de 1788. La bordure ayant été portée seule, +suffit pour exciter mille mauvais propos: <i>voilà le déficit</i>, disait-on; +et beaucoup d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient +prévoir les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je +n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait son +sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma peur était +si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer dans ma chambre, +et j'étais là, priant Dieu pour le succès de <i>ma</i> famille royale, quand +mon frère et une foule d'amis vinrent me dire que j'obtenais le suffrage +général.</p> + +<p>Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau à Versailles, ce +fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts et directeur des bâtimens +royaux qui me présenta à Sa Majesté. Louis XVI eut la bonté de causer +longtemps avec moi, de me dire qu'il était fort content; puis il ajouta, +en regardant encore mon ouvrage: «Je ne me connais pas en peinture; mais +vous me la faites aimer.»</p> + +<p>Mon tableau fut placé dans une des salles du château de Versailles, et +la reine passait devant en allant et en revenant de la messe. À la mort +de monsieur le dauphin (au commencement de 1789), cette vue ranimait si +vivement le souvenir de la perte cruelle qu'elle venait de faire, +qu'elle ne pouvait plus traverser cette salle sans verser des larmes; +elle dit à M. d'Angevilliers de faire enlever ce tableau; mais avec sa +grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire aussitôt, en me +faisant savoir le motif de ce déplacement. C'est à la sensibilité de la +reine que j'ai dû la conservation de mon tableau; car les poissardes et +les bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs Majestés à +Versailles, l'auraient infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du +lit de la reine, qui a été percé de part en part!</p> + +<p>Je n'ai jamais eu la jouissance de revoir Marie-Antoinette depuis le +dernier bal de la cour à Versailles; ce bal se donnait dans la salle de +spectacle, et la loge où je me trouvais placée était assez près de la +reine pour que je pusse entendre ce qu'elle disait. Je la voyais fort +agitée, invitant à danser les jeunes gens de la cour, tels que M. de +Lameth<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a> et d'autres, qui tous la refusaient; si bien que la plupart +des contredanses ne purent s'arranger. La conduite de ces messieurs +était d'une inconvenance qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus +me semblait une sorte de révolte, préludant à des révoltes plus graves. +La révolution approchait: elle éclata l'année suivante.</p> + +<p>À l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai pas fait le portrait, +j'ai peint successivement toute la famille royale; les enfants de +France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII); Madame, madame la +comtesse d'Artois et madame Élisabeth. Les traits de cette dernière +n'étaient point réguliers; mais son visage exprimait la plus douce +bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable; en tout elle +avait le charme d'une jolie bergère. Vous n'ignorez pas, chère amie, que +madame Élisabeth était un ange de bonté. Combien de fois ai-je été +témoin du bien qu'elle faisait aux malheureux. Son coeur renfermait +toutes les vertus; indulgente, modeste, sensible, dévouée; la révolution +l'a conduite à déployer un courage héroïque; on a vu cette douce +princesse, marcher au-devant des cannibales qui venaient pour assassiner +la reine, en disant: <i>Ils me prendront pour elle!</i></p> + +<p>Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion de connaître +un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et l'esprit et +l'instruction; il était impossible de ne pas se plaire à l'entretien de +Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec autant de goût que de +savoir. Quelquefois, pour varier sans doute, il me chantait, pendant nos +séances, des chansons qui n'étaient pas indécentes, mais si communes, +que je ne pouvais comprendre par quel chemin de pareilles sottises +arrivaient jusqu'à la cour. Il avait la voix la plus fausse du +monde.--Comment trouvez-vous que je chante, Madame Lebrun? me dit-il un +jour--Comme un prince, Monseigneur, répondis-je.</p> + +<p>Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur, m'envoyait une fort +belle voiture à huit chevaux pour me conduire à Versailles et me ramener +avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner. Tout le long de la +route on se mettait aux fenêtres pour me voir passer, chacun m'ôtait son +chapeau; je riais de ces hommages rendus aux huit chevaux et au piqueur +qui courait devant; car revenue à Paris, je montais en fiacre, et +personne ne me regardait plus.</p> + +<p>Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral (dans le sens modéré +du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans formaient à la cour un +parti très distinct de celui du roi. Aussi ne fus-je point surprise de +voir pendant la révolution, le marquis de Montesquiou nommé général en +chef de l'armée républicaine en Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler +les discours étranges que je lui avais entendu tenir devant moi, sans +parler des propos qu'il se permettait si ouvertement contre la reine et +tous ceux qu'elle aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous +le montrent se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne +venait point siéger comme <i>prince</i>, mais comme <i>citoyen</i>. Je n'en crois +pas moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa +tête, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France.</p> + +<p>À la même époque j'ai fait aussi le portrait de la princesse Lamballe. +Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque distance; elle avait de +petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux +blonds, et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. L'horrible fin de +cette malheureuse princesse est assez connue, de même que le dévouement +dont elle a péri victime; car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de +tout péril, lorsqu'elle rentra en France dès qu'elle sut la reine en +danger.</p> + +<p>Me voilà bien loin, chère amie, de l'année 1799; mais j'ai préféré vous +parler dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec +tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que le +comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette.</p> + +<p>Mille tendres amitiés.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE VI.</h3> + +<p class="mid">Voyage en Flandre.--Bruxelles.--Le prince de Ligne.--Le tableau de +l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols.--Ma réception à l'Académie +royale de peinture.--Mon logement.--Ma société.--Mes +concerts.--Garat.--Asevedo.--Madame Todi.--Viotti.--Maestrino.--Leprince +Henry de Prusse.--Salentin.--Hulmandel.--Cramer.--Madame de +Montgeron.--Mes soupers.--Je joue la comédie en société.--Nos acteurs.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires l'appelaient. On +faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe collection de tableaux +du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition. Je trouvai là +plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec une extrême bonté, +entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais beaucoup vue à Paris; +mais la rencontre dont je me félicitai le plus fut celle du prince de +Ligne, que je ne connaissais point encore, et qui, sous le rapport +d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation pour ainsi dire +historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie, où j'admirai +plusieurs chefs-d'oeuvre, principalement des portraits de Wandik et des +têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux italiens. Il voulut +aussi nous recevoir dans sa superbe habitation de Bel-Oeil. Je me +souviens qu'il nous fit monter dans un belvédère, bâti sur le sommet +d'une montagne qui dominait toutes ses terres et tous le pays +d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint à cette belle vue, +avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui effaçait tout dans ce beau +lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui pour la grâce de son +esprit et de ses manières n'a jamais eu de pareil.</p> + +<p>La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche et animée. Dans la +haute société, par exemple, on s'occupait tellement de plaisirs, que +plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois de Bruxelles +après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris tout juste à l'heure +de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à +Bruxelles, courant toute la nuit: voilà ce qui s'appelle aimer l'opéra.</p> + +<p>Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et dans le Northollande. +La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement: ces deux petites villes +sont si propres, si bien tenues, que l'on envie le sort des habitans. +Les rues étant fort étroites et bordées de canaux, on n'y va point en +voiture, mais à cheval, et l'on se sert de petites barques pour le +transport des marchandises. Les maisons, qui sont très basses, ont deux +portes: celle de la naissance, puis celle de la mort, par laquelle on ne +passe que dans un cercueil. Les toits de ces maisons sont aussi brillans +que s'ils étaient d'acier, et tout est si merveilleusement soigné, que +je me rappelle avoir vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant +une espèce de lanterne dorée et polie comme pour un boudoir.</p> + +<p>Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande, m'ont semblé +fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger les faisait fuir +aussitôt. Elles étaient ainsi alors; je suppose cependant que le séjour +des Français dans leur pays a pu les apprivoiser.</p> + +<p>Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à l'hôtel de ville le +superbe tableau de Wanols qui représente les bourguemestres assemblés. +Je ne crois pas qu'il existe en peinture rien de plus beau, rien de plus +vrai: c'est la nature même. Les bourguemestres sont vêtus de noir; les +têtes, les mains, les draperies, tout est d'une beauté inimitable: ces +hommes vivent, on se croit avec eux. Je suis persuadée que c'est le +tableau de ce genre le plus parfait; je ne pouvais le quitter, et +l'impression qu'il m'a faite me le rend encore présent.</p> + +<p>Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'oeuvre de Rubens. Ils étaient +bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été depuis au musée de Paris; +tous produisaient un effet admirable dans ces églises flamandes. +D'autres chefs-d'oeuvre du même maître ornaient les galeries d'amateurs: +à Anvers, je trouvai chez un particulier le fameux <i>chapeau de paille</i> +qui vient d'être vendu dernièrement à un Anglais pour une somme +considérable. Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens; +son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le +simple jour et la lueur du soleil<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, et peut-être faut-il être peintre +pour juger tout le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau +me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en +cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de +paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma +palette à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous +dire qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé; +mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent tout +l'effet d'un pareil tableau.</p> + +<p>Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783, le portrait dont je +vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me +proposer comme membre de l'Académie royale de peinture. M. Pierre, alors +premier peintre du roi, s'y opposait fortement, ne voulant pas, +disait-il, que l'on reçût des femmes, et pourtant madame +Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue; +je crois même que madame Vien l'était aussi. Quoi qu'il en soit, M. +Pierre (peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le +maniement de la brosse) avait de l'esprit; de plus, il était riche, ce +qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les artistes, qui dans +ce temps étaient moins fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son +opposition aurait donc pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous +les vrais amateurs n'avaient pas été associés à l'Académie de peinture; +ils formaient une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est +alors qu'on fit ce couplet.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + +<p class="i8"> À MADAME LEBRUN.</p> +<br> +<p class="i8"> Sur l'air: <i>Jardinier ne vois-tu pas</i>.</p> +<br> + +<p class="i8"> Au salon ton art vainqueur</p> +<p class="i8"> Devrait être en lumière<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.</p> +<p class="i8"> Pour le ravir cet honneur,</p> +<p class="i8"> Lise, il faut avoir le coeur</p> +<p class="i6"> De Pierre, de Pierre, de Pierre.</p> +</div></div> + +<p>Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception la Paix qui +ramène l'Abondance<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>. M. Pierre alors fit courir le bruit que c'était +par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense bien en effet que le +roi et la reine étaient assez bons pour désirer me voir entrer à +l'Académie; mais voilà tout.</p> + +<p>Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent trois séances dans +la même journée, et celles de l'après-dîner, qui me fatiguaient à +l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac tel, que je ne digérais plus +rien, en sorte que je maigrissais à faire peur. Mes amis me firent +ordonner alors par le médecin de dormir tous les jours après mon dîner. +D'abord j'eus quelque peine à prendre cette habitude; mais on +m'enfermait dans ma chambre, les rideaux fermés, et peu à peu le sommeil +arriva. Je suis persuadée que je dois la vie à cette ordonnance. Vous +savez, chère amie, combien je tiens à ce que j'appelle mon <i>calme</i>? +C'est qu'un travail forcé, joint à la fatigue de mes longs voyages, me +l'a rendu tout-à-fait nécessaire; sans ce court et léger repos, dont +j'ai conservé l'habitude, je n'existerais plus. Tout ce que je puis +reprocher à cette sieste obligée, c'est de m'avoir privée sans retour du +plaisir d'aller dîner en ville; et comme je consacrais la matinée +entière à la peinture, il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que +le soir. Il est vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde +ne m'était refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus +aimable et la plus brillante.</p> + +<p>Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry, où M. Lebrun avait un +grand appartement, fort richement meublé, dans lequel il plaçait ses +tableaux de tous les grands maîtres. Quant à moi, je m'étais réduite à +occuper une petite antichambre, et une chambre à coucher qui me servait +de salon. Cette chambre était tendue de papier, pareil à la toile de +Joui des rideaux de mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop +simples peut-être, ce qui n'a pas empêché M. de Champcenetz (vu que sa +belle-mère était jalouse de moi), d'écrire que <i>madame Lebrun avait des +lambris dorés, qu'elle allumait son feu avec des billets de caisse, et +quelle ne brûlait que du bois d'aloès</i>; mais je tarde autant que +possible, chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été +victime; nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que +dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque soir +la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquans +dans les lettres et dans les arts, tout arrivait dans cette chambre; +c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule était telle que, +faute de siége, les maréchaux de France s'asseyaient par terre, et je me +rappelle que le maréchal de Noailles, très gros et très âgé, avait la +plus grande peine à se relever.</p> + +<p>J'étais bien loin de me flatter, comme vous pouvez croire, que tous +vinssent pour moi: ainsi qu'il arrive dans les maisons ouvertes, les uns +venaient pour trouver les autres, et le plus grand nombre pour entendre +la meilleure musique qui se fît alors à Paris. Les compositeurs +célèbres, Grétry, Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez moi +les morceaux de leurs opéras avant la première représentation. Nos +chanteurs habituels étaient Garat, Asevedo, Richer, madame Todi, ma +belle-soeur, qui avait une très belle voix, et pouvait tout accompagner à +livre ouvert, ce qui nous était fort utile. Moi-même je chantais +quelquefois, sans méthode à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps +de prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable; cet aimable +Grétry disait que j'avais des sons argentés. Au reste, il fallait mettre +à part toutes prétentions pour chanter avec ceux que je viens de nommer; +car Garat surtout peut être cité comme le talent le plus extraordinaire +qu'on ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés +pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression, il +n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté Gluck aussi +bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait à une voix superbe +toutes les qualités d'une grande cantatrice, et elle chantait le bouffon +et le sérieux avec la même perfection.</p> + +<p>Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste Viotti, dont le +jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était si ravissant! +Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse, excellent amateur, qui +de plus m'amenait son premier violon. Salentin jouait du hautbois, +Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgeron vint aussi une fois, +peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle fût très jeune alors, elle +n'en étonna pas moins toute ma société, qui vraiment était fort +difficile, par son admirable exécution et surtout par son expression; +elle faisait parler les touches. Depuis, et déjà placée au premier rang +comme pianiste, vous savez combien madame de Montgeron s'est distinguée +comme compositeur.</p> + +<p>À l'époque où je donnais mes concerts, on avait le goût et le temps de +s'amuser; et même, quelques années plus tôt, l'amour de la musique était +si général, qu'il avait élevé des querelles sérieuses entre ce qu'on +appelait les gluckistes et les piccinistes. Tous les amateurs s'étaient +séparés en deux partis acharnés l'un contre l'autre. Le champ de +bataille ordinaire était le jardin du Palais-Royal. Là, les partisans de +Gluck et les partisans de Piccini disputaient avec une telle violence +qu'il s'en est suivi plus d'un duel. On se querellait bien aussi dans +plusieurs salons pour ces deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé +Arnault se trouvaient en opposition; car Marmontel était picciniste, et +l'abbé gluckiste forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes, des +couplets. L'abbé Arnault, par exemple, fit les vers suivans:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i18"> Ce Marmontel, si lent, si lourd,</p> +<p class="i18"> Qui ne parle pas, mais qui beugle,</p> +<p class="i18"> Juge la peinture en aveugle,</p> +<p class="i18"> Et la musique comme un sourd.</p> +</div></div> + +<p>Marmontel répondit par ce couplet:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i18"> L'abbé Fatras,</p> +<p class="i18"> De Carpentras,</p> +<p class="i18"> Demande un bénéfice.</p> +<p class="i18"> Il l'obtiendra,</p> +<p class="i18"> Car l'Opéra</p> +<p class="i18"> Lui tient lieu de l'office.</p> +</div></div> + +<p>Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que le temps où les +sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et ne pouvaient naître +qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes concerts.</p> + +<p>Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient la marquise de +Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui depuis a épousé le +chevalier de Boufflers, madame le Gouteux du Molay, toutes quatre mes +meilleures amies, la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, madame de +Peze, son amie, que j'ai peinte avec elle dans le même tableau, une +foule d'autres dames françaises, que, vu la petitesse du local, je ne +pouvais recevoir que plus rarement, et les étrangères les plus +distinguées. Quant aux hommes, il serait trop long de vous les nommer, +attendu que je crois avoir vu chez moi tout ce que Paris renfermait de +gens à talent et de gens d'esprit.</p> + +<p>Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes +soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète, le chevalier de Boufflers, +le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient les plus amusans de Paris. On +ne saurait juger ce qu'était la société en France, quand on n'a pas vu +le temps où, toutes les affaires du jour terminées, douze ou quinze +personnes aimables se réunissaient chez une maîtresse de maison, pour y +finir leur soirée. L'aisance, la douce gaieté, qui régnaient à ces +légers repas du soir, leur donnaient un charme que les dîners n'auront +jamais. Une sorte de confiance et d'intimité régnait entre les convives; +et comme les gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans +inconvénient, c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se +montrait supérieure à celle de toute l'Europe.</p> + +<p>Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne +parlait politique; mais on causait de littérature, on racontait +l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions à jouer des charades +en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille ou Lebrun (Pindare) nous +lisaient quelques-uns de leurs vers. À dix heures, on se mettait à +table; mon souper était des plus simples. Il se composait toujours d'une +volaille, d'un poisson, d'un plat de légumes et d'une salade; en sorte +que si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, il n'y avait +réellement plus de quoi manger pour tout le monde; mais peu importait, +on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes, +et vers minuit chacun se retirait.</p> + +<p>Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je soupais fréquemment +en ville; car je ne pouvais disposer de mon temps que le soir. Il +m'était doux alors de me reposer de mon travail par quelque distraction +agréable. Tantôt c'était un bal, bal où l'on n'étouffait point comme +aujourd'hui. Huit personnes seulement formaient la contredanse, et les +femmes qui ne dansaient pas pouvaient au moins voir danser; car les +hommes se tenaient debout derrière elles. N'ayant jamais aimé la danse, +je préférais de beaucoup les maisons où l'on faisait de la musique. +J'allais souvent passer la soirée chez M. de Rivière<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, où nous +jouions la comédie et l'opéra comique. Sa fille, ma belle-soeur, chantait +à merveille, et pouvait passer pour une excellente actrice. Le fils aîné +de M. de Rivière était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait +donné l'emploi des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la +Ruette, retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point +notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix était +encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers rôles +avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient excellens, +excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que Talma, qui jouait +les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé, et que personne alors +n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur inimitable. Ma surprise +a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu notre jeune premier surpasser +Larive et remplacer le Kain. Mais le temps qu'il a fallu pour opérer +cette métamorphose et toutes celles du même genre, me prouve qu'un +talent dramatique est de tous les talens celui qui s'acquiert le plus +tard. Remarquez bien qu'on ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait +été dans sa jeunesse.</p> + +<p>Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler d'un +certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du monde, +s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE VII.</h3> + +<p class="mid">Souper grec.--Propos auxquels il donne lieu.--Ce qu'il m'a +coûté.--Ménageot.--M. de Calonne.--Mot de mademoiselle +Arnoult.--Calomnies.--Madame de S***.--Sa perfidie.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Voici, ma chère amie, le récit exact du souper le plus brillant que +j'aie donné, à l'époque où l'on parlait sans cesse de mon luxe et de ma +magnificence.</p> + +<p>Un soir, que j'avais invité douze ou quinze personnes à venir entendre +une lecture du poète Lebrun, mon frère me lut pendant mon calme quelques +pages des <i>Voyages d'Anacharsis</i>. Quand il arriva à l'endroit où en +décrivant un dîner grec, on explique la manière de faire plusieurs +sauces:--Il faudrait, me dit-il, faire goûter cela ce soir. Je fis +aussitôt monter ma cuisinière, je la mis bien au fait; et nous convînmes +qu'elle ferait une certaine sauce pour la poularde, et une autre pour +l'anguille. Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous +costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil +et à M. Boutin, que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon +atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me +fournir assez de vêtemens, et le comte de Parois, qui logeait dans ma +maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques. +Il vint précisément chez moi ce jour-là, vers quatre heures. Je lui fis +part de mon projet, en sorte qu'il m'apporta une quantité de coupes, de +vases, parmi lesquels je choisis. Je nettoyai tous ces objets moi-même, +et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe. +Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus +soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance à +distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe +suspendue donnait une forte lumière sur la table; enfin tout était +préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la +charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je +l'habille. Puis vint madame de Bonneuil, si remarquable par sa beauté; +madame Vigée, ma belle-soeur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus +beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en +véritables Athéniennes. Lebrun (Pindare) entre; on lui ôte sa poudre, on +défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de +laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry +Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un +grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en +un clin d'oeil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières. +Tandis que l'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter +en lyre dorée, je le costume; je costume aussi M. de Rivière (frère de +ma belle-soeur), Guinguené et Chaudet, le fameux sculpteur.</p> + +<p>L'heure avançait; j'avais peu de temps pour penser à moi; mais comme je +portais toujours des robes blanches en forme de tunique (ce qu'on +appelle à présent des blouses), il me suffit de mettre un voile et une +couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille, +charmante enfant, et mademoiselle de Bonneuil<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, qui était belle comme +un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique +très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire.</p> + +<p>À neuf heures et demie les préparatifs étaient terminés, et dès que nous +fûmes tous placés, l'effet de cette table était si neuf, si pittoresque, +que nous nous levions chacun à notre tour, pour aller regarder ceux qui +restaient assis.</p> + +<p>À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et +de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la +salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battans, ils nous +trouvèrent chantant le choeur de Gluck: <i>le dieu de Paphos et de Gnide</i>, +que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre.</p> + +<p>De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites +que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon. Ils étaient surpris +et charmés, au point qu'ils restèrent un temps infini debout, avant de +se décider à prendre les places que nous avions gardées pour eux.</p> + +<p>Outre les deux plats dont je vous ai déjà parlé, nous avions pour souper +un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe, et deux plats de +légumes. À la vérité, nous bûmes ce soir-là une bouteille de vieux vin +de Chypre dont on m'avait fait présent; voilà tout l'excès. Nous n'en +restâmes pas moins très long-temps à table, où Lebrun nous récita +plusieurs odes d'Anacréon qu'il avait traduites, et je ne crois pas +avoir jamais passé une soirée aussi amusante.</p> + +<p>M. Boutin et M. de Vaudreuil en étaient tellement enthousiasmés qu'ils +en parlèrent le lendemain à toutes leurs connaissances. Quelques femmes +de la cour me demandaient une seconde représentation de cette +plaisanterie. Je refusai pour différentes raisons, et plusieurs d'entre +elles furent blessées de mon refus. Bientôt le bruit se répandit dans le +monde que ce souper m'avait coûté vingt mille francs. Le roi en parla +avec humeur au marquis de Cubières, qui fort heureusement avait été un +de nos convives, et qui convainquit Sa Majesté de la sottise d'un pareil +propos.</p> + +<p>Néanmoins, ce que l'on tenait à Versailles au prix modeste de vingt +mille francs, fut porté à Rome à quarante mille, à Vienne, la baronne de +Strogonoff m'apprit que j'avais dépensé soixante mille francs pour mon +souper grec. Vous savez qu'à Pétersbourg la somme est enfin restée fixée +à quatre-vingt mille, et la vérité est que ce souper m'a coûté quinze +francs.</p> + +<p>Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est que ces indignes +mensonges étaient colportés dans l'Europe par mes propres compatriotes, +et la ridicule calomnie dont je vous parle n'est pas la seule dont on +ait cherché à tourmenter ma vie; témoin ces vers que Lebrun-Pindare +m'adressa en 1789, et que peut-être vous ne connaissez pas.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> À MADAME LEBRUN.</p> +<br> +<p class="i8"> Chère Lebrun, la gloire a ses orages;</p> +<p class="i8"> L'envie est là qui guette le talent;</p> +<p class="i8"> Tout ce qui plaît, tout mérite excellent,</p> +<p class="i8"> Doit de ce monstre essuyer les outrages.</p> +<p class="i8"> Qui mieux que toi les mérita jamais?</p> +<p class="i8"> Un pinceau mâle anime tes portraits.</p> +<p class="i8"> Non, tu n'es plus femme que l'on renomme:</p> +<p class="i8"> L'Envie est juste, et ses cris obstinés</p> +<p class="i8"> Et ses serpens contre toi déchaînés</p> +<p class="i8"> Mieux que nos voix te déclarent grand homme.</p> +</div></div> + +<p>Mettant à part l'exagération avec laquelle le poète parle de mon talent, +il reste malheureusement trop vrai, que dès mon début dans le monde, je +me suis vue en butte à la sottise et à la méchanceté. D'abord mes +ouvrages n'étaient point de moi; M. Ménageot peignait mes tableaux et +jusqu'à mes portraits, quoique tant de personnes à qui je donnais séance +pussent naturellement porter témoignage du contraire; ce bruit absurde +ne s'en propagea pas moins jusqu'à l'époque où je fus reçue de +l'Académie royale de peinture. Comme alors j'exposai au salon où +l'auteur du <i>Méléagre</i> exposait aussi, il fallut bien reconnaître la +vérité; car Ménageot, dont au reste j'appréciais infiniment le talent et +même les conseils, avait une manière de peindre entièrement opposée à la +mienne<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>.</p> + +<p>Quoique je fusse, je crois, l'être le plus inoffensif qui ait jamais +existé, j'avais des ennemis; non seulement quelques femmes m'en +voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles, mais plusieurs peintres +ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue, et de faire payer mes tableaux +plus cher que les leurs; il en résultait contre moi mille propos de +toute nature, dont un surtout m'affligea profondément. Peu de temps +avant la révolution, je fis le portrait de M. de Calonne, et je +l'exposai au salon; j'avais peint ce ministre assis, jusqu'à mi-jambe; +ce qui fit dire à mademoiselle Arnoult en le regardant: «<i>Madame Lebrun +lui a coupé les jambes, afin qu'il reste en place.</i>» Malheureusement ce +propos spirituel ne fut pas le seul auquel mon tableau donna lieu; je me +vis en butte en cette occasion à des calomnies du genre le plus odieux; +d'abord on fit courir mille contes absurdes sur le paiement du portrait; +les uns prétendaient que le contrôleur-général m'avait donné un grand +nombre de ces bonbons qu'on appelle papillottes, enveloppés dans des +billets de caisse; d'autres, que j'avais reçus, dans un pâté, une somme +assez forte pour ruiner le trésor; enfin, mille versions plus ridicules +les unes que les autres. Le fait est que M. de Calonne m'avait envoyé +quatre mille francs en billets, dans une boîte qui a été estimée vingt +louis. Quelques-unes des personnes qui se trouvaient chez moi quand je +reçus la boîte existent encore et peuvent le certifier. On fut même +étonné de la modicité de cette somme; car, peu de temps auparavant, M. +de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé +huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver ce prix trop énorme. +Toutefois, le canevas fourni, les méchans s'en emparèrent pour le +broder. J'étais harcelée de libelles, qui tous m'accusaient de vivre en +liaison intime avec M. de Calonne. Un nommé Gorsas, que je n'ai jamais +vu ni connu, et que l'on m'a dit être un jacobin forcené, vomissait des +horreurs contre moi.</p> + +<p>Le malheur voulut que M. Lebrun, qui, contre mon gré, faisait bâtir une +maison rue du Gros-Chenet, donnât par là prétexte à la calomnie. +Certainement lui et moi nous avions gagné assez d'argent pour nous +permettre une pareille dépense; cependant certaines gens soutenaient que +M. de Calonne payait cette maison<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.--Vous voyez, disais-je sans cesse +à M. Lebrun, quels infâmes propos l'on tient!--Laissez-les dire, me +répondait-il dans une sainte colère; quand vous serez morte, je ferai +élever dans mon jardin une pyramide qui ira jusqu'au ciel, et je ferai +graver dessus la liste de vos portraits; on saura bien alors à quoi s'en +tenir sur votre fortune. Mais j'avoue que l'espoir d'un pareil honneur +me consolait peu de mon chagrin présent; ce chagrin était d'autant plus +vif, que personne, moins que moi, n'avait craint de pouvoir devenir +l'objet d'une pensée avilissante. J'avais sur l'argent une telle +insouciance, que je n'en connaissais presque pas la valeur: la comtesse +de la Guiche qui vit encore, peut affirmer qu'étant venue chez moi pour +me demander de faire son portrait, et me disant qu'elle ne pouvait y +mettre que mille écus, je répondis que M. Lebrun ne voulait point que +j'en fisse à moins de cent louis. Ce défaut de calcul m'a été fort +désavantageux pendant mon dernier voyage à Londres; j'oubliais +constamment que les guinées valaient plus d'un louis, et pour mes +portraits, entre autre pour celui de madame Canning (en 1803), je +faisais mon compte comme si j'étais à Paris.</p> + +<p>Tous ceux qui m'entouraient, de plus, savent que M. Lebrun s'emparait en +totalité de l'argent que je gagnais, me disant qu'il le ferait valoir +dans son commerce; je ne gardais souvent que six francs dans ma poche. +Lorsque en 1788 je fis le portrait du beau prince Lubomirski, alors +adolescent<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>, sa tante, la princesse Lubomirska, m'envoya douze mille +francs, sur lesquels je priai M. Lebrun de me laisser deux louis; mais +il me refusa, prétendant avoir besoin de la somme entière pour solder +tout de suite un billet. Il était plus habituel au reste, que M. Lebrun +touchât lui-même, et très-souvent il négligeait de me dire que l'on +m'avait payée. Une seule fois dans ma vie, au mois de septembre 1789, +j'ai reçu le prix d'un portrait; c'était celui du Bailly de Crussol, qui +m'envoya cent louis. Heureusement mon mari était absent, en sorte que je +pus garder cette somme, qui, peu de jours après (le 5 octobre), me +servit pour aller à Rome.</p> + +<p>Mon indifférence pour la fortune tenait sans doute alors au peu de +besoin que j'avais d'être riche. Ce qui rendait ma maison agréable +n'exigeant aucun luxe, j'ai toujours vécu fort modestement. Je dépensais +extrêmement peu pour ma toilette: on me reprochait même trop de +négligence, car je ne portais que des robes blanches, de mousseline ou +de linon, et je n'ai jamais fait faire de robes parées que pour mes +séances à Versailles. Ma coiffure ne me coûtait rien, j'arrangeais mes +cheveux moi-même, et le plus souvent je tortillais sur ma tête un fichu +de mousseline, ainsi qu'on peut le voir dans mes portraits, à Florence, +à Pétersbourg et à Paris, chez M. de Laborde. Dans tous mes portraits +enfin, je me suis peinte ainsi, excepté dans celui qui est au ministère +de l'intérieur, où je suis costumée à la grecque.</p> + +<p>Certes, ce n'était pas une telle femme que pouvait séduire le titre de +receveur-général des finances, et, sous tout autre rapport, M. de +Calonne m'a toujours semblé peu séduisant; car il portait une perruque +fiscale. Une perruque! jugez comme, avec mon amour du pittoresque, +j'aurais pu m'accoutumer à une perruque! je les ai toujours eues en +horreur, au point de refuser un riche mariage, parce que le prétendant +portait perruque; et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés +ainsi.</p> + +<p>Ce qu'il y a d'ailleurs de surprenant dans cette affaire, c'est que rien +n'avait pu prêter une ombre de vraisemblance à la calomnie; je +connaissais à peine M. de Calonne. Une seule fois dans ma vie j'avais +été chez lui au ministère des finances; il donnait une grande soirée au +prince Henri de Prusse, et ce prince venant habituellement chez moi, il +avait jugé convenable de m'inviter; enfin je me souviens d'avoir hâté +son portrait au point de ne pas faire les mains d'après lui, quoique +j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles.</p> + +<p>Je n'aurais donc jamais imaginé de quelle source pouvaient naître ces +propos désolans, sans la découverte que je fis plus tard d'une perfidie +digne de l'enfer.</p> + +<p>M. de Calonne allait très souvent rue du Gros-Chenet (où je ne logeais +pas encore à cette époque), chez madame de S***, femme de D***, surnommé +le roué. Madame de S*** avait un charmant et doux visage, quoiqu'on pût +remarquer quelque chose de faux dans son regard, et M. de Calonne en +était très amoureux. Dans le temps dont je vous parle, elle m'avait +priée de faire son portrait, et, comme un jour elle prenait séance, elle +me demanda avec son air de douceur habituel si je voulais lui prêter ma +voiture le soir, pour aller au spectacle; j'y consentis, et mon cocher +alla la prendre chez elle. Le lendemain matin je demandai mes chevaux +pour onze heures; mais à onze heures, cocher, voiture, rien n'était +rentré. Je dépêche aussitôt quelqu'un chez madame de S***; madame de +S*** n'était point de retour; elle avait passé la nuit à l'hôtel des +Finances! Jugez de ma colère, quand je l'appris quelques jours après par +mon cocher, auquel un bon pour-boire ne ferma pas la bouche, et qui +conta le fait à plusieurs personnes de la maison. En pensant que si les +gens de l'hôtel des finances, ou d'autres, avaient demandé à cet homme +le nom de ses maîtres, cet homme avait dû répondre naturellement qu'il +appartenait à madame Lebrun, j'étais tout-à-fait hors de moi. Il est +inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu madame de S***, qui, m'a-t-on +dit, vit à Toulouse, et s'est jetée dans la plus austère dévotion. Que +Dieu lui pardonne! A-t-elle voulu sauver sa réputation aux dépens de la +mienne? Me haïssait-elle? Je ne sais; mais elle m'a fait bien du mal; +car les longs détails dans lesquels je viens d'entrer, chère amie, vous +prouvent assez combien j'ai souffert d'une calomnie qui s'appliquait si +mal et à mon caractère et à la conduite de toute une vie, que j'ose dire +avoir été honorable.</p> + +<p>Voilà vraiment une triste lettre, faite pour dégoûter de la célébrité, +surtout lorsqu'on a le malheur d'être femme. Quelqu'un me disait un +jour: «Quand je vous regarde et que je songe à votre renommée, il me +semble voir des rayons autour de votre tête.»--Ah! répondis-je, en +soupirant, il y a bien quelques petits serpens dans ces rayons-là. «En +effet, a-t-on jamais vu une grande réputation, dans quelque genre que ce +soit, ne pas attirer l'envie? Il est vrai qu'elle attire aussi près de +vous vos contemporains les plus distingués, et cet entourage console de +beaucoup de choses. Quand je songe à tant de gens aimables et bons, dont +j'ai dû l'amitié à mon talent, je me félicite d'avoir fait connaître mon +nom; et pour tout dire en un mot, chère amie, quand je pense à vous, +j'oublie les méchans. Adieu.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE VIII.</h3> + +<p class="mid">Le Kain.--Brizard.--Mademoiselle Dumesnil.--Monvel.--Mademoiselle +Raucour.--Mademoiselle Sainval.--Madame Vestris.--Larive.--Mademoiselle +Clairon.--Talma.--Préville.--Dugazon.--Mademoiselle +Doligny.--Mademoiselle Contat.--Molé.--Fleury.--Mademoiselle +Mars.--Mademoiselle Arnoult.--Madame Saint-Huberti.--Les deux +Vestris.--Mademoiselle Pélin.--Mademoiselle Allard.--Mademoiselle +Guimard.--Carlin.--Cailleau.--Laruette.--Madame Dugazon.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis +vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que +beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens +parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain: quoique je fusse trop +jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les +transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce +tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse +qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier, +par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure +dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le +regarder quand il jouait Tancrède; mais dans le rôle d'Orosmane où je +l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le +rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il +me faisait peur.</p> + +<p>À l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez +long-temps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil. +Brizard remplissait les rôles de pères; la nature semblait l'avoir créé +pour cet emploi: ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe +organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on +puisse imaginer. Il excellait surtout dans <i>le Roi Lear</i> et dans +l'<i>Oedipe</i> de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux +princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans +l'aspect de celui qui les représentait.</p> + +<p>Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des +transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort +inégal: elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des +momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la +tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux +rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de +jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à +coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait +si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle. +On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de +vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse.</p> + +<p>Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la +tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages +physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au +premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de +sa diction, ne laissaient rien à désirer. À mon retour en France il +avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je +lui ai vu jouer alors Auguste de <i>Cinna</i> et l'Abbé de l'Épée d'une +manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel, +qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages +de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui +étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.</p> + +<p>Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de +mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus +dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe, +sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait +à tant d'avantages un air de décence remarquable, et une réputation de +sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes +dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent +pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a +bien changé de manière d'être: on prétend que l'heureux mortel, qui le +premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que +lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria: <i>Ah! l'ingrate à +ma rente!</i> Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est +restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et +dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle +n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles +de mères et de reines avec infiniment de succès.</p> + +<p>J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, soeur de +Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais +elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame +Vestris, qui, toute belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grand +succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet +qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi +que cette scène est horrible.</p> + +<p>Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point +encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne +voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car +il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il +était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui +faisait dire qu'il marchait à côté de lui.</p> + +<p>Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui +n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne +compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié +intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir +de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer. +Il m'engagea aussitôt à dîner chez lui pour me faire trouver avec elle, +ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il +avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette +maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort +beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive +me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière +antique, comme on en voit encore aux environs de Naples; et comme nous +venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle +Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort +petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui +lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec +autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les +airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle. +J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation. +Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour +elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance; +c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait +d'elle.</p> + +<p>Lorsque je suis rentrée en France, j'ai été charmée de revoir Larive que +j'ai rencontré souvent à Épinay chez la marquise de Groslier. N'étant +plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près +de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous +faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers +acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe.</p> + +<p>Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous +les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il +a révolutionné l'art: d'abord en faisant disparaître la déclamation +ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en +forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en +grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un +gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les +plus mobiles qu'on pût voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu, +il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans +l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il +convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux +rôles brillans: aussi était-il principalement admirable dans ceux +d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens +sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui. +Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à +lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un +malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité. +Hélas! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris +applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne.</p> + +<p>Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse +rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il +fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt +de son coeur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à +entendre, principalement quand il parlait de son art.</p> + +<p>La comédie a peut-être encore été plus riche en talens que la tragédie. +J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur +parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté, +était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro, +vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique +étaient inépuisables: aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était +si parfaitement <i>vrai</i> par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu +l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte +point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle +de Figaro du <i>Barbier de Séville</i>, par exemple, n'a jamais approché de +son modèle.</p> + +<p>J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un +aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il +racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et +l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui.</p> + +<p>Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent +comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné +souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de +valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il +égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire +croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la +nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait +aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un +farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que +pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après +dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui +allèrent chercher le roi à Varennes, et un témoin oculaire m'a dit +l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que +cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour, principalement par +M. le comte d'Artois.</p> + +<p>Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles de jeunes +premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois +tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait +tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle +Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise +dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle +deviendrait une aussi excellente artiste. Sa charmante figure ne +suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque +Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans <i>le Mariage de Figaro</i>. +À partir de ce moment, elle marcha de succès en succès: d'abord dans +l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus +convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait +pris trop d'embonpoint.</p> + +<p>Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de +ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le +théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai +jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment +d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais +si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi.</p> + +<p>Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses +rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir +jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la +grâce et de la dignité; il tenait la scène comme on dit, outre que j'ai +peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le +sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois; quoique son jeu fût +très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le +rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.</p> + +<p>Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles, +est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie. +Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a +joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup +d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute +société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les +travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie +parfaite de modèles qui avaient disparu.</p> + +<p>À l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à +vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui +l'ornement de la scène française: mademoiselle Mars jouait alors avec +une perfection inimitable les rôles d'ingénues; elle excellait dans +celui de Victorine du <i>Philosophe sans le savoir</i>, et dans vingt autres +pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être +aussi vraie, aussi touchante: c'était la nature dans tout son charme. +Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà +pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire +oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa +charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce +visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si +parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois +jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est +de mon avis.</p> + +<p>Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand +Opéra, dans <i>Castor et Pollux</i>. J'étais peu capable alors de juger son +talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la +grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la +musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop +mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa +bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une +physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre. +On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un +que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique: elle assistait +au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres +honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale, +mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit: «C'est plaisant! je suis +la seule demoiselle qui se trouve ici.»</p> + +<p>Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à +mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir +entendue pour savoir jusqu'où peut aller l'effet de la tragédie lyrique. +Madame Saint-Huberti non seulement avait une voix superbe; mais elle +était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter +les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle, +si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression, +de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante +qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours +vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute la +salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes +auxquelles il était impossible de résister.</p> + +<p>Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était +ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel +homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux +qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec +elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils +furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni +les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur.</p> + +<p>Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame +Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec +elle, car je les écoutais à peine; j'aimais mieux réserver une partie de +mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens +remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai +vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais +quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris: +c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphées poursuivaient +mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils +avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a +toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel +homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire +avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui +précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant +leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les +trois révérences.</p> + +<p>À Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant +qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté. +Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne +bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à +coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui +croyait des ailes; ce qui faisait dire au père Vestris: «Si mon fils +touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades.»</p> + +<p>Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du +genre qu'on appelle <i>grotesque</i> en Italie. Elles faisaient des tours de +force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien +qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur +agilité; mademoiselle Allard surtout.</p> + +<p>Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse +n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec +des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre +danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide, +elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle +semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.</p> + +<p>À l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever +l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la <i>Comédie +Italienne</i>. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie +Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin, +dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait +l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui +nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies étaient inépuisables, +le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur +tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une +lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux +et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très +vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le +public, pour remplir la salle et charmer les spectateurs; quand il a +disparu la Comédie Italienne a fini.</p> + +<p>La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent +remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc. +Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau; il a quitté le +théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer +deux fois dans <i>Annette et Lubin</i>. Sa belle physionomie, si gaie, si +animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même +que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui +en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la +scène un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les +chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva +tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les +plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le +public.</p> + +<p>Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était +charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il +racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, +il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une +anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les +romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand +chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de +Vaudreuil, pour lequel il avait été si aimable, lui fit donner par +monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se +trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort +joli jardin.</p> + +<p>Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son +enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur, +il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer +le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel, +l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en +portait l'uniforme, et c'est avec cet habit que je l'ai peint, tenant +son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au +point que j'ai fait ce portrait en une séance<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p> + +<p>Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant +reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le +croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de +jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa +femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa +femme était fort révolutionnaire: en 1791, je reçus à Rome où j'étais +alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me +disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait <i>l'âge d'or</i>. +Heureusement je ne la crus pas; car on sait quel âge d'or a suivi! Peu +de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau +s'était jetée par la fenêtre de désespoir.</p> + +<p>Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. +Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette +surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une +expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en +paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits +délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs, +mais elle était charmante; et jamais peut-être les transports et les +regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le +théâtre, elle joua pour la dernière fois dans <i>Isabelle et Gertrude</i>, et +dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du +répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle +parfaitement.</p> + +<p>J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique, +au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame +Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame +Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à +l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était <i>Babet</i>, c'était <i>la +comtesse d'Albert</i> ou <i>Nicolette</i>. Noble, naïve, gracieuse, piquante, +elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre +l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre +prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix +suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les +rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous, +et j'en étais folle.</p> + +<p>Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement +essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la +fois si décente et si passionnée! et si malheureuse, si touchante, que +son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir +vu <i>Nina</i> vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été +le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas +l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle +venait de jouer <i>Nina</i>, elle conservait encore les yeux un peu hagards, +en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien +certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son +rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent.</p> + +<p>Madame Dugazon était royaliste de coeur et d'ame. Elle en donna la preuve +au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle +jouait la soubrette des <i>Événemens imprévus</i>. La reine assistait à ce +spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant: <i>j'aime mon +maître tendrement</i>, madame Dugazon, qui devait répondre: <i>Ah! comme +j'aime ma maîtresse</i>, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur +son coeur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant +la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public! +voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire +chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs +sur la scène. Madame Dugazon ne céda point: elle quitta le théâtre.</p> + +<p>La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai +beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point +épargné les détails. Adieu.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE IX.</h3> + +<p class="mid">Chantilly.--Le Raincy.--Madame de Montesson.--La vieille princesse de +Conti.--Gennevilliers.--Nos spectacles.--Le Mariage de +Figaro.--Beaumarchais.--M. et madame de +Villette.--Moulin-Joli.--Watelet.--M. de Morfontaine.--Le marquis de +Montesquiou.--Mon horoscope.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la +campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent +plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux +voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de +Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en +France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si +bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son +immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens +siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension +semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à +merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout +de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa +mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du +bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup +reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la +révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée.</p> + +<p>Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de +ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable: entre des +colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre +aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse +renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était +magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie +avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant, +dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande +magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi +les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle, +à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de +tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si +vivement regretté.</p> + +<p>En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de +Philippe-Égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son +portrait et celui de madame de Montesson. À l'exception du plaisir que +je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement +au Raincy; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable +que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien +de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du +nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et +surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet +exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un +grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien +quelque chose de belliqueux.</p> + +<p>À propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une +particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que +madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti +vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant +m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes +dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de +la cour avait fini, avec Louis XV. J'étais alors sur le point +d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait +étrange.</p> + +<p>Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de +même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M. +le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût +voir. Gennevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil +avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte +d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et +l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée +dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une +salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-soeur, +mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs +opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces +deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient +admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient +ensemble la scène des deux pères dans <i>Rose et Colas</i>, je crus qu'ils +causaient entre eux, et je leur dis: «Allons, il faut commencer la +répétition.» On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez +gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien! il était surtout +délicieux de l'entendre dans la <i>Colonie</i>, dont la musique est +ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de +Marine; et ma belle-soeur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un +ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient +pu briller même au théâtre.</p> + +<p>M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue +que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois +qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus +jouer; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida +seule à entrer en scène: aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce +ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les +complimens imaginables.</p> + +<p>Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut +une représentation du <i>Mariage de Figaro</i> par les acteurs de la Comédie +Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse, +mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante +dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût +cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce +théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogue, +couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se +trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince. +Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était +pas moins ivre de bonheur: il courait de tous côtés, comme un homme hors +de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le +temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, +ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.</p> + +<p>Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé +sa protection à l'auteur du <i>Mariage de Figaro</i>. Peu de temps après +cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous +qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que +le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de +finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors: +puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il +veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le +plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit:--Monsieur de +Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus +favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne +me suis mieux porté qu'aujourd'hui; si vous m'aviez fait hier une +pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre.</p> + +<p>Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de +Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis +allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort +jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en +vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> J'avais lu dans les vieux auteurs</p> +<p class="i8"> Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs,</p> +<p class="i8"> Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude:</p> +<p class="i8"> J'aimais à me bercer de ces douces erreurs.</p> +<p class="i8"> Embellir ces forêts devint ma seule étude,</p> +<p class="i8"> J'y créai des jardins, je les semai de fleurs;</p> +<p class="i8"> Mais des dieux vainement j'attendais la présence.</p> +<p class="i8"> Ô sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France,</p> +<p class="i8"> Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon</p> +<p class="i8"> De plaire et d'étonner a la double puissance,</p> +<p class="i8"> Et fait naître l'amour par l'admiration,</p> +<p class="i8"> La Gloire qui vous accompagne</p> +<p class="i8"> Agrandit ce petit château;</p> +<p class="i8"> Elle ranime la campagne;</p> +<p class="i8"> Vous nous rendez le jour plus beau,</p> +<p class="i8"> Et vous réalisez mes châteaux en Espagne.</p> +</div></div> + +<p>Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des +barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en +fit compliment.--Moi! répondit-il, je me fais fort d'effacer en un jour +tout ce que Rubens a peint dans sa vie.</p> + +<p>Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les +honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est +qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une +élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait +les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le +faire un maître d'école.</p> + +<p>Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois +de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas: si beau! si +varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous +une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine +coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de +bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que +l'on renouvelait à chaque saison, et des bancs, placés de distance en +distance, vous permettaient de jouir long-temps d'un air parfumé, et de +points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau +produisait un effet charmant. Des arbres de haute futaie, d'un ton très +vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était +couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les +branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre +autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on +rêvait avec délices<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. Je ne puis vous dire combien je me sentais +heureuse dans ce beau lieu, auquel, à mon gré, je n'ai rien vu de +comparable.</p> + +<p>Cet Élysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand +amateur des arts, et auteur d'un poëme sur la peinture. M. Watelet était +un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait +beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec +tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une +société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à +laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui: le +temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les +recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari de la +dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais.</p> + +<p>Plus tard, en 1788, Moulin-Joli fut acheté par un nommé M. Gaudran, +riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois. +Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec +peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement +les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de +paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous +avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes +meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun +Pindare composa son <i>Exegi monumentum</i>, ce morceau si plein d'un orgueil +que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois +nous inspiraient tous.</p> + +<p>Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez, +m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-Joli. Ah! si j'avais eu +Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand +regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée +en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans +l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens. +Moulin-Joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier, +qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins, +le prix de son acquisition; et maintenant, quand mes souvenirs me +reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa +destruction totale.</p> + +<p>Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous +fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J. Rousseau. +La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour +moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la +pensée.</p> + +<p>À Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc +qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un +grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un +premier rang dans son genre. À l'époque dont je vous parle, M. de +Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels +nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi +grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes: à présent, on n'y +voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un +petit pâte, au milieu de cette immense masse d'eau.</p> + +<p>M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité, +que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun +le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, +Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades, +et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté +prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. À la +vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement, +nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu +château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le +décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se +ressentir de cette manière d'être.</p> + +<p>À cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des +marchands; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me +souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur +lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable +dans la société. J'ai souvent essayé de lire par-dessus son épaule; +mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été +impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe; +je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il +doit avoir laissés.</p> + +<p>Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait +s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la +différence était frappante. Partout à Maupertuis régnaient l'ordre et la +magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un +grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII), +il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et +voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez +vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien +logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait +sans cesse.</p> + +<p>La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés. +Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était +douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à +Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et +frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était +plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit +nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à +merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait +son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.</p> + +<p>Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou +tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais +long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais +pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable +vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je +vous aime tendrement.</p> + +<p>Adieu.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE X.</h3> + +<p class="mid">Le duc de Nivernais.--Le maréchal de Noailles.--Son mot à Louis +XV.--Madame Dubarry.--Louvecienne.--Le duc de Brissac.--Sa mort.--Celle +de madame Dubarry.--Portraits que j'ai faits à Louveciennes.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais, +qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui la +plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, que l'on a +toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, avait des +manières nobles et douces sans aucune afféterie. Il se distinguait +surtout par son extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Sous ces +rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle dont je n'aurais point +trouvé de copie si je n'avais pas connu le comte de Vaudreuil, qui, +beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, joignait à une galanterie +recherchée une politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du +coeur. Au reste, il est devenu fort difficile aujourd'hui de donner une +idée de l'urbanité, de la gracieuse aisance, en un mot des manières +aimables qui faisaient, il y a quarante ans, le charme de la société à +Paris. Cette galanterie dont je vous parle, par exemple, a totalement +disparu. Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées.</p> + +<p>Le duc de Nivernais était petit, fort maigre. Quoique très âgé, quand je +l'ai connu, il était encore plein de vivacité. Il aimait passionnément +la poésie, et faisait des vers charmans.</p> + +<p>Je suis allée souvent aussi dîner chez le maréchal de Noailles, dans son +beau château situé à l'entrée de Saint-Germain. Il y avait alors un fort +grand parc, admirablement soigné. Le maréchal était très aimable: son +esprit, sa gaieté animaient tous ses convives, qu'il choisissait parmi +les célébrités littéraires et les gens les plus distingués de la ville +et de la cour.</p> + +<p>Le maréchal de Noailles avait un esprit original et surtout piquant. Il +était rare qu'il pût résister au désir de lancer un trait malin; c'est +lui qui répondit à Louis XV, mangeant à la chasse des olives qu'il +trouvait mauvaises: «C'est sans doute le fond du baril, sire.»</p> + +<p>Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore +parlé, quoique je l'aie vue de fort près; une femme qui, sortie des +derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller +à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat +de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à +Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais +extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent +entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans +environ. Elle était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint; +la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore +charmant, ses traits réguliers et gracieux; ses cheveux étaient cendrés +et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se +gâter.</p> + +<p>Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton; +mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières: +outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés +n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque +chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge.</p> + +<p>Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de +Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon +appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle +étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des +marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux; en +sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs +souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de +magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la +maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre. +L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des +robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche, et tous les jours, +quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans +qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la +campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune +relation avec la nombreuse cour qui pendant longtemps l'avait entourée. +L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de +Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et +durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques +différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa +solitude<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>. Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de +Tipoo-Saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de +Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent +des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline, +très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs +larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement +nuancés.</p> + +<p>Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame +Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour, +toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands +ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même +évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte +qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se +montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle +faisait beaucoup de bien à Louveciennes, où tous les pauvres étaient +secourus par elle. Nous allions souvent ensemble visiter quelque +malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un +jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.--Comment! disait +madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?--Hélas! +rien, madame. Aussitôt nous rentrons au château; madame Dubarry fait +venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point +exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit +contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle +leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de +Bordeaux.</p> + +<p>Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce +pavillon, si renommé pour le goût et la richesse de ses ornemens. La +première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit: «C'est +dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y +avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le +repas.» Le salon était ravissant: outre qu'on y jouit de la plus belle +vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus +précieux; les serrures même pouvaient être admirées comme des +chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une +élégance au-dessus de toute description.</p> + +<p>Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques +canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce +qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à +Louveciennes; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame +Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la +maîtresse du château. Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre +attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement +leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la terreur, madame +Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en +effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent +tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de +son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de +rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château +de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la +retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait la faire vivre +dans l'aisance. Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc +de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté +sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le +chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à +Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à +moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés!</p> + +<p>On porta la tête sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous +imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne +tarda pas elle-même à subir le sort réservé alors à tous ceux qui +possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom; +elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il +est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de +ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise en prison, +madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal +révolutionnaire à la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de +femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir +l'aspect de l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule +atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau +se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les +victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble +orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus +tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu +d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on +excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration.</p> + +<p>J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans le premier je l'ai +peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de +paille; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle +tient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal. +J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le +premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le +vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tête, +car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux +yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête +qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien +conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général.</p> + +<p>Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi. Je +l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous +entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre +femme me disait: «Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas +été ainsi.» J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras, +lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir +retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage; mais on venait +d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je +ne songeais plus qu'à quitter la France; je laissai donc ce tableau à +moitié terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de +Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en +France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer.</p> + +<p>Le triste contenu de cette lettre, m'avertit que je suis arrivée à +l'époque de mon existence dont je voudrais pouvoir perdre la mémoire, +dont je repousserais les souvenirs, ainsi que je le fais bien souvent, +si je ne vous avais promis le récit sincère et complet de ma vie. Il ne +s'agira plus maintenant de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de +jours d'angoisses et d'effroi; et je remets à vous en parler dans mes +premières lettres. Adieu, chère.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE XI.</h3> + +<p class="mid">Romainville.--Le maréchal de Ségur.--La Malmaison.--Madame le +Couteux-du-Moley.--L'abbé Sieyes.--Madame Auguier.--Mot de la +reine.--Madame Campan.--Sa lettre.--Madame Rousseau.--Le premier +dauphin.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il +se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible: +en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques +jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous +remarquâmes que les paysans ne nous ôtaient plus leurs chapeaux; ils +nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous +menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à Romainville, nous fûmes témoins +du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton +jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans +s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un +tonnerre affreux, et de grêlons si énormes qu'ils ravagèrent un espace +de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me +rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous +regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre +le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire +alors.</p> + +<p>Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler +les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers, +tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux. +Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros +propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua +aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui +l'entouraient. À la honte de l'humanité, ce même homme, l'année +suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales +révolutionnaires.</p> + +<p>Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui +appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était +une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle +comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était +alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire +placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une +inscription portant: <i>Sierra Morena</i>. Olivarès n'était point ce qu'on +appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa +malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de +tabatière.</p> + +<p>Le duc de Crillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la +Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley +aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de +son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de +verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je +ne marchais jamais sans ma branche; mais si j'apercevais l'abbé Delille, +je la jetais bien vite.</p> + +<p>En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison; j'y trouvai l'abbé Sieyes et +plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre +les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer +un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations +m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais +plus quelle personne: «En vérité, je crois que nous irons trop +loin.»--Ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame +du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi +de tant de présages funestes.</p> + +<p>Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly, +chez madame Auguier, soeur de madame Campan, et attachée elle-même au +service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort +beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur +la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un +homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté +ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir +ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu +de momens après, le valet de chambre revint.--«En vérité, dit-il, madame +est trop bonne; c'est un misérable que cet homme! voici les papiers qui +viennent de tomber de sa poche.» Et il nous remit plusieurs cahiers, +dont l'un commençait ainsi: À bas la famille royale! à bas les nobles! à +bas les prêtres! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille +prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les +cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors +confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on +leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son +compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de +loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le +chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter, +chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à +quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la +force publique faisait cause commune avec les coupables?</p> + +<p>J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et +quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M., +qui les lui rendit en disant: «Ce sont des choses impossibles; je ne +croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités.» Hélas! les +événemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de +l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la +pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de +sa vie.</p> + +<p>Ce dévouement ne s'est jamais démenti; dans les cruels momens de la +révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de +lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent +aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour +mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la +menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse +de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua.</p> + +<p>J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame +Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une +fraîcheur remarquable, son teint blanc et rose, et ses jolis yeux +exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai +connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney; la +seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune +encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis +Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis, +traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous +ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme!</p> + +<p>Madame Auguier avait deux soeurs: l'une était madame Campan si connue, et +comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile +directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle +toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles. +J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait +de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais +nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement +et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à +Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser +d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que +la plus infâme calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma +compatriote, et je m'écriai plusieurs fois: C'est impossible! Deux ans +plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée, +la lettre suivante, que m'écrivit madame Campan, et que je copie ici, +afin de vous faire connaître une justification qui me semble porter tous +les caractères de la franchise.</p> + +<p class="rig"> Saint-Germain, ce 27 janvier, vieux style.</p><br><br> + +<p> Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame: <i>C'est impossible!</i> + Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre + opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont, + pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore + plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis + pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment + croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes + opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop + infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des + miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués + par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous + et le mien particulièrement? J'ai eu, au contraire, l'avantage de + lui donner des preuves non équivoques d'une reconnaissance telle + qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre soeur Auguier et moi, + quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne + la point quitter, dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10 + août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans + des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir + jusqu'aux Feuillans, et la servir encore dans sa première détention + à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous + voulûmes la suivre au Temple.--Avec des faits aussi vrais et si + naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous, + peut-on avoir été aussi étrangement calomniée? Ne fallait-il pas me + faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant + d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle + tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait + me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit + pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a + conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus + importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce + qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais + je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de + l'émigration; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais + bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis + XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette + réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux + faubourgs insurgés, et cent lieues de Coblentz ou des armées + protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je + disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans + ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de + l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes + craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les + innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputer + à crime.</p> + +<p> Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis + livrée en entier, et avec la paix d'un coeur qui n'a pas le plus + léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire + voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter + en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et + infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à + ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les + sentimens que je vous ai voués.</p> + +<p class="rig"> GENET CAMPAN.</p><br><br> + +<p>Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre soeur, nommée madame +Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du +premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais +des séances à la cour<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Elle était devenue si chère au jeune prince +qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de +mourir: «Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma +mort.»</p> + +<p>Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France. +Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il +échapper à la mort: il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son +jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier: «Pare +celle-ci, Rousseau!»</p> + +<p>En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me +reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je +reprendrai dans une première lettre le récit des tristes événemens qui +m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays +étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont +vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde +une si douce mémoire.</p> + +<p class="rig"> Adieu, chère amie.</p><br><br> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LETTRE XII.</h3> + +<p class="mid">1789.--Terreur dont je suis frappée.--Je me réfugie chez +Brongniart.--MM. de Sombreuil.--Paméla.--Le 5 octobre.--On va chercher +la famille royale à Versailles.--Je quitte Paris.--Mes compagnons dans +la diligence.--Je passe les monts.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>L'affreuse année de 1789 était commencée, et la terreur s'emparait déjà +de tous les esprits sages. Je me rappelle parfaitement qu'un soir où +j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie +des personnes qui m'arrivaient, entraient avec l'air consterné; elles +avaient été le matin à la promenade de Longchamp; la populace, +rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus +effrayante les gens qui passaient en voiture; des misérables montaient +sur les marche-pieds en criant: «L'année prochaine, vous serez derrière +vos carrosses, c'est nous qui serons dedans!» et mille autres propos +plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent +beaucoup ma soirée; je me souviens d'avoir remarqué que la personne la +moins effrayée était madame de Villette, la belle et bonne de Voltaire. +Quant à moi, j'avais peu besoin d'apprendre de nouveaux détails pour +entrevoir les horreurs qui se préparaient. Je savais, à n'en pouvoir +douter, que ma maison, rue du Gros-Chenet, où je venais de m'établir +depuis trois mois seulement, était marquée par les malfaiteurs. On +jetait du soufre dans mes caves par les soupiraux. Si j'étais à ma +fenêtre, de grossiers sans-culottes me menaçaient du poing; mille bruits +sinistres m'arrivaient de tous les côtés; enfin, je ne vivais plus que +dans un état d'anxiété et de chagrin profond.</p> + +<p>Ma santé s'altérait sensiblement, et deux de mes bons amis, Brongniart, +l'architecte, et sa femme, étant venus me voir, me trouvèrent si maigre +et si changée, qu'ils me conjurèrent de venir passer quelques jours chez +eux, ce que j'acceptai avec reconnaissance. Brongniart avait son +logement aux Invalides; je fus conduite chez lui par un médecin attaché +au Palais-Royal, et dont les gens portaient la livrée d'Orléans, la +seule qui fût alors respectée. On me donna le meilleur lit. Comme je ne +pouvais pas manger, on me nourrissait avec d'excellent vin de Bordeaux +et du bouillon, et madame Brongniart ne me quittait pas. Tant de soins +auraient dû me calmer, outre que mes amis voyaient beaucoup moins en +noir que moi; mais il était impossible de me rassurer contre les maux +que je prévoyais.--À quoi bon vivre? à quoi bon se soigner? disais-je +souvent à mes bons amis; car l'effroi que m'inspirait l'avenir me +faisait prendre la vie en dégoût; et pourtant il faut le dire, si loin +que pût aller mon imagination, je ne devinais qu'une partie des crimes +qui se sont commis plus tard.</p> + +<p>Je me rappelle avoir soupé chez Brongniart avec l'excellent M. de +Sombreuil, alors gouverneur des Invalides. Il nous dit savoir qu'on +devait venir s'emparer des armes qu'il tenait en dépôt.--Mais, +ajouta-t-il, je les ai si bien cachées que je défie bien qu'ils les +trouvent. Ce brave homme ne songeait pas qu'on ne pouvait alors compter +que sur soi-même. Comme les armes ne tardèrent pas à être enlevées, il +faut croire qu'il fut trahi par les gens de l'hôtel qu'il avait +employés.</p> + +<p>M. de Sombreuil, aussi recommandable par ses vertus privées que par ses +talens militaires, s'est trouvé au nombre des prisonniers que l'on +devait immoler dans les prisons le 2 septembre. Les assassins +accordèrent sa vie aux larmes, aux supplications de son héroïque fille; +mais, atroces jusque dans le pardon, ils forcèrent mademoiselle de +Sombreuil à boire un verre du sang qui coulait à flots devant la prison! +et pendant fort long-temps, la vue de tout ce qui portait la couleur +rouge causait d'horribles vomissemens à cette jeune infortunée. Plus +tard (en 1794), M. de Sombreuil fut envoyé à l'échafaud par le tribunal +révolutionnaire. Ces deux événemens ont inspiré au poète Legouvé le plus +beau de ses vers:</p> + +<p> Des bourreaux l'ont absous, des juges l'ont frappé.</p> + +<p>M. de Sombreuil avait laissé un fils, très distingué par son caractère +et par sa bravoure. Il commandait un des régimens venus d'Angleterre à +Quiberon vers la fin de 1795. La Convention nationale ayant violé la +capitulation souscrite par le général Hoche, M. de Sombreuil reçut la +mort comme un brave; il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux, et +commanda lui-même le feu. Tallien, au moment de l'exécution, lui +dit:--Monsieur, vous êtes d'une famille bien malheureuse.--J'étais venu +la venger, répondit M. de Sombreuil, mais je ne puis que l'imiter.</p> + +<p>Madame Brongniart me menait promener derrière les Invalides; il y avait +tout près de là quelques maisons de paysans. Comme nous étions assises +contre une de ces masures, nous entendîmes causer entre eux deux hommes +qui ne pouvaient nous voir.--Veux-tu gagner dix francs, disait l'un, +viens avec nous faire le train. Il ne s'agit que de crier: À bas +celui-ci! à bas celui-là! et surtout de crier bien fort contre +<i>Cayonne</i>.--Dix francs sont bons à gagner, répondait l'autre; mais +n'aurons nous pas des taloches?--Allons donc! reprit le premier, c'est +nous qui les donnons les taloches. Vous jugez de l'effet que faisaient +sur moi de pareils dialogues!</p> + +<p>Le lendemain du jour dont je vous parle, nous passions devant la grille +des Invalides où se trouvait une foule immense, composée de ce vilain +monde qui se promenait habituellement sous les galeries du Palais-Royal; +tous gens sans aveu et sans habits, qui n'étaient ni ouvriers, ni +paysans, auxquels on ne pouvait supposer un état, sinon celui de bandit, +tant leurs figures étaient effrayantes. Madame Brongniart, plus +courageuse que moi, s'efforçait de me rassurer; mais j'avais une telle +peur, que je reprenais le chemin de la maison, quand nous vîmes arriver +de loin une jeune personne à cheval, qui portait un habit d'amazone et +un chapeau ombragé de plumes noires. À l'instant, l'horrible bande forme +la haie de deux côtés pour laisser passer au milieu d'elle la jeune +personne, que suivaient deux piqueurs à la livrée d'Orléans. Je reconnus +aussitôt cette belle Paméla<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a> que madame de Genlis avait amenée chez +moi. Elle était alors dans toute sa fraîcheur et vraiment ravissante; +aussi entendions-nous toute la horde crier: Voilà, voilà celle qu'il +nous faudrait pour reine! Paméla allait et revenait sans cesse au milieu +de cette dégoûtante populace, ce qui me donna bien tristement à penser.</p> + +<p>Peu après je retournai chez moi, mais je ne pouvais y vivre. La société +me semblait être en dissolution complète, et les honnêtes gens sans +aucun appui; car la garde nationale était si singulièrement composée +qu'elle offrait un mélange aussi bizarre qu'il était effrayant. Aussi la +peur agissait-elle sur tout le monde; les femmes grosses que je voyais +passer me faisaient peine; la plupart avaient la jaunisse de frayeur. +J'ai remarqué au reste, que la génération née pendant la révolution, est +en général beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfans en +effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrans.</p> + +<p>M. de Rivière, chargé d'affaires de la Saxe, dont la fille avait épousé +mon frère, vint m'offrir de me donner l'hospitalité, et je passai chez +lui deux semaines au moins. C'est là que je vis porter le buste du duc +d'Orléans et celui de M. Necker qu'une nombreuse populace suivait, en +proclamant à grands cris que l'un serait leur roi et l'autre leur +protecteur! Le soir ces honnêtes gens revinrent, ils mirent le feu à la +barrière qui se trouvait au bout de notre rue (la rue Chaussée-d'Antin), +puis ils dépavèrent, ils établirent des barricades, en criant: «Voilà +les ennemis qui arrivent.» Les ennemis n'arrivaient point; hélas! ils +étaient dans Paris.</p> + +<p>Quoique je fusse traitée chez M. de Rivière comme un de ses enfans, et +que je pusse me croire en sûreté chez lui puisqu'il était ministre +étranger, mon parti était pris de quitter la France. Depuis plusieurs +années, j'avais le désir d'aller à Rome. Le grand nombre de portraits +que je m'étais engagée à faire m'avait seul empêché jusqu'alors +d'exécuter mon projet; mais, si l'instant de partir devait jamais +arriver pour moi, certes, il était venu, je ne pouvais plus peindre: mon +imagination attristée, flétrie par tant d'horreurs, cessait de s'exercer +sur mon art; d'ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis, +sur mes connaissances, sur moi-même, hélas! et quoique, grâce au ciel, +je n'eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui +qui disait: «On m'accuse d'avoir pris les tours de Notre-Dame; elles +sont encore en place; mais je m'en vais, car il est clair que l'on m'en +veut.»</p> + +<p>Je laissais plusieurs portraits commencés, entre autres celui de +mademoiselle Contat; je refusai aussi dans ce moment de peindre +mademoiselle de La Borde (depuis duchesse de Noailles), que son père +m'amena: elle avait à peine seize ans et elle était charmante; mais il +ne s'agissait plus de succès, de fortune; il s'agissait seulement de +sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture, et j'avais +mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante, +lorsque je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes +nationaux avec leurs fusils. La plupart d'entre eux étaient ivres, mal +vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s'approchèrent +de moi, et me dirent dans les termes les plus grossiers que je ne +partirais point, qu'il fallait rester. Je répondis que, chacun étant +appelé alors à jouir de sa liberté, je voulais en profiter pour mon +compte. À peine m'écoutaient-ils, répétant toujours: «Vous ne partirez +pas, citoyenne, vous ne partirez pas.» Enfin ils s'en allèrent, je +restai plongée dans une anxiété cruelle, quand j'en vis rentrer deux, +qui ne m'effrayèrent pas, quoiqu'ils fussent de la bande, tant je +reconnus vite qu'ils ne me voulaient point de mal.--Madame, me dit l'un, +nous sommes vos voisins; nous venons vous donner le conseil de partir, +et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourriez pas vivre ici, vous +êtes si changée que vous nous faites de la peine<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. Mais n'allez pas +dans votre voiture; partez par la diligence, c'est bien plus sûr.</p> + +<p>Je les remerciai de tout mon coeur, et je suivis leurs bons avis. +J'envoyai donc retenir trois places, voulant toujours emmener ma fille, +qui avait alors cinq ou six ans; mais je ne pus les avoir que quinze +jours plus tard, tout ce qui émigrait partant comme moi par la +diligence.</p> + +<p>Enfin, ce jour si attendu fut le 5 octobre, le jour même où le roi et la +reine furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques! Mon +frère fut témoin de l'arrivée de Leurs Majestés à l'Hôtel-de-Ville; il +entendit le discours de M. Bailly, et comme il savait que je devais +partir dans la nuit, il revint chez moi vers dix heures du +soir.--Jamais, me dit-il, la reine n'a été plus reine qu'aujourd'hui, +lorsqu'elle est entrée d'un air si calme et si noble au milieu de ces +énergumènes. Puis il me rapporta cette belle réponse qu'elle avait faite +à M. Bailly: «J'ai tout vu, tout su, et j'ai tout oublié.»</p> + +<p>Les événemens de cette journée m'accablaient d'inquiétude sur le sort de +Leurs Majestés et sur celui des honnêtes gens, en sorte qu'à minuit, on +me traîna à la diligence dans un état qui ne peut se décrire. Je +redoutais extrêmement le faubourg Saint-Antoine, que j'allais traverser +pour gagner la barrière du Trône. Mon frère, le bon Robert, et mon mari +m'accompagnèrent jusqu'à cette barrière, sans quitter un instant la +portière de la diligence. Ce faubourg, dont nous avions une si grande +peur, était d'une tranquillité parfaite; tous ses habitans, ouvriers et +autres, avaient été à Versailles chercher la famille royale, et la +fatigue du voyage les tenait tous endormis.</p> + +<p>J'avais en face de moi, dans la diligence, un homme extrêmement sale, et +puant comme la peste, qui me dit fort simplement avoir volé des montres +et plusieurs effets. Heureusement il ne voyait rien sur moi qui pût le +tenter; car je n'emportais que très peu de linge et quatre-vingts louis +pour mon voyage. J'avais laissé à Paris mes effets, mes bijoux, et le +fruit de mon travail était resté dans les mains de mon mari qui dépensa +tout<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, ainsi que je vous l'ai déjà dit.</p> + +<p>Le voleur ne se contentait pas de nous raconter ses hauts faits, il +parlait sans cesse de mettre à la lanterne telles ou telles gens, +nommant ainsi une foule de personnes de ma connaissance. Ma fille +trouvait cet homme bien méchant; il lui faisait peur, ce qui me donna le +courage de dire: «Je vous en prie, monsieur, ne parlez pas de meurtre +devant cette enfant.»</p> + +<p>Il se tut, et finit par jouer à la bataille avec la petite. Il se +trouvait en outre, sur la banquette où j'étais assise, un forcené +jacobin de Grenoble, âgé de 50 ans environ, laid, au teint bilieux, qui, +chaque fois que nous arrêtions dans une auberge pour dîner ou pour +souper, se mettait à pérorer dans son sens de la plus terrible façon. +Dans toutes les villes, une foule de gens arrêtaient la diligence pour +apprendre des nouvelles de Paris. Notre jacobin s'écriait alors: «Soyez +tranquilles, mes enfans; nous tenons à Paris le boulanger et la +boulangère. On leur fera une constitution; ils seront forcés de +l'accepter, et tout sera fini.» Les gobe-mouches, dont on montait ainsi +les têtes, croyaient cet homme comme un oracle. Tout cela me faisait +cheminer bien tristement. Je ne craignais plus pour moi-même; mais je +craignais pour tous, pour ma mère, mon frère, mes amis. Je tremblais +aussi sur le sort de Leurs Majestés; car tout le long de la route, +presque jusqu'à Lyon, des hommes à cheval s'approchaient de la +diligence, pour nous dire que le roi et la reine étaient massacrés, que +Paris était en feu. Ma pauvre petite fille devenait toute tremblante; +elle croyait voir son père et notre maison brûlés, et quand mes efforts +parvenaient à la rassurer, arrivait bientôt un autre homme à cheval qui +nous répétait ces horreurs.</p> + +<p>Enfin, j'entrai dans Lyon; je me fis conduire chez M. Artaut, négociant, +que j'avais quelquefois reçu chez moi, à Paris, ainsi que sa femme. Je +les connaissais peu tous deux; mais ils m'avaient inspiré de la +confiance, vu que nos opinions étaient entièrement les mêmes sur tout ce +qui se passait alors. Mon premier soin fut de leur demander s'il était +vrai que le roi et la reine eussent été massacrés, et, grâce au ciel, +pour cette fois on me rassura!</p> + +<p>Monsieur et madame Artaut eurent d'abord quelque peine à me reconnaître, +non-seulement parce que j'étais changée à un point inimaginable, mais +aussi parce que je portais le costume d'une ouvrière mal habillée, avec +un gros fichu me tombant sur les yeux. J'avais eu lieu dans la route de +m'applaudir d'avoir pris cette précaution: je venais d'exposer au salon +le portrait qui me représente avec ma fille dans mes bras<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Le +jacobin de Grenoble parla de l'exposition, et fit même l'éloge de ce +portrait. Je tremblais qu'il ne me reconnût; j'employai toute mon +adresse à lui cacher mon visage: grâce à ce soin et à mon costume, j'en +fus quitte pour la peur.</p> + +<p>Je passai trois jours à Lyon dans la famille Artaut. J'avais grand +besoin de ce repos; mais à l'exception de mes hôtes, je ne vis personne +de la ville, désirant conserver le plus strict incognito. M. Artaut +arrêta pour moi un voiturier, auquel il dit que j'étais sa parente. Il +me recommanda fortement à ce brave homme, qui eut en effet pour moi et +pour ma fille tous les soins imaginables.</p> + +<p>Je ne puis vous dire ce que j'éprouvai en passant le pont Beauvoisin. Là +seulement je commençai à respirer, j'étais hors de France, de cette +France qui pourtant était ma patrie, et que je me reprochais de quitter +avec joie. L'aspect des monts parvint à me distraire de toutes mes +pensées, je n'avais jamais vu de hautes montagnes; celles de la Savoie +me parurent toucher au ciel avec lequel un épais brouillard les +confondait. Mon premier sentiment fut celui de la peur, mais je +m'accoutumai insensiblement à ce spectacle, et je finis par admirer.</p> + +<p>Le paysage du chemin des Échelles me ravit; je crus voir la <i>Galerie des +Titans</i>, et je l'ai toujours appelé ainsi depuis. Voulant jouir plus +complètement de toutes ces beautés, je descendis de voiture; mais à +moitié du chemin à peu près je fus saisie d'une grande terreur; car on +exploitait au moyen de la poudre une partie de rochers; il en résultait +l'effet d'un milliers de coups de canon, et ce bruit, se répétant de +roche en roche, était infernal.</p> + +<p>Je montai le mont Cénis, comme plusieurs étrangers le montaient aussi; +un postillon s'approcha de moi:--Madame devrait prendre un mulet, me +dit-il, car monter à pied, c'est trop fatigant pour une dame comme elle. +Je lui répondis que j'étais une ouvrière, bien accoutumée à +marcher.--Ah! reprit-il en riant, madame n'est pas une ouvrière, on sait +qui elle est.--Eh bien, qui suis-je donc? demandai-je.--Vous êtes madame +Lebrun, qui peint dans la perfection, et nous sommes tous très contens +de vous savoir loin des méchans. Je n'ai jamais pu deviner comment cet +homme avait pu savoir mon nom; mais cela m'a prouvé combien les jacobins +avaient d'émissaires. Heureusement je ne les craignais plus; j'étais +hors de leur exécrable puissance. À défaut de patrie, j'allais habiter +des lieux où fleurissaient les arts, où régnait l'urbanité; j'allais +visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Pétersbourg, et surtout, ce que +j'ignorais alors, chère amie, surtout, j'allais vous trouver, vous +connaître et vous aimer.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h2>NOTES ET PORTRAITS.</h2> + +<hr class="short"> + +<h3>L'ABBÉ DELILLE.</h3> + +<p>Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant, le plus aimable, le +meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on puisse voir. On l'appelait +<i>chose légère</i>, et j'ai toujours été frappée de la justesse de ce mot; +car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher +fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure présente +sans songer à l'heure qui devait suivre, il était rare qu'il fixât son +esprit sur une pensée profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait +prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner: son +mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il pas gémi de la +chaîne qu'il portait, alors qu'il était encore temps de la rompre! +Enfin, un ami le décide à reprendre sa liberté, et lui offre un asile. +Delille accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement une +heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet ami ne le +voyant point reparaître, va le chercher.--Eh bien?--Eh bien! répond +Delille, je l'épouse, mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de +témoin.</p> + +<p>Le comte de Choiseul-Gouffier, avec qui il était intimement lié, et qui +partait pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du désir qu'il +avait de l'emmener avec lui; cependant rien n'était convenu, rien +n'était arrêté entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va +chez l'abbé et lui dit: «Je pars à l'instant, venez avec moi, la voiture +est prête.» Et l'abbé monte, sans avoir fait aucuns préparatifs, +auxquels à la vérité M. de Choiseul avait pourvu.</p> + +<p>Arrivé à Marseille, Delille se promène sur le rivage, regarde la mer: +une profonde mélancolie s'empare de lui. «Je ne pourrai jamais, se +dit-il, mettre cette immensité entre mes amis et moi; non, je n'irai pas +plus loin.» Alors il quitte furtivement M. de Choiseul, et va se cacher +dans un petit cabaret, un véritable bouchon, où il se croit introuvable; +mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre, le ramène et +l'embarque avec lui.</p> + +<p>Éloigné de ses amis, il ne les oublia jamais, et leur donnait souvent de +ses nouvelles. Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes; dans une de ses +lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple de Minerve; ce +que m'étant rappelé à Naples, je lui écrivis, à mon tour, qu'avec +beaucoup plus de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile. +Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres de l'abbé +Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait pendant le voyage +qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois, qui étaient pleines de +détails intéressans sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en +quittant la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon +frère jugea prudent de brûler ces correspondances.</p> + +<p>L'abbé Delille a passé sa vie dans la haute société, dont il faisait le +plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une manière +ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté si naturelle donnaient à +sa conversation un charme indicible. Personne ne contait comme lui; il +faisait les délices de tous les cercles par mille récits, par mille +anecdotes, sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on dire +que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il aimait tout +le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un) tenait en lui, je pense, à +cette faiblesse de caractère dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus +haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie, sa facilité était +vraiment rare. Vous avait-il promis de venir dîner chez vous; au moment +de partir pour s'y rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le +chercher, elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me +souviens qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué de +parole, il nous prouva qu'il avait réponse à tout: «Je me persuade, +dit-il, que celui qui vient me chercher est plus pressé que celui qui +m'attend.»</p> + +<p>Il avait des traits de bonhomie qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un +soir qu'il venait de souper chez moi, je lui dis:--L'abbé, il est bien +tard; vous demeurez si loin, que je m'inquiette de vous voir retourner à +cette heure-ci, menant votre cabriolet.--J'ai toujours la précaution de +porter un bonnet de nuit dans ma poche, répondit-il. Je lui proposai +alors de lui faire établir un lit dans mon salon.--Non, non, dit-il, +j'ai dans votre rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent; +cela ne le gêne en rien, et je puis m'y rendre à toute heure. Ce qu'il +fit aussitôt.</p> + +<p>Nul être ne jouissait autant de la vie, n'en effleurait davantage tous +les charmes: toujours prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une sorte +de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même homme +pourtant a déployé la plus grande énergie tant qu'a duré la révolution. +Tout le monde sait avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette, +procureur de la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse +de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était son arrêt +de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe sur l'immortalité +de l'ame; il le lut à Chaumette, et quand il en fut à ces vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,</p> +<p class="i8"> Des éternelles lois renversez les autels;</p> +<p class="i8"> Lâches oppresseurs de la terre,</p> +<p class="i8"> Tremblez, vous êtes immortels!</p> +</div></div> + +<p>il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée: +«vous aussi, tremblez, vous êtes immortel.» Chaumette, quoique fort +interdit, murmura quelques menaces:--Je suis tout prêt, répondit +Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage +de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour +aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir +Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas +moins qu'il était prudent d'émigrer; il passa en Angleterre, où il se +vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes +distinguées et recommandables.</p> + +<p>Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le +règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit +paraître son poème de <i>la Pitié</i>, et rentré en France, il eut le +courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un +pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour +conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration +générale, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE COMTE DE VAUDREUIL.</h3> + +<p>Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la +nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons. +Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait +toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il +était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance +remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement +mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au +premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on +était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le +vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit +que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous +les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de +gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les +gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été +lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il +s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de +l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une +mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que +s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait +vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi +chaudement ceux qui possédaient son estime; si l'on attaquait ses amis, +il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient +d'exagération.--«Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un +égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et +vous ne prenez à rien.»</p> + +<p>La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et +des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a +toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques +n'étaient point les siennes.</p> + +<p>Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture +étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire +des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus +grands maîtres de diverses écoles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>; son salon était enrichi de +meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment +des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on +l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était +de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats!</p> + +<p>La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et +si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à +la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre +ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette +bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la +nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu; son rang +l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son +esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un +autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si +distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc +et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte +d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses +malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux +hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était +réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion +avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une +longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel +d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui +répondit en deux lignes: «Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire, +car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.»</p> + +<p>Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre +avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils, +et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière +de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont +jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même coeur et le même +esprit jusqu'à son dernier moment.</p> + +<p>À la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi +peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont +renfermés les chefs-d'oeuvre que pendant sa vie il avait tant admirés. +Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que +cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces +sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans +les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté.</p> + +<p>Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun, +justifient tout ce que je viens de dire.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.</p> +<br> +<p class="i8"> Une grâce, une muse, en effet m'a remis</p> +<p class="i8"> Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse</p> +<p class="i12"> Au plus céleste des amis,</p> +<p class="i8"> À Mécène--Vaudreuil, qui chante comme Horace.</p> +<p class="i8"> Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace?</p> +<p class="i8"> Quoi! votre luth brillant n'est jamais détendu?</p> +<p class="i8"> Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,</p> +<p class="i8"> Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.</p> +<p class="i8"> Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;</p> +<p class="i8"> Vous en avez si bien l'esprit et le langage,</p> +<p class="i12"> Que par un charmant badinage</p> +<p class="i12"> Vous me l'avez deux fois rendu.</p> +</div></div> + + + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA COMTESSE DE SABRAN,</h3> + +<h4>DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS.</h4> + +<p>J'avais fait connaissance avec elle quelques années avant la révolution. +Elle était alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa +bonté. Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis vers, +racontait à merveille, et tout cela sans montrer la moindre prétention à +quoi que ce soit. Son esprit naïf et gai avait une simplicité toute +gracieuse qui la faisait aimer et rechercher généralement, sans qu'elle +se prévalût en rien de ses nombreux succès dans le monde. Quant aux +qualités de son coeur, il suffira de dire qu'une tendresse extrême pour +son fils n'empêchait point qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle +est toujours restée fidèle et dévouée.</p> + +<p>Madame de Sabran était une des femmes que je voyais le plus souvent, que +j'allais chercher et que je recevais chez moi avec le plus de plaisir. +Près d'elle, on n'a jamais connu l'ennui; aussi fus-je charmée dans +l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était alors établie à +Rainsberg, chez le prince Henri, de même que le chevalier de Boufflers, +qu'elle a depuis épousé. Rentrée en France et dans les derniers temps de +sa vie, elle devint aveugle. Son fils alors ne la quitta plus; son bras, +pour ainsi dire était attaché au bras de sa mère, et vraiment on pouvait +envier le sort de M. de Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge, +madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce +charme qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur la +fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire +l'opération de la cataracte, elle était obligée de se tenir dans la plus +grande obscurité. Un soir, j'allais la voir, je la trouve seule, sans +lumière, je croyais n'y rester qu'un moment; mais le charme toujours +renaissant de cette conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que +personne ne savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès +d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne recevant aucune +distraction des objets extérieurs, elle lisait en elle-même, si je puis +m'exprimer ainsi, et cette sorte de lanterne magique de choses et +d'idées, qu'elle me retraçait avec tant de grâce, me retenait là. Je ne +la quittai qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus aimable.</p> + +<p>Madame de Boufflers n'a laissé que deux enfans, son fils, M. le comte de +Sabran, bien connu aussi non-seulement par son esprit plein de finesse, +mais encore par des fables charmantes qu'il récite dans la perfection, +et madame de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui +ressemblait alors au printemps. Elle était passionnée pour la peinture, +et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris +et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris +sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout le plaisir que lui +causait mon erreur; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable +et belle.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LEBRUN LE POÈTE.</h3> + + + +<p>Je ne crois pas avoir eu pour aucun auteur vivant autant d'admiration +que j'en avais pour Lebrun, qui s'était lui-même surnommé <i>Pindare</i>. Le +caractère grandiose de ses poésies excitait tellement mon enthousiasme +que j'avais pris pour le poète une véritable amitié. Tout prodigieux +qu'était l'orgueil de cet homme, je le trouvais si naturel qu'il ne me +venait point en tête que le ridicule dût jamais s'y attacher. Ainsi, le +jour où Lebrun termina son ode <i>exegi monumentum</i> et qu'il nous la fit +entendre il put arriver à ces vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Comme un cèdre aux vastes ombrages,</p> +<p class="i20"> Mon nom, croissant avec les âges,</p> +<p class="i20"> Règne sur la postérité.</p> +<p class="i20"> Siècles, vous êtes ma conquête;</p> +<p class="i20"> Et la palme qui ceint ma tête</p> +<p class="i20"> Rayonne d'immortalité.</p> +</div></div> + +<p>sans que personne de nous y trouvât rien à dire, sinon: c'est superbe! +c'est vrai!</p> + +<p>Lebrun venait très souvent chez moi; je n'arrangeais pas la plus petite +réunion que je ne l'invitasse un des premiers, et mon admiration pour +son talent me le faisait aimer au point, que je ne pouvais souffrir que +l'on dît du mal de lui. Un jour, j'avais quelques personnes à dîner; +j'entendis attaquer sa moralité de la façon la plus grave. On disait, +entre autres choses, qu'il avait vendu sa femme au prince de Conti. On +sent bien que je n'en voulus rien croire; j'étais furieuse:--Ne m'a-t-on +pas aussi calomniée? disais-je dans ma colère. Voyez toutes les +absurdités que l'on débite sur moi au sujet de M. de Calonne? Ce que +vous dites n'est pas plus vrai, j'en suis certaine. Enfin voyant que je +ne parvenais pas à dissuader les accusateurs, je pris le parti de +quitter la table pour aller pleurer dans ma chambre à coucher. Doyen +arrive, il me trouve en larmes.--Eh qu'avez-vous donc, mon enfant? +dit-il.--Je n'ai pu tenir avec ces messieurs, répondis-je, ils +calomnient Lebrun d'une manière horrible. Et je lui racontai ce qui +s'était dit. Doyen sourit.--Je ne prétends pas, reprit-il, que tout ceci +soit vrai; mais vous êtes trop jeune, ma chère amie, pour savoir que la +plupart des beaux esprits ont tout à la maison de campagne, et rien à la +maison de ville, autrement dit, tout dans la tête et rien dans le coeur. +Plus tard, je me suis rappelé bien des fois ce mot de Doyen.</p> + +<p>Lorsque j'ai connu Lebrun, il était fort pauvre, et toujours vêtu comme +un misérable. M. de Vaudreuil, qui n'avait pas tardé à s'enflammer avec +raison pour son beau talent, lui envoya, sans se faire connaître, un +grand coffre, rempli de linge et d'habits. Je ne sais si le poète est +parvenu à deviner l'auteur de ce don anonyme; mais la révolution venue, +il est de fait qu'il n'a jamais vociféré contre M. de Vaudreuil autant +qu'il vociférait contre beaucoup d'autres. À la vérité, M. de Vaudreuil +ne négligeait aucune occasion de le faire connaître et de répandre sa +réputation. Lebrun n'avait encore rien imprimé, que le comte, ravi de +l'ode sur <i>les Courtisans</i>, parla de cette ode à la reine, qui lui +marqua quelque désir de la connaître. M. de Vaudreuil s'empressa de +l'apporter et de la lire à Sa Majesté. Quand il eut fini: «Savez-vous, +lui dit la reine, qu'il nous ôte notre enveloppe?»</p> + +<p>M. de Vaudreuil me rapporta cette réflexion si juste: elle me frappa +beaucoup plus qu'elle ne l'avait frappé lui-même; car il ne voulait voir +dans tout cela que de la philosophie poétisée, tandis que Lebrun et ses +pareils prêchaient pour l'avenir. La preuve en est que, pendant la +révolution, ce Pindare devint atroce. Ses strophes sur la mort du roi et +de la reine sont infernales. Pour la honte de sa mémoire, je voudrais +qu'elles fussent imprimées en face du quatrain composé par lui, le jour +où le roi lui fit une pension, et qui finit ainsi:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i12"> Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur,</p> +<p class="i16"> Coulez pour la reconnaissance.</p> +</div></div> + +<p>Bien loin de là, l'aimable et bon M. Desprès a supprimé, dans le nouveau +recueil des poésies de Lebrun, toutes les horreurs, espérant sans doute +les faire oublier à jamais. Pour moi, j'aime mieux que justice soit +faite, et cela quel que soit le talent de l'homme.</p> + +<p>À ma rentrée en France, Lebrun vivait encore; mais ni lui ni moi n'avons +jamais désiré nous revoir.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAMPFORT.</h3> + + +<p>De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était un que +j'ai toujours détesté, comme par inspiration de l'avenir: c'était +Champfort. Je le recevais pourtant très souvent, par complaisance pour +quelques-uns de mes amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait +gagné le coeur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa conversation +était fort spirituelle, mais âcre, pleine de fiel et sans aucun charme +pour moi, à qui, du reste, son cynisme et sa saleté déplaisaient +souverainement.</p> + +<p>Son véritable nom était Nicolas; il le changea sur le conseil de M. de +Vaudreuil, qui désirait le pousser dans le monde, et même à la cour s'il +était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement logé chez lui, et +vivant presque toujours à Versailles, en son absence, il faisait servir +une table pour Champfort et ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter. +Enfin, il traitait cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses +amis les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir vécu dans +la maison d'un <i>ci-devant noble</i>, répondait lâchement: «Que voulez-vous? +j'étais Platon à la cour du tyran Denis.» Je vous demande quel tyran +c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel Platon était-ce que +Champfort!</p> + +<p>Des liaisons intimes avec Mirabeau, et par-dessus tout, l'envie des +grands, qui, de tout temps, avait rongé son ame, n'avait pas tardé à +faire de Champfort un partisan énergumène de la révolution. Oubliant, ou +plutôt se rappelant, qu'il avait été secrétaire des commandemens de M. +le prince de Condé et de madame Élisabeth, qui tous deux l'avaient +comblé de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis +du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe, qui prétend que les +loups ne se mangent point entre eux, Champfort fut mis en prison par les +hommes qu'avaient si bien servis sa voix et sa plume; et comme on venait +l'arrêter une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa la +gorge avec son rasoir.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA MARQUISE DE GROLLIER.</h3> + + +<p>Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu le monde, était connue de +toute la haute société, dont elle faisait le charme et l'ornement par +son esprit supérieur. L'éducation qu'elle avait reçue était fort +au-dessus de celle que reçoivent habituellement les femmes: elle savait +le grec, le latin, et connaissait parfaitement les maîtres classiques; +mais dans un salon, elle ne montrait jamais que son esprit et cachait +son savoir. Une personne médiocre peut se prévaloir avec orgueil de +quelque légère instruction; madame de Grollier, toujours simple, +toujours naturelle, n'annonçait aucune prétention et n'avait aucune +pédanterie.</p> + +<p>Dans les premiers temps de mon mariage, j'allais fort rarement dans le +monde, je préférais aux nombreuses réunions les très petits comités de +la marquise de Grollier; il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais +beaucoup mieux, de passer ma soirée entière seule avec elle. Sa +conversation, toujours animée, était riche d'idées, pleine de traits, et +pourtant on ne pourrait citer parmi tant de bons mots qui lui +échappaient sans cesse, un seul mot qui fût entaché de médisance; ceci +est d'autant plus remarquable, que cette femme si supérieure devait à +son tact, à l'extrême finesse de son esprit, une parfaite connaissance +des hommes, et qu'elle était un peu misanthrope; plus d'une fois ses +discours m'en fournissaient la preuve; par exemple, elle avait un chien +qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et aveugle, faisait le bonheur de +tous ses instans; j'en avais un aussi que j'aimais beaucoup. Un jour que +nous nous entretenions ensemble de l'attachement et de la fidélité de +nos deux petites bêtes:--Je voudrais, dis-je, que les chiens pussent +parler, ils nous diraient de si jolies choses!--S'ils parlaient, ma +chère, répondit-elle, ils entendraient, et seraient bientôt corrompus.</p> + +<p>Madame de Grollier peignait les fleurs avec une grande supériorité. Bien +loin que son talent fût ce qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup +de ses tableaux pourraient être placés à coté de ceux de Wanspeudev, +dont elle était l'élève; elle parlait peinture à merveille, comme elle +parlait de tout, au reste, car je ne suis jamais sortie du salon de +madame de Grollier, sans avoir appris quelque chose d'intéressant ou +d'instructif; aussi je ne la quittais qu'avec regret, et j'avais +tellement l'habitude d'aller chez elle, que mon cocher m'y menait sans +que je lui dise rien, ce qu'elle m'a bien souvent rappelé d'un air tout +aimable.</p> + +<p>Comme il faut des ombres aux tableaux, quelques personnes ont reproché à +madame de Grollier de l'exagération dans ses sentimens et dans ses +opinions. Il est bien certain que sur toute espèce de choses, elle avait +un peu d'exaltation dans l'esprit; mais il en résultait tant de +générosité de coeur, tant de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon +d'être des amis véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles +jusqu'à son dernier jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame +de Grollier, ce charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne +connaît plus aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas! +elle a fini, et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie; +elle a fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su +que peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les +yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une +prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui +l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette +restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français. +Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier +soupir.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MADAME DE GENLIS.</h3> + + +<p>J'ai connu madame de Genlis avant la révolution. Elle vint me voir, me +présenta aux jeunes princes d'Orléans, dont elle faisait l'éducation, +puis, peu de temps après, elle m'amena Paméla, qui me parut aussi jolie +qu'on peut l'être. Madame de Genlis était coquette pour cette jeune +personne, dont elle cherchait à faire valoir les charmes. Je me rappelle +qu'elle lui faisait prendre différentes attitudes, lever les yeux au +ciel, donner à son beau visage diverses expressions, et quoique tout +cela fût fort agréable à voir, il me parut qu'une aussi profonde étude +de coquetterie pourrait profiter beaucoup trop à l'écolière.</p> + +<p>La conversation de madame de Genlis m'a toujours semblé préférable à ses +ouvrages, quoiqu'elle en ait fait de charmans, notamment <i>Mademoiselle +de Clermont</i>, que je regarde comme son chef-d'oeuvre. Mais lorsqu'elle +causait, son langage avait un certain abandon, et sur plusieurs points +une certaine franchise, qui manquent à ses écrits. Elle racontait d'une +manière ravissante, et pouvait raconter beaucoup; car nul, je crois, +n'avait vu, soit à la cour, soit à la ville, plus de personnes et plus +de choses qu'elle n'en avait vues. Ses moindres discours avaient un +charme dont il est difficile de donner l'idée. Ses expressions avaient +tant de grâce, le choix de tous ses mots était de si bon goût, qu'on +aurait voulu pouvoir écrire ce qu'elle disait. Au retour de mes voyages, +elle vint un matin chez moi, et comme elle m'avait annoncé sa visite, +j'en avertis plusieurs personnes de ma connaissance, dont quelques-unes +n'aimaient point madame de Genlis. À peine eut-elle causé, pendant une +demi-heure, qu'amis, ennemis, tout était ravi, et comme enchanté par +cette conversation si brillante.</p> + +<p>Madame de Genlis n'a jamais dû être précisément jolie; elle était assez +grande et très bien faite; elle avait beaucoup de physionomie, le regard +et le sourire très fin. Je pense que sa figure aurait pris difficilement +l'expression de la bonté; mais elle prenait toute autre expression avec +une mobilité prodigieuse.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MADAME DE VERDUN.</h3> + + +<p>Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de +Verdun peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois. +La bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher +généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle +ait été ma première et qu'elle soit encore ma meilleure amie. Son mari +était fermier-général: c'était un homme froid en apparence, mais plein +d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des malheureux sans se +presser de les secourir. Il était propriétaire du château de Colombes, +près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine +Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient +presque tous peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces +peintures remarquables, et M. de Verdun, très amateur et connaisseur, +ayant entrepris de les faire réparer, y réussit parfaitement.</p> + +<p>Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite. +M. et madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable, +composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels. +Carmontel, ami intime des maîtres de la maison, nous était d'une +ressource extrême; il nous faisait jouer ses Proverbes. D'ailleurs la +conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui nous gagnât, tant +elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de chercher à +retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la +conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout +perdu; on ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je +ne me suis que trop assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon +que ce soit, vous trouverez les femmes bâillant en cercle, et les +hommes, dans un coin du salon, se disputant sur telle et telle loi; mais +nous avons vu finir, comme tant d'autres choses, ce qu'on appelait la +conversation, c'est-à-dire un des plus grands charmes de la société +française.</p> + +<p>La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on +savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison, +et l'on peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire +à l'honneur de l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention +fut arrivée à Colombes, les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à +Paris réclamer en pleurant leur bienfaiteur. Cette démarche empêcha les +autorités d'oser le mettre à mort; néanmoins il restait toujours +prisonnier, quand ces braves gens revinrent une seconde fois, et +renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils obtinrent enfin +sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle, éprouva une +si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya +chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison, +pensant arriver plus vite ainsi.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>ROBERT.</h3> + + +<p>Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines; +ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de +Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire +peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a +laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que +tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on +peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau +aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver +cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de +lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet.</p> + +<p>De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans +le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs, +sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et +je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année. +Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était +refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il +le passait à s'amuser.</p> + +<p>Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune +pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme +le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait +été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un +âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À +soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si +leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait +à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui +nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il +traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne; +puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à +marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les +attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que +l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle.</p> + +<p>Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans, +lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il +monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en +risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais +lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui +l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres +une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans +l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans +l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser +les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et +cela pour six cahiers de papier gris!</p> + +<p>C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que +l'abbé Delille a chanté dans son poëme de <i>l'Imagination</i>. Madame de +Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des +catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille, +disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de +peur.»</p> + +<p>Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir +présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa +fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien +portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui +venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son +mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un +coup d'apoplexie foudroyante.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA DUCHESSE DE POLIGNAC.</h3> + + +<p>Il n'est point de calomnie, point d'horreurs que l'envie et la haine +n'aient inventées contre la duchesse de Polignac; tant de libelles ont +été écrits pour la perdre, que, joints aux vociférations des +révolutionnaires, ils ont dû laisser dans l'esprit de quelques gens +crédules, l'idée que l'amie de Marie-Antoinette était un monstre. Ce +monstre, je l'ai connu: c'était la plus belle, la plus douce, la plus +aimable femme qu'on pût voir.</p> + +<p>Quelques années avant la révolution, la duchesse de Polignac vint chez +moi, et j'ai fait plusieurs fois son portrait de même que celui de sa +fille, la duchesse de Guiche<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Madame de Polignac avait l'air si +jeune qu'on pouvait la croire soeur de sa fille, et toutes deux étaient +les plus jolies femmes de la cour. Madame de Guiche aurait parfaitement +servi de modèle pour représenter une des Grâces; quant à sa mère, je +n'essaierai pas de dépeindre sa figure; cette figure était céleste.</p> + +<p>La duchesse de Polignac joignait à sa beauté vraiment ravissante, une +douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide. +Tous ceux qui l'ont connue intimement peuvent dire que l'on s'expliquait +bien vite comment la reine l'avait choisie pour amie, car elle était +véritablement <i>l'amie</i> de la reine; elle dut à ce titre celui de +gouvernante des enfans de France: aussitôt, la rage de toutes celles qui +désiraient cette place ne lui laissa plus de repos; mille calomnies +atroces furent lancées sur elle. Il m'est arrivé souvent d'entendre +discourir les personnes de la cour qui lui étaient opposées, et j'avoue +que je m'indignais d'une méchanceté si noire et si persévérante.</p> + +<p>Ce qu'aucun courtisan ne pouvait croire, quoique ce fût l'exacte vérité, +c'est que madame de Polignac n'avait point envié la place qu'elle +occupait: il se peut que sa famille se réjouit de l'y voir élevée; mais +elle-même n'avait cédé qu'à son respect pour le désir de la reine et aux +instances réitérées du roi; ce qu'elle ambitionnait avant tout, c'était +sa liberté, au point que la vie de la cour ne lui convenait nullement; +indolente, paresseuse, le repos aurait fait ses délices, et les devoirs +de sa place lui semblaient le plus lourd fardeau. Un jour que je faisais +son profil à Versailles, il ne se passait pas cinq minutes sans que +notre porte s'ouvrît; on venait lui demander ses ordres, et mille choses +qu'il fallait pour les enfans.--«Eh! bien, me dit-elle enfin d'un air, +accablé, tous les matins ce sont les mêmes demandes, je n'ai pas un +instant à moi jusqu'à l'heure du dîner, et le soir d'autres fatigues +m'attendent.»</p> + +<p>Au château de la Muette, dans lequel elle passa la belle saison, elle +jouissait d'un peu plus de liberté. Les enfans de France s'y plaisaient +extrêmement, et elle y donnait de petits bals sans prétention où l'on +s'amusait beaucoup. C'est là qu'elle est accouchée du comte Melchior de +Polignac, en même temps que sa fille accouchait du duc de Guiche actuel.</p> + +<p>Peu de temps avant la révolution, elle supplia le roi d'accepter sa +démission qu'il ne voulut pas recevoir; toutefois, sa santé l'obligeant +à se soigner, elle obtint d'aller prendre des bains renommés en +Angleterre, et elle partit, dans la ferme intention de quitter sa place +à son retour; mais j'ai su positivement que le roi, effrayé du chagrin +qu'allait éprouver la reine, se mit à ses genoux pour obtenir qu'elle +restât gouvernante des enfans de France. On sent bien qu'une faveur +aussi éclatante, aussi soutenue, excitait la fureur des envieux. Un +redoublement de haine s'éleva contre la favorite; il servit +merveilleusement la révolution qui s'avançait, et qui vint bientôt +frapper et les Polignac et leurs ennemis.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE PRINCE DE LIGNE</h3> + + +<p>C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne; +mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous +nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand +nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis +de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques +autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il +s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous +séparions jamais qu'avec peine.</p> + +<p>Madame de Staël a dit du prince de Ligne: «Il est peut-être le seul +étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être +imitateur!» Et dans un autre endroit: «Les hommes, les choses et les +événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans +vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du +naturel!» Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle +en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit +du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si +justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour +courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la +moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières +conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme +ordinaire.</p> + +<p>Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le +maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de +son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu +d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son +coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la +fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses +profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et +l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à +l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême +générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans +qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne, +en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre +que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait +en Flandre (en Belgique), et il nous parut très peu affecté de cette +nouvelle: «Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui +donc paiera mes dettes?»</p> + +<p>Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait +profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme, +plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne; +le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit +à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre.</p> + +<p>Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne, +dont le style, ce <i>style parlé</i>, comme dit madame de Staël, offre un +charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont +celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en +Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si +souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il +écrivit de <i>Parthenizza</i>: cette lettre est remplie d'idées à la fois si +spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame +du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu +cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA COMTESSE D'HOUTETOT.</h3> + + +<p>J'ai connu la comtesse d'Houtetot long-temps avant la révolution; elle +s'entourait alors de tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes d'esprit et +d'artistes célèbres. Comme j'avais un grand désir de la voir, madame de +Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois, +où madame d'Houtetot avait une maison, et me fit inviter à passer la +journée. Je savais qu'elle n'était point jolie, mais d'après la passion +qu'elle avait inspirée à J.-J. Rousseau, je pensai au moins lui trouver +un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide, +qu'aussitôt son roman s'effaça de mon imagination; elle louchait d'une +telle manière, qu'il était impossible lorsqu'elle vous parlait de +deviner si c'était à vous que s'adressaient ses paroles; à dîner, je +croyais toujours qu'elle offrait à une autre personne ce qu'elle +m'offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que +son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d'Houtetot +était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la +connaissaient, et comme je l'ai toujours trouvée digne d'inspirer les +sentimens les plus tendres, j'ai fini par croire après tout, qu'elle a +pu inspirer l'amour.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE MARÉCHAL DE BIRON, LE MARÉCHAL<br>DE BRISSAC.</h3> + + +<p>La figure, la taille, la contenance de ces deux vieux soutiens de la +monarchie française, sont si bien restées dans ma mémoire, +qu'aujourd'hui je pourrais les peindre tous deux de souvenir.</p> + +<p>Ayant entendu parler du superbe jardin de l'hôtel de Biron, que l'on +disait rempli des fleurs les plus rares, je fis demander au maréchal la +permission de m'y promener: il me l'accorda, et je me rendis un matin +chez lui avec mon frère. Malgré son grand âge (il avait, je crois, +quatre-vingt-quatre ans) et ses infirmités, le maréchal de Biron, +marchant avec peine, vint au-devant de moi: il descendit son large +perron pour me donner la main quand je sortis de ma voiture, puis +s'excusa beaucoup de ne pouvoir me faire les honneurs de son jardin. Ma +promenade finie, je revins au salon, où le maréchal me retint longtemps; +il causait avec grâce et facilité, parlant du temps passé de manière à +m'intéresser beaucoup. Quand je retournai à ma voiture, il voulut +absolument me donner la main jusqu'au bas de son perron, et le corps +droit, la tête nue, il attendit pour rentrer dans la maison qu'il m'eût +vue partir; cette galanterie dans un homme plus qu'octogénaire me parut +charmante.</p> + +<p>Le maréchal de Biron est mort en 1788<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>; il n'eut pas la douleur +d'être témoin de la défection des gardes françaises: il avait établi +dans ce corps une discipline extrêmement sévère, que le duc du Châtelet, +qui lui succéda, venait de relâcher beaucoup trop quand la révolution +arriva.</p> + +<p>Pour le maréchal de Brissac, je ne l'ai vu qu'aux Tuileries, où il se +promenait très souvent: il paraissait bien âgé, mais il se tenait fort +droit, et marchait encore comme un jeune homme; son costume le faisait +remarquer; car il portait toujours ses cheveux nattés, qui formaient +deux queues tombant derrière la tête, l'habit long, très ample, avec une +ceinture au bas de la taille, et des bas à coins brodés en or roulés sur +ses genoux; une toilette aussi antique ne lui donnait rien de grotesque, +il avait l'air extrêmement noble, et l'on croyait voir un courtisan +sortant des salons de Louis XIV.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MONSIEUR DE TALLEYRAND.</h3> + + +<p>Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord; +son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut +boîteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à +bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus +des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de +luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour +le convaincre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je +pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de +Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup +d'autres personnes.</p> + +<p>Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai +revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte +de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors +il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le +portrait avant la révolution; c'est d'elle qu'on raconte une aventure +assez plaisante: M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait +d'accompagner Bonaparte en Égypte, engagea sa femme à lire quelques +pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût +adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son +bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une +assez grande partie des aventures de Robinson-Crusoé; à table, la voilà +qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: «Ah! monsieur, avec +quel plaisir je viens de lire votre voyage! qu'il est intéressant, +surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi!» Dieu sait à ces mots +quelle figure, a dû faire Denon, et surtout M. de Talleyrand? Ce petit +fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est +incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu +d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour +deux.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE DOCTEUR FRANKLIN.</h3> + + +<p>Je vis pour la première fois le docteur Franklin lorsque je faisais le +portrait de Monsieur, depuis Louis XVIII; il venait avec les autres +ambassadeurs faire sa visite de cour; je fus frappée de son extrême +simplicité: il était vêtu d'un habit gris tout uni, ses cheveux plats, +sans poudre, tombaient sur ses épaules, et si ce n'eût été son noble +visage, je l'aurais pris pour un gros fermier, tant il faisait contraste +avec les autres diplomates, qui tous étaient poudrés, en grande tenue, +et chamarrés d'or et de cordons.</p> + +<p>Nul homme à Paris n'était plus à la mode, plus recherché que le docteur +Franklin; la foule courait après lui dans les promenades et les lieux +publics; les chapeaux, les cannes, les tabatières, tout était <i>à la +Franklin</i>, et l'on regardait comme une bonne fortune d'être invité à un +dîner où se trouvait ce célèbre personnage. Je puis dire toutefois qu'il +ne suffisait pas de se rencontrer avec lui, fût-ce même très +fréquemment, pour satisfaire la curiosité qu'il excitait; je l'ai +beaucoup vu chez madame Brion, qui habitait constamment Passy; Franklin +passait là toutes ses soirées; madame Brion et ses deux filles faisaient +de la musique, qu'il semblait écouter avec plaisir, mais dans les +intervalles des morceaux, je ne lui ai jamais entendu dire un seul mot, +et j'étais tentée de croire que le docteur était voué au silence.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE PRINCE DE NASSAU.</h3> + + +<p>Je n'étais pas encore mariée quand le prince de Nassau, qui était jeune +alors, me fut présenté par l'abbé Giroux: il me demanda son portrait, +que je fis en pied, d'une très petite dimension et à l'huile. Le prince +de Nassau, surnommé l'invulnérable par le prince de Ligne, était déjà +connu par des actions d'éclat tellement héroïques, qu'on pourrait les +croire fabuleuses; sa vie entière offre une suite d'aventures, toutes +plus surprenantes les unes que les autres: il avait à peu près vingt ans +lorsqu'il suivit Bougainville dans le voyage autour du monde, et +s'enfonça dans les déserts, où l'intrépidité qu'il déploya lui valut le +surnom de <i>dompteur de monstres</i>; depuis, vainqueur, sur mer, vainqueur +sur terre, il s'est, je crois, battu contre toutes les nations du globe; +toujours guerroyant, toujours en activité, il a couru le monde d'une +extrémité à l'autre; aussi disait-on qu'il fallait lui adresser ses +lettres sur les grands chemins.</p> + +<p>Rien dans la figure et dans tout l'aspect du prince de Nassau +n'annonçait le héros d'une histoire aventureuse: il était grand, bien +fait, avait des traits réguliers avec une grande fraîcheur de carnation; +mais l'extrême douceur et le calme habituel de sa physionomie ne +laissaient présumer ni tant de hauts faits, ni cette valeur intrépide +qui le signalait entre tous; à Vienne, où je l'ai retrouvé pendant +l'émigration, j'avais mené ma fille, âgée de neuf ans alors, chez +Casanova, qui dans plusieurs tableaux avait représenté le prince de +Nassau terrassant des tigres, des lions, etc.; peu de temps après, nous +nous trouvions un soir chez la princesse de Lorraine, on annonça le +prince de Nassau; ma fille, qui s'attendait à contempler un homme +féroce, me dit tout bas:--Comment! est-ce là celui dont j'ai tant +entendu parler? il a l'air doux et timide comme une demoiselle qui sort +du couvent.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MONSIEUR DE LA FAYETTE.</h3> + +<p>Peu avant la révolution, je reçus la visite de M. de La Fayette; il vint +chez moi uniquement pour voir le portrait que je faisais alors de la +jolie madame de Simiane, à laquelle, dit-on, il rendait des soins; +depuis je ne l'ai pas même rencontré, et bien certainement nous aurions +eu de la peine à nous reconnaître, car j'étais jeune lors de cette +visite, et il l'était aussi, quoique ce fût après son voyage en +Amérique. Sa figure me parut agréable; son ton, ses manières, avaient +beaucoup de noblesse, et n'annonçaient pas le moins du monde des goûts +révolutionnaires.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MADAME DE LA REYNIÈRE.</h3> + +<p>Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et +passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir +rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de +Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais +très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus +riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle +éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande +et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était +rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait +toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le +souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre, +qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La +Reynière: <i>Elle reçoit fort bien</i>, répondit-il, <i>mais je la crois +attaquée de noblesse</i>.</p> + +<p>Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à +vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en +ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait +de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens +occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il +avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans +ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je +suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se +réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses +forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance +humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris +sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du +tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive +impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever +cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la +Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on +dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de +laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La +Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme, +quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle +frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque +mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose; +toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point +sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur.</p> + +<p>La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus +distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les +hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi, +auteur d'<i>Anacharsis</i>, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si +spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le +comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des +Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient +habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai +fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie +que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès +le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de +Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone. +Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette +époque, ambassadeur en Russie.</p> + +<p>Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La +Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et +c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes, +qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire +comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle +aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de +personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je +parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout +celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit +forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les +femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient +chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous +prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous +recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille +de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son +esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que +je copie ici, parce qu'elle est peu connue:</p> + + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> Sur l'air: <i>Sentir avec ardeur flamme discrète.</i></p> +<br> +<p class="i8"> Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire,</p> +<p class="i12"> Les longs propos sont sots.</p> +<p class="i12"> Il faut savoir lire</p> +<p class="i12"> Avant que d'écrire,</p> +<p class="i8"> Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire.</p> +<p class="i12"> Les longs propos sont sots.</p> +<p class="i10"> Il ne faut pas toujours parler,</p> +<p class="i16"> Citer,</p> +<p class="i16"> Dater,</p> +<p class="i14"> Mais écouter;</p> +<p class="i10"> Il faut savoir trancher l'emploi,</p><br> +<p class="i16"> Du moi,</p><br> +<p class="i16"> Du moi,</p> +<p class="i14"> Voici pourquoi:</p> +<p class="i12"> Il est tyrannique,</p> +<p class="i12"> Trop académique;</p> +<p class="i12"> L'ennui, l'ennui</p> +<p class="i12"> Marche avec lui.</p> +<p class="i10"> Je me conduis toujours ainsi</p> +<p class="i16"> Ici;</p> +<p class="i16"> Aussi</p> +<p class="i14"> J'ai réussi.</p> +</div></div> + +<p>Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait +un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et +qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il +s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom +de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout +court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel, +et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la +cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait +la pauvre femme au supplice.</p> + +<p>Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se +montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne +posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de +cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur +démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où +l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé +derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui +cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme +commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et +finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil. +Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot; +mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui +s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa +poche:--Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé +faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le +ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne +m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma +coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous +couperons demain la gorge ensemble.--Monsieur, répondit l'inconnu en +riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant +que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le +petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi +tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>DAVID.</h3> + + +<p>Je recherchais avec empressement la société de tous les artistes +renommés, et principalement celle des artistes qui se distinguaient dans +mon art. David venait donc assez fréquemment chez moi, quand tout à coup +il n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus devoir lui +adresser quelques reproches aimables à ce sujet.--Je n'aime pas, me +dit-il, à me trouver avec des domestiques de condition.--Comment? +répondis-je: avez-vous pu remarquer que je traite les personnes de la +cour mieux que d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout +le monde avec les mêmes égards? Et comme il insistait d'un air +humoriste:--Ah! dis-je en riant, je crois que vous avez de l'orgueil, +que vous souffrez de n'être pas duc ou marquis. Pour moi, à qui les +titres sont parfaitement indifférens, je reçois avec plaisir tous les +gens aimables.</p> + +<p>Depuis lors David n'est point revenu chez moi. Il fit même rejaillir sur +ma personne la haine qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve +en est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit +contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué d'inscrire +toutes les infâmes calomnies dont j'avais été l'objet. Ce livre restait +constamment dans son atelier sur un tabouret, toujours ouvert, +précisément à la page où il était question de moi. Une pareille +méchanceté était si noire et si puérile à la fois, que je n'y aurais +point ajouté croyance, si je n'en eusse été instruite par M. de +Fitzjames, le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma +connaissance qui tous avaient remarqué le fait, et même à plusieurs +reprises.</p> + +<p>Il faut dire toutefois que David aimait tellement son art, qu'aucune +haine ne l'empêchait de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir. +Après que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le portrait de +Paësiello, que je venais de faire à Naples. On le plaça au salon en +pendant d'un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu +satisfait. S'étant approché de mon tableau, il le regarda long-temps, +puis se retournant vers quelques-uns de ses élèves et d'autres personnes +qui l'environnaient:--On croirait, dit-il, mon portrait fait par une +femme et le Paësiello par un homme. C'est de M. Lebrun, qui était +témoin, que je tiens ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en +toute occasion David ne me refusait point ses éloges.</p> + +<p>Il est bien vraisemblable que des louanges aussi flatteuses sur mon +talent m'auraient fait oublier tôt ou tard les attaques de David contre +ma personne; mais ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce +conduite qu'il a tenue pendant la terreur; ce sont les persécutions +exercées lâchement par lui contre un grand nombre d'artistes, entre +autres contre Robert le paysagiste qu'il fit arrêter et traiter dans la +prison avec une sévérité qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été +impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus rentrée +en France, un de nos plus célèbres peintres étant venu chez moi, me dit +dans la conversation que David avait un vif désir de me revoir. Je ne +répondis pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement +d'esprit, il comprit que mon silence n'était point celui auquel on peut +appliquer le proverbe: <i>qui ne dit rien consent</i>.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>M. DE BEAUJON.</h3> + + +<p>M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il +destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui +porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on +appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné +millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul, +assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il +avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se +servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat +d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de +trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise, +et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de +Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames, +toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans +le monde les <i>berceuses</i> de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres +chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et +payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles +accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul.</p> + +<p>M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant +jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de +son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à +mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à +finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le +portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de +placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été +instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment +d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du +temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte +que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre +revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point +que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le +plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre +cinq minutes.</p> + +<p>Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter +son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence: +aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout +était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon +renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable, +tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent +mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands +et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait; +d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient +meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était +charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en +belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien +vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du +premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre +entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une +énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit +dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de +l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le +parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une +énorme quantité de fleurs et d'arbres verts.</p> + +<p>Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans +donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler +une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais, +jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit +demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé +dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que +je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le +conduisait:--Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente +chère?--Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met +jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais +passant alors dans le premier salon:--Voilà du moins ce qui doit réjouir +ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.--Hélas! monsieur, mon +maître est presque aveugle.--Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second +salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne +musique.--Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on +fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir +quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se +déployait sous ses fenêtres:--Mais enfin, votre maître peut jouir du +plaisir de la promenade.--Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce +moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se +trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:--Enfin voilà plus +d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le +domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et +n'ajouta rien de plus.</p> + +<p>M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M. +de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste, +et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui +les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et +la matière.</p> + +<p>M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses +opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse +il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il +dépensait en bonnes oeuvres une grande partie de son immense fortune; +jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du +faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un +bienfaiteur de l'humanité.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>M. BOUTIN.</h3> + + +<p>Un autre financier immensément riche et tout aussi bienfaisant que M. de +Beaujon était M. Boutin pour qui j'avais beaucoup d'amitié. M. Boutin +n'était plus jeune quand je fis connaissance avec lui; il était petit et +boiteux, gai, spirituel, et d'un caractère si affable, si bon, que l'on +s'attachait véritablement à lui dès qu'on le voyait un peu intimement. +Comme il possédait une très grande fortune, il recevait souvent et avec +une extrême noblesse ses nombreux amis, sans que cela portât en rien +préjudice aux secours qu'il accordait à tant de pauvres dont il était +l'appui. M. Boutin faisait les honneurs de chez lui avec une grâce +parfaite: j'ai pu en juger souvent; car il avait arrangé pour moi, +disait-il, un dîner du jeudi, où se trouvaient tous mes intimes: +Brongniart, Robert et sa femme, Lebrun le poète, l'abbé Delille, le +comte de Vaudreuil, qui ne manquait jamais cette réunion quand il se +trouvait à Paris le jeudi, etc., etc. Nous étions au plus douze +personnes à table, et ces dîners étaient si amusans qu'ils me faisaient +fausser une fois par semaine la parole que je m'étais donnée de ne +jamais dîner hors de chez moi. Ils avaient lieu dans cette charmante +maison de M. Boutin, placée sur la hauteur du magnifique jardin qu'il +avait nommé Tivoli: à cette époque la rue de Clichy n'était point encore +bâtie, et quand on se trouvait là, au milieu d'arbres superbes qui +formaient de belles et grandes allées, on pouvait se croire tout à fait +à la campagne, je puis même dire que cette belle habitation me semblait +un peu trop isolée; j'aurais eu peur d'y aller le soir et je conseillais +souvent à M. Boutin de ne jamais revenir seul.</p> + +<p>Lorsque j'eus quitté la France, mon frère m'écrivit que M. Boutin avait +continué ses dîners du jeudi en souvenir de moi; que l'on y buvait à ma +santé, ainsi qu'à celle de M. de Vaudreuil, qui avait émigré alors. Pour +son malheur M. Boutin pensa comme M. de Laborde, qui me disait dans une +lettre que je reçus de lui à Rome: «Je reste en France; je suis +tranquille. Comme je n'ai jamais fait de mal à personne...!» Hélas! lui +aussi, ce bon et aimable M. Boutin n'avait jamais fait de mal à +personne: tous deux n'en sont pas moins tombés sous la hache +révolutionnaire; car tous deux étaient riches, et l'on voulait leurs +biens. Je ne puis exprimer la douleur que me fit éprouver cette +nouvelle; M. Boutin était un de ces hommes que je regretterai toute ma +vie.</p> + +<p>Le gouvernement s'empara de tout ce qu'il possédait. Son beau parc fut +totalement détruit, à l'exception d'une petite partie dont on fit une +promenade à la mode sous le nom de Tivoli, et dans laquelle se donnent, +dit-on, de fort belles fêtes que je n'ai jamais vues; car on pense bien +qu'à mon retour en France je n'ai pas eu le courage de retourner dans ce +triste lieu.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>M. DE SAINTE-JAMES.</h3> + + +<p>M. de Sainte-James était fermier-général, puissamment riche, et vraiment +financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne +grandeur, gros et gras, au visage très coloré de cette fraîcheur qu'on +peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est +heureux. M. de Sainte-James tenait un état de maison de la plus grande +opulence; il habitait un des beaux hôtels de la place Vendôme, et +donnait là de très grands et bons dîners, où il réunissait trente ou +quarante personnes pour le moins. N'ayant pu refuser d'y aller une fois, +je regrettai beaucoup de n'être ni gourmande ni friande; car sous ces +deux rapports j'aurais été complètement satisfaite, tandis que cette +société si nombreuse ne me sembla pas, à beaucoup près, aussi aimable +que celle qu'on trouvait chez ce bon M. Boutin. M. de Sainte-James +recevait son monde avec plus de bonhomie que de grâces. Après le dîner +on passait dans un superbe salon, entièrement garni de glaces; mais tout +cela ne faisait point que tant de personnes réunies, qui ne se +connaissaient pas, pussent causer ensemble avec cette espèce de +confiance et d'intimité qui fait le charme des conversations.</p> + +<p>Plus tard, lorsque M. de Sainte-James eut arrangé sa maison et son +magnifique jardin de Neuilly, ce qu'on a toujours appelé <i>la folie +Sainte-James</i>, il m'engagea à venir y dîner avec quelques-uns de mes +amis. Cette journée fut agréable, il nous promena dans ce beau parc, qui +venait de coûter des trésors. Entre autres folles dépenses, on avait +construit un rocher factice, dont les énormes pierres, apportées de fort +loin sans doute, et à bien grands frais, avaient l'air de n'être que +suspendues. J'avoue que je le traversai très rapidement, tant ces voûtes +immenses me paraissaient peu solides.</p> + +<p>C'est dans cette superbe habitation que M. de Sainte-James se plaisait à +donner de véritables fêtes. Je m'y rendis un jour pour y voir jouer la +comédie. Tant de personnes étaient invitées et parcouraient le jardin +avant et après le spectacle, qu'on se croyait dans une promenade +publique.</p> + +<p>Il faut croire que la révolution n'est point arrivée à temps pour punir +M. de Sainte-James d'avoir étalé tant de magnificence, car je n'ai +jamais entendu dire, ni dans l'étranger, ni depuis mon retour en France, +qu'il ait été guillotiné. Une mort naturelle l'aura soustrait au sort +affreux de M. de Laborde et de M. Boutin.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA COMTESSE D'ANGEVILLIERS.</h3> + + +<p>Madame d'Angevilliers était ce qu'on appelle un bel esprit. Elle en +avait déjà la réputation lorsqu'elle était madame Marchais. Tous les +hommes de lettres, et même les savans, composaient alors sa société. Le +comte d'Angevilliers, qu'elle recevait souvent, en devint amoureux et +l'épousa. Elle avait un tel ascendant sur lui qu'il ne parlait point en +sa présence, quoiqu'il eût de l'esprit, du goût et des connaissances +qu'on pouvait apprécier aisément partout où n'était pas sa femme.</p> + +<p>Il me serait impossible de dire si madame d'Angevilliers était laide ou +jolie; je l'ai cependant vue nombre de fois, et j'ai souvent été placée +à table à côté d'elle. Mais elle avait toujours la figure cachée sous un +voile, qu'elle n'ôtait pas même pour dîner. Ce voile couvrait, ainsi que +son visage, un énorme bouquet de branches d'arbres verts, qu'elle +portait constamment à son côté. Je ne concevais pas comment elle pouvait +<i>s'enfermer</i> ainsi avec ce bouquet sans prendre mal à la tête: mais plus +tard, quand je suis entrée dans sa chambre à coucher, j'ai été encore +plus surprise de voir cette chambre garnie de gradins toujours couverts +d'arbres verts de toute espèce, que l'on n'ôtait pas même la nuit.</p> + +<p>Madame d'Angevilliers était aussi polie qu'on pouvait l'être, mais si +étrangement complimenteuse, qu'on lui en voulait quelquefois de rendre +la politesse ridicule. Un jour que M. d'Angevilliers avait engagé à +dîner plusieurs artistes de l'Académie de peinture, Vestier y vint. +Vestier était fort bon peintre de portraits et venait d'exposer au salon +un tableau de famille très bien composé et très harmonieux qu'on avait +beaucoup remarqué. Mais il pouvait avoir au moins cinquante ans, il +était maigre, pâle et prodigieusement laid. Madame d'Angevilliers, qui +désirait lui adresser quelques mots flatteurs, lui dit tout haut:--<i>En +vérité, Monsieur, je vous trouve embelli</i>. Le pauvre Vestier devint +rouge comme un coq, il regardait à droite et à gauche pour voir si ces +paroles ne s'adressaient pas à quelque autre qu'à lui, en sorte que le +fou rire me prit.</p> + +<p>C'est chez madame d'Angevilliers que j'ai dîné pour la première fois +avec le marquis de Bièvre, qui est devenu célèbre comme faiseur de +calembourgs. J'eus du malheur, car le jour dont je parle il n'en fit +aucun; mais on m'en apprit un fort joli qu'il avait adressé à la reine. +Sa Majesté lui demandant un calembourg, M. de Bièvre, s'étant incliné, +s'aperçut que la reine avait des souliers verts:--Les désirs de Votre +Majesté sont des ordres, dit-il aussitôt, l'univers est à ses pieds.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>GINGUENÉ.</h3> + + +<p>Ginguené m'avait été présenté par Lebrun le poète comme son ami intime, +en sorte qu'il venait quelquefois à mes soirées, quoiqu'il ne me plût +sous aucuns rapports. Je lui trouvais un esprit sec, sans charme et sans +gaieté; il n'était pas en harmonie avec ma société, et ses oeuvres +m'étaient tout aussi antipathiques que sa conversation. En 1789, il nous +lut une ode qu'il venait de faire pour M. Necker. Cette ode pouvait +passer pour le programme de 1793, il y parlait de victimes, et soutenait +qu'on ne pouvait régénérer la France sans répandre du sang. Des opinions +aussi atroces me faisaient frissonner. Le comte de Vaudreuil, qui était +présent, ne dit rien, mais nous nous regardâmes, et je vis bien qu'ainsi +que moi il devinait l'homme.</p> + +<p>Ginguené ne quittait guère son ami Lebrun Pindare. Sitôt après la mort +de celui-ci, il alla trouver madame Lebrun (qui par parenthèse avait été +cuisinière), et lui demanda les manuscrits de Lebrun, dont il désirait +se faire éditeur. Madame Lebrun les lui remit tous. En les feuilletant +pour les mettre en ordre, Ginguené fut un peu saisi de trouver plus de +cent épigrammes faites contre lui-même; quelques-unes étaient atroces. +On conçoit que l'éditeur les mit toutes de côté; mais je l'ai toujours +soupçonné de s'être vengé en faisant imprimer trop de choses faibles et +inutiles dans les oeuvres de Lebrun, ce qui nuit beaucoup à un recueil +qui pouvait être excellent.</p> + +<p>Tout le monde sait que, la révolution venue, Ginguené s'y jeta à corps +perdu, et qu'il témoignait hautement son regret de n'avoir pas été à +même de voter la mort de Louis XVI.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>VIGÉE.</h3> + + +<p>Mon frère était un de ces hommes faits pour se voir très recherchés dans +la société. Il avait un excellent ton, ayant fréquenté fort jeune la +bonne compagnie, de l'esprit, de l'instruction; il faisait de très jolis +vers avec une extrême facilité, et jouait la comédie mieux que beaucoup +d'acteurs. Il contribuait infiniment au charme et à la gaieté de toutes +nos réunions; peut-être même l'empressement que mettait le monde à le +rechercher a-t-il nui à sa carrière littéraire, car nous lui prenions +beaucoup de temps. Il lui en resta assez néanmoins pour se distinguer +comme homme de lettres. Outre le cours de littérature qu'il fit à +l'Athénée avec un grand succès, quoiqu'il succédât au cours que venait +d'y faire La Harpe, Vigée a laissé un volume de poésies légères et +plusieurs comédies écrites en vers, dont deux, <i>les Aveux difficiles</i> et +<i>l'Entrevue</i> sont restées fort long-temps au répertoire du +Théâtre-Français. Je suis même surprise qu'on ne les donne plus, surtout +<i>l'Entrevue</i>, charmante petite pièce, que mademoiselle Contat et Molé +jouaient admirablement.</p> + +<p>Mon frère, jeune encore, épousa la fille aînée de M. de Rivière, chargé +d'affaires de Saxe: c'était une femme charmante, pleine de vertus et de +talens, si excellente musicienne, et douée d'une si belle voix, qu'elle +a chanté chez moi avec madame Todi, sans que la comparaison lui fût +défavorable.</p> + +<p>Mon frère et mademoiselle de Rivière n'ont laissé de leur mariage qu'un +seul enfant, ma nièce, ma bien-aimée nièce, celle qui m'a rendu une +fille depuis, hélas! que j'ai perdu la mienne.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE MARQUIS DE RIVIÈRE.</h3> + + +<p>Jamais je ne pense à ce brave sans songer aux anciens preux; tout en lui +était chevaleresque; il a cent fois affronté la mort, et la mort la plus +horrible, avec un courage, un sang-froid, une persévérance inimaginable, +pour servir le prince auquel il avait consacré sa vie; et ce dévouement +si complet, si constant, ne prenait sa source dans aucune ambition, mais +dans l'amitié la plus vive, dans une amitié bien rare même entre +particuliers. Cette affection du marquis de Rivière pour M. le comte +d'Artois dominait en lui tout autre sentiment; elle a pu le conduire à +l'exil, à la pauvreté, dans les cachots, sans qu'il crût lui faire trop +de sacrifices. «Je n'ai plus rien, me disait-il un jour à Londres; mais, +ajouta-t-il en mettant la main sur son coeur, où était toujours placé le +portrait de son prince chéri, la dernière goutte du sang qui coule là +est pour lui. Peut-être le sort m'a-t-il préservé si souvent parce que +je dois lui être utile. Je serais bien heureux alors d'avoir échappé +tant de fois à la mort.»</p> + +<p>C'est par suite d'un désir si louable qu'on a toujours vu M. de Rivière +se charger des missions les plus importantes et souvent les plus +dangereuses. Le repos lui était devenu étranger, ne lui semblait plus +nécessaire; il partait pour Vienne, pour Berlin, pour Pétersbourg, etc., +portant aux rois qui restaient encore sur leurs trônes les demandes d'un +roi tombé du sien. Il courait jour et nuit sans s'arrêter, quelquefois +sans prendre de nourriture, et remplissait sa mission avec tant de +noblesse et d'habileté, qu'il emportait l'estime et la considération de +tous les souverains et de tous les diplomates de l'Europe. Ces voyages +répétés d'une manière vraiment fabuleuse n'avaient rien de dangereux, à +part l'extrême fatigue qu'ils lui causaient; mais combien de fois ne +s'est-il pas introduit en France, sur cette terre qu'il ne pouvait +toucher qu'au risque de sa tête? Dans les nombreuses courses qu'il +faisait à Paris pendant le temps de la terreur, combien de fois son +zèle, son activité, lui ont-ils fait affronter la mort? Dieu semblait le +protéger. Un jour, sur le point de débarquer en Bretagne, il trouve la +côte garnie de soldats; à l'instant il saute du canot dans la mer, +plonge, et reste sous l'eau jusqu'au moment où, la côte devenue libre, +il lui est possible de gagner la terre. Il entrait à Paris et il en +sortait tantôt déguisé en marchand d'allumettes, tantôt sous tout autre +déguisement du même genre. Il s'y tenait caché le jour chez un brave +homme qui l'avait servi autrefois et lui était entièrement dévoué; il ne +pouvait agir que la nuit en s'exposant encore aux plus grands périls; +fallait-il repartir, il ne parvenait souvent à se soustraire aux +poursuites qu'il excitait qu'en sautant des ravins profonds, en +traversant rapidement des rivières à la nage; souffrant la faim, la +soif, ne pouvant prendre aucun repos. C'est ainsi qu'il parvint toujours +à s'échapper jusqu'à la triste affaire de Georges. Je me souviens que, +peu de temps avant cette fatale entreprise, je me trouvais à Londres +avec lui dans une maison où se trouvait aussi Pichegru. M. de Rivière, +qui prétendait que j'étais excellente physionomiste, s'approcha de moi +et me montrant le général français: «Observez cet homme, me dit-il, +croyez-vous qu'on puisse s'y fier, qu'il ne trahira pas?» On pense bien +que j'ignorais complètement de quelle affaire il s'agissait; mais je +regardai Pichegru et je répondis sans hésiter:--«On peut s'y fier; la +franchise me paraît siéger sur ce front-là.» Pichegru ne trahit point en +effet, on sait trop qu'il est mort la première victime de cette +malheureuse tentative. Le sort de M. de Rivière ne fut pas aussi +affreux, quoique sa prison ait été bien longue et bien cruelle; car il +m'a raconté à mon retour en France que le premier cachot où il fut mis +était plein d'une eau stagnante qui lui venait jusqu'à la cheville. Si +l'on joint à cette situation l'idée que cette prison ne s'ouvrirait +peut-être jamais pour lui, et la douleur de vivre loin de son prince +bien-aimé, loin de tous ses amis, on juge de ce qu'il a dû souffrir. +C'est à cette époque de malheur que M. de Rivière devint dévot, et qu'il +puisa dans la religion la force qui lui était nécessaire pour supporter +tant de peines et tant de privations.</p> + +<p>Après être resté plusieurs années en prison, il en sortit enfin sur sa +parole d'honneur de ne point quitter la France; car Bonaparte lui-même +savait ce qu'était la parole d'honneur de M. de Rivière, qui la respecta +scrupuleusement en effet, jusqu'au jour où il eut l'ineffable joie de +voir revenir les Bourbons.</p> + +<p>On sait que le roi le fit duc, qu'il fut envoyé à Constantinople comme +ambassadeur dans des circonstances difficiles, et qu'enfin Charles X +l'avait choisi pour gouverneur du duc de Bordeaux, quand une mort +prématurée vint l'enlever à son jeune élève, à son prince chéri, et l'on +peut dire à la France.</p> + +<p>Ayant appris à quel point Charles X ressentait douloureusement la perte +d'un tel ami, comme j'avais déjà fait de souvenir le portrait de +plusieurs personnes, j'essayai de faire ainsi celui de M. de Rivière; +j'eus le bonheur de réussir. Je portai aussitôt le portrait au roi, qui +le reçut avec une extrême sensibilité, et qui s'écria les larmes aux +yeux:--Ah! madame Lebrun, combien je vous suis obligé de votre heureuse +et touchante idée! J'étais plus que payée par ces paroles; mais je n'en +reçus pas moins le lendemain de Sa Majesté un superbe nécessaire en +vermeil, que je garderai toute ma vie.</p> + +<p>Le duc de Rivière était d'une taille moyenne, ni beau ni laid; on ne +pouvait remarquer dans sa figure qu'une extrême finesse de regard, qui, +jointe à une expression de franchise et de bonté, annonçait tout le +caractère de l'homme. Tel que je le dépeins, cependant, M. de Rivière a +toujours fait les conquêtes les plus brillantes. Il ne les devait point +à ses avantages extérieurs, mais bien aux qualités de son ame, +auxquelles il devait aussi tant d'amis, qui lui sont restés attachés +jusqu'à sa mort et ne perdront jamais son souvenir. Parmi plusieurs +beautés distinguées qui ont eu de l'amour pour lui, la dernière surtout +était bien certainement la plus jolie femme de la cour; elle l'a aimé +tant qu'elle a vécu, et M. de Rivière lui conservait un souvenir +touchant. Il portait habituellement sur son coeur, à côté du portrait de +M. le comte d'Artois, un portrait d'elle qu'il me montra à Londres. Il +ne commettait en cela aucune indiscrétion, sa liaison avec cette +charmante personne ayant été connue de tout le monde. De retour en +France, il se maria avec une femme qui l'adorait, et dont il a fait +constamment le bonheur. Il en a eu plusieurs enfans.</p> + +<p>M. de Rivière, outre son noble et beau caractère, avait beaucoup +d'esprit. On pourrait imprimer plusieurs de ses lettres comme modèle de +style, et dans la conversation le mot d'<i>à-propos</i> ne lui manquait +jamais. Un jour, par exemple, déjeunant à Pétersbourg chez Suvarow, qui +avait pour lui de l'estime et de l'affection, ce général dit aux +officiers russes, en le désignant: «Allons, messieurs, buvons au plus +brave!--À votre santé, monsieur le maréchal,» répondit aussitôt M. de +Rivière.</p> + +<p>Sous le titre de Mémoires, M. le chevalier de Chazet a écrit la vie du +duc de Rivière. Tous les documens nécessaires lui avaient été fournis +pour qu'on ne pût contester la véracité de cet ouvrage, qui se lit avec +un vif intérêt et qui fait honneur au coeur comme au talent littéraire de +l'auteur.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>M. DE BUFFON.</h3> + + +<p>Je suis allée, en 1785, avec mon frère et M. le comte de Vaudreuil, +dîner chez cet homme si célèbre comme savant et comme écrivain. Buffon +était déjà fort vieux, puisqu'il est mort trois ans après, âgé de +quatre-vingt-un ans. Je fus d'abord frappée de la sévérité de sa +physionomie; mais dès qu'il se fut mis à causer avec nous, nous crûmes +voir s'opérer une métamorphose; car son visage s'anima au point qu'on +pouvait dire de lui avec toute vérité que le génie étincelait dans ses +yeux. Nous le quittâmes pour aller à table; lui resta dans son salon, ne +mangeant plus alors que des légumes. Son fils et sa jolie belle-fille +firent les honneurs du dîner, après lequel nous retournâmes au salon +pour y prendre le café. Une conversation s'étant établie, M. de Buffon +en fit presque tous les frais, et parut se plaire à la prolonger; il +nous récita de mémoire plusieurs fragmens de ses ouvrages, qui nous +charmèrent doublement par la chaleur et l'expression qu'y prêtait +l'accent du génie. Nous le quittâmes assez tard, avec un grand regret, +et j'étais tellement enthousiasmée de lui, que j'enviais beaucoup le +sort de son fils et de sa belle-fille, qui pouvaient tous les jours le +voir et l'entendre.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>M. LE PELLETIER DE MORFONTAINE.</h3> + + +<p>M. Le Pelletier de Morfontaine, qui a été longtemps prévôt des marchands +sous Louis XVI, avait de l'esprit, de l'instruction, de la bonhomie, un +ton parfait, et pourtant je n'ai connu personne plus chargé que lui de +ridicule.</p> + +<p>Il était assez grand, très maigre. À cinquante-cinq ans au moins qu'il +avait quand je l'ai connu, son visage était pâle et fané, il mettait +pour s'animer le teint une forte couche de rouge sur ses joues et jusque +sur son nez. La chose était évidente au point qu'il en convenait en nous +disant qu'il ferait peur s'il ne portait point de rouge. Cette figure +déjà assez comique était entourée d'une coiffure tellement étrange, +qu'en la voyant pour la première fois j'éclatai de rire. C'était une +immense perruque fiscale dont le toupet s'élevait en pointe comme un +pain de sucre, accompagné de longues boucles qui tombait sur les +épaules; le tout poudré à blanc. Ce n'est pas tout; M. Le Pelletier +avait de fatales infirmités qu'il ne devait pas à son âge avancé, mais à +une malheureuse nature: il était obligé de tenir sans cesse dans sa +bouche des pastilles odorantes et de se garder de parler aux gens de +près. Il prenait plusieurs bains de pieds dans le jour, il en prenait +même la nuit et portait constamment deux paires de souliers à doubles +semelles. Tant de précautions n'empêchaient point qu'il ne fût +impossible de tenir près de lui dans une voiture fermée; j'en ai fait +une fois la triste expérience, ainsi que ma belle-soeur, en revenant de +Morfontaine. Eh bien! tel que le voilà, M. Le Pelletier avait les plus +grandes prétentions auprès des femmes, et se croyait l'homme du monde le +plus dangereux pour elles. Il parlait sans cesse de ses amours, de ses +succès, de ses conquêtes, ce qui prêtait beaucoup à rire.</p> + +<p>Le chevalier de Coigny m'a raconté qu'étant allé un matin voir M. Le +Pelletier, il le trouva étendu sur une chaise longue, près d'une table +couverte de fioles, de médicamens, de sachets, etc., et si pâle, car il +n'avait pas encore mis son rouge, qu'en entrant dans sa chambre, M. de +Coigny le crut mourant.--Ah! mon cher chevalier, dit-il aussitôt, que je +suis ravi de vous voir! Vous allez me donner vos bons avis sur une chose +qui m'occupe beaucoup. Il faut que vous sachiez que je viens de rompre +toutes mes liaisons; je suis libre, absolument libre, et vous qui +connaissez les plus jolies femmes de la cour, vous allez me dire à +laquelle vous me conseillez d'adresser mes soins. Le chevalier de Coigny +était peut-être de notre société celui qui s'amusait le plus des +ridicules de M. Le Pelletier; on juge s'il saisit l'occasion. Il se mit +à passer en revue avec lui les femmes les plus remarquables par leur +beauté; mais à toutes M. Le Pelletier trouvait quelque défaut qui le +repoussait. Cette scène dura long-temps:--Ma foi, mon cher, dit enfin le +chevalier en éclatant de rire, puisque vous êtes si difficile, je vous +conseille d'imiter le beau Narcisse et de devenir amoureux de vous-même.</p> + +<p>C'est sous la prévôté de M. Le Pelletier de Morfontaine que le pont de +la place Louis XV fut bâti, et à cette occasion, le roi lui donna le +cordon bleu, que l'on pouvait obtenir par charge, lorsqu'on ne faisait +point partie de la haute noblesse. Ce cordon bleu lui tourna tellement +la tête qu'il le portait toujours; je serais tentée de croire qu'il le +mettait dès le matin sur sa robe de chambre. Un jour je l'aperçus +grimpant sur les rochers qui bordent le lac de Morfontaine, et costumé +selon son ordinaire comme s'il allait partir pour Versailles. Je lui +criai d'en bas, où je me promenais, plongée dans mes rêveries +champêtres, que son cordon bleu était tout-à-fait ridicule au milieu de +cette belle nature. Il ne m'en voulut pas un instant de lui avoir ainsi +fait sentir son travers; car après tout il faut dire que ce pauvre M. Le +Pelletier était le meilleur homme du monde.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>VOLTAIRE.</h3> + + +<p>J'étais à la Comédie-Française le jour que Voltaire vint y voir +représenter sa tragédie d'<i>Irène</i>. De ma vie je n'ai assisté à un pareil +triomphe. Quand le grand homme entra dans sa loge, les cris, les +applaudissemens furent tels que je crus que la salle allait s'effondrer. +Il en fut de même au moment où on lui plaça la couronne sur la tête, et +le célèbre vieillard était si maigre, si chétif, que d'aussi vives +émotions me faisaient trembler pour lui. Quant à la pièce, on n'en +écouta pas un mot, et cependant Voltaire put quitter la salle persuadé +qu'<i>Irène</i> était son meilleur ouvrage.</p> + +<p>J'avais une extrême envie d'aller le voir à l'hôtel de M. de Villette +chez qui il logeait; mais ayant entendu dire que tout flatté qu'il était +des visites sans nombre qui lui étaient faites, il en éprouvait une +grande fatigue, je renonçai à mon projet. Je puis donc dire n'avoir été +chez lui qu'en peinture, et voici comment. Hall, le plus habile peintre +en miniature de cette époque, venait de finir mon portrait. Ce portrait +était extrêmement ressemblant, et Hall étant allé voir Voltaire, le lui +montra. Le célèbre vieillard, après l'avoir regardé long-temps, le baisa +à plusieurs reprises. J'avoue que je fus très flattée d'avoir reçu une +pareille faveur, et que je sus fort bon gré à Hall d'être venu me +l'affirmer.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE PRINCE HENRI DE PRUSSE.</h3> + + +<p>Lorsque la comtesse de Sabran me présenta chez elle au frère du grand +Frédéric, je voyais ce prince pour la première fois, et je ne saurais +dire combien je le trouvai laid. Il pouvait avoir à peu près +cinquante-cinq ans à cette époque, le roi de Prusse étant de beaucoup +son aîné. Il était petit, mince, et sa taille, quoiqu'il se tînt fort +droit, n'avait aucune noblesse. Il avait conservé un accent allemand +très marqué, et grasseyait excessivement. Quant à la laideur de son +visage, elle était au premier abord tout-à-fait repoussante. Cependant +avec deux gros yeux dont l'un regardait à droite et l'autre à gauche, +son regard n'en avait pas moins je ne sais quelle douceur, qu'on +remarquait aussi dans le son de sa voix, et lorsqu'on l'écoutait, ses +paroles étant toujours d'une obligeance extrême: on s'accoutumait à le +voir.</p> + +<p>Sa valeur guerrière est assez connue pour qu'il soit inutile d'en +parler; on sait qu'il aimait la gloire en digne frère de Frédéric; mais +ce qu'il faut dire, c'est qu'il était aussi sensible à un trait +d'humanité qu'à un trait d'héroïsme: il était bon et faisait un très +grand cas de la bonté dans les autres.</p> + +<p>Il avait pour les arts, et surtout pour la musique, une véritable +passion, au point qu'il voyageait avec son premier violon afin de +pouvoir cultiver son talent en route. Ce talent était assez médiocre, +mais le prince Henri ne laissait échapper aucune occasion de l'exercer. +Pendant tout le séjour qu'il a fait à Paris, il venait constamment à mes +soirées musicales, ne redoutait point la présence des premiers +virtuoses, et je ne l'ai jamais vu refuser de faire sa partie dans un +quatuor à côté de Viottis qui jouait le premier violon.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE COMTE D'ALBARET.</h3> + + +<p>Un autre amateur forcené de musique, qui vivait à Paris à la même +époque, était le comte d'Albaret. Non-seulement il s'empressait d'aller +à tous les concerts; mais, quoique sa fortune ne fût pas très +considérable, il avait une musique à lui, comme en ont les souverains. +Il logeait et nourrissait dans sa maison huit ou dix musiciens auxquels +il payait des appointemens, leur permettant en outre de prendre des +écoliers dehors aux heures qu'il leur laissait libres. Ces artistes, +comme on doit l'imaginer, étaient tous du second ordre. La chanteuse, +par exemple, qui ne chantait que des airs italiens, avait une assez +belle voix, mais ne pouvait passer pour une prima dona, et je me +souviens qu'il m'avait donné pour maître de chant un homme dont le +savoir était médiocre. Il en était de même de ses instrumentistes, pris +isolément, sans en excepter son premier violon; et cependant, tous ces +gens-là avaient une telle habitude de marcher ensemble, et faisaient un +si grand nombre de répétions, qu'on n'entendait nulle part de la musique +aussi bien exécutée que chez le comte d'Albaret. Aussi tous les amateurs +se rendaient-ils avec empressement à ses concerts. Ils avaient lieu le +dimanche matin: j'y suis allée plusieurs fois, et j'en suis toujours +sortie charmée.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE COMTE D'ESPINCHAL.</h3> + + +<p>Voici un homme dont les affaires, les plaisirs, en un mot toute +l'existence, se bornaient à savoir, jour par jour, tout ce qui se +passait dans Paris. Le comte d'Espinchal était toujours instruit le +premier d'un mariage, d'une intrigue amoureuse, d'une mort, de la +réception ou du refus d'une pièce de théâtre, etc.; au point que si l'on +avait besoin d'un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce +fût au monde, on se disait aussitôt: Il faut le demander à d'Espinchal. +On imagine bien que, pour être aussi parfaitement au fait, il fallait +qu'il connût une prodigieuse quantité de gens; aussi ne pouvait-il +marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis +le grand seigneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à +la grisette et la fille entretenue.</p> + +<p>En outre, le comte d'Espinchal allait partout. On était certain, ne +fût-ce que pour un moment, de le voir dans les promenades, aux courses +de chevaux, au salon, le soir à deux ou trois spectacles. Je n'ai +vraiment jamais su quel temps il prenait pour se reposer et même pour +dormir; car il passait presque toutes ses nuits dans les bals.</p> + +<p>À l'Opéra ainsi qu'à la Comédie-Française, il savait au juste à qui +appartenaient toutes les loges, dont la plupart, il est vrai, étaient +louées à l'année à cette époque. On le voyait se les faire ouvrir l'une +après l'autre pour rester cinq minutes dans chacune; car trop d'affaires +l'appelaient de tous côtés pour qu'il fît des visites longues. Il n'y +mettait que le temps d'apprendre quelques nouvelles de plus.</p> + +<p>Heureusement le comte d'Espinchal n'était point méchant, autrement il +aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures de +liaisons d'amour ou d'amitié, enfin nuire à beaucoup de gens. Il n'était +pas même très bavard et savait se taire avec les personnes intéressées +dans les mystères sans nombre qu'il parvenait à découvrir. Il suffisait +à sa satisfaction personnelle d'être parfaitement au courant de tout ce +qui se passait à Paris et à Versailles; mais pour parvenir à ce but il +ne négligeait aucun soin, et bien certainement il était plus au fait de +mille choses que ne l'était le lieutenant de police.</p> + +<p>Une pareille manie est si bizarre, qu'afin de faire croire à sa réalité, +je vais raconter un trait qui, dans le temps, a été connu de tout Paris. +Un jour, ou plutôt une nuit, le comte d'Espinchal se trouvait au bal de +l'Opéra. Ce bal n'était point alors ce qu'il est devenu maintenant; la +bonne compagnie le fréquentait, et les plus honnêtes femmes de la cour +et de la ville ne se refusaient pas le plaisir d'y aller, masquées +jusqu'aux dents, comme on disait; mais pour M. d'Espinchal il n'existait +point de masque; du premier coup d'oeil il reconnaissait son monde: aussi +tous les dominos le fuyaient-ils comme la peste. Il se promenait dans la +salle quand il remarqua un homme <i>qu'il ne connaissait pas</i>, et qui +courait de côtés et d'autres, pâle, effaré, s'approchant de toutes les +femmes en dominos bleus, puis s'éloignant aussitôt d'un air désespéré. +Le comte n'hésite pas à l'aborder, et lui dit avec intérêt:--Vous me +paraissez en peine, monsieur. Si je pouvais vous être bon à quelque +chose, j'en serais charmé.--Ah! monsieur, répond l'inconnu, je suis le +plus malheureux des hommes. Imaginez que ce matin je suis arrivé +d'Orléans avec ma femme, qui m'a tourmenté pour la mener au bal de +l'Opéra. Dans cette foule, je viens de la perdre, et la pauvre petite ne +sait pas le nom de l'hôtel, pas même le nom de la rue où nous sommes +descendus.--Calmez-vous, calmez-vous, dit le comte d'Espinchal, je vais +vous conduire près d'elle. Madame votre femme est assise dans le foyer à +la seconde fenêtre. C'était la dame en effet. Le mari, transporté de +joie, se confond en remerciemens:--Mais comment se fait-il, monsieur, +que vous ayez deviné?...--Rien n'est plus simple, répond le comte +d'Espinchal: madame étant la seule femme du bal que je ne connaisse pas, +j'avais déjà bien pensé qu'elle devait être arrivée de province très +nouvellement.</p> + +<p>Quand je suis revenue à Paris, sous le consulat, j'ai revu le comte +d'Espinchal:--Eh bien! lui dis-je, vous devez être furieusement +désorienté; vous ne connaissez plus personne dans les loges de l'Opéra +et de la Comédie. Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel. Il est +mort peu de temps après, d'ennui sans doute; car il n'était pas +extrêmement vieux. On assure qu'avant de mourir il brûla une énorme +quantité de notes qu'il avait l'habitude d'écrire chaque soir. J'avais +en effet entendu parler de ces notes par plusieurs personnes que +peut-être elles effrayaient. Il est certain qu'elles auraient pu fournir +la matière d'un ouvrage très piquant, mais bien certainement très +scandaleux.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LA COMTESSE DE FLAHAUT.</h3> + + +<p>Parmi les femmes les plus distinguées que j'ai connues avant la +révolution, je ne dois pas oublier l'auteur d'<i>Adèle de Sénanges</i>, +d'<i>Eugène de Rothesin</i>, et de plusieurs autres ouvrages charmans, que +tout le monde a lus pour le moins une fois. Madame de Flahaut, +aujourd'hui madame de Souza, n'écrivait point encore quand j'ai fait +connaissance avec elle. Son fils, qui est maintenant pair de France, +était alors un enfant de trois ou quatre ans. Elle-même était fort +jeune. Elle avait une jolie taille, un visage charmant, les yeux les +plus spirituels du monde, et tant d'amabilité qu'un de mes plaisirs +était d'aller passer la soirée chez elle, où le plus souvent je la +trouvais seule.</p> + +<p>À mon retour en France j'avais un grand désir de revoir madame de +Flahaut. Une multitude d'affaires, d'occupations diverses, m'en ont +empêchée pendant si long-temps, que je n'ai plus osé me présenter chez +elle. Si le hasard fait qu'elle lise ces lignes, elle saura du moins que +je suis loin de l'avoir oubliée.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MADEMOISELLE QUINAULT.</h3> + + +<p>Madame de Verdun, une de mes meilleures amies, me fit faire connaissance +avec mademoiselle Quinault, qui, après avoir été célèbre comme grande +actrice dans la tragédie et dans la comédie, l'était encore comme une +des femmes les plus spirituelles et les plus instruites de son temps; +elle avait quitté le théâtre en 1741. Amie intime de M. d'Argenson et de +d'Alembert, son salon était devenu le rendez-vous de tout ce que Paris +avait de distingué en gens de lettres et en gens du monde, et l'on +recherchait avec empressement le plaisir de passer quelques momens avec +elle.</p> + +<p>À l'époque où je l'ai connue, mademoiselle Quinault, malgré son grand +âge, conservait tant d'esprit et tant de gaieté, qu'en l'écoutant on la +voyait jeune. Sa mémoire était prodigieuse, et certes elle avait eu le +temps de l'orner; car elle avait alors quatre-vingt-cinq ans. Entre +mille anecdotes que lui fournissaient sans cesse ses souvenirs, elle +nous raconta qu'étant allée un jour voir Voltaire, avec qui elle était +fort liée, elle trouva le grand homme au lit. Il lui parla d'une +tragédie de lui pour laquelle il désirait que Le Kain mît une écharpe; +mais une écharpe placée de certaine façon, et dans la chaleur de la +description, voilà Voltaire qui jette ses couvertures, relève sa chemise +pour en former une écharpe, laissant totalement à découvert son corps +décrépit aux yeux de mademoiselle Quinault, fort embarrassée de sa +personne.</p> + +<p>Mademoiselle Quinault n'est morte qu'en 1783, plus que nonagénaire. +Madame de Verdun, qui était allée chez elle un matin, fut surprise de la +trouver parée, couverte de rubans couleur de rose, mais dans son +lit.--Comment, dit madame de Verdun, je ne vous ai jamais vue si +coquette?--Je me suis parée ainsi, répondit mademoiselle Quinault, parce +que je dois mourir aujourd'hui. Le soir même, en effet, elle avait cessé +de vivre.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LE COMTE DE RIVAROL.</h3> + + +<p>Mon frère me présenta un matin le comte de Rivarol, que son esprit +faisait extrêmement rechercher dans les plus brillantes sociétés de +Paris, même avant qu'il eût rien écrit. Comme je ne l'attendais point, +j'étais dans mon atelier, et je mettais ce que nous appelons l'harmonie +à plusieurs tableaux que je venais de terminer. On sait que ce dernier +travail ne permet aucune distraction, en sorte qu'en dépit du désir que +j'avais toujours eu d'entendre causer M. de Rivarol, je jouis fort peu +du charme de sa conversation, tant j'étais préoccupée: il parlait en +outre avec une telle volubilité que j'en étais comme étourdie. Je +remarquai cependant qu'il avait une belle figure et une taille +extrêmement élégante; il n'en dut pas moins me trouver si maussade que +je ne l'ai plus revu chez moi. Il se peut à la vérité qu'un autre motif +l'ait empêché d'y revenir. Il passait sa vie avec le marquis de +Champcenetz, qui s'est toujours montré fort méchant pour moi. Le marquis +de Champcenetz, sans avoir ni tout le talent, ni la force de tête de +l'auteur du discours <i>sur l'universalité de la langue française</i>, avait +beaucoup d'esprit, qu'il employait habituellement à déchirer le +prochain. Il avait, comme M. de Bièvre, le goût des calembourgs; et il +en faisait sans cesse, en sorte que Rivarol l'appelait l'épigramme de la +langue française.</p> + +<p>C'est le marquis de Champcenetz, qui, condamné à mort par le tribunal +révolutionnaire, demanda gaiement à ses juges s'il lui était permis de +chercher un remplaçant pour la garde nationale.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>PAUL JONES.</h3> + + +<p>J'ai souvent soupé chez madame Thilorié, soeur de madame de Bonneuil, +avec ce célèbre marin, qui a rendu tant de services à la cause +américaine et fait tant de mal aux Anglais. Sa réputation l'avait +précédé à Paris, où l'on savait dans combien de combats, avec sa petite +escadre, il avait triomphé des forces dix fois supérieures de +l'Angleterre. Néanmoins, je n'ai jamais rencontré d'homme aussi modeste: +il était impossible de le faire jamais parler de ses hauts faits; mais +sur tout autre sujet, il causait volontiers avec infiniment d'esprit et +de naturel.</p> + +<p>Paul Jones était Écossais de naissance. Je crois qu'il aurait beaucoup +désiré devenir amiral dans la marine française; j'ai même entendu dire +que, lorsqu'il revint à Paris une seconde fois, il en fit la demande à +Louis XVI, qui le refusa. Quoi qu'il en soit, il alla d'abord en Russie, +où le comte de Ségur le présenta à l'impératrice Catherine II, qui +l'accueillit avec la plus grande distinction et le fit dîner avec elle. +Il quitta Pétersbourg pour aller joindre Suvarow et le prince de Nassau, +avec lesquels il se distingua de nouveau dans la guerre contre les +Turcs. De retour à Paris, il y est mort pendant la révolution, mais +avant la terreur.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MESMER.</h3> + + +<p>Comme j'entendais parler sans cesse de ce fameux charlatan, j'eus la +curiosité d'assister une fois à ce qu'il appelait ses <i>séances</i>, afin de +juger par moi-même cette jonglerie. En entrant dans la première salle où +se tenaient les partisans du <i>magnétisme animal</i>, je trouvai beaucoup de +monde rangé autour d'un grand baquet bien goudronné: hommes et femmes, +pour la plupart, se tenaient par la main, formant la chaîne. Mon désir +fut d'abord de faire partie de ce cercle; mais je crus m'apercevoir que +l'homme qui allait devenir mon voisin avait la gale; on sent si je me +hâtai de retirer ma main et de passer dans une autre pièce. Pendant le +trajet, plusieurs affidés de Mesmer dirigeaient vers moi de toutes parts +de petites baguettes de fer dont ils étaient munis, ce qui +m'impatientait prodigieusement. Après avoir visité les différentes +salles, qui toutes étaient remplies comme la première de malades et de +curieux, j'allais m'en aller, lorsque je vis sortir d'une chambre +voisine une jeune et grande demoiselle, assez jolie, que Mesmer tenait +par la main. Elle était tout échevelée, et jouait le délire, ayant grand +soin pourtant de tenir ses yeux fermés. Tout le monde aussitôt entoura +les deux personnages.--Elle est inspirée, dit Mesmer, et elle devine +tout, quoique parfaitement endormie. Alors, il la fit asseoir, s'assit +devant elle et lui prenant les deux mains, il lui demanda quelle heure +il était? Je remarquai fort bien que le patron tenait ses pieds posés +sur les pieds de la prétendue sibylle, ce qui rendait facile d'indiquer +l'heure, et même les minutes; aussi la demoiselle répondit-elle avec +tant d'exactitude, qu'elle se trouva d'accord avec toutes les montres +des assistans.</p> + +<p>J'avoue que je sortis indignée qu'une pareille charlatanerie pût réussir +chez nous. Ce Mesmer a gagné des monceaux d'or; outre ses séances, qui, +toujours fort suivies, lui ont rapporté immensément, ses nombreuses +dupes firent en sa faveur une souscription qui s'éleva, m'a-t-on dit, à +près de cinq cent mille francs. Mesmer, cependant fut bientôt contraint +d'aller jouir dans quelque lieu ignoré de la fortune qu'il venait +d'amasser à Paris: le bruit s'étant généralement répandu qu'il se +passait à ses séances beaucoup de choses indécentes, les doctrines de ce +jongleur furent soumises à l'examen de l'Académie des Sciences et de la +Société royale de Médecine, et le jugement de ses deux corps savans sur +le <i>magnétisme animal</i> fut tel, qu'il obligea Mesmer à quitter la +France.</p> + +<p>Aujourd'hui que les baquets et les petites baguettes de fer ont disparu, +nous voyons encore des personnes persuadées que telle ou telle femme qui +souvent ne sait pas lire, endormie par un magnétiseur, non-seulement +peut vous dire l'heure qu'il est, mais encore deviner votre maladie et +vous indiquer le meilleur traitement à suivre. Grand bien fasse ces +sibylles somnambules à ceux qui les consultent; pour mon compte, si +j'étais malade, j'aimerais mieux appeler un habile médecin éveillé.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>MM. CHARLES ET ROBERT.</h3> + + +<p>J'ai vu monter en ballon les deux premiers hommes qui ont eu le courage +de s'élever dans l'air avec une si frêle machine, dont l'invention +venait d'être faite très récemment par Montgolfier. Ces deux hommes +étaient Charles et Robert. Ils avaient posé leur ballon sur le grand +bassin des Tuileries, et le jour fixé pour l'ascension, une foule telle +que je n'en ai jamais vu de pareille remplissait le jardin. Quand on eut +coupé les cordes et que le ballon s'éleva majestueusement à une si +grande hauteur que nous le perdîmes de vue, l'admiration, la peur pour +les deux braves que portait la petite nacelle firent pousser un cri +général. Beaucoup de personnes, et j'avoue que j'étais du nombre, +avaient les larmes aux yeux. Heureusement on apprit peu d'heures après +que Charles et Robert étaient descendus sans aucun accident à quelques +lieues de Paris, dans un village, où l'arrivée de ces êtres aériens dut +faire une bien vive sensation.</p> + +<p>M. Charles était membre de l'Académie des Sciences et l'un de nos savans +les plus distingués. C'était de plus un excellent homme, aimant la +musique avec passion. Il faisait chaque année dans son magnifique +cabinet de physique des cours extrêmement suivis, non-seulement par les +personnes occupées de sciences, mais aussi par les gens du monde.</p> + +<h3>LISTE</h3> + +<h4>DES TABLEAUX ET DES PORTRAITS</h4> + +<h5>QUE J'AVAIS FAITS AVANT DE QUITTER<br> +LA FRANCE EN 1789.</h5> + +<hr class="short"> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16">De 1768 à 1772.</p> +<br> +<p>1 Ma mère en sultane, grand pastel.</p> + +<p>1 Ma mère, vue par le dos.</p> + +<p>2 Mon frère en écolier. Un à l'huile, l'autre au pastel.</p> + +<p>1 M. Le Sèvre, en bonnet de nuit et en robe de chambre.</p> + +<p>3 Monsieur, madame et mademoiselle Bandelaire.</p> + +<p>1 M. Vandergust.</p> + +<p>1 Mademoiselle Pigale, marchande de modes de la reine.</p> + +<p>1 Son commis.</p> + +<p>1 Ma mère en pelisse blanche. À l'huile.</p> + +<p>1 Madame Raffeneau.</p> + +<p>1 La baronne d'Esthal.</p> + +<p>2 Ses deux enfans.</p> + +<p>1 Madame Daguesseau avec son chien.</p> + +<p>1 Madame Suzanne.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de la Vieuville.</p> + +<p>1 M. Mousat.</p> + +<p>1 Mademoiselle Lespare.</p> + +<p>2 Madame de Fossy et son fils.</p> + +<p>2 Le vicomte et la vicomtesse de la Blache.</p> + +<p>1 Mademoiselle Dorion.</p> + +<p>1 Mademoiselle Mousat.</p> + +<p>1 M. Tranchart.</p> + +<p>1 M. le marquis de Choiseul.</p> + +<p>1 Le comte de Zanicourt.</p> + +<p>1 M. Bandelaire en buste, au pastel.</p> + +<p>--</p> + +<p>31</p> +<br> +<p>Un grand nombre de têtes d'études et de copies d'après Raphaël, Vandyck, +Rembrandt, etc.</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1773.</p> +<br> + +<p>2 M. et madame de Roisy.</p> + +<p>1 M. de la Fontaine.</p> + +<p>1 M. le comte Dubarry.</p> + +<p>5 M. le comte de Geoffré.</p> + +<p>1 M. le maréchal comte de Stainville.</p> + +<p>3 Madame de Bonneuil.</p> + +<p>1 Madame de Saint-Pays.</p> + +<p>1 Madame Paris.</p> + +<p>1 M. Perrin.</p> + +<p>1 Copie du marquis de Vérac.</p> + +<p>1 Une Américaine.</p> + +<p>1 Madame Thilorié, buste.</p> + +<p>1 Copie de la même.</p> + +<p>1 Madame Tétare.</p> + +<p>1 Copie de l'évêque de Beauvais.</p> + +<p>1 M. de Vismes.</p> + +<p>1 M. Pernon.</p> + +<p>1 Mademoiselle Dupetitoire.</p> + +<p>1 Mademoiselle Baillot.</p> + +<p>--</p> + +<p>27</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1774</p> +<br> + +<p>1 L'abbé Giroux.</p> + +<p>1 Le petit Roissy.</p> + +<p>1 Copie du chancelier.</p> + +<p>1 Copie de M. de la Marche.</p> + +<p>1 Madame Damerval.</p> + +<p>1 Le comte de Brie.</p> + +<p>1 Madame Maingat.</p> + +<p>1 Madame la baronne de Lande.</p> + +<p>1 Madame Le Normand.</p> + +<p>1 Madame de la Grange.</p> + +<p>1 M. Méraut.</p> + +<p>1 Le vicomte de Boisjelin.</p> + +<p>1 M. de Saint-Malo.</p> + +<p>1 M. Desmarets.</p> + +<p>1 Madame la comtesse d'Harcourt.</p> + +<p>2 Mesdemoiselles Saint-Brie et de Sence.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Gontault.</p> + +<p>1 Mademoiselle Robin.</p> + +<p>1 M. de Borelly.</p> + +<p>1 M. de Momanville.</p> + +<p>2 Mesdemoiselles Rossignol, Américaines.</p> + +<p>1 Madame de Belgarde.</p> + +<p>--</p> + +<p>24</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1775.</p> +<br> +<p>1 Madame de Monville avec son enfant.</p> + +<p>1 Madame Denis.</p> + +<p>1 M. le comte de Schouvaloff.</p> + +<p>1 M. le comte de Langeas.</p> + +<p>1 Madame Mongé.</p> + +<p>1 Madame Tabari.</p> + +<p>1 Madame de Fougerait.</p> + +<p>1 Madame de Jumilhac.</p> + +<p>1 La marquise de Roncherol.</p> + +<p>1 Le prince de Rochefort.</p> + +<p>1 M. de Livoy.</p> + +<p>1 Madame de Ronsy.</p> + +<p>1 M. de Monville.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Cossé.</p> + +<p>1 Madame Augeard.</p> + +<p>1 Copie de madame Dameroal.</p> + +<p>1 Madame Deplan.</p> + +<p>1 M. Caze.</p> + +<p>1 M. Goban.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Rubec.</p> + +<p>1 Le chevalier de Roncherol.</p> + +<p>1 Le prince de Rohan père.</p> + +<p>1 Le prince Jules de Rohan.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Rochefort.</p> + +<p>1 M. Ducluzel.</p> + +<p>2 Le comte et la comtesse de Cologand.</p> + +<p>1 Mademoiselle Julie, qui a épousé Talma.</p> + +<p>1 Madame Courville.</p> + +<p>1 Madame la marquise de Gérac.</p> + +<p>1 Madame de la Borde.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Givris.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Ganiselot.</p> + +<p>1 M. de Veselay.</p> + +<p>--</p> + +<p>34</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1776.</p> +<br> + +<p><i>Depuis mon mariage</i>.</p> + +<p>1 La princesse de Craon.</p> + +<p>1 Le marquis de Chouart.</p> + +<p>1 Le prince de Montbarrey.</p> + +<p>1 M. Gros, peintre, enfant.</p> + +<p>1 Madame Grant, depuis princesse de Talleyrand.</p> + +<p>1 Le comte des Deux-Ponts.</p> + +<p>1 Madame de Montbarrey.</p> + +<p>1 Un banquier.</p> + +<p>2 M. et madame Toullier.</p> + +<p>1 La princesse d'Aremberg.</p> + +<p>1 M. de Saint-Denis.</p> + +<p>12 Monsieur, frère du roi.</p> + +<p>2 M. et madame de Valesque.</p> + +<p>1 Le petit Vaubal.</p> + +<p>1 Madame de Lamoignon.</p> + +<p>4 M. de Savalette.</p> + +<p>1 Le prince de Nassau.</p> + +<p>1 Madame de Brente.</p> + +<p>1 Milady Berkley.</p> + +<p>1 Madame Saulot.</p> + +<p>1 La comtesse Potoska.</p> + +<p>2 Madame de Verdun.</p> + +<p>1 Madame de Montmorin.</p> + +<p>1 Sa fille.</p> + +<p>--</p> + +<p>41</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1777.</p> +<br> + +<p>1 Le marquis de Crevecoeur.</p> + +<p>1 Le baron de Vombal.</p> + +<p>1 Madame Périn.</p> + +<p>1 M. Oglovi.</p> + +<p>1 M. Saint-Hubert.</p> + +<p>1 Madame de Nolstein.</p> + +<p>1 Madame de Beaugoin.</p> + +<p>2 Mademoiselle Dartois.</p> + +<p>1 Madame Le Normand.</p> + +<p>1 M. de Finnel.</p> + +<p>1 M. de Lange.</p> + +<p>1 Madame de Montlegiëts.</p> + +<p>1 Madame de la Fargue.</p> + +<p>--</p> + +<p>14</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1778.</p> +<br> + +<p>1 Madame la duchesse de Chartres.</p> + +<p>1 Madame de Teuilly.</p> + +<p>1 M. de Saint-Priest, ambassadeur.</p> + +<p>2 M. et madame Dailly.</p> + +<p>2 M. et madame Domnival.</p> + +<p>1 Madame Monge.</p> + +<p>1 Madame Degéraudot.</p> + +<p>1 M. le marquis de Cossé.</p> + +<p>1 Le marquis d'Armaillé.</p> + +<p>1 Le duc de Cossé.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Ponse.</p> + +<p>1 Monsieur, frère du roi, pour M. de Lévis.</p> + +<p>1 Madame la marquise de Montemey.</p> + +<p>1 Madame de Foissy.</p> + +<p>2 Les enfans de Brongniart.</p> + +<p>1 M. de Raunomanoski.</p> + +<p>1 Madame de Rassy.</p> + +<p>1 Madame la présidente de Bec de Lièvre.</p> + +<p>1 Copie d'un portrait de la reine.</p> + +<p>2 Madame, femme de Monsieur, frère du roi.</p> + +<p>1 Copie d'un portrait de madame Dubarry.</p> + +<p>1 Mademoiselle Lamoignon.</p> + +<p>1 Ma tête.</p> + +<p>1 Copie d'un portrait de la reine pour M. Boquet.</p> + +<p>1 Madame Filorier.</p> + +<p>--</p> + +<p>29</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1779.</p> +<br> + +<p>1 Le marquis de Vrague.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Virieux.</p> + +<p>1 La présidente Richard.</p> + +<p>1 Madame de Mongé.</p> + +<p>1 Grand portrait de la reine pour l'impératrice de Russie.</p> + +<p>2 Bustes de la reine.</p> + +<p>2 Copies des mêmes.</p> + +<p>1 Madame de Savigny.</p> + +<p>2 La même et son fils.</p> + +<p>2 M. et madame de Lastic.</p> + +<p>1 Une femme en lévite pour M. de Cossé.</p> + +<p>1 Madame Dicbrie.</p> + +<p>2 Copies des bustes de la reine.</p> + +<p>2 Madame Duclusel.</p> + +<p>1 Madame de Verdun.</p> + +<p>1 Le comte de Dorsen fils.</p> + +<p>2 M. et madame de Montesquiou.</p> + +<p>1 Portrait de la reine pour M. de Sartines.</p> + +<p>1 Madame de Palerme.</p> + +<p>1 Petit Américain.</p> + +<p>1 Mademoiselle de la Ferté.</p> + +<p>1 Tête penchée pour M. de Cossé.</p> + +<p>1 Monseigneur le duc d'Orléans.</p> + +<p>1. Madame la marquise de Montellon.</p> + +<p>2 Copies du duc d'Orléans.</p> + +<p>2 Copies du grand portrait de la reine, pour M. et madame de Vergennes.</p> + +<p>1 Madame de Vannes.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Tournon.</p> + +<p>1 Le prince de Montbarrey.</p> + +<p>--</p> + +<p>38</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1780.</p> +<br> + +<p>1 Madame Lessout.</p> + +<p>1 Grand tableau de la reine.</p> + +<p>1 <i>Idem.</i></p> + +<p>4 Madame de Verdun, sa mère, sa belle-soeur et son mari.</p> + +<p>1 Madame la baronne de Montesquiou.</p> + +<p>1 Madame de Montaudrari.</p> + +<p>1 Madame Foulquier.</p> + +<p>2 Madame Genty.</p> + +<p>1 La duchesse de Mazarin.</p> + +<p>--</p> + +<p>13</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1781.</p> +<br> + +<p>1 Tête d'une jeune fille, respirant l'odeur d'une rose.</p> + +<p>1 Madame Young.</p> + +<p>1 M. le comte de Cossé.</p> + +<p>1 Madame la princesse de Crouy.</p> + +<p>1 Madame de Saint-Alban.</p> + +<p>1 M. de Landry.</p> + +<p>2 Portraits de moi.</p> + +<p>1 Tête d'étude pour M. le Pelletier de Morfontaine.</p> + +<p>1 Tête d'étude pour M. Proult.</p> + +<p>3 Têtes d'étude pour M. de Cossé.</p> + +<p>1 Monsieur, frère du roi.</p> + +<p>1 Copie du même.</p> + +<p>1 Madame la duchesse de Chaulnes.</p> + +<p>1 Mademoiselle Dumoley.</p> + +<p>1 La comtesse Dubarry.</p> + +<p>1 Esquisse de mon tableau de Junon.</p> + +<p>1 Tête d'étude de ma Vénus.</p> + +<p>1 Madame d'Harvelay.</p> + +<p>2 Mademoiselle de la Borde.</p> + +<p>1 Mademoiselle Devaron.</p> + +<p>1 Madame de Moreton.</p> + +<p>1 Madame de la Porte.</p> + +<p>1 M. Dumoley fils.</p> + +<p>3 La princesse de Lamballe.</p> + +<p>1 Copie de M. de Moreton.</p> + +<p>--</p> + +<p>31</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1782.</p> +<br> + +<p>1 Madame, soeur du roi.</p> + +<p>1 Copie de la même.</p> + +<p>1 Madame la duchesse de Polignac.</p> + +<p>1 Copie de la même.</p> + +<p>1 Le baron de Montesquiou.</p> + +<p>1 Madame de Verdun.</p> + +<p>1 Madame de Chatenay.</p> + +<p>3 Le prince Henry de Prusse.</p> + +<p>--</p> + +<p>10</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1783.</p> +<br> + +<p>1 Madame la marquise de la Guiche.</p> + +<p>1 Madame Grant.</p> + +<p>1 La landgrave de Salm.</p> + +<p>1 Madame la maréchale de Mailly.</p> + +<p>2 Madame la comtesse d'Artois.</p> + +<p>2 Madame la comtesse de Simiane.</p> + +<p>2 Madame la duchesse de Guiche.</p> + +<p>1 La reine avec un chapeau.</p> + +<p>2 La reine en grand habit.</p> + +<p>2 Madame Elisabeth.</p> + +<p>1 Copie de la même.</p> + +<p>1 Mademoiselle Lavigne.</p> + +<p>3 Copies de la reine avec un chapeau.</p> + +<p>4 La reine en robe de velours.</p> + +<p>4 Copies du même.</p> + +<p>1 Monsieur le dauphin.</p> + +<p>1 Madame, fille du roi.</p> + +<p>--</p> + +<p>30</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1784.</p> +<br> + +<p>1 M. le comte de Vaudreuil.</p> + +<p>5 Copies du même.</p> + +<p>1 La comtesse de Grammont-Cadrousse.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Serre.</p> + +<p>1 M. de Beaujou.</p> + +<p>--</p> + +<p>9</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1785.</p> +<br> + +<p>1 M. de Beaujon.</p> + +<p>1 La princesse de Carignan.</p> + +<p>1 Madame Fodi.</p> + +<p>1 M. de Calonne.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Ségur.</p> + +<p>1 Copie de la même.</p> + +<p>1 M. le comte de Ségur.</p> + +<p>1 Copie du même.</p> + +<p>1 Madame la baronne de Crussol.</p> + +<p>1 M. de Saint-Hermine.</p> + +<p>1 Grétry.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Clermont-Tonnerre.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Virieux.</p> + +<p>1 La vicomtesse de Vaudreuil.</p> + +<p>2 Copies de la reine en grand habit.</p> + +<p>1 Madame Vigée.</p> + +<p>1 Copie de M. de Calonne.</p> + +<p>1 M. de Beaujon pour son hospice.</p> + +<p>--</p> + +<p>19</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1786.</p> +<br> + +<p>1 La petite Fouquet.</p> + +<p>1 Madame de Tott.</p> + +<p>1 Le petit d'Espagnac.</p> + +<p>1 La petite de la Briche.</p> + +<p>1 Madame de Puységur.</p> + +<p>1 Madame Raymond.</p> + +<p>1 Madame Daudelot.</p> + +<p>1 Madame Davaray.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Sabran.</p> + +<p>1 Mon portrait avec ma fille.</p> + +<p>--</p> + +<p>10</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1787.</p> +<br> + +<p>1 Ma fille lisant la Bible.</p> + +<p>1 Madame de Rougé et ses deux fils.</p> + +<p>1 Madame Dugazon, dans <i>Nina</i>.</p> + +<p>1 Cailleau, en chasseur.</p> + +<p>2 Ses deux enfans.</p> + +<p>2 Ma fille, de profil et de face dans un miroir.</p> + +<p>1 Madame de la Grange.</p> + +<p>1 Grand tableau de la reine et de ses enfans.</p> + +<p>1 Mon portrait.</p> + +<p>2 Madame la comtesse de Béon.</p> + +<p>1 M. Le Jeune.</p> + +<p>3 Monsieur le dauphin, Madame, et M. le duc de Normandie, pour madame de +Polignac.</p> + +<p>1 La tante de madam de Verdun.</p> + +<p>1 La duchesse de Guiche, tenant une guirlande de fleurs.</p> + +<p>1 La même, au pastel.</p> + +<p>2 La duchesse de Polignac, avec un chapeau de paille.</p> + +<p>1 La même tenant un papier de musique et chantant près d'un piano.</p> + +<p>1 Madame de Chatenay la mère.</p> + +<p>1 Madame Dubarry en pied.</p> + +<p>1 La même en peignoir.</p> + +<p>1 Madame de Polignac.</p> + +<p>--</p> + +<p>27</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1788.</p> +<br> + +<p>1 Le duc de Polignac.</p> + +<p>1 Son père.</p> + +<p>1 Robert, le peintre, pour moi.</p> + +<p>1 Madame Dumoley.</p> + +<p>1 Madame de la Briche.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Beaumont.</p> + +<p>1 Le petit baron d'Escars.</p> + +<p>1 Le petit prince Lubomirsky.</p> + +<p>1 Le même en amour de la gloire.</p> + +<p>1 Le petit Brongniart.</p> + +<p>1 La marquise de Grollier.</p> + +<p>1 Le Bailly de Crussol.</p> + +<p>1 Madame de la Guiche en laitière.</p> + +<p>1 M. d'Angevilliers.</p> + +<p>--</p> + +<p>14</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<p class="i10">1789.</p> +<br> + +<p>1 M. de Chatelux, fait de souvenir.</p> + +<p>1 M. le duc de Normandie en pied.</p> + +<p>1 Madame Péregaux.</p> + +<p>1 Madame de Ségur, profil.</p> + +<p>1 Grand portrait de la reine pour le baron de Breteuil.</p> + +<p>1 La duchesse de la Rochefoucauld.</p> + +<p>1 Petit amour pour M. le Pelletier de Morfontaine.</p> + +<p>1 Madame la duchesse d'Orléans.</p> + +<p>1 Mon portrait avec ma fille pour M. d'Angevilliers.</p> + +<p>1 Madame de Grollier.</p> + +<p>1 Le Bailly de Crussol.</p> + +<p>1 Madame d'Aumont.</p> + +<p>2 Madame de Polignac.</p> + +<p>2 Madame de Guiche, pastel.</p> + +<p>1 Madame de Pienne.</p> + +<p>1 Madame de la Châtre.</p> + +<p>1 Madame de Fresne-Daguesseau.</p> + +<p>1 Le maréchal de Ségur.</p> + +<p>1 Madame, et monsieur le dauphin.</p> + +<p>1 Robert, peintre de paysage.</p> + +<p>1 Petit ovale de ma fille.</p> + +<p>1 Madame Chalgrin.</p> + +<p>1 Mon portrait au pastel.</p> + +<p>1 Le portrait de Joseph Vernet, qui est au Musée.</p> + +<p>1 Le prince de Nassau en pied.</p> + +<p>1 Mon portrait tenant ma fille dans mes bras.</p> + +<p>1 Madame Raymond tenant son enfant.</p> + +<p>2 Madame de Simiane.</p> + +<p>2 Madame Rousseau.</p> + +<p>1 Madame Duvernais.</p> + +<p>1 Madame de Saint-Alban.</p> + +<p>1 Madame Savigni.</p> + +<p>1 Mademoiselle Dorion.</p> + +<p>--</p> + +<p>37</p> +<br> + +<p>444 total général.</p> + +<hr class="short"> +<br> + +<h3>TABLEAUX D'HISTOIRE.</h3> + +<p>La Poésie, la Peinture et la Musique.</p> + +<p>Une scène espagnole.</p> + +<p>L'Amour endormi sous un bosquet de roses, avec deux nymphes qui le +regardent.</p> + +<p>Une jeune fille effrayée d'être surprise en chemise et se cachant la +gorge.</p> + +<p>Une jeune fille qui écrit et que l'on surprend.</p> + +<p>L'Innocence qui se réfugie dans les bras de la Justice.</p> + +<p>Une Vénus, liant les ailes de l'Amour.</p> + +<p>Junon demandant à Vénus sa ceinture.</p> + +<p>Une bacchante avec la peau de tigre.</p> + +<p>La Paix qui ramène l'Abondance.</p> +</div></div> +<br> + +<h3>NOTES</h3> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> Nous avons placé toutes les notes et portraits à la fin de ce +volume. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span></blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Ce portrait est un buste ovale que je fis d'après elle: j'avais +alors quinze ans et demi].</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> À présent on y voit des tableaux des peintres modernes français. Je +suis la seule qui n'en ait pas dans cette collection.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> À cette époque, le marquis de Choiseul était du nombre, ce qui +m'indignait, car il venait d'épouser la plus jolie personne du monde. +Elle s'appelait mademoiselle Rabi; c'était une Américaine, âgée de seize +ans. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien vu de plus parfait.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Il était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des +trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle +Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée par +quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres fausses, +imitant le diamant à s'y méprendre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> Je ne sais pour lequel La Harpe fit les vers suivans: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"><i>Quatrain pour le portrait de la reine.</i></p> +<br> +<p class="i8"> Le ciel mit dans ses traits cet éclat qu'on admire;</p> +<p class="i8"> France, il la couronna pour la félicité:</p> +<p class="i8"> Un sceptre est inutile avec tant de beauté;</p> +<p class="i8"> Mais à tant de vertus il fallait un empire.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Ce M. Campan parlait toujours de la reine. Un jour qu'il dînait chez +moi, ma fille, qui avait alors sept ans, me dit tout bas: Maman, ce +Monsieur, est-ce le roi?</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> Cette famille avait été comblée des bontés de la reine.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Les clairs sont au soleil; ce qu'il me faut appeler les ombres, +faute d'un autre mot, est le jour. <span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span></blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> Les seuls membres de l'Académie royale de peinture avaient le droit, +à cette époque, d'exposer au salon. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Ce tableau est au ministère de l'intérieur. On aurait bien dû me le +rendre, puisque je ne suis plus de l'Académie.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> M. de Rivière était chargé d'affaires de la cour de Saxe. C'était +un homme distingué par son esprit et ses qualités morales.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> Aujourd'hui madame Regnault d'Angély</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Les tableaux de Ménageot sont parfaitement bien composés et d'un +bon style historique. Ce peintre excellait dans la manière de draper. +Son Léonard de Vinci mourant dans les bras de François Ier est très +remarquable, mais ne vaut pas le <i>Méléagre</i> que l'on garde aux Gobelins +depuis nombre d'années pour l'exécuter en tapisserie. M. Ménageot était +un très bel homme, parfaitement aimable, spirituel et très gai: aussi le +recherchait-on dans la meilleure société.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Il l'aurait payée bien tard; car elle ne l'a été tout-à-fait qu'à +mon retour de Russie en 1801. M. Lebrun m'avait laissé ce soin, à mon +grand désappointement.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Je l'ai représenté en Amour de la Gloire, agenouillé devant un +laurier et tressant une couronne. Ce tableau est toujours resté dans la +famille; le roi de Pologne m'a dit à Pétersbourg que jamais on n'avait +voulu consentir à le lui céder pour aucun prix.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte +d'Harcour.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> Laruette n'a quitté qu'en 1799. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Le prince de Ligne parle, dans ses Mémoires, de ce superbe saule.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> J'y voyais souvent M. de Monville; aimable et très élégant, il nous +mena à sa campagne, appelée <i>le Désert</i>, dont la maison était une tour +seulement.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Madame Rousseau a laissé un fils, connu sous le nom d'Amédée de +Beauplan, qui est très bon musicien. Il compose des romances charmantes, +et les chante à merveille.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Elle a épousé depuis lord Fitz-Gerald, dont elle est veuve +maintenant, car elle vit encore, mais bien changée.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> La veille de mon départ, j'allai chez ma mère, qui ne me reconnut +qu'à mon son de voix. Il n'y avait pas trois semaines que nous nous +étions vues.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> J'ai vécu dans l'étranger des portraits que je faisais. Bien loin +que M. Lebrun m'ait jamais fait passer de l'argent, il m'écrivait des +lettres si lamentables sur sa détresse, que je lui envoyai une fois +mille écus et une autre fois cent louis, de même que plus tard j'envoyai +la même somme à ma mère.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> J'avais fait ce portrait pour M. d'Angevilliers. Il a été soustrait +à son propriétaire lors de l'émigration, et porté depuis au ministère de +l'intérieur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span> +</blockquote><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> La plupart de ces portraits, notamment celui que j'ai fait au +pastel de la duchesse de Guiche, sont chez madame la comtesse de +Vaudreuil.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Il n'est mort qu'à quatre-vingt-six ans. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span></blockquote><br> + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + +***** This file should be named 23019-h.htm or 23019-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/3/0/1/23019/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + diff --git a/23019-h/images/001.png b/23019-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a545f5d --- /dev/null +++ b/23019-h/images/001.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..3e55e7e --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #23019 (https://www.gutenberg.org/ebooks/23019) |
