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+The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (1/3)
+
+Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+Release Date: October 12, 2007 [EBook #23019]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
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+ SOUVENIRS
+ DE
+ MADAME LOUISE-ÉLISABETH
+ VIGÉE-LEBRUN,
+
+
+ DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS, DE ROUEN,
+ DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE,
+ DE PARME ET DE BOLOGNE,
+ DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON.
+
+
+ En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai
+ le temps passé, qui doublera pour ainsi
+ dire mon existence.
+ J.-J. Rousseau.
+
+
+
+ TOME PREMIER
+
+
+
+ PARIS,
+ LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,
+ RUE DE SEINE, 14 BIS.
+
+ 1835.
+
+[Illustration.]
+
+
+LETTRES À LA PRINCESSE KOURAKIN.
+
+
+
+
+LETTRE I.
+
+Mon enfance.--Mes parens.--Je suis mise au couvent.--Ma passion pour la
+peinture.--Société de mon père.--Doyen. Poinsinet.--Davesne.--Ma sortie
+du couvent.--Mon frère.
+
+
+Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous
+écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de
+sensations je vais éprouver en me rappelant et les événemens divers dont
+j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée!
+Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la mémoire, et
+dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant
+mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les
+notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de
+personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient
+de ma société;[1] grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence
+vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même.
+
+Je vous parlerai d'abord, chère amie, de mes premières années, parce
+qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la
+peinture s'est manifesté dès, mon enfance. On me mit au couvent à l'âge
+de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je
+crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers d'écriture, et même ceux
+de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face,
+ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des
+figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en
+pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le
+sable tout ce qui me passait par la tête. Je me souviens qu'à l'âge de
+sept ou huit ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j'ai
+toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de
+joie: _Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera_.
+
+Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la
+peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je
+crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps; car, encore
+aujourd'hui, j'en éprouve tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec
+ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement
+ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à
+présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait
+de plus aimable, de plus distingué dans l'Europe, en hommes et en
+femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues
+prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec
+ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé
+ce reflet d'un bonheur passé.
+
+J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma
+mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux,
+ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée,
+peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui
+seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à
+l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est
+d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux
+jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon
+père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et
+qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.
+
+Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de
+fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé
+pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il
+avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. Il ôte
+sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un
+habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin, qui
+l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume.
+
+Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se
+communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre
+par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être
+connaissez-vous déjà l'anecdote suivante: faisant un jour le portrait
+d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la
+bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite.
+Impatienté de ce manége, mon père lui dit avec un grand sang-froid:--Ne
+vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne
+vous en ferai pas du tout.
+
+Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que
+mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup
+plus tard)[2]. Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une
+divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de
+l'an était pour lui un jour de fête: il courait à pied tout Paris, sans
+faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes
+fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une
+bonne année.
+
+Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de coeur. Nous entendions
+toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême
+surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout
+temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me
+faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en
+empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai
+faite de mon père.
+
+À cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et
+quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen, peintre d'histoire,
+l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur
+homme du monde, plein d'esprit et de sagacité; ses aperçus sur les
+choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et
+de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me
+faisait battre le coeur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et
+de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse
+crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus
+étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lui persuader qu'il
+existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le
+feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il
+voulût s'éloigner: Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la
+grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de
+beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages
+sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres
+qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. _Ernelinde_, au
+grand Opéra, _le Cercle_ aux Français, et _tom Jones_ à l'Opéra-Comique:
+quelqu'un dit alors, en parlant du _Cercle_, où la société de cette
+époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin
+de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tête le goût des
+voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le
+Guadalquivir.
+
+Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre
+dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait
+fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un
+échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai
+jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés.
+
+ Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets
+ Ma Lise aimait à se voir célébrée.
+ Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets
+ Je la voyais toujours parée.
+ Les vers que l'amour me dictait
+ Ne répétaient que le nom de Lisette,
+ Et Lisette les écoutait.
+ Plus d'un baiser payait ma chansonnette.
+ Au même prix qui n'eût été poète!
+
+Enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me
+rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me
+faisait quitter la table avant le dessert; mais de ma chambre
+j'entendais des rires, des joies, des chansons, auxquels je ne
+comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins
+mes, jours de congé délicieux.
+
+À onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma
+première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander
+chez lui, pour m'apprendre à charger une palette; sa femme venait me
+chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un
+jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me
+retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de
+pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant
+souper chez mon père.
+
+J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère,
+plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange; il avait une
+intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses
+études, au point qu'il rapportait toujours de son collége les
+témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité,
+son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie,
+j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez
+était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre,
+j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir
+droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient
+ma mère; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère;
+car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse,
+tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me
+comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en
+plus cher à mon coeur: aussi cet excellent père m'est-il toujours
+présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit
+devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le
+trait suivant comme une sorte de prophétie: un jour que mon père sortait
+d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et
+d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il
+avait: «Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me
+fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous.»
+
+Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de
+toute mon ame.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Mort de mon père.--Notre douleur.--Je travaille dans l'atelier de
+Briard.--Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.--L'abbé Arnault.--Je
+visite des galeries de tableaux.--Ma mère se remarie.--Mon
+beau-père.--Je fais des portraits. Le comte Orloff.--Le comte
+Schouvaloff.--Visite de madame Geoffrin.--La duchesse de Chartres.--Le
+Palais-Royal.--Mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Boquet.
+
+
+Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que de mes joies, il me
+faut maintenant vous parler de la première affliction qui m'ait été au
+coeur, de la première douleur que j'aie ressentie.
+
+Je venais de passer une année de bonheur dans la maison paternelle,
+quand mon père tomba malade. Il avait avalé une arête, qui s'était fixée
+dans son estomac, et qui pour en être extirpée, nécessita plusieurs
+incisions. Les opérations furent faites par le plus habile chirurgien
+que l'on connût alors, le frère Come, en qui nous avions toute
+confiance, et qui avait l'air d'un vrai saint. Il soigna mon père avec
+le plus grand zèle; toutefois, malgré ses affectueuses assiduités, les
+plaies s'envenimèrent, et après deux mois de souffrances, l'état de mon
+père ne laissa aucun espoir de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit,
+et je n'essaierai pas de vous peindre ma désolation: j'allais perdre le
+meilleur des pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence
+encourageait mes premiers essais!
+
+Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon père désira revoir
+mon frère et moi. Nous nous approchâmes tous deux de son lit, en
+sanglottant. Son visage était cruellement altéré; ses yeux, sa
+physionomie, si animés, n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur
+et le froid de la mort l'avaient déjà saisi. Nous prîmes sa main glacée,
+et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il fit un
+effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction: Soyez heureux, mes
+enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent père n'existait plus!
+
+Je restai tellement abattue par ma douleur, que je fus long-temps sans
+reprendre mes crayons. Doyen venait quelquefois nous revoir, et comme il
+avait été le meilleur ami de mon père, ses visites étaient pour nous une
+grande consolation. Ce fut lui qui m'engagea à reprendre mon occupation
+chérie, dans laquelle, en effet, je trouvai la seule distraction qui pût
+adoucir mes regrets et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette
+époque que je commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement
+plusieurs portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après
+nature et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec
+mademoiselle Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez
+elle, rue Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père
+tenait un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous
+logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert: aussi ma mère me
+faisait-elle toujours accompagner.
+
+Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle Boquet et
+moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait ses dessins et
+des bustes antiques. Briard peignait médiocrement, quoiqu'il ait fait
+quelques plafonds assez remarquables par leur composition, mais il était
+fort bon dessinateur; c'est pourquoi plusieurs jeunes personnes venaient
+prendre des leçons chez lui. Il logeait au Louvre, et pour y dessiner
+plus long-temps, nous apportions chacune notre petit dîner, dans un
+panier que nous portait la bonne. Je me rappelle encore que nous nous
+régalions, en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des
+morceaux de boeuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé
+d'aussi bon.
+
+Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en avais quatorze. Nous
+rivalisions de beauté (car j'ai oublié de vous dire, chère amie, qu'il
+s'était fait en moi une métamorphose et que j'étais devenue jolie). Ses
+dispositions pour la peinture étaient remarquables, et mes progrès
+étaient si rapides, que l'on commençait à parler de moi dans le monde,
+ce qui me valut la satisfaction de connaître Joseph Vernet. Ce célèbre
+artiste m'encouragea et me donna les meilleurs conseils.--«Mon enfant,
+me disait-il, ne suivez aucun système d'école. Consultez seulement les
+oeuvres des grands maîtres de l'Italie, ainsi que celles des maîtres
+flamands; mais surtout faites le plus que vous pourrez d'après nature:
+la nature est le premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec
+soin, cela vous empêchera de prendre aucune manière.»
+
+J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais eu de maître
+proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé l'excellence de
+sa méthode par ses oeuvres, qui ont été et seront toujours si justement
+admirées.
+
+Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault, de l'Académie
+française. C'était un homme plein d'imagination, passionné de la haute
+littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait d'idées, si
+l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique avec le plus
+vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan de Gluck, et
+plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car j'aimais aussi la
+musique passionnément.
+
+Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille (car j'avais repris
+de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné la fraîcheur de la
+jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches; elle était encore
+fort belle elle-même, et tant d'années se sont passées depuis lors, que
+je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous suivait de telle manière, que
+j'en étais beaucoup plus embarrassée que flattée.
+
+Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte cruelle que j'avais
+faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour m'en distraire que de me
+mener voir des tableaux. Elle me conduisait au palais du Luxembourg,
+dont la galerie était ornée alors des chefs-d'oeuvre de Rubens, et
+beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands maîtres[3]. Ces
+tableaux ont été transportés depuis au Muséum, et ceux de Rubens perdent
+à n'être plus vus dans la place où ils ont été faits: des tableaux bien
+ou mal éclairés sont comme des pièces bien ou mal jouées.
+
+Nous allions aussi voir de riches collections chez des particuliers.
+Rendon de Boisset possédait une galerie de tableaux flamands et
+français. Le duc de Praslin et le marquis de Lévis avaient de riches
+collections des grands maîtres de toutes les écoles. M. Harens de Presle
+en avait une très riche en tableaux de maîtres italiens; mais aucune ne
+pouvait se comparer à celle du Palais-Royal, qui avait été faite par le
+régent, et dans laquelle se trouvaient tant de chefs-d'oeuvre des grands
+maîtres de l'Italie. Elle a été vendue dans la révolution. Un Anglais,
+Lord Stafford, en a acheté la plus grande partie.
+
+Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement
+me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de
+souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant de jouissances dans la
+contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je
+copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrant, de
+Wandik, et plusieurs têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces
+dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans
+les carnations délicates; Wandik les explique aussi, mais plus finement.
+
+Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des
+lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai
+tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai,
+toutes les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau
+ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque plus
+tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'oeuvre qui n'ont point quitté leur
+patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus de son immense renommée.
+
+Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité, je gagnais déjà
+beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à faire; mais cela ne
+pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu qu'en outre j'avais à
+payer la pension de mon frère, ses habits, ses livres, etc. Ma mère se
+vit donc obligée de se remarier; elle épousa un riche joaillier, que
+jamais nous n'avions soupçonné d'avarice, et qui pourtant, sitôt après
+son mariage, se montra tellement avare qu'il nous refusait jusqu'au
+nécessaire, quoique j'eusse la bonhomie de lui donner tout ce que je
+gagnais. Joseph Vernet en était furieux; il me conseillait sans cesse de
+payer une pension, et de garder l'excédant pour moi; mais je n'en fis
+rien; je craignais trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en
+souffrît.
+
+Je détestais cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la
+garde-robe de mon père, dont il portait les habits, tout comme ils
+étaient, sans qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez
+comprendre aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais!
+
+J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà
+ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers.
+Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le
+fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme
+colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant
+remarquable par son énorme grosseur.
+
+Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff, grand
+chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois, de soixante ans, et
+avait été l'amant d'Élisabeth II. Il joignait une politesse
+bienveillante à un ton parfait, et comme il était de plus excellent
+homme, la meilleure compagnie le recherchait.
+
+J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin, cette femme que
+son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait chez elle tout ce
+qu'on connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les
+arts, les étrangers de marque, et les plus grands seigneurs de la cour.
+Sans naissance, sans talens, sans même avoir une fortune considérable,
+elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre, et
+qu'aucune femme ne pourrait plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu
+parler de moi, elle vint me voir un matin, et me dit les choses les plus
+flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas
+alors très âgée, je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle
+se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup.
+Elle était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un
+bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le
+menton. À pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à
+se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette.
+
+Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions été loger chez mon
+beau-père, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur
+laquelle donnaient mes fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de
+Chartres se promener dans le jardin avec ses dames, et je remarquai
+bientôt qu'elle me regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir
+le portrait de ma mère, qui faisait grand bruit alors. La duchesse me
+fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua à tout ce
+qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune talent, en
+sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la grande et belle
+comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, qui était
+extrêmement jolie, puis successivement celle de toutes les grandes dames
+de la cour et du faubourg Saint-Germain.
+
+Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer que j'étais
+toujours remarquée aux promenades, aux spectacles, jusque là que l'on
+faisait foule autour de moi, vous devinez sans peine que plusieurs
+amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de
+parvenir à me plaire; mais j'étais si occupée de mon art, qu'il n'y
+avait pas moyen de m'en distraire. Puis aussi, les principes de morale
+et de religion que ma mère m'avait communiqués, me protégeaient
+fortement contre les séductions dont j'étais entourée. Mon bonheur
+voulait que je ne connusse pas encore un seul roman. Le premier que
+j'aie lu (c'était _Clarisse Harlove_, qui m'a prodigieusement
+intéressée), je ne l'ai lu qu'après mon mariage; jusque là, je ne lisais
+que des livres saints, la morale des Saints-Pères entre autres, dont je
+ne me lassais pas, car tout est là, et quelques livres de classe de mon
+frère.
+
+Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais qu'ils
+voulaient me faire des yeux tendres[4], je les peignais à _regards
+perdus_, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors au
+moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais:
+_j'en suis aux yeux_; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez
+croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j'avais mise dans ma
+confidence, riait tout bas.
+
+Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la grand'messe,
+ma mère et mon beau-père me menaient promener au Palais-Royal. À cette
+époque, le jardin était infiniment plus vaste et plus beau qu'il ne
+l'est maintenant, étouffé et rétréci par les maisons qui l'environnent
+de toutes parts. Il y avait à gauche une très large et très longue
+allée, couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte impénétrable
+au soleil. Là se réunissait la bonne compagnie, en fort grande parure.
+Quant à la mauvaise, elle se réfugiait plus loin, sous les quinconces.
+
+L'Opéra était alors tout à côté (il tenait au Palais). Dans les jours
+d'été, ce spectacle finissait à huit heures et demie, et toutes les
+personnes élégantes sortaient même avant la fin, pour se promener dans
+le jardin. Il était de mode alors que les femmes portassent de fort gros
+bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun parfumait
+ses cheveux, embaumait véritablement l'air que l'on respirait. Plus
+tard, mais pourtant avant la révolution, j'ai vu ces soirées se
+prolonger jusqu'à deux heures du matin; on y faisait de la musique au
+clair de lune, en plein air. Des artistes, des amateurs, entre autres
+Garat et Asevedo, y chantaient. On y jouait de la harpe et de la
+guitare; le fameux Saint-Georges jouait souvent du violon: la foule s'y
+portait.
+
+C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante et jolie
+mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres filles entretenues:
+car jamais alors aucun homme ne se montrait avec ces demoiselles; s'ils
+les rejoignaient au spectacle, c'était toujours en loges grillées. Les
+Anglais sont moins délicats sur ce point. Cette même demoiselle Duthé
+était souvent accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans
+après, je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de
+l'Anglais était avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois
+ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère amie, de ce
+qu'étaient les femmes entretenues à l'époque dont je vous parle.
+Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé des millions; maintenant l'état
+de courtisane est un état perdu; personne ne se ruine plus pour une
+fille.
+
+Ce dernier mot m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime
+la naïveté. Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille du
+vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après son
+mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes, voyant
+passer quelques-unes de ces demoiselles, dit: Voilà des filles. Comment
+pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées? demanda la duchesse
+dans sa candide ignorance.
+
+Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du Palais-Royal,
+mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention. Toutes deux
+alors étions âgées de seize à dix-sept ans, et mademoiselle Boquet était
+fort belle. À dix-neuf ans elle eut la petite vérole, ce qui intéressa
+si généralement, que de toutes les classes de la société une foule de
+gens s'empressaient de venir s'informer de ses nouvelles, et que l'on
+voyait sans cesse une grande quantité de voitures à sa porte. À cette
+époque réellement, la beauté était une illustration.
+
+Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable pour la peinture, mais
+elle l'abandonna presque entièrement après avoir épousé M. Filleul,
+époque à laquelle la reine la nomma concierge du château de la Muette.
+
+Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme, sans me rappeler sa
+fin tragique? Hélas! je me souviens qu'au moment où j'allais quitter la
+France, pour fuir les horreurs que je prévoyais, madame Filleul me dit:
+Vous avez tort de partir: moi, je reste; car je crois au bonheur que
+doit nous procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite sur
+l'échafaud! Elle n'avait point quitté le château de la Muette quand
+arriva ce temps si justement nommé le temps de la terreur. Madame
+Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et l'amie intime de madame Filleul,
+vint célébrer dans ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat,
+comme vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les
+révolutionnaires n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame
+Chalgrin, qui, disait-on, avaient _brûlé les bougies de la nation_, et
+toutes deux furent guillotinées peu de jours après.
+
+Je finis ici cette triste lettre.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Mes promenades.--Le Colysée, le Wauxhall d'été.--Marly, Sceaux.--Ma
+société à Paris.--Le Moine le sculpteur.--Gerbier.--La princesse de
+Rohan-Rochefort.--La comtesse de Brionne.--Le cardinal de Rohan.--M. de
+Rhullières.--Le duc de Lauzun.--Je fais hommage à l'Académie française
+des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère.--Lettre de
+d'Alembert et sa visite à cette occasion.
+
+
+Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je
+puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a
+subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées
+était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le
+jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou
+stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et
+les parades. Les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, comme
+à Longchamp; car Longchamp existait déjà[5]. Les allées, ou bas-côtés,
+étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir
+d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui
+passaient dans leurs brillans équipages.
+
+Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc)
+offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une
+longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des
+chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles
+ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes
+d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient
+devoir jouir du privilége dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui
+les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre
+occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour
+qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des
+nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse
+devait partir pour aller faire le tour du monde: En vérité, s'écria la
+maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désoeuvré!
+
+Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard
+divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait
+beaucoup, était celui des Fantoccini de _Carlo Périco_. Ces marionnettes
+étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles
+faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans et que
+j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne
+fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je
+la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était
+assez éloignée du théâtre: «et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils
+vivans?»
+
+Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait
+établi dans un des grands carrés des Champs-Élysées, en bâtissant une
+immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide,
+sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout
+autour dans de larges allées sablées, et garnies de siéges. Quand la
+nuit venait, tout le monde quittait le jardin pour se réunir dans un
+salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à
+grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté
+plusieurs fois, ainsi que beaucoup d'autres fameuses cantatrices. Le
+large perron qui conduisait à cette salle du concert était le
+rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les
+portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer
+une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère,
+le duc de Chartres (depuis Philippe Égalité) se tenait là, donnant le
+bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres
+malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux
+sarcasmes les plus infâmes.--Ah! pour celle-ci, dit le duc très haut en
+me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes
+entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je
+me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir.
+
+À peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce
+qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose
+qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient
+des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y
+réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu
+d'artifice.
+
+Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est
+maintenant Tivoli. Il est même assez étonnant que les Parisiens, qui
+n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg, aient
+renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on
+allait respirer le soir en prenant des glaces.
+
+Mon vilain beau-père, ennuyé sans doute des hommages publics que l'on
+rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous
+interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une
+campagne. A ces mots le coeur me battit de joie; car j'aimais la campagne
+passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en
+éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit
+de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le
+matin, quelque temps qu'il fît, mon premier soin était d'ouvrir la
+fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air.
+
+Mon beau-père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y
+coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu! quelle
+campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point
+d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon
+beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient
+pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin; il était
+séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties
+étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches,
+venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit
+perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une
+peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de
+travers.
+
+Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si
+anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en
+vous écrivant ceci. Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de
+ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son
+mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent
+quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait
+pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une
+singulière maladie: de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre,
+sans voir personne, pas même sa femme; ne voulant ni parler, ni manger.
+Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières
+habituelles; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il
+fallait se tenir au courant de l'intermittence.
+
+Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je
+pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château, qui était
+superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des
+berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui
+tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château,
+fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes.
+Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau,
+dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue;
+tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV.
+L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après
+mon mariage, je suis retournée souvent à Marly. Un matin j'y ai
+rencontré la reine, qui se promenait dans le parc avec plusieurs dames
+de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies,
+qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je
+m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à
+continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis
+revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly.
+Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu; je
+n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du
+salon.
+
+M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et le parc de
+Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui avoisinait le château) était
+dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs,
+comme le jardin des Tuileries, l'autre n'offrait aucune symétrie; mais
+un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la
+rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la
+bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux
+était une promenade publique; l'excellent duc de Penthièvre avait
+toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches
+principalement ce parc était très fréquenté.
+
+Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer
+dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris,
+où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le
+travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute
+société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais
+des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné
+en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en
+grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême; mais il
+avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et
+distingués; ses deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa
+maison. Je vis là le fameux Le Kain, qui me fit peur, tant il avait
+l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à
+l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais
+il mangeait énormément. À côté de lui, tout en face de moi, se trouvait
+la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame
+Regnault Saint-Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rose. Sa
+beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes
+yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui
+était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de
+Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle
+n'avait pas besoin.
+
+C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille,
+madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes
+dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry,
+Latour, fameux peintre au pastel; on riait, on s'amusait. L'usage à
+cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait
+une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis
+venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il
+faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler,
+au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le
+dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien
+loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait
+aujourd'hui.
+
+Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu
+que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour
+toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop
+précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui
+m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir.
+J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute
+habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un
+portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de
+satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une
+chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que
+ma palette était posée dessus; vous jugiez que je mis ma robe dans un
+tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris la
+résolution de ne plus accepter que des soupers.
+
+Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la
+société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la
+princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M.
+de Rulhières, l'auteur des _Disputes_; mais le plus aimable de tous les
+convives était sans contredit le duc de Lauzun; on n'a jamais eu autant
+d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se
+passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en
+m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais
+plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le
+plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et
+quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette
+conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.
+
+Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait
+ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je
+le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir
+et rechercher dans tous les salons; mais je recevais parfois des preuves
+d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup
+de joie; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'avais fait, d'après
+les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La
+Bruyère. J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de
+d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie
+ici, et que je conserve précieusement:
+
+ MADEMOISELLE,
+
+ L'Académie française a reçu avec toute la reconnaissance possible
+ la lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux
+ portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui
+ envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle
+ désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui
+ retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront
+ sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit
+ et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à
+ ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient
+ connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par
+ l'esprit, par les grâces et par le plus aimable modestie.
+
+ La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que
+ le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous
+ prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes
+ ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son
+ assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été
+ sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de
+ vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette
+ commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de
+ vous assurer, Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis
+ pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne,
+ et que je partage avec tous les gens de goût, et avec tous les gens
+ honnêtes.
+
+ J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble
+ et très obéissant serviteur,
+
+
+ D'ALEMBERT,
+
+ Secrétaire perpétuel de l'Académie française.
+
+ Paris, 10 août 1775.
+
+L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt
+l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais
+d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier,
+en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait
+de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si
+j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury
+dont on venait de parler?--«Je suis un peu trop jeune pour cela,»
+répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la
+pauvre dame que l'académicien fût parti.
+
+Adieu, chère amie.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+Mon mariage.--Je prends des élèves; madame Benoist.--Je renonce à cette
+école.--Mes portraits; comment je les costume.--Séance de l'Académie
+française.--Ma fille.--La duchesse de Mazarin.--Les ambassadeurs de
+Tipoo-Saïb.--Tableaux que je fais d'après eux.--Dîner qu'ils me donnent.
+
+
+Mon beau-père s'étant retiré du commerce, nous allâmes loger à l'hôtel
+Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun venait d'acheter cette maison; il
+l'habitait, et dès que nous fûmes établis, j'allai voir les magnifiques
+tableaux de toutes les écoles, dont son appartement était rempli.
+J'étais enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter les
+chefs-d'oeuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait une extrême
+obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux d'une beauté
+admirable et d'un grand prix. Je lui devais ainsi les plus fortes leçons
+que je pusse prendre, lorsque au bout de six mois il me demanda en
+mariage. J'étais loin de vouloir l'épouser, quoiqu'il fût très bien fait
+et qu'il eût une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais
+sans inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent, en
+sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais ma mère, qui
+croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager avec instances à
+ne point refuser un parti aussi avantageux, et je me décidai enfin à ce
+mariage, poussée surtout par l'envie de me soustraire au tourment de
+vivre avec mon beau-père, dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour
+depuis qu'il était oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à
+faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église, je me disais
+encore: Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas! j'ai dit oui, et j'ai changé
+mes peines contre d'autres peines. Ce n'est pas que M. Lebrun fût un
+méchant homme: son caractère offrait un mélange de douceur et de
+vivacité; il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un mot
+assez aimable; mais sa passion effrénée pour les femmes de mauvaises
+moeurs, jointe à la passion du jeu, ont causé la ruine de sa fortune et
+la mienne, dont il disposait entièrement; au point qu'en 1789, lorsque
+je quittai la France, je ne possédais pas vingt francs de revenu, après
+avoir gagné, pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé.
+
+Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun, ayant dû épouser
+la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en
+tableaux, me pria de ne point le déclarer avant qu'il eût terminé ses
+affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers, que je ne quittais pas
+sans un grand regret mon nom de fille, sous lequel j'étais déjà très
+connue; mais ce mystère, qui dura peu, n'en eut pas moins un résultat
+assez effrayent pour mon avenir. Plusieurs personnes, qui croyaient
+simplement que j'allais épouser M. Lebrun, venaient me trouver pour me
+détourner de faire une pareille sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier
+de la couronne, qui me disait avec amitié: «Vous feriez mieux de vous
+attacher une pierre au cou et de vous jeter dans la rivière que
+d'épouser Lebrun.» Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de
+madame de Canillac, de madame de Sonza (alors ambassadrice de Protugal),
+toutes trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils
+tardifs quand j'étais mariée depuis quinze jours.--Au nom du ciel, me
+disait la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop
+malheureuse. Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le
+bonheur de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop
+confirmées depuis; mais ma mère, qui se trouvait là, avait peine à
+retenir ses larmes.
+
+Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un terme à ces tristes
+avertissemens, qui grâce à ma chère peinture, avaient peu altéré ma
+gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux portraits qui m'étaient
+demandés de toutes parts, et quoique M. Lebrun prît dès lors l'habitude
+de s'emparer des paiemens, il n'en imagina pas moins, pour augmenter
+notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu'il
+désirait, sans prendre le temps d'y réfléchir, et bientôt il me vint
+plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez,
+des ovales, qu'il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de
+mon travail et m'ennuyait fortement.
+
+Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux de La Ville, qui
+depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits réunis, et pour
+laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la Mythologie. Elle
+peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà le talent qui lui a
+donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie était la plus jeune de
+mes élèves, pour la plupart plus âgées que moi, ce qui nuisait
+prodigieusement au respect que doit imprimer un chef d'école. J'avais
+établi l'atelier de ces demoiselles dans un ancien grenier à fourrage,
+dont le plafond laissait à découvert de fort grosses poutres. Un matin,
+je monte et je trouve mes élèves, qui venaient d'attacher une corde à
+l'une de ces poutres, et qui se balançaient à qui mieux mieux. Je prends
+mon air sérieux, je gronde, je fais un discours superbe sur la perte du
+temps; puis voilà que je veux essayer la balançoire, et que je m'en
+amuse plus que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles
+manières il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet
+inconvénient, joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en
+corrigeant des études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école.
+
+L'obligation de laisser mon cher atelier pendant quelques heures avait
+encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail; je ne quittais
+plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait close, et le nombre de
+portraits que j'ai faits à cette époque est vraiment prodigieux. Comme
+j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais
+tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais
+ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à
+ma fantaisie. On ne portait point encore de schals; mais je disposais de
+larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras,
+avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de
+Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie dans
+plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille jouant de
+la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de la
+belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en mettrait pas pour se
+faire peindre; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène; je les séparai sur
+le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui
+finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa
+coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme devait
+donner le ton: cette mode prit doucement, puis devint enfin générale.
+Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la reine, je la suppliai de ne
+point mettre de poudre et de partager ses cheveux sur son front.--Je
+serai la dernière à suivre cette mode, dit la reine en riant, je ne veux
+pas qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand front.
+
+Je tâchais autant qu'il m'était possible de donner aux femmes que je
+peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie; celles qui
+n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et
+nonchalamment appuyées. Enfin, il faut croire qu'elles étaient
+contentes; car je ne pouvais suffire aux demandes; on avait de la peine
+à se faire placer sur ma liste; en un mot j'étais à la mode; il semblait
+que tout se réunît pour m'y mettre. Vous en jugerez par la scène
+suivante, qui m'a toujours laissé un souvenir si flatteur: Quelque temps
+après mon mariage, j'assistais à une séance de l'Académie française; La
+Harpe y lut son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à
+ces vers où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la
+première fois:
+
+ Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle,
+ Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle,
+ Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc.
+
+l'auteur de _Warwick_ me regarda: aussitôt tout le public (sans en
+excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient à la
+séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec de tels
+transports que je fus prête à me trouver mal de confusion.
+
+Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle, chère amie, parce
+que vous avez exigé que je vous dise tout, sont bien loin de pouvoir se
+comparer à la jouissance que j'éprouvai lorsque au bout de deux années
+de mariage je devins grosse. Mais ici vous allez voir combien cet
+extrême amour de mon art me rendait imprévoyante sur les petits détails
+de la vie; car toute heureuse que je me sentais, à l'idée de devenir
+mère, les neuf mois de ma grossesse s'étaient passés sans que j'eusse
+songé le moins du monde à préparer rien de ce qu'il faut pour une
+accouchée. Le jour de la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon
+atelier, et je travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans
+les intervalles que me laissaient les douleurs.
+
+Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir le matin. Elle
+pressentit que j'accoucherais dans la journée, et comme elle me
+connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de tout ce qui me serait
+nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné que je ne savais pas ce
+qui m'était nécessaire.--Vous voilà bien, reprit-elle, vous êtes un vrai
+garçon. Je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir.--Non! non!
+dis-je, j'ai demain séance, je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans
+me répondre, madame de Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher
+l'accoucheur, qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai, mais il resta
+caché chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde. Je
+n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis
+crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle est
+d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des douleurs
+atroces, et selon moi, M. Dubuc l'exprimait, parfaitement en disant: Le
+bonheur c'est l'intérêt dans le calme.
+
+Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de Mazarin, qui n'était
+plus jeune, mais qui était encore belle; ma fille avait ses yeux et lui
+ressemblait prodigieusement. Cette duchesse de Mazarin est celle qu'on
+disait avoir été douée à sa naissance par trois fées: la fée Richesse,
+la fée Beauté, et la fée Guignon. Il est certain que la pauvre femme ne
+pouvait rien entreprendre, pas même de donner une fête, sans qu'un
+accident quelconque ne vînt se jeter à la traverse. On a souvent conté
+plusieurs accidens de sa vie dans ce genre; en voici un moins connu: Un
+soir qu'elle donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de
+faire placer au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se
+trouvaient enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe
+de la duchesse, on ouvre le pâté, et voilà cette volatile effarouchée
+qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes,
+toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur, les
+cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux; enfin on
+fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte invention.
+
+La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse; on mettait un temps
+infini à la corser. Une visité lui vint un jour tandis qu'on la laçait,
+et une de ses femmes courut à la porte, en disant: «n'entrez pas avant
+que nous ayons arrangé les chairs.» Je me rappelle que cet excès
+d'embonpoint excitait l'admiration des ambassadeurs turcs. Comme on leur
+demandait à l'Opéra quelle femme leur plaisait davantage de toutes
+celles qui remplissaient les loges, ils répondirent sans hésiter que la
+duchesse de Mazarin était la plus belle, parce qu'elle était la plus
+grosse.
+
+Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas oublier de vous
+dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates, qui pour être
+cuivrés, n'en avaient pas moins des têtes superbes. En 1788, des
+ambassadeurs furent envoyés à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb. Je vis
+ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement
+pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon
+désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se
+laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins cette
+faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient (car ils
+voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles et des couleurs.
+Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta de l'eau de rose et
+m'en jeta sur les mains; puis le plus grand, qui s'appelait Davich Khan,
+me donna séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies,
+les mains, tout fut fait d'après lui, tant il se tenait avec
+complaisance. Je laissais sécher le tableau dans un autre salon.
+
+Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur, que je
+représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout avait une
+tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline blanche,
+parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques avec de
+larges manches plissées en travers, étaient retenues par de riches
+ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception du fond
+et du bas des robes.
+
+Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances désirait beaucoup
+voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à dîner, et nous
+acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger nous
+fûmes un peu surprises de trouver le dîner servi par terre, ce qui nous
+obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils
+nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont
+l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très
+épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous
+fîmes un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs
+mains bronzées en guise de cuillères.
+
+Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme, qui parlait un
+peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait
+à chanter _Annette à l'âge de quinze ans_. Lorsque nous allâmes faire
+nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le
+regret de nous quitter en disant: «Ah! comme mon coeur pleure!» Ce que je
+trouvai fort oriental et fort bien dit.
+
+Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai chercher; mais
+il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre,
+prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus donna lieu à de
+fort jolis vers qui me furent adressés et que je copie ici.
+
+ À MADAME LEBRUN,
+
+ Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé des Orientaux
+ contre la peinture.
+
+ Ce n'est point aux climats où règnent les sultans
+ Que le marbre s'anime et la toile respire.
+ Les préjugés de leurs imans
+ Du dieu des arts ont renversé l'empire.
+ Ils ont rêvé qu'_Allah_, jaloux de nos talens,
+ Doit, en jugeant les mondes et les âges,
+ Donner une ame à ces images
+ Qui sauvent la beauté du ravage des temps.
+ Sublime Allah! tu ris de cette erreur impie!
+ Tu conviendras, voyant cette copie,
+ Où l'art de la nature a surpris les secrets,
+ Que, comme toi, le génie a ses flammes;
+ Et que Lebrun, en peignant des portraits,
+ Sait aussi leur donner une ame.
+
+Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie; et lorsque
+l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son valet de chambre
+qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les peines du monde à lui
+faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et
+fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le
+portrait.
+
+Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789. Après la mort de M.
+Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et
+j'ignore qui les possède aujourd'hui.
+
+Adieu, chère et aimable amie.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+La Reine.--Mes séances à Versailles.--Portraits que je fais d'elle à
+différentes époques.--Sa Bonté.--Louis XVI.--Dernier bal de la Cour à
+Versailles.--Madame Élisabeth. Monsieur, frère du roi.--La princesse
+Lamballe.
+
+
+C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait pour la première
+fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et
+de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite,
+assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes, ses mains
+petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle était la femme
+de France qui marchait le mieux; portant la tête fort élevée, avec une
+majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa
+cour, sans pourtant que cette majesté nuisît en rien à tout ce que son
+aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin, il est très difficile de
+donner à qui n'a pas vu la reine, une idée de tant de grâces et de tant
+de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait
+de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation
+autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux; leur couleur était
+presque bleue; son regard était spirituel et doux, son nez fin et joli,
+sa bouche pas trop grange, quoique les lèvres fussent un peu fortes.
+Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était
+l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant
+est le mot; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point
+d'ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré: les couleurs
+me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui
+n'appartenaient qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés
+chez aucune autre femme.
+
+À la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida d'abord
+prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté que sa grâce si
+bienveillante dissipa bientôt cette impression. C'est alors que je fis
+le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de
+satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son
+frère, l'empereur Joseph II, et la reine m'en ordonna deux copies: l'une
+pour l'impératrice de Russie, l'autre pour ses appartememens de
+Versailles ou de Fontainebleau.
+
+J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs autres portraits
+de la reine[6]. Dans l'un, je ne l'ai peinte que jusqu'aux genoux, avec
+une robe nacaral et placée devant une table, sur laquelle elle arrange
+des fleurs dans un vase. On peut croire que je préférais beaucoup la
+peindre sans grande toilette et surtout sans grand panier. Ces portraits
+étaient donnés à ses amis, quelques-uns à des ambassadeurs. Un entre
+autres la représente coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une
+robe de mousseline blanche dont les manches sont plissées en travers,
+mais assez ajustées: quand celui-ci fut exposé au salon, les méchans ne
+manquèrent pas de dire que la reine s'était fait peindre en chemise; car
+nous étions en 1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur
+elle.
+
+Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand succès. Vers la fin de
+l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville, qui, je crois, avait
+pour titre: _la Réunion des Arts_. Brongniart, l'architecte, et sa
+femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence, firent louer une loge
+aux premières et vinrent me chercher le jour de la première
+représentation pour me conduire au spectacle. Comme je ne pouvais
+nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait, vous pouvez juger
+de mon émotion lorsque la peinture arriva, et que je vis l'actrice me
+copier d'une manière surprenante, peignant le portrait de la reine. Au
+même instant, tout ce qui était au parterre et dans les loges se
+retourna vers moi en applaudissant à tout rompre, et je ne crois pas que
+l'on puisse être à la fois aussi touchée, aussi reconnaissante que je le
+fus ce soir-là.
+
+La timidité que m'avait inspirée le premier aspect de la reine avait
+entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle me témoignait toujours.
+Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais une jolie voix, elle me
+donnait peu de séances sans me faire chanter avec elle plusieurs duos de
+Grétry, car elle aimait infiniment la musique, quoique sa voix ne fût
+pas d'une grande justesse. Quant à son entretien, il me serait difficile
+d'en peindre toute la grâce, toute la bienveillance; je ne crois pas que
+la reine Marie-Antoinette ait jamais manqué l'occasion de dire une chose
+agréable à ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté
+qu'elle m'a toujours témoignée est un de mes plus doux souvenirs.
+
+Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle m'avait donné pour
+une séance; parce que étant alors très avancée dans ma seconde
+grossesse, je m'étais sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le
+lendemain de me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne
+m'attendait pas, elle avait fait atteler sa calèche pour aller se
+promener, et cette calèche fut la première chose que j'aperçus en
+entrant dans la cour du château. Toutefois je ne montai par moins parler
+aux garçons de la chambre. L'un d'eux, M. Campan[7], me reçut d'un air
+sec et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de
+stentor:--C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et bien
+sûrement elle va se promener, et bien sûrement elle ne vous donnera pas
+séance. Sur ma réponse, que je venais simplement prendre les ordres de
+Sa Majesté pour un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait
+entrer aussitôt dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle
+tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon à sa fille, la
+jeune Madame. Le coeur me battait; car j'avais d'autant plus peur que
+j'avais tort. La reine se tourna vers moi et me dit avec douceur:--Je
+vous ai attendue hier toute la matinée, que vous est-il donc
+arrivé?--Hélas! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai
+pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les
+recevoir, et je repars à l'instant.--Non! non! ne partez pas, reprit la
+reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle
+décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que dans
+l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte
+à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, mes
+pinceaux tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma
+maladresse.--Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée dans
+votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire, elle
+releva tout elle-même.
+
+Lors du dernier voyage qui s'est fait à Fontainebleau, où la cour
+suivant l'usage devait être en grande représentation, je m'y rendis pour
+jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans la plus grande parure,
+couverte de diamans, et, comme un magnifique soleil l'éclairait, elle me
+parut vraiment éblouissante. Sa tête élevée sur son beau col grec, lui
+donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l'on
+croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Pendant la première
+séance que j'eus de S. M. au retour de ce voyage, je me permis de parler
+de l'impression que j'avais reçue, et de dire à la reine combien
+l'élévation de sa tête ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me
+répondit d'un ton de plaisanterie: Si je n'étais pas reine, on dirait
+que j'ai l'air insolent; n'est-il pas vrai?
+
+La reine ne négligeait rien pour faire acquérir à ses enfans ces
+manières gracieuses et affables qui la rendaient si chère à ceux qui
+l'entouraient. Je l'ai vue faisant dîner Madame, alors âgée de six ans,
+avec une petite paysanne dont elle prenait soin, vouloir que cette
+petite fût servie la première, en disant à sa fille: «Vous devez lui
+faire les honneurs.»
+
+La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée à Trianon, où je fis
+sa tête pour le grand tableau dans lequel je l'ai peinte avec ses
+enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil, alors ministre, était
+présent, et que tant que dura la séance, il ne cessa de médire de toutes
+les femmes de la cour. Il fallait qu'il me crût sourde ou bien bonne
+personne, pour ne pas craindre que je pusse rapporter aux intéressées
+quelques-uns de ses méchans propos. Le fait est que jamais il ne m'est
+arrivé d'en répéter un seul, quoique je n'en aie oublié aucun.
+
+Après avoir fait la tête de la reine, ainsi que les études séparées du
+premier dauphin, de Madame Royale et du duc de Normandie, je m'occupai
+aussitôt de mon tableau auquel j'attachais une grande importance, et je
+le terminai pour le salon de 1788. La bordure ayant été portée seule,
+suffit pour exciter mille mauvais propos: _voilà le déficit_, disait-on;
+et beaucoup d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient
+prévoir les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je
+n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait son
+sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma peur était
+si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer dans ma chambre,
+et j'étais là, priant Dieu pour le succès de _ma_ famille royale, quand
+mon frère et une foule d'amis vinrent me dire que j'obtenais le suffrage
+général.
+
+Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau à Versailles, ce
+fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts et directeur des bâtimens
+royaux qui me présenta à Sa Majesté. Louis XVI eut la bonté de causer
+longtemps avec moi, de me dire qu'il était fort content; puis il ajouta,
+en regardant encore mon ouvrage: «Je ne me connais pas en peinture; mais
+vous me la faites aimer.»
+
+Mon tableau fut placé dans une des salles du château de Versailles, et
+la reine passait devant en allant et en revenant de la messe. À la mort
+de monsieur le dauphin (au commencement de 1789), cette vue ranimait si
+vivement le souvenir de la perte cruelle qu'elle venait de faire,
+qu'elle ne pouvait plus traverser cette salle sans verser des larmes;
+elle dit à M. d'Angevilliers de faire enlever ce tableau; mais avec sa
+grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire aussitôt, en me
+faisant savoir le motif de ce déplacement. C'est à la sensibilité de la
+reine que j'ai dû la conservation de mon tableau; car les poissardes et
+les bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs Majestés à
+Versailles, l'auraient infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du
+lit de la reine, qui a été percé de part en part!
+
+Je n'ai jamais eu la jouissance de revoir Marie-Antoinette depuis le
+dernier bal de la cour à Versailles; ce bal se donnait dans la salle de
+spectacle, et la loge où je me trouvais placée était assez près de la
+reine pour que je pusse entendre ce qu'elle disait. Je la voyais fort
+agitée, invitant à danser les jeunes gens de la cour, tels que M. de
+Lameth[8] et d'autres, qui tous la refusaient; si bien que la plupart
+des contredanses ne purent s'arranger. La conduite de ces messieurs
+était d'une inconvenance qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus
+me semblait une sorte de révolte, préludant à des révoltes plus graves.
+La révolution approchait: elle éclata l'année suivante.
+
+À l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai pas fait le portrait,
+j'ai peint successivement toute la famille royale; les enfants de
+France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII); Madame, madame la
+comtesse d'Artois et madame Élisabeth. Les traits de cette dernière
+n'étaient point réguliers; mais son visage exprimait la plus douce
+bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable; en tout elle
+avait le charme d'une jolie bergère. Vous n'ignorez pas, chère amie, que
+madame Élisabeth était un ange de bonté. Combien de fois ai-je été
+témoin du bien qu'elle faisait aux malheureux. Son coeur renfermait
+toutes les vertus; indulgente, modeste, sensible, dévouée; la révolution
+l'a conduite à déployer un courage héroïque; on a vu cette douce
+princesse, marcher au-devant des cannibales qui venaient pour assassiner
+la reine, en disant: _Ils me prendront pour elle!_
+
+Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion de connaître
+un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et l'esprit et
+l'instruction; il était impossible de ne pas se plaire à l'entretien de
+Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec autant de goût que de
+savoir. Quelquefois, pour varier sans doute, il me chantait, pendant nos
+séances, des chansons qui n'étaient pas indécentes, mais si communes,
+que je ne pouvais comprendre par quel chemin de pareilles sottises
+arrivaient jusqu'à la cour. Il avait la voix la plus fausse du
+monde.--Comment trouvez-vous que je chante, Madame Lebrun? me dit-il un
+jour--Comme un prince, Monseigneur, répondis-je.
+
+Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur, m'envoyait une fort
+belle voiture à huit chevaux pour me conduire à Versailles et me ramener
+avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner. Tout le long de la
+route on se mettait aux fenêtres pour me voir passer, chacun m'ôtait son
+chapeau; je riais de ces hommages rendus aux huit chevaux et au piqueur
+qui courait devant; car revenue à Paris, je montais en fiacre, et
+personne ne me regardait plus.
+
+Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral (dans le sens modéré
+du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans formaient à la cour un
+parti très distinct de celui du roi. Aussi ne fus-je point surprise de
+voir pendant la révolution, le marquis de Montesquiou nommé général en
+chef de l'armée républicaine en Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler
+les discours étranges que je lui avais entendu tenir devant moi, sans
+parler des propos qu'il se permettait si ouvertement contre la reine et
+tous ceux qu'elle aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous
+le montrent se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne
+venait point siéger comme _prince_, mais comme _citoyen_. Je n'en crois
+pas moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa
+tête, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France.
+
+À la même époque j'ai fait aussi le portrait de la princesse Lamballe.
+Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque distance; elle avait de
+petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux
+blonds, et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. L'horrible fin de
+cette malheureuse princesse est assez connue, de même que le dévouement
+dont elle a péri victime; car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de
+tout péril, lorsqu'elle rentra en France dès qu'elle sut la reine en
+danger.
+
+Me voilà bien loin, chère amie, de l'année 1799; mais j'ai préféré vous
+parler dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec
+tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que le
+comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette.
+
+Mille tendres amitiés.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Voyage en Flandre.--Bruxelles.--Le prince de Ligne.--Le tableau de
+l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols.--Ma réception à l'Académie
+royale de peinture.--Mon logement.--Ma société.--Mes
+concerts.--Garat.--Asevedo.--Madame Todi.--Viotti.--Maestrino.--Leprince
+Henry de Prusse.--Salentin.--Hulmandel.--Cramer.--Madame de
+Montgeron.--Mes soupers.--Je joue la comédie en société.--Nos acteurs.
+
+
+En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires l'appelaient. On
+faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe collection de tableaux
+du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition. Je trouvai là
+plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec une extrême bonté,
+entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais beaucoup vue à Paris;
+mais la rencontre dont je me félicitai le plus fut celle du prince de
+Ligne, que je ne connaissais point encore, et qui, sous le rapport
+d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation pour ainsi dire
+historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie, où j'admirai
+plusieurs chefs-d'oeuvre, principalement des portraits de Wandik et des
+têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux italiens. Il voulut
+aussi nous recevoir dans sa superbe habitation de Bel-Oeil. Je me
+souviens qu'il nous fit monter dans un belvédère, bâti sur le sommet
+d'une montagne qui dominait toutes ses terres et tous le pays
+d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint à cette belle vue,
+avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui effaçait tout dans ce beau
+lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui pour la grâce de son
+esprit et de ses manières n'a jamais eu de pareil.
+
+La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche et animée. Dans la
+haute société, par exemple, on s'occupait tellement de plaisirs, que
+plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois de Bruxelles
+après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris tout juste à l'heure
+de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à
+Bruxelles, courant toute la nuit: voilà ce qui s'appelle aimer l'opéra.
+
+Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et dans le Northollande.
+La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement: ces deux petites villes
+sont si propres, si bien tenues, que l'on envie le sort des habitans.
+Les rues étant fort étroites et bordées de canaux, on n'y va point en
+voiture, mais à cheval, et l'on se sert de petites barques pour le
+transport des marchandises. Les maisons, qui sont très basses, ont deux
+portes: celle de la naissance, puis celle de la mort, par laquelle on ne
+passe que dans un cercueil. Les toits de ces maisons sont aussi brillans
+que s'ils étaient d'acier, et tout est si merveilleusement soigné, que
+je me rappelle avoir vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant
+une espèce de lanterne dorée et polie comme pour un boudoir.
+
+Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande, m'ont semblé
+fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger les faisait fuir
+aussitôt. Elles étaient ainsi alors; je suppose cependant que le séjour
+des Français dans leur pays a pu les apprivoiser.
+
+Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à l'hôtel de ville le
+superbe tableau de Wanols qui représente les bourguemestres assemblés.
+Je ne crois pas qu'il existe en peinture rien de plus beau, rien de plus
+vrai: c'est la nature même. Les bourguemestres sont vêtus de noir; les
+têtes, les mains, les draperies, tout est d'une beauté inimitable: ces
+hommes vivent, on se croit avec eux. Je suis persuadée que c'est le
+tableau de ce genre le plus parfait; je ne pouvais le quitter, et
+l'impression qu'il m'a faite me le rend encore présent.
+
+Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'oeuvre de Rubens. Ils étaient
+bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été depuis au musée de Paris;
+tous produisaient un effet admirable dans ces églises flamandes.
+D'autres chefs-d'oeuvre du même maître ornaient les galeries d'amateurs:
+à Anvers, je trouvai chez un particulier le fameux _chapeau de paille_
+qui vient d'être vendu dernièrement à un Anglais pour une somme
+considérable. Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens;
+son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le
+simple jour et la lueur du soleil[9], et peut-être faut-il être peintre
+pour juger tout le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau
+me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en
+cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de
+paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma
+palette à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous
+dire qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé;
+mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent tout
+l'effet d'un pareil tableau.
+
+Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783, le portrait dont je
+vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me
+proposer comme membre de l'Académie royale de peinture. M. Pierre, alors
+premier peintre du roi, s'y opposait fortement, ne voulant pas,
+disait-il, que l'on reçût des femmes, et pourtant madame
+Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue;
+je crois même que madame Vien l'était aussi. Quoi qu'il en soit, M.
+Pierre (peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le
+maniement de la brosse) avait de l'esprit; de plus, il était riche, ce
+qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les artistes, qui dans
+ce temps étaient moins fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son
+opposition aurait donc pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous
+les vrais amateurs n'avaient pas été associés à l'Académie de peinture;
+ils formaient une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est
+alors qu'on fit ce couplet.
+
+ À MADAME LEBRUN.
+
+ Sur l'air: _Jardinier ne vois-tu pas_.
+
+ Au salon ton art vainqueur
+ Devrait être en lumière[10].
+ Pour le ravir cet honneur,
+ Lise, il faut avoir le coeur
+ De Pierre, de Pierre, de Pierre.
+
+Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception la Paix qui
+ramène l'Abondance[11]. M. Pierre alors fit courir le bruit que c'était
+par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense bien en effet que le
+roi et la reine étaient assez bons pour désirer me voir entrer à
+l'Académie; mais voilà tout.
+
+Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent trois séances dans
+la même journée, et celles de l'après-dîner, qui me fatiguaient à
+l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac tel, que je ne digérais plus
+rien, en sorte que je maigrissais à faire peur. Mes amis me firent
+ordonner alors par le médecin de dormir tous les jours après mon dîner.
+D'abord j'eus quelque peine à prendre cette habitude; mais on
+m'enfermait dans ma chambre, les rideaux fermés, et peu à peu le sommeil
+arriva. Je suis persuadée que je dois la vie à cette ordonnance. Vous
+savez, chère amie, combien je tiens à ce que j'appelle mon _calme_?
+C'est qu'un travail forcé, joint à la fatigue de mes longs voyages, me
+l'a rendu tout-à-fait nécessaire; sans ce court et léger repos, dont
+j'ai conservé l'habitude, je n'existerais plus. Tout ce que je puis
+reprocher à cette sieste obligée, c'est de m'avoir privée sans retour du
+plaisir d'aller dîner en ville; et comme je consacrais la matinée
+entière à la peinture, il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que
+le soir. Il est vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde
+ne m'était refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus
+aimable et la plus brillante.
+
+Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry, où M. Lebrun avait un
+grand appartement, fort richement meublé, dans lequel il plaçait ses
+tableaux de tous les grands maîtres. Quant à moi, je m'étais réduite à
+occuper une petite antichambre, et une chambre à coucher qui me servait
+de salon. Cette chambre était tendue de papier, pareil à la toile de
+Joui des rideaux de mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop
+simples peut-être, ce qui n'a pas empêché M. de Champcenetz (vu que sa
+belle-mère était jalouse de moi), d'écrire que _madame Lebrun avait des
+lambris dorés, qu'elle allumait son feu avec des billets de caisse, et
+quelle ne brûlait que du bois d'aloès_; mais je tarde autant que
+possible, chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été
+victime; nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que
+dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque soir
+la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquans
+dans les lettres et dans les arts, tout arrivait dans cette chambre;
+c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule était telle que,
+faute de siége, les maréchaux de France s'asseyaient par terre, et je me
+rappelle que le maréchal de Noailles, très gros et très âgé, avait la
+plus grande peine à se relever.
+
+J'étais bien loin de me flatter, comme vous pouvez croire, que tous
+vinssent pour moi: ainsi qu'il arrive dans les maisons ouvertes, les uns
+venaient pour trouver les autres, et le plus grand nombre pour entendre
+la meilleure musique qui se fît alors à Paris. Les compositeurs
+célèbres, Grétry, Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez moi
+les morceaux de leurs opéras avant la première représentation. Nos
+chanteurs habituels étaient Garat, Asevedo, Richer, madame Todi, ma
+belle-soeur, qui avait une très belle voix, et pouvait tout accompagner à
+livre ouvert, ce qui nous était fort utile. Moi-même je chantais
+quelquefois, sans méthode à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps
+de prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable; cet aimable
+Grétry disait que j'avais des sons argentés. Au reste, il fallait mettre
+à part toutes prétentions pour chanter avec ceux que je viens de nommer;
+car Garat surtout peut être cité comme le talent le plus extraordinaire
+qu'on ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés
+pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression, il
+n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté Gluck aussi
+bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait à une voix superbe
+toutes les qualités d'une grande cantatrice, et elle chantait le bouffon
+et le sérieux avec la même perfection.
+
+Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste Viotti, dont le
+jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était si ravissant!
+Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse, excellent amateur, qui
+de plus m'amenait son premier violon. Salentin jouait du hautbois,
+Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgeron vint aussi une fois,
+peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle fût très jeune alors, elle
+n'en étonna pas moins toute ma société, qui vraiment était fort
+difficile, par son admirable exécution et surtout par son expression;
+elle faisait parler les touches. Depuis, et déjà placée au premier rang
+comme pianiste, vous savez combien madame de Montgeron s'est distinguée
+comme compositeur.
+
+À l'époque où je donnais mes concerts, on avait le goût et le temps de
+s'amuser; et même, quelques années plus tôt, l'amour de la musique était
+si général, qu'il avait élevé des querelles sérieuses entre ce qu'on
+appelait les gluckistes et les piccinistes. Tous les amateurs s'étaient
+séparés en deux partis acharnés l'un contre l'autre. Le champ de
+bataille ordinaire était le jardin du Palais-Royal. Là, les partisans de
+Gluck et les partisans de Piccini disputaient avec une telle violence
+qu'il s'en est suivi plus d'un duel. On se querellait bien aussi dans
+plusieurs salons pour ces deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé
+Arnault se trouvaient en opposition; car Marmontel était picciniste, et
+l'abbé gluckiste forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes, des
+couplets. L'abbé Arnault, par exemple, fit les vers suivans:
+
+ Ce Marmontel, si lent, si lourd,
+ Qui ne parle pas, mais qui beugle,
+ Juge la peinture en aveugle,
+ Et la musique comme un sourd.
+
+Marmontel répondit par ce couplet:
+
+ L'abbé Fatras,
+ De Carpentras,
+ Demande un bénéfice.
+ Il l'obtiendra,
+ Car l'Opéra
+ Lui tient lieu de l'office.
+
+Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que le temps où les
+sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et ne pouvaient naître
+qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes concerts.
+
+Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient la marquise de
+Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui depuis a épousé le
+chevalier de Boufflers, madame le Gouteux du Molay, toutes quatre mes
+meilleures amies, la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, madame de
+Peze, son amie, que j'ai peinte avec elle dans le même tableau, une
+foule d'autres dames françaises, que, vu la petitesse du local, je ne
+pouvais recevoir que plus rarement, et les étrangères les plus
+distinguées. Quant aux hommes, il serait trop long de vous les nommer,
+attendu que je crois avoir vu chez moi tout ce que Paris renfermait de
+gens à talent et de gens d'esprit.
+
+Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes
+soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète, le chevalier de Boufflers,
+le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient les plus amusans de Paris. On
+ne saurait juger ce qu'était la société en France, quand on n'a pas vu
+le temps où, toutes les affaires du jour terminées, douze ou quinze
+personnes aimables se réunissaient chez une maîtresse de maison, pour y
+finir leur soirée. L'aisance, la douce gaieté, qui régnaient à ces
+légers repas du soir, leur donnaient un charme que les dîners n'auront
+jamais. Une sorte de confiance et d'intimité régnait entre les convives;
+et comme les gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans
+inconvénient, c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se
+montrait supérieure à celle de toute l'Europe.
+
+Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne
+parlait politique; mais on causait de littérature, on racontait
+l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions à jouer des charades
+en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille ou Lebrun (Pindare) nous
+lisaient quelques-uns de leurs vers. À dix heures, on se mettait à
+table; mon souper était des plus simples. Il se composait toujours d'une
+volaille, d'un poisson, d'un plat de légumes et d'une salade; en sorte
+que si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, il n'y avait
+réellement plus de quoi manger pour tout le monde; mais peu importait,
+on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes,
+et vers minuit chacun se retirait.
+
+Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je soupais fréquemment
+en ville; car je ne pouvais disposer de mon temps que le soir. Il
+m'était doux alors de me reposer de mon travail par quelque distraction
+agréable. Tantôt c'était un bal, bal où l'on n'étouffait point comme
+aujourd'hui. Huit personnes seulement formaient la contredanse, et les
+femmes qui ne dansaient pas pouvaient au moins voir danser; car les
+hommes se tenaient debout derrière elles. N'ayant jamais aimé la danse,
+je préférais de beaucoup les maisons où l'on faisait de la musique.
+J'allais souvent passer la soirée chez M. de Rivière[12], où nous
+jouions la comédie et l'opéra comique. Sa fille, ma belle-soeur, chantait
+à merveille, et pouvait passer pour une excellente actrice. Le fils aîné
+de M. de Rivière était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait
+donné l'emploi des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la
+Ruette, retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point
+notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix était
+encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers rôles
+avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient excellens,
+excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que Talma, qui jouait
+les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé, et que personne alors
+n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur inimitable. Ma surprise
+a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu notre jeune premier surpasser
+Larive et remplacer le Kain. Mais le temps qu'il a fallu pour opérer
+cette métamorphose et toutes celles du même genre, me prouve qu'un
+talent dramatique est de tous les talens celui qui s'acquiert le plus
+tard. Remarquez bien qu'on ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait
+été dans sa jeunesse.
+
+Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler d'un
+certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du monde,
+s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Souper grec.--Propos auxquels il donne lieu.--Ce qu'il m'a
+coûté.--Ménageot.--M. de Calonne.--Mot de mademoiselle
+Arnoult.--Calomnies.--Madame de S***.--Sa perfidie.
+
+
+Voici, ma chère amie, le récit exact du souper le plus brillant que
+j'aie donné, à l'époque où l'on parlait sans cesse de mon luxe et de ma
+magnificence.
+
+Un soir, que j'avais invité douze ou quinze personnes à venir entendre
+une lecture du poète Lebrun, mon frère me lut pendant mon calme quelques
+pages des _Voyages d'Anacharsis_. Quand il arriva à l'endroit où en
+décrivant un dîner grec, on explique la manière de faire plusieurs
+sauces:--Il faudrait, me dit-il, faire goûter cela ce soir. Je fis
+aussitôt monter ma cuisinière, je la mis bien au fait; et nous convînmes
+qu'elle ferait une certaine sauce pour la poularde, et une autre pour
+l'anguille. Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous
+costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil
+et à M. Boutin, que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon
+atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me
+fournir assez de vêtemens, et le comte de Parois, qui logeait dans ma
+maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques.
+Il vint précisément chez moi ce jour-là, vers quatre heures. Je lui fis
+part de mon projet, en sorte qu'il m'apporta une quantité de coupes, de
+vases, parmi lesquels je choisis. Je nettoyai tous ces objets moi-même,
+et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe.
+Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus
+soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance à
+distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe
+suspendue donnait une forte lumière sur la table; enfin tout était
+préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la
+charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je
+l'habille. Puis vint madame de Bonneuil, si remarquable par sa beauté;
+madame Vigée, ma belle-soeur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus
+beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en
+véritables Athéniennes. Lebrun (Pindare) entre; on lui ôte sa poudre, on
+défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de
+laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry
+Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un
+grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en
+un clin d'oeil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières.
+Tandis que l'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter
+en lyre dorée, je le costume; je costume aussi M. de Rivière (frère de
+ma belle-soeur), Guinguené et Chaudet, le fameux sculpteur.
+
+L'heure avançait; j'avais peu de temps pour penser à moi; mais comme je
+portais toujours des robes blanches en forme de tunique (ce qu'on
+appelle à présent des blouses), il me suffit de mettre un voile et une
+couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille,
+charmante enfant, et mademoiselle de Bonneuil[13], qui était belle comme
+un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique
+très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire.
+
+À neuf heures et demie les préparatifs étaient terminés, et dès que nous
+fûmes tous placés, l'effet de cette table était si neuf, si pittoresque,
+que nous nous levions chacun à notre tour, pour aller regarder ceux qui
+restaient assis.
+
+À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et
+de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la
+salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battans, ils nous
+trouvèrent chantant le choeur de Gluck: _le dieu de Paphos et de Gnide_,
+que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre.
+
+De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites
+que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon. Ils étaient surpris
+et charmés, au point qu'ils restèrent un temps infini debout, avant de
+se décider à prendre les places que nous avions gardées pour eux.
+
+Outre les deux plats dont je vous ai déjà parlé, nous avions pour souper
+un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe, et deux plats de
+légumes. À la vérité, nous bûmes ce soir-là une bouteille de vieux vin
+de Chypre dont on m'avait fait présent; voilà tout l'excès. Nous n'en
+restâmes pas moins très long-temps à table, où Lebrun nous récita
+plusieurs odes d'Anacréon qu'il avait traduites, et je ne crois pas
+avoir jamais passé une soirée aussi amusante.
+
+M. Boutin et M. de Vaudreuil en étaient tellement enthousiasmés qu'ils
+en parlèrent le lendemain à toutes leurs connaissances. Quelques femmes
+de la cour me demandaient une seconde représentation de cette
+plaisanterie. Je refusai pour différentes raisons, et plusieurs d'entre
+elles furent blessées de mon refus. Bientôt le bruit se répandit dans le
+monde que ce souper m'avait coûté vingt mille francs. Le roi en parla
+avec humeur au marquis de Cubières, qui fort heureusement avait été un
+de nos convives, et qui convainquit Sa Majesté de la sottise d'un pareil
+propos.
+
+Néanmoins, ce que l'on tenait à Versailles au prix modeste de vingt
+mille francs, fut porté à Rome à quarante mille, à Vienne, la baronne de
+Strogonoff m'apprit que j'avais dépensé soixante mille francs pour mon
+souper grec. Vous savez qu'à Pétersbourg la somme est enfin restée fixée
+à quatre-vingt mille, et la vérité est que ce souper m'a coûté quinze
+francs.
+
+Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est que ces indignes
+mensonges étaient colportés dans l'Europe par mes propres compatriotes,
+et la ridicule calomnie dont je vous parle n'est pas la seule dont on
+ait cherché à tourmenter ma vie; témoin ces vers que Lebrun-Pindare
+m'adressa en 1789, et que peut-être vous ne connaissez pas.
+
+ À MADAME LEBRUN.
+
+ Chère Lebrun, la gloire a ses orages;
+ L'envie est là qui guette le talent;
+ Tout ce qui plaît, tout mérite excellent,
+ Doit de ce monstre essuyer les outrages.
+ Qui mieux que toi les mérita jamais?
+ Un pinceau mâle anime tes portraits.
+ Non, tu n'es plus femme que l'on renomme:
+ L'Envie est juste, et ses cris obstinés
+ Et ses serpens contre toi déchaînés
+ Mieux que nos voix te déclarent grand homme.
+
+Mettant à part l'exagération avec laquelle le poète parle de mon talent,
+il reste malheureusement trop vrai, que dès mon début dans le monde, je
+me suis vue en butte à la sottise et à la méchanceté. D'abord mes
+ouvrages n'étaient point de moi; M. Ménageot peignait mes tableaux et
+jusqu'à mes portraits, quoique tant de personnes à qui je donnais séance
+pussent naturellement porter témoignage du contraire; ce bruit absurde
+ne s'en propagea pas moins jusqu'à l'époque où je fus reçue de
+l'Académie royale de peinture. Comme alors j'exposai au salon où
+l'auteur du _Méléagre_ exposait aussi, il fallut bien reconnaître la
+vérité; car Ménageot, dont au reste j'appréciais infiniment le talent et
+même les conseils, avait une manière de peindre entièrement opposée à la
+mienne[14].
+
+Quoique je fusse, je crois, l'être le plus inoffensif qui ait jamais
+existé, j'avais des ennemis; non seulement quelques femmes m'en
+voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles, mais plusieurs peintres
+ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue, et de faire payer mes tableaux
+plus cher que les leurs; il en résultait contre moi mille propos de
+toute nature, dont un surtout m'affligea profondément. Peu de temps
+avant la révolution, je fis le portrait de M. de Calonne, et je
+l'exposai au salon; j'avais peint ce ministre assis, jusqu'à mi-jambe;
+ce qui fit dire à mademoiselle Arnoult en le regardant: «_Madame Lebrun
+lui a coupé les jambes, afin qu'il reste en place._» Malheureusement ce
+propos spirituel ne fut pas le seul auquel mon tableau donna lieu; je me
+vis en butte en cette occasion à des calomnies du genre le plus odieux;
+d'abord on fit courir mille contes absurdes sur le paiement du portrait;
+les uns prétendaient que le contrôleur-général m'avait donné un grand
+nombre de ces bonbons qu'on appelle papillottes, enveloppés dans des
+billets de caisse; d'autres, que j'avais reçus, dans un pâté, une somme
+assez forte pour ruiner le trésor; enfin, mille versions plus ridicules
+les unes que les autres. Le fait est que M. de Calonne m'avait envoyé
+quatre mille francs en billets, dans une boîte qui a été estimée vingt
+louis. Quelques-unes des personnes qui se trouvaient chez moi quand je
+reçus la boîte existent encore et peuvent le certifier. On fut même
+étonné de la modicité de cette somme; car, peu de temps auparavant, M.
+de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé
+huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver ce prix trop énorme.
+Toutefois, le canevas fourni, les méchans s'en emparèrent pour le
+broder. J'étais harcelée de libelles, qui tous m'accusaient de vivre en
+liaison intime avec M. de Calonne. Un nommé Gorsas, que je n'ai jamais
+vu ni connu, et que l'on m'a dit être un jacobin forcené, vomissait des
+horreurs contre moi.
+
+Le malheur voulut que M. Lebrun, qui, contre mon gré, faisait bâtir une
+maison rue du Gros-Chenet, donnât par là prétexte à la calomnie.
+Certainement lui et moi nous avions gagné assez d'argent pour nous
+permettre une pareille dépense; cependant certaines gens soutenaient que
+M. de Calonne payait cette maison[15].--Vous voyez, disais-je sans cesse
+à M. Lebrun, quels infâmes propos l'on tient!--Laissez-les dire, me
+répondait-il dans une sainte colère; quand vous serez morte, je ferai
+élever dans mon jardin une pyramide qui ira jusqu'au ciel, et je ferai
+graver dessus la liste de vos portraits; on saura bien alors à quoi s'en
+tenir sur votre fortune. Mais j'avoue que l'espoir d'un pareil honneur
+me consolait peu de mon chagrin présent; ce chagrin était d'autant plus
+vif, que personne, moins que moi, n'avait craint de pouvoir devenir
+l'objet d'une pensée avilissante. J'avais sur l'argent une telle
+insouciance, que je n'en connaissais presque pas la valeur: la comtesse
+de la Guiche qui vit encore, peut affirmer qu'étant venue chez moi pour
+me demander de faire son portrait, et me disant qu'elle ne pouvait y
+mettre que mille écus, je répondis que M. Lebrun ne voulait point que
+j'en fisse à moins de cent louis. Ce défaut de calcul m'a été fort
+désavantageux pendant mon dernier voyage à Londres; j'oubliais
+constamment que les guinées valaient plus d'un louis, et pour mes
+portraits, entre autre pour celui de madame Canning (en 1803), je
+faisais mon compte comme si j'étais à Paris.
+
+Tous ceux qui m'entouraient, de plus, savent que M. Lebrun s'emparait en
+totalité de l'argent que je gagnais, me disant qu'il le ferait valoir
+dans son commerce; je ne gardais souvent que six francs dans ma poche.
+Lorsque en 1788 je fis le portrait du beau prince Lubomirski, alors
+adolescent[16], sa tante, la princesse Lubomirska, m'envoya douze mille
+francs, sur lesquels je priai M. Lebrun de me laisser deux louis; mais
+il me refusa, prétendant avoir besoin de la somme entière pour solder
+tout de suite un billet. Il était plus habituel au reste, que M. Lebrun
+touchât lui-même, et très-souvent il négligeait de me dire que l'on
+m'avait payée. Une seule fois dans ma vie, au mois de septembre 1789,
+j'ai reçu le prix d'un portrait; c'était celui du Bailly de Crussol, qui
+m'envoya cent louis. Heureusement mon mari était absent, en sorte que je
+pus garder cette somme, qui, peu de jours après (le 5 octobre), me
+servit pour aller à Rome.
+
+Mon indifférence pour la fortune tenait sans doute alors au peu de
+besoin que j'avais d'être riche. Ce qui rendait ma maison agréable
+n'exigeant aucun luxe, j'ai toujours vécu fort modestement. Je dépensais
+extrêmement peu pour ma toilette: on me reprochait même trop de
+négligence, car je ne portais que des robes blanches, de mousseline ou
+de linon, et je n'ai jamais fait faire de robes parées que pour mes
+séances à Versailles. Ma coiffure ne me coûtait rien, j'arrangeais mes
+cheveux moi-même, et le plus souvent je tortillais sur ma tête un fichu
+de mousseline, ainsi qu'on peut le voir dans mes portraits, à Florence,
+à Pétersbourg et à Paris, chez M. de Laborde. Dans tous mes portraits
+enfin, je me suis peinte ainsi, excepté dans celui qui est au ministère
+de l'intérieur, où je suis costumée à la grecque.
+
+Certes, ce n'était pas une telle femme que pouvait séduire le titre de
+receveur-général des finances, et, sous tout autre rapport, M. de
+Calonne m'a toujours semblé peu séduisant; car il portait une perruque
+fiscale. Une perruque! jugez comme, avec mon amour du pittoresque,
+j'aurais pu m'accoutumer à une perruque! je les ai toujours eues en
+horreur, au point de refuser un riche mariage, parce que le prétendant
+portait perruque; et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés
+ainsi.
+
+Ce qu'il y a d'ailleurs de surprenant dans cette affaire, c'est que rien
+n'avait pu prêter une ombre de vraisemblance à la calomnie; je
+connaissais à peine M. de Calonne. Une seule fois dans ma vie j'avais
+été chez lui au ministère des finances; il donnait une grande soirée au
+prince Henri de Prusse, et ce prince venant habituellement chez moi, il
+avait jugé convenable de m'inviter; enfin je me souviens d'avoir hâté
+son portrait au point de ne pas faire les mains d'après lui, quoique
+j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles.
+
+Je n'aurais donc jamais imaginé de quelle source pouvaient naître ces
+propos désolans, sans la découverte que je fis plus tard d'une perfidie
+digne de l'enfer.
+
+M. de Calonne allait très souvent rue du Gros-Chenet (où je ne logeais
+pas encore à cette époque), chez madame de S***, femme de D***, surnommé
+le roué. Madame de S*** avait un charmant et doux visage, quoiqu'on pût
+remarquer quelque chose de faux dans son regard, et M. de Calonne en
+était très amoureux. Dans le temps dont je vous parle, elle m'avait
+priée de faire son portrait, et, comme un jour elle prenait séance, elle
+me demanda avec son air de douceur habituel si je voulais lui prêter ma
+voiture le soir, pour aller au spectacle; j'y consentis, et mon cocher
+alla la prendre chez elle. Le lendemain matin je demandai mes chevaux
+pour onze heures; mais à onze heures, cocher, voiture, rien n'était
+rentré. Je dépêche aussitôt quelqu'un chez madame de S***; madame de
+S*** n'était point de retour; elle avait passé la nuit à l'hôtel des
+Finances! Jugez de ma colère, quand je l'appris quelques jours après par
+mon cocher, auquel un bon pour-boire ne ferma pas la bouche, et qui
+conta le fait à plusieurs personnes de la maison. En pensant que si les
+gens de l'hôtel des finances, ou d'autres, avaient demandé à cet homme
+le nom de ses maîtres, cet homme avait dû répondre naturellement qu'il
+appartenait à madame Lebrun, j'étais tout-à-fait hors de moi. Il est
+inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu madame de S***, qui, m'a-t-on
+dit, vit à Toulouse, et s'est jetée dans la plus austère dévotion. Que
+Dieu lui pardonne! A-t-elle voulu sauver sa réputation aux dépens de la
+mienne? Me haïssait-elle? Je ne sais; mais elle m'a fait bien du mal;
+car les longs détails dans lesquels je viens d'entrer, chère amie, vous
+prouvent assez combien j'ai souffert d'une calomnie qui s'appliquait si
+mal et à mon caractère et à la conduite de toute une vie, que j'ose dire
+avoir été honorable.
+
+Voilà vraiment une triste lettre, faite pour dégoûter de la célébrité,
+surtout lorsqu'on a le malheur d'être femme. Quelqu'un me disait un
+jour: «Quand je vous regarde et que je songe à votre renommée, il me
+semble voir des rayons autour de votre tête.»--Ah! répondis-je, en
+soupirant, il y a bien quelques petits serpens dans ces rayons-là. «En
+effet, a-t-on jamais vu une grande réputation, dans quelque genre que ce
+soit, ne pas attirer l'envie? Il est vrai qu'elle attire aussi près de
+vous vos contemporains les plus distingués, et cet entourage console de
+beaucoup de choses. Quand je songe à tant de gens aimables et bons, dont
+j'ai dû l'amitié à mon talent, je me félicite d'avoir fait connaître mon
+nom; et pour tout dire en un mot, chère amie, quand je pense à vous,
+j'oublie les méchans. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Le Kain.--Brizard.--Mademoiselle Dumesnil.--Monvel.--Mademoiselle
+Raucour.--Mademoiselle Sainval.--Madame Vestris.--Larive.--Mademoiselle
+Clairon.--Talma.--Préville.--Dugazon.--Mademoiselle
+Doligny.--Mademoiselle Contat.--Molé.--Fleury.--Mademoiselle
+Mars.--Mademoiselle Arnoult.--Madame Saint-Huberti.--Les deux
+Vestris.--Mademoiselle Pélin.--Mademoiselle Allard.--Mademoiselle
+Guimard.--Carlin.--Cailleau.--Laruette.--Madame Dugazon.
+
+
+Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis
+vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que
+beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens
+parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain: quoique je fusse trop
+jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les
+transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce
+tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse
+qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier,
+par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure
+dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le
+regarder quand il jouait Tancrède; mais dans le rôle d'Orosmane où je
+l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le
+rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il
+me faisait peur.
+
+À l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez
+long-temps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil.
+Brizard remplissait les rôles de pères; la nature semblait l'avoir créé
+pour cet emploi: ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe
+organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on
+puisse imaginer. Il excellait surtout dans _le Roi Lear_ et dans
+l'_Oedipe_ de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux
+princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans
+l'aspect de celui qui les représentait.
+
+Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des
+transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort
+inégal: elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des
+momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la
+tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux
+rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de
+jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à
+coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait
+si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle.
+On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de
+vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse.
+
+Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la
+tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages
+physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au
+premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de
+sa diction, ne laissaient rien à désirer. À mon retour en France il
+avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je
+lui ai vu jouer alors Auguste de _Cinna_ et l'Abbé de l'Épée d'une
+manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel,
+qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages
+de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui
+étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.
+
+Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de
+mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus
+dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe,
+sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait
+à tant d'avantages un air de décence remarquable, et une réputation de
+sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes
+dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent
+pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a
+bien changé de manière d'être: on prétend que l'heureux mortel, qui le
+premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que
+lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria: _Ah! l'ingrate à
+ma rente!_ Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est
+restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et
+dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle
+n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles
+de mères et de reines avec infiniment de succès.
+
+J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, soeur de
+Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais
+elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame
+Vestris, qui, toute belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grand
+succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet
+qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi
+que cette scène est horrible.
+
+Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point
+encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne
+voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car
+il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il
+était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui
+faisait dire qu'il marchait à côté de lui.
+
+Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui
+n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne
+compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié
+intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir
+de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer.
+Il m'engagea aussitôt à dîner chez lui pour me faire trouver avec elle,
+ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il
+avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette
+maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort
+beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive
+me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière
+antique, comme on en voit encore aux environs de Naples; et comme nous
+venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle
+Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort
+petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui
+lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec
+autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les
+airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle.
+J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation.
+Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour
+elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance;
+c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait
+d'elle.
+
+Lorsque je suis rentrée en France, j'ai été charmée de revoir Larive que
+j'ai rencontré souvent à Épinay chez la marquise de Groslier. N'étant
+plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près
+de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous
+faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers
+acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe.
+
+Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous
+les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il
+a révolutionné l'art: d'abord en faisant disparaître la déclamation
+ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en
+forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en
+grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un
+gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les
+plus mobiles qu'on pût voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu,
+il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans
+l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il
+convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux
+rôles brillans: aussi était-il principalement admirable dans ceux
+d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens
+sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui.
+Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à
+lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un
+malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité.
+Hélas! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris
+applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne.
+
+Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse
+rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il
+fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt
+de son coeur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à
+entendre, principalement quand il parlait de son art.
+
+La comédie a peut-être encore été plus riche en talens que la tragédie.
+J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur
+parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté,
+était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro,
+vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique
+étaient inépuisables: aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était
+si parfaitement _vrai_ par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu
+l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte
+point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle
+de Figaro du _Barbier de Séville_, par exemple, n'a jamais approché de
+son modèle.
+
+J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un
+aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il
+racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et
+l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui.
+
+Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent
+comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné
+souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de
+valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il
+égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire
+croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la
+nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait
+aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un
+farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que
+pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après
+dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui
+allèrent chercher le roi à Varennes, et un témoin oculaire m'a dit
+l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que
+cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour, principalement par
+M. le comte d'Artois.
+
+Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles de jeunes
+premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois
+tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait
+tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle
+Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise
+dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle
+deviendrait une aussi excellente artiste. Sa charmante figure ne
+suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque
+Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans _le Mariage de Figaro_.
+À partir de ce moment, elle marcha de succès en succès: d'abord dans
+l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus
+convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait
+pris trop d'embonpoint.
+
+Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de
+ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le
+théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai
+jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment
+d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais
+si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi.
+
+Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses
+rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir
+jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la
+grâce et de la dignité; il tenait la scène comme on dit, outre que j'ai
+peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le
+sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois; quoique son jeu fût
+très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le
+rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.
+
+Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles,
+est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie.
+Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a
+joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup
+d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute
+société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les
+travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie
+parfaite de modèles qui avaient disparu.
+
+À l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à
+vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui
+l'ornement de la scène française: mademoiselle Mars jouait alors avec
+une perfection inimitable les rôles d'ingénues; elle excellait dans
+celui de Victorine du _Philosophe sans le savoir_, et dans vingt autres
+pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être
+aussi vraie, aussi touchante: c'était la nature dans tout son charme.
+Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà
+pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire
+oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa
+charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce
+visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si
+parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois
+jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est
+de mon avis.
+
+Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand
+Opéra, dans _Castor et Pollux_. J'étais peu capable alors de juger son
+talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la
+grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la
+musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop
+mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa
+bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une
+physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre.
+On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un
+que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique: elle assistait
+au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres
+honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale,
+mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit: «C'est plaisant! je suis
+la seule demoiselle qui se trouve ici.»
+
+Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à
+mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir
+entendue pour savoir jusqu'où peut aller l'effet de la tragédie lyrique.
+Madame Saint-Huberti non seulement avait une voix superbe; mais elle
+était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter
+les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle,
+si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression,
+de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante
+qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours
+vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute la
+salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes
+auxquelles il était impossible de résister.
+
+Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était
+ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel
+homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux
+qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec
+elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils
+furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni
+les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur.
+
+Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame
+Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec
+elle, car je les écoutais à peine; j'aimais mieux réserver une partie de
+mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens
+remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai
+vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais
+quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris:
+c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphées poursuivaient
+mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils
+avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a
+toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel
+homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire
+avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui
+précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant
+leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les
+trois révérences.
+
+À Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant
+qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté.
+Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne
+bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à
+coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui
+croyait des ailes; ce qui faisait dire au père Vestris: «Si mon fils
+touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades.»
+
+Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du
+genre qu'on appelle _grotesque_ en Italie. Elles faisaient des tours de
+force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien
+qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur
+agilité; mademoiselle Allard surtout.
+
+Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse
+n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec
+des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre
+danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide,
+elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle
+semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.
+
+À l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever
+l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la _Comédie
+Italienne_. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie
+Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin,
+dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait
+l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui
+nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies étaient inépuisables,
+le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur
+tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une
+lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux
+et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très
+vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le
+public, pour remplir la salle et charmer les spectateurs; quand il a
+disparu la Comédie Italienne a fini.
+
+La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent
+remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc.
+Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau; il a quitté le
+théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer
+deux fois dans _Annette et Lubin_. Sa belle physionomie, si gaie, si
+animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même
+que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui
+en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la
+scène un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les
+chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva
+tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les
+plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le
+public.
+
+Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était
+charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il
+racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers,
+il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une
+anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les
+romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand
+chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de
+Vaudreuil, pour lequel il avait été si aimable, lui fit donner par
+monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se
+trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort
+joli jardin.
+
+Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son
+enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur,
+il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer
+le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel,
+l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en
+portait l'uniforme, et c'est avec cet habit que je l'ai peint, tenant
+son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au
+point que j'ai fait ce portrait en une séance[17].
+
+Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant
+reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le
+croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de
+jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa
+femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa
+femme était fort révolutionnaire: en 1791, je reçus à Rome où j'étais
+alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me
+disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait _l'âge d'or_.
+Heureusement je ne la crus pas; car on sait quel âge d'or a suivi! Peu
+de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau
+s'était jetée par la fenêtre de désespoir.
+
+Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau[18].
+Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette
+surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une
+expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en
+paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits
+délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs,
+mais elle était charmante; et jamais peut-être les transports et les
+regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le
+théâtre, elle joua pour la dernière fois dans _Isabelle et Gertrude_, et
+dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du
+répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle
+parfaitement.
+
+J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique,
+au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame
+Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame
+Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à
+l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était _Babet_, c'était _la
+comtesse d'Albert_ ou _Nicolette_. Noble, naïve, gracieuse, piquante,
+elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre
+l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre
+prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix
+suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les
+rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous,
+et j'en étais folle.
+
+Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement
+essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la
+fois si décente et si passionnée! et si malheureuse, si touchante, que
+son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir
+vu _Nina_ vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été
+le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas
+l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle
+venait de jouer _Nina_, elle conservait encore les yeux un peu hagards,
+en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien
+certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son
+rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent.
+
+Madame Dugazon était royaliste de coeur et d'ame. Elle en donna la preuve
+au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle
+jouait la soubrette des _Événemens imprévus_. La reine assistait à ce
+spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant: _j'aime mon
+maître tendrement_, madame Dugazon, qui devait répondre: _Ah! comme
+j'aime ma maîtresse_, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur
+son coeur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant
+la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public!
+voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire
+chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs
+sur la scène. Madame Dugazon ne céda point: elle quitta le théâtre.
+
+La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai
+beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point
+épargné les détails. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Chantilly.--Le Raincy.--Madame de Montesson.--La vieille princesse de
+Conti.--Gennevilliers.--Nos spectacles.--Le Mariage de
+Figaro.--Beaumarchais.--M. et madame de
+Villette.--Moulin-Joli.--Watelet.--M. de Morfontaine.--Le marquis de
+Montesquiou.--Mon horoscope.
+
+
+Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la
+campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent
+plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux
+voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de
+Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en
+France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si
+bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son
+immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens
+siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension
+semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à
+merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout
+de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa
+mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du
+bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup
+reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la
+révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée.
+
+Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de
+ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable: entre des
+colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre
+aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse
+renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était
+magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie
+avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant,
+dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande
+magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi
+les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle,
+à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de
+tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si
+vivement regretté.
+
+En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de
+Philippe-Égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son
+portrait et celui de madame de Montesson. À l'exception du plaisir que
+je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement
+au Raincy; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable
+que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien
+de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du
+nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et
+surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet
+exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un
+grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien
+quelque chose de belliqueux.
+
+À propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une
+particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que
+madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti
+vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant
+m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes
+dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de
+la cour avait fini, avec Louis XV. J'étais alors sur le point
+d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait
+étrange.
+
+Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de
+même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M.
+le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût
+voir. Gennevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil
+avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte
+d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et
+l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée
+dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une
+salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-soeur,
+mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs
+opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces
+deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient
+admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient
+ensemble la scène des deux pères dans _Rose et Colas_, je crus qu'ils
+causaient entre eux, et je leur dis: «Allons, il faut commencer la
+répétition.» On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez
+gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien! il était surtout
+délicieux de l'entendre dans la _Colonie_, dont la musique est
+ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de
+Marine; et ma belle-soeur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un
+ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient
+pu briller même au théâtre.
+
+M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue
+que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois
+qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus
+jouer; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida
+seule à entrer en scène: aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce
+ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les
+complimens imaginables.
+
+Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut
+une représentation du _Mariage de Figaro_ par les acteurs de la Comédie
+Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse,
+mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante
+dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût
+cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce
+théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogue,
+couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se
+trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince.
+Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était
+pas moins ivre de bonheur: il courait de tous côtés, comme un homme hors
+de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le
+temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne,
+ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.
+
+Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé
+sa protection à l'auteur du _Mariage de Figaro_. Peu de temps après
+cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous
+qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que
+le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de
+finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors:
+puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il
+veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le
+plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit:--Monsieur de
+Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus
+favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne
+me suis mieux porté qu'aujourd'hui; si vous m'aviez fait hier une
+pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre.
+
+Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de
+Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis
+allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort
+jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en
+vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle:
+
+ J'avais lu dans les vieux auteurs
+ Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs,
+ Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude:
+ J'aimais à me bercer de ces douces erreurs.
+ Embellir ces forêts devint ma seule étude,
+ J'y créai des jardins, je les semai de fleurs;
+ Mais des dieux vainement j'attendais la présence.
+ Ô sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France,
+ Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon
+ De plaire et d'étonner a la double puissance,
+ Et fait naître l'amour par l'admiration,
+ La Gloire qui vous accompagne
+ Agrandit ce petit château;
+ Elle ranime la campagne;
+ Vous nous rendez le jour plus beau,
+ Et vous réalisez mes châteaux en Espagne.
+
+Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des
+barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en
+fit compliment.--Moi! répondit-il, je me fais fort d'effacer en un jour
+tout ce que Rubens a peint dans sa vie.
+
+Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les
+honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est
+qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une
+élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait
+les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le
+faire un maître d'école.
+
+Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois
+de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas: si beau! si
+varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous
+une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine
+coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de
+bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que
+l'on renouvelait à chaque saison, et des bancs, placés de distance en
+distance, vous permettaient de jouir long-temps d'un air parfumé, et de
+points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau
+produisait un effet charmant. Des arbres de haute futaie, d'un ton très
+vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était
+couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les
+branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre
+autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on
+rêvait avec délices[19]. Je ne puis vous dire combien je me sentais
+heureuse dans ce beau lieu, auquel, à mon gré, je n'ai rien vu de
+comparable.
+
+Cet Élysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand
+amateur des arts, et auteur d'un poëme sur la peinture. M. Watelet était
+un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait
+beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec
+tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une
+société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à
+laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui: le
+temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les
+recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari de la
+dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais.
+
+Plus tard, en 1788, Moulin-Joli fut acheté par un nommé M. Gaudran,
+riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois.
+Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec
+peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement
+les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de
+paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous
+avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes
+meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun
+Pindare composa son _Exegi monumentum_, ce morceau si plein d'un orgueil
+que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois
+nous inspiraient tous.
+
+Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez,
+m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-Joli. Ah! si j'avais eu
+Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand
+regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée
+en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans
+l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens.
+Moulin-Joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier,
+qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins,
+le prix de son acquisition; et maintenant, quand mes souvenirs me
+reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa
+destruction totale.
+
+Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous
+fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J. Rousseau.
+La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour
+moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la
+pensée.
+
+À Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc
+qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un
+grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un
+premier rang dans son genre. À l'époque dont je vous parle, M. de
+Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels
+nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi
+grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes: à présent, on n'y
+voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un
+petit pâte, au milieu de cette immense masse d'eau.
+
+M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité,
+que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun
+le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart,
+Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades,
+et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté
+prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. À la
+vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement,
+nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu
+château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le
+décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se
+ressentir de cette manière d'être.
+
+À cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des
+marchands; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me
+souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur
+lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable
+dans la société. J'ai souvent essayé de lire par-dessus son épaule;
+mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été
+impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe;
+je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il
+doit avoir laissés.
+
+Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait
+s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la
+différence était frappante. Partout à Maupertuis régnaient l'ordre et la
+magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un
+grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII),
+il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et
+voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez
+vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien
+logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait
+sans cesse.
+
+La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés.
+Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était
+douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à
+Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et
+frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était
+plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit
+nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à
+merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait
+son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.
+
+Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou
+tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais
+long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais
+pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable
+vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je
+vous aime tendrement.
+
+Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Le duc de Nivernais.--Le maréchal de Noailles.--Son mot à Louis
+XV.--Madame Dubarry.--Louvecienne.--Le duc de Brissac.--Sa mort.--Celle
+de madame Dubarry.--Portraits que j'ai faits à Louveciennes.
+
+
+J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais,
+qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui la
+plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, que l'on a
+toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, avait des
+manières nobles et douces sans aucune afféterie. Il se distinguait
+surtout par son extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Sous ces
+rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle dont je n'aurais point
+trouvé de copie si je n'avais pas connu le comte de Vaudreuil, qui,
+beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, joignait à une galanterie
+recherchée une politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du
+coeur. Au reste, il est devenu fort difficile aujourd'hui de donner une
+idée de l'urbanité, de la gracieuse aisance, en un mot des manières
+aimables qui faisaient, il y a quarante ans, le charme de la société à
+Paris. Cette galanterie dont je vous parle, par exemple, a totalement
+disparu. Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées.
+
+Le duc de Nivernais était petit, fort maigre. Quoique très âgé, quand je
+l'ai connu, il était encore plein de vivacité. Il aimait passionnément
+la poésie, et faisait des vers charmans.
+
+Je suis allée souvent aussi dîner chez le maréchal de Noailles, dans son
+beau château situé à l'entrée de Saint-Germain. Il y avait alors un fort
+grand parc, admirablement soigné. Le maréchal était très aimable: son
+esprit, sa gaieté animaient tous ses convives, qu'il choisissait parmi
+les célébrités littéraires et les gens les plus distingués de la ville
+et de la cour.
+
+Le maréchal de Noailles avait un esprit original et surtout piquant. Il
+était rare qu'il pût résister au désir de lancer un trait malin; c'est
+lui qui répondit à Louis XV, mangeant à la chasse des olives qu'il
+trouvait mauvaises: «C'est sans doute le fond du baril, sire.»
+
+Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore
+parlé, quoique je l'aie vue de fort près; une femme qui, sortie des
+derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller
+à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat
+de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à
+Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais
+extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent
+entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans
+environ. Elle était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint;
+la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore
+charmant, ses traits réguliers et gracieux; ses cheveux étaient cendrés
+et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se
+gâter.
+
+Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton;
+mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières:
+outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés
+n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque
+chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge.
+
+Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de
+Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon
+appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle
+étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des
+marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux; en
+sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs
+souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de
+magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la
+maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre.
+L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des
+robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche, et tous les jours,
+quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans
+qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la
+campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune
+relation avec la nombreuse cour qui pendant longtemps l'avait entourée.
+L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de
+Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et
+durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques
+différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa
+solitude[20]. Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de
+Tipoo-Saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de
+Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent
+des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline,
+très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs
+larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement
+nuancés.
+
+Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame
+Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour,
+toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands
+ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même
+évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte
+qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se
+montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle
+faisait beaucoup de bien à Louveciennes, où tous les pauvres étaient
+secourus par elle. Nous allions souvent ensemble visiter quelque
+malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un
+jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.--Comment! disait
+madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?--Hélas!
+rien, madame. Aussitôt nous rentrons au château; madame Dubarry fait
+venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point
+exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit
+contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle
+leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de
+Bordeaux.
+
+Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce
+pavillon, si renommé pour le goût et la richesse de ses ornemens. La
+première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit: «C'est
+dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y
+avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le
+repas.» Le salon était ravissant: outre qu'on y jouit de la plus belle
+vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus
+précieux; les serrures même pouvaient être admirées comme des
+chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une
+élégance au-dessus de toute description.
+
+Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques
+canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce
+qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à
+Louveciennes; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame
+Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la
+maîtresse du château. Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre
+attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement
+leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la terreur, madame
+Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en
+effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent
+tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de
+son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de
+rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château
+de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la
+retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait la faire vivre
+dans l'aisance. Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc
+de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté
+sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le
+chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à
+Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à
+moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés!
+
+On porta la tête sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous
+imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne
+tarda pas elle-même à subir le sort réservé alors à tous ceux qui
+possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom;
+elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il
+est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de
+ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise en prison,
+madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal
+révolutionnaire à la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de
+femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir
+l'aspect de l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule
+atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau
+se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les
+victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble
+orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus
+tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu
+d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on
+excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration.
+
+J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans le premier je l'ai
+peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de
+paille; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle
+tient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal.
+J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le
+premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le
+vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tête,
+car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux
+yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête
+qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien
+conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général.
+
+Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi. Je
+l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous
+entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre
+femme me disait: «Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas
+été ainsi.» J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras,
+lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir
+retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage; mais on venait
+d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je
+ne songeais plus qu'à quitter la France; je laissai donc ce tableau à
+moitié terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de
+Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en
+France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer.
+
+Le triste contenu de cette lettre, m'avertit que je suis arrivée à
+l'époque de mon existence dont je voudrais pouvoir perdre la mémoire,
+dont je repousserais les souvenirs, ainsi que je le fais bien souvent,
+si je ne vous avais promis le récit sincère et complet de ma vie. Il ne
+s'agira plus maintenant de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de
+jours d'angoisses et d'effroi; et je remets à vous en parler dans mes
+premières lettres. Adieu, chère.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+Romainville.--Le maréchal de Ségur.--La Malmaison.--Madame le
+Couteux-du-Moley.--L'abbé Sieyes.--Madame Auguier.--Mot de la
+reine.--Madame Campan.--Sa lettre.--Madame Rousseau.--Le premier
+dauphin.
+
+
+Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il
+se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible:
+en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques
+jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous
+remarquâmes que les paysans ne nous ôtaient plus leurs chapeaux; ils
+nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous
+menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à Romainville, nous fûmes témoins
+du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton
+jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans
+s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un
+tonnerre affreux, et de grêlons si énormes qu'ils ravagèrent un espace
+de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me
+rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous
+regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre
+le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire
+alors.
+
+Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler
+les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers,
+tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux.
+Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros
+propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua
+aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui
+l'entouraient. À la honte de l'humanité, ce même homme, l'année
+suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales
+révolutionnaires.
+
+Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui
+appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était
+une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle
+comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était
+alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire
+placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une
+inscription portant: _Sierra Morena_. Olivarès n'était point ce qu'on
+appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa
+malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de
+tabatière.
+
+Le duc de Crillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la
+Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley
+aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de
+son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de
+verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je
+ne marchais jamais sans ma branche; mais si j'apercevais l'abbé Delille,
+je la jetais bien vite.
+
+En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison; j'y trouvai l'abbé Sieyes et
+plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre
+les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer
+un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations
+m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais
+plus quelle personne: «En vérité, je crois que nous irons trop
+loin.»--Ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame
+du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi
+de tant de présages funestes.
+
+Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly,
+chez madame Auguier, soeur de madame Campan, et attachée elle-même au
+service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort
+beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur
+la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un
+homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté
+ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir
+ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu
+de momens après, le valet de chambre revint.--«En vérité, dit-il, madame
+est trop bonne; c'est un misérable que cet homme! voici les papiers qui
+viennent de tomber de sa poche.» Et il nous remit plusieurs cahiers,
+dont l'un commençait ainsi: À bas la famille royale! à bas les nobles! à
+bas les prêtres! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille
+prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les
+cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors
+confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on
+leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son
+compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de
+loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le
+chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter,
+chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à
+quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la
+force publique faisait cause commune avec les coupables?
+
+J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et
+quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M.,
+qui les lui rendit en disant: «Ce sont des choses impossibles; je ne
+croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités.» Hélas! les
+événemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de
+l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la
+pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de
+sa vie.
+
+Ce dévouement ne s'est jamais démenti; dans les cruels momens de la
+révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de
+lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent
+aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour
+mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la
+menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse
+de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua.
+
+J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame
+Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une
+fraîcheur remarquable, son teint blanc et rose, et ses jolis yeux
+exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai
+connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney; la
+seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune
+encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis
+Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis,
+traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous
+ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme!
+
+Madame Auguier avait deux soeurs: l'une était madame Campan si connue, et
+comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile
+directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle
+toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles.
+J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait
+de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais
+nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement
+et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à
+Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser
+d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que
+la plus infâme calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma
+compatriote, et je m'écriai plusieurs fois: C'est impossible! Deux ans
+plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée,
+la lettre suivante, que m'écrivit madame Campan, et que je copie ici,
+afin de vous faire connaître une justification qui me semble porter tous
+les caractères de la franchise.
+
+ Saint-Germain, ce 27 janvier, vieux style.
+
+ Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame: _C'est impossible!_
+ Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre
+ opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont,
+ pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore
+ plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis
+ pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment
+ croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes
+ opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop
+ infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des
+ miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués
+ par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous
+ et le mien particulièrement? J'ai eu, au contraire, l'avantage de
+ lui donner des preuves non équivoques d'une reconnaissance telle
+ qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre soeur Auguier et moi,
+ quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne
+ la point quitter, dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10
+ août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans
+ des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir
+ jusqu'aux Feuillans, et la servir encore dans sa première détention
+ à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous
+ voulûmes la suivre au Temple.--Avec des faits aussi vrais et si
+ naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous,
+ peut-on avoir été aussi étrangement calomniée? Ne fallait-il pas me
+ faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant
+ d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle
+ tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait
+ me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit
+ pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a
+ conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus
+ importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce
+ qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais
+ je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de
+ l'émigration; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais
+ bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis
+ XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette
+ réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux
+ faubourgs insurgés, et cent lieues de Coblentz ou des armées
+ protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je
+ disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans
+ ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de
+ l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes
+ craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les
+ innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputer
+ à crime.
+
+ Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis
+ livrée en entier, et avec la paix d'un coeur qui n'a pas le plus
+ léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire
+ voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter
+ en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et
+ infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à
+ ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les
+ sentimens que je vous ai voués.
+
+ GENET CAMPAN.
+
+Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre soeur, nommée madame
+Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du
+premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais
+des séances à la cour[21]. Elle était devenue si chère au jeune prince
+qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de
+mourir: «Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma
+mort.»
+
+Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France.
+Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il
+échapper à la mort: il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son
+jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier: «Pare
+celle-ci, Rousseau!»
+
+En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me
+reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je
+reprendrai dans une première lettre le récit des tristes événemens qui
+m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays
+étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont
+vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde
+une si douce mémoire.
+
+ Adieu, chère amie.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+1789.--Terreur dont je suis frappée.--Je me réfugie chez
+Brongniart.--MM. de Sombreuil.--Paméla.--Le 5 octobre.--On va chercher
+la famille royale à Versailles.--Je quitte Paris.--Mes compagnons dans
+la diligence.--Je passe les monts.
+
+
+L'affreuse année de 1789 était commencée, et la terreur s'emparait déjà
+de tous les esprits sages. Je me rappelle parfaitement qu'un soir où
+j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie
+des personnes qui m'arrivaient, entraient avec l'air consterné; elles
+avaient été le matin à la promenade de Longchamp; la populace,
+rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus
+effrayante les gens qui passaient en voiture; des misérables montaient
+sur les marche-pieds en criant: «L'année prochaine, vous serez derrière
+vos carrosses, c'est nous qui serons dedans!» et mille autres propos
+plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent
+beaucoup ma soirée; je me souviens d'avoir remarqué que la personne la
+moins effrayée était madame de Villette, la belle et bonne de Voltaire.
+Quant à moi, j'avais peu besoin d'apprendre de nouveaux détails pour
+entrevoir les horreurs qui se préparaient. Je savais, à n'en pouvoir
+douter, que ma maison, rue du Gros-Chenet, où je venais de m'établir
+depuis trois mois seulement, était marquée par les malfaiteurs. On
+jetait du soufre dans mes caves par les soupiraux. Si j'étais à ma
+fenêtre, de grossiers sans-culottes me menaçaient du poing; mille bruits
+sinistres m'arrivaient de tous les côtés; enfin, je ne vivais plus que
+dans un état d'anxiété et de chagrin profond.
+
+Ma santé s'altérait sensiblement, et deux de mes bons amis, Brongniart,
+l'architecte, et sa femme, étant venus me voir, me trouvèrent si maigre
+et si changée, qu'ils me conjurèrent de venir passer quelques jours chez
+eux, ce que j'acceptai avec reconnaissance. Brongniart avait son
+logement aux Invalides; je fus conduite chez lui par un médecin attaché
+au Palais-Royal, et dont les gens portaient la livrée d'Orléans, la
+seule qui fût alors respectée. On me donna le meilleur lit. Comme je ne
+pouvais pas manger, on me nourrissait avec d'excellent vin de Bordeaux
+et du bouillon, et madame Brongniart ne me quittait pas. Tant de soins
+auraient dû me calmer, outre que mes amis voyaient beaucoup moins en
+noir que moi; mais il était impossible de me rassurer contre les maux
+que je prévoyais.--À quoi bon vivre? à quoi bon se soigner? disais-je
+souvent à mes bons amis; car l'effroi que m'inspirait l'avenir me
+faisait prendre la vie en dégoût; et pourtant il faut le dire, si loin
+que pût aller mon imagination, je ne devinais qu'une partie des crimes
+qui se sont commis plus tard.
+
+Je me rappelle avoir soupé chez Brongniart avec l'excellent M. de
+Sombreuil, alors gouverneur des Invalides. Il nous dit savoir qu'on
+devait venir s'emparer des armes qu'il tenait en dépôt.--Mais,
+ajouta-t-il, je les ai si bien cachées que je défie bien qu'ils les
+trouvent. Ce brave homme ne songeait pas qu'on ne pouvait alors compter
+que sur soi-même. Comme les armes ne tardèrent pas à être enlevées, il
+faut croire qu'il fut trahi par les gens de l'hôtel qu'il avait
+employés.
+
+M. de Sombreuil, aussi recommandable par ses vertus privées que par ses
+talens militaires, s'est trouvé au nombre des prisonniers que l'on
+devait immoler dans les prisons le 2 septembre. Les assassins
+accordèrent sa vie aux larmes, aux supplications de son héroïque fille;
+mais, atroces jusque dans le pardon, ils forcèrent mademoiselle de
+Sombreuil à boire un verre du sang qui coulait à flots devant la prison!
+et pendant fort long-temps, la vue de tout ce qui portait la couleur
+rouge causait d'horribles vomissemens à cette jeune infortunée. Plus
+tard (en 1794), M. de Sombreuil fut envoyé à l'échafaud par le tribunal
+révolutionnaire. Ces deux événemens ont inspiré au poète Legouvé le plus
+beau de ses vers:
+
+ Des bourreaux l'ont absous, des juges l'ont frappé.
+
+M. de Sombreuil avait laissé un fils, très distingué par son caractère
+et par sa bravoure. Il commandait un des régimens venus d'Angleterre à
+Quiberon vers la fin de 1795. La Convention nationale ayant violé la
+capitulation souscrite par le général Hoche, M. de Sombreuil reçut la
+mort comme un brave; il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux, et
+commanda lui-même le feu. Tallien, au moment de l'exécution, lui
+dit:--Monsieur, vous êtes d'une famille bien malheureuse.--J'étais venu
+la venger, répondit M. de Sombreuil, mais je ne puis que l'imiter.
+
+Madame Brongniart me menait promener derrière les Invalides; il y avait
+tout près de là quelques maisons de paysans. Comme nous étions assises
+contre une de ces masures, nous entendîmes causer entre eux deux hommes
+qui ne pouvaient nous voir.--Veux-tu gagner dix francs, disait l'un,
+viens avec nous faire le train. Il ne s'agit que de crier: À bas
+celui-ci! à bas celui-là! et surtout de crier bien fort contre
+_Cayonne_.--Dix francs sont bons à gagner, répondait l'autre; mais
+n'aurons nous pas des taloches?--Allons donc! reprit le premier, c'est
+nous qui les donnons les taloches. Vous jugez de l'effet que faisaient
+sur moi de pareils dialogues!
+
+Le lendemain du jour dont je vous parle, nous passions devant la grille
+des Invalides où se trouvait une foule immense, composée de ce vilain
+monde qui se promenait habituellement sous les galeries du Palais-Royal;
+tous gens sans aveu et sans habits, qui n'étaient ni ouvriers, ni
+paysans, auxquels on ne pouvait supposer un état, sinon celui de bandit,
+tant leurs figures étaient effrayantes. Madame Brongniart, plus
+courageuse que moi, s'efforçait de me rassurer; mais j'avais une telle
+peur, que je reprenais le chemin de la maison, quand nous vîmes arriver
+de loin une jeune personne à cheval, qui portait un habit d'amazone et
+un chapeau ombragé de plumes noires. À l'instant, l'horrible bande forme
+la haie de deux côtés pour laisser passer au milieu d'elle la jeune
+personne, que suivaient deux piqueurs à la livrée d'Orléans. Je reconnus
+aussitôt cette belle Paméla[22] que madame de Genlis avait amenée chez
+moi. Elle était alors dans toute sa fraîcheur et vraiment ravissante;
+aussi entendions-nous toute la horde crier: Voilà, voilà celle qu'il
+nous faudrait pour reine! Paméla allait et revenait sans cesse au milieu
+de cette dégoûtante populace, ce qui me donna bien tristement à penser.
+
+Peu après je retournai chez moi, mais je ne pouvais y vivre. La société
+me semblait être en dissolution complète, et les honnêtes gens sans
+aucun appui; car la garde nationale était si singulièrement composée
+qu'elle offrait un mélange aussi bizarre qu'il était effrayant. Aussi la
+peur agissait-elle sur tout le monde; les femmes grosses que je voyais
+passer me faisaient peine; la plupart avaient la jaunisse de frayeur.
+J'ai remarqué au reste, que la génération née pendant la révolution, est
+en général beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfans en
+effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrans.
+
+M. de Rivière, chargé d'affaires de la Saxe, dont la fille avait épousé
+mon frère, vint m'offrir de me donner l'hospitalité, et je passai chez
+lui deux semaines au moins. C'est là que je vis porter le buste du duc
+d'Orléans et celui de M. Necker qu'une nombreuse populace suivait, en
+proclamant à grands cris que l'un serait leur roi et l'autre leur
+protecteur! Le soir ces honnêtes gens revinrent, ils mirent le feu à la
+barrière qui se trouvait au bout de notre rue (la rue Chaussée-d'Antin),
+puis ils dépavèrent, ils établirent des barricades, en criant: «Voilà
+les ennemis qui arrivent.» Les ennemis n'arrivaient point; hélas! ils
+étaient dans Paris.
+
+Quoique je fusse traitée chez M. de Rivière comme un de ses enfans, et
+que je pusse me croire en sûreté chez lui puisqu'il était ministre
+étranger, mon parti était pris de quitter la France. Depuis plusieurs
+années, j'avais le désir d'aller à Rome. Le grand nombre de portraits
+que je m'étais engagée à faire m'avait seul empêché jusqu'alors
+d'exécuter mon projet; mais, si l'instant de partir devait jamais
+arriver pour moi, certes, il était venu, je ne pouvais plus peindre: mon
+imagination attristée, flétrie par tant d'horreurs, cessait de s'exercer
+sur mon art; d'ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis,
+sur mes connaissances, sur moi-même, hélas! et quoique, grâce au ciel,
+je n'eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui
+qui disait: «On m'accuse d'avoir pris les tours de Notre-Dame; elles
+sont encore en place; mais je m'en vais, car il est clair que l'on m'en
+veut.»
+
+Je laissais plusieurs portraits commencés, entre autres celui de
+mademoiselle Contat; je refusai aussi dans ce moment de peindre
+mademoiselle de La Borde (depuis duchesse de Noailles), que son père
+m'amena: elle avait à peine seize ans et elle était charmante; mais il
+ne s'agissait plus de succès, de fortune; il s'agissait seulement de
+sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture, et j'avais
+mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante,
+lorsque je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes
+nationaux avec leurs fusils. La plupart d'entre eux étaient ivres, mal
+vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s'approchèrent
+de moi, et me dirent dans les termes les plus grossiers que je ne
+partirais point, qu'il fallait rester. Je répondis que, chacun étant
+appelé alors à jouir de sa liberté, je voulais en profiter pour mon
+compte. À peine m'écoutaient-ils, répétant toujours: «Vous ne partirez
+pas, citoyenne, vous ne partirez pas.» Enfin ils s'en allèrent, je
+restai plongée dans une anxiété cruelle, quand j'en vis rentrer deux,
+qui ne m'effrayèrent pas, quoiqu'ils fussent de la bande, tant je
+reconnus vite qu'ils ne me voulaient point de mal.--Madame, me dit l'un,
+nous sommes vos voisins; nous venons vous donner le conseil de partir,
+et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourriez pas vivre ici, vous
+êtes si changée que vous nous faites de la peine[23]. Mais n'allez pas
+dans votre voiture; partez par la diligence, c'est bien plus sûr.
+
+Je les remerciai de tout mon coeur, et je suivis leurs bons avis.
+J'envoyai donc retenir trois places, voulant toujours emmener ma fille,
+qui avait alors cinq ou six ans; mais je ne pus les avoir que quinze
+jours plus tard, tout ce qui émigrait partant comme moi par la
+diligence.
+
+Enfin, ce jour si attendu fut le 5 octobre, le jour même où le roi et la
+reine furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques! Mon
+frère fut témoin de l'arrivée de Leurs Majestés à l'Hôtel-de-Ville; il
+entendit le discours de M. Bailly, et comme il savait que je devais
+partir dans la nuit, il revint chez moi vers dix heures du
+soir.--Jamais, me dit-il, la reine n'a été plus reine qu'aujourd'hui,
+lorsqu'elle est entrée d'un air si calme et si noble au milieu de ces
+énergumènes. Puis il me rapporta cette belle réponse qu'elle avait faite
+à M. Bailly: «J'ai tout vu, tout su, et j'ai tout oublié.»
+
+Les événemens de cette journée m'accablaient d'inquiétude sur le sort de
+Leurs Majestés et sur celui des honnêtes gens, en sorte qu'à minuit, on
+me traîna à la diligence dans un état qui ne peut se décrire. Je
+redoutais extrêmement le faubourg Saint-Antoine, que j'allais traverser
+pour gagner la barrière du Trône. Mon frère, le bon Robert, et mon mari
+m'accompagnèrent jusqu'à cette barrière, sans quitter un instant la
+portière de la diligence. Ce faubourg, dont nous avions une si grande
+peur, était d'une tranquillité parfaite; tous ses habitans, ouvriers et
+autres, avaient été à Versailles chercher la famille royale, et la
+fatigue du voyage les tenait tous endormis.
+
+J'avais en face de moi, dans la diligence, un homme extrêmement sale, et
+puant comme la peste, qui me dit fort simplement avoir volé des montres
+et plusieurs effets. Heureusement il ne voyait rien sur moi qui pût le
+tenter; car je n'emportais que très peu de linge et quatre-vingts louis
+pour mon voyage. J'avais laissé à Paris mes effets, mes bijoux, et le
+fruit de mon travail était resté dans les mains de mon mari qui dépensa
+tout[24], ainsi que je vous l'ai déjà dit.
+
+Le voleur ne se contentait pas de nous raconter ses hauts faits, il
+parlait sans cesse de mettre à la lanterne telles ou telles gens,
+nommant ainsi une foule de personnes de ma connaissance. Ma fille
+trouvait cet homme bien méchant; il lui faisait peur, ce qui me donna le
+courage de dire: «Je vous en prie, monsieur, ne parlez pas de meurtre
+devant cette enfant.»
+
+Il se tut, et finit par jouer à la bataille avec la petite. Il se
+trouvait en outre, sur la banquette où j'étais assise, un forcené
+jacobin de Grenoble, âgé de 50 ans environ, laid, au teint bilieux, qui,
+chaque fois que nous arrêtions dans une auberge pour dîner ou pour
+souper, se mettait à pérorer dans son sens de la plus terrible façon.
+Dans toutes les villes, une foule de gens arrêtaient la diligence pour
+apprendre des nouvelles de Paris. Notre jacobin s'écriait alors: «Soyez
+tranquilles, mes enfans; nous tenons à Paris le boulanger et la
+boulangère. On leur fera une constitution; ils seront forcés de
+l'accepter, et tout sera fini.» Les gobe-mouches, dont on montait ainsi
+les têtes, croyaient cet homme comme un oracle. Tout cela me faisait
+cheminer bien tristement. Je ne craignais plus pour moi-même; mais je
+craignais pour tous, pour ma mère, mon frère, mes amis. Je tremblais
+aussi sur le sort de Leurs Majestés; car tout le long de la route,
+presque jusqu'à Lyon, des hommes à cheval s'approchaient de la
+diligence, pour nous dire que le roi et la reine étaient massacrés, que
+Paris était en feu. Ma pauvre petite fille devenait toute tremblante;
+elle croyait voir son père et notre maison brûlés, et quand mes efforts
+parvenaient à la rassurer, arrivait bientôt un autre homme à cheval qui
+nous répétait ces horreurs.
+
+Enfin, j'entrai dans Lyon; je me fis conduire chez M. Artaut, négociant,
+que j'avais quelquefois reçu chez moi, à Paris, ainsi que sa femme. Je
+les connaissais peu tous deux; mais ils m'avaient inspiré de la
+confiance, vu que nos opinions étaient entièrement les mêmes sur tout ce
+qui se passait alors. Mon premier soin fut de leur demander s'il était
+vrai que le roi et la reine eussent été massacrés, et, grâce au ciel,
+pour cette fois on me rassura!
+
+Monsieur et madame Artaut eurent d'abord quelque peine à me reconnaître,
+non-seulement parce que j'étais changée à un point inimaginable, mais
+aussi parce que je portais le costume d'une ouvrière mal habillée, avec
+un gros fichu me tombant sur les yeux. J'avais eu lieu dans la route de
+m'applaudir d'avoir pris cette précaution: je venais d'exposer au salon
+le portrait qui me représente avec ma fille dans mes bras[25]. Le
+jacobin de Grenoble parla de l'exposition, et fit même l'éloge de ce
+portrait. Je tremblais qu'il ne me reconnût; j'employai toute mon
+adresse à lui cacher mon visage: grâce à ce soin et à mon costume, j'en
+fus quitte pour la peur.
+
+Je passai trois jours à Lyon dans la famille Artaut. J'avais grand
+besoin de ce repos; mais à l'exception de mes hôtes, je ne vis personne
+de la ville, désirant conserver le plus strict incognito. M. Artaut
+arrêta pour moi un voiturier, auquel il dit que j'étais sa parente. Il
+me recommanda fortement à ce brave homme, qui eut en effet pour moi et
+pour ma fille tous les soins imaginables.
+
+Je ne puis vous dire ce que j'éprouvai en passant le pont Beauvoisin. Là
+seulement je commençai à respirer, j'étais hors de France, de cette
+France qui pourtant était ma patrie, et que je me reprochais de quitter
+avec joie. L'aspect des monts parvint à me distraire de toutes mes
+pensées, je n'avais jamais vu de hautes montagnes; celles de la Savoie
+me parurent toucher au ciel avec lequel un épais brouillard les
+confondait. Mon premier sentiment fut celui de la peur, mais je
+m'accoutumai insensiblement à ce spectacle, et je finis par admirer.
+
+Le paysage du chemin des Échelles me ravit; je crus voir la _Galerie des
+Titans_, et je l'ai toujours appelé ainsi depuis. Voulant jouir plus
+complètement de toutes ces beautés, je descendis de voiture; mais à
+moitié du chemin à peu près je fus saisie d'une grande terreur; car on
+exploitait au moyen de la poudre une partie de rochers; il en résultait
+l'effet d'un milliers de coups de canon, et ce bruit, se répétant de
+roche en roche, était infernal.
+
+Je montai le mont Cénis, comme plusieurs étrangers le montaient aussi;
+un postillon s'approcha de moi:--Madame devrait prendre un mulet, me
+dit-il, car monter à pied, c'est trop fatigant pour une dame comme elle.
+Je lui répondis que j'étais une ouvrière, bien accoutumée à
+marcher.--Ah! reprit-il en riant, madame n'est pas une ouvrière, on sait
+qui elle est.--Eh bien, qui suis-je donc? demandai-je.--Vous êtes madame
+Lebrun, qui peint dans la perfection, et nous sommes tous très contens
+de vous savoir loin des méchans. Je n'ai jamais pu deviner comment cet
+homme avait pu savoir mon nom; mais cela m'a prouvé combien les jacobins
+avaient d'émissaires. Heureusement je ne les craignais plus; j'étais
+hors de leur exécrable puissance. À défaut de patrie, j'allais habiter
+des lieux où fleurissaient les arts, où régnait l'urbanité; j'allais
+visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Pétersbourg, et surtout, ce que
+j'ignorais alors, chère amie, surtout, j'allais vous trouver, vous
+connaître et vous aimer.
+
+
+
+
+NOTES ET PORTRAITS.
+
+
+
+
+L'ABBÉ DELILLE.
+
+
+Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant, le plus aimable, le
+meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on puisse voir. On l'appelait
+_chose légère_, et j'ai toujours été frappée de la justesse de ce mot;
+car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher
+fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure présente
+sans songer à l'heure qui devait suivre, il était rare qu'il fixât son
+esprit sur une pensée profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait
+prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner: son
+mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il pas gémi de la
+chaîne qu'il portait, alors qu'il était encore temps de la rompre!
+Enfin, un ami le décide à reprendre sa liberté, et lui offre un asile.
+Delille accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement une
+heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet ami ne le
+voyant point reparaître, va le chercher.--Eh bien?--Eh bien! répond
+Delille, je l'épouse, mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de
+témoin.
+
+Le comte de Choiseul-Gouffier, avec qui il était intimement lié, et qui
+partait pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du désir qu'il
+avait de l'emmener avec lui; cependant rien n'était convenu, rien
+n'était arrêté entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va
+chez l'abbé et lui dit: «Je pars à l'instant, venez avec moi, la voiture
+est prête.» Et l'abbé monte, sans avoir fait aucuns préparatifs,
+auxquels à la vérité M. de Choiseul avait pourvu.
+
+Arrivé à Marseille, Delille se promène sur le rivage, regarde la mer:
+une profonde mélancolie s'empare de lui. «Je ne pourrai jamais, se
+dit-il, mettre cette immensité entre mes amis et moi; non, je n'irai pas
+plus loin.» Alors il quitte furtivement M. de Choiseul, et va se cacher
+dans un petit cabaret, un véritable bouchon, où il se croit introuvable;
+mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre, le ramène et
+l'embarque avec lui.
+
+Éloigné de ses amis, il ne les oublia jamais, et leur donnait souvent de
+ses nouvelles. Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes; dans une de ses
+lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple de Minerve; ce
+que m'étant rappelé à Naples, je lui écrivis, à mon tour, qu'avec
+beaucoup plus de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile.
+Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres de l'abbé
+Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait pendant le voyage
+qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois, qui étaient pleines de
+détails intéressans sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en
+quittant la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon
+frère jugea prudent de brûler ces correspondances.
+
+L'abbé Delille a passé sa vie dans la haute société, dont il faisait le
+plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une manière
+ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté si naturelle donnaient à
+sa conversation un charme indicible. Personne ne contait comme lui; il
+faisait les délices de tous les cercles par mille récits, par mille
+anecdotes, sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on dire
+que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il aimait tout
+le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un) tenait en lui, je pense, à
+cette faiblesse de caractère dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus
+haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie, sa facilité était
+vraiment rare. Vous avait-il promis de venir dîner chez vous; au moment
+de partir pour s'y rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le
+chercher, elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me
+souviens qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué de
+parole, il nous prouva qu'il avait réponse à tout: «Je me persuade,
+dit-il, que celui qui vient me chercher est plus pressé que celui qui
+m'attend.»
+
+Il avait des traits de bonhomie qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un
+soir qu'il venait de souper chez moi, je lui dis:--L'abbé, il est bien
+tard; vous demeurez si loin, que je m'inquiette de vous voir retourner à
+cette heure-ci, menant votre cabriolet.--J'ai toujours la précaution de
+porter un bonnet de nuit dans ma poche, répondit-il. Je lui proposai
+alors de lui faire établir un lit dans mon salon.--Non, non, dit-il,
+j'ai dans votre rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent;
+cela ne le gêne en rien, et je puis m'y rendre à toute heure. Ce qu'il
+fit aussitôt.
+
+Nul être ne jouissait autant de la vie, n'en effleurait davantage tous
+les charmes: toujours prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une sorte
+de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même homme
+pourtant a déployé la plus grande énergie tant qu'a duré la révolution.
+Tout le monde sait avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette,
+procureur de la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse
+de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était son arrêt
+de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe sur l'immortalité
+de l'ame; il le lut à Chaumette, et quand il en fut à ces vers:
+
+ Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,
+ Des éternelles lois renversez les autels;
+ Lâches oppresseurs de la terre,
+ Tremblez, vous êtes immortels!
+
+il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée:
+«vous aussi, tremblez, vous êtes immortel.» Chaumette, quoique fort
+interdit, murmura quelques menaces:--Je suis tout prêt, répondit
+Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage
+de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour
+aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir
+Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas
+moins qu'il était prudent d'émigrer; il passa en Angleterre, où il se
+vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes
+distinguées et recommandables.
+
+Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le
+règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit
+paraître son poème de _la Pitié_, et rentré en France, il eut le
+courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un
+pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour
+conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration
+générale, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.
+
+
+
+
+LE COMTE DE VAUDREUIL.
+
+
+Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la
+nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons.
+Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait
+toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il
+était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance
+remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement
+mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au
+premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on
+était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le
+vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit
+que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous
+les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de
+gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les
+gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été
+lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il
+s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de
+l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une
+mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que
+s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait
+vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi
+chaudement ceux qui possédaient son estime; si l'on attaquait ses amis,
+il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient
+d'exagération.--«Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un
+égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et
+vous ne prenez à rien.»
+
+La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et
+des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a
+toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques
+n'étaient point les siennes.
+
+Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture
+étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire
+des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus
+grands maîtres de diverses écoles[26]; son salon était enrichi de
+meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment
+des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on
+l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était
+de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats!
+
+La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et
+si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à
+la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre
+ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette
+bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la
+nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu; son rang
+l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son
+esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un
+autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si
+distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc
+et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte
+d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses
+malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux
+hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était
+réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion
+avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une
+longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel
+d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui
+répondit en deux lignes: «Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire,
+car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.»
+
+Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre
+avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils,
+et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière
+de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont
+jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même coeur et le même
+esprit jusqu'à son dernier moment.
+
+À la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi
+peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont
+renfermés les chefs-d'oeuvre que pendant sa vie il avait tant admirés.
+Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que
+cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces
+sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans
+les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté.
+
+Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun,
+justifient tout ce que je viens de dire.
+
+ À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.
+
+ Une grâce, une muse, en effet m'a remis
+ Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse
+ Au plus céleste des amis,
+ À Mécène--Vaudreuil, qui chante comme Horace.
+ Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace?
+ Quoi! votre luth brillant n'est jamais détendu?
+ Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,
+ Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.
+ Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;
+ Vous en avez si bien l'esprit et le langage,
+ Que par un charmant badinage
+ Vous me l'avez deux fois rendu.
+
+
+
+
+LA COMTESSE DE SABRAN,
+
+DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS.
+
+
+J'avais fait connaissance avec elle quelques années avant la révolution.
+Elle était alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa
+bonté. Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis vers,
+racontait à merveille, et tout cela sans montrer la moindre prétention à
+quoi que ce soit. Son esprit naïf et gai avait une simplicité toute
+gracieuse qui la faisait aimer et rechercher généralement, sans qu'elle
+se prévalût en rien de ses nombreux succès dans le monde. Quant aux
+qualités de son coeur, il suffira de dire qu'une tendresse extrême pour
+son fils n'empêchait point qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle
+est toujours restée fidèle et dévouée.
+
+Madame de Sabran était une des femmes que je voyais le plus souvent, que
+j'allais chercher et que je recevais chez moi avec le plus de plaisir.
+Près d'elle, on n'a jamais connu l'ennui; aussi fus-je charmée dans
+l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était alors établie à
+Rainsberg, chez le prince Henri, de même que le chevalier de Boufflers,
+qu'elle a depuis épousé. Rentrée en France et dans les derniers temps de
+sa vie, elle devint aveugle. Son fils alors ne la quitta plus; son bras,
+pour ainsi dire était attaché au bras de sa mère, et vraiment on pouvait
+envier le sort de M. de Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge,
+madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce
+charme qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur la
+fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire
+l'opération de la cataracte, elle était obligée de se tenir dans la plus
+grande obscurité. Un soir, j'allais la voir, je la trouve seule, sans
+lumière, je croyais n'y rester qu'un moment; mais le charme toujours
+renaissant de cette conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que
+personne ne savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès
+d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne recevant aucune
+distraction des objets extérieurs, elle lisait en elle-même, si je puis
+m'exprimer ainsi, et cette sorte de lanterne magique de choses et
+d'idées, qu'elle me retraçait avec tant de grâce, me retenait là. Je ne
+la quittai qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus aimable.
+
+
+Madame de Boufflers n'a laissé que deux enfans, son fils, M. le comte de
+Sabran, bien connu aussi non-seulement par son esprit plein de finesse,
+mais encore par des fables charmantes qu'il récite dans la perfection,
+et madame de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui
+ressemblait alors au printemps. Elle était passionnée pour la peinture,
+et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris
+et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris
+sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout le plaisir que lui
+causait mon erreur; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable
+et belle.
+
+
+
+
+LEBRUN LE POÈTE.
+
+
+Je ne crois pas avoir eu pour aucun auteur vivant autant d'admiration
+que j'en avais pour Lebrun, qui s'était lui-même surnommé _Pindare_. Le
+caractère grandiose de ses poésies excitait tellement mon enthousiasme
+que j'avais pris pour le poète une véritable amitié. Tout prodigieux
+qu'était l'orgueil de cet homme, je le trouvais si naturel qu'il ne me
+venait point en tête que le ridicule dût jamais s'y attacher. Ainsi, le
+jour où Lebrun termina son ode _exegi monumentum_ et qu'il nous la fit
+entendre il put arriver à ces vers:
+
+ Comme un cèdre aux vastes ombrages,
+ Mon nom, croissant avec les âges,
+ Règne sur la postérité.
+ Siècles, vous êtes ma conquête;
+ Et la palme qui ceint ma tête
+ Rayonne d'immortalité.
+
+sans que personne de nous y trouvât rien à dire, sinon: c'est superbe!
+c'est vrai!
+
+Lebrun venait très souvent chez moi; je n'arrangeais pas la plus petite
+réunion que je ne l'invitasse un des premiers, et mon admiration pour
+son talent me le faisait aimer au point, que je ne pouvais souffrir que
+l'on dît du mal de lui. Un jour, j'avais quelques personnes à dîner;
+j'entendis attaquer sa moralité de la façon la plus grave. On disait,
+entre autres choses, qu'il avait vendu sa femme au prince de Conti. On
+sent bien que je n'en voulus rien croire; j'étais furieuse:--Ne m'a-t-on
+pas aussi calomniée? disais-je dans ma colère. Voyez toutes les
+absurdités que l'on débite sur moi au sujet de M. de Calonne? Ce que
+vous dites n'est pas plus vrai, j'en suis certaine. Enfin voyant que je
+ne parvenais pas à dissuader les accusateurs, je pris le parti de
+quitter la table pour aller pleurer dans ma chambre à coucher. Doyen
+arrive, il me trouve en larmes.--Eh qu'avez-vous donc, mon enfant?
+dit-il.--Je n'ai pu tenir avec ces messieurs, répondis-je, ils
+calomnient Lebrun d'une manière horrible. Et je lui racontai ce qui
+s'était dit. Doyen sourit.--Je ne prétends pas, reprit-il, que tout ceci
+soit vrai; mais vous êtes trop jeune, ma chère amie, pour savoir que la
+plupart des beaux esprits ont tout à la maison de campagne, et rien à la
+maison de ville, autrement dit, tout dans la tête et rien dans le coeur.
+Plus tard, je me suis rappelé bien des fois ce mot de Doyen.
+
+Lorsque j'ai connu Lebrun, il était fort pauvre, et toujours vêtu comme
+un misérable. M. de Vaudreuil, qui n'avait pas tardé à s'enflammer avec
+raison pour son beau talent, lui envoya, sans se faire connaître, un
+grand coffre, rempli de linge et d'habits. Je ne sais si le poète est
+parvenu à deviner l'auteur de ce don anonyme; mais la révolution venue,
+il est de fait qu'il n'a jamais vociféré contre M. de Vaudreuil autant
+qu'il vociférait contre beaucoup d'autres. À la vérité, M. de Vaudreuil
+ne négligeait aucune occasion de le faire connaître et de répandre sa
+réputation. Lebrun n'avait encore rien imprimé, que le comte, ravi de
+l'ode sur _les Courtisans_, parla de cette ode à la reine, qui lui
+marqua quelque désir de la connaître. M. de Vaudreuil s'empressa de
+l'apporter et de la lire à Sa Majesté. Quand il eut fini: «Savez-vous,
+lui dit la reine, qu'il nous ôte notre enveloppe?»
+
+M. de Vaudreuil me rapporta cette réflexion si juste: elle me frappa
+beaucoup plus qu'elle ne l'avait frappé lui-même; car il ne voulait voir
+dans tout cela que de la philosophie poétisée, tandis que Lebrun et ses
+pareils prêchaient pour l'avenir. La preuve en est que, pendant la
+révolution, ce Pindare devint atroce. Ses strophes sur la mort du roi et
+de la reine sont infernales. Pour la honte de sa mémoire, je voudrais
+qu'elles fussent imprimées en face du quatrain composé par lui, le jour
+où le roi lui fit une pension, et qui finit ainsi:
+
+ Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur,
+ Coulez pour la reconnaissance.
+
+Bien loin de là, l'aimable et bon M. Desprès a supprimé, dans le nouveau
+recueil des poésies de Lebrun, toutes les horreurs, espérant sans doute
+les faire oublier à jamais. Pour moi, j'aime mieux que justice soit
+faite, et cela quel que soit le talent de l'homme.
+
+À ma rentrée en France, Lebrun vivait encore; mais ni lui ni moi n'avons
+jamais désiré nous revoir.
+
+
+
+
+CHAMPFORT.
+
+
+De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était un que
+j'ai toujours détesté, comme par inspiration de l'avenir: c'était
+Champfort. Je le recevais pourtant très souvent, par complaisance pour
+quelques-uns de mes amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait
+gagné le coeur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa conversation
+était fort spirituelle, mais âcre, pleine de fiel et sans aucun charme
+pour moi, à qui, du reste, son cynisme et sa saleté déplaisaient
+souverainement.
+
+Son véritable nom était Nicolas; il le changea sur le conseil de M. de
+Vaudreuil, qui désirait le pousser dans le monde, et même à la cour s'il
+était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement logé chez lui, et
+vivant presque toujours à Versailles, en son absence, il faisait servir
+une table pour Champfort et ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter.
+Enfin, il traitait cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses
+amis les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir vécu dans
+la maison d'un _ci-devant noble_, répondait lâchement: «Que voulez-vous?
+j'étais Platon à la cour du tyran Denis.» Je vous demande quel tyran
+c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel Platon était-ce que
+Champfort!
+
+Des liaisons intimes avec Mirabeau, et par-dessus tout, l'envie des
+grands, qui, de tout temps, avait rongé son ame, n'avait pas tardé à
+faire de Champfort un partisan énergumène de la révolution. Oubliant, ou
+plutôt se rappelant, qu'il avait été secrétaire des commandemens de M.
+le prince de Condé et de madame Élisabeth, qui tous deux l'avaient
+comblé de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis
+du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe, qui prétend que les
+loups ne se mangent point entre eux, Champfort fut mis en prison par les
+hommes qu'avaient si bien servis sa voix et sa plume; et comme on venait
+l'arrêter une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa la
+gorge avec son rasoir.
+
+
+
+
+LA MARQUISE DE GROLLIER.
+
+
+Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu le monde, était connue de
+toute la haute société, dont elle faisait le charme et l'ornement par
+son esprit supérieur. L'éducation qu'elle avait reçue était fort
+au-dessus de celle que reçoivent habituellement les femmes: elle savait
+le grec, le latin, et connaissait parfaitement les maîtres classiques;
+mais dans un salon, elle ne montrait jamais que son esprit et cachait
+son savoir. Une personne médiocre peut se prévaloir avec orgueil de
+quelque légère instruction; madame de Grollier, toujours simple,
+toujours naturelle, n'annonçait aucune prétention et n'avait aucune
+pédanterie.
+
+Dans les premiers temps de mon mariage, j'allais fort rarement dans le
+monde, je préférais aux nombreuses réunions les très petits comités de
+la marquise de Grollier; il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais
+beaucoup mieux, de passer ma soirée entière seule avec elle. Sa
+conversation, toujours animée, était riche d'idées, pleine de traits, et
+pourtant on ne pourrait citer parmi tant de bons mots qui lui
+échappaient sans cesse, un seul mot qui fût entaché de médisance; ceci
+est d'autant plus remarquable, que cette femme si supérieure devait à
+son tact, à l'extrême finesse de son esprit, une parfaite connaissance
+des hommes, et qu'elle était un peu misanthrope; plus d'une fois ses
+discours m'en fournissaient la preuve; par exemple, elle avait un chien
+qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et aveugle, faisait le bonheur de
+tous ses instans; j'en avais un aussi que j'aimais beaucoup. Un jour que
+nous nous entretenions ensemble de l'attachement et de la fidélité de
+nos deux petites bêtes:--Je voudrais, dis-je, que les chiens pussent
+parler, ils nous diraient de si jolies choses!--S'ils parlaient, ma
+chère, répondit-elle, ils entendraient, et seraient bientôt corrompus.
+
+Madame de Grollier peignait les fleurs avec une grande supériorité. Bien
+loin que son talent fût ce qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup
+de ses tableaux pourraient être placés à coté de ceux de Wanspeudev,
+dont elle était l'élève; elle parlait peinture à merveille, comme elle
+parlait de tout, au reste, car je ne suis jamais sortie du salon de
+madame de Grollier, sans avoir appris quelque chose d'intéressant ou
+d'instructif; aussi je ne la quittais qu'avec regret, et j'avais
+tellement l'habitude d'aller chez elle, que mon cocher m'y menait sans
+que je lui dise rien, ce qu'elle m'a bien souvent rappelé d'un air tout
+aimable.
+
+Comme il faut des ombres aux tableaux, quelques personnes ont reproché à
+madame de Grollier de l'exagération dans ses sentimens et dans ses
+opinions. Il est bien certain que sur toute espèce de choses, elle avait
+un peu d'exaltation dans l'esprit; mais il en résultait tant de
+générosité de coeur, tant de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon
+d'être des amis véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles
+jusqu'à son dernier jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame
+de Grollier, ce charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne
+connaît plus aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas!
+elle a fini, et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie;
+elle a fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su
+que peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les
+yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une
+prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui
+l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette
+restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français.
+Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier
+soupir.
+
+
+
+
+MADAME DE GENLIS.
+
+
+J'ai connu madame de Genlis avant la révolution. Elle vint me voir, me
+présenta aux jeunes princes d'Orléans, dont elle faisait l'éducation,
+puis, peu de temps après, elle m'amena Paméla, qui me parut aussi jolie
+qu'on peut l'être. Madame de Genlis était coquette pour cette jeune
+personne, dont elle cherchait à faire valoir les charmes. Je me rappelle
+qu'elle lui faisait prendre différentes attitudes, lever les yeux au
+ciel, donner à son beau visage diverses expressions, et quoique tout
+cela fût fort agréable à voir, il me parut qu'une aussi profonde étude
+de coquetterie pourrait profiter beaucoup trop à l'écolière.
+
+La conversation de madame de Genlis m'a toujours semblé préférable à ses
+ouvrages, quoiqu'elle en ait fait de charmans, notamment _Mademoiselle
+de Clermont_, que je regarde comme son chef-d'oeuvre. Mais lorsqu'elle
+causait, son langage avait un certain abandon, et sur plusieurs points
+une certaine franchise, qui manquent à ses écrits. Elle racontait d'une
+manière ravissante, et pouvait raconter beaucoup; car nul, je crois,
+n'avait vu, soit à la cour, soit à la ville, plus de personnes et plus
+de choses qu'elle n'en avait vues. Ses moindres discours avaient un
+charme dont il est difficile de donner l'idée. Ses expressions avaient
+tant de grâce, le choix de tous ses mots était de si bon goût, qu'on
+aurait voulu pouvoir écrire ce qu'elle disait. Au retour de mes voyages,
+elle vint un matin chez moi, et comme elle m'avait annoncé sa visite,
+j'en avertis plusieurs personnes de ma connaissance, dont quelques-unes
+n'aimaient point madame de Genlis. À peine eut-elle causé, pendant une
+demi-heure, qu'amis, ennemis, tout était ravi, et comme enchanté par
+cette conversation si brillante.
+
+Madame de Genlis n'a jamais dû être précisément jolie; elle était assez
+grande et très bien faite; elle avait beaucoup de physionomie, le regard
+et le sourire très fin. Je pense que sa figure aurait pris difficilement
+l'expression de la bonté; mais elle prenait toute autre expression avec
+une mobilité prodigieuse.
+
+
+
+
+MADAME DE VERDUN.
+
+
+Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de
+Verdun peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois.
+La bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher
+généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle
+ait été ma première et qu'elle soit encore ma meilleure amie. Son mari
+était fermier-général: c'était un homme froid en apparence, mais plein
+d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des malheureux sans se
+presser de les secourir. Il était propriétaire du château de Colombes,
+près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine
+Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient
+presque tous peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces
+peintures remarquables, et M. de Verdun, très amateur et connaisseur,
+ayant entrepris de les faire réparer, y réussit parfaitement.
+
+Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite.
+M. et madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable,
+composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels.
+Carmontel, ami intime des maîtres de la maison, nous était d'une
+ressource extrême; il nous faisait jouer ses Proverbes. D'ailleurs la
+conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui nous gagnât, tant
+elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de chercher à
+retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la
+conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout
+perdu; on ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je
+ne me suis que trop assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon
+que ce soit, vous trouverez les femmes bâillant en cercle, et les
+hommes, dans un coin du salon, se disputant sur telle et telle loi; mais
+nous avons vu finir, comme tant d'autres choses, ce qu'on appelait la
+conversation, c'est-à-dire un des plus grands charmes de la société
+française.
+
+La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on
+savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison,
+et l'on peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire
+à l'honneur de l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention
+fut arrivée à Colombes, les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à
+Paris réclamer en pleurant leur bienfaiteur. Cette démarche empêcha les
+autorités d'oser le mettre à mort; néanmoins il restait toujours
+prisonnier, quand ces braves gens revinrent une seconde fois, et
+renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils obtinrent enfin
+sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle, éprouva une
+si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya
+chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison,
+pensant arriver plus vite ainsi.
+
+
+
+
+ROBERT.
+
+
+Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines;
+ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de
+Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire
+peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a
+laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que
+tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on
+peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau
+aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver
+cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de
+lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet.
+
+De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans
+le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs,
+sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et
+je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année.
+Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était
+refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il
+le passait à s'amuser.
+
+Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune
+pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme
+le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait
+été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un
+âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À
+soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si
+leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait
+à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui
+nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il
+traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne;
+puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à
+marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les
+attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que
+l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle.
+
+Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans,
+lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il
+monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en
+risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais
+lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui
+l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres
+une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans
+l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans
+l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser
+les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et
+cela pour six cahiers de papier gris!
+
+C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que
+l'abbé Delille a chanté dans son poëme de _l'Imagination_. Madame de
+Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des
+catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille,
+disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de
+peur.»
+
+Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir
+présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa
+fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien
+portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui
+venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son
+mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un
+coup d'apoplexie foudroyante.
+
+
+
+
+LA DUCHESSE DE POLIGNAC.
+
+
+Il n'est point de calomnie, point d'horreurs que l'envie et la haine
+n'aient inventées contre la duchesse de Polignac; tant de libelles ont
+été écrits pour la perdre, que, joints aux vociférations des
+révolutionnaires, ils ont dû laisser dans l'esprit de quelques gens
+crédules, l'idée que l'amie de Marie-Antoinette était un monstre. Ce
+monstre, je l'ai connu: c'était la plus belle, la plus douce, la plus
+aimable femme qu'on pût voir.
+
+Quelques années avant la révolution, la duchesse de Polignac vint chez
+moi, et j'ai fait plusieurs fois son portrait de même que celui de sa
+fille, la duchesse de Guiche[27]. Madame de Polignac avait l'air si
+jeune qu'on pouvait la croire soeur de sa fille, et toutes deux étaient
+les plus jolies femmes de la cour. Madame de Guiche aurait parfaitement
+servi de modèle pour représenter une des Grâces; quant à sa mère, je
+n'essaierai pas de dépeindre sa figure; cette figure était céleste.
+
+La duchesse de Polignac joignait à sa beauté vraiment ravissante, une
+douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide.
+Tous ceux qui l'ont connue intimement peuvent dire que l'on s'expliquait
+bien vite comment la reine l'avait choisie pour amie, car elle était
+véritablement _l'amie_ de la reine; elle dut à ce titre celui de
+gouvernante des enfans de France: aussitôt, la rage de toutes celles qui
+désiraient cette place ne lui laissa plus de repos; mille calomnies
+atroces furent lancées sur elle. Il m'est arrivé souvent d'entendre
+discourir les personnes de la cour qui lui étaient opposées, et j'avoue
+que je m'indignais d'une méchanceté si noire et si persévérante.
+
+Ce qu'aucun courtisan ne pouvait croire, quoique ce fût l'exacte vérité,
+c'est que madame de Polignac n'avait point envié la place qu'elle
+occupait: il se peut que sa famille se réjouit de l'y voir élevée; mais
+elle-même n'avait cédé qu'à son respect pour le désir de la reine et aux
+instances réitérées du roi; ce qu'elle ambitionnait avant tout, c'était
+sa liberté, au point que la vie de la cour ne lui convenait nullement;
+indolente, paresseuse, le repos aurait fait ses délices, et les devoirs
+de sa place lui semblaient le plus lourd fardeau. Un jour que je faisais
+son profil à Versailles, il ne se passait pas cinq minutes sans que
+notre porte s'ouvrît; on venait lui demander ses ordres, et mille choses
+qu'il fallait pour les enfans.--«Eh! bien, me dit-elle enfin d'un air,
+accablé, tous les matins ce sont les mêmes demandes, je n'ai pas un
+instant à moi jusqu'à l'heure du dîner, et le soir d'autres fatigues
+m'attendent.»
+
+Au château de la Muette, dans lequel elle passa la belle saison, elle
+jouissait d'un peu plus de liberté. Les enfans de France s'y plaisaient
+extrêmement, et elle y donnait de petits bals sans prétention où l'on
+s'amusait beaucoup. C'est là qu'elle est accouchée du comte Melchior de
+Polignac, en même temps que sa fille accouchait du duc de Guiche actuel.
+
+Peu de temps avant la révolution, elle supplia le roi d'accepter sa
+démission qu'il ne voulut pas recevoir; toutefois, sa santé l'obligeant
+à se soigner, elle obtint d'aller prendre des bains renommés en
+Angleterre, et elle partit, dans la ferme intention de quitter sa place
+à son retour; mais j'ai su positivement que le roi, effrayé du chagrin
+qu'allait éprouver la reine, se mit à ses genoux pour obtenir qu'elle
+restât gouvernante des enfans de France. On sent bien qu'une faveur
+aussi éclatante, aussi soutenue, excitait la fureur des envieux. Un
+redoublement de haine s'éleva contre la favorite; il servit
+merveilleusement la révolution qui s'avançait, et qui vint bientôt
+frapper et les Polignac et leurs ennemis.
+
+
+
+
+LE PRINCE DE LIGNE
+
+
+C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne;
+mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous
+nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand
+nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis
+de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques
+autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il
+s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous
+séparions jamais qu'avec peine.
+
+Madame de Staël a dit du prince de Ligne: «Il est peut-être le seul
+étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être
+imitateur!» Et dans un autre endroit: «Les hommes, les choses et les
+événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans
+vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du
+naturel!» Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle
+en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit
+du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si
+justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour
+courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la
+moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières
+conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme
+ordinaire.
+
+Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le
+maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de
+son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu
+d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son
+coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la
+fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses
+profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et
+l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à
+l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême
+générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans
+qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne,
+en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre
+que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait
+en Flandre (en Belgique), et il nous parut très peu affecté de cette
+nouvelle: «Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui
+donc paiera mes dettes?»
+
+Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait
+profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme,
+plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne;
+le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit
+à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre.
+
+Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne,
+dont le style, ce _style parlé_, comme dit madame de Staël, offre un
+charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont
+celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en
+Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si
+souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il
+écrivit de _Parthenizza_: cette lettre est remplie d'idées à la fois si
+spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame
+du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu
+cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore.
+
+
+
+
+LA COMTESSE D'HOUTETOT.
+
+
+J'ai connu la comtesse d'Houtetot long-temps avant la révolution; elle
+s'entourait alors de tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes d'esprit et
+d'artistes célèbres. Comme j'avais un grand désir de la voir, madame de
+Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois,
+où madame d'Houtetot avait une maison, et me fit inviter à passer la
+journée. Je savais qu'elle n'était point jolie, mais d'après la passion
+qu'elle avait inspirée à J.-J. Rousseau, je pensai au moins lui trouver
+un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide,
+qu'aussitôt son roman s'effaça de mon imagination; elle louchait d'une
+telle manière, qu'il était impossible lorsqu'elle vous parlait de
+deviner si c'était à vous que s'adressaient ses paroles; à dîner, je
+croyais toujours qu'elle offrait à une autre personne ce qu'elle
+m'offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que
+son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d'Houtetot
+était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la
+connaissaient, et comme je l'ai toujours trouvée digne d'inspirer les
+sentimens les plus tendres, j'ai fini par croire après tout, qu'elle a
+pu inspirer l'amour.
+
+
+
+
+LE MARÉCHAL DE BIRON, LE MARÉCHAL DE BRISSAC.
+
+
+La figure, la taille, la contenance de ces deux vieux soutiens de la
+monarchie française, sont si bien restées dans ma mémoire,
+qu'aujourd'hui je pourrais les peindre tous deux de souvenir.
+
+Ayant entendu parler du superbe jardin de l'hôtel de Biron, que l'on
+disait rempli des fleurs les plus rares, je fis demander au maréchal la
+permission de m'y promener: il me l'accorda, et je me rendis un matin
+chez lui avec mon frère. Malgré son grand âge (il avait, je crois,
+quatre-vingt-quatre ans) et ses infirmités, le maréchal de Biron,
+marchant avec peine, vint au-devant de moi: il descendit son large
+perron pour me donner la main quand je sortis de ma voiture, puis
+s'excusa beaucoup de ne pouvoir me faire les honneurs de son jardin. Ma
+promenade finie, je revins au salon, où le maréchal me retint longtemps;
+il causait avec grâce et facilité, parlant du temps passé de manière à
+m'intéresser beaucoup. Quand je retournai à ma voiture, il voulut
+absolument me donner la main jusqu'au bas de son perron, et le corps
+droit, la tête nue, il attendit pour rentrer dans la maison qu'il m'eût
+vue partir; cette galanterie dans un homme plus qu'octogénaire me parut
+charmante.
+
+Le maréchal de Biron est mort en 1788[28]; il n'eut pas la douleur
+d'être témoin de la défection des gardes françaises: il avait établi
+dans ce corps une discipline extrêmement sévère, que le duc du Châtelet,
+qui lui succéda, venait de relâcher beaucoup trop quand la révolution
+arriva.
+
+Pour le maréchal de Brissac, je ne l'ai vu qu'aux Tuileries, où il se
+promenait très souvent: il paraissait bien âgé, mais il se tenait fort
+droit, et marchait encore comme un jeune homme; son costume le faisait
+remarquer; car il portait toujours ses cheveux nattés, qui formaient
+deux queues tombant derrière la tête, l'habit long, très ample, avec une
+ceinture au bas de la taille, et des bas à coins brodés en or roulés sur
+ses genoux; une toilette aussi antique ne lui donnait rien de grotesque,
+il avait l'air extrêmement noble, et l'on croyait voir un courtisan
+sortant des salons de Louis XIV.
+
+
+
+
+MONSIEUR DE TALLEYRAND.
+
+
+Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord;
+son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut
+boîteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à
+bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus
+des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de
+luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour
+le convaincre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je
+pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de
+Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup
+d'autres personnes.
+
+Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai
+revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte
+de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors
+il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le
+portrait avant la révolution; c'est d'elle qu'on raconte une aventure
+assez plaisante: M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait
+d'accompagner Bonaparte en Égypte, engagea sa femme à lire quelques
+pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût
+adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son
+bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une
+assez grande partie des aventures de Robinson-Crusoé; à table, la voilà
+qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: «Ah! monsieur, avec
+quel plaisir je viens de lire votre voyage! qu'il est intéressant,
+surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi!» Dieu sait à ces mots
+quelle figure, a dû faire Denon, et surtout M. de Talleyrand? Ce petit
+fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est
+incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu
+d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour
+deux.
+
+
+
+
+LE DOCTEUR FRANKLIN.
+
+
+Je vis pour la première fois le docteur Franklin lorsque je faisais le
+portrait de Monsieur, depuis Louis XVIII; il venait avec les autres
+ambassadeurs faire sa visite de cour; je fus frappée de son extrême
+simplicité: il était vêtu d'un habit gris tout uni, ses cheveux plats,
+sans poudre, tombaient sur ses épaules, et si ce n'eût été son noble
+visage, je l'aurais pris pour un gros fermier, tant il faisait contraste
+avec les autres diplomates, qui tous étaient poudrés, en grande tenue,
+et chamarrés d'or et de cordons.
+
+Nul homme à Paris n'était plus à la mode, plus recherché que le docteur
+Franklin; la foule courait après lui dans les promenades et les lieux
+publics; les chapeaux, les cannes, les tabatières, tout était _à la
+Franklin_, et l'on regardait comme une bonne fortune d'être invité à un
+dîner où se trouvait ce célèbre personnage. Je puis dire toutefois qu'il
+ne suffisait pas de se rencontrer avec lui, fût-ce même très
+fréquemment, pour satisfaire la curiosité qu'il excitait; je l'ai
+beaucoup vu chez madame Brion, qui habitait constamment Passy; Franklin
+passait là toutes ses soirées; madame Brion et ses deux filles faisaient
+de la musique, qu'il semblait écouter avec plaisir, mais dans les
+intervalles des morceaux, je ne lui ai jamais entendu dire un seul mot,
+et j'étais tentée de croire que le docteur était voué au silence.
+
+
+
+
+LE PRINCE DE NASSAU.
+
+
+Je n'étais pas encore mariée quand le prince de Nassau, qui était jeune
+alors, me fut présenté par l'abbé Giroux: il me demanda son portrait,
+que je fis en pied, d'une très petite dimension et à l'huile. Le prince
+de Nassau, surnommé l'invulnérable par le prince de Ligne, était déjà
+connu par des actions d'éclat tellement héroïques, qu'on pourrait les
+croire fabuleuses; sa vie entière offre une suite d'aventures, toutes
+plus surprenantes les unes que les autres: il avait à peu près vingt ans
+lorsqu'il suivit Bougainville dans le voyage autour du monde, et
+s'enfonça dans les déserts, où l'intrépidité qu'il déploya lui valut le
+surnom de _dompteur de monstres_; depuis, vainqueur, sur mer, vainqueur
+sur terre, il s'est, je crois, battu contre toutes les nations du globe;
+toujours guerroyant, toujours en activité, il a couru le monde d'une
+extrémité à l'autre; aussi disait-on qu'il fallait lui adresser ses
+lettres sur les grands chemins.
+
+Rien dans la figure et dans tout l'aspect du prince de Nassau
+n'annonçait le héros d'une histoire aventureuse: il était grand, bien
+fait, avait des traits réguliers avec une grande fraîcheur de carnation;
+mais l'extrême douceur et le calme habituel de sa physionomie ne
+laissaient présumer ni tant de hauts faits, ni cette valeur intrépide
+qui le signalait entre tous; à Vienne, où je l'ai retrouvé pendant
+l'émigration, j'avais mené ma fille, âgée de neuf ans alors, chez
+Casanova, qui dans plusieurs tableaux avait représenté le prince de
+Nassau terrassant des tigres, des lions, etc.; peu de temps après, nous
+nous trouvions un soir chez la princesse de Lorraine, on annonça le
+prince de Nassau; ma fille, qui s'attendait à contempler un homme
+féroce, me dit tout bas:--Comment! est-ce là celui dont j'ai tant
+entendu parler? il a l'air doux et timide comme une demoiselle qui sort
+du couvent.
+
+
+
+
+MONSIEUR DE LA FAYETTE.
+
+
+Peu avant la révolution, je reçus la visite de M. de La Fayette; il vint
+chez moi uniquement pour voir le portrait que je faisais alors de la
+jolie madame de Simiane, à laquelle, dit-on, il rendait des soins;
+depuis je ne l'ai pas même rencontré, et bien certainement nous aurions
+eu de la peine à nous reconnaître, car j'étais jeune lors de cette
+visite, et il l'était aussi, quoique ce fût après son voyage en
+Amérique. Sa figure me parut agréable; son ton, ses manières, avaient
+beaucoup de noblesse, et n'annonçaient pas le moins du monde des goûts
+révolutionnaires.
+
+
+
+
+MADAME DE LA REYNIÈRE.
+
+
+Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et
+passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir
+rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de
+Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais
+très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus
+riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle
+éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande
+et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était
+rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait
+toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le
+souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre,
+qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La
+Reynière: _Elle reçoit fort bien_, répondit-il, _mais je la crois
+attaquée de noblesse_.
+
+Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à
+vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en
+ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait
+de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens
+occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il
+avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans
+ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je
+suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se
+réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses
+forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance
+humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris
+sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du
+tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive
+impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever
+cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la
+Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on
+dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de
+laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La
+Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme,
+quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle
+frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque
+mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose;
+toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point
+sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur.
+
+La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus
+distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les
+hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi,
+auteur d'_Anacharsis_, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si
+spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le
+comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des
+Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient
+habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai
+fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie
+que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès
+le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de
+Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone.
+Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette
+époque, ambassadeur en Russie.
+
+Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La
+Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et
+c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes,
+qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire
+comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle
+aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de
+personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je
+parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout
+celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit
+forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les
+femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient
+chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous
+prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous
+recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille
+de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son
+esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que
+je copie ici, parce qu'elle est peu connue:
+
+ Sur l'air: _Sentir avec ardeur flamme discrète._
+
+ Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire,
+ Les longs propos sont sots.
+ Il faut savoir lire
+ Avant que d'écrire,
+ Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire.
+ Les longs propos sont sots.
+ Il ne faut pas toujours parler,
+ Citer,
+ Dater,
+ Mais écouter;
+ Il faut savoir trancher l'emploi,
+ Du moi,
+ Du moi,
+ Voici pourquoi:
+ Il est tyrannique,
+ Trop académique;
+ L'ennui, l'ennui
+ Marche avec lui.
+ Je me conduis toujours ainsi
+ Ici;
+ Aussi
+ J'ai réussi.
+
+Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait
+un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et
+qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il
+s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom
+de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout
+court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel,
+et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la
+cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait
+la pauvre femme au supplice.
+
+Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se
+montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne
+posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de
+cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur
+démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où
+l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé
+derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui
+cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme
+commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et
+finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil.
+Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot;
+mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui
+s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa
+poche:--Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé
+faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le
+ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne
+m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma
+coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous
+couperons demain la gorge ensemble.--Monsieur, répondit l'inconnu en
+riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant
+que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le
+petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi
+tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde.
+
+
+
+
+DAVID.
+
+
+Je recherchais avec empressement la société de tous les artistes
+renommés, et principalement celle des artistes qui se distinguaient dans
+mon art. David venait donc assez fréquemment chez moi, quand tout à coup
+il n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus devoir lui
+adresser quelques reproches aimables à ce sujet.--Je n'aime pas, me
+dit-il, à me trouver avec des domestiques de condition.--Comment?
+répondis-je: avez-vous pu remarquer que je traite les personnes de la
+cour mieux que d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout
+le monde avec les mêmes égards? Et comme il insistait d'un air
+humoriste:--Ah! dis-je en riant, je crois que vous avez de l'orgueil,
+que vous souffrez de n'être pas duc ou marquis. Pour moi, à qui les
+titres sont parfaitement indifférens, je reçois avec plaisir tous les
+gens aimables.
+
+Depuis lors David n'est point revenu chez moi. Il fit même rejaillir sur
+ma personne la haine qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve
+en est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit
+contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué d'inscrire
+toutes les infâmes calomnies dont j'avais été l'objet. Ce livre restait
+constamment dans son atelier sur un tabouret, toujours ouvert,
+précisément à la page où il était question de moi. Une pareille
+méchanceté était si noire et si puérile à la fois, que je n'y aurais
+point ajouté croyance, si je n'en eusse été instruite par M. de
+Fitzjames, le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma
+connaissance qui tous avaient remarqué le fait, et même à plusieurs
+reprises.
+
+Il faut dire toutefois que David aimait tellement son art, qu'aucune
+haine ne l'empêchait de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir.
+Après que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le portrait de
+Paësiello, que je venais de faire à Naples. On le plaça au salon en
+pendant d'un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu
+satisfait. S'étant approché de mon tableau, il le regarda long-temps,
+puis se retournant vers quelques-uns de ses élèves et d'autres personnes
+qui l'environnaient:--On croirait, dit-il, mon portrait fait par une
+femme et le Paësiello par un homme. C'est de M. Lebrun, qui était
+témoin, que je tiens ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en
+toute occasion David ne me refusait point ses éloges.
+
+Il est bien vraisemblable que des louanges aussi flatteuses sur mon
+talent m'auraient fait oublier tôt ou tard les attaques de David contre
+ma personne; mais ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce
+conduite qu'il a tenue pendant la terreur; ce sont les persécutions
+exercées lâchement par lui contre un grand nombre d'artistes, entre
+autres contre Robert le paysagiste qu'il fit arrêter et traiter dans la
+prison avec une sévérité qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été
+impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus rentrée
+en France, un de nos plus célèbres peintres étant venu chez moi, me dit
+dans la conversation que David avait un vif désir de me revoir. Je ne
+répondis pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement
+d'esprit, il comprit que mon silence n'était point celui auquel on peut
+appliquer le proverbe: _qui ne dit rien consent_.
+
+
+
+
+M. DE BEAUJON.
+
+
+M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il
+destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui
+porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on
+appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné
+millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul,
+assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il
+avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se
+servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat
+d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de
+trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise,
+et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de
+Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames,
+toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans
+le monde les _berceuses_ de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres
+chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et
+payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles
+accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul.
+
+M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant
+jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de
+son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à
+mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à
+finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le
+portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de
+placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été
+instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment
+d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du
+temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte
+que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre
+revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point
+que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le
+plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre
+cinq minutes.
+
+Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter
+son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence:
+aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout
+était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon
+renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable,
+tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent
+mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands
+et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait;
+d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient
+meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était
+charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en
+belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien
+vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du
+premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre
+entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une
+énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit
+dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de
+l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le
+parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une
+énorme quantité de fleurs et d'arbres verts.
+
+Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans
+donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler
+une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais,
+jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit
+demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé
+dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que
+je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le
+conduisait:--Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente
+chère?--Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met
+jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais
+passant alors dans le premier salon:--Voilà du moins ce qui doit réjouir
+ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.--Hélas! monsieur, mon
+maître est presque aveugle.--Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second
+salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne
+musique.--Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on
+fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir
+quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se
+déployait sous ses fenêtres:--Mais enfin, votre maître peut jouir du
+plaisir de la promenade.--Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce
+moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se
+trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:--Enfin voilà plus
+d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le
+domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et
+n'ajouta rien de plus.
+
+M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M.
+de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste,
+et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui
+les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et
+la matière.
+
+M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses
+opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse
+il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il
+dépensait en bonnes oeuvres une grande partie de son immense fortune;
+jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du
+faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un
+bienfaiteur de l'humanité.
+
+
+
+
+M. BOUTIN.
+
+
+Un autre financier immensément riche et tout aussi bienfaisant que M. de
+Beaujon était M. Boutin pour qui j'avais beaucoup d'amitié. M. Boutin
+n'était plus jeune quand je fis connaissance avec lui; il était petit et
+boiteux, gai, spirituel, et d'un caractère si affable, si bon, que l'on
+s'attachait véritablement à lui dès qu'on le voyait un peu intimement.
+Comme il possédait une très grande fortune, il recevait souvent et avec
+une extrême noblesse ses nombreux amis, sans que cela portât en rien
+préjudice aux secours qu'il accordait à tant de pauvres dont il était
+l'appui. M. Boutin faisait les honneurs de chez lui avec une grâce
+parfaite: j'ai pu en juger souvent; car il avait arrangé pour moi,
+disait-il, un dîner du jeudi, où se trouvaient tous mes intimes:
+Brongniart, Robert et sa femme, Lebrun le poète, l'abbé Delille, le
+comte de Vaudreuil, qui ne manquait jamais cette réunion quand il se
+trouvait à Paris le jeudi, etc., etc. Nous étions au plus douze
+personnes à table, et ces dîners étaient si amusans qu'ils me faisaient
+fausser une fois par semaine la parole que je m'étais donnée de ne
+jamais dîner hors de chez moi. Ils avaient lieu dans cette charmante
+maison de M. Boutin, placée sur la hauteur du magnifique jardin qu'il
+avait nommé Tivoli: à cette époque la rue de Clichy n'était point encore
+bâtie, et quand on se trouvait là, au milieu d'arbres superbes qui
+formaient de belles et grandes allées, on pouvait se croire tout à fait
+à la campagne, je puis même dire que cette belle habitation me semblait
+un peu trop isolée; j'aurais eu peur d'y aller le soir et je conseillais
+souvent à M. Boutin de ne jamais revenir seul.
+
+Lorsque j'eus quitté la France, mon frère m'écrivit que M. Boutin avait
+continué ses dîners du jeudi en souvenir de moi; que l'on y buvait à ma
+santé, ainsi qu'à celle de M. de Vaudreuil, qui avait émigré alors. Pour
+son malheur M. Boutin pensa comme M. de Laborde, qui me disait dans une
+lettre que je reçus de lui à Rome: «Je reste en France; je suis
+tranquille. Comme je n'ai jamais fait de mal à personne...!» Hélas! lui
+aussi, ce bon et aimable M. Boutin n'avait jamais fait de mal à
+personne: tous deux n'en sont pas moins tombés sous la hache
+révolutionnaire; car tous deux étaient riches, et l'on voulait leurs
+biens. Je ne puis exprimer la douleur que me fit éprouver cette
+nouvelle; M. Boutin était un de ces hommes que je regretterai toute ma
+vie.
+
+Le gouvernement s'empara de tout ce qu'il possédait. Son beau parc fut
+totalement détruit, à l'exception d'une petite partie dont on fit une
+promenade à la mode sous le nom de Tivoli, et dans laquelle se donnent,
+dit-on, de fort belles fêtes que je n'ai jamais vues; car on pense bien
+qu'à mon retour en France je n'ai pas eu le courage de retourner dans ce
+triste lieu.
+
+
+
+
+M. DE SAINTE-JAMES.
+
+
+M. de Sainte-James était fermier-général, puissamment riche, et vraiment
+financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne
+grandeur, gros et gras, au visage très coloré de cette fraîcheur qu'on
+peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est
+heureux. M. de Sainte-James tenait un état de maison de la plus grande
+opulence; il habitait un des beaux hôtels de la place Vendôme, et
+donnait là de très grands et bons dîners, où il réunissait trente ou
+quarante personnes pour le moins. N'ayant pu refuser d'y aller une fois,
+je regrettai beaucoup de n'être ni gourmande ni friande; car sous ces
+deux rapports j'aurais été complètement satisfaite, tandis que cette
+société si nombreuse ne me sembla pas, à beaucoup près, aussi aimable
+que celle qu'on trouvait chez ce bon M. Boutin. M. de Sainte-James
+recevait son monde avec plus de bonhomie que de grâces. Après le dîner
+on passait dans un superbe salon, entièrement garni de glaces; mais tout
+cela ne faisait point que tant de personnes réunies, qui ne se
+connaissaient pas, pussent causer ensemble avec cette espèce de
+confiance et d'intimité qui fait le charme des conversations.
+
+Plus tard, lorsque M. de Sainte-James eut arrangé sa maison et son
+magnifique jardin de Neuilly, ce qu'on a toujours appelé _la folie
+Sainte-James_, il m'engagea à venir y dîner avec quelques-uns de mes
+amis. Cette journée fut agréable, il nous promena dans ce beau parc, qui
+venait de coûter des trésors. Entre autres folles dépenses, on avait
+construit un rocher factice, dont les énormes pierres, apportées de fort
+loin sans doute, et à bien grands frais, avaient l'air de n'être que
+suspendues. J'avoue que je le traversai très rapidement, tant ces voûtes
+immenses me paraissaient peu solides.
+
+C'est dans cette superbe habitation que M. de Sainte-James se plaisait à
+donner de véritables fêtes. Je m'y rendis un jour pour y voir jouer la
+comédie. Tant de personnes étaient invitées et parcouraient le jardin
+avant et après le spectacle, qu'on se croyait dans une promenade
+publique.
+
+Il faut croire que la révolution n'est point arrivée à temps pour punir
+M. de Sainte-James d'avoir étalé tant de magnificence, car je n'ai
+jamais entendu dire, ni dans l'étranger, ni depuis mon retour en France,
+qu'il ait été guillotiné. Une mort naturelle l'aura soustrait au sort
+affreux de M. de Laborde et de M. Boutin.
+
+
+
+
+LA COMTESSE D'ANGEVILLIERS.
+
+
+Madame d'Angevilliers était ce qu'on appelle un bel esprit. Elle en
+avait déjà la réputation lorsqu'elle était madame Marchais. Tous les
+hommes de lettres, et même les savans, composaient alors sa société. Le
+comte d'Angevilliers, qu'elle recevait souvent, en devint amoureux et
+l'épousa. Elle avait un tel ascendant sur lui qu'il ne parlait point en
+sa présence, quoiqu'il eût de l'esprit, du goût et des connaissances
+qu'on pouvait apprécier aisément partout où n'était pas sa femme.
+
+Il me serait impossible de dire si madame d'Angevilliers était laide ou
+jolie; je l'ai cependant vue nombre de fois, et j'ai souvent été placée
+à table à côté d'elle. Mais elle avait toujours la figure cachée sous un
+voile, qu'elle n'ôtait pas même pour dîner. Ce voile couvrait, ainsi que
+son visage, un énorme bouquet de branches d'arbres verts, qu'elle
+portait constamment à son côté. Je ne concevais pas comment elle pouvait
+_s'enfermer_ ainsi avec ce bouquet sans prendre mal à la tête: mais plus
+tard, quand je suis entrée dans sa chambre à coucher, j'ai été encore
+plus surprise de voir cette chambre garnie de gradins toujours couverts
+d'arbres verts de toute espèce, que l'on n'ôtait pas même la nuit.
+
+Madame d'Angevilliers était aussi polie qu'on pouvait l'être, mais si
+étrangement complimenteuse, qu'on lui en voulait quelquefois de rendre
+la politesse ridicule. Un jour que M. d'Angevilliers avait engagé à
+dîner plusieurs artistes de l'Académie de peinture, Vestier y vint.
+Vestier était fort bon peintre de portraits et venait d'exposer au salon
+un tableau de famille très bien composé et très harmonieux qu'on avait
+beaucoup remarqué. Mais il pouvait avoir au moins cinquante ans, il
+était maigre, pâle et prodigieusement laid. Madame d'Angevilliers, qui
+désirait lui adresser quelques mots flatteurs, lui dit tout haut:--_En
+vérité, Monsieur, je vous trouve embelli_. Le pauvre Vestier devint
+rouge comme un coq, il regardait à droite et à gauche pour voir si ces
+paroles ne s'adressaient pas à quelque autre qu'à lui, en sorte que le
+fou rire me prit.
+
+C'est chez madame d'Angevilliers que j'ai dîné pour la première fois
+avec le marquis de Bièvre, qui est devenu célèbre comme faiseur de
+calembourgs. J'eus du malheur, car le jour dont je parle il n'en fit
+aucun; mais on m'en apprit un fort joli qu'il avait adressé à la reine.
+Sa Majesté lui demandant un calembourg, M. de Bièvre, s'étant incliné,
+s'aperçut que la reine avait des souliers verts:--Les désirs de Votre
+Majesté sont des ordres, dit-il aussitôt, l'univers est à ses pieds.
+
+
+
+
+GINGUENÉ.
+
+
+Ginguené m'avait été présenté par Lebrun le poète comme son ami intime,
+en sorte qu'il venait quelquefois à mes soirées, quoiqu'il ne me plût
+sous aucuns rapports. Je lui trouvais un esprit sec, sans charme et sans
+gaieté; il n'était pas en harmonie avec ma société, et ses oeuvres
+m'étaient tout aussi antipathiques que sa conversation. En 1789, il nous
+lut une ode qu'il venait de faire pour M. Necker. Cette ode pouvait
+passer pour le programme de 1793, il y parlait de victimes, et soutenait
+qu'on ne pouvait régénérer la France sans répandre du sang. Des opinions
+aussi atroces me faisaient frissonner. Le comte de Vaudreuil, qui était
+présent, ne dit rien, mais nous nous regardâmes, et je vis bien qu'ainsi
+que moi il devinait l'homme.
+
+Ginguené ne quittait guère son ami Lebrun Pindare. Sitôt après la mort
+de celui-ci, il alla trouver madame Lebrun (qui par parenthèse avait été
+cuisinière), et lui demanda les manuscrits de Lebrun, dont il désirait
+se faire éditeur. Madame Lebrun les lui remit tous. En les feuilletant
+pour les mettre en ordre, Ginguené fut un peu saisi de trouver plus de
+cent épigrammes faites contre lui-même; quelques-unes étaient atroces.
+On conçoit que l'éditeur les mit toutes de côté; mais je l'ai toujours
+soupçonné de s'être vengé en faisant imprimer trop de choses faibles et
+inutiles dans les oeuvres de Lebrun, ce qui nuit beaucoup à un recueil
+qui pouvait être excellent.
+
+Tout le monde sait que, la révolution venue, Ginguené s'y jeta à corps
+perdu, et qu'il témoignait hautement son regret de n'avoir pas été à
+même de voter la mort de Louis XVI.
+
+
+
+
+VIGÉE.
+
+
+Mon frère était un de ces hommes faits pour se voir très recherchés dans
+la société. Il avait un excellent ton, ayant fréquenté fort jeune la
+bonne compagnie, de l'esprit, de l'instruction; il faisait de très jolis
+vers avec une extrême facilité, et jouait la comédie mieux que beaucoup
+d'acteurs. Il contribuait infiniment au charme et à la gaieté de toutes
+nos réunions; peut-être même l'empressement que mettait le monde à le
+rechercher a-t-il nui à sa carrière littéraire, car nous lui prenions
+beaucoup de temps. Il lui en resta assez néanmoins pour se distinguer
+comme homme de lettres. Outre le cours de littérature qu'il fit à
+l'Athénée avec un grand succès, quoiqu'il succédât au cours que venait
+d'y faire La Harpe, Vigée a laissé un volume de poésies légères et
+plusieurs comédies écrites en vers, dont deux, _les Aveux difficiles_ et
+_l'Entrevue_ sont restées fort long-temps au répertoire du
+Théâtre-Français. Je suis même surprise qu'on ne les donne plus, surtout
+_l'Entrevue_, charmante petite pièce, que mademoiselle Contat et Molé
+jouaient admirablement.
+
+Mon frère, jeune encore, épousa la fille aînée de M. de Rivière, chargé
+d'affaires de Saxe: c'était une femme charmante, pleine de vertus et de
+talens, si excellente musicienne, et douée d'une si belle voix, qu'elle
+a chanté chez moi avec madame Todi, sans que la comparaison lui fût
+défavorable.
+
+Mon frère et mademoiselle de Rivière n'ont laissé de leur mariage qu'un
+seul enfant, ma nièce, ma bien-aimée nièce, celle qui m'a rendu une
+fille depuis, hélas! que j'ai perdu la mienne.
+
+
+
+
+LE MARQUIS DE RIVIÈRE.
+
+
+Jamais je ne pense à ce brave sans songer aux anciens preux; tout en lui
+était chevaleresque; il a cent fois affronté la mort, et la mort la plus
+horrible, avec un courage, un sang-froid, une persévérance inimaginable,
+pour servir le prince auquel il avait consacré sa vie; et ce dévouement
+si complet, si constant, ne prenait sa source dans aucune ambition, mais
+dans l'amitié la plus vive, dans une amitié bien rare même entre
+particuliers. Cette affection du marquis de Rivière pour M. le comte
+d'Artois dominait en lui tout autre sentiment; elle a pu le conduire à
+l'exil, à la pauvreté, dans les cachots, sans qu'il crût lui faire trop
+de sacrifices. «Je n'ai plus rien, me disait-il un jour à Londres; mais,
+ajouta-t-il en mettant la main sur son coeur, où était toujours placé le
+portrait de son prince chéri, la dernière goutte du sang qui coule là
+est pour lui. Peut-être le sort m'a-t-il préservé si souvent parce que
+je dois lui être utile. Je serais bien heureux alors d'avoir échappé
+tant de fois à la mort.»
+
+C'est par suite d'un désir si louable qu'on a toujours vu M. de Rivière
+se charger des missions les plus importantes et souvent les plus
+dangereuses. Le repos lui était devenu étranger, ne lui semblait plus
+nécessaire; il partait pour Vienne, pour Berlin, pour Pétersbourg, etc.,
+portant aux rois qui restaient encore sur leurs trônes les demandes d'un
+roi tombé du sien. Il courait jour et nuit sans s'arrêter, quelquefois
+sans prendre de nourriture, et remplissait sa mission avec tant de
+noblesse et d'habileté, qu'il emportait l'estime et la considération de
+tous les souverains et de tous les diplomates de l'Europe. Ces voyages
+répétés d'une manière vraiment fabuleuse n'avaient rien de dangereux, à
+part l'extrême fatigue qu'ils lui causaient; mais combien de fois ne
+s'est-il pas introduit en France, sur cette terre qu'il ne pouvait
+toucher qu'au risque de sa tête? Dans les nombreuses courses qu'il
+faisait à Paris pendant le temps de la terreur, combien de fois son
+zèle, son activité, lui ont-ils fait affronter la mort? Dieu semblait le
+protéger. Un jour, sur le point de débarquer en Bretagne, il trouve la
+côte garnie de soldats; à l'instant il saute du canot dans la mer,
+plonge, et reste sous l'eau jusqu'au moment où, la côte devenue libre,
+il lui est possible de gagner la terre. Il entrait à Paris et il en
+sortait tantôt déguisé en marchand d'allumettes, tantôt sous tout autre
+déguisement du même genre. Il s'y tenait caché le jour chez un brave
+homme qui l'avait servi autrefois et lui était entièrement dévoué; il ne
+pouvait agir que la nuit en s'exposant encore aux plus grands périls;
+fallait-il repartir, il ne parvenait souvent à se soustraire aux
+poursuites qu'il excitait qu'en sautant des ravins profonds, en
+traversant rapidement des rivières à la nage; souffrant la faim, la
+soif, ne pouvant prendre aucun repos. C'est ainsi qu'il parvint toujours
+à s'échapper jusqu'à la triste affaire de Georges. Je me souviens que,
+peu de temps avant cette fatale entreprise, je me trouvais à Londres
+avec lui dans une maison où se trouvait aussi Pichegru. M. de Rivière,
+qui prétendait que j'étais excellente physionomiste, s'approcha de moi
+et me montrant le général français: «Observez cet homme, me dit-il,
+croyez-vous qu'on puisse s'y fier, qu'il ne trahira pas?» On pense bien
+que j'ignorais complètement de quelle affaire il s'agissait; mais je
+regardai Pichegru et je répondis sans hésiter:--«On peut s'y fier; la
+franchise me paraît siéger sur ce front-là.» Pichegru ne trahit point en
+effet, on sait trop qu'il est mort la première victime de cette
+malheureuse tentative. Le sort de M. de Rivière ne fut pas aussi
+affreux, quoique sa prison ait été bien longue et bien cruelle; car il
+m'a raconté à mon retour en France que le premier cachot où il fut mis
+était plein d'une eau stagnante qui lui venait jusqu'à la cheville. Si
+l'on joint à cette situation l'idée que cette prison ne s'ouvrirait
+peut-être jamais pour lui, et la douleur de vivre loin de son prince
+bien-aimé, loin de tous ses amis, on juge de ce qu'il a dû souffrir.
+C'est à cette époque de malheur que M. de Rivière devint dévot, et qu'il
+puisa dans la religion la force qui lui était nécessaire pour supporter
+tant de peines et tant de privations.
+
+Après être resté plusieurs années en prison, il en sortit enfin sur sa
+parole d'honneur de ne point quitter la France; car Bonaparte lui-même
+savait ce qu'était la parole d'honneur de M. de Rivière, qui la respecta
+scrupuleusement en effet, jusqu'au jour où il eut l'ineffable joie de
+voir revenir les Bourbons.
+
+On sait que le roi le fit duc, qu'il fut envoyé à Constantinople comme
+ambassadeur dans des circonstances difficiles, et qu'enfin Charles X
+l'avait choisi pour gouverneur du duc de Bordeaux, quand une mort
+prématurée vint l'enlever à son jeune élève, à son prince chéri, et l'on
+peut dire à la France.
+
+Ayant appris à quel point Charles X ressentait douloureusement la perte
+d'un tel ami, comme j'avais déjà fait de souvenir le portrait de
+plusieurs personnes, j'essayai de faire ainsi celui de M. de Rivière;
+j'eus le bonheur de réussir. Je portai aussitôt le portrait au roi, qui
+le reçut avec une extrême sensibilité, et qui s'écria les larmes aux
+yeux:--Ah! madame Lebrun, combien je vous suis obligé de votre heureuse
+et touchante idée! J'étais plus que payée par ces paroles; mais je n'en
+reçus pas moins le lendemain de Sa Majesté un superbe nécessaire en
+vermeil, que je garderai toute ma vie.
+
+Le duc de Rivière était d'une taille moyenne, ni beau ni laid; on ne
+pouvait remarquer dans sa figure qu'une extrême finesse de regard, qui,
+jointe à une expression de franchise et de bonté, annonçait tout le
+caractère de l'homme. Tel que je le dépeins, cependant, M. de Rivière a
+toujours fait les conquêtes les plus brillantes. Il ne les devait point
+à ses avantages extérieurs, mais bien aux qualités de son ame,
+auxquelles il devait aussi tant d'amis, qui lui sont restés attachés
+jusqu'à sa mort et ne perdront jamais son souvenir. Parmi plusieurs
+beautés distinguées qui ont eu de l'amour pour lui, la dernière surtout
+était bien certainement la plus jolie femme de la cour; elle l'a aimé
+tant qu'elle a vécu, et M. de Rivière lui conservait un souvenir
+touchant. Il portait habituellement sur son coeur, à côté du portrait de
+M. le comte d'Artois, un portrait d'elle qu'il me montra à Londres. Il
+ne commettait en cela aucune indiscrétion, sa liaison avec cette
+charmante personne ayant été connue de tout le monde. De retour en
+France, il se maria avec une femme qui l'adorait, et dont il a fait
+constamment le bonheur. Il en a eu plusieurs enfans.
+
+M. de Rivière, outre son noble et beau caractère, avait beaucoup
+d'esprit. On pourrait imprimer plusieurs de ses lettres comme modèle de
+style, et dans la conversation le mot d'_à-propos_ ne lui manquait
+jamais. Un jour, par exemple, déjeunant à Pétersbourg chez Suvarow, qui
+avait pour lui de l'estime et de l'affection, ce général dit aux
+officiers russes, en le désignant: «Allons, messieurs, buvons au plus
+brave!--À votre santé, monsieur le maréchal,» répondit aussitôt M. de
+Rivière.
+
+Sous le titre de Mémoires, M. le chevalier de Chazet a écrit la vie du
+duc de Rivière. Tous les documens nécessaires lui avaient été fournis
+pour qu'on ne pût contester la véracité de cet ouvrage, qui se lit avec
+un vif intérêt et qui fait honneur au coeur comme au talent littéraire de
+l'auteur.
+
+
+
+
+M. DE BUFFON.
+
+
+Je suis allée, en 1785, avec mon frère et M. le comte de Vaudreuil,
+dîner chez cet homme si célèbre comme savant et comme écrivain. Buffon
+était déjà fort vieux, puisqu'il est mort trois ans après, âgé de
+quatre-vingt-un ans. Je fus d'abord frappée de la sévérité de sa
+physionomie; mais dès qu'il se fut mis à causer avec nous, nous crûmes
+voir s'opérer une métamorphose; car son visage s'anima au point qu'on
+pouvait dire de lui avec toute vérité que le génie étincelait dans ses
+yeux. Nous le quittâmes pour aller à table; lui resta dans son salon, ne
+mangeant plus alors que des légumes. Son fils et sa jolie belle-fille
+firent les honneurs du dîner, après lequel nous retournâmes au salon
+pour y prendre le café. Une conversation s'étant établie, M. de Buffon
+en fit presque tous les frais, et parut se plaire à la prolonger; il
+nous récita de mémoire plusieurs fragmens de ses ouvrages, qui nous
+charmèrent doublement par la chaleur et l'expression qu'y prêtait
+l'accent du génie. Nous le quittâmes assez tard, avec un grand regret,
+et j'étais tellement enthousiasmée de lui, que j'enviais beaucoup le
+sort de son fils et de sa belle-fille, qui pouvaient tous les jours le
+voir et l'entendre.
+
+
+
+
+M. LE PELLETIER DE MORFONTAINE.
+
+
+M. Le Pelletier de Morfontaine, qui a été longtemps prévôt des marchands
+sous Louis XVI, avait de l'esprit, de l'instruction, de la bonhomie, un
+ton parfait, et pourtant je n'ai connu personne plus chargé que lui de
+ridicule.
+
+Il était assez grand, très maigre. À cinquante-cinq ans au moins qu'il
+avait quand je l'ai connu, son visage était pâle et fané, il mettait
+pour s'animer le teint une forte couche de rouge sur ses joues et jusque
+sur son nez. La chose était évidente au point qu'il en convenait en nous
+disant qu'il ferait peur s'il ne portait point de rouge. Cette figure
+déjà assez comique était entourée d'une coiffure tellement étrange,
+qu'en la voyant pour la première fois j'éclatai de rire. C'était une
+immense perruque fiscale dont le toupet s'élevait en pointe comme un
+pain de sucre, accompagné de longues boucles qui tombait sur les
+épaules; le tout poudré à blanc. Ce n'est pas tout; M. Le Pelletier
+avait de fatales infirmités qu'il ne devait pas à son âge avancé, mais à
+une malheureuse nature: il était obligé de tenir sans cesse dans sa
+bouche des pastilles odorantes et de se garder de parler aux gens de
+près. Il prenait plusieurs bains de pieds dans le jour, il en prenait
+même la nuit et portait constamment deux paires de souliers à doubles
+semelles. Tant de précautions n'empêchaient point qu'il ne fût
+impossible de tenir près de lui dans une voiture fermée; j'en ai fait
+une fois la triste expérience, ainsi que ma belle-soeur, en revenant de
+Morfontaine. Eh bien! tel que le voilà, M. Le Pelletier avait les plus
+grandes prétentions auprès des femmes, et se croyait l'homme du monde le
+plus dangereux pour elles. Il parlait sans cesse de ses amours, de ses
+succès, de ses conquêtes, ce qui prêtait beaucoup à rire.
+
+Le chevalier de Coigny m'a raconté qu'étant allé un matin voir M. Le
+Pelletier, il le trouva étendu sur une chaise longue, près d'une table
+couverte de fioles, de médicamens, de sachets, etc., et si pâle, car il
+n'avait pas encore mis son rouge, qu'en entrant dans sa chambre, M. de
+Coigny le crut mourant.--Ah! mon cher chevalier, dit-il aussitôt, que je
+suis ravi de vous voir! Vous allez me donner vos bons avis sur une chose
+qui m'occupe beaucoup. Il faut que vous sachiez que je viens de rompre
+toutes mes liaisons; je suis libre, absolument libre, et vous qui
+connaissez les plus jolies femmes de la cour, vous allez me dire à
+laquelle vous me conseillez d'adresser mes soins. Le chevalier de Coigny
+était peut-être de notre société celui qui s'amusait le plus des
+ridicules de M. Le Pelletier; on juge s'il saisit l'occasion. Il se mit
+à passer en revue avec lui les femmes les plus remarquables par leur
+beauté; mais à toutes M. Le Pelletier trouvait quelque défaut qui le
+repoussait. Cette scène dura long-temps:--Ma foi, mon cher, dit enfin le
+chevalier en éclatant de rire, puisque vous êtes si difficile, je vous
+conseille d'imiter le beau Narcisse et de devenir amoureux de vous-même.
+
+C'est sous la prévôté de M. Le Pelletier de Morfontaine que le pont de
+la place Louis XV fut bâti, et à cette occasion, le roi lui donna le
+cordon bleu, que l'on pouvait obtenir par charge, lorsqu'on ne faisait
+point partie de la haute noblesse. Ce cordon bleu lui tourna tellement
+la tête qu'il le portait toujours; je serais tentée de croire qu'il le
+mettait dès le matin sur sa robe de chambre. Un jour je l'aperçus
+grimpant sur les rochers qui bordent le lac de Morfontaine, et costumé
+selon son ordinaire comme s'il allait partir pour Versailles. Je lui
+criai d'en bas, où je me promenais, plongée dans mes rêveries
+champêtres, que son cordon bleu était tout-à-fait ridicule au milieu de
+cette belle nature. Il ne m'en voulut pas un instant de lui avoir ainsi
+fait sentir son travers; car après tout il faut dire que ce pauvre M. Le
+Pelletier était le meilleur homme du monde.
+
+
+
+
+VOLTAIRE.
+
+
+J'étais à la Comédie-Française le jour que Voltaire vint y voir
+représenter sa tragédie d'_Irène_. De ma vie je n'ai assisté à un pareil
+triomphe. Quand le grand homme entra dans sa loge, les cris, les
+applaudissemens furent tels que je crus que la salle allait s'effondrer.
+Il en fut de même au moment où on lui plaça la couronne sur la tête, et
+le célèbre vieillard était si maigre, si chétif, que d'aussi vives
+émotions me faisaient trembler pour lui. Quant à la pièce, on n'en
+écouta pas un mot, et cependant Voltaire put quitter la salle persuadé
+qu'_Irène_ était son meilleur ouvrage.
+
+J'avais une extrême envie d'aller le voir à l'hôtel de M. de Villette
+chez qui il logeait; mais ayant entendu dire que tout flatté qu'il était
+des visites sans nombre qui lui étaient faites, il en éprouvait une
+grande fatigue, je renonçai à mon projet. Je puis donc dire n'avoir été
+chez lui qu'en peinture, et voici comment. Hall, le plus habile peintre
+en miniature de cette époque, venait de finir mon portrait. Ce portrait
+était extrêmement ressemblant, et Hall étant allé voir Voltaire, le lui
+montra. Le célèbre vieillard, après l'avoir regardé long-temps, le baisa
+à plusieurs reprises. J'avoue que je fus très flattée d'avoir reçu une
+pareille faveur, et que je sus fort bon gré à Hall d'être venu me
+l'affirmer.
+
+
+
+
+LE PRINCE HENRI DE PRUSSE.
+
+
+Lorsque la comtesse de Sabran me présenta chez elle au frère du grand
+Frédéric, je voyais ce prince pour la première fois, et je ne saurais
+dire combien je le trouvai laid. Il pouvait avoir à peu près
+cinquante-cinq ans à cette époque, le roi de Prusse étant de beaucoup
+son aîné. Il était petit, mince, et sa taille, quoiqu'il se tînt fort
+droit, n'avait aucune noblesse. Il avait conservé un accent allemand
+très marqué, et grasseyait excessivement. Quant à la laideur de son
+visage, elle était au premier abord tout-à-fait repoussante. Cependant
+avec deux gros yeux dont l'un regardait à droite et l'autre à gauche,
+son regard n'en avait pas moins je ne sais quelle douceur, qu'on
+remarquait aussi dans le son de sa voix, et lorsqu'on l'écoutait, ses
+paroles étant toujours d'une obligeance extrême: on s'accoutumait à le
+voir.
+
+Sa valeur guerrière est assez connue pour qu'il soit inutile d'en
+parler; on sait qu'il aimait la gloire en digne frère de Frédéric; mais
+ce qu'il faut dire, c'est qu'il était aussi sensible à un trait
+d'humanité qu'à un trait d'héroïsme: il était bon et faisait un très
+grand cas de la bonté dans les autres.
+
+Il avait pour les arts, et surtout pour la musique, une véritable
+passion, au point qu'il voyageait avec son premier violon afin de
+pouvoir cultiver son talent en route. Ce talent était assez médiocre,
+mais le prince Henri ne laissait échapper aucune occasion de l'exercer.
+Pendant tout le séjour qu'il a fait à Paris, il venait constamment à mes
+soirées musicales, ne redoutait point la présence des premiers
+virtuoses, et je ne l'ai jamais vu refuser de faire sa partie dans un
+quatuor à côté de Viottis qui jouait le premier violon.
+
+
+
+
+LE COMTE D'ALBARET.
+
+
+Un autre amateur forcené de musique, qui vivait à Paris à la même
+époque, était le comte d'Albaret. Non-seulement il s'empressait d'aller
+à tous les concerts; mais, quoique sa fortune ne fût pas très
+considérable, il avait une musique à lui, comme en ont les souverains.
+Il logeait et nourrissait dans sa maison huit ou dix musiciens auxquels
+il payait des appointemens, leur permettant en outre de prendre des
+écoliers dehors aux heures qu'il leur laissait libres. Ces artistes,
+comme on doit l'imaginer, étaient tous du second ordre. La chanteuse,
+par exemple, qui ne chantait que des airs italiens, avait une assez
+belle voix, mais ne pouvait passer pour une prima dona, et je me
+souviens qu'il m'avait donné pour maître de chant un homme dont le
+savoir était médiocre. Il en était de même de ses instrumentistes, pris
+isolément, sans en excepter son premier violon; et cependant, tous ces
+gens-là avaient une telle habitude de marcher ensemble, et faisaient un
+si grand nombre de répétions, qu'on n'entendait nulle part de la musique
+aussi bien exécutée que chez le comte d'Albaret. Aussi tous les amateurs
+se rendaient-ils avec empressement à ses concerts. Ils avaient lieu le
+dimanche matin: j'y suis allée plusieurs fois, et j'en suis toujours
+sortie charmée.
+
+
+
+
+LE COMTE D'ESPINCHAL.
+
+
+Voici un homme dont les affaires, les plaisirs, en un mot toute
+l'existence, se bornaient à savoir, jour par jour, tout ce qui se
+passait dans Paris. Le comte d'Espinchal était toujours instruit le
+premier d'un mariage, d'une intrigue amoureuse, d'une mort, de la
+réception ou du refus d'une pièce de théâtre, etc.; au point que si l'on
+avait besoin d'un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce
+fût au monde, on se disait aussitôt: Il faut le demander à d'Espinchal.
+On imagine bien que, pour être aussi parfaitement au fait, il fallait
+qu'il connût une prodigieuse quantité de gens; aussi ne pouvait-il
+marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis
+le grand seigneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à
+la grisette et la fille entretenue.
+
+En outre, le comte d'Espinchal allait partout. On était certain, ne
+fût-ce que pour un moment, de le voir dans les promenades, aux courses
+de chevaux, au salon, le soir à deux ou trois spectacles. Je n'ai
+vraiment jamais su quel temps il prenait pour se reposer et même pour
+dormir; car il passait presque toutes ses nuits dans les bals.
+
+À l'Opéra ainsi qu'à la Comédie-Française, il savait au juste à qui
+appartenaient toutes les loges, dont la plupart, il est vrai, étaient
+louées à l'année à cette époque. On le voyait se les faire ouvrir l'une
+après l'autre pour rester cinq minutes dans chacune; car trop d'affaires
+l'appelaient de tous côtés pour qu'il fît des visites longues. Il n'y
+mettait que le temps d'apprendre quelques nouvelles de plus.
+
+Heureusement le comte d'Espinchal n'était point méchant, autrement il
+aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures de
+liaisons d'amour ou d'amitié, enfin nuire à beaucoup de gens. Il n'était
+pas même très bavard et savait se taire avec les personnes intéressées
+dans les mystères sans nombre qu'il parvenait à découvrir. Il suffisait
+à sa satisfaction personnelle d'être parfaitement au courant de tout ce
+qui se passait à Paris et à Versailles; mais pour parvenir à ce but il
+ne négligeait aucun soin, et bien certainement il était plus au fait de
+mille choses que ne l'était le lieutenant de police.
+
+Une pareille manie est si bizarre, qu'afin de faire croire à sa réalité,
+je vais raconter un trait qui, dans le temps, a été connu de tout Paris.
+Un jour, ou plutôt une nuit, le comte d'Espinchal se trouvait au bal de
+l'Opéra. Ce bal n'était point alors ce qu'il est devenu maintenant; la
+bonne compagnie le fréquentait, et les plus honnêtes femmes de la cour
+et de la ville ne se refusaient pas le plaisir d'y aller, masquées
+jusqu'aux dents, comme on disait; mais pour M. d'Espinchal il n'existait
+point de masque; du premier coup d'oeil il reconnaissait son monde: aussi
+tous les dominos le fuyaient-ils comme la peste. Il se promenait dans la
+salle quand il remarqua un homme _qu'il ne connaissait pas_, et qui
+courait de côtés et d'autres, pâle, effaré, s'approchant de toutes les
+femmes en dominos bleus, puis s'éloignant aussitôt d'un air désespéré.
+Le comte n'hésite pas à l'aborder, et lui dit avec intérêt:--Vous me
+paraissez en peine, monsieur. Si je pouvais vous être bon à quelque
+chose, j'en serais charmé.--Ah! monsieur, répond l'inconnu, je suis le
+plus malheureux des hommes. Imaginez que ce matin je suis arrivé
+d'Orléans avec ma femme, qui m'a tourmenté pour la mener au bal de
+l'Opéra. Dans cette foule, je viens de la perdre, et la pauvre petite ne
+sait pas le nom de l'hôtel, pas même le nom de la rue où nous sommes
+descendus.--Calmez-vous, calmez-vous, dit le comte d'Espinchal, je vais
+vous conduire près d'elle. Madame votre femme est assise dans le foyer à
+la seconde fenêtre. C'était la dame en effet. Le mari, transporté de
+joie, se confond en remerciemens:--Mais comment se fait-il, monsieur,
+que vous ayez deviné?...--Rien n'est plus simple, répond le comte
+d'Espinchal: madame étant la seule femme du bal que je ne connaisse pas,
+j'avais déjà bien pensé qu'elle devait être arrivée de province très
+nouvellement.
+
+Quand je suis revenue à Paris, sous le consulat, j'ai revu le comte
+d'Espinchal:--Eh bien! lui dis-je, vous devez être furieusement
+désorienté; vous ne connaissez plus personne dans les loges de l'Opéra
+et de la Comédie. Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel. Il est
+mort peu de temps après, d'ennui sans doute; car il n'était pas
+extrêmement vieux. On assure qu'avant de mourir il brûla une énorme
+quantité de notes qu'il avait l'habitude d'écrire chaque soir. J'avais
+en effet entendu parler de ces notes par plusieurs personnes que
+peut-être elles effrayaient. Il est certain qu'elles auraient pu fournir
+la matière d'un ouvrage très piquant, mais bien certainement très
+scandaleux.
+
+
+
+
+LA COMTESSE DE FLAHAUT.
+
+
+Parmi les femmes les plus distinguées que j'ai connues avant la
+révolution, je ne dois pas oublier l'auteur d'_Adèle de Sénanges_,
+d'_Eugène de Rothesin_, et de plusieurs autres ouvrages charmans, que
+tout le monde a lus pour le moins une fois. Madame de Flahaut,
+aujourd'hui madame de Souza, n'écrivait point encore quand j'ai fait
+connaissance avec elle. Son fils, qui est maintenant pair de France,
+était alors un enfant de trois ou quatre ans. Elle-même était fort
+jeune. Elle avait une jolie taille, un visage charmant, les yeux les
+plus spirituels du monde, et tant d'amabilité qu'un de mes plaisirs
+était d'aller passer la soirée chez elle, où le plus souvent je la
+trouvais seule.
+
+À mon retour en France j'avais un grand désir de revoir madame de
+Flahaut. Une multitude d'affaires, d'occupations diverses, m'en ont
+empêchée pendant si long-temps, que je n'ai plus osé me présenter chez
+elle. Si le hasard fait qu'elle lise ces lignes, elle saura du moins que
+je suis loin de l'avoir oubliée.
+
+
+
+
+MADEMOISELLE QUINAULT.
+
+
+Madame de Verdun, une de mes meilleures amies, me fit faire connaissance
+avec mademoiselle Quinault, qui, après avoir été célèbre comme grande
+actrice dans la tragédie et dans la comédie, l'était encore comme une
+des femmes les plus spirituelles et les plus instruites de son temps;
+elle avait quitté le théâtre en 1741. Amie intime de M. d'Argenson et de
+d'Alembert, son salon était devenu le rendez-vous de tout ce que Paris
+avait de distingué en gens de lettres et en gens du monde, et l'on
+recherchait avec empressement le plaisir de passer quelques momens avec
+elle.
+
+À l'époque où je l'ai connue, mademoiselle Quinault, malgré son grand
+âge, conservait tant d'esprit et tant de gaieté, qu'en l'écoutant on la
+voyait jeune. Sa mémoire était prodigieuse, et certes elle avait eu le
+temps de l'orner; car elle avait alors quatre-vingt-cinq ans. Entre
+mille anecdotes que lui fournissaient sans cesse ses souvenirs, elle
+nous raconta qu'étant allée un jour voir Voltaire, avec qui elle était
+fort liée, elle trouva le grand homme au lit. Il lui parla d'une
+tragédie de lui pour laquelle il désirait que Le Kain mît une écharpe;
+mais une écharpe placée de certaine façon, et dans la chaleur de la
+description, voilà Voltaire qui jette ses couvertures, relève sa chemise
+pour en former une écharpe, laissant totalement à découvert son corps
+décrépit aux yeux de mademoiselle Quinault, fort embarrassée de sa
+personne.
+
+Mademoiselle Quinault n'est morte qu'en 1783, plus que nonagénaire.
+Madame de Verdun, qui était allée chez elle un matin, fut surprise de la
+trouver parée, couverte de rubans couleur de rose, mais dans son
+lit.--Comment, dit madame de Verdun, je ne vous ai jamais vue si
+coquette?--Je me suis parée ainsi, répondit mademoiselle Quinault, parce
+que je dois mourir aujourd'hui. Le soir même, en effet, elle avait cessé
+de vivre.
+
+
+
+
+LE COMTE DE RIVAROL.
+
+
+Mon frère me présenta un matin le comte de Rivarol, que son esprit
+faisait extrêmement rechercher dans les plus brillantes sociétés de
+Paris, même avant qu'il eût rien écrit. Comme je ne l'attendais point,
+j'étais dans mon atelier, et je mettais ce que nous appelons l'harmonie
+à plusieurs tableaux que je venais de terminer. On sait que ce dernier
+travail ne permet aucune distraction, en sorte qu'en dépit du désir que
+j'avais toujours eu d'entendre causer M. de Rivarol, je jouis fort peu
+du charme de sa conversation, tant j'étais préoccupée: il parlait en
+outre avec une telle volubilité que j'en étais comme étourdie. Je
+remarquai cependant qu'il avait une belle figure et une taille
+extrêmement élégante; il n'en dut pas moins me trouver si maussade que
+je ne l'ai plus revu chez moi. Il se peut à la vérité qu'un autre motif
+l'ait empêché d'y revenir. Il passait sa vie avec le marquis de
+Champcenetz, qui s'est toujours montré fort méchant pour moi. Le marquis
+de Champcenetz, sans avoir ni tout le talent, ni la force de tête de
+l'auteur du discours _sur l'universalité de la langue française_, avait
+beaucoup d'esprit, qu'il employait habituellement à déchirer le
+prochain. Il avait, comme M. de Bièvre, le goût des calembourgs; et il
+en faisait sans cesse, en sorte que Rivarol l'appelait l'épigramme de la
+langue française.
+
+C'est le marquis de Champcenetz, qui, condamné à mort par le tribunal
+révolutionnaire, demanda gaiement à ses juges s'il lui était permis de
+chercher un remplaçant pour la garde nationale.
+
+
+
+
+PAUL JONES.
+
+
+J'ai souvent soupé chez madame Thilorié, soeur de madame de Bonneuil,
+avec ce célèbre marin, qui a rendu tant de services à la cause
+américaine et fait tant de mal aux Anglais. Sa réputation l'avait
+précédé à Paris, où l'on savait dans combien de combats, avec sa petite
+escadre, il avait triomphé des forces dix fois supérieures de
+l'Angleterre. Néanmoins, je n'ai jamais rencontré d'homme aussi modeste:
+il était impossible de le faire jamais parler de ses hauts faits; mais
+sur tout autre sujet, il causait volontiers avec infiniment d'esprit et
+de naturel.
+
+Paul Jones était Écossais de naissance. Je crois qu'il aurait beaucoup
+désiré devenir amiral dans la marine française; j'ai même entendu dire
+que, lorsqu'il revint à Paris une seconde fois, il en fit la demande à
+Louis XVI, qui le refusa. Quoi qu'il en soit, il alla d'abord en Russie,
+où le comte de Ségur le présenta à l'impératrice Catherine II, qui
+l'accueillit avec la plus grande distinction et le fit dîner avec elle.
+Il quitta Pétersbourg pour aller joindre Suvarow et le prince de Nassau,
+avec lesquels il se distingua de nouveau dans la guerre contre les
+Turcs. De retour à Paris, il y est mort pendant la révolution, mais
+avant la terreur.
+
+
+
+
+MESMER.
+
+
+Comme j'entendais parler sans cesse de ce fameux charlatan, j'eus la
+curiosité d'assister une fois à ce qu'il appelait ses _séances_, afin de
+juger par moi-même cette jonglerie. En entrant dans la première salle où
+se tenaient les partisans du _magnétisme animal_, je trouvai beaucoup de
+monde rangé autour d'un grand baquet bien goudronné: hommes et femmes,
+pour la plupart, se tenaient par la main, formant la chaîne. Mon désir
+fut d'abord de faire partie de ce cercle; mais je crus m'apercevoir que
+l'homme qui allait devenir mon voisin avait la gale; on sent si je me
+hâtai de retirer ma main et de passer dans une autre pièce. Pendant le
+trajet, plusieurs affidés de Mesmer dirigeaient vers moi de toutes parts
+de petites baguettes de fer dont ils étaient munis, ce qui
+m'impatientait prodigieusement. Après avoir visité les différentes
+salles, qui toutes étaient remplies comme la première de malades et de
+curieux, j'allais m'en aller, lorsque je vis sortir d'une chambre
+voisine une jeune et grande demoiselle, assez jolie, que Mesmer tenait
+par la main. Elle était tout échevelée, et jouait le délire, ayant grand
+soin pourtant de tenir ses yeux fermés. Tout le monde aussitôt entoura
+les deux personnages.--Elle est inspirée, dit Mesmer, et elle devine
+tout, quoique parfaitement endormie. Alors, il la fit asseoir, s'assit
+devant elle et lui prenant les deux mains, il lui demanda quelle heure
+il était? Je remarquai fort bien que le patron tenait ses pieds posés
+sur les pieds de la prétendue sibylle, ce qui rendait facile d'indiquer
+l'heure, et même les minutes; aussi la demoiselle répondit-elle avec
+tant d'exactitude, qu'elle se trouva d'accord avec toutes les montres
+des assistans.
+
+J'avoue que je sortis indignée qu'une pareille charlatanerie pût réussir
+chez nous. Ce Mesmer a gagné des monceaux d'or; outre ses séances, qui,
+toujours fort suivies, lui ont rapporté immensément, ses nombreuses
+dupes firent en sa faveur une souscription qui s'éleva, m'a-t-on dit, à
+près de cinq cent mille francs. Mesmer, cependant fut bientôt contraint
+d'aller jouir dans quelque lieu ignoré de la fortune qu'il venait
+d'amasser à Paris: le bruit s'étant généralement répandu qu'il se
+passait à ses séances beaucoup de choses indécentes, les doctrines de ce
+jongleur furent soumises à l'examen de l'Académie des Sciences et de la
+Société royale de Médecine, et le jugement de ses deux corps savans sur
+le _magnétisme animal_ fut tel, qu'il obligea Mesmer à quitter la
+France.
+
+Aujourd'hui que les baquets et les petites baguettes de fer ont disparu,
+nous voyons encore des personnes persuadées que telle ou telle femme qui
+souvent ne sait pas lire, endormie par un magnétiseur, non-seulement
+peut vous dire l'heure qu'il est, mais encore deviner votre maladie et
+vous indiquer le meilleur traitement à suivre. Grand bien fasse ces
+sibylles somnambules à ceux qui les consultent; pour mon compte, si
+j'étais malade, j'aimerais mieux appeler un habile médecin éveillé.
+
+
+
+
+MM. CHARLES ET ROBERT.
+
+
+J'ai vu monter en ballon les deux premiers hommes qui ont eu le courage
+de s'élever dans l'air avec une si frêle machine, dont l'invention
+venait d'être faite très récemment par Montgolfier. Ces deux hommes
+étaient Charles et Robert. Ils avaient posé leur ballon sur le grand
+bassin des Tuileries, et le jour fixé pour l'ascension, une foule telle
+que je n'en ai jamais vu de pareille remplissait le jardin. Quand on eut
+coupé les cordes et que le ballon s'éleva majestueusement à une si
+grande hauteur que nous le perdîmes de vue, l'admiration, la peur pour
+les deux braves que portait la petite nacelle firent pousser un cri
+général. Beaucoup de personnes, et j'avoue que j'étais du nombre,
+avaient les larmes aux yeux. Heureusement on apprit peu d'heures après
+que Charles et Robert étaient descendus sans aucun accident à quelques
+lieues de Paris, dans un village, où l'arrivée de ces êtres aériens dut
+faire une bien vive sensation.
+
+M. Charles était membre de l'Académie des Sciences et l'un de nos savans
+les plus distingués. C'était de plus un excellent homme, aimant la
+musique avec passion. Il faisait chaque année dans son magnifique
+cabinet de physique des cours extrêmement suivis, non-seulement par les
+personnes occupées de sciences, mais aussi par les gens du monde.
+
+
+
+
+LISTE DES TABLEAUX ET DES PORTRAITS QUE J'AVAIS FAITS AVANT DE QUITTER
+LA FRANCE EN 1789.
+
+ * * * * *
+
+De 1768 à 1772.
+
+1 Ma mère en sultane, grand pastel.
+
+1 Ma mère, vue par le dos.
+
+2 Mon frère en écolier. Un à l'huile, l'autre au pastel.
+
+1 M. Le Sèvre, en bonnet de nuit et en robe de chambre.
+
+3 Monsieur, madame et mademoiselle Bandelaire.
+
+1 M. Vandergust.
+
+1 Mademoiselle Pigale, marchande de modes de la reine.
+
+1 Son commis.
+
+1 Ma mère en pelisse blanche. À l'huile.
+
+1 Madame Raffeneau.
+
+1 La baronne d'Esthal.
+
+2 Ses deux enfans.
+
+1 Madame Daguesseau avec son chien.
+
+1 Madame Suzanne.
+
+1 Madame la comtesse de la Vieuville.
+
+1 M. Mousat.
+
+1 Mademoiselle Lespare.
+
+2 Madame de Fossy et son fils.
+
+2 Le vicomte et la vicomtesse de la Blache.
+
+1 Mademoiselle Dorion.
+
+1 Mademoiselle Mousat.
+
+1 M. Tranchart.
+
+1 M. le marquis de Choiseul.
+
+1 Le comte de Zanicourt.
+
+1 M. Bandelaire en buste, au pastel.
+
+--
+
+31
+
+Un grand nombre de têtes d'études et de copies d'après Raphaël, Vandyck,
+Rembrandt, etc.
+
+ * * * * *
+
+1773.
+
+2 M. et madame de Roisy.
+
+1 M. de la Fontaine.
+
+1 M. le comte Dubarry.
+
+5 M. le comte de Geoffré.
+
+1 M. le maréchal comte de Stainville.
+
+3 Madame de Bonneuil.
+
+1 Madame de Saint-Pays.
+
+1 Madame Paris.
+
+1 M. Perrin.
+
+1 Copie du marquis de Vérac.
+
+1 Une Américaine.
+
+1 Madame Thilorié, buste.
+
+1 Copie de la même.
+
+1 Madame Tétare.
+
+1 Copie de l'évêque de Beauvais.
+
+1 M. de Vismes.
+
+1 M. Pernon.
+
+1 Mademoiselle Dupetitoire.
+
+1 Mademoiselle Baillot.
+
+--
+
+27
+
+ * * * * *
+
+1774
+
+1 L'abbé Giroux.
+
+1 Le petit Roissy.
+
+1 Copie du chancelier.
+
+1 Copie de M. de la Marche.
+
+1 Madame Damerval.
+
+1 Le comte de Brie.
+
+1 Madame Maingat.
+
+1 Madame la baronne de Lande.
+
+1 Madame Le Normand.
+
+1 Madame de la Grange.
+
+1 M. Méraut.
+
+1 Le vicomte de Boisjelin.
+
+1 M. de Saint-Malo.
+
+1 M. Desmarets.
+
+1 Madame la comtesse d'Harcourt.
+
+2 Mesdemoiselles Saint-Brie et de Sence.
+
+1 Madame la comtesse de Gontault.
+
+1 Mademoiselle Robin.
+
+1 M. de Borelly.
+
+1 M. de Momanville.
+
+2 Mesdemoiselles Rossignol, Américaines.
+
+1 Madame de Belgarde.
+
+--
+
+24
+
+ * * * * *
+
+1775.
+
+1 Madame de Monville avec son enfant.
+
+1 Madame Denis.
+
+1 M. le comte de Schouvaloff.
+
+1 M. le comte de Langeas.
+
+1 Madame Mongé.
+
+1 Madame Tabari.
+
+1 Madame de Fougerait.
+
+1 Madame de Jumilhac.
+
+1 La marquise de Roncherol.
+
+1 Le prince de Rochefort.
+
+1 M. de Livoy.
+
+1 Madame de Ronsy.
+
+1 M. de Monville.
+
+1 Mademoiselle de Cossé.
+
+1 Madame Augeard.
+
+1 Copie de madame Dameroal.
+
+1 Madame Deplan.
+
+1 M. Caze.
+
+1 M. Goban.
+
+1 Mademoiselle de Rubec.
+
+1 Le chevalier de Roncherol.
+
+1 Le prince de Rohan père.
+
+1 Le prince Jules de Rohan.
+
+1 Mademoiselle de Rochefort.
+
+1 M. Ducluzel.
+
+2 Le comte et la comtesse de Cologand.
+
+1 Mademoiselle Julie, qui a épousé Talma.
+
+1 Madame Courville.
+
+1 Madame la marquise de Gérac.
+
+1 Madame de la Borde.
+
+1 Mademoiselle de Givris.
+
+1 Mademoiselle de Ganiselot.
+
+1 M. de Veselay.
+
+--
+
+34
+
+ * * * * *
+
+1776.
+
+_Depuis mon mariage_.
+
+1 La princesse de Craon.
+
+1 Le marquis de Chouart.
+
+1 Le prince de Montbarrey.
+
+1 M. Gros, peintre, enfant.
+
+1 Madame Grant, depuis princesse de Talleyrand.
+
+1 Le comte des Deux-Ponts.
+
+1 Madame de Montbarrey.
+
+1 Un banquier.
+
+2 M. et madame Toullier.
+
+1 La princesse d'Aremberg.
+
+1 M. de Saint-Denis.
+
+12 Monsieur, frère du roi.
+
+2 M. et madame de Valesque.
+
+1 Le petit Vaubal.
+
+1 Madame de Lamoignon.
+
+4 M. de Savalette.
+
+1 Le prince de Nassau.
+
+1 Madame de Brente.
+
+1 Milady Berkley.
+
+1 Madame Saulot.
+
+1 La comtesse Potoska.
+
+2 Madame de Verdun.
+
+1 Madame de Montmorin.
+
+1 Sa fille.
+
+--
+
+41
+
+ * * * * *
+
+1777.
+
+1 Le marquis de Crevecoeur.
+
+1 Le baron de Vombal.
+
+1 Madame Périn.
+
+1 M. Oglovi.
+
+1 M. Saint-Hubert.
+
+1 Madame de Nolstein.
+
+1 Madame de Beaugoin.
+
+2 Mademoiselle Dartois.
+
+1 Madame Le Normand.
+
+1 M. de Finnel.
+
+1 M. de Lange.
+
+1 Madame de Montlegiëts.
+
+1 Madame de la Fargue.
+
+--
+
+14
+
+ * * * * *
+
+1778.
+
+1 Madame la duchesse de Chartres.
+
+1 Madame de Teuilly.
+
+1 M. de Saint-Priest, ambassadeur.
+
+2 M. et madame Dailly.
+
+2 M. et madame Domnival.
+
+1 Madame Monge.
+
+1 Madame Degéraudot.
+
+1 M. le marquis de Cossé.
+
+1 Le marquis d'Armaillé.
+
+1 Le duc de Cossé.
+
+1 Mademoiselle de Ponse.
+
+1 Monsieur, frère du roi, pour M. de Lévis.
+
+1 Madame la marquise de Montemey.
+
+1 Madame de Foissy.
+
+2 Les enfans de Brongniart.
+
+1 M. de Raunomanoski.
+
+1 Madame de Rassy.
+
+1 Madame la présidente de Bec de Lièvre.
+
+1 Copie d'un portrait de la reine.
+
+2 Madame, femme de Monsieur, frère du roi.
+
+1 Copie d'un portrait de madame Dubarry.
+
+1 Mademoiselle Lamoignon.
+
+1 Ma tête.
+
+1 Copie d'un portrait de la reine pour M. Boquet.
+
+1 Madame Filorier.
+
+--
+
+29
+
+ * * * * *
+
+1779.
+
+1 Le marquis de Vrague.
+
+1 Madame la comtesse de Virieux.
+
+1 La présidente Richard.
+
+1 Madame de Mongé.
+
+1 Grand portrait de la reine pour l'impératrice de Russie.
+
+2 Bustes de la reine.
+
+2 Copies des mêmes.
+
+1 Madame de Savigny.
+
+2 La même et son fils.
+
+2 M. et madame de Lastic.
+
+1 Une femme en lévite pour M. de Cossé.
+
+1 Madame Dicbrie.
+
+2 Copies des bustes de la reine.
+
+2 Madame Duclusel.
+
+1 Madame de Verdun.
+
+1 Le comte de Dorsen fils.
+
+2 M. et madame de Montesquiou.
+
+1 Portrait de la reine pour M. de Sartines.
+
+1 Madame de Palerme.
+
+1 Petit Américain.
+
+1 Mademoiselle de la Ferté.
+
+1 Tête penchée pour M. de Cossé.
+
+1 Monseigneur le duc d'Orléans.
+
+1. Madame la marquise de Montellon.
+
+2 Copies du duc d'Orléans.
+
+2 Copies du grand portrait de la reine, pour M. et madame de Vergennes.
+
+1 Madame de Vannes.
+
+1 Madame la comtesse de Tournon.
+
+1 Le prince de Montbarrey.
+
+--
+
+38
+
+ * * * * *
+
+1780.
+
+1 Madame Lessout.
+
+1 Grand tableau de la reine.
+
+1 _Idem._
+
+4 Madame de Verdun, sa mère, sa belle-soeur et son mari.
+
+1 Madame la baronne de Montesquiou.
+
+1 Madame de Montaudrari.
+
+1 Madame Foulquier.
+
+2 Madame Genty.
+
+1 La duchesse de Mazarin.
+
+--
+
+13
+
+ * * * * *
+
+1781.
+
+1 Tête d'une jeune fille, respirant l'odeur d'une rose.
+
+1 Madame Young.
+
+1 M. le comte de Cossé.
+
+1 Madame la princesse de Crouy.
+
+1 Madame de Saint-Alban.
+
+1 M. de Landry.
+
+2 Portraits de moi.
+
+1 Tête d'étude pour M. le Pelletier de Morfontaine.
+
+1 Tête d'étude pour M. Proult.
+
+3 Têtes d'étude pour M. de Cossé.
+
+1 Monsieur, frère du roi.
+
+1 Copie du même.
+
+1 Madame la duchesse de Chaulnes.
+
+1 Mademoiselle Dumoley.
+
+1 La comtesse Dubarry.
+
+1 Esquisse de mon tableau de Junon.
+
+1 Tête d'étude de ma Vénus.
+
+1 Madame d'Harvelay.
+
+2 Mademoiselle de la Borde.
+
+1 Mademoiselle Devaron.
+
+1 Madame de Moreton.
+
+1 Madame de la Porte.
+
+1 M. Dumoley fils.
+
+3 La princesse de Lamballe.
+
+1 Copie de M. de Moreton.
+
+--
+
+31
+
+ * * * * *
+
+1782.
+
+1 Madame, soeur du roi.
+
+1 Copie de la même.
+
+1 Madame la duchesse de Polignac.
+
+1 Copie de la même.
+
+1 Le baron de Montesquiou.
+
+1 Madame de Verdun.
+
+1 Madame de Chatenay.
+
+3 Le prince Henry de Prusse.
+
+--
+
+10
+
+ * * * * *
+
+1783.
+
+1 Madame la marquise de la Guiche.
+
+1 Madame Grant.
+
+1 La landgrave de Salm.
+
+1 Madame la maréchale de Mailly.
+
+2 Madame la comtesse d'Artois.
+
+2 Madame la comtesse de Simiane.
+
+2 Madame la duchesse de Guiche.
+
+1 La reine avec un chapeau.
+
+2 La reine en grand habit.
+
+2 Madame Elisabeth.
+
+1 Copie de la même.
+
+1 Mademoiselle Lavigne.
+
+3 Copies de la reine avec un chapeau.
+
+4 La reine en robe de velours.
+
+4 Copies du même.
+
+1 Monsieur le dauphin.
+
+1 Madame, fille du roi.
+
+--
+
+30
+
+ * * * * *
+
+1784.
+
+1 M. le comte de Vaudreuil.
+
+5 Copies du même.
+
+1 La comtesse de Grammont-Cadrousse.
+
+1 Madame la comtesse de Serre.
+
+1 M. de Beaujou.
+
+--
+
+9
+
+ * * * * *
+
+1785.
+
+1 M. de Beaujon.
+
+1 La princesse de Carignan.
+
+1 Madame Fodi.
+
+1 M. de Calonne.
+
+1 Madame la comtesse de Ségur.
+
+1 Copie de la même.
+
+1 M. le comte de Ségur.
+
+1 Copie du même.
+
+1 Madame la baronne de Crussol.
+
+1 M. de Saint-Hermine.
+
+1 Grétry.
+
+1 Madame la comtesse de Clermont-Tonnerre.
+
+1 Madame la comtesse de Virieux.
+
+1 La vicomtesse de Vaudreuil.
+
+2 Copies de la reine en grand habit.
+
+1 Madame Vigée.
+
+1 Copie de M. de Calonne.
+
+1 M. de Beaujon pour son hospice.
+
+--
+
+19
+
+ * * * * *
+
+1786.
+
+1 La petite Fouquet.
+
+1 Madame de Tott.
+
+1 Le petit d'Espagnac.
+
+1 La petite de la Briche.
+
+1 Madame de Puységur.
+
+1 Madame Raymond.
+
+1 Madame Daudelot.
+
+1 Madame Davaray.
+
+1 Madame la comtesse de Sabran.
+
+1 Mon portrait avec ma fille.
+
+--
+
+10
+
+ * * * * *
+
+1787.
+
+1 Ma fille lisant la Bible.
+
+1 Madame de Rougé et ses deux fils.
+
+1 Madame Dugazon, dans _Nina_.
+
+1 Cailleau, en chasseur.
+
+2 Ses deux enfans.
+
+2 Ma fille, de profil et de face dans un miroir.
+
+1 Madame de la Grange.
+
+1 Grand tableau de la reine et de ses enfans.
+
+1 Mon portrait.
+
+2 Madame la comtesse de Béon.
+
+1 M. Le Jeune.
+
+3 Monsieur le dauphin, Madame, et M. le duc de Normandie, pour madame de
+Polignac.
+
+1 La tante de madam de Verdun.
+
+1 La duchesse de Guiche, tenant une guirlande de fleurs.
+
+1 La même, au pastel.
+
+2 La duchesse de Polignac, avec un chapeau de paille.
+
+1 La même tenant un papier de musique et chantant près d'un piano.
+
+1 Madame de Chatenay la mère.
+
+1 Madame Dubarry en pied.
+
+1 La même en peignoir.
+
+1 Madame de Polignac.
+
+--
+
+27
+
+ * * * * *
+
+1788.
+
+1 Le duc de Polignac.
+
+1 Son père.
+
+1 Robert, le peintre, pour moi.
+
+1 Madame Dumoley.
+
+1 Madame de la Briche.
+
+1 Madame la comtesse de Beaumont.
+
+1 Le petit baron d'Escars.
+
+1 Le petit prince Lubomirsky.
+
+1 Le même en amour de la gloire.
+
+1 Le petit Brongniart.
+
+1 La marquise de Grollier.
+
+1 Le Bailly de Crussol.
+
+1 Madame de la Guiche en laitière.
+
+1 M. d'Angevilliers.
+
+--
+
+14
+
+ * * * * *
+
+1789.
+
+1 M. de Chatelux, fait de souvenir.
+
+1 M. le duc de Normandie en pied.
+
+1 Madame Péregaux.
+
+1 Madame de Ségur, profil.
+
+1 Grand portrait de la reine pour le baron de Breteuil.
+
+1 La duchesse de la Rochefoucauld.
+
+1 Petit amour pour M. le Pelletier de Morfontaine.
+
+1 Madame la duchesse d'Orléans.
+
+1 Mon portrait avec ma fille pour M. d'Angevilliers.
+
+1 Madame de Grollier.
+
+1 Le Bailly de Crussol.
+
+1 Madame d'Aumont.
+
+2 Madame de Polignac.
+
+2 Madame de Guiche, pastel.
+
+1 Madame de Pienne.
+
+1 Madame de la Châtre.
+
+1 Madame de Fresne-Daguesseau.
+
+1 Le maréchal de Ségur.
+
+1 Madame, et monsieur le dauphin.
+
+1 Robert, peintre de paysage.
+
+1 Petit ovale de ma fille.
+
+1 Madame Chalgrin.
+
+1 Mon portrait au pastel.
+
+1 Le portrait de Joseph Vernet, qui est au Musée.
+
+1 Le prince de Nassau en pied.
+
+1 Mon portrait tenant ma fille dans mes bras.
+
+1 Madame Raymond tenant son enfant.
+
+2 Madame de Simiane.
+
+2 Madame Rousseau.
+
+1 Madame Duvernais.
+
+1 Madame de Saint-Alban.
+
+1 Madame Savigni.
+
+1 Mademoiselle Dorion.
+
+--
+
+37
+
+444 total général.
+
+ * * * * *
+
+TABLEAUX D'HISTOIRE.
+
+La Poésie, la Peinture et la Musique.
+
+Une scène espagnole.
+
+L'Amour endormi sous un bosquet de roses, avec deux nymphes qui le
+regardent.
+
+Une jeune fille effrayée d'être surprise en chemise et se cachant la
+gorge.
+
+Une jeune fille qui écrit et que l'on surprend.
+
+L'Innocence qui se réfugie dans les bras de la Justice.
+
+Une Vénus, liant les ailes de l'Amour.
+
+Junon demandant à Vénus sa ceinture.
+
+Une bacchante avec la peau de tigre.
+
+La Paix qui ramène l'Abondance.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Nous avons placé toutes les notes et portraits à la fin de ce
+volume.
+
+_(Note de l'Éditeur.)_]
+
+[2: Ce portrait est un buste ovale que je fis d'après elle: j'avais
+alors quinze ans et demi].
+
+[3: À présent on y voit des tableaux des peintres modernes français. Je
+suis la seule qui n'en ait pas dans cette collection.]
+
+[4: À cette époque, le marquis de Choiseul était du nombre, ce qui
+m'indignait, car il venait d'épouser la plus jolie personne du monde.
+Elle s'appelait mademoiselle Rabi; c'était une Américaine, âgée de seize
+ans. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien vu de plus parfait.]
+
+[5: Il était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des
+trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle
+Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée par
+quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres fausses,
+imitant le diamant à s'y méprendre.]
+
+[6: Je ne sais pour lequel La Harpe fit les vers suivans:
+
+_Quatrain pour le portrait de la reine._
+
+ Le ciel mit dans ses traits cet éclat qu'on admire;
+ France, il la couronna pour la félicité:
+ Un sceptre est inutile avec tant de beauté;
+ Mais à tant de vertus il fallait un empire.
+]
+
+[7: Ce M. Campan parlait toujours de la reine. Un jour qu'il dînait chez
+moi, ma fille, qui avait alors sept ans, me dit tout bas: Maman, ce
+Monsieur, est-ce le roi?]
+
+[8: Cette famille avait été comblée des bontés de la reine.]
+
+[9: Les clairs sont au soleil; ce qu'il me faut appeler les ombres,
+faute d'un autre mot, est le jour. (Note de l'Auteur.)]
+
+[10: Les seuls membres de l'Académie royale de peinture avaient le droit,
+à cette époque, d'exposer au salon.
+
+(_Note de l'Éditeur_.)
+]
+
+[11: Ce tableau est au ministère de l'intérieur. On aurait bien dû me le
+rendre, puisque je ne suis plus de l'Académie.
+
+(_Note de l'Auteur_.)
+]
+
+[12: M. de Rivière était chargé d'affaires de la cour de Saxe. C'était
+un homme distingué par son esprit et ses qualités morales.
+
+(_Note de l'auteur_.)
+]
+
+[13: Aujourd'hui madame Regnault d'Angély].
+
+[14: Les tableaux de Ménageot sont parfaitement bien composés et d'un
+bon style historique. Ce peintre excellait dans la manière de draper.
+Son Léonard de Vinci mourant dans les bras de François Ier est très
+remarquable, mais ne vaut pas le _Méléagre_ que l'on garde aux Gobelins
+depuis nombre d'années pour l'exécuter en tapisserie. M. Ménageot était
+un très bel homme, parfaitement aimable, spirituel et très gai: aussi le
+recherchait-on dans la meilleure société.]
+
+[15: Il l'aurait payée bien tard; car elle ne l'a été tout-à-fait qu'à
+mon retour de Russie en 1801. M. Lebrun m'avait laissé ce soin, à mon
+grand désappointement.]
+
+[16: Je l'ai représenté en Amour de la Gloire, agenouillé devant un
+laurier et tressant une couronne. Ce tableau est toujours resté dans la
+famille; le roi de Pologne m'a dit à Pétersbourg que jamais on n'avait
+voulu consentir à le lui céder pour aucun prix.]
+
+[17: Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte
+d'Harcour.
+
+(_Note de l'Auteur_.)
+]
+
+[18: Laruette n'a quitté qu'en 1799.
+
+(_Note de l'Éditeur_.)
+]
+
+[19: Le prince de Ligne parle, dans ses Mémoires, de ce superbe saule.]
+
+[20: J'y voyais souvent M. de Monville; aimable et très élégant, il nous
+mena à sa campagne, appelée _le Désert_, dont la maison était une tour
+seulement.]
+
+[21: Madame Rousseau a laissé un fils, connu sous le nom d'Amédée de
+Beauplan, qui est très bon musicien. Il compose des romances charmantes,
+et les chante à merveille.
+
+(_Note de l'Auteur_.)
+]
+
+[22: Elle a épousé depuis lord Fitz-Gerald, dont elle est veuve
+maintenant, car elle vit encore, mais bien changée.
+
+(_Note de l'Auteur_.)
+]
+
+[23: La veille de mon départ, j'allai chez ma mère, qui ne me reconnut
+qu'à mon son de voix. Il n'y avait pas trois semaines que nous nous
+étions vues.]
+
+[24: J'ai vécu dans l'étranger des portraits que je faisais. Bien loin
+que M. Lebrun m'ait jamais fait passer de l'argent, il m'écrivait des
+lettres si lamentables sur sa détresse, que je lui envoyai une fois
+mille écus et une autre fois cent louis, de même que plus tard j'envoyai
+la même somme à ma mère.]
+
+[25: J'avais fait ce portrait pour M. d'Angevilliers. Il a été soustrait
+à son propriétaire lors de l'émigration, et porté depuis au ministère de
+l'intérieur.]
+
+[26: La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée.
+
+(_Note de l'Auteur_.)
+]
+
+[27: La plupart de ces portraits, notamment celui que j'ai fait au
+pastel de la duchesse de Guiche, sont chez madame la comtesse de
+Vaudreuil.]
+
+[28: Il n'est mort qu'à quatre-vingt-six ans.
+
+(_Note de l'Éditeur_.)
+]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
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+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun,(1/3) par Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (1/3)
+
+Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+Release Date: October 12, 2007 [EBook #23019]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
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+
+
+
+
+<h2>SOUVENIRS</h2>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h3>MADAME LOUISE-ÉLISABETH</h3>
+
+<h1>VIGÉE-LEBRUN,</h1>
+
+<p class="mid">DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,<br> DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET
+D'ARCADIE,<br> DE PARME ET DE BOLOGNE,<br> DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE
+GENÈVE ET AVIGNON.</p><br><br>
+
+<p class="i30"> En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai<br> le temps passé, qui
+ doublera pour ainsi<br> dire mon existence.<br><br>
+
+ J.-J. Rousseau.</p>
+
+<br>
+
+
+
+<h3>TOME PREMIER</h3>
+
+<br>
+
+<h2>PARIS,</h2>
+
+<h3>LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,</h3>
+
+<h5>RUE DE SEINE, 14 BIS.</h5>
+<hr class="short">
+
+<h4>1835.</h4>
+<br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+<br>
+
+<h2>LETTRES</h2>
+
+<h3>À LA PRINCESSE KOURAKIN.</h3>
+<hr>
+<br>
+
+<h3>LETTRE I.</h3>
+
+<p class="mid">Mon enfance.--Mes parens.--Je suis mise au couvent.--Ma passion pour la
+peinture.--Société de mon père.--Doyen. Poinsinet.--Davesne.--Ma sortie
+du couvent.--Mon frère.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous
+écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de
+sensations je vais éprouver en me rappelant et les événemens divers dont
+j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée!
+Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la mémoire, et
+dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant
+mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les
+notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de
+personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient
+de ma société;<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a> grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence
+vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même.</p>
+
+<p>Je vous parlerai d'abord, chère amie, de mes premières années, parce
+qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la
+peinture s'est manifesté dès, mon enfance. On me mit au couvent à l'âge
+de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je
+crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers d'écriture, et même ceux
+de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face,
+ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des
+figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en
+pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le
+sable tout ce qui me passait par la tête. Je me souviens qu'à l'âge de
+sept ou huit ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j'ai
+toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de
+joie: <i>Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera</i>.</p>
+
+<p>Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la
+peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je
+crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps; car, encore
+aujourd'hui, j'en éprouve tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec
+ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement
+ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à
+présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait
+de plus aimable, de plus distingué dans l'Europe, en hommes et en
+femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues
+prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec
+ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé
+ce reflet d'un bonheur passé.</p>
+
+<p>J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma
+mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux,
+ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée,
+peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui
+seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à
+l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est
+d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux
+jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon
+père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et
+qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.</p>
+
+<p>Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de
+fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé
+pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il
+avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. Il ôte
+sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un
+habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin, qui
+l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume.</p>
+
+<p>Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se
+communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre
+par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être
+connaissez-vous déjà l'anecdote suivante: faisant un jour le portrait
+d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la
+bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite.
+Impatienté de ce manége, mon père lui dit avec un grand sang-froid:--Ne
+vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne
+vous en ferai pas du tout.</p>
+
+<p>Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que
+mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup
+plus tard)<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>. Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une
+divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de
+l'an était pour lui un jour de fête: il courait à pied tout Paris, sans
+faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes
+fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une
+bonne année.</p>
+
+<p>Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de coeur. Nous entendions
+toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême
+surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout
+temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me
+faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en
+empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai
+faite de mon père.</p>
+
+<p>À cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et
+quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen, peintre d'histoire,
+l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur
+homme du monde, plein d'esprit et de sagacité; ses aperçus sur les
+choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et
+de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me
+faisait battre le coeur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et
+de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse
+crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus
+étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lui persuader qu'il
+existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le
+feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il
+voulût s'éloigner: Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la
+grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de
+beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages
+sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres
+qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. <i>Ernelinde</i>, au
+grand Opéra, <i>le Cercle</i> aux Français, et <i>Tom Jones</i> à l'Opéra-Comique:
+quelqu'un dit alors, en parlant du <i>Cercle</i>, où la société de cette
+époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin
+de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tête le goût des
+voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le
+Guadalquivir.</p>
+
+<p>Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre
+dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait
+fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un
+échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai
+jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets</p>
+<p class="i8"> Ma Lise aimait à se voir célébrée.</p>
+<p class="i8"> Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets</p>
+<p class="i12"> Je la voyais toujours parée.</p>
+<p class="i12"> Les vers que l'amour me dictait</p>
+<p class="i8"> Ne répétaient que le nom de Lisette,</p>
+<p class="i12"> Et Lisette les écoutait.</p>
+<p class="i8"> Plus d'un baiser payait ma chansonnette.</p>
+<p class="i8"> Au même prix qui n'eût été poète!</p>
+</div></div>
+
+<p>Enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me
+rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me
+faisait quitter la table avant le dessert; mais de ma chambre
+j'entendais des rires, des joies, des chansons, auxquels je ne
+comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins
+mes, jours de congé délicieux.</p>
+
+<p>À onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma
+première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander
+chez lui, pour m'apprendre à charger une palette; sa femme venait me
+chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un
+jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me
+retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de
+pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant
+souper chez mon père.</p>
+
+<p>J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère,
+plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange; il avait une
+intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses
+études, au point qu'il rapportait toujours de son collége les
+témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité,
+son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie,
+j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez
+était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre,
+j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir
+droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient
+ma mère; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère;
+car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse,
+tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me
+comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en
+plus cher à mon coeur: aussi cet excellent père m'est-il toujours
+présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit
+devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le
+trait suivant comme une sorte de prophétie: un jour que mon père sortait
+d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et
+d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il
+avait: «Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me
+fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous.»</p>
+
+<p>Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de
+toute mon ame.</p>
+
+<br>
+<hr class="short">
+<br>
+
+<h3>LETTRE II.</h3>
+
+<p class="mid">Mort de mon père.--Notre douleur.--Je travaille dans l'atelier de
+Briard.--Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.--L'abbé Arnault.--Je
+visite des galeries de tableaux.--Ma mère se remarie.--Mon
+beau-père.--Je fais des portraits. Le comte Orloff.--Le comte
+Schouvaloff.--Visite de madame Geoffrin.--La duchesse de Chartres.--Le
+Palais-Royal.--Mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Boquet.</p>
+<hr class="short">
+<p>Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que de mes joies, il me
+faut maintenant vous parler de la première affliction qui m'ait été au
+coeur, de la première douleur que j'aie ressentie.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je venais de passer une année de bonheur dans la maison paternelle,
+quand mon père tomba malade. Il avait avalé une arête, qui s'était fixée
+dans son estomac, et qui pour en être extirpée, nécessita plusieurs
+incisions. Les opérations furent faites par le plus habile chirurgien
+que l'on connût alors, le frère Come, en qui nous avions toute
+confiance, et qui avait l'air d'un vrai saint. Il soigna mon père avec
+le plus grand zèle; toutefois, malgré ses affectueuses assiduités, les
+plaies s'envenimèrent, et après deux mois de souffrances, l'état de mon
+père ne laissa aucun espoir de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit,
+et je n'essaierai pas de vous peindre ma désolation: j'allais perdre le
+meilleur des pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence
+encourageait mes premiers essais!</p>
+
+<p>Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon père désira revoir
+mon frère et moi. Nous nous approchâmes tous deux de son lit, en
+sanglottant. Son visage était cruellement altéré; ses yeux, sa
+physionomie, si animés, n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur
+et le froid de la mort l'avaient déjà saisi. Nous prîmes sa main glacée,
+et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il fit un
+effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction: Soyez heureux, mes
+enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent père n'existait plus!</p>
+
+<p>Je restai tellement abattue par ma douleur, que je fus long-temps sans
+reprendre mes crayons. Doyen venait quelquefois nous revoir, et comme il
+avait été le meilleur ami de mon père, ses visites étaient pour nous une
+grande consolation. Ce fut lui qui m'engagea à reprendre mon occupation
+chérie, dans laquelle, en effet, je trouvai la seule distraction qui pût
+adoucir mes regrets et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette
+époque que je commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement
+plusieurs portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après
+nature et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec
+mademoiselle Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez
+elle, rue Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père
+tenait un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous
+logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert: aussi ma mère me
+faisait-elle toujours accompagner.</p>
+
+<p>Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle Boquet et
+moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait ses dessins et
+des bustes antiques. Briard peignait médiocrement, quoiqu'il ait fait
+quelques plafonds assez remarquables par leur composition, mais il était
+fort bon dessinateur; c'est pourquoi plusieurs jeunes personnes venaient
+prendre des leçons chez lui. Il logeait au Louvre, et pour y dessiner
+plus long-temps, nous apportions chacune notre petit dîner, dans un
+panier que nous portait la bonne. Je me rappelle encore que nous nous
+régalions, en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des
+morceaux de boeuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé
+d'aussi bon.</p>
+
+<p>Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en avais quatorze. Nous
+rivalisions de beauté (car j'ai oublié de vous dire, chère amie, qu'il
+s'était fait en moi une métamorphose et que j'étais devenue jolie). Ses
+dispositions pour la peinture étaient remarquables, et mes progrès
+étaient si rapides, que l'on commençait à parler de moi dans le monde,
+ce qui me valut la satisfaction de connaître Joseph Vernet. Ce célèbre
+artiste m'encouragea et me donna les meilleurs conseils.--«Mon enfant,
+me disait-il, ne suivez aucun système d'école. Consultez seulement les
+oeuvres des grands maîtres de l'Italie, ainsi que celles des maîtres
+flamands; mais surtout faites le plus que vous pourrez d'après nature:
+la nature est le premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec
+soin, cela vous empêchera de prendre aucune manière.»</p>
+
+<p>J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais eu de maître
+proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé l'excellence de
+sa méthode par ses oeuvres, qui ont été et seront toujours si justement
+admirées.</p>
+
+<p>Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault, de l'Académie
+française. C'était un homme plein d'imagination, passionné de la haute
+littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait d'idées, si
+l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique avec le plus
+vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan de Gluck, et
+plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car j'aimais aussi la
+musique passionnément.</p>
+
+<p>Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille (car j'avais repris
+de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné la fraîcheur de la
+jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches; elle était encore
+fort belle elle-même, et tant d'années se sont passées depuis lors, que
+je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous suivait de telle manière, que
+j'en étais beaucoup plus embarrassée que flattée.</p>
+
+<p>Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte cruelle que j'avais
+faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour m'en distraire que de me
+mener voir des tableaux. Elle me conduisait au palais du Luxembourg,
+dont la galerie était ornée alors des chefs-d'oeuvre de Rubens, et
+beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands maîtres<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Ces
+tableaux ont été transportés depuis au Muséum, et ceux de Rubens perdent
+à n'être plus vus dans la place où ils ont été faits: des tableaux bien
+ou mal éclairés sont comme des pièces bien ou mal jouées.</p>
+
+<p>Nous allions aussi voir de riches collections chez des particuliers.
+Rendon de Boisset possédait une galerie de tableaux flamands et
+français. Le duc de Praslin et le marquis de Lévis avaient de riches
+collections des grands maîtres de toutes les écoles. M. Harens de Presle
+en avait une très riche en tableaux de maîtres italiens; mais aucune ne
+pouvait se comparer à celle du Palais-Royal, qui avait été faite par le
+régent, et dans laquelle se trouvaient tant de chefs-d'oeuvre des grands
+maîtres de l'Italie. Elle a été vendue dans la révolution. Un Anglais,
+Lord Stafford, en a acheté la plus grande partie.</p>
+
+<p>Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement
+me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de
+souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant de jouissances dans la
+contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je
+copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrant, de
+Wandik, et plusieurs têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces
+dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans
+les carnations délicates; Wandik les explique aussi, mais plus finement.</p>
+
+<p>Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des
+lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai
+tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai,
+toutes les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau
+ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque plus
+tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'oeuvre qui n'ont point quitté leur
+patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus de son immense renommée.</p>
+
+<p>Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité, je gagnais déjà
+beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à faire; mais cela ne
+pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu qu'en outre j'avais à
+payer la pension de mon frère, ses habits, ses livres, etc. Ma mère se
+vit donc obligée de se remarier; elle épousa un riche joaillier, que
+jamais nous n'avions soupçonné d'avarice, et qui pourtant, sitôt après
+son mariage, se montra tellement avare qu'il nous refusait jusqu'au
+nécessaire, quoique j'eusse la bonhomie de lui donner tout ce que je
+gagnais. Joseph Vernet en était furieux; il me conseillait sans cesse de
+payer une pension, et de garder l'excédant pour moi; mais je n'en fis
+rien; je craignais trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en
+souffrît.</p>
+
+<p>Je détestais cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la
+garde-robe de mon père, dont il portait les habits, tout comme ils
+étaient, sans qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez
+comprendre aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais!</p>
+
+<p>J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà
+ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers.
+Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le
+fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme
+colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant
+remarquable par son énorme grosseur.</p>
+
+<p>Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff, grand
+chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois, de soixante ans, et
+avait été l'amant d'Élisabeth II. Il joignait une politesse
+bienveillante à un ton parfait, et comme il était de plus excellent
+homme, la meilleure compagnie le recherchait.</p>
+
+<p>J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin, cette femme que
+son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait chez elle tout ce
+qu'on connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les
+arts, les étrangers de marque, et les plus grands seigneurs de la cour.
+Sans naissance, sans talens, sans même avoir une fortune considérable,
+elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre, et
+qu'aucune femme ne pourrait plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu
+parler de moi, elle vint me voir un matin, et me dit les choses les plus
+flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas
+alors très âgée, je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle
+se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup.
+Elle était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un
+bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le
+menton. À pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à
+se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette.</p>
+
+<p>Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions été loger chez mon
+beau-père, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur
+laquelle donnaient mes fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de
+Chartres se promener dans le jardin avec ses dames, et je remarquai
+bientôt qu'elle me regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir
+le portrait de ma mère, qui faisait grand bruit alors. La duchesse me
+fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua à tout ce
+qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune talent, en
+sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la grande et belle
+comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, qui était
+extrêmement jolie, puis successivement celle de toutes les grandes dames
+de la cour et du faubourg Saint-Germain.</p>
+
+<p>Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer que j'étais
+toujours remarquée aux promenades, aux spectacles, jusque là que l'on
+faisait foule autour de moi, vous devinez sans peine que plusieurs
+amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de
+parvenir à me plaire; mais j'étais si occupée de mon art, qu'il n'y
+avait pas moyen de m'en distraire. Puis aussi, les principes de morale
+et de religion que ma mère m'avait communiqués, me protégeaient
+fortement contre les séductions dont j'étais entourée. Mon bonheur
+voulait que je ne connusse pas encore un seul roman. Le premier que
+j'aie lu (c'était <i>Clarisse Harlove</i>, qui m'a prodigieusement
+intéressée), je ne l'ai lu qu'après mon mariage; jusque là, je ne lisais
+que des livres saints, la morale des Saints-Pères entre autres, dont je
+ne me lassais pas, car tout est là, et quelques livres de classe de mon
+frère.</p>
+
+<p>Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais qu'ils
+voulaient me faire des yeux tendres<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, je les peignais à <i>regards
+perdus</i>, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors au
+moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais:
+<i>j'en suis aux yeux</i>; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez
+croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j'avais mise dans ma
+confidence, riait tout bas.</p>
+
+<p>Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la grand'messe,
+ma mère et mon beau-père me menaient promener au Palais-Royal. À cette
+époque, le jardin était infiniment plus vaste et plus beau qu'il ne
+l'est maintenant, étouffé et rétréci par les maisons qui l'environnent
+de toutes parts. Il y avait à gauche une très large et très longue
+allée, couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte impénétrable
+au soleil. Là se réunissait la bonne compagnie, en fort grande parure.
+Quant à la mauvaise, elle se réfugiait plus loin, sous les quinconces.</p>
+
+<p>L'Opéra était alors tout à côté (il tenait au Palais). Dans les jours
+d'été, ce spectacle finissait à huit heures et demie, et toutes les
+personnes élégantes sortaient même avant la fin, pour se promener dans
+le jardin. Il était de mode alors que les femmes portassent de fort gros
+bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun parfumait
+ses cheveux, embaumait véritablement l'air que l'on respirait. Plus
+tard, mais pourtant avant la révolution, j'ai vu ces soirées se
+prolonger jusqu'à deux heures du matin; on y faisait de la musique au
+clair de lune, en plein air. Des artistes, des amateurs, entre autres
+Garat et Asevedo, y chantaient. On y jouait de la harpe et de la
+guitare; le fameux Saint-Georges jouait souvent du violon: la foule s'y
+portait.</p>
+
+<p>C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante et jolie
+mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres filles entretenues:
+car jamais alors aucun homme ne se montrait avec ces demoiselles; s'ils
+les rejoignaient au spectacle, c'était toujours en loges grillées. Les
+Anglais sont moins délicats sur ce point. Cette même demoiselle Duthé
+était souvent accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans
+après, je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de
+l'Anglais était avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois
+ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère amie, de ce
+qu'étaient les femmes entretenues à l'époque dont je vous parle.
+Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé des millions; maintenant l'état
+de courtisane est un état perdu; personne ne se ruine plus pour une
+fille.</p>
+
+<p>Ce dernier mot m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime
+la naïveté. Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille du
+vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après son
+mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes, voyant
+passer quelques-unes de ces demoiselles, dit: Voilà des filles. Comment
+pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées? demanda la duchesse
+dans sa candide ignorance.</p>
+
+<p>Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du Palais-Royal,
+mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention. Toutes deux
+alors étions âgées de seize à dix-sept ans, et mademoiselle Boquet était
+fort belle. À dix-neuf ans elle eut la petite vérole, ce qui intéressa
+si généralement, que de toutes les classes de la société une foule de
+gens s'empressaient de venir s'informer de ses nouvelles, et que l'on
+voyait sans cesse une grande quantité de voitures à sa porte. À cette
+époque réellement, la beauté était une illustration.</p>
+
+<p>Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable pour la peinture, mais
+elle l'abandonna presque entièrement après avoir épousé M. Filleul,
+époque à laquelle la reine la nomma concierge du château de la Muette.</p>
+
+<p>Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme, sans me rappeler sa
+fin tragique? Hélas! je me souviens qu'au moment où j'allais quitter la
+France, pour fuir les horreurs que je prévoyais, madame Filleul me dit:
+Vous avez tort de partir: moi, je reste; car je crois au bonheur que
+doit nous procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite sur
+l'échafaud! Elle n'avait point quitté le château de la Muette quand
+arriva ce temps si justement nommé le temps de la terreur. Madame
+Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et l'amie intime de madame Filleul,
+vint célébrer dans ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat,
+comme vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les
+révolutionnaires n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame
+Chalgrin, qui, disait-on, avaient <i>brûlé les bougies de la nation</i>, et
+toutes deux furent guillotinées peu de jours après.</p>
+
+<p>Je finis ici cette triste lettre.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE III.</h3>
+
+<p class="mid">Mes promenades.--Le Colysée, le Wauxhall d'été.--Marly, Sceaux.--Ma
+société à Paris.--Le Moine le sculpteur.--Gerbier.--La princesse de
+Rohan-Rochefort.--La comtesse de Brionne.--Le cardinal de Rohan.--M. de
+Rhullières.--Le duc de Lauzun.--Je fais hommage à l'Académie française
+des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère.--Lettre de
+d'Alembert et sa visite à cette occasion.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je
+puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a
+subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées
+était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le
+jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou
+stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et
+les parades. Les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, comme
+à Longchamp; car Longchamp existait déjà<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>. Les allées, ou bas-côtés,
+étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir
+d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui
+passaient dans leurs brillans équipages.</p>
+
+<p>Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc)
+offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une
+longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des
+chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles
+ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes
+d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient
+devoir jouir du privilége dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui
+les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre
+occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour
+qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des
+nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse
+devait partir pour aller faire le tour du monde: En vérité, s'écria la
+maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désoeuvré!</p>
+
+<p>Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard
+divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait
+beaucoup, était celui des Fantoccini de <i>Carlo Périco</i>. Ces marionnettes
+étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles
+faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans et que
+j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne
+fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je
+la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était
+assez éloignée du théâtre: «et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils
+vivans?»</p>
+
+<p>Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait
+établi dans un des grands carrés des Champs-Élysées, en bâtissant une
+immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide,
+sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout
+autour dans de larges allées sablées, et garnies de siéges. Quand la
+nuit venait, tout le monde quittait le jardin pour se réunir dans un
+salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à
+grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté
+plusieurs fois, ainsi que beaucoup d'autres fameuses cantatrices. Le
+large perron qui conduisait à cette salle du concert était le
+rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les
+portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer
+une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère,
+le duc de Chartres (depuis Philippe Égalité) se tenait là, donnant le
+bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres
+malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux
+sarcasmes les plus infâmes.--Ah! pour celle-ci, dit le duc très haut en
+me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes
+entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je
+me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir.</p>
+
+<p>À peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce
+qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose
+qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient
+des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y
+réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu
+d'artifice.</p>
+
+<p>Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est
+maintenant Tivoli. Il est même assez étonnant que les Parisiens, qui
+n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg, aient
+renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on
+allait respirer le soir en prenant des glaces.</p>
+
+<p>Mon vilain beau-père, ennuyé sans doute des hommages publics que l'on
+rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous
+interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une
+campagne. A ces mots le coeur me battit de joie; car j'aimais la campagne
+passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en
+éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit
+de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le
+matin, quelque temps qu'il fît, mon premier soin était d'ouvrir la
+fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air.</p>
+
+<p>Mon beau-père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y
+coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu! quelle
+campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point
+d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon
+beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient
+pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin; il était
+séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties
+étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches,
+venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit
+perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une
+peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de
+travers.</p>
+
+<p>Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si
+anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en
+vous écrivant ceci. Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de
+ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son
+mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent
+quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait
+pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une
+singulière maladie: de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre,
+sans voir personne, pas même sa femme; ne voulant ni parler, ni manger.
+Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières
+habituelles; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il
+fallait se tenir au courant de l'intermittence.</p>
+
+<p>Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je
+pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château, qui était
+superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des
+berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui
+tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château,
+fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes.
+Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau,
+dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue;
+tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV.
+L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après
+mon mariage, je suis retournée souvent à Marly. Un matin j'y ai
+rencontré la reine, qui se promenait dans le parc avec plusieurs dames
+de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies,
+qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je
+m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à
+continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis
+revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly.
+Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu; je
+n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du
+salon.</p>
+
+<p>M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et le parc de
+Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui avoisinait le château) était
+dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs,
+comme le jardin des Tuileries, l'autre n'offrait aucune symétrie; mais
+un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la
+rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la
+bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux
+était une promenade publique; l'excellent duc de Penthièvre avait
+toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches
+principalement ce parc était très fréquenté.</p>
+
+<p>Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer
+dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris,
+où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le
+travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute
+société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais
+des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné
+en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en
+grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême; mais il
+avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et
+distingués; ses deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa
+maison. Je vis là le fameux Le Kain, qui me fit peur, tant il avait
+l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à
+l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais
+il mangeait énormément. À côté de lui, tout en face de moi, se trouvait
+la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame
+Regnault Saint-Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rose. Sa
+beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes
+yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui
+était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de
+Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle
+n'avait pas besoin.</p>
+
+<p>C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille,
+madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes
+dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry,
+Latour, fameux peintre au pastel; on riait, on s'amusait. L'usage à
+cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait
+une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis
+venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il
+faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler,
+au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le
+dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien
+loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu
+que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour
+toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop
+précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui
+m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir.
+J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute
+habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un
+portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de
+satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une
+chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que
+ma palette était posée dessus; vous jugiez que je mis ma robe dans un
+tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris la
+résolution de ne plus accepter que des soupers.</p>
+
+<p>Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la
+société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la
+princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M.
+de Rulhières, l'auteur des <i>Disputes</i>; mais le plus aimable de tous les
+convives était sans contredit le duc de Lauzun; on n'a jamais eu autant
+d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se
+passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en
+m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais
+plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le
+plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et
+quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette
+conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.</p>
+
+<p>Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait
+ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je
+le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir
+et rechercher dans tous les salons; mais je recevais parfois des preuves
+d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup
+de joie; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'avais fait, d'après
+les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La
+Bruyère. J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de
+d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie
+ici, et que je conserve précieusement:</p>
+<br>
+
+<p> MADEMOISELLE,</p>
+
+<p> L'Académie française a reçu avec toute la reconnaissance possible
+ la lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux
+ portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui
+ envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle
+ désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui
+ retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront
+ sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit
+ et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à
+ ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient
+ connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par
+ l'esprit, par les grâces et par le plus aimable modestie.</p>
+
+<p> La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que
+ le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous
+ prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes
+ ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son
+ assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été
+ sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de
+ vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette
+ commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de
+ vous assurer, Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis
+ pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne,
+ et que je partage avec tous les gens de goût, et avec tous les gens
+ honnêtes.</p>
+
+<p> J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble
+ et très obéissant serviteur,</p>
+
+<p class="rig">D'ALEMBERT,<br>
+
+Secrétaire perpétuel de l'Académie française.</p><br><br>
+
+<p> Paris, 10 août 1775.</p>
+
+<p>L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt
+l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais
+d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier,
+en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait
+de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si
+j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury
+dont on venait de parler?--«Je suis un peu trop jeune pour cela,»
+répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la
+pauvre dame que l'académicien fût parti.</p>
+
+<p>Adieu, chère amie.</p>
+
+
+<br><hr class="short"><br>
+<h3>LETTRE IV.</h3>
+
+<p class="mid">Mon mariage.--Je prends des élèves; madame Benoist.--Je renonce à cette
+école.--Mes portraits; comment je les costume.--Séance de l'Académie
+française.--Ma fille.--La duchesse de Mazarin.--Les ambassadeurs de
+Tipoo-Saïb.--Tableaux que je fais d'après eux.--Dîner qu'ils me donnent.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Mon beau-père s'étant retiré du commerce, nous allâmes loger à l'hôtel
+Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun venait d'acheter cette maison; il
+l'habitait, et dès que nous fûmes établis, j'allai voir les magnifiques
+tableaux de toutes les écoles, dont son appartement était rempli.
+J'étais enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter les
+chefs-d'oeuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait une extrême
+obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux d'une beauté
+admirable et d'un grand prix. Je lui devais ainsi les plus fortes leçons
+que je pusse prendre, lorsque au bout de six mois il me demanda en
+mariage. J'étais loin de vouloir l'épouser, quoiqu'il fût très bien fait
+et qu'il eût une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais
+sans inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent, en
+sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais ma mère, qui
+croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager avec instances à
+ne point refuser un parti aussi avantageux, et je me décidai enfin à ce
+mariage, poussée surtout par l'envie de me soustraire au tourment de
+vivre avec mon beau-père, dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour
+depuis qu'il était oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à
+faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église, je me disais
+encore: Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas! j'ai dit oui, et j'ai changé
+mes peines contre d'autres peines. Ce n'est pas que M. Lebrun fût un
+méchant homme: son caractère offrait un mélange de douceur et de
+vivacité; il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un mot
+assez aimable; mais sa passion effrénée pour les femmes de mauvaises
+moeurs, jointe à la passion du jeu, ont causé la ruine de sa fortune et
+la mienne, dont il disposait entièrement; au point qu'en 1789, lorsque
+je quittai la France, je ne possédais pas vingt francs de revenu, après
+avoir gagné, pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé.</p>
+
+<p>Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun, ayant dû épouser
+la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en
+tableaux, me pria de ne point le déclarer avant qu'il eût terminé ses
+affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers, que je ne quittais pas
+sans un grand regret mon nom de fille, sous lequel j'étais déjà très
+connue; mais ce mystère, qui dura peu, n'en eut pas moins un résultat
+assez effrayent pour mon avenir. Plusieurs personnes, qui croyaient
+simplement que j'allais épouser M. Lebrun, venaient me trouver pour me
+détourner de faire une pareille sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier
+de la couronne, qui me disait avec amitié: «Vous feriez mieux de vous
+attacher une pierre au cou et de vous jeter dans la rivière que
+d'épouser Lebrun.» Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de
+madame de Canillac, de madame de Sonza (alors ambassadrice de Protugal),
+toutes trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils
+tardifs quand j'étais mariée depuis quinze jours.--Au nom du ciel, me
+disait la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop
+malheureuse. Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le
+bonheur de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop
+confirmées depuis; mais ma mère, qui se trouvait là, avait peine à
+retenir ses larmes.</p>
+
+<p>Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un terme à ces tristes
+avertissemens, qui grâce à ma chère peinture, avaient peu altéré ma
+gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux portraits qui m'étaient
+demandés de toutes parts, et quoique M. Lebrun prît dès lors l'habitude
+de s'emparer des paiemens, il n'en imagina pas moins, pour augmenter
+notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu'il
+désirait, sans prendre le temps d'y réfléchir, et bientôt il me vint
+plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez,
+des ovales, qu'il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de
+mon travail et m'ennuyait fortement.</p>
+
+<p>Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux de La Ville, qui
+depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits réunis, et pour
+laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la Mythologie. Elle
+peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà le talent qui lui a
+donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie était la plus jeune de
+mes élèves, pour la plupart plus âgées que moi, ce qui nuisait
+prodigieusement au respect que doit imprimer un chef d'école. J'avais
+établi l'atelier de ces demoiselles dans un ancien grenier à fourrage,
+dont le plafond laissait à découvert de fort grosses poutres. Un matin,
+je monte et je trouve mes élèves, qui venaient d'attacher une corde à
+l'une de ces poutres, et qui se balançaient à qui mieux mieux. Je prends
+mon air sérieux, je gronde, je fais un discours superbe sur la perte du
+temps; puis voilà que je veux essayer la balançoire, et que je m'en
+amuse plus que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles
+manières il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet
+inconvénient, joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en
+corrigeant des études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école.</p>
+
+<p>L'obligation de laisser mon cher atelier pendant quelques heures avait
+encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail; je ne quittais
+plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait close, et le nombre de
+portraits que j'ai faits à cette époque est vraiment prodigieux. Comme
+j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais
+tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais
+ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à
+ma fantaisie. On ne portait point encore de schals; mais je disposais de
+larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras,
+avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de
+Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie dans
+plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille jouant de
+la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de la
+belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en mettrait pas pour se
+faire peindre; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène; je les séparai sur
+le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui
+finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa
+coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme devait
+donner le ton: cette mode prit doucement, puis devint enfin générale.
+Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la reine, je la suppliai de ne
+point mettre de poudre et de partager ses cheveux sur son front.--Je
+serai la dernière à suivre cette mode, dit la reine en riant, je ne veux
+pas qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand front.</p>
+
+<p>Je tâchais autant qu'il m'était possible de donner aux femmes que je
+peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie; celles qui
+n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et
+nonchalamment appuyées. Enfin, il faut croire qu'elles étaient
+contentes; car je ne pouvais suffire aux demandes; on avait de la peine
+à se faire placer sur ma liste; en un mot j'étais à la mode; il semblait
+que tout se réunît pour m'y mettre. Vous en jugerez par la scène
+suivante, qui m'a toujours laissé un souvenir si flatteur: Quelque temps
+après mon mariage, j'assistais à une séance de l'Académie française; La
+Harpe y lut son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à
+ces vers où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la
+première fois:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i4"> Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle,</p>
+<p class="i4"> Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle,</p>
+<p class="i4"> Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>l'auteur de <i>Warwick</i> me regarda: aussitôt tout le public (sans en
+excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient à la
+séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec de tels
+transports que je fus prête à me trouver mal de confusion.</p>
+
+<p>Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle, chère amie, parce
+que vous avez exigé que je vous dise tout, sont bien loin de pouvoir se
+comparer à la jouissance que j'éprouvai lorsque au bout de deux années
+de mariage je devins grosse. Mais ici vous allez voir combien cet
+extrême amour de mon art me rendait imprévoyante sur les petits détails
+de la vie; car toute heureuse que je me sentais, à l'idée de devenir
+mère, les neuf mois de ma grossesse s'étaient passés sans que j'eusse
+songé le moins du monde à préparer rien de ce qu'il faut pour une
+accouchée. Le jour de la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon
+atelier, et je travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans
+les intervalles que me laissaient les douleurs.</p>
+
+<p>Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir le matin. Elle
+pressentit que j'accoucherais dans la journée, et comme elle me
+connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de tout ce qui me serait
+nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné que je ne savais pas ce
+qui m'était nécessaire.--Vous voilà bien, reprit-elle, vous êtes un vrai
+garçon. Je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir.--Non! non!
+dis-je, j'ai demain séance, je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans
+me répondre, madame de Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher
+l'accoucheur, qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai, mais il resta
+caché chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde. Je
+n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis
+crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle est
+d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des douleurs
+atroces, et selon moi, M. Dubuc l'exprimait, parfaitement en disant: Le
+bonheur c'est l'intérêt dans le calme.</p>
+
+<p>Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de Mazarin, qui n'était
+plus jeune, mais qui était encore belle; ma fille avait ses yeux et lui
+ressemblait prodigieusement. Cette duchesse de Mazarin est celle qu'on
+disait avoir été douée à sa naissance par trois fées: la fée Richesse,
+la fée Beauté, et la fée Guignon. Il est certain que la pauvre femme ne
+pouvait rien entreprendre, pas même de donner une fête, sans qu'un
+accident quelconque ne vînt se jeter à la traverse. On a souvent conté
+plusieurs accidens de sa vie dans ce genre; en voici un moins connu: Un
+soir qu'elle donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de
+faire placer au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se
+trouvaient enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe
+de la duchesse, on ouvre le pâté, et voilà cette volatile effarouchée
+qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes,
+toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur, les
+cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux; enfin on
+fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte invention.</p>
+
+<p>La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse; on mettait un temps
+infini à la corser. Une visité lui vint un jour tandis qu'on la laçait,
+et une de ses femmes courut à la porte, en disant: «n'entrez pas avant
+que nous ayons arrangé les chairs.» Je me rappelle que cet excès
+d'embonpoint excitait l'admiration des ambassadeurs turcs. Comme on leur
+demandait à l'Opéra quelle femme leur plaisait davantage de toutes
+celles qui remplissaient les loges, ils répondirent sans hésiter que la
+duchesse de Mazarin était la plus belle, parce qu'elle était la plus
+grosse.</p>
+
+<p>Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas oublier de vous
+dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates, qui pour être
+cuivrés, n'en avaient pas moins des têtes superbes. En 1788, des
+ambassadeurs furent envoyés à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb. Je vis
+ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement
+pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon
+désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se
+laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins cette
+faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient (car ils
+voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles et des couleurs.
+Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta de l'eau de rose et
+m'en jeta sur les mains; puis le plus grand, qui s'appelait Davich Khan,
+me donna séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies,
+les mains, tout fut fait d'après lui, tant il se tenait avec
+complaisance. Je laissais sécher le tableau dans un autre salon.</p>
+
+<p>Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur, que je
+représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout avait une
+tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline blanche,
+parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques avec de
+larges manches plissées en travers, étaient retenues par de riches
+ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception du fond
+et du bas des robes.</p>
+
+<p>Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances désirait beaucoup
+voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à dîner, et nous
+acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger nous
+fûmes un peu surprises de trouver le dîner servi par terre, ce qui nous
+obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils
+nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont
+l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très
+épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous
+fîmes un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs
+mains bronzées en guise de cuillères.</p>
+
+<p>Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme, qui parlait un
+peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait
+à chanter <i>Annette à l'âge de quinze ans</i>. Lorsque nous allâmes faire
+nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le
+regret de nous quitter en disant: «Ah! comme mon coeur pleure!» Ce que je
+trouvai fort oriental et fort bien dit.</p>
+
+<p>Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai chercher; mais
+il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre,
+prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus donna lieu à de
+fort jolis vers qui me furent adressés et que je copie ici.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> À MADAME LEBRUN,</p>
+<br>
+<p class="i8"> Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé des Orientaux contre la peinture.</p>
+<br>
+<p class="i8"> Ce n'est point aux climats où règnent les sultans</p>
+<p class="i8"> Que le marbre s'anime et la toile respire.</p>
+<p class="i8"> Les préjugés de leurs imans</p>
+<p class="i8"> Du dieu des arts ont renversé l'empire.</p>
+<p class="i8"> Ils ont rêvé qu'<i>Allah</i>, jaloux de nos talens,</p>
+<p class="i8"> Doit, en jugeant les mondes et les âges,</p>
+<p class="i8"> Donner une ame à ces images</p>
+<p class="i8"> Qui sauvent la beauté du ravage des temps.</p>
+<p class="i8"> Sublime Allah! tu ris de cette erreur impie!</p>
+<p class="i8"> Tu conviendras, voyant cette copie,</p>
+<p class="i8"> Où l'art de la nature a surpris les secrets,</p>
+<p class="i8"> Que, comme toi, le génie a ses flammes;</p>
+<p class="i8"> Et que Lebrun, en peignant des portraits,</p>
+<p class="i8"> Sait aussi leur donner une ame.</p>
+</div></div>
+
+<p>Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie; et lorsque
+l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son valet de chambre
+qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les peines du monde à lui
+faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et
+fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le
+portrait.</p>
+
+<p>Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789. Après la mort de M.
+Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et
+j'ignore qui les possède aujourd'hui.</p>
+
+<p>Adieu, chère et aimable amie.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE V.</h3>
+
+<p class="mid">La Reine.--Mes séances à Versailles.--Portraits que je fais d'elle à
+différentes époques.--Sa Bonté.--Louis XVI.--Dernier bal de la Cour à
+Versailles.--Madame Élisabeth. Monsieur, frère du roi.--La princesse
+Lamballe.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait pour la première
+fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et
+de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite,
+assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes, ses mains
+petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle était la femme
+de France qui marchait le mieux; portant la tête fort élevée, avec une
+majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa
+cour, sans pourtant que cette majesté nuisît en rien à tout ce que son
+aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin, il est très difficile de
+donner à qui n'a pas vu la reine, une idée de tant de grâces et de tant
+de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait
+de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation
+autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux; leur couleur était
+presque bleue; son regard était spirituel et doux, son nez fin et joli,
+sa bouche pas trop grange, quoique les lèvres fussent un peu fortes.
+Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était
+l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant
+est le mot; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point
+d'ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré: les couleurs
+me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui
+n'appartenaient qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés
+chez aucune autre femme.</p>
+
+<p>À la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida d'abord
+prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté que sa grâce si
+bienveillante dissipa bientôt cette impression. C'est alors que je fis
+le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de
+satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son
+frère, l'empereur Joseph II, et la reine m'en ordonna deux copies: l'une
+pour l'impératrice de Russie, l'autre pour ses appartememens de
+Versailles ou de Fontainebleau.</p>
+
+<p>J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs autres portraits
+de la reine<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Dans l'un, je ne l'ai peinte que jusqu'aux genoux, avec
+une robe nacaral et placée devant une table, sur laquelle elle arrange
+des fleurs dans un vase. On peut croire que je préférais beaucoup la
+peindre sans grande toilette et surtout sans grand panier. Ces portraits
+étaient donnés à ses amis, quelques-uns à des ambassadeurs. Un entre
+autres la représente coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une
+robe de mousseline blanche dont les manches sont plissées en travers,
+mais assez ajustées: quand celui-ci fut exposé au salon, les méchans ne
+manquèrent pas de dire que la reine s'était fait peindre en chemise; car
+nous étions en 1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur
+elle.</p>
+
+<p>Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand succès. Vers la fin de
+l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville, qui, je crois, avait
+pour titre: <i>la Réunion des Arts</i>. Brongniart, l'architecte, et sa
+femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence, firent louer une loge
+aux premières et vinrent me chercher le jour de la première
+représentation pour me conduire au spectacle. Comme je ne pouvais
+nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait, vous pouvez juger
+de mon émotion lorsque la peinture arriva, et que je vis l'actrice me
+copier d'une manière surprenante, peignant le portrait de la reine. Au
+même instant, tout ce qui était au parterre et dans les loges se
+retourna vers moi en applaudissant à tout rompre, et je ne crois pas que
+l'on puisse être à la fois aussi touchée, aussi reconnaissante que je le
+fus ce soir-là.</p>
+
+<p>La timidité que m'avait inspirée le premier aspect de la reine avait
+entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle me témoignait toujours.
+Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais une jolie voix, elle me
+donnait peu de séances sans me faire chanter avec elle plusieurs duos de
+Grétry, car elle aimait infiniment la musique, quoique sa voix ne fût
+pas d'une grande justesse. Quant à son entretien, il me serait difficile
+d'en peindre toute la grâce, toute la bienveillance; je ne crois pas que
+la reine Marie-Antoinette ait jamais manqué l'occasion de dire une chose
+agréable à ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté
+qu'elle m'a toujours témoignée est un de mes plus doux souvenirs.</p>
+
+<p>Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle m'avait donné pour
+une séance; parce que étant alors très avancée dans ma seconde
+grossesse, je m'étais sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le
+lendemain de me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne
+m'attendait pas, elle avait fait atteler sa calèche pour aller se
+promener, et cette calèche fut la première chose que j'aperçus en
+entrant dans la cour du château. Toutefois je ne montai par moins parler
+aux garçons de la chambre. L'un d'eux, M. Campan<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>, me reçut d'un air
+sec et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de
+stentor:--C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et bien
+sûrement elle va se promener, et bien sûrement elle ne vous donnera pas
+séance. Sur ma réponse, que je venais simplement prendre les ordres de
+Sa Majesté pour un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait
+entrer aussitôt dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle
+tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon à sa fille, la
+jeune Madame. Le coeur me battait; car j'avais d'autant plus peur que
+j'avais tort. La reine se tourna vers moi et me dit avec douceur:--Je
+vous ai attendue hier toute la matinée, que vous est-il donc
+arrivé?--Hélas! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai
+pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les
+recevoir, et je repars à l'instant.--Non! non! ne partez pas, reprit la
+reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle
+décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que dans
+l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte
+à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, mes
+pinceaux tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma
+maladresse.--Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée dans
+votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire, elle
+releva tout elle-même.</p>
+
+<p>Lors du dernier voyage qui s'est fait à Fontainebleau, où la cour
+suivant l'usage devait être en grande représentation, je m'y rendis pour
+jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans la plus grande parure,
+couverte de diamans, et, comme un magnifique soleil l'éclairait, elle me
+parut vraiment éblouissante. Sa tête élevée sur son beau col grec, lui
+donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l'on
+croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Pendant la première
+séance que j'eus de S. M. au retour de ce voyage, je me permis de parler
+de l'impression que j'avais reçue, et de dire à la reine combien
+l'élévation de sa tête ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me
+répondit d'un ton de plaisanterie: Si je n'étais pas reine, on dirait
+que j'ai l'air insolent; n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>La reine ne négligeait rien pour faire acquérir à ses enfans ces
+manières gracieuses et affables qui la rendaient si chère à ceux qui
+l'entouraient. Je l'ai vue faisant dîner Madame, alors âgée de six ans,
+avec une petite paysanne dont elle prenait soin, vouloir que cette
+petite fût servie la première, en disant à sa fille: «Vous devez lui
+faire les honneurs.»</p>
+
+<p>La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée à Trianon, où je fis
+sa tête pour le grand tableau dans lequel je l'ai peinte avec ses
+enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil, alors ministre, était
+présent, et que tant que dura la séance, il ne cessa de médire de toutes
+les femmes de la cour. Il fallait qu'il me crût sourde ou bien bonne
+personne, pour ne pas craindre que je pusse rapporter aux intéressées
+quelques-uns de ses méchans propos. Le fait est que jamais il ne m'est
+arrivé d'en répéter un seul, quoique je n'en aie oublié aucun.</p>
+
+<p>Après avoir fait la tête de la reine, ainsi que les études séparées du
+premier dauphin, de Madame Royale et du duc de Normandie, je m'occupai
+aussitôt de mon tableau auquel j'attachais une grande importance, et je
+le terminai pour le salon de 1788. La bordure ayant été portée seule,
+suffit pour exciter mille mauvais propos: <i>voilà le déficit</i>, disait-on;
+et beaucoup d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient
+prévoir les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je
+n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait son
+sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma peur était
+si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer dans ma chambre,
+et j'étais là, priant Dieu pour le succès de <i>ma</i> famille royale, quand
+mon frère et une foule d'amis vinrent me dire que j'obtenais le suffrage
+général.</p>
+
+<p>Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau à Versailles, ce
+fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts et directeur des bâtimens
+royaux qui me présenta à Sa Majesté. Louis XVI eut la bonté de causer
+longtemps avec moi, de me dire qu'il était fort content; puis il ajouta,
+en regardant encore mon ouvrage: «Je ne me connais pas en peinture; mais
+vous me la faites aimer.»</p>
+
+<p>Mon tableau fut placé dans une des salles du château de Versailles, et
+la reine passait devant en allant et en revenant de la messe. À la mort
+de monsieur le dauphin (au commencement de 1789), cette vue ranimait si
+vivement le souvenir de la perte cruelle qu'elle venait de faire,
+qu'elle ne pouvait plus traverser cette salle sans verser des larmes;
+elle dit à M. d'Angevilliers de faire enlever ce tableau; mais avec sa
+grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire aussitôt, en me
+faisant savoir le motif de ce déplacement. C'est à la sensibilité de la
+reine que j'ai dû la conservation de mon tableau; car les poissardes et
+les bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs Majestés à
+Versailles, l'auraient infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du
+lit de la reine, qui a été percé de part en part!</p>
+
+<p>Je n'ai jamais eu la jouissance de revoir Marie-Antoinette depuis le
+dernier bal de la cour à Versailles; ce bal se donnait dans la salle de
+spectacle, et la loge où je me trouvais placée était assez près de la
+reine pour que je pusse entendre ce qu'elle disait. Je la voyais fort
+agitée, invitant à danser les jeunes gens de la cour, tels que M. de
+Lameth<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a> et d'autres, qui tous la refusaient; si bien que la plupart
+des contredanses ne purent s'arranger. La conduite de ces messieurs
+était d'une inconvenance qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus
+me semblait une sorte de révolte, préludant à des révoltes plus graves.
+La révolution approchait: elle éclata l'année suivante.</p>
+
+<p>À l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai pas fait le portrait,
+j'ai peint successivement toute la famille royale; les enfants de
+France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII); Madame, madame la
+comtesse d'Artois et madame Élisabeth. Les traits de cette dernière
+n'étaient point réguliers; mais son visage exprimait la plus douce
+bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable; en tout elle
+avait le charme d'une jolie bergère. Vous n'ignorez pas, chère amie, que
+madame Élisabeth était un ange de bonté. Combien de fois ai-je été
+témoin du bien qu'elle faisait aux malheureux. Son coeur renfermait
+toutes les vertus; indulgente, modeste, sensible, dévouée; la révolution
+l'a conduite à déployer un courage héroïque; on a vu cette douce
+princesse, marcher au-devant des cannibales qui venaient pour assassiner
+la reine, en disant: <i>Ils me prendront pour elle!</i></p>
+
+<p>Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion de connaître
+un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et l'esprit et
+l'instruction; il était impossible de ne pas se plaire à l'entretien de
+Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec autant de goût que de
+savoir. Quelquefois, pour varier sans doute, il me chantait, pendant nos
+séances, des chansons qui n'étaient pas indécentes, mais si communes,
+que je ne pouvais comprendre par quel chemin de pareilles sottises
+arrivaient jusqu'à la cour. Il avait la voix la plus fausse du
+monde.--Comment trouvez-vous que je chante, Madame Lebrun? me dit-il un
+jour--Comme un prince, Monseigneur, répondis-je.</p>
+
+<p>Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur, m'envoyait une fort
+belle voiture à huit chevaux pour me conduire à Versailles et me ramener
+avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner. Tout le long de la
+route on se mettait aux fenêtres pour me voir passer, chacun m'ôtait son
+chapeau; je riais de ces hommages rendus aux huit chevaux et au piqueur
+qui courait devant; car revenue à Paris, je montais en fiacre, et
+personne ne me regardait plus.</p>
+
+<p>Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral (dans le sens modéré
+du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans formaient à la cour un
+parti très distinct de celui du roi. Aussi ne fus-je point surprise de
+voir pendant la révolution, le marquis de Montesquiou nommé général en
+chef de l'armée républicaine en Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler
+les discours étranges que je lui avais entendu tenir devant moi, sans
+parler des propos qu'il se permettait si ouvertement contre la reine et
+tous ceux qu'elle aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous
+le montrent se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne
+venait point siéger comme <i>prince</i>, mais comme <i>citoyen</i>. Je n'en crois
+pas moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa
+tête, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France.</p>
+
+<p>À la même époque j'ai fait aussi le portrait de la princesse Lamballe.
+Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque distance; elle avait de
+petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux
+blonds, et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. L'horrible fin de
+cette malheureuse princesse est assez connue, de même que le dévouement
+dont elle a péri victime; car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de
+tout péril, lorsqu'elle rentra en France dès qu'elle sut la reine en
+danger.</p>
+
+<p>Me voilà bien loin, chère amie, de l'année 1799; mais j'ai préféré vous
+parler dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec
+tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que le
+comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette.</p>
+
+<p>Mille tendres amitiés.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE VI.</h3>
+
+<p class="mid">Voyage en Flandre.--Bruxelles.--Le prince de Ligne.--Le tableau de
+l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols.--Ma réception à l'Académie
+royale de peinture.--Mon logement.--Ma société.--Mes
+concerts.--Garat.--Asevedo.--Madame Todi.--Viotti.--Maestrino.--Leprince
+Henry de Prusse.--Salentin.--Hulmandel.--Cramer.--Madame de
+Montgeron.--Mes soupers.--Je joue la comédie en société.--Nos acteurs.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires l'appelaient. On
+faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe collection de tableaux
+du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition. Je trouvai là
+plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec une extrême bonté,
+entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais beaucoup vue à Paris;
+mais la rencontre dont je me félicitai le plus fut celle du prince de
+Ligne, que je ne connaissais point encore, et qui, sous le rapport
+d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation pour ainsi dire
+historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie, où j'admirai
+plusieurs chefs-d'oeuvre, principalement des portraits de Wandik et des
+têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux italiens. Il voulut
+aussi nous recevoir dans sa superbe habitation de Bel-Oeil. Je me
+souviens qu'il nous fit monter dans un belvédère, bâti sur le sommet
+d'une montagne qui dominait toutes ses terres et tous le pays
+d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint à cette belle vue,
+avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui effaçait tout dans ce beau
+lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui pour la grâce de son
+esprit et de ses manières n'a jamais eu de pareil.</p>
+
+<p>La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche et animée. Dans la
+haute société, par exemple, on s'occupait tellement de plaisirs, que
+plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois de Bruxelles
+après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris tout juste à l'heure
+de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à
+Bruxelles, courant toute la nuit: voilà ce qui s'appelle aimer l'opéra.</p>
+
+<p>Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et dans le Northollande.
+La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement: ces deux petites villes
+sont si propres, si bien tenues, que l'on envie le sort des habitans.
+Les rues étant fort étroites et bordées de canaux, on n'y va point en
+voiture, mais à cheval, et l'on se sert de petites barques pour le
+transport des marchandises. Les maisons, qui sont très basses, ont deux
+portes: celle de la naissance, puis celle de la mort, par laquelle on ne
+passe que dans un cercueil. Les toits de ces maisons sont aussi brillans
+que s'ils étaient d'acier, et tout est si merveilleusement soigné, que
+je me rappelle avoir vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant
+une espèce de lanterne dorée et polie comme pour un boudoir.</p>
+
+<p>Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande, m'ont semblé
+fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger les faisait fuir
+aussitôt. Elles étaient ainsi alors; je suppose cependant que le séjour
+des Français dans leur pays a pu les apprivoiser.</p>
+
+<p>Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à l'hôtel de ville le
+superbe tableau de Wanols qui représente les bourguemestres assemblés.
+Je ne crois pas qu'il existe en peinture rien de plus beau, rien de plus
+vrai: c'est la nature même. Les bourguemestres sont vêtus de noir; les
+têtes, les mains, les draperies, tout est d'une beauté inimitable: ces
+hommes vivent, on se croit avec eux. Je suis persuadée que c'est le
+tableau de ce genre le plus parfait; je ne pouvais le quitter, et
+l'impression qu'il m'a faite me le rend encore présent.</p>
+
+<p>Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'oeuvre de Rubens. Ils étaient
+bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été depuis au musée de Paris;
+tous produisaient un effet admirable dans ces églises flamandes.
+D'autres chefs-d'oeuvre du même maître ornaient les galeries d'amateurs:
+à Anvers, je trouvai chez un particulier le fameux <i>chapeau de paille</i>
+qui vient d'être vendu dernièrement à un Anglais pour une somme
+considérable. Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens;
+son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le
+simple jour et la lueur du soleil<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, et peut-être faut-il être peintre
+pour juger tout le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau
+me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en
+cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de
+paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma
+palette à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous
+dire qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé;
+mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent tout
+l'effet d'un pareil tableau.</p>
+
+<p>Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783, le portrait dont je
+vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me
+proposer comme membre de l'Académie royale de peinture. M. Pierre, alors
+premier peintre du roi, s'y opposait fortement, ne voulant pas,
+disait-il, que l'on reçût des femmes, et pourtant madame
+Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue;
+je crois même que madame Vien l'était aussi. Quoi qu'il en soit, M.
+Pierre (peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le
+maniement de la brosse) avait de l'esprit; de plus, il était riche, ce
+qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les artistes, qui dans
+ce temps étaient moins fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son
+opposition aurait donc pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous
+les vrais amateurs n'avaient pas été associés à l'Académie de peinture;
+ils formaient une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est
+alors qu'on fit ce couplet.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+
+<p class="i8"> À MADAME LEBRUN.</p>
+<br>
+<p class="i8"> Sur l'air: <i>Jardinier ne vois-tu pas</i>.</p>
+<br>
+
+<p class="i8"> Au salon ton art vainqueur</p>
+<p class="i8"> Devrait être en lumière<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.</p>
+<p class="i8"> Pour le ravir cet honneur,</p>
+<p class="i8"> Lise, il faut avoir le coeur</p>
+<p class="i6"> De Pierre, de Pierre, de Pierre.</p>
+</div></div>
+
+<p>Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception la Paix qui
+ramène l'Abondance<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>. M. Pierre alors fit courir le bruit que c'était
+par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense bien en effet que le
+roi et la reine étaient assez bons pour désirer me voir entrer à
+l'Académie; mais voilà tout.</p>
+
+<p>Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent trois séances dans
+la même journée, et celles de l'après-dîner, qui me fatiguaient à
+l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac tel, que je ne digérais plus
+rien, en sorte que je maigrissais à faire peur. Mes amis me firent
+ordonner alors par le médecin de dormir tous les jours après mon dîner.
+D'abord j'eus quelque peine à prendre cette habitude; mais on
+m'enfermait dans ma chambre, les rideaux fermés, et peu à peu le sommeil
+arriva. Je suis persuadée que je dois la vie à cette ordonnance. Vous
+savez, chère amie, combien je tiens à ce que j'appelle mon <i>calme</i>?
+C'est qu'un travail forcé, joint à la fatigue de mes longs voyages, me
+l'a rendu tout-à-fait nécessaire; sans ce court et léger repos, dont
+j'ai conservé l'habitude, je n'existerais plus. Tout ce que je puis
+reprocher à cette sieste obligée, c'est de m'avoir privée sans retour du
+plaisir d'aller dîner en ville; et comme je consacrais la matinée
+entière à la peinture, il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que
+le soir. Il est vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde
+ne m'était refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus
+aimable et la plus brillante.</p>
+
+<p>Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry, où M. Lebrun avait un
+grand appartement, fort richement meublé, dans lequel il plaçait ses
+tableaux de tous les grands maîtres. Quant à moi, je m'étais réduite à
+occuper une petite antichambre, et une chambre à coucher qui me servait
+de salon. Cette chambre était tendue de papier, pareil à la toile de
+Joui des rideaux de mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop
+simples peut-être, ce qui n'a pas empêché M. de Champcenetz (vu que sa
+belle-mère était jalouse de moi), d'écrire que <i>madame Lebrun avait des
+lambris dorés, qu'elle allumait son feu avec des billets de caisse, et
+quelle ne brûlait que du bois d'aloès</i>; mais je tarde autant que
+possible, chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été
+victime; nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que
+dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque soir
+la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquans
+dans les lettres et dans les arts, tout arrivait dans cette chambre;
+c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule était telle que,
+faute de siége, les maréchaux de France s'asseyaient par terre, et je me
+rappelle que le maréchal de Noailles, très gros et très âgé, avait la
+plus grande peine à se relever.</p>
+
+<p>J'étais bien loin de me flatter, comme vous pouvez croire, que tous
+vinssent pour moi: ainsi qu'il arrive dans les maisons ouvertes, les uns
+venaient pour trouver les autres, et le plus grand nombre pour entendre
+la meilleure musique qui se fît alors à Paris. Les compositeurs
+célèbres, Grétry, Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez moi
+les morceaux de leurs opéras avant la première représentation. Nos
+chanteurs habituels étaient Garat, Asevedo, Richer, madame Todi, ma
+belle-soeur, qui avait une très belle voix, et pouvait tout accompagner à
+livre ouvert, ce qui nous était fort utile. Moi-même je chantais
+quelquefois, sans méthode à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps
+de prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable; cet aimable
+Grétry disait que j'avais des sons argentés. Au reste, il fallait mettre
+à part toutes prétentions pour chanter avec ceux que je viens de nommer;
+car Garat surtout peut être cité comme le talent le plus extraordinaire
+qu'on ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés
+pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression, il
+n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté Gluck aussi
+bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait à une voix superbe
+toutes les qualités d'une grande cantatrice, et elle chantait le bouffon
+et le sérieux avec la même perfection.</p>
+
+<p>Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste Viotti, dont le
+jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était si ravissant!
+Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse, excellent amateur, qui
+de plus m'amenait son premier violon. Salentin jouait du hautbois,
+Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgeron vint aussi une fois,
+peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle fût très jeune alors, elle
+n'en étonna pas moins toute ma société, qui vraiment était fort
+difficile, par son admirable exécution et surtout par son expression;
+elle faisait parler les touches. Depuis, et déjà placée au premier rang
+comme pianiste, vous savez combien madame de Montgeron s'est distinguée
+comme compositeur.</p>
+
+<p>À l'époque où je donnais mes concerts, on avait le goût et le temps de
+s'amuser; et même, quelques années plus tôt, l'amour de la musique était
+si général, qu'il avait élevé des querelles sérieuses entre ce qu'on
+appelait les gluckistes et les piccinistes. Tous les amateurs s'étaient
+séparés en deux partis acharnés l'un contre l'autre. Le champ de
+bataille ordinaire était le jardin du Palais-Royal. Là, les partisans de
+Gluck et les partisans de Piccini disputaient avec une telle violence
+qu'il s'en est suivi plus d'un duel. On se querellait bien aussi dans
+plusieurs salons pour ces deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé
+Arnault se trouvaient en opposition; car Marmontel était picciniste, et
+l'abbé gluckiste forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes, des
+couplets. L'abbé Arnault, par exemple, fit les vers suivans:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i18"> Ce Marmontel, si lent, si lourd,</p>
+<p class="i18"> Qui ne parle pas, mais qui beugle,</p>
+<p class="i18"> Juge la peinture en aveugle,</p>
+<p class="i18"> Et la musique comme un sourd.</p>
+</div></div>
+
+<p>Marmontel répondit par ce couplet:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i18"> L'abbé Fatras,</p>
+<p class="i18"> De Carpentras,</p>
+<p class="i18"> Demande un bénéfice.</p>
+<p class="i18"> Il l'obtiendra,</p>
+<p class="i18"> Car l'Opéra</p>
+<p class="i18"> Lui tient lieu de l'office.</p>
+</div></div>
+
+<p>Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que le temps où les
+sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et ne pouvaient naître
+qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes concerts.</p>
+
+<p>Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient la marquise de
+Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui depuis a épousé le
+chevalier de Boufflers, madame le Gouteux du Molay, toutes quatre mes
+meilleures amies, la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, madame de
+Peze, son amie, que j'ai peinte avec elle dans le même tableau, une
+foule d'autres dames françaises, que, vu la petitesse du local, je ne
+pouvais recevoir que plus rarement, et les étrangères les plus
+distinguées. Quant aux hommes, il serait trop long de vous les nommer,
+attendu que je crois avoir vu chez moi tout ce que Paris renfermait de
+gens à talent et de gens d'esprit.</p>
+
+<p>Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes
+soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète, le chevalier de Boufflers,
+le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient les plus amusans de Paris. On
+ne saurait juger ce qu'était la société en France, quand on n'a pas vu
+le temps où, toutes les affaires du jour terminées, douze ou quinze
+personnes aimables se réunissaient chez une maîtresse de maison, pour y
+finir leur soirée. L'aisance, la douce gaieté, qui régnaient à ces
+légers repas du soir, leur donnaient un charme que les dîners n'auront
+jamais. Une sorte de confiance et d'intimité régnait entre les convives;
+et comme les gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans
+inconvénient, c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se
+montrait supérieure à celle de toute l'Europe.</p>
+
+<p>Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne
+parlait politique; mais on causait de littérature, on racontait
+l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions à jouer des charades
+en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille ou Lebrun (Pindare) nous
+lisaient quelques-uns de leurs vers. À dix heures, on se mettait à
+table; mon souper était des plus simples. Il se composait toujours d'une
+volaille, d'un poisson, d'un plat de légumes et d'une salade; en sorte
+que si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, il n'y avait
+réellement plus de quoi manger pour tout le monde; mais peu importait,
+on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes,
+et vers minuit chacun se retirait.</p>
+
+<p>Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je soupais fréquemment
+en ville; car je ne pouvais disposer de mon temps que le soir. Il
+m'était doux alors de me reposer de mon travail par quelque distraction
+agréable. Tantôt c'était un bal, bal où l'on n'étouffait point comme
+aujourd'hui. Huit personnes seulement formaient la contredanse, et les
+femmes qui ne dansaient pas pouvaient au moins voir danser; car les
+hommes se tenaient debout derrière elles. N'ayant jamais aimé la danse,
+je préférais de beaucoup les maisons où l'on faisait de la musique.
+J'allais souvent passer la soirée chez M. de Rivière<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, où nous
+jouions la comédie et l'opéra comique. Sa fille, ma belle-soeur, chantait
+à merveille, et pouvait passer pour une excellente actrice. Le fils aîné
+de M. de Rivière était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait
+donné l'emploi des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la
+Ruette, retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point
+notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix était
+encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers rôles
+avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient excellens,
+excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que Talma, qui jouait
+les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé, et que personne alors
+n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur inimitable. Ma surprise
+a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu notre jeune premier surpasser
+Larive et remplacer le Kain. Mais le temps qu'il a fallu pour opérer
+cette métamorphose et toutes celles du même genre, me prouve qu'un
+talent dramatique est de tous les talens celui qui s'acquiert le plus
+tard. Remarquez bien qu'on ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait
+été dans sa jeunesse.</p>
+
+<p>Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler d'un
+certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du monde,
+s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE VII.</h3>
+
+<p class="mid">Souper grec.--Propos auxquels il donne lieu.--Ce qu'il m'a
+coûté.--Ménageot.--M. de Calonne.--Mot de mademoiselle
+Arnoult.--Calomnies.--Madame de S***.--Sa perfidie.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Voici, ma chère amie, le récit exact du souper le plus brillant que
+j'aie donné, à l'époque où l'on parlait sans cesse de mon luxe et de ma
+magnificence.</p>
+
+<p>Un soir, que j'avais invité douze ou quinze personnes à venir entendre
+une lecture du poète Lebrun, mon frère me lut pendant mon calme quelques
+pages des <i>Voyages d'Anacharsis</i>. Quand il arriva à l'endroit où en
+décrivant un dîner grec, on explique la manière de faire plusieurs
+sauces:--Il faudrait, me dit-il, faire goûter cela ce soir. Je fis
+aussitôt monter ma cuisinière, je la mis bien au fait; et nous convînmes
+qu'elle ferait une certaine sauce pour la poularde, et une autre pour
+l'anguille. Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous
+costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil
+et à M. Boutin, que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon
+atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me
+fournir assez de vêtemens, et le comte de Parois, qui logeait dans ma
+maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques.
+Il vint précisément chez moi ce jour-là, vers quatre heures. Je lui fis
+part de mon projet, en sorte qu'il m'apporta une quantité de coupes, de
+vases, parmi lesquels je choisis. Je nettoyai tous ces objets moi-même,
+et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe.
+Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus
+soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance à
+distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe
+suspendue donnait une forte lumière sur la table; enfin tout était
+préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la
+charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je
+l'habille. Puis vint madame de Bonneuil, si remarquable par sa beauté;
+madame Vigée, ma belle-soeur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus
+beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en
+véritables Athéniennes. Lebrun (Pindare) entre; on lui ôte sa poudre, on
+défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de
+laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry
+Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un
+grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en
+un clin d'oeil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières.
+Tandis que l'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter
+en lyre dorée, je le costume; je costume aussi M. de Rivière (frère de
+ma belle-soeur), Guinguené et Chaudet, le fameux sculpteur.</p>
+
+<p>L'heure avançait; j'avais peu de temps pour penser à moi; mais comme je
+portais toujours des robes blanches en forme de tunique (ce qu'on
+appelle à présent des blouses), il me suffit de mettre un voile et une
+couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille,
+charmante enfant, et mademoiselle de Bonneuil<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, qui était belle comme
+un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique
+très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire.</p>
+
+<p>À neuf heures et demie les préparatifs étaient terminés, et dès que nous
+fûmes tous placés, l'effet de cette table était si neuf, si pittoresque,
+que nous nous levions chacun à notre tour, pour aller regarder ceux qui
+restaient assis.</p>
+
+<p>À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et
+de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la
+salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battans, ils nous
+trouvèrent chantant le choeur de Gluck: <i>le dieu de Paphos et de Gnide</i>,
+que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre.</p>
+
+<p>De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites
+que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon. Ils étaient surpris
+et charmés, au point qu'ils restèrent un temps infini debout, avant de
+se décider à prendre les places que nous avions gardées pour eux.</p>
+
+<p>Outre les deux plats dont je vous ai déjà parlé, nous avions pour souper
+un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe, et deux plats de
+légumes. À la vérité, nous bûmes ce soir-là une bouteille de vieux vin
+de Chypre dont on m'avait fait présent; voilà tout l'excès. Nous n'en
+restâmes pas moins très long-temps à table, où Lebrun nous récita
+plusieurs odes d'Anacréon qu'il avait traduites, et je ne crois pas
+avoir jamais passé une soirée aussi amusante.</p>
+
+<p>M. Boutin et M. de Vaudreuil en étaient tellement enthousiasmés qu'ils
+en parlèrent le lendemain à toutes leurs connaissances. Quelques femmes
+de la cour me demandaient une seconde représentation de cette
+plaisanterie. Je refusai pour différentes raisons, et plusieurs d'entre
+elles furent blessées de mon refus. Bientôt le bruit se répandit dans le
+monde que ce souper m'avait coûté vingt mille francs. Le roi en parla
+avec humeur au marquis de Cubières, qui fort heureusement avait été un
+de nos convives, et qui convainquit Sa Majesté de la sottise d'un pareil
+propos.</p>
+
+<p>Néanmoins, ce que l'on tenait à Versailles au prix modeste de vingt
+mille francs, fut porté à Rome à quarante mille, à Vienne, la baronne de
+Strogonoff m'apprit que j'avais dépensé soixante mille francs pour mon
+souper grec. Vous savez qu'à Pétersbourg la somme est enfin restée fixée
+à quatre-vingt mille, et la vérité est que ce souper m'a coûté quinze
+francs.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est que ces indignes
+mensonges étaient colportés dans l'Europe par mes propres compatriotes,
+et la ridicule calomnie dont je vous parle n'est pas la seule dont on
+ait cherché à tourmenter ma vie; témoin ces vers que Lebrun-Pindare
+m'adressa en 1789, et que peut-être vous ne connaissez pas.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> À MADAME LEBRUN.</p>
+<br>
+<p class="i8"> Chère Lebrun, la gloire a ses orages;</p>
+<p class="i8"> L'envie est là qui guette le talent;</p>
+<p class="i8"> Tout ce qui plaît, tout mérite excellent,</p>
+<p class="i8"> Doit de ce monstre essuyer les outrages.</p>
+<p class="i8"> Qui mieux que toi les mérita jamais?</p>
+<p class="i8"> Un pinceau mâle anime tes portraits.</p>
+<p class="i8"> Non, tu n'es plus femme que l'on renomme:</p>
+<p class="i8"> L'Envie est juste, et ses cris obstinés</p>
+<p class="i8"> Et ses serpens contre toi déchaînés</p>
+<p class="i8"> Mieux que nos voix te déclarent grand homme.</p>
+</div></div>
+
+<p>Mettant à part l'exagération avec laquelle le poète parle de mon talent,
+il reste malheureusement trop vrai, que dès mon début dans le monde, je
+me suis vue en butte à la sottise et à la méchanceté. D'abord mes
+ouvrages n'étaient point de moi; M. Ménageot peignait mes tableaux et
+jusqu'à mes portraits, quoique tant de personnes à qui je donnais séance
+pussent naturellement porter témoignage du contraire; ce bruit absurde
+ne s'en propagea pas moins jusqu'à l'époque où je fus reçue de
+l'Académie royale de peinture. Comme alors j'exposai au salon où
+l'auteur du <i>Méléagre</i> exposait aussi, il fallut bien reconnaître la
+vérité; car Ménageot, dont au reste j'appréciais infiniment le talent et
+même les conseils, avait une manière de peindre entièrement opposée à la
+mienne<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>.</p>
+
+<p>Quoique je fusse, je crois, l'être le plus inoffensif qui ait jamais
+existé, j'avais des ennemis; non seulement quelques femmes m'en
+voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles, mais plusieurs peintres
+ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue, et de faire payer mes tableaux
+plus cher que les leurs; il en résultait contre moi mille propos de
+toute nature, dont un surtout m'affligea profondément. Peu de temps
+avant la révolution, je fis le portrait de M. de Calonne, et je
+l'exposai au salon; j'avais peint ce ministre assis, jusqu'à mi-jambe;
+ce qui fit dire à mademoiselle Arnoult en le regardant: «<i>Madame Lebrun
+lui a coupé les jambes, afin qu'il reste en place.</i>» Malheureusement ce
+propos spirituel ne fut pas le seul auquel mon tableau donna lieu; je me
+vis en butte en cette occasion à des calomnies du genre le plus odieux;
+d'abord on fit courir mille contes absurdes sur le paiement du portrait;
+les uns prétendaient que le contrôleur-général m'avait donné un grand
+nombre de ces bonbons qu'on appelle papillottes, enveloppés dans des
+billets de caisse; d'autres, que j'avais reçus, dans un pâté, une somme
+assez forte pour ruiner le trésor; enfin, mille versions plus ridicules
+les unes que les autres. Le fait est que M. de Calonne m'avait envoyé
+quatre mille francs en billets, dans une boîte qui a été estimée vingt
+louis. Quelques-unes des personnes qui se trouvaient chez moi quand je
+reçus la boîte existent encore et peuvent le certifier. On fut même
+étonné de la modicité de cette somme; car, peu de temps auparavant, M.
+de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé
+huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver ce prix trop énorme.
+Toutefois, le canevas fourni, les méchans s'en emparèrent pour le
+broder. J'étais harcelée de libelles, qui tous m'accusaient de vivre en
+liaison intime avec M. de Calonne. Un nommé Gorsas, que je n'ai jamais
+vu ni connu, et que l'on m'a dit être un jacobin forcené, vomissait des
+horreurs contre moi.</p>
+
+<p>Le malheur voulut que M. Lebrun, qui, contre mon gré, faisait bâtir une
+maison rue du Gros-Chenet, donnât par là prétexte à la calomnie.
+Certainement lui et moi nous avions gagné assez d'argent pour nous
+permettre une pareille dépense; cependant certaines gens soutenaient que
+M. de Calonne payait cette maison<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.--Vous voyez, disais-je sans cesse
+à M. Lebrun, quels infâmes propos l'on tient!--Laissez-les dire, me
+répondait-il dans une sainte colère; quand vous serez morte, je ferai
+élever dans mon jardin une pyramide qui ira jusqu'au ciel, et je ferai
+graver dessus la liste de vos portraits; on saura bien alors à quoi s'en
+tenir sur votre fortune. Mais j'avoue que l'espoir d'un pareil honneur
+me consolait peu de mon chagrin présent; ce chagrin était d'autant plus
+vif, que personne, moins que moi, n'avait craint de pouvoir devenir
+l'objet d'une pensée avilissante. J'avais sur l'argent une telle
+insouciance, que je n'en connaissais presque pas la valeur: la comtesse
+de la Guiche qui vit encore, peut affirmer qu'étant venue chez moi pour
+me demander de faire son portrait, et me disant qu'elle ne pouvait y
+mettre que mille écus, je répondis que M. Lebrun ne voulait point que
+j'en fisse à moins de cent louis. Ce défaut de calcul m'a été fort
+désavantageux pendant mon dernier voyage à Londres; j'oubliais
+constamment que les guinées valaient plus d'un louis, et pour mes
+portraits, entre autre pour celui de madame Canning (en 1803), je
+faisais mon compte comme si j'étais à Paris.</p>
+
+<p>Tous ceux qui m'entouraient, de plus, savent que M. Lebrun s'emparait en
+totalité de l'argent que je gagnais, me disant qu'il le ferait valoir
+dans son commerce; je ne gardais souvent que six francs dans ma poche.
+Lorsque en 1788 je fis le portrait du beau prince Lubomirski, alors
+adolescent<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>, sa tante, la princesse Lubomirska, m'envoya douze mille
+francs, sur lesquels je priai M. Lebrun de me laisser deux louis; mais
+il me refusa, prétendant avoir besoin de la somme entière pour solder
+tout de suite un billet. Il était plus habituel au reste, que M. Lebrun
+touchât lui-même, et très-souvent il négligeait de me dire que l'on
+m'avait payée. Une seule fois dans ma vie, au mois de septembre 1789,
+j'ai reçu le prix d'un portrait; c'était celui du Bailly de Crussol, qui
+m'envoya cent louis. Heureusement mon mari était absent, en sorte que je
+pus garder cette somme, qui, peu de jours après (le 5 octobre), me
+servit pour aller à Rome.</p>
+
+<p>Mon indifférence pour la fortune tenait sans doute alors au peu de
+besoin que j'avais d'être riche. Ce qui rendait ma maison agréable
+n'exigeant aucun luxe, j'ai toujours vécu fort modestement. Je dépensais
+extrêmement peu pour ma toilette: on me reprochait même trop de
+négligence, car je ne portais que des robes blanches, de mousseline ou
+de linon, et je n'ai jamais fait faire de robes parées que pour mes
+séances à Versailles. Ma coiffure ne me coûtait rien, j'arrangeais mes
+cheveux moi-même, et le plus souvent je tortillais sur ma tête un fichu
+de mousseline, ainsi qu'on peut le voir dans mes portraits, à Florence,
+à Pétersbourg et à Paris, chez M. de Laborde. Dans tous mes portraits
+enfin, je me suis peinte ainsi, excepté dans celui qui est au ministère
+de l'intérieur, où je suis costumée à la grecque.</p>
+
+<p>Certes, ce n'était pas une telle femme que pouvait séduire le titre de
+receveur-général des finances, et, sous tout autre rapport, M. de
+Calonne m'a toujours semblé peu séduisant; car il portait une perruque
+fiscale. Une perruque! jugez comme, avec mon amour du pittoresque,
+j'aurais pu m'accoutumer à une perruque! je les ai toujours eues en
+horreur, au point de refuser un riche mariage, parce que le prétendant
+portait perruque; et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés
+ainsi.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a d'ailleurs de surprenant dans cette affaire, c'est que rien
+n'avait pu prêter une ombre de vraisemblance à la calomnie; je
+connaissais à peine M. de Calonne. Une seule fois dans ma vie j'avais
+été chez lui au ministère des finances; il donnait une grande soirée au
+prince Henri de Prusse, et ce prince venant habituellement chez moi, il
+avait jugé convenable de m'inviter; enfin je me souviens d'avoir hâté
+son portrait au point de ne pas faire les mains d'après lui, quoique
+j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles.</p>
+
+<p>Je n'aurais donc jamais imaginé de quelle source pouvaient naître ces
+propos désolans, sans la découverte que je fis plus tard d'une perfidie
+digne de l'enfer.</p>
+
+<p>M. de Calonne allait très souvent rue du Gros-Chenet (où je ne logeais
+pas encore à cette époque), chez madame de S***, femme de D***, surnommé
+le roué. Madame de S*** avait un charmant et doux visage, quoiqu'on pût
+remarquer quelque chose de faux dans son regard, et M. de Calonne en
+était très amoureux. Dans le temps dont je vous parle, elle m'avait
+priée de faire son portrait, et, comme un jour elle prenait séance, elle
+me demanda avec son air de douceur habituel si je voulais lui prêter ma
+voiture le soir, pour aller au spectacle; j'y consentis, et mon cocher
+alla la prendre chez elle. Le lendemain matin je demandai mes chevaux
+pour onze heures; mais à onze heures, cocher, voiture, rien n'était
+rentré. Je dépêche aussitôt quelqu'un chez madame de S***; madame de
+S*** n'était point de retour; elle avait passé la nuit à l'hôtel des
+Finances! Jugez de ma colère, quand je l'appris quelques jours après par
+mon cocher, auquel un bon pour-boire ne ferma pas la bouche, et qui
+conta le fait à plusieurs personnes de la maison. En pensant que si les
+gens de l'hôtel des finances, ou d'autres, avaient demandé à cet homme
+le nom de ses maîtres, cet homme avait dû répondre naturellement qu'il
+appartenait à madame Lebrun, j'étais tout-à-fait hors de moi. Il est
+inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu madame de S***, qui, m'a-t-on
+dit, vit à Toulouse, et s'est jetée dans la plus austère dévotion. Que
+Dieu lui pardonne! A-t-elle voulu sauver sa réputation aux dépens de la
+mienne? Me haïssait-elle? Je ne sais; mais elle m'a fait bien du mal;
+car les longs détails dans lesquels je viens d'entrer, chère amie, vous
+prouvent assez combien j'ai souffert d'une calomnie qui s'appliquait si
+mal et à mon caractère et à la conduite de toute une vie, que j'ose dire
+avoir été honorable.</p>
+
+<p>Voilà vraiment une triste lettre, faite pour dégoûter de la célébrité,
+surtout lorsqu'on a le malheur d'être femme. Quelqu'un me disait un
+jour: «Quand je vous regarde et que je songe à votre renommée, il me
+semble voir des rayons autour de votre tête.»--Ah! répondis-je, en
+soupirant, il y a bien quelques petits serpens dans ces rayons-là. «En
+effet, a-t-on jamais vu une grande réputation, dans quelque genre que ce
+soit, ne pas attirer l'envie? Il est vrai qu'elle attire aussi près de
+vous vos contemporains les plus distingués, et cet entourage console de
+beaucoup de choses. Quand je songe à tant de gens aimables et bons, dont
+j'ai dû l'amitié à mon talent, je me félicite d'avoir fait connaître mon
+nom; et pour tout dire en un mot, chère amie, quand je pense à vous,
+j'oublie les méchans. Adieu.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE VIII.</h3>
+
+<p class="mid">Le Kain.--Brizard.--Mademoiselle Dumesnil.--Monvel.--Mademoiselle
+Raucour.--Mademoiselle Sainval.--Madame Vestris.--Larive.--Mademoiselle
+Clairon.--Talma.--Préville.--Dugazon.--Mademoiselle
+Doligny.--Mademoiselle Contat.--Molé.--Fleury.--Mademoiselle
+Mars.--Mademoiselle Arnoult.--Madame Saint-Huberti.--Les deux
+Vestris.--Mademoiselle Pélin.--Mademoiselle Allard.--Mademoiselle
+Guimard.--Carlin.--Cailleau.--Laruette.--Madame Dugazon.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis
+vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que
+beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens
+parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain: quoique je fusse trop
+jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les
+transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce
+tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse
+qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier,
+par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure
+dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le
+regarder quand il jouait Tancrède; mais dans le rôle d'Orosmane où je
+l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le
+rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il
+me faisait peur.</p>
+
+<p>À l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez
+long-temps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil.
+Brizard remplissait les rôles de pères; la nature semblait l'avoir créé
+pour cet emploi: ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe
+organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on
+puisse imaginer. Il excellait surtout dans <i>le Roi Lear</i> et dans
+l'<i>Oedipe</i> de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux
+princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans
+l'aspect de celui qui les représentait.</p>
+
+<p>Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des
+transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort
+inégal: elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des
+momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la
+tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux
+rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de
+jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à
+coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait
+si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle.
+On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de
+vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse.</p>
+
+<p>Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la
+tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages
+physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au
+premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de
+sa diction, ne laissaient rien à désirer. À mon retour en France il
+avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je
+lui ai vu jouer alors Auguste de <i>Cinna</i> et l'Abbé de l'Épée d'une
+manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel,
+qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages
+de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui
+étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.</p>
+
+<p>Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de
+mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus
+dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe,
+sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait
+à tant d'avantages un air de décence remarquable, et une réputation de
+sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes
+dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent
+pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a
+bien changé de manière d'être: on prétend que l'heureux mortel, qui le
+premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que
+lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria: <i>Ah! l'ingrate à
+ma rente!</i> Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est
+restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et
+dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle
+n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles
+de mères et de reines avec infiniment de succès.</p>
+
+<p>J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, soeur de
+Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais
+elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame
+Vestris, qui, toute belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grand
+succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet
+qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi
+que cette scène est horrible.</p>
+
+<p>Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point
+encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne
+voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car
+il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il
+était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui
+faisait dire qu'il marchait à côté de lui.</p>
+
+<p>Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui
+n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne
+compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié
+intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir
+de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer.
+Il m'engagea aussitôt à dîner chez lui pour me faire trouver avec elle,
+ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il
+avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette
+maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort
+beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive
+me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière
+antique, comme on en voit encore aux environs de Naples; et comme nous
+venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle
+Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort
+petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui
+lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec
+autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les
+airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle.
+J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation.
+Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour
+elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance;
+c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait
+d'elle.</p>
+
+<p>Lorsque je suis rentrée en France, j'ai été charmée de revoir Larive que
+j'ai rencontré souvent à Épinay chez la marquise de Groslier. N'étant
+plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près
+de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous
+faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers
+acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe.</p>
+
+<p>Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous
+les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il
+a révolutionné l'art: d'abord en faisant disparaître la déclamation
+ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en
+forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en
+grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un
+gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les
+plus mobiles qu'on pût voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu,
+il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans
+l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il
+convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux
+rôles brillans: aussi était-il principalement admirable dans ceux
+d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens
+sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui.
+Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à
+lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un
+malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité.
+Hélas! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris
+applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne.</p>
+
+<p>Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse
+rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il
+fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt
+de son coeur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à
+entendre, principalement quand il parlait de son art.</p>
+
+<p>La comédie a peut-être encore été plus riche en talens que la tragédie.
+J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur
+parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté,
+était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro,
+vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique
+étaient inépuisables: aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était
+si parfaitement <i>vrai</i> par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu
+l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte
+point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle
+de Figaro du <i>Barbier de Séville</i>, par exemple, n'a jamais approché de
+son modèle.</p>
+
+<p>J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un
+aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il
+racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et
+l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui.</p>
+
+<p>Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent
+comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné
+souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de
+valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il
+égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire
+croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la
+nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait
+aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un
+farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que
+pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après
+dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui
+allèrent chercher le roi à Varennes, et un témoin oculaire m'a dit
+l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que
+cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour, principalement par
+M. le comte d'Artois.</p>
+
+<p>Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles de jeunes
+premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois
+tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait
+tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle
+Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise
+dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle
+deviendrait une aussi excellente artiste. Sa charmante figure ne
+suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque
+Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans <i>le Mariage de Figaro</i>.
+À partir de ce moment, elle marcha de succès en succès: d'abord dans
+l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus
+convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait
+pris trop d'embonpoint.</p>
+
+<p>Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de
+ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le
+théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai
+jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment
+d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais
+si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi.</p>
+
+<p>Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses
+rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir
+jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la
+grâce et de la dignité; il tenait la scène comme on dit, outre que j'ai
+peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le
+sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois; quoique son jeu fût
+très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le
+rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.</p>
+
+<p>Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles,
+est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie.
+Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a
+joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup
+d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute
+société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les
+travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie
+parfaite de modèles qui avaient disparu.</p>
+
+<p>À l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à
+vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui
+l'ornement de la scène française: mademoiselle Mars jouait alors avec
+une perfection inimitable les rôles d'ingénues; elle excellait dans
+celui de Victorine du <i>Philosophe sans le savoir</i>, et dans vingt autres
+pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être
+aussi vraie, aussi touchante: c'était la nature dans tout son charme.
+Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà
+pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire
+oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa
+charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce
+visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si
+parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois
+jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est
+de mon avis.</p>
+
+<p>Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand
+Opéra, dans <i>Castor et Pollux</i>. J'étais peu capable alors de juger son
+talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la
+grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la
+musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop
+mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa
+bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une
+physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre.
+On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un
+que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique: elle assistait
+au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres
+honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale,
+mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit: «C'est plaisant! je suis
+la seule demoiselle qui se trouve ici.»</p>
+
+<p>Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à
+mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir
+entendue pour savoir jusqu'où peut aller l'effet de la tragédie lyrique.
+Madame Saint-Huberti non seulement avait une voix superbe; mais elle
+était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter
+les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle,
+si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression,
+de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante
+qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours
+vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute la
+salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes
+auxquelles il était impossible de résister.</p>
+
+<p>Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était
+ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel
+homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux
+qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec
+elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils
+furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni
+les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur.</p>
+
+<p>Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame
+Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec
+elle, car je les écoutais à peine; j'aimais mieux réserver une partie de
+mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens
+remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai
+vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais
+quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris:
+c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphées poursuivaient
+mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils
+avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a
+toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel
+homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire
+avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui
+précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant
+leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les
+trois révérences.</p>
+
+<p>À Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant
+qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté.
+Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne
+bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à
+coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui
+croyait des ailes; ce qui faisait dire au père Vestris: «Si mon fils
+touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades.»</p>
+
+<p>Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du
+genre qu'on appelle <i>grotesque</i> en Italie. Elles faisaient des tours de
+force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien
+qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur
+agilité; mademoiselle Allard surtout.</p>
+
+<p>Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse
+n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec
+des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre
+danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide,
+elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle
+semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.</p>
+
+<p>À l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever
+l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la <i>Comédie
+Italienne</i>. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie
+Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin,
+dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait
+l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui
+nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies étaient inépuisables,
+le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur
+tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une
+lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux
+et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très
+vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le
+public, pour remplir la salle et charmer les spectateurs; quand il a
+disparu la Comédie Italienne a fini.</p>
+
+<p>La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent
+remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc.
+Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau; il a quitté le
+théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer
+deux fois dans <i>Annette et Lubin</i>. Sa belle physionomie, si gaie, si
+animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même
+que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui
+en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la
+scène un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les
+chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva
+tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les
+plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le
+public.</p>
+
+<p>Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était
+charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il
+racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers,
+il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une
+anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les
+romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand
+chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de
+Vaudreuil, pour lequel il avait été si aimable, lui fit donner par
+monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se
+trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort
+joli jardin.</p>
+
+<p>Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son
+enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur,
+il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer
+le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel,
+l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en
+portait l'uniforme, et c'est avec cet habit que je l'ai peint, tenant
+son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au
+point que j'ai fait ce portrait en une séance<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p>
+
+<p>Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant
+reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le
+croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de
+jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa
+femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa
+femme était fort révolutionnaire: en 1791, je reçus à Rome où j'étais
+alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me
+disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait <i>l'âge d'or</i>.
+Heureusement je ne la crus pas; car on sait quel âge d'or a suivi! Peu
+de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau
+s'était jetée par la fenêtre de désespoir.</p>
+
+<p>Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>.
+Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette
+surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une
+expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en
+paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits
+délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs,
+mais elle était charmante; et jamais peut-être les transports et les
+regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le
+théâtre, elle joua pour la dernière fois dans <i>Isabelle et Gertrude</i>, et
+dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du
+répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle
+parfaitement.</p>
+
+<p>J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique,
+au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame
+Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame
+Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à
+l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était <i>Babet</i>, c'était <i>la
+comtesse d'Albert</i> ou <i>Nicolette</i>. Noble, naïve, gracieuse, piquante,
+elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre
+l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre
+prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix
+suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les
+rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous,
+et j'en étais folle.</p>
+
+<p>Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement
+essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la
+fois si décente et si passionnée! et si malheureuse, si touchante, que
+son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir
+vu <i>Nina</i> vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été
+le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas
+l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle
+venait de jouer <i>Nina</i>, elle conservait encore les yeux un peu hagards,
+en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien
+certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son
+rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent.</p>
+
+<p>Madame Dugazon était royaliste de coeur et d'ame. Elle en donna la preuve
+au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle
+jouait la soubrette des <i>Événemens imprévus</i>. La reine assistait à ce
+spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant: <i>j'aime mon
+maître tendrement</i>, madame Dugazon, qui devait répondre: <i>Ah! comme
+j'aime ma maîtresse</i>, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur
+son coeur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant
+la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public!
+voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire
+chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs
+sur la scène. Madame Dugazon ne céda point: elle quitta le théâtre.</p>
+
+<p>La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai
+beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point
+épargné les détails. Adieu.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE IX.</h3>
+
+<p class="mid">Chantilly.--Le Raincy.--Madame de Montesson.--La vieille princesse de
+Conti.--Gennevilliers.--Nos spectacles.--Le Mariage de
+Figaro.--Beaumarchais.--M. et madame de
+Villette.--Moulin-Joli.--Watelet.--M. de Morfontaine.--Le marquis de
+Montesquiou.--Mon horoscope.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la
+campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent
+plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux
+voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de
+Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en
+France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si
+bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son
+immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens
+siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension
+semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à
+merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout
+de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa
+mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du
+bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup
+reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la
+révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée.</p>
+
+<p>Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de
+ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable: entre des
+colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre
+aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse
+renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était
+magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie
+avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant,
+dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande
+magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi
+les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle,
+à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de
+tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si
+vivement regretté.</p>
+
+<p>En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de
+Philippe-Égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son
+portrait et celui de madame de Montesson. À l'exception du plaisir que
+je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement
+au Raincy; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable
+que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien
+de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du
+nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et
+surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet
+exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un
+grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien
+quelque chose de belliqueux.</p>
+
+<p>À propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une
+particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que
+madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti
+vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant
+m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes
+dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de
+la cour avait fini, avec Louis XV. J'étais alors sur le point
+d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait
+étrange.</p>
+
+<p>Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de
+même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M.
+le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût
+voir. Gennevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil
+avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte
+d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et
+l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée
+dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une
+salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-soeur,
+mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs
+opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces
+deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient
+admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient
+ensemble la scène des deux pères dans <i>Rose et Colas</i>, je crus qu'ils
+causaient entre eux, et je leur dis: «Allons, il faut commencer la
+répétition.» On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez
+gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien! il était surtout
+délicieux de l'entendre dans la <i>Colonie</i>, dont la musique est
+ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de
+Marine; et ma belle-soeur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un
+ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient
+pu briller même au théâtre.</p>
+
+<p>M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue
+que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois
+qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus
+jouer; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida
+seule à entrer en scène: aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce
+ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les
+complimens imaginables.</p>
+
+<p>Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut
+une représentation du <i>Mariage de Figaro</i> par les acteurs de la Comédie
+Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse,
+mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante
+dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût
+cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce
+théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogue,
+couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se
+trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince.
+Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était
+pas moins ivre de bonheur: il courait de tous côtés, comme un homme hors
+de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le
+temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne,
+ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.</p>
+
+<p>Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé
+sa protection à l'auteur du <i>Mariage de Figaro</i>. Peu de temps après
+cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous
+qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que
+le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de
+finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors:
+puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il
+veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le
+plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit:--Monsieur de
+Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus
+favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne
+me suis mieux porté qu'aujourd'hui; si vous m'aviez fait hier une
+pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre.</p>
+
+<p>Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de
+Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis
+allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort
+jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en
+vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> J'avais lu dans les vieux auteurs</p>
+<p class="i8"> Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs,</p>
+<p class="i8"> Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude:</p>
+<p class="i8"> J'aimais à me bercer de ces douces erreurs.</p>
+<p class="i8"> Embellir ces forêts devint ma seule étude,</p>
+<p class="i8"> J'y créai des jardins, je les semai de fleurs;</p>
+<p class="i8"> Mais des dieux vainement j'attendais la présence.</p>
+<p class="i8"> Ô sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France,</p>
+<p class="i8"> Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon</p>
+<p class="i8"> De plaire et d'étonner a la double puissance,</p>
+<p class="i8"> Et fait naître l'amour par l'admiration,</p>
+<p class="i8"> La Gloire qui vous accompagne</p>
+<p class="i8"> Agrandit ce petit château;</p>
+<p class="i8"> Elle ranime la campagne;</p>
+<p class="i8"> Vous nous rendez le jour plus beau,</p>
+<p class="i8"> Et vous réalisez mes châteaux en Espagne.</p>
+</div></div>
+
+<p>Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des
+barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en
+fit compliment.--Moi! répondit-il, je me fais fort d'effacer en un jour
+tout ce que Rubens a peint dans sa vie.</p>
+
+<p>Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les
+honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est
+qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une
+élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait
+les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le
+faire un maître d'école.</p>
+
+<p>Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois
+de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas: si beau! si
+varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous
+une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine
+coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de
+bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que
+l'on renouvelait à chaque saison, et des bancs, placés de distance en
+distance, vous permettaient de jouir long-temps d'un air parfumé, et de
+points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau
+produisait un effet charmant. Des arbres de haute futaie, d'un ton très
+vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était
+couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les
+branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre
+autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on
+rêvait avec délices<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. Je ne puis vous dire combien je me sentais
+heureuse dans ce beau lieu, auquel, à mon gré, je n'ai rien vu de
+comparable.</p>
+
+<p>Cet Élysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand
+amateur des arts, et auteur d'un poëme sur la peinture. M. Watelet était
+un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait
+beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec
+tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une
+société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à
+laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui: le
+temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les
+recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari de la
+dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais.</p>
+
+<p>Plus tard, en 1788, Moulin-Joli fut acheté par un nommé M. Gaudran,
+riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois.
+Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec
+peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement
+les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de
+paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous
+avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes
+meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun
+Pindare composa son <i>Exegi monumentum</i>, ce morceau si plein d'un orgueil
+que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois
+nous inspiraient tous.</p>
+
+<p>Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez,
+m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-Joli. Ah! si j'avais eu
+Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand
+regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée
+en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans
+l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens.
+Moulin-Joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier,
+qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins,
+le prix de son acquisition; et maintenant, quand mes souvenirs me
+reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa
+destruction totale.</p>
+
+<p>Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous
+fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J. Rousseau.
+La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour
+moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la
+pensée.</p>
+
+<p>À Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc
+qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un
+grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un
+premier rang dans son genre. À l'époque dont je vous parle, M. de
+Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels
+nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi
+grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes: à présent, on n'y
+voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un
+petit pâte, au milieu de cette immense masse d'eau.</p>
+
+<p>M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité,
+que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun
+le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart,
+Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades,
+et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté
+prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. À la
+vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement,
+nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu
+château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le
+décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se
+ressentir de cette manière d'être.</p>
+
+<p>À cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des
+marchands; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me
+souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur
+lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable
+dans la société. J'ai souvent essayé de lire par-dessus son épaule;
+mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été
+impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe;
+je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il
+doit avoir laissés.</p>
+
+<p>Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait
+s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la
+différence était frappante. Partout à Maupertuis régnaient l'ordre et la
+magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un
+grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII),
+il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et
+voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez
+vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien
+logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait
+sans cesse.</p>
+
+<p>La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés.
+Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était
+douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à
+Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et
+frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était
+plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit
+nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à
+merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait
+son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou
+tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais
+long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais
+pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable
+vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je
+vous aime tendrement.</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE X.</h3>
+
+<p class="mid">Le duc de Nivernais.--Le maréchal de Noailles.--Son mot à Louis
+XV.--Madame Dubarry.--Louvecienne.--Le duc de Brissac.--Sa mort.--Celle
+de madame Dubarry.--Portraits que j'ai faits à Louveciennes.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais,
+qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui la
+plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, que l'on a
+toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, avait des
+manières nobles et douces sans aucune afféterie. Il se distinguait
+surtout par son extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Sous ces
+rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle dont je n'aurais point
+trouvé de copie si je n'avais pas connu le comte de Vaudreuil, qui,
+beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, joignait à une galanterie
+recherchée une politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du
+coeur. Au reste, il est devenu fort difficile aujourd'hui de donner une
+idée de l'urbanité, de la gracieuse aisance, en un mot des manières
+aimables qui faisaient, il y a quarante ans, le charme de la société à
+Paris. Cette galanterie dont je vous parle, par exemple, a totalement
+disparu. Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées.</p>
+
+<p>Le duc de Nivernais était petit, fort maigre. Quoique très âgé, quand je
+l'ai connu, il était encore plein de vivacité. Il aimait passionnément
+la poésie, et faisait des vers charmans.</p>
+
+<p>Je suis allée souvent aussi dîner chez le maréchal de Noailles, dans son
+beau château situé à l'entrée de Saint-Germain. Il y avait alors un fort
+grand parc, admirablement soigné. Le maréchal était très aimable: son
+esprit, sa gaieté animaient tous ses convives, qu'il choisissait parmi
+les célébrités littéraires et les gens les plus distingués de la ville
+et de la cour.</p>
+
+<p>Le maréchal de Noailles avait un esprit original et surtout piquant. Il
+était rare qu'il pût résister au désir de lancer un trait malin; c'est
+lui qui répondit à Louis XV, mangeant à la chasse des olives qu'il
+trouvait mauvaises: «C'est sans doute le fond du baril, sire.»</p>
+
+<p>Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore
+parlé, quoique je l'aie vue de fort près; une femme qui, sortie des
+derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller
+à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat
+de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à
+Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais
+extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent
+entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans
+environ. Elle était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint;
+la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore
+charmant, ses traits réguliers et gracieux; ses cheveux étaient cendrés
+et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se
+gâter.</p>
+
+<p>Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton;
+mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières:
+outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés
+n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque
+chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge.</p>
+
+<p>Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de
+Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon
+appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle
+étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des
+marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux; en
+sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs
+souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de
+magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la
+maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre.
+L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des
+robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche, et tous les jours,
+quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans
+qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la
+campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune
+relation avec la nombreuse cour qui pendant longtemps l'avait entourée.
+L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de
+Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et
+durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques
+différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa
+solitude<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>. Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de
+Tipoo-Saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de
+Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent
+des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline,
+très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs
+larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement
+nuancés.</p>
+
+<p>Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame
+Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour,
+toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands
+ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même
+évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte
+qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se
+montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle
+faisait beaucoup de bien à Louveciennes, où tous les pauvres étaient
+secourus par elle. Nous allions souvent ensemble visiter quelque
+malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un
+jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.--Comment! disait
+madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?--Hélas!
+rien, madame. Aussitôt nous rentrons au château; madame Dubarry fait
+venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point
+exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit
+contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle
+leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de
+Bordeaux.</p>
+
+<p>Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce
+pavillon, si renommé pour le goût et la richesse de ses ornemens. La
+première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit: «C'est
+dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y
+avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le
+repas.» Le salon était ravissant: outre qu'on y jouit de la plus belle
+vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus
+précieux; les serrures même pouvaient être admirées comme des
+chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une
+élégance au-dessus de toute description.</p>
+
+<p>Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques
+canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce
+qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à
+Louveciennes; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame
+Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la
+maîtresse du château. Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre
+attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement
+leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la terreur, madame
+Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en
+effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent
+tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de
+son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de
+rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château
+de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la
+retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait la faire vivre
+dans l'aisance. Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc
+de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté
+sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le
+chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à
+Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à
+moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés!</p>
+
+<p>On porta la tête sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous
+imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne
+tarda pas elle-même à subir le sort réservé alors à tous ceux qui
+possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom;
+elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il
+est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de
+ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise en prison,
+madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal
+révolutionnaire à la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de
+femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir
+l'aspect de l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule
+atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau
+se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les
+victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble
+orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus
+tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu
+d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on
+excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration.</p>
+
+<p>J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans le premier je l'ai
+peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de
+paille; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle
+tient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal.
+J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le
+premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le
+vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tête,
+car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux
+yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête
+qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien
+conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général.</p>
+
+<p>Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi. Je
+l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous
+entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre
+femme me disait: «Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas
+été ainsi.» J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras,
+lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir
+retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage; mais on venait
+d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je
+ne songeais plus qu'à quitter la France; je laissai donc ce tableau à
+moitié terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de
+Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en
+France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer.</p>
+
+<p>Le triste contenu de cette lettre, m'avertit que je suis arrivée à
+l'époque de mon existence dont je voudrais pouvoir perdre la mémoire,
+dont je repousserais les souvenirs, ainsi que je le fais bien souvent,
+si je ne vous avais promis le récit sincère et complet de ma vie. Il ne
+s'agira plus maintenant de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de
+jours d'angoisses et d'effroi; et je remets à vous en parler dans mes
+premières lettres. Adieu, chère.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE XI.</h3>
+
+<p class="mid">Romainville.--Le maréchal de Ségur.--La Malmaison.--Madame le
+Couteux-du-Moley.--L'abbé Sieyes.--Madame Auguier.--Mot de la
+reine.--Madame Campan.--Sa lettre.--Madame Rousseau.--Le premier
+dauphin.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il
+se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible:
+en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques
+jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous
+remarquâmes que les paysans ne nous ôtaient plus leurs chapeaux; ils
+nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous
+menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à Romainville, nous fûmes témoins
+du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton
+jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans
+s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un
+tonnerre affreux, et de grêlons si énormes qu'ils ravagèrent un espace
+de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me
+rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous
+regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre
+le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire
+alors.</p>
+
+<p>Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler
+les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers,
+tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux.
+Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros
+propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua
+aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui
+l'entouraient. À la honte de l'humanité, ce même homme, l'année
+suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales
+révolutionnaires.</p>
+
+<p>Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui
+appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était
+une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle
+comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était
+alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire
+placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une
+inscription portant: <i>Sierra Morena</i>. Olivarès n'était point ce qu'on
+appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa
+malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de
+tabatière.</p>
+
+<p>Le duc de Crillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la
+Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley
+aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de
+son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de
+verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je
+ne marchais jamais sans ma branche; mais si j'apercevais l'abbé Delille,
+je la jetais bien vite.</p>
+
+<p>En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison; j'y trouvai l'abbé Sieyes et
+plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre
+les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer
+un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations
+m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais
+plus quelle personne: «En vérité, je crois que nous irons trop
+loin.»--Ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame
+du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi
+de tant de présages funestes.</p>
+
+<p>Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly,
+chez madame Auguier, soeur de madame Campan, et attachée elle-même au
+service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort
+beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur
+la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un
+homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté
+ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir
+ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu
+de momens après, le valet de chambre revint.--«En vérité, dit-il, madame
+est trop bonne; c'est un misérable que cet homme! voici les papiers qui
+viennent de tomber de sa poche.» Et il nous remit plusieurs cahiers,
+dont l'un commençait ainsi: À bas la famille royale! à bas les nobles! à
+bas les prêtres! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille
+prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les
+cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors
+confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on
+leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son
+compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de
+loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le
+chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter,
+chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à
+quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la
+force publique faisait cause commune avec les coupables?</p>
+
+<p>J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et
+quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M.,
+qui les lui rendit en disant: «Ce sont des choses impossibles; je ne
+croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités.» Hélas! les
+événemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de
+l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la
+pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de
+sa vie.</p>
+
+<p>Ce dévouement ne s'est jamais démenti; dans les cruels momens de la
+révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de
+lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent
+aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour
+mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la
+menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse
+de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua.</p>
+
+<p>J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame
+Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une
+fraîcheur remarquable, son teint blanc et rose, et ses jolis yeux
+exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai
+connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney; la
+seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune
+encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis
+Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis,
+traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous
+ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme!</p>
+
+<p>Madame Auguier avait deux soeurs: l'une était madame Campan si connue, et
+comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile
+directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle
+toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles.
+J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait
+de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais
+nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement
+et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à
+Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser
+d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que
+la plus infâme calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma
+compatriote, et je m'écriai plusieurs fois: C'est impossible! Deux ans
+plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée,
+la lettre suivante, que m'écrivit madame Campan, et que je copie ici,
+afin de vous faire connaître une justification qui me semble porter tous
+les caractères de la franchise.</p>
+
+<p class="rig"> Saint-Germain, ce 27 janvier, vieux style.</p><br><br>
+
+<p> Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame: <i>C'est impossible!</i>
+ Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre
+ opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont,
+ pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore
+ plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis
+ pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment
+ croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes
+ opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop
+ infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des
+ miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués
+ par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous
+ et le mien particulièrement? J'ai eu, au contraire, l'avantage de
+ lui donner des preuves non équivoques d'une reconnaissance telle
+ qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre soeur Auguier et moi,
+ quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne
+ la point quitter, dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10
+ août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans
+ des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir
+ jusqu'aux Feuillans, et la servir encore dans sa première détention
+ à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous
+ voulûmes la suivre au Temple.--Avec des faits aussi vrais et si
+ naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous,
+ peut-on avoir été aussi étrangement calomniée? Ne fallait-il pas me
+ faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant
+ d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle
+ tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait
+ me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit
+ pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a
+ conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus
+ importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce
+ qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais
+ je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de
+ l'émigration; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais
+ bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis
+ XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette
+ réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux
+ faubourgs insurgés, et cent lieues de Coblentz ou des armées
+ protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je
+ disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans
+ ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de
+ l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes
+ craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les
+ innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputer
+ à crime.</p>
+
+<p> Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis
+ livrée en entier, et avec la paix d'un coeur qui n'a pas le plus
+ léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire
+ voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter
+ en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et
+ infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à
+ ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les
+ sentimens que je vous ai voués.</p>
+
+<p class="rig"> GENET CAMPAN.</p><br><br>
+
+<p>Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre soeur, nommée madame
+Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du
+premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais
+des séances à la cour<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Elle était devenue si chère au jeune prince
+qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de
+mourir: «Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma
+mort.»</p>
+
+<p>Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France.
+Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il
+échapper à la mort: il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son
+jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier: «Pare
+celle-ci, Rousseau!»</p>
+
+<p>En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me
+reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je
+reprendrai dans une première lettre le récit des tristes événemens qui
+m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays
+étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont
+vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde
+une si douce mémoire.</p>
+
+<p class="rig"> Adieu, chère amie.</p><br><br>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LETTRE XII.</h3>
+
+<p class="mid">1789.--Terreur dont je suis frappée.--Je me réfugie chez
+Brongniart.--MM. de Sombreuil.--Paméla.--Le 5 octobre.--On va chercher
+la famille royale à Versailles.--Je quitte Paris.--Mes compagnons dans
+la diligence.--Je passe les monts.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>L'affreuse année de 1789 était commencée, et la terreur s'emparait déjà
+de tous les esprits sages. Je me rappelle parfaitement qu'un soir où
+j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie
+des personnes qui m'arrivaient, entraient avec l'air consterné; elles
+avaient été le matin à la promenade de Longchamp; la populace,
+rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus
+effrayante les gens qui passaient en voiture; des misérables montaient
+sur les marche-pieds en criant: «L'année prochaine, vous serez derrière
+vos carrosses, c'est nous qui serons dedans!» et mille autres propos
+plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent
+beaucoup ma soirée; je me souviens d'avoir remarqué que la personne la
+moins effrayée était madame de Villette, la belle et bonne de Voltaire.
+Quant à moi, j'avais peu besoin d'apprendre de nouveaux détails pour
+entrevoir les horreurs qui se préparaient. Je savais, à n'en pouvoir
+douter, que ma maison, rue du Gros-Chenet, où je venais de m'établir
+depuis trois mois seulement, était marquée par les malfaiteurs. On
+jetait du soufre dans mes caves par les soupiraux. Si j'étais à ma
+fenêtre, de grossiers sans-culottes me menaçaient du poing; mille bruits
+sinistres m'arrivaient de tous les côtés; enfin, je ne vivais plus que
+dans un état d'anxiété et de chagrin profond.</p>
+
+<p>Ma santé s'altérait sensiblement, et deux de mes bons amis, Brongniart,
+l'architecte, et sa femme, étant venus me voir, me trouvèrent si maigre
+et si changée, qu'ils me conjurèrent de venir passer quelques jours chez
+eux, ce que j'acceptai avec reconnaissance. Brongniart avait son
+logement aux Invalides; je fus conduite chez lui par un médecin attaché
+au Palais-Royal, et dont les gens portaient la livrée d'Orléans, la
+seule qui fût alors respectée. On me donna le meilleur lit. Comme je ne
+pouvais pas manger, on me nourrissait avec d'excellent vin de Bordeaux
+et du bouillon, et madame Brongniart ne me quittait pas. Tant de soins
+auraient dû me calmer, outre que mes amis voyaient beaucoup moins en
+noir que moi; mais il était impossible de me rassurer contre les maux
+que je prévoyais.--À quoi bon vivre? à quoi bon se soigner? disais-je
+souvent à mes bons amis; car l'effroi que m'inspirait l'avenir me
+faisait prendre la vie en dégoût; et pourtant il faut le dire, si loin
+que pût aller mon imagination, je ne devinais qu'une partie des crimes
+qui se sont commis plus tard.</p>
+
+<p>Je me rappelle avoir soupé chez Brongniart avec l'excellent M. de
+Sombreuil, alors gouverneur des Invalides. Il nous dit savoir qu'on
+devait venir s'emparer des armes qu'il tenait en dépôt.--Mais,
+ajouta-t-il, je les ai si bien cachées que je défie bien qu'ils les
+trouvent. Ce brave homme ne songeait pas qu'on ne pouvait alors compter
+que sur soi-même. Comme les armes ne tardèrent pas à être enlevées, il
+faut croire qu'il fut trahi par les gens de l'hôtel qu'il avait
+employés.</p>
+
+<p>M. de Sombreuil, aussi recommandable par ses vertus privées que par ses
+talens militaires, s'est trouvé au nombre des prisonniers que l'on
+devait immoler dans les prisons le 2 septembre. Les assassins
+accordèrent sa vie aux larmes, aux supplications de son héroïque fille;
+mais, atroces jusque dans le pardon, ils forcèrent mademoiselle de
+Sombreuil à boire un verre du sang qui coulait à flots devant la prison!
+et pendant fort long-temps, la vue de tout ce qui portait la couleur
+rouge causait d'horribles vomissemens à cette jeune infortunée. Plus
+tard (en 1794), M. de Sombreuil fut envoyé à l'échafaud par le tribunal
+révolutionnaire. Ces deux événemens ont inspiré au poète Legouvé le plus
+beau de ses vers:</p>
+
+<p> Des bourreaux l'ont absous, des juges l'ont frappé.</p>
+
+<p>M. de Sombreuil avait laissé un fils, très distingué par son caractère
+et par sa bravoure. Il commandait un des régimens venus d'Angleterre à
+Quiberon vers la fin de 1795. La Convention nationale ayant violé la
+capitulation souscrite par le général Hoche, M. de Sombreuil reçut la
+mort comme un brave; il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux, et
+commanda lui-même le feu. Tallien, au moment de l'exécution, lui
+dit:--Monsieur, vous êtes d'une famille bien malheureuse.--J'étais venu
+la venger, répondit M. de Sombreuil, mais je ne puis que l'imiter.</p>
+
+<p>Madame Brongniart me menait promener derrière les Invalides; il y avait
+tout près de là quelques maisons de paysans. Comme nous étions assises
+contre une de ces masures, nous entendîmes causer entre eux deux hommes
+qui ne pouvaient nous voir.--Veux-tu gagner dix francs, disait l'un,
+viens avec nous faire le train. Il ne s'agit que de crier: À bas
+celui-ci! à bas celui-là! et surtout de crier bien fort contre
+<i>Cayonne</i>.--Dix francs sont bons à gagner, répondait l'autre; mais
+n'aurons nous pas des taloches?--Allons donc! reprit le premier, c'est
+nous qui les donnons les taloches. Vous jugez de l'effet que faisaient
+sur moi de pareils dialogues!</p>
+
+<p>Le lendemain du jour dont je vous parle, nous passions devant la grille
+des Invalides où se trouvait une foule immense, composée de ce vilain
+monde qui se promenait habituellement sous les galeries du Palais-Royal;
+tous gens sans aveu et sans habits, qui n'étaient ni ouvriers, ni
+paysans, auxquels on ne pouvait supposer un état, sinon celui de bandit,
+tant leurs figures étaient effrayantes. Madame Brongniart, plus
+courageuse que moi, s'efforçait de me rassurer; mais j'avais une telle
+peur, que je reprenais le chemin de la maison, quand nous vîmes arriver
+de loin une jeune personne à cheval, qui portait un habit d'amazone et
+un chapeau ombragé de plumes noires. À l'instant, l'horrible bande forme
+la haie de deux côtés pour laisser passer au milieu d'elle la jeune
+personne, que suivaient deux piqueurs à la livrée d'Orléans. Je reconnus
+aussitôt cette belle Paméla<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a> que madame de Genlis avait amenée chez
+moi. Elle était alors dans toute sa fraîcheur et vraiment ravissante;
+aussi entendions-nous toute la horde crier: Voilà, voilà celle qu'il
+nous faudrait pour reine! Paméla allait et revenait sans cesse au milieu
+de cette dégoûtante populace, ce qui me donna bien tristement à penser.</p>
+
+<p>Peu après je retournai chez moi, mais je ne pouvais y vivre. La société
+me semblait être en dissolution complète, et les honnêtes gens sans
+aucun appui; car la garde nationale était si singulièrement composée
+qu'elle offrait un mélange aussi bizarre qu'il était effrayant. Aussi la
+peur agissait-elle sur tout le monde; les femmes grosses que je voyais
+passer me faisaient peine; la plupart avaient la jaunisse de frayeur.
+J'ai remarqué au reste, que la génération née pendant la révolution, est
+en général beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfans en
+effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrans.</p>
+
+<p>M. de Rivière, chargé d'affaires de la Saxe, dont la fille avait épousé
+mon frère, vint m'offrir de me donner l'hospitalité, et je passai chez
+lui deux semaines au moins. C'est là que je vis porter le buste du duc
+d'Orléans et celui de M. Necker qu'une nombreuse populace suivait, en
+proclamant à grands cris que l'un serait leur roi et l'autre leur
+protecteur! Le soir ces honnêtes gens revinrent, ils mirent le feu à la
+barrière qui se trouvait au bout de notre rue (la rue Chaussée-d'Antin),
+puis ils dépavèrent, ils établirent des barricades, en criant: «Voilà
+les ennemis qui arrivent.» Les ennemis n'arrivaient point; hélas! ils
+étaient dans Paris.</p>
+
+<p>Quoique je fusse traitée chez M. de Rivière comme un de ses enfans, et
+que je pusse me croire en sûreté chez lui puisqu'il était ministre
+étranger, mon parti était pris de quitter la France. Depuis plusieurs
+années, j'avais le désir d'aller à Rome. Le grand nombre de portraits
+que je m'étais engagée à faire m'avait seul empêché jusqu'alors
+d'exécuter mon projet; mais, si l'instant de partir devait jamais
+arriver pour moi, certes, il était venu, je ne pouvais plus peindre: mon
+imagination attristée, flétrie par tant d'horreurs, cessait de s'exercer
+sur mon art; d'ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis,
+sur mes connaissances, sur moi-même, hélas! et quoique, grâce au ciel,
+je n'eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui
+qui disait: «On m'accuse d'avoir pris les tours de Notre-Dame; elles
+sont encore en place; mais je m'en vais, car il est clair que l'on m'en
+veut.»</p>
+
+<p>Je laissais plusieurs portraits commencés, entre autres celui de
+mademoiselle Contat; je refusai aussi dans ce moment de peindre
+mademoiselle de La Borde (depuis duchesse de Noailles), que son père
+m'amena: elle avait à peine seize ans et elle était charmante; mais il
+ne s'agissait plus de succès, de fortune; il s'agissait seulement de
+sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture, et j'avais
+mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante,
+lorsque je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes
+nationaux avec leurs fusils. La plupart d'entre eux étaient ivres, mal
+vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s'approchèrent
+de moi, et me dirent dans les termes les plus grossiers que je ne
+partirais point, qu'il fallait rester. Je répondis que, chacun étant
+appelé alors à jouir de sa liberté, je voulais en profiter pour mon
+compte. À peine m'écoutaient-ils, répétant toujours: «Vous ne partirez
+pas, citoyenne, vous ne partirez pas.» Enfin ils s'en allèrent, je
+restai plongée dans une anxiété cruelle, quand j'en vis rentrer deux,
+qui ne m'effrayèrent pas, quoiqu'ils fussent de la bande, tant je
+reconnus vite qu'ils ne me voulaient point de mal.--Madame, me dit l'un,
+nous sommes vos voisins; nous venons vous donner le conseil de partir,
+et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourriez pas vivre ici, vous
+êtes si changée que vous nous faites de la peine<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. Mais n'allez pas
+dans votre voiture; partez par la diligence, c'est bien plus sûr.</p>
+
+<p>Je les remerciai de tout mon coeur, et je suivis leurs bons avis.
+J'envoyai donc retenir trois places, voulant toujours emmener ma fille,
+qui avait alors cinq ou six ans; mais je ne pus les avoir que quinze
+jours plus tard, tout ce qui émigrait partant comme moi par la
+diligence.</p>
+
+<p>Enfin, ce jour si attendu fut le 5 octobre, le jour même où le roi et la
+reine furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques! Mon
+frère fut témoin de l'arrivée de Leurs Majestés à l'Hôtel-de-Ville; il
+entendit le discours de M. Bailly, et comme il savait que je devais
+partir dans la nuit, il revint chez moi vers dix heures du
+soir.--Jamais, me dit-il, la reine n'a été plus reine qu'aujourd'hui,
+lorsqu'elle est entrée d'un air si calme et si noble au milieu de ces
+énergumènes. Puis il me rapporta cette belle réponse qu'elle avait faite
+à M. Bailly: «J'ai tout vu, tout su, et j'ai tout oublié.»</p>
+
+<p>Les événemens de cette journée m'accablaient d'inquiétude sur le sort de
+Leurs Majestés et sur celui des honnêtes gens, en sorte qu'à minuit, on
+me traîna à la diligence dans un état qui ne peut se décrire. Je
+redoutais extrêmement le faubourg Saint-Antoine, que j'allais traverser
+pour gagner la barrière du Trône. Mon frère, le bon Robert, et mon mari
+m'accompagnèrent jusqu'à cette barrière, sans quitter un instant la
+portière de la diligence. Ce faubourg, dont nous avions une si grande
+peur, était d'une tranquillité parfaite; tous ses habitans, ouvriers et
+autres, avaient été à Versailles chercher la famille royale, et la
+fatigue du voyage les tenait tous endormis.</p>
+
+<p>J'avais en face de moi, dans la diligence, un homme extrêmement sale, et
+puant comme la peste, qui me dit fort simplement avoir volé des montres
+et plusieurs effets. Heureusement il ne voyait rien sur moi qui pût le
+tenter; car je n'emportais que très peu de linge et quatre-vingts louis
+pour mon voyage. J'avais laissé à Paris mes effets, mes bijoux, et le
+fruit de mon travail était resté dans les mains de mon mari qui dépensa
+tout<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, ainsi que je vous l'ai déjà dit.</p>
+
+<p>Le voleur ne se contentait pas de nous raconter ses hauts faits, il
+parlait sans cesse de mettre à la lanterne telles ou telles gens,
+nommant ainsi une foule de personnes de ma connaissance. Ma fille
+trouvait cet homme bien méchant; il lui faisait peur, ce qui me donna le
+courage de dire: «Je vous en prie, monsieur, ne parlez pas de meurtre
+devant cette enfant.»</p>
+
+<p>Il se tut, et finit par jouer à la bataille avec la petite. Il se
+trouvait en outre, sur la banquette où j'étais assise, un forcené
+jacobin de Grenoble, âgé de 50 ans environ, laid, au teint bilieux, qui,
+chaque fois que nous arrêtions dans une auberge pour dîner ou pour
+souper, se mettait à pérorer dans son sens de la plus terrible façon.
+Dans toutes les villes, une foule de gens arrêtaient la diligence pour
+apprendre des nouvelles de Paris. Notre jacobin s'écriait alors: «Soyez
+tranquilles, mes enfans; nous tenons à Paris le boulanger et la
+boulangère. On leur fera une constitution; ils seront forcés de
+l'accepter, et tout sera fini.» Les gobe-mouches, dont on montait ainsi
+les têtes, croyaient cet homme comme un oracle. Tout cela me faisait
+cheminer bien tristement. Je ne craignais plus pour moi-même; mais je
+craignais pour tous, pour ma mère, mon frère, mes amis. Je tremblais
+aussi sur le sort de Leurs Majestés; car tout le long de la route,
+presque jusqu'à Lyon, des hommes à cheval s'approchaient de la
+diligence, pour nous dire que le roi et la reine étaient massacrés, que
+Paris était en feu. Ma pauvre petite fille devenait toute tremblante;
+elle croyait voir son père et notre maison brûlés, et quand mes efforts
+parvenaient à la rassurer, arrivait bientôt un autre homme à cheval qui
+nous répétait ces horreurs.</p>
+
+<p>Enfin, j'entrai dans Lyon; je me fis conduire chez M. Artaut, négociant,
+que j'avais quelquefois reçu chez moi, à Paris, ainsi que sa femme. Je
+les connaissais peu tous deux; mais ils m'avaient inspiré de la
+confiance, vu que nos opinions étaient entièrement les mêmes sur tout ce
+qui se passait alors. Mon premier soin fut de leur demander s'il était
+vrai que le roi et la reine eussent été massacrés, et, grâce au ciel,
+pour cette fois on me rassura!</p>
+
+<p>Monsieur et madame Artaut eurent d'abord quelque peine à me reconnaître,
+non-seulement parce que j'étais changée à un point inimaginable, mais
+aussi parce que je portais le costume d'une ouvrière mal habillée, avec
+un gros fichu me tombant sur les yeux. J'avais eu lieu dans la route de
+m'applaudir d'avoir pris cette précaution: je venais d'exposer au salon
+le portrait qui me représente avec ma fille dans mes bras<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Le
+jacobin de Grenoble parla de l'exposition, et fit même l'éloge de ce
+portrait. Je tremblais qu'il ne me reconnût; j'employai toute mon
+adresse à lui cacher mon visage: grâce à ce soin et à mon costume, j'en
+fus quitte pour la peur.</p>
+
+<p>Je passai trois jours à Lyon dans la famille Artaut. J'avais grand
+besoin de ce repos; mais à l'exception de mes hôtes, je ne vis personne
+de la ville, désirant conserver le plus strict incognito. M. Artaut
+arrêta pour moi un voiturier, auquel il dit que j'étais sa parente. Il
+me recommanda fortement à ce brave homme, qui eut en effet pour moi et
+pour ma fille tous les soins imaginables.</p>
+
+<p>Je ne puis vous dire ce que j'éprouvai en passant le pont Beauvoisin. Là
+seulement je commençai à respirer, j'étais hors de France, de cette
+France qui pourtant était ma patrie, et que je me reprochais de quitter
+avec joie. L'aspect des monts parvint à me distraire de toutes mes
+pensées, je n'avais jamais vu de hautes montagnes; celles de la Savoie
+me parurent toucher au ciel avec lequel un épais brouillard les
+confondait. Mon premier sentiment fut celui de la peur, mais je
+m'accoutumai insensiblement à ce spectacle, et je finis par admirer.</p>
+
+<p>Le paysage du chemin des Échelles me ravit; je crus voir la <i>Galerie des
+Titans</i>, et je l'ai toujours appelé ainsi depuis. Voulant jouir plus
+complètement de toutes ces beautés, je descendis de voiture; mais à
+moitié du chemin à peu près je fus saisie d'une grande terreur; car on
+exploitait au moyen de la poudre une partie de rochers; il en résultait
+l'effet d'un milliers de coups de canon, et ce bruit, se répétant de
+roche en roche, était infernal.</p>
+
+<p>Je montai le mont Cénis, comme plusieurs étrangers le montaient aussi;
+un postillon s'approcha de moi:--Madame devrait prendre un mulet, me
+dit-il, car monter à pied, c'est trop fatigant pour une dame comme elle.
+Je lui répondis que j'étais une ouvrière, bien accoutumée à
+marcher.--Ah! reprit-il en riant, madame n'est pas une ouvrière, on sait
+qui elle est.--Eh bien, qui suis-je donc? demandai-je.--Vous êtes madame
+Lebrun, qui peint dans la perfection, et nous sommes tous très contens
+de vous savoir loin des méchans. Je n'ai jamais pu deviner comment cet
+homme avait pu savoir mon nom; mais cela m'a prouvé combien les jacobins
+avaient d'émissaires. Heureusement je ne les craignais plus; j'étais
+hors de leur exécrable puissance. À défaut de patrie, j'allais habiter
+des lieux où fleurissaient les arts, où régnait l'urbanité; j'allais
+visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Pétersbourg, et surtout, ce que
+j'ignorais alors, chère amie, surtout, j'allais vous trouver, vous
+connaître et vous aimer.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h2>NOTES ET PORTRAITS.</h2>
+
+<hr class="short">
+
+<h3>L'ABBÉ DELILLE.</h3>
+
+<p>Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant, le plus aimable, le
+meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on puisse voir. On l'appelait
+<i>chose légère</i>, et j'ai toujours été frappée de la justesse de ce mot;
+car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher
+fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure présente
+sans songer à l'heure qui devait suivre, il était rare qu'il fixât son
+esprit sur une pensée profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait
+prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner: son
+mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il pas gémi de la
+chaîne qu'il portait, alors qu'il était encore temps de la rompre!
+Enfin, un ami le décide à reprendre sa liberté, et lui offre un asile.
+Delille accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement une
+heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet ami ne le
+voyant point reparaître, va le chercher.--Eh bien?--Eh bien! répond
+Delille, je l'épouse, mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de
+témoin.</p>
+
+<p>Le comte de Choiseul-Gouffier, avec qui il était intimement lié, et qui
+partait pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du désir qu'il
+avait de l'emmener avec lui; cependant rien n'était convenu, rien
+n'était arrêté entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va
+chez l'abbé et lui dit: «Je pars à l'instant, venez avec moi, la voiture
+est prête.» Et l'abbé monte, sans avoir fait aucuns préparatifs,
+auxquels à la vérité M. de Choiseul avait pourvu.</p>
+
+<p>Arrivé à Marseille, Delille se promène sur le rivage, regarde la mer:
+une profonde mélancolie s'empare de lui. «Je ne pourrai jamais, se
+dit-il, mettre cette immensité entre mes amis et moi; non, je n'irai pas
+plus loin.» Alors il quitte furtivement M. de Choiseul, et va se cacher
+dans un petit cabaret, un véritable bouchon, où il se croit introuvable;
+mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre, le ramène et
+l'embarque avec lui.</p>
+
+<p>Éloigné de ses amis, il ne les oublia jamais, et leur donnait souvent de
+ses nouvelles. Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes; dans une de ses
+lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple de Minerve; ce
+que m'étant rappelé à Naples, je lui écrivis, à mon tour, qu'avec
+beaucoup plus de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile.
+Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres de l'abbé
+Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait pendant le voyage
+qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois, qui étaient pleines de
+détails intéressans sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en
+quittant la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon
+frère jugea prudent de brûler ces correspondances.</p>
+
+<p>L'abbé Delille a passé sa vie dans la haute société, dont il faisait le
+plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une manière
+ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté si naturelle donnaient à
+sa conversation un charme indicible. Personne ne contait comme lui; il
+faisait les délices de tous les cercles par mille récits, par mille
+anecdotes, sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on dire
+que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il aimait tout
+le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un) tenait en lui, je pense, à
+cette faiblesse de caractère dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus
+haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie, sa facilité était
+vraiment rare. Vous avait-il promis de venir dîner chez vous; au moment
+de partir pour s'y rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le
+chercher, elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me
+souviens qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué de
+parole, il nous prouva qu'il avait réponse à tout: «Je me persuade,
+dit-il, que celui qui vient me chercher est plus pressé que celui qui
+m'attend.»</p>
+
+<p>Il avait des traits de bonhomie qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un
+soir qu'il venait de souper chez moi, je lui dis:--L'abbé, il est bien
+tard; vous demeurez si loin, que je m'inquiette de vous voir retourner à
+cette heure-ci, menant votre cabriolet.--J'ai toujours la précaution de
+porter un bonnet de nuit dans ma poche, répondit-il. Je lui proposai
+alors de lui faire établir un lit dans mon salon.--Non, non, dit-il,
+j'ai dans votre rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent;
+cela ne le gêne en rien, et je puis m'y rendre à toute heure. Ce qu'il
+fit aussitôt.</p>
+
+<p>Nul être ne jouissait autant de la vie, n'en effleurait davantage tous
+les charmes: toujours prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une sorte
+de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même homme
+pourtant a déployé la plus grande énergie tant qu'a duré la révolution.
+Tout le monde sait avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette,
+procureur de la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse
+de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était son arrêt
+de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe sur l'immortalité
+de l'ame; il le lut à Chaumette, et quand il en fut à ces vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,</p>
+<p class="i8"> Des éternelles lois renversez les autels;</p>
+<p class="i8"> Lâches oppresseurs de la terre,</p>
+<p class="i8"> Tremblez, vous êtes immortels!</p>
+</div></div>
+
+<p>il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée:
+«vous aussi, tremblez, vous êtes immortel.» Chaumette, quoique fort
+interdit, murmura quelques menaces:--Je suis tout prêt, répondit
+Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage
+de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour
+aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir
+Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas
+moins qu'il était prudent d'émigrer; il passa en Angleterre, où il se
+vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes
+distinguées et recommandables.</p>
+
+<p>Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le
+règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit
+paraître son poème de <i>la Pitié</i>, et rentré en France, il eut le
+courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un
+pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour
+conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration
+générale, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE COMTE DE VAUDREUIL.</h3>
+
+<p>Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la
+nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons.
+Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait
+toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il
+était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance
+remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement
+mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au
+premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on
+était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le
+vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit
+que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous
+les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de
+gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les
+gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été
+lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il
+s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de
+l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une
+mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que
+s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait
+vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi
+chaudement ceux qui possédaient son estime; si l'on attaquait ses amis,
+il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient
+d'exagération.--«Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un
+égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et
+vous ne prenez à rien.»</p>
+
+<p>La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et
+des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a
+toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques
+n'étaient point les siennes.</p>
+
+<p>Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture
+étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire
+des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus
+grands maîtres de diverses écoles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>; son salon était enrichi de
+meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment
+des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on
+l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était
+de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats!</p>
+
+<p>La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et
+si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à
+la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre
+ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette
+bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la
+nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu; son rang
+l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son
+esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un
+autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si
+distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc
+et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte
+d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses
+malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux
+hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était
+réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion
+avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une
+longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel
+d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui
+répondit en deux lignes: «Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire,
+car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.»</p>
+
+<p>Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre
+avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils,
+et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière
+de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont
+jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même coeur et le même
+esprit jusqu'à son dernier moment.</p>
+
+<p>À la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi
+peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont
+renfermés les chefs-d'oeuvre que pendant sa vie il avait tant admirés.
+Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que
+cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces
+sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans
+les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté.</p>
+
+<p>Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun,
+justifient tout ce que je viens de dire.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.</p>
+<br>
+<p class="i8"> Une grâce, une muse, en effet m'a remis</p>
+<p class="i8"> Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse</p>
+<p class="i12"> Au plus céleste des amis,</p>
+<p class="i8"> À Mécène--Vaudreuil, qui chante comme Horace.</p>
+<p class="i8"> Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace?</p>
+<p class="i8"> Quoi! votre luth brillant n'est jamais détendu?</p>
+<p class="i8"> Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,</p>
+<p class="i8"> Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.</p>
+<p class="i8"> Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;</p>
+<p class="i8"> Vous en avez si bien l'esprit et le langage,</p>
+<p class="i12"> Que par un charmant badinage</p>
+<p class="i12"> Vous me l'avez deux fois rendu.</p>
+</div></div>
+
+
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA COMTESSE DE SABRAN,</h3>
+
+<h4>DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS.</h4>
+
+<p>J'avais fait connaissance avec elle quelques années avant la révolution.
+Elle était alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa
+bonté. Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis vers,
+racontait à merveille, et tout cela sans montrer la moindre prétention à
+quoi que ce soit. Son esprit naïf et gai avait une simplicité toute
+gracieuse qui la faisait aimer et rechercher généralement, sans qu'elle
+se prévalût en rien de ses nombreux succès dans le monde. Quant aux
+qualités de son coeur, il suffira de dire qu'une tendresse extrême pour
+son fils n'empêchait point qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle
+est toujours restée fidèle et dévouée.</p>
+
+<p>Madame de Sabran était une des femmes que je voyais le plus souvent, que
+j'allais chercher et que je recevais chez moi avec le plus de plaisir.
+Près d'elle, on n'a jamais connu l'ennui; aussi fus-je charmée dans
+l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était alors établie à
+Rainsberg, chez le prince Henri, de même que le chevalier de Boufflers,
+qu'elle a depuis épousé. Rentrée en France et dans les derniers temps de
+sa vie, elle devint aveugle. Son fils alors ne la quitta plus; son bras,
+pour ainsi dire était attaché au bras de sa mère, et vraiment on pouvait
+envier le sort de M. de Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge,
+madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce
+charme qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur la
+fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire
+l'opération de la cataracte, elle était obligée de se tenir dans la plus
+grande obscurité. Un soir, j'allais la voir, je la trouve seule, sans
+lumière, je croyais n'y rester qu'un moment; mais le charme toujours
+renaissant de cette conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que
+personne ne savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès
+d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne recevant aucune
+distraction des objets extérieurs, elle lisait en elle-même, si je puis
+m'exprimer ainsi, et cette sorte de lanterne magique de choses et
+d'idées, qu'elle me retraçait avec tant de grâce, me retenait là. Je ne
+la quittai qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus aimable.</p>
+
+<p>Madame de Boufflers n'a laissé que deux enfans, son fils, M. le comte de
+Sabran, bien connu aussi non-seulement par son esprit plein de finesse,
+mais encore par des fables charmantes qu'il récite dans la perfection,
+et madame de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui
+ressemblait alors au printemps. Elle était passionnée pour la peinture,
+et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris
+et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris
+sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout le plaisir que lui
+causait mon erreur; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable
+et belle.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LEBRUN LE POÈTE.</h3>
+
+
+
+<p>Je ne crois pas avoir eu pour aucun auteur vivant autant d'admiration
+que j'en avais pour Lebrun, qui s'était lui-même surnommé <i>Pindare</i>. Le
+caractère grandiose de ses poésies excitait tellement mon enthousiasme
+que j'avais pris pour le poète une véritable amitié. Tout prodigieux
+qu'était l'orgueil de cet homme, je le trouvais si naturel qu'il ne me
+venait point en tête que le ridicule dût jamais s'y attacher. Ainsi, le
+jour où Lebrun termina son ode <i>exegi monumentum</i> et qu'il nous la fit
+entendre il put arriver à ces vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i20"> Comme un cèdre aux vastes ombrages,</p>
+<p class="i20"> Mon nom, croissant avec les âges,</p>
+<p class="i20"> Règne sur la postérité.</p>
+<p class="i20"> Siècles, vous êtes ma conquête;</p>
+<p class="i20"> Et la palme qui ceint ma tête</p>
+<p class="i20"> Rayonne d'immortalité.</p>
+</div></div>
+
+<p>sans que personne de nous y trouvât rien à dire, sinon: c'est superbe!
+c'est vrai!</p>
+
+<p>Lebrun venait très souvent chez moi; je n'arrangeais pas la plus petite
+réunion que je ne l'invitasse un des premiers, et mon admiration pour
+son talent me le faisait aimer au point, que je ne pouvais souffrir que
+l'on dît du mal de lui. Un jour, j'avais quelques personnes à dîner;
+j'entendis attaquer sa moralité de la façon la plus grave. On disait,
+entre autres choses, qu'il avait vendu sa femme au prince de Conti. On
+sent bien que je n'en voulus rien croire; j'étais furieuse:--Ne m'a-t-on
+pas aussi calomniée? disais-je dans ma colère. Voyez toutes les
+absurdités que l'on débite sur moi au sujet de M. de Calonne? Ce que
+vous dites n'est pas plus vrai, j'en suis certaine. Enfin voyant que je
+ne parvenais pas à dissuader les accusateurs, je pris le parti de
+quitter la table pour aller pleurer dans ma chambre à coucher. Doyen
+arrive, il me trouve en larmes.--Eh qu'avez-vous donc, mon enfant?
+dit-il.--Je n'ai pu tenir avec ces messieurs, répondis-je, ils
+calomnient Lebrun d'une manière horrible. Et je lui racontai ce qui
+s'était dit. Doyen sourit.--Je ne prétends pas, reprit-il, que tout ceci
+soit vrai; mais vous êtes trop jeune, ma chère amie, pour savoir que la
+plupart des beaux esprits ont tout à la maison de campagne, et rien à la
+maison de ville, autrement dit, tout dans la tête et rien dans le coeur.
+Plus tard, je me suis rappelé bien des fois ce mot de Doyen.</p>
+
+<p>Lorsque j'ai connu Lebrun, il était fort pauvre, et toujours vêtu comme
+un misérable. M. de Vaudreuil, qui n'avait pas tardé à s'enflammer avec
+raison pour son beau talent, lui envoya, sans se faire connaître, un
+grand coffre, rempli de linge et d'habits. Je ne sais si le poète est
+parvenu à deviner l'auteur de ce don anonyme; mais la révolution venue,
+il est de fait qu'il n'a jamais vociféré contre M. de Vaudreuil autant
+qu'il vociférait contre beaucoup d'autres. À la vérité, M. de Vaudreuil
+ne négligeait aucune occasion de le faire connaître et de répandre sa
+réputation. Lebrun n'avait encore rien imprimé, que le comte, ravi de
+l'ode sur <i>les Courtisans</i>, parla de cette ode à la reine, qui lui
+marqua quelque désir de la connaître. M. de Vaudreuil s'empressa de
+l'apporter et de la lire à Sa Majesté. Quand il eut fini: «Savez-vous,
+lui dit la reine, qu'il nous ôte notre enveloppe?»</p>
+
+<p>M. de Vaudreuil me rapporta cette réflexion si juste: elle me frappa
+beaucoup plus qu'elle ne l'avait frappé lui-même; car il ne voulait voir
+dans tout cela que de la philosophie poétisée, tandis que Lebrun et ses
+pareils prêchaient pour l'avenir. La preuve en est que, pendant la
+révolution, ce Pindare devint atroce. Ses strophes sur la mort du roi et
+de la reine sont infernales. Pour la honte de sa mémoire, je voudrais
+qu'elles fussent imprimées en face du quatrain composé par lui, le jour
+où le roi lui fit une pension, et qui finit ainsi:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i12"> Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur,</p>
+<p class="i16"> Coulez pour la reconnaissance.</p>
+</div></div>
+
+<p>Bien loin de là, l'aimable et bon M. Desprès a supprimé, dans le nouveau
+recueil des poésies de Lebrun, toutes les horreurs, espérant sans doute
+les faire oublier à jamais. Pour moi, j'aime mieux que justice soit
+faite, et cela quel que soit le talent de l'homme.</p>
+
+<p>À ma rentrée en France, Lebrun vivait encore; mais ni lui ni moi n'avons
+jamais désiré nous revoir.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAMPFORT.</h3>
+
+
+<p>De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était un que
+j'ai toujours détesté, comme par inspiration de l'avenir: c'était
+Champfort. Je le recevais pourtant très souvent, par complaisance pour
+quelques-uns de mes amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait
+gagné le coeur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa conversation
+était fort spirituelle, mais âcre, pleine de fiel et sans aucun charme
+pour moi, à qui, du reste, son cynisme et sa saleté déplaisaient
+souverainement.</p>
+
+<p>Son véritable nom était Nicolas; il le changea sur le conseil de M. de
+Vaudreuil, qui désirait le pousser dans le monde, et même à la cour s'il
+était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement logé chez lui, et
+vivant presque toujours à Versailles, en son absence, il faisait servir
+une table pour Champfort et ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter.
+Enfin, il traitait cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses
+amis les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir vécu dans
+la maison d'un <i>ci-devant noble</i>, répondait lâchement: «Que voulez-vous?
+j'étais Platon à la cour du tyran Denis.» Je vous demande quel tyran
+c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel Platon était-ce que
+Champfort!</p>
+
+<p>Des liaisons intimes avec Mirabeau, et par-dessus tout, l'envie des
+grands, qui, de tout temps, avait rongé son ame, n'avait pas tardé à
+faire de Champfort un partisan énergumène de la révolution. Oubliant, ou
+plutôt se rappelant, qu'il avait été secrétaire des commandemens de M.
+le prince de Condé et de madame Élisabeth, qui tous deux l'avaient
+comblé de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis
+du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe, qui prétend que les
+loups ne se mangent point entre eux, Champfort fut mis en prison par les
+hommes qu'avaient si bien servis sa voix et sa plume; et comme on venait
+l'arrêter une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa la
+gorge avec son rasoir.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA MARQUISE DE GROLLIER.</h3>
+
+
+<p>Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu le monde, était connue de
+toute la haute société, dont elle faisait le charme et l'ornement par
+son esprit supérieur. L'éducation qu'elle avait reçue était fort
+au-dessus de celle que reçoivent habituellement les femmes: elle savait
+le grec, le latin, et connaissait parfaitement les maîtres classiques;
+mais dans un salon, elle ne montrait jamais que son esprit et cachait
+son savoir. Une personne médiocre peut se prévaloir avec orgueil de
+quelque légère instruction; madame de Grollier, toujours simple,
+toujours naturelle, n'annonçait aucune prétention et n'avait aucune
+pédanterie.</p>
+
+<p>Dans les premiers temps de mon mariage, j'allais fort rarement dans le
+monde, je préférais aux nombreuses réunions les très petits comités de
+la marquise de Grollier; il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais
+beaucoup mieux, de passer ma soirée entière seule avec elle. Sa
+conversation, toujours animée, était riche d'idées, pleine de traits, et
+pourtant on ne pourrait citer parmi tant de bons mots qui lui
+échappaient sans cesse, un seul mot qui fût entaché de médisance; ceci
+est d'autant plus remarquable, que cette femme si supérieure devait à
+son tact, à l'extrême finesse de son esprit, une parfaite connaissance
+des hommes, et qu'elle était un peu misanthrope; plus d'une fois ses
+discours m'en fournissaient la preuve; par exemple, elle avait un chien
+qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et aveugle, faisait le bonheur de
+tous ses instans; j'en avais un aussi que j'aimais beaucoup. Un jour que
+nous nous entretenions ensemble de l'attachement et de la fidélité de
+nos deux petites bêtes:--Je voudrais, dis-je, que les chiens pussent
+parler, ils nous diraient de si jolies choses!--S'ils parlaient, ma
+chère, répondit-elle, ils entendraient, et seraient bientôt corrompus.</p>
+
+<p>Madame de Grollier peignait les fleurs avec une grande supériorité. Bien
+loin que son talent fût ce qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup
+de ses tableaux pourraient être placés à coté de ceux de Wanspeudev,
+dont elle était l'élève; elle parlait peinture à merveille, comme elle
+parlait de tout, au reste, car je ne suis jamais sortie du salon de
+madame de Grollier, sans avoir appris quelque chose d'intéressant ou
+d'instructif; aussi je ne la quittais qu'avec regret, et j'avais
+tellement l'habitude d'aller chez elle, que mon cocher m'y menait sans
+que je lui dise rien, ce qu'elle m'a bien souvent rappelé d'un air tout
+aimable.</p>
+
+<p>Comme il faut des ombres aux tableaux, quelques personnes ont reproché à
+madame de Grollier de l'exagération dans ses sentimens et dans ses
+opinions. Il est bien certain que sur toute espèce de choses, elle avait
+un peu d'exaltation dans l'esprit; mais il en résultait tant de
+générosité de coeur, tant de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon
+d'être des amis véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles
+jusqu'à son dernier jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame
+de Grollier, ce charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne
+connaît plus aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas!
+elle a fini, et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie;
+elle a fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su
+que peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les
+yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une
+prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui
+l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette
+restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français.
+Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier
+soupir.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MADAME DE GENLIS.</h3>
+
+
+<p>J'ai connu madame de Genlis avant la révolution. Elle vint me voir, me
+présenta aux jeunes princes d'Orléans, dont elle faisait l'éducation,
+puis, peu de temps après, elle m'amena Paméla, qui me parut aussi jolie
+qu'on peut l'être. Madame de Genlis était coquette pour cette jeune
+personne, dont elle cherchait à faire valoir les charmes. Je me rappelle
+qu'elle lui faisait prendre différentes attitudes, lever les yeux au
+ciel, donner à son beau visage diverses expressions, et quoique tout
+cela fût fort agréable à voir, il me parut qu'une aussi profonde étude
+de coquetterie pourrait profiter beaucoup trop à l'écolière.</p>
+
+<p>La conversation de madame de Genlis m'a toujours semblé préférable à ses
+ouvrages, quoiqu'elle en ait fait de charmans, notamment <i>Mademoiselle
+de Clermont</i>, que je regarde comme son chef-d'oeuvre. Mais lorsqu'elle
+causait, son langage avait un certain abandon, et sur plusieurs points
+une certaine franchise, qui manquent à ses écrits. Elle racontait d'une
+manière ravissante, et pouvait raconter beaucoup; car nul, je crois,
+n'avait vu, soit à la cour, soit à la ville, plus de personnes et plus
+de choses qu'elle n'en avait vues. Ses moindres discours avaient un
+charme dont il est difficile de donner l'idée. Ses expressions avaient
+tant de grâce, le choix de tous ses mots était de si bon goût, qu'on
+aurait voulu pouvoir écrire ce qu'elle disait. Au retour de mes voyages,
+elle vint un matin chez moi, et comme elle m'avait annoncé sa visite,
+j'en avertis plusieurs personnes de ma connaissance, dont quelques-unes
+n'aimaient point madame de Genlis. À peine eut-elle causé, pendant une
+demi-heure, qu'amis, ennemis, tout était ravi, et comme enchanté par
+cette conversation si brillante.</p>
+
+<p>Madame de Genlis n'a jamais dû être précisément jolie; elle était assez
+grande et très bien faite; elle avait beaucoup de physionomie, le regard
+et le sourire très fin. Je pense que sa figure aurait pris difficilement
+l'expression de la bonté; mais elle prenait toute autre expression avec
+une mobilité prodigieuse.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MADAME DE VERDUN.</h3>
+
+
+<p>Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de
+Verdun peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois.
+La bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher
+généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle
+ait été ma première et qu'elle soit encore ma meilleure amie. Son mari
+était fermier-général: c'était un homme froid en apparence, mais plein
+d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des malheureux sans se
+presser de les secourir. Il était propriétaire du château de Colombes,
+près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine
+Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient
+presque tous peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces
+peintures remarquables, et M. de Verdun, très amateur et connaisseur,
+ayant entrepris de les faire réparer, y réussit parfaitement.</p>
+
+<p>Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite.
+M. et madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable,
+composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels.
+Carmontel, ami intime des maîtres de la maison, nous était d'une
+ressource extrême; il nous faisait jouer ses Proverbes. D'ailleurs la
+conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui nous gagnât, tant
+elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de chercher à
+retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la
+conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout
+perdu; on ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je
+ne me suis que trop assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon
+que ce soit, vous trouverez les femmes bâillant en cercle, et les
+hommes, dans un coin du salon, se disputant sur telle et telle loi; mais
+nous avons vu finir, comme tant d'autres choses, ce qu'on appelait la
+conversation, c'est-à-dire un des plus grands charmes de la société
+française.</p>
+
+<p>La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on
+savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison,
+et l'on peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire
+à l'honneur de l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention
+fut arrivée à Colombes, les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à
+Paris réclamer en pleurant leur bienfaiteur. Cette démarche empêcha les
+autorités d'oser le mettre à mort; néanmoins il restait toujours
+prisonnier, quand ces braves gens revinrent une seconde fois, et
+renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils obtinrent enfin
+sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle, éprouva une
+si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya
+chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison,
+pensant arriver plus vite ainsi.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>ROBERT.</h3>
+
+
+<p>Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines;
+ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de
+Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire
+peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a
+laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que
+tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on
+peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau
+aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver
+cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de
+lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet.</p>
+
+<p>De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans
+le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs,
+sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et
+je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année.
+Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était
+refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il
+le passait à s'amuser.</p>
+
+<p>Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune
+pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme
+le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait
+été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un
+âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À
+soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si
+leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait
+à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui
+nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il
+traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne;
+puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à
+marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les
+attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que
+l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle.</p>
+
+<p>Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans,
+lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il
+monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en
+risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais
+lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui
+l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres
+une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans
+l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans
+l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser
+les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et
+cela pour six cahiers de papier gris!</p>
+
+<p>C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que
+l'abbé Delille a chanté dans son poëme de <i>l'Imagination</i>. Madame de
+Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des
+catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille,
+disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de
+peur.»</p>
+
+<p>Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir
+présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa
+fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien
+portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui
+venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son
+mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un
+coup d'apoplexie foudroyante.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA DUCHESSE DE POLIGNAC.</h3>
+
+
+<p>Il n'est point de calomnie, point d'horreurs que l'envie et la haine
+n'aient inventées contre la duchesse de Polignac; tant de libelles ont
+été écrits pour la perdre, que, joints aux vociférations des
+révolutionnaires, ils ont dû laisser dans l'esprit de quelques gens
+crédules, l'idée que l'amie de Marie-Antoinette était un monstre. Ce
+monstre, je l'ai connu: c'était la plus belle, la plus douce, la plus
+aimable femme qu'on pût voir.</p>
+
+<p>Quelques années avant la révolution, la duchesse de Polignac vint chez
+moi, et j'ai fait plusieurs fois son portrait de même que celui de sa
+fille, la duchesse de Guiche<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Madame de Polignac avait l'air si
+jeune qu'on pouvait la croire soeur de sa fille, et toutes deux étaient
+les plus jolies femmes de la cour. Madame de Guiche aurait parfaitement
+servi de modèle pour représenter une des Grâces; quant à sa mère, je
+n'essaierai pas de dépeindre sa figure; cette figure était céleste.</p>
+
+<p>La duchesse de Polignac joignait à sa beauté vraiment ravissante, une
+douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide.
+Tous ceux qui l'ont connue intimement peuvent dire que l'on s'expliquait
+bien vite comment la reine l'avait choisie pour amie, car elle était
+véritablement <i>l'amie</i> de la reine; elle dut à ce titre celui de
+gouvernante des enfans de France: aussitôt, la rage de toutes celles qui
+désiraient cette place ne lui laissa plus de repos; mille calomnies
+atroces furent lancées sur elle. Il m'est arrivé souvent d'entendre
+discourir les personnes de la cour qui lui étaient opposées, et j'avoue
+que je m'indignais d'une méchanceté si noire et si persévérante.</p>
+
+<p>Ce qu'aucun courtisan ne pouvait croire, quoique ce fût l'exacte vérité,
+c'est que madame de Polignac n'avait point envié la place qu'elle
+occupait: il se peut que sa famille se réjouit de l'y voir élevée; mais
+elle-même n'avait cédé qu'à son respect pour le désir de la reine et aux
+instances réitérées du roi; ce qu'elle ambitionnait avant tout, c'était
+sa liberté, au point que la vie de la cour ne lui convenait nullement;
+indolente, paresseuse, le repos aurait fait ses délices, et les devoirs
+de sa place lui semblaient le plus lourd fardeau. Un jour que je faisais
+son profil à Versailles, il ne se passait pas cinq minutes sans que
+notre porte s'ouvrît; on venait lui demander ses ordres, et mille choses
+qu'il fallait pour les enfans.--«Eh! bien, me dit-elle enfin d'un air,
+accablé, tous les matins ce sont les mêmes demandes, je n'ai pas un
+instant à moi jusqu'à l'heure du dîner, et le soir d'autres fatigues
+m'attendent.»</p>
+
+<p>Au château de la Muette, dans lequel elle passa la belle saison, elle
+jouissait d'un peu plus de liberté. Les enfans de France s'y plaisaient
+extrêmement, et elle y donnait de petits bals sans prétention où l'on
+s'amusait beaucoup. C'est là qu'elle est accouchée du comte Melchior de
+Polignac, en même temps que sa fille accouchait du duc de Guiche actuel.</p>
+
+<p>Peu de temps avant la révolution, elle supplia le roi d'accepter sa
+démission qu'il ne voulut pas recevoir; toutefois, sa santé l'obligeant
+à se soigner, elle obtint d'aller prendre des bains renommés en
+Angleterre, et elle partit, dans la ferme intention de quitter sa place
+à son retour; mais j'ai su positivement que le roi, effrayé du chagrin
+qu'allait éprouver la reine, se mit à ses genoux pour obtenir qu'elle
+restât gouvernante des enfans de France. On sent bien qu'une faveur
+aussi éclatante, aussi soutenue, excitait la fureur des envieux. Un
+redoublement de haine s'éleva contre la favorite; il servit
+merveilleusement la révolution qui s'avançait, et qui vint bientôt
+frapper et les Polignac et leurs ennemis.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE PRINCE DE LIGNE</h3>
+
+
+<p>C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne;
+mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous
+nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand
+nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis
+de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques
+autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il
+s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous
+séparions jamais qu'avec peine.</p>
+
+<p>Madame de Staël a dit du prince de Ligne: «Il est peut-être le seul
+étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être
+imitateur!» Et dans un autre endroit: «Les hommes, les choses et les
+événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans
+vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du
+naturel!» Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle
+en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit
+du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si
+justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour
+courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la
+moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières
+conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme
+ordinaire.</p>
+
+<p>Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le
+maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de
+son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu
+d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son
+coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la
+fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses
+profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et
+l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à
+l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême
+générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans
+qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne,
+en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre
+que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait
+en Flandre (en Belgique), et il nous parut très peu affecté de cette
+nouvelle: «Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui
+donc paiera mes dettes?»</p>
+
+<p>Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait
+profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme,
+plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne;
+le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit
+à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre.</p>
+
+<p>Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne,
+dont le style, ce <i>style parlé</i>, comme dit madame de Staël, offre un
+charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont
+celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en
+Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si
+souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il
+écrivit de <i>Parthenizza</i>: cette lettre est remplie d'idées à la fois si
+spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame
+du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu
+cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA COMTESSE D'HOUTETOT.</h3>
+
+
+<p>J'ai connu la comtesse d'Houtetot long-temps avant la révolution; elle
+s'entourait alors de tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes d'esprit et
+d'artistes célèbres. Comme j'avais un grand désir de la voir, madame de
+Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois,
+où madame d'Houtetot avait une maison, et me fit inviter à passer la
+journée. Je savais qu'elle n'était point jolie, mais d'après la passion
+qu'elle avait inspirée à J.-J. Rousseau, je pensai au moins lui trouver
+un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide,
+qu'aussitôt son roman s'effaça de mon imagination; elle louchait d'une
+telle manière, qu'il était impossible lorsqu'elle vous parlait de
+deviner si c'était à vous que s'adressaient ses paroles; à dîner, je
+croyais toujours qu'elle offrait à une autre personne ce qu'elle
+m'offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que
+son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d'Houtetot
+était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la
+connaissaient, et comme je l'ai toujours trouvée digne d'inspirer les
+sentimens les plus tendres, j'ai fini par croire après tout, qu'elle a
+pu inspirer l'amour.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE MARÉCHAL DE BIRON, LE MARÉCHAL<br>DE BRISSAC.</h3>
+
+
+<p>La figure, la taille, la contenance de ces deux vieux soutiens de la
+monarchie française, sont si bien restées dans ma mémoire,
+qu'aujourd'hui je pourrais les peindre tous deux de souvenir.</p>
+
+<p>Ayant entendu parler du superbe jardin de l'hôtel de Biron, que l'on
+disait rempli des fleurs les plus rares, je fis demander au maréchal la
+permission de m'y promener: il me l'accorda, et je me rendis un matin
+chez lui avec mon frère. Malgré son grand âge (il avait, je crois,
+quatre-vingt-quatre ans) et ses infirmités, le maréchal de Biron,
+marchant avec peine, vint au-devant de moi: il descendit son large
+perron pour me donner la main quand je sortis de ma voiture, puis
+s'excusa beaucoup de ne pouvoir me faire les honneurs de son jardin. Ma
+promenade finie, je revins au salon, où le maréchal me retint longtemps;
+il causait avec grâce et facilité, parlant du temps passé de manière à
+m'intéresser beaucoup. Quand je retournai à ma voiture, il voulut
+absolument me donner la main jusqu'au bas de son perron, et le corps
+droit, la tête nue, il attendit pour rentrer dans la maison qu'il m'eût
+vue partir; cette galanterie dans un homme plus qu'octogénaire me parut
+charmante.</p>
+
+<p>Le maréchal de Biron est mort en 1788<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>; il n'eut pas la douleur
+d'être témoin de la défection des gardes françaises: il avait établi
+dans ce corps une discipline extrêmement sévère, que le duc du Châtelet,
+qui lui succéda, venait de relâcher beaucoup trop quand la révolution
+arriva.</p>
+
+<p>Pour le maréchal de Brissac, je ne l'ai vu qu'aux Tuileries, où il se
+promenait très souvent: il paraissait bien âgé, mais il se tenait fort
+droit, et marchait encore comme un jeune homme; son costume le faisait
+remarquer; car il portait toujours ses cheveux nattés, qui formaient
+deux queues tombant derrière la tête, l'habit long, très ample, avec une
+ceinture au bas de la taille, et des bas à coins brodés en or roulés sur
+ses genoux; une toilette aussi antique ne lui donnait rien de grotesque,
+il avait l'air extrêmement noble, et l'on croyait voir un courtisan
+sortant des salons de Louis XIV.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MONSIEUR DE TALLEYRAND.</h3>
+
+
+<p>Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord;
+son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut
+boîteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à
+bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus
+des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de
+luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour
+le convaincre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je
+pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de
+Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup
+d'autres personnes.</p>
+
+<p>Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai
+revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte
+de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors
+il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le
+portrait avant la révolution; c'est d'elle qu'on raconte une aventure
+assez plaisante: M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait
+d'accompagner Bonaparte en Égypte, engagea sa femme à lire quelques
+pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût
+adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son
+bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une
+assez grande partie des aventures de Robinson-Crusoé; à table, la voilà
+qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: «Ah! monsieur, avec
+quel plaisir je viens de lire votre voyage! qu'il est intéressant,
+surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi!» Dieu sait à ces mots
+quelle figure, a dû faire Denon, et surtout M. de Talleyrand? Ce petit
+fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est
+incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu
+d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour
+deux.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE DOCTEUR FRANKLIN.</h3>
+
+
+<p>Je vis pour la première fois le docteur Franklin lorsque je faisais le
+portrait de Monsieur, depuis Louis XVIII; il venait avec les autres
+ambassadeurs faire sa visite de cour; je fus frappée de son extrême
+simplicité: il était vêtu d'un habit gris tout uni, ses cheveux plats,
+sans poudre, tombaient sur ses épaules, et si ce n'eût été son noble
+visage, je l'aurais pris pour un gros fermier, tant il faisait contraste
+avec les autres diplomates, qui tous étaient poudrés, en grande tenue,
+et chamarrés d'or et de cordons.</p>
+
+<p>Nul homme à Paris n'était plus à la mode, plus recherché que le docteur
+Franklin; la foule courait après lui dans les promenades et les lieux
+publics; les chapeaux, les cannes, les tabatières, tout était <i>à la
+Franklin</i>, et l'on regardait comme une bonne fortune d'être invité à un
+dîner où se trouvait ce célèbre personnage. Je puis dire toutefois qu'il
+ne suffisait pas de se rencontrer avec lui, fût-ce même très
+fréquemment, pour satisfaire la curiosité qu'il excitait; je l'ai
+beaucoup vu chez madame Brion, qui habitait constamment Passy; Franklin
+passait là toutes ses soirées; madame Brion et ses deux filles faisaient
+de la musique, qu'il semblait écouter avec plaisir, mais dans les
+intervalles des morceaux, je ne lui ai jamais entendu dire un seul mot,
+et j'étais tentée de croire que le docteur était voué au silence.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE PRINCE DE NASSAU.</h3>
+
+
+<p>Je n'étais pas encore mariée quand le prince de Nassau, qui était jeune
+alors, me fut présenté par l'abbé Giroux: il me demanda son portrait,
+que je fis en pied, d'une très petite dimension et à l'huile. Le prince
+de Nassau, surnommé l'invulnérable par le prince de Ligne, était déjà
+connu par des actions d'éclat tellement héroïques, qu'on pourrait les
+croire fabuleuses; sa vie entière offre une suite d'aventures, toutes
+plus surprenantes les unes que les autres: il avait à peu près vingt ans
+lorsqu'il suivit Bougainville dans le voyage autour du monde, et
+s'enfonça dans les déserts, où l'intrépidité qu'il déploya lui valut le
+surnom de <i>dompteur de monstres</i>; depuis, vainqueur, sur mer, vainqueur
+sur terre, il s'est, je crois, battu contre toutes les nations du globe;
+toujours guerroyant, toujours en activité, il a couru le monde d'une
+extrémité à l'autre; aussi disait-on qu'il fallait lui adresser ses
+lettres sur les grands chemins.</p>
+
+<p>Rien dans la figure et dans tout l'aspect du prince de Nassau
+n'annonçait le héros d'une histoire aventureuse: il était grand, bien
+fait, avait des traits réguliers avec une grande fraîcheur de carnation;
+mais l'extrême douceur et le calme habituel de sa physionomie ne
+laissaient présumer ni tant de hauts faits, ni cette valeur intrépide
+qui le signalait entre tous; à Vienne, où je l'ai retrouvé pendant
+l'émigration, j'avais mené ma fille, âgée de neuf ans alors, chez
+Casanova, qui dans plusieurs tableaux avait représenté le prince de
+Nassau terrassant des tigres, des lions, etc.; peu de temps après, nous
+nous trouvions un soir chez la princesse de Lorraine, on annonça le
+prince de Nassau; ma fille, qui s'attendait à contempler un homme
+féroce, me dit tout bas:--Comment! est-ce là celui dont j'ai tant
+entendu parler? il a l'air doux et timide comme une demoiselle qui sort
+du couvent.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MONSIEUR DE LA FAYETTE.</h3>
+
+<p>Peu avant la révolution, je reçus la visite de M. de La Fayette; il vint
+chez moi uniquement pour voir le portrait que je faisais alors de la
+jolie madame de Simiane, à laquelle, dit-on, il rendait des soins;
+depuis je ne l'ai pas même rencontré, et bien certainement nous aurions
+eu de la peine à nous reconnaître, car j'étais jeune lors de cette
+visite, et il l'était aussi, quoique ce fût après son voyage en
+Amérique. Sa figure me parut agréable; son ton, ses manières, avaient
+beaucoup de noblesse, et n'annonçaient pas le moins du monde des goûts
+révolutionnaires.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MADAME DE LA REYNIÈRE.</h3>
+
+<p>Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et
+passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir
+rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de
+Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais
+très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus
+riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle
+éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande
+et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était
+rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait
+toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le
+souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre,
+qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La
+Reynière: <i>Elle reçoit fort bien</i>, répondit-il, <i>mais je la crois
+attaquée de noblesse</i>.</p>
+
+<p>Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à
+vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en
+ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait
+de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens
+occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il
+avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans
+ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je
+suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se
+réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses
+forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance
+humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris
+sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du
+tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive
+impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever
+cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la
+Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on
+dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de
+laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La
+Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme,
+quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle
+frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque
+mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose;
+toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point
+sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur.</p>
+
+<p>La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus
+distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les
+hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi,
+auteur d'<i>Anacharsis</i>, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si
+spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le
+comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des
+Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient
+habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai
+fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie
+que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès
+le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de
+Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone.
+Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette
+époque, ambassadeur en Russie.</p>
+
+<p>Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La
+Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et
+c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes,
+qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire
+comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle
+aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de
+personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je
+parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout
+celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit
+forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les
+femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient
+chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous
+prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous
+recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille
+de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son
+esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que
+je copie ici, parce qu'elle est peu connue:</p>
+
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> Sur l'air: <i>Sentir avec ardeur flamme discrète.</i></p>
+<br>
+<p class="i8"> Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire,</p>
+<p class="i12"> Les longs propos sont sots.</p>
+<p class="i12"> Il faut savoir lire</p>
+<p class="i12"> Avant que d'écrire,</p>
+<p class="i8"> Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire.</p>
+<p class="i12"> Les longs propos sont sots.</p>
+<p class="i10"> Il ne faut pas toujours parler,</p>
+<p class="i16"> Citer,</p>
+<p class="i16"> Dater,</p>
+<p class="i14"> Mais écouter;</p>
+<p class="i10"> Il faut savoir trancher l'emploi,</p><br>
+<p class="i16"> Du moi,</p><br>
+<p class="i16"> Du moi,</p>
+<p class="i14"> Voici pourquoi:</p>
+<p class="i12"> Il est tyrannique,</p>
+<p class="i12"> Trop académique;</p>
+<p class="i12"> L'ennui, l'ennui</p>
+<p class="i12"> Marche avec lui.</p>
+<p class="i10"> Je me conduis toujours ainsi</p>
+<p class="i16"> Ici;</p>
+<p class="i16"> Aussi</p>
+<p class="i14"> J'ai réussi.</p>
+</div></div>
+
+<p>Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait
+un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et
+qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il
+s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom
+de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout
+court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel,
+et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la
+cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait
+la pauvre femme au supplice.</p>
+
+<p>Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se
+montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne
+posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de
+cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur
+démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où
+l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé
+derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui
+cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme
+commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et
+finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil.
+Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot;
+mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui
+s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa
+poche:--Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé
+faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le
+ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne
+m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma
+coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous
+couperons demain la gorge ensemble.--Monsieur, répondit l'inconnu en
+riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant
+que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le
+petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi
+tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>DAVID.</h3>
+
+
+<p>Je recherchais avec empressement la société de tous les artistes
+renommés, et principalement celle des artistes qui se distinguaient dans
+mon art. David venait donc assez fréquemment chez moi, quand tout à coup
+il n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus devoir lui
+adresser quelques reproches aimables à ce sujet.--Je n'aime pas, me
+dit-il, à me trouver avec des domestiques de condition.--Comment?
+répondis-je: avez-vous pu remarquer que je traite les personnes de la
+cour mieux que d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout
+le monde avec les mêmes égards? Et comme il insistait d'un air
+humoriste:--Ah! dis-je en riant, je crois que vous avez de l'orgueil,
+que vous souffrez de n'être pas duc ou marquis. Pour moi, à qui les
+titres sont parfaitement indifférens, je reçois avec plaisir tous les
+gens aimables.</p>
+
+<p>Depuis lors David n'est point revenu chez moi. Il fit même rejaillir sur
+ma personne la haine qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve
+en est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit
+contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué d'inscrire
+toutes les infâmes calomnies dont j'avais été l'objet. Ce livre restait
+constamment dans son atelier sur un tabouret, toujours ouvert,
+précisément à la page où il était question de moi. Une pareille
+méchanceté était si noire et si puérile à la fois, que je n'y aurais
+point ajouté croyance, si je n'en eusse été instruite par M. de
+Fitzjames, le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma
+connaissance qui tous avaient remarqué le fait, et même à plusieurs
+reprises.</p>
+
+<p>Il faut dire toutefois que David aimait tellement son art, qu'aucune
+haine ne l'empêchait de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir.
+Après que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le portrait de
+Paësiello, que je venais de faire à Naples. On le plaça au salon en
+pendant d'un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu
+satisfait. S'étant approché de mon tableau, il le regarda long-temps,
+puis se retournant vers quelques-uns de ses élèves et d'autres personnes
+qui l'environnaient:--On croirait, dit-il, mon portrait fait par une
+femme et le Paësiello par un homme. C'est de M. Lebrun, qui était
+témoin, que je tiens ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en
+toute occasion David ne me refusait point ses éloges.</p>
+
+<p>Il est bien vraisemblable que des louanges aussi flatteuses sur mon
+talent m'auraient fait oublier tôt ou tard les attaques de David contre
+ma personne; mais ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce
+conduite qu'il a tenue pendant la terreur; ce sont les persécutions
+exercées lâchement par lui contre un grand nombre d'artistes, entre
+autres contre Robert le paysagiste qu'il fit arrêter et traiter dans la
+prison avec une sévérité qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été
+impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus rentrée
+en France, un de nos plus célèbres peintres étant venu chez moi, me dit
+dans la conversation que David avait un vif désir de me revoir. Je ne
+répondis pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement
+d'esprit, il comprit que mon silence n'était point celui auquel on peut
+appliquer le proverbe: <i>qui ne dit rien consent</i>.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>M. DE BEAUJON.</h3>
+
+
+<p>M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il
+destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui
+porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on
+appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné
+millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul,
+assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il
+avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se
+servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat
+d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de
+trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise,
+et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de
+Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames,
+toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans
+le monde les <i>berceuses</i> de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres
+chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et
+payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles
+accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul.</p>
+
+<p>M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant
+jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de
+son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à
+mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à
+finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le
+portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de
+placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été
+instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment
+d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du
+temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte
+que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre
+revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point
+que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le
+plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre
+cinq minutes.</p>
+
+<p>Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter
+son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence:
+aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout
+était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon
+renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable,
+tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent
+mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands
+et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait;
+d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient
+meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était
+charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en
+belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien
+vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du
+premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre
+entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une
+énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit
+dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de
+l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le
+parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une
+énorme quantité de fleurs et d'arbres verts.</p>
+
+<p>Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans
+donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler
+une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais,
+jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit
+demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé
+dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que
+je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le
+conduisait:--Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente
+chère?--Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met
+jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais
+passant alors dans le premier salon:--Voilà du moins ce qui doit réjouir
+ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.--Hélas! monsieur, mon
+maître est presque aveugle.--Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second
+salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne
+musique.--Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on
+fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir
+quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se
+déployait sous ses fenêtres:--Mais enfin, votre maître peut jouir du
+plaisir de la promenade.--Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce
+moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se
+trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:--Enfin voilà plus
+d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le
+domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et
+n'ajouta rien de plus.</p>
+
+<p>M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M.
+de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste,
+et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui
+les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et
+la matière.</p>
+
+<p>M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses
+opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse
+il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il
+dépensait en bonnes oeuvres une grande partie de son immense fortune;
+jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du
+faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un
+bienfaiteur de l'humanité.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>M. BOUTIN.</h3>
+
+
+<p>Un autre financier immensément riche et tout aussi bienfaisant que M. de
+Beaujon était M. Boutin pour qui j'avais beaucoup d'amitié. M. Boutin
+n'était plus jeune quand je fis connaissance avec lui; il était petit et
+boiteux, gai, spirituel, et d'un caractère si affable, si bon, que l'on
+s'attachait véritablement à lui dès qu'on le voyait un peu intimement.
+Comme il possédait une très grande fortune, il recevait souvent et avec
+une extrême noblesse ses nombreux amis, sans que cela portât en rien
+préjudice aux secours qu'il accordait à tant de pauvres dont il était
+l'appui. M. Boutin faisait les honneurs de chez lui avec une grâce
+parfaite: j'ai pu en juger souvent; car il avait arrangé pour moi,
+disait-il, un dîner du jeudi, où se trouvaient tous mes intimes:
+Brongniart, Robert et sa femme, Lebrun le poète, l'abbé Delille, le
+comte de Vaudreuil, qui ne manquait jamais cette réunion quand il se
+trouvait à Paris le jeudi, etc., etc. Nous étions au plus douze
+personnes à table, et ces dîners étaient si amusans qu'ils me faisaient
+fausser une fois par semaine la parole que je m'étais donnée de ne
+jamais dîner hors de chez moi. Ils avaient lieu dans cette charmante
+maison de M. Boutin, placée sur la hauteur du magnifique jardin qu'il
+avait nommé Tivoli: à cette époque la rue de Clichy n'était point encore
+bâtie, et quand on se trouvait là, au milieu d'arbres superbes qui
+formaient de belles et grandes allées, on pouvait se croire tout à fait
+à la campagne, je puis même dire que cette belle habitation me semblait
+un peu trop isolée; j'aurais eu peur d'y aller le soir et je conseillais
+souvent à M. Boutin de ne jamais revenir seul.</p>
+
+<p>Lorsque j'eus quitté la France, mon frère m'écrivit que M. Boutin avait
+continué ses dîners du jeudi en souvenir de moi; que l'on y buvait à ma
+santé, ainsi qu'à celle de M. de Vaudreuil, qui avait émigré alors. Pour
+son malheur M. Boutin pensa comme M. de Laborde, qui me disait dans une
+lettre que je reçus de lui à Rome: «Je reste en France; je suis
+tranquille. Comme je n'ai jamais fait de mal à personne...!» Hélas! lui
+aussi, ce bon et aimable M. Boutin n'avait jamais fait de mal à
+personne: tous deux n'en sont pas moins tombés sous la hache
+révolutionnaire; car tous deux étaient riches, et l'on voulait leurs
+biens. Je ne puis exprimer la douleur que me fit éprouver cette
+nouvelle; M. Boutin était un de ces hommes que je regretterai toute ma
+vie.</p>
+
+<p>Le gouvernement s'empara de tout ce qu'il possédait. Son beau parc fut
+totalement détruit, à l'exception d'une petite partie dont on fit une
+promenade à la mode sous le nom de Tivoli, et dans laquelle se donnent,
+dit-on, de fort belles fêtes que je n'ai jamais vues; car on pense bien
+qu'à mon retour en France je n'ai pas eu le courage de retourner dans ce
+triste lieu.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>M. DE SAINTE-JAMES.</h3>
+
+
+<p>M. de Sainte-James était fermier-général, puissamment riche, et vraiment
+financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne
+grandeur, gros et gras, au visage très coloré de cette fraîcheur qu'on
+peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est
+heureux. M. de Sainte-James tenait un état de maison de la plus grande
+opulence; il habitait un des beaux hôtels de la place Vendôme, et
+donnait là de très grands et bons dîners, où il réunissait trente ou
+quarante personnes pour le moins. N'ayant pu refuser d'y aller une fois,
+je regrettai beaucoup de n'être ni gourmande ni friande; car sous ces
+deux rapports j'aurais été complètement satisfaite, tandis que cette
+société si nombreuse ne me sembla pas, à beaucoup près, aussi aimable
+que celle qu'on trouvait chez ce bon M. Boutin. M. de Sainte-James
+recevait son monde avec plus de bonhomie que de grâces. Après le dîner
+on passait dans un superbe salon, entièrement garni de glaces; mais tout
+cela ne faisait point que tant de personnes réunies, qui ne se
+connaissaient pas, pussent causer ensemble avec cette espèce de
+confiance et d'intimité qui fait le charme des conversations.</p>
+
+<p>Plus tard, lorsque M. de Sainte-James eut arrangé sa maison et son
+magnifique jardin de Neuilly, ce qu'on a toujours appelé <i>la folie
+Sainte-James</i>, il m'engagea à venir y dîner avec quelques-uns de mes
+amis. Cette journée fut agréable, il nous promena dans ce beau parc, qui
+venait de coûter des trésors. Entre autres folles dépenses, on avait
+construit un rocher factice, dont les énormes pierres, apportées de fort
+loin sans doute, et à bien grands frais, avaient l'air de n'être que
+suspendues. J'avoue que je le traversai très rapidement, tant ces voûtes
+immenses me paraissaient peu solides.</p>
+
+<p>C'est dans cette superbe habitation que M. de Sainte-James se plaisait à
+donner de véritables fêtes. Je m'y rendis un jour pour y voir jouer la
+comédie. Tant de personnes étaient invitées et parcouraient le jardin
+avant et après le spectacle, qu'on se croyait dans une promenade
+publique.</p>
+
+<p>Il faut croire que la révolution n'est point arrivée à temps pour punir
+M. de Sainte-James d'avoir étalé tant de magnificence, car je n'ai
+jamais entendu dire, ni dans l'étranger, ni depuis mon retour en France,
+qu'il ait été guillotiné. Une mort naturelle l'aura soustrait au sort
+affreux de M. de Laborde et de M. Boutin.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA COMTESSE D'ANGEVILLIERS.</h3>
+
+
+<p>Madame d'Angevilliers était ce qu'on appelle un bel esprit. Elle en
+avait déjà la réputation lorsqu'elle était madame Marchais. Tous les
+hommes de lettres, et même les savans, composaient alors sa société. Le
+comte d'Angevilliers, qu'elle recevait souvent, en devint amoureux et
+l'épousa. Elle avait un tel ascendant sur lui qu'il ne parlait point en
+sa présence, quoiqu'il eût de l'esprit, du goût et des connaissances
+qu'on pouvait apprécier aisément partout où n'était pas sa femme.</p>
+
+<p>Il me serait impossible de dire si madame d'Angevilliers était laide ou
+jolie; je l'ai cependant vue nombre de fois, et j'ai souvent été placée
+à table à côté d'elle. Mais elle avait toujours la figure cachée sous un
+voile, qu'elle n'ôtait pas même pour dîner. Ce voile couvrait, ainsi que
+son visage, un énorme bouquet de branches d'arbres verts, qu'elle
+portait constamment à son côté. Je ne concevais pas comment elle pouvait
+<i>s'enfermer</i> ainsi avec ce bouquet sans prendre mal à la tête: mais plus
+tard, quand je suis entrée dans sa chambre à coucher, j'ai été encore
+plus surprise de voir cette chambre garnie de gradins toujours couverts
+d'arbres verts de toute espèce, que l'on n'ôtait pas même la nuit.</p>
+
+<p>Madame d'Angevilliers était aussi polie qu'on pouvait l'être, mais si
+étrangement complimenteuse, qu'on lui en voulait quelquefois de rendre
+la politesse ridicule. Un jour que M. d'Angevilliers avait engagé à
+dîner plusieurs artistes de l'Académie de peinture, Vestier y vint.
+Vestier était fort bon peintre de portraits et venait d'exposer au salon
+un tableau de famille très bien composé et très harmonieux qu'on avait
+beaucoup remarqué. Mais il pouvait avoir au moins cinquante ans, il
+était maigre, pâle et prodigieusement laid. Madame d'Angevilliers, qui
+désirait lui adresser quelques mots flatteurs, lui dit tout haut:--<i>En
+vérité, Monsieur, je vous trouve embelli</i>. Le pauvre Vestier devint
+rouge comme un coq, il regardait à droite et à gauche pour voir si ces
+paroles ne s'adressaient pas à quelque autre qu'à lui, en sorte que le
+fou rire me prit.</p>
+
+<p>C'est chez madame d'Angevilliers que j'ai dîné pour la première fois
+avec le marquis de Bièvre, qui est devenu célèbre comme faiseur de
+calembourgs. J'eus du malheur, car le jour dont je parle il n'en fit
+aucun; mais on m'en apprit un fort joli qu'il avait adressé à la reine.
+Sa Majesté lui demandant un calembourg, M. de Bièvre, s'étant incliné,
+s'aperçut que la reine avait des souliers verts:--Les désirs de Votre
+Majesté sont des ordres, dit-il aussitôt, l'univers est à ses pieds.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>GINGUENÉ.</h3>
+
+
+<p>Ginguené m'avait été présenté par Lebrun le poète comme son ami intime,
+en sorte qu'il venait quelquefois à mes soirées, quoiqu'il ne me plût
+sous aucuns rapports. Je lui trouvais un esprit sec, sans charme et sans
+gaieté; il n'était pas en harmonie avec ma société, et ses oeuvres
+m'étaient tout aussi antipathiques que sa conversation. En 1789, il nous
+lut une ode qu'il venait de faire pour M. Necker. Cette ode pouvait
+passer pour le programme de 1793, il y parlait de victimes, et soutenait
+qu'on ne pouvait régénérer la France sans répandre du sang. Des opinions
+aussi atroces me faisaient frissonner. Le comte de Vaudreuil, qui était
+présent, ne dit rien, mais nous nous regardâmes, et je vis bien qu'ainsi
+que moi il devinait l'homme.</p>
+
+<p>Ginguené ne quittait guère son ami Lebrun Pindare. Sitôt après la mort
+de celui-ci, il alla trouver madame Lebrun (qui par parenthèse avait été
+cuisinière), et lui demanda les manuscrits de Lebrun, dont il désirait
+se faire éditeur. Madame Lebrun les lui remit tous. En les feuilletant
+pour les mettre en ordre, Ginguené fut un peu saisi de trouver plus de
+cent épigrammes faites contre lui-même; quelques-unes étaient atroces.
+On conçoit que l'éditeur les mit toutes de côté; mais je l'ai toujours
+soupçonné de s'être vengé en faisant imprimer trop de choses faibles et
+inutiles dans les oeuvres de Lebrun, ce qui nuit beaucoup à un recueil
+qui pouvait être excellent.</p>
+
+<p>Tout le monde sait que, la révolution venue, Ginguené s'y jeta à corps
+perdu, et qu'il témoignait hautement son regret de n'avoir pas été à
+même de voter la mort de Louis XVI.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>VIGÉE.</h3>
+
+
+<p>Mon frère était un de ces hommes faits pour se voir très recherchés dans
+la société. Il avait un excellent ton, ayant fréquenté fort jeune la
+bonne compagnie, de l'esprit, de l'instruction; il faisait de très jolis
+vers avec une extrême facilité, et jouait la comédie mieux que beaucoup
+d'acteurs. Il contribuait infiniment au charme et à la gaieté de toutes
+nos réunions; peut-être même l'empressement que mettait le monde à le
+rechercher a-t-il nui à sa carrière littéraire, car nous lui prenions
+beaucoup de temps. Il lui en resta assez néanmoins pour se distinguer
+comme homme de lettres. Outre le cours de littérature qu'il fit à
+l'Athénée avec un grand succès, quoiqu'il succédât au cours que venait
+d'y faire La Harpe, Vigée a laissé un volume de poésies légères et
+plusieurs comédies écrites en vers, dont deux, <i>les Aveux difficiles</i> et
+<i>l'Entrevue</i> sont restées fort long-temps au répertoire du
+Théâtre-Français. Je suis même surprise qu'on ne les donne plus, surtout
+<i>l'Entrevue</i>, charmante petite pièce, que mademoiselle Contat et Molé
+jouaient admirablement.</p>
+
+<p>Mon frère, jeune encore, épousa la fille aînée de M. de Rivière, chargé
+d'affaires de Saxe: c'était une femme charmante, pleine de vertus et de
+talens, si excellente musicienne, et douée d'une si belle voix, qu'elle
+a chanté chez moi avec madame Todi, sans que la comparaison lui fût
+défavorable.</p>
+
+<p>Mon frère et mademoiselle de Rivière n'ont laissé de leur mariage qu'un
+seul enfant, ma nièce, ma bien-aimée nièce, celle qui m'a rendu une
+fille depuis, hélas! que j'ai perdu la mienne.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE MARQUIS DE RIVIÈRE.</h3>
+
+
+<p>Jamais je ne pense à ce brave sans songer aux anciens preux; tout en lui
+était chevaleresque; il a cent fois affronté la mort, et la mort la plus
+horrible, avec un courage, un sang-froid, une persévérance inimaginable,
+pour servir le prince auquel il avait consacré sa vie; et ce dévouement
+si complet, si constant, ne prenait sa source dans aucune ambition, mais
+dans l'amitié la plus vive, dans une amitié bien rare même entre
+particuliers. Cette affection du marquis de Rivière pour M. le comte
+d'Artois dominait en lui tout autre sentiment; elle a pu le conduire à
+l'exil, à la pauvreté, dans les cachots, sans qu'il crût lui faire trop
+de sacrifices. «Je n'ai plus rien, me disait-il un jour à Londres; mais,
+ajouta-t-il en mettant la main sur son coeur, où était toujours placé le
+portrait de son prince chéri, la dernière goutte du sang qui coule là
+est pour lui. Peut-être le sort m'a-t-il préservé si souvent parce que
+je dois lui être utile. Je serais bien heureux alors d'avoir échappé
+tant de fois à la mort.»</p>
+
+<p>C'est par suite d'un désir si louable qu'on a toujours vu M. de Rivière
+se charger des missions les plus importantes et souvent les plus
+dangereuses. Le repos lui était devenu étranger, ne lui semblait plus
+nécessaire; il partait pour Vienne, pour Berlin, pour Pétersbourg, etc.,
+portant aux rois qui restaient encore sur leurs trônes les demandes d'un
+roi tombé du sien. Il courait jour et nuit sans s'arrêter, quelquefois
+sans prendre de nourriture, et remplissait sa mission avec tant de
+noblesse et d'habileté, qu'il emportait l'estime et la considération de
+tous les souverains et de tous les diplomates de l'Europe. Ces voyages
+répétés d'une manière vraiment fabuleuse n'avaient rien de dangereux, à
+part l'extrême fatigue qu'ils lui causaient; mais combien de fois ne
+s'est-il pas introduit en France, sur cette terre qu'il ne pouvait
+toucher qu'au risque de sa tête? Dans les nombreuses courses qu'il
+faisait à Paris pendant le temps de la terreur, combien de fois son
+zèle, son activité, lui ont-ils fait affronter la mort? Dieu semblait le
+protéger. Un jour, sur le point de débarquer en Bretagne, il trouve la
+côte garnie de soldats; à l'instant il saute du canot dans la mer,
+plonge, et reste sous l'eau jusqu'au moment où, la côte devenue libre,
+il lui est possible de gagner la terre. Il entrait à Paris et il en
+sortait tantôt déguisé en marchand d'allumettes, tantôt sous tout autre
+déguisement du même genre. Il s'y tenait caché le jour chez un brave
+homme qui l'avait servi autrefois et lui était entièrement dévoué; il ne
+pouvait agir que la nuit en s'exposant encore aux plus grands périls;
+fallait-il repartir, il ne parvenait souvent à se soustraire aux
+poursuites qu'il excitait qu'en sautant des ravins profonds, en
+traversant rapidement des rivières à la nage; souffrant la faim, la
+soif, ne pouvant prendre aucun repos. C'est ainsi qu'il parvint toujours
+à s'échapper jusqu'à la triste affaire de Georges. Je me souviens que,
+peu de temps avant cette fatale entreprise, je me trouvais à Londres
+avec lui dans une maison où se trouvait aussi Pichegru. M. de Rivière,
+qui prétendait que j'étais excellente physionomiste, s'approcha de moi
+et me montrant le général français: «Observez cet homme, me dit-il,
+croyez-vous qu'on puisse s'y fier, qu'il ne trahira pas?» On pense bien
+que j'ignorais complètement de quelle affaire il s'agissait; mais je
+regardai Pichegru et je répondis sans hésiter:--«On peut s'y fier; la
+franchise me paraît siéger sur ce front-là.» Pichegru ne trahit point en
+effet, on sait trop qu'il est mort la première victime de cette
+malheureuse tentative. Le sort de M. de Rivière ne fut pas aussi
+affreux, quoique sa prison ait été bien longue et bien cruelle; car il
+m'a raconté à mon retour en France que le premier cachot où il fut mis
+était plein d'une eau stagnante qui lui venait jusqu'à la cheville. Si
+l'on joint à cette situation l'idée que cette prison ne s'ouvrirait
+peut-être jamais pour lui, et la douleur de vivre loin de son prince
+bien-aimé, loin de tous ses amis, on juge de ce qu'il a dû souffrir.
+C'est à cette époque de malheur que M. de Rivière devint dévot, et qu'il
+puisa dans la religion la force qui lui était nécessaire pour supporter
+tant de peines et tant de privations.</p>
+
+<p>Après être resté plusieurs années en prison, il en sortit enfin sur sa
+parole d'honneur de ne point quitter la France; car Bonaparte lui-même
+savait ce qu'était la parole d'honneur de M. de Rivière, qui la respecta
+scrupuleusement en effet, jusqu'au jour où il eut l'ineffable joie de
+voir revenir les Bourbons.</p>
+
+<p>On sait que le roi le fit duc, qu'il fut envoyé à Constantinople comme
+ambassadeur dans des circonstances difficiles, et qu'enfin Charles X
+l'avait choisi pour gouverneur du duc de Bordeaux, quand une mort
+prématurée vint l'enlever à son jeune élève, à son prince chéri, et l'on
+peut dire à la France.</p>
+
+<p>Ayant appris à quel point Charles X ressentait douloureusement la perte
+d'un tel ami, comme j'avais déjà fait de souvenir le portrait de
+plusieurs personnes, j'essayai de faire ainsi celui de M. de Rivière;
+j'eus le bonheur de réussir. Je portai aussitôt le portrait au roi, qui
+le reçut avec une extrême sensibilité, et qui s'écria les larmes aux
+yeux:--Ah! madame Lebrun, combien je vous suis obligé de votre heureuse
+et touchante idée! J'étais plus que payée par ces paroles; mais je n'en
+reçus pas moins le lendemain de Sa Majesté un superbe nécessaire en
+vermeil, que je garderai toute ma vie.</p>
+
+<p>Le duc de Rivière était d'une taille moyenne, ni beau ni laid; on ne
+pouvait remarquer dans sa figure qu'une extrême finesse de regard, qui,
+jointe à une expression de franchise et de bonté, annonçait tout le
+caractère de l'homme. Tel que je le dépeins, cependant, M. de Rivière a
+toujours fait les conquêtes les plus brillantes. Il ne les devait point
+à ses avantages extérieurs, mais bien aux qualités de son ame,
+auxquelles il devait aussi tant d'amis, qui lui sont restés attachés
+jusqu'à sa mort et ne perdront jamais son souvenir. Parmi plusieurs
+beautés distinguées qui ont eu de l'amour pour lui, la dernière surtout
+était bien certainement la plus jolie femme de la cour; elle l'a aimé
+tant qu'elle a vécu, et M. de Rivière lui conservait un souvenir
+touchant. Il portait habituellement sur son coeur, à côté du portrait de
+M. le comte d'Artois, un portrait d'elle qu'il me montra à Londres. Il
+ne commettait en cela aucune indiscrétion, sa liaison avec cette
+charmante personne ayant été connue de tout le monde. De retour en
+France, il se maria avec une femme qui l'adorait, et dont il a fait
+constamment le bonheur. Il en a eu plusieurs enfans.</p>
+
+<p>M. de Rivière, outre son noble et beau caractère, avait beaucoup
+d'esprit. On pourrait imprimer plusieurs de ses lettres comme modèle de
+style, et dans la conversation le mot d'<i>à-propos</i> ne lui manquait
+jamais. Un jour, par exemple, déjeunant à Pétersbourg chez Suvarow, qui
+avait pour lui de l'estime et de l'affection, ce général dit aux
+officiers russes, en le désignant: «Allons, messieurs, buvons au plus
+brave!--À votre santé, monsieur le maréchal,» répondit aussitôt M. de
+Rivière.</p>
+
+<p>Sous le titre de Mémoires, M. le chevalier de Chazet a écrit la vie du
+duc de Rivière. Tous les documens nécessaires lui avaient été fournis
+pour qu'on ne pût contester la véracité de cet ouvrage, qui se lit avec
+un vif intérêt et qui fait honneur au coeur comme au talent littéraire de
+l'auteur.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>M. DE BUFFON.</h3>
+
+
+<p>Je suis allée, en 1785, avec mon frère et M. le comte de Vaudreuil,
+dîner chez cet homme si célèbre comme savant et comme écrivain. Buffon
+était déjà fort vieux, puisqu'il est mort trois ans après, âgé de
+quatre-vingt-un ans. Je fus d'abord frappée de la sévérité de sa
+physionomie; mais dès qu'il se fut mis à causer avec nous, nous crûmes
+voir s'opérer une métamorphose; car son visage s'anima au point qu'on
+pouvait dire de lui avec toute vérité que le génie étincelait dans ses
+yeux. Nous le quittâmes pour aller à table; lui resta dans son salon, ne
+mangeant plus alors que des légumes. Son fils et sa jolie belle-fille
+firent les honneurs du dîner, après lequel nous retournâmes au salon
+pour y prendre le café. Une conversation s'étant établie, M. de Buffon
+en fit presque tous les frais, et parut se plaire à la prolonger; il
+nous récita de mémoire plusieurs fragmens de ses ouvrages, qui nous
+charmèrent doublement par la chaleur et l'expression qu'y prêtait
+l'accent du génie. Nous le quittâmes assez tard, avec un grand regret,
+et j'étais tellement enthousiasmée de lui, que j'enviais beaucoup le
+sort de son fils et de sa belle-fille, qui pouvaient tous les jours le
+voir et l'entendre.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>M. LE PELLETIER DE MORFONTAINE.</h3>
+
+
+<p>M. Le Pelletier de Morfontaine, qui a été longtemps prévôt des marchands
+sous Louis XVI, avait de l'esprit, de l'instruction, de la bonhomie, un
+ton parfait, et pourtant je n'ai connu personne plus chargé que lui de
+ridicule.</p>
+
+<p>Il était assez grand, très maigre. À cinquante-cinq ans au moins qu'il
+avait quand je l'ai connu, son visage était pâle et fané, il mettait
+pour s'animer le teint une forte couche de rouge sur ses joues et jusque
+sur son nez. La chose était évidente au point qu'il en convenait en nous
+disant qu'il ferait peur s'il ne portait point de rouge. Cette figure
+déjà assez comique était entourée d'une coiffure tellement étrange,
+qu'en la voyant pour la première fois j'éclatai de rire. C'était une
+immense perruque fiscale dont le toupet s'élevait en pointe comme un
+pain de sucre, accompagné de longues boucles qui tombait sur les
+épaules; le tout poudré à blanc. Ce n'est pas tout; M. Le Pelletier
+avait de fatales infirmités qu'il ne devait pas à son âge avancé, mais à
+une malheureuse nature: il était obligé de tenir sans cesse dans sa
+bouche des pastilles odorantes et de se garder de parler aux gens de
+près. Il prenait plusieurs bains de pieds dans le jour, il en prenait
+même la nuit et portait constamment deux paires de souliers à doubles
+semelles. Tant de précautions n'empêchaient point qu'il ne fût
+impossible de tenir près de lui dans une voiture fermée; j'en ai fait
+une fois la triste expérience, ainsi que ma belle-soeur, en revenant de
+Morfontaine. Eh bien! tel que le voilà, M. Le Pelletier avait les plus
+grandes prétentions auprès des femmes, et se croyait l'homme du monde le
+plus dangereux pour elles. Il parlait sans cesse de ses amours, de ses
+succès, de ses conquêtes, ce qui prêtait beaucoup à rire.</p>
+
+<p>Le chevalier de Coigny m'a raconté qu'étant allé un matin voir M. Le
+Pelletier, il le trouva étendu sur une chaise longue, près d'une table
+couverte de fioles, de médicamens, de sachets, etc., et si pâle, car il
+n'avait pas encore mis son rouge, qu'en entrant dans sa chambre, M. de
+Coigny le crut mourant.--Ah! mon cher chevalier, dit-il aussitôt, que je
+suis ravi de vous voir! Vous allez me donner vos bons avis sur une chose
+qui m'occupe beaucoup. Il faut que vous sachiez que je viens de rompre
+toutes mes liaisons; je suis libre, absolument libre, et vous qui
+connaissez les plus jolies femmes de la cour, vous allez me dire à
+laquelle vous me conseillez d'adresser mes soins. Le chevalier de Coigny
+était peut-être de notre société celui qui s'amusait le plus des
+ridicules de M. Le Pelletier; on juge s'il saisit l'occasion. Il se mit
+à passer en revue avec lui les femmes les plus remarquables par leur
+beauté; mais à toutes M. Le Pelletier trouvait quelque défaut qui le
+repoussait. Cette scène dura long-temps:--Ma foi, mon cher, dit enfin le
+chevalier en éclatant de rire, puisque vous êtes si difficile, je vous
+conseille d'imiter le beau Narcisse et de devenir amoureux de vous-même.</p>
+
+<p>C'est sous la prévôté de M. Le Pelletier de Morfontaine que le pont de
+la place Louis XV fut bâti, et à cette occasion, le roi lui donna le
+cordon bleu, que l'on pouvait obtenir par charge, lorsqu'on ne faisait
+point partie de la haute noblesse. Ce cordon bleu lui tourna tellement
+la tête qu'il le portait toujours; je serais tentée de croire qu'il le
+mettait dès le matin sur sa robe de chambre. Un jour je l'aperçus
+grimpant sur les rochers qui bordent le lac de Morfontaine, et costumé
+selon son ordinaire comme s'il allait partir pour Versailles. Je lui
+criai d'en bas, où je me promenais, plongée dans mes rêveries
+champêtres, que son cordon bleu était tout-à-fait ridicule au milieu de
+cette belle nature. Il ne m'en voulut pas un instant de lui avoir ainsi
+fait sentir son travers; car après tout il faut dire que ce pauvre M. Le
+Pelletier était le meilleur homme du monde.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>VOLTAIRE.</h3>
+
+
+<p>J'étais à la Comédie-Française le jour que Voltaire vint y voir
+représenter sa tragédie d'<i>Irène</i>. De ma vie je n'ai assisté à un pareil
+triomphe. Quand le grand homme entra dans sa loge, les cris, les
+applaudissemens furent tels que je crus que la salle allait s'effondrer.
+Il en fut de même au moment où on lui plaça la couronne sur la tête, et
+le célèbre vieillard était si maigre, si chétif, que d'aussi vives
+émotions me faisaient trembler pour lui. Quant à la pièce, on n'en
+écouta pas un mot, et cependant Voltaire put quitter la salle persuadé
+qu'<i>Irène</i> était son meilleur ouvrage.</p>
+
+<p>J'avais une extrême envie d'aller le voir à l'hôtel de M. de Villette
+chez qui il logeait; mais ayant entendu dire que tout flatté qu'il était
+des visites sans nombre qui lui étaient faites, il en éprouvait une
+grande fatigue, je renonçai à mon projet. Je puis donc dire n'avoir été
+chez lui qu'en peinture, et voici comment. Hall, le plus habile peintre
+en miniature de cette époque, venait de finir mon portrait. Ce portrait
+était extrêmement ressemblant, et Hall étant allé voir Voltaire, le lui
+montra. Le célèbre vieillard, après l'avoir regardé long-temps, le baisa
+à plusieurs reprises. J'avoue que je fus très flattée d'avoir reçu une
+pareille faveur, et que je sus fort bon gré à Hall d'être venu me
+l'affirmer.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE PRINCE HENRI DE PRUSSE.</h3>
+
+
+<p>Lorsque la comtesse de Sabran me présenta chez elle au frère du grand
+Frédéric, je voyais ce prince pour la première fois, et je ne saurais
+dire combien je le trouvai laid. Il pouvait avoir à peu près
+cinquante-cinq ans à cette époque, le roi de Prusse étant de beaucoup
+son aîné. Il était petit, mince, et sa taille, quoiqu'il se tînt fort
+droit, n'avait aucune noblesse. Il avait conservé un accent allemand
+très marqué, et grasseyait excessivement. Quant à la laideur de son
+visage, elle était au premier abord tout-à-fait repoussante. Cependant
+avec deux gros yeux dont l'un regardait à droite et l'autre à gauche,
+son regard n'en avait pas moins je ne sais quelle douceur, qu'on
+remarquait aussi dans le son de sa voix, et lorsqu'on l'écoutait, ses
+paroles étant toujours d'une obligeance extrême: on s'accoutumait à le
+voir.</p>
+
+<p>Sa valeur guerrière est assez connue pour qu'il soit inutile d'en
+parler; on sait qu'il aimait la gloire en digne frère de Frédéric; mais
+ce qu'il faut dire, c'est qu'il était aussi sensible à un trait
+d'humanité qu'à un trait d'héroïsme: il était bon et faisait un très
+grand cas de la bonté dans les autres.</p>
+
+<p>Il avait pour les arts, et surtout pour la musique, une véritable
+passion, au point qu'il voyageait avec son premier violon afin de
+pouvoir cultiver son talent en route. Ce talent était assez médiocre,
+mais le prince Henri ne laissait échapper aucune occasion de l'exercer.
+Pendant tout le séjour qu'il a fait à Paris, il venait constamment à mes
+soirées musicales, ne redoutait point la présence des premiers
+virtuoses, et je ne l'ai jamais vu refuser de faire sa partie dans un
+quatuor à côté de Viottis qui jouait le premier violon.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE COMTE D'ALBARET.</h3>
+
+
+<p>Un autre amateur forcené de musique, qui vivait à Paris à la même
+époque, était le comte d'Albaret. Non-seulement il s'empressait d'aller
+à tous les concerts; mais, quoique sa fortune ne fût pas très
+considérable, il avait une musique à lui, comme en ont les souverains.
+Il logeait et nourrissait dans sa maison huit ou dix musiciens auxquels
+il payait des appointemens, leur permettant en outre de prendre des
+écoliers dehors aux heures qu'il leur laissait libres. Ces artistes,
+comme on doit l'imaginer, étaient tous du second ordre. La chanteuse,
+par exemple, qui ne chantait que des airs italiens, avait une assez
+belle voix, mais ne pouvait passer pour une prima dona, et je me
+souviens qu'il m'avait donné pour maître de chant un homme dont le
+savoir était médiocre. Il en était de même de ses instrumentistes, pris
+isolément, sans en excepter son premier violon; et cependant, tous ces
+gens-là avaient une telle habitude de marcher ensemble, et faisaient un
+si grand nombre de répétions, qu'on n'entendait nulle part de la musique
+aussi bien exécutée que chez le comte d'Albaret. Aussi tous les amateurs
+se rendaient-ils avec empressement à ses concerts. Ils avaient lieu le
+dimanche matin: j'y suis allée plusieurs fois, et j'en suis toujours
+sortie charmée.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE COMTE D'ESPINCHAL.</h3>
+
+
+<p>Voici un homme dont les affaires, les plaisirs, en un mot toute
+l'existence, se bornaient à savoir, jour par jour, tout ce qui se
+passait dans Paris. Le comte d'Espinchal était toujours instruit le
+premier d'un mariage, d'une intrigue amoureuse, d'une mort, de la
+réception ou du refus d'une pièce de théâtre, etc.; au point que si l'on
+avait besoin d'un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce
+fût au monde, on se disait aussitôt: Il faut le demander à d'Espinchal.
+On imagine bien que, pour être aussi parfaitement au fait, il fallait
+qu'il connût une prodigieuse quantité de gens; aussi ne pouvait-il
+marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis
+le grand seigneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à
+la grisette et la fille entretenue.</p>
+
+<p>En outre, le comte d'Espinchal allait partout. On était certain, ne
+fût-ce que pour un moment, de le voir dans les promenades, aux courses
+de chevaux, au salon, le soir à deux ou trois spectacles. Je n'ai
+vraiment jamais su quel temps il prenait pour se reposer et même pour
+dormir; car il passait presque toutes ses nuits dans les bals.</p>
+
+<p>À l'Opéra ainsi qu'à la Comédie-Française, il savait au juste à qui
+appartenaient toutes les loges, dont la plupart, il est vrai, étaient
+louées à l'année à cette époque. On le voyait se les faire ouvrir l'une
+après l'autre pour rester cinq minutes dans chacune; car trop d'affaires
+l'appelaient de tous côtés pour qu'il fît des visites longues. Il n'y
+mettait que le temps d'apprendre quelques nouvelles de plus.</p>
+
+<p>Heureusement le comte d'Espinchal n'était point méchant, autrement il
+aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures de
+liaisons d'amour ou d'amitié, enfin nuire à beaucoup de gens. Il n'était
+pas même très bavard et savait se taire avec les personnes intéressées
+dans les mystères sans nombre qu'il parvenait à découvrir. Il suffisait
+à sa satisfaction personnelle d'être parfaitement au courant de tout ce
+qui se passait à Paris et à Versailles; mais pour parvenir à ce but il
+ne négligeait aucun soin, et bien certainement il était plus au fait de
+mille choses que ne l'était le lieutenant de police.</p>
+
+<p>Une pareille manie est si bizarre, qu'afin de faire croire à sa réalité,
+je vais raconter un trait qui, dans le temps, a été connu de tout Paris.
+Un jour, ou plutôt une nuit, le comte d'Espinchal se trouvait au bal de
+l'Opéra. Ce bal n'était point alors ce qu'il est devenu maintenant; la
+bonne compagnie le fréquentait, et les plus honnêtes femmes de la cour
+et de la ville ne se refusaient pas le plaisir d'y aller, masquées
+jusqu'aux dents, comme on disait; mais pour M. d'Espinchal il n'existait
+point de masque; du premier coup d'oeil il reconnaissait son monde: aussi
+tous les dominos le fuyaient-ils comme la peste. Il se promenait dans la
+salle quand il remarqua un homme <i>qu'il ne connaissait pas</i>, et qui
+courait de côtés et d'autres, pâle, effaré, s'approchant de toutes les
+femmes en dominos bleus, puis s'éloignant aussitôt d'un air désespéré.
+Le comte n'hésite pas à l'aborder, et lui dit avec intérêt:--Vous me
+paraissez en peine, monsieur. Si je pouvais vous être bon à quelque
+chose, j'en serais charmé.--Ah! monsieur, répond l'inconnu, je suis le
+plus malheureux des hommes. Imaginez que ce matin je suis arrivé
+d'Orléans avec ma femme, qui m'a tourmenté pour la mener au bal de
+l'Opéra. Dans cette foule, je viens de la perdre, et la pauvre petite ne
+sait pas le nom de l'hôtel, pas même le nom de la rue où nous sommes
+descendus.--Calmez-vous, calmez-vous, dit le comte d'Espinchal, je vais
+vous conduire près d'elle. Madame votre femme est assise dans le foyer à
+la seconde fenêtre. C'était la dame en effet. Le mari, transporté de
+joie, se confond en remerciemens:--Mais comment se fait-il, monsieur,
+que vous ayez deviné?...--Rien n'est plus simple, répond le comte
+d'Espinchal: madame étant la seule femme du bal que je ne connaisse pas,
+j'avais déjà bien pensé qu'elle devait être arrivée de province très
+nouvellement.</p>
+
+<p>Quand je suis revenue à Paris, sous le consulat, j'ai revu le comte
+d'Espinchal:--Eh bien! lui dis-je, vous devez être furieusement
+désorienté; vous ne connaissez plus personne dans les loges de l'Opéra
+et de la Comédie. Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel. Il est
+mort peu de temps après, d'ennui sans doute; car il n'était pas
+extrêmement vieux. On assure qu'avant de mourir il brûla une énorme
+quantité de notes qu'il avait l'habitude d'écrire chaque soir. J'avais
+en effet entendu parler de ces notes par plusieurs personnes que
+peut-être elles effrayaient. Il est certain qu'elles auraient pu fournir
+la matière d'un ouvrage très piquant, mais bien certainement très
+scandaleux.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LA COMTESSE DE FLAHAUT.</h3>
+
+
+<p>Parmi les femmes les plus distinguées que j'ai connues avant la
+révolution, je ne dois pas oublier l'auteur d'<i>Adèle de Sénanges</i>,
+d'<i>Eugène de Rothesin</i>, et de plusieurs autres ouvrages charmans, que
+tout le monde a lus pour le moins une fois. Madame de Flahaut,
+aujourd'hui madame de Souza, n'écrivait point encore quand j'ai fait
+connaissance avec elle. Son fils, qui est maintenant pair de France,
+était alors un enfant de trois ou quatre ans. Elle-même était fort
+jeune. Elle avait une jolie taille, un visage charmant, les yeux les
+plus spirituels du monde, et tant d'amabilité qu'un de mes plaisirs
+était d'aller passer la soirée chez elle, où le plus souvent je la
+trouvais seule.</p>
+
+<p>À mon retour en France j'avais un grand désir de revoir madame de
+Flahaut. Une multitude d'affaires, d'occupations diverses, m'en ont
+empêchée pendant si long-temps, que je n'ai plus osé me présenter chez
+elle. Si le hasard fait qu'elle lise ces lignes, elle saura du moins que
+je suis loin de l'avoir oubliée.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MADEMOISELLE QUINAULT.</h3>
+
+
+<p>Madame de Verdun, une de mes meilleures amies, me fit faire connaissance
+avec mademoiselle Quinault, qui, après avoir été célèbre comme grande
+actrice dans la tragédie et dans la comédie, l'était encore comme une
+des femmes les plus spirituelles et les plus instruites de son temps;
+elle avait quitté le théâtre en 1741. Amie intime de M. d'Argenson et de
+d'Alembert, son salon était devenu le rendez-vous de tout ce que Paris
+avait de distingué en gens de lettres et en gens du monde, et l'on
+recherchait avec empressement le plaisir de passer quelques momens avec
+elle.</p>
+
+<p>À l'époque où je l'ai connue, mademoiselle Quinault, malgré son grand
+âge, conservait tant d'esprit et tant de gaieté, qu'en l'écoutant on la
+voyait jeune. Sa mémoire était prodigieuse, et certes elle avait eu le
+temps de l'orner; car elle avait alors quatre-vingt-cinq ans. Entre
+mille anecdotes que lui fournissaient sans cesse ses souvenirs, elle
+nous raconta qu'étant allée un jour voir Voltaire, avec qui elle était
+fort liée, elle trouva le grand homme au lit. Il lui parla d'une
+tragédie de lui pour laquelle il désirait que Le Kain mît une écharpe;
+mais une écharpe placée de certaine façon, et dans la chaleur de la
+description, voilà Voltaire qui jette ses couvertures, relève sa chemise
+pour en former une écharpe, laissant totalement à découvert son corps
+décrépit aux yeux de mademoiselle Quinault, fort embarrassée de sa
+personne.</p>
+
+<p>Mademoiselle Quinault n'est morte qu'en 1783, plus que nonagénaire.
+Madame de Verdun, qui était allée chez elle un matin, fut surprise de la
+trouver parée, couverte de rubans couleur de rose, mais dans son
+lit.--Comment, dit madame de Verdun, je ne vous ai jamais vue si
+coquette?--Je me suis parée ainsi, répondit mademoiselle Quinault, parce
+que je dois mourir aujourd'hui. Le soir même, en effet, elle avait cessé
+de vivre.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LE COMTE DE RIVAROL.</h3>
+
+
+<p>Mon frère me présenta un matin le comte de Rivarol, que son esprit
+faisait extrêmement rechercher dans les plus brillantes sociétés de
+Paris, même avant qu'il eût rien écrit. Comme je ne l'attendais point,
+j'étais dans mon atelier, et je mettais ce que nous appelons l'harmonie
+à plusieurs tableaux que je venais de terminer. On sait que ce dernier
+travail ne permet aucune distraction, en sorte qu'en dépit du désir que
+j'avais toujours eu d'entendre causer M. de Rivarol, je jouis fort peu
+du charme de sa conversation, tant j'étais préoccupée: il parlait en
+outre avec une telle volubilité que j'en étais comme étourdie. Je
+remarquai cependant qu'il avait une belle figure et une taille
+extrêmement élégante; il n'en dut pas moins me trouver si maussade que
+je ne l'ai plus revu chez moi. Il se peut à la vérité qu'un autre motif
+l'ait empêché d'y revenir. Il passait sa vie avec le marquis de
+Champcenetz, qui s'est toujours montré fort méchant pour moi. Le marquis
+de Champcenetz, sans avoir ni tout le talent, ni la force de tête de
+l'auteur du discours <i>sur l'universalité de la langue française</i>, avait
+beaucoup d'esprit, qu'il employait habituellement à déchirer le
+prochain. Il avait, comme M. de Bièvre, le goût des calembourgs; et il
+en faisait sans cesse, en sorte que Rivarol l'appelait l'épigramme de la
+langue française.</p>
+
+<p>C'est le marquis de Champcenetz, qui, condamné à mort par le tribunal
+révolutionnaire, demanda gaiement à ses juges s'il lui était permis de
+chercher un remplaçant pour la garde nationale.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>PAUL JONES.</h3>
+
+
+<p>J'ai souvent soupé chez madame Thilorié, soeur de madame de Bonneuil,
+avec ce célèbre marin, qui a rendu tant de services à la cause
+américaine et fait tant de mal aux Anglais. Sa réputation l'avait
+précédé à Paris, où l'on savait dans combien de combats, avec sa petite
+escadre, il avait triomphé des forces dix fois supérieures de
+l'Angleterre. Néanmoins, je n'ai jamais rencontré d'homme aussi modeste:
+il était impossible de le faire jamais parler de ses hauts faits; mais
+sur tout autre sujet, il causait volontiers avec infiniment d'esprit et
+de naturel.</p>
+
+<p>Paul Jones était Écossais de naissance. Je crois qu'il aurait beaucoup
+désiré devenir amiral dans la marine française; j'ai même entendu dire
+que, lorsqu'il revint à Paris une seconde fois, il en fit la demande à
+Louis XVI, qui le refusa. Quoi qu'il en soit, il alla d'abord en Russie,
+où le comte de Ségur le présenta à l'impératrice Catherine II, qui
+l'accueillit avec la plus grande distinction et le fit dîner avec elle.
+Il quitta Pétersbourg pour aller joindre Suvarow et le prince de Nassau,
+avec lesquels il se distingua de nouveau dans la guerre contre les
+Turcs. De retour à Paris, il y est mort pendant la révolution, mais
+avant la terreur.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MESMER.</h3>
+
+
+<p>Comme j'entendais parler sans cesse de ce fameux charlatan, j'eus la
+curiosité d'assister une fois à ce qu'il appelait ses <i>séances</i>, afin de
+juger par moi-même cette jonglerie. En entrant dans la première salle où
+se tenaient les partisans du <i>magnétisme animal</i>, je trouvai beaucoup de
+monde rangé autour d'un grand baquet bien goudronné: hommes et femmes,
+pour la plupart, se tenaient par la main, formant la chaîne. Mon désir
+fut d'abord de faire partie de ce cercle; mais je crus m'apercevoir que
+l'homme qui allait devenir mon voisin avait la gale; on sent si je me
+hâtai de retirer ma main et de passer dans une autre pièce. Pendant le
+trajet, plusieurs affidés de Mesmer dirigeaient vers moi de toutes parts
+de petites baguettes de fer dont ils étaient munis, ce qui
+m'impatientait prodigieusement. Après avoir visité les différentes
+salles, qui toutes étaient remplies comme la première de malades et de
+curieux, j'allais m'en aller, lorsque je vis sortir d'une chambre
+voisine une jeune et grande demoiselle, assez jolie, que Mesmer tenait
+par la main. Elle était tout échevelée, et jouait le délire, ayant grand
+soin pourtant de tenir ses yeux fermés. Tout le monde aussitôt entoura
+les deux personnages.--Elle est inspirée, dit Mesmer, et elle devine
+tout, quoique parfaitement endormie. Alors, il la fit asseoir, s'assit
+devant elle et lui prenant les deux mains, il lui demanda quelle heure
+il était? Je remarquai fort bien que le patron tenait ses pieds posés
+sur les pieds de la prétendue sibylle, ce qui rendait facile d'indiquer
+l'heure, et même les minutes; aussi la demoiselle répondit-elle avec
+tant d'exactitude, qu'elle se trouva d'accord avec toutes les montres
+des assistans.</p>
+
+<p>J'avoue que je sortis indignée qu'une pareille charlatanerie pût réussir
+chez nous. Ce Mesmer a gagné des monceaux d'or; outre ses séances, qui,
+toujours fort suivies, lui ont rapporté immensément, ses nombreuses
+dupes firent en sa faveur une souscription qui s'éleva, m'a-t-on dit, à
+près de cinq cent mille francs. Mesmer, cependant fut bientôt contraint
+d'aller jouir dans quelque lieu ignoré de la fortune qu'il venait
+d'amasser à Paris: le bruit s'étant généralement répandu qu'il se
+passait à ses séances beaucoup de choses indécentes, les doctrines de ce
+jongleur furent soumises à l'examen de l'Académie des Sciences et de la
+Société royale de Médecine, et le jugement de ses deux corps savans sur
+le <i>magnétisme animal</i> fut tel, qu'il obligea Mesmer à quitter la
+France.</p>
+
+<p>Aujourd'hui que les baquets et les petites baguettes de fer ont disparu,
+nous voyons encore des personnes persuadées que telle ou telle femme qui
+souvent ne sait pas lire, endormie par un magnétiseur, non-seulement
+peut vous dire l'heure qu'il est, mais encore deviner votre maladie et
+vous indiquer le meilleur traitement à suivre. Grand bien fasse ces
+sibylles somnambules à ceux qui les consultent; pour mon compte, si
+j'étais malade, j'aimerais mieux appeler un habile médecin éveillé.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>MM. CHARLES ET ROBERT.</h3>
+
+
+<p>J'ai vu monter en ballon les deux premiers hommes qui ont eu le courage
+de s'élever dans l'air avec une si frêle machine, dont l'invention
+venait d'être faite très récemment par Montgolfier. Ces deux hommes
+étaient Charles et Robert. Ils avaient posé leur ballon sur le grand
+bassin des Tuileries, et le jour fixé pour l'ascension, une foule telle
+que je n'en ai jamais vu de pareille remplissait le jardin. Quand on eut
+coupé les cordes et que le ballon s'éleva majestueusement à une si
+grande hauteur que nous le perdîmes de vue, l'admiration, la peur pour
+les deux braves que portait la petite nacelle firent pousser un cri
+général. Beaucoup de personnes, et j'avoue que j'étais du nombre,
+avaient les larmes aux yeux. Heureusement on apprit peu d'heures après
+que Charles et Robert étaient descendus sans aucun accident à quelques
+lieues de Paris, dans un village, où l'arrivée de ces êtres aériens dut
+faire une bien vive sensation.</p>
+
+<p>M. Charles était membre de l'Académie des Sciences et l'un de nos savans
+les plus distingués. C'était de plus un excellent homme, aimant la
+musique avec passion. Il faisait chaque année dans son magnifique
+cabinet de physique des cours extrêmement suivis, non-seulement par les
+personnes occupées de sciences, mais aussi par les gens du monde.</p>
+
+<h3>LISTE</h3>
+
+<h4>DES TABLEAUX ET DES PORTRAITS</h4>
+
+<h5>QUE J'AVAIS FAITS AVANT DE QUITTER<br>
+LA FRANCE EN 1789.</h5>
+
+<hr class="short">
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i16">De 1768 à 1772.</p>
+<br>
+<p>1 Ma mère en sultane, grand pastel.</p>
+
+<p>1 Ma mère, vue par le dos.</p>
+
+<p>2 Mon frère en écolier. Un à l'huile, l'autre au pastel.</p>
+
+<p>1 M. Le Sèvre, en bonnet de nuit et en robe de chambre.</p>
+
+<p>3 Monsieur, madame et mademoiselle Bandelaire.</p>
+
+<p>1 M. Vandergust.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Pigale, marchande de modes de la reine.</p>
+
+<p>1 Son commis.</p>
+
+<p>1 Ma mère en pelisse blanche. À l'huile.</p>
+
+<p>1 Madame Raffeneau.</p>
+
+<p>1 La baronne d'Esthal.</p>
+
+<p>2 Ses deux enfans.</p>
+
+<p>1 Madame Daguesseau avec son chien.</p>
+
+<p>1 Madame Suzanne.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de la Vieuville.</p>
+
+<p>1 M. Mousat.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Lespare.</p>
+
+<p>2 Madame de Fossy et son fils.</p>
+
+<p>2 Le vicomte et la vicomtesse de la Blache.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Dorion.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Mousat.</p>
+
+<p>1 M. Tranchart.</p>
+
+<p>1 M. le marquis de Choiseul.</p>
+
+<p>1 Le comte de Zanicourt.</p>
+
+<p>1 M. Bandelaire en buste, au pastel.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>31</p>
+<br>
+<p>Un grand nombre de têtes d'études et de copies d'après Raphaël, Vandyck,
+Rembrandt, etc.</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1773.</p>
+<br>
+
+<p>2 M. et madame de Roisy.</p>
+
+<p>1 M. de la Fontaine.</p>
+
+<p>1 M. le comte Dubarry.</p>
+
+<p>5 M. le comte de Geoffré.</p>
+
+<p>1 M. le maréchal comte de Stainville.</p>
+
+<p>3 Madame de Bonneuil.</p>
+
+<p>1 Madame de Saint-Pays.</p>
+
+<p>1 Madame Paris.</p>
+
+<p>1 M. Perrin.</p>
+
+<p>1 Copie du marquis de Vérac.</p>
+
+<p>1 Une Américaine.</p>
+
+<p>1 Madame Thilorié, buste.</p>
+
+<p>1 Copie de la même.</p>
+
+<p>1 Madame Tétare.</p>
+
+<p>1 Copie de l'évêque de Beauvais.</p>
+
+<p>1 M. de Vismes.</p>
+
+<p>1 M. Pernon.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Dupetitoire.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Baillot.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>27</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1774</p>
+<br>
+
+<p>1 L'abbé Giroux.</p>
+
+<p>1 Le petit Roissy.</p>
+
+<p>1 Copie du chancelier.</p>
+
+<p>1 Copie de M. de la Marche.</p>
+
+<p>1 Madame Damerval.</p>
+
+<p>1 Le comte de Brie.</p>
+
+<p>1 Madame Maingat.</p>
+
+<p>1 Madame la baronne de Lande.</p>
+
+<p>1 Madame Le Normand.</p>
+
+<p>1 Madame de la Grange.</p>
+
+<p>1 M. Méraut.</p>
+
+<p>1 Le vicomte de Boisjelin.</p>
+
+<p>1 M. de Saint-Malo.</p>
+
+<p>1 M. Desmarets.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse d'Harcourt.</p>
+
+<p>2 Mesdemoiselles Saint-Brie et de Sence.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Gontault.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Robin.</p>
+
+<p>1 M. de Borelly.</p>
+
+<p>1 M. de Momanville.</p>
+
+<p>2 Mesdemoiselles Rossignol, Américaines.</p>
+
+<p>1 Madame de Belgarde.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>24</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1775.</p>
+<br>
+<p>1 Madame de Monville avec son enfant.</p>
+
+<p>1 Madame Denis.</p>
+
+<p>1 M. le comte de Schouvaloff.</p>
+
+<p>1 M. le comte de Langeas.</p>
+
+<p>1 Madame Mongé.</p>
+
+<p>1 Madame Tabari.</p>
+
+<p>1 Madame de Fougerait.</p>
+
+<p>1 Madame de Jumilhac.</p>
+
+<p>1 La marquise de Roncherol.</p>
+
+<p>1 Le prince de Rochefort.</p>
+
+<p>1 M. de Livoy.</p>
+
+<p>1 Madame de Ronsy.</p>
+
+<p>1 M. de Monville.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Cossé.</p>
+
+<p>1 Madame Augeard.</p>
+
+<p>1 Copie de madame Dameroal.</p>
+
+<p>1 Madame Deplan.</p>
+
+<p>1 M. Caze.</p>
+
+<p>1 M. Goban.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Rubec.</p>
+
+<p>1 Le chevalier de Roncherol.</p>
+
+<p>1 Le prince de Rohan père.</p>
+
+<p>1 Le prince Jules de Rohan.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Rochefort.</p>
+
+<p>1 M. Ducluzel.</p>
+
+<p>2 Le comte et la comtesse de Cologand.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Julie, qui a épousé Talma.</p>
+
+<p>1 Madame Courville.</p>
+
+<p>1 Madame la marquise de Gérac.</p>
+
+<p>1 Madame de la Borde.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Givris.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Ganiselot.</p>
+
+<p>1 M. de Veselay.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>34</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1776.</p>
+<br>
+
+<p><i>Depuis mon mariage</i>.</p>
+
+<p>1 La princesse de Craon.</p>
+
+<p>1 Le marquis de Chouart.</p>
+
+<p>1 Le prince de Montbarrey.</p>
+
+<p>1 M. Gros, peintre, enfant.</p>
+
+<p>1 Madame Grant, depuis princesse de Talleyrand.</p>
+
+<p>1 Le comte des Deux-Ponts.</p>
+
+<p>1 Madame de Montbarrey.</p>
+
+<p>1 Un banquier.</p>
+
+<p>2 M. et madame Toullier.</p>
+
+<p>1 La princesse d'Aremberg.</p>
+
+<p>1 M. de Saint-Denis.</p>
+
+<p>12 Monsieur, frère du roi.</p>
+
+<p>2 M. et madame de Valesque.</p>
+
+<p>1 Le petit Vaubal.</p>
+
+<p>1 Madame de Lamoignon.</p>
+
+<p>4 M. de Savalette.</p>
+
+<p>1 Le prince de Nassau.</p>
+
+<p>1 Madame de Brente.</p>
+
+<p>1 Milady Berkley.</p>
+
+<p>1 Madame Saulot.</p>
+
+<p>1 La comtesse Potoska.</p>
+
+<p>2 Madame de Verdun.</p>
+
+<p>1 Madame de Montmorin.</p>
+
+<p>1 Sa fille.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>41</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1777.</p>
+<br>
+
+<p>1 Le marquis de Crevecoeur.</p>
+
+<p>1 Le baron de Vombal.</p>
+
+<p>1 Madame Périn.</p>
+
+<p>1 M. Oglovi.</p>
+
+<p>1 M. Saint-Hubert.</p>
+
+<p>1 Madame de Nolstein.</p>
+
+<p>1 Madame de Beaugoin.</p>
+
+<p>2 Mademoiselle Dartois.</p>
+
+<p>1 Madame Le Normand.</p>
+
+<p>1 M. de Finnel.</p>
+
+<p>1 M. de Lange.</p>
+
+<p>1 Madame de Montlegiëts.</p>
+
+<p>1 Madame de la Fargue.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>14</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1778.</p>
+<br>
+
+<p>1 Madame la duchesse de Chartres.</p>
+
+<p>1 Madame de Teuilly.</p>
+
+<p>1 M. de Saint-Priest, ambassadeur.</p>
+
+<p>2 M. et madame Dailly.</p>
+
+<p>2 M. et madame Domnival.</p>
+
+<p>1 Madame Monge.</p>
+
+<p>1 Madame Degéraudot.</p>
+
+<p>1 M. le marquis de Cossé.</p>
+
+<p>1 Le marquis d'Armaillé.</p>
+
+<p>1 Le duc de Cossé.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Ponse.</p>
+
+<p>1 Monsieur, frère du roi, pour M. de Lévis.</p>
+
+<p>1 Madame la marquise de Montemey.</p>
+
+<p>1 Madame de Foissy.</p>
+
+<p>2 Les enfans de Brongniart.</p>
+
+<p>1 M. de Raunomanoski.</p>
+
+<p>1 Madame de Rassy.</p>
+
+<p>1 Madame la présidente de Bec de Lièvre.</p>
+
+<p>1 Copie d'un portrait de la reine.</p>
+
+<p>2 Madame, femme de Monsieur, frère du roi.</p>
+
+<p>1 Copie d'un portrait de madame Dubarry.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Lamoignon.</p>
+
+<p>1 Ma tête.</p>
+
+<p>1 Copie d'un portrait de la reine pour M. Boquet.</p>
+
+<p>1 Madame Filorier.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>29</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1779.</p>
+<br>
+
+<p>1 Le marquis de Vrague.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Virieux.</p>
+
+<p>1 La présidente Richard.</p>
+
+<p>1 Madame de Mongé.</p>
+
+<p>1 Grand portrait de la reine pour l'impératrice de Russie.</p>
+
+<p>2 Bustes de la reine.</p>
+
+<p>2 Copies des mêmes.</p>
+
+<p>1 Madame de Savigny.</p>
+
+<p>2 La même et son fils.</p>
+
+<p>2 M. et madame de Lastic.</p>
+
+<p>1 Une femme en lévite pour M. de Cossé.</p>
+
+<p>1 Madame Dicbrie.</p>
+
+<p>2 Copies des bustes de la reine.</p>
+
+<p>2 Madame Duclusel.</p>
+
+<p>1 Madame de Verdun.</p>
+
+<p>1 Le comte de Dorsen fils.</p>
+
+<p>2 M. et madame de Montesquiou.</p>
+
+<p>1 Portrait de la reine pour M. de Sartines.</p>
+
+<p>1 Madame de Palerme.</p>
+
+<p>1 Petit Américain.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de la Ferté.</p>
+
+<p>1 Tête penchée pour M. de Cossé.</p>
+
+<p>1 Monseigneur le duc d'Orléans.</p>
+
+<p>1. Madame la marquise de Montellon.</p>
+
+<p>2 Copies du duc d'Orléans.</p>
+
+<p>2 Copies du grand portrait de la reine, pour M. et madame de Vergennes.</p>
+
+<p>1 Madame de Vannes.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Tournon.</p>
+
+<p>1 Le prince de Montbarrey.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>38</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1780.</p>
+<br>
+
+<p>1 Madame Lessout.</p>
+
+<p>1 Grand tableau de la reine.</p>
+
+<p>1 <i>Idem.</i></p>
+
+<p>4 Madame de Verdun, sa mère, sa belle-soeur et son mari.</p>
+
+<p>1 Madame la baronne de Montesquiou.</p>
+
+<p>1 Madame de Montaudrari.</p>
+
+<p>1 Madame Foulquier.</p>
+
+<p>2 Madame Genty.</p>
+
+<p>1 La duchesse de Mazarin.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>13</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1781.</p>
+<br>
+
+<p>1 Tête d'une jeune fille, respirant l'odeur d'une rose.</p>
+
+<p>1 Madame Young.</p>
+
+<p>1 M. le comte de Cossé.</p>
+
+<p>1 Madame la princesse de Crouy.</p>
+
+<p>1 Madame de Saint-Alban.</p>
+
+<p>1 M. de Landry.</p>
+
+<p>2 Portraits de moi.</p>
+
+<p>1 Tête d'étude pour M. le Pelletier de Morfontaine.</p>
+
+<p>1 Tête d'étude pour M. Proult.</p>
+
+<p>3 Têtes d'étude pour M. de Cossé.</p>
+
+<p>1 Monsieur, frère du roi.</p>
+
+<p>1 Copie du même.</p>
+
+<p>1 Madame la duchesse de Chaulnes.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Dumoley.</p>
+
+<p>1 La comtesse Dubarry.</p>
+
+<p>1 Esquisse de mon tableau de Junon.</p>
+
+<p>1 Tête d'étude de ma Vénus.</p>
+
+<p>1 Madame d'Harvelay.</p>
+
+<p>2 Mademoiselle de la Borde.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Devaron.</p>
+
+<p>1 Madame de Moreton.</p>
+
+<p>1 Madame de la Porte.</p>
+
+<p>1 M. Dumoley fils.</p>
+
+<p>3 La princesse de Lamballe.</p>
+
+<p>1 Copie de M. de Moreton.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>31</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1782.</p>
+<br>
+
+<p>1 Madame, soeur du roi.</p>
+
+<p>1 Copie de la même.</p>
+
+<p>1 Madame la duchesse de Polignac.</p>
+
+<p>1 Copie de la même.</p>
+
+<p>1 Le baron de Montesquiou.</p>
+
+<p>1 Madame de Verdun.</p>
+
+<p>1 Madame de Chatenay.</p>
+
+<p>3 Le prince Henry de Prusse.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>10</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1783.</p>
+<br>
+
+<p>1 Madame la marquise de la Guiche.</p>
+
+<p>1 Madame Grant.</p>
+
+<p>1 La landgrave de Salm.</p>
+
+<p>1 Madame la maréchale de Mailly.</p>
+
+<p>2 Madame la comtesse d'Artois.</p>
+
+<p>2 Madame la comtesse de Simiane.</p>
+
+<p>2 Madame la duchesse de Guiche.</p>
+
+<p>1 La reine avec un chapeau.</p>
+
+<p>2 La reine en grand habit.</p>
+
+<p>2 Madame Elisabeth.</p>
+
+<p>1 Copie de la même.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Lavigne.</p>
+
+<p>3 Copies de la reine avec un chapeau.</p>
+
+<p>4 La reine en robe de velours.</p>
+
+<p>4 Copies du même.</p>
+
+<p>1 Monsieur le dauphin.</p>
+
+<p>1 Madame, fille du roi.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>30</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1784.</p>
+<br>
+
+<p>1 M. le comte de Vaudreuil.</p>
+
+<p>5 Copies du même.</p>
+
+<p>1 La comtesse de Grammont-Cadrousse.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Serre.</p>
+
+<p>1 M. de Beaujou.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>9</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1785.</p>
+<br>
+
+<p>1 M. de Beaujon.</p>
+
+<p>1 La princesse de Carignan.</p>
+
+<p>1 Madame Fodi.</p>
+
+<p>1 M. de Calonne.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Ségur.</p>
+
+<p>1 Copie de la même.</p>
+
+<p>1 M. le comte de Ségur.</p>
+
+<p>1 Copie du même.</p>
+
+<p>1 Madame la baronne de Crussol.</p>
+
+<p>1 M. de Saint-Hermine.</p>
+
+<p>1 Grétry.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Clermont-Tonnerre.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Virieux.</p>
+
+<p>1 La vicomtesse de Vaudreuil.</p>
+
+<p>2 Copies de la reine en grand habit.</p>
+
+<p>1 Madame Vigée.</p>
+
+<p>1 Copie de M. de Calonne.</p>
+
+<p>1 M. de Beaujon pour son hospice.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>19</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1786.</p>
+<br>
+
+<p>1 La petite Fouquet.</p>
+
+<p>1 Madame de Tott.</p>
+
+<p>1 Le petit d'Espagnac.</p>
+
+<p>1 La petite de la Briche.</p>
+
+<p>1 Madame de Puységur.</p>
+
+<p>1 Madame Raymond.</p>
+
+<p>1 Madame Daudelot.</p>
+
+<p>1 Madame Davaray.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Sabran.</p>
+
+<p>1 Mon portrait avec ma fille.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>10</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1787.</p>
+<br>
+
+<p>1 Ma fille lisant la Bible.</p>
+
+<p>1 Madame de Rougé et ses deux fils.</p>
+
+<p>1 Madame Dugazon, dans <i>Nina</i>.</p>
+
+<p>1 Cailleau, en chasseur.</p>
+
+<p>2 Ses deux enfans.</p>
+
+<p>2 Ma fille, de profil et de face dans un miroir.</p>
+
+<p>1 Madame de la Grange.</p>
+
+<p>1 Grand tableau de la reine et de ses enfans.</p>
+
+<p>1 Mon portrait.</p>
+
+<p>2 Madame la comtesse de Béon.</p>
+
+<p>1 M. Le Jeune.</p>
+
+<p>3 Monsieur le dauphin, Madame, et M. le duc de Normandie, pour madame de
+Polignac.</p>
+
+<p>1 La tante de madam de Verdun.</p>
+
+<p>1 La duchesse de Guiche, tenant une guirlande de fleurs.</p>
+
+<p>1 La même, au pastel.</p>
+
+<p>2 La duchesse de Polignac, avec un chapeau de paille.</p>
+
+<p>1 La même tenant un papier de musique et chantant près d'un piano.</p>
+
+<p>1 Madame de Chatenay la mère.</p>
+
+<p>1 Madame Dubarry en pied.</p>
+
+<p>1 La même en peignoir.</p>
+
+<p>1 Madame de Polignac.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>27</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1788.</p>
+<br>
+
+<p>1 Le duc de Polignac.</p>
+
+<p>1 Son père.</p>
+
+<p>1 Robert, le peintre, pour moi.</p>
+
+<p>1 Madame Dumoley.</p>
+
+<p>1 Madame de la Briche.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Beaumont.</p>
+
+<p>1 Le petit baron d'Escars.</p>
+
+<p>1 Le petit prince Lubomirsky.</p>
+
+<p>1 Le même en amour de la gloire.</p>
+
+<p>1 Le petit Brongniart.</p>
+
+<p>1 La marquise de Grollier.</p>
+
+<p>1 Le Bailly de Crussol.</p>
+
+<p>1 Madame de la Guiche en laitière.</p>
+
+<p>1 M. d'Angevilliers.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>14</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<p class="i10">1789.</p>
+<br>
+
+<p>1 M. de Chatelux, fait de souvenir.</p>
+
+<p>1 M. le duc de Normandie en pied.</p>
+
+<p>1 Madame Péregaux.</p>
+
+<p>1 Madame de Ségur, profil.</p>
+
+<p>1 Grand portrait de la reine pour le baron de Breteuil.</p>
+
+<p>1 La duchesse de la Rochefoucauld.</p>
+
+<p>1 Petit amour pour M. le Pelletier de Morfontaine.</p>
+
+<p>1 Madame la duchesse d'Orléans.</p>
+
+<p>1 Mon portrait avec ma fille pour M. d'Angevilliers.</p>
+
+<p>1 Madame de Grollier.</p>
+
+<p>1 Le Bailly de Crussol.</p>
+
+<p>1 Madame d'Aumont.</p>
+
+<p>2 Madame de Polignac.</p>
+
+<p>2 Madame de Guiche, pastel.</p>
+
+<p>1 Madame de Pienne.</p>
+
+<p>1 Madame de la Châtre.</p>
+
+<p>1 Madame de Fresne-Daguesseau.</p>
+
+<p>1 Le maréchal de Ségur.</p>
+
+<p>1 Madame, et monsieur le dauphin.</p>
+
+<p>1 Robert, peintre de paysage.</p>
+
+<p>1 Petit ovale de ma fille.</p>
+
+<p>1 Madame Chalgrin.</p>
+
+<p>1 Mon portrait au pastel.</p>
+
+<p>1 Le portrait de Joseph Vernet, qui est au Musée.</p>
+
+<p>1 Le prince de Nassau en pied.</p>
+
+<p>1 Mon portrait tenant ma fille dans mes bras.</p>
+
+<p>1 Madame Raymond tenant son enfant.</p>
+
+<p>2 Madame de Simiane.</p>
+
+<p>2 Madame Rousseau.</p>
+
+<p>1 Madame Duvernais.</p>
+
+<p>1 Madame de Saint-Alban.</p>
+
+<p>1 Madame Savigni.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Dorion.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>37</p>
+<br>
+
+<p>444 total général.</p>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<h3>TABLEAUX D'HISTOIRE.</h3>
+
+<p>La Poésie, la Peinture et la Musique.</p>
+
+<p>Une scène espagnole.</p>
+
+<p>L'Amour endormi sous un bosquet de roses, avec deux nymphes qui le
+regardent.</p>
+
+<p>Une jeune fille effrayée d'être surprise en chemise et se cachant la
+gorge.</p>
+
+<p>Une jeune fille qui écrit et que l'on surprend.</p>
+
+<p>L'Innocence qui se réfugie dans les bras de la Justice.</p>
+
+<p>Une Vénus, liant les ailes de l'Amour.</p>
+
+<p>Junon demandant à Vénus sa ceinture.</p>
+
+<p>Une bacchante avec la peau de tigre.</p>
+
+<p>La Paix qui ramène l'Abondance.</p>
+</div></div>
+<br>
+
+<h3>NOTES</h3>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> Nous avons placé toutes les notes et portraits à la fin de ce
+volume. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span></blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Ce portrait est un buste ovale que je fis d'après elle: j'avais
+alors quinze ans et demi].</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> À présent on y voit des tableaux des peintres modernes français. Je
+suis la seule qui n'en ait pas dans cette collection.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> À cette époque, le marquis de Choiseul était du nombre, ce qui
+m'indignait, car il venait d'épouser la plus jolie personne du monde.
+Elle s'appelait mademoiselle Rabi; c'était une Américaine, âgée de seize
+ans. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien vu de plus parfait.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Il était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des
+trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle
+Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée par
+quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres fausses,
+imitant le diamant à s'y méprendre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> Je ne sais pour lequel La Harpe fit les vers suivans:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"><i>Quatrain pour le portrait de la reine.</i></p>
+<br>
+<p class="i8"> Le ciel mit dans ses traits cet éclat qu'on admire;</p>
+<p class="i8"> France, il la couronna pour la félicité:</p>
+<p class="i8"> Un sceptre est inutile avec tant de beauté;</p>
+<p class="i8"> Mais à tant de vertus il fallait un empire.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> Ce M. Campan parlait toujours de la reine. Un jour qu'il dînait chez
+moi, ma fille, qui avait alors sept ans, me dit tout bas: Maman, ce
+Monsieur, est-ce le roi?</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> Cette famille avait été comblée des bontés de la reine.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> Les clairs sont au soleil; ce qu'il me faut appeler les ombres,
+faute d'un autre mot, est le jour. <span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span></blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> Les seuls membres de l'Académie royale de peinture avaient le droit,
+à cette époque, d'exposer au salon. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> Ce tableau est au ministère de l'intérieur. On aurait bien dû me le
+rendre, puisque je ne suis plus de l'Académie.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> M. de Rivière était chargé d'affaires de la cour de Saxe. C'était
+un homme distingué par son esprit et ses qualités morales.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> Aujourd'hui madame Regnault d'Angély</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> Les tableaux de Ménageot sont parfaitement bien composés et d'un
+bon style historique. Ce peintre excellait dans la manière de draper.
+Son Léonard de Vinci mourant dans les bras de François Ier est très
+remarquable, mais ne vaut pas le <i>Méléagre</i> que l'on garde aux Gobelins
+depuis nombre d'années pour l'exécuter en tapisserie. M. Ménageot était
+un très bel homme, parfaitement aimable, spirituel et très gai: aussi le
+recherchait-on dans la meilleure société.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> Il l'aurait payée bien tard; car elle ne l'a été tout-à-fait qu'à
+mon retour de Russie en 1801. M. Lebrun m'avait laissé ce soin, à mon
+grand désappointement.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Je l'ai représenté en Amour de la Gloire, agenouillé devant un
+laurier et tressant une couronne. Ce tableau est toujours resté dans la
+famille; le roi de Pologne m'a dit à Pétersbourg que jamais on n'avait
+voulu consentir à le lui céder pour aucun prix.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Ce portrait a été acheté à la vente de M. Lebrun par M. le comte
+d'Harcour.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> Laruette n'a quitté qu'en 1799. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Le prince de Ligne parle, dans ses Mémoires, de ce superbe saule.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> J'y voyais souvent M. de Monville; aimable et très élégant, il nous
+mena à sa campagne, appelée <i>le Désert</i>, dont la maison était une tour
+seulement.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> Madame Rousseau a laissé un fils, connu sous le nom d'Amédée de
+Beauplan, qui est très bon musicien. Il compose des romances charmantes,
+et les chante à merveille.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> Elle a épousé depuis lord Fitz-Gerald, dont elle est veuve
+maintenant, car elle vit encore, mais bien changée.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> La veille de mon départ, j'allai chez ma mère, qui ne me reconnut
+qu'à mon son de voix. Il n'y avait pas trois semaines que nous nous
+étions vues.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> J'ai vécu dans l'étranger des portraits que je faisais. Bien loin
+que M. Lebrun m'ait jamais fait passer de l'argent, il m'écrivait des
+lettres si lamentables sur sa détresse, que je lui envoyai une fois
+mille écus et une autre fois cent louis, de même que plus tard j'envoyai
+la même somme à ma mère.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> J'avais fait ce portrait pour M. d'Angevilliers. Il a été soustrait
+à son propriétaire lors de l'émigration, et porté depuis au ministère de
+l'intérieur.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée.<span class="rig"><i>(Note de l'Auteur.)</i></span>
+</blockquote><br>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> La plupart de ces portraits, notamment celui que j'ai fait au
+pastel de la duchesse de Guiche, sont chez madame la comtesse de
+Vaudreuil.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> Il n'est mort qu'à quatre-vingt-six ans. <span class="rig"><i>(Note de l'Éditeur.)</i></span></blockquote><br>
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (1/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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