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+The Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by
+Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les derniers Peaux-Rouges
+ Le trésor de Montcalm
+
+Author: Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
+
+Release Date: January 2, 2008 [EBook #24123]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
+
+
+
+
+ LES
+ DERNIERS PEAUX-ROUGES,
+ (AMERIQUE DU NORD.)
+
+ ------
+
+ LE TRESOR DE MONTCALM.
+
+ PAR
+
+
+ H. DE LA BLANCHÈRE.
+
+ ---------
+
+
+
+
+I.--LE CHAMP-ROUGE.
+
+
+Un peu à l'ouest du lac canadien d'Abbitibbé, entre le fleuve du même
+nom et le grand contrefort qui, partant des montagnes Rocheuses, vient
+aboutir au cap Charles, se trouve un petit vallon entouré de rochers et
+célèbre dans les traditions indiennes. Les Peaux-Rouges, restes des
+puissantes nations des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, n'en
+prononcent encore aujourd'hui le nom qu'avec une sorte de terreur
+superstitieuse. Nous voulons parler du _Champ-Rouge_.
+
+D'où vient ce nom? quel souvenir éveille-t-il dans l'imagination des
+tribus errantes? Nul Européen ne le sait, car les Indiens, défiants par
+expérience et taciturnes par tempérament, ne livrent pas volontiers aux
+visages pâles le secret de leurs traditions. Cependant, si vous
+interrogiez avec patience les plus vieux sorciers ou médecins des
+tribus, et si ces vénérables vieillards, dépositaires de la sagesse des
+aïeux, daignaient condescendre à desserrer les lèvres, voici à peu près
+ce que vous pourriez apprendre:
+
+"Un jour--il y a bien des lunes de cela--une famille d'émigrants
+canadiens, poussée par le désir d'accroître son bien-être, parcourait le
+désert à la recherche d'une terre à défricher et d'un endroit convenable
+pour établir une nouvelle habitation. Elle était escortée par une troupe
+d'une trentaine d'Indiens hurons, sous les ordres d'un chef iroquois
+nommé Griffe-d'Ours. Celui-ci avait fait alliance avec les Canadiens et
+promis de leur céder une partie du désert à leur convenance sur les
+bords de l'Abbitibbé. En échange, les visages pâles s'engageaient à
+fournir à la tribu des Iroquois trente mesures de blé par an, à recevoir
+les peaux de bisons que les Indiens voudraient apporter, à les amener et
+à les vendre sur les marchés américains, et à en rapporter le prix soit
+en argent, soit en objets dont les Indiens feraient commande.
+
+"Après quelques jours de marche, la petite troupe se trou va réunie au
+fond d'un vallon entouré de rochers et situé à quelque distance de
+l'Abbitibbé.
+
+"--Halte! dit le chef de la famille canadienne. C'est aujourd'hui la
+Saint Eustache, fête de mon patron vénéré; nous célébrerons joyeusement
+ce grand jour."
+
+"Les préparatifs de l'assiette du camp furent bientôt terminés; une
+dizaine de guerrier partirent en chasse, et quelques heures après deux
+quartiers de bison fraîchement tués se balançaient gaiement au-dessus
+d'un feu clair et pétillant.
+
+"Au coucher du soleil, le Canadien adressa une fervente prière à son
+céleste patron et la fête commença; mais, avec sa générosité naturelle,
+l'émigrant défonça un petit baril d'eau-de-vie et le plaça debout devant
+ses amis les Indiens.
+
+"Ceux-ci se précipitèrent à l'envi sur l'eau de feu et la burent à
+pleines gorgées. Dix minutes après, ils étaient tous ivres, tandis que
+seul, à l'écart, Griffe-d'Ours n'avait point goûté à l'eau de feu...
+
+"Les Indiens, entonnant alors une mélopée nationale, se mirent à tourner
+autour du feu et bientôt leur danse chancelante t'anima, te changeant en
+une sarabande furieuse, au grand contentement des émigrants qui riaient
+à gorge déployée des contorsions burlesques de leurs amis les
+Peaux-Rouges.
+
+"La raison complètement troublée par les vapeurs du whisky, excités en
+outre par la rapidité de la danse, par le rythme énervant de leur chant,
+les Indiens, pris de folie furieuse, oublièrent bientôt que les blancs
+qui les accompagnaient étaient leurs alliés... Tout à coup, brandissant
+leurs tomahawks, ils se ruèrent sur le squatter désarmé au milieu de sa
+famille.
+
+"Griffe d'Ours suivait d'un oeil inquiet cette scène rapide dont il ne
+prévoyait que trop le dénouement. D'un bond furieux, il tomba devant les
+Peaux-Rouges affolés en poussant son cri de guerre. Mais que pouvait-il
+contre trente ennemis? Il tomba criblé de blessures... Sa chute fut le
+signal d'un massacre général, et bientôt ce vallon qui, quelques minutes
+auparavant, répercutait les cris joyeux d'un jour de fête, ne fut plus
+troublé que par les plaintes des blessés et les râles des mourants.
+
+"Epuisés par leur oeuvre de destruction et ne trouvant plus d'ennemis à
+scalper devant eux, ivres, les Peaux-Rouges se couchèrent sur la terre
+sanglante et s'endormirent.
+
+"Le lendemain, l'aube resplendissante les éveilla...
+
+"Devant l'horrible spectacle qui les entourait, ils crurent d'abord que
+le camp avait été surpris et attaqué pendant leur sommeil; mais peu à
+peu leurs souvenirs revinrent et ils purent mesurer l'étendue de leur
+crime. Des Hurons avaient tué leur chef Iroquois!
+
+"Tout honteux d'un pareil attentat contre la foi jurée, ils
+s'empressèrent d'effacer toute trace de la catastrophe et d'ensevelir les
+victimes, posant sur chaque fosse un fragment de rocher, afin de mettre
+les cadavres à l'abri des animaux de proie; mais vainement ils
+cherchèrent le corps de leur chef: Griffe-d'Ours avait disparu.
+
+"Ce travail les occupa tout le jour; puis, à la tombée de la nuit, ils
+quittèrent ces lieux funèbres et regagnèrent leur tribu. Pour expliquer
+la disparition de leur chef, ils affirmèrent que Griffe-d'Ours s'était
+noyé en traversant le fleuve, et que son corps, emporté par la rapidité
+du courant, n'avait pu être retrouvé.
+
+"En effet, Griffe-d'Ours ne reparut jamais.
+
+"Mais à dater de cette époque, à tous les renouvellements de la lune, un
+guerrier de la bande des Hurons assassins disparaissait subitement. Le
+lendemain ses frères le retrouvaient gisant, le crâne ouvert, au milieu
+du vallon témoin du massacre du Canadien et de sa famille.
+
+"Ces meurtres périodiques et mystérieux se renouvelèrent trente fois et
+ne cessèrent que quand toute la bande de Griffe-d'Ours eut disparu.
+
+"Les Hurons donnèrent le nom de _Champ-Rouge_ à ce vallon fatal à ceux
+de leur race, et peu à peu il devint pour eux l'objet d'une mystérieuse
+terreur. Ils le croient encore hanté par une puissance malfaisante,
+qu'ils espèrent fléchir en apportant une pierre et l'ajoutant au monceau
+qui couvre les cadavres. Cette crainte s'est transmise de génération en
+génération, et, au moment où commence notre histoire, pas un Indien,
+quelle que fût sa bravoure, n'eût osé s'aventurer seul dans ces lieux
+funestes."
+
+......................................................................
+
+Par une belle après-midi de juillet, la solitude habituelle du
+_Champ-Rouge_ était animée par la présence de deux hommes assis sur
+l'amas de pierres composant le monument funèbre des Canadiens massacrés.
+
+Ces deux hommes formaient entre eux le plus singulier contraste. L'un,
+jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait une figure ouverte et
+franche, des yeux vifs, mais souvent rêveurs et mélancoliques. Une fine
+moustache noire, relevée galamment aux deux bouts, ombrageait sa lèvre
+supérieure, tandis que des cheveux de la même couleur, s'échappant de
+son feutre à larges bords, ruisselaient en boucles ondoyantes jusque sur
+ses épaules: admirable trophée de guerre pour orner le wigwam d'un
+Peau-Rouge.
+
+Son costume était semblable à celui qu'ont adopté quelques chasseurs
+européens. Il se composait d'un feutre à larges bords surmonté d'une
+plume d'aigle, d'une tunique lâche serrée à la taille par une ceinture,
+d'un pantalon flottant s'arrêtant un peu au dessous du genou, tandis que
+des guêtres en cuir protégeaient le bas des jambes. Une carabine à deux
+canons superposés passée en bandoulière sur son épaule, une paire de
+revolvers américains et un long couteau de chasse armorié pendu à sa
+ceinture complétaient son accoutrement.
+
+Cet homme était le marquis Raoul de Valvert, dont les salons parisiens
+commentaient depuis dix-huit mois la subite disparition.
+
+Son compagnon, nègre du plus beau noir et de la plus belle venue, était
+remarquable par une haute taille et de larges épaules qui annonçaient
+une force musculaire peu commune. Rien de plus imposant et en même temps
+de plus burlesque que son accoutrement, exclusivement composé d'un
+pantalon de toile et d'une peau de bison; mais cette peau de bison
+mérite une mention particulière. Le nègre l'avait fixée à sa personne en
+attachant à son cou les pattes de devant et à sa ceinture les pattes de
+derrière; puis de la tête de l'animal il s'était fait une sorte de
+casque flanqué des deux cornes en croissant, au milieu desquelles il
+avait planté trois longues plumes de dindon sauvage. Ainsi placée, cette
+peau était nécessairement trop grande et trop ample; aussi, lorsque son
+propriétaire marchait, la queue du bison traînait et balayait le sol à
+deux pas en arrière, et si par hasard la bise venait à souffler, ce
+singulier vêtement se gonflait, s'arrondissait, et le nègre ressemblait
+à un mât de navire garni de sa voile, se balançant sous les efforts du
+vent.
+
+Les armes de notre personnage n'étaient pas moins originales que son
+vêtement. Elles consistaient en une énorme hache de bûcheron, au
+tranchant brillant et dont le manche était passé entre les pattes du
+bison autour de ses reins; en face de cette hache, sur l'autre flanc,
+pendait un large et long machete ou _bowie-knife_. A la main, le nègre
+brandissait une branche de chêne noir, garnie de noeuds aigus et taillée
+en forme de massue, et, à en juger par la désinvolture avec laquelle
+l'hercule africain maniait cette badine d'une nouvelle espèce, on
+comprenait qu'elle devait avoir pour un ennemi la pesanteur irrésistible
+d'une montagne.
+
+Par quel concours de circonstances l'élégant marquis de Valvert avait-il
+quitté l'asphalte du boulevard pour venir s'enterrer vivant dans ces
+déserts sauvages? C'est ce que l'avenir nous apprendra peut-être. En
+attendant, pour se remettre des fatigues d'une longue marche et
+reprendre des forces, les deux compagnons déjeunaient avec un appétit de
+voyageurs.
+
+--Brrr! dit tout à coup Raoul en jetant un regard circulaire autour de
+lui, ces lieux ont un aspect sinistre. Qu'en dis tu, Thémistocle?
+
+--Pauvre nègre n'a jamais rien vu d'aussi épouvantable; en pénétrant
+ici, il a pâli de frayeur.
+
+--Vraiment, on ne le dirait pas, fit Raoul en riant.
+
+--Riez, maître riez; mais, si vous m'en croyez, nous serons prudents et
+nous partirons sans retard.
+
+--Pourquoi cela? Ce lieu a un cachet d'horreur, c'est vrai, mais il ne
+manque pas d'une certaine beauté. Vois ces montagnes aux flancs
+décharnés qui s'étagent devant nous; ne dirait-on pas des degrés taillés
+par les Titans pour escalader le ciel! Vois ce ruisseau aux flots
+troublés qui coule à nos pieds et va se perdre là-bas dans les sables,
+comme s'il se trouvait honteux d'étaler sous l'azur du firmament ses
+flots souillés par le limon. Vois ces rochers qui se dressent autour de
+nous comme des sentinelles..
+
+--Et qui peuvent avoir l'inconvénient de servir d'embuscade à des Peaux
+Rouges convoitant nos chevelures.
+
+--Poltron!
+
+--Oh! fit Thémistocle avec reproche. Ma foi! maître, puisque vous
+semblez vous y complaire, restons-y. Si les Indiens viennent, j'ai de
+quoi les recevoir.
+
+Et l'hercule africain posa la main sur sa massue.
+
+A la bonne heure! je te reconnais!... Espérons que tu n'auras pas besoin
+de ton gourdin et qu'il nous sera permis de prendre quelque repos avant
+de nous remettre en marche.
+
+--Qui sait si nous atteindrons jamais le but que vous vous proposez,
+surtout n'ayant que les vagues renseignements que vous m'avez confiés!
+
+--Il existe un vieux proverbe, Thémistocle; _La foi soulève les
+montagnes_. J'ai confiance en toi et en moi-même. Du reste, je ne me
+dissimule aucune des difficultés de l'entreprise; mais il le faut!
+
+Le jeune homme laissa tomber ton front sur sa main et absorba dans une
+méditation profonde. Quelques instants après, sa respiration calme et
+régulière apprit à Thémistocle que, Vaincu par la fatigue, il venait de
+céder au sommeil.
+
+Le nègre le considéra quelques instants d'un oeil attendri.
+
+--Pauvre maître! murmura-t-il, bon, brave, généreux! reverras-tu jamais
+le pays de tes pères?...
+
+Et, sur cette réflexion mélancolique, Thémistocle plaça sa massue entre
+ses jambes pour être prêt à tout événement et se mit à surveiller les
+alentours en psalmodiant à voix basse une mélopée qu'il avait sans doute
+apprise parmi les nègres des plantations.
+
+Tout à coup une légère rumeur s'éleva vers une des collines bordant le
+Champ-Rouge et fit expirer la chanson sur les lèvres du fidèle
+serviteur.
+
+Sans bouger, il tendit l'oreille, puis, allongeant imperceptiblement le
+doigt, toucha son maître légèrement au bras.
+
+--Qu'est-ce, Thémistocle? fit tout bas le marquis, qui, comme tous ceux
+qui ont vécu de la vie du désert, ne dormait jamais que d'un oeil.
+
+--Attention! répondit le nègre en collant son oreille contre le sol. La
+poudre parle, reprit-il au bout d'un instant, et j'entends des pas
+d'homme escaladant la colline. Cachons-nous derrière une de ces roches
+et attendons; nous saurons bientôt à qui nous avons affaire.
+
+Raoul de Valvert suivit ce conseil, et les deux hommes, l'oeil au guet,
+l'arme au poing, s'accroupirent derrière un des abris naturels répandus
+autour d'eux, prêts à tout événement.
+
+Ils virent bientôt apparaître au sommet de la colline un homme de haute
+taille, portant le costume des trappeurs et brandissant une carabine
+qu'il chargeait avec une rapidité merveilleuse et une régularité
+mathématique.
+
+--C'est un blanc! dit Raoul.
+
+--Oui, maître, c'est un blanc. Il est attaqué par les Indiens qui
+cherchent à escalader la colline.
+
+--Si chaque balle atteint son but, avant peu, le dernier Peau-Rouge aura
+vécu.
+
+--Hum! les Indiens sont nombreux, et si le trappeur vient à être blessé,
+il est perdu.
+
+--Nous verrons bien.
+
+--C'est tout vu; maître, regardez!
+
+En effet, le trappeur venait de chanceler et de tomber sur les genoux.
+
+Ce moment de répit permit aux Indiens d'avancer, et quand le trappeur se
+releva cinq ou six de ses ennemis atteignaient le sommet de la colline,
+brandissant leurs tomahawks.
+
+--Laisserons-nous massacrer cet homme comme un mouton? s'écria le
+marquis en serrant convulsivement la crosse de sa carabine. Vive Dieu I
+c'est un rude compagnon; montrons-lui ce que nous savons faire.
+
+--Mauvaise affaire! fit Thémistocle. Bah! à la grâce de Dieu!
+
+Les deux hommes s'élancèrent en courant.
+
+--Courage! l'ami! cria Valvert; voilà du renfort qui vous arrive...
+Baissez-vous! Mais baissez-vous donc, morbleu!
+
+Le trappeur obéit machinalement.
+
+Un coup de feu retentit et un des Peaux-Rouges roula sur le sol, la
+poitrine traversée par la balle du marquis.
+
+A cette agression inattendue, tel Indiens poussèrent un cri de rage et
+se ruèrent sur Raoul, qui, arrivé sur le lieu de la scène, s'était placé
+aux côtés du trappeur.
+
+La mêlée devint aussitôt générale.
+
+Les deux blancs, placés dos à dos, faisaient face à leurs ennemis dix
+fois supérieurs en nombre, et, se servant de leurs carabines en guise de
+massues, traçaient en l'air un cercle infranchissable. Chacun de leurs
+coups abattait un homme. Cependant, quelque grands que fussent leur
+courage et leur vigueur, une lutte aussi inégale ne pouvait durer
+longtemps. Le trappeur blessé au bras et au côté d'un coup de flèche,
+sentait tes forces s'épuiser, et déjà il prévoyait le moment où son arme
+deviendrait trop lourde pour son bras affaibli.
+
+--Me voici, maître! s'écria tout à coup une voix stridente.
+
+C'était Thémistocle qui, retardé dans sa course par le vent
+s'engouffrant dans sa robe de bison, arrivait sur le théâtre de la lutte
+et se précipitait tête baissée, comme une avalanche, dans la mêlée.
+
+A la vue de cet être noir, au costume fantastique, qui semblait sortir
+de terre, les Indiens poussèrent un cri de terreur.
+
+--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent-ils avec un accent d'épouvante.
+
+Et, tournant les talons, ils descendirent la colline au pas de course et
+se perdirent bientôt dans l'éloignement.
+
+Le trappeur et ses deux libérateurs étaient maîtres du champ de
+bataille.?
+
+
+
+
+II--L'HABITATION DU MARCHEUR.
+
+
+--Ouf! dit le marquis lorsque le dernier Indien eut disparu, l'affaire a
+été vivement menée... Vous êtes blessé, monsieur?
+
+--Une simple piqûre... J'ai perdu du sang... Dans quelques jours, il n'y
+paraîtra plus.
+
+En disant ces mots, le trappeur cueillit une poignée d'herbes vertes
+qu'il imbiba d'eau-de-vie et qu'il appliqua sur ses blessures avec
+l'aide de Thémistocle.
+
+--Messieurs, dit-il lorsque l'opération fut terminée, souvenez-vous qu'à
+partir d'aujourd'hui je vous appartiens corps et âme; mon coeur et ma
+carabine sont à votre service et ils n'ont jamais failli.
+
+--J'accepte de grand coeur et mon compagnon aussi, dit le marquis; mais
+vraiment cela n'en vaut pas la peine. Tout le monde en eût fait autant à
+notre place.
+
+--Hein? fit le trappeur en regardant le jeune homme avec surprise. Y
+a-t-il longtemps que vous parcourez le désert?
+
+--Six mois à peine.
+
+--Je m'en doutais rien qu'à votre inexpérience, qui, du reste, m'a été
+fort utile aujourd'hui. Mais sachez, monsieur, que le chacun pour soi
+est la loi de ces contrées, et que, tôt ou tard, l'homme qui a tiré son
+semblable d'entre les griffes des Peaux-Rouges risque fort de donner sa
+vie en échange de celle qu'il a sauvée.
+
+--Bah! bah! jusqu'à présent, mon compagnon et moi, nous nous sommes
+toujours tirés d'affaire. J'espère que le ciel ne nous abandonnera pas à
+l'avenir.
+
+--Hum! fit le trappeur d'un air de doute... Allons! je veillerai pour
+trois!... Maintenant pourrai-je savoir, si toutefois il n'y a pas
+d'indiscrétion dans ma demande, le nom de mes généreux libérateurs?
+
+--Raoul de Valvert, fit le marquis en s'inclinant.
+
+--Thémistocle, dit le nègre agitant, en guise de salut, les trois plumes
+de dindon qui ornaient sa tête.
+
+--Confidence pour confidence, dit alors Raoul.
+
+--Non, répondit le trappeur en fronçant légèrement les sourcils; à quoi
+bon vous dire le nom que je portais chez mes compatriotes? Il y a si
+longtemps que j'ai dit adieu à la vie civilisée que ce nom est presque
+sorti de ma mémoire. D'ailleurs il ne vous apprendrait rien. J'aime
+mieux vous dire celui que m'ont donné les Indiens.
+
+--A votre aise, monsieur.
+
+--Appelez-moi le _Marcheur_. Ce nom est connu, craint ou respecté de
+tous ceux qui parcourent le désert. Maintenant, si vos instants ne sont
+pas comptés et si vous ne craignez pas d'en perdre quelques-uns, je vous
+offre l'hospitalité dans ma hutte, située à trois milles d'ici. Ce n'est
+point un palais; mais, dans ces solitudes, un toit de brandies a son
+prix.
+
+--Et nous l'acceptons de grand coeur, n'est-ce pas, Thémistocle?
+
+--Oui, maître.
+
+--Alors, en route! dit gaiement le trappeur, et, de crainte de surprise,
+prenons la file indienne.
+
+--La file indienne!... Que voulez vous dire?
+
+Le Marcheur, qui avait déjà fait quelques pas, te retourna à cette
+question.
+
+--Vrai! murmura-t-il, on ne voit pas souvent réunis tant de courage et
+tant d'imprudence!.. C'est miracle, mon cher monsieur, si votre crâne
+porte encore sa chevelure. Apprenez donc que, dans le désert, lorsque
+plusieurs hommes sont réunis, ils doivent toujours marcher l'un à la
+suite de l'autre, emboîtant leurs pas aussi exactement que possible.
+Trente hommes marchant ainsi laissent juste autant de traces de leur
+passage. Or, dans ces régions, la vie du voyageur blanc, dépend du plus
+ou moins de traces qu'il a laissées derrière lui.
+
+--Très-bien! Je me souviendrai à l'avenir de la file indienne.
+Mettez-vous donc à notre tête et veuillez nous guider.
+
+Après trois heures de marche silencieuse, les trois hommes arrivèrent en
+vue de la hutte du trappeur.
+
+A l'extrémité de la plaine immense dont faisait partie le Champ-Rouge
+s'élevait une chaîne de hauteurs peu considérables, mais dont les flancs
+taillés à pic offraient l'aspect d'un mur.
+
+Il était impossible de franchir cet obstacle, à moins d'être pourvu
+d'ailes comme les oiseaux; aussi pour passer sur le plateau supérieur,
+était-on obligé de longer la montagne jusqu'à un défilé situé à sept
+milles de la cabane.
+
+Vers le milieu de cette chaîne et tout au pied de la paroi verticale,
+trois roches énormes que le temps avait sans doute fait tomber du
+sommet, s'étaient rencontrées par hasard et arc-boutées en voûte au
+faite d'un chaos de roches plus petites. C'est sous cette voûte que le
+trappeur avait construit sa hutte avec des troncs d'arbres et des
+branchages. Ainsi placé, il ne pouvait être ni tourné ni lapidé du haut
+de la montagne; ses derrières étaient complètement à l'abri des attaques
+et des surprises.
+
+Cette sorte de forteresse n'était pas moins bien défendue du côté qui
+regardait la plaine. D'abord l'Abbitibbé, large et profond, coulant à
+une portée de carabine, représentait un premier rempart naturel; puis
+l'éboulis de rochers que nous avons signalé tout à l'heure se continuait
+jusqu'au bord du fleuve, formant comme deux murs parallèles séparés par
+un couloir très étroit qui menait directement à la hutte et dans lequel
+un homme seul pouvait passer. L'ennemi, s'il se présentait, devait
+nécessairement traverser d'abord le fleuve, sous le feu du Marcheur;
+puis, ne pouvant attaquer la hutte par derrière ni par les côtés,
+prendre le sentier entre les roches.
+
+--Vous ne devez pas voir ma maison d'ici, dit le trappeur en se frottant
+les mains, et cependant c'est un vrai château fort. Un jour,--il y a
+bien des années de cela!--j'y soutins un siège en règle.
+
+--Qui dura?...
+
+--Plus d'une semaine, mais les Indiens furent si vertement repoussés
+qu'ils n'y revinrent plus. Ils ont préféré m'avoir pour ami, et voilà
+plus de dix ans que je vis en bonne intelligence avec eux. Je fais même,
+par adoption, partie de la grande tribu des Iroquois-Yakangs.
+
+--Vraiment!... Et quels sont ceux qui vous ont si vivement attaqué
+aujourd'hui?
+
+--Oh! ceux-là, dit le Marcheur en crispant le poing, je les retrouverai:
+j'ai un vieux compte à régler avec eux.
+
+--A quelle tribu appartiennent-ils?
+
+--A quelle tribu?... A aucune. Ils font partie d'un clan d'environ deux
+cents mauvais drôles, ramassés de la lie de toutes les tribus indiennes,
+de métis de la pire espèce, et même de quelques blancs qui auraient un
+compte sévère à rendre à la justice de leur pays. Les Peaux-Rouges des
+tribus les craignent et les haïssent; ils les connaissaient sous le nom
+d'_Enfants perdus_.
+
+--Quel motif les poussait à vous attaquer?
+
+--La haine instinctive que tous les brigands ont pour les honnêtes gens,
+fit le trappeur d'un air convaincu. Outre cela, je crois qu'ils me
+gardent rancune d'avoir logé une balle dans l'oeil d'un de leurs chefs.
+
+--Vous m'en direz tant! fit Raoul de Valvert en souriant.
+
+--Nous voici au fleuve; il s'agit de le traverser. Ce n'est pas
+difficile, mais encore faut-il savoir où poser le pied. Je vais passer
+devant et vous montrer le chemin.
+
+Après avoir franchi l'Abbitibbé, les trois hommes s'engagèrent dans
+l'étroit sentier menant à la hutte, quand, aux deux tiers du chemin, un
+rauque grognement s'éleva, menaçant et répercuté par l'échu des rochers.
+
+--Oh! oh! s'écria le marquis, vous avez du monde chez vous, mon
+compagnon. Voilà un maître ours gris, qui, pendant votre absence, a
+trouvé bon de s'installer ici: il va falloir en découdre!
+
+Au mot d'ours gris, Thémistocle, heureux de jouer un peu de la massue,
+voulut s'élancer en avant; mais comme le sentier était trop étroit pour
+que deux hommes pussent passer de front le brave nègre saisit le
+Marcheur dans ses mains formidables l'enleva de terre comme un enfant,
+puis, pirouettant sur les talons et le faisant passer à la hauteur des
+trois plumes de dindon, il le déposa délicatement à terre derrière lui.
+Cette manoeuvre terminée, il s'avança, la massue haute, vers le grizzly,
+qui, assis à la porte de la hutte, remuait le museau et regardait venir
+les trois hommes d'un air assez indifférent.
+
+--Morbleu! quel poignet! fit le trappeur avec admiration...--Arrêtez!
+
+Mais Thémistocle avançait toujours.
+
+--Arrêtez! arrêtez! morbleu! arrêtez-vous donc! cria le Marcheur en se
+cramponnant à la queue de bison que le nègre traînait derrière lui...
+C'est un ours apprivoisé, mon compagnon des mauvais jours et le
+défenseur de ma propriété.
+
+--Bah! fit le nègre avec un accent si désappointé que le marquis ne put
+s'empêcher de sourire. Quel dommage!
+
+--Vous voilà chez vous, messieurs, dit le Marcheur en écartant l'ours de
+la main et franchissant le seuil de la cabane.
+
+L'ameublement de ce réduit était des plus simples. Une demi-douzaine de
+têtes de bison servaient de sièges; dans l'un des coins, un amas de
+fougère et de feuilles sèches, couvert de fourrures, faisait l'office du
+lit; quelques tasses de bois... et c'était tout! Par un contraste
+bizarre, si les objets de première nécessité faisaient défaut, en
+revanche les objets de luxe abondaient. Les murs étaient partout
+constellés de trophées de chasse merveilleux, que, dans nos pays
+civilisés, on se serait disputés au poids de l'or. Griffes et dents
+d'ours gris, bois de cerf et de renne servant de support au linge et aux
+vêtements de rechange du Marcheur, cornes de bison, plumes d'aigle, deux
+carabines, une demi-douzaine de poires à poudre, un arc indien avec ses
+flèches, un casse-tête, deux chevelures de Peaux-Rouges; tout cela fixé
+et groupé sur les murs dans un désordre si complet que parmi toutes ces
+richesse l'oeil ne voyait qu'un chaos sans nom.
+
+--Nous avons le couvert, dit le Marcheur; il nous faut à présent le
+vivre. Si vous voulez bien, je vais y pourvoir.
+
+--Vive Dieu! Faites vite: le combat de tantôt m'a mis en appétit.
+
+Le Marcheur plaça vers le seuil de sa hutte trois branches d'arbre
+formant trépied.
+
+--Voici la broche, dit-il... Allons! maître Martin, apportez-moi le
+rôti!
+
+L'ours, ainsi interpellé, se dressa sur ses pattes, et, saisissant dans
+sa gueule un quartier de cerf accroché au mur, l'apporta à son maître.
+
+--Pardieu! fit le marquis en jetant un regard de côté au _grizzly_,
+voici la première fois je que je vois un semblable animal en tête-à-tête
+avec un morceau de venaison sans qu'il fasse avec lui plus ample
+connaissance.
+
+--Martin est incapable d'une mauvaise action et même d'une mauvaise
+pensée; il sait que tôt ou tard il aura sa part et il préfère
+l'attendre. D'ailleurs, quand mon absence se prolonge et que la faim le
+presse trop vivement, il n'est pas embarrassé de chasser pour son
+compte, et alors même il a soin de rapporter au logis ce qui lui reste
+après son repas.
+
+--Un _grizzly_ apprivoisé! Cela ne s'est jamais vu.
+
+--Bah! cela se voit, puisqu'en voilà un devant vous!
+
+--Mais si l'envie lui venait de goûter un peu du trappeur blanc?
+
+--Bah! J'ai pris Martin tout petit. Je l'ai nourri, élevé, je l'ai vu
+grandir... Ma foi! depuis six ans que nous vivons ensemble, jamais un
+nuage n'est venu obscurcir notre amitié... Messieurs, le rôti est prêt.
+A table, reprit le trappeur.
+
+Et comme Raoul jetait un regard autour de lui, cherchant le meuble en
+question, le Marcheur ajouta:
+
+--Chez moi, les meubles et les assiettes sont remplacés par... une
+aimable cordialité.
+
+Les trois hommes se mirent à souper en compagnie de Martin, et bientôt
+le silence de la hutte ne fut plus troublé que par le bruit régulier des
+mâchoires.
+
+Lorsque le repas fut achevé, la nuit étendait déjà sur la terre son
+voile parsemé d'étoiles.
+
+La lune se lèvera tard aujourd'hui, dit le Marcheur, et pour la
+remplacer je n'ai que quelques misérables flambeaux de résine.
+
+--Gardez vos flambeaux, dit Raoul; après le souper, ce qu'il y a de
+meilleur, c'est le lit.
+
+--Vous parlez de dormir, monsieur le marquis. Couchez-vous et dormez,
+dit le trappeur en indiquant les peaux de bison. Martin et moi, nous
+partagerons les quarts de veillée.
+
+Ce conseil fut immédiatement mis à exécution.
+
+Epuisés par les fatigues de la journée, Thémistocle et son maître ne
+tardèrent pas à s'endormir, et bientôt un silence solennel enveloppa le
+trappeur, qui, sa carabine entre les genoux, s'était assis à la porte de
+la hutte et surveillait l'obscurité. Seul l'Abbitibbé, déroulant avec
+lenteur ses ondes murmurantes, entonnait son hymne à la nuit, auquel se
+mêlait par intervalles la douce voix de la brise chantant parmi les
+roseaux de ses bords.
+
+
+
+
+III.--L'ALLIANCE.
+
+
+Une semaine s'était écoulée depuis que Thémistocle et son maître
+habitaient la hutte du trappeur.
+
+--Mon hôte, dit un jour le marquis, nous sommes obligés de prendre congé
+de vous; mais ce ne sera pas sans vous remercier vivement de votre
+cordiale hospitalité.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Cher hôte, il nous faut partir.
+
+--Monsieur de Valvert, voulez-vous me permettre de vous parler à coeur
+ouvert?
+
+--Certes! Je vous écoute.
+
+--Habitué comme je le suis à lire incessamment dans ce livre mystérieux
+que Dieu lui-même s'est donné la peine d'écrire et qu'on appelle _la
+nature_, un visage franc et ouvert comme le vôtre ne peut avoir
+longtemps de secrets pour moi. Ce n'est pas le simple attrait de la
+curiosité ni l'amour des aventures qui vous ont poussé dans le désert
+américain. En y entrant, vous poursuiviez un but sérieux et je ne crois
+pas me tromper en affirmant que, pour l'atteindre, vous êtes prêt à
+sacrifier votre vie s'il le faut. Ce but, je ne le connais pas, je ne
+cherche pas à le connaître; mais, quel qu'il soit, seul, livré à vos
+propres ressources, vous ne l'atteindrez jamais. Vous ne soupçonnez pas
+les dangers qui vous entourent! Je m'étonne comme de la chose la plus
+merveilleuse que vous ayez pu vivre six mois... ici...
+
+--Où voulez-vous en venir?
+
+--Pour réussir dans ce que vous avez entrepris, il vous faut un
+compagnon dont vous soyez sûr, un homme doué des qualités qui vous
+manquent, qui voie pour vous. Vous m'avez sauvé la vie, monsieur le
+marquis: si vous voulez, je serai cet homme!
+
+--Merci! dit Raoul d'une voix émue en pressant la main du trappeur.
+Mais, vous l'avez dit, je poursuis un but difficile à atteindre et ce
+serait un éternel remords pour moi de vous entraîner dans les dangers
+qui ne manqueront pas de m'assaillir.
+
+--Je n'ai pas fini, monsieur le marquis. Il y a bientôt trente ans que,
+vaincu dans la lutte de la vie, j'ai dit adieu aux espérances de ma
+jeunesse pour venir m'ensevelir vivant dans ce désert, continua le
+Marcheur en passant la main sur son front comme pour en chasser une
+douloureuse pensée. Pendant vingt ans, j'ai cru que la solitude et la
+contemplation guériraient mon coeur ulcéré. Mais, hélas! depuis huit
+jours que le ciel vous a mis sur ma route, tous ces doux rêves d'amitié,
+de patrie, de famille, que je croyais à jamais éteints dans mon coeur,
+se sont ranimés plus vivaces encore que par le passé. _Vae victis!_
+disaient les Gaulois, vos ancêtres, aux Romains vaincus. _Vae solis!_ me
+crie aujourd'hui la grande voie de la solitude qui ne m'a jamais trompé.
+Croyez-moi, les voies de la Providence sont sages et mystérieuses: ce
+n'est pas pour rien qu'elle nous a mis face à face et qu'elle vous a
+permis de me conserver la vie...
+
+--Le Marcheur a raison, maître, dit Thémistocle; c'est un brave homme.
+Restons ensemble.
+
+--Je ne puis contredire mon fidèle Thémistocle, fit Raoul en souriant.
+Soit! ne nous séparons plus. Qui sait? c'était peut-être écrit et cela
+vaudra mieux ainsi.
+
+Le Marcheur secoua énergiquement la main que lui tendait le jeune homme.
+
+--Vive Dieu! monsieur le marquis, nous mènerons votre entreprise à bonne
+fin, espérons-le! Quatre valent mieux que deux!
+
+--Comment quatre? demanda Thémistocle ouvrant de grands yeux.
+
+--Martin, dit le trappeur s'arrêtant devant le _grizzly_ et lui montrant
+le marquis et le nègre, à partir d'aujourd'hui, tu as trois maîtres.
+As-tu compris?
+
+L'ours, ainsi interpellé, s'approcha du marquis et, se levant sur ses
+pattes de derrière, appuya son museau contre la joue du jeune homme;
+puis il répéta la même manoeuvre vis-à-vis de Thémistocle.
+
+--Martin vous a reconnus pour ses seigneurs et maîtres, dit le trappeur;
+il vient de vous rendre hommage. A nous quatre, nous serons les rois du
+désert!
+
+--Le courage, dans tous les cas, ne manquera à aucun de nous, dit Raoul
+en caressant la tête du _grizzly_. Mais, mon cher trappeur, ce n'est pas
+tout d'avoir conclu une alliance défensive et offensive dans laquelle je
+gagne tout et ne donne rien. Il est important que nos efforts soient
+raisonnés et dirigés vers un but unique. Ce but que je poursuis et que
+vous ne connaissez pas, il faut vous l'apprendre.
+
+--Comme il vous plaira, monsieur Raoul, fit le trappeur en approchant un
+crâne de bison; je vous écoute.
+
+-Mon nom, commença Raoul, a déjà dû vous révéler ma nationalité. Je suis
+Français. Lorsque la Révolution de 89 éclata, mon père, alors âgé de
+vingt ans, fit partie de l'émigration, sacrifiant comme tant d'autres,
+ses intérêts matériels à ses convictions, à sa fidélité à son Dieu et à
+son roi. Retiré en Angleterre, il supporta vingt ans d'exil et de
+misère, obligé pour vivre de donner tantôt des leçons de français aux
+commerçants de Londres, tantôt des leçons d'escrime dans les salles
+d'armes.
+
+"Plus tard, en 1815, lorsque l'Europe coalisée chassa Napoléon et rendit
+le trône de France à ses anciens maîtres, mon père rentra dans son pays
+et fut remis en possession d'une partie de ses biens; puis, pour le
+récompenser de sa fidélité, le roi lui offrit une charge à la cour. Mais
+les longues épreuves de l'exil et de l'adversité avaient éteint chez
+l'ancien émigré toute idée d'ambition; il n'aspira plus qu'à vivre
+tranquille; il refusa. Retiré dans son château de Valvert, il se maria.
+Un an après, je venais au monde.
+
+"A partir de ce moment, une transformation sembla s'opérer dans le
+caractère de mon père. Oubliant le monde entier, il ne vivait plus que
+par moi. On eût dit que la création se résumait pour lui dans un être
+unique, son cher Raoul. A mesure que je grandissais, tous dans le
+château subissaient mon ascendant. Mes désirs, mes moindres caprices
+avaient force de loi. Vainement ma mère, qui voyait le mal d'une
+semblable éducation, essayait parfois quelque; timides remontrances:
+
+"--Madame, lui répondait mon père, n'oubliez pas que cet enfant doit un
+jour perpétuer mon nom et que j'entends qu'on le respecte à l'égal de
+moi-même."
+
+"Hélas! mon ami, grâce à cette belle éducation, je devins un petit
+tyran, même vis-à-vis de ma mère et de ma jeune soeur. Enfin l'heure
+sonna de commencer mon éducation; mon père ne voulut jamais consentir à
+se séparer de moi et me choisit un précepteur... Je dois avouer que je
+ne lui donnais pas beaucoup de peine, car au latin je préférais monter à
+cheval, tirer à la cible ou faire des armes avec l'intendant du château,
+ancien prévôt dans un régiment.
+
+"Je venais d'atteindre mes dix sept ans lorsque mon père mourut. Ma mère
+était incapable de me tenir en bride, et j'adoptai la vie d'oisiveté et
+de dissipation qui conduit tant de jeunes gens à la ruine, si ce n'est
+au déshonneur. Chaque jour, le mal faisait en moi de rapides progrès...
+A tous mes défauts j'ajoutai bientôt un vice: je devins joueur.
+
+"Cette vie dura sept ou huit ans qui passèrent avec la rapidité d'un
+songe. Hélas! le réveil devait être terrible! Un beau jour, j'acquis la
+triste certitude que j'étais ruiné et que ma folle conduite avait réduit
+à la misère, non-seulement moi-même, mais encore ma mère et ma soeur,
+pauvres victimes de mes mauvais penchants.
+
+"Cette catastrophe m'anéantit. Je fis un retour salutaire sur moi-même
+et mesurai l'étendue de mes fautes. Ne sachant que devenir, le coeur
+bourrelé de remords, la pensée du suicide s'offrit d'abord à moi comme
+une planche de salut. Mais bientôt, la raison prenant le dessus, je
+repoussai cette idée comme une lâcheté.
+
+"--Non, me dis-je, ma dissipation fut la cause du mal; mon travail
+réparera tout."
+
+"Un peu ranimé par cette pensée, je me mis en quête, espérant trouver un
+protecteur parmi les belles relations que je possédais. Un jour, en
+cherchant parmi les papiers de mon père les traces de relations de
+famille, quelques plis jaunâtres attirèrent mon attention. Je les ouvris
+et, jugez de ma surprise! c'était une liasse de lettres écrites à mon
+grand-père par son cousin, camarade et ami d'enfance, l'une des pures
+gloires de notre pays, le marquis de Montcalm."
+
+--Montcalm, le défenseur du Canada?
+
+--Lui-même; l'une de ces lettres était datée de 1758 et fut pour moi un
+trait de lumière. A cette époque, l'Angleterre faisait tous ses efforts
+pour nous ravir le Canada et bientôt elle allait réussir, malgré les
+incroyables traits d'audace et de bravoure de Vaudreuil et de Montcalm.
+Lord Chatham, ministre anglais, comprenant tout le parti que l'on
+pouvait tirer de cette belle contrée, armait ses flottes les plus
+puissantes et rassemblait sur les frontières du Canada une armée de
+soixante mille hommes. Pendant ce temps, le ministère français adressait
+au gouverneur de Québec, qui lui demandait des secours, cette incroyable
+lettre:
+
+ "Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez
+ point espérer de recevoir de troupes de renfort; outre
+ qu'elles augmenteraient la disette des vivres, que vous
+ n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à
+ craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais
+ dans le passage, et comme le roi ne pourrait jamais vous
+ envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais
+ sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait
+ ici pour en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter
+ le ministère de Londres à en faire de plus considérables
+ pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette
+ partie du continent."
+
+--C'est incroyable!
+
+--Cela est... Et cependant, malgré cet indigne abandon de la France, les
+Français tenaient en échec, au Canada, toutes les forces de
+l'Angleterre. M. de Beaujeu gagnait la bataille de Monongahela: en 1756,
+Montcalm s'emparait du fort Oswégo; en 1757, de celui de W. Henry; en
+1758, il défendait le fort de Carillon contre le général anglais
+Abercromby et le forçait à lever le siège... Malgré tout son courage, la
+misère et la disette devait venir à bout de lui!
+
+"Un moment, Montcalm crut pouvoir continuer la guerre avec ses propres
+ressources, grâce à une révélation ignorée. C'est précisément à ce fait
+que se rapportaient les lettres que j'avais trouvées. Je puis vous lire
+un passage frappant de l'une d'elles."?
+
+Et Raoul, prenant dans son portefeuille un papier jauni, le déploya
+lentement et lut ce qui suit:
+
+--"J'ai fait tenir au ministre que s'il ne nous envoyait point de
+renfort les Anglais s'empareraient de Québec dans la campagne de l'année
+prochaine. Vous comprenez, mon ami, qu'on ne peut faire longtemps
+l'impossible... Tous nos hommes sont à la demi-ration, et je prévoit le
+moment où les vivres devront encore être réduits... Cependant je ne
+désespère pas... le ciel va me venir en aide puisque le ministère
+m'abandonne. Je suis peut être à la veille de posséder assez d'argent
+pour soutenir cette guerre encore pendant longtemps et même lui donner
+l'énergie et la rapidité qui lui manquent, à mon gré. Telle est la voie
+de la Providence. Ces jours derniers, on introduisit auprès de moi un
+pauvre diable de Français qui, parti de Québec depuis plus d'un an,
+s'était enfoncé dans les prairies de l'Ouest peuplées par les Indiens.
+Cet homme m'a assuré que vers le 83e degré de longitude et le 47e de
+latitude, dans une petite chaîne de collines au milieu d'une plaine
+immense, se trouve une grotte remplie de poudre d'or. Cette grotte, il
+l'a vue, il y est entré... Malheureusement pour lui sa curiosité lui a
+coûté sa chevelure, car les Indiens, qui veillent sur ce trésor, après
+une poursuite acharnée qui dura trois jours, l'atteignirent et le
+scalpèrent. Il me mènera au trésor et me l'abandonnera, pourvu que je
+lui en laisse la dixième partie; car seul, sans soldats, il ne peut le
+conquérir. Tel est le fait mystérieux dont je vous confie le secret, mon
+cousin. Maintenant cet homme a-t-il dit la vérité? Je n'en sais rien
+encore, mais le fait a assez d'importance pour que je m'en assure. Au
+premier moment de répit, j'organiserai une expédition que je conduirai
+moi-même, avec l'homme que j'ai gardé, vers la grotte bienheureuse."
+
+"Or, mon cher ami, continua Raoul en renfermant la lettre dans son
+portefeuille, cette expédition ne fut jamais faite, car, l'année
+suivante, Montcalm tombait sur le champ de bataille en même temps que
+son adversaire le général anglais Wolf.
+
+"Vous comprenez facilement que la lecture de cette lettre me causa une
+émotion extraordinaire. Vainement je me représentais que l'existence du
+trésor de Montcalm était problématique; qu'en supposant même qu'il eût
+jamais existé, il y avait de fortes probabilités pour qu'il eût déjà été
+visité depuis longtemps, une voix me criait de tenter l'aventure...
+
+"Incapable de résister plus longtemps, je refusai une position qui
+m'était offerte à Paris, ramassai le peu qui me restait encore, et,
+malgré les pleurs et les supplications de ma mère et de ma soeur, je
+partis accompagné de Thémistocle, au service de ma famille depuis mon
+enfance et la sienne, car nous sommes frères de lait. Voilà six mois que
+nous parcourons le désert à la recherche du trésor.
+
+"Maintenant, mon ami, répondez-moi franchement; nos recherches
+sont-elles fondées?"
+
+Le trappeur réfléchit pendant quelques minutes.
+
+--Ma foi! monsieur le marquis, je l'ignore... Seuls le chef ou le
+sorcier de la tribu des Yakangs pourront vous renseigner à cet égard Si
+vous voulez m'en croire, nous nous mettrons en route demain... je vous
+servirai de guide.
+
+
+
+
+IV.--LE CAMP DES ENFANTS PERDUS.
+
+
+Un de ces incendies que la main de l'homme est si prompte à allumer dans
+les forêts et les prairies américaines a détruit une grande étendue de
+bois et formé comme une immense clairière artificielle au milieu d'un
+océan de verdure. Deux sentiers se coupant en croix la traversent et
+vont se perdre dans l'ombre des massifs. A chacune des extrémités de ces
+routes se dresse une haute palissade qui défend l'entrée de la
+clairière.
+
+C'est le camp des Enfants-Perdus, les écumeurs du désert.
+
+Derrière chaque palissade, un Indien, le tomahawk au poing, se tient en
+vedette, droit et immobile comme une statue de bronze. Au centre de la
+clairière, sous l'ombrage projeté par une tente en peaux de bison trois
+hommes, assis, contrastent autant par leur costume que par la couleur de
+leur visage. L'un est un Indien du Far-West, l'autre un sang-mêlé du
+Sud, le dernier un blanc dont il serait difficile de deviner la
+nationalité avec le costume emprunté moitié aux coutumes de la vie
+civilisée, moitié aux moeurs des Peaux-Rouges. Ils fument en silence.
+
+--Ainsi, chef, dit tout à coup le blanc en secouant la cendre de sa
+pipe, vous êtes sûr que vos hommes répondront à votre appel?
+
+--Oeil-Sanglant est un sachem, fit orgueilleusement l'Indien. Dans
+quelques instants, soixante de mes fils seront ici.
+
+--De quel côté viennent-ils?
+
+--Mes fils sont partagés en deux bandes: les uns, commandés par le
+Serpent, viendront du nord; les autres arriveront par la porte de
+l'ouest, sous la conduite du Castor.
+
+--Le chef a-t-il confiance dans le Castor?
+
+--Le Castor est fort et courageux, dit Oeil-Sanglant sans répondre
+directement.
+
+--Je sais que le Castor est un guerrier redoutable; mais sa conduite a
+éveillé mes soupçons...
+
+--Mon frère est un sage, rien ne lui échappe!... J'y veille... dit
+l'Indien avec un mauvais sourire.
+
+--Alors je suis tranquille.
+
+--Si mes frères veulent m'écouter, dit à son tour le sang-mêlé, je leur
+apprendrai une importante nouvelle.
+
+--Parlez, Scott, nos oreilles sont ouvertes.
+
+--Cinq visages pâles demandent à s'affilier aux Enfants perdus.
+
+--Je sais cela, dit l'Indien.
+
+--Ah! fit le métis avec surprise.
+
+--Oeil-Sanglant voit tout et sait tout: le vent apporte à ses oreilles
+les rumeurs du désert.
+
+--Et que lui ont-elles dit, ces rumeurs?
+
+--Elles lui ont dit que son frère Scott a rencontré, à trois journées de
+marche vers le sud, cinq aventuriers blancs commandés par un homme qui se
+fait appeler l'Américain. Cet homme est venu dans le désert pour
+chercher un trésor dont il croit connaître l'emplacement, et, afin de ne
+pas être inquiété dans ses recherches, il demande à devenir notre frère.
+
+--Oeil-Sanglant est un grand chef.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit l'Indien avec un sourire d'orgueil.
+
+--Toujours des rumeurs apportées par le vent?
+
+--Toujours... Elles m'ont appris que notre frère Scott s'est engagé à
+faire entrer l'Américain dans la grande famille des Enfants perdus, à la
+condition que, le trésor une fois trouvé, la moitié lui en serait
+abandonnée en toute propriété.
+
+--Démon! murmura le métis en tourmentant de la main son couteau.
+
+--Que mon frère laisse en repos son arme et qu'il m'écoute! D'après la
+loi et la coutume des Enfants perdus, notre frère Scott n'aurait pas dû
+s'engager avant de nous avoir consultés et d'avoir promis de partager
+avec nous le bénéfice de sa nouvelle alliance... Mon frère a failli à
+son devoir.
+
+--Vous allez trop loin, chef! s'écria le métis. Savez-vous quelles
+étaient mes intentions?.
+
+--Peu m'importe!... L'Américain et ses cinq compagnons seront admis
+parmi nous; l'Oeil-Sanglant leur donnera sa voix. Il ne demande rien à
+son frère pour cela. L'or est sans prix pour lui; il n'estime que les
+chevelures!...
+
+Le visage de Scott se rasséréna.
+
+--Il est bien entendu que le chef ne parle qu'en son nom, dit tout à
+coup le blanc. Quant à moi, Scott, je réclame ma part: car, si j'aime
+les chevelures, je ne dédaigne pas l'or soit en barres, soit monnayé.
+
+Le métis répondit par un signe de tête affirmatif.
+
+--Compte là-dessus, Scalpeur! se dit-il intérieurement. Cet or-là ne
+percera point tes poches.
+
+--Silence! fit tout à coup l'Oeil-Sanglant. J'entends la forêt
+tressaillir autour de nous. Les guerriers arrivent...
+
+Un instant après, une troupe indienne arrivait auprès de la palissade
+située au nord de la clairière.
+
+--Qui vient? cria la sentinelle.
+
+--Amis.
+
+--Le nom?
+
+--Les Fils du Feu.
+
+--Leur chef?
+
+--Le Serpent.
+
+--C'est bien, entrez! dit la sentinelle en faisait tourner la palissade
+sur un de ses montants.
+
+Une vingtaine d'Indiens peints et costumés en guerre, marchant sur une
+file unique, entrèrent dans la clairière et vinrent se ranger autour de
+la tente centrale. Leur chef s'avançant alors vers l'Oeil-Sanglant:
+
+--La voix de mon père a frappé mes oreilles; elle m'a dit de venir et je
+suis venu.
+
+--Bien! le Serpent est un guerrier: il possède la meilleure partie de
+mon coeur.
+
+--Qui vient? criait en ce moment la sentinelle de la porte située à
+l'ouest.
+
+--Amis.
+
+--Leur nom?
+
+--Les Vautours?
+
+--Leur chef?
+
+--Le Castor.
+
+--Entrez!
+
+Une quarantaine d'Indiens s'avançant dans la clairière vinrent se réunir
+derrière les autres.
+
+Quelques instants après, une nouvelle troupe d'une dizaine de visages
+pâles, qui se donnèrent le nom de _Scalpeurs blancs_, étaient réunie aux
+Indiens.
+
+--Qui vient? cria enfin la sentinelle de la porte du sud.
+
+--Amis
+
+--Leur nom?
+
+--Vous leur donnerez celui qu'il vous plaira.
+
+--Leur chef?
+
+--L'Américain.
+
+--Entrez!
+
+--Ce sont nos nouveaux alliés, dit le métis en s'avançant vers les
+derniers venus et conduisant leur chef en face de l'Oeil-Sanglant.
+
+L'Indien regarda fixement l'Américain, comme s'il eût voulu lire dans sa
+pensée.
+
+--Le visage pâle, dit-il enfin, veut faire partie des Enfants perdus?
+
+--Oui.
+
+--Mon frère sait-il quelles seront ses obligations?
+
+--Vaguement; mais vous me les indiquerez et je les remplirai.
+
+--Mon frère sait-il ramper parmi les herbes sans laisser trace de son
+passage? Sait-il reconnaître et suivre la piste d'un ennemi?
+
+--Fort imparfaitement encore. Mais, sous un maître aussi renommé que
+l'Oeil-Sanglant, je ferai de rapides progrès.
+
+--C'est bien, dit l'Indien visiblement flatté, malgré l'impassibilité de
+son visage. Le sachem avisera.
+
+Oeil-Sanglant s'avança alors vers les Enfants perdus rassemblés,
+promenant un regard perçant sur chacun d'eux comme pour les reconnaître.
+
+"C'était vraiment un spectacle imposant que celui de ces sauvages aux
+traits énergiques, aux bras et à la poitrine ornés de fantastiques
+peintures de guerre, roides et immobiles, la lance au poing, le tomahawk
+pendu à la ceinture à côté des trophées de victoire conquis dans le
+sentier de la guerre, leurs longs cheveux entremêlés de plumes
+éclatantes, la couverture de bison flottant sur leurs épaules."
+
+--Que mes fils ouvrent les oreilles, dit Oeil-Sanglant; un chef va
+parler.
+
+"Guerriers, depuis que votre volonté toute-puissante m'a choisi pour
+chef, votre domination n'a cessé de s'étendre dans la prairie. Les
+Enfanta perdus ne sont plus poursuivis ni traqués comme des bêtes
+fauves; ils commandent à leur tour, ils sont les rois du désert! Tous
+nos frères indiens les craignent et les respectent; toutes les tribus
+recherchent leur amitié ou du moins leur neutralité pour jouir en paix
+des territoires de chasse légués par leurs pères, et quand les visages
+pâles veulent traverser la contrée c'est à nous qu'ils payent humblement
+le droit de passage.
+
+"A qui mes fils doivent-ils ce résultat? D'abord à leur courage, puis à
+leur prudence quand ils marchent dans le sentier de la guerre. Mes fils
+sont des guerriers! Au courage de l'ours gris ils allient la prudence du
+renard: qui pourrait leur résister? Personne. Mais qui les conduit?
+Oeil-Sanglant, leur chef. Cela est-il vrai, hommes puissants?"
+
+--Oui! oui! s'écrièrent les Enfants perdus.
+
+--Mes fils conservent-ils pour Oeil-Sanglant la confiance qu'ils lui ont
+donnée?
+
+--Oui! oui! s'écrièrent encore les Indiens.
+
+--Si mes fils connaissent un guerrier plus digne que lui de les
+commander, qu'ils le prennent pour chef: je déposerai mon autorité entre
+ses mains.
+
+--Non! non! jamais! Oeil-Sanglant restera notre père.
+
+--Il sera fait comme mes fils le désirent! s'écria le sachem
+triomphant... Guerriers, quelles sont ces rumeurs que j'entends là-bas
+vers l'ouest? La brise qui passe en chantant à travers le feuillage
+apporte à mon oreille des cris de défi, de haine et de triomphe qui
+remplissent mon coeur de tristesse. D'où viennent ces rumeurs? Mes fils
+l'ignorent-ils?
+
+Le Serpent fit un pas en avant.--Elles viennent de la tribu des
+Yakangs, dit-il.
+
+--C'est vrai! rugit le sachem; elles viennent des Yakangs qui nous
+bravent, des Yakangs qui ont juré de faire des sifflets de guerre avec
+nos os!
+
+Un frémissement de colère parcourut les rangs des guerriers aux paroles
+de leur chef.
+
+--Le Wacondah veut que cela cesse, continua le chef. Il est temps que
+les Yakangs apprennent à nous connaître et à nous craindre comme les
+autres tribus du désert. Mes fils sont-ils prêts à marcher dans le
+sentier de la guerre?
+
+--Marchons! crièrent les Indiens.
+
+--C'est bien!... mes fils marcheront. La Flèche-Noire et ses guerriers
+yakangs chassent le bison sur les bords de la rivière de la Souris, à
+deux journées de leurs wigwams. A leur retour, ils ne retrouveront qu'un
+monceau de cendres que le vent dispersera!...
+
+"Guerriers, continua Oeil-Sanglant en montrant l'Américain, un visage
+pale demande à faire partie de notre famille, mes fils diront leur
+volonté. Cinq carabines peuvent trouver place dans nos rangs. Que mes
+fils décident!"
+
+Les guerriers ainsi interpellés se consultèrent pendant quelques
+instants et acquiescèrent du geste.
+
+--Les Enfants-perdus, dit Oeil-Sanglant, vous acceptent comme frère.
+
+--Merci, répondit l'Américain impassible.
+
+--Que mon frère écoute, il apprendra ses devoirs.
+
+--Parles, chef.
+
+--Mon frère jure-t-il de rester fidèle à ses nouveaux amis?
+
+--Je le jure!
+
+--Mon frère jure-t-il d'obéir aux chefs librement choisis par les
+guerriers?
+
+--Je le jure!
+
+--Mon frère sacrifiera-t-il ses intérêts personnels à ceux de tous et
+donnera-t-il non-seulement sa vie, mais encore celle de ses parents et
+de ses amis pour la tribu?
+
+--Je le jure!
+
+--C'est bien! Guerriers, apprenez vous-mêmes à notre frère le châtiment
+réservé aux traîtres.
+
+Dix Indiens, quittant les rangs entourèrent l'Américain, et lui posant
+leur couteau à scalper sur la gorge:
+
+--Celui qui aura violé son serment, dirent-ils d'une voix sombre,
+mourra, et sa langue menteuse sera jetée en pâture aux corbeaux.
+
+--Celui qui aura trahi ses frères sera attaché au poteau de torture et
+les guerriers sauront bien lui faire pousser des cris de douleur comme à
+une vieille femme peureuse.
+
+L'Américain ne sourcilla pas.
+
+--Guerriers, dit-il, vos menaces ne m'effrayent pas; mes intentions sont
+pures, ma langue n'est point menteuse. Tout ce que j'ai juré, je le
+ferai.
+
+--Mon frère fait maintenant partie de la famille des Enfants perdus,
+reprit Oeil-Sanglant conduisant l'Américain auprès de la tente, au
+milieu des chefs; comme il n'est pas encore habitué à la vie du désert,
+nous lui donnerons le nom de Novice.
+
+--Chefs, s'écria l'Américain dont le visage rayonnait, on a dû vous dire
+que j'étais entré sur vos domaines pour chercher un trésor dont seul je
+connais l'emplacement. Cela est vrai. En échange de ce que les Enfants
+perdus viennent de faire pour moi, je promets de partager
+fraternellement le trésor avec eux.
+
+--_By god!_ c'est parler, cela! s'écria le Scalpeur; voilà un vrai
+frère! Je vous avoue, Novice, que je me sens de très-grandes
+dispositions à devenir votre ami.
+
+--Guerriers, dit alors l'Oeil-Sanglant, le sentier de la guerre libre.
+Au sortir de la forêt, mes fils se partageront en quatre bandes, afin de
+cerner le village de la Flèche Noire et de l'attaquer de tous les côtés
+à la fois. Hommes puissants, souvenez-vous que vous êtes les Fils du feu
+et que vous avez juré de ne jamais faire quartier! Marchons!
+
+La troupe s'ébranla lentement et les Indiens sortirent un à un de la
+clairière.
+
+Le chef appelé le Castor fermait la marche.
+
+--Mon frère a-t-il entendu? demanda-t-il à la sentinelle qui gardait la
+porte de l'ouest.
+
+L'Indien fit un signe de tête affirmatif.
+
+--Pied-Agile a entendu.
+
+--Mon frère sait-il en quel endroit la Flèche Noire et ses guerriers
+sont allés chasser le bison?
+
+--Pied Agile le sait.
+
+--Bien! Mon frère ira trouver le grand chef yakang et lui dira qu'un ami
+l'engage à retourner de suite à son village.
+
+--Mon frère sera obéi, dit Pied-Agile.
+
+Et jetant sa lance sur son épaule disparut dans les hautes herbes.
+
+Quant au Castor, il doubla le pas et reprit sa place à la tête de ses
+guerriers, les guidant à travers les sombres dédales de la forêt.
+
+
+
+
+V.--LA SURPRISE.
+
+
+La Flèche-Noire, chef de la guerrière tribu des Yakangs, avait établi
+son village à proximité d'un cours d'eau assez considérable coupant une
+plaine immense semée de buissons, d'arbres isolés, et couverte des
+hautes herbes qui rendent fertiles les territoires de chasse. Comme tous
+les villages indiens, dit celui-ci n'offrait aucun plan régulier, chaque
+famille choisissant la place, l'arbre qu'elle jugeait à sa convenance et
+y établissait sa demeure, sorte de hutte au toit pointu, construite au
+moyen de piquets de bois et de peaux de bison bariolées de couleurs
+différentes. Vu de loin, l'ensemble de ces huttes faisait songer à une
+immense réunion de ruches éparpillées dans une forêt aux arbres rares.
+
+Au centre du village, un espace assez grand avait été laissé vide et
+formait une sorte de place circulaire autour de laquelle s'élevaient
+plusieurs huttes plus spacieuses que les autres. C'étaient d'abord les
+wigwams des principaux chefs de la tribu; puis deux constructions plus
+vastes que les autres et se faisant vis-à-vis. L'une, édifice carré
+construit en terre séchée au soleil et dure comme la pierre, était la
+loge de la médecine, antre mystérieux où le Grand-Esprit se faisait
+visible et où s'accomplissaient les mystères les plus redoutables.
+
+Le second wigwam portait deux une lance fichée sur l'extrémité du toit
+et un trophée de chevelures ennemies, indiquant que leur propriétaire
+était un des personnages les plus considérables de la tribu. Et, en
+effet, cette hutte était la demeure de la Flèche-Noire, le premier
+sachem des Yakangs.
+
+Enfin pour compléter notre rapide description, nous ajouterons qu'une
+haute palissade formée de branches d'arbres entourait le village, lui
+servant de limites et en même temps de rempart.
+
+En ce moment, le village indien offrait l'image la plus parfaite du
+calme et du bien-être que procure la paix.
+
+Le jour commençait à pâlir: le soleil descendait lentement à l'horizon,
+et ses derniers rayons, enflammant les nuages et colorant leurs bords de
+lueurs rousses, attachaient des teintes lumineuses à la cime des arbres
+et aux toits aigus des wigwams. De la plaine silencieuse, où déjà
+s'étendaient les premières ombres, montait une brume légère dont les
+ondes demi-transparentes semblaient les plis interposés d'une gaze,
+tandis que les oiseaux se hâtaient en criant vers le gîte de la nuit.
+Sur la place du village se tenaient femmes, les vieillards et les jeunes
+hommes qui n'avaient pu accompagner les chasseurs. Les plus vieux
+guerriers, groupés près des tentes, parlaient de leurs hauts faits de
+chasse ou de guerre, tout en aspirant la fumée de leur pipe. Les plus
+jeunes préparaient des armes, polissant des pointes de flèches et de
+lances, aiguisant le tranchant des haches ou taillant les peaux de bison
+pour en faire des vêtements. Les femmes tressaient les joncs en nattes
+ou préparaient la nourriture, tout en surveillant leurs enfants qui
+complètement nus, jouaient, criaient se poursuivaient et se roulaient
+dans la poussière.
+
+Sur le seuil de la demeure du chef, deux femmes étaient assises. L'une
+offrait les signes de cette vieillesse précoce qui atteint les femmes
+indiennes, esclaves autant que compagnes, bêtes de somme autant
+qu'épouses. L'autre était une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Son
+costume se distinguait par son luxe de celui des autres jeunes filles du
+village. Use composait d'une tunique de laine blanche à grandes raies
+rouges serrée à la taille par une ceinture de coquillages et laissant à
+nu les épaules et les bras, d'une sorte de jupe s'arrêtant un peu
+au-dessous du genou et entièrement formée de plumes entremêlées et
+nuancées avec un art et une patience admirables. Ses pieds étaient
+revenus de mocassins en cuir, retenus par des bandelettes incrustées de
+coquillages comme la ceinture et s'entrecroisant jusqu'au milieu de la
+jambe.
+
+Quelques plumes implantées parmi les longues tresses d'ébène de sa
+chevelure et formant diadème autour du front complétaient l'habillement
+de la jeune Indienne.
+
+Ces deux femmes, auxquelles les habitants du village témoignaient le
+plus grand respect, étaient l'Abeille et Fleur-de-Printemps, femme et
+fille de la Flèche-Noire.
+
+--Qu'a donc ma fille? dit tout à coup l'Abeille en attirant
+Fleur-de-Printemps vers elle; son front est triste et songeur.
+
+--Fleur-de-Printemps pense à son père, répondit la jeune fille, et son
+coeur est vaincu par la tristesse. Quand reviendra le sachem?
+
+--La Flèche-Noire est un chef puissant, reprit orgueilleusement
+l'Abeille; sa présence m'inonde de lumière, mais je suis fière de son
+absence en pensant aux exploits qu'il accomplit à cette heure avec ses
+jeunes gens au bord des lacs.
+
+--Le désert est plein d'ennemis des Yakangs; ma mère ne le sait-elle
+pas?
+
+--L'Abeille le sait; mais nul guerrier ne sera hardi pour braver un chef
+aussi redoutable que la Flèche-Noire. Que ma fille ne soit plus triste:
+dans deux jours, son père sera revenu.
+
+--Hélas! ma mère ignore qu'hier, à pareille heure, j'ai vu le corbeau
+s'envoler vers l'ouest en croassant...?--Ma fille dit-elle vrai?
+demanda l'Abeille en tressaillant.
+
+--Mes yeux ont suivi longtemps dans l'air les oiseaux de mauvais augure,
+et alors une voix me disait à l'oreille qu'un malheur planait sur le
+sachem.
+
+--Fleur-de-Printemps a dit vrai, fit un vieillard qui, passant sur la
+place, avait entendu les derniers mots de la jeune fille; heureusement
+notre sorcier a vu, lui aussi, les oiseaux de mauvais augure et, toute
+la nuit, enfermé dans la loge de la médecine, il a conjuré le
+Grand-Esprit de veiller toujours sur ses enfants rouges les
+Iroquois-Yakangs.
+
+--Le Grand Esprit s'est-il laissé fléchir?
+
+--Nul ne le sait encore, car le sorcier est invisible, répondit le
+vieillard en s'éloignant.
+
+L'abeille réfléchit un instant.
+
+--Notre sorcier réussira, dit-elle tout à coup; le Wacondah lui a donné
+une grande puissance.
+
+--Je le crois, répondit la jeune fille, et cependant Fleur-de-Printemps
+tremble encore.
+
+La vieille Indienne jeta un regard indéfinissable sur sa fille; puis,
+l'attirant sur ses genoux:
+
+--Je connais le motif de la crainte de Fleur-de-Printemps, dit-elle en
+souriant d'un air mystérieux.
+
+--L'absence de son père...
+
+--Autre chose encore, fit l'Abeille en secouant la tête.
+
+--Que ma mère s'explique; je ne la comprends pas.
+
+--Fleur-de-Printemps n'est plus un enfant; à son âge, j'écoutais avec
+complaisance la voix mélodieuse du petit oiseau qui chantait dans mon
+coeur. Ma fille n'est-elle pas de même?
+
+--Que veut dire ma mère?
+
+--Parmi les guerriers de notre tribu, n'en est-il pas un dont le nom
+fasse tressaillir de joie le coeur de ma fille?
+
+--Tous les Yakangs sont braves, dit la jeune fille avec un accent plein
+de fierté.
+
+--N'en est-il pas un que ma fille ait remarqué parmi tous les autres?
+
+--Non.
+
+--Aucun d'eux ne lui a dit qu'il la trouvait belle?
+
+--Non.
+
+--Fleur-de-Printemps se trompe. Elle est trop belle pour qu'un guerrier
+ne soit pas heureux de lui offrir la première place dans son wigwam. Les
+yeux de ma fille sont encore fermés; un jour ils s'ouvriront.
+
+--Ma mère a raison, dit la jeune fille en rougissant; un guerrier
+voudrait partager son wigwam avec Fleur-de-Printemps.
+
+--L'Abeille sait lire dans le coeur de sa fille... Et comment se nomme
+ce guerrier?
+
+--Fleur-de-Printemps l'ignore: il n'appartient pas à la tribu des
+Yakangs.
+
+--Quel Indien est assez hardi pour oser lever les yeux sur la fille d'un
+chef?
+
+Fleur-de-Printemps garda le silence.
+
+--Est-il jeune?
+
+--Fleur-de-Printemps ne le sait pas davantage; elle ne l'a jamais vu...
+
+L'Abeille regarda sa fille avec étonnement.
+
+--Que ma fille s'explique, dit-elle, car à mon tour je ne la comprends
+pas.
+
+La jeune fille baissa la tête et sembla se recueillir pendant quelques
+instants.
+
+--Que ma mère ouvre les oreilles, dit-elle tout à coup, je vais lui
+montrer le fond de mon coeur.
+
+"Il y a déjà quelques lunes, j'errais par la prairie en dehors du
+village, écoutant la douce chanson des oiseaux et les voix qui sortent
+du fleuve. Le soleil, protecteur de notre race, brillait au ciel et
+embrasait l'atmosphère. Bientôt accablée par la chaleur suffocante, je
+dus m'asseoir à l'ombre d'un buisson d'églantiers, où je ne tardai pas à
+tomber dans cet état de somnolence qui n'est plus la veille, mais n'est
+pas encore le sommeil. Combien de temps restai-je ainsi? Je ne sais.
+Tout à coup il me sembla entendre un faible bruit auprès de moi, mais si
+faible qu'il arrivait à peine à mon oreille. Je crus rêver et n'ouvris
+pas les yeux, bientôt une voix douce comme la brise qui joue dans le
+feuillage s'éleva au centre du buisson qui me protégeait, chantant sur
+un air plaintif:"
+
+ O toi qui sans crainte repose
+ Sous l'ombrage que font les roses
+ Abritant ton front abattu,
+ Me connais-tu?
+
+ Pour voir encore ton doux visage,
+ Jeune fille, vers ton village
+ Je suis entraîné par mon coeur,
+ Je te vois jouer sur la mousse
+ Et j'écoute ta voix plus douce
+ Que celle de l'oiseau moqueur.
+
+ Lorsque tu cours dans la prairie,
+ Ton pied rase l'herbe fleurie
+ Plus léger qu'une aile d'oiseau;
+ Dans les sentiers tu vas, tu passes,
+ Sans jamais laisser plus de traces
+ Que le castor au sein des eaux.
+
+"Tout à coup la voix s'interrompit brusquement: une exclamation
+gutturale de colère se fit entendre. Je me réveillai en sursaut, croyant
+avoir rêvé".
+
+--Eh bien? dit l'Abeille.
+
+--Fleur-de-Printemps n'avait pas rêvé. Sa tête et sa poitrine étaient
+couvertes de ces jolies fleurs bleues qui croissent au bord des eaux et
+qu'une main invisible avait répandues sur elle pendant son sommeil.
+
+--Et ma fille ne chercha pas à savoir de qui lui venaient ces fleurs?
+
+--Si, mais Fleur-de-Printemps examinant attentivement la plaine ne vit
+rien qu'un mouvement d'ondulation parmi les herbes de la prairie.
+
+--Et que fit ma fille?
+
+--Fleur-de-Printemps est une Indienne et la fille d'un chef; son coeur
+est brave et son oeil est perçant En examinant attentivement le pied du
+buisson qui lui avait servi d'abri, elle découvrit la piste de deux
+hommes, l'un se dirigeant vers le sud, l'autre vers l'ouest.
+Fleur-de-Printemps, prenant la mesure des empreintes, reconnut qu'elles
+avaient été faites par des pieds indiens.
+
+--Ma fille sait-elle à quel tribu ces Indiens appartiennent?
+
+--Oui! répondit Fleur-de-Printemps après quelques instants d'hésitation.
+
+--Veut-elle me le dire?
+
+--A la tribu des Enfants perdus.
+
+L'Abeille se leva d'un bond l'épouvante peinte sur le visage.
+
+Au même instant, la porte de la loge de la médecine s'ouvrait avec
+fracas et le vieux sorcier, les vêtements en désordre, les cheveux
+hérissés, l'oeil brillant de fièvre et d'insomnie, s'élançait sur la
+place en faisant des gestes de désespoir.
+
+--Aux armes, fils des Iroquois-Yakangs! cria-t-il d'une voix stridente,
+un grand danger vous menace!
+
+Ce cri fit l'effet d'un coup de foudre au milieu de la population si
+tranquille du village. En un clin d'oeil, hommes, femmes, enfants furent
+groupés sur la place, interrogeant anxieusement le vénérable vieillard.
+
+--J'ai vu les corbeaux voler vers l'ouest, disait le sorcier d'un air
+égarée. Fasse le Grand-Esprit que la Flèche-Noire et ses guerriers
+prenant l'heure du retour!
+
+A peine ces paroles étaient-elles prononcées qu'une grande clameur,
+Se levant de derrière les palissades qui entouraient le village, vint
+jeter l'épouvante dans le coeur des Yakangs.
+
+--Trahison!... C'est le cri de guerre des enfanta perdus! s'écria le
+sorcier; la Flèche-Noire, notre chef, nous manque; serons-nous vaincus?
+Guerrier, les! Yakangs sont des braves; montrons aux voleurs du désert
+que les Iroquois ne sont pas de vieilles femme peureuses et qu'ils
+savent mourir en braves?
+
+Il y eut d'abord un moment de confusion inexprimable: les femmes et les
+enfants couraient en tous sens, cherchant un abri. Les hommes, vieux
+guerriers pour la plupart et habitués de longue date à ces surprises,
+s'élançaient vers leurs huttes pour saisir leurs armes et revenaient se
+mettre sous les ordres du sorcier, qui, en l'absence du sachem, servait
+de chef à la tribu.
+
+Le plan de défense fut bientôt fait.
+
+Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous se mettent à l'oeuvre. En un
+clin d'oeil, par les ordres du sorcier, une vingtaine de wigwams des
+guerriers absents sont renversés et leurs débris servent à former un
+solide retranche autour de la loge de la médecine. Les hommes les plus
+jeunes de la tribu s'échelonnent en avant de cette espèce de barricade
+avec mission d'en défendre l'approche. Si l'ennemi parvient à franchir
+cet obstacle, il viendra se heurter, au pied même du retranchement,
+contre le reste des hommes valides placés en réserve. Enfin les
+vieillards et ceux que les graves blessures reçues à la guerre ont
+rendus impropres au service des armes forment le dernier corps,
+barrière, hélas! bien faible si l'ennemi parvient à franchir les deux
+autres. Dans la loge de la médecine, le sorcier fait entrer les femmes
+et les enfants des principaux chefs; mais nulle prière ne peut décider
+l'Abeille à suivre l'exemple de ses compagnes.
+
+--L'Abeille est forte et courageuse, dit l'Indienne; elle est la femme
+d'un chef, elle se défendra!
+
+Et, brandissant une hache de guerre de son époux, elle va se placer au
+premier rang des guerriers.
+
+--Hommes vaillants, dit alors le sorcier, que chacun de vous fasse son
+devoir et qu'il montre aux brigands des prairies que les Yakangs ne sont
+pas des chiens craintifs!... Souvenez-vous que le brave frappé sur le
+sentier de la guerre est conduit par le Grand-Esprit dans les prairies
+bienheureuses, où il pourra chasser le bison pendant des milliers de
+lunes.
+
+Le discours du sorcier fut brusquement interrompu par un craquement de
+mauvaise augure, suivi d'une formidable clameur. La palissade servant de
+rempart s'était brisée sous les efforts répétés des Enfants perdus
+faisant irruption et poussant leur cri de guerre bien connu des Indiens.
+
+La première attaque des assaillants ne fut pas heureuse. Les Yakangs
+placés en avant du retranchement, comprenant que le salut de la tribu
+reposait sur leur courage seul, attendirent de pied ferme le choc de
+leurs ennemis. Droits, immobiles comme des statues de bronze, l'arc
+bandé, ils les laissent s'approcher; puis, quand ils ne sont plus qu'à
+quelques pas, ils font pleuvoir sur eux une grêle de flèches qui forcent
+les ennemis à reculer en désordre.
+
+Trois fois les Enfants perdus reviennent à la charge; trois fois ils se
+voient forcés de reculer devant ces ennemis impassibles et
+inébranlables.
+
+L'Oeil-Sanglant, les traits enflammés par la colère, rallie de nouveau
+ses compagnons.
+
+--Lâches, dit-il d'une voix tonnante, vous n'êtes pas des guerriers! Les
+femmes et les vieillards des Yakangs devraient laisser leurs armes et
+vous chasser à coups de fouet comme des chiens peureux.
+
+--Oach! dit un guerrier, mon père est sévère pour ses enfants. Ses
+enfants vont lui prouver qu'il a tort.
+
+L'Oeil-Sanglant appelle alors autour de lui les chef des différents
+détachements de sa petite armée et leur donne quelques ordres à voix
+basse; puis son cri de guerre devient le signal d'une nouvelle attaque.
+
+Les assiégés comprennent que la partie décisive va se jouer et que,
+s'ils parviennent à repousser de nouveau leurs ennemis, ceux-ci ne
+reviendront plus à la charge.
+
+Le choc est terrible, L'Oeil-Sanglant et le Scalpeur, à la tête de leurs
+guerriers, se précipitent comme des bêtes fauves! sur les Yakangs, qui,
+la lance en arrêt, leur présente une barrière infranchissable. Malgré
+des prodiges de valeur, les Enfants perdus vont, sans doute, se voir
+forcés de reculer, lorsque plusieurs coups de carabines retentissent.
+C'est la bande du Novice, qui, d'après les ordres de l'Oeil-Sanglant,
+s'est portée sur la gauche du retranchement et, prenant les Yakangs en
+écharpe, ouvre sur eux, un feu roulant.? A cette attaque meurtrière à
+laquelle ils ne peuvent faire face, un certain désordre commence à se
+manifester dans les rangs des défenseurs de la tribu. Ils se voient
+forcés de reculer à leur tour, puis de se mettre ù l'abri derrière le
+retranchement.
+
+--Chef, dit tout à coup le Scalpeur, où donc avez vous le Castor?
+
+--Le Castor se bat, dit l'Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils.
+
+--Vous croyez?... Il ne fait pas beaucoup de bruit.
+
+--Il est prudent.
+
+--Hum! prudent, c'est bientôt dit!... Enfin je veillerai; ce n'est pas
+le moment de discuter.
+
+--Oach! dit l'Oeil-Sanglant à sa troupe, les Yakangs fuient devant nous.
+Poursuivez ces lâches et chacun de vous pourra montrer avec orgueil les
+nombreuses chevelures qu'il aura conquises aujourd'hui. En avant!
+Derrière ce rempart, vous trouverez des femmes que vous pourrez amener
+dans vos wigwams pour préparer votre nourriture. Quant à moi, guerriers,
+mon choix est fait: les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon
+coeur comme les étoiles du Wacondah.
+
+--Ma fille n'est point faite pour habiter la hutte d'un chien des
+prairies comme toi! s'écria l'Abeille d'une voix retentissante.
+
+Et s'avançant à la rencontre de Oeil-Sanglant elle fit tournoyer son
+tomahawk pendant une seconde, puis le lança de toute sa force contre
+l'Indien.
+
+Mais celui ci était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita l'arme
+meurtrière, qui alla briser la tête d'un Enfant perdu placé derrière
+lui. Devenant agresseur à son tour, Oeil-Sanglant se rua comme une bête
+fauve sur l'Abeille désarmée, l'étreignit dans ses bras puissants et la
+terrassa.
+
+C'en était fait de l'Indienne. Déjà sa chevelure était menacée par le
+terrible couteau de son ennemi, lorsqu'un tomahawk lancé avec une
+adresse inouïe vint briser l'arme dans la main de l'Oeil Sanglant.
+
+Celui ci poussa une exclamation de colère et tourna les yeux du côté
+d'où le coup était parti.
+
+--Le Castor! murmura t-il; c'est lui! Un jour sa chevelure ornera mes
+mocassins et ses os me serviront de sifflet de guerre.
+
+Mais le mouvement qu'il avait fait avait suffi à l'Abeille pour se
+dégager, et, preste comme une biche poursuivie par les chasseurs, elle
+escalada le retranchement et se réfugia auprès de sa fille, dans la loge
+de la médecine.
+
+Les Enfants perdus s'élancent sur sa trace et essayent de monter à
+i'assaut. Mais les Yakangs, combattant avec le courage du désespoir et
+ayant pour eux la supériorité de la position, les forcent à reculer.
+
+Tout à coup un cri de guerre retentit derrière le retranchement et une
+grande lueur illumine la nuit. C'est le Serpent qui a conçu un plan
+diabolique pour vaincre la résistance de l'ennemi. Tournant la position,
+il jette adroitement quelques torches enflammées sur le retranchement,
+lequel, composé en grande partie des piquets de bois des wigwams, prend
+feu en un clin d'oeil.
+
+A cette vue, le découragement gagne les Yakangs: ils comprennent que
+leur défaite n'est plus qu'une question de temps. Plusieurs d'entre eux,
+avec la témérité du désespoir, tentent une sortie par un point du
+retranchement que le feu n'a pas encore envahi et essayent de se faire
+jour à travers les rangs ennemis. Mais ils se voient refoulés au milieu
+du cercle de flammes.
+
+Les Enfants perdus, jugeant leur victoire certaine, entonnent leur
+chanson de guerre et exécutent la danse du scalp autour du brasier. La
+lueur des flammes découpe dans la nuit leurs silhouettes grimaçantes,
+qui passent et repassent, semblables à une bande de démons.
+
+Tout à coup un son étrange, grave, prolongé, analogue à celui que les
+bergers des Alpes tirent de leur corne de boeuf, s'élève à une
+soixantaine de pas du théâtre de la lutte.
+
+En même temps trois coups de feu retentissent, auxquels répondent trois
+cris de douleur et de rage. Le Scalpeur et le Serpent s'affaissent,
+mortellement trappés; le bras gauche de l'Oeil Sanglant retombe inerte,
+fracassé par une balle.
+
+--Courage! braves Yakangs crie alors une voix retentissante, courage!
+les amis viennent!
+
+Et trois nouveaux coups de feu abattent encore trois des assaillants.
+
+--Le Marcheur! s'écrièrent les Enfants perdus avec un accent de rage
+mêlé de crainte.
+
+--Notre frère disent les Yakangs.
+
+Et ce secours inespéré relevant leur courage, ils se forment en colonne
+serrée, prêts à fondre sur les Enfants perdus.
+
+
+
+
+VI.--LA POURSUITE NOCTURNE.
+
+
+Pour faire comprendre l'arrivée si pleine d'à-propos du Marcheur et de
+ses nouveaux amis, il nous faut faire quelques pas en arrière et
+retourner à la hutte du trappeur.
+
+--La Flèche-Noire ou le sorcier de sa tribu pourra seul vous renseigner,
+avait dit le Marcheur à Raoul; je vous guiderai vers le village de mes
+frètes les Indiens.
+
+En effet, le lendemain de cette conversation, au point du jour, le
+Marcheur secouant assez rudement ses hôtes:
+
+--Holà! monsieur de Valvert! Holà! monsieur Thémistocle! debout et en
+route!
+
+Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et une heure après les
+trois amis marchaient dans la plaine en se dirigeant vers l'ouest.
+
+--Martin, avait dit le trappeur à son ours avant de partir, Martin, je
+m'en vais et ne sais combien durera mon absence. Garde bien ma maison
+pendant ce temps-là, et, si tu as faim, fais briller tes talents de
+chasseur! Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage...
+
+Et l'intelligent animal, comprenant sans doute l'importance de sa
+mission, s'était assit gravement sur le seuil de la hutte, suivant d'un
+oeil mélancolique son maître qui s'éloignait.
+
+Les premières heures de marche furent silencieuses. Le Marcheur, se
+souvenant de sa récente attaque, avait fait prendre à ses compagnons la
+file indienne et inspectait minutieusement les environs. Chaque touffe
+de hautes herbes, chaque roche, chaque arbre était exactement interrogé
+par lui.
+
+--Pardieu! dit tout à coup le marquis, si nous marchons ainsi nous
+n'arriverons jamais. A quoi bon toutes ces lenteurs?
+
+--A sauver peut-être notre vie et, à coup sûr, notre chevelure, dit le
+trappeur. Quand on marche dans le désert, il ne faut jamais laisser rien
+de suspect derrière soi.
+
+Cependant, comme malgré la minutie de ses recherches il n'apercevait
+rien de suspect, le trappeur finit par se relâcher un peu de sa
+surveillance, et après la halte du déjeuner les trois hommes marchaient
+de front, le fusil nous le bras et causant gaiement pour abréger la
+longueur de la route.
+
+--Vous croyez que les Indiens nous recevront amicalement? demanda Raoul.
+
+--J'en suis sûr; sans cela, je n'irais pas moi-même, de gaieté de
+coeur, vous jeter dans la gueule du loup.
+
+--Cependant j'ai bien souvent entendu citer la haine invétérée que les
+Indiens ont conservée pour les blancs, et les affreuses tortures qu'ils
+savent infliger à ceux de notre race qui ont le malheur de tomber entre
+leurs mains.
+
+--Il y a du vrai là-dedans. Les Peaux-Rouges sont passés maîtres en fait
+de supplices, et Us font de préférence briller leur talent sur les
+blancs. Mais rien de semblable n'est à craindre. Les Yakangs connaissent
+et pratiquent le dicton: "Les amis de nos amis." Or non-seulement je
+suis leur ami, mais je suis encore frère d'adoption de leur grand chef,
+la Flèche-Noire, qui est bien le plus brave guerrier que la terre ait
+jamais porté.
+
+--Par quel concours de circonstances les Indiens furent-ils amenés à
+vous admettre dans leurs rangs?
+
+--C'est toute une histoire, et si cela peut vous être agréable je vais
+vous la conter pour charmer l'ennui de notre route.
+
+--Parlez, mon ami! nous tommes tout oreilles.
+
+--Il y a une dizaine d'années, commença le Marcheur, l'hiver dans ces
+parages, était extrêmement rude: une neige profonde de cinq ou six pieds
+s'étendait comme un immense suaire sur toute la prairie, qui présentait
+l'aspect d'une vaste mer blanche, sans flots et sans ondulations. Par
+suite de diverses circonstances dont l'explication n'aurait aucun
+intérêt pour vous je me trouvais presque enfoui dans ma hutte, sans
+provisions d'hiver. La position était critique. Sortir, c'était
+s'exposer à sombrer dans cette mer de glace; rester, c'était la famine
+et une mort inévitable. Après avoir mûrement réfléchi, entre deux
+dangers, je choisis le moindre. M'équipant en guerre, chaudement
+enveloppé dans deux fourrures d'ours et chargé de mes dernières
+provisions, je me mis en route. J'étais muni de deux paires de
+raquettes, sortes de grands patins en bois qui devaient me servir à
+glisser sur la glace et m'empêcher d'enfoncer dans les endroits où la
+neige était encore molle.
+
+"Hélas! je me convainquis bientôt que, malgré ma bonne carabine et mon
+expérience, je n'atteindrais aucun animal. Comment chasser au milieu
+d'une plaine blanche, unie, à perte de vue, où le gibier vous aperçoit
+et vous évente d'une lieue? De temps en temps je voyais l'élever hors de
+portée de maigres coqs de bruyère ou passer comme un ouragan à l'horizon
+un cerf, un daim, un élan, poursuivis par une bande de loups. Je les
+contemplais tristement en me disant:
+
+"--Voilà mon souper qui passe!"
+
+"Je vécus ainsi les deux premiers jours, bivaquant au milieu de la glace
+et économisant le plus possible les maigres provisions qui me restaient.
+Mais le découragement me gagnait; le froid m'envahissait. Enfin dans la
+matinée du troisième jour, les masses brunes de la forêt réapparurent à
+l'horizon. Cette vue me ranima un peu.--Si la forêt ne me fournissait
+pas de nourriture, au moins elle me fournirait du feu.
+
+"Comme j'en approchais, j'entendis des hurlements prolongés et je vis
+une bande de loups qui entraient sous bois.
+
+"--Bon! me dis-je, ces animaux sont comme moi, ils ont faim, ils
+chassent... S'ils étaient assez aimables pour m'inviter à dîner..."
+
+"Un peu ragaillardi par ces pensées, j'entrai dans la forêt, guidé par
+les hurlements. Mes pressentiments ne m'avait pas trompé. Toute la
+bande des animaux affamés rôdait autour d'une _cour de cerfs wapitis_."
+
+--Qu'appelez-vous une _cour de cerfs wapitis_?
+
+--C'est juste, monsieur le marquis, j'oubliais que vous n'êtes encore
+qu'un chasseur novice des prairies. Nous appliquons ici le mot de cour
+non-seulement aux wapitis, mais aussi aux élans.
+
+"Vous comprenez sans peine, et vous verrez encore mieux dans quelques
+mois, que l'hiver dans ce pays est une triste saison non-seulement pour
+l'homme, mais encore pour les animaux carnassiers de toutes espèces. A
+cette époque maudite, la nourriture devient rare, la faim se fait
+cruellement sentir; aussi voit-on d'immenses troupes de loups poursuivre
+en tous sens à travers la prairie le daim, le cerf, l'élan, le boeuf
+musqué et quelques bisons séparés du reste du troupeau.
+
+"Tant que la neige gelée forme une croûte assez solide pour le
+supporter, le wapiti n'a pas grand'chose à craindre de ses ennemis: la
+légèreté de ses pieds suffit à lui sauver la vie, et d'ailleurs, acculé,
+il sait fort bien se défendre avec ses bois redoutables Mais quand la
+croûte de glace s'amincit la situation change. L'animal chassé ne peut
+plus fuir, car, à chaque pas qu'il fait, la glace se brisant, il enfonce
+dans la neige jusqu'au ventre; tandis que ses ennemis, d'un poids
+beaucoup moindre, courent sans danger sur la croûte fragile.
+
+"Nécessité est mère de l'industrie, dit on: le wapitis et les élans, qui
+me font l'effet de raisonner tout aussi bien que vous et moi, n'ont pas
+tardé h reconnaître la justesse de ce proverbe, et à le mettre en
+action. C'est ainsi qu'ils ont réussi à se garer des atteintes des loups
+d'une façon assez remarquable.
+
+"Une troupe de wapitis ou d'élans choisit, dans le bois un peu clair, un
+terrain convenable, de cinq à six milles de circonférence, et y piétine
+la neige jusqu'au point de former une surface assez solide pour les
+porter et leur fournir en même temps une retraite sûre. Tout l'espace
+n'a pas été réduit à un niveau I uniforme; les animaux ont seulement
+piétiné la neige en dessinant un réseau de sentiers qu'ils parcourent à
+leur aise et autour desquels s'élève un véritable retranchement qui
+monte aussi haut que leur tête. Il résulte de cet ensemble de travaux
+une sorte de forteresse appelée cour, dans laquelle les loups n'osent
+pas les attaquer. Le cerf s'y trouve tellement en sûreté que pour rien
+au monde il ne se hasarderait à quitter la cour qu'il s'est construite
+avec ses camarades.
+
+"C'était au pied d'un emplacement semblable que les hurlements des loups
+m'avaient conduit. Jugez de ma joie lorsque, montant sur un des plus
+grands arbres comme sur un poste d'observation, j'aperçus devant moi
+dans les mille sentiers de la cour une troupe d'une quinzaine de wapitis
+regardant d'un oeil narquois les loups qui ne cessaient de rôder autour
+d'eux.
+
+"Ma bonne carabine entonna alors sa grande chanson et elle chanta juste,
+car en moins d'une demi-heure quatre wapitis gisaient sans vie sur la
+terre ensanglantée.
+
+"Je cessai le feu,--j'ai toujours évité de tuer les bêtes du bon Dieu
+sans nécessité,--et je descendis de l'arbre. Quelques nouveaux coups de
+carabine me débarrassèrent des loups, qui s'éloignèrent à une distance
+d'environ cinq cents pas.
+
+"Je commençai par rassembla autour de moi les victimes que j'.avais
+faites. Mais comment les rapporter à ma hutte? Au premier moment, le
+problème me parut insoluble, mais une réflexion plus approfondie
+m'indiqua un moyen, celui de construire avec des branches d'arbres une
+sorte de traîneau à l'aide duquel je pourrais sans trop d'efforts
+transporter mes nouvelles provisions. Le bois ne manquait pas autour de
+moi; je me mis immédiatement à l'oeuvre.
+
+"Ma besogne avançait rapidement; déjà j'entrevoyais le moment où
+j'allais poser la dernière pièce, lorsque tout à coup un bruit lointain
+attira mon attention.
+
+"--Hein? pensai-je; qui vient là?"
+
+"Collant mon oreille contre le sol, j'entendis distinctement! les pas de
+plusieurs chevaux résonnant sur la terre gelée.
+
+"Je vous ai déjà dit maintes fois que dans le désert l'approche d'un
+homme vivant est toujours regardée d'un mauvais! oeil, car
+quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le nouvel arrivant est un ennemi.
+_Homo homini lupus_ est une maxime profondément gravée dans l'esprit du
+trappeur et du coureur des bois.
+
+"Une minute après, je savais à quoi m'en tenir. Une bande d'une
+quinzaine d'écumeurs du désert se disposait à entrer sous bois.
+
+"L'arrivée de cette troupe de cavaliers me causa d'autant plus d'émotion
+que plus d'une fois déjà j'avais eu affaire aux écumeurs du désert et
+que j'avais de fortes raisons pour croire qu'ils ne me tenaient pas en
+odeur de sainteté. Un instant je fus tenté de fuir avant d'être
+découvert. Mais il m'aurait fallu abandonner mes wapitis, perdre mes
+précieuses provisions d'hiver... Bref, je montai sur un pin blanc
+gigantesque, et me glissai parmi ses branches chargées de flocons de
+neige durcie, résolu à attendre les événements.
+
+"J'étais à peine depuis dix minutes installé sur mon observatoire que
+déjà les cavaliers apparaissaient à la lisière du bois, et que les
+loups, auxquels je ne songeais plus, commençaient leur oeuvre de
+destruction. Ces malignes bêtes, comprenant sans doute mon impuissance,
+se jetèrent en furieuses sur mes cerfs, et là, sous mes yeux, les
+dévorèrent à belles dents. Je tremblais de colère; mais que faire?
+j'étais lié, condamné au silence et à l'immobilité la plus absolue; le
+moindre signe de vie m'eût mis immédiatement au pouvoir de mes ennemis
+mortels.
+
+"Cependant la troupe avançait toujours, se dirigeant en droite ligne
+vers l'endroit où je me trouvais. Bien que la nuit fût déjà tout à l'ait
+venue, les rayons de la lune, réfléchis par la blancheur de la neige, me
+permirent d'apercevoir un Indien, les mains liées derrière le dos, au
+milieu de ses ennemis à cheval. Bientôt, la troupe se rapprochant, je
+reconnus l'Indien. C'était la Flèche-Noire, grand chef de la tribu des
+Yakangs.
+
+"A cette époque déjà, la Flèche-Noire n'était pas un inconnu pour moi.
+Maintes fois je l'avais rencontré dans le désert, mais sans cependant me
+lier d'amitié avec lui; nous avions simplement échangé quelques rapports
+de politesse; nous ne nous recherchions pas, nous ne nous fuyions pas;
+en un mot, nous étions indifférents l'un à l'autre. Cependant, en le
+voyant dans cette position et en songeant aux affreux supplices que ses
+ennemis ne manqueraient pas de lui infliger, je me sentis ému de pitié,
+et un instant je fus sur le point d'abandonner mon abri et d'essayer de
+le défendre. Heureusement pour moi, et aussi pour lui, la prudence me
+retint.
+
+"La troupe, continuant toujours à s'avancer, se trouva bien tôt à une
+trentaine de pas de mon arbre.
+
+"--Halte! dit alors celui qui paraissait la commander; ce lieu me semble
+propice pour établir notre camp."
+
+"Les pirates obéirent. Les chevaux furent dessellés et entravés, un
+grand feu fut allumé, auprès duquel, après le repas, les cavaliers se
+couchèrent, les pieds à la flamme et roulés dans leurs manteaux.
+
+"--Quant à toi, chien de Peau-Rouge, dit le chef en cinglant l'Indien
+d'un coup de fouet, couche-toi là et dors. N'oublie pas qu'au moindre
+mouvement je te brûle la cervelle!..."
+
+"A cette insulte gratuite, je vis la Flèche-Noire tressaillir.
+Cependant, refoulant dans son coeur les sentiments qui l'agitaient, il
+obéit sans prononcer une parole.
+
+"Livré à de profondes méditations, je restai pendant plus d'une heure
+immobile sur mon perchoir. Puis, lorsque je me fus bien assuré que tous
+les pirates dormaient, à l'exception de la sentinelle placée à quelques
+pas du brasier, je me hasardai à descendre avec des précautions
+infinies.
+
+"J'avais formé mon plan. Le chef des Yakangs m'intéressait, et je
+n'étais pas fâché de jouer un tour à mes ennemis les pirates.
+
+"Une fois à terre, mon _bowie-knife_ entre les dents, je m'allongeai
+sur la glace, et, m'aidant des mains et des genoux, je me mis à ramper
+comme un reptile, dans la direction de l'Indien.
+
+"J'étais déjà à cette époque un vieux routier des prairies et je
+connaissais à fond toutes les précautions à prendre en pareil cas. Vous
+en aurez une idée quand vous saurez qu'il me fallut plus d'une grande
+demi-heure pour franchir les trente pas qui me séparaient du but. Je
+réussis: nul bruit ne décela ma présence; l'Indien lui-même, dont les
+sens sont si développés, n'entendit rien.
+
+"--Que le chef écoute, dis-je d'une voix faible comme un souffle; un ami
+est derrière lui.
+
+"Malgré la surprise qu'il dut certainement éprouver, la Flèche-Noire ne
+fit aucun mouvement.
+
+"--Je couperai ses liens, continuai-je; le chef chaussera mes souliers
+de neige et fuira."
+
+"Passant mon couteau sous le corps de l'Indien, je coupai ses liens;
+puis, faisant un détour et m'approchant de la sentinelle, je lui
+assénai, au moment où elle s'y attendait le moins, un certain coup de
+poing de ma façon entre les deux oreilles, qui l'étendit complètement
+étourdie sur le sol.
+
+"Déjà la Flèche-Noire était à mes cotés: d'une main il brandissait son
+couteau à scalper, de l'autre une chevelure sanglante.
+
+"--La Flèche-Noire est un guerrier, me dit-il à voix basse; il sait
+venger ses injures!"
+
+"Je compris que le chef des pirates venait de payer de la vie son
+malencontreux coup de fouet.
+
+"--Qui va là?" s'écria tout à coup l'un des bandits en se soulevant sur
+le coude.
+
+"Au lieu de répondre, la Flèche-Noire et moi primes notre course de
+toute la vitesse de nos jambes.
+
+"--Tout le monde debout! hurla le pirate. Le prisonnier s'est enfui!...
+Il a tué notre capitaine!"
+
+"En un clin d'oeil, la bande fut sur pied,--à l'exception toutefois de
+son capitaine mort et de la sentinelle assommée,--et nous salua par une
+décharge générale; heureusement la précipitation et l'obscurité firent
+dévier les balles.
+
+"--Vous êtes blessé, chef? dis-je en voyant l'Indien tressaillir.
+
+"--Marchons!" fit la Flèche-Noire sans répondre directement.
+
+"Alors, au milieu de cette plaine glacée, éclairée seulement par les
+blafards rayons de la lune, commenta une course désordonnée que
+l'imagination peut à peine retracer. Emportés par notre élan, nous
+glissions comme des ombres fantastiques et avec une vitesse sans cesse
+croissante, poursuivis par le galop sonore des chevaux de nos ennemis.
+
+"Combien de temps dura cette course, je l'ignore. Mes oreilles
+tintaient, la respiration me manquait, tout tourbillonnait devant moi:
+j'étais comme un homme ivre, et cependant il me semblait que nous
+gagnions de l'avance, car les pas des chevaux s'affaiblissaient derrière
+nous.
+
+"Tout à coup je vois l'Indien ralentir sa course, puis s'affaisser sur
+le sol comme une masse inerte.
+
+"Un cri de triomphe retentit. Ne pouvant rn'arrêter subitement, je
+reviens sur mes pas en faisant un circuit, et je vois un pirate arriver
+à bride abattue et prêt à faire subir à la Flèche-Noire la peine du
+talion.
+
+"Par bonheur, ma carabine était chargée, l'ar un effort surhumain, je
+parviens à maîtriser le tremblement qui m'agite, et visant le cheval à
+la tête, je presse la détente.
+
+"Cheval et cavalier roulent sur la glace.
+
+"--Etes-vous blessé, chef? dis-je alors à l'Indien.
+
+"--Oui, répond faiblement la Flèche-Noire. Je suis atteint de deux
+balles et je ne puis plus marcher. Que mon frère parte et me laisse
+mourir; voici les pas de nos ennemis qui se rapprochent.
+
+"--Vous laisser mourir, allons donc? Ces briqands n'auront pas encore
+votre chevelure cette fois-ci. Laissez-moi faire!"
+
+"Prenant la Flèche-Noire sur mon épaule, je continuai à fuir après avoir
+rechargé ma carabine.
+
+"--Nos ennemis sont loin, me dit le chef des Yakangs; ils ne peuvent
+nous voir. Que mon frère change de route et qu'il se dirige vers
+l'ouest: il se rapprochera de mon village et il fera perdre ses traces."
+
+"Ce conseil fut immédiatement suivi par moi. J'entendis le galop des
+chevaux passer à cinq cents pas vers la gauche, puis s'éteindre peu à
+peu dans l'éloignement. Nos traces étaient perdues... nous étions
+sauvés!
+
+"Le lendemain, au point du jour, chargé de mon précieux fardeau,
+j'arrivai au village de: Yakangs.
+
+--Je ne vous décrirai pas la réception que ces braves gens me firent:
+vous en aurez un échantillon dans quelques jours.
+
+"Lorsque le chef eut raconté la manière dont je lui avais sauvé la vie,
+tous déclarèrent que je surpassais en courage le: guerriers les plus
+renommés. Ils m'adoptèrent dans une cérémonie solennelle et me donnèrent
+le titre de second chef de la tribu après la Flèche-Noire. Quant à
+celui-ci, il échangea avec moi son calumet de conseil, me fit don d'un
+costume de guerre complet, m'embrassa sur les lèvres et déclara qu'à
+l'avenir je serais son frère, et qu'il regarderait comme personnelle
+toute injure qui me serait faite.
+
+"Voilà comment je devins guerrier iroquois, position qui m'a déjà
+procuré et me procure encore journellement des avantages immenses.
+Chaque fois que je vais les visiter, ces braves gens me témoignent une
+amitié et un respect vraiment touchants, et jamais ils ne prennent une
+résolution importante sans m'envoyer un messager pour m'engager à
+assister à leur conseil.
+
+"Vous voyez donc, monsieur le marquis, que je ne crois pas trop
+m'avancer en vous promettant l'appui des Yakangs".
+
+
+
+
+VII.--LA LOGIQUE DU TRAPPEUR.
+
+
+En causant ainsi, les heures passaient et les voyageurs s'apercevaient
+moins de la longueur de la route. De temps en temps, quand les environs
+n'offraient rien de suspect au Marcheur, il permettait à ses nouveaux
+amis de faire parler leurs carabines, car, sur ces territoires indiens,
+le gibier ne manquait pas.
+
+Vers le milieu du quatrième jour, les amis étaient nonchalamment assis à
+l'ombre d'un bouquet de peupliers, quand tout à coup le trappeur, se
+baissant vivement, colla son oreille contre le sol.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Raoul surpris.
+
+--Avant une demi-heure, monsieur le marquis, vous assisterez à un
+spectacle nouveau pour vous.
+
+--Lequel?
+
+--Le passage d'un troupeau de bisons. Si le coeur vous en dit, vous
+aurez l'occasion de faire là quelques beaux coups de carabine. La seule
+recommandation que je vous adresserai est celle-ci: prudence! Le bison
+blessé est un animal dangereux.
+
+--En vérité, mon ami, vous me traitez en enfant gâté. Nous avons déjà
+rencontré quelques-uns de ces animaux,--témoin le vêtement que porte
+Thémistocle,--mais j'avoue que j'ignore complètement leurs moeurs et
+leurs habitudes.
+
+Les bisons se rapprochaient; leurs pas faisaient trembler la terre et
+produisaient un bruit semblable au grondement d'un tonnerre lointain.
+
+--Compagnons, dit le trappeur, dans quelques minutes les animaux seront
+en vue; il est temps de prendre nos postes de combat. Comme nous avons
+le vent favorable, j'espère que la chasse sera bonne.
+
+Avec l'habileté consommée d'un chasseur infaillible, le Marcheur choisit
+son embuscade et assigna leur place à ses compagnons.
+
+Une légère ondulation de terrain, formant dans la plaine un large
+sillon, venait par une pente insensible aboutir au bord du fleuve et
+mourir en une plage sablonneuse, entourée de roseaux gigantesques, de
+débris végétaux et de grandes feuilles de nénuphars.
+
+Raoul et le trappeur, la carabine armée au poing, se cachèrent à droite
+dans les roseaux, tandis que Thémistocle prenait plus à gauche.
+
+--Les bisons viennent vers le fleuve, dit le trappeur; ils suivront ce
+sentier naturel qui coupe la plaine et qui aboutit à cette plage.
+Laissons-les approcher et entrer dans le fleuve sans les inquiéter; un
+coup de carabine tiré hors de propos pourrait, en les effrayant, leur
+faire rebrousser chemin. Maintenant, à bon entendeur salut! et faisons
+silence.
+
+Le vieux coureur des prairies ne s'était pas trompé; le bruit continuait
+à grandir. C'était un ouragan, une trombe formidable, qui semblait tout
+engloutir sur son passage.
+
+--Attention! dit le Marcheur à voix basse.
+
+Raoul eut grand'peine à retenir un cri d'admiration prêt à jaillir de sa
+poitrine.
+
+Les bisons faisaient leur entrée sur la petite plage où se tenaient les
+chasseurs. Les superbes animaux arrivant au galop, broyant les cailloux
+sous leurs pas et i'entourant d'un épais nuage de poussière. La queue
+battant leurs flancs, les yeux aveuglés par leur toison rabattante, ils
+allaient comme la personnification de la force aveugle et brutale qui
+marche entre des obstacles.
+
+Sans se laisser arrêter par le fleuve, les bisons s'engagèrent
+résolument dans l'eau, s'efforçant de gagner l'autre rive à la nage.
+
+--Feu! cria le Marcheur; les bisons sont trop avancés maintenant; ils ne
+reculeront plus. Trois coups de carabine retentirent et trois bisons
+tombèrent, se roulant dans les convulsions de l'agonie.
+
+Quelques instants après, une nouvelle décharge se fit entendre et
+abattit trois nouvelles victimes; mais deux d'entre elles se relevèrent
+bientôt.
+
+--Quel malheur! dit le trappeur; voilà deux belles bêtes qui vont aller
+sur l'autre rive servir de pâture aux loups et aux corbeaux; c'est
+dommage!
+
+--Non pas, s'il vous plaît, dit le marquis; je me charge d'achever au
+moins l'une d'elles.
+
+En disant ces mots et malgré les efforts du Marcheur pour le retenir,
+Raoul quitta sa touffe de roseaux et s'élança le couteau de chasse à la
+main, vers l'animal qui gagnait le fleuve.
+
+Thémistocle, poussé par la même idée, exécuta une manoeuvre semblable à
+celle de son maître.
+
+--Morbleu! s'écria le trappeur avec un juron formidable et rechargeant
+précipitamment sa carabine, morbleu! un malheur va arriver. Là! je le
+disais bien!
+
+En effet dans sa course, Raoul s'était embarrassé dans les hautes herbes
+du rivage et était tombé lourdement sur le sol. Le bison poursuivi,
+rendu furieux par sa blessure et voyant son ennemi à terre, s'était
+élancé de rage sur le marquis et allait infailliblement le broyer sous
+ses pieds.
+
+La situation était critique; heureusement le trappeur veillait. Au
+moment où le marquis se voyait voué à une mort certaine, la balle du
+Marcheur passa en sifflant auprès de l'animal furieux.
+
+--A l'autre! fit le trappeur.
+
+Tournant alors ses yeux vers le bord de l'eau, il poussa un cri
+d'admiration terminé par un immense éclat de rire.
+
+Thémistocle s'était élancé à la poursuite du bison blessé, L'animal
+allait atteindre l'eau lorsque le nègre, lançant contre lui sa lourde
+massue, l'atteignit par le travers du corps. A cette nouvelle agression,
+l'animal, furieux, fit volte-face et s'élança contre son ennemi.
+
+Mais le brave nègre, auquel on aurait pu appliquer l'expression
+d'_impavidus vir_ du poète, impassible et inébranlable, attendit le choc
+de pied ferme.
+
+Au moment où l'animal baissait la tête pour le frapper, Thémistocle le
+saisit adroitement par les cornes et, pesant de toute la force de ses
+muscles d'acier, parvint à le maîtriser complètement: puis, après
+quelques instants de réflexion, il se prit à heurter son front contre la
+tête du bison comme s'il eut voulu a lui briser. Mais, si Thémistocle
+avait la tête dure, l'animal l'avait encore plus dure que lui, et la
+lutte ne pouvait se continuer de cette façon avec avantage pour l'homme.
+
+Par une manoeuvre savante et bien combinée, le nègre alors entraîna le
+bison vers l'endroit où sa massue était tombée, puis il lâcha les
+cornes. Au moment où le bison se relevait, l'arme redoutable du nègre
+s'abattit sur lui et le foudroya.
+
+--Tiens! dit Thémistocle en considérant l'animal, lui bouger plus!
+
+--Cela lui serait difficile, répondit le Marcheur qui arrivait sur le
+théâtre de la lutte; il est mort... Tudieu! quel moulinet!...Ah!
+Thémistocle, vous irez loin avec un poignet pareil!
+
+--Ce n'est rien, répondit Thémistocle d'un air modeste; pauvre nègre
+avoir deux frères plus forts que lui.
+
+--Enfin tout est bien qui finit bien; mais, croyez-moi, que ceci vous
+serve de leçon. Une autre fois, soyez plus prudent et souvenez-vous
+qu'il ne faut jamais attaquer à découvert le bison blessé. En attendant,
+nous avons là six bosses et six langues qui, accommodées à la manière
+indienne, ne sont pas a dédaigner. Nous allons nous en convaincre sans
+retard.
+
+Le marcheur alors creusa dans la terre un trou d'environ deux pieds de
+profondeur et le remplit à moitié de bois mort auquel il mit le feu.
+Lorsque tout le bois eut été converti en braise ardente, notre cuisinier
+improvisé étendit dessus une couche de sable, plaça une des bosses de
+bison sur ce sable et finit de remplir le trou avec de la terre.
+
+Au bout d une demi-heure de cuisson souterraine, le rôti fut retiré et
+savouré, séance tenante, par les trois amis, qui déclarèrent n'avoir
+jamais rien mangé de meilleur.
+
+--Dans combien de jours arriverons-nous au village de la Flèche-Noire?
+demanda Raoul.
+
+--Le temps ne fait rien à l'affaire, répondit le trappeur. Ni le chef ni
+ses guerriers ne sont au village.
+
+--Où sont-ils donc?
+
+--En chasse au bord des lacs.
+
+--Quand avez vous appris cela?
+
+--Tout à l'heure.
+
+--Tout à l'heure? Nous n'avons vu personne.
+
+--Et les bisons? fit le trappeur avec un sourire moqueur.
+
+--Eh bien?
+
+--Les bisons venaient du nord-est, direction où se trouve le lac. Or ces
+animaux n'ont pas l'habitude d'émigrer en cette saison; les pâturages
+sont abondants à cette époque et aux abords des lacs plus que partout
+ailleurs; ils ont donc fui devant un ennemi quelconque.
+
+--Peut être des animaux de proie?
+
+--Bah! quels animaux de proie? l'ours gris? mais le grizzly vit
+solitaire et n'oserait attaquer seul un troupeau de bisons. Les loups?
+Pas davantage. Non, les bisons fuient devant des hommes.. Or les bords
+du lac sont comprit dans le territoire de chaut des Yakangs et nulle
+tribu voisine n'oserait violer ce domaine.
+
+--Vous en concluez?...
+
+-Que la Flèche-Noire et ses guerriers sont en chasse, et, par
+conséquent, absents de leur village. Mais qu'à cela ne tienne; nous
+attendrons son retour, voilà tout, et rien ne nous empêche de faire la
+sieste à l'ombre des roseaux qui nous ont servi d'embuscade.
+
+--C'est juste, ajouta Thémistocle en s'étendant sur le sol et fermant
+les yeux.
+
+--Attention! dit tout à coup le Marcheur, voilà une force humaine, là
+bas, sur l'autre rive: c'est un Peau Rouge; il fait mine de vouloir
+passer le fleuve... Faisons silence et laissons-le venir; nous saurons
+ainsi ce qu'il veut.
+
+En effet, un Indien, peint et armé en guerre, apparaissait sur la rive
+opposée. Après quelques minutes d'hésitation, il entra résolument dans
+l'eau et traversa le fleuve à la nage.
+
+A peine avait-il abordé que le Marcheur, quittant son abri de roseaux,
+vint se camper au milieu de la plage, bien en vue, le bras appuyé sur sa
+carabine.
+
+L'Indien, surpris de l'apparition, s'arrêta également et considéra
+attentivement le trappeur; puis, levant la main droite et courbant la
+tête, il continua d'avancer.
+
+--Mon fils est bien pressé, qu'il néglige de descendre jusqu'au gué pour
+traverser le fleuve? demanda le trappeur.
+
+L'Indien fit un signe de tête affirmatif.
+
+--Il va sans doute rejoindre sa tribu?
+
+--Pied-Agile n'a plus de tribu.
+
+--Ah! vous vous nommez Pied-Agile! J'ai entendu prononcer ce nom comme
+celui d'un guerrier brave et prudent.
+
+L'Indien s'inclina.
+
+--Que mon père le Marcheur ne me retienne pas, dit-il; les moments sont
+précieux; je marche vers la Flèche-Noire.
+
+--Qui vous envoie vers lui?
+
+--Le Castor.
+
+--Le Castor? Un des chefs des Enfants perdus?
+
+--Le coeur de mon père le Castor est grand: il aime les Yakangs et
+méprise les voleurs.
+
+--Oui, je sais... mais alors... pourquoi fait-il partie des écumeurs de
+la prairie?... C'est étrange!... En attendant, je n'ai jamais eu qu'à me
+louer du Castor; en plusieurs circonstances, il m'a rendu de signalés
+services... Enfin, qui vivra verra!... Maintenant Pied-Agile sait-il
+quels sont les liens qui m'attachent à la Flèche-Noire?
+
+--Pied-Agile le sait.
+
+--Le guerrier peut-il me confier ce que le Castor envoie dire à mon
+frère?
+
+L'Indien réfléchit pendant quelques instants:
+
+--Le Castor, dit-il, envoie Pied-Agile vers le grand chef des Vakangs
+pour lui recommander de retourner tout de suite à son village avec ses
+guerriers.
+
+--La Flèche-Noire a donc quitté son village?
+
+--Oui.
+
+--Mon fils sait-il où il est allé?
+
+--Chasser les bisons au bord des lacs.
+
+--Bien! mon fils est un guerrier; qu'il continue son voyage.
+
+L'Indien salua le trappeur et s'éloigna de ce pas rapide qui caractérise
+sa race.
+
+--Eh bien! fit le trappeur en rejoignant ses amis, mes prévisions se
+réalise: la Flèche-Noire est en chasse, l'Indien à qui j'ai parlé me l'a
+assuré.
+
+--Alors, dit Thémistocle, nous ne sommes plus pressés et nous pouvons
+continuer notre somme.
+
+--Au contraire, nous sommes plus pressés que jamais; peut-être
+avons-nous déjà perdu trop de temps. Il nous faut continuer, à présent,
+notre voyage à marches forcées et par des chemins peu commodes, c'est
+vrai, mais qui l'abrégeront de moitié.
+
+--Quel est le motif d'une si grande hâte?
+
+--Je ne saurais vous le dire au juste; mais je suis sûr que notre
+présence est indispensable au village, et mes pressentiments ne me
+trompent guère.
+
+--Eh bien! passez devant, dit Thémistocle en baillant.
+
+Le lendemain, vers le soir, les voyageurs n'étaient plus séparés du
+village de la Flèche-Noire que par une distance de deux lieues environ.
+
+Plus on approchait, plus le trappeur ralentissait sa marche, explorant
+le sol, les arbres, les branches, cherchant un indice qui lui révélât le
+sens des paroles du Castor. Tout à coup il se baissa vivement et examina
+le sol avec attention:
+
+--Alerte! en avant! s'écria-t-il; les Enfants perdus ont surpris le
+village pendant l'absence de ses défenseurs.
+
+Les trois compagnons s'élancèrent en courant.
+
+La nuit venait à grands pas; une demi-obscurité régnait déjà dans la
+campagne, et le Marcheur, la tête haute, l'oeil en feu, l'oreille au
+guet, écoutait les mille rumeurs qui surgissait autour de lui.
+
+Tout à coup un grand cri suivi de plusieurs détonations se fit
+entendre...
+
+Les trois amis n'étaient plus qu'à une portée de fusil du village.
+Soudain une immense lueur dissipant l'obcurité, illumina la scène.
+C'était le moment où le Serpent venait de mettre le feu au rempart de
+bois qui protégeait les femmes et les enfants des Yakangs.
+
+Un coup d'oeil suffit au Marcheur pour se rendre compte de la situation
+et concevoir son plan de bataille. Apercevant trois grands érables qui
+s'élevaient derrière la loge de la médecine, à vingt pas l'un de
+l'autre:
+
+--Chacun de nous va s'établir entre les branches d'un ces arbres,
+dit-il; nous y seront comme dans une forteresse, cachés à tous les
+yeux... Visez bien et pas de quartier aux brigands du désert!
+
+En un clin d'oeil, les voyageurs furent cachés parmi te feuillage. Le
+Marcheur, embouchant alors la corne de bison qu'il portait à sa
+ceinture, en tira un son grave, prolongé.
+
+--Courage, guerriers iroquois! s'écria-t-il de sa voix la plus
+retentissante; des amis arrivent! Et immédiatement les trois carabines
+parlèrent.
+
+
+
+
+VIII.--VICTOIRE!
+
+
+Cette attaque subite, qui débutait d'une façon si terrible pour eux,
+produisit un moment d'arrêt dans l'attaque des Enfants perdus. Les
+guerriers yakangs, ranimés par ce secours qui leur arrivait, en
+profitèrent pour reprendre l'offensive, et la mêlée redevint générale.
+
+--Ma carabine devient inutile, se dit le Marcheur. Descendons, le reste
+de la besogne doit s'accomplir en terre ferme.
+
+En un clin d'oeil, il fut au milieu des Iroquois, se servant de sa
+carabine en guise de massue. A sa vue, un cri de joie s'éleva parmi les
+assiégés, une imprécation de rage chez les assiégeants.
+
+Raoul qui, à la lueur du brasier, avait vu le mouvement du Marcheur,
+imita son exemple et descendit de son arbre Malheureusement ses yeux
+n'avaient pas encore le don de voir dans les ténèbres, et, au bout de
+quelques pas, il se trouva au milieu de la bande du Novice, qui essayait
+de prendre les Yakangs à revers.
+
+Les cinq bandits n'avaient pas eu le temps de recharger leurs carabines.
+Ils se ruèrent sur Raoul le couteau à la main.
+
+Ce mouvement fut fatal à deux d'entre eux, qui tombèrent, la tête
+fracassée par la crosse avec laquelle le Français faisait un moulinet
+terrible. Mais à son tour, le jeune homme, surpris par derrière,
+s'affaissa sur le sol, poussant un cri de douleur, le couteau d'un
+bandit planta entre les deux épaules.
+
+Au cri de Raoul, le Marcheur s'était retourné; il s'élança, rapide comme
+la foudre, sur la bande du Novice. Mais les bandits, ne jugeant pas à
+propos de l'attendre, tournèrent les talons et se réfugièrent dans les
+rangs des Enfants perdus.
+
+Au moment où ils passaient auprès du brasier, la lueur de l'incendie se
+projeta en plein sur le visage de leur chef. La vue de ce visage parut
+produire sur le Marcheur une émotion extraordinaire. Il pâlit
+affreusement, ses yeux devinrent d'une fixité effrayante; il chancela
+comme nn homme ivre et, portant la main à son front s'affaissa près de
+Raoul.?
+
+Tendant ce temps, une autre scène se passait près de la loge de la
+médecine. De tous les chefs des Enfants perdus, un seul, le métis Scott,
+n'avait pas été blessé.
+
+--Un instant! se dit-il, Oeil-Sanglant s'est laissé ensorceler par les
+beaux yeux de Fleur-de-Printemps... Si je la lui amenais, il me la
+payerait un bon prix... C'est une idée, cela!... Et puis, d'ailleurs,
+s'il n'en veut pas, la petite fera parfaitement mon affaire... Hé!
+hé!... Voilà le vrai moment d'agir.
+
+Et il s'avança, en rampant comme une bête fauve, vers la loge de la
+médecine.
+
+L'obscurité l'empêcha de voir un guerrier qui, depuis le commencement de
+la lutte, accroupi sur ses talons et dans une complète immobilité, avait
+tenu les yeux constamment fixés sur l'asile de Fleur-de-Printemps. Ce
+guerrier, c'était le Castor.
+
+Le Métis continuait sa marche silencieuse, sûr du succès: déjà il
+atteignait la porte de la loge, lorsque le Castor, sortant de son
+immobilité et lui posant la main sur l'épaule:
+
+--Oach! dit-il, le Métis est habile; il rampe comme un serpent.
+
+--Que la peste l'étouffé! murmura Scott.
+
+--Les yeux de Fleur-de-Printemps sont deux étoiles; un guerrier serait
+heureux de les posséder pour éclairer son wigwam.
+
+--Oui, n'est-ce pas?... Mais pardon! je n'ai pas le temps de causer.
+
+--Le Métis veut donc enlever la fille de la Flèche-Noire?
+
+--Vous l'avez dit.
+
+--Eh bien! le Métis ne fera pas cela.
+
+--Hein? fit Scott en fronçant le sourcil et portant la main à son
+couteau.
+
+--Un autre chef a été touché par la beauté de Fleur-de-Printemps.
+
+--Oui, Oeil-Sanglant. Eh bien! c'est pour lui que je travaille.
+
+Le Castor secoua la tête.
+
+--Mon frère ne brisera pas cette porte, dit-il.
+
+--Qui m'en empêchera?
+
+--Moi!
+
+Prompt comme l'éclair, le Métis se précipita sur l'Indien, le couteau
+levé.
+
+Mais le Castor était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita le
+choc; puis, saisissant son ennemi par le milieu du corps, il le lança à
+toute volée comme une masse inerte par-dessus le brasier. Cet exploit
+accompli, l'Indien reprit flegmatiquement sa faction en face de la loge
+de la médecine.
+
+Cependant le combat continuait entre les Yakangs et les Enfants perdus.
+Tout à coup la voix du Novice retentit:
+
+--Victoire! criait-il; le Marcheur et son compagnon sont morts!
+
+Mais en même temps un cri rauque, qui n'avait rien d'humain, se fit
+entendre, et Thémistocle, dressant sa haute taille fantastiquement
+éclairée par la lueur de l'incendie, fit son apparition en brandissant
+sa terrible massue.
+
+--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent les Enfants perdus; il protège
+les Yakangs.
+
+Et, jugeant la lutte impossible contre cette puissance surnaturelle, ils
+s'enfuirent en désordre et disparurent bientôt dans les ténèbres.
+
+Les Iroquois restaient maîtres du champ de bataille. Non moins effrayés
+que leurs ennemis eux-mêmes par l'aspect extraordinaire de Thémistocle,
+ils avaient formé un cercle autour de lui, mais n'osaient l'approcher.
+
+Le nègre, assez embarrassé de sa personne, tournait la tête à droite, à
+gauche, agitant, en guise de salut, les plumes de dindon qui l'ornaient
+Mais ces avances amicales restaient sans effet, et le nègre demeurait
+toujours seul... avec sa queue de bison sous le bras, au milieu du
+cerclc des Indiens.
+
+Cependant le Marcheur sortait de son évanouissement. Posant la main sur
+son coeur comme pour en comprimer les battements:
+
+--Mon Dieu! s'écria-t-il, pourquoi m'avez-vous fait apparaître le
+spectre d'un passé de deuil que je voulais oublier?
+
+Puis, se levant d'un bond:
+
+--Je crois, le ciel me pardonne, que j'ai eu un moment de faiblesse. Oh!
+oh! Marcheur mon ami, tu baisses... Hé bien!... où en est le combat?
+
+Un coup d'oeil lui suffit pour se rendre compte de la situation.
+
+--Bon! dit-il, Thémistocle a encore fait des siennes... Et Raoul? Ah!
+fou que je suis! je l'ai vu tomber; mort peut-être?...
+
+Et il se baissa vivement vers le jeune homme, collant l'oreille contre
+sa poitrine.
+
+--Dieu soit loué-il respire encore. Holà! Thémistocle, arrivez vite;
+votre maître est blessé.
+
+Le nègre s'élança, bénissant cette voix qui mettait fin à son embarras.
+
+--Notre père le Marcheur n'est pas mort! s'écrièrent joyeusement les
+Indiens.
+
+Et tous, accourant vers lui, l'entouraient, le félicitaient et
+cherchaient à toucher sa main.
+
+--Merci, mes amis, dit-il, merci! mais ne vous inquiétez pas de moi:
+grâce à Dieu, je n'ai rien de cassé. Il faut vous occuper de mon ami que
+vous voyez là gisant, dangereusement blessé en combattant pour vous.
+
+Les Indiens se penchèrent vers le jeune homme pour contempler les traits
+de cet ami inconnu qui avait contribué à les sauver.
+
+--Sa peau était blanche, mais son coeur est rouge, dit l'Abeille qui,
+accompagnée de sa fille, était sortie de la loge de la médecine.
+
+Fleur-de-Printemps considérait attentivement Raoul. A la vue de ce jeune
+homme pâle, immobile, sanglant, étendu à ses pieds, une larme de pitié
+glissa comme une perle liquide sur la joue de la jeune fille.
+
+Pourquoi Fleur de-Printemps pleurait-elle? N'était-elle point accoutumée
+à de semblables spectacles? Pourquoi pleurait-elle en présence de cet
+étranger? Fleur-de-Printemps ne le savait pas elle-même. A la vue du
+jeune homme, elle avait senti quelque chose tressaillir en elle, et elle
+s'abandonnait à ce sentiment nouveau sans le raisonner et sans en
+chercher la signification.
+
+Cependant, sur l'ordre du sorcier, Raoul fut transporté dans la loge de
+la médecine et étendu sur plusieurs peaux de bison superposées.
+
+--La blessure est elle grave? demanda Thémistocle au vieux devin.
+
+--Le Grand Esprit est puissant, il est seul maître de la vie, dit le
+sorcier.
+
+--Mais enfin mon maître en reviendra-t-il?
+
+--Peut-être, fit l'Indien.
+
+Et il disparut, courant prodiguer ses soins aux blessés trop nombreux,
+hélas! qui gisaient dans le village.
+
+Le nègre jeta un regard désespéré au Marcheur.
+
+--Ne vous effrayez pas, Thémistocle, dit le trappeur. La réponse du
+sorcier veut dire que h blessure n'est pas mortelle.
+
+De tous côtés on entendait le cri des femmes qui pleuraient leurs fils,
+leurs maris tués dans la bataille.
+
+--L'Abeille veillera sur le malade, dit l'Indienne; il a donné son sang
+pour la tribu.
+
+--Ma mère est âgée, elle a besoin de repos; je veillerai à sa place, fit
+Fleur-de-Printemps avec vivacité.
+
+L'Abeille jeta un regard étonné sur sa fille qui baissa les yeux.
+
+L'Abeille semblait réfléchir profondément. Ses yeux scrutateurs erraient
+du visage de sa fille à celui de Raoul, qui gardait la pâleur et
+l'immobilité de la mort. Enfin, attirant sa fille vers elle et la
+baisant au front:
+
+--Le coeur de ma fille est bon, dit-elle. C'est bien! Fleur-de-Printemps
+veillera auprès de l'étranger.
+
+--Je la seconderai, dit le sorcier.
+
+--Moi de même, fit le trappeur.
+
+--Ah ça! croit-on que je vais abandonner mon maitre? repartit
+Thémistocle.
+
+De sorte que le blessé, installé dans la loge de la médecine, et le
+premier appareil posé par le sorcier, les quatre gardes-malades
+s'installèrent auprès du marquis. Il est vrai que, malgré tous ses
+efforts pour rester éveillé, Thémistocle vaincu par la fatigue, ne tarda
+pas à succomber au sommeil. Quant au Marcheur, l'oeil clos, le front
+caché dans ses mains, il gardait une immobilité complète. Un soupir
+étouffé s'exhalant de sa poitrine indiquait seul d'instant en instant
+qu'il ne dormait pas.
+
+Le sorcier veillait, allant et venant, courant d'une case à l'autre,
+composant à l'aide de plantes connues de lui seul, un baume propre à
+cicatriser les blessures du malade. De temps en temps, interrompant son
+travail, il jetait un regard ébahi sur Thémistocle endormi. Evidemment
+le nègre intriguait Peau-Rouge. Il vint un moment où le sorcier cédant
+aux sentiments qui l'agitaient, s'approcha doucement de Thémistocle, et
+s'agenouillant devant lui, il murmura une fervente prière.
+
+Fleur-de-Printemps veillait aussi. Immobile, gracieusement accroupie sur
+une peau de bison, ses yeux demeuraient obstinément fixés sur le visage
+de Raoul. Mille sensations, mille sentiments inconnus l'agitaient. Au
+milieu du silence de la loge, elle semblait écouter,--quoi?--qui sait?
+sans doute ces voix douces et mystérieuses qui voltigent autour des
+oreilles de quinze ans et qui chantent en choeur la joyeuse chanson de
+l'amour du printemps.
+
+
+
+
+IX.--L'ADOPTION.
+
+
+Cependant la Flèche-Noire, averti par le messager du Castor, s'était hâté
+de retourner à son village, l'âme en proie à de sinistres
+pressentiments. A mesure que la distance dimunuait et qu'il découvrait
+sur la terre les traces des Enfants perdus, les dernières lueurs
+d'espoir qu'il conservait encore s'évanouissaient.
+
+Au point du jour il arrivait près du village, et la première personne
+qu'il apercevait était l'Abeille accourant vers lui les bras ouverts.
+
+Malgré l'impassibilité dont il ne se départait jamais, à la vue de sa
+femme, la Flèche-Noire poussa un vrai rugissement de joie.
+
+--Un ami, dit-il, est venu vers la Flèche-Noire au bord des lacs et lui
+a annoncé qu'un grand danger menaçait son village. Sa langue est donc
+menteuse?
+
+--Le messager a dit vrai. Les Enfants perdus ont surpris le village
+pendant la nuit comme des chiens peureux.
+
+--Et Fleur-de-Printemps? demanda anxieusement le chef cherchant des yeux
+sa fille au milieu de ceux qui l'entouraient.
+
+--Sauvée!...
+
+--Et les lâches ennemis?
+
+--Vaincus, repoussés!...
+
+--Bien, fit la Flèche-Noire reprenant son impassibilité ordinaire.
+
+Et, suivi de ses guerriers, il se dirigea vers son wigwam.
+
+A mesure qu'il avançait dans: le village et qu'il apercevait les dégâts
+causés par la lutte, les sourcils du chef se fronçaient.
+
+--Dans le coeur du père gronde un orage, disaient les guerriers; sa
+colère sera terrible!
+
+Arrivé à la porte de son wigwam, la Flèche-Noire s'assit, invita les
+principaux chefs à en faire autant, et, et quelle que fût son impatience
+de connaître les détails de l'attaque et de la défense, il ne desserra
+pas les lèvres avant d'avant fumé le calumet du conseil.
+
+Le sorcier était arrivé l'un des premiers.
+
+--Que mon père parle, dit la Flèche-Noire; mes oreilles sont ouvertes.
+
+--Les guerriers commandés par leur puissant sachem, dit le médecin avec
+un geste mélodramatique, coassaient le bison au bord des lacs, lorsque
+les corbeaux, s'envolant vers l'ouest en croassant, m'annoncèrent qu'un
+malheur inconnu planait sur la tête des Yakangs. Au moment où le
+Grand-Esprit retirait la lumière du Wacondah, le cri des Enfants perdus
+retentissait autour du village. Mais les Yakangs sont des guerriers: le
+sang des vieux bouillonne comme celui des jeunes!... Ils repoussèrent
+d'aborb les Enfants perdus.
+
+--Et les femmes? demanda la Flèche-Noire.
+
+--Les femmes furent renfermées dans la loge de la médecine. Mais
+l'Abeille ne voulut pas consentir à suivre l'exemple de ses compagnes.?
+--Que fit-elle? dit le chef en fronçant les sourcils.
+
+--L'Abeille est fort courageuse. Armée de la hache du chef, elle prit
+place parmi les guerriers et lutta corps à corps contre Oeil-Sanglant.
+
+La Flèche-Noire jeta un regard d'orgueil vers sa femme qui, les yeux
+baissés, reçut modestement cet éloge muet.
+
+--Les Enfants perdus sont des lâches! continua le médecin; ne pouvant
+vaincre par la force, ils attaquent avec le feu. Les Yakangs allaient
+succomber lorsque le Grand-Esprit leur envoya un secours inespéré.
+
+--Lequel?
+
+--Notre frère le Marcheur, accompagné d'un guerrier des visages pales...
+puis...
+
+--Eh bien?...
+
+--Le démon du Champ-Rouge! répondit le médecin à voix basse. Il est
+l'ami du Marcheur, il protège les Yakangs...
+
+--Que veut dire le grand sorcier?
+
+--Mon père le verra dans la loge de la médecine.
+
+La Flèche-Noire se leva et, accompagné de ses guerriers, se dirigea vers
+le réduit où gisait Raoul, veillé par ses amis.
+
+En apercevant le Marcheur, le chef s'élança vers lui les bras ouverts,
+et l'étreignant sur sa poitrine:
+
+--Merci, frère! dit-il simplement.
+
+--Bah! fit le trappeur, entre nous, nous ne comptons plus. Ecoutez,
+chef; vous vous connaissez en blessures; examinez celle qu'a reçue mon
+ami, et dites-moi votre avis.
+
+La Flèche-Noire examina quelques instants le visage du jeune homme;
+puis, collant l'oreille contre la poitrine de Raoul, sembla réfléchir
+profondément.
+
+--Le visage pâle vivra! dit-il enfin. Dans quelques jours il pourra se
+servir de ses armes.
+
+Un double cri, poussé par Fleur-de-Printemps et par Thémistocle,
+répondit au chef, et la jeune fille, heureuse et souriante, vint se
+jeter au cou de son père.
+
+--La Flèche-Noire, mon frère, dit alors le trappeur en prenant
+Thémistocle par le bras, je veux vous présenter un ami dont la vue seule
+a mis en fuite vos ennemis.
+
+Le chef considéra quelques instants la figure extraordinaire du nègre;
+puis baissant la tête et tombant à genoux:
+
+--Que le démon du Champ-Rouge soit favorable à nos fils! murmura-t-il.
+
+Thémistocle, surpris de l'action de l'Indien, s'empressa de le relever
+et, lui secouant énergiquement la main:
+
+--Bon nègre comprend pas votre langue peau rouge, dit-il en fiançais;
+mais vous êtes un bon compagnon, et frère du Marcheur: cela me suffit.
+
+--Le démon du Champ Rouge! murmurait à part lui le trappeur. Ah! ah! les
+Peaux-Rouges prennent Thémistocle pour un être surnaturel. Le fait est
+qu'à sa tournure!... Hé! hé! mais alors notre affaire ira toute
+seule!... Brave nègre, va!...
+
+La Flèche-Noire ne s'était pas trompé. Au bout de quinze jours, Raoul
+entrait en convalescence et, un mois après, complètement rétabli, mais
+encore faible, il errait par le village, examinant curieusement tout ce
+qui l'entourait et liant Connaissance avec les Indiens, qui
+l'accueillaient comme un compagnon d'armes.
+
+Cependant le jeune homme s'impatientait; il n'oubliait pas le motif qui
+l'avait amené dans ces contrées, et souvent il accusait le Marcheur de
+lenteur et d'insouciance.
+
+--Patience, patience, répondait dogmatiquement le trappeur; vous êtes
+encore trop faible, et puis... j'ai mon idée!
+
+Raoul, tout en maugréant, se résignait. Peu à peu cependant son
+impatience devint moins vive, et l'on eût pu croire que le jeune ami du
+trappeur oubliait le but de son voyage. Peut-être Fleur-de-Printemps
+n'était-elle pas étrangère à ce changement.
+
+--Monsieur le marquis, dit un jour le trappeur en se frottant
+joyeusement les mains, nous partirons bientôt.
+
+--Déjà!... fit Raoul.
+
+--Voilà bien la jeunesse! deux beaux yeux lui font oublier... Puis,
+monsieur le marquis, reprit le Marcheur, je dois vous demander s'il vous
+répugnerait de devenir le frère de ces braves Indiens?
+
+--Qu'entendez-vous par là, mon ami?
+
+--Je désire vous faire adopter par la tribu des Yakangs, ainsi que je
+l'ai été, si toutefois vous le permettez.
+
+--Si je le permets! mais mon ami, c'est une distinction dont je serai
+fier. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas révélé les avantages qu'une
+semblable adoption peut me procurer?
+
+--Avantages immenses, inappréciables, qui se résument par deux cents
+amis dévoués, deux cents frères, considérant comme personnelle toute
+injure qui vous sera faite.
+
+--Fort bien, mon ami; mais croyez-vous que les Yakangs daigneront
+m'adopter comme ils l'ont fait pour vous?
+
+--A dire vrai, c'est un honneur dont les Peaux-Rouges sont peu prodigues
+envers les blancs. Cependant vous avez donné votre sang pour eux, ils
+vous en seront reconnaissants... Je compte d'ailleurs beaucoup sur
+Thémistocle pour réussir.
+
+--Sur moi? s'écria Thémistocle étonné.
+
+--Expliquez-vous, dit Raoul.
+
+--C'est bien simple. Les Indiens considèrent comme surnaturels tous les
+objets, tous les phénomènes qu'ils ne connaissent pas. Thémistocle est
+un de ces phénomènes-là. Les Yakangs n'ont jamais vu d'hommes noirs.
+Pour eux, un visage humain ne peut avoir que deux couleurs: rouge ou
+blanc; Thémistocle, dont le teint bouleverse toutes leurs idées, passe à
+leurs yeux pour un être supérieur, en dehors de la nature humaine.
+Ajoutez à cela la haute taille, le costume et la vigueur de notre ami..
+
+--Mon brave Thémistocle, dit Raoul en riant, te voilà passé à l'état de
+phénomène!
+
+--Mieux que cela, à l'état de divinité redoutable.
+
+--Et comment l'appelle-t-on?
+
+--Le démon du Champ-Rouge.
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Rappelez-vous monsieur le marquis, l'endroit où nous nous sommes
+rencontrés pour la première fois et où vous m'avez sauvé la vie. Ce lieu
+a reçu des Indiens le nom de _Champ-Rouge_. 'On le croit hanté par une
+puissance malfaisante, ennemie des Indiens. Aussi, quand ils aperçurent
+notre ami noir, les coquins qui m'avaient attaqué crurent voir
+apparaître la divinité vengeresse et s'enfuirent en criant: Le _démon du
+Champ-Rouge_.
+
+--En effet, je m'en souviens...
+
+--Eh bien! c'est là-dessus que je compte pour vous faire adopter par les
+Yakangs.
+
+--Vraiment?
+
+--Venez avec moi, et vous, Thémistocle, n'oubliez pas que vous êtes dieu
+ou diable, à votre choix, mais qu'il vous faut faire tout ce que je vous
+dirai, et rien que cela: est-ce bien entendu?
+
+--Comptez sur Thémistocle, répondit le nègre déjà pénétré ee la majesté
+de son rôle.
+
+Le Marcheur, accompagné de ses deux amis, se dirigea vers la place du
+village où la tribu était rassemblée. Une espèce d'estrade avait été,
+par les soins du trappeur, construite au milieu de la place. En face, la
+Flèche-Noire et les principaux guerriers peints et costumés en guerre se
+tenaient immobiles sous les armes.
+
+Le Marcheur, Raoul et Thémistocle montèrent gravement sur l'estrade.
+
+--Les guerriers Yakangs sont mes frères, dit le trappeur d'une voix
+forte; veulent-ils permettre à leur frère blanc de parler?
+
+--Oui, oui, répondirent les Peaux-Rouges.
+
+--Yakangs, le démon du Champ-Rouge, après vous avoir couverts de sa
+protection pour mettre en fuite les lâches Enfants perdus, m'a fait
+entendre sa voix.
+
+--Parlez, frère, dit la Flèche-Noire avec respect; nos oreilles sont
+ouvertes.
+
+--A vous, Thémistocle! dit le trappeur à voix basse. Soyez majestueux
+autant que vous le pourrez. Parlez lentement; je traduirai phrase par
+phrase ce que vous direz. Vous finirez en leur ordonnant d'adopter votre
+maitre.
+
+--Cela suffit, dit Thémistocle.
+
+Le nègre, rejetant en arrière sa peau de bison, agita, en guise de
+salut, les plumes de dindon qui ornaient sa tête. Appuyé sur sa massue
+dans la pose de l'Hercule Farnèse, il commença d'une voix grave, lente
+et monotone, ayant l'air de se parler à lui-même, les yeux levés vers le
+ciel:
+
+--Guerriers de la grande nation des Yakangs, d'où vient que vous courbez
+la tête devant moi? La peur tient-elle vos yeux fixés vers la terre? Les
+Yakangs ne sont pas des vielles femmes sans courage; ils sont les plus
+braves guerriers et les plus adroits chasseurs des prairies. A leur vue,
+les ennemis s'enfuient comme une troupe d'élans ou de cerfs timides...
+Cela est-il vrai, hommes puissants?
+
+--Bravo! Thémistocle! murmura le Marcheur.
+
+--Exorde par insinuation, ajouta Raoul.
+
+--Levez les yeux, guerriers, continua le nègre, marchant à grands pas
+sur l'estrade et agitant les bras. Vous savez que le Grand-Esprit est
+mon père et que les prairies bienheureuses sont mes domaines... Regardez
+mon visage, que la contemplation du feu divin a brûlé pour toujours.
+Guerriers, ce n'est point un homme, celui qui n'a ni la peau rouge ni la
+peau blanche. Ecoutez! écoutez! Je chassais dans les prairies bien
+heureuses lorsque le Grand-Esprit, mon père, me dit: "Parmi mes fils
+rouges du désert, il y a des lâches et des voleurs indignes de voir la
+lumière du Wacondah!... va et punis-les." Et moi, fils respectueux, je
+quittai mes domaines, enveloppé d'une nuée d'orage. Caché sous les
+rochers du Champ-Rouge, j'ai, depuis des centaines de lunes, épié au
+passage et immolé, suivant les ordres de mon père, les lâches et les
+voleurs. Guerriers, je suis heureux de le reconnaître jamais ma colère
+ne s'est appesantie sur votre race. Les Yakangs sont des braves.
+
+--Monsieur le marquis, dit le trappeur à voix basse, Thémistocle fera
+maintenant tout ce qu'il voudra des Indiens.
+
+En effet les éloges du nègre avaient produit un effet extraordinaire
+parmi les Yakangs. Ces naïfs Peaux-Rouges, qui jusqu'alors écoutaient
+courbés dans l'attitude du respect, levaient maintenant leur front
+rayonnant d'orgueil.
+
+Thémistocle, croisant ses longs bras sur sa vaste poitrine, garda le
+silence pendant quelques instants afin de doubler l'effet de ses
+paroles.
+
+--Rapprochez-vous de moi, dit-il à voix basse à ses amis, et ne vous
+offensez pas de ce que je vais faire.
+
+--Guerriers, continua-t-il à haute voix, j'errais dans les solitudes du
+Champ-Rouge, lorsque mon oeil, qui embrasse toute la terre d'un regard,
+vit une troupe de loups poltrons et perfides se diriger vers votre
+village, enveloppée des ténèbres de la nuit. Vos jeunes gens chassaient
+le bison au bord des lacs sous la conduite de la Flèche Noire, ce
+courageux guerrier que le Maître de la vie aime et propose comme modèle
+à ceux qui habitent les prairies bienheureuses du Wacondah.
+
+Le chef Yakang, malgré son impassibilité ordinaire, poussa un cri de
+triomphe et d'orgueil en apprenant la haute opinion qu'avait de lui le
+Grand-Esprit.
+
+--Pouvais-je laisser massacrer mes fils les Yakangs, tandis qu'ils
+s'endormaient dans une sécurité trompeuse? Non! Rapide comme l'éclair,
+je volai au secours de mes fils menacés. En route, je trouvai deux
+visages pâles qui marchaient au même but. Ces amis, vous les connaissez,
+les voilà.
+
+En disant ces mots, Thémistocle saisit dans chaque main le Marcheur et
+Raoul stupéfaits, et les soulevant par leur ceinture de chasse, les tint
+suspendus en l'air, à bout de bras, pendant quelques instants.
+
+Les Indiens poussèrent une immense clameur d'admiration. Jamais ils
+n'avaient assisté à un pareil trait de vigueur corporelle. Evidemment
+l'être capable d'un tel effort était bien un être surnaturel.
+
+--Guerriers, continua Thémistocle, vous savez le reste. Conduit par mon
+père, le Maître de la vie, j'eus le bonheur d'arriver à temps, au moment
+où les Yakangs, malgré leur courage indomptable, allaient succomber sous
+le nombre. Ma vue suffit à chasser les chiens peureux. Hélas! l'un des
+visages pâles gisait sur la terre, baigné dans son sang. Guerriers,
+votre coeur est bon et reconnaissant; le Marcheur est déjà votre frère;
+n'est-il pas juste que son ami le devienne aussi?
+
+--Oui, oui! crièrent les guerriers.
+
+Les Yakangs sont reconnaissants, dit la Flèche-Noire; ils obéiront aux
+désirs du démon du Champ-Rouge: le visage pâle deviendra notre frère.
+
+--Hourra! cria le trappeur en jetant en l'air son bonnet de peau de
+raton, hourra, Thémistocle! vous êtes grand comme le monde! Souffrez que
+je vous embrasse.
+
+Et, sans attendre la réponse, le trappeur pressa le nègre dans ses bras.
+Celui-ci le repoussa doucement et, se retournant vers la foule:
+
+--Guerriers, continua-t il après s'être recueilli pendant quelques
+instants, le Maître de la vie est content; il m'ordonne de rester au
+milieu de vous avec mes amis les visages pâles. J'obéirai à ses ordres,
+je chasserai le bison avec vous et combattrai vos ennemis.
+Réjouissez-vous, guerriers! un jour viendra où la grande race des
+Yakangs s'étendra sur la prairie comme l'eau du fleuve qui déborde.
+
+Une explosion de cris enthousiastes et d'applaudissements frénétiques
+accueillit cette prophétie de bon augure; puis Thémistocle, descendant
+de l'estrade, fut entouré par les Indiens, qui, n'en ayant plus peur,
+s'approchaient de lui pour le toucher. Quelques-uns même des plus hardis
+coupaient avec leur couteau à scalper des morceaux de sa peau de bison
+et les emportaient comme des talismans. Sans l'intervention de la
+Flèche-Noire, Thémistocle eût été bientôt dépouillé du vêtement qui
+faisait sa gloire et son orgueil.
+
+On procéda immédiatement à l'adoption du marquis. Vu son état de
+faiblesse et les observations du Marcheur, les épreuves usitées en
+pareil cas furent supprimées. La Flèche Moire, s'approchant du jeune
+homme, l'embrassa sur les lèvres et lui fit don d'un costume complet de
+guerre. En échange, Raoul donna un de ses pistolets, que l'Indien reçut
+avec les marques de la plus vive satisfaction.
+
+Le sorcier, s.'approchant à son tour, se mit en devoir de pratiquer
+l'opération du tatouage.
+
+--Hum! monsieur le marquis, dit le trappeur, voilà un mauvais quart
+d'heure à passer. Mais il y a des circonstances où l'homme doit savoir
+souffrir sans se plaindre...
+
+Le sorcier mit à nu le bras du jeune homme et, lui piquant la peau à
+l'aide d'une épine d'acacia trempée dans le suc de certaines plantes,
+lui dessina les figures emblématiques de la tribu des Yakangs. Pendant
+ce temps, les chefs et les principaux guerriers dansaient autour de
+l'estrade, poussant des cris discordants.
+
+--A quoi bon tout ce vacarme? demanda Raoul.
+
+--A empêcher les plaintes que la douleur pourra vous arracher de
+parvenir aux oreilles des gens de la tribu.
+
+--Alors, mon ami, faites cesser ce tapage. Je veux montrer aux Indiens
+qu'un blanc est aussi capable qu'eux de souffrir sans se plaindre.
+
+Et en effet, pendant toute la durée de l'opération, le jeune homme ne
+proféra pas une plainte, malgré la douleur cuisante que lui causait la
+liqueur corrosive. L'opération terminée, il fut conduit dans la loge de
+la médecine, où il demeura enfermé toute la journée, afin, disait le
+sorcier, de s'entretenir avec le Grand-Esprit.
+
+Lorsqu'il en sortit, le soir, Raoul faisait partie de la puissante tribu
+des Yakangs.
+
+Pour fêter cet heureux jour, un grand feu fut allumé sur la place, et
+les danses et les jeux se prolongèrent pendant une partie de la nuit.
+
+
+
+
+X.--UN SERVITEUR MODELE.
+
+
+Quinze jours s'étaient passés et le trappeur n'était pas resté inactif
+pour obtenir le secret du trésor de Montcalm.
+
+Le sorcier, qui seul connaissait ce secret, avait longtemps hésité à se
+livrer. "La puissance et la prospérité des Yakangs, disait-il, étaient
+fatalement liées à sa discrétion," et il est probable que les instances
+du Marcheur fussent demeurées stériles si Thémistocle, usant de son
+autorité de dieu protecteur, n'eût enjoint au sorcier de dire ce qu'il
+savait. Devant un ordre aussi formel, le grand prêtre n'eut plus
+d'objection. Il consentit même à servir de guide et à conduire
+l'étranger vers le trésor qu'il était venu chercher.
+
+--Le désert est plein d'ennemis, avait dit de son côté la Flèche-Noire,
+et le démon du Champ-Rouge ne peut voyager seul comme un pauvre Indien.
+La Flèche-Noire l'escortera avec dix guerriers.
+
+Enfin Fleur-de-Printemps et l'Abeille avaient voulu accompagner le chef.
+
+La Flèche-Noire s'opposa d'abord à cette résolution imprudente et
+téméraire; mais cette fois encore Thémistocle interposa son autorité
+toute-puissante et le chef yakang consentit à ce que sa femme et sa
+fille fissent partie de l'expédition; mais en même temps il doubla le
+nom bre de l'escorte.
+
+La petite troupe avait donc quitté le village et, guidée par le sorcier,
+s'était dirigée vers les terres de l'Est en suivant la route que Raoul
+et ses amis avaient déjà parcourue pour se rendre chez les Yakangs.
+
+Vers le milieu du troisième jour de marche, nous la retrouvons campée au
+bord du fleuve où Thémistocle avait terrassa un bison à la force du
+poignet.
+
+--J'ai une question à poser à mon père le sorcier, dit tout à coup le
+trappeur; mon père veut-il m'écouter?
+
+--Les paroles de mon fils sont toujours agréables aux oreilles de son
+ami.
+
+--Merci. Comme vous le savez, ce chemin mène directement chez moi. Le
+suivrons-nous jusqu'au bout et passerons-nous par ma cabane?
+
+--Non, répondit le sorcier. La hutte de mon fils restera à deux milles
+vers la droite.
+
+--C'est bien; je pourrai renouveler ma provision de poudre et de
+balles... Un homme sans munitions n'est bon à rien.
+
+En ce moment, comme le déjeuner était fini et la chaleur suffocante,
+chacun s'étendit commodément sur l'herbe, cherchant un peu d'ombre et de
+sommeil, attendant la fraîcheur du soir pour se remettra en route.
+
+Un instant après, une légère ondulation se produisit dans les roseaux
+qui cachaient le fleuve, puis apparut entre leurs tiges une tête
+grimaçante, fixant des yeux enflammés sur les gens endormis.
+
+Après quelques secondes d'un attentif examen, la tête disparut, les
+roseaux se refermèrent, l'eau du fleuve clapota doucement sous les
+efforts d'un Indien qui, nageant entre deux eaux, atteignit bientôt la
+rive opposée. Cet Indien portait le costume et les emblèmes des Enfants
+perdus.
+
+A peine eût il touché la terre qu'il se dirigea en rampant vers un
+bouquet de _kart rouges_ [1].
+
+[Note 1: Cornus stolonifera (Mich.)]
+
+Deux autres Indiens l'attendaient au milieu des hautes herbes.
+
+--Mon frère a vu? demanda l'un d'eux.
+
+--Le Loup a vu.
+
+--Quels sont les guerriers dont nous suivons la piste?
+
+--Le visage pâle, accompagné de son ami le Marcheur et de vingt
+guerriers yakangs commandés par la Flèche-Noire. L'Abeille et
+Fleur-de-Printemps sont parmi eux, ainsi que le démon du Champ-Rouge.
+
+--Bien. Le Loup compte sans doute avertir Oeil-Sanglant?
+
+Le Loup secoua négativement la tête.
+
+--Le Loup est plus rusé que le trappeur blanc: il a entendu. Le Marcheur
+manque de poudre et de balles; son rifle est muet et pend inutile sur
+son épaule.
+
+--Oach!
+
+--Le Marcheur ira chercher des munitions à sa hutte.
+
+--Que compte faire mon frère?
+
+--Le Loup y sera le premier. Le Loup connaît la hutte du Marcheur; il y
+mènera ses deux frères rouges, emportera les armes du trappeur, et le
+Marcheur fuira comme un chien peureux.
+
+--Mon frère est guerrier; son oeil voit tout. Partons.
+
+Les trois Indiens se mirent en marche, côtoyant le fleuve, cachés parmi
+les saules, les roseaux et les hautes herbes, de ce pas gymnastique qui
+dévore les distances sans paraître donner prise à la fatigue.
+
+--L'ennemi des Enfants perdus est loin maintenant, dit le Loup, après
+deux heures de marche silencieuse. Si mes frères veulent suivre le Loup,
+ils les conduira plus vite par l'eau.
+
+Les Indiens approuvèrent par un signe de tête.
+
+Pour voyager par eau ainsi que le proposait le Loup, la première chose
+qui semble nécessaire est une embarcation. Or, les trois Enfants perdus
+n'en possédaient pas. Mais ce n'était point là une impossibilité pour
+ces sauvages enfants de la nature.
+
+Un énorme tronc de peuplier gisait sur la rive, brisé sans doute par la
+tempête et encore garni d'une portion de ses branches dénudées.
+
+Les Indiens s'approchèrent du tronc d'arbre et, réunissant leurs
+efforts, commençaient à l'ébranler, lorsque soudain un homme se dressa
+devant eux.
+
+Les Indiens, surpris, reculèrent d'un pas, portant la main à leurs
+tomahawks.
+
+--De par le Grand-Esprit! mes gaillards vous avez failli m'écraser, dit
+le nouveau venu, une autre fois, quand vous remuerez des troncs
+d'arbres, regardez d'abord s'il n'y a personne derrière.
+
+--Le métis Scott! firent les Indiens.
+
+--Mon Dieu! oui, votre frère Scott qui, ne pouvant savoir s'il avait
+affaire à des amis ou à des ennemis, s'est mis à couvert pour voir
+venir. Et maintenant, vous voulez descendre le fleuve?
+
+--Oui.
+
+--Et où allez-vous par ce chemin-là?
+
+--A la hutte de notre ennemi, le Marcheur.
+
+--Ah! Et dans quel but?
+
+--Lui enlever ses armes.
+
+--De par tous les diables! c'est une excellente idée.
+
+--Mon frère nous permettra une question à notre tour?
+
+--C'est selon... Faites toujours.
+
+--D'où vient le Métis?
+
+--Vous êtes curieux... Bah! après tout, vous le saurez tôt ou tard. Le
+Métis vient de négocier une alliance entre les Enfants perdus et le
+Nuage-Blanc, chef des Hurons.
+
+--Mon frère a réussi?
+
+--Le Métis a réussi. Il retourne vers Oeil-Sanglant.
+
+--Bien. Que mon frère se dépêche et qu'il marche avec la prudence du
+serpent. Le démon du Champ-Rouge avec la Flèche-Noire et vingt guerriers
+yakangs suivent l'autre rive du fleuve.
+
+--Merci; le Métis n'est pas un enfant... Adieu.
+
+Les Indiens eurent bientôt fait de pousser le tronc de peuplier dans le
+fleuve et se laissèrent aller à la dérive...
+
+Le lendemain, vers le milieu du jour, ils se trouvaient en face du
+cirque de rochers qui conduisait à la hutte du Marcheur. Abandonnant
+leur radeau improvisé aux hasards du courant, ils gagnèrent le bord à la
+nage et, après avoir scruté de l'oreille et de l'oeil tous les environs,
+ils s'engagèrent dans l'étroit couloir de pierre.? Le silence,
+l'abandon étaient complets...
+
+La porte du réduit était entr'ouverte. Le Loup, qui marchait en tête,
+prêta l'oreille un instant, puis poussa le battant et entre résolument
+Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur que deux bras
+gigantesques, semblant sortir de derrière la porte, s'enlacèrent autour
+de ton corps et l'étreignirent.
+
+Sous cette accolade formidable, l'Indien sentit ses os craquer, puisse
+briser et, quand l'ombre ouvrit les bras, le Loup roula inerte sur le
+sol.
+
+Il était mort sans pousser un cri.
+
+Cet ombre n était autre que Martin, l'ours _grizzly_ du Marcheur. Le
+brave animal, fuyant les ardeurs du jour, dormait paisiblement au frais
+dans la hutte, lorsque des pas inconnus lui avaient fait dresser
+l'oreille, tandis que son odorat, d'une finesse merveilleuse, lui
+révélait un ennemi.
+
+Dans sa grosse cervelle d'ours, le brave Martin s'était probablement
+tenu un raisonnement comme celui-ci:
+
+--Quelqu'un approche... ce n'est point mon maître... ce n'est point non
+plus aucun des amis de mon maître, car les pas et les voix que j'entends
+me sont inconnus... Hum! Martin, mon ami, ces gens-là ont de mauvaises
+intentions. Souviens-toi que ton maître t'a proposé à la garde de son
+habitation.
+
+Et, sûr de la justesse de son raisonnement, le brave animal avait
+étouffé le premier inconnu qui s'était présenté, et cela si rapidement
+et avec si peu de bruit, que les compagnons du Loup, faisant le guet au
+dehors, n'avaient rien entendu.
+
+Au bout de quelques instants, ils entrèrent.
+
+Le second Indien qui se présenta subit le même sort: mais le troisième,
+averti par un grognement, eut le temps de se mettre sur la défensive et
+de brandir son tomahawk, faible arme pour un tel adversaire. Martin ne
+s'inquiéta même pas d'éviter le coup qui lui était destiné; il le reçut
+au milieu du front, sûr que son crâne pouvait supporter une pareille
+caresse, puis, d'un coup de griffe il éventra l'Indien.
+
+Cet exploit accompli, Martin secoua la tête, s'étendit en travers de la
+porte et, après s'être léché les pattes pendant quelques instants,
+reprit son somme interrompu.
+
+Au coucher du soleil, le Marcheur arrivait au cirque de pierre.
+
+--Oh! oh! qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; des pas humains! Quelqu'un
+chez moi!
+
+Et, le coeur plein d'inquiétude, il franchit en courant le couloir. Sur
+le seuil, il trouva son ours qui l'accueillit avec toutes les
+démonstrations d'une joie des plus vives.
+
+--Bonjour, bonjour, Martin! dit le trappeur en caressant l'animal; as-tu
+vu quelqu'un rôder par ici?
+
+Les yeux de Martin brillèrent comme s'il eût compris la question et te
+tournèrent vers la hutte.
+
+--Ah! ah! fit le trappeur en voyant les cadavres... Des Enfants perdus!
+Mon ami Martin, tu as bien travaillé!
+
+Deux heures après, les cadavres enterrés, le Marcheur, muni d'un sac à
+balles et d'une poudrière convenablement garnie, quittait la hutte pour
+rejoindre ses amis, qui l'attendaient à deux milles plus loin de l'autre
+côté des montagnes. Martin l'accompagna jusqu'aux limites de son
+domaine.
+
+
+
+
+XI.--L'ORAGE.
+
+
+Cependant la visite que les trois Indiens avaient faite à la hutte avait
+fortement donné à réfléchir au Marcheur.
+
+--Les traces étaient toutes fraîches, dit-il à la Flèche-Noire après le
+récit des exploits de son ours... Nos ennemis seraient-ils sur notre
+piste?
+
+--Oeil-Sanglant est un chien et ses guerriers des vieilles femmes... Les
+Yakangs ne les craignent pas.
+
+--Je le sais. Moi non plus, je ne les crains pas... mais voyez-vous,
+chef, tout en marchant il m'est venu une idée. Les Hurons, bien que vous
+soyez maintenant en paix avec eux, sont jaloux de la puissance des
+Yakangs... Je ne serais pas surpris que l'Oeil-Sanglant les eût décidés
+à s'unir aux Enfants perdus, d'autant plus que leur chef, le
+Nuage-Blanc, vous hait personnellement.
+
+La Flèche-Noire eut un sourire dédaigneux.
+
+--Le chef huron n'a que trente chevelures dans son wigwam, dit-il; moi,
+j'en ai soixante. Tant que la Flèche-Noire n'aura pas d'autre ennemi, il
+dormira tranquille.
+
+Les événements, d'ailleurs, semblaient donner raison à l'Indien. Malgré
+ses minutieuses recherches, le Marcheur n'apercevait rien de suspect
+autour de lui. La prairie, à perte de vue, déroulait ses solitudes
+immenses aux aspects monotones, et son silence était à peine troublé par
+le bruit des pas des voyageurs ou la fuite précipitée des animaux
+sauvages cachés parmi les hautes herbes.
+
+A mesure que la petite troupe avançait, la confiance et l'espoir
+revenaient dans l'âme du trappeur.
+
+--Courage, monsieur le marquis! disait-il joyeusement. Bientôt nous
+toucherons au but... La route doit vous sembler longue?
+
+Mais à chaque question de ce genre le jeune homme, enveloppant d'un
+regard Fleur-de-Printemps, remuait négativement la tête. Comment
+aurait-il pu se plaindre de la lenteur du temps, lorsqu'une si douce
+compagnie venait en abréger les heures?
+
+Ce jour même, vers le coucher du soleil, la caravane arrivait au pied
+d'une chaîne de collines abruptes qui entourait la savane comme une
+immense ceinture.
+
+--Que mon fils le guerrier pâle se réjouisse, dit le sorcier s'adressant
+à Raoul; le trésor qu'il venu chercher chez ses frères les Yakangs se
+trouve sur le versant opposé de cette colline qui domine toutes les
+autres.
+
+--Hourra! s'écria le trappeur à pleins poumons.
+
+--Bien que nous soyons très près du but de notre voyage, reprit le
+sorcier, je ne conseillera pas à mes amis d'essayer à l'atteindre
+aujourd'hui. Qu'en dit mon fils la Flèche-Noire? ajouta-t-il en montrant
+à l'Indien un grand nuage noir qui surgissait à l'horizon.
+
+Le chef examina le ciel pendant quelques instants:
+
+--Mon père a bien vu, dit-il enfin. Ce nuage a couvé le nid du tonnerre,
+et bientôt il s'étendra sur toute la surface de la terre. Que mes fils
+cherchent un abri et prient le Grand-Esprit de les protéger, car bientôt
+les éléments seront en guerre.
+
+Ce conseil fut immédiatement suivi et la petite troupe, se réfugiant
+sous un amas de roches qui garnissaient le pied de la colline,
+s'installa de son mieux pour résister à la violence de l'orage qui
+menaçait.
+
+La nature elle-même semblait avoir conscience du danger. Le silence qui
+planait sur la prairie redoubla, l'air devint immobile. On eût dit que
+la terre recueillait ses forces ou sommeillait.
+
+Le nuage signalé par le sorcier montait rapidement et bientôt il
+enveloppait l'horizon, étendant sur le ciel son réseau noir, doré de
+place en place par les rayons du soleil déjà pâlissants. La même temps,
+une vaste nappe brune partant de la terre allait se joindre à lui,
+semblable à une immense colonne de fumée marchant d'une seule pièce sur
+la plaine.
+
+Tout à coup, sans qu'un souffle d'air se fit sentir, les feuillages
+s'agitèrent, les hautes herbes penchèrent leurs tiges flexibles avec un
+bruit plaintif; un sourd gémissement sortit des flancs de la colline.
+C'était la réponse de la terre au défi que lui jetait l'ouragan.
+
+--Attention, mes amis! cria le trappeur; tenez-vous bien: le branle-bas
+va commencer...
+
+Un sourd grondement répondit à ces paroles, puis un immense éclair
+sillonna l'horizon, déchirant les flancs du nuage de ses zigzags de feu.
+
+Ce bruit sembla un signal. Le vent, captif jusque-là, s'éleva tout à
+coup, étendant sur la campagne ses tourbillons irrésistibles. Incapables
+de lutter contre son étreinte, les arbres séculaires gémissaient au
+loin, puis brisés, déracinés, ils s'abattaient avec le fracas d'une
+bataille.
+
+Des fragments de rochers roulaient sur les flancs de la colline, poussés
+par une force irrésistible. Les herbes de la prairie brisées, hachées
+comme par la faucille du moissonneur, s'éparpillaient dans l'air et
+semblaient pour l'oeil le contour des tourbillons.
+
+En même temps, la pluie,--une pluie drue, épaisse, à larges
+gouttes,--tombant par torrents, interceptait la vue et plongeait la
+campagne dans une complète obscurité; les pierres, les armes des Indiens
+et celles du trappeur, chargés d'électricité, crépitaient entre leurs
+mains. Raoul considérait avec épouvante ce cataclysme qui menaçait de
+bouleverser la terre, et les Yakangs eux-mêmes habitués qu'ils fussent à
+de semblables spectacles, conjuraient intérieurement le Grand-Esprit de
+les tirer de ce danger imminent.
+
+Cependant, quelque critique que fût la position de nos amis, elles
+n'étaient rien en comparaison de celles de deux hommes qui, à cent pas
+de l'abri de rochers, bravaient en rase campagne les efforts de la
+tempête. Couchés à plat ventre sur la terre pour donner moins de prise
+au vent et cramponnés l'un à l'autre, ils tenaient obstinément leurs
+yeux fixés sur la retraite des Yakangs.
+
+Quels étaient leurs desseins? Nous avons appris du métis Scott que,
+chargé de négocier une alliance entre les Hurons et les Enfants perdus,
+il avait réussi sans difficulté. Les Hurons et les Yakangs étaient
+ennemis, sans doute depuis l'origine de leur race. Entre eux, la
+guerre--bien qu'interrompue par des trêves assez fréquentes--était
+éternelle, car elle avait pour but la suprématie de l'un des deux
+peuples dans le désert. De plus, le Nuage-Blanc, comme chef, haïssait
+personnellement la Flèche-Noire, dont il enviait la réputation et les
+hauts faits. Il avait donc accepté avec empressement l'alliance des
+Enfants perdus. Il avait quitté son village en compagnie de son fils,
+pendant que dix guerriers hurons rejoignaient les débris de la troupe de
+l'Oeil-Sanglant.
+
+Ces hommes qui marchaient depuis le matin dans la piste de la
+Flèche-Noire, et qui avaient si bien su dissimuler leur présence aux
+yeux clairvoyants du trappeur, étaient le Nuage-Blanc, chefs des
+Hurons, et l'Oiseau-du-tonnerre, son fils, un jeune homme, presque un
+enfant, qui n'avait pas encore conquis le titre de guerrier.
+
+
+Pendant la plus grande partie de la journée, le Nuage-Blanc et
+l'Oiseau-du-Tonnerre avaient suivi la caravane à environ cinq cents pas
+en arrière, et cela si habilement que personne ne s'était douté de leur
+présence, lorsque auprès de la colline l'orage était venu les assaillir.
+
+Nous les avons vus, sous la pluie et les éclairs, couchés sur la terre
+pour n'être point emportés par le vent, supporter sans faiblir la fureur
+des éléments plutôt que d'abandonner leurs desseins.
+
+Cependant les Yakangs, terrifiés par la tempête, se cramponnaient de
+toutes leurs forces aux parois des rochers, lorsque tout à coup la voix
+du trappeur domina le bruit de l'ouragan.
+
+--La trombe vient droit sur nous! cria-t-il; du sang-froid, mes amis!...
+A plat ventre sur la terre, ou nous sommes perdus.
+
+En effet, la trombe, qui, vue de loin, semblait n'avancer qu'avec
+lenteur, marchait, vue de près, avec la rapidité d'un cheval lancé au
+galop. Son large pied appuyé sur le sol, elle montait jusqu'au ciel par
+une spirale immense et s'avançait en tourbillonnant avec un mugissement
+terrible.
+
+Les Indiens frissonnaient, se sentant perdus.
+
+Bientôt la trombe atteignit leur retraite et les enveloppa dans ses
+replis. Cramponnés aux aspérités du sol, haletants, suffoqués sous cette
+formidable pression, les voyageurs fermèrent les yeux et perdirent
+connaissance, se croyant voués à une mort certaine.
+
+Mais la trombe, continuant toujours sa marche, rencontra tout à coup la
+colline. Le choc la fit reculer, comme étonnée de cette résistance
+imprévue; puis, réunissant ses efforts, elle revint de nouveau à la
+charge. Mais le cercle de collines tint bon. La colonne battit encore
+une fois en retraite, s'arrêta quelques instants au milieu de la plaine
+comme pour examiner l'ennemi; puis, reconnaissant sans doute l'inutilité
+de ses attaques, elle sembla hésiter, oscilla lentement sur elle-même et
+enfin tournoya en sens inverse; elle changea de direction et continua sa
+course furieuse vers les régions de l'Ouest, dévastant tout sur son
+passage.
+
+Quelques minutes après, comme si la trombe eût formé l'arrière-garde de
+l'orage, la pluie cessait, le voile noir qui couvrait le ciel se
+déchirait et, sur l'azur mis à nu, le soleil dardait ses derniers rayons
+pour consoler la terre des souffrances qu'elle venait d'éprouver.
+
+La Flèche-Noire, le Marcheur et Thémistocle ne tardèrent pas à revenir
+au sentiment de la réalité. Encore frissonnants du danger qu'ils avaient
+couru, ils jetèrent un regard autour d'eux et un cri de désespoir
+jaillit de leur poitrine...
+
+Raoul et Fleur-de-Printemps avaient disparu.
+
+
+
+
+XII--RUSES DE GUERRE.
+
+
+--Ils sont morts! s'écria le trappeur. L'ouragan les a broyés dans ses
+tourbillons! Qui sait si nous retrouverons même les cadavres!
+
+La Flèche-Noire, à genoux sur le sol, examinait attentivement la place
+qu'avaient occupée sa fille et le jeune homme.
+
+Tout à coup il se releva en poussant un cri de rage.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur.
+
+--Mon frère avait raison; le chef Yakang a manqué de prudence... Les
+ennemis nous suivaient et ce sont eux qui ont enlevé ma fille et le
+guerrier pâle. Que le Marcheur regarde.
+
+Le trappeur se baissa, examinant le sol.
+
+--Diable! diable! mes prévisions se réalisent de plus en plus, dit-il;
+les ravisseurs sont des Hurons.
+
+--Des Hurons?
+
+--Oui... et... attendez... le Nuage-Blanc lui-même est venu ici... Voici
+une plume d'aigle de sa coiffure, je la reconnais... Dieu soit loué! les
+enfants vivent encore... Mais dans quel but les a-t-on enlevés?
+
+--Oeil-Sanglant aime Fleur-de-Printemps, dit l'Abeille d'une voix
+sombre.
+
+--Lui? dit la Flèche-Noire en crispant les poings. Ce chien des prairies
+a osé lever les yeux sur l'étoile des Yakangs!...
+
+--L'Abeille a raison, fit le trappeur, et je devine maintenant le
+dessein de nos ennemis. Le chef huron a enlevé Fleur-de-Printemps pour
+la mettre entre les mains de l'Oeil-Sanglant, qui la forcera à partager
+son wigwam et à devenir sa femme. Quant à Raoul, les Enfants perdus,
+pour se venger de leur défaite, l'attacheront au poteau de torture.
+Maintenant, que va faire mon frère?
+
+La Flèche-Noire, au lieu de répondre, alluma son calumet et se mit à
+fumer d'un air aussi impassible que si rien d'extraordinaire ne venait
+de se passer.
+
+--Partons! dit-il tout à coup en secouant la cendre de sa pipe.
+
+La troupe des Yakangs s'ébranla lentement sous la conduite du trappeur
+et de la Flèche-Noire, qui marchait courbé vers la terre détrempée où
+les pas des ravisseurs avaient laissé de profondes empreintes.
+
+Cette chasse silencieuse dura jusqu'à la tombée de la nuit.
+
+--Campons, dit la Flèche-Noire. Demain il fera jour.
+
+L'aube blanchissait à l'horizon et les Yakangs étaient de nouveau sur la
+piste des Hurons, mais, au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé
+la veille les traces cessèrent.
+
+--Les Hurons ont passé le fleuve, dit le trappeur après avoir examiné la
+rive; faisons comme eux.
+
+La Flèche-Noire approuva et entra résolument dans l'eau, peu profonde en
+cet endroit. Mais arrivé sur le bord opposé, il poussa un cri de
+triomphe, et, appelant le Marcheur, lui montra la terre.
+
+Le trappeur se baissa; le sol était piétiné comme par le passage de
+plusieurs hommes. Quelque chose brillait dans l'herbe.
+
+--C'est une des coquilles détachées de la ceinture de
+Fleur-de-Printemps, dit Thémistocle; je la reconnais.
+
+--En avant! s'écria la Flèche-Noire; nous sommes sur la piste.
+
+--Halte! chef; arrêtez! fit le trappeur qui continuait à examiner le
+sol; mon frère est sur une fausse piste. Les Hurons n'ont point traversé
+la plaine.
+
+--Oach! et ces traces?
+
+--Ruses de guerre. Les coquins sont adroits, mais ils ne connaissent pas
+le vieux limier.
+
+--Nègre comprend pas! disait le noir suivant cette scène d' un air
+ébahi.
+
+--Voyez ces empreintes. Pour vous, elles signifient que des hommes ont
+passé là, voilà tout. Pour moi, elles ont un autre sens, parce que les
+Indiens en marche prennent mille précautions pour effacer toute trace de
+leur passage. Ici ces traces semblent multipliées à plaisir; c'est pour
+nous donner le change. De plus, toutes ces empreintes sont égales; elles
+ont donc été faites par le même pied, par un seul homme. La troupe des
+Hurons n'est point passée par ici.
+
+La Flèche-Noire fit un signe d'assentiment.
+
+--Voici ce que je pense. Le Nuage-Blanc est arrivé au bord du fleuve. Un
+de ses hommes l'a traversé pour laisser la fausse piste; pendant ce
+temps, le reste de la troupe a suivi la lit même de la rivière. Qu'en
+dit mon frère?
+
+--Le Marcheur est un véritable Indien; rien ne lui échappe.
+
+--Maintenant une dernière question se présente. Les Hu rons ont-ils
+descendu ou remonté le fleuve?... A mon avis, ils l'ont remonté, parce
+qu'en amont l'eau est moins profonde qu'en aval et qu'ils avaient des
+prisonniers... Si mon frère le veut, nous suivrons ce chemin.
+
+--Notre frère a raison, dirent les Indiens en entrant dans l'eau.
+
+Pendant plus d'une demi-heure, ils remontèrent le fleuve, luttant contre
+la violence du courant, très-fort en cet endroit, et explorant avidement
+les deux rives.
+
+--Hourra! s'écria tout à coup le trappeur montrant à ses amis la trace
+d'un pied humain imprimé sur la berge. Le Nuage-Blanc est revenu sur ses
+pas et s'est rapproché des collines. Maintenant nous tenons la piste,
+nous les atteindrons.
+
+La troupe s'avança avec une nouvelle ardeur. Tout à coup, en passant
+auprès d'un buisson de _winterberg_ entouré de hautes herbes,
+Thémistocle, qui marchait à côté du trappeur, d'un bond prodigieux
+s'élança au milieu du buisson sans se préoccuper des épines qui lui
+déchiraient les chairs.
+
+Un instant après, il en ressortait tenant à la gorge un Indien à moitié
+étranglé.
+
+--Arrêtez, Thémistocle! cria le trappeur; ce Peau-Rouge est un ami,
+c'est le Castor.
+
+Thémistocle obéit.
+
+--Que mon frère soit le bienvenu, dit la Flèche-Noire. Bien qu'il fasse
+partie des Enfants perdus, le Castor est mon ami et a déjà rendu
+d'innombrables services à mon peuple.
+
+--Les Enfants perdus sont des chiens! Le Castor les méprise et veut
+orner ses mocassins avec la chevelure de leur chef Oeil-Sanglant... Les
+Yakangs veulent-ils me permettre de les accompagner?
+
+--Que les guerriers prennent garde! dit l'Abeille: le Castor est
+peut-être un traître.
+
+--Oh! fit le trappeur en se récriant.
+
+L'Enfant perdu lança à l'Indienne un regard indéfinissable.
+
+--Ma mère se souvient-elle de la nuit où son village fut surpris par les
+Enfants perdus?
+
+--Elle s'en souvient.
+
+--L'Abeille, terrassée par Oeil-Sanglant, allait périr. Un tomahawk a
+brisé l'arme de son ennemi. Ce tomahawk, qui l'avait lancé?
+
+--Vous?
+
+--Moi.
+
+--Que mon fils me pardonne: il comprendra mes soupçons et les excusera.
+
+Le Castor s'inclina.
+
+--Mon frère suit la piste des Hurons? dit-il à la Flèche-Noire. Sa fille
+et le guerrier pâle ont été enlevée pendant la tempête.
+
+--Qui les a enlevés? mon frère le sait-il?
+
+--Oui. Le Nuage-Blanc et son fils l'Oiseau-du-Tonnerre.
+
+--Qu'en ont-ils fait?
+
+--Ils les ont livrés à l'Oeil-Sanglant, qui forcera l'étoile des Yakangs
+à devenir sa femme et qui attachera le guerrier pâle au poteau de
+torture.
+
+--Quand?
+
+--Aujourd'hui... dans trois heures.
+
+Une exclamation de douleur jaillit des poitrines de la Flèche-Noire, du
+trappeur et de Thémistocle.
+
+--Trop tard! murmurèrent-ils; nous arriverons trop tard!
+
+--Mes frères se trompent. Les Enfants perdus et les Hurons ne sont pas
+si loin, et, avant trois heures, mes frères les auront rejoints.
+
+--Que mon fils le Castor m'écoute, dit la Flèche-Noire. Mon sort est
+entre ses mains. Qu'il me guide vers ma fille, et ma vie lui appartient.
+
+Le Castor lui tendit la main.
+
+--Mon coeur a toujours aimé les Yakangs et haï les Enfants perdus,
+dit-il; je ferai ce que mon père désire.
+
+Et, prenant la tête de la troupe, il s'avança à grands pas dans la
+prairie.
+
+L'Abeille, qui supportait la fatigue aussi bien que le guerrier le plus
+robuste, semblait réfléchir profondément, tout en jetant de temps en
+temps un regard perçant sur le Castor.
+
+Tout à coup elle quitta son rang, et s'approchant du jeune Indien elle
+murmura à voix basse:
+
+ Pour voir encore ton doux visage,
+ Jeune fille, vers ton village
+ Je suis entraîné par mon coeur.
+ Je te vois jouer sur la mousse
+ Et j'écoute ta voix plus douce
+ Que la voix de l'oiseau moqueur.
+
+Le Castor tressaillit
+
+--Bon! fit l'Abeille; les yeux d'une mère voient tout. Mon fils aime
+Fleur-de-Printemps, il la sauvera.
+
+Arrivé au pied de la colline, le Castor longea sa base pendant quelques
+minutes, puis il s'engagea dans un étroit défilé conduisant au versant
+opposé.
+
+
+--Oach! dit le sorcier au Marcheur, nous ne sommes plus qu'à deux
+railles du lieu redoutable où gît le trésor de Montcalm, le grand
+guerrier blanc. Les Enfants perdus connaîtraient-ils ce secret?
+
+--Je l'ignore. S'il ne le connaissent pas, il faut les chasser, pour les
+empêcher de le découvrir, et s'ils le connaissent déjà... alors...
+
+Le trappeur acheva sa pensée en frappant avec force la crosse de sa
+carabine.
+
+Depuis quelques instants déjà, la marche du Castor s'était ralentie, et
+il avait fait signe à ses amis de ne plus avancer qu'avec une extrême
+précaution. Bientôt il ordonna aux Yakangs de s'arrêter; puis prenant à
+part la Flèche-Noire, le trappeur et Thémistocle:
+
+--Que mes frères me suivent, dit-il, et vous, guerriers yakangs, ne
+sortez de votre retraite que lorsque vous entendrez retentir le
+croassement du corbeau.
+
+Mais il eut beau employer tous les moyens possibles de persuasion, il ne
+put empêcher l'Abeille de se joindre à lui et d'accompagner son mari.
+
+A quelque distance de l'endroit ou ils se trouvaient se dressait une
+sorte de muraille de rochers qui semblait servir de contrefort à la
+chaîne de collines. D'épais buissons de gadellier sauvage et de rosiers
+des savanes en garnissaient le pied, et quelques pins séculaires,
+étendant sur eux leurs bras touffus, semblaient les protéger.
+
+C'est vers cet endroit que le Castor dirigeait ses amis en rampant dans
+les hautes herbes et les murettes.
+
+Arrivé à la base des rochers, il écarta avec précaution le feuillage qui
+masquait la vue et, faisant signe au trappeur et au chef yakang:
+
+--Que mes frères regardent, dit-il.
+
+La Flèche-Noire colla son oeil contre l'ouverture ainsi pratiquée et
+recula soudain comme s'il eût été mordu par un serpent.
+
+Il venait d'apercevoir, attachés dos à dos au poteau de torture, sa
+fille et le marquis de Valvert, entourés d'un cercle d'Indiens qui
+préparaient les instruments du supplice. Tous les ennemis de son peuple
+étaient là: l'Oeil-Sanglant avec les Enfants perdus, le Nuage-Blanc et
+l'Oiseau-du-Tonnerre avec les Hurons, le Novice arec sa bande d'écumeurs
+du désert.
+
+Vaincu par la douleur, par la rage, incapable de se maîtriser plus
+longtemps, le chef yakang brandit son tomahawk et porta sa main à sa
+bouche pour donner le signal convenu avec ses guerriers, lorsque le
+trappeur le retenant:
+
+--Que mon frère soit prudent, lui dit-il. Le supplice de ces enfants ne
+va pas commencer encore et les ennemis pourraient les tuer si nous
+agissions trop précipitamment. Employons d'abord la ruse; la force
+viendra après. Laissez-moi faire.
+
+Et le trappeur se penchant vers Thémistocle, lui murmura quelques mots
+à l'oreille.
+
+
+
+
+XIII.--DEUX COEURS INDIENS.
+
+
+Nous avons laissé le Nuage-Blanc et son fils couchés à plat ventre sur
+la terre pendant l'orage et fixant des yeux ardents sur le cirque de
+rochers qui abritait la troupe des Yakangs. Par un hasard providentiel,
+les deux Hurons se trouvèrent hors de l'atteinte de la trombe furieuse,
+qui les eût emportées comme une feuille dans ses tourbillons.
+
+--Que mon fils s'apprête, dit le Nuage-Blanc en voyant le météore
+menacer les Yakangs; bientôt il pourra montrer s'il est digne de
+recevoir le titre de guerrier.
+
+Les deux Indiens se levèrent et, sûrs que dans l'obscurité de la
+tourmente ils ne seraient point aperçus, ils s'élancèrent en courant
+vers la grotte et l'atteignirent au moment où la trombe furieuse venait,
+pour ainsi dire, d'anéantir les compagnons de la Flèche-Noire.
+
+Un éclair permit aux Hurons de s'orienter. Sans songer qu'ils pouvaient
+être eux-mêmes emportés par la rafale, ils se précipitèrent vers
+Fleur-de-Printemps.
+
+--Deux prises valent mieux qu'une, murmura l'Oiseau-du-Tonnerre en
+s'avançant vers Raoul étendu sur la terre non loin de la jeune fille.
+
+Une minute après, les Hurons s'enfuyaient portant sur leur épaule les
+captifs bâillonnés, garrottés et encore privés de sentiment.
+
+Les ravisseurs coururent sans s'arrêter jusqu'au bord du fleuve. Arrivés
+là:
+
+--Que mon fils dépose son fardeau, dit le Nuage-Blanc, et qu'il se rende
+sur l'autre rive; il fera une fausse piste pour tromper les Yakangs, qui
+doivent être déjà sur nos traces.
+
+L'Oiseau-du-Tonnerre obéit sans mot dire, puis revint vers son père.
+
+--Que devons-nous faire maintenant? demanda-t-il.
+
+--Maintenant, répondit le Huron après avoir réfléchi quelques instants,
+nous marcherons dans le lit du fleuve pour faire perdre nos traces, puis
+nous rejoindrons nos amis de l'autre côté des collines.
+
+Cette manoeuvre, sur laquelle le chef huron comptait pour échapper aux
+poursuites des Yakangs, échoua, comme nous l'avons vu, grâce à la
+perspicacité du trappeur.
+
+La nuit était tout à fait venue lorsque les deux Hurons arrivèrent au
+camp des Enfants perdus.
+
+--Le Nuage-Blanc sait tenir ses promesses, dit le chef en déposant
+Fleur-de-Printemps aux pieds de l'Oeil-Sanglant.
+
+--De plus, dit l'Oiseau-du-Tonnerre, voici un ennemi dont la capture
+réjouira le coeur de mon frère.
+
+Oeil-Sanglant eut un méchant sourire.
+
+--Que comptent faire les guerriers hurons de leurs prisonniers?
+
+--Rien, répondit le Nuage-Blanc; j'ai promis à mon frère de les lui
+amener, je tiens ma promesse; ils sont à lui, l'Oeil-Sanglant en
+disposera à sa guise.
+
+--Merci! répondit le chef des Enfants perdus. Un jour viendra où
+l'Oeil-Sanglant saura reconnaître ce service. Qu'on emmène les
+prisonniers sous ma tente! dit-il à deux de ses guerriers.
+
+Cet ordre fut immédiatement exécuté.
+
+Raoul, anéanti par ce qui lui arrivait, gisait inerte sur le sol.
+Incapable de rassembler ses idées, il se croyait le jouet d'un cauchemar
+pénible et appelait de tous ses voeux l'instant du réveil.
+
+Quant à Fleur-de-Printemps, plus habituée à ces moeurs étranges, elle ne
+se dissimulait pas l'horreur dans sa position. Mais, loin de se laisser
+abattre, la courageuse fille semblait puiser une nouvelle énergie dans
+sa faiblesse même.
+
+--La Flèche-Noire, se disait-elle, s'apercevra bientôt de notre absence
+et saura nous délivrer. Attendons.
+
+Tout à coup un coin de la tente se souleva, et l'Oeil-Sanglant entra.
+
+L'Indien considéra avec une joie féroce les deux prisonniers, puis,
+s'approchant de la jeune fille:
+
+--Fleur-de-Printemps sait-elle qui lui parle? dit-il.
+
+--Oui. Vous êtes un Enfant perdu, un ennemi de ma race... un chef
+peut-être?
+
+--L'Oeil Sanglant! dit l'Indien avec emphase.
+
+A ce nom redouté et abhorré parmi les Yakangs, la jeune fille se recula
+en frissonnant.
+
+--L'étoile des Yakangs sait-elle quel sort nos guerriers lui réservent
+ainsi qu'au guerrier pâle? Sait-elle qu'ils veulent les attacher tous
+deux au poteau du sang?
+
+--Oh! s'écria la jeune fille.
+
+--Fleur-de-Printemps n'ignore pas que les Enfants perdus connaissent
+l'art de faire crier comme des vieilles femmes les guerriers les plus
+courageux. Quelle contenance fera-t-elle lorsque les couteaux de mes
+fils découperont ses chairs, lorsque ses ongles et ses cheveux seront
+arrachés un à un?
+
+Le chef des Enfants perdus se tut pour juger de l'effet que ses paroles
+avaient produit.
+
+Fleur-de-Printemps frissonnait. Elle connaissait de longue date ces
+horribles exécutions et savait à quel degré de perfection les Enfants
+perdus avaient porté l'art des supplices.
+
+Cependant l'étoile des Yakangs peut échapper à son sort, dit tout à coup
+l'Indien.
+
+--Que le chef s'explique.
+
+--Les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur depuis
+longtemps. Qu'elle consente à partager mon wigwam et, au lieu d'être
+attachée au poteau de torture, elle sera aimée et respectée de nos
+guerriers.
+
+--Fleur-de-Printemps est la fille d'un chef. Jamais elle ne vivra avec
+un chien des prairies!
+
+--Que ma fille prenne garde! cria Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils
+et étreignant convulsivement le bras de la jeune fille.
+
+Fleur-de-Printemps poussa un cri de douleur.
+
+--Votre conduite est infâme, chef, dit Raoul. Le beau mérite de faire
+trembler une femme!
+
+L'Oeil-Sanglant se tourna vers Raoul, auquel il n'avait pas pris garde
+jusque-là, et, pour toute réponse, lui fouetta le visage d'un revers de
+sa robe de bison.
+
+A cette insulte, un nuage passa devant les yeux du marquis. Ses muscles
+se roidirent comme pour briser ses liens; mais, voyant l'inutilité de
+ses efforts, il retomba sur le sol et, poussa un gémissement de fureur
+et d'impuissance.
+
+--Oeil-Sanglant frappe un ennemi sans défense! s'écria
+Fleur-de-Printemps dont les yeux lançaient des éclairs; c'est un lâche!
+mon coeur le méprise et les guerriers de ma race feront des sifflets de
+guerre avec ses os!
+
+--J'ai voulu sauver la fille des Yakangs, dit l'Indien d'une voix
+sombre; elle ne l'a pas voulu, elle mourra!
+
+--Apprêtez vos supplices, dit la jeune fille; je les attends sans
+crainte.
+
+L'Oeil-Sanglant quitta la tente, le coeur plein de rage, et sur l'heure
+convoqua les chefs de la troupe.
+
+--Que décident mes frères du sort des prisonniers.
+
+--Le poteau du sang, fit le métis Scott.
+
+Les autres chefs approuvèrent.
+
+--Bien, dit l'Oeil-Sanglant. Les prisonniers seront attachés au poteau
+de torture demain, lorsque le soleil aura parcouru la moitié de sa
+carrière.
+
+Puis, laissant ses compagnons, le chef des Enfants perdus se dirigea de
+nouveau vers la tente pour faire connaître aux prisonniers la décision
+du conseil.
+
+Après le départ de leur ennemi, les prisonniers gardèrent d'abord le
+silence avec une morne résignation.
+
+--Mourir ainsi, dit tout à coup Raoul, c'est affreux!
+Fleur-de-Printemps, abandonne-moi à mon triste sort et accepte la
+proposition de l'Oeil-Sanglant.
+
+--Jamais!
+
+--Songe à ton père et à ta mère.
+
+--La Flèche-Noire est un chef; il maudirait sa fille, si elle tremble en
+face de la mort.
+
+--La mort n'est rien... mais la souffrance!
+
+--La souffrance?... Celui qui implore ses ennemis est un lâche!... Mais
+le supplice ne peut avoir lieu encore et les Yakangs doivent être sur
+notre piste.
+
+Et s'ils arrivent trop tard?
+
+--Alors nous mourrons ensemble. C'est un bonheur de mourir avec ceux
+qu'on aime!
+
+En ce moment, une voix douce et harmonieuse s'éleva derrière la tente:
+
+ Lorsque tu cours dans la prairie,
+ Ton pied rase l'herbe fleurie
+ Plus léger qu'une aile d'oiseau;
+ Dans les sentiers tu vas, tu passes,
+ Sans jamais laisser de traces
+ Que le castor au sein des eaux.
+
+--La voix de mon rêve! s'écria la jeune fille. Que le guerrier pâle
+espère; un ami veille près de nous.
+
+Tout à coup la tente s'entr'ouvrit et un homme parut. C'était le Castor.
+
+--Que ma soeur ouvre son coeur à l'espérance, dit-il. Un ami est là;
+bientôt Fleur-de-Printemps rejoindra les guerriers de sa tribu?
+
+--Seule?
+
+--Seule!
+
+--Alors Fleur-de-Printemps reste.
+
+--Que veut dire ma soeur?
+
+--Vivre avec lui ou mourir ensemble! fit la jeune fille en tournant ses
+beaux yeux vers Raoul.
+
+--Quels sont les liens qui unissent ma soeur à l'étranger?
+
+--Fleur-de-Printemps l'aime.
+
+Et, toute honteuse, elle détourna la tête.
+
+A cet aveu, le Castor poussa un soupir douloureux et appuya ses mains
+crispées sur son coeur comme pour en comprimer les battements.
+
+--Fleur-de-Printemps aime un blanc, un des ennemis insatiables de sa
+race! Cela lui portera malheur!
+
+--L'étranger n'est pas un ennemi; il a sauvé mon peuple. Les Yakangs
+l'ont adopté et Fleur-de-Printemps lui a donné son coeur.
+
+Le Castor jeta sur Raoul un regard d'une expression étrange; ses
+sourcils se froncèrent et il tomba dans une profonde rêverie.
+
+Dans le coeur de ce sauvage enfant de la nature, habitué à ne
+reconnaître d'autres lois que celles de ses passions et de ces caprices,
+son amour pour la jeune fille et sa haine pour un rival se livraient un
+violent combat.
+
+Soudain le Castor releva la tête.
+
+--Ma soeur sera obéie, dit-il avec effort: elle partira avec le guerrier
+pâle.
+
+Et, se baissant vers les prisonniers, il se mit en devoir de couper
+leurs liens lorsqu'une main pesante s'appuya sur son épaule.
+
+Le Castor se releva d'un bond. Il se trouvait en présence de
+l'Oeil-Sanglant.
+
+--Le Castor est généreux! dit celui-ci avec ironie; il donne la liberté
+à des prisonniers qui ne lui appartiennent pas.
+
+--Trêve de railleries! s'écria le jeune Indien; maintenant que
+l'Oeil-Sanglant a surpris mes desseins, je n'ai plus besoin de les
+cacher. Oui, je veux délivrer les prisonniers!
+
+--Ces prisonniers m'appartiennent. Le conseil des chefs les a condamnés
+à être attachés; ou poteau du sang.
+
+--Le conseil des chefs?... Le Castor n'y assistait pas, et cependant le
+Castor est un chef. D'ailleurs, que m'importent vos décisions? Les
+Enfants perdus sont des chiens; mon coeur les méprise depuis qu'il les
+connaît!
+
+--Le Castor est un traître, et comme un traître il mourra! dit
+Oeil-Sanglant en faisant un pas vers le jeune homme.
+
+--Prenez garde, chef! je ne suis pas un enfant, et les menaces ne m'ont
+jamais effrayé. J'accepte le combat; j'ai juré que la chevelure de
+l'Oeil-Sanglant ornerait un jour mes mocassins... car moi aussi j'aime
+Fleur-de-Printemps!
+
+En entendant ces mots, le chef des Enfants perdus poussa une exclamation
+de rage et dégaina son couteau.
+
+Le Castor l'imita.
+
+Les deux Indiens, la tête haute, le visage enflammé, s'observaient du
+regard, prêts à fondre l'un sur l'autre.
+
+--Non! dit tout à coup Oeil-Sanglant, pas ainsi!... Le poteau de torture
+aura trois victimes au lieu de deux.
+
+A ces mots, il sortit de la tente en poussant son cri de guerre.
+
+Les Enfant perdus accoururent autour de lui.
+
+--Que mes fils s'assurent du Castor! cria-t-il. Le Castor est un
+traître!
+
+Les Enfants perdus obéirent; mais le Castor, par un mouvement rapide
+comme l'éclair fendit d'un coup de tomahawk la tête du premier Indien
+qui s'approcha de lui; puis, montant avec une agilité inouïe sur la
+muraille de rochers qui entouraient le camp:
+
+--Les Enfants perdus ne sont pas des guerriers, cria-t-il; Le Castor se
+rit de leur colère. Un jour ils se retrouveront sur le sentier de la
+guerre!...
+
+Et, d'un bond prodigieux, il sauta au bas de la muraille et s'enfuit
+dans la direction des collines.
+
+Les Enfants perdus n'osèrent imiter son exemple, et, comme il leur eut
+fallu faire un long détour pour suivre la piste du Castor, ils jugèrent
+toute poursuite inutile et remirent leur vengeance à un moment plus
+favorable.
+
+--Je ne sais pourquoi, se dit en lui-même le métis Scott, la conduite du
+Castor m'intrigue. Je suis sût que j'apprendrai de bonnes choses en le
+suivant.
+
+Et, escaladant à son tour les rochers, il exécuta la manoeuvre du Castor
+et disparut dans les hautes herbes.
+
+
+
+
+XIV.--LE TRESOR DE MONTCALM.
+
+
+Le Castor marcha tout le reste de la nuit sans ralentir son allure. Au
+point du jour il arriva au pied de la plus haute des collines et se
+dirigea vers le sommet à travers les broussailles inextricables qui en
+couvraient la surface.
+
+Vers le milieu de la montée, changeant de direction, il s'engagea
+résolument sur une étroite corniche qui surplombait l'abîme.
+
+Bientôt il déboucha sur une plate-forme au centre de laquelle se
+dressait une gigantesque aiguille de granit.
+
+Un homme était assis à la base de la pierre.
+
+C'était un grand vieillard à la face ridée, aux longs cheveux flottants,
+blancs comme la neige. Il portait le costume traditionnel des Indiens
+des cinq grandes nations désignées habituellement sous le nom générique
+d'_Iroquois_. A sa droite, sur le sol, étaient posés un arc et le
+carquois garni de flèches; à sa gauche, la lance et le tomahawk.
+Immobile, l'oeil fixé vers l'orient, on eût dit une statue de bronze.
+
+Le Castor considéra quelques instants cet homme d'un air attendri, puis
+lui posa la main sur l'épaule.
+
+Le vieillard tressaillit..
+
+--L'esprit de mon père est occupé, dit le Castor; Il ne s'aperçoit pas
+de la présence de son fils.
+
+--Oui, répondit le vieillard en étreignant le jeune homme sur sa
+poitrine. L'esprit de Donnahcomah est triste; il songe aux Indiens dont
+la puissance décroît de jour en jour.
+
+--Que mon père chasse ces tristes pensées: le sang des jeunes hommes
+bouillonne dans leurs veines!
+
+--Que mon fils m'écoute! dit Donnahcomah; je suis vieux, et à mon âge,
+sur le seuil des prairies bienheureuses, l'esprit acquiert plus de
+lucidité. Les visages pâles sont avides: la terre est trop petite pour
+eux. Un jour viendra où ils la couvriront: tout entière, et alors les
+fils rouges du Grand-Esprit auront vécu.
+
+--Les Indiens sauront se défendre, mon père!
+
+Le vieillard secoua la tête.
+
+--Les visages pâles sont très-puissants; leur médecine est meilleure que
+celle des pauvres Indiens; ils vaincront... Mais laissons ces tristes
+idées... Pourquoi mon fils vient-il me voir?
+
+--Il vient demander conseil à son père.
+
+--Qu'il parle; mes oreilles sont ouvertes.
+
+--Le Castor a poussé son cri de guerre contre l'Oeil-Sanglant.
+
+--Bon! mon fils a bien agi.
+
+--Oach! que mon père se souvienne que c'est lui même qui m'a engagé à
+m'introduire dans les rangs des Enfants perdus.
+
+--Oui, autrefois il le fallait.
+
+--Et maintenant?
+
+--Il ne le faut plus.
+
+--Que mon père s'explique; je ne le comprends pas.
+
+--Bientôt le Castor connaîtra le fond de mon coeur. Auparavant, qu'il me
+dise ce qui se passe dans le désert.
+
+--Plusieurs blancs y sont entrés sous la conduite d'un homme surnommé
+Novice, et se sont alliés aux Enfants perdus.
+
+--Dans quel but? mon fils le sait-il?
+
+--Oui. Dans le but de chercher un trésor caché dans les prairies.
+
+--Oach! fit le vieillard. Et puis?
+
+--Un autre visage pâle, ami du Marcheur, a été adopté par les Yakangs.
+Comme le Novice, il vient chercher un trésor dans le désert.
+
+--Bon! Que mon fils s'asseye à mes cotés, et qu'il me dise tout ce qu'il
+sait, sans omettre aucun détail.
+
+Le Castor obéit et raconta longuement son amour pour Fleur-de-Printemps,
+l'arrivée du Novice à la clairière, l'attaque du village yakang par les
+Enfants perdus, la brusque apparition de Raoul, du Marcheur et du démon
+du Champ-Rouge; puis il dit la capture de la jeune fille et du marquis
+par les chefs luirons, et enfin la scène de la tente où il avait
+ouvertement rompu avec les Enfants perdus.
+
+Le récit achevé, le vieillard laissa tomber son front dans ses deux
+mains et sembla méditer.
+
+--Mon fils, dit-il enfin en relevant la tête, a dû se demander bien
+souvent pourquoi Donnahcomah vivait toujours seul, isolé sur cette
+colline, loin du commerce des autres fils du Grand-Esprit.
+
+--Mon père a deviné ma pensée.
+
+--Eh bien! que le Castor m'écoute; je vais lui montrer le fond de mon
+coeur.
+
+--Que mon père parle, son fils l'écoute avec respect.
+
+--Le Castor sait que les Indiens sont les fils aines du Wacondah. C'est
+pour eux que le Grand-Esprit créa les prairies, c'est pour les nourrir
+et les vêtir que le Maitre de la vie peupla le désert des bisons.
+Autrefois notre race, aujourd'hui vaincue par les visages pales, était
+riche et puissante: elle régnait sans partage sur toutes les terres et
+n'avait de limites que celles formées par les grandes eaux. Un sachem
+redoutable, terrible dans les combats et sage durant la paix, commandait
+à tous les Peaux-Rouges des terres du sud. Ce grand sachem demeurait
+bien loin d'ici, dans la ville sacrée et éternelle, au milieu des terres
+baignées par les mers chaudes du Sud, et sa puissance était immense.
+Hélas! qui sait cela aujourd'hui? Moi seul peut-être! Que mon fils se
+souvienne du nom de ce grand guerrier: il s'appelait Moctézucoma [2].
+
+[Note 2: C'est ainsi que les Indiens prononcent le nom de Montézuma. Chose
+étrange! un grand nombre de peuplades de l'Amérique ont conservé le
+souvenir et la tradition du prince infortuné vaincu par Fernand Cortez.
+Elles prononcent son nom avec respect, et, chose remarquable encore,
+elles croient qu'il reviendra un jour pour chasser les visages pâles et
+rendre aux Indiens leur puissance première.]
+
+"Un jour, jetant les yeux sur la mer, les Indiens virent apparaitrent
+avec surprise des pirogues immenses, semblables à des montagnes
+flottantes, du côté d'où naît le soleil. C'était les visages pâles qui,
+poussés par le dieu du mal, leur protecteur, venaient voler les terres
+des fils du Wacondah.
+
+"Moctézucoma était un guerrier terrible: il se battait avec le courage
+de l'ours gris. Mais, hélas! le Maître de la vie oubliait ou voulait
+éprouver ses fils. Malgré ses prodiges de valeur, Moctézucoma fut
+vaincu, puis il disparut... Les visages pâles se vantèrent de l'avoir
+tué; mais mon fils le sait, la langue des visages pâles est fourchue. Le
+grand chef des Peaux-Rouges n'était pas mort: enveloppé d'un nuage, il
+était monté jusqu'aux prairies bienheureuses pour implorer la pitié du
+Grand-Esprit.
+
+"Avant de partir, il avait fait cacher en différents endroits de son
+royaume la plus grande partie de ses richesses, et, quand il reviendra,
+il retrouvera ses trésors pour soutenir la guerre contre les visages
+pâles, les refouler dans leurs iles et donner de nouveau à nos frères
+l'empire du monde... Hélas! fit mélancoliquement le vieillard, quand ce
+jour luira t-il?... Que le grand chef se dépêche, il y a longtemps que
+les Peaux-Rouges l'attendent..."
+
+--Eh bien? dit le Castor.
+
+--Eh bien! si Donnahcomah vit seul, c'est qu'il connaît un de ces
+trésors et qu'il le garde.
+
+--Est-ce possible?
+
+--Mon fils le verra bientôt.
+
+--Comment mon père l'a-t-il découvert?
+
+--Que mon fils m'écoute, je n'ai pas fini. Le premier de notre famille
+se nommait Griffe-d'Ours. C'était un grand guerrier, un chef redoutable
+de la tribu des Yakangs.
+
+--Des Yakangs?
+
+--Oui, des Yakangs; voilà pourquoi j'ai recommandé à mon fils le Castor
+d'aimer les guerriers de la Flèche-Noire et de les traiter comme des
+frères.
+
+--Alors pourquoi mon père m'a-t-il conseillé d'entrer dans les rangs
+des Enfants perdus, leurs plus mortels ennemis?
+
+--Pourquoi? Parce que les Enfants perdus immolent au Grand Esprit tous
+les visages pâles qui entrent sur notre territoire et les empêchent
+ainsi, sans le savoir, de découvrir jamais le trésor sur lequel je
+veille...
+
+"Un jour, notre père Griffe-d'Ours escortait dans les prairies à la tête
+d'une troupe de Hurons avec lesquels il venait de faire la paix, une
+famille de visages pâles qu'il avait juré de protéger. Mais les Hurons,
+troublés par les vapeurs de l'eau de feu, qui rend fous les pauvres
+Indiens, massacrèrent les visages pâles au mépris de la foi jurée.
+Griffe-d'Ours lui-même, voulant défendre ses protégés, tomba percé de
+coups. Cependant il n'était pas mort. Profitant des ténèbres de la nuit,
+il s'éloigna, rampant, du lieu du carnage. Il erra longtemps dans le
+désert, sans abri, sans asile, supportant la faim et la soif, blessé, le
+sang brûlé par la fièvre, mais soutenu par l'espoir de la vengeance. Un
+jour qu'il venait de s'endormir au bord d'un cours d'eau, le grand chef
+Moctézucoma lui apparut, et montrant du doigt cette colline, lui ordonna
+de veiller à la sûreté d'un trésor qui y était caché et de le défendre
+surtout contre la cupidité des visages pâles.
+
+"Griffe-d'Ours obéit. Il escalada la colline, découvrit le trésor et le
+garda pendant trente-deux ans.
+
+"Cependant à chaque lune, abandonnant son poste, il se rendait au
+village des Hurons et immolait l'un des meurtriers pour apaiser les
+mânes des victimes. Trente fois il renouvela ces expéditions, jusqu'à ce
+que toute la troupe des Hurons coupables eut disparu.
+
+"Quand Griffe-d'Ours mourut, son fils lui succéda, puis un autre, puis
+un encore, puis enfin Donnahcomah. Mais, hélas! Donnahcomah est bien
+vieux; bientôt il ira rejoindre ses pères dans les prairies
+bienheureuses, et alors mon fils le Castor le remplacera. Maintenant,
+que mon fils me suive."
+
+Donnahcomah se dirigea vers l'une des extrémités de la plate-forme et
+contourna un amas de rochers surplombant l'abîme. Derrière ces blocs de
+pierre s'ouvrait l'entrée étroite d'une grotte obscure et profonde. Le
+vieillard, allumant une branche de pin, se glissa à plat ventre dans la
+grotte, suivi du Castor.
+
+Apres de longs détours dans des corridors tortueux, les deux Indiens
+atteignirent le fond de l'excavation, et un cri d'admiration jaillit de
+la poitrine du jeune homme.
+
+Devant lui, appuyés sur le sol et montant jusqu'à la voûte, des monceaux
+de poudre d'or se dressaient, renvoyant en fauves lueurs les rayons du
+flambeau réfléchis sur leur surface.
+
+--Voilà les richesses que Moctézucoma doit trouver intactes quand il
+reviendra sur la terre.
+
+--Aucun visage pâle n'a jamais soupçonné l'existence de cette grotte?
+demanda le Castor.
+
+--Si, un seul, quand le père de mon père veillait ici, un visage pâle,
+guidé sans doute par le mauvais Esprit, réussit à s'introduire dans la
+grotte. Pendant trois jours et trois nuits, mon ancêtre le poursuivit à
+travers la prairie et parvint à l'atteindre. Mais le visage pâle
+s'échappa, laissant sa chevelure entre les mains de son ennemi. C'était
+un guerrier du grand chef blanc Montcalm, ennemi des Iroquois et allié
+des Hurons.
+
+--Et parmi mes frères les Indiens?
+
+--Un seul, le grand sorcier des Yakangs.
+
+--Bon! Mais que mon père me permette une question. Si un étranger venait
+en ces lieux, que ferait mon père?
+
+--Il le tuerait.
+
+--Mais si mon père, malgré son courage, était obligé de céder?
+
+--Donnahcomah est prudent; il connaît les ruses des visages pâles. S'il
+était forcé de céder, alors... que mon fils regarde.
+
+Et, élevant le flambeau au-dessus de sa tête, le vieillard montra un
+large trou pratiqué dans l'une des parois de la grotte et rempli de
+poudre grossière.
+
+--Une étincelle tombe là, dit-il, et la montagne s'écroulera!... Il vaut
+mieux détruire le trésor que de le laisser ravir par les visages pâles.
+
+Le Castor fit un signe d'assentiment puis, précédé du vieillard, il
+sortit de la grotte, les yeux encore éblouis des richesses qu'il venait
+de contempler.
+
+Le Castor redescendit la colline. Nous l'avons vu guider les Yakangs
+vers le camp de leurs ennemis.
+
+Environ une heure après, Donnahcomah suivait le même chemin.
+
+Le vieillard venait à peine de disparaître qu'un homme surgit derrière
+l'aiguille de granit.
+
+--Cet homme était le métis Scott.
+
+--Je savais bien, dit-il, que j'apprendrais de bonnes choses en suivant
+le Castor. Voyons un peu, à notre tour, ce fameux trésor. Qu'il
+appartienne à Moctézucoma ou au diable, je puis bien en prendre ma part.
+
+Et, allumant le flambeau il pénétra dans la grotte.
+
+A la vue des immenses richesses qui s'étalaient devant ses yeux:
+
+--Hourra! s'écria-t-il avec une voix qui n'avait plus rien d'humain.
+
+Et dans un accès de démence le misérable se rua sur ces monceaux d'or,
+se roulant sur eux et y enfonçant ses bras tout entiers, comme s'il eût
+craint que quelqu'un voulût les lui ravir.
+
+
+
+
+XV.--A CHACUN SELON SES OEUVRES.
+
+
+Obéissant aux ordres du Marcheur, Thémistocle, avec une agilité dont il
+s'émerveillait lui-même, monta sur l'un des pins qui étendaient leurs
+longues branches jusqu'au-dessus du poteau de torture et se perdit
+bientôt dans le feuillage. Puis, avec des précautions infinies, il rampa
+sur les branches jusqu'au-dessus de la tête des deux victimes. Arrivé
+là, le nègre s'arrêta, guettant une occasion favorable.
+
+Au bout de quelques minutes, les préparatifs du supplice étaient
+terminés.
+
+--Que les guerriers prennent leur place! cria Oeil Sanglant. Bientôt
+leurs oreilles seront réjouies par les cris de douleur de leurs ennemis.
+
+Toute la bande obéit. Il s'ensuivit un moment de confusion pendant
+lequel le poteau du sang resta sans surveillance. Thémistocle, jugeant
+le moment propice, se suspendit à l'extrémité de la branche. La branche
+plia, et le nègre, sautant légèrement à terre, vint se placer devant les
+victimes ébahies, fièrement appuyé sur sa massue.
+
+Lorsque les Indiens se retournèrent, ils poussèrent une clameur
+d'épouvante:
+
+--Le démon du Champ-Rouge!
+
+Oeil-Sanglant lui-même frissonna.
+
+--Oui, c'est le démon du Champ Rouge, dit le nègre d'une voix
+retentissante. Le Grand Esprit, mon père, m'envoie punir les lâches et
+les voleurs.
+
+--Grâce pour mon peuple! cria Oeil-Sanglant.
+
+--Qui parle ainsi? qui implore ma pitié? Oeil-Sanglant a-t-il jamais
+fait grâce à ses ennemis?... Non, les Enfants perdus mourront! Je dois
+les immoler à la colère du Grand Esprit: ainsi le veut mon père.
+
+Tous les Indiens tremblaient croyant leur dernière heure venue.
+
+--Cependant, dit Thémistocle en élevant encore la voix, cependant, quel
+que soit mon ressentiment, mon coeur est bon... il peut encore pardonner
+si les Enfants perdus veulent m'obéir.
+
+--Ils obéiront.
+
+--Qu'ils coupent les liens de ces prisonniers et qu'ils les laissent
+partir.
+
+--Ces prisonniers sont à moi! s'écria Oeil-Sanglant.
+
+--Ils sont au Maitre de la vie, dit Thémistocle d'une voix sévère.
+
+Terrifié, le chef des Enfants perdus allait donner l'ordre de délier les
+victimes, lorsque tout à coup le Novice, élevant la voix:
+
+--Que veut dire ceci, guerriers? cria-t-il. Les Enfants perdus vont-ils
+se laisser effrayer par un imposteur qui abuse de leur incrédulité?
+
+--Que mon frère se taise, dit l'Oeil-Sanglant, et qu'il n'attire point
+sur mon peuple la colère du démon du Champ-Rouge.
+
+--Ah! ah! fit en riant le Novice un démon! Sachez, chef, que chez les
+visages pâles j'avais trente hommes semblables à celui-ci pour esclaves.
+
+--Si c'est un démon, qu'il évite ceci... fit un des Américains en
+couchant en joue Thémistocle.
+
+La position du nègre devenait critique, mais le Marcheur veillait.
+Passant le canon de sa carabine entre les branches du buisson qui le
+cachait, il pressa la détente. L'Américain poussa un cri de rage et
+laissa tomber son arme brisée par la balle du trappeur.
+
+--Trahison! s'écria le Novice.
+
+Et, suivi de ses homme:, il se précipita sur Thémistocle.
+
+Les Enfants perdus tremblaient de peur. Ne doutant pas un instant de la
+puissance surnaturelle du nègre ils s'attendaient à voir le feu du ciel
+tomber sur la bande de Novice. Mais, à leur grande surprise, le feu du
+ciel ne tomba pas, et ils virent Thémistocle se défendre à coups de
+massue comme un simple mortel.
+
+Cette vue éveilla leurs soupçons et ranima leurs courage.
+L'Oeil-Sanglant entrevit la possibilité de conserver ses prisonniers.
+
+--Guerriers, dit-il, les paroles de notre frère le Novice seraient-elles
+vraies? Soixante Enfants perdus valent bien un fils du Grand-Esprit.
+
+--Oach! répondirent les Indiens. A mort!
+
+Et ils se ruèrent sur Thémistocle.
+
+--A notre tour, dit alors le Marcheur. Chef, donnez le signal.
+
+La Flèche-Noire obéit; le croassement du corbeau retentit; puis,
+escaladant les rochers, nos amis accoururent sur le théâtre de la lutte.
+
+Le trappeur marcha droit au poteau de torture, et, coupant les liens des
+victimes:
+
+--Courage! défendez-vous, dit-il en tendant une paire de pistolets au
+jeune homme.
+
+A la vue de ces nouveaux ennemis, les Enfants perdus poussèrent un cri
+de rage, et la mêlée devint générale. Thémistocle surtout faisait des
+prodiges de valeur. Sa haute taille dominant les assaillants, on voyait
+sa terrible massue se lever et s'abattre avec une sorte de régularité
+mécanique, et à chacun de ses coups répondait le râle d'un mourant.
+
+--Au diable! dit tout à coup le Novice à ses hommes; laissons ces
+gens-là se battre: leurs querelles ne nous regardent pas. Au trésor!
+
+--Au trésor! firent les Américains.
+
+Mais ils n'avaient pas fait trente pas qu'ils rencontrèrent la troupe
+des guerrier, yakangs accourant au signal de leur chef. Au premier choc,
+les cinq compagnons du Novice tombèrent mortellement frappés. Le Novice
+lui-même gisait à côte d'eux, un couteau à scalper planté dans la
+poitrine.
+
+L'arrivée des Yakangs changea complètement la face du combat. Sans doute
+ils avaient contre eux le désavantage du nombre; mais ils avaient pour
+eux le courage, la force, l'adresse et une cause juste à défendre.
+
+Après quelques instants d'une mêlée furieuse, le résultat de la lutte
+n'était plus incertain pour Oeil-Sanglant. Il vit ses guerriers faiblir.
+Jetant alors un regard désespéré autour de lui, il aperçut, au pied de
+la muraille de granit, Fleur-de-Printemps accroupie sur le sol auprès de
+sa mère.
+
+Se dégageant par un effort prodigieux du cercle d'assaillants qui
+l'entouraient, le chef des Enfants perdus s'élança vers les deux femmes
+et saisit Fleur-de-Printemps entre ses bras. Mais déjà Raoul et le
+Castor s'élançaient vers eux.
+
+--Laissez la jeune fille! cria Raoul en armant son pistolet.
+
+Oeil-Sanglant était cerné; il comprit que toute fuite était impossible:
+
+--Oach! dit-il d'une voix sombre, mon coeur aussi aime l'étoile des
+Yakangs, et aucun de mes ennemis ne l'aura!...
+
+Et, prompt comme l'éclair, il enfonça son couteau à scalper dans le
+coeur de la jeune fille.
+
+Fleur-de-Printemps poussa un soupir, ferma les yeux et inclina la tête
+comme un lis brisé par l'orage.
+
+Elle était morte.
+
+A la vue de ce lâche assassinat, Raoul tomba inerte sur le sol. Le
+Castor, poussant un cri désespéré, se précipita vers le cadavre de la
+jeune fille.
+
+--Le Castor a trahi la foi jurée, murmura Oeil-Sanglant: c'est un
+traître, il mourra!...
+
+Et, joignant l'action à la menace, il frappa le Castor. Le Castor tomba
+à côté de Fleur-de-Printemps, tenant entre ses mains les mains tièdes de
+la jeune fille. Ce nouveau meurtre accompli, Oeil-Sanglant se retourna
+pour fuir, mais il poussa une sourde exclamation.
+
+La Flèche-Noire se dressait devant lui comme la statue du Châtiment...
+
+En ce même moment, le Nuage-Blanc se rangeait à côté de son allié le
+chef des Enfants perdus.
+
+Les trois ennemis s'observèrent quelques secondes en silence. Telle
+était la renommée du chef yakang que le Nuage-Blanc et Oeil-Sanglant
+n'osaient prendre le rôle d'agresseurs.
+
+Tout à coup, rapide comme l'éclair, le bras Je la Flèche-Noire se
+détendit; son tomahawk fendit les airs en sifflant et vint s'implanter
+dans le front de l'Oeil-Sanglant Le chef des Enfants perdus chancela,
+ses bras s'ouvrirent, puis il tomba de toute sa hauteur comme un chêne
+abattu par la tempête.
+
+En même temps, la Flèche-Noire se ruait sur le Nuage-Blanc, et, jugeant
+qu'il n'avait pas besoin d'armée contre un tel ennemi, il le saisit à la
+gorge. Les traits du chef huron se contractèrent, ses yeux sortirent de
+leur orbite, et quand le puissant étau qui l'atteignait s'ouvrit, le
+Nuage-Blanc avait vécu.
+
+Un instant après, le Marcheur brisait d'un coup de pistolet la tête de
+l'Oiseau-du-Tonnerre. Les Enfants perdus, privés de leurs chefs, ne
+combattaient plus que mollement. Bientôt leur défaite fut complète, et
+les débris de la bande, éparpillés dans la prairie, s'enfuirent dans
+toutes les directions. Quarante de leurs compagnons, outre leurs chefs,
+avaient trouvé la mort dans le combat. Mais la victoire coûtait cher aux
+Yakangs: outre Fleur-de-Printemps, dix d'entre eux étaient morts et
+presque tous les autres blessés.
+
+Tout à coup l'oreille du trappeur fut frappée par un cri de détresse
+s'élevant à quelques pas du champ de bataille. Le Marcheur se dirigea du
+côté d'où partait la voix et se trouva en présence du Novice gisant à
+terre.
+
+--Mon Dieu! s'écria le trappeur, c'est vous qui l'avez voulu!
+
+--Oach! dit la Flèche-Noire. C'est le chef des pirates blanc du désert.
+Que les guerriers décident de son sort. Ma fille morte veut du sang!...
+
+Les Yakangs consultés déclarèrent à l'unanimité le Novice avait mérité
+la mort et qu'il fallait, séance tenante, l'achever en le faisant brûler
+à petit feu. En entendant cette sentence le Novice frissonna d'horreur.
+
+Je m'oppose à cette exécution, fit le trappeur. J'ai des droits
+antérieurs aux vôtres sur ce brigand.
+
+--Que mon frère songe à ma fille! s'écria la Flèche Noire en montrant du
+doigt le cadavre de Fleur-de-Printemps.
+
+Les Yakangs firent cercle autour de leur frère adoptif..
+
+--Guerriers, commença le trappeur, vous le savez, je ne suis pas né
+comme vous au milieu des prairies. Jadis, quand j'étais jeune, il y a
+bien des années, je vivais parmi mes frères les visages pâles. J étais
+heureux. Tout me souriait. Au milieu de mes richesses, le ciel m'avait
+donné, du moins je le croyais, le bien le plus précieux, le coeur d'un
+ami.
+
+"J'aimais une jeune fille belle et riche; j'en fus aimé. J'implorai son
+père de me l'accorder en mariage. A partir de ce moment, je vis un
+changement s'opérer dans la conduite de mon ami. Froid, réservé avec
+moi, il sembla m'éviter.....enfin, je cessai complètement de le voir.
+
+"Deux années se passèrent. J'avais conduit ma femme à la campagne; et
+bientôt deux enfants, deux anges que mes yeux ravis contemplaient
+suspendus au sein de leur mère, vinrent mettre le comble à mon bonheur.
+Pauvres enfants! fit le Marcheur en essuyant une larme qui roulait dans
+ses yeux.
+
+"Hélas! j'oubliais que c'est surtout pendant le calme qu'on doit
+craindre la tempête, et que le bonheur n'est pas sur la terre.
+
+"Un jour je dus m'absenter quelque temps. De retour à la maison, alors
+que je croyais presser sur mon coeur les êtres que j'aimais, jugez de ma
+douleur!... je ne trouvai qu'un monceau de cendres, et, parmi les débris
+fumants, j'aperçus avec horreur les cadavres carbonisés de ma femme et
+de mes enfants."
+
+--Grand Dieu!
+
+--Un crime avait été commis. Guidé par la rumeur publique, qui se trompe
+rarement, j'eus bientôt réuni des preuves suffisantes pour connaître le
+coupable...
+
+--Et ce coupable?... demanda la Flèche-Noire.
+
+--Le voici! s'écria le trappeur en désignant le Novice qui se voilait la
+figure sous ses mains.
+
+"Fou de douleur, je quittai un pays qui me rappelait de tels souvenirs;
+je m'enfonçai dans le désert, où depuis trente ans je vis seul, pleurant
+mon bonheur passé, et visité souvent par les fantômes des êtres adorés
+que j'ai perdus.. Les Yakangs croient-ils à présent que j'ai plus de
+droits qu'eux sur le prisonnier?..."
+
+Les Yakang! baissèrent la tête.
+
+--Vous êtes un lâche! s'écria le Novice. Vous voulez assassiner un homme
+blessé et sans défense!
+
+--Ce n'est pas ainsi que je l'entends, fit le trappeur. Je veux ta vie,
+mais tu pourras la défendre. Ta blessure n'est pas mortelle; quand elle
+sera cicatrisée, nous nous retrouverons face à face. C'est un duel loyal
+que je te propose... c'est le jugement de Dieu.
+
+--Oh! je le tuerai!
+
+--Impossible: Dieu est juste.
+
+--A boire! j'étouffe, gémit le Novice.
+
+Le trappeur se pencha vers lui, sa gourde à la main.
+
+Tout à coup le Novice, saisissant un pistolet à sa ceinture, ajusta le
+Marcheur penché et fit feu.
+
+--Assassin! fit le trappeur qui avait entendu la balle situer à ses
+oreilles; je pourrais te tuer comme une bête venimeuse; mais...
+
+--Meurs donc! cria le Novice en déchargeant un second coup de pistolet.
+
+Mais, cette fois encore, la balle, ma! assurée, manqua son but comme la
+première.
+
+--C'en est trop! fit Thémistocle d'un air terrible.
+
+Et saisissant le Novice par la jambe il le fit tournoyer comme une
+fronde il lui brisa la tàte contre un fragment de rocher.
+
+--Qu'as-tu fait malheureux? dit le marquis.
+
+--Maître, dit gravement le noir, quand pauvre nègre rencontre un serpent
+sur son chemin, il lui écrase la tête; lui plus mordre. Bon Dieu l'a
+fait fort pour ça....
+
+En ce moment, le Castor, se soulevant avec un profond soupir, jeta un
+coup d'oeil éteint autour de lui.
+
+--Fleur-de-Printemps... murmura-t-il, morte! Et le guerrier pâle?... Il
+vit... Ah! je l'aimais plus que lui!....
+
+Puis il retomba sur le corps de la jeune fille, comme s'il eût voulut
+défendre celle qu'il aimait même après la mort.
+
+--Donnahcomah n'a plus de fils!... s'écria douloureusement le vieillard,
+qui depuis quelques minutes était arrivé sur le champ de bataille. Qui
+lui succédera pour veiller sur le trésor?..
+
+Tout à coup un bruit formidable, pareil au grondement d'un tonnerre
+lointain, vint frapper l'oreille des acteurs de cette scène. En même
+temps une longue colonne de fumée, mêlée de débris de rochers, s'éleva
+sur la plus haute des collines.
+
+--Moctézucoma lui-même a détruit son trésor!... s'écria le vieillard
+avec épouvante. Il n'a pas voulu que ses richesses tombassent aux mains
+des visages pâles, ses ennemis... Donnahcomah a trop vécu.
+
+Nous devons avouer que Montézuma n'était pour rien dans l'explosion de
+la colline. C'était le Métis qui, explorant la grotte avait imprudemment
+approché son flambeau allumé du trou de la voûte pour voir si ce trou ne
+contenait pas, lui aussi, un peu d'or. Une étincelle avait mis le feu à
+la poudre et ensevelit le bandit sous les décombres du trésor qu'il
+convoitait.
+
+La Flèche-Noire, brisé par la douleur, demeurait immobile devant le
+cadavre de sa fille. Thémistocle s'approcha du pauvre père et, lui
+posant la main sur l'épaule:
+
+--Pourquoi le chef yakang pleure-t-il? A cette heure, sa fille est
+heureuse. Le Grand-Esprit avait besoin d'une épouse, il a choisi
+l'étoile des Yakangs.
+
+--Le démon du Champ Rouge dit-il vrai?
+
+--Que la Flèche-Noire lève les yeux au ciel cette nuit, il verra sa
+fille briller parmi les étoiles de Wacondah.
+
+Le chef yakang retomba dans sa triste rêverie.
+
+--Ahl dit-il en relevant la tête, le Maître de la vie est cruel.
+Pourquoi m'a-t-il sitôt enlevé ma fille?
+
+--Courage! mon frère, ajouta le trappeur en montrant le ciel Là-haut
+existe une patrie où tous tant que nous sommes, indiens et visages
+pâles, nous retrouverons un jour ceux que nous pleurons, et où nous
+pourrons les aimer pendant toute l'éternité!...
+
+.....................................................................
+
+Environ un an après les événements que nous venons de raconter, un jeune
+homme, sortant des prairies du Nord, venait s'embarquer à Québec sur
+l'_Alcyon_, paquebot en partance pour la France. Ce jeune homme était
+Raoul de Valverf, porteur de traites sur les principales maisons de
+Paris et de Londres pour une valeur de plus de cent cinquante mille
+francs. D'où lui venait cette fortune? De ses amis les Indiens, qui
+pendant toute l'année avaient chassé et trappe sans relâche, lui avaient
+cédé les peaux des animaux tués et les avaient eux mêmes transportées à
+Québec, où le Marcheur, habitué de longue date à ces trafics, les avait
+vendues au moment opportun en réalisant d'énormes bénéfices.
+
+Raoul avait engagé le trappeur à l'accompagner en France; mais à toutes
+ses avances le Marcheur secouait la tête:
+
+--Non! monsieur le marquis, merci. Je veux mourir parmi mes frères les
+Indiens... Vos pays civilisés sont trop petits mon ours et moi ne
+tarderions pas à y périr d'ennui.
+
+Le jeune homme, comprenant qu'il ne pourrait vaincre cette résistance,
+s'était résigné à partir seul.
+
+Et Thémistocle?
+
+Pendant l'année qu'il passa chez les Yakang... le brave nègre continua,
+avec un succès toujours croissant, son rôle de divinité protectrice.
+Cependant il était homme, après tout; aussi ne tarda-t-il pas à se
+laisser toucher par les charmes d'une jeune Indienne, fille d'un des
+chefs influents de la tribu, et un beau jour Thémistocle, prenant son
+air majestueux, la demanda sérieusement en mariage. L'Indien, fier de
+l'honneur que lui faisait le démon du Champ-Rouge, s'empressa d'accéder
+à ses voeux.
+
+Aujourd'hui Thémistocle, entouré de sa femme, qu'il adore, et de deux
+petits enfants, qui rodent sans cesse autour de ses grandes jambes, mène
+la vie aventureuse des Peaux-Rouges, qu'il est censé protéger.
+
+N'était le souvenir de son maitre, Thémistocle se considérerait comme le
+plus heureux des hommes.
+
+FIN.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by
+Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES ***
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Le trésor de Montcalm, by H. de la Blanchère</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by
+Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Les derniers Peaux-Rouges
+ Le trésor de Montcalm
+
+Author: Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
+
+Release Date: January 2, 2008 [EBook #24123]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES ***
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+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
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+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+<h3>LES<br>
+
+DERNIERS PEAUX-ROUGES,<br>
+
+(AMERIQUE DU NORD.)</h3><br>
+<br>
+<hr>
+<br>
+<h1>LE TRESOR DE MONTCALM.</h1>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+
+<h2>H. DE LA BLANCHÈRE.</h2>
+
+<hr>
+
+<br><br>
+
+<h3>I.--LE CHAMP-ROUGE.</h3>
+
+
+
+<p>Un peu à l'ouest du lac canadien d'Abbitibbé, entre le fleuve du même
+nom et le grand contrefort qui, partant des montagnes Rocheuses, vient
+aboutir au cap Charles, se trouve un petit vallon entouré de rochers et
+célèbre dans les traditions indiennes. Les Peaux-Rouges, restes des
+puissantes nations des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, n'en
+prononcent encore aujourd'hui le nom qu'avec une sorte de terreur
+superstitieuse. Nous voulons parler du <i>Champ-Rouge</i>.</p>
+
+<p>D'où vient ce nom? quel souvenir éveille-t-il dans l'imagination des
+tribus errantes? Nul Européen ne le sait, car les Indiens, défiants par
+expérience et taciturnes par tempérament, ne livrent pas volontiers aux
+visages pâles le secret de leurs traditions. Cependant, si vous
+interrogiez avec patience les plus vieux sorciers ou médecins des
+tribus, et si ces vénérables vieillards, dépositaires de la sagesse des
+aïeux, daignaient condescendre à desserrer les lèvres, voici à peu près
+ce que vous pourriez apprendre:</p>
+
+<p>"Un jour--il y a bien des lunes de cela--une famille d'émigrants
+canadiens, poussée par le désir d'accroître son bien-être, parcourait le
+désert à la recherche d'une terre à défricher et d'un endroit convenable
+pour établir une nouvelle habitation. Elle était escortée par une troupe
+d'une trentaine d'Indiens hurons, sous les ordres d'un chef iroquois
+nommé Griffe-d'Ours. Celui-ci avait fait alliance avec les Canadiens et
+promis de leur céder une partie du désert à leur convenance sur les
+bords de l'Abbitibbé. En échange, les visages pâles s'engageaient à
+fournir à la tribu des Iroquois trente mesures de blé par an, à recevoir
+les peaux de bisons que les Indiens voudraient apporter, à les amener et
+à les vendre sur les marchés américains, et à en rapporter le prix soit
+en argent, soit en objets dont les Indiens feraient commande.</p>
+
+<p>"Après quelques jours de marche, la petite troupe se trou va réunie au
+fond d'un vallon entouré de rochers et situé à quelque distance de
+l'Abbitibbé.</p>
+
+<p>"--Halte! dit le chef de la famille canadienne. C'est aujourd'hui la
+Saint Eustache, fête de mon patron vénéré; nous célébrerons joyeusement
+ce grand jour."</p>
+
+<p>"Les préparatifs de l'assiette du camp furent bientôt terminés; une
+dizaine de guerrier partirent en chasse, et quelques heures après deux
+quartiers de bison fraîchement tués se balançaient gaiement au-dessus
+d'un feu clair et pétillant.</p>
+
+<p>"Au coucher du soleil, le Canadien adressa une fervente prière à son
+céleste patron et la fête commença; mais, avec sa générosité naturelle,
+l'émigrant défonça un petit baril d'eau-de-vie et le plaça debout devant
+ses amis les Indiens.</p>
+
+<p>"Ceux-ci se précipitèrent à l'envi sur l'eau de feu et la burent à
+pleines gorgées. Dix minutes après, ils étaient tous ivres, tandis que
+seul, à l'écart, Griffe-d'Ours n'avait point goûté à l'eau de feu...</p>
+
+<p>"Les Indiens, entonnant alors une mélopée nationale, se mirent à tourner
+autour du feu et bientôt leur danse chancelante t'anima, te changeant en
+une sarabande furieuse, au grand contentement des émigrants qui riaient
+à gorge déployée des contorsions burlesques de leurs amis les
+Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>"La raison complètement troublée par les vapeurs du whisky, excités en
+outre par la rapidité de la danse, par le rythme énervant de leur chant,
+les Indiens, pris de folie furieuse, oublièrent bientôt que les blancs
+qui les accompagnaient étaient leurs alliés... Tout à coup, brandissant
+leurs tomahawks, ils se ruèrent sur le squatter désarmé au milieu de sa
+famille.</p>
+
+<p>"Griffe d'Ours suivait d'un oeil inquiet cette scène rapide dont il ne
+prévoyait que trop le dénouement. D'un bond furieux, il tomba devant les
+Peaux-Rouges affolés en poussant son cri de guerre. Mais que pouvait-il
+contre trente ennemis? Il tomba criblé de blessures... Sa chute fut le
+signal d'un massacre général, et bientôt ce vallon qui, quelques minutes
+auparavant, répercutait les cris joyeux d'un jour de fête, ne fut plus
+troublé que par les plaintes des blessés et les râles des mourants.</p>
+
+<p>"Epuisés par leur oeuvre de destruction et ne trouvant plus d'ennemis à
+scalper devant eux, ivres, les Peaux-Rouges se couchèrent sur la terre
+sanglante et s'endormirent.</p>
+
+<p>"Le lendemain, l'aube resplendissante les éveilla...</p>
+
+<p>"Devant l'horrible spectacle qui les entourait, ils crurent d'abord que
+le camp avait été surpris et attaqué pendant leur sommeil; mais peu à
+peu leurs souvenirs revinrent et ils purent mesurer l'étendue de leur
+crime. Des Hurons avaient tué leur chef Iroquois!</p>
+
+<p>"Tout honteux d'un pareil attentat contre la foi jurée, ils
+s'empressèrent d'effacer toute trace de la catastrophe et d'ensevelir les
+victimes, posant sur chaque fosse un fragment de rocher, afin de mettre
+les cadavres à l'abri des animaux de proie; mais vainement ils
+cherchèrent le corps de leur chef: Griffe-d'Ours avait disparu.</p>
+
+<p>"Ce travail les occupa tout le jour; puis, à la tombée de la nuit, ils
+quittèrent ces lieux funèbres et regagnèrent leur tribu. Pour expliquer
+la disparition de leur chef, ils affirmèrent que Griffe-d'Ours s'était
+noyé en traversant le fleuve, et que son corps, emporté par la rapidité
+du courant, n'avait pu être retrouvé.</p>
+
+<p>"En effet, Griffe-d'Ours ne reparut jamais.</p>
+
+<p>"Mais à dater de cette époque, à tous les renouvellements de la lune, un
+guerrier de la bande des Hurons assassins disparaissait subitement. Le
+lendemain ses frères le retrouvaient gisant, le crâne ouvert, au milieu
+du vallon témoin du massacre du Canadien et de sa famille.</p>
+
+<p>"Ces meurtres périodiques et mystérieux se renouvelèrent trente fois et
+ne cessèrent que quand toute la bande de Griffe-d'Ours eut disparu.</p>
+
+<p>"Les Hurons donnèrent le nom de <i>Champ-Rouge</i> à ce vallon fatal à ceux
+de leur race, et peu à peu il devint pour eux l'objet d'une mystérieuse
+terreur. Ils le croient encore hanté par une puissance malfaisante,
+qu'ils espèrent fléchir en apportant une pierre et l'ajoutant au monceau
+qui couvre les cadavres. Cette crainte s'est transmise de génération en
+génération, et, au moment où commence notre histoire, pas un Indien,
+quelle que fût sa bravoure, n'eût osé s'aventurer seul dans ces lieux
+funestes."</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Par une belle après-midi de juillet, la solitude habituelle du
+<i>Champ-Rouge</i> était animée par la présence de deux hommes assis sur
+l'amas de pierres composant le monument funèbre des Canadiens massacrés.</p>
+
+<p>Ces deux hommes formaient entre eux le plus singulier contraste. L'un,
+jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait une figure ouverte et
+franche, des yeux vifs, mais souvent rêveurs et mélancoliques. Une fine
+moustache noire, relevée galamment aux deux bouts, ombrageait sa lèvre
+supérieure, tandis que des cheveux de la même couleur, s'échappant de
+son feutre à larges bords, ruisselaient en boucles ondoyantes jusque sur
+ses épaules: admirable trophée de guerre pour orner le wigwam d'un
+Peau-Rouge.</p>
+
+<p>Son costume était semblable à celui qu'ont adopté quelques chasseurs
+européens. Il se composait d'un feutre à larges bords surmonté d'une
+plume d'aigle, d'une tunique lâche serrée à la taille par une ceinture,
+d'un pantalon flottant s'arrêtant un peu au dessous du genou, tandis que
+des guêtres en cuir protégeaient le bas des jambes. Une carabine à deux
+canons superposés passée en bandoulière sur son épaule, une paire de
+revolvers américains et un long couteau de chasse armorié pendu à sa
+ceinture complétaient son accoutrement.</p>
+
+<p>Cet homme était le marquis Raoul de Valvert, dont les salons parisiens
+commentaient depuis dix-huit mois la subite disparition.</p>
+
+<p>Son compagnon, nègre du plus beau noir et de la plus belle venue, était
+remarquable par une haute taille et de larges épaules qui annonçaient
+une force musculaire peu commune. Rien de plus imposant et en même temps
+de plus burlesque que son accoutrement, exclusivement composé d'un
+pantalon de toile et d'une peau de bison; mais cette peau de bison
+mérite une mention particulière. Le nègre l'avait fixée à sa personne en
+attachant à son cou les pattes de devant et à sa ceinture les pattes de
+derrière; puis de la tête de l'animal il s'était fait une sorte de
+casque flanqué des deux cornes en croissant, au milieu desquelles il
+avait planté trois longues plumes de dindon sauvage. Ainsi placée, cette
+peau était nécessairement trop grande et trop ample; aussi, lorsque son
+propriétaire marchait, la queue du bison traînait et balayait le sol à
+deux pas en arrière, et si par hasard la bise venait à souffler, ce
+singulier vêtement se gonflait, s'arrondissait, et le nègre ressemblait
+à un mât de navire garni de sa voile, se balançant sous les efforts du
+vent.</p>
+
+<p>Les armes de notre personnage n'étaient pas moins originales que son
+vêtement. Elles consistaient en une énorme hache de bûcheron, au
+tranchant brillant et dont le manche était passé entre les pattes du
+bison autour de ses reins; en face de cette hache, sur l'autre flanc,
+pendait un large et long machete ou <i>bowie-knife</i>. A la main, le nègre
+brandissait une branche de chêne noir, garnie de noeuds aigus et taillée
+en forme de massue, et, à en juger par la désinvolture avec laquelle
+l'hercule africain maniait cette badine d'une nouvelle espèce, on
+comprenait qu'elle devait avoir pour un ennemi la pesanteur irrésistible
+d'une montagne.</p>
+
+<p>Par quel concours de circonstances l'élégant marquis de Valvert avait-il
+quitté l'asphalte du boulevard pour venir s'enterrer vivant dans ces
+déserts sauvages? C'est ce que l'avenir nous apprendra peut-être. En
+attendant, pour se remettre des fatigues d'une longue marche et
+reprendre des forces, les deux compagnons déjeunaient avec un appétit de
+voyageurs.</p>
+
+<p>--Brrr! dit tout à coup Raoul en jetant un regard circulaire autour de
+lui, ces lieux ont un aspect sinistre. Qu'en dis tu, Thémistocle?</p>
+
+<p>--Pauvre nègre n'a jamais rien vu d'aussi épouvantable; en pénétrant
+ici, il a pâli de frayeur.</p>
+
+<p>--Vraiment, on ne le dirait pas, fit Raoul en riant.</p>
+
+<p>--Riez, maître riez; mais, si vous m'en croyez, nous serons prudents et
+nous partirons sans retard.</p>
+
+<p>--Pourquoi cela? Ce lieu a un cachet d'horreur, c'est vrai, mais il ne
+manque pas d'une certaine beauté. Vois ces montagnes aux flancs
+décharnés qui s'étagent devant nous; ne dirait-on pas des degrés taillés
+par les Titans pour escalader le ciel! Vois ce ruisseau aux flots
+troublés qui coule à nos pieds et va se perdre là-bas dans les sables,
+comme s'il se trouvait honteux d'étaler sous l'azur du firmament ses
+flots souillés par le limon. Vois ces rochers qui se dressent autour de
+nous comme des sentinelles..</p>
+
+<p>--Et qui peuvent avoir l'inconvénient de servir d'embuscade à des Peaux
+Rouges convoitant nos chevelures.</p>
+
+<p>--Poltron!</p>
+
+<p>--Oh! fit Thémistocle avec reproche. Ma foi! maître, puisque vous
+semblez vous y complaire, restons-y. Si les Indiens viennent, j'ai de
+quoi les recevoir.</p>
+
+<p>Et l'hercule africain posa la main sur sa massue.</p>
+
+<p>A la bonne heure! je te reconnais!... Espérons que tu n'auras pas besoin
+de ton gourdin et qu'il nous sera permis de prendre quelque repos avant
+de nous remettre en marche.</p>
+
+<p>--Qui sait si nous atteindrons jamais le but que vous vous proposez,
+surtout n'ayant que les vagues renseignements que vous m'avez confiés!</p>
+
+<p>--Il existe un vieux proverbe, Thémistocle; <i>La foi soulève les
+montagnes</i>. J'ai confiance en toi et en moi-même. Du reste, je ne me
+dissimule aucune des difficultés de l'entreprise; mais il le faut!</p>
+
+<p>Le jeune homme laissa tomber ton front sur sa main et absorba dans une
+méditation profonde. Quelques instants après, sa respiration calme et
+régulière apprit à Thémistocle que, Vaincu par la fatigue, il venait de
+céder au sommeil.</p>
+
+<p>Le nègre le considéra quelques instants d'un oeil attendri.</p>
+
+<p>--Pauvre maître! murmura-t-il, bon, brave, généreux! reverras-tu jamais
+le pays de tes pères?...</p>
+
+<p>Et, sur cette réflexion mélancolique, Thémistocle plaça sa massue entre
+ses jambes pour être prêt à tout événement et se mit à surveiller les
+alentours en psalmodiant à voix basse une mélopée qu'il avait sans doute
+apprise parmi les nègres des plantations.</p>
+
+<p>Tout à coup une légère rumeur s'éleva vers une des collines bordant le
+Champ-Rouge et fit expirer la chanson sur les lèvres du fidèle
+serviteur.</p>
+
+<p>Sans bouger, il tendit l'oreille, puis, allongeant imperceptiblement le
+doigt, toucha son maître légèrement au bras.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce, Thémistocle? fit tout bas le marquis, qui, comme tous ceux
+qui ont vécu de la vie du désert, ne dormait jamais que d'un oeil.</p>
+
+<p>--Attention! répondit le nègre en collant son oreille contre le sol. La
+poudre parle, reprit-il au bout d'un instant, et j'entends des pas
+d'homme escaladant la colline. Cachons-nous derrière une de ces roches
+et attendons; nous saurons bientôt à qui nous avons affaire.</p>
+
+<p>Raoul de Valvert suivit ce conseil, et les deux hommes, l'oeil au guet,
+l'arme au poing, s'accroupirent derrière un des abris naturels répandus
+autour d'eux, prêts à tout événement.</p>
+
+<p>Ils virent bientôt apparaître au sommet de la colline un homme de haute
+taille, portant le costume des trappeurs et brandissant une carabine
+qu'il chargeait avec une rapidité merveilleuse et une régularité
+mathématique.</p>
+
+<p>--C'est un blanc! dit Raoul.</p>
+
+<p>--Oui, maître, c'est un blanc. Il est attaqué par les Indiens qui
+cherchent à escalader la colline.</p>
+
+<p>--Si chaque balle atteint son but, avant peu, le dernier Peau-Rouge aura
+vécu.</p>
+
+<p>--Hum! les Indiens sont nombreux, et si le trappeur vient à être blessé,
+il est perdu.</p>
+
+<p>--Nous verrons bien.</p>
+
+<p>--C'est tout vu; maître, regardez!</p>
+
+<p>En effet, le trappeur venait de chanceler et de tomber sur les genoux.</p>
+
+<p>Ce moment de répit permit aux Indiens d'avancer, et quand le trappeur se
+releva cinq ou six de ses ennemis atteignaient le sommet de la colline,
+brandissant leurs tomahawks.</p>
+
+<p>--Laisserons-nous massacrer cet homme comme un mouton? s'écria le
+marquis en serrant convulsivement la crosse de sa carabine. Vive Dieu I
+c'est un rude compagnon; montrons-lui ce que nous savons faire.</p>
+
+<p>--Mauvaise affaire! fit Thémistocle. Bah! à la grâce de Dieu!</p>
+
+<p>Les deux hommes s'élancèrent en courant.</p>
+
+<p>--Courage! l'ami! cria Valvert; voilà du renfort qui vous arrive...
+Baissez-vous! Mais baissez-vous donc, morbleu!</p>
+
+<p>Le trappeur obéit machinalement.</p>
+
+<p>Un coup de feu retentit et un des Peaux-Rouges roula sur le sol, la
+poitrine traversée par la balle du marquis.</p>
+
+<p>A cette agression inattendue, tel Indiens poussèrent un cri de rage et
+se ruèrent sur Raoul, qui, arrivé sur le lieu de la scène, s'était placé
+aux côtés du trappeur.</p>
+
+<p>La mêlée devint aussitôt générale.</p>
+
+<p>Les deux blancs, placés dos à dos, faisaient face à leurs ennemis dix
+fois supérieurs en nombre, et, se servant de leurs carabines en guise de
+massues, traçaient en l'air un cercle infranchissable. Chacun de leurs
+coups abattait un homme. Cependant, quelque grands que fussent leur
+courage et leur vigueur, une lutte aussi inégale ne pouvait durer
+longtemps. Le trappeur blessé au bras et au côté d'un coup de flèche,
+sentait tes forces s'épuiser, et déjà il prévoyait le moment où son arme
+deviendrait trop lourde pour son bras affaibli.</p>
+
+<p>--Me voici, maître! s'écria tout à coup une voix stridente.</p>
+
+<p>C'était Thémistocle qui, retardé dans sa course par le vent
+s'engouffrant dans sa robe de bison, arrivait sur le théâtre de la lutte
+et se précipitait tête baissée, comme une avalanche, dans la mêlée.</p>
+
+<p>A la vue de cet être noir, au costume fantastique, qui semblait sortir
+de terre, les Indiens poussèrent un cri de terreur.</p>
+
+<p>--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent-ils avec un accent d'épouvante.</p>
+
+<p>Et, tournant les talons, ils descendirent la colline au pas de course et
+se perdirent bientôt dans l'éloignement.</p>
+
+<p>Le trappeur et ses deux libérateurs étaient maîtres du champ de
+bataille.?</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>II--L'HABITATION DU
+
+MARCHEUR.</h3>
+
+<p>--Ouf! dit le marquis lorsque le dernier Indien eut disparu, l'affaire a
+été vivement menée... Vous êtes blessé, monsieur?</p>
+
+<p>--Une simple piqûre... J'ai perdu du sang... Dans quelques jours, il n'y
+paraîtra plus.</p>
+
+<p>En disant ces mots, le trappeur cueillit une poignée d'herbes vertes
+qu'il imbiba d'eau-de-vie et qu'il appliqua sur ses blessures avec
+l'aide de Thémistocle.</p>
+
+<p>--Messieurs, dit-il lorsque l'opération fut terminée, souvenez-vous qu'à
+partir d'aujourd'hui je vous appartiens corps et âme; mon coeur et ma
+carabine sont à votre service et ils n'ont jamais failli.</p>
+
+<p>--J'accepte de grand coeur et mon compagnon aussi, dit le marquis; mais
+vraiment cela n'en vaut pas la peine. Tout le monde en eût fait autant à
+notre place.</p>
+
+<p>--Hein? fit le trappeur en regardant le jeune homme avec surprise. Y
+a-t-il longtemps que vous parcourez le désert?</p>
+
+<p>--Six mois à peine.</p>
+
+<p>--Je m'en doutais rien qu'à votre inexpérience, qui, du reste, m'a été
+fort utile aujourd'hui. Mais sachez, monsieur, que le chacun pour soi
+est la loi de ces contrées, et que, tôt ou tard, l'homme qui a tiré son
+semblable d'entre les griffes des Peaux-Rouges risque fort de donner sa
+vie en échange de celle qu'il a sauvée.</p>
+
+<p>--Bah! bah! jusqu'à présent, mon compagnon et moi, nous nous sommes
+toujours tirés d'affaire. J'espère que le ciel ne nous abandonnera pas à
+l'avenir.</p>
+
+<p>--Hum! fit le trappeur d'un air de doute... Allons! je veillerai pour
+trois!... Maintenant pourrai-je savoir, si toutefois il n'y a pas
+d'indiscrétion dans ma demande, le nom de mes généreux libérateurs?</p>
+
+<p>--Raoul de Valvert, fit le marquis en s'inclinant.</p>
+
+<p>--Thémistocle, dit le nègre agitant, en guise de salut, les trois plumes
+de dindon qui ornaient sa tête.</p>
+
+<p>--Confidence pour confidence, dit alors Raoul.</p>
+
+<p>--Non, répondit le trappeur en fronçant légèrement les sourcils; à quoi
+bon vous dire le nom que je portais chez mes compatriotes? Il y a si
+longtemps que j'ai dit adieu à la vie civilisée que ce nom est presque
+sorti de ma mémoire. D'ailleurs il ne vous apprendrait rien. J'aime
+mieux vous dire celui que m'ont donné les Indiens.</p>
+
+<p>--A votre aise, monsieur.</p>
+
+<p>--Appelez-moi le <i>Marcheur</i>. Ce nom est connu, craint ou respecté de
+tous ceux qui parcourent le désert. Maintenant, si vos instants ne sont
+pas comptés et si vous ne craignez pas d'en perdre quelques-uns, je vous
+offre l'hospitalité dans ma hutte, située à trois milles d'ici. Ce n'est
+point un palais; mais, dans ces solitudes, un toit de brandies a son
+prix.</p>
+
+<p>--Et nous l'acceptons de grand coeur, n'est-ce pas, Thémistocle?</p>
+
+<p>--Oui, maître.</p>
+
+<p>--Alors, en route! dit gaiement le trappeur, et, de crainte de surprise,
+prenons la file indienne.</p>
+
+<p>--La file indienne!... Que voulez vous dire?</p>
+
+<p>Le Marcheur, qui avait déjà fait quelques pas, te retourna à cette
+question.</p>
+
+<p>--Vrai! murmura-t-il, on ne voit pas souvent réunis tant de courage et
+tant d'imprudence!.. C'est miracle, mon cher monsieur, si votre crâne
+porte encore sa chevelure. Apprenez donc que, dans le désert, lorsque
+plusieurs hommes sont réunis, ils doivent toujours marcher l'un à la
+suite de l'autre, emboîtant leurs pas aussi exactement que possible.
+Trente hommes marchant ainsi laissent juste autant de traces de leur
+passage. Or, dans ces régions, la vie du voyageur blanc, dépend du plus
+ou moins de traces qu'il a laissées derrière lui.</p>
+
+<p>--Très-bien! Je me souviendrai à l'avenir de la file indienne.
+Mettez-vous donc à notre tête et veuillez nous guider.</p>
+
+<p>Après trois heures de marche silencieuse, les trois hommes arrivèrent en
+vue de la hutte du trappeur.</p>
+
+<p>A l'extrémité de la plaine immense dont faisait partie le Champ-Rouge
+s'élevait une chaîne de hauteurs peu considérables, mais dont les flancs
+taillés à pic offraient l'aspect d'un mur.</p>
+
+<p>Il était impossible de franchir cet obstacle, à moins d'être pourvu
+d'ailes comme les oiseaux; aussi pour passer sur le plateau supérieur,
+était-on obligé de longer la montagne jusqu'à un défilé situé à sept
+milles de la cabane.</p>
+
+<p>Vers le milieu de cette chaîne et tout au pied de la paroi verticale,
+trois roches énormes que le temps avait sans doute fait tomber du
+sommet, s'étaient rencontrées par hasard et arc-boutées en voûte au
+faite d'un chaos de roches plus petites. C'est sous cette voûte que le
+trappeur avait construit sa hutte avec des troncs d'arbres et des
+branchages. Ainsi placé, il ne pouvait être ni tourné ni lapidé du haut
+de la montagne; ses derrières étaient complètement à l'abri des attaques
+et des surprises.</p>
+
+<p>Cette sorte de forteresse n'était pas moins bien défendue du côté qui
+regardait la plaine. D'abord l'Abbitibbé, large et profond, coulant à
+une portée de carabine, représentait un premier rempart naturel; puis
+l'éboulis de rochers que nous avons signalé tout à l'heure se continuait
+jusqu'au bord du fleuve, formant comme deux murs parallèles séparés par
+un couloir très étroit qui menait directement à la hutte et dans lequel
+un homme seul pouvait passer. L'ennemi, s'il se présentait, devait
+nécessairement traverser d'abord le fleuve, sous le feu du Marcheur;
+puis, ne pouvant attaquer la hutte par derrière ni par les côtés,
+prendre le sentier entre les roches.</p>
+
+<p>--Vous ne devez pas voir ma maison d'ici, dit le trappeur en se frottant
+les mains, et cependant c'est un vrai château fort. Un jour,--il y a
+bien des années de cela!--j'y soutins un siège en règle.</p>
+
+<p>--Qui dura?...</p>
+
+<p>--Plus d'une semaine, mais les Indiens furent si vertement repoussés
+qu'ils n'y revinrent plus. Ils ont préféré m'avoir pour ami, et voilà
+plus de dix ans que je vis en bonne intelligence avec eux. Je fais même,
+par adoption, partie de la grande tribu des Iroquois-Yakangs.</p>
+
+<p>--Vraiment!... Et quels sont ceux qui vous ont si vivement attaqué
+aujourd'hui?</p>
+
+<p>--Oh! ceux-là, dit le Marcheur en crispant le poing, je les retrouverai:
+j'ai un vieux compte à régler avec eux.</p>
+
+<p>--A quelle tribu appartiennent-ils?</p>
+
+<p>--A quelle tribu?... A aucune. Ils font partie d'un clan d'environ deux
+cents mauvais drôles, ramassés de la lie de toutes les tribus indiennes,
+de métis de la pire espèce, et même de quelques blancs qui auraient un
+compte sévère à rendre à la justice de leur pays. Les Peaux-Rouges des
+tribus les craignent et les haïssent; ils les connaissaient sous le nom
+d'<i>Enfants perdus</i>.</p>
+
+<p>--Quel motif les poussait à vous attaquer?</p>
+
+<p>--La haine instinctive que tous les brigands ont pour les honnêtes gens,
+fit le trappeur d'un air convaincu. Outre cela, je crois qu'ils me
+gardent rancune d'avoir logé une balle dans l'oeil d'un de leurs chefs.</p>
+
+<p>--Vous m'en direz tant! fit Raoul de Valvert en souriant.</p>
+
+<p>--Nous voici au fleuve; il s'agit de le traverser. Ce n'est pas
+difficile, mais encore faut-il savoir où poser le pied. Je vais passer
+devant et vous montrer le chemin.</p>
+
+<p>Après avoir franchi l'Abbitibbé, les trois hommes s'engagèrent dans
+l'étroit sentier menant à la hutte, quand, aux deux tiers du chemin, un
+rauque grognement s'éleva, menaçant et répercuté par l'échu des rochers.</p>
+
+<p>--Oh! oh! s'écria le marquis, vous avez du monde chez vous, mon
+compagnon. Voilà un maître ours gris, qui, pendant votre absence, a
+trouvé bon de s'installer ici: il va falloir en découdre!</p>
+
+<p>Au mot d'ours gris, Thémistocle, heureux de jouer un peu de la massue,
+voulut s'élancer en avant; mais comme le sentier était trop étroit pour
+que deux hommes pussent passer de front le brave nègre saisit le
+Marcheur dans ses mains formidables l'enleva de terre comme un enfant,
+puis, pirouettant sur les talons et le faisant passer à la hauteur des
+trois plumes de dindon, il le déposa délicatement à terre derrière lui.
+Cette manoeuvre terminée, il s'avança, la massue haute, vers le grizzly,
+qui, assis à la porte de la hutte, remuait le museau et regardait venir
+les trois hommes d'un air assez indifférent.</p>
+
+<p>--Morbleu! quel poignet! fit le trappeur avec admiration...--Arrêtez!</p>
+
+<p>Mais Thémistocle avançait toujours.</p>
+
+<p>--Arrêtez! arrêtez! morbleu! arrêtez-vous donc! cria le Marcheur en se
+cramponnant à la queue de bison que le nègre traînait derrière lui...
+C'est un ours apprivoisé, mon compagnon des mauvais jours et le
+défenseur de ma propriété.</p>
+
+<p>--Bah! fit le nègre avec un accent si désappointé que le marquis ne put
+s'empêcher de sourire. Quel dommage!</p>
+
+<p>--Vous voilà chez vous, messieurs, dit le Marcheur en écartant l'ours de
+la main et franchissant le seuil de la cabane.</p>
+
+<p>L'ameublement de ce réduit était des plus simples. Une demi-douzaine de
+têtes de bison servaient de sièges; dans l'un des coins, un amas de
+fougère et de feuilles sèches, couvert de fourrures, faisait l'office du
+lit; quelques tasses de bois... et c'était tout! Par un contraste
+bizarre, si les objets de première nécessité faisaient défaut, en
+revanche les objets de luxe abondaient. Les murs étaient partout
+constellés de trophées de chasse merveilleux, que, dans nos pays
+civilisés, on se serait disputés au poids de l'or. Griffes et dents
+d'ours gris, bois de cerf et de renne servant de support au linge et aux
+vêtements de rechange du Marcheur, cornes de bison, plumes d'aigle, deux
+carabines, une demi-douzaine de poires à poudre, un arc indien avec ses
+flèches, un casse-tête, deux chevelures de Peaux-Rouges; tout cela fixé
+et groupé sur les murs dans un désordre si complet que parmi toutes ces
+richesse l'oeil ne voyait qu'un chaos sans nom.</p>
+
+<p>--Nous avons le couvert, dit le Marcheur; il nous faut à présent le
+vivre. Si vous voulez bien, je vais y pourvoir.</p>
+
+<p>--Vive Dieu! Faites vite: le combat de tantôt m'a mis en appétit.</p>
+
+<p>Le Marcheur plaça vers le seuil de sa hutte trois branches d'arbre
+formant trépied.</p>
+
+<p>--Voici la broche, dit-il... Allons! maître Martin, apportez-moi le
+rôti!</p>
+
+<p>L'ours, ainsi interpellé, se dressa sur ses pattes, et, saisissant dans
+sa gueule un quartier de cerf accroché au mur, l'apporta à son maître.</p>
+
+<p>--Pardieu! fit le marquis en jetant un regard de côté au <i>grizzly</i>,
+voici la première fois je que je vois un semblable animal en tête-à-tête
+avec un morceau de venaison sans qu'il fasse avec lui plus ample
+connaissance.</p>
+
+<p>--Martin est incapable d'une mauvaise action et même d'une mauvaise
+pensée; il sait que tôt ou tard il aura sa part et il préfère
+l'attendre. D'ailleurs, quand mon absence se prolonge et que la faim le
+presse trop vivement, il n'est pas embarrassé de chasser pour son
+compte, et alors même il a soin de rapporter au logis ce qui lui reste
+après son repas.</p>
+
+<p>--Un <i>grizzly</i> apprivoisé! Cela ne s'est jamais vu.</p>
+
+<p>--Bah! cela se voit, puisqu'en voilà un devant vous!</p>
+
+<p>--Mais si l'envie lui venait de goûter un peu du trappeur blanc?</p>
+
+<p>--Bah! J'ai pris Martin tout petit. Je l'ai nourri, élevé, je l'ai vu
+grandir... Ma foi! depuis six ans que nous vivons ensemble, jamais un
+nuage n'est venu obscurcir notre amitié... Messieurs, le rôti est prêt.
+A table, reprit le trappeur.</p>
+
+<p>Et comme Raoul jetait un regard autour de lui, cherchant le meuble en
+question, le Marcheur ajouta:</p>
+
+<p>--Chez moi, les meubles et les assiettes sont remplacés par... une
+aimable cordialité.</p>
+
+<p>Les trois hommes se mirent à souper en compagnie de Martin, et bientôt
+le silence de la hutte ne fut plus troublé que par le bruit régulier des
+mâchoires.</p>
+
+<p>Lorsque le repas fut achevé, la nuit étendait déjà sur la terre son
+voile parsemé d'étoiles.</p>
+
+<p>La lune se lèvera tard aujourd'hui, dit le Marcheur, et pour la
+remplacer je n'ai que quelques misérables flambeaux de résine.</p>
+
+<p>--Gardez vos flambeaux, dit Raoul; après le souper, ce qu'il y a de
+meilleur, c'est le lit.</p>
+
+<p>--Vous parlez de dormir, monsieur le marquis. Couchez-vous et dormez,
+dit le trappeur en indiquant les peaux de bison. Martin et moi, nous
+partagerons les quarts de veillée.</p>
+
+<p>Ce conseil fut immédiatement mis à exécution.</p>
+
+<p>Epuisés par les fatigues de la journée, Thémistocle et son maître ne
+tardèrent pas à s'endormir, et bientôt un silence solennel enveloppa le
+trappeur, qui, sa carabine entre les genoux, s'était assis à la porte de
+la hutte et surveillait l'obscurité. Seul l'Abbitibbé, déroulant avec
+lenteur ses ondes murmurantes, entonnait son hymne à la nuit, auquel se
+mêlait par intervalles la douce voix de la brise chantant parmi les
+roseaux de ses bords.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>III.--L'ALLIANCE.</h3>
+
+<p>Une semaine s'était écoulée depuis que Thémistocle et son maître
+habitaient la hutte du trappeur.</p>
+
+<p>--Mon hôte, dit un jour le marquis, nous sommes obligés de prendre congé
+de vous; mais ce ne sera pas sans vous remercier vivement de votre
+cordiale hospitalité.</p>
+
+<p>--Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>--Cher hôte, il nous faut partir.</p>
+
+<p>--Monsieur de Valvert, voulez-vous me permettre de vous parler à coeur
+ouvert?</p>
+
+<p>--Certes! Je vous écoute.</p>
+
+<p>--Habitué comme je le suis à lire incessamment dans ce livre mystérieux
+que Dieu lui-même s'est donné la peine d'écrire et qu'on appelle <i>la
+nature</i>, un visage franc et ouvert comme le vôtre ne peut avoir
+longtemps de secrets pour moi. Ce n'est pas le simple attrait de la
+curiosité ni l'amour des aventures qui vous ont poussé dans le désert
+américain. En y entrant, vous poursuiviez un but sérieux et je ne crois
+pas me tromper en affirmant que, pour l'atteindre, vous êtes prêt à
+sacrifier votre vie s'il le faut. Ce but, je ne le connais pas, je ne
+cherche pas à le connaître; mais, quel qu'il soit, seul, livré à vos
+propres ressources, vous ne l'atteindrez jamais. Vous ne soupçonnez pas
+les dangers qui vous entourent! Je m'étonne comme de la chose la plus
+merveilleuse que vous ayez pu vivre six mois... ici...</p>
+
+<p>--Où voulez-vous en venir?</p>
+
+<p>--Pour réussir dans ce que vous avez entrepris, il vous faut un
+compagnon dont vous soyez sûr, un homme doué des qualités qui vous
+manquent, qui voie pour vous. Vous m'avez sauvé la vie, monsieur le
+marquis: si vous voulez, je serai cet homme!</p>
+
+<p>--Merci! dit Raoul d'une voix émue en pressant la main du trappeur.
+Mais, vous l'avez dit, je poursuis un but difficile à atteindre et ce
+serait un éternel remords pour moi de vous entraîner dans les dangers
+qui ne manqueront pas de m'assaillir.</p>
+
+<p>--Je n'ai pas fini, monsieur le marquis. Il y a bientôt trente ans que,
+vaincu dans la lutte de la vie, j'ai dit adieu aux espérances de ma
+jeunesse pour venir m'ensevelir vivant dans ce désert, continua le
+Marcheur en passant la main sur son front comme pour en chasser une
+douloureuse pensée. Pendant vingt ans, j'ai cru que la solitude et la
+contemplation guériraient mon coeur ulcéré. Mais, hélas! depuis huit
+jours que le ciel vous a mis sur ma route, tous ces doux rêves d'amitié,
+de patrie, de famille, que je croyais à jamais éteints dans mon coeur,
+se sont ranimés plus vivaces encore que par le passé. <i>Vae victis!</i>
+disaient les Gaulois, vos ancêtres, aux Romains vaincus. <i>Vae solis!</i> me
+crie aujourd'hui la grande voie de la solitude qui ne m'a jamais trompé.
+Croyez-moi, les voies de la Providence sont sages et mystérieuses: ce
+n'est pas pour rien qu'elle nous a mis face à face et qu'elle vous a
+permis de me conserver la vie...</p>
+
+<p>--Le Marcheur a raison, maître, dit Thémistocle; c'est un brave homme.
+Restons ensemble.</p>
+
+<p>--Je ne puis contredire mon fidèle Thémistocle, fit Raoul en souriant.
+Soit! ne nous séparons plus. Qui sait? c'était peut-être écrit et cela
+vaudra mieux ainsi.</p>
+
+<p>Le Marcheur secoua énergiquement la main que lui tendait le jeune homme.</p>
+
+<p>--Vive Dieu! monsieur le marquis, nous mènerons votre entreprise à bonne
+fin, espérons-le! Quatre valent mieux que deux!</p>
+
+<p>--Comment quatre? demanda Thémistocle ouvrant de grands yeux.</p>
+
+<p>--Martin, dit le trappeur s'arrêtant devant le <i>grizzly</i> et lui montrant
+le marquis et le nègre, à partir d'aujourd'hui, tu as trois maîtres.
+As-tu compris?</p>
+
+<p>L'ours, ainsi interpellé, s'approcha du marquis et, se levant sur ses
+pattes de derrière, appuya son museau contre la joue du jeune homme;
+puis il répéta la même manoeuvre vis-à-vis de Thémistocle.</p>
+
+<p>--Martin vous a reconnus pour ses seigneurs et maîtres, dit le trappeur;
+il vient de vous rendre hommage. A nous quatre, nous serons les rois du
+désert!</p>
+
+<p>--Le courage, dans tous les cas, ne manquera à aucun de nous, dit Raoul
+en caressant la tête du <i>grizzly</i>. Mais, mon cher trappeur, ce n'est pas
+tout d'avoir conclu une alliance défensive et offensive dans laquelle je
+gagne tout et ne donne rien. Il est important que nos efforts soient
+raisonnés et dirigés vers un but unique. Ce but que je poursuis et que
+vous ne connaissez pas, il faut vous l'apprendre.</p>
+
+<p>--Comme il vous plaira, monsieur Raoul, fit le trappeur en approchant un
+crâne de bison; je vous écoute.</p>
+
+<p>-Mon nom, commença Raoul, a déjà dû vous révéler ma nationalité. Je suis
+Français. Lorsque la Révolution de 89 éclata, mon père, alors âgé de
+vingt ans, fit partie de l'émigration, sacrifiant comme tant d'autres,
+ses intérêts matériels à ses convictions, à sa fidélité à son Dieu et à
+son roi. Retiré en Angleterre, il supporta vingt ans d'exil et de
+misère, obligé pour vivre de donner tantôt des leçons de français aux
+commerçants de Londres, tantôt des leçons d'escrime dans les salles
+d'armes.</p>
+
+<p>"Plus tard, en 1815, lorsque l'Europe coalisée chassa Napoléon et rendit
+le trône de France à ses anciens maîtres, mon père rentra dans son pays
+et fut remis en possession d'une partie de ses biens; puis, pour le
+récompenser de sa fidélité, le roi lui offrit une charge à la cour. Mais
+les longues épreuves de l'exil et de l'adversité avaient éteint chez
+l'ancien émigré toute idée d'ambition; il n'aspira plus qu'à vivre
+tranquille; il refusa. Retiré dans son château de Valvert, il se maria.
+Un an après, je venais au monde.</p>
+
+<p>"A partir de ce moment, une transformation sembla s'opérer dans le
+caractère de mon père. Oubliant le monde entier, il ne vivait plus que
+par moi. On eût dit que la création se résumait pour lui dans un être
+unique, son cher Raoul. A mesure que je grandissais, tous dans le
+château subissaient mon ascendant. Mes désirs, mes moindres caprices
+avaient force de loi. Vainement ma mère, qui voyait le mal d'une
+semblable éducation, essayait parfois quelque; timides remontrances:</p>
+
+<p>"--Madame, lui répondait mon père, n'oubliez pas que cet enfant doit un
+jour perpétuer mon nom et que j'entends qu'on le respecte à l'égal de
+moi-même."</p>
+
+<p>"Hélas! mon ami, grâce à cette belle éducation, je devins un petit
+tyran, même vis-à-vis de ma mère et de ma jeune soeur. Enfin l'heure
+sonna de commencer mon éducation; mon père ne voulut jamais consentir à
+se séparer de moi et me choisit un précepteur... Je dois avouer que je
+ne lui donnais pas beaucoup de peine, car au latin je préférais monter à
+cheval, tirer à la cible ou faire des armes avec l'intendant du château,
+ancien prévôt dans un régiment.</p>
+
+<p>"Je venais d'atteindre mes dix sept ans lorsque mon père mourut. Ma mère
+était incapable de me tenir en bride, et j'adoptai la vie d'oisiveté et
+de dissipation qui conduit tant de jeunes gens à la ruine, si ce n'est
+au déshonneur. Chaque jour, le mal faisait en moi de rapides progrès...
+A tous mes défauts j'ajoutai bientôt un vice: je devins joueur.</p>
+
+<p>"Cette vie dura sept ou huit ans qui passèrent avec la rapidité d'un
+songe. Hélas! le réveil devait être terrible! Un beau jour, j'acquis la
+triste certitude que j'étais ruiné et que ma folle conduite avait réduit
+à la misère, non-seulement moi-même, mais encore ma mère et ma soeur,
+pauvres victimes de mes mauvais penchants.</p>
+
+<p>"Cette catastrophe m'anéantit. Je fis un retour salutaire sur moi-même
+et mesurai l'étendue de mes fautes. Ne sachant que devenir, le coeur
+bourrelé de remords, la pensée du suicide s'offrit d'abord à moi comme
+une planche de salut. Mais bientôt, la raison prenant le dessus, je
+repoussai cette idée comme une lâcheté.</p>
+
+<p>"--Non, me dis-je, ma dissipation fut la cause du mal; mon travail
+réparera tout."</p>
+
+<p>"Un peu ranimé par cette pensée, je me mis en quête, espérant trouver un
+protecteur parmi les belles relations que je possédais. Un jour, en
+cherchant parmi les papiers de mon père les traces de relations de
+famille, quelques plis jaunâtres attirèrent mon attention. Je les ouvris
+et, jugez de ma surprise! c'était une liasse de lettres écrites à mon
+grand-père par son cousin, camarade et ami d'enfance, l'une des pures
+gloires de notre pays, le marquis de Montcalm."</p>
+
+<p>--Montcalm, le défenseur du Canada?</p>
+
+<p>--Lui-même; l'une de ces lettres était datée de 1758 et fut pour moi un
+trait de lumière. A cette époque, l'Angleterre faisait tous ses efforts
+pour nous ravir le Canada et bientôt elle allait réussir, malgré les
+incroyables traits d'audace et de bravoure de Vaudreuil et de Montcalm.
+Lord Chatham, ministre anglais, comprenant tout le parti que l'on
+pouvait tirer de cette belle contrée, armait ses flottes les plus
+puissantes et rassemblait sur les frontières du Canada une armée de
+soixante mille hommes. Pendant ce temps, le ministère français adressait
+au gouverneur de Québec, qui lui demandait des secours, cette incroyable
+lettre:</p>
+
+<blockquote>
+ "Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez
+ point espérer de recevoir de troupes de renfort; outre
+ qu'elles augmenteraient la disette des vivres, que vous
+ n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à
+ craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais
+ dans le passage, et comme le roi ne pourrait jamais vous
+ envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais
+ sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait
+ ici pour en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter
+ le ministère de Londres à en faire de plus considérables
+ pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette
+ partie du continent."
+</blockquote>
+
+<p>--C'est incroyable!</p>
+
+<p>--Cela est... Et cependant, malgré cet indigne abandon de la France, les
+Français tenaient en échec, au Canada, toutes les forces de
+l'Angleterre. M. de Beaujeu gagnait la bataille de Monongahela: en 1756,
+Montcalm s'emparait du fort Oswégo; en 1757, de celui de W. Henry; en
+1758, il défendait le fort de Carillon contre le général anglais
+Abercromby et le forçait à lever le siège... Malgré tout son courage, la
+misère et la disette devait venir à bout de lui!</p>
+
+<p>"Un moment, Montcalm crut pouvoir continuer la guerre avec ses propres
+ressources, grâce à une révélation ignorée. C'est précisément à ce fait
+que se rapportaient les lettres que j'avais trouvées. Je puis vous lire
+un passage frappant de l'une d'elles."?</p>
+
+<p>Et Raoul, prenant dans son portefeuille un papier jauni, le déploya
+lentement et lut ce qui suit:</p>
+
+<p>--"J'ai fait tenir au ministre que s'il ne nous envoyait point de
+renfort les Anglais s'empareraient de Québec dans la campagne de l'année
+prochaine. Vous comprenez, mon ami, qu'on ne peut faire longtemps
+l'impossible... Tous nos hommes sont à la demi-ration, et je prévoit le
+moment où les vivres devront encore être réduits... Cependant je ne
+désespère pas... le ciel va me venir en aide puisque le ministère
+m'abandonne. Je suis peut être à la veille de posséder assez d'argent
+pour soutenir cette guerre encore pendant longtemps et même lui donner
+l'énergie et la rapidité qui lui manquent, à mon gré. Telle est la voie
+de la Providence. Ces jours derniers, on introduisit auprès de moi un
+pauvre diable de Français qui, parti de Québec depuis plus d'un an,
+s'était enfoncé dans les prairies de l'Ouest peuplées par les Indiens.
+Cet homme m'a assuré que vers le 83e degré de longitude et le 47e de
+latitude, dans une petite chaîne de collines au milieu d'une plaine
+immense, se trouve une grotte remplie de poudre d'or. Cette grotte, il
+l'a vue, il y est entré... Malheureusement pour lui sa curiosité lui a
+coûté sa chevelure, car les Indiens, qui veillent sur ce trésor, après
+une poursuite acharnée qui dura trois jours, l'atteignirent et le
+scalpèrent. Il me mènera au trésor et me l'abandonnera, pourvu que je
+lui en laisse la dixième partie; car seul, sans soldats, il ne peut le
+conquérir. Tel est le fait mystérieux dont je vous confie le secret, mon
+cousin. Maintenant cet homme a-t-il dit la vérité? Je n'en sais rien
+encore, mais le fait a assez d'importance pour que je m'en assure. Au
+premier moment de répit, j'organiserai une expédition que je conduirai
+moi-même, avec l'homme que j'ai gardé, vers la grotte bienheureuse."</p>
+
+<p>"Or, mon cher ami, continua Raoul en renfermant la lettre dans son
+portefeuille, cette expédition ne fut jamais faite, car, l'année
+suivante, Montcalm tombait sur le champ de bataille en même temps que
+son adversaire le général anglais Wolf.</p>
+
+<p>"Vous comprenez facilement que la lecture de cette lettre me causa une
+émotion extraordinaire. Vainement je me représentais que l'existence du
+trésor de Montcalm était problématique; qu'en supposant même qu'il eût
+jamais existé, il y avait de fortes probabilités pour qu'il eût déjà été
+visité depuis longtemps, une voix me criait de tenter l'aventure...</p>
+
+<p>"Incapable de résister plus longtemps, je refusai une position qui
+m'était offerte à Paris, ramassai le peu qui me restait encore, et,
+malgré les pleurs et les supplications de ma mère et de ma soeur, je
+partis accompagné de Thémistocle, au service de ma famille depuis mon
+enfance et la sienne, car nous sommes frères de lait. Voilà six mois que
+nous parcourons le désert à la recherche du trésor.</p>
+
+<p>"Maintenant, mon ami, répondez-moi franchement; nos recherches
+sont-elles fondées?"</p>
+
+<p>Le trappeur réfléchit pendant quelques minutes.</p>
+
+<p>--Ma foi! monsieur le marquis, je l'ignore... Seuls le chef ou le
+sorcier de la tribu des Yakangs pourront vous renseigner à cet égard Si
+vous voulez m'en croire, nous nous mettrons en route demain... je vous
+servirai de guide.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>IV.--LE CAMP DES ENFANTS PERDUS.</h3>
+
+<p>Un de ces incendies que la main de l'homme est si prompte à allumer dans
+les forêts et les prairies américaines a détruit une grande étendue de
+bois et formé comme une immense clairière artificielle au milieu d'un
+océan de verdure. Deux sentiers se coupant en croix la traversent et
+vont se perdre dans l'ombre des massifs. A chacune des extrémités de ces
+routes se dresse une haute palissade qui défend l'entrée de la
+clairière.</p>
+
+<p>C'est le camp des Enfants-Perdus, les écumeurs du désert.</p>
+
+<p>Derrière chaque palissade, un Indien, le tomahawk au poing, se tient en
+vedette, droit et immobile comme une statue de bronze. Au centre de la
+clairière, sous l'ombrage projeté par une tente en peaux de bison trois
+hommes, assis, contrastent autant par leur costume que par la couleur de
+leur visage. L'un est un Indien du Far-West, l'autre un sang-mêlé du
+Sud, le dernier un blanc dont il serait difficile de deviner la
+nationalité avec le costume emprunté moitié aux coutumes de la vie
+civilisée, moitié aux moeurs des Peaux-Rouges. Ils fument en silence.</p>
+
+<p>--Ainsi, chef, dit tout à coup le blanc en secouant la cendre de sa
+pipe, vous êtes sûr que vos hommes répondront à votre appel?</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant est un sachem, fit orgueilleusement l'Indien. Dans
+quelques instants, soixante de mes fils seront ici.</p>
+
+<p>--De quel côté viennent-ils?</p>
+
+<p>--Mes fils sont partagés en deux bandes: les uns, commandés par le
+Serpent, viendront du nord; les autres arriveront par la porte de
+l'ouest, sous la conduite du Castor.</p>
+
+<p>--Le chef a-t-il confiance dans le Castor?</p>
+
+<p>--Le Castor est fort et courageux, dit Oeil-Sanglant sans répondre
+directement.</p>
+
+<p>--Je sais que le Castor est un guerrier redoutable; mais sa conduite a
+éveillé mes soupçons...</p>
+
+<p>--Mon frère est un sage, rien ne lui échappe!... J'y veille... dit
+l'Indien avec un mauvais sourire.</p>
+
+<p>--Alors je suis tranquille.</p>
+
+<p>--Si mes frères veulent m'écouter, dit à son tour le sang-mêlé, je leur
+apprendrai une importante nouvelle.</p>
+
+<p>--Parlez, Scott, nos oreilles sont ouvertes.</p>
+
+<p>--Cinq visages pâles demandent à s'affilier aux Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Je sais cela, dit l'Indien.</p>
+
+<p>--Ah! fit le métis avec surprise.</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant voit tout et sait tout: le vent apporte à ses oreilles
+les rumeurs du désert.</p>
+
+<p>--Et que lui ont-elles dit, ces rumeurs?</p>
+
+<p>--Elles lui ont dit que son frère Scott a rencontré, à trois journées de
+marche vers le sud, cinq aventuriers blancs commandés par un homme qui se
+fait appeler l'Américain. Cet homme est venu dans le désert pour
+chercher un trésor dont il croit connaître l'emplacement, et, afin de ne
+pas être inquiété dans ses recherches, il demande à devenir notre frère.</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant est un grand chef.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas tout, reprit l'Indien avec un sourire d'orgueil.</p>
+
+<p>--Toujours des rumeurs apportées par le vent?</p>
+
+<p>--Toujours... Elles m'ont appris que notre frère Scott s'est engagé à
+faire entrer l'Américain dans la grande famille des Enfants perdus, à la
+condition que, le trésor une fois trouvé, la moitié lui en serait
+abandonnée en toute propriété.</p>
+
+<p>--Démon! murmura le métis en tourmentant de la main son couteau.</p>
+
+<p>--Que mon frère laisse en repos son arme et qu'il m'écoute! D'après la
+loi et la coutume des Enfants perdus, notre frère Scott n'aurait pas dû
+s'engager avant de nous avoir consultés et d'avoir promis de partager
+avec nous le bénéfice de sa nouvelle alliance... Mon frère a failli à
+son devoir.</p>
+
+<p>--Vous allez trop loin, chef! s'écria le métis. Savez-vous quelles
+étaient mes intentions?.</p>
+
+<p>--Peu m'importe!... L'Américain et ses cinq compagnons seront admis
+parmi nous; l'Oeil-Sanglant leur donnera sa voix. Il ne demande rien à
+son frère pour cela. L'or est sans prix pour lui; il n'estime que les
+chevelures!...</p>
+
+<p>Le visage de Scott se rasséréna.</p>
+
+<p>--Il est bien entendu que le chef ne parle qu'en son nom, dit tout à
+coup le blanc. Quant à moi, Scott, je réclame ma part: car, si j'aime
+les chevelures, je ne dédaigne pas l'or soit en barres, soit monnayé.</p>
+
+<p>Le métis répondit par un signe de tête affirmatif.</p>
+
+<p>--Compte là-dessus, Scalpeur! se dit-il intérieurement. Cet or-là ne
+percera point tes poches.</p>
+
+<p>--Silence! fit tout à coup l'Oeil-Sanglant. J'entends la forêt
+tressaillir autour de nous. Les guerriers arrivent...</p>
+
+<p>Un instant après, une troupe indienne arrivait auprès de la palissade
+située au nord de la clairière.</p>
+
+<p>--Qui vient? cria la sentinelle.</p>
+
+<p>--Amis.</p>
+
+<p>--Le nom?</p>
+
+<p>--Les Fils du Feu.</p>
+
+<p>--Leur chef?</p>
+
+<p>--Le Serpent.</p>
+
+<p>--C'est bien, entrez! dit la sentinelle en faisait tourner la palissade
+sur un de ses montants.</p>
+
+<p>Une vingtaine d'Indiens peints et costumés en guerre, marchant sur une
+file unique, entrèrent dans la clairière et vinrent se ranger autour de
+la tente centrale. Leur chef s'avançant alors vers l'Oeil-Sanglant:</p>
+
+<p>--La voix de mon père a frappé mes oreilles; elle m'a dit de venir et je
+suis venu.</p>
+
+<p>--Bien! le Serpent est un guerrier: il possède la meilleure partie de
+mon coeur.</p>
+
+<p>--Qui vient? criait en ce moment la sentinelle de la porte située à
+l'ouest.</p>
+
+<p>--Amis.</p>
+
+<p>--Leur nom?</p>
+
+<p>--Les Vautours?</p>
+
+<p>--Leur chef?</p>
+
+<p>--Le Castor.</p>
+
+<p>--Entrez!</p>
+
+<p>Une quarantaine d'Indiens s'avançant dans la clairière vinrent se réunir
+derrière les autres.</p>
+
+<p>Quelques instants après, une nouvelle troupe d'une dizaine de visages
+pâles, qui se donnèrent le nom de <i>Scalpeurs blancs</i>, étaient réunie aux
+Indiens.</p>
+
+<p>--Qui vient? cria enfin la sentinelle de la porte du sud.</p>
+
+<p>--Amis</p>
+
+<p>--Leur nom?</p>
+
+<p>--Vous leur donnerez celui qu'il vous plaira.</p>
+
+<p>--Leur chef?</p>
+
+<p>--L'Américain.</p>
+
+<p>--Entrez!</p>
+
+<p>--Ce sont nos nouveaux alliés, dit le métis en s'avançant vers les
+derniers venus et conduisant leur chef en face de l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>L'Indien regarda fixement l'Américain, comme s'il eût voulu lire dans sa
+pensée.</p>
+
+<p>--Le visage pâle, dit-il enfin, veut faire partie des Enfants perdus?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Mon frère sait-il quelles seront ses obligations?</p>
+
+<p>--Vaguement; mais vous me les indiquerez et je les remplirai.</p>
+
+<p>--Mon frère sait-il ramper parmi les herbes sans laisser trace de son
+passage? Sait-il reconnaître et suivre la piste d'un ennemi?</p>
+
+<p>--Fort imparfaitement encore. Mais, sous un maître aussi renommé que
+l'Oeil-Sanglant, je ferai de rapides progrès.</p>
+
+<p>--C'est bien, dit l'Indien visiblement flatté, malgré l'impassibilité de
+son visage. Le sachem avisera.</p>
+
+<p>Oeil-Sanglant s'avança alors vers les Enfants perdus rassemblés,
+promenant un regard perçant sur chacun d'eux comme pour les reconnaître.</p>
+
+<p>"C'était vraiment un spectacle imposant que celui de ces sauvages aux
+traits énergiques, aux bras et à la poitrine ornés de fantastiques
+peintures de guerre, roides et immobiles, la lance au poing, le tomahawk
+pendu à la ceinture à côté des trophées de victoire conquis dans le
+sentier de la guerre, leurs longs cheveux entremêlés de plumes
+éclatantes, la couverture de bison flottant sur leurs épaules."</p>
+
+<p>--Que mes fils ouvrent les oreilles, dit Oeil-Sanglant; un chef va
+parler.</p>
+
+<p>"Guerriers, depuis que votre volonté toute-puissante m'a choisi pour
+chef, votre domination n'a cessé de s'étendre dans la prairie. Les
+Enfanta perdus ne sont plus poursuivis ni traqués comme des bêtes
+fauves; ils commandent à leur tour, ils sont les rois du désert! Tous
+nos frères indiens les craignent et les respectent; toutes les tribus
+recherchent leur amitié ou du moins leur neutralité pour jouir en paix
+des territoires de chasse légués par leurs pères, et quand les visages
+pâles veulent traverser la contrée c'est à nous qu'ils payent humblement
+le droit de passage.</p>
+
+<p>"A qui mes fils doivent-ils ce résultat? D'abord à leur courage, puis à
+leur prudence quand ils marchent dans le sentier de la guerre. Mes fils
+sont des guerriers! Au courage de l'ours gris ils allient la prudence du
+renard: qui pourrait leur résister? Personne. Mais qui les conduit?
+Oeil-Sanglant, leur chef. Cela est-il vrai, hommes puissants?"</p>
+
+<p>--Oui! oui! s'écrièrent les Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Mes fils conservent-ils pour Oeil-Sanglant la confiance qu'ils lui ont
+donnée?</p>
+
+<p>--Oui! oui! s'écrièrent encore les Indiens.</p>
+
+<p>--Si mes fils connaissent un guerrier plus digne que lui de les
+commander, qu'ils le prennent pour chef: je déposerai mon autorité entre
+ses mains.</p>
+
+<p>--Non! non! jamais! Oeil-Sanglant restera notre père.</p>
+
+<p>--Il sera fait comme mes fils le désirent! s'écria le sachem
+triomphant... Guerriers, quelles sont ces rumeurs que j'entends là-bas
+vers l'ouest? La brise qui passe en chantant à travers le feuillage
+apporte à mon oreille des cris de défi, de haine et de triomphe qui
+remplissent mon coeur de tristesse. D'où viennent ces rumeurs? Mes fils
+l'ignorent-ils?</p>
+
+<p>Le Serpent fit un pas en avant.--Elles viennent de la tribu des
+Yakangs, dit-il.</p>
+
+<p>--C'est vrai! rugit le sachem; elles viennent des Yakangs qui nous
+bravent, des Yakangs qui ont juré de faire des sifflets de guerre avec
+nos os!</p>
+
+<p>Un frémissement de colère parcourut les rangs des guerriers aux paroles
+de leur chef.</p>
+
+<p>--Le Wacondah veut que cela cesse, continua le chef. Il est temps que
+les Yakangs apprennent à nous connaître et à nous craindre comme les
+autres tribus du désert. Mes fils sont-ils prêts à marcher dans le
+sentier de la guerre?</p>
+
+<p>--Marchons! crièrent les Indiens.</p>
+
+<p>--C'est bien!... mes fils marcheront. La Flèche-Noire et ses guerriers
+yakangs chassent le bison sur les bords de la rivière de la Souris, à
+deux journées de leurs wigwams. A leur retour, ils ne retrouveront qu'un
+monceau de cendres que le vent dispersera!...</p>
+
+<p>"Guerriers, continua Oeil-Sanglant en montrant l'Américain, un visage
+pale demande à faire partie de notre famille, mes fils diront leur
+volonté. Cinq carabines peuvent trouver place dans nos rangs. Que mes
+fils décident!"</p>
+
+<p>Les guerriers ainsi interpellés se consultèrent pendant quelques
+instants et acquiescèrent du geste.</p>
+
+<p>--Les Enfants-perdus, dit Oeil-Sanglant, vous acceptent comme frère.</p>
+
+<p>--Merci, répondit l'Américain impassible.</p>
+
+<p>--Que mon frère écoute, il apprendra ses devoirs.</p>
+
+<p>--Parles, chef.</p>
+
+<p>--Mon frère jure-t-il de rester fidèle à ses nouveaux amis?</p>
+
+<p>--Je le jure!</p>
+
+<p>--Mon frère jure-t-il d'obéir aux chefs librement choisis par les
+guerriers?</p>
+
+<p>--Je le jure!</p>
+
+<p>--Mon frère sacrifiera-t-il ses intérêts personnels à ceux de tous et
+donnera-t-il non-seulement sa vie, mais encore celle de ses parents et
+de ses amis pour la tribu?</p>
+
+<p>--Je le jure!</p>
+
+<p>--C'est bien! Guerriers, apprenez vous-mêmes à notre frère le châtiment
+réservé aux traîtres.</p>
+
+<p>Dix Indiens, quittant les rangs entourèrent l'Américain, et lui posant
+leur couteau à scalper sur la gorge:</p>
+
+<p>--Celui qui aura violé son serment, dirent-ils d'une voix sombre,
+mourra, et sa langue menteuse sera jetée en pâture aux corbeaux.</p>
+
+<p>--Celui qui aura trahi ses frères sera attaché au poteau de torture et
+les guerriers sauront bien lui faire pousser des cris de douleur comme à
+une vieille femme peureuse.</p>
+
+<p>L'Américain ne sourcilla pas.</p>
+
+<p>--Guerriers, dit-il, vos menaces ne m'effrayent pas; mes intentions sont
+pures, ma langue n'est point menteuse. Tout ce que j'ai juré, je le
+ferai.</p>
+
+<p>--Mon frère fait maintenant partie de la famille des Enfants perdus,
+reprit Oeil-Sanglant conduisant l'Américain auprès de la tente, au
+milieu des chefs; comme il n'est pas encore habitué à la vie du désert,
+nous lui donnerons le nom de Novice.</p>
+
+<p>--Chefs, s'écria l'Américain dont le visage rayonnait, on a dû vous dire
+que j'étais entré sur vos domaines pour chercher un trésor dont seul je
+connais l'emplacement. Cela est vrai. En échange de ce que les Enfants
+perdus viennent de faire pour moi, je promets de partager
+fraternellement le trésor avec eux.</p>
+
+<p>--<i>By god!</i> c'est parler, cela! s'écria le Scalpeur; voilà un vrai
+frère! Je vous avoue, Novice, que je me sens de très-grandes
+dispositions à devenir votre ami.</p>
+
+<p>--Guerriers, dit alors l'Oeil-Sanglant, le sentier de la guerre libre.
+Au sortir de la forêt, mes fils se partageront en quatre bandes, afin de
+cerner le village de la Flèche Noire et de l'attaquer de tous les côtés
+à la fois. Hommes puissants, souvenez-vous que vous êtes les Fils du feu
+et que vous avez juré de ne jamais faire quartier! Marchons!</p>
+
+<p>La troupe s'ébranla lentement et les Indiens sortirent un à un de la
+clairière.</p>
+
+<p>Le chef appelé le Castor fermait la marche.</p>
+
+<p>--Mon frère a-t-il entendu? demanda-t-il à la sentinelle qui gardait la
+porte de l'ouest.</p>
+
+<p>L'Indien fit un signe de tête affirmatif.</p>
+
+<p>--Pied-Agile a entendu.</p>
+
+<p>--Mon frère sait-il en quel endroit la Flèche Noire et ses guerriers
+sont allés chasser le bison?</p>
+
+<p>--Pied Agile le sait.</p>
+
+<p>--Bien! Mon frère ira trouver le grand chef yakang et lui dira qu'un ami
+l'engage à retourner de suite à son village.</p>
+
+<p>--Mon frère sera obéi, dit Pied-Agile.</p>
+
+<p>Et jetant sa lance sur son épaule disparut dans les hautes herbes.</p>
+
+<p>Quant au Castor, il doubla le pas et reprit sa place à la tête de ses
+guerriers, les guidant à travers les sombres dédales de la forêt.</p>
+
+<br><br>
+
+
+
+<h3>V.--LA SURPRISE.</h3>
+
+
+
+<p>La Flèche-Noire, chef de la guerrière tribu des Yakangs, avait établi
+son village à proximité d'un cours d'eau assez considérable coupant une
+plaine immense semée de buissons, d'arbres isolés, et couverte des
+hautes herbes qui rendent fertiles les territoires de chasse. Comme tous
+les villages indiens, dit celui-ci n'offrait aucun plan régulier, chaque
+famille choisissant la place, l'arbre qu'elle jugeait à sa convenance et
+y établissait sa demeure, sorte de hutte au toit pointu, construite au
+moyen de piquets de bois et de peaux de bison bariolées de couleurs
+différentes. Vu de loin, l'ensemble de ces huttes faisait songer à une
+immense réunion de ruches éparpillées dans une forêt aux arbres rares.</p>
+
+<p>Au centre du village, un espace assez grand avait été laissé vide et
+formait une sorte de place circulaire autour de laquelle s'élevaient
+plusieurs huttes plus spacieuses que les autres. C'étaient d'abord les
+wigwams des principaux chefs de la tribu; puis deux constructions plus
+vastes que les autres et se faisant vis-à-vis. L'une, édifice carré
+construit en terre séchée au soleil et dure comme la pierre, était la
+loge de la médecine, antre mystérieux où le Grand-Esprit se faisait
+visible et où s'accomplissaient les mystères les plus redoutables.</p>
+
+<p>Le second wigwam portait deux une lance fichée sur l'extrémité du toit
+et un trophée de chevelures ennemies, indiquant que leur propriétaire
+était un des personnages les plus considérables de la tribu. Et, en
+effet, cette hutte était la demeure de la Flèche-Noire, le premier
+sachem des Yakangs.</p>
+
+<p>Enfin pour compléter notre rapide description, nous ajouterons qu'une
+haute palissade formée de branches d'arbres entourait le village, lui
+servant de limites et en même temps de rempart.</p>
+
+<p>En ce moment, le village indien offrait l'image la plus parfaite du
+calme et du bien-être que procure la paix.</p>
+
+<p>Le jour commençait à pâlir: le soleil descendait lentement à l'horizon,
+et ses derniers rayons, enflammant les nuages et colorant leurs bords de
+lueurs rousses, attachaient des teintes lumineuses à la cime des arbres
+et aux toits aigus des wigwams. De la plaine silencieuse, où déjà
+s'étendaient les premières ombres, montait une brume légère dont les
+ondes demi-transparentes semblaient les plis interposés d'une gaze,
+tandis que les oiseaux se hâtaient en criant vers le gîte de la nuit.
+Sur la place du village se tenaient femmes, les vieillards et les jeunes
+hommes qui n'avaient pu accompagner les chasseurs. Les plus vieux
+guerriers, groupés près des tentes, parlaient de leurs hauts faits de
+chasse ou de guerre, tout en aspirant la fumée de leur pipe. Les plus
+jeunes préparaient des armes, polissant des pointes de flèches et de
+lances, aiguisant le tranchant des haches ou taillant les peaux de bison
+pour en faire des vêtements. Les femmes tressaient les joncs en nattes
+ou préparaient la nourriture, tout en surveillant leurs enfants qui
+complètement nus, jouaient, criaient se poursuivaient et se roulaient
+dans la poussière.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la demeure du chef, deux femmes étaient assises. L'une
+offrait les signes de cette vieillesse précoce qui atteint les femmes
+indiennes, esclaves autant que compagnes, bêtes de somme autant
+qu'épouses. L'autre était une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Son
+costume se distinguait par son luxe de celui des autres jeunes filles du
+village. Use composait d'une tunique de laine blanche à grandes raies
+rouges serrée à la taille par une ceinture de coquillages et laissant à
+nu les épaules et les bras, d'une sorte de jupe s'arrêtant un peu
+au-dessous du genou et entièrement formée de plumes entremêlées et
+nuancées avec un art et une patience admirables. Ses pieds étaient
+revenus de mocassins en cuir, retenus par des bandelettes incrustées de
+coquillages comme la ceinture et s'entrecroisant jusqu'au milieu de la
+jambe.</p>
+
+<p>Quelques plumes implantées parmi les longues tresses d'ébène de sa
+chevelure et formant diadème autour du front complétaient l'habillement
+de la jeune Indienne.</p>
+
+<p>Ces deux femmes, auxquelles les habitants du village témoignaient le
+plus grand respect, étaient l'Abeille et Fleur-de-Printemps, femme et
+fille de la Flèche-Noire.</p>
+
+<p>--Qu'a donc ma fille? dit tout à coup l'Abeille en attirant
+Fleur-de-Printemps vers elle; son front est triste et songeur.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps pense à son père, répondit la jeune fille, et son
+coeur est vaincu par la tristesse. Quand reviendra le sachem?</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire est un chef puissant, reprit orgueilleusement
+l'Abeille; sa présence m'inonde de lumière, mais je suis fière de son
+absence en pensant aux exploits qu'il accomplit à cette heure avec ses
+jeunes gens au bord des lacs.</p>
+
+<p>--Le désert est plein d'ennemis des Yakangs; ma mère ne le sait-elle
+pas?</p>
+
+<p>--L'Abeille le sait; mais nul guerrier ne sera hardi pour braver un chef
+aussi redoutable que la Flèche-Noire. Que ma fille ne soit plus triste:
+dans deux jours, son père sera revenu.</p>
+
+<p>--Hélas! ma mère ignore qu'hier, à pareille heure, j'ai vu le corbeau
+s'envoler vers l'ouest en croassant...?--Ma fille dit-elle vrai?
+demanda l'Abeille en tressaillant.</p>
+
+<p>--Mes yeux ont suivi longtemps dans l'air les oiseaux de mauvais augure,
+et alors une voix me disait à l'oreille qu'un malheur planait sur le
+sachem.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps a dit vrai, fit un vieillard qui, passant sur la
+place, avait entendu les derniers mots de la jeune fille; heureusement
+notre sorcier a vu, lui aussi, les oiseaux de mauvais augure et, toute
+la nuit, enfermé dans la loge de la médecine, il a conjuré le
+Grand-Esprit de veiller toujours sur ses enfants rouges les
+Iroquois-Yakangs.</p>
+
+<p>--Le Grand Esprit s'est-il laissé fléchir?</p>
+
+<p>--Nul ne le sait encore, car le sorcier est invisible, répondit le
+vieillard en s'éloignant.</p>
+
+<p>L'abeille réfléchit un instant.</p>
+
+<p>--Notre sorcier réussira, dit-elle tout à coup; le Wacondah lui a donné
+une grande puissance.</p>
+
+<p>--Je le crois, répondit la jeune fille, et cependant Fleur-de-Printemps
+tremble encore.</p>
+
+<p>La vieille Indienne jeta un regard indéfinissable sur sa fille; puis,
+l'attirant sur ses genoux:</p>
+
+<p>--Je connais le motif de la crainte de Fleur-de-Printemps, dit-elle en
+souriant d'un air mystérieux.</p>
+
+<p>--L'absence de son père...</p>
+
+<p>--Autre chose encore, fit l'Abeille en secouant la tête.</p>
+
+<p>--Que ma mère s'explique; je ne la comprends pas.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps n'est plus un enfant; à son âge, j'écoutais avec
+complaisance la voix mélodieuse du petit oiseau qui chantait dans mon
+coeur. Ma fille n'est-elle pas de même?</p>
+
+<p>--Que veut dire ma mère?</p>
+
+<p>--Parmi les guerriers de notre tribu, n'en est-il pas un dont le nom
+fasse tressaillir de joie le coeur de ma fille?</p>
+
+<p>--Tous les Yakangs sont braves, dit la jeune fille avec un accent plein
+de fierté.</p>
+
+<p>--N'en est-il pas un que ma fille ait remarqué parmi tous les autres?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Aucun d'eux ne lui a dit qu'il la trouvait belle?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps se trompe. Elle est trop belle pour qu'un guerrier
+ne soit pas heureux de lui offrir la première place dans son wigwam. Les
+yeux de ma fille sont encore fermés; un jour ils s'ouvriront.</p>
+
+<p>--Ma mère a raison, dit la jeune fille en rougissant; un guerrier
+voudrait partager son wigwam avec Fleur-de-Printemps.</p>
+
+<p>--L'Abeille sait lire dans le coeur de sa fille... Et comment se nomme
+ce guerrier?</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps l'ignore: il n'appartient pas à la tribu des
+Yakangs.</p>
+
+<p>--Quel Indien est assez hardi pour oser lever les yeux sur la fille d'un
+chef?</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps garda le silence.</p>
+
+<p>--Est-il jeune?</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps ne le sait pas davantage; elle ne l'a jamais vu...</p>
+
+<p>L'Abeille regarda sa fille avec étonnement.</p>
+
+<p>--Que ma fille s'explique, dit-elle, car à mon tour je ne la comprends
+pas.</p>
+
+<p>La jeune fille baissa la tête et sembla se recueillir pendant quelques
+instants.</p>
+
+<p>--Que ma mère ouvre les oreilles, dit-elle tout à coup, je vais lui
+montrer le fond de mon coeur.</p>
+
+<p>"Il y a déjà quelques lunes, j'errais par la prairie en dehors du
+village, écoutant la douce chanson des oiseaux et les voix qui sortent
+du fleuve. Le soleil, protecteur de notre race, brillait au ciel et
+embrasait l'atmosphère. Bientôt accablée par la chaleur suffocante, je
+dus m'asseoir à l'ombre d'un buisson d'églantiers, où je ne tardai pas à
+tomber dans cet état de somnolence qui n'est plus la veille, mais n'est
+pas encore le sommeil. Combien de temps restai-je ainsi? Je ne sais.
+Tout à coup il me sembla entendre un faible bruit auprès de moi, mais si
+faible qu'il arrivait à peine à mon oreille. Je crus rêver et n'ouvris
+pas les yeux, bientôt une voix douce comme la brise qui joue dans le
+feuillage s'éleva au centre du buisson qui me protégeait, chantant sur
+un air plaintif:"</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p> O toi qui sans crainte repose</p>
+<p> Sous l'ombrage que font les roses</p>
+<p> Abritant ton front abattu,</p>
+<p class="i4"> Me connais-tu?</p>
+<br>
+<p> Pour voir encore ton doux visage,</p>
+<p> Jeune fille, vers ton village</p>
+<p> Je suis entraîné par mon coeur,</p>
+<p> Je te vois jouer sur la mousse</p>
+<p> Et j'écoute ta voix plus douce</p>
+<p> Que celle de l'oiseau moqueur.</p>
+<br>
+<p> Lorsque tu cours dans la prairie,</p>
+<p> Ton pied rase l'herbe fleurie</p>
+<p> Plus léger qu'une aile d'oiseau;</p>
+<p> Dans les sentiers tu vas, tu passes,</p>
+<p> Sans jamais laisser plus de traces</p>
+<p> Que le castor au sein des eaux.</p>
+</div></div>
+
+<p>"Tout à coup la voix s'interrompit brusquement: une exclamation
+gutturale de colère se fit entendre. Je me réveillai en sursaut, croyant
+avoir rêvé".</p>
+
+<p>--Eh bien? dit l'Abeille.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps n'avait pas rêvé. Sa tête et sa poitrine étaient
+couvertes de ces jolies fleurs bleues qui croissent au bord des eaux et
+qu'une main invisible avait répandues sur elle pendant son sommeil.</p>
+
+<p>--Et ma fille ne chercha pas à savoir de qui lui venaient ces fleurs?</p>
+
+<p>--Si, mais Fleur-de-Printemps examinant attentivement la plaine ne vit
+rien qu'un mouvement d'ondulation parmi les herbes de la prairie.</p>
+
+<p>--Et que fit ma fille?</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps est une Indienne et la fille d'un chef; son coeur
+est brave et son oeil est perçant En examinant attentivement le pied du
+buisson qui lui avait servi d'abri, elle découvrit la piste de deux
+hommes, l'un se dirigeant vers le sud, l'autre vers l'ouest.
+Fleur-de-Printemps, prenant la mesure des empreintes, reconnut qu'elles
+avaient été faites par des pieds indiens.</p>
+
+<p>--Ma fille sait-elle à quel tribu ces Indiens appartiennent?</p>
+
+<p>--Oui! répondit Fleur-de-Printemps après quelques instants d'hésitation.</p>
+
+<p>--Veut-elle me le dire?</p>
+
+<p>--A la tribu des Enfants perdus.</p>
+
+<p>L'Abeille se leva d'un bond l'épouvante peinte sur le visage.</p>
+
+<p>Au même instant, la porte de la loge de la médecine s'ouvrait avec
+fracas et le vieux sorcier, les vêtements en désordre, les cheveux
+hérissés, l'oeil brillant de fièvre et d'insomnie, s'élançait sur la
+place en faisant des gestes de désespoir.</p>
+
+<p>--Aux armes, fils des Iroquois-Yakangs! cria-t-il d'une voix stridente,
+un grand danger vous menace!</p>
+
+<p>Ce cri fit l'effet d'un coup de foudre au milieu de la population si
+tranquille du village. En un clin d'oeil, hommes, femmes, enfants furent
+groupés sur la place, interrogeant anxieusement le vénérable vieillard.</p>
+
+<p>--J'ai vu les corbeaux voler vers l'ouest, disait le sorcier d'un air
+égarée. Fasse le Grand-Esprit que la Flèche-Noire et ses guerriers
+prenant l'heure du retour!</p>
+
+<p>A peine ces paroles étaient-elles prononcées qu'une grande clameur,
+Se levant de derrière les palissades qui entouraient le village, vint
+jeter l'épouvante dans le coeur des Yakangs.</p>
+
+<p>--Trahison!... C'est le cri de guerre des enfanta perdus! s'écria le
+sorcier; la Flèche-Noire, notre chef, nous manque; serons-nous vaincus?
+Guerrier, les! Yakangs sont des braves; montrons aux voleurs du désert
+que les Iroquois ne sont pas de vieilles femme peureuses et qu'ils
+savent mourir en braves?</p>
+
+<p>Il y eut d'abord un moment de confusion inexprimable: les femmes et les
+enfants couraient en tous sens, cherchant un abri. Les hommes, vieux
+guerriers pour la plupart et habitués de longue date à ces surprises,
+s'élançaient vers leurs huttes pour saisir leurs armes et revenaient se
+mettre sous les ordres du sorcier, qui, en l'absence du sachem, servait
+de chef à la tribu.</p>
+
+<p>Le plan de défense fut bientôt fait.</p>
+
+<p>Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous se mettent à l'oeuvre. En un
+clin d'oeil, par les ordres du sorcier, une vingtaine de wigwams des
+guerriers absents sont renversés et leurs débris servent à former un
+solide retranche autour de la loge de la médecine. Les hommes les plus
+jeunes de la tribu s'échelonnent en avant de cette espèce de barricade
+avec mission d'en défendre l'approche. Si l'ennemi parvient à franchir
+cet obstacle, il viendra se heurter, au pied même du retranchement,
+contre le reste des hommes valides placés en réserve. Enfin les
+vieillards et ceux que les graves blessures reçues à la guerre ont
+rendus impropres au service des armes forment le dernier corps,
+barrière, hélas! bien faible si l'ennemi parvient à franchir les deux
+autres. Dans la loge de la médecine, le sorcier fait entrer les femmes
+et les enfants des principaux chefs; mais nulle prière ne peut décider
+l'Abeille à suivre l'exemple de ses compagnes.</p>
+
+<p>--L'Abeille est forte et courageuse, dit l'Indienne; elle est la femme
+d'un chef, elle se défendra!</p>
+
+<p>Et, brandissant une hache de guerre de son époux, elle va se placer au
+premier rang des guerriers.</p>
+
+<p>--Hommes vaillants, dit alors le sorcier, que chacun de vous fasse son
+devoir et qu'il montre aux brigands des prairies que les Yakangs ne sont
+pas des chiens craintifs!... Souvenez-vous que le brave frappé sur le
+sentier de la guerre est conduit par le Grand-Esprit dans les prairies
+bienheureuses, où il pourra chasser le bison pendant des milliers de
+lunes.</p>
+
+<p>Le discours du sorcier fut brusquement interrompu par un craquement de
+mauvaise augure, suivi d'une formidable clameur. La palissade servant de
+rempart s'était brisée sous les efforts répétés des Enfants perdus
+faisant irruption et poussant leur cri de guerre bien connu des Indiens.</p>
+
+<p>La première attaque des assaillants ne fut pas heureuse. Les Yakangs
+placés en avant du retranchement, comprenant que le salut de la tribu
+reposait sur leur courage seul, attendirent de pied ferme le choc de
+leurs ennemis. Droits, immobiles comme des statues de bronze, l'arc
+bandé, ils les laissent s'approcher; puis, quand ils ne sont plus qu'à
+quelques pas, ils font pleuvoir sur eux une grêle de flèches qui forcent
+les ennemis à reculer en désordre.</p>
+
+<p>Trois fois les Enfants perdus reviennent à la charge; trois fois ils se
+voient forcés de reculer devant ces ennemis impassibles et
+inébranlables.</p>
+
+<p>L'Oeil-Sanglant, les traits enflammés par la colère, rallie de nouveau
+ses compagnons.</p>
+
+<p>--Lâches, dit-il d'une voix tonnante, vous n'êtes pas des guerriers! Les
+femmes et les vieillards des Yakangs devraient laisser leurs armes et
+vous chasser à coups de fouet comme des chiens peureux.</p>
+
+<p>--Oach! dit un guerrier, mon père est sévère pour ses enfants. Ses
+enfants vont lui prouver qu'il a tort.</p>
+
+<p>L'Oeil-Sanglant appelle alors autour de lui les chef des différents
+détachements de sa petite armée et leur donne quelques ordres à voix
+basse; puis son cri de guerre devient le signal d'une nouvelle attaque.</p>
+
+<p>Les assiégés comprennent que la partie décisive va se jouer et que,
+s'ils parviennent à repousser de nouveau leurs ennemis, ceux-ci ne
+reviendront plus à la charge.</p>
+
+<p>Le choc est terrible, L'Oeil-Sanglant et le Scalpeur, à la tête de leurs
+guerriers, se précipitent comme des bêtes fauves! sur les Yakangs, qui,
+la lance en arrêt, leur présente une barrière infranchissable. Malgré
+des prodiges de valeur, les Enfants perdus vont, sans doute, se voir
+forcés de reculer, lorsque plusieurs coups de carabines retentissent.
+C'est la bande du Novice, qui, d'après les ordres de l'Oeil-Sanglant,
+s'est portée sur la gauche du retranchement et, prenant les Yakangs en
+écharpe, ouvre sur eux, un feu roulant.? A cette attaque meurtrière à
+laquelle ils ne peuvent faire face, un certain désordre commence à se
+manifester dans les rangs des défenseurs de la tribu. Ils se voient
+forcés de reculer à leur tour, puis de se mettre ù l'abri derrière le
+retranchement.</p>
+
+<p>--Chef, dit tout à coup le Scalpeur, où donc avez vous le Castor?</p>
+
+<p>--Le Castor se bat, dit l'Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils.</p>
+
+<p>--Vous croyez?... Il ne fait pas beaucoup de bruit.</p>
+
+<p>--Il est prudent.</p>
+
+<p>--Hum! prudent, c'est bientôt dit!... Enfin je veillerai; ce n'est pas
+le moment de discuter.</p>
+
+<p>--Oach! dit l'Oeil-Sanglant à sa troupe, les Yakangs fuient devant nous.
+Poursuivez ces lâches et chacun de vous pourra montrer avec orgueil les
+nombreuses chevelures qu'il aura conquises aujourd'hui. En avant!
+Derrière ce rempart, vous trouverez des femmes que vous pourrez amener
+dans vos wigwams pour préparer votre nourriture. Quant à moi, guerriers,
+mon choix est fait: les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon
+coeur comme les étoiles du Wacondah.</p>
+
+<p>--Ma fille n'est point faite pour habiter la hutte d'un chien des
+prairies comme toi! s'écria l'Abeille d'une voix retentissante.</p>
+
+<p>Et s'avançant à la rencontre de Oeil-Sanglant elle fit tournoyer son
+tomahawk pendant une seconde, puis le lança de toute sa force contre
+l'Indien.</p>
+
+<p>Mais celui ci était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita l'arme
+meurtrière, qui alla briser la tête d'un Enfant perdu placé derrière
+lui. Devenant agresseur à son tour, Oeil-Sanglant se rua comme une bête
+fauve sur l'Abeille désarmée, l'étreignit dans ses bras puissants et la
+terrassa.</p>
+
+<p>C'en était fait de l'Indienne. Déjà sa chevelure était menacée par le
+terrible couteau de son ennemi, lorsqu'un tomahawk lancé avec une
+adresse inouïe vint briser l'arme dans la main de l'Oeil Sanglant.</p>
+
+<p>Celui ci poussa une exclamation de colère et tourna les yeux du côté
+d'où le coup était parti.</p>
+
+<p>--Le Castor! murmura t-il; c'est lui! Un jour sa chevelure ornera mes
+mocassins et ses os me serviront de sifflet de guerre.</p>
+
+<p>Mais le mouvement qu'il avait fait avait suffi à l'Abeille pour se
+dégager, et, preste comme une biche poursuivie par les chasseurs, elle
+escalada le retranchement et se réfugia auprès de sa fille, dans la loge
+de la médecine.</p>
+
+<p>Les Enfants perdus s'élancent sur sa trace et essayent de monter à
+i'assaut. Mais les Yakangs, combattant avec le courage du désespoir et
+ayant pour eux la supériorité de la position, les forcent à reculer.</p>
+
+<p>Tout à coup un cri de guerre retentit derrière le retranchement et une
+grande lueur illumine la nuit. C'est le Serpent qui a conçu un plan
+diabolique pour vaincre la résistance de l'ennemi. Tournant la position,
+il jette adroitement quelques torches enflammées sur le retranchement,
+lequel, composé en grande partie des piquets de bois des wigwams, prend
+feu en un clin d'oeil.</p>
+
+<p>A cette vue, le découragement gagne les Yakangs: ils comprennent que
+leur défaite n'est plus qu'une question de temps. Plusieurs d'entre eux,
+avec la témérité du désespoir, tentent une sortie par un point du
+retranchement que le feu n'a pas encore envahi et essayent de se faire
+jour à travers les rangs ennemis. Mais ils se voient refoulés au milieu
+du cercle de flammes.</p>
+
+<p>Les Enfants perdus, jugeant leur victoire certaine, entonnent leur
+chanson de guerre et exécutent la danse du scalp autour du brasier. La
+lueur des flammes découpe dans la nuit leurs silhouettes grimaçantes,
+qui passent et repassent, semblables à une bande de démons.</p>
+
+<p>Tout à coup un son étrange, grave, prolongé, analogue à celui que les
+bergers des Alpes tirent de leur corne de boeuf, s'élève à une
+soixantaine de pas du théâtre de la lutte.</p>
+
+<p>En même temps trois coups de feu retentissent, auxquels répondent trois
+cris de douleur et de rage. Le Scalpeur et le Serpent s'affaissent,
+mortellement trappés; le bras gauche de l'Oeil Sanglant retombe inerte,
+fracassé par une balle.</p>
+
+<p>--Courage! braves Yakangs crie alors une voix retentissante, courage!
+les amis viennent!</p>
+
+<p>Et trois nouveaux coups de feu abattent encore trois des assaillants.</p>
+
+<p>--Le Marcheur! s'écrièrent les Enfants perdus avec un accent de rage
+mêlé de crainte.</p>
+
+<p>--Notre frère disent les Yakangs.</p>
+
+<p>Et ce secours inespéré relevant leur courage, ils se forment en colonne
+serrée, prêts à fondre sur les Enfants perdus.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VI.--LA POURSUITE NOCTURNE.</h3>
+
+<p>Pour faire comprendre l'arrivée si pleine d'à-propos du Marcheur et de
+ses nouveaux amis, il nous faut faire quelques pas en arrière et
+retourner à la hutte du trappeur.</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire ou le sorcier de sa tribu pourra seul vous renseigner,
+avait dit le Marcheur à Raoul; je vous guiderai vers le village de mes
+frètes les Indiens.</p>
+
+<p>En effet, le lendemain de cette conversation, au point du jour, le
+Marcheur secouant assez rudement ses hôtes:</p>
+
+<p>--Holà! monsieur de Valvert! Holà! monsieur Thémistocle! debout et en
+route!</p>
+
+<p>Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et une heure après les
+trois amis marchaient dans la plaine en se dirigeant vers l'ouest.</p>
+
+<p>--Martin, avait dit le trappeur à son ours avant de partir, Martin, je
+m'en vais et ne sais combien durera mon absence. Garde bien ma maison
+pendant ce temps-là, et, si tu as faim, fais briller tes talents de
+chasseur! Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage...</p>
+
+<p>Et l'intelligent animal, comprenant sans doute l'importance de sa
+mission, s'était assit gravement sur le seuil de la hutte, suivant d'un
+oeil mélancolique son maître qui s'éloignait.</p>
+
+<p>Les premières heures de marche furent silencieuses. Le Marcheur, se
+souvenant de sa récente attaque, avait fait prendre à ses compagnons la
+file indienne et inspectait minutieusement les environs. Chaque touffe
+de hautes herbes, chaque roche, chaque arbre était exactement interrogé
+par lui.</p>
+
+<p>--Pardieu! dit tout à coup le marquis, si nous marchons ainsi nous
+n'arriverons jamais. A quoi bon toutes ces lenteurs?</p>
+
+<p>--A sauver peut-être notre vie et, à coup sûr, notre chevelure, dit le
+trappeur. Quand on marche dans le désert, il ne faut jamais laisser rien
+de suspect derrière soi.</p>
+
+<p>Cependant, comme malgré la minutie de ses recherches il n'apercevait
+rien de suspect, le trappeur finit par se relâcher un peu de sa
+surveillance, et après la halte du déjeuner les trois hommes marchaient
+de front, le fusil nous le bras et causant gaiement pour abréger la
+longueur de la route.</p>
+
+<p>--Vous croyez que les Indiens nous recevront amicalement? demanda Raoul.</p>
+
+<p>--J'en suis sûr; sans cela, je n'irais pas moi-même, de gaieté de
+coeur, vous jeter dans la gueule du loup.</p>
+
+<p>--Cependant j'ai bien souvent entendu citer la haine invétérée que les
+Indiens ont conservée pour les blancs, et les affreuses tortures qu'ils
+savent infliger à ceux de notre race qui ont le malheur de tomber entre
+leurs mains.</p>
+
+<p>--Il y a du vrai là-dedans. Les Peaux-Rouges sont passés maîtres en fait
+de supplices, et Us font de préférence briller leur talent sur les
+blancs. Mais rien de semblable n'est à craindre. Les Yakangs connaissent
+et pratiquent le dicton: "Les amis de nos amis." Or non-seulement je
+suis leur ami, mais je suis encore frère d'adoption de leur grand chef,
+la Flèche-Noire, qui est bien le plus brave guerrier que la terre ait
+jamais porté.</p>
+
+<p>--Par quel concours de circonstances les Indiens furent-ils amenés à
+vous admettre dans leurs rangs?</p>
+
+<p>--C'est toute une histoire, et si cela peut vous être agréable je vais
+vous la conter pour charmer l'ennui de notre route.</p>
+
+<p>--Parlez, mon ami! nous tommes tout oreilles.</p>
+
+<p>--Il y a une dizaine d'années, commença le Marcheur, l'hiver dans ces
+parages, était extrêmement rude: une neige profonde de cinq ou six pieds
+s'étendait comme un immense suaire sur toute la prairie, qui présentait
+l'aspect d'une vaste mer blanche, sans flots et sans ondulations. Par
+suite de diverses circonstances dont l'explication n'aurait aucun
+intérêt pour vous je me trouvais presque enfoui dans ma hutte, sans
+provisions d'hiver. La position était critique. Sortir, c'était
+s'exposer à sombrer dans cette mer de glace; rester, c'était la famine
+et une mort inévitable. Après avoir mûrement réfléchi, entre deux
+dangers, je choisis le moindre. M'équipant en guerre, chaudement
+enveloppé dans deux fourrures d'ours et chargé de mes dernières
+provisions, je me mis en route. J'étais muni de deux paires de
+raquettes, sortes de grands patins en bois qui devaient me servir à
+glisser sur la glace et m'empêcher d'enfoncer dans les endroits où la
+neige était encore molle.</p>
+
+<p>"Hélas! je me convainquis bientôt que, malgré ma bonne carabine et mon
+expérience, je n'atteindrais aucun animal. Comment chasser au milieu
+d'une plaine blanche, unie, à perte de vue, où le gibier vous aperçoit
+et vous évente d'une lieue? De temps en temps je voyais l'élever hors de
+portée de maigres coqs de bruyère ou passer comme un ouragan à l'horizon
+un cerf, un daim, un élan, poursuivis par une bande de loups. Je les
+contemplais tristement en me disant:</p>
+
+<p>"--Voilà mon souper qui passe!"</p>
+
+<p>"Je vécus ainsi les deux premiers jours, bivaquant au milieu de la glace
+et économisant le plus possible les maigres provisions qui me restaient.
+Mais le découragement me gagnait; le froid m'envahissait. Enfin dans la
+matinée du troisième jour, les masses brunes de la forêt réapparurent à
+l'horizon. Cette vue me ranima un peu.--Si la forêt ne me fournissait
+pas de nourriture, au moins elle me fournirait du feu.</p>
+
+<p>"Comme j'en approchais, j'entendis des hurlements prolongés et je vis
+une bande de loups qui entraient sous bois.</p>
+
+<p>"--Bon! me dis-je, ces animaux sont comme moi, ils ont faim, ils
+chassent... S'ils étaient assez aimables pour m'inviter à dîner..."</p>
+
+<p>"Un peu ragaillardi par ces pensées, j'entrai dans la forêt, guidé par
+les hurlements. Mes pressentiments ne m'avait pas trompé. Toute la
+bande des animaux affamés rôdait autour d'une <i>cour de cerfs wapitis</i>."</p>
+
+<p>--Qu'appelez-vous une <i>cour de cerfs wapitis</i>?</p>
+
+<p>--C'est juste, monsieur le marquis, j'oubliais que vous n'êtes encore
+qu'un chasseur novice des prairies. Nous appliquons ici le mot de cour
+non-seulement aux wapitis, mais aussi aux élans.</p>
+
+<p>"Vous comprenez sans peine, et vous verrez encore mieux dans quelques
+mois, que l'hiver dans ce pays est une triste saison non-seulement pour
+l'homme, mais encore pour les animaux carnassiers de toutes espèces. A
+cette époque maudite, la nourriture devient rare, la faim se fait
+cruellement sentir; aussi voit-on d'immenses troupes de loups poursuivre
+en tous sens à travers la prairie le daim, le cerf, l'élan, le boeuf
+musqué et quelques bisons séparés du reste du troupeau.</p>
+
+<p>"Tant que la neige gelée forme une croûte assez solide pour le
+supporter, le wapiti n'a pas grand'chose à craindre de ses ennemis: la
+légèreté de ses pieds suffit à lui sauver la vie, et d'ailleurs, acculé,
+il sait fort bien se défendre avec ses bois redoutables Mais quand la
+croûte de glace s'amincit la situation change. L'animal chassé ne peut
+plus fuir, car, à chaque pas qu'il fait, la glace se brisant, il enfonce
+dans la neige jusqu'au ventre; tandis que ses ennemis, d'un poids
+beaucoup moindre, courent sans danger sur la croûte fragile.</p>
+
+<p>"Nécessité est mère de l'industrie, dit on: le wapitis et les élans, qui
+me font l'effet de raisonner tout aussi bien que vous et moi, n'ont pas
+tardé h reconnaître la justesse de ce proverbe, et à le mettre en
+action. C'est ainsi qu'ils ont réussi à se garer des atteintes des loups
+d'une façon assez remarquable.</p>
+
+<p>"Une troupe de wapitis ou d'élans choisit, dans le bois un peu clair, un
+terrain convenable, de cinq à six milles de circonférence, et y piétine
+la neige jusqu'au point de former une surface assez solide pour les
+porter et leur fournir en même temps une retraite sûre. Tout l'espace
+n'a pas été réduit à un niveau I uniforme; les animaux ont seulement
+piétiné la neige en dessinant un réseau de sentiers qu'ils parcourent à
+leur aise et autour desquels s'élève un véritable retranchement qui
+monte aussi haut que leur tête. Il résulte de cet ensemble de travaux
+une sorte de forteresse appelée cour, dans laquelle les loups n'osent
+pas les attaquer. Le cerf s'y trouve tellement en sûreté que pour rien
+au monde il ne se hasarderait à quitter la cour qu'il s'est construite
+avec ses camarades.</p>
+
+<p>"C'était au pied d'un emplacement semblable que les hurlements des loups
+m'avaient conduit. Jugez de ma joie lorsque, montant sur un des plus
+grands arbres comme sur un poste d'observation, j'aperçus devant moi
+dans les mille sentiers de la cour une troupe d'une quinzaine de wapitis
+regardant d'un oeil narquois les loups qui ne cessaient de rôder autour
+d'eux.</p>
+
+<p>"Ma bonne carabine entonna alors sa grande chanson et elle chanta juste,
+car en moins d'une demi-heure quatre wapitis gisaient sans vie sur la
+terre ensanglantée.</p>
+
+<p>"Je cessai le feu,--j'ai toujours évité de tuer les bêtes du bon Dieu
+sans nécessité,--et je descendis de l'arbre. Quelques nouveaux coups de
+carabine me débarrassèrent des loups, qui s'éloignèrent à une distance
+d'environ cinq cents pas.</p>
+
+<p>"Je commençai par rassembla autour de moi les victimes que j'.avais
+faites. Mais comment les rapporter à ma hutte? Au premier moment, le
+problème me parut insoluble, mais une réflexion plus approfondie
+m'indiqua un moyen, celui de construire avec des branches d'arbres une
+sorte de traîneau à l'aide duquel je pourrais sans trop d'efforts
+transporter mes nouvelles provisions. Le bois ne manquait pas autour de
+moi; je me mis immédiatement à l'oeuvre.</p>
+
+<p>"Ma besogne avançait rapidement; déjà j'entrevoyais le moment où
+j'allais poser la dernière pièce, lorsque tout à coup un bruit lointain
+attira mon attention.</p>
+
+<p>"--Hein? pensai-je; qui vient là?"</p>
+
+<p>"Collant mon oreille contre le sol, j'entendis distinctement! les pas de
+plusieurs chevaux résonnant sur la terre gelée.</p>
+
+<p>"Je vous ai déjà dit maintes fois que dans le désert l'approche d'un
+homme vivant est toujours regardée d'un mauvais! oeil, car
+quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le nouvel arrivant est un ennemi.
+<i>Homo homini lupus</i> est une maxime profondément gravée dans l'esprit du
+trappeur et du coureur des bois.</p>
+
+<p>"Une minute après, je savais à quoi m'en tenir. Une bande d'une
+quinzaine d'écumeurs du désert se disposait à entrer sous bois.</p>
+
+<p>"L'arrivée de cette troupe de cavaliers me causa d'autant plus d'émotion
+que plus d'une fois déjà j'avais eu affaire aux écumeurs du désert et
+que j'avais de fortes raisons pour croire qu'ils ne me tenaient pas en
+odeur de sainteté. Un instant je fus tenté de fuir avant d'être
+découvert. Mais il m'aurait fallu abandonner mes wapitis, perdre mes
+précieuses provisions d'hiver... Bref, je montai sur un pin blanc
+gigantesque, et me glissai parmi ses branches chargées de flocons de
+neige durcie, résolu à attendre les événements.</p>
+
+<p>"J'étais à peine depuis dix minutes installé sur mon observatoire que
+déjà les cavaliers apparaissaient à la lisière du bois, et que les
+loups, auxquels je ne songeais plus, commençaient leur oeuvre de
+destruction. Ces malignes bêtes, comprenant sans doute mon impuissance,
+se jetèrent en furieuses sur mes cerfs, et là, sous mes yeux, les
+dévorèrent à belles dents. Je tremblais de colère; mais que faire?
+j'étais lié, condamné au silence et à l'immobilité la plus absolue; le
+moindre signe de vie m'eût mis immédiatement au pouvoir de mes ennemis
+mortels.</p>
+
+<p>"Cependant la troupe avançait toujours, se dirigeant en droite ligne
+vers l'endroit où je me trouvais. Bien que la nuit fût déjà tout à l'ait
+venue, les rayons de la lune, réfléchis par la blancheur de la neige, me
+permirent d'apercevoir un Indien, les mains liées derrière le dos, au
+milieu de ses ennemis à cheval. Bientôt, la troupe se rapprochant, je
+reconnus l'Indien. C'était la Flèche-Noire, grand chef de la tribu des
+Yakangs.</p>
+
+<p>"A cette époque déjà, la Flèche-Noire n'était pas un inconnu pour moi.
+Maintes fois je l'avais rencontré dans le désert, mais sans cependant me
+lier d'amitié avec lui; nous avions simplement échangé quelques rapports
+de politesse; nous ne nous recherchions pas, nous ne nous fuyions pas;
+en un mot, nous étions indifférents l'un à l'autre. Cependant, en le
+voyant dans cette position et en songeant aux affreux supplices que ses
+ennemis ne manqueraient pas de lui infliger, je me sentis ému de pitié,
+et un instant je fus sur le point d'abandonner mon abri et d'essayer de
+le défendre. Heureusement pour moi, et aussi pour lui, la prudence me
+retint.</p>
+
+<p>"La troupe, continuant toujours à s'avancer, se trouva bien tôt à une
+trentaine de pas de mon arbre.</p>
+
+<p>"--Halte! dit alors celui qui paraissait la commander; ce lieu me semble
+propice pour établir notre camp."</p>
+
+<p>"Les pirates obéirent. Les chevaux furent dessellés et entravés, un
+grand feu fut allumé, auprès duquel, après le repas, les cavaliers se
+couchèrent, les pieds à la flamme et roulés dans leurs manteaux.</p>
+
+<p>"--Quant à toi, chien de Peau-Rouge, dit le chef en cinglant l'Indien
+d'un coup de fouet, couche-toi là et dors. N'oublie pas qu'au moindre
+mouvement je te brûle la cervelle!..."</p>
+
+<p>"A cette insulte gratuite, je vis la Flèche-Noire tressaillir.
+Cependant, refoulant dans son coeur les sentiments qui l'agitaient, il
+obéit sans prononcer une parole.</p>
+
+<p>"Livré à de profondes méditations, je restai pendant plus d'une heure
+immobile sur mon perchoir. Puis, lorsque je me fus bien assuré que tous
+les pirates dormaient, à l'exception de la sentinelle placée à quelques
+pas du brasier, je me hasardai à descendre avec des précautions
+infinies.</p>
+
+<p>"J'avais formé mon plan. Le chef des Yakangs m'intéressait, et je
+n'étais pas fâché de jouer un tour à mes ennemis les pirates.</p>
+
+<p>"Une fois à terre, mon <i>bowie-knife</i> entre les dents, je m'allongeai
+sur la glace, et, m'aidant des mains et des genoux, je me mis à ramper
+comme un reptile, dans la direction de l'Indien.</p>
+
+<p>"J'étais déjà à cette époque un vieux routier des prairies et je
+connaissais à fond toutes les précautions à prendre en pareil cas. Vous
+en aurez une idée quand vous saurez qu'il me fallut plus d'une grande
+demi-heure pour franchir les trente pas qui me séparaient du but. Je
+réussis: nul bruit ne décela ma présence; l'Indien lui-même, dont les
+sens sont si développés, n'entendit rien.</p>
+
+<p>"--Que le chef écoute, dis-je d'une voix faible comme un souffle; un ami
+est derrière lui.</p>
+
+<p>"Malgré la surprise qu'il dut certainement éprouver, la Flèche-Noire ne
+fit aucun mouvement.</p>
+
+<p>"--Je couperai ses liens, continuai-je; le chef chaussera mes souliers
+de neige et fuira."</p>
+
+<p>"Passant mon couteau sous le corps de l'Indien, je coupai ses liens;
+puis, faisant un détour et m'approchant de la sentinelle, je lui
+assénai, au moment où elle s'y attendait le moins, un certain coup de
+poing de ma façon entre les deux oreilles, qui l'étendit complètement
+étourdie sur le sol.</p>
+
+<p>"Déjà la Flèche-Noire était à mes cotés: d'une main il brandissait son
+couteau à scalper, de l'autre une chevelure sanglante.</p>
+
+<p>"--La Flèche-Noire est un guerrier, me dit-il à voix basse; il sait
+venger ses injures!"</p>
+
+<p>"Je compris que le chef des pirates venait de payer de la vie son
+malencontreux coup de fouet.</p>
+
+<p>"--Qui va là?" s'écria tout à coup l'un des bandits en se soulevant sur
+le coude.</p>
+
+<p>"Au lieu de répondre, la Flèche-Noire et moi primes notre course de
+toute la vitesse de nos jambes.</p>
+
+<p>"--Tout le monde debout! hurla le pirate. Le prisonnier s'est enfui!...
+Il a tué notre capitaine!"</p>
+
+<p>"En un clin d'oeil, la bande fut sur pied,--à l'exception toutefois de
+son capitaine mort et de la sentinelle assommée,--et nous salua par une
+décharge générale; heureusement la précipitation et l'obscurité firent
+dévier les balles.</p>
+
+<p>"--Vous êtes blessé, chef? dis-je en voyant l'Indien tressaillir.</p>
+
+<p>"--Marchons!" fit la Flèche-Noire sans répondre directement.</p>
+
+<p>"Alors, au milieu de cette plaine glacée, éclairée seulement par les
+blafards rayons de la lune, commenta une course désordonnée que
+l'imagination peut à peine retracer. Emportés par notre élan, nous
+glissions comme des ombres fantastiques et avec une vitesse sans cesse
+croissante, poursuivis par le galop sonore des chevaux de nos ennemis.</p>
+
+<p>"Combien de temps dura cette course, je l'ignore. Mes oreilles
+tintaient, la respiration me manquait, tout tourbillonnait devant moi:
+j'étais comme un homme ivre, et cependant il me semblait que nous
+gagnions de l'avance, car les pas des chevaux s'affaiblissaient derrière
+nous.</p>
+
+<p>"Tout à coup je vois l'Indien ralentir sa course, puis s'affaisser sur
+le sol comme une masse inerte.</p>
+
+<p>"Un cri de triomphe retentit. Ne pouvant rn'arrêter subitement, je
+reviens sur mes pas en faisant un circuit, et je vois un pirate arriver
+à bride abattue et prêt à faire subir à la Flèche-Noire la peine du
+talion.</p>
+
+<p>"Par bonheur, ma carabine était chargée, l'ar un effort surhumain, je
+parviens à maîtriser le tremblement qui m'agite, et visant le cheval à
+la tête, je presse la détente.</p>
+
+<p>"Cheval et cavalier roulent sur la glace.</p>
+
+<p>"--Etes-vous blessé, chef? dis-je alors à l'Indien.</p>
+
+<p>"--Oui, répond faiblement la Flèche-Noire. Je suis atteint de deux
+balles et je ne puis plus marcher. Que mon frère parte et me laisse
+mourir; voici les pas de nos ennemis qui se rapprochent.</p>
+
+<p>"--Vous laisser mourir, allons donc? Ces briqands n'auront pas encore
+votre chevelure cette fois-ci. Laissez-moi faire!"</p>
+
+<p>"Prenant la Flèche-Noire sur mon épaule, je continuai à fuir après avoir
+rechargé ma carabine.</p>
+
+<p>"--Nos ennemis sont loin, me dit le chef des Yakangs; ils ne peuvent
+nous voir. Que mon frère change de route et qu'il se dirige vers
+l'ouest: il se rapprochera de mon village et il fera perdre ses traces."</p>
+
+<p>"Ce conseil fut immédiatement suivi par moi. J'entendis le galop des
+chevaux passer à cinq cents pas vers la gauche, puis s'éteindre peu à
+peu dans l'éloignement. Nos traces étaient perdues... nous étions
+sauvés!</p>
+
+<p>"Le lendemain, au point du jour, chargé de mon précieux fardeau,
+j'arrivai au village de: Yakangs.</p>
+
+<p>--Je ne vous décrirai pas la réception que ces braves gens me firent:
+vous en aurez un échantillon dans quelques jours.</p>
+
+<p>"Lorsque le chef eut raconté la manière dont je lui avais sauvé la vie,
+tous déclarèrent que je surpassais en courage le: guerriers les plus
+renommés. Ils m'adoptèrent dans une cérémonie solennelle et me donnèrent
+le titre de second chef de la tribu après la Flèche-Noire. Quant à
+celui-ci, il échangea avec moi son calumet de conseil, me fit don d'un
+costume de guerre complet, m'embrassa sur les lèvres et déclara qu'à
+l'avenir je serais son frère, et qu'il regarderait comme personnelle
+toute injure qui me serait faite.</p>
+
+<p>"Voilà comment je devins guerrier iroquois, position qui m'a déjà
+procuré et me procure encore journellement des avantages immenses.
+Chaque fois que je vais les visiter, ces braves gens me témoignent une
+amitié et un respect vraiment touchants, et jamais ils ne prennent une
+résolution importante sans m'envoyer un messager pour m'engager à
+assister à leur conseil.</p>
+
+<p>"Vous voyez donc, monsieur le marquis, que je ne crois pas trop
+m'avancer en vous promettant l'appui des Yakangs".</p>
+<br><br>
+
+<h3>VII.--LA LOGIQUE DU TRAPPEUR.</h3>
+
+<p>En causant ainsi, les heures passaient et les voyageurs s'apercevaient
+moins de la longueur de la route. De temps en temps, quand les environs
+n'offraient rien de suspect au Marcheur, il permettait à ses nouveaux
+amis de faire parler leurs carabines, car, sur ces territoires indiens,
+le gibier ne manquait pas.</p>
+
+<p>Vers le milieu du quatrième jour, les amis étaient nonchalamment assis à
+l'ombre d'un bouquet de peupliers, quand tout à coup le trappeur, se
+baissant vivement, colla son oreille contre le sol.</p>
+
+<p>--Qu'y a-t-il? demanda Raoul surpris.</p>
+
+<p>--Avant une demi-heure, monsieur le marquis, vous assisterez à un
+spectacle nouveau pour vous.</p>
+
+<p>--Lequel?</p>
+
+<p>--Le passage d'un troupeau de bisons. Si le coeur vous en dit, vous
+aurez l'occasion de faire là quelques beaux coups de carabine. La seule
+recommandation que je vous adresserai est celle-ci: prudence! Le bison
+blessé est un animal dangereux.</p>
+
+<p>--En vérité, mon ami, vous me traitez en enfant gâté. Nous avons déjà
+rencontré quelques-uns de ces animaux,--témoin le vêtement que porte
+Thémistocle,--mais j'avoue que j'ignore complètement leurs moeurs et
+leurs habitudes.</p>
+
+<p>Les bisons se rapprochaient; leurs pas faisaient trembler la terre et
+produisaient un bruit semblable au grondement d'un tonnerre lointain.</p>
+
+<p>--Compagnons, dit le trappeur, dans quelques minutes les animaux seront
+en vue; il est temps de prendre nos postes de combat. Comme nous avons
+le vent favorable, j'espère que la chasse sera bonne.</p>
+
+<p>Avec l'habileté consommée d'un chasseur infaillible, le Marcheur choisit
+son embuscade et assigna leur place à ses compagnons.</p>
+
+<p>Une légère ondulation de terrain, formant dans la plaine un large
+sillon, venait par une pente insensible aboutir au bord du fleuve et
+mourir en une plage sablonneuse, entourée de roseaux gigantesques, de
+débris végétaux et de grandes feuilles de nénuphars.</p>
+
+<p>Raoul et le trappeur, la carabine armée au poing, se cachèrent à droite
+dans les roseaux, tandis que Thémistocle prenait plus à gauche.</p>
+
+<p>--Les bisons viennent vers le fleuve, dit le trappeur; ils suivront ce
+sentier naturel qui coupe la plaine et qui aboutit à cette plage.
+Laissons-les approcher et entrer dans le fleuve sans les inquiéter; un
+coup de carabine tiré hors de propos pourrait, en les effrayant, leur
+faire rebrousser chemin. Maintenant, à bon entendeur salut! et faisons
+silence.</p>
+
+<p>Le vieux coureur des prairies ne s'était pas trompé; le bruit continuait
+à grandir. C'était un ouragan, une trombe formidable, qui semblait tout
+engloutir sur son passage.</p>
+
+<p>--Attention! dit le Marcheur à voix basse.</p>
+
+<p>Raoul eut grand'peine à retenir un cri d'admiration prêt à jaillir de sa
+poitrine.</p>
+
+<p>Les bisons faisaient leur entrée sur la petite plage où se tenaient les
+chasseurs. Les superbes animaux arrivant au galop, broyant les cailloux
+sous leurs pas et i'entourant d'un épais nuage de poussière. La queue
+battant leurs flancs, les yeux aveuglés par leur toison rabattante, ils
+allaient comme la personnification de la force aveugle et brutale qui
+marche entre des obstacles.</p>
+
+<p>Sans se laisser arrêter par le fleuve, les bisons s'engagèrent
+résolument dans l'eau, s'efforçant de gagner l'autre rive à la nage.</p>
+
+<p>--Feu! cria le Marcheur; les bisons sont trop avancés maintenant; ils ne
+reculeront plus. Trois coups de carabine retentirent et trois bisons
+tombèrent, se roulant dans les convulsions de l'agonie.</p>
+
+<p>Quelques instants après, une nouvelle décharge se fit entendre et
+abattit trois nouvelles victimes; mais deux d'entre elles se relevèrent
+bientôt.</p>
+
+<p>--Quel malheur! dit le trappeur; voilà deux belles bêtes qui vont aller
+sur l'autre rive servir de pâture aux loups et aux corbeaux; c'est
+dommage!</p>
+
+<p>--Non pas, s'il vous plaît, dit le marquis; je me charge d'achever au
+moins l'une d'elles.</p>
+
+<p>En disant ces mots et malgré les efforts du Marcheur pour le retenir,
+Raoul quitta sa touffe de roseaux et s'élança le couteau de chasse à la
+main, vers l'animal qui gagnait le fleuve.</p>
+
+<p>Thémistocle, poussé par la même idée, exécuta une manoeuvre semblable à
+celle de son maître.</p>
+
+<p>--Morbleu! s'écria le trappeur avec un juron formidable et rechargeant
+précipitamment sa carabine, morbleu! un malheur va arriver. Là! je le
+disais bien!</p>
+
+<p>En effet dans sa course, Raoul s'était embarrassé dans les hautes herbes
+du rivage et était tombé lourdement sur le sol. Le bison poursuivi,
+rendu furieux par sa blessure et voyant son ennemi à terre, s'était
+élancé de rage sur le marquis et allait infailliblement le broyer sous
+ses pieds.</p>
+
+<p>La situation était critique; heureusement le trappeur veillait. Au
+moment où le marquis se voyait voué à une mort certaine, la balle du
+Marcheur passa en sifflant auprès de l'animal furieux.</p>
+
+<p>--A l'autre! fit le trappeur.</p>
+
+<p>Tournant alors ses yeux vers le bord de l'eau, il poussa un cri
+d'admiration terminé par un immense éclat de rire.</p>
+
+<p>Thémistocle s'était élancé à la poursuite du bison blessé, L'animal
+allait atteindre l'eau lorsque le nègre, lançant contre lui sa lourde
+massue, l'atteignit par le travers du corps. A cette nouvelle agression,
+l'animal, furieux, fit volte-face et s'élança contre son ennemi.</p>
+
+<p>Mais le brave nègre, auquel on aurait pu appliquer l'expression
+d'<i>impavidus vir</i> du poète, impassible et inébranlable, attendit le choc
+de pied ferme.</p>
+
+<p>Au moment où l'animal baissait la tête pour le frapper, Thémistocle le
+saisit adroitement par les cornes et, pesant de toute la force de ses
+muscles d'acier, parvint à le maîtriser complètement: puis, après
+quelques instants de réflexion, il se prit à heurter son front contre la
+tête du bison comme s'il eut voulu a lui briser. Mais, si Thémistocle
+avait la tête dure, l'animal l'avait encore plus dure que lui, et la
+lutte ne pouvait se continuer de cette façon avec avantage pour l'homme.</p>
+
+<p>Par une manoeuvre savante et bien combinée, le nègre alors entraîna le
+bison vers l'endroit où sa massue était tombée, puis il lâcha les
+cornes. Au moment où le bison se relevait, l'arme redoutable du nègre
+s'abattit sur lui et le foudroya.</p>
+
+<p>--Tiens! dit Thémistocle en considérant l'animal, lui bouger plus!</p>
+
+<p>--Cela lui serait difficile, répondit le Marcheur qui arrivait sur le
+théâtre de la lutte; il est mort... Tudieu! quel moulinet!...Ah!
+Thémistocle, vous irez loin avec un poignet pareil!</p>
+
+<p>--Ce n'est rien, répondit Thémistocle d'un air modeste; pauvre nègre
+avoir deux frères plus forts que lui.</p>
+
+<p>--Enfin tout est bien qui finit bien; mais, croyez-moi, que ceci vous
+serve de leçon. Une autre fois, soyez plus prudent et souvenez-vous
+qu'il ne faut jamais attaquer à découvert le bison blessé. En attendant,
+nous avons là six bosses et six langues qui, accommodées à la manière
+indienne, ne sont pas a dédaigner. Nous allons nous en convaincre sans
+retard.</p>
+
+<p>Le marcheur alors creusa dans la terre un trou d'environ deux pieds de
+profondeur et le remplit à moitié de bois mort auquel il mit le feu.
+Lorsque tout le bois eut été converti en braise ardente, notre cuisinier
+improvisé étendit dessus une couche de sable, plaça une des bosses de
+bison sur ce sable et finit de remplir le trou avec de la terre.</p>
+
+<p>Au bout d une demi-heure de cuisson souterraine, le rôti fut retiré et
+savouré, séance tenante, par les trois amis, qui déclarèrent n'avoir
+jamais rien mangé de meilleur.</p>
+
+<p>--Dans combien de jours arriverons-nous au village de la Flèche-Noire?
+demanda Raoul.</p>
+
+<p>--Le temps ne fait rien à l'affaire, répondit le trappeur. Ni le chef ni
+ses guerriers ne sont au village.</p>
+
+<p>--Où sont-ils donc?</p>
+
+<p>--En chasse au bord des lacs.</p>
+
+<p>--Quand avez vous appris cela?</p>
+
+<p>--Tout à l'heure.</p>
+
+<p>--Tout à l'heure? Nous n'avons vu personne.</p>
+
+<p>--Et les bisons? fit le trappeur avec un sourire moqueur.</p>
+
+<p>--Eh bien?</p>
+
+<p>--Les bisons venaient du nord-est, direction où se trouve le lac. Or ces
+animaux n'ont pas l'habitude d'émigrer en cette saison; les pâturages
+sont abondants à cette époque et aux abords des lacs plus que partout
+ailleurs; ils ont donc fui devant un ennemi quelconque.</p>
+
+<p>--Peut être des animaux de proie?</p>
+
+<p>--Bah! quels animaux de proie? l'ours gris? mais le grizzly vit
+solitaire et n'oserait attaquer seul un troupeau de bisons. Les loups?
+Pas davantage. Non, les bisons fuient devant des hommes.. Or les bords
+du lac sont comprit dans le territoire de chaut des Yakangs et nulle
+tribu voisine n'oserait violer ce domaine.</p>
+
+<p>--Vous en concluez?...</p>
+
+<p>-Que la Flèche-Noire et ses guerriers sont en chasse, et, par
+conséquent, absents de leur village. Mais qu'à cela ne tienne; nous
+attendrons son retour, voilà tout, et rien ne nous empêche de faire la
+sieste à l'ombre des roseaux qui nous ont servi d'embuscade.</p>
+
+<p>--C'est juste, ajouta Thémistocle en s'étendant sur le sol et fermant
+les yeux.</p>
+
+<p>--Attention! dit tout à coup le Marcheur, voilà une force humaine, là
+bas, sur l'autre rive: c'est un Peau Rouge; il fait mine de vouloir
+passer le fleuve... Faisons silence et laissons-le venir; nous saurons
+ainsi ce qu'il veut.</p>
+
+<p>En effet, un Indien, peint et armé en guerre, apparaissait sur la rive
+opposée. Après quelques minutes d'hésitation, il entra résolument dans
+l'eau et traversa le fleuve à la nage.</p>
+
+<p>A peine avait-il abordé que le Marcheur, quittant son abri de roseaux,
+vint se camper au milieu de la plage, bien en vue, le bras appuyé sur sa
+carabine.</p>
+
+<p>L'Indien, surpris de l'apparition, s'arrêta également et considéra
+attentivement le trappeur; puis, levant la main droite et courbant la
+tête, il continua d'avancer.</p>
+
+<p>--Mon fils est bien pressé, qu'il néglige de descendre jusqu'au gué pour
+traverser le fleuve? demanda le trappeur.</p>
+
+<p>L'Indien fit un signe de tête affirmatif.</p>
+
+<p>--Il va sans doute rejoindre sa tribu?</p>
+
+<p>--Pied-Agile n'a plus de tribu.</p>
+
+<p>--Ah! vous vous nommez Pied-Agile! J'ai entendu prononcer ce nom comme
+celui d'un guerrier brave et prudent.</p>
+
+<p>L'Indien s'inclina.</p>
+
+<p>--Que mon père le Marcheur ne me retienne pas, dit-il; les moments sont
+précieux; je marche vers la Flèche-Noire.</p>
+
+<p>--Qui vous envoie vers lui?</p>
+
+<p>--Le Castor.</p>
+
+<p>--Le Castor? Un des chefs des Enfants perdus?</p>
+
+<p>--Le coeur de mon père le Castor est grand: il aime les Yakangs et
+méprise les voleurs.</p>
+
+<p>--Oui, je sais... mais alors... pourquoi fait-il partie des écumeurs de
+la prairie?... C'est étrange!... En attendant, je n'ai jamais eu qu'à me
+louer du Castor; en plusieurs circonstances, il m'a rendu de signalés
+services... Enfin, qui vivra verra!... Maintenant Pied-Agile sait-il
+quels sont les liens qui m'attachent à la Flèche-Noire?</p>
+
+<p>--Pied-Agile le sait.</p>
+
+<p>--Le guerrier peut-il me confier ce que le Castor envoie dire à mon
+frère?</p>
+
+<p>L'Indien réfléchit pendant quelques instants:</p>
+
+<p>--Le Castor, dit-il, envoie Pied-Agile vers le grand chef des Vakangs
+pour lui recommander de retourner tout de suite à son village avec ses
+guerriers.</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire a donc quitté son village?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Mon fils sait-il où il est allé?</p>
+
+<p>--Chasser les bisons au bord des lacs.</p>
+
+<p>--Bien! mon fils est un guerrier; qu'il continue son voyage.</p>
+
+<p>L'Indien salua le trappeur et s'éloigna de ce pas rapide qui caractérise
+sa race.</p>
+
+<p>--Eh bien! fit le trappeur en rejoignant ses amis, mes prévisions se
+réalise: la Flèche-Noire est en chasse, l'Indien à qui j'ai parlé me l'a
+assuré.</p>
+
+<p>--Alors, dit Thémistocle, nous ne sommes plus pressés et nous pouvons
+continuer notre somme.</p>
+
+<p>--Au contraire, nous sommes plus pressés que jamais; peut-être
+avons-nous déjà perdu trop de temps. Il nous faut continuer, à présent,
+notre voyage à marches forcées et par des chemins peu commodes, c'est
+vrai, mais qui l'abrégeront de moitié.</p>
+
+<p>--Quel est le motif d'une si grande hâte?</p>
+
+<p>--Je ne saurais vous le dire au juste; mais je suis sûr que notre
+présence est indispensable au village, et mes pressentiments ne me
+trompent guère.</p>
+
+<p>--Eh bien! passez devant, dit Thémistocle en baillant.</p>
+
+<p>Le lendemain, vers le soir, les voyageurs n'étaient plus séparés du
+village de la Flèche-Noire que par une distance de deux lieues environ.</p>
+
+<p>Plus on approchait, plus le trappeur ralentissait sa marche, explorant
+le sol, les arbres, les branches, cherchant un indice qui lui révélât le
+sens des paroles du Castor. Tout à coup il se baissa vivement et examina
+le sol avec attention:</p>
+
+<p>--Alerte! en avant! s'écria-t-il; les Enfants perdus ont surpris le
+village pendant l'absence de ses défenseurs.</p>
+
+<p>Les trois compagnons s'élancèrent en courant.</p>
+
+<p>La nuit venait à grands pas; une demi-obscurité régnait déjà dans la
+campagne, et le Marcheur, la tête haute, l'oeil en feu, l'oreille au
+guet, écoutait les mille rumeurs qui surgissait autour de lui.</p>
+
+<p>Tout à coup un grand cri suivi de plusieurs détonations se fit
+entendre...</p>
+
+<p>Les trois amis n'étaient plus qu'à une portée de fusil du village.
+Soudain une immense lueur dissipant l'obcurité, illumina la scène.
+C'était le moment où le Serpent venait de mettre le feu au rempart de
+bois qui protégeait les femmes et les enfants des Yakangs.</p>
+
+<p>Un coup d'oeil suffit au Marcheur pour se rendre compte de la situation
+et concevoir son plan de bataille. Apercevant trois grands érables qui
+s'élevaient derrière la loge de la médecine, à vingt pas l'un de
+l'autre:</p>
+
+<p>--Chacun de nous va s'établir entre les branches d'un ces arbres,
+dit-il; nous y seront comme dans une forteresse, cachés à tous les
+yeux... Visez bien et pas de quartier aux brigands du désert!</p>
+
+<p>En un clin d'oeil, les voyageurs furent cachés parmi te feuillage. Le
+Marcheur, embouchant alors la corne de bison qu'il portait à sa
+ceinture, en tira un son grave, prolongé.</p>
+
+<p>--Courage, guerriers iroquois! s'écria-t-il de sa voix la plus
+retentissante; des amis arrivent! Et immédiatement les trois carabines
+parlèrent.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>VIII.--VICTOIRE!</h3>
+
+<p>Cette attaque subite, qui débutait d'une façon si terrible pour eux,
+produisit un moment d'arrêt dans l'attaque des Enfants perdus. Les
+guerriers yakangs, ranimés par ce secours qui leur arrivait, en
+profitèrent pour reprendre l'offensive, et la mêlée redevint générale.</p>
+
+<p>--Ma carabine devient inutile, se dit le Marcheur. Descendons, le reste
+de la besogne doit s'accomplir en terre ferme.</p>
+
+<p>En un clin d'oeil, il fut au milieu des Iroquois, se servant de sa
+carabine en guise de massue. A sa vue, un cri de joie s'éleva parmi les
+assiégés, une imprécation de rage chez les assiégeants.</p>
+
+<p>Raoul qui, à la lueur du brasier, avait vu le mouvement du Marcheur,
+imita son exemple et descendit de son arbre Malheureusement ses yeux
+n'avaient pas encore le don de voir dans les ténèbres, et, au bout de
+quelques pas, il se trouva au milieu de la bande du Novice, qui essayait
+de prendre les Yakangs à revers.</p>
+
+<p>Les cinq bandits n'avaient pas eu le temps de recharger leurs carabines.
+Ils se ruèrent sur Raoul le couteau à la main.</p>
+
+<p>Ce mouvement fut fatal à deux d'entre eux, qui tombèrent, la tête
+fracassée par la crosse avec laquelle le Français faisait un moulinet
+terrible. Mais à son tour, le jeune homme, surpris par derrière,
+s'affaissa sur le sol, poussant un cri de douleur, le couteau d'un
+bandit planta entre les deux épaules.</p>
+
+<p>Au cri de Raoul, le Marcheur s'était retourné; il s'élança, rapide comme
+la foudre, sur la bande du Novice. Mais les bandits, ne jugeant pas à
+propos de l'attendre, tournèrent les talons et se réfugièrent dans les
+rangs des Enfants perdus.</p>
+
+<p>Au moment où ils passaient auprès du brasier, la lueur de l'incendie se
+projeta en plein sur le visage de leur chef. La vue de ce visage parut
+produire sur le Marcheur une émotion extraordinaire. Il pâlit
+affreusement, ses yeux devinrent d'une fixité effrayante; il chancela
+comme nn homme ivre et, portant la main à son front s'affaissa près de
+Raoul.?</p>
+
+<p>Tendant ce temps, une autre scène se passait près de la loge de la
+médecine. De tous les chefs des Enfants perdus, un seul, le métis Scott,
+n'avait pas été blessé.</p>
+
+<p>--Un instant! se dit-il, Oeil-Sanglant s'est laissé ensorceler par les
+beaux yeux de Fleur-de-Printemps... Si je la lui amenais, il me la
+payerait un bon prix... C'est une idée, cela!... Et puis, d'ailleurs,
+s'il n'en veut pas, la petite fera parfaitement mon affaire... Hé!
+hé!... Voilà le vrai moment d'agir.</p>
+
+<p>Et il s'avança, en rampant comme une bête fauve, vers la loge de la
+médecine.</p>
+
+<p>L'obscurité l'empêcha de voir un guerrier qui, depuis le commencement de
+la lutte, accroupi sur ses talons et dans une complète immobilité, avait
+tenu les yeux constamment fixés sur l'asile de Fleur-de-Printemps. Ce
+guerrier, c'était le Castor.</p>
+
+<p>Le Métis continuait sa marche silencieuse, sûr du succès: déjà il
+atteignait la porte de la loge, lorsque le Castor, sortant de son
+immobilité et lui posant la main sur l'épaule:</p>
+
+<p>--Oach! dit-il, le Métis est habile; il rampe comme un serpent.</p>
+
+<p>--Que la peste l'étouffé! murmura Scott.</p>
+
+<p>--Les yeux de Fleur-de-Printemps sont deux étoiles; un guerrier serait
+heureux de les posséder pour éclairer son wigwam.</p>
+
+<p>--Oui, n'est-ce pas?... Mais pardon! je n'ai pas le temps de causer.</p>
+
+<p>--Le Métis veut donc enlever la fille de la Flèche-Noire?</p>
+
+<p>--Vous l'avez dit.</p>
+
+<p>--Eh bien! le Métis ne fera pas cela.</p>
+
+<p>--Hein? fit Scott en fronçant le sourcil et portant la main à son
+couteau.</p>
+
+<p>--Un autre chef a été touché par la beauté de Fleur-de-Printemps.</p>
+
+<p>--Oui, Oeil-Sanglant. Eh bien! c'est pour lui que je travaille.</p>
+
+<p>Le Castor secoua la tête.</p>
+
+<p>--Mon frère ne brisera pas cette porte, dit-il.</p>
+
+<p>--Qui m'en empêchera?</p>
+
+<p>--Moi!</p>
+
+<p>Prompt comme l'éclair, le Métis se précipita sur l'Indien, le couteau
+levé.</p>
+
+<p>Mais le Castor était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita le
+choc; puis, saisissant son ennemi par le milieu du corps, il le lança à
+toute volée comme une masse inerte par-dessus le brasier. Cet exploit
+accompli, l'Indien reprit flegmatiquement sa faction en face de la loge
+de la médecine.</p>
+
+<p>Cependant le combat continuait entre les Yakangs et les Enfants perdus.
+Tout à coup la voix du Novice retentit:</p>
+
+<p>--Victoire! criait-il; le Marcheur et son compagnon sont morts!</p>
+
+<p>Mais en même temps un cri rauque, qui n'avait rien d'humain, se fit
+entendre, et Thémistocle, dressant sa haute taille fantastiquement
+éclairée par la lueur de l'incendie, fit son apparition en brandissant
+sa terrible massue.</p>
+
+<p>--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent les Enfants perdus; il protège
+les Yakangs.</p>
+
+<p>Et, jugeant la lutte impossible contre cette puissance surnaturelle, ils
+s'enfuirent en désordre et disparurent bientôt dans les ténèbres.</p>
+
+<p>Les Iroquois restaient maîtres du champ de bataille. Non moins effrayés
+que leurs ennemis eux-mêmes par l'aspect extraordinaire de Thémistocle,
+ils avaient formé un cercle autour de lui, mais n'osaient l'approcher.</p>
+
+<p>Le nègre, assez embarrassé de sa personne, tournait la tête à droite, à
+gauche, agitant, en guise de salut, les plumes de dindon qui l'ornaient
+Mais ces avances amicales restaient sans effet, et le nègre demeurait
+toujours seul... avec sa queue de bison sous le bras, au milieu du
+cerclc des Indiens.</p>
+
+<p>Cependant le Marcheur sortait de son évanouissement. Posant la main sur
+son coeur comme pour en comprimer les battements:</p>
+
+<p>--Mon Dieu! s'écria-t-il, pourquoi m'avez-vous fait apparaître le
+spectre d'un passé de deuil que je voulais oublier?</p>
+
+<p>Puis, se levant d'un bond:</p>
+
+<p>--Je crois, le ciel me pardonne, que j'ai eu un moment de faiblesse. Oh!
+oh! Marcheur mon ami, tu baisses... Hé bien!... où en est le combat?</p>
+
+<p>Un coup d'oeil lui suffit pour se rendre compte de la situation.</p>
+
+<p>--Bon! dit-il, Thémistocle a encore fait des siennes... Et Raoul? Ah!
+fou que je suis! je l'ai vu tomber; mort peut-être?...</p>
+
+<p>Et il se baissa vivement vers le jeune homme, collant l'oreille contre
+sa poitrine.</p>
+
+<p>--Dieu soit loué-il respire encore. Holà! Thémistocle, arrivez vite;
+votre maître est blessé.</p>
+
+<p>Le nègre s'élança, bénissant cette voix qui mettait fin à son embarras.</p>
+
+<p>--Notre père le Marcheur n'est pas mort! s'écrièrent joyeusement les
+Indiens.</p>
+
+<p>Et tous, accourant vers lui, l'entouraient, le félicitaient et
+cherchaient à toucher sa main.</p>
+
+<p>--Merci, mes amis, dit-il, merci! mais ne vous inquiétez pas de moi:
+grâce à Dieu, je n'ai rien de cassé. Il faut vous occuper de mon ami que
+vous voyez là gisant, dangereusement blessé en combattant pour vous.</p>
+
+<p>Les Indiens se penchèrent vers le jeune homme pour contempler les traits
+de cet ami inconnu qui avait contribué à les sauver.</p>
+
+<p>--Sa peau était blanche, mais son coeur est rouge, dit l'Abeille qui,
+accompagnée de sa fille, était sortie de la loge de la médecine.</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps considérait attentivement Raoul. A la vue de ce jeune
+homme pâle, immobile, sanglant, étendu à ses pieds, une larme de pitié
+glissa comme une perle liquide sur la joue de la jeune fille.</p>
+
+<p>Pourquoi Fleur de-Printemps pleurait-elle? N'était-elle point accoutumée
+à de semblables spectacles? Pourquoi pleurait-elle en présence de cet
+étranger? Fleur-de-Printemps ne le savait pas elle-même. A la vue du
+jeune homme, elle avait senti quelque chose tressaillir en elle, et elle
+s'abandonnait à ce sentiment nouveau sans le raisonner et sans en
+chercher la signification.</p>
+
+<p>Cependant, sur l'ordre du sorcier, Raoul fut transporté dans la loge de
+la médecine et étendu sur plusieurs peaux de bison superposées.</p>
+
+<p>--La blessure est elle grave? demanda Thémistocle au vieux devin.</p>
+
+<p>--Le Grand Esprit est puissant, il est seul maître de la vie, dit le
+sorcier.</p>
+
+<p>--Mais enfin mon maître en reviendra-t-il?</p>
+
+<p>--Peut-être, fit l'Indien.</p>
+
+<p>Et il disparut, courant prodiguer ses soins aux blessés trop nombreux,
+hélas! qui gisaient dans le village.</p>
+
+<p>Le nègre jeta un regard désespéré au Marcheur.</p>
+
+<p>--Ne vous effrayez pas, Thémistocle, dit le trappeur. La réponse du
+sorcier veut dire que h blessure n'est pas mortelle.</p>
+
+<p>De tous côtés on entendait le cri des femmes qui pleuraient leurs fils,
+leurs maris tués dans la bataille.</p>
+
+<p>--L'Abeille veillera sur le malade, dit l'Indienne; il a donné son sang
+pour la tribu.</p>
+
+<p>--Ma mère est âgée, elle a besoin de repos; je veillerai à sa place, fit
+Fleur-de-Printemps avec vivacité.</p>
+
+<p>L'Abeille jeta un regard étonné sur sa fille qui baissa les yeux.</p>
+
+<p>L'Abeille semblait réfléchir profondément. Ses yeux scrutateurs erraient
+du visage de sa fille à celui de Raoul, qui gardait la pâleur et
+l'immobilité de la mort. Enfin, attirant sa fille vers elle et la
+baisant au front:</p>
+
+<p>--Le coeur de ma fille est bon, dit-elle. C'est bien! Fleur-de-Printemps
+veillera auprès de l'étranger.</p>
+
+<p>--Je la seconderai, dit le sorcier.</p>
+
+<p>--Moi de même, fit le trappeur.</p>
+
+<p>--Ah ça! croit-on que je vais abandonner mon maitre? repartit
+Thémistocle.</p>
+
+<p>De sorte que le blessé, installé dans la loge de la médecine, et le
+premier appareil posé par le sorcier, les quatre gardes-malades
+s'installèrent auprès du marquis. Il est vrai que, malgré tous ses
+efforts pour rester éveillé, Thémistocle vaincu par la fatigue, ne tarda
+pas à succomber au sommeil. Quant au Marcheur, l'oeil clos, le front
+caché dans ses mains, il gardait une immobilité complète. Un soupir
+étouffé s'exhalant de sa poitrine indiquait seul d'instant en instant
+qu'il ne dormait pas.</p>
+
+<p>Le sorcier veillait, allant et venant, courant d'une case à l'autre,
+composant à l'aide de plantes connues de lui seul, un baume propre à
+cicatriser les blessures du malade. De temps en temps, interrompant son
+travail, il jetait un regard ébahi sur Thémistocle endormi. Evidemment
+le nègre intriguait Peau-Rouge. Il vint un moment où le sorcier cédant
+aux sentiments qui l'agitaient, s'approcha doucement de Thémistocle, et
+s'agenouillant devant lui, il murmura une fervente prière.</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps veillait aussi. Immobile, gracieusement accroupie sur
+une peau de bison, ses yeux demeuraient obstinément fixés sur le visage
+de Raoul. Mille sensations, mille sentiments inconnus l'agitaient. Au
+milieu du silence de la loge, elle semblait écouter,--quoi?--qui sait?
+sans doute ces voix douces et mystérieuses qui voltigent autour des
+oreilles de quinze ans et qui chantent en choeur la joyeuse chanson de
+l'amour du printemps.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>IX.--L'ADOPTION.</h3>
+
+<p>Cependant la Flèche-Noire, averti par le messager du Castor, s'était hâté
+de retourner à son village, l'âme en proie à de sinistres
+pressentiments. A mesure que la distance dimunuait et qu'il découvrait
+sur la terre les traces des Enfants perdus, les dernières lueurs
+d'espoir qu'il conservait encore s'évanouissaient.</p>
+
+<p>Au point du jour il arrivait près du village, et la première personne
+qu'il apercevait était l'Abeille accourant vers lui les bras ouverts.</p>
+
+<p>Malgré l'impassibilité dont il ne se départait jamais, à la vue de sa
+femme, la Flèche-Noire poussa un vrai rugissement de joie.</p>
+
+<p>--Un ami, dit-il, est venu vers la Flèche-Noire au bord des lacs et lui
+a annoncé qu'un grand danger menaçait son village. Sa langue est donc
+menteuse?</p>
+
+<p>--Le messager a dit vrai. Les Enfants perdus ont surpris le village
+pendant la nuit comme des chiens peureux.</p>
+
+<p>--Et Fleur-de-Printemps? demanda anxieusement le chef cherchant des yeux
+sa fille au milieu de ceux qui l'entouraient.</p>
+
+<p>--Sauvée!...</p>
+
+<p>--Et les lâches ennemis?</p>
+
+<p>--Vaincus, repoussés!...</p>
+
+<p>--Bien, fit la Flèche-Noire reprenant son impassibilité ordinaire.</p>
+
+<p>Et, suivi de ses guerriers, il se dirigea vers son wigwam.</p>
+
+<p>A mesure qu'il avançait dans: le village et qu'il apercevait les dégâts
+causés par la lutte, les sourcils du chef se fronçaient.</p>
+
+<p>--Dans le coeur du père gronde un orage, disaient les guerriers; sa
+colère sera terrible!</p>
+
+<p>Arrivé à la porte de son wigwam, la Flèche-Noire s'assit, invita les
+principaux chefs à en faire autant, et, et quelle que fût son impatience
+de connaître les détails de l'attaque et de la défense, il ne desserra
+pas les lèvres avant d'avant fumé le calumet du conseil.</p>
+
+<p>Le sorcier était arrivé l'un des premiers.</p>
+
+<p>--Que mon père parle, dit la Flèche-Noire; mes oreilles sont ouvertes.</p>
+
+<p>--Les guerriers commandés par leur puissant sachem, dit le médecin avec
+un geste mélodramatique, coassaient le bison au bord des lacs, lorsque
+les corbeaux, s'envolant vers l'ouest en croassant, m'annoncèrent qu'un
+malheur inconnu planait sur la tête des Yakangs. Au moment où le
+Grand-Esprit retirait la lumière du Wacondah, le cri des Enfants perdus
+retentissait autour du village. Mais les Yakangs sont des guerriers: le
+sang des vieux bouillonne comme celui des jeunes!... Ils repoussèrent
+d'aborb les Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Et les femmes? demanda la Flèche-Noire.</p>
+
+<p>--Les femmes furent renfermées dans la loge de la médecine. Mais
+l'Abeille ne voulut pas consentir à suivre l'exemple de ses compagnes.?
+--Que fit-elle? dit le chef en fronçant les sourcils.</p>
+
+<p>--L'Abeille est fort courageuse. Armée de la hache du chef, elle prit
+place parmi les guerriers et lutta corps à corps contre Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire jeta un regard d'orgueil vers sa femme qui, les yeux
+baissés, reçut modestement cet éloge muet.</p>
+
+<p>--Les Enfants perdus sont des lâches! continua le médecin; ne pouvant
+vaincre par la force, ils attaquent avec le feu. Les Yakangs allaient
+succomber lorsque le Grand-Esprit leur envoya un secours inespéré.</p>
+
+<p>--Lequel?</p>
+
+<p>--Notre frère le Marcheur, accompagné d'un guerrier des visages pales...
+puis...</p>
+
+<p>--Eh bien?...</p>
+
+<p>--Le démon du Champ-Rouge! répondit le médecin à voix basse. Il est
+l'ami du Marcheur, il protège les Yakangs...</p>
+
+<p>--Que veut dire le grand sorcier?</p>
+
+<p>--Mon père le verra dans la loge de la médecine.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire se leva et, accompagné de ses guerriers, se dirigea vers
+le réduit où gisait Raoul, veillé par ses amis.</p>
+
+<p>En apercevant le Marcheur, le chef s'élança vers lui les bras ouverts,
+et l'étreignant sur sa poitrine:</p>
+
+<p>--Merci, frère! dit-il simplement.</p>
+
+<p>--Bah! fit le trappeur, entre nous, nous ne comptons plus. Ecoutez,
+chef; vous vous connaissez en blessures; examinez celle qu'a reçue mon
+ami, et dites-moi votre avis.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire examina quelques instants le visage du jeune homme;
+puis, collant l'oreille contre la poitrine de Raoul, sembla réfléchir
+profondément.</p>
+
+<p>--Le visage pâle vivra! dit-il enfin. Dans quelques jours il pourra se
+servir de ses armes.</p>
+
+<p>Un double cri, poussé par Fleur-de-Printemps et par Thémistocle,
+répondit au chef, et la jeune fille, heureuse et souriante, vint se
+jeter au cou de son père.</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire, mon frère, dit alors le trappeur en prenant
+Thémistocle par le bras, je veux vous présenter un ami dont la vue seule
+a mis en fuite vos ennemis.</p>
+
+<p>Le chef considéra quelques instants la figure extraordinaire du nègre;
+puis baissant la tête et tombant à genoux:</p>
+
+<p>--Que le démon du Champ-Rouge soit favorable à nos fils! murmura-t-il.</p>
+
+<p>Thémistocle, surpris de l'action de l'Indien, s'empressa de le relever
+et, lui secouant énergiquement la main:</p>
+
+<p>--Bon nègre comprend pas votre langue peau rouge, dit-il en fiançais;
+mais vous êtes un bon compagnon, et frère du Marcheur: cela me suffit.</p>
+
+<p>--Le démon du Champ Rouge! murmurait à part lui le trappeur. Ah! ah! les
+Peaux-Rouges prennent Thémistocle pour un être surnaturel. Le fait est
+qu'à sa tournure!... Hé! hé! mais alors notre affaire ira toute
+seule!... Brave nègre, va!...</p>
+
+<p>La Flèche-Noire ne s'était pas trompé. Au bout de quinze jours, Raoul
+entrait en convalescence et, un mois après, complètement rétabli, mais
+encore faible, il errait par le village, examinant curieusement tout ce
+qui l'entourait et liant Connaissance avec les Indiens, qui
+l'accueillaient comme un compagnon d'armes.</p>
+
+<p>Cependant le jeune homme s'impatientait; il n'oubliait pas le motif qui
+l'avait amené dans ces contrées, et souvent il accusait le Marcheur de
+lenteur et d'insouciance.</p>
+
+<p>--Patience, patience, répondait dogmatiquement le trappeur; vous êtes
+encore trop faible, et puis... j'ai mon idée!</p>
+
+<p>Raoul, tout en maugréant, se résignait. Peu à peu cependant son
+impatience devint moins vive, et l'on eût pu croire que le jeune ami du
+trappeur oubliait le but de son voyage. Peut-être Fleur-de-Printemps
+n'était-elle pas étrangère à ce changement.</p>
+
+<p>--Monsieur le marquis, dit un jour le trappeur en se frottant
+joyeusement les mains, nous partirons bientôt.</p>
+
+<p>--Déjà!... fit Raoul.</p>
+
+<p>--Voilà bien la jeunesse! deux beaux yeux lui font oublier... Puis,
+monsieur le marquis, reprit le Marcheur, je dois vous demander s'il vous
+répugnerait de devenir le frère de ces braves Indiens?</p>
+
+<p>--Qu'entendez-vous par là, mon ami?</p>
+
+<p>--Je désire vous faire adopter par la tribu des Yakangs, ainsi que je
+l'ai été, si toutefois vous le permettez.</p>
+
+<p>--Si je le permets! mais mon ami, c'est une distinction dont je serai
+fier. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas révélé les avantages qu'une
+semblable adoption peut me procurer?</p>
+
+<p>--Avantages immenses, inappréciables, qui se résument par deux cents
+amis dévoués, deux cents frères, considérant comme personnelle toute
+injure qui vous sera faite.</p>
+
+<p>--Fort bien, mon ami; mais croyez-vous que les Yakangs daigneront
+m'adopter comme ils l'ont fait pour vous?</p>
+
+<p>--A dire vrai, c'est un honneur dont les Peaux-Rouges sont peu prodigues
+envers les blancs. Cependant vous avez donné votre sang pour eux, ils
+vous en seront reconnaissants... Je compte d'ailleurs beaucoup sur
+Thémistocle pour réussir.</p>
+
+<p>--Sur moi? s'écria Thémistocle étonné.</p>
+
+<p>--Expliquez-vous, dit Raoul.</p>
+
+<p>--C'est bien simple. Les Indiens considèrent comme surnaturels tous les
+objets, tous les phénomènes qu'ils ne connaissent pas. Thémistocle est
+un de ces phénomènes-là. Les Yakangs n'ont jamais vu d'hommes noirs.
+Pour eux, un visage humain ne peut avoir que deux couleurs: rouge ou
+blanc; Thémistocle, dont le teint bouleverse toutes leurs idées, passe à
+leurs yeux pour un être supérieur, en dehors de la nature humaine.
+Ajoutez à cela la haute taille, le costume et la vigueur de notre ami..</p>
+
+<p>--Mon brave Thémistocle, dit Raoul en riant, te voilà passé à l'état de
+phénomène!</p>
+
+<p>--Mieux que cela, à l'état de divinité redoutable.</p>
+
+<p>--Et comment l'appelle-t-on?</p>
+
+<p>--Le démon du Champ-Rouge.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+
+<p>--Rappelez-vous monsieur le marquis, l'endroit où nous nous sommes
+rencontrés pour la première fois et où vous m'avez sauvé la vie. Ce lieu
+a reçu des Indiens le nom de <i>Champ-Rouge</i>. 'On le croit hanté par une
+puissance malfaisante, ennemie des Indiens. Aussi, quand ils aperçurent
+notre ami noir, les coquins qui m'avaient attaqué crurent voir
+apparaître la divinité vengeresse et s'enfuirent en criant: Le <i>démon du
+Champ-Rouge</i>.</p>
+
+<p>--En effet, je m'en souviens...</p>
+
+<p>--Eh bien! c'est là-dessus que je compte pour vous faire adopter par les
+Yakangs.</p>
+
+<p>--Vraiment?</p>
+
+<p>--Venez avec moi, et vous, Thémistocle, n'oubliez pas que vous êtes dieu
+ou diable, à votre choix, mais qu'il vous faut faire tout ce que je vous
+dirai, et rien que cela: est-ce bien entendu?</p>
+
+<p>--Comptez sur Thémistocle, répondit le nègre déjà pénétré ee la majesté
+de son rôle.</p>
+
+<p>Le Marcheur, accompagné de ses deux amis, se dirigea vers la place du
+village où la tribu était rassemblée. Une espèce d'estrade avait été,
+par les soins du trappeur, construite au milieu de la place. En face, la
+Flèche-Noire et les principaux guerriers peints et costumés en guerre se
+tenaient immobiles sous les armes.</p>
+
+<p>Le Marcheur, Raoul et Thémistocle montèrent gravement sur l'estrade.</p>
+
+<p>--Les guerriers Yakangs sont mes frères, dit le trappeur d'une voix
+forte; veulent-ils permettre à leur frère blanc de parler?</p>
+
+<p>--Oui, oui, répondirent les Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>--Yakangs, le démon du Champ-Rouge, après vous avoir couverts de sa
+protection pour mettre en fuite les lâches Enfants perdus, m'a fait
+entendre sa voix.</p>
+
+<p>--Parlez, frère, dit la Flèche-Noire avec respect; nos oreilles sont
+ouvertes.</p>
+
+<p>--A vous, Thémistocle! dit le trappeur à voix basse. Soyez majestueux
+autant que vous le pourrez. Parlez lentement; je traduirai phrase par
+phrase ce que vous direz. Vous finirez en leur ordonnant d'adopter votre
+maitre.</p>
+
+<p>--Cela suffit, dit Thémistocle.</p>
+
+<p>Le nègre, rejetant en arrière sa peau de bison, agita, en guise de
+salut, les plumes de dindon qui ornaient sa tête. Appuyé sur sa massue
+dans la pose de l'Hercule Farnèse, il commença d'une voix grave, lente
+et monotone, ayant l'air de se parler à lui-même, les yeux levés vers le
+ciel:</p>
+
+<p>--Guerriers de la grande nation des Yakangs, d'où vient que vous courbez
+la tête devant moi? La peur tient-elle vos yeux fixés vers la terre? Les
+Yakangs ne sont pas des vielles femmes sans courage; ils sont les plus
+braves guerriers et les plus adroits chasseurs des prairies. A leur vue,
+les ennemis s'enfuient comme une troupe d'élans ou de cerfs timides...
+Cela est-il vrai, hommes puissants?</p>
+
+<p>--Bravo! Thémistocle! murmura le Marcheur.</p>
+
+<p>--Exorde par insinuation, ajouta Raoul.</p>
+
+<p>--Levez les yeux, guerriers, continua le nègre, marchant à grands pas
+sur l'estrade et agitant les bras. Vous savez que le Grand-Esprit est
+mon père et que les prairies bienheureuses sont mes domaines... Regardez
+mon visage, que la contemplation du feu divin a brûlé pour toujours.
+Guerriers, ce n'est point un homme, celui qui n'a ni la peau rouge ni la
+peau blanche. Ecoutez! écoutez! Je chassais dans les prairies bien
+heureuses lorsque le Grand-Esprit, mon père, me dit: "Parmi mes fils
+rouges du désert, il y a des lâches et des voleurs indignes de voir la
+lumière du Wacondah!... va et punis-les." Et moi, fils respectueux, je
+quittai mes domaines, enveloppé d'une nuée d'orage. Caché sous les
+rochers du Champ-Rouge, j'ai, depuis des centaines de lunes, épié au
+passage et immolé, suivant les ordres de mon père, les lâches et les
+voleurs. Guerriers, je suis heureux de le reconnaître jamais ma colère
+ne s'est appesantie sur votre race. Les Yakangs sont des braves.</p>
+
+<p>--Monsieur le marquis, dit le trappeur à voix basse, Thémistocle fera
+maintenant tout ce qu'il voudra des Indiens.</p>
+
+<p>En effet les éloges du nègre avaient produit un effet extraordinaire
+parmi les Yakangs. Ces naïfs Peaux-Rouges, qui jusqu'alors écoutaient
+courbés dans l'attitude du respect, levaient maintenant leur front
+rayonnant d'orgueil.</p>
+
+<p>Thémistocle, croisant ses longs bras sur sa vaste poitrine, garda le
+silence pendant quelques instants afin de doubler l'effet de ses
+paroles.</p>
+
+<p>--Rapprochez-vous de moi, dit-il à voix basse à ses amis, et ne vous
+offensez pas de ce que je vais faire.</p>
+
+<p>--Guerriers, continua-t-il à haute voix, j'errais dans les solitudes du
+Champ-Rouge, lorsque mon oeil, qui embrasse toute la terre d'un regard,
+vit une troupe de loups poltrons et perfides se diriger vers votre
+village, enveloppée des ténèbres de la nuit. Vos jeunes gens chassaient
+le bison au bord des lacs sous la conduite de la Flèche Noire, ce
+courageux guerrier que le Maître de la vie aime et propose comme modèle
+à ceux qui habitent les prairies bienheureuses du Wacondah.</p>
+
+<p>Le chef Yakang, malgré son impassibilité ordinaire, poussa un cri de
+triomphe et d'orgueil en apprenant la haute opinion qu'avait de lui le
+Grand-Esprit.</p>
+
+<p>--Pouvais-je laisser massacrer mes fils les Yakangs, tandis qu'ils
+s'endormaient dans une sécurité trompeuse? Non! Rapide comme l'éclair,
+je volai au secours de mes fils menacés. En route, je trouvai deux
+visages pâles qui marchaient au même but. Ces amis, vous les connaissez,
+les voilà.</p>
+
+<p>En disant ces mots, Thémistocle saisit dans chaque main le Marcheur et
+Raoul stupéfaits, et les soulevant par leur ceinture de chasse, les tint
+suspendus en l'air, à bout de bras, pendant quelques instants.</p>
+
+<p>Les Indiens poussèrent une immense clameur d'admiration. Jamais ils
+n'avaient assisté à un pareil trait de vigueur corporelle. Evidemment
+l'être capable d'un tel effort était bien un être surnaturel.</p>
+
+<p>--Guerriers, continua Thémistocle, vous savez le reste. Conduit par mon
+père, le Maître de la vie, j'eus le bonheur d'arriver à temps, au moment
+où les Yakangs, malgré leur courage indomptable, allaient succomber sous
+le nombre. Ma vue suffit à chasser les chiens peureux. Hélas! l'un des
+visages pâles gisait sur la terre, baigné dans son sang. Guerriers,
+votre coeur est bon et reconnaissant; le Marcheur est déjà votre frère;
+n'est-il pas juste que son ami le devienne aussi?</p>
+
+<p>--Oui, oui! crièrent les guerriers.</p>
+
+<p>Les Yakangs sont reconnaissants, dit la Flèche-Noire; ils obéiront aux
+désirs du démon du Champ-Rouge: le visage pâle deviendra notre frère.</p>
+
+<p>--Hourra! cria le trappeur en jetant en l'air son bonnet de peau de
+raton, hourra, Thémistocle! vous êtes grand comme le monde! Souffrez que
+je vous embrasse.</p>
+
+<p>Et, sans attendre la réponse, le trappeur pressa le nègre dans ses bras.
+Celui-ci le repoussa doucement et, se retournant vers la foule:</p>
+
+<p>--Guerriers, continua-t il après s'être recueilli pendant quelques
+instants, le Maître de la vie est content; il m'ordonne de rester au
+milieu de vous avec mes amis les visages pâles. J'obéirai à ses ordres,
+je chasserai le bison avec vous et combattrai vos ennemis.
+Réjouissez-vous, guerriers! un jour viendra où la grande race des
+Yakangs s'étendra sur la prairie comme l'eau du fleuve qui déborde.</p>
+
+<p>Une explosion de cris enthousiastes et d'applaudissements frénétiques
+accueillit cette prophétie de bon augure; puis Thémistocle, descendant
+de l'estrade, fut entouré par les Indiens, qui, n'en ayant plus peur,
+s'approchaient de lui pour le toucher. Quelques-uns même des plus hardis
+coupaient avec leur couteau à scalper des morceaux de sa peau de bison
+et les emportaient comme des talismans. Sans l'intervention de la
+Flèche-Noire, Thémistocle eût été bientôt dépouillé du vêtement qui
+faisait sa gloire et son orgueil.</p>
+
+<p>On procéda immédiatement à l'adoption du marquis. Vu son état de
+faiblesse et les observations du Marcheur, les épreuves usitées en
+pareil cas furent supprimées. La Flèche Moire, s'approchant du jeune
+homme, l'embrassa sur les lèvres et lui fit don d'un costume complet de
+guerre. En échange, Raoul donna un de ses pistolets, que l'Indien reçut
+avec les marques de la plus vive satisfaction.</p>
+
+<p>Le sorcier, s.'approchant à son tour, se mit en devoir de pratiquer
+l'opération du tatouage.</p>
+
+<p>--Hum! monsieur le marquis, dit le trappeur, voilà un mauvais quart
+d'heure à passer. Mais il y a des circonstances où l'homme doit savoir
+souffrir sans se plaindre...</p>
+
+<p>Le sorcier mit à nu le bras du jeune homme et, lui piquant la peau à
+l'aide d'une épine d'acacia trempée dans le suc de certaines plantes,
+lui dessina les figures emblématiques de la tribu des Yakangs. Pendant
+ce temps, les chefs et les principaux guerriers dansaient autour de
+l'estrade, poussant des cris discordants.</p>
+
+<p>--A quoi bon tout ce vacarme? demanda Raoul.</p>
+
+<p>--A empêcher les plaintes que la douleur pourra vous arracher de
+parvenir aux oreilles des gens de la tribu.</p>
+
+<p>--Alors, mon ami, faites cesser ce tapage. Je veux montrer aux Indiens
+qu'un blanc est aussi capable qu'eux de souffrir sans se plaindre.</p>
+
+<p>Et en effet, pendant toute la durée de l'opération, le jeune homme ne
+proféra pas une plainte, malgré la douleur cuisante que lui causait la
+liqueur corrosive. L'opération terminée, il fut conduit dans la loge de
+la médecine, où il demeura enfermé toute la journée, afin, disait le
+sorcier, de s'entretenir avec le Grand-Esprit.</p>
+
+<p>Lorsqu'il en sortit, le soir, Raoul faisait partie de la puissante tribu
+des Yakangs.</p>
+
+<p>Pour fêter cet heureux jour, un grand feu fut allumé sur la place, et
+les danses et les jeux se prolongèrent pendant une partie de la nuit.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>X.--UN SERVITEUR MODELE.</h3>
+
+<p>Quinze jours s'étaient passés et le trappeur n'était pas resté inactif
+pour obtenir le secret du trésor de Montcalm.</p>
+
+<p>Le sorcier, qui seul connaissait ce secret, avait longtemps hésité à se
+livrer. "La puissance et la prospérité des Yakangs, disait-il, étaient
+fatalement liées à sa discrétion," et il est probable que les instances
+du Marcheur fussent demeurées stériles si Thémistocle, usant de son
+autorité de dieu protecteur, n'eût enjoint au sorcier de dire ce qu'il
+savait. Devant un ordre aussi formel, le grand prêtre n'eut plus
+d'objection. Il consentit même à servir de guide et à conduire
+l'étranger vers le trésor qu'il était venu chercher.</p>
+
+<p>--Le désert est plein d'ennemis, avait dit de son côté la Flèche-Noire,
+et le démon du Champ-Rouge ne peut voyager seul comme un pauvre Indien.
+La Flèche-Noire l'escortera avec dix guerriers.</p>
+
+<p>Enfin Fleur-de-Printemps et l'Abeille avaient voulu accompagner le chef.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire s'opposa d'abord à cette résolution imprudente et
+téméraire; mais cette fois encore Thémistocle interposa son autorité
+toute-puissante et le chef yakang consentit à ce que sa femme et sa
+fille fissent partie de l'expédition; mais en même temps il doubla le
+nom bre de l'escorte.</p>
+
+<p>La petite troupe avait donc quitté le village et, guidée par le sorcier,
+s'était dirigée vers les terres de l'Est en suivant la route que Raoul
+et ses amis avaient déjà parcourue pour se rendre chez les Yakangs.</p>
+
+<p>Vers le milieu du troisième jour de marche, nous la retrouvons campée au
+bord du fleuve où Thémistocle avait terrassa un bison à la force du
+poignet.</p>
+
+<p>--J'ai une question à poser à mon père le sorcier, dit tout à coup le
+trappeur; mon père veut-il m'écouter?</p>
+
+<p>--Les paroles de mon fils sont toujours agréables aux oreilles de son
+ami.</p>
+
+<p>--Merci. Comme vous le savez, ce chemin mène directement chez moi. Le
+suivrons-nous jusqu'au bout et passerons-nous par ma cabane?</p>
+
+<p>--Non, répondit le sorcier. La hutte de mon fils restera à deux milles
+vers la droite.</p>
+
+<p>--C'est bien; je pourrai renouveler ma provision de poudre et de
+balles... Un homme sans munitions n'est bon à rien.</p>
+
+<p>En ce moment, comme le déjeuner était fini et la chaleur suffocante,
+chacun s'étendit commodément sur l'herbe, cherchant un peu d'ombre et de
+sommeil, attendant la fraîcheur du soir pour se remettra en route.</p>
+
+<p>Un instant après, une légère ondulation se produisit dans les roseaux
+qui cachaient le fleuve, puis apparut entre leurs tiges une tête
+grimaçante, fixant des yeux enflammés sur les gens endormis.</p>
+
+<p>Après quelques secondes d'un attentif examen, la tête disparut, les
+roseaux se refermèrent, l'eau du fleuve clapota doucement sous les
+efforts d'un Indien qui, nageant entre deux eaux, atteignit bientôt la
+rive opposée. Cet Indien portait le costume et les emblèmes des Enfants
+perdus.</p>
+
+<p>A peine eût il touché la terre qu'il se dirigea en rampant vers un
+bouquet de <i>kart rouges</i> [1].</p>
+
+<p>[Note 1: Cornus stolonifera (Mich.)]</p>
+
+<p>Deux autres Indiens l'attendaient au milieu des hautes herbes.</p>
+
+<p>--Mon frère a vu? demanda l'un d'eux.</p>
+
+<p>--Le Loup a vu.</p>
+
+<p>--Quels sont les guerriers dont nous suivons la piste?</p>
+
+<p>--Le visage pâle, accompagné de son ami le Marcheur et de vingt
+guerriers yakangs commandés par la Flèche-Noire. L'Abeille et
+Fleur-de-Printemps sont parmi eux, ainsi que le démon du Champ-Rouge.</p>
+
+<p>--Bien. Le Loup compte sans doute avertir Oeil-Sanglant?</p>
+
+<p>Le Loup secoua négativement la tête.</p>
+
+<p>--Le Loup est plus rusé que le trappeur blanc: il a entendu. Le Marcheur
+manque de poudre et de balles; son rifle est muet et pend inutile sur
+son épaule.</p>
+
+<p>--Oach!</p>
+
+<p>--Le Marcheur ira chercher des munitions à sa hutte.</p>
+
+<p>--Que compte faire mon frère?</p>
+
+<p>--Le Loup y sera le premier. Le Loup connaît la hutte du Marcheur; il y
+mènera ses deux frères rouges, emportera les armes du trappeur, et le
+Marcheur fuira comme un chien peureux.</p>
+
+<p>--Mon frère est guerrier; son oeil voit tout. Partons.</p>
+
+<p>Les trois Indiens se mirent en marche, côtoyant le fleuve, cachés parmi
+les saules, les roseaux et les hautes herbes, de ce pas gymnastique qui
+dévore les distances sans paraître donner prise à la fatigue.</p>
+
+<p>--L'ennemi des Enfants perdus est loin maintenant, dit le Loup, après
+deux heures de marche silencieuse. Si mes frères veulent suivre le Loup,
+ils les conduira plus vite par l'eau.</p>
+
+<p>Les Indiens approuvèrent par un signe de tête.</p>
+
+<p>Pour voyager par eau ainsi que le proposait le Loup, la première chose
+qui semble nécessaire est une embarcation. Or, les trois Enfants perdus
+n'en possédaient pas. Mais ce n'était point là une impossibilité pour
+ces sauvages enfants de la nature.</p>
+
+<p>Un énorme tronc de peuplier gisait sur la rive, brisé sans doute par la
+tempête et encore garni d'une portion de ses branches dénudées.</p>
+
+<p>Les Indiens s'approchèrent du tronc d'arbre et, réunissant leurs
+efforts, commençaient à l'ébranler, lorsque soudain un homme se dressa
+devant eux.</p>
+
+<p>Les Indiens, surpris, reculèrent d'un pas, portant la main à leurs
+tomahawks.</p>
+
+<p>--De par le Grand-Esprit! mes gaillards vous avez failli m'écraser, dit
+le nouveau venu, une autre fois, quand vous remuerez des troncs
+d'arbres, regardez d'abord s'il n'y a personne derrière.</p>
+
+<p>--Le métis Scott! firent les Indiens.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! oui, votre frère Scott qui, ne pouvant savoir s'il avait
+affaire à des amis ou à des ennemis, s'est mis à couvert pour voir
+venir. Et maintenant, vous voulez descendre le fleuve?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Et où allez-vous par ce chemin-là?</p>
+
+<p>--A la hutte de notre ennemi, le Marcheur.</p>
+
+<p>--Ah! Et dans quel but?</p>
+
+<p>--Lui enlever ses armes.</p>
+
+<p>--De par tous les diables! c'est une excellente idée.</p>
+
+<p>--Mon frère nous permettra une question à notre tour?</p>
+
+<p>--C'est selon... Faites toujours.</p>
+
+<p>--D'où vient le Métis?</p>
+
+<p>--Vous êtes curieux... Bah! après tout, vous le saurez tôt ou tard. Le
+Métis vient de négocier une alliance entre les Enfants perdus et le
+Nuage-Blanc, chef des Hurons.</p>
+
+<p>--Mon frère a réussi?</p>
+
+<p>--Le Métis a réussi. Il retourne vers Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Bien. Que mon frère se dépêche et qu'il marche avec la prudence du
+serpent. Le démon du Champ-Rouge avec la Flèche-Noire et vingt guerriers
+yakangs suivent l'autre rive du fleuve.</p>
+
+<p>--Merci; le Métis n'est pas un enfant... Adieu.</p>
+
+<p>Les Indiens eurent bientôt fait de pousser le tronc de peuplier dans le
+fleuve et se laissèrent aller à la dérive...</p>
+
+<p>Le lendemain, vers le milieu du jour, ils se trouvaient en face du
+cirque de rochers qui conduisait à la hutte du Marcheur. Abandonnant
+leur radeau improvisé aux hasards du courant, ils gagnèrent le bord à la
+nage et, après avoir scruté de l'oreille et de l'oeil tous les environs,
+ils s'engagèrent dans l'étroit couloir de pierre.? Le silence,
+l'abandon étaient complets...</p>
+
+<p>La porte du réduit était entr'ouverte. Le Loup, qui marchait en tête,
+prêta l'oreille un instant, puis poussa le battant et entre résolument
+Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur que deux bras
+gigantesques, semblant sortir de derrière la porte, s'enlacèrent autour
+de ton corps et l'étreignirent.</p>
+
+<p>Sous cette accolade formidable, l'Indien sentit ses os craquer, puisse
+briser et, quand l'ombre ouvrit les bras, le Loup roula inerte sur le
+sol.</p>
+
+<p>Il était mort sans pousser un cri.</p>
+
+<p>Cet ombre n était autre que Martin, l'ours <i>grizzly</i> du Marcheur. Le
+brave animal, fuyant les ardeurs du jour, dormait paisiblement au frais
+dans la hutte, lorsque des pas inconnus lui avaient fait dresser
+l'oreille, tandis que son odorat, d'une finesse merveilleuse, lui
+révélait un ennemi.</p>
+
+<p>Dans sa grosse cervelle d'ours, le brave Martin s'était probablement
+tenu un raisonnement comme celui-ci:</p>
+
+<p>--Quelqu'un approche... ce n'est point mon maître... ce n'est point non
+plus aucun des amis de mon maître, car les pas et les voix que j'entends
+me sont inconnus... Hum! Martin, mon ami, ces gens-là ont de mauvaises
+intentions. Souviens-toi que ton maître t'a proposé à la garde de son
+habitation.</p>
+
+<p>Et, sûr de la justesse de son raisonnement, le brave animal avait
+étouffé le premier inconnu qui s'était présenté, et cela si rapidement
+et avec si peu de bruit, que les compagnons du Loup, faisant le guet au
+dehors, n'avaient rien entendu.</p>
+
+<p>Au bout de quelques instants, ils entrèrent.</p>
+
+<p>Le second Indien qui se présenta subit le même sort: mais le troisième,
+averti par un grognement, eut le temps de se mettre sur la défensive et
+de brandir son tomahawk, faible arme pour un tel adversaire. Martin ne
+s'inquiéta même pas d'éviter le coup qui lui était destiné; il le reçut
+au milieu du front, sûr que son crâne pouvait supporter une pareille
+caresse, puis, d'un coup de griffe il éventra l'Indien.</p>
+
+<p>Cet exploit accompli, Martin secoua la tête, s'étendit en travers de la
+porte et, après s'être léché les pattes pendant quelques instants,
+reprit son somme interrompu.</p>
+
+<p>Au coucher du soleil, le Marcheur arrivait au cirque de pierre.</p>
+
+<p>--Oh! oh! qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; des pas humains! Quelqu'un
+chez moi!</p>
+
+<p>Et, le coeur plein d'inquiétude, il franchit en courant le couloir. Sur
+le seuil, il trouva son ours qui l'accueillit avec toutes les
+démonstrations d'une joie des plus vives.</p>
+
+<p>--Bonjour, bonjour, Martin! dit le trappeur en caressant l'animal; as-tu
+vu quelqu'un rôder par ici?</p>
+
+<p>Les yeux de Martin brillèrent comme s'il eût compris la question et te
+tournèrent vers la hutte.</p>
+
+<p>--Ah! ah! fit le trappeur en voyant les cadavres... Des Enfants perdus!
+Mon ami Martin, tu as bien travaillé!</p>
+
+<p>Deux heures après, les cadavres enterrés, le Marcheur, muni d'un sac à
+balles et d'une poudrière convenablement garnie, quittait la hutte pour
+rejoindre ses amis, qui l'attendaient à deux milles plus loin de l'autre
+côté des montagnes. Martin l'accompagna jusqu'aux limites de son
+domaine.</p>
+<br><br>
+
+<h3>XI.--L'ORAGE.</h3>
+
+<p>Cependant la visite que les trois Indiens avaient faite à la hutte avait
+fortement donné à réfléchir au Marcheur.</p>
+
+<p>--Les traces étaient toutes fraîches, dit-il à la Flèche-Noire après le
+récit des exploits de son ours... Nos ennemis seraient-ils sur notre
+piste?</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant est un chien et ses guerriers des vieilles femmes... Les
+Yakangs ne les craignent pas.</p>
+
+<p>--Je le sais. Moi non plus, je ne les crains pas... mais voyez-vous,
+chef, tout en marchant il m'est venu une idée. Les Hurons, bien que vous
+soyez maintenant en paix avec eux, sont jaloux de la puissance des
+Yakangs... Je ne serais pas surpris que l'Oeil-Sanglant les eût décidés
+à s'unir aux Enfants perdus, d'autant plus que leur chef, le
+Nuage-Blanc, vous hait personnellement.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire eut un sourire dédaigneux.</p>
+
+<p>--Le chef huron n'a que trente chevelures dans son wigwam, dit-il; moi,
+j'en ai soixante. Tant que la Flèche-Noire n'aura pas d'autre ennemi, il
+dormira tranquille.</p>
+
+<p>Les événements, d'ailleurs, semblaient donner raison à l'Indien. Malgré
+ses minutieuses recherches, le Marcheur n'apercevait rien de suspect
+autour de lui. La prairie, à perte de vue, déroulait ses solitudes
+immenses aux aspects monotones, et son silence était à peine troublé par
+le bruit des pas des voyageurs ou la fuite précipitée des animaux
+sauvages cachés parmi les hautes herbes.</p>
+
+<p>A mesure que la petite troupe avançait, la confiance et l'espoir
+revenaient dans l'âme du trappeur.</p>
+
+<p>--Courage, monsieur le marquis! disait-il joyeusement. Bientôt nous
+toucherons au but... La route doit vous sembler longue?</p>
+
+<p>Mais à chaque question de ce genre le jeune homme, enveloppant d'un
+regard Fleur-de-Printemps, remuait négativement la tête. Comment
+aurait-il pu se plaindre de la lenteur du temps, lorsqu'une si douce
+compagnie venait en abréger les heures?</p>
+
+<p>Ce jour même, vers le coucher du soleil, la caravane arrivait au pied
+d'une chaîne de collines abruptes qui entourait la savane comme une
+immense ceinture.</p>
+
+<p>--Que mon fils le guerrier pâle se réjouisse, dit le sorcier s'adressant
+à Raoul; le trésor qu'il venu chercher chez ses frères les Yakangs se
+trouve sur le versant opposé de cette colline qui domine toutes les
+autres.</p>
+
+<p>--Hourra! s'écria le trappeur à pleins poumons.</p>
+
+<p>--Bien que nous soyons très près du but de notre voyage, reprit le
+sorcier, je ne conseillera pas à mes amis d'essayer à l'atteindre
+aujourd'hui. Qu'en dit mon fils la Flèche-Noire? ajouta-t-il en montrant
+à l'Indien un grand nuage noir qui surgissait à l'horizon.</p>
+
+<p>Le chef examina le ciel pendant quelques instants:</p>
+
+<p>--Mon père a bien vu, dit-il enfin. Ce nuage a couvé le nid du tonnerre,
+et bientôt il s'étendra sur toute la surface de la terre. Que mes fils
+cherchent un abri et prient le Grand-Esprit de les protéger, car bientôt
+les éléments seront en guerre.</p>
+
+<p>Ce conseil fut immédiatement suivi et la petite troupe, se réfugiant
+sous un amas de roches qui garnissaient le pied de la colline,
+s'installa de son mieux pour résister à la violence de l'orage qui
+menaçait.</p>
+
+<p>La nature elle-même semblait avoir conscience du danger. Le silence qui
+planait sur la prairie redoubla, l'air devint immobile. On eût dit que
+la terre recueillait ses forces ou sommeillait.</p>
+
+<p>Le nuage signalé par le sorcier montait rapidement et bientôt il
+enveloppait l'horizon, étendant sur le ciel son réseau noir, doré de
+place en place par les rayons du soleil déjà pâlissants. La même temps,
+une vaste nappe brune partant de la terre allait se joindre à lui,
+semblable à une immense colonne de fumée marchant d'une seule pièce sur
+la plaine.</p>
+
+<p>Tout à coup, sans qu'un souffle d'air se fit sentir, les feuillages
+s'agitèrent, les hautes herbes penchèrent leurs tiges flexibles avec un
+bruit plaintif; un sourd gémissement sortit des flancs de la colline.
+C'était la réponse de la terre au défi que lui jetait l'ouragan.</p>
+
+<p>--Attention, mes amis! cria le trappeur; tenez-vous bien: le branle-bas
+va commencer...</p>
+
+<p>Un sourd grondement répondit à ces paroles, puis un immense éclair
+sillonna l'horizon, déchirant les flancs du nuage de ses zigzags de feu.</p>
+
+<p>Ce bruit sembla un signal. Le vent, captif jusque-là, s'éleva tout à
+coup, étendant sur la campagne ses tourbillons irrésistibles. Incapables
+de lutter contre son étreinte, les arbres séculaires gémissaient au
+loin, puis brisés, déracinés, ils s'abattaient avec le fracas d'une
+bataille.</p>
+
+<p>Des fragments de rochers roulaient sur les flancs de la colline, poussés
+par une force irrésistible. Les herbes de la prairie brisées, hachées
+comme par la faucille du moissonneur, s'éparpillaient dans l'air et
+semblaient pour l'oeil le contour des tourbillons.</p>
+
+<p>En même temps, la pluie,--une pluie drue, épaisse, à larges
+gouttes,--tombant par torrents, interceptait la vue et plongeait la
+campagne dans une complète obscurité; les pierres, les armes des Indiens
+et celles du trappeur, chargés d'électricité, crépitaient entre leurs
+mains. Raoul considérait avec épouvante ce cataclysme qui menaçait de
+bouleverser la terre, et les Yakangs eux-mêmes habitués qu'ils fussent à
+de semblables spectacles, conjuraient intérieurement le Grand-Esprit de
+les tirer de ce danger imminent.</p>
+
+<p>Cependant, quelque critique que fût la position de nos amis, elles
+n'étaient rien en comparaison de celles de deux hommes qui, à cent pas
+de l'abri de rochers, bravaient en rase campagne les efforts de la
+tempête. Couchés à plat ventre sur la terre pour donner moins de prise
+au vent et cramponnés l'un à l'autre, ils tenaient obstinément leurs
+yeux fixés sur la retraite des Yakangs.</p>
+
+<p>Quels étaient leurs desseins? Nous avons appris du métis Scott que,
+chargé de négocier une alliance entre les Hurons et les Enfants perdus,
+il avait réussi sans difficulté. Les Hurons et les Yakangs étaient
+ennemis, sans doute depuis l'origine de leur race. Entre eux, la
+guerre--bien qu'interrompue par des trêves assez fréquentes--était
+éternelle, car elle avait pour but la suprématie de l'un des deux
+peuples dans le désert. De plus, le Nuage-Blanc, comme chef, haïssait
+personnellement la Flèche-Noire, dont il enviait la réputation et les
+hauts faits. Il avait donc accepté avec empressement l'alliance des
+Enfants perdus. Il avait quitté son village en compagnie de son fils,
+pendant que dix guerriers hurons rejoignaient les débris de la troupe de
+l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>Ces hommes qui marchaient depuis le matin dans la piste de la
+Flèche-Noire, et qui avaient si bien su dissimuler leur présence aux
+yeux clairvoyants du trappeur, étaient le Nuage-Blanc, chefs des
+Hurons, et l'Oiseau-du-tonnerre, son fils, un jeune homme, presque un
+enfant, qui n'avait pas encore conquis le titre de guerrier.</p>
+
+<p>
+Pendant la plus grande partie de la journée, le Nuage-Blanc et
+l'Oiseau-du-Tonnerre avaient suivi la caravane à environ cinq cents pas
+en arrière, et cela si habilement que personne ne s'était douté de leur
+présence, lorsque auprès de la colline l'orage était venu les assaillir.</p>
+
+<p>Nous les avons vus, sous la pluie et les éclairs, couchés sur la terre
+pour n'être point emportés par le vent, supporter sans faiblir la fureur
+des éléments plutôt que d'abandonner leurs desseins.</p>
+
+<p>Cependant les Yakangs, terrifiés par la tempête, se cramponnaient de
+toutes leurs forces aux parois des rochers, lorsque tout à coup la voix
+du trappeur domina le bruit de l'ouragan.</p>
+
+<p>--La trombe vient droit sur nous! cria-t-il; du sang-froid, mes amis!...
+A plat ventre sur la terre, ou nous sommes perdus.</p>
+
+<p>En effet, la trombe, qui, vue de loin, semblait n'avancer qu'avec
+lenteur, marchait, vue de près, avec la rapidité d'un cheval lancé au
+galop. Son large pied appuyé sur le sol, elle montait jusqu'au ciel par
+une spirale immense et s'avançait en tourbillonnant avec un mugissement
+terrible.</p>
+
+<p>Les Indiens frissonnaient, se sentant perdus.</p>
+
+<p>Bientôt la trombe atteignit leur retraite et les enveloppa dans ses
+replis. Cramponnés aux aspérités du sol, haletants, suffoqués sous cette
+formidable pression, les voyageurs fermèrent les yeux et perdirent
+connaissance, se croyant voués à une mort certaine.</p>
+
+<p>Mais la trombe, continuant toujours sa marche, rencontra tout à coup la
+colline. Le choc la fit reculer, comme étonnée de cette résistance
+imprévue; puis, réunissant ses efforts, elle revint de nouveau à la
+charge. Mais le cercle de collines tint bon. La colonne battit encore
+une fois en retraite, s'arrêta quelques instants au milieu de la plaine
+comme pour examiner l'ennemi; puis, reconnaissant sans doute l'inutilité
+de ses attaques, elle sembla hésiter, oscilla lentement sur elle-même et
+enfin tournoya en sens inverse; elle changea de direction et continua sa
+course furieuse vers les régions de l'Ouest, dévastant tout sur son
+passage.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, comme si la trombe eût formé l'arrière-garde de
+l'orage, la pluie cessait, le voile noir qui couvrait le ciel se
+déchirait et, sur l'azur mis à nu, le soleil dardait ses derniers rayons
+pour consoler la terre des souffrances qu'elle venait d'éprouver.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire, le Marcheur et Thémistocle ne tardèrent pas à revenir
+au sentiment de la réalité. Encore frissonnants du danger qu'ils avaient
+couru, ils jetèrent un regard autour d'eux et un cri de désespoir
+jaillit de leur poitrine...</p>
+
+<p>Raoul et Fleur-de-Printemps avaient disparu.</p>
+<br><br>
+
+<h3>XII--RUSES DE GUERRE.</h3>
+
+<p>--Ils sont morts! s'écria le trappeur. L'ouragan les a broyés dans ses
+tourbillons! Qui sait si nous retrouverons même les cadavres!</p>
+
+<p>La Flèche-Noire, à genoux sur le sol, examinait attentivement la place
+qu'avaient occupée sa fille et le jeune homme.</p>
+
+<p>Tout à coup il se releva en poussant un cri de rage.</p>
+
+<p>--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur.</p>
+
+<p>--Mon frère avait raison; le chef Yakang a manqué de prudence... Les
+ennemis nous suivaient et ce sont eux qui ont enlevé ma fille et le
+guerrier pâle. Que le Marcheur regarde.</p>
+
+<p>Le trappeur se baissa, examinant le sol.</p>
+
+<p>--Diable! diable! mes prévisions se réalisent de plus en plus, dit-il;
+les ravisseurs sont des Hurons.</p>
+
+<p>--Des Hurons?</p>
+
+<p>--Oui... et... attendez... le Nuage-Blanc lui-même est venu ici... Voici
+une plume d'aigle de sa coiffure, je la reconnais... Dieu soit loué! les
+enfants vivent encore... Mais dans quel but les a-t-on enlevés?</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant aime Fleur-de-Printemps, dit l'Abeille d'une voix
+sombre.</p>
+
+<p>--Lui? dit la Flèche-Noire en crispant les poings. Ce chien des prairies
+a osé lever les yeux sur l'étoile des Yakangs!...</p>
+
+<p>--L'Abeille a raison, fit le trappeur, et je devine maintenant le
+dessein de nos ennemis. Le chef huron a enlevé Fleur-de-Printemps pour
+la mettre entre les mains de l'Oeil-Sanglant, qui la forcera à partager
+son wigwam et à devenir sa femme. Quant à Raoul, les Enfants perdus,
+pour se venger de leur défaite, l'attacheront au poteau de torture.
+Maintenant, que va faire mon frère?</p>
+
+<p>La Flèche-Noire, au lieu de répondre, alluma son calumet et se mit à
+fumer d'un air aussi impassible que si rien d'extraordinaire ne venait
+de se passer.</p>
+
+<p>--Partons! dit-il tout à coup en secouant la cendre de sa pipe.</p>
+
+<p>La troupe des Yakangs s'ébranla lentement sous la conduite du trappeur
+et de la Flèche-Noire, qui marchait courbé vers la terre détrempée où
+les pas des ravisseurs avaient laissé de profondes empreintes.</p>
+
+<p>Cette chasse silencieuse dura jusqu'à la tombée de la nuit.</p>
+
+<p>--Campons, dit la Flèche-Noire. Demain il fera jour.</p>
+
+<p>L'aube blanchissait à l'horizon et les Yakangs étaient de nouveau sur la
+piste des Hurons, mais, au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé
+la veille les traces cessèrent.</p>
+
+<p>--Les Hurons ont passé le fleuve, dit le trappeur après avoir examiné la
+rive; faisons comme eux.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire approuva et entra résolument dans l'eau, peu profonde en
+cet endroit. Mais arrivé sur le bord opposé, il poussa un cri de
+triomphe, et, appelant le Marcheur, lui montra la terre.</p>
+
+<p>Le trappeur se baissa; le sol était piétiné comme par le passage de
+plusieurs hommes. Quelque chose brillait dans l'herbe.</p>
+
+<p>--C'est une des coquilles détachées de la ceinture de
+Fleur-de-Printemps, dit Thémistocle; je la reconnais.</p>
+
+<p>--En avant! s'écria la Flèche-Noire; nous sommes sur la piste.</p>
+
+<p>--Halte! chef; arrêtez! fit le trappeur qui continuait à examiner le
+sol; mon frère est sur une fausse piste. Les Hurons n'ont point traversé
+la plaine.</p>
+
+<p>--Oach! et ces traces?</p>
+
+<p>--Ruses de guerre. Les coquins sont adroits, mais ils ne connaissent pas
+le vieux limier.</p>
+
+<p>--Nègre comprend pas! disait le noir suivant cette scène d' un air
+ébahi.</p>
+
+<p>--Voyez ces empreintes. Pour vous, elles signifient que des hommes ont
+passé là, voilà tout. Pour moi, elles ont un autre sens, parce que les
+Indiens en marche prennent mille précautions pour effacer toute trace de
+leur passage. Ici ces traces semblent multipliées à plaisir; c'est pour
+nous donner le change. De plus, toutes ces empreintes sont égales; elles
+ont donc été faites par le même pied, par un seul homme. La troupe des
+Hurons n'est point passée par ici.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire fit un signe d'assentiment.</p>
+
+<p>--Voici ce que je pense. Le Nuage-Blanc est arrivé au bord du fleuve. Un
+de ses hommes l'a traversé pour laisser la fausse piste; pendant ce
+temps, le reste de la troupe a suivi la lit même de la rivière. Qu'en
+dit mon frère?</p>
+
+<p>--Le Marcheur est un véritable Indien; rien ne lui échappe.</p>
+
+<p>--Maintenant une dernière question se présente. Les Hu rons ont-ils
+descendu ou remonté le fleuve?... A mon avis, ils l'ont remonté, parce
+qu'en amont l'eau est moins profonde qu'en aval et qu'ils avaient des
+prisonniers... Si mon frère le veut, nous suivrons ce chemin.</p>
+
+<p>--Notre frère a raison, dirent les Indiens en entrant dans l'eau.</p>
+
+<p>Pendant plus d'une demi-heure, ils remontèrent le fleuve, luttant contre
+la violence du courant, très-fort en cet endroit, et explorant avidement
+les deux rives.</p>
+
+<p>--Hourra! s'écria tout à coup le trappeur montrant à ses amis la trace
+d'un pied humain imprimé sur la berge. Le Nuage-Blanc est revenu sur ses
+pas et s'est rapproché des collines. Maintenant nous tenons la piste,
+nous les atteindrons.</p>
+
+<p>La troupe s'avança avec une nouvelle ardeur. Tout à coup, en passant
+auprès d'un buisson de <i>winterberg</i> entouré de hautes herbes,
+Thémistocle, qui marchait à côté du trappeur, d'un bond prodigieux
+s'élança au milieu du buisson sans se préoccuper des épines qui lui
+déchiraient les chairs.</p>
+
+<p>Un instant après, il en ressortait tenant à la gorge un Indien à moitié
+étranglé.</p>
+
+<p>--Arrêtez, Thémistocle! cria le trappeur; ce Peau-Rouge est un ami,
+c'est le Castor.</p>
+
+<p>Thémistocle obéit.</p>
+
+<p>--Que mon frère soit le bienvenu, dit la Flèche-Noire. Bien qu'il fasse
+partie des Enfants perdus, le Castor est mon ami et a déjà rendu
+d'innombrables services à mon peuple.</p>
+
+<p>--Les Enfants perdus sont des chiens! Le Castor les méprise et veut
+orner ses mocassins avec la chevelure de leur chef Oeil-Sanglant... Les
+Yakangs veulent-ils me permettre de les accompagner?</p>
+
+<p>--Que les guerriers prennent garde! dit l'Abeille: le Castor est
+peut-être un traître.</p>
+
+<p>--Oh! fit le trappeur en se récriant.</p>
+
+<p>L'Enfant perdu lança à l'Indienne un regard indéfinissable.</p>
+
+<p>--Ma mère se souvient-elle de la nuit où son village fut surpris par les
+Enfants perdus?</p>
+
+<p>--Elle s'en souvient.</p>
+
+<p>--L'Abeille, terrassée par Oeil-Sanglant, allait périr. Un tomahawk a
+brisé l'arme de son ennemi. Ce tomahawk, qui l'avait lancé?</p>
+
+<p>--Vous?</p>
+
+<p>--Moi.</p>
+
+<p>--Que mon fils me pardonne: il comprendra mes soupçons et les excusera.</p>
+
+<p>Le Castor s'inclina.</p>
+
+<p>--Mon frère suit la piste des Hurons? dit-il à la Flèche-Noire. Sa fille
+et le guerrier pâle ont été enlevée pendant la tempête.</p>
+
+<p>--Qui les a enlevés? mon frère le sait-il?</p>
+
+<p>--Oui. Le Nuage-Blanc et son fils l'Oiseau-du-Tonnerre.</p>
+
+<p>--Qu'en ont-ils fait?</p>
+
+<p>--Ils les ont livrés à l'Oeil-Sanglant, qui forcera l'étoile des Yakangs
+à devenir sa femme et qui attachera le guerrier pâle au poteau de
+torture.</p>
+
+<p>--Quand?</p>
+
+<p>--Aujourd'hui... dans trois heures.</p>
+
+<p>Une exclamation de douleur jaillit des poitrines de la Flèche-Noire, du
+trappeur et de Thémistocle.</p>
+
+<p>--Trop tard! murmurèrent-ils; nous arriverons trop tard!</p>
+
+<p>--Mes frères se trompent. Les Enfants perdus et les Hurons ne sont pas
+si loin, et, avant trois heures, mes frères les auront rejoints.</p>
+
+<p>--Que mon fils le Castor m'écoute, dit la Flèche-Noire. Mon sort est
+entre ses mains. Qu'il me guide vers ma fille, et ma vie lui appartient.</p>
+
+<p>Le Castor lui tendit la main.</p>
+
+<p>--Mon coeur a toujours aimé les Yakangs et haï les Enfants perdus,
+dit-il; je ferai ce que mon père désire.</p>
+
+<p>Et, prenant la tête de la troupe, il s'avança à grands pas dans la
+prairie.</p>
+
+<p>L'Abeille, qui supportait la fatigue aussi bien que le guerrier le plus
+robuste, semblait réfléchir profondément, tout en jetant de temps en
+temps un regard perçant sur le Castor.</p>
+
+<p>Tout à coup elle quitta son rang, et s'approchant du jeune Indien elle
+murmura à voix basse:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p> Pour voir encore ton doux visage,</p>
+<p> Jeune fille, vers ton village</p>
+<p> Je suis entraîné par mon coeur.</p>
+<p> Je te vois jouer sur la mousse</p>
+<p> Et j'écoute ta voix plus douce</p>
+<p> Que la voix de l'oiseau moqueur.</p>
+</div></div>
+
+<p>Le Castor tressaillit</p>
+
+<p>--Bon! fit l'Abeille; les yeux d'une mère voient tout. Mon fils aime
+Fleur-de-Printemps, il la sauvera.</p>
+
+<p>Arrivé au pied de la colline, le Castor longea sa base pendant quelques
+minutes, puis il s'engagea dans un étroit défilé conduisant au versant
+opposé.</p>
+
+<p>
+--Oach! dit le sorcier au Marcheur, nous ne sommes plus qu'à deux
+railles du lieu redoutable où gît le trésor de Montcalm, le grand
+guerrier blanc. Les Enfants perdus connaîtraient-ils ce secret?</p>
+
+<p>--Je l'ignore. S'il ne le connaissent pas, il faut les chasser, pour les
+empêcher de le découvrir, et s'ils le connaissent déjà... alors...</p>
+
+<p>Le trappeur acheva sa pensée en frappant avec force la crosse de sa
+carabine.</p>
+
+<p>Depuis quelques instants déjà, la marche du Castor s'était ralentie, et
+il avait fait signe à ses amis de ne plus avancer qu'avec une extrême
+précaution. Bientôt il ordonna aux Yakangs de s'arrêter; puis prenant à
+part la Flèche-Noire, le trappeur et Thémistocle:</p>
+
+<p>--Que mes frères me suivent, dit-il, et vous, guerriers yakangs, ne
+sortez de votre retraite que lorsque vous entendrez retentir le
+croassement du corbeau.</p>
+
+<p>Mais il eut beau employer tous les moyens possibles de persuasion, il ne
+put empêcher l'Abeille de se joindre à lui et d'accompagner son mari.</p>
+
+<p>A quelque distance de l'endroit ou ils se trouvaient se dressait une
+sorte de muraille de rochers qui semblait servir de contrefort à la
+chaîne de collines. D'épais buissons de gadellier sauvage et de rosiers
+des savanes en garnissaient le pied, et quelques pins séculaires,
+étendant sur eux leurs bras touffus, semblaient les protéger.</p>
+
+<p>C'est vers cet endroit que le Castor dirigeait ses amis en rampant dans
+les hautes herbes et les murettes.</p>
+
+<p>Arrivé à la base des rochers, il écarta avec précaution le feuillage qui
+masquait la vue et, faisant signe au trappeur et au chef yakang:</p>
+
+<p>--Que mes frères regardent, dit-il.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire colla son oeil contre l'ouverture ainsi pratiquée et
+recula soudain comme s'il eût été mordu par un serpent.</p>
+
+<p>Il venait d'apercevoir, attachés dos à dos au poteau de torture, sa
+fille et le marquis de Valvert, entourés d'un cercle d'Indiens qui
+préparaient les instruments du supplice. Tous les ennemis de son peuple
+étaient là: l'Oeil-Sanglant avec les Enfants perdus, le Nuage-Blanc et
+l'Oiseau-du-Tonnerre avec les Hurons, le Novice arec sa bande d'écumeurs
+du désert.</p>
+
+<p>Vaincu par la douleur, par la rage, incapable de se maîtriser plus
+longtemps, le chef yakang brandit son tomahawk et porta sa main à sa
+bouche pour donner le signal convenu avec ses guerriers, lorsque le
+trappeur le retenant:</p>
+
+<p>--Que mon frère soit prudent, lui dit-il. Le supplice de ces enfants ne
+va pas commencer encore et les ennemis pourraient les tuer si nous
+agissions trop précipitamment. Employons d'abord la ruse; la force
+viendra après. Laissez-moi faire.</p>
+
+<p>Et le trappeur se penchant vers Thémistocle, lui murmura quelques mots
+à l'oreille.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XIII.--DEUX COEURS INDIENS.</h3>
+
+<p>Nous avons laissé le Nuage-Blanc et son fils couchés à plat ventre sur
+la terre pendant l'orage et fixant des yeux ardents sur le cirque de
+rochers qui abritait la troupe des Yakangs. Par un hasard providentiel,
+les deux Hurons se trouvèrent hors de l'atteinte de la trombe furieuse,
+qui les eût emportées comme une feuille dans ses tourbillons.</p>
+
+<p>--Que mon fils s'apprête, dit le Nuage-Blanc en voyant le météore
+menacer les Yakangs; bientôt il pourra montrer s'il est digne de
+recevoir le titre de guerrier.</p>
+
+<p>Les deux Indiens se levèrent et, sûrs que dans l'obscurité de la
+tourmente ils ne seraient point aperçus, ils s'élancèrent en courant
+vers la grotte et l'atteignirent au moment où la trombe furieuse venait,
+pour ainsi dire, d'anéantir les compagnons de la Flèche-Noire.</p>
+
+<p>Un éclair permit aux Hurons de s'orienter. Sans songer qu'ils pouvaient
+être eux-mêmes emportés par la rafale, ils se précipitèrent vers
+Fleur-de-Printemps.</p>
+
+<p>--Deux prises valent mieux qu'une, murmura l'Oiseau-du-Tonnerre en
+s'avançant vers Raoul étendu sur la terre non loin de la jeune fille.</p>
+
+<p>Une minute après, les Hurons s'enfuyaient portant sur leur épaule les
+captifs bâillonnés, garrottés et encore privés de sentiment.</p>
+
+<p>Les ravisseurs coururent sans s'arrêter jusqu'au bord du fleuve. Arrivés
+là:</p>
+
+<p>--Que mon fils dépose son fardeau, dit le Nuage-Blanc, et qu'il se rende
+sur l'autre rive; il fera une fausse piste pour tromper les Yakangs, qui
+doivent être déjà sur nos traces.</p>
+
+<p>L'Oiseau-du-Tonnerre obéit sans mot dire, puis revint vers son père.</p>
+
+<p>--Que devons-nous faire maintenant? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Maintenant, répondit le Huron après avoir réfléchi quelques instants,
+nous marcherons dans le lit du fleuve pour faire perdre nos traces, puis
+nous rejoindrons nos amis de l'autre côté des collines.</p>
+
+<p>Cette manoeuvre, sur laquelle le chef huron comptait pour échapper aux
+poursuites des Yakangs, échoua, comme nous l'avons vu, grâce à la
+perspicacité du trappeur.</p>
+
+<p>La nuit était tout à fait venue lorsque les deux Hurons arrivèrent au
+camp des Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Le Nuage-Blanc sait tenir ses promesses, dit le chef en déposant
+Fleur-de-Printemps aux pieds de l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--De plus, dit l'Oiseau-du-Tonnerre, voici un ennemi dont la capture
+réjouira le coeur de mon frère.</p>
+
+<p>Oeil-Sanglant eut un méchant sourire.</p>
+
+<p>--Que comptent faire les guerriers hurons de leurs prisonniers?</p>
+
+<p>--Rien, répondit le Nuage-Blanc; j'ai promis à mon frère de les lui
+amener, je tiens ma promesse; ils sont à lui, l'Oeil-Sanglant en
+disposera à sa guise.</p>
+
+<p>--Merci! répondit le chef des Enfants perdus. Un jour viendra où
+l'Oeil-Sanglant saura reconnaître ce service. Qu'on emmène les
+prisonniers sous ma tente! dit-il à deux de ses guerriers.</p>
+
+<p>Cet ordre fut immédiatement exécuté.</p>
+
+<p>Raoul, anéanti par ce qui lui arrivait, gisait inerte sur le sol.
+Incapable de rassembler ses idées, il se croyait le jouet d'un cauchemar
+pénible et appelait de tous ses voeux l'instant du réveil.</p>
+
+<p>Quant à Fleur-de-Printemps, plus habituée à ces moeurs étranges, elle ne
+se dissimulait pas l'horreur dans sa position. Mais, loin de se laisser
+abattre, la courageuse fille semblait puiser une nouvelle énergie dans
+sa faiblesse même.</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire, se disait-elle, s'apercevra bientôt de notre absence
+et saura nous délivrer. Attendons.</p>
+
+<p>Tout à coup un coin de la tente se souleva, et l'Oeil-Sanglant entra.</p>
+
+<p>L'Indien considéra avec une joie féroce les deux prisonniers, puis,
+s'approchant de la jeune fille:</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps sait-elle qui lui parle? dit-il.</p>
+
+<p>--Oui. Vous êtes un Enfant perdu, un ennemi de ma race... un chef
+peut-être?</p>
+
+<p>--L'Oeil Sanglant! dit l'Indien avec emphase.</p>
+
+<p>A ce nom redouté et abhorré parmi les Yakangs, la jeune fille se recula
+en frissonnant.</p>
+
+<p>--L'étoile des Yakangs sait-elle quel sort nos guerriers lui réservent
+ainsi qu'au guerrier pâle? Sait-elle qu'ils veulent les attacher tous
+deux au poteau du sang?</p>
+
+<p>--Oh! s'écria la jeune fille.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps n'ignore pas que les Enfants perdus connaissent
+l'art de faire crier comme des vieilles femmes les guerriers les plus
+courageux. Quelle contenance fera-t-elle lorsque les couteaux de mes
+fils découperont ses chairs, lorsque ses ongles et ses cheveux seront
+arrachés un à un?</p>
+
+<p>Le chef des Enfants perdus se tut pour juger de l'effet que ses paroles
+avaient produit.</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps frissonnait. Elle connaissait de longue date ces
+horribles exécutions et savait à quel degré de perfection les Enfants
+perdus avaient porté l'art des supplices.</p>
+
+<p>Cependant l'étoile des Yakangs peut échapper à son sort, dit tout à coup
+l'Indien.</p>
+
+<p>--Que le chef s'explique.</p>
+
+<p>--Les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur depuis
+longtemps. Qu'elle consente à partager mon wigwam et, au lieu d'être
+attachée au poteau de torture, elle sera aimée et respectée de nos
+guerriers.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps est la fille d'un chef. Jamais elle ne vivra avec
+un chien des prairies!</p>
+
+<p>--Que ma fille prenne garde! cria Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils
+et étreignant convulsivement le bras de la jeune fille.</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps poussa un cri de douleur.</p>
+
+<p>--Votre conduite est infâme, chef, dit Raoul. Le beau mérite de faire
+trembler une femme!</p>
+
+<p>L'Oeil-Sanglant se tourna vers Raoul, auquel il n'avait pas pris garde
+jusque-là, et, pour toute réponse, lui fouetta le visage d'un revers de
+sa robe de bison.</p>
+
+<p>A cette insulte, un nuage passa devant les yeux du marquis. Ses muscles
+se roidirent comme pour briser ses liens; mais, voyant l'inutilité de
+ses efforts, il retomba sur le sol et, poussa un gémissement de fureur
+et d'impuissance.</p>
+
+<p>--Oeil-Sanglant frappe un ennemi sans défense! s'écria
+Fleur-de-Printemps dont les yeux lançaient des éclairs; c'est un lâche!
+mon coeur le méprise et les guerriers de ma race feront des sifflets de
+guerre avec ses os!</p>
+
+<p>--J'ai voulu sauver la fille des Yakangs, dit l'Indien d'une voix
+sombre; elle ne l'a pas voulu, elle mourra!</p>
+
+<p>--Apprêtez vos supplices, dit la jeune fille; je les attends sans
+crainte.</p>
+
+<p>L'Oeil-Sanglant quitta la tente, le coeur plein de rage, et sur l'heure
+convoqua les chefs de la troupe.</p>
+
+<p>--Que décident mes frères du sort des prisonniers.</p>
+
+<p>--Le poteau du sang, fit le métis Scott.</p>
+
+<p>Les autres chefs approuvèrent.</p>
+
+<p>--Bien, dit l'Oeil-Sanglant. Les prisonniers seront attachés au poteau
+de torture demain, lorsque le soleil aura parcouru la moitié de sa
+carrière.</p>
+
+<p>Puis, laissant ses compagnons, le chef des Enfants perdus se dirigea de
+nouveau vers la tente pour faire connaître aux prisonniers la décision
+du conseil.</p>
+
+<p>Après le départ de leur ennemi, les prisonniers gardèrent d'abord le
+silence avec une morne résignation.</p>
+
+<p>--Mourir ainsi, dit tout à coup Raoul, c'est affreux!
+Fleur-de-Printemps, abandonne-moi à mon triste sort et accepte la
+proposition de l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Jamais!</p>
+
+<p>--Songe à ton père et à ta mère.</p>
+
+<p>--La Flèche-Noire est un chef; il maudirait sa fille, si elle tremble en
+face de la mort.</p>
+
+<p>--La mort n'est rien... mais la souffrance!</p>
+
+<p>--La souffrance?... Celui qui implore ses ennemis est un lâche!... Mais
+le supplice ne peut avoir lieu encore et les Yakangs doivent être sur
+notre piste.</p>
+
+<p>Et s'ils arrivent trop tard?</p>
+
+<p>--Alors nous mourrons ensemble. C'est un bonheur de mourir avec ceux
+qu'on aime!</p>
+
+<p>En ce moment, une voix douce et harmonieuse s'éleva derrière la tente:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p> Lorsque tu cours dans la prairie,</p>
+<p> Ton pied rase l'herbe fleurie</p>
+<p> Plus léger qu'une aile d'oiseau;</p>
+<p> Dans les sentiers tu vas, tu passes,</p>
+<p> Sans jamais laisser de traces</p>
+<p> Que le castor au sein des eaux.</p>
+</div></div>
+
+<p>--La voix de mon rêve! s'écria la jeune fille. Que le guerrier pâle
+espère; un ami veille près de nous.</p>
+
+<p>Tout à coup la tente s'entr'ouvrit et un homme parut. C'était le Castor.</p>
+
+<p>--Que ma soeur ouvre son coeur à l'espérance, dit-il. Un ami est là;
+bientôt Fleur-de-Printemps rejoindra les guerriers de sa tribu?</p>
+
+<p>--Seule?</p>
+
+<p>--Seule!</p>
+
+<p>--Alors Fleur-de-Printemps reste.</p>
+
+<p>--Que veut dire ma soeur?</p>
+
+<p>--Vivre avec lui ou mourir ensemble! fit la jeune fille en tournant ses
+beaux yeux vers Raoul.</p>
+
+<p>--Quels sont les liens qui unissent ma soeur à l'étranger?</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps l'aime.</p>
+
+<p>Et, toute honteuse, elle détourna la tête.</p>
+
+<p>A cet aveu, le Castor poussa un soupir douloureux et appuya ses mains
+crispées sur son coeur comme pour en comprimer les battements.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps aime un blanc, un des ennemis insatiables de sa
+race! Cela lui portera malheur!</p>
+
+<p>--L'étranger n'est pas un ennemi; il a sauvé mon peuple. Les Yakangs
+l'ont adopté et Fleur-de-Printemps lui a donné son coeur.</p>
+
+<p>Le Castor jeta sur Raoul un regard d'une expression étrange; ses
+sourcils se froncèrent et il tomba dans une profonde rêverie.</p>
+
+<p>Dans le coeur de ce sauvage enfant de la nature, habitué à ne
+reconnaître d'autres lois que celles de ses passions et de ces caprices,
+son amour pour la jeune fille et sa haine pour un rival se livraient un
+violent combat.</p>
+
+<p>Soudain le Castor releva la tête.</p>
+
+<p>--Ma soeur sera obéie, dit-il avec effort: elle partira avec le guerrier
+pâle.</p>
+
+<p>Et, se baissant vers les prisonniers, il se mit en devoir de couper
+leurs liens lorsqu'une main pesante s'appuya sur son épaule.</p>
+
+<p>Le Castor se releva d'un bond. Il se trouvait en présence de
+l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Le Castor est généreux! dit celui-ci avec ironie; il donne la liberté
+à des prisonniers qui ne lui appartiennent pas.</p>
+
+<p>--Trêve de railleries! s'écria le jeune Indien; maintenant que
+l'Oeil-Sanglant a surpris mes desseins, je n'ai plus besoin de les
+cacher. Oui, je veux délivrer les prisonniers!</p>
+
+<p>--Ces prisonniers m'appartiennent. Le conseil des chefs les a condamnés
+à être attachés; ou poteau du sang.</p>
+
+<p>--Le conseil des chefs?... Le Castor n'y assistait pas, et cependant le
+Castor est un chef. D'ailleurs, que m'importent vos décisions? Les
+Enfants perdus sont des chiens; mon coeur les méprise depuis qu'il les
+connaît!</p>
+
+<p>--Le Castor est un traître, et comme un traître il mourra! dit
+Oeil-Sanglant en faisant un pas vers le jeune homme.</p>
+
+<p>--Prenez garde, chef! je ne suis pas un enfant, et les menaces ne m'ont
+jamais effrayé. J'accepte le combat; j'ai juré que la chevelure de
+l'Oeil-Sanglant ornerait un jour mes mocassins... car moi aussi j'aime
+Fleur-de-Printemps!</p>
+
+<p>En entendant ces mots, le chef des Enfants perdus poussa une exclamation
+de rage et dégaina son couteau.</p>
+
+<p>Le Castor l'imita.</p>
+
+<p>Les deux Indiens, la tête haute, le visage enflammé, s'observaient du
+regard, prêts à fondre l'un sur l'autre.</p>
+
+<p>--Non! dit tout à coup Oeil-Sanglant, pas ainsi!... Le poteau de torture
+aura trois victimes au lieu de deux.</p>
+
+<p>A ces mots, il sortit de la tente en poussant son cri de guerre.</p>
+
+<p>Les Enfant perdus accoururent autour de lui.</p>
+
+<p>--Que mes fils s'assurent du Castor! cria-t-il. Le Castor est un
+traître!</p>
+
+<p>Les Enfants perdus obéirent; mais le Castor, par un mouvement rapide
+comme l'éclair fendit d'un coup de tomahawk la tête du premier Indien
+qui s'approcha de lui; puis, montant avec une agilité inouïe sur la
+muraille de rochers qui entouraient le camp:</p>
+
+<p>--Les Enfants perdus ne sont pas des guerriers, cria-t-il; Le Castor se
+rit de leur colère. Un jour ils se retrouveront sur le sentier de la
+guerre!...</p>
+
+<p>Et, d'un bond prodigieux, il sauta au bas de la muraille et s'enfuit
+dans la direction des collines.</p>
+
+<p>Les Enfants perdus n'osèrent imiter son exemple, et, comme il leur eut
+fallu faire un long détour pour suivre la piste du Castor, ils jugèrent
+toute poursuite inutile et remirent leur vengeance à un moment plus
+favorable.</p>
+
+<p>--Je ne sais pourquoi, se dit en lui-même le métis Scott, la conduite du
+Castor m'intrigue. Je suis sût que j'apprendrai de bonnes choses en le
+suivant.</p>
+
+<p>Et, escaladant à son tour les rochers, il exécuta la manoeuvre du Castor
+et disparut dans les hautes herbes.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XIV.--LE TRESOR DE MONTCALM.</h3>
+
+<p>Le Castor marcha tout le reste de la nuit sans ralentir son allure. Au
+point du jour il arriva au pied de la plus haute des collines et se
+dirigea vers le sommet à travers les broussailles inextricables qui en
+couvraient la surface.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la montée, changeant de direction, il s'engagea
+résolument sur une étroite corniche qui surplombait l'abîme.</p>
+
+<p>Bientôt il déboucha sur une plate-forme au centre de laquelle se
+dressait une gigantesque aiguille de granit.</p>
+
+<p>Un homme était assis à la base de la pierre.</p>
+
+<p>C'était un grand vieillard à la face ridée, aux longs cheveux flottants,
+blancs comme la neige. Il portait le costume traditionnel des Indiens
+des cinq grandes nations désignées habituellement sous le nom générique
+d'<i>Iroquois</i>. A sa droite, sur le sol, étaient posés un arc et le
+carquois garni de flèches; à sa gauche, la lance et le tomahawk.
+Immobile, l'oeil fixé vers l'orient, on eût dit une statue de bronze.</p>
+
+<p>Le Castor considéra quelques instants cet homme d'un air attendri, puis
+lui posa la main sur l'épaule.</p>
+
+<p>Le vieillard tressaillit..</p>
+
+<p>--L'esprit de mon père est occupé, dit le Castor; Il ne s'aperçoit pas
+de la présence de son fils.</p>
+
+<p>--Oui, répondit le vieillard en étreignant le jeune homme sur sa
+poitrine. L'esprit de Donnahcomah est triste; il songe aux Indiens dont
+la puissance décroît de jour en jour.</p>
+
+<p>--Que mon père chasse ces tristes pensées: le sang des jeunes hommes
+bouillonne dans leurs veines!</p>
+
+<p>--Que mon fils m'écoute! dit Donnahcomah; je suis vieux, et à mon âge,
+sur le seuil des prairies bienheureuses, l'esprit acquiert plus de
+lucidité. Les visages pâles sont avides: la terre est trop petite pour
+eux. Un jour viendra où ils la couvriront: tout entière, et alors les
+fils rouges du Grand-Esprit auront vécu.</p>
+
+<p>--Les Indiens sauront se défendre, mon père!</p>
+
+<p>Le vieillard secoua la tête.</p>
+
+<p>--Les visages pâles sont très-puissants; leur médecine est meilleure que
+celle des pauvres Indiens; ils vaincront... Mais laissons ces tristes
+idées... Pourquoi mon fils vient-il me voir?</p>
+
+<p>--Il vient demander conseil à son père.</p>
+
+<p>--Qu'il parle; mes oreilles sont ouvertes.</p>
+
+<p>--Le Castor a poussé son cri de guerre contre l'Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Bon! mon fils a bien agi.</p>
+
+<p>--Oach! que mon père se souvienne que c'est lui même qui m'a engagé à
+m'introduire dans les rangs des Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Oui, autrefois il le fallait.</p>
+
+<p>--Et maintenant?</p>
+
+<p>--Il ne le faut plus.</p>
+
+<p>--Que mon père s'explique; je ne le comprends pas.</p>
+
+<p>--Bientôt le Castor connaîtra le fond de mon coeur. Auparavant, qu'il me
+dise ce qui se passe dans le désert.</p>
+
+<p>--Plusieurs blancs y sont entrés sous la conduite d'un homme surnommé
+Novice, et se sont alliés aux Enfants perdus.</p>
+
+<p>--Dans quel but? mon fils le sait-il?</p>
+
+<p>--Oui. Dans le but de chercher un trésor caché dans les prairies.</p>
+
+<p>--Oach! fit le vieillard. Et puis?</p>
+
+<p>--Un autre visage pâle, ami du Marcheur, a été adopté par les Yakangs.
+Comme le Novice, il vient chercher un trésor dans le désert.</p>
+
+<p>--Bon! Que mon fils s'asseye à mes cotés, et qu'il me dise tout ce qu'il
+sait, sans omettre aucun détail.</p>
+
+<p>Le Castor obéit et raconta longuement son amour pour Fleur-de-Printemps,
+l'arrivée du Novice à la clairière, l'attaque du village yakang par les
+Enfants perdus, la brusque apparition de Raoul, du Marcheur et du démon
+du Champ-Rouge; puis il dit la capture de la jeune fille et du marquis
+par les chefs luirons, et enfin la scène de la tente où il avait
+ouvertement rompu avec les Enfants perdus.</p>
+
+<p>Le récit achevé, le vieillard laissa tomber son front dans ses deux
+mains et sembla méditer.</p>
+
+<p>--Mon fils, dit-il enfin en relevant la tête, a dû se demander bien
+souvent pourquoi Donnahcomah vivait toujours seul, isolé sur cette
+colline, loin du commerce des autres fils du Grand-Esprit.</p>
+
+<p>--Mon père a deviné ma pensée.</p>
+
+<p>--Eh bien! que le Castor m'écoute; je vais lui montrer le fond de mon
+coeur.</p>
+
+<p>--Que mon père parle, son fils l'écoute avec respect.</p>
+
+<p>--Le Castor sait que les Indiens sont les fils aines du Wacondah. C'est
+pour eux que le Grand-Esprit créa les prairies, c'est pour les nourrir
+et les vêtir que le Maitre de la vie peupla le désert des bisons.
+Autrefois notre race, aujourd'hui vaincue par les visages pales, était
+riche et puissante: elle régnait sans partage sur toutes les terres et
+n'avait de limites que celles formées par les grandes eaux. Un sachem
+redoutable, terrible dans les combats et sage durant la paix, commandait
+à tous les Peaux-Rouges des terres du sud. Ce grand sachem demeurait
+bien loin d'ici, dans la ville sacrée et éternelle, au milieu des terres
+baignées par les mers chaudes du Sud, et sa puissance était immense.
+Hélas! qui sait cela aujourd'hui? Moi seul peut-être! Que mon fils se
+souvienne du nom de ce grand guerrier: il s'appelait Moctézucoma [2].</p>
+
+<p>[Note 2: C'est ainsi que les Indiens prononcent le nom de Montézuma. Chose
+étrange! un grand nombre de peuplades de l'Amérique ont conservé le
+souvenir et la tradition du prince infortuné vaincu par Fernand Cortez.
+Elles prononcent son nom avec respect, et, chose remarquable encore,
+elles croient qu'il reviendra un jour pour chasser les visages pâles et
+rendre aux Indiens leur puissance première.]</p>
+
+<p>"Un jour, jetant les yeux sur la mer, les Indiens virent apparaitrent
+avec surprise des pirogues immenses, semblables à des montagnes
+flottantes, du côté d'où naît le soleil. C'était les visages pâles qui,
+poussés par le dieu du mal, leur protecteur, venaient voler les terres
+des fils du Wacondah.</p>
+
+<p>"Moctézucoma était un guerrier terrible: il se battait avec le courage
+de l'ours gris. Mais, hélas! le Maître de la vie oubliait ou voulait
+éprouver ses fils. Malgré ses prodiges de valeur, Moctézucoma fut
+vaincu, puis il disparut... Les visages pâles se vantèrent de l'avoir
+tué; mais mon fils le sait, la langue des visages pâles est fourchue. Le
+grand chef des Peaux-Rouges n'était pas mort: enveloppé d'un nuage, il
+était monté jusqu'aux prairies bienheureuses pour implorer la pitié du
+Grand-Esprit.</p>
+
+<p>"Avant de partir, il avait fait cacher en différents endroits de son
+royaume la plus grande partie de ses richesses, et, quand il reviendra,
+il retrouvera ses trésors pour soutenir la guerre contre les visages
+pâles, les refouler dans leurs iles et donner de nouveau à nos frères
+l'empire du monde... Hélas! fit mélancoliquement le vieillard, quand ce
+jour luira t-il?... Que le grand chef se dépêche, il y a longtemps que
+les Peaux-Rouges l'attendent..."</p>
+
+<p>--Eh bien? dit le Castor.</p>
+
+<p>--Eh bien! si Donnahcomah vit seul, c'est qu'il connaît un de ces
+trésors et qu'il le garde.</p>
+
+<p>--Est-ce possible?</p>
+
+<p>--Mon fils le verra bientôt.</p>
+
+<p>--Comment mon père l'a-t-il découvert?</p>
+
+<p>--Que mon fils m'écoute, je n'ai pas fini. Le premier de notre famille
+se nommait Griffe-d'Ours. C'était un grand guerrier, un chef redoutable
+de la tribu des Yakangs.</p>
+
+<p>--Des Yakangs?</p>
+
+<p>--Oui, des Yakangs; voilà pourquoi j'ai recommandé à mon fils le Castor
+d'aimer les guerriers de la Flèche-Noire et de les traiter comme des
+frères.</p>
+
+<p>--Alors pourquoi mon père m'a-t-il conseillé d'entrer dans les rangs
+des Enfants perdus, leurs plus mortels ennemis?</p>
+
+<p>--Pourquoi? Parce que les Enfants perdus immolent au Grand Esprit tous
+les visages pâles qui entrent sur notre territoire et les empêchent
+ainsi, sans le savoir, de découvrir jamais le trésor sur lequel je
+veille...</p>
+
+<p>"Un jour, notre père Griffe-d'Ours escortait dans les prairies à la tête
+d'une troupe de Hurons avec lesquels il venait de faire la paix, une
+famille de visages pâles qu'il avait juré de protéger. Mais les Hurons,
+troublés par les vapeurs de l'eau de feu, qui rend fous les pauvres
+Indiens, massacrèrent les visages pâles au mépris de la foi jurée.
+Griffe-d'Ours lui-même, voulant défendre ses protégés, tomba percé de
+coups. Cependant il n'était pas mort. Profitant des ténèbres de la nuit,
+il s'éloigna, rampant, du lieu du carnage. Il erra longtemps dans le
+désert, sans abri, sans asile, supportant la faim et la soif, blessé, le
+sang brûlé par la fièvre, mais soutenu par l'espoir de la vengeance. Un
+jour qu'il venait de s'endormir au bord d'un cours d'eau, le grand chef
+Moctézucoma lui apparut, et montrant du doigt cette colline, lui ordonna
+de veiller à la sûreté d'un trésor qui y était caché et de le défendre
+surtout contre la cupidité des visages pâles.</p>
+
+<p>"Griffe-d'Ours obéit. Il escalada la colline, découvrit le trésor et le
+garda pendant trente-deux ans.</p>
+
+<p>"Cependant à chaque lune, abandonnant son poste, il se rendait au
+village des Hurons et immolait l'un des meurtriers pour apaiser les
+mânes des victimes. Trente fois il renouvela ces expéditions, jusqu'à ce
+que toute la troupe des Hurons coupables eut disparu.</p>
+
+<p>"Quand Griffe-d'Ours mourut, son fils lui succéda, puis un autre, puis
+un encore, puis enfin Donnahcomah. Mais, hélas! Donnahcomah est bien
+vieux; bientôt il ira rejoindre ses pères dans les prairies
+bienheureuses, et alors mon fils le Castor le remplacera. Maintenant,
+que mon fils me suive."</p>
+
+<p>Donnahcomah se dirigea vers l'une des extrémités de la plate-forme et
+contourna un amas de rochers surplombant l'abîme. Derrière ces blocs de
+pierre s'ouvrait l'entrée étroite d'une grotte obscure et profonde. Le
+vieillard, allumant une branche de pin, se glissa à plat ventre dans la
+grotte, suivi du Castor.</p>
+
+<p>Apres de longs détours dans des corridors tortueux, les deux Indiens
+atteignirent le fond de l'excavation, et un cri d'admiration jaillit de
+la poitrine du jeune homme.</p>
+
+<p>Devant lui, appuyés sur le sol et montant jusqu'à la voûte, des monceaux
+de poudre d'or se dressaient, renvoyant en fauves lueurs les rayons du
+flambeau réfléchis sur leur surface.</p>
+
+<p>--Voilà les richesses que Moctézucoma doit trouver intactes quand il
+reviendra sur la terre.</p>
+
+<p>--Aucun visage pâle n'a jamais soupçonné l'existence de cette grotte?
+demanda le Castor.</p>
+
+<p>--Si, un seul, quand le père de mon père veillait ici, un visage pâle,
+guidé sans doute par le mauvais Esprit, réussit à s'introduire dans la
+grotte. Pendant trois jours et trois nuits, mon ancêtre le poursuivit à
+travers la prairie et parvint à l'atteindre. Mais le visage pâle
+s'échappa, laissant sa chevelure entre les mains de son ennemi. C'était
+un guerrier du grand chef blanc Montcalm, ennemi des Iroquois et allié
+des Hurons.</p>
+
+<p>--Et parmi mes frères les Indiens?</p>
+
+<p>--Un seul, le grand sorcier des Yakangs.</p>
+
+<p>--Bon! Mais que mon père me permette une question. Si un étranger venait
+en ces lieux, que ferait mon père?</p>
+
+<p>--Il le tuerait.</p>
+
+<p>--Mais si mon père, malgré son courage, était obligé de céder?</p>
+
+<p>--Donnahcomah est prudent; il connaît les ruses des visages pâles. S'il
+était forcé de céder, alors... que mon fils regarde.</p>
+
+<p>Et, élevant le flambeau au-dessus de sa tête, le vieillard montra un
+large trou pratiqué dans l'une des parois de la grotte et rempli de
+poudre grossière.</p>
+
+<p>--Une étincelle tombe là, dit-il, et la montagne s'écroulera!... Il vaut
+mieux détruire le trésor que de le laisser ravir par les visages pâles.</p>
+
+<p>Le Castor fit un signe d'assentiment puis, précédé du vieillard, il
+sortit de la grotte, les yeux encore éblouis des richesses qu'il venait
+de contempler.</p>
+
+<p>Le Castor redescendit la colline. Nous l'avons vu guider les Yakangs
+vers le camp de leurs ennemis.</p>
+
+<p>Environ une heure après, Donnahcomah suivait le même chemin.</p>
+
+<p>Le vieillard venait à peine de disparaître qu'un homme surgit derrière
+l'aiguille de granit.</p>
+
+<p>--Cet homme était le métis Scott.</p>
+
+<p>--Je savais bien, dit-il, que j'apprendrais de bonnes choses en suivant
+le Castor. Voyons un peu, à notre tour, ce fameux trésor. Qu'il
+appartienne à Moctézucoma ou au diable, je puis bien en prendre ma part.</p>
+
+<p>Et, allumant le flambeau il pénétra dans la grotte.</p>
+
+<p>A la vue des immenses richesses qui s'étalaient devant ses yeux:</p>
+
+<p>--Hourra! s'écria-t-il avec une voix qui n'avait plus rien d'humain.</p>
+
+<p>Et dans un accès de démence le misérable se rua sur ces monceaux d'or,
+se roulant sur eux et y enfonçant ses bras tout entiers, comme s'il eût
+craint que quelqu'un voulût les lui ravir.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XV.--A CHACUN SELON SES OEUVRES.</h3>
+
+<p>Obéissant aux ordres du Marcheur, Thémistocle, avec une agilité dont il
+s'émerveillait lui-même, monta sur l'un des pins qui étendaient leurs
+longues branches jusqu'au-dessus du poteau de torture et se perdit
+bientôt dans le feuillage. Puis, avec des précautions infinies, il rampa
+sur les branches jusqu'au-dessus de la tête des deux victimes. Arrivé
+là, le nègre s'arrêta, guettant une occasion favorable.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, les préparatifs du supplice étaient
+terminés.</p>
+
+<p>--Que les guerriers prennent leur place! cria Oeil Sanglant. Bientôt
+leurs oreilles seront réjouies par les cris de douleur de leurs ennemis.</p>
+
+<p>Toute la bande obéit. Il s'ensuivit un moment de confusion pendant
+lequel le poteau du sang resta sans surveillance. Thémistocle, jugeant
+le moment propice, se suspendit à l'extrémité de la branche. La branche
+plia, et le nègre, sautant légèrement à terre, vint se placer devant les
+victimes ébahies, fièrement appuyé sur sa massue.</p>
+
+<p>Lorsque les Indiens se retournèrent, ils poussèrent une clameur
+d'épouvante:</p>
+
+<p>--Le démon du Champ-Rouge!</p>
+
+<p>Oeil-Sanglant lui-même frissonna.</p>
+
+<p>--Oui, c'est le démon du Champ Rouge, dit le nègre d'une voix
+retentissante. Le Grand Esprit, mon père, m'envoie punir les lâches et
+les voleurs.</p>
+
+<p>--Grâce pour mon peuple! cria Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Qui parle ainsi? qui implore ma pitié? Oeil-Sanglant a-t-il jamais
+fait grâce à ses ennemis?... Non, les Enfants perdus mourront! Je dois
+les immoler à la colère du Grand Esprit: ainsi le veut mon père.</p>
+
+<p>Tous les Indiens tremblaient croyant leur dernière heure venue.</p>
+
+<p>--Cependant, dit Thémistocle en élevant encore la voix, cependant, quel
+que soit mon ressentiment, mon coeur est bon... il peut encore pardonner
+si les Enfants perdus veulent m'obéir.</p>
+
+<p>--Ils obéiront.</p>
+
+<p>--Qu'ils coupent les liens de ces prisonniers et qu'ils les laissent
+partir.</p>
+
+<p>--Ces prisonniers sont à moi! s'écria Oeil-Sanglant.</p>
+
+<p>--Ils sont au Maitre de la vie, dit Thémistocle d'une voix sévère.</p>
+
+<p>Terrifié, le chef des Enfants perdus allait donner l'ordre de délier les
+victimes, lorsque tout à coup le Novice, élevant la voix:</p>
+
+<p>--Que veut dire ceci, guerriers? cria-t-il. Les Enfants perdus vont-ils
+se laisser effrayer par un imposteur qui abuse de leur incrédulité?</p>
+
+<p>--Que mon frère se taise, dit l'Oeil-Sanglant, et qu'il n'attire point
+sur mon peuple la colère du démon du Champ-Rouge.</p>
+
+<p>--Ah! ah! fit en riant le Novice un démon! Sachez, chef, que chez les
+visages pâles j'avais trente hommes semblables à celui-ci pour esclaves.</p>
+
+<p>--Si c'est un démon, qu'il évite ceci... fit un des Américains en
+couchant en joue Thémistocle.</p>
+
+<p>La position du nègre devenait critique, mais le Marcheur veillait.
+Passant le canon de sa carabine entre les branches du buisson qui le
+cachait, il pressa la détente. L'Américain poussa un cri de rage et
+laissa tomber son arme brisée par la balle du trappeur.</p>
+
+<p>--Trahison! s'écria le Novice.</p>
+
+<p>Et, suivi de ses homme:, il se précipita sur Thémistocle.</p>
+
+<p>Les Enfants perdus tremblaient de peur. Ne doutant pas un instant de la
+puissance surnaturelle du nègre ils s'attendaient à voir le feu du ciel
+tomber sur la bande de Novice. Mais, à leur grande surprise, le feu du
+ciel ne tomba pas, et ils virent Thémistocle se défendre à coups de
+massue comme un simple mortel.</p>
+
+<p>Cette vue éveilla leurs soupçons et ranima leurs courage.
+L'Oeil-Sanglant entrevit la possibilité de conserver ses prisonniers.</p>
+
+<p>--Guerriers, dit-il, les paroles de notre frère le Novice seraient-elles
+vraies? Soixante Enfants perdus valent bien un fils du Grand-Esprit.</p>
+
+<p>--Oach! répondirent les Indiens. A mort!</p>
+
+<p>Et ils se ruèrent sur Thémistocle.</p>
+
+<p>--A notre tour, dit alors le Marcheur. Chef, donnez le signal.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire obéit; le croassement du corbeau retentit; puis,
+escaladant les rochers, nos amis accoururent sur le théâtre de la lutte.</p>
+
+<p>Le trappeur marcha droit au poteau de torture, et, coupant les liens des
+victimes:</p>
+
+<p>--Courage! défendez-vous, dit-il en tendant une paire de pistolets au
+jeune homme.</p>
+
+<p>A la vue de ces nouveaux ennemis, les Enfants perdus poussèrent un cri
+de rage, et la mêlée devint générale. Thémistocle surtout faisait des
+prodiges de valeur. Sa haute taille dominant les assaillants, on voyait
+sa terrible massue se lever et s'abattre avec une sorte de régularité
+mécanique, et à chacun de ses coups répondait le râle d'un mourant.</p>
+
+<p>--Au diable! dit tout à coup le Novice à ses hommes; laissons ces
+gens-là se battre: leurs querelles ne nous regardent pas. Au trésor!</p>
+
+<p>--Au trésor! firent les Américains.</p>
+
+<p>Mais ils n'avaient pas fait trente pas qu'ils rencontrèrent la troupe
+des guerrier, yakangs accourant au signal de leur chef. Au premier choc,
+les cinq compagnons du Novice tombèrent mortellement frappés. Le Novice
+lui-même gisait à côte d'eux, un couteau à scalper planté dans la
+poitrine.</p>
+
+<p>L'arrivée des Yakangs changea complètement la face du combat. Sans doute
+ils avaient contre eux le désavantage du nombre; mais ils avaient pour
+eux le courage, la force, l'adresse et une cause juste à défendre.</p>
+
+<p>Après quelques instants d'une mêlée furieuse, le résultat de la lutte
+n'était plus incertain pour Oeil-Sanglant. Il vit ses guerriers faiblir.
+Jetant alors un regard désespéré autour de lui, il aperçut, au pied de
+la muraille de granit, Fleur-de-Printemps accroupie sur le sol auprès de
+sa mère.</p>
+
+<p>Se dégageant par un effort prodigieux du cercle d'assaillants qui
+l'entouraient, le chef des Enfants perdus s'élança vers les deux femmes
+et saisit Fleur-de-Printemps entre ses bras. Mais déjà Raoul et le
+Castor s'élançaient vers eux.</p>
+
+<p>--Laissez la jeune fille! cria Raoul en armant son pistolet.</p>
+
+<p>Oeil-Sanglant était cerné; il comprit que toute fuite était impossible:</p>
+
+<p>--Oach! dit-il d'une voix sombre, mon coeur aussi aime l'étoile des
+Yakangs, et aucun de mes ennemis ne l'aura!...</p>
+
+<p>Et, prompt comme l'éclair, il enfonça son couteau à scalper dans le
+coeur de la jeune fille.</p>
+
+<p>Fleur-de-Printemps poussa un soupir, ferma les yeux et inclina la tête
+comme un lis brisé par l'orage.</p>
+
+<p>Elle était morte.</p>
+
+<p>A la vue de ce lâche assassinat, Raoul tomba inerte sur le sol. Le
+Castor, poussant un cri désespéré, se précipita vers le cadavre de la
+jeune fille.</p>
+
+<p>--Le Castor a trahi la foi jurée, murmura Oeil-Sanglant: c'est un
+traître, il mourra!...</p>
+
+<p>Et, joignant l'action à la menace, il frappa le Castor. Le Castor tomba
+à côté de Fleur-de-Printemps, tenant entre ses mains les mains tièdes de
+la jeune fille. Ce nouveau meurtre accompli, Oeil-Sanglant se retourna
+pour fuir, mais il poussa une sourde exclamation.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire se dressait devant lui comme la statue du Châtiment...</p>
+
+<p>En ce même moment, le Nuage-Blanc se rangeait à côté de son allié le
+chef des Enfants perdus.</p>
+
+<p>Les trois ennemis s'observèrent quelques secondes en silence. Telle
+était la renommée du chef yakang que le Nuage-Blanc et Oeil-Sanglant
+n'osaient prendre le rôle d'agresseurs.</p>
+
+<p>Tout à coup, rapide comme l'éclair, le bras Je la Flèche-Noire se
+détendit; son tomahawk fendit les airs en sifflant et vint s'implanter
+dans le front de l'Oeil-Sanglant Le chef des Enfants perdus chancela,
+ses bras s'ouvrirent, puis il tomba de toute sa hauteur comme un chêne
+abattu par la tempête.</p>
+
+<p>En même temps, la Flèche-Noire se ruait sur le Nuage-Blanc, et, jugeant
+qu'il n'avait pas besoin d'armée contre un tel ennemi, il le saisit à la
+gorge. Les traits du chef huron se contractèrent, ses yeux sortirent de
+leur orbite, et quand le puissant étau qui l'atteignait s'ouvrit, le
+Nuage-Blanc avait vécu.</p>
+
+<p>Un instant après, le Marcheur brisait d'un coup de pistolet la tête de
+l'Oiseau-du-Tonnerre. Les Enfants perdus, privés de leurs chefs, ne
+combattaient plus que mollement. Bientôt leur défaite fut complète, et
+les débris de la bande, éparpillés dans la prairie, s'enfuirent dans
+toutes les directions. Quarante de leurs compagnons, outre leurs chefs,
+avaient trouvé la mort dans le combat. Mais la victoire coûtait cher aux
+Yakangs: outre Fleur-de-Printemps, dix d'entre eux étaient morts et
+presque tous les autres blessés.</p>
+
+<p>Tout à coup l'oreille du trappeur fut frappée par un cri de détresse
+s'élevant à quelques pas du champ de bataille. Le Marcheur se dirigea du
+côté d'où partait la voix et se trouva en présence du Novice gisant à
+terre.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! s'écria le trappeur, c'est vous qui l'avez voulu!</p>
+
+<p>--Oach! dit la Flèche-Noire. C'est le chef des pirates blanc du désert.
+Que les guerriers décident de son sort. Ma fille morte veut du sang!...</p>
+
+<p>Les Yakangs consultés déclarèrent à l'unanimité le Novice avait mérité
+la mort et qu'il fallait, séance tenante, l'achever en le faisant brûler
+à petit feu. En entendant cette sentence le Novice frissonna d'horreur.</p>
+
+<p>Je m'oppose à cette exécution, fit le trappeur. J'ai des droits
+antérieurs aux vôtres sur ce brigand.</p>
+
+<p>--Que mon frère songe à ma fille! s'écria la Flèche Noire en montrant du
+doigt le cadavre de Fleur-de-Printemps.</p>
+
+<p>Les Yakangs firent cercle autour de leur frère adoptif..</p>
+
+<p>--Guerriers, commença le trappeur, vous le savez, je ne suis pas né
+comme vous au milieu des prairies. Jadis, quand j'étais jeune, il y a
+bien des années, je vivais parmi mes frères les visages pâles. J étais
+heureux. Tout me souriait. Au milieu de mes richesses, le ciel m'avait
+donné, du moins je le croyais, le bien le plus précieux, le coeur d'un
+ami.</p>
+
+<p>"J'aimais une jeune fille belle et riche; j'en fus aimé. J'implorai son
+père de me l'accorder en mariage. A partir de ce moment, je vis un
+changement s'opérer dans la conduite de mon ami. Froid, réservé avec
+moi, il sembla m'éviter.....enfin, je cessai complètement de le voir.</p>
+
+<p>"Deux années se passèrent. J'avais conduit ma femme à la campagne; et
+bientôt deux enfants, deux anges que mes yeux ravis contemplaient
+suspendus au sein de leur mère, vinrent mettre le comble à mon bonheur.
+Pauvres enfants! fit le Marcheur en essuyant une larme qui roulait dans
+ses yeux.</p>
+
+<p>"Hélas! j'oubliais que c'est surtout pendant le calme qu'on doit
+craindre la tempête, et que le bonheur n'est pas sur la terre.</p>
+
+<p>"Un jour je dus m'absenter quelque temps. De retour à la maison, alors
+que je croyais presser sur mon coeur les êtres que j'aimais, jugez de ma
+douleur!... je ne trouvai qu'un monceau de cendres, et, parmi les débris
+fumants, j'aperçus avec horreur les cadavres carbonisés de ma femme et
+de mes enfants."</p>
+
+<p>--Grand Dieu!</p>
+
+<p>--Un crime avait été commis. Guidé par la rumeur publique, qui se trompe
+rarement, j'eus bientôt réuni des preuves suffisantes pour connaître le
+coupable...</p>
+
+<p>--Et ce coupable?... demanda la Flèche-Noire.</p>
+
+<p>--Le voici! s'écria le trappeur en désignant le Novice qui se voilait la
+figure sous ses mains.</p>
+
+<p>"Fou de douleur, je quittai un pays qui me rappelait de tels souvenirs;
+je m'enfonçai dans le désert, où depuis trente ans je vis seul, pleurant
+mon bonheur passé, et visité souvent par les fantômes des êtres adorés
+que j'ai perdus.. Les Yakangs croient-ils à présent que j'ai plus de
+droits qu'eux sur le prisonnier?..."</p>
+
+<p>Les Yakang! baissèrent la tête.</p>
+
+<p>--Vous êtes un lâche! s'écria le Novice. Vous voulez assassiner un homme
+blessé et sans défense!</p>
+
+<p>--Ce n'est pas ainsi que je l'entends, fit le trappeur. Je veux ta vie,
+mais tu pourras la défendre. Ta blessure n'est pas mortelle; quand elle
+sera cicatrisée, nous nous retrouverons face à face. C'est un duel loyal
+que je te propose... c'est le jugement de Dieu.</p>
+
+<p>--Oh! je le tuerai!</p>
+
+<p>--Impossible: Dieu est juste.</p>
+
+<p>--A boire! j'étouffe, gémit le Novice.</p>
+
+<p>Le trappeur se pencha vers lui, sa gourde à la main.</p>
+
+<p>Tout à coup le Novice, saisissant un pistolet à sa ceinture, ajusta le
+Marcheur penché et fit feu.</p>
+
+<p>--Assassin! fit le trappeur qui avait entendu la balle situer à ses
+oreilles; je pourrais te tuer comme une bête venimeuse; mais...</p>
+
+<p>--Meurs donc! cria le Novice en déchargeant un second coup de pistolet.</p>
+
+<p>Mais, cette fois encore, la balle, ma! assurée, manqua son but comme la
+première.</p>
+
+<p>--C'en est trop! fit Thémistocle d'un air terrible.</p>
+
+<p>Et saisissant le Novice par la jambe il le fit tournoyer comme une
+fronde il lui brisa la tàte contre un fragment de rocher.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu fait malheureux? dit le marquis.</p>
+
+<p>--Maître, dit gravement le noir, quand pauvre nègre rencontre un serpent
+sur son chemin, il lui écrase la tête; lui plus mordre. Bon Dieu l'a
+fait fort pour ça....</p>
+
+<p>En ce moment, le Castor, se soulevant avec un profond soupir, jeta un
+coup d'oeil éteint autour de lui.</p>
+
+<p>--Fleur-de-Printemps... murmura-t-il, morte! Et le guerrier pâle?... Il
+vit... Ah! je l'aimais plus que lui!....</p>
+
+<p>Puis il retomba sur le corps de la jeune fille, comme s'il eût voulut
+défendre celle qu'il aimait même après la mort.</p>
+
+<p>--Donnahcomah n'a plus de fils!... s'écria douloureusement le vieillard,
+qui depuis quelques minutes était arrivé sur le champ de bataille. Qui
+lui succédera pour veiller sur le trésor?..</p>
+
+<p>Tout à coup un bruit formidable, pareil au grondement d'un tonnerre
+lointain, vint frapper l'oreille des acteurs de cette scène. En même
+temps une longue colonne de fumée, mêlée de débris de rochers, s'éleva
+sur la plus haute des collines.</p>
+
+<p>--Moctézucoma lui-même a détruit son trésor!... s'écria le vieillard
+avec épouvante. Il n'a pas voulu que ses richesses tombassent aux mains
+des visages pâles, ses ennemis... Donnahcomah a trop vécu.</p>
+
+<p>Nous devons avouer que Montézuma n'était pour rien dans l'explosion de
+la colline. C'était le Métis qui, explorant la grotte avait imprudemment
+approché son flambeau allumé du trou de la voûte pour voir si ce trou ne
+contenait pas, lui aussi, un peu d'or. Une étincelle avait mis le feu à
+la poudre et ensevelit le bandit sous les décombres du trésor qu'il
+convoitait.</p>
+
+<p>La Flèche-Noire, brisé par la douleur, demeurait immobile devant le
+cadavre de sa fille. Thémistocle s'approcha du pauvre père et, lui
+posant la main sur l'épaule:</p>
+
+<p>--Pourquoi le chef yakang pleure-t-il? A cette heure, sa fille est
+heureuse. Le Grand-Esprit avait besoin d'une épouse, il a choisi
+l'étoile des Yakangs.</p>
+
+<p>--Le démon du Champ Rouge dit-il vrai?</p>
+
+<p>--Que la Flèche-Noire lève les yeux au ciel cette nuit, il verra sa
+fille briller parmi les étoiles de Wacondah.</p>
+
+<p>Le chef yakang retomba dans sa triste rêverie.</p>
+
+<p>--Ahl dit-il en relevant la tête, le Maître de la vie est cruel.
+Pourquoi m'a-t-il sitôt enlevé ma fille?</p>
+
+<p>--Courage! mon frère, ajouta le trappeur en montrant le ciel Là-haut
+existe une patrie où tous tant que nous sommes, indiens et visages
+pâles, nous retrouverons un jour ceux que nous pleurons, et où nous
+pourrons les aimer pendant toute l'éternité!...</p>
+
+<hr>
+
+<p>Environ un an après les événements que nous venons de raconter, un jeune
+homme, sortant des prairies du Nord, venait s'embarquer à Québec sur
+l'<i>Alcyon</i>, paquebot en partance pour la France. Ce jeune homme était
+Raoul de Valverf, porteur de traites sur les principales maisons de
+Paris et de Londres pour une valeur de plus de cent cinquante mille
+francs. D'où lui venait cette fortune? De ses amis les Indiens, qui
+pendant toute l'année avaient chassé et trappe sans relâche, lui avaient
+cédé les peaux des animaux tués et les avaient eux mêmes transportées à
+Québec, où le Marcheur, habitué de longue date à ces trafics, les avait
+vendues au moment opportun en réalisant d'énormes bénéfices.</p>
+
+<p>Raoul avait engagé le trappeur à l'accompagner en France; mais à toutes
+ses avances le Marcheur secouait la tête:</p>
+
+<p>--Non! monsieur le marquis, merci. Je veux mourir parmi mes frères les
+Indiens... Vos pays civilisés sont trop petits mon ours et moi ne
+tarderions pas à y périr d'ennui.</p>
+
+<p>Le jeune homme, comprenant qu'il ne pourrait vaincre cette résistance,
+s'était résigné à partir seul.</p>
+
+<p>Et Thémistocle?</p>
+
+<p>Pendant l'année qu'il passa chez les Yakang... le brave nègre continua,
+avec un succès toujours croissant, son rôle de divinité protectrice.
+Cependant il était homme, après tout; aussi ne tarda-t-il pas à se
+laisser toucher par les charmes d'une jeune Indienne, fille d'un des
+chefs influents de la tribu, et un beau jour Thémistocle, prenant son
+air majestueux, la demanda sérieusement en mariage. L'Indien, fier de
+l'honneur que lui faisait le démon du Champ-Rouge, s'empressa d'accéder
+à ses voeux.</p>
+
+<p>Aujourd'hui Thémistocle, entouré de sa femme, qu'il adore, et de deux
+petits enfants, qui rodent sans cesse autour de ses grandes jambes, mène
+la vie aventureuse des Peaux-Rouges, qu'il est censé protéger.</p>
+
+<p>N'était le souvenir de son maitre, Thémistocle se considérerait comme le
+plus heureux des hommes.</p>
+
+<h3>FIN.</h3>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by
+Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES ***
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+
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