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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/24123-8.txt b/24123-8.txt new file mode 100644 index 0000000..104abf7 --- /dev/null +++ b/24123-8.txt @@ -0,0 +1,5262 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by +Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les derniers Peaux-Rouges + Le trésor de Montcalm + +Author: Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère + +Release Date: January 2, 2008 [EBook #24123] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + + + + LES + DERNIERS PEAUX-ROUGES, + (AMERIQUE DU NORD.) + + ------ + + LE TRESOR DE MONTCALM. + + PAR + + + H. DE LA BLANCHÈRE. + + --------- + + + + +I.--LE CHAMP-ROUGE. + + +Un peu à l'ouest du lac canadien d'Abbitibbé, entre le fleuve du même +nom et le grand contrefort qui, partant des montagnes Rocheuses, vient +aboutir au cap Charles, se trouve un petit vallon entouré de rochers et +célèbre dans les traditions indiennes. Les Peaux-Rouges, restes des +puissantes nations des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, n'en +prononcent encore aujourd'hui le nom qu'avec une sorte de terreur +superstitieuse. Nous voulons parler du _Champ-Rouge_. + +D'où vient ce nom? quel souvenir éveille-t-il dans l'imagination des +tribus errantes? Nul Européen ne le sait, car les Indiens, défiants par +expérience et taciturnes par tempérament, ne livrent pas volontiers aux +visages pâles le secret de leurs traditions. Cependant, si vous +interrogiez avec patience les plus vieux sorciers ou médecins des +tribus, et si ces vénérables vieillards, dépositaires de la sagesse des +aïeux, daignaient condescendre à desserrer les lèvres, voici à peu près +ce que vous pourriez apprendre: + +"Un jour--il y a bien des lunes de cela--une famille d'émigrants +canadiens, poussée par le désir d'accroître son bien-être, parcourait le +désert à la recherche d'une terre à défricher et d'un endroit convenable +pour établir une nouvelle habitation. Elle était escortée par une troupe +d'une trentaine d'Indiens hurons, sous les ordres d'un chef iroquois +nommé Griffe-d'Ours. Celui-ci avait fait alliance avec les Canadiens et +promis de leur céder une partie du désert à leur convenance sur les +bords de l'Abbitibbé. En échange, les visages pâles s'engageaient à +fournir à la tribu des Iroquois trente mesures de blé par an, à recevoir +les peaux de bisons que les Indiens voudraient apporter, à les amener et +à les vendre sur les marchés américains, et à en rapporter le prix soit +en argent, soit en objets dont les Indiens feraient commande. + +"Après quelques jours de marche, la petite troupe se trou va réunie au +fond d'un vallon entouré de rochers et situé à quelque distance de +l'Abbitibbé. + +"--Halte! dit le chef de la famille canadienne. C'est aujourd'hui la +Saint Eustache, fête de mon patron vénéré; nous célébrerons joyeusement +ce grand jour." + +"Les préparatifs de l'assiette du camp furent bientôt terminés; une +dizaine de guerrier partirent en chasse, et quelques heures après deux +quartiers de bison fraîchement tués se balançaient gaiement au-dessus +d'un feu clair et pétillant. + +"Au coucher du soleil, le Canadien adressa une fervente prière à son +céleste patron et la fête commença; mais, avec sa générosité naturelle, +l'émigrant défonça un petit baril d'eau-de-vie et le plaça debout devant +ses amis les Indiens. + +"Ceux-ci se précipitèrent à l'envi sur l'eau de feu et la burent à +pleines gorgées. Dix minutes après, ils étaient tous ivres, tandis que +seul, à l'écart, Griffe-d'Ours n'avait point goûté à l'eau de feu... + +"Les Indiens, entonnant alors une mélopée nationale, se mirent à tourner +autour du feu et bientôt leur danse chancelante t'anima, te changeant en +une sarabande furieuse, au grand contentement des émigrants qui riaient +à gorge déployée des contorsions burlesques de leurs amis les +Peaux-Rouges. + +"La raison complètement troublée par les vapeurs du whisky, excités en +outre par la rapidité de la danse, par le rythme énervant de leur chant, +les Indiens, pris de folie furieuse, oublièrent bientôt que les blancs +qui les accompagnaient étaient leurs alliés... Tout à coup, brandissant +leurs tomahawks, ils se ruèrent sur le squatter désarmé au milieu de sa +famille. + +"Griffe d'Ours suivait d'un oeil inquiet cette scène rapide dont il ne +prévoyait que trop le dénouement. D'un bond furieux, il tomba devant les +Peaux-Rouges affolés en poussant son cri de guerre. Mais que pouvait-il +contre trente ennemis? Il tomba criblé de blessures... Sa chute fut le +signal d'un massacre général, et bientôt ce vallon qui, quelques minutes +auparavant, répercutait les cris joyeux d'un jour de fête, ne fut plus +troublé que par les plaintes des blessés et les râles des mourants. + +"Epuisés par leur oeuvre de destruction et ne trouvant plus d'ennemis à +scalper devant eux, ivres, les Peaux-Rouges se couchèrent sur la terre +sanglante et s'endormirent. + +"Le lendemain, l'aube resplendissante les éveilla... + +"Devant l'horrible spectacle qui les entourait, ils crurent d'abord que +le camp avait été surpris et attaqué pendant leur sommeil; mais peu à +peu leurs souvenirs revinrent et ils purent mesurer l'étendue de leur +crime. Des Hurons avaient tué leur chef Iroquois! + +"Tout honteux d'un pareil attentat contre la foi jurée, ils +s'empressèrent d'effacer toute trace de la catastrophe et d'ensevelir les +victimes, posant sur chaque fosse un fragment de rocher, afin de mettre +les cadavres à l'abri des animaux de proie; mais vainement ils +cherchèrent le corps de leur chef: Griffe-d'Ours avait disparu. + +"Ce travail les occupa tout le jour; puis, à la tombée de la nuit, ils +quittèrent ces lieux funèbres et regagnèrent leur tribu. Pour expliquer +la disparition de leur chef, ils affirmèrent que Griffe-d'Ours s'était +noyé en traversant le fleuve, et que son corps, emporté par la rapidité +du courant, n'avait pu être retrouvé. + +"En effet, Griffe-d'Ours ne reparut jamais. + +"Mais à dater de cette époque, à tous les renouvellements de la lune, un +guerrier de la bande des Hurons assassins disparaissait subitement. Le +lendemain ses frères le retrouvaient gisant, le crâne ouvert, au milieu +du vallon témoin du massacre du Canadien et de sa famille. + +"Ces meurtres périodiques et mystérieux se renouvelèrent trente fois et +ne cessèrent que quand toute la bande de Griffe-d'Ours eut disparu. + +"Les Hurons donnèrent le nom de _Champ-Rouge_ à ce vallon fatal à ceux +de leur race, et peu à peu il devint pour eux l'objet d'une mystérieuse +terreur. Ils le croient encore hanté par une puissance malfaisante, +qu'ils espèrent fléchir en apportant une pierre et l'ajoutant au monceau +qui couvre les cadavres. Cette crainte s'est transmise de génération en +génération, et, au moment où commence notre histoire, pas un Indien, +quelle que fût sa bravoure, n'eût osé s'aventurer seul dans ces lieux +funestes." + +...................................................................... + +Par une belle après-midi de juillet, la solitude habituelle du +_Champ-Rouge_ était animée par la présence de deux hommes assis sur +l'amas de pierres composant le monument funèbre des Canadiens massacrés. + +Ces deux hommes formaient entre eux le plus singulier contraste. L'un, +jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait une figure ouverte et +franche, des yeux vifs, mais souvent rêveurs et mélancoliques. Une fine +moustache noire, relevée galamment aux deux bouts, ombrageait sa lèvre +supérieure, tandis que des cheveux de la même couleur, s'échappant de +son feutre à larges bords, ruisselaient en boucles ondoyantes jusque sur +ses épaules: admirable trophée de guerre pour orner le wigwam d'un +Peau-Rouge. + +Son costume était semblable à celui qu'ont adopté quelques chasseurs +européens. Il se composait d'un feutre à larges bords surmonté d'une +plume d'aigle, d'une tunique lâche serrée à la taille par une ceinture, +d'un pantalon flottant s'arrêtant un peu au dessous du genou, tandis que +des guêtres en cuir protégeaient le bas des jambes. Une carabine à deux +canons superposés passée en bandoulière sur son épaule, une paire de +revolvers américains et un long couteau de chasse armorié pendu à sa +ceinture complétaient son accoutrement. + +Cet homme était le marquis Raoul de Valvert, dont les salons parisiens +commentaient depuis dix-huit mois la subite disparition. + +Son compagnon, nègre du plus beau noir et de la plus belle venue, était +remarquable par une haute taille et de larges épaules qui annonçaient +une force musculaire peu commune. Rien de plus imposant et en même temps +de plus burlesque que son accoutrement, exclusivement composé d'un +pantalon de toile et d'une peau de bison; mais cette peau de bison +mérite une mention particulière. Le nègre l'avait fixée à sa personne en +attachant à son cou les pattes de devant et à sa ceinture les pattes de +derrière; puis de la tête de l'animal il s'était fait une sorte de +casque flanqué des deux cornes en croissant, au milieu desquelles il +avait planté trois longues plumes de dindon sauvage. Ainsi placée, cette +peau était nécessairement trop grande et trop ample; aussi, lorsque son +propriétaire marchait, la queue du bison traînait et balayait le sol à +deux pas en arrière, et si par hasard la bise venait à souffler, ce +singulier vêtement se gonflait, s'arrondissait, et le nègre ressemblait +à un mât de navire garni de sa voile, se balançant sous les efforts du +vent. + +Les armes de notre personnage n'étaient pas moins originales que son +vêtement. Elles consistaient en une énorme hache de bûcheron, au +tranchant brillant et dont le manche était passé entre les pattes du +bison autour de ses reins; en face de cette hache, sur l'autre flanc, +pendait un large et long machete ou _bowie-knife_. A la main, le nègre +brandissait une branche de chêne noir, garnie de noeuds aigus et taillée +en forme de massue, et, à en juger par la désinvolture avec laquelle +l'hercule africain maniait cette badine d'une nouvelle espèce, on +comprenait qu'elle devait avoir pour un ennemi la pesanteur irrésistible +d'une montagne. + +Par quel concours de circonstances l'élégant marquis de Valvert avait-il +quitté l'asphalte du boulevard pour venir s'enterrer vivant dans ces +déserts sauvages? C'est ce que l'avenir nous apprendra peut-être. En +attendant, pour se remettre des fatigues d'une longue marche et +reprendre des forces, les deux compagnons déjeunaient avec un appétit de +voyageurs. + +--Brrr! dit tout à coup Raoul en jetant un regard circulaire autour de +lui, ces lieux ont un aspect sinistre. Qu'en dis tu, Thémistocle? + +--Pauvre nègre n'a jamais rien vu d'aussi épouvantable; en pénétrant +ici, il a pâli de frayeur. + +--Vraiment, on ne le dirait pas, fit Raoul en riant. + +--Riez, maître riez; mais, si vous m'en croyez, nous serons prudents et +nous partirons sans retard. + +--Pourquoi cela? Ce lieu a un cachet d'horreur, c'est vrai, mais il ne +manque pas d'une certaine beauté. Vois ces montagnes aux flancs +décharnés qui s'étagent devant nous; ne dirait-on pas des degrés taillés +par les Titans pour escalader le ciel! Vois ce ruisseau aux flots +troublés qui coule à nos pieds et va se perdre là-bas dans les sables, +comme s'il se trouvait honteux d'étaler sous l'azur du firmament ses +flots souillés par le limon. Vois ces rochers qui se dressent autour de +nous comme des sentinelles.. + +--Et qui peuvent avoir l'inconvénient de servir d'embuscade à des Peaux +Rouges convoitant nos chevelures. + +--Poltron! + +--Oh! fit Thémistocle avec reproche. Ma foi! maître, puisque vous +semblez vous y complaire, restons-y. Si les Indiens viennent, j'ai de +quoi les recevoir. + +Et l'hercule africain posa la main sur sa massue. + +A la bonne heure! je te reconnais!... Espérons que tu n'auras pas besoin +de ton gourdin et qu'il nous sera permis de prendre quelque repos avant +de nous remettre en marche. + +--Qui sait si nous atteindrons jamais le but que vous vous proposez, +surtout n'ayant que les vagues renseignements que vous m'avez confiés! + +--Il existe un vieux proverbe, Thémistocle; _La foi soulève les +montagnes_. J'ai confiance en toi et en moi-même. Du reste, je ne me +dissimule aucune des difficultés de l'entreprise; mais il le faut! + +Le jeune homme laissa tomber ton front sur sa main et absorba dans une +méditation profonde. Quelques instants après, sa respiration calme et +régulière apprit à Thémistocle que, Vaincu par la fatigue, il venait de +céder au sommeil. + +Le nègre le considéra quelques instants d'un oeil attendri. + +--Pauvre maître! murmura-t-il, bon, brave, généreux! reverras-tu jamais +le pays de tes pères?... + +Et, sur cette réflexion mélancolique, Thémistocle plaça sa massue entre +ses jambes pour être prêt à tout événement et se mit à surveiller les +alentours en psalmodiant à voix basse une mélopée qu'il avait sans doute +apprise parmi les nègres des plantations. + +Tout à coup une légère rumeur s'éleva vers une des collines bordant le +Champ-Rouge et fit expirer la chanson sur les lèvres du fidèle +serviteur. + +Sans bouger, il tendit l'oreille, puis, allongeant imperceptiblement le +doigt, toucha son maître légèrement au bras. + +--Qu'est-ce, Thémistocle? fit tout bas le marquis, qui, comme tous ceux +qui ont vécu de la vie du désert, ne dormait jamais que d'un oeil. + +--Attention! répondit le nègre en collant son oreille contre le sol. La +poudre parle, reprit-il au bout d'un instant, et j'entends des pas +d'homme escaladant la colline. Cachons-nous derrière une de ces roches +et attendons; nous saurons bientôt à qui nous avons affaire. + +Raoul de Valvert suivit ce conseil, et les deux hommes, l'oeil au guet, +l'arme au poing, s'accroupirent derrière un des abris naturels répandus +autour d'eux, prêts à tout événement. + +Ils virent bientôt apparaître au sommet de la colline un homme de haute +taille, portant le costume des trappeurs et brandissant une carabine +qu'il chargeait avec une rapidité merveilleuse et une régularité +mathématique. + +--C'est un blanc! dit Raoul. + +--Oui, maître, c'est un blanc. Il est attaqué par les Indiens qui +cherchent à escalader la colline. + +--Si chaque balle atteint son but, avant peu, le dernier Peau-Rouge aura +vécu. + +--Hum! les Indiens sont nombreux, et si le trappeur vient à être blessé, +il est perdu. + +--Nous verrons bien. + +--C'est tout vu; maître, regardez! + +En effet, le trappeur venait de chanceler et de tomber sur les genoux. + +Ce moment de répit permit aux Indiens d'avancer, et quand le trappeur se +releva cinq ou six de ses ennemis atteignaient le sommet de la colline, +brandissant leurs tomahawks. + +--Laisserons-nous massacrer cet homme comme un mouton? s'écria le +marquis en serrant convulsivement la crosse de sa carabine. Vive Dieu I +c'est un rude compagnon; montrons-lui ce que nous savons faire. + +--Mauvaise affaire! fit Thémistocle. Bah! à la grâce de Dieu! + +Les deux hommes s'élancèrent en courant. + +--Courage! l'ami! cria Valvert; voilà du renfort qui vous arrive... +Baissez-vous! Mais baissez-vous donc, morbleu! + +Le trappeur obéit machinalement. + +Un coup de feu retentit et un des Peaux-Rouges roula sur le sol, la +poitrine traversée par la balle du marquis. + +A cette agression inattendue, tel Indiens poussèrent un cri de rage et +se ruèrent sur Raoul, qui, arrivé sur le lieu de la scène, s'était placé +aux côtés du trappeur. + +La mêlée devint aussitôt générale. + +Les deux blancs, placés dos à dos, faisaient face à leurs ennemis dix +fois supérieurs en nombre, et, se servant de leurs carabines en guise de +massues, traçaient en l'air un cercle infranchissable. Chacun de leurs +coups abattait un homme. Cependant, quelque grands que fussent leur +courage et leur vigueur, une lutte aussi inégale ne pouvait durer +longtemps. Le trappeur blessé au bras et au côté d'un coup de flèche, +sentait tes forces s'épuiser, et déjà il prévoyait le moment où son arme +deviendrait trop lourde pour son bras affaibli. + +--Me voici, maître! s'écria tout à coup une voix stridente. + +C'était Thémistocle qui, retardé dans sa course par le vent +s'engouffrant dans sa robe de bison, arrivait sur le théâtre de la lutte +et se précipitait tête baissée, comme une avalanche, dans la mêlée. + +A la vue de cet être noir, au costume fantastique, qui semblait sortir +de terre, les Indiens poussèrent un cri de terreur. + +--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent-ils avec un accent d'épouvante. + +Et, tournant les talons, ils descendirent la colline au pas de course et +se perdirent bientôt dans l'éloignement. + +Le trappeur et ses deux libérateurs étaient maîtres du champ de +bataille.? + + + + +II--L'HABITATION DU MARCHEUR. + + +--Ouf! dit le marquis lorsque le dernier Indien eut disparu, l'affaire a +été vivement menée... Vous êtes blessé, monsieur? + +--Une simple piqûre... J'ai perdu du sang... Dans quelques jours, il n'y +paraîtra plus. + +En disant ces mots, le trappeur cueillit une poignée d'herbes vertes +qu'il imbiba d'eau-de-vie et qu'il appliqua sur ses blessures avec +l'aide de Thémistocle. + +--Messieurs, dit-il lorsque l'opération fut terminée, souvenez-vous qu'à +partir d'aujourd'hui je vous appartiens corps et âme; mon coeur et ma +carabine sont à votre service et ils n'ont jamais failli. + +--J'accepte de grand coeur et mon compagnon aussi, dit le marquis; mais +vraiment cela n'en vaut pas la peine. Tout le monde en eût fait autant à +notre place. + +--Hein? fit le trappeur en regardant le jeune homme avec surprise. Y +a-t-il longtemps que vous parcourez le désert? + +--Six mois à peine. + +--Je m'en doutais rien qu'à votre inexpérience, qui, du reste, m'a été +fort utile aujourd'hui. Mais sachez, monsieur, que le chacun pour soi +est la loi de ces contrées, et que, tôt ou tard, l'homme qui a tiré son +semblable d'entre les griffes des Peaux-Rouges risque fort de donner sa +vie en échange de celle qu'il a sauvée. + +--Bah! bah! jusqu'à présent, mon compagnon et moi, nous nous sommes +toujours tirés d'affaire. J'espère que le ciel ne nous abandonnera pas à +l'avenir. + +--Hum! fit le trappeur d'un air de doute... Allons! je veillerai pour +trois!... Maintenant pourrai-je savoir, si toutefois il n'y a pas +d'indiscrétion dans ma demande, le nom de mes généreux libérateurs? + +--Raoul de Valvert, fit le marquis en s'inclinant. + +--Thémistocle, dit le nègre agitant, en guise de salut, les trois plumes +de dindon qui ornaient sa tête. + +--Confidence pour confidence, dit alors Raoul. + +--Non, répondit le trappeur en fronçant légèrement les sourcils; à quoi +bon vous dire le nom que je portais chez mes compatriotes? Il y a si +longtemps que j'ai dit adieu à la vie civilisée que ce nom est presque +sorti de ma mémoire. D'ailleurs il ne vous apprendrait rien. J'aime +mieux vous dire celui que m'ont donné les Indiens. + +--A votre aise, monsieur. + +--Appelez-moi le _Marcheur_. Ce nom est connu, craint ou respecté de +tous ceux qui parcourent le désert. Maintenant, si vos instants ne sont +pas comptés et si vous ne craignez pas d'en perdre quelques-uns, je vous +offre l'hospitalité dans ma hutte, située à trois milles d'ici. Ce n'est +point un palais; mais, dans ces solitudes, un toit de brandies a son +prix. + +--Et nous l'acceptons de grand coeur, n'est-ce pas, Thémistocle? + +--Oui, maître. + +--Alors, en route! dit gaiement le trappeur, et, de crainte de surprise, +prenons la file indienne. + +--La file indienne!... Que voulez vous dire? + +Le Marcheur, qui avait déjà fait quelques pas, te retourna à cette +question. + +--Vrai! murmura-t-il, on ne voit pas souvent réunis tant de courage et +tant d'imprudence!.. C'est miracle, mon cher monsieur, si votre crâne +porte encore sa chevelure. Apprenez donc que, dans le désert, lorsque +plusieurs hommes sont réunis, ils doivent toujours marcher l'un à la +suite de l'autre, emboîtant leurs pas aussi exactement que possible. +Trente hommes marchant ainsi laissent juste autant de traces de leur +passage. Or, dans ces régions, la vie du voyageur blanc, dépend du plus +ou moins de traces qu'il a laissées derrière lui. + +--Très-bien! Je me souviendrai à l'avenir de la file indienne. +Mettez-vous donc à notre tête et veuillez nous guider. + +Après trois heures de marche silencieuse, les trois hommes arrivèrent en +vue de la hutte du trappeur. + +A l'extrémité de la plaine immense dont faisait partie le Champ-Rouge +s'élevait une chaîne de hauteurs peu considérables, mais dont les flancs +taillés à pic offraient l'aspect d'un mur. + +Il était impossible de franchir cet obstacle, à moins d'être pourvu +d'ailes comme les oiseaux; aussi pour passer sur le plateau supérieur, +était-on obligé de longer la montagne jusqu'à un défilé situé à sept +milles de la cabane. + +Vers le milieu de cette chaîne et tout au pied de la paroi verticale, +trois roches énormes que le temps avait sans doute fait tomber du +sommet, s'étaient rencontrées par hasard et arc-boutées en voûte au +faite d'un chaos de roches plus petites. C'est sous cette voûte que le +trappeur avait construit sa hutte avec des troncs d'arbres et des +branchages. Ainsi placé, il ne pouvait être ni tourné ni lapidé du haut +de la montagne; ses derrières étaient complètement à l'abri des attaques +et des surprises. + +Cette sorte de forteresse n'était pas moins bien défendue du côté qui +regardait la plaine. D'abord l'Abbitibbé, large et profond, coulant à +une portée de carabine, représentait un premier rempart naturel; puis +l'éboulis de rochers que nous avons signalé tout à l'heure se continuait +jusqu'au bord du fleuve, formant comme deux murs parallèles séparés par +un couloir très étroit qui menait directement à la hutte et dans lequel +un homme seul pouvait passer. L'ennemi, s'il se présentait, devait +nécessairement traverser d'abord le fleuve, sous le feu du Marcheur; +puis, ne pouvant attaquer la hutte par derrière ni par les côtés, +prendre le sentier entre les roches. + +--Vous ne devez pas voir ma maison d'ici, dit le trappeur en se frottant +les mains, et cependant c'est un vrai château fort. Un jour,--il y a +bien des années de cela!--j'y soutins un siège en règle. + +--Qui dura?... + +--Plus d'une semaine, mais les Indiens furent si vertement repoussés +qu'ils n'y revinrent plus. Ils ont préféré m'avoir pour ami, et voilà +plus de dix ans que je vis en bonne intelligence avec eux. Je fais même, +par adoption, partie de la grande tribu des Iroquois-Yakangs. + +--Vraiment!... Et quels sont ceux qui vous ont si vivement attaqué +aujourd'hui? + +--Oh! ceux-là, dit le Marcheur en crispant le poing, je les retrouverai: +j'ai un vieux compte à régler avec eux. + +--A quelle tribu appartiennent-ils? + +--A quelle tribu?... A aucune. Ils font partie d'un clan d'environ deux +cents mauvais drôles, ramassés de la lie de toutes les tribus indiennes, +de métis de la pire espèce, et même de quelques blancs qui auraient un +compte sévère à rendre à la justice de leur pays. Les Peaux-Rouges des +tribus les craignent et les haïssent; ils les connaissaient sous le nom +d'_Enfants perdus_. + +--Quel motif les poussait à vous attaquer? + +--La haine instinctive que tous les brigands ont pour les honnêtes gens, +fit le trappeur d'un air convaincu. Outre cela, je crois qu'ils me +gardent rancune d'avoir logé une balle dans l'oeil d'un de leurs chefs. + +--Vous m'en direz tant! fit Raoul de Valvert en souriant. + +--Nous voici au fleuve; il s'agit de le traverser. Ce n'est pas +difficile, mais encore faut-il savoir où poser le pied. Je vais passer +devant et vous montrer le chemin. + +Après avoir franchi l'Abbitibbé, les trois hommes s'engagèrent dans +l'étroit sentier menant à la hutte, quand, aux deux tiers du chemin, un +rauque grognement s'éleva, menaçant et répercuté par l'échu des rochers. + +--Oh! oh! s'écria le marquis, vous avez du monde chez vous, mon +compagnon. Voilà un maître ours gris, qui, pendant votre absence, a +trouvé bon de s'installer ici: il va falloir en découdre! + +Au mot d'ours gris, Thémistocle, heureux de jouer un peu de la massue, +voulut s'élancer en avant; mais comme le sentier était trop étroit pour +que deux hommes pussent passer de front le brave nègre saisit le +Marcheur dans ses mains formidables l'enleva de terre comme un enfant, +puis, pirouettant sur les talons et le faisant passer à la hauteur des +trois plumes de dindon, il le déposa délicatement à terre derrière lui. +Cette manoeuvre terminée, il s'avança, la massue haute, vers le grizzly, +qui, assis à la porte de la hutte, remuait le museau et regardait venir +les trois hommes d'un air assez indifférent. + +--Morbleu! quel poignet! fit le trappeur avec admiration...--Arrêtez! + +Mais Thémistocle avançait toujours. + +--Arrêtez! arrêtez! morbleu! arrêtez-vous donc! cria le Marcheur en se +cramponnant à la queue de bison que le nègre traînait derrière lui... +C'est un ours apprivoisé, mon compagnon des mauvais jours et le +défenseur de ma propriété. + +--Bah! fit le nègre avec un accent si désappointé que le marquis ne put +s'empêcher de sourire. Quel dommage! + +--Vous voilà chez vous, messieurs, dit le Marcheur en écartant l'ours de +la main et franchissant le seuil de la cabane. + +L'ameublement de ce réduit était des plus simples. Une demi-douzaine de +têtes de bison servaient de sièges; dans l'un des coins, un amas de +fougère et de feuilles sèches, couvert de fourrures, faisait l'office du +lit; quelques tasses de bois... et c'était tout! Par un contraste +bizarre, si les objets de première nécessité faisaient défaut, en +revanche les objets de luxe abondaient. Les murs étaient partout +constellés de trophées de chasse merveilleux, que, dans nos pays +civilisés, on se serait disputés au poids de l'or. Griffes et dents +d'ours gris, bois de cerf et de renne servant de support au linge et aux +vêtements de rechange du Marcheur, cornes de bison, plumes d'aigle, deux +carabines, une demi-douzaine de poires à poudre, un arc indien avec ses +flèches, un casse-tête, deux chevelures de Peaux-Rouges; tout cela fixé +et groupé sur les murs dans un désordre si complet que parmi toutes ces +richesse l'oeil ne voyait qu'un chaos sans nom. + +--Nous avons le couvert, dit le Marcheur; il nous faut à présent le +vivre. Si vous voulez bien, je vais y pourvoir. + +--Vive Dieu! Faites vite: le combat de tantôt m'a mis en appétit. + +Le Marcheur plaça vers le seuil de sa hutte trois branches d'arbre +formant trépied. + +--Voici la broche, dit-il... Allons! maître Martin, apportez-moi le +rôti! + +L'ours, ainsi interpellé, se dressa sur ses pattes, et, saisissant dans +sa gueule un quartier de cerf accroché au mur, l'apporta à son maître. + +--Pardieu! fit le marquis en jetant un regard de côté au _grizzly_, +voici la première fois je que je vois un semblable animal en tête-à-tête +avec un morceau de venaison sans qu'il fasse avec lui plus ample +connaissance. + +--Martin est incapable d'une mauvaise action et même d'une mauvaise +pensée; il sait que tôt ou tard il aura sa part et il préfère +l'attendre. D'ailleurs, quand mon absence se prolonge et que la faim le +presse trop vivement, il n'est pas embarrassé de chasser pour son +compte, et alors même il a soin de rapporter au logis ce qui lui reste +après son repas. + +--Un _grizzly_ apprivoisé! Cela ne s'est jamais vu. + +--Bah! cela se voit, puisqu'en voilà un devant vous! + +--Mais si l'envie lui venait de goûter un peu du trappeur blanc? + +--Bah! J'ai pris Martin tout petit. Je l'ai nourri, élevé, je l'ai vu +grandir... Ma foi! depuis six ans que nous vivons ensemble, jamais un +nuage n'est venu obscurcir notre amitié... Messieurs, le rôti est prêt. +A table, reprit le trappeur. + +Et comme Raoul jetait un regard autour de lui, cherchant le meuble en +question, le Marcheur ajouta: + +--Chez moi, les meubles et les assiettes sont remplacés par... une +aimable cordialité. + +Les trois hommes se mirent à souper en compagnie de Martin, et bientôt +le silence de la hutte ne fut plus troublé que par le bruit régulier des +mâchoires. + +Lorsque le repas fut achevé, la nuit étendait déjà sur la terre son +voile parsemé d'étoiles. + +La lune se lèvera tard aujourd'hui, dit le Marcheur, et pour la +remplacer je n'ai que quelques misérables flambeaux de résine. + +--Gardez vos flambeaux, dit Raoul; après le souper, ce qu'il y a de +meilleur, c'est le lit. + +--Vous parlez de dormir, monsieur le marquis. Couchez-vous et dormez, +dit le trappeur en indiquant les peaux de bison. Martin et moi, nous +partagerons les quarts de veillée. + +Ce conseil fut immédiatement mis à exécution. + +Epuisés par les fatigues de la journée, Thémistocle et son maître ne +tardèrent pas à s'endormir, et bientôt un silence solennel enveloppa le +trappeur, qui, sa carabine entre les genoux, s'était assis à la porte de +la hutte et surveillait l'obscurité. Seul l'Abbitibbé, déroulant avec +lenteur ses ondes murmurantes, entonnait son hymne à la nuit, auquel se +mêlait par intervalles la douce voix de la brise chantant parmi les +roseaux de ses bords. + + + + +III.--L'ALLIANCE. + + +Une semaine s'était écoulée depuis que Thémistocle et son maître +habitaient la hutte du trappeur. + +--Mon hôte, dit un jour le marquis, nous sommes obligés de prendre congé +de vous; mais ce ne sera pas sans vous remercier vivement de votre +cordiale hospitalité. + +--Que voulez-vous dire? + +--Cher hôte, il nous faut partir. + +--Monsieur de Valvert, voulez-vous me permettre de vous parler à coeur +ouvert? + +--Certes! Je vous écoute. + +--Habitué comme je le suis à lire incessamment dans ce livre mystérieux +que Dieu lui-même s'est donné la peine d'écrire et qu'on appelle _la +nature_, un visage franc et ouvert comme le vôtre ne peut avoir +longtemps de secrets pour moi. Ce n'est pas le simple attrait de la +curiosité ni l'amour des aventures qui vous ont poussé dans le désert +américain. En y entrant, vous poursuiviez un but sérieux et je ne crois +pas me tromper en affirmant que, pour l'atteindre, vous êtes prêt à +sacrifier votre vie s'il le faut. Ce but, je ne le connais pas, je ne +cherche pas à le connaître; mais, quel qu'il soit, seul, livré à vos +propres ressources, vous ne l'atteindrez jamais. Vous ne soupçonnez pas +les dangers qui vous entourent! Je m'étonne comme de la chose la plus +merveilleuse que vous ayez pu vivre six mois... ici... + +--Où voulez-vous en venir? + +--Pour réussir dans ce que vous avez entrepris, il vous faut un +compagnon dont vous soyez sûr, un homme doué des qualités qui vous +manquent, qui voie pour vous. Vous m'avez sauvé la vie, monsieur le +marquis: si vous voulez, je serai cet homme! + +--Merci! dit Raoul d'une voix émue en pressant la main du trappeur. +Mais, vous l'avez dit, je poursuis un but difficile à atteindre et ce +serait un éternel remords pour moi de vous entraîner dans les dangers +qui ne manqueront pas de m'assaillir. + +--Je n'ai pas fini, monsieur le marquis. Il y a bientôt trente ans que, +vaincu dans la lutte de la vie, j'ai dit adieu aux espérances de ma +jeunesse pour venir m'ensevelir vivant dans ce désert, continua le +Marcheur en passant la main sur son front comme pour en chasser une +douloureuse pensée. Pendant vingt ans, j'ai cru que la solitude et la +contemplation guériraient mon coeur ulcéré. Mais, hélas! depuis huit +jours que le ciel vous a mis sur ma route, tous ces doux rêves d'amitié, +de patrie, de famille, que je croyais à jamais éteints dans mon coeur, +se sont ranimés plus vivaces encore que par le passé. _Vae victis!_ +disaient les Gaulois, vos ancêtres, aux Romains vaincus. _Vae solis!_ me +crie aujourd'hui la grande voie de la solitude qui ne m'a jamais trompé. +Croyez-moi, les voies de la Providence sont sages et mystérieuses: ce +n'est pas pour rien qu'elle nous a mis face à face et qu'elle vous a +permis de me conserver la vie... + +--Le Marcheur a raison, maître, dit Thémistocle; c'est un brave homme. +Restons ensemble. + +--Je ne puis contredire mon fidèle Thémistocle, fit Raoul en souriant. +Soit! ne nous séparons plus. Qui sait? c'était peut-être écrit et cela +vaudra mieux ainsi. + +Le Marcheur secoua énergiquement la main que lui tendait le jeune homme. + +--Vive Dieu! monsieur le marquis, nous mènerons votre entreprise à bonne +fin, espérons-le! Quatre valent mieux que deux! + +--Comment quatre? demanda Thémistocle ouvrant de grands yeux. + +--Martin, dit le trappeur s'arrêtant devant le _grizzly_ et lui montrant +le marquis et le nègre, à partir d'aujourd'hui, tu as trois maîtres. +As-tu compris? + +L'ours, ainsi interpellé, s'approcha du marquis et, se levant sur ses +pattes de derrière, appuya son museau contre la joue du jeune homme; +puis il répéta la même manoeuvre vis-à-vis de Thémistocle. + +--Martin vous a reconnus pour ses seigneurs et maîtres, dit le trappeur; +il vient de vous rendre hommage. A nous quatre, nous serons les rois du +désert! + +--Le courage, dans tous les cas, ne manquera à aucun de nous, dit Raoul +en caressant la tête du _grizzly_. Mais, mon cher trappeur, ce n'est pas +tout d'avoir conclu une alliance défensive et offensive dans laquelle je +gagne tout et ne donne rien. Il est important que nos efforts soient +raisonnés et dirigés vers un but unique. Ce but que je poursuis et que +vous ne connaissez pas, il faut vous l'apprendre. + +--Comme il vous plaira, monsieur Raoul, fit le trappeur en approchant un +crâne de bison; je vous écoute. + +-Mon nom, commença Raoul, a déjà dû vous révéler ma nationalité. Je suis +Français. Lorsque la Révolution de 89 éclata, mon père, alors âgé de +vingt ans, fit partie de l'émigration, sacrifiant comme tant d'autres, +ses intérêts matériels à ses convictions, à sa fidélité à son Dieu et à +son roi. Retiré en Angleterre, il supporta vingt ans d'exil et de +misère, obligé pour vivre de donner tantôt des leçons de français aux +commerçants de Londres, tantôt des leçons d'escrime dans les salles +d'armes. + +"Plus tard, en 1815, lorsque l'Europe coalisée chassa Napoléon et rendit +le trône de France à ses anciens maîtres, mon père rentra dans son pays +et fut remis en possession d'une partie de ses biens; puis, pour le +récompenser de sa fidélité, le roi lui offrit une charge à la cour. Mais +les longues épreuves de l'exil et de l'adversité avaient éteint chez +l'ancien émigré toute idée d'ambition; il n'aspira plus qu'à vivre +tranquille; il refusa. Retiré dans son château de Valvert, il se maria. +Un an après, je venais au monde. + +"A partir de ce moment, une transformation sembla s'opérer dans le +caractère de mon père. Oubliant le monde entier, il ne vivait plus que +par moi. On eût dit que la création se résumait pour lui dans un être +unique, son cher Raoul. A mesure que je grandissais, tous dans le +château subissaient mon ascendant. Mes désirs, mes moindres caprices +avaient force de loi. Vainement ma mère, qui voyait le mal d'une +semblable éducation, essayait parfois quelque; timides remontrances: + +"--Madame, lui répondait mon père, n'oubliez pas que cet enfant doit un +jour perpétuer mon nom et que j'entends qu'on le respecte à l'égal de +moi-même." + +"Hélas! mon ami, grâce à cette belle éducation, je devins un petit +tyran, même vis-à-vis de ma mère et de ma jeune soeur. Enfin l'heure +sonna de commencer mon éducation; mon père ne voulut jamais consentir à +se séparer de moi et me choisit un précepteur... Je dois avouer que je +ne lui donnais pas beaucoup de peine, car au latin je préférais monter à +cheval, tirer à la cible ou faire des armes avec l'intendant du château, +ancien prévôt dans un régiment. + +"Je venais d'atteindre mes dix sept ans lorsque mon père mourut. Ma mère +était incapable de me tenir en bride, et j'adoptai la vie d'oisiveté et +de dissipation qui conduit tant de jeunes gens à la ruine, si ce n'est +au déshonneur. Chaque jour, le mal faisait en moi de rapides progrès... +A tous mes défauts j'ajoutai bientôt un vice: je devins joueur. + +"Cette vie dura sept ou huit ans qui passèrent avec la rapidité d'un +songe. Hélas! le réveil devait être terrible! Un beau jour, j'acquis la +triste certitude que j'étais ruiné et que ma folle conduite avait réduit +à la misère, non-seulement moi-même, mais encore ma mère et ma soeur, +pauvres victimes de mes mauvais penchants. + +"Cette catastrophe m'anéantit. Je fis un retour salutaire sur moi-même +et mesurai l'étendue de mes fautes. Ne sachant que devenir, le coeur +bourrelé de remords, la pensée du suicide s'offrit d'abord à moi comme +une planche de salut. Mais bientôt, la raison prenant le dessus, je +repoussai cette idée comme une lâcheté. + +"--Non, me dis-je, ma dissipation fut la cause du mal; mon travail +réparera tout." + +"Un peu ranimé par cette pensée, je me mis en quête, espérant trouver un +protecteur parmi les belles relations que je possédais. Un jour, en +cherchant parmi les papiers de mon père les traces de relations de +famille, quelques plis jaunâtres attirèrent mon attention. Je les ouvris +et, jugez de ma surprise! c'était une liasse de lettres écrites à mon +grand-père par son cousin, camarade et ami d'enfance, l'une des pures +gloires de notre pays, le marquis de Montcalm." + +--Montcalm, le défenseur du Canada? + +--Lui-même; l'une de ces lettres était datée de 1758 et fut pour moi un +trait de lumière. A cette époque, l'Angleterre faisait tous ses efforts +pour nous ravir le Canada et bientôt elle allait réussir, malgré les +incroyables traits d'audace et de bravoure de Vaudreuil et de Montcalm. +Lord Chatham, ministre anglais, comprenant tout le parti que l'on +pouvait tirer de cette belle contrée, armait ses flottes les plus +puissantes et rassemblait sur les frontières du Canada une armée de +soixante mille hommes. Pendant ce temps, le ministère français adressait +au gouverneur de Québec, qui lui demandait des secours, cette incroyable +lettre: + + "Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez + point espérer de recevoir de troupes de renfort; outre + qu'elles augmenteraient la disette des vivres, que vous + n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à + craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais + dans le passage, et comme le roi ne pourrait jamais vous + envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais + sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait + ici pour en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter + le ministère de Londres à en faire de plus considérables + pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette + partie du continent." + +--C'est incroyable! + +--Cela est... Et cependant, malgré cet indigne abandon de la France, les +Français tenaient en échec, au Canada, toutes les forces de +l'Angleterre. M. de Beaujeu gagnait la bataille de Monongahela: en 1756, +Montcalm s'emparait du fort Oswégo; en 1757, de celui de W. Henry; en +1758, il défendait le fort de Carillon contre le général anglais +Abercromby et le forçait à lever le siège... Malgré tout son courage, la +misère et la disette devait venir à bout de lui! + +"Un moment, Montcalm crut pouvoir continuer la guerre avec ses propres +ressources, grâce à une révélation ignorée. C'est précisément à ce fait +que se rapportaient les lettres que j'avais trouvées. Je puis vous lire +un passage frappant de l'une d'elles."? + +Et Raoul, prenant dans son portefeuille un papier jauni, le déploya +lentement et lut ce qui suit: + +--"J'ai fait tenir au ministre que s'il ne nous envoyait point de +renfort les Anglais s'empareraient de Québec dans la campagne de l'année +prochaine. Vous comprenez, mon ami, qu'on ne peut faire longtemps +l'impossible... Tous nos hommes sont à la demi-ration, et je prévoit le +moment où les vivres devront encore être réduits... Cependant je ne +désespère pas... le ciel va me venir en aide puisque le ministère +m'abandonne. Je suis peut être à la veille de posséder assez d'argent +pour soutenir cette guerre encore pendant longtemps et même lui donner +l'énergie et la rapidité qui lui manquent, à mon gré. Telle est la voie +de la Providence. Ces jours derniers, on introduisit auprès de moi un +pauvre diable de Français qui, parti de Québec depuis plus d'un an, +s'était enfoncé dans les prairies de l'Ouest peuplées par les Indiens. +Cet homme m'a assuré que vers le 83e degré de longitude et le 47e de +latitude, dans une petite chaîne de collines au milieu d'une plaine +immense, se trouve une grotte remplie de poudre d'or. Cette grotte, il +l'a vue, il y est entré... Malheureusement pour lui sa curiosité lui a +coûté sa chevelure, car les Indiens, qui veillent sur ce trésor, après +une poursuite acharnée qui dura trois jours, l'atteignirent et le +scalpèrent. Il me mènera au trésor et me l'abandonnera, pourvu que je +lui en laisse la dixième partie; car seul, sans soldats, il ne peut le +conquérir. Tel est le fait mystérieux dont je vous confie le secret, mon +cousin. Maintenant cet homme a-t-il dit la vérité? Je n'en sais rien +encore, mais le fait a assez d'importance pour que je m'en assure. Au +premier moment de répit, j'organiserai une expédition que je conduirai +moi-même, avec l'homme que j'ai gardé, vers la grotte bienheureuse." + +"Or, mon cher ami, continua Raoul en renfermant la lettre dans son +portefeuille, cette expédition ne fut jamais faite, car, l'année +suivante, Montcalm tombait sur le champ de bataille en même temps que +son adversaire le général anglais Wolf. + +"Vous comprenez facilement que la lecture de cette lettre me causa une +émotion extraordinaire. Vainement je me représentais que l'existence du +trésor de Montcalm était problématique; qu'en supposant même qu'il eût +jamais existé, il y avait de fortes probabilités pour qu'il eût déjà été +visité depuis longtemps, une voix me criait de tenter l'aventure... + +"Incapable de résister plus longtemps, je refusai une position qui +m'était offerte à Paris, ramassai le peu qui me restait encore, et, +malgré les pleurs et les supplications de ma mère et de ma soeur, je +partis accompagné de Thémistocle, au service de ma famille depuis mon +enfance et la sienne, car nous sommes frères de lait. Voilà six mois que +nous parcourons le désert à la recherche du trésor. + +"Maintenant, mon ami, répondez-moi franchement; nos recherches +sont-elles fondées?" + +Le trappeur réfléchit pendant quelques minutes. + +--Ma foi! monsieur le marquis, je l'ignore... Seuls le chef ou le +sorcier de la tribu des Yakangs pourront vous renseigner à cet égard Si +vous voulez m'en croire, nous nous mettrons en route demain... je vous +servirai de guide. + + + + +IV.--LE CAMP DES ENFANTS PERDUS. + + +Un de ces incendies que la main de l'homme est si prompte à allumer dans +les forêts et les prairies américaines a détruit une grande étendue de +bois et formé comme une immense clairière artificielle au milieu d'un +océan de verdure. Deux sentiers se coupant en croix la traversent et +vont se perdre dans l'ombre des massifs. A chacune des extrémités de ces +routes se dresse une haute palissade qui défend l'entrée de la +clairière. + +C'est le camp des Enfants-Perdus, les écumeurs du désert. + +Derrière chaque palissade, un Indien, le tomahawk au poing, se tient en +vedette, droit et immobile comme une statue de bronze. Au centre de la +clairière, sous l'ombrage projeté par une tente en peaux de bison trois +hommes, assis, contrastent autant par leur costume que par la couleur de +leur visage. L'un est un Indien du Far-West, l'autre un sang-mêlé du +Sud, le dernier un blanc dont il serait difficile de deviner la +nationalité avec le costume emprunté moitié aux coutumes de la vie +civilisée, moitié aux moeurs des Peaux-Rouges. Ils fument en silence. + +--Ainsi, chef, dit tout à coup le blanc en secouant la cendre de sa +pipe, vous êtes sûr que vos hommes répondront à votre appel? + +--Oeil-Sanglant est un sachem, fit orgueilleusement l'Indien. Dans +quelques instants, soixante de mes fils seront ici. + +--De quel côté viennent-ils? + +--Mes fils sont partagés en deux bandes: les uns, commandés par le +Serpent, viendront du nord; les autres arriveront par la porte de +l'ouest, sous la conduite du Castor. + +--Le chef a-t-il confiance dans le Castor? + +--Le Castor est fort et courageux, dit Oeil-Sanglant sans répondre +directement. + +--Je sais que le Castor est un guerrier redoutable; mais sa conduite a +éveillé mes soupçons... + +--Mon frère est un sage, rien ne lui échappe!... J'y veille... dit +l'Indien avec un mauvais sourire. + +--Alors je suis tranquille. + +--Si mes frères veulent m'écouter, dit à son tour le sang-mêlé, je leur +apprendrai une importante nouvelle. + +--Parlez, Scott, nos oreilles sont ouvertes. + +--Cinq visages pâles demandent à s'affilier aux Enfants perdus. + +--Je sais cela, dit l'Indien. + +--Ah! fit le métis avec surprise. + +--Oeil-Sanglant voit tout et sait tout: le vent apporte à ses oreilles +les rumeurs du désert. + +--Et que lui ont-elles dit, ces rumeurs? + +--Elles lui ont dit que son frère Scott a rencontré, à trois journées de +marche vers le sud, cinq aventuriers blancs commandés par un homme qui se +fait appeler l'Américain. Cet homme est venu dans le désert pour +chercher un trésor dont il croit connaître l'emplacement, et, afin de ne +pas être inquiété dans ses recherches, il demande à devenir notre frère. + +--Oeil-Sanglant est un grand chef. + +--Ce n'est pas tout, reprit l'Indien avec un sourire d'orgueil. + +--Toujours des rumeurs apportées par le vent? + +--Toujours... Elles m'ont appris que notre frère Scott s'est engagé à +faire entrer l'Américain dans la grande famille des Enfants perdus, à la +condition que, le trésor une fois trouvé, la moitié lui en serait +abandonnée en toute propriété. + +--Démon! murmura le métis en tourmentant de la main son couteau. + +--Que mon frère laisse en repos son arme et qu'il m'écoute! D'après la +loi et la coutume des Enfants perdus, notre frère Scott n'aurait pas dû +s'engager avant de nous avoir consultés et d'avoir promis de partager +avec nous le bénéfice de sa nouvelle alliance... Mon frère a failli à +son devoir. + +--Vous allez trop loin, chef! s'écria le métis. Savez-vous quelles +étaient mes intentions?. + +--Peu m'importe!... L'Américain et ses cinq compagnons seront admis +parmi nous; l'Oeil-Sanglant leur donnera sa voix. Il ne demande rien à +son frère pour cela. L'or est sans prix pour lui; il n'estime que les +chevelures!... + +Le visage de Scott se rasséréna. + +--Il est bien entendu que le chef ne parle qu'en son nom, dit tout à +coup le blanc. Quant à moi, Scott, je réclame ma part: car, si j'aime +les chevelures, je ne dédaigne pas l'or soit en barres, soit monnayé. + +Le métis répondit par un signe de tête affirmatif. + +--Compte là-dessus, Scalpeur! se dit-il intérieurement. Cet or-là ne +percera point tes poches. + +--Silence! fit tout à coup l'Oeil-Sanglant. J'entends la forêt +tressaillir autour de nous. Les guerriers arrivent... + +Un instant après, une troupe indienne arrivait auprès de la palissade +située au nord de la clairière. + +--Qui vient? cria la sentinelle. + +--Amis. + +--Le nom? + +--Les Fils du Feu. + +--Leur chef? + +--Le Serpent. + +--C'est bien, entrez! dit la sentinelle en faisait tourner la palissade +sur un de ses montants. + +Une vingtaine d'Indiens peints et costumés en guerre, marchant sur une +file unique, entrèrent dans la clairière et vinrent se ranger autour de +la tente centrale. Leur chef s'avançant alors vers l'Oeil-Sanglant: + +--La voix de mon père a frappé mes oreilles; elle m'a dit de venir et je +suis venu. + +--Bien! le Serpent est un guerrier: il possède la meilleure partie de +mon coeur. + +--Qui vient? criait en ce moment la sentinelle de la porte située à +l'ouest. + +--Amis. + +--Leur nom? + +--Les Vautours? + +--Leur chef? + +--Le Castor. + +--Entrez! + +Une quarantaine d'Indiens s'avançant dans la clairière vinrent se réunir +derrière les autres. + +Quelques instants après, une nouvelle troupe d'une dizaine de visages +pâles, qui se donnèrent le nom de _Scalpeurs blancs_, étaient réunie aux +Indiens. + +--Qui vient? cria enfin la sentinelle de la porte du sud. + +--Amis + +--Leur nom? + +--Vous leur donnerez celui qu'il vous plaira. + +--Leur chef? + +--L'Américain. + +--Entrez! + +--Ce sont nos nouveaux alliés, dit le métis en s'avançant vers les +derniers venus et conduisant leur chef en face de l'Oeil-Sanglant. + +L'Indien regarda fixement l'Américain, comme s'il eût voulu lire dans sa +pensée. + +--Le visage pâle, dit-il enfin, veut faire partie des Enfants perdus? + +--Oui. + +--Mon frère sait-il quelles seront ses obligations? + +--Vaguement; mais vous me les indiquerez et je les remplirai. + +--Mon frère sait-il ramper parmi les herbes sans laisser trace de son +passage? Sait-il reconnaître et suivre la piste d'un ennemi? + +--Fort imparfaitement encore. Mais, sous un maître aussi renommé que +l'Oeil-Sanglant, je ferai de rapides progrès. + +--C'est bien, dit l'Indien visiblement flatté, malgré l'impassibilité de +son visage. Le sachem avisera. + +Oeil-Sanglant s'avança alors vers les Enfants perdus rassemblés, +promenant un regard perçant sur chacun d'eux comme pour les reconnaître. + +"C'était vraiment un spectacle imposant que celui de ces sauvages aux +traits énergiques, aux bras et à la poitrine ornés de fantastiques +peintures de guerre, roides et immobiles, la lance au poing, le tomahawk +pendu à la ceinture à côté des trophées de victoire conquis dans le +sentier de la guerre, leurs longs cheveux entremêlés de plumes +éclatantes, la couverture de bison flottant sur leurs épaules." + +--Que mes fils ouvrent les oreilles, dit Oeil-Sanglant; un chef va +parler. + +"Guerriers, depuis que votre volonté toute-puissante m'a choisi pour +chef, votre domination n'a cessé de s'étendre dans la prairie. Les +Enfanta perdus ne sont plus poursuivis ni traqués comme des bêtes +fauves; ils commandent à leur tour, ils sont les rois du désert! Tous +nos frères indiens les craignent et les respectent; toutes les tribus +recherchent leur amitié ou du moins leur neutralité pour jouir en paix +des territoires de chasse légués par leurs pères, et quand les visages +pâles veulent traverser la contrée c'est à nous qu'ils payent humblement +le droit de passage. + +"A qui mes fils doivent-ils ce résultat? D'abord à leur courage, puis à +leur prudence quand ils marchent dans le sentier de la guerre. Mes fils +sont des guerriers! Au courage de l'ours gris ils allient la prudence du +renard: qui pourrait leur résister? Personne. Mais qui les conduit? +Oeil-Sanglant, leur chef. Cela est-il vrai, hommes puissants?" + +--Oui! oui! s'écrièrent les Enfants perdus. + +--Mes fils conservent-ils pour Oeil-Sanglant la confiance qu'ils lui ont +donnée? + +--Oui! oui! s'écrièrent encore les Indiens. + +--Si mes fils connaissent un guerrier plus digne que lui de les +commander, qu'ils le prennent pour chef: je déposerai mon autorité entre +ses mains. + +--Non! non! jamais! Oeil-Sanglant restera notre père. + +--Il sera fait comme mes fils le désirent! s'écria le sachem +triomphant... Guerriers, quelles sont ces rumeurs que j'entends là-bas +vers l'ouest? La brise qui passe en chantant à travers le feuillage +apporte à mon oreille des cris de défi, de haine et de triomphe qui +remplissent mon coeur de tristesse. D'où viennent ces rumeurs? Mes fils +l'ignorent-ils? + +Le Serpent fit un pas en avant.--Elles viennent de la tribu des +Yakangs, dit-il. + +--C'est vrai! rugit le sachem; elles viennent des Yakangs qui nous +bravent, des Yakangs qui ont juré de faire des sifflets de guerre avec +nos os! + +Un frémissement de colère parcourut les rangs des guerriers aux paroles +de leur chef. + +--Le Wacondah veut que cela cesse, continua le chef. Il est temps que +les Yakangs apprennent à nous connaître et à nous craindre comme les +autres tribus du désert. Mes fils sont-ils prêts à marcher dans le +sentier de la guerre? + +--Marchons! crièrent les Indiens. + +--C'est bien!... mes fils marcheront. La Flèche-Noire et ses guerriers +yakangs chassent le bison sur les bords de la rivière de la Souris, à +deux journées de leurs wigwams. A leur retour, ils ne retrouveront qu'un +monceau de cendres que le vent dispersera!... + +"Guerriers, continua Oeil-Sanglant en montrant l'Américain, un visage +pale demande à faire partie de notre famille, mes fils diront leur +volonté. Cinq carabines peuvent trouver place dans nos rangs. Que mes +fils décident!" + +Les guerriers ainsi interpellés se consultèrent pendant quelques +instants et acquiescèrent du geste. + +--Les Enfants-perdus, dit Oeil-Sanglant, vous acceptent comme frère. + +--Merci, répondit l'Américain impassible. + +--Que mon frère écoute, il apprendra ses devoirs. + +--Parles, chef. + +--Mon frère jure-t-il de rester fidèle à ses nouveaux amis? + +--Je le jure! + +--Mon frère jure-t-il d'obéir aux chefs librement choisis par les +guerriers? + +--Je le jure! + +--Mon frère sacrifiera-t-il ses intérêts personnels à ceux de tous et +donnera-t-il non-seulement sa vie, mais encore celle de ses parents et +de ses amis pour la tribu? + +--Je le jure! + +--C'est bien! Guerriers, apprenez vous-mêmes à notre frère le châtiment +réservé aux traîtres. + +Dix Indiens, quittant les rangs entourèrent l'Américain, et lui posant +leur couteau à scalper sur la gorge: + +--Celui qui aura violé son serment, dirent-ils d'une voix sombre, +mourra, et sa langue menteuse sera jetée en pâture aux corbeaux. + +--Celui qui aura trahi ses frères sera attaché au poteau de torture et +les guerriers sauront bien lui faire pousser des cris de douleur comme à +une vieille femme peureuse. + +L'Américain ne sourcilla pas. + +--Guerriers, dit-il, vos menaces ne m'effrayent pas; mes intentions sont +pures, ma langue n'est point menteuse. Tout ce que j'ai juré, je le +ferai. + +--Mon frère fait maintenant partie de la famille des Enfants perdus, +reprit Oeil-Sanglant conduisant l'Américain auprès de la tente, au +milieu des chefs; comme il n'est pas encore habitué à la vie du désert, +nous lui donnerons le nom de Novice. + +--Chefs, s'écria l'Américain dont le visage rayonnait, on a dû vous dire +que j'étais entré sur vos domaines pour chercher un trésor dont seul je +connais l'emplacement. Cela est vrai. En échange de ce que les Enfants +perdus viennent de faire pour moi, je promets de partager +fraternellement le trésor avec eux. + +--_By god!_ c'est parler, cela! s'écria le Scalpeur; voilà un vrai +frère! Je vous avoue, Novice, que je me sens de très-grandes +dispositions à devenir votre ami. + +--Guerriers, dit alors l'Oeil-Sanglant, le sentier de la guerre libre. +Au sortir de la forêt, mes fils se partageront en quatre bandes, afin de +cerner le village de la Flèche Noire et de l'attaquer de tous les côtés +à la fois. Hommes puissants, souvenez-vous que vous êtes les Fils du feu +et que vous avez juré de ne jamais faire quartier! Marchons! + +La troupe s'ébranla lentement et les Indiens sortirent un à un de la +clairière. + +Le chef appelé le Castor fermait la marche. + +--Mon frère a-t-il entendu? demanda-t-il à la sentinelle qui gardait la +porte de l'ouest. + +L'Indien fit un signe de tête affirmatif. + +--Pied-Agile a entendu. + +--Mon frère sait-il en quel endroit la Flèche Noire et ses guerriers +sont allés chasser le bison? + +--Pied Agile le sait. + +--Bien! Mon frère ira trouver le grand chef yakang et lui dira qu'un ami +l'engage à retourner de suite à son village. + +--Mon frère sera obéi, dit Pied-Agile. + +Et jetant sa lance sur son épaule disparut dans les hautes herbes. + +Quant au Castor, il doubla le pas et reprit sa place à la tête de ses +guerriers, les guidant à travers les sombres dédales de la forêt. + + + + +V.--LA SURPRISE. + + +La Flèche-Noire, chef de la guerrière tribu des Yakangs, avait établi +son village à proximité d'un cours d'eau assez considérable coupant une +plaine immense semée de buissons, d'arbres isolés, et couverte des +hautes herbes qui rendent fertiles les territoires de chasse. Comme tous +les villages indiens, dit celui-ci n'offrait aucun plan régulier, chaque +famille choisissant la place, l'arbre qu'elle jugeait à sa convenance et +y établissait sa demeure, sorte de hutte au toit pointu, construite au +moyen de piquets de bois et de peaux de bison bariolées de couleurs +différentes. Vu de loin, l'ensemble de ces huttes faisait songer à une +immense réunion de ruches éparpillées dans une forêt aux arbres rares. + +Au centre du village, un espace assez grand avait été laissé vide et +formait une sorte de place circulaire autour de laquelle s'élevaient +plusieurs huttes plus spacieuses que les autres. C'étaient d'abord les +wigwams des principaux chefs de la tribu; puis deux constructions plus +vastes que les autres et se faisant vis-à-vis. L'une, édifice carré +construit en terre séchée au soleil et dure comme la pierre, était la +loge de la médecine, antre mystérieux où le Grand-Esprit se faisait +visible et où s'accomplissaient les mystères les plus redoutables. + +Le second wigwam portait deux une lance fichée sur l'extrémité du toit +et un trophée de chevelures ennemies, indiquant que leur propriétaire +était un des personnages les plus considérables de la tribu. Et, en +effet, cette hutte était la demeure de la Flèche-Noire, le premier +sachem des Yakangs. + +Enfin pour compléter notre rapide description, nous ajouterons qu'une +haute palissade formée de branches d'arbres entourait le village, lui +servant de limites et en même temps de rempart. + +En ce moment, le village indien offrait l'image la plus parfaite du +calme et du bien-être que procure la paix. + +Le jour commençait à pâlir: le soleil descendait lentement à l'horizon, +et ses derniers rayons, enflammant les nuages et colorant leurs bords de +lueurs rousses, attachaient des teintes lumineuses à la cime des arbres +et aux toits aigus des wigwams. De la plaine silencieuse, où déjà +s'étendaient les premières ombres, montait une brume légère dont les +ondes demi-transparentes semblaient les plis interposés d'une gaze, +tandis que les oiseaux se hâtaient en criant vers le gîte de la nuit. +Sur la place du village se tenaient femmes, les vieillards et les jeunes +hommes qui n'avaient pu accompagner les chasseurs. Les plus vieux +guerriers, groupés près des tentes, parlaient de leurs hauts faits de +chasse ou de guerre, tout en aspirant la fumée de leur pipe. Les plus +jeunes préparaient des armes, polissant des pointes de flèches et de +lances, aiguisant le tranchant des haches ou taillant les peaux de bison +pour en faire des vêtements. Les femmes tressaient les joncs en nattes +ou préparaient la nourriture, tout en surveillant leurs enfants qui +complètement nus, jouaient, criaient se poursuivaient et se roulaient +dans la poussière. + +Sur le seuil de la demeure du chef, deux femmes étaient assises. L'une +offrait les signes de cette vieillesse précoce qui atteint les femmes +indiennes, esclaves autant que compagnes, bêtes de somme autant +qu'épouses. L'autre était une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Son +costume se distinguait par son luxe de celui des autres jeunes filles du +village. Use composait d'une tunique de laine blanche à grandes raies +rouges serrée à la taille par une ceinture de coquillages et laissant à +nu les épaules et les bras, d'une sorte de jupe s'arrêtant un peu +au-dessous du genou et entièrement formée de plumes entremêlées et +nuancées avec un art et une patience admirables. Ses pieds étaient +revenus de mocassins en cuir, retenus par des bandelettes incrustées de +coquillages comme la ceinture et s'entrecroisant jusqu'au milieu de la +jambe. + +Quelques plumes implantées parmi les longues tresses d'ébène de sa +chevelure et formant diadème autour du front complétaient l'habillement +de la jeune Indienne. + +Ces deux femmes, auxquelles les habitants du village témoignaient le +plus grand respect, étaient l'Abeille et Fleur-de-Printemps, femme et +fille de la Flèche-Noire. + +--Qu'a donc ma fille? dit tout à coup l'Abeille en attirant +Fleur-de-Printemps vers elle; son front est triste et songeur. + +--Fleur-de-Printemps pense à son père, répondit la jeune fille, et son +coeur est vaincu par la tristesse. Quand reviendra le sachem? + +--La Flèche-Noire est un chef puissant, reprit orgueilleusement +l'Abeille; sa présence m'inonde de lumière, mais je suis fière de son +absence en pensant aux exploits qu'il accomplit à cette heure avec ses +jeunes gens au bord des lacs. + +--Le désert est plein d'ennemis des Yakangs; ma mère ne le sait-elle +pas? + +--L'Abeille le sait; mais nul guerrier ne sera hardi pour braver un chef +aussi redoutable que la Flèche-Noire. Que ma fille ne soit plus triste: +dans deux jours, son père sera revenu. + +--Hélas! ma mère ignore qu'hier, à pareille heure, j'ai vu le corbeau +s'envoler vers l'ouest en croassant...?--Ma fille dit-elle vrai? +demanda l'Abeille en tressaillant. + +--Mes yeux ont suivi longtemps dans l'air les oiseaux de mauvais augure, +et alors une voix me disait à l'oreille qu'un malheur planait sur le +sachem. + +--Fleur-de-Printemps a dit vrai, fit un vieillard qui, passant sur la +place, avait entendu les derniers mots de la jeune fille; heureusement +notre sorcier a vu, lui aussi, les oiseaux de mauvais augure et, toute +la nuit, enfermé dans la loge de la médecine, il a conjuré le +Grand-Esprit de veiller toujours sur ses enfants rouges les +Iroquois-Yakangs. + +--Le Grand Esprit s'est-il laissé fléchir? + +--Nul ne le sait encore, car le sorcier est invisible, répondit le +vieillard en s'éloignant. + +L'abeille réfléchit un instant. + +--Notre sorcier réussira, dit-elle tout à coup; le Wacondah lui a donné +une grande puissance. + +--Je le crois, répondit la jeune fille, et cependant Fleur-de-Printemps +tremble encore. + +La vieille Indienne jeta un regard indéfinissable sur sa fille; puis, +l'attirant sur ses genoux: + +--Je connais le motif de la crainte de Fleur-de-Printemps, dit-elle en +souriant d'un air mystérieux. + +--L'absence de son père... + +--Autre chose encore, fit l'Abeille en secouant la tête. + +--Que ma mère s'explique; je ne la comprends pas. + +--Fleur-de-Printemps n'est plus un enfant; à son âge, j'écoutais avec +complaisance la voix mélodieuse du petit oiseau qui chantait dans mon +coeur. Ma fille n'est-elle pas de même? + +--Que veut dire ma mère? + +--Parmi les guerriers de notre tribu, n'en est-il pas un dont le nom +fasse tressaillir de joie le coeur de ma fille? + +--Tous les Yakangs sont braves, dit la jeune fille avec un accent plein +de fierté. + +--N'en est-il pas un que ma fille ait remarqué parmi tous les autres? + +--Non. + +--Aucun d'eux ne lui a dit qu'il la trouvait belle? + +--Non. + +--Fleur-de-Printemps se trompe. Elle est trop belle pour qu'un guerrier +ne soit pas heureux de lui offrir la première place dans son wigwam. Les +yeux de ma fille sont encore fermés; un jour ils s'ouvriront. + +--Ma mère a raison, dit la jeune fille en rougissant; un guerrier +voudrait partager son wigwam avec Fleur-de-Printemps. + +--L'Abeille sait lire dans le coeur de sa fille... Et comment se nomme +ce guerrier? + +--Fleur-de-Printemps l'ignore: il n'appartient pas à la tribu des +Yakangs. + +--Quel Indien est assez hardi pour oser lever les yeux sur la fille d'un +chef? + +Fleur-de-Printemps garda le silence. + +--Est-il jeune? + +--Fleur-de-Printemps ne le sait pas davantage; elle ne l'a jamais vu... + +L'Abeille regarda sa fille avec étonnement. + +--Que ma fille s'explique, dit-elle, car à mon tour je ne la comprends +pas. + +La jeune fille baissa la tête et sembla se recueillir pendant quelques +instants. + +--Que ma mère ouvre les oreilles, dit-elle tout à coup, je vais lui +montrer le fond de mon coeur. + +"Il y a déjà quelques lunes, j'errais par la prairie en dehors du +village, écoutant la douce chanson des oiseaux et les voix qui sortent +du fleuve. Le soleil, protecteur de notre race, brillait au ciel et +embrasait l'atmosphère. Bientôt accablée par la chaleur suffocante, je +dus m'asseoir à l'ombre d'un buisson d'églantiers, où je ne tardai pas à +tomber dans cet état de somnolence qui n'est plus la veille, mais n'est +pas encore le sommeil. Combien de temps restai-je ainsi? Je ne sais. +Tout à coup il me sembla entendre un faible bruit auprès de moi, mais si +faible qu'il arrivait à peine à mon oreille. Je crus rêver et n'ouvris +pas les yeux, bientôt une voix douce comme la brise qui joue dans le +feuillage s'éleva au centre du buisson qui me protégeait, chantant sur +un air plaintif:" + + O toi qui sans crainte repose + Sous l'ombrage que font les roses + Abritant ton front abattu, + Me connais-tu? + + Pour voir encore ton doux visage, + Jeune fille, vers ton village + Je suis entraîné par mon coeur, + Je te vois jouer sur la mousse + Et j'écoute ta voix plus douce + Que celle de l'oiseau moqueur. + + Lorsque tu cours dans la prairie, + Ton pied rase l'herbe fleurie + Plus léger qu'une aile d'oiseau; + Dans les sentiers tu vas, tu passes, + Sans jamais laisser plus de traces + Que le castor au sein des eaux. + +"Tout à coup la voix s'interrompit brusquement: une exclamation +gutturale de colère se fit entendre. Je me réveillai en sursaut, croyant +avoir rêvé". + +--Eh bien? dit l'Abeille. + +--Fleur-de-Printemps n'avait pas rêvé. Sa tête et sa poitrine étaient +couvertes de ces jolies fleurs bleues qui croissent au bord des eaux et +qu'une main invisible avait répandues sur elle pendant son sommeil. + +--Et ma fille ne chercha pas à savoir de qui lui venaient ces fleurs? + +--Si, mais Fleur-de-Printemps examinant attentivement la plaine ne vit +rien qu'un mouvement d'ondulation parmi les herbes de la prairie. + +--Et que fit ma fille? + +--Fleur-de-Printemps est une Indienne et la fille d'un chef; son coeur +est brave et son oeil est perçant En examinant attentivement le pied du +buisson qui lui avait servi d'abri, elle découvrit la piste de deux +hommes, l'un se dirigeant vers le sud, l'autre vers l'ouest. +Fleur-de-Printemps, prenant la mesure des empreintes, reconnut qu'elles +avaient été faites par des pieds indiens. + +--Ma fille sait-elle à quel tribu ces Indiens appartiennent? + +--Oui! répondit Fleur-de-Printemps après quelques instants d'hésitation. + +--Veut-elle me le dire? + +--A la tribu des Enfants perdus. + +L'Abeille se leva d'un bond l'épouvante peinte sur le visage. + +Au même instant, la porte de la loge de la médecine s'ouvrait avec +fracas et le vieux sorcier, les vêtements en désordre, les cheveux +hérissés, l'oeil brillant de fièvre et d'insomnie, s'élançait sur la +place en faisant des gestes de désespoir. + +--Aux armes, fils des Iroquois-Yakangs! cria-t-il d'une voix stridente, +un grand danger vous menace! + +Ce cri fit l'effet d'un coup de foudre au milieu de la population si +tranquille du village. En un clin d'oeil, hommes, femmes, enfants furent +groupés sur la place, interrogeant anxieusement le vénérable vieillard. + +--J'ai vu les corbeaux voler vers l'ouest, disait le sorcier d'un air +égarée. Fasse le Grand-Esprit que la Flèche-Noire et ses guerriers +prenant l'heure du retour! + +A peine ces paroles étaient-elles prononcées qu'une grande clameur, +Se levant de derrière les palissades qui entouraient le village, vint +jeter l'épouvante dans le coeur des Yakangs. + +--Trahison!... C'est le cri de guerre des enfanta perdus! s'écria le +sorcier; la Flèche-Noire, notre chef, nous manque; serons-nous vaincus? +Guerrier, les! Yakangs sont des braves; montrons aux voleurs du désert +que les Iroquois ne sont pas de vieilles femme peureuses et qu'ils +savent mourir en braves? + +Il y eut d'abord un moment de confusion inexprimable: les femmes et les +enfants couraient en tous sens, cherchant un abri. Les hommes, vieux +guerriers pour la plupart et habitués de longue date à ces surprises, +s'élançaient vers leurs huttes pour saisir leurs armes et revenaient se +mettre sous les ordres du sorcier, qui, en l'absence du sachem, servait +de chef à la tribu. + +Le plan de défense fut bientôt fait. + +Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous se mettent à l'oeuvre. En un +clin d'oeil, par les ordres du sorcier, une vingtaine de wigwams des +guerriers absents sont renversés et leurs débris servent à former un +solide retranche autour de la loge de la médecine. Les hommes les plus +jeunes de la tribu s'échelonnent en avant de cette espèce de barricade +avec mission d'en défendre l'approche. Si l'ennemi parvient à franchir +cet obstacle, il viendra se heurter, au pied même du retranchement, +contre le reste des hommes valides placés en réserve. Enfin les +vieillards et ceux que les graves blessures reçues à la guerre ont +rendus impropres au service des armes forment le dernier corps, +barrière, hélas! bien faible si l'ennemi parvient à franchir les deux +autres. Dans la loge de la médecine, le sorcier fait entrer les femmes +et les enfants des principaux chefs; mais nulle prière ne peut décider +l'Abeille à suivre l'exemple de ses compagnes. + +--L'Abeille est forte et courageuse, dit l'Indienne; elle est la femme +d'un chef, elle se défendra! + +Et, brandissant une hache de guerre de son époux, elle va se placer au +premier rang des guerriers. + +--Hommes vaillants, dit alors le sorcier, que chacun de vous fasse son +devoir et qu'il montre aux brigands des prairies que les Yakangs ne sont +pas des chiens craintifs!... Souvenez-vous que le brave frappé sur le +sentier de la guerre est conduit par le Grand-Esprit dans les prairies +bienheureuses, où il pourra chasser le bison pendant des milliers de +lunes. + +Le discours du sorcier fut brusquement interrompu par un craquement de +mauvaise augure, suivi d'une formidable clameur. La palissade servant de +rempart s'était brisée sous les efforts répétés des Enfants perdus +faisant irruption et poussant leur cri de guerre bien connu des Indiens. + +La première attaque des assaillants ne fut pas heureuse. Les Yakangs +placés en avant du retranchement, comprenant que le salut de la tribu +reposait sur leur courage seul, attendirent de pied ferme le choc de +leurs ennemis. Droits, immobiles comme des statues de bronze, l'arc +bandé, ils les laissent s'approcher; puis, quand ils ne sont plus qu'à +quelques pas, ils font pleuvoir sur eux une grêle de flèches qui forcent +les ennemis à reculer en désordre. + +Trois fois les Enfants perdus reviennent à la charge; trois fois ils se +voient forcés de reculer devant ces ennemis impassibles et +inébranlables. + +L'Oeil-Sanglant, les traits enflammés par la colère, rallie de nouveau +ses compagnons. + +--Lâches, dit-il d'une voix tonnante, vous n'êtes pas des guerriers! Les +femmes et les vieillards des Yakangs devraient laisser leurs armes et +vous chasser à coups de fouet comme des chiens peureux. + +--Oach! dit un guerrier, mon père est sévère pour ses enfants. Ses +enfants vont lui prouver qu'il a tort. + +L'Oeil-Sanglant appelle alors autour de lui les chef des différents +détachements de sa petite armée et leur donne quelques ordres à voix +basse; puis son cri de guerre devient le signal d'une nouvelle attaque. + +Les assiégés comprennent que la partie décisive va se jouer et que, +s'ils parviennent à repousser de nouveau leurs ennemis, ceux-ci ne +reviendront plus à la charge. + +Le choc est terrible, L'Oeil-Sanglant et le Scalpeur, à la tête de leurs +guerriers, se précipitent comme des bêtes fauves! sur les Yakangs, qui, +la lance en arrêt, leur présente une barrière infranchissable. Malgré +des prodiges de valeur, les Enfants perdus vont, sans doute, se voir +forcés de reculer, lorsque plusieurs coups de carabines retentissent. +C'est la bande du Novice, qui, d'après les ordres de l'Oeil-Sanglant, +s'est portée sur la gauche du retranchement et, prenant les Yakangs en +écharpe, ouvre sur eux, un feu roulant.? A cette attaque meurtrière à +laquelle ils ne peuvent faire face, un certain désordre commence à se +manifester dans les rangs des défenseurs de la tribu. Ils se voient +forcés de reculer à leur tour, puis de se mettre ù l'abri derrière le +retranchement. + +--Chef, dit tout à coup le Scalpeur, où donc avez vous le Castor? + +--Le Castor se bat, dit l'Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils. + +--Vous croyez?... Il ne fait pas beaucoup de bruit. + +--Il est prudent. + +--Hum! prudent, c'est bientôt dit!... Enfin je veillerai; ce n'est pas +le moment de discuter. + +--Oach! dit l'Oeil-Sanglant à sa troupe, les Yakangs fuient devant nous. +Poursuivez ces lâches et chacun de vous pourra montrer avec orgueil les +nombreuses chevelures qu'il aura conquises aujourd'hui. En avant! +Derrière ce rempart, vous trouverez des femmes que vous pourrez amener +dans vos wigwams pour préparer votre nourriture. Quant à moi, guerriers, +mon choix est fait: les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon +coeur comme les étoiles du Wacondah. + +--Ma fille n'est point faite pour habiter la hutte d'un chien des +prairies comme toi! s'écria l'Abeille d'une voix retentissante. + +Et s'avançant à la rencontre de Oeil-Sanglant elle fit tournoyer son +tomahawk pendant une seconde, puis le lança de toute sa force contre +l'Indien. + +Mais celui ci était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita l'arme +meurtrière, qui alla briser la tête d'un Enfant perdu placé derrière +lui. Devenant agresseur à son tour, Oeil-Sanglant se rua comme une bête +fauve sur l'Abeille désarmée, l'étreignit dans ses bras puissants et la +terrassa. + +C'en était fait de l'Indienne. Déjà sa chevelure était menacée par le +terrible couteau de son ennemi, lorsqu'un tomahawk lancé avec une +adresse inouïe vint briser l'arme dans la main de l'Oeil Sanglant. + +Celui ci poussa une exclamation de colère et tourna les yeux du côté +d'où le coup était parti. + +--Le Castor! murmura t-il; c'est lui! Un jour sa chevelure ornera mes +mocassins et ses os me serviront de sifflet de guerre. + +Mais le mouvement qu'il avait fait avait suffi à l'Abeille pour se +dégager, et, preste comme une biche poursuivie par les chasseurs, elle +escalada le retranchement et se réfugia auprès de sa fille, dans la loge +de la médecine. + +Les Enfants perdus s'élancent sur sa trace et essayent de monter à +i'assaut. Mais les Yakangs, combattant avec le courage du désespoir et +ayant pour eux la supériorité de la position, les forcent à reculer. + +Tout à coup un cri de guerre retentit derrière le retranchement et une +grande lueur illumine la nuit. C'est le Serpent qui a conçu un plan +diabolique pour vaincre la résistance de l'ennemi. Tournant la position, +il jette adroitement quelques torches enflammées sur le retranchement, +lequel, composé en grande partie des piquets de bois des wigwams, prend +feu en un clin d'oeil. + +A cette vue, le découragement gagne les Yakangs: ils comprennent que +leur défaite n'est plus qu'une question de temps. Plusieurs d'entre eux, +avec la témérité du désespoir, tentent une sortie par un point du +retranchement que le feu n'a pas encore envahi et essayent de se faire +jour à travers les rangs ennemis. Mais ils se voient refoulés au milieu +du cercle de flammes. + +Les Enfants perdus, jugeant leur victoire certaine, entonnent leur +chanson de guerre et exécutent la danse du scalp autour du brasier. La +lueur des flammes découpe dans la nuit leurs silhouettes grimaçantes, +qui passent et repassent, semblables à une bande de démons. + +Tout à coup un son étrange, grave, prolongé, analogue à celui que les +bergers des Alpes tirent de leur corne de boeuf, s'élève à une +soixantaine de pas du théâtre de la lutte. + +En même temps trois coups de feu retentissent, auxquels répondent trois +cris de douleur et de rage. Le Scalpeur et le Serpent s'affaissent, +mortellement trappés; le bras gauche de l'Oeil Sanglant retombe inerte, +fracassé par une balle. + +--Courage! braves Yakangs crie alors une voix retentissante, courage! +les amis viennent! + +Et trois nouveaux coups de feu abattent encore trois des assaillants. + +--Le Marcheur! s'écrièrent les Enfants perdus avec un accent de rage +mêlé de crainte. + +--Notre frère disent les Yakangs. + +Et ce secours inespéré relevant leur courage, ils se forment en colonne +serrée, prêts à fondre sur les Enfants perdus. + + + + +VI.--LA POURSUITE NOCTURNE. + + +Pour faire comprendre l'arrivée si pleine d'à-propos du Marcheur et de +ses nouveaux amis, il nous faut faire quelques pas en arrière et +retourner à la hutte du trappeur. + +--La Flèche-Noire ou le sorcier de sa tribu pourra seul vous renseigner, +avait dit le Marcheur à Raoul; je vous guiderai vers le village de mes +frètes les Indiens. + +En effet, le lendemain de cette conversation, au point du jour, le +Marcheur secouant assez rudement ses hôtes: + +--Holà! monsieur de Valvert! Holà! monsieur Thémistocle! debout et en +route! + +Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et une heure après les +trois amis marchaient dans la plaine en se dirigeant vers l'ouest. + +--Martin, avait dit le trappeur à son ours avant de partir, Martin, je +m'en vais et ne sais combien durera mon absence. Garde bien ma maison +pendant ce temps-là, et, si tu as faim, fais briller tes talents de +chasseur! Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage... + +Et l'intelligent animal, comprenant sans doute l'importance de sa +mission, s'était assit gravement sur le seuil de la hutte, suivant d'un +oeil mélancolique son maître qui s'éloignait. + +Les premières heures de marche furent silencieuses. Le Marcheur, se +souvenant de sa récente attaque, avait fait prendre à ses compagnons la +file indienne et inspectait minutieusement les environs. Chaque touffe +de hautes herbes, chaque roche, chaque arbre était exactement interrogé +par lui. + +--Pardieu! dit tout à coup le marquis, si nous marchons ainsi nous +n'arriverons jamais. A quoi bon toutes ces lenteurs? + +--A sauver peut-être notre vie et, à coup sûr, notre chevelure, dit le +trappeur. Quand on marche dans le désert, il ne faut jamais laisser rien +de suspect derrière soi. + +Cependant, comme malgré la minutie de ses recherches il n'apercevait +rien de suspect, le trappeur finit par se relâcher un peu de sa +surveillance, et après la halte du déjeuner les trois hommes marchaient +de front, le fusil nous le bras et causant gaiement pour abréger la +longueur de la route. + +--Vous croyez que les Indiens nous recevront amicalement? demanda Raoul. + +--J'en suis sûr; sans cela, je n'irais pas moi-même, de gaieté de +coeur, vous jeter dans la gueule du loup. + +--Cependant j'ai bien souvent entendu citer la haine invétérée que les +Indiens ont conservée pour les blancs, et les affreuses tortures qu'ils +savent infliger à ceux de notre race qui ont le malheur de tomber entre +leurs mains. + +--Il y a du vrai là-dedans. Les Peaux-Rouges sont passés maîtres en fait +de supplices, et Us font de préférence briller leur talent sur les +blancs. Mais rien de semblable n'est à craindre. Les Yakangs connaissent +et pratiquent le dicton: "Les amis de nos amis." Or non-seulement je +suis leur ami, mais je suis encore frère d'adoption de leur grand chef, +la Flèche-Noire, qui est bien le plus brave guerrier que la terre ait +jamais porté. + +--Par quel concours de circonstances les Indiens furent-ils amenés à +vous admettre dans leurs rangs? + +--C'est toute une histoire, et si cela peut vous être agréable je vais +vous la conter pour charmer l'ennui de notre route. + +--Parlez, mon ami! nous tommes tout oreilles. + +--Il y a une dizaine d'années, commença le Marcheur, l'hiver dans ces +parages, était extrêmement rude: une neige profonde de cinq ou six pieds +s'étendait comme un immense suaire sur toute la prairie, qui présentait +l'aspect d'une vaste mer blanche, sans flots et sans ondulations. Par +suite de diverses circonstances dont l'explication n'aurait aucun +intérêt pour vous je me trouvais presque enfoui dans ma hutte, sans +provisions d'hiver. La position était critique. Sortir, c'était +s'exposer à sombrer dans cette mer de glace; rester, c'était la famine +et une mort inévitable. Après avoir mûrement réfléchi, entre deux +dangers, je choisis le moindre. M'équipant en guerre, chaudement +enveloppé dans deux fourrures d'ours et chargé de mes dernières +provisions, je me mis en route. J'étais muni de deux paires de +raquettes, sortes de grands patins en bois qui devaient me servir à +glisser sur la glace et m'empêcher d'enfoncer dans les endroits où la +neige était encore molle. + +"Hélas! je me convainquis bientôt que, malgré ma bonne carabine et mon +expérience, je n'atteindrais aucun animal. Comment chasser au milieu +d'une plaine blanche, unie, à perte de vue, où le gibier vous aperçoit +et vous évente d'une lieue? De temps en temps je voyais l'élever hors de +portée de maigres coqs de bruyère ou passer comme un ouragan à l'horizon +un cerf, un daim, un élan, poursuivis par une bande de loups. Je les +contemplais tristement en me disant: + +"--Voilà mon souper qui passe!" + +"Je vécus ainsi les deux premiers jours, bivaquant au milieu de la glace +et économisant le plus possible les maigres provisions qui me restaient. +Mais le découragement me gagnait; le froid m'envahissait. Enfin dans la +matinée du troisième jour, les masses brunes de la forêt réapparurent à +l'horizon. Cette vue me ranima un peu.--Si la forêt ne me fournissait +pas de nourriture, au moins elle me fournirait du feu. + +"Comme j'en approchais, j'entendis des hurlements prolongés et je vis +une bande de loups qui entraient sous bois. + +"--Bon! me dis-je, ces animaux sont comme moi, ils ont faim, ils +chassent... S'ils étaient assez aimables pour m'inviter à dîner..." + +"Un peu ragaillardi par ces pensées, j'entrai dans la forêt, guidé par +les hurlements. Mes pressentiments ne m'avait pas trompé. Toute la +bande des animaux affamés rôdait autour d'une _cour de cerfs wapitis_." + +--Qu'appelez-vous une _cour de cerfs wapitis_? + +--C'est juste, monsieur le marquis, j'oubliais que vous n'êtes encore +qu'un chasseur novice des prairies. Nous appliquons ici le mot de cour +non-seulement aux wapitis, mais aussi aux élans. + +"Vous comprenez sans peine, et vous verrez encore mieux dans quelques +mois, que l'hiver dans ce pays est une triste saison non-seulement pour +l'homme, mais encore pour les animaux carnassiers de toutes espèces. A +cette époque maudite, la nourriture devient rare, la faim se fait +cruellement sentir; aussi voit-on d'immenses troupes de loups poursuivre +en tous sens à travers la prairie le daim, le cerf, l'élan, le boeuf +musqué et quelques bisons séparés du reste du troupeau. + +"Tant que la neige gelée forme une croûte assez solide pour le +supporter, le wapiti n'a pas grand'chose à craindre de ses ennemis: la +légèreté de ses pieds suffit à lui sauver la vie, et d'ailleurs, acculé, +il sait fort bien se défendre avec ses bois redoutables Mais quand la +croûte de glace s'amincit la situation change. L'animal chassé ne peut +plus fuir, car, à chaque pas qu'il fait, la glace se brisant, il enfonce +dans la neige jusqu'au ventre; tandis que ses ennemis, d'un poids +beaucoup moindre, courent sans danger sur la croûte fragile. + +"Nécessité est mère de l'industrie, dit on: le wapitis et les élans, qui +me font l'effet de raisonner tout aussi bien que vous et moi, n'ont pas +tardé h reconnaître la justesse de ce proverbe, et à le mettre en +action. C'est ainsi qu'ils ont réussi à se garer des atteintes des loups +d'une façon assez remarquable. + +"Une troupe de wapitis ou d'élans choisit, dans le bois un peu clair, un +terrain convenable, de cinq à six milles de circonférence, et y piétine +la neige jusqu'au point de former une surface assez solide pour les +porter et leur fournir en même temps une retraite sûre. Tout l'espace +n'a pas été réduit à un niveau I uniforme; les animaux ont seulement +piétiné la neige en dessinant un réseau de sentiers qu'ils parcourent à +leur aise et autour desquels s'élève un véritable retranchement qui +monte aussi haut que leur tête. Il résulte de cet ensemble de travaux +une sorte de forteresse appelée cour, dans laquelle les loups n'osent +pas les attaquer. Le cerf s'y trouve tellement en sûreté que pour rien +au monde il ne se hasarderait à quitter la cour qu'il s'est construite +avec ses camarades. + +"C'était au pied d'un emplacement semblable que les hurlements des loups +m'avaient conduit. Jugez de ma joie lorsque, montant sur un des plus +grands arbres comme sur un poste d'observation, j'aperçus devant moi +dans les mille sentiers de la cour une troupe d'une quinzaine de wapitis +regardant d'un oeil narquois les loups qui ne cessaient de rôder autour +d'eux. + +"Ma bonne carabine entonna alors sa grande chanson et elle chanta juste, +car en moins d'une demi-heure quatre wapitis gisaient sans vie sur la +terre ensanglantée. + +"Je cessai le feu,--j'ai toujours évité de tuer les bêtes du bon Dieu +sans nécessité,--et je descendis de l'arbre. Quelques nouveaux coups de +carabine me débarrassèrent des loups, qui s'éloignèrent à une distance +d'environ cinq cents pas. + +"Je commençai par rassembla autour de moi les victimes que j'.avais +faites. Mais comment les rapporter à ma hutte? Au premier moment, le +problème me parut insoluble, mais une réflexion plus approfondie +m'indiqua un moyen, celui de construire avec des branches d'arbres une +sorte de traîneau à l'aide duquel je pourrais sans trop d'efforts +transporter mes nouvelles provisions. Le bois ne manquait pas autour de +moi; je me mis immédiatement à l'oeuvre. + +"Ma besogne avançait rapidement; déjà j'entrevoyais le moment où +j'allais poser la dernière pièce, lorsque tout à coup un bruit lointain +attira mon attention. + +"--Hein? pensai-je; qui vient là?" + +"Collant mon oreille contre le sol, j'entendis distinctement! les pas de +plusieurs chevaux résonnant sur la terre gelée. + +"Je vous ai déjà dit maintes fois que dans le désert l'approche d'un +homme vivant est toujours regardée d'un mauvais! oeil, car +quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le nouvel arrivant est un ennemi. +_Homo homini lupus_ est une maxime profondément gravée dans l'esprit du +trappeur et du coureur des bois. + +"Une minute après, je savais à quoi m'en tenir. Une bande d'une +quinzaine d'écumeurs du désert se disposait à entrer sous bois. + +"L'arrivée de cette troupe de cavaliers me causa d'autant plus d'émotion +que plus d'une fois déjà j'avais eu affaire aux écumeurs du désert et +que j'avais de fortes raisons pour croire qu'ils ne me tenaient pas en +odeur de sainteté. Un instant je fus tenté de fuir avant d'être +découvert. Mais il m'aurait fallu abandonner mes wapitis, perdre mes +précieuses provisions d'hiver... Bref, je montai sur un pin blanc +gigantesque, et me glissai parmi ses branches chargées de flocons de +neige durcie, résolu à attendre les événements. + +"J'étais à peine depuis dix minutes installé sur mon observatoire que +déjà les cavaliers apparaissaient à la lisière du bois, et que les +loups, auxquels je ne songeais plus, commençaient leur oeuvre de +destruction. Ces malignes bêtes, comprenant sans doute mon impuissance, +se jetèrent en furieuses sur mes cerfs, et là, sous mes yeux, les +dévorèrent à belles dents. Je tremblais de colère; mais que faire? +j'étais lié, condamné au silence et à l'immobilité la plus absolue; le +moindre signe de vie m'eût mis immédiatement au pouvoir de mes ennemis +mortels. + +"Cependant la troupe avançait toujours, se dirigeant en droite ligne +vers l'endroit où je me trouvais. Bien que la nuit fût déjà tout à l'ait +venue, les rayons de la lune, réfléchis par la blancheur de la neige, me +permirent d'apercevoir un Indien, les mains liées derrière le dos, au +milieu de ses ennemis à cheval. Bientôt, la troupe se rapprochant, je +reconnus l'Indien. C'était la Flèche-Noire, grand chef de la tribu des +Yakangs. + +"A cette époque déjà, la Flèche-Noire n'était pas un inconnu pour moi. +Maintes fois je l'avais rencontré dans le désert, mais sans cependant me +lier d'amitié avec lui; nous avions simplement échangé quelques rapports +de politesse; nous ne nous recherchions pas, nous ne nous fuyions pas; +en un mot, nous étions indifférents l'un à l'autre. Cependant, en le +voyant dans cette position et en songeant aux affreux supplices que ses +ennemis ne manqueraient pas de lui infliger, je me sentis ému de pitié, +et un instant je fus sur le point d'abandonner mon abri et d'essayer de +le défendre. Heureusement pour moi, et aussi pour lui, la prudence me +retint. + +"La troupe, continuant toujours à s'avancer, se trouva bien tôt à une +trentaine de pas de mon arbre. + +"--Halte! dit alors celui qui paraissait la commander; ce lieu me semble +propice pour établir notre camp." + +"Les pirates obéirent. Les chevaux furent dessellés et entravés, un +grand feu fut allumé, auprès duquel, après le repas, les cavaliers se +couchèrent, les pieds à la flamme et roulés dans leurs manteaux. + +"--Quant à toi, chien de Peau-Rouge, dit le chef en cinglant l'Indien +d'un coup de fouet, couche-toi là et dors. N'oublie pas qu'au moindre +mouvement je te brûle la cervelle!..." + +"A cette insulte gratuite, je vis la Flèche-Noire tressaillir. +Cependant, refoulant dans son coeur les sentiments qui l'agitaient, il +obéit sans prononcer une parole. + +"Livré à de profondes méditations, je restai pendant plus d'une heure +immobile sur mon perchoir. Puis, lorsque je me fus bien assuré que tous +les pirates dormaient, à l'exception de la sentinelle placée à quelques +pas du brasier, je me hasardai à descendre avec des précautions +infinies. + +"J'avais formé mon plan. Le chef des Yakangs m'intéressait, et je +n'étais pas fâché de jouer un tour à mes ennemis les pirates. + +"Une fois à terre, mon _bowie-knife_ entre les dents, je m'allongeai +sur la glace, et, m'aidant des mains et des genoux, je me mis à ramper +comme un reptile, dans la direction de l'Indien. + +"J'étais déjà à cette époque un vieux routier des prairies et je +connaissais à fond toutes les précautions à prendre en pareil cas. Vous +en aurez une idée quand vous saurez qu'il me fallut plus d'une grande +demi-heure pour franchir les trente pas qui me séparaient du but. Je +réussis: nul bruit ne décela ma présence; l'Indien lui-même, dont les +sens sont si développés, n'entendit rien. + +"--Que le chef écoute, dis-je d'une voix faible comme un souffle; un ami +est derrière lui. + +"Malgré la surprise qu'il dut certainement éprouver, la Flèche-Noire ne +fit aucun mouvement. + +"--Je couperai ses liens, continuai-je; le chef chaussera mes souliers +de neige et fuira." + +"Passant mon couteau sous le corps de l'Indien, je coupai ses liens; +puis, faisant un détour et m'approchant de la sentinelle, je lui +assénai, au moment où elle s'y attendait le moins, un certain coup de +poing de ma façon entre les deux oreilles, qui l'étendit complètement +étourdie sur le sol. + +"Déjà la Flèche-Noire était à mes cotés: d'une main il brandissait son +couteau à scalper, de l'autre une chevelure sanglante. + +"--La Flèche-Noire est un guerrier, me dit-il à voix basse; il sait +venger ses injures!" + +"Je compris que le chef des pirates venait de payer de la vie son +malencontreux coup de fouet. + +"--Qui va là?" s'écria tout à coup l'un des bandits en se soulevant sur +le coude. + +"Au lieu de répondre, la Flèche-Noire et moi primes notre course de +toute la vitesse de nos jambes. + +"--Tout le monde debout! hurla le pirate. Le prisonnier s'est enfui!... +Il a tué notre capitaine!" + +"En un clin d'oeil, la bande fut sur pied,--à l'exception toutefois de +son capitaine mort et de la sentinelle assommée,--et nous salua par une +décharge générale; heureusement la précipitation et l'obscurité firent +dévier les balles. + +"--Vous êtes blessé, chef? dis-je en voyant l'Indien tressaillir. + +"--Marchons!" fit la Flèche-Noire sans répondre directement. + +"Alors, au milieu de cette plaine glacée, éclairée seulement par les +blafards rayons de la lune, commenta une course désordonnée que +l'imagination peut à peine retracer. Emportés par notre élan, nous +glissions comme des ombres fantastiques et avec une vitesse sans cesse +croissante, poursuivis par le galop sonore des chevaux de nos ennemis. + +"Combien de temps dura cette course, je l'ignore. Mes oreilles +tintaient, la respiration me manquait, tout tourbillonnait devant moi: +j'étais comme un homme ivre, et cependant il me semblait que nous +gagnions de l'avance, car les pas des chevaux s'affaiblissaient derrière +nous. + +"Tout à coup je vois l'Indien ralentir sa course, puis s'affaisser sur +le sol comme une masse inerte. + +"Un cri de triomphe retentit. Ne pouvant rn'arrêter subitement, je +reviens sur mes pas en faisant un circuit, et je vois un pirate arriver +à bride abattue et prêt à faire subir à la Flèche-Noire la peine du +talion. + +"Par bonheur, ma carabine était chargée, l'ar un effort surhumain, je +parviens à maîtriser le tremblement qui m'agite, et visant le cheval à +la tête, je presse la détente. + +"Cheval et cavalier roulent sur la glace. + +"--Etes-vous blessé, chef? dis-je alors à l'Indien. + +"--Oui, répond faiblement la Flèche-Noire. Je suis atteint de deux +balles et je ne puis plus marcher. Que mon frère parte et me laisse +mourir; voici les pas de nos ennemis qui se rapprochent. + +"--Vous laisser mourir, allons donc? Ces briqands n'auront pas encore +votre chevelure cette fois-ci. Laissez-moi faire!" + +"Prenant la Flèche-Noire sur mon épaule, je continuai à fuir après avoir +rechargé ma carabine. + +"--Nos ennemis sont loin, me dit le chef des Yakangs; ils ne peuvent +nous voir. Que mon frère change de route et qu'il se dirige vers +l'ouest: il se rapprochera de mon village et il fera perdre ses traces." + +"Ce conseil fut immédiatement suivi par moi. J'entendis le galop des +chevaux passer à cinq cents pas vers la gauche, puis s'éteindre peu à +peu dans l'éloignement. Nos traces étaient perdues... nous étions +sauvés! + +"Le lendemain, au point du jour, chargé de mon précieux fardeau, +j'arrivai au village de: Yakangs. + +--Je ne vous décrirai pas la réception que ces braves gens me firent: +vous en aurez un échantillon dans quelques jours. + +"Lorsque le chef eut raconté la manière dont je lui avais sauvé la vie, +tous déclarèrent que je surpassais en courage le: guerriers les plus +renommés. Ils m'adoptèrent dans une cérémonie solennelle et me donnèrent +le titre de second chef de la tribu après la Flèche-Noire. Quant à +celui-ci, il échangea avec moi son calumet de conseil, me fit don d'un +costume de guerre complet, m'embrassa sur les lèvres et déclara qu'à +l'avenir je serais son frère, et qu'il regarderait comme personnelle +toute injure qui me serait faite. + +"Voilà comment je devins guerrier iroquois, position qui m'a déjà +procuré et me procure encore journellement des avantages immenses. +Chaque fois que je vais les visiter, ces braves gens me témoignent une +amitié et un respect vraiment touchants, et jamais ils ne prennent une +résolution importante sans m'envoyer un messager pour m'engager à +assister à leur conseil. + +"Vous voyez donc, monsieur le marquis, que je ne crois pas trop +m'avancer en vous promettant l'appui des Yakangs". + + + + +VII.--LA LOGIQUE DU TRAPPEUR. + + +En causant ainsi, les heures passaient et les voyageurs s'apercevaient +moins de la longueur de la route. De temps en temps, quand les environs +n'offraient rien de suspect au Marcheur, il permettait à ses nouveaux +amis de faire parler leurs carabines, car, sur ces territoires indiens, +le gibier ne manquait pas. + +Vers le milieu du quatrième jour, les amis étaient nonchalamment assis à +l'ombre d'un bouquet de peupliers, quand tout à coup le trappeur, se +baissant vivement, colla son oreille contre le sol. + +--Qu'y a-t-il? demanda Raoul surpris. + +--Avant une demi-heure, monsieur le marquis, vous assisterez à un +spectacle nouveau pour vous. + +--Lequel? + +--Le passage d'un troupeau de bisons. Si le coeur vous en dit, vous +aurez l'occasion de faire là quelques beaux coups de carabine. La seule +recommandation que je vous adresserai est celle-ci: prudence! Le bison +blessé est un animal dangereux. + +--En vérité, mon ami, vous me traitez en enfant gâté. Nous avons déjà +rencontré quelques-uns de ces animaux,--témoin le vêtement que porte +Thémistocle,--mais j'avoue que j'ignore complètement leurs moeurs et +leurs habitudes. + +Les bisons se rapprochaient; leurs pas faisaient trembler la terre et +produisaient un bruit semblable au grondement d'un tonnerre lointain. + +--Compagnons, dit le trappeur, dans quelques minutes les animaux seront +en vue; il est temps de prendre nos postes de combat. Comme nous avons +le vent favorable, j'espère que la chasse sera bonne. + +Avec l'habileté consommée d'un chasseur infaillible, le Marcheur choisit +son embuscade et assigna leur place à ses compagnons. + +Une légère ondulation de terrain, formant dans la plaine un large +sillon, venait par une pente insensible aboutir au bord du fleuve et +mourir en une plage sablonneuse, entourée de roseaux gigantesques, de +débris végétaux et de grandes feuilles de nénuphars. + +Raoul et le trappeur, la carabine armée au poing, se cachèrent à droite +dans les roseaux, tandis que Thémistocle prenait plus à gauche. + +--Les bisons viennent vers le fleuve, dit le trappeur; ils suivront ce +sentier naturel qui coupe la plaine et qui aboutit à cette plage. +Laissons-les approcher et entrer dans le fleuve sans les inquiéter; un +coup de carabine tiré hors de propos pourrait, en les effrayant, leur +faire rebrousser chemin. Maintenant, à bon entendeur salut! et faisons +silence. + +Le vieux coureur des prairies ne s'était pas trompé; le bruit continuait +à grandir. C'était un ouragan, une trombe formidable, qui semblait tout +engloutir sur son passage. + +--Attention! dit le Marcheur à voix basse. + +Raoul eut grand'peine à retenir un cri d'admiration prêt à jaillir de sa +poitrine. + +Les bisons faisaient leur entrée sur la petite plage où se tenaient les +chasseurs. Les superbes animaux arrivant au galop, broyant les cailloux +sous leurs pas et i'entourant d'un épais nuage de poussière. La queue +battant leurs flancs, les yeux aveuglés par leur toison rabattante, ils +allaient comme la personnification de la force aveugle et brutale qui +marche entre des obstacles. + +Sans se laisser arrêter par le fleuve, les bisons s'engagèrent +résolument dans l'eau, s'efforçant de gagner l'autre rive à la nage. + +--Feu! cria le Marcheur; les bisons sont trop avancés maintenant; ils ne +reculeront plus. Trois coups de carabine retentirent et trois bisons +tombèrent, se roulant dans les convulsions de l'agonie. + +Quelques instants après, une nouvelle décharge se fit entendre et +abattit trois nouvelles victimes; mais deux d'entre elles se relevèrent +bientôt. + +--Quel malheur! dit le trappeur; voilà deux belles bêtes qui vont aller +sur l'autre rive servir de pâture aux loups et aux corbeaux; c'est +dommage! + +--Non pas, s'il vous plaît, dit le marquis; je me charge d'achever au +moins l'une d'elles. + +En disant ces mots et malgré les efforts du Marcheur pour le retenir, +Raoul quitta sa touffe de roseaux et s'élança le couteau de chasse à la +main, vers l'animal qui gagnait le fleuve. + +Thémistocle, poussé par la même idée, exécuta une manoeuvre semblable à +celle de son maître. + +--Morbleu! s'écria le trappeur avec un juron formidable et rechargeant +précipitamment sa carabine, morbleu! un malheur va arriver. Là! je le +disais bien! + +En effet dans sa course, Raoul s'était embarrassé dans les hautes herbes +du rivage et était tombé lourdement sur le sol. Le bison poursuivi, +rendu furieux par sa blessure et voyant son ennemi à terre, s'était +élancé de rage sur le marquis et allait infailliblement le broyer sous +ses pieds. + +La situation était critique; heureusement le trappeur veillait. Au +moment où le marquis se voyait voué à une mort certaine, la balle du +Marcheur passa en sifflant auprès de l'animal furieux. + +--A l'autre! fit le trappeur. + +Tournant alors ses yeux vers le bord de l'eau, il poussa un cri +d'admiration terminé par un immense éclat de rire. + +Thémistocle s'était élancé à la poursuite du bison blessé, L'animal +allait atteindre l'eau lorsque le nègre, lançant contre lui sa lourde +massue, l'atteignit par le travers du corps. A cette nouvelle agression, +l'animal, furieux, fit volte-face et s'élança contre son ennemi. + +Mais le brave nègre, auquel on aurait pu appliquer l'expression +d'_impavidus vir_ du poète, impassible et inébranlable, attendit le choc +de pied ferme. + +Au moment où l'animal baissait la tête pour le frapper, Thémistocle le +saisit adroitement par les cornes et, pesant de toute la force de ses +muscles d'acier, parvint à le maîtriser complètement: puis, après +quelques instants de réflexion, il se prit à heurter son front contre la +tête du bison comme s'il eut voulu a lui briser. Mais, si Thémistocle +avait la tête dure, l'animal l'avait encore plus dure que lui, et la +lutte ne pouvait se continuer de cette façon avec avantage pour l'homme. + +Par une manoeuvre savante et bien combinée, le nègre alors entraîna le +bison vers l'endroit où sa massue était tombée, puis il lâcha les +cornes. Au moment où le bison se relevait, l'arme redoutable du nègre +s'abattit sur lui et le foudroya. + +--Tiens! dit Thémistocle en considérant l'animal, lui bouger plus! + +--Cela lui serait difficile, répondit le Marcheur qui arrivait sur le +théâtre de la lutte; il est mort... Tudieu! quel moulinet!...Ah! +Thémistocle, vous irez loin avec un poignet pareil! + +--Ce n'est rien, répondit Thémistocle d'un air modeste; pauvre nègre +avoir deux frères plus forts que lui. + +--Enfin tout est bien qui finit bien; mais, croyez-moi, que ceci vous +serve de leçon. Une autre fois, soyez plus prudent et souvenez-vous +qu'il ne faut jamais attaquer à découvert le bison blessé. En attendant, +nous avons là six bosses et six langues qui, accommodées à la manière +indienne, ne sont pas a dédaigner. Nous allons nous en convaincre sans +retard. + +Le marcheur alors creusa dans la terre un trou d'environ deux pieds de +profondeur et le remplit à moitié de bois mort auquel il mit le feu. +Lorsque tout le bois eut été converti en braise ardente, notre cuisinier +improvisé étendit dessus une couche de sable, plaça une des bosses de +bison sur ce sable et finit de remplir le trou avec de la terre. + +Au bout d une demi-heure de cuisson souterraine, le rôti fut retiré et +savouré, séance tenante, par les trois amis, qui déclarèrent n'avoir +jamais rien mangé de meilleur. + +--Dans combien de jours arriverons-nous au village de la Flèche-Noire? +demanda Raoul. + +--Le temps ne fait rien à l'affaire, répondit le trappeur. Ni le chef ni +ses guerriers ne sont au village. + +--Où sont-ils donc? + +--En chasse au bord des lacs. + +--Quand avez vous appris cela? + +--Tout à l'heure. + +--Tout à l'heure? Nous n'avons vu personne. + +--Et les bisons? fit le trappeur avec un sourire moqueur. + +--Eh bien? + +--Les bisons venaient du nord-est, direction où se trouve le lac. Or ces +animaux n'ont pas l'habitude d'émigrer en cette saison; les pâturages +sont abondants à cette époque et aux abords des lacs plus que partout +ailleurs; ils ont donc fui devant un ennemi quelconque. + +--Peut être des animaux de proie? + +--Bah! quels animaux de proie? l'ours gris? mais le grizzly vit +solitaire et n'oserait attaquer seul un troupeau de bisons. Les loups? +Pas davantage. Non, les bisons fuient devant des hommes.. Or les bords +du lac sont comprit dans le territoire de chaut des Yakangs et nulle +tribu voisine n'oserait violer ce domaine. + +--Vous en concluez?... + +-Que la Flèche-Noire et ses guerriers sont en chasse, et, par +conséquent, absents de leur village. Mais qu'à cela ne tienne; nous +attendrons son retour, voilà tout, et rien ne nous empêche de faire la +sieste à l'ombre des roseaux qui nous ont servi d'embuscade. + +--C'est juste, ajouta Thémistocle en s'étendant sur le sol et fermant +les yeux. + +--Attention! dit tout à coup le Marcheur, voilà une force humaine, là +bas, sur l'autre rive: c'est un Peau Rouge; il fait mine de vouloir +passer le fleuve... Faisons silence et laissons-le venir; nous saurons +ainsi ce qu'il veut. + +En effet, un Indien, peint et armé en guerre, apparaissait sur la rive +opposée. Après quelques minutes d'hésitation, il entra résolument dans +l'eau et traversa le fleuve à la nage. + +A peine avait-il abordé que le Marcheur, quittant son abri de roseaux, +vint se camper au milieu de la plage, bien en vue, le bras appuyé sur sa +carabine. + +L'Indien, surpris de l'apparition, s'arrêta également et considéra +attentivement le trappeur; puis, levant la main droite et courbant la +tête, il continua d'avancer. + +--Mon fils est bien pressé, qu'il néglige de descendre jusqu'au gué pour +traverser le fleuve? demanda le trappeur. + +L'Indien fit un signe de tête affirmatif. + +--Il va sans doute rejoindre sa tribu? + +--Pied-Agile n'a plus de tribu. + +--Ah! vous vous nommez Pied-Agile! J'ai entendu prononcer ce nom comme +celui d'un guerrier brave et prudent. + +L'Indien s'inclina. + +--Que mon père le Marcheur ne me retienne pas, dit-il; les moments sont +précieux; je marche vers la Flèche-Noire. + +--Qui vous envoie vers lui? + +--Le Castor. + +--Le Castor? Un des chefs des Enfants perdus? + +--Le coeur de mon père le Castor est grand: il aime les Yakangs et +méprise les voleurs. + +--Oui, je sais... mais alors... pourquoi fait-il partie des écumeurs de +la prairie?... C'est étrange!... En attendant, je n'ai jamais eu qu'à me +louer du Castor; en plusieurs circonstances, il m'a rendu de signalés +services... Enfin, qui vivra verra!... Maintenant Pied-Agile sait-il +quels sont les liens qui m'attachent à la Flèche-Noire? + +--Pied-Agile le sait. + +--Le guerrier peut-il me confier ce que le Castor envoie dire à mon +frère? + +L'Indien réfléchit pendant quelques instants: + +--Le Castor, dit-il, envoie Pied-Agile vers le grand chef des Vakangs +pour lui recommander de retourner tout de suite à son village avec ses +guerriers. + +--La Flèche-Noire a donc quitté son village? + +--Oui. + +--Mon fils sait-il où il est allé? + +--Chasser les bisons au bord des lacs. + +--Bien! mon fils est un guerrier; qu'il continue son voyage. + +L'Indien salua le trappeur et s'éloigna de ce pas rapide qui caractérise +sa race. + +--Eh bien! fit le trappeur en rejoignant ses amis, mes prévisions se +réalise: la Flèche-Noire est en chasse, l'Indien à qui j'ai parlé me l'a +assuré. + +--Alors, dit Thémistocle, nous ne sommes plus pressés et nous pouvons +continuer notre somme. + +--Au contraire, nous sommes plus pressés que jamais; peut-être +avons-nous déjà perdu trop de temps. Il nous faut continuer, à présent, +notre voyage à marches forcées et par des chemins peu commodes, c'est +vrai, mais qui l'abrégeront de moitié. + +--Quel est le motif d'une si grande hâte? + +--Je ne saurais vous le dire au juste; mais je suis sûr que notre +présence est indispensable au village, et mes pressentiments ne me +trompent guère. + +--Eh bien! passez devant, dit Thémistocle en baillant. + +Le lendemain, vers le soir, les voyageurs n'étaient plus séparés du +village de la Flèche-Noire que par une distance de deux lieues environ. + +Plus on approchait, plus le trappeur ralentissait sa marche, explorant +le sol, les arbres, les branches, cherchant un indice qui lui révélât le +sens des paroles du Castor. Tout à coup il se baissa vivement et examina +le sol avec attention: + +--Alerte! en avant! s'écria-t-il; les Enfants perdus ont surpris le +village pendant l'absence de ses défenseurs. + +Les trois compagnons s'élancèrent en courant. + +La nuit venait à grands pas; une demi-obscurité régnait déjà dans la +campagne, et le Marcheur, la tête haute, l'oeil en feu, l'oreille au +guet, écoutait les mille rumeurs qui surgissait autour de lui. + +Tout à coup un grand cri suivi de plusieurs détonations se fit +entendre... + +Les trois amis n'étaient plus qu'à une portée de fusil du village. +Soudain une immense lueur dissipant l'obcurité, illumina la scène. +C'était le moment où le Serpent venait de mettre le feu au rempart de +bois qui protégeait les femmes et les enfants des Yakangs. + +Un coup d'oeil suffit au Marcheur pour se rendre compte de la situation +et concevoir son plan de bataille. Apercevant trois grands érables qui +s'élevaient derrière la loge de la médecine, à vingt pas l'un de +l'autre: + +--Chacun de nous va s'établir entre les branches d'un ces arbres, +dit-il; nous y seront comme dans une forteresse, cachés à tous les +yeux... Visez bien et pas de quartier aux brigands du désert! + +En un clin d'oeil, les voyageurs furent cachés parmi te feuillage. Le +Marcheur, embouchant alors la corne de bison qu'il portait à sa +ceinture, en tira un son grave, prolongé. + +--Courage, guerriers iroquois! s'écria-t-il de sa voix la plus +retentissante; des amis arrivent! Et immédiatement les trois carabines +parlèrent. + + + + +VIII.--VICTOIRE! + + +Cette attaque subite, qui débutait d'une façon si terrible pour eux, +produisit un moment d'arrêt dans l'attaque des Enfants perdus. Les +guerriers yakangs, ranimés par ce secours qui leur arrivait, en +profitèrent pour reprendre l'offensive, et la mêlée redevint générale. + +--Ma carabine devient inutile, se dit le Marcheur. Descendons, le reste +de la besogne doit s'accomplir en terre ferme. + +En un clin d'oeil, il fut au milieu des Iroquois, se servant de sa +carabine en guise de massue. A sa vue, un cri de joie s'éleva parmi les +assiégés, une imprécation de rage chez les assiégeants. + +Raoul qui, à la lueur du brasier, avait vu le mouvement du Marcheur, +imita son exemple et descendit de son arbre Malheureusement ses yeux +n'avaient pas encore le don de voir dans les ténèbres, et, au bout de +quelques pas, il se trouva au milieu de la bande du Novice, qui essayait +de prendre les Yakangs à revers. + +Les cinq bandits n'avaient pas eu le temps de recharger leurs carabines. +Ils se ruèrent sur Raoul le couteau à la main. + +Ce mouvement fut fatal à deux d'entre eux, qui tombèrent, la tête +fracassée par la crosse avec laquelle le Français faisait un moulinet +terrible. Mais à son tour, le jeune homme, surpris par derrière, +s'affaissa sur le sol, poussant un cri de douleur, le couteau d'un +bandit planta entre les deux épaules. + +Au cri de Raoul, le Marcheur s'était retourné; il s'élança, rapide comme +la foudre, sur la bande du Novice. Mais les bandits, ne jugeant pas à +propos de l'attendre, tournèrent les talons et se réfugièrent dans les +rangs des Enfants perdus. + +Au moment où ils passaient auprès du brasier, la lueur de l'incendie se +projeta en plein sur le visage de leur chef. La vue de ce visage parut +produire sur le Marcheur une émotion extraordinaire. Il pâlit +affreusement, ses yeux devinrent d'une fixité effrayante; il chancela +comme nn homme ivre et, portant la main à son front s'affaissa près de +Raoul.? + +Tendant ce temps, une autre scène se passait près de la loge de la +médecine. De tous les chefs des Enfants perdus, un seul, le métis Scott, +n'avait pas été blessé. + +--Un instant! se dit-il, Oeil-Sanglant s'est laissé ensorceler par les +beaux yeux de Fleur-de-Printemps... Si je la lui amenais, il me la +payerait un bon prix... C'est une idée, cela!... Et puis, d'ailleurs, +s'il n'en veut pas, la petite fera parfaitement mon affaire... Hé! +hé!... Voilà le vrai moment d'agir. + +Et il s'avança, en rampant comme une bête fauve, vers la loge de la +médecine. + +L'obscurité l'empêcha de voir un guerrier qui, depuis le commencement de +la lutte, accroupi sur ses talons et dans une complète immobilité, avait +tenu les yeux constamment fixés sur l'asile de Fleur-de-Printemps. Ce +guerrier, c'était le Castor. + +Le Métis continuait sa marche silencieuse, sûr du succès: déjà il +atteignait la porte de la loge, lorsque le Castor, sortant de son +immobilité et lui posant la main sur l'épaule: + +--Oach! dit-il, le Métis est habile; il rampe comme un serpent. + +--Que la peste l'étouffé! murmura Scott. + +--Les yeux de Fleur-de-Printemps sont deux étoiles; un guerrier serait +heureux de les posséder pour éclairer son wigwam. + +--Oui, n'est-ce pas?... Mais pardon! je n'ai pas le temps de causer. + +--Le Métis veut donc enlever la fille de la Flèche-Noire? + +--Vous l'avez dit. + +--Eh bien! le Métis ne fera pas cela. + +--Hein? fit Scott en fronçant le sourcil et portant la main à son +couteau. + +--Un autre chef a été touché par la beauté de Fleur-de-Printemps. + +--Oui, Oeil-Sanglant. Eh bien! c'est pour lui que je travaille. + +Le Castor secoua la tête. + +--Mon frère ne brisera pas cette porte, dit-il. + +--Qui m'en empêchera? + +--Moi! + +Prompt comme l'éclair, le Métis se précipita sur l'Indien, le couteau +levé. + +Mais le Castor était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita le +choc; puis, saisissant son ennemi par le milieu du corps, il le lança à +toute volée comme une masse inerte par-dessus le brasier. Cet exploit +accompli, l'Indien reprit flegmatiquement sa faction en face de la loge +de la médecine. + +Cependant le combat continuait entre les Yakangs et les Enfants perdus. +Tout à coup la voix du Novice retentit: + +--Victoire! criait-il; le Marcheur et son compagnon sont morts! + +Mais en même temps un cri rauque, qui n'avait rien d'humain, se fit +entendre, et Thémistocle, dressant sa haute taille fantastiquement +éclairée par la lueur de l'incendie, fit son apparition en brandissant +sa terrible massue. + +--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent les Enfants perdus; il protège +les Yakangs. + +Et, jugeant la lutte impossible contre cette puissance surnaturelle, ils +s'enfuirent en désordre et disparurent bientôt dans les ténèbres. + +Les Iroquois restaient maîtres du champ de bataille. Non moins effrayés +que leurs ennemis eux-mêmes par l'aspect extraordinaire de Thémistocle, +ils avaient formé un cercle autour de lui, mais n'osaient l'approcher. + +Le nègre, assez embarrassé de sa personne, tournait la tête à droite, à +gauche, agitant, en guise de salut, les plumes de dindon qui l'ornaient +Mais ces avances amicales restaient sans effet, et le nègre demeurait +toujours seul... avec sa queue de bison sous le bras, au milieu du +cerclc des Indiens. + +Cependant le Marcheur sortait de son évanouissement. Posant la main sur +son coeur comme pour en comprimer les battements: + +--Mon Dieu! s'écria-t-il, pourquoi m'avez-vous fait apparaître le +spectre d'un passé de deuil que je voulais oublier? + +Puis, se levant d'un bond: + +--Je crois, le ciel me pardonne, que j'ai eu un moment de faiblesse. Oh! +oh! Marcheur mon ami, tu baisses... Hé bien!... où en est le combat? + +Un coup d'oeil lui suffit pour se rendre compte de la situation. + +--Bon! dit-il, Thémistocle a encore fait des siennes... Et Raoul? Ah! +fou que je suis! je l'ai vu tomber; mort peut-être?... + +Et il se baissa vivement vers le jeune homme, collant l'oreille contre +sa poitrine. + +--Dieu soit loué-il respire encore. Holà! Thémistocle, arrivez vite; +votre maître est blessé. + +Le nègre s'élança, bénissant cette voix qui mettait fin à son embarras. + +--Notre père le Marcheur n'est pas mort! s'écrièrent joyeusement les +Indiens. + +Et tous, accourant vers lui, l'entouraient, le félicitaient et +cherchaient à toucher sa main. + +--Merci, mes amis, dit-il, merci! mais ne vous inquiétez pas de moi: +grâce à Dieu, je n'ai rien de cassé. Il faut vous occuper de mon ami que +vous voyez là gisant, dangereusement blessé en combattant pour vous. + +Les Indiens se penchèrent vers le jeune homme pour contempler les traits +de cet ami inconnu qui avait contribué à les sauver. + +--Sa peau était blanche, mais son coeur est rouge, dit l'Abeille qui, +accompagnée de sa fille, était sortie de la loge de la médecine. + +Fleur-de-Printemps considérait attentivement Raoul. A la vue de ce jeune +homme pâle, immobile, sanglant, étendu à ses pieds, une larme de pitié +glissa comme une perle liquide sur la joue de la jeune fille. + +Pourquoi Fleur de-Printemps pleurait-elle? N'était-elle point accoutumée +à de semblables spectacles? Pourquoi pleurait-elle en présence de cet +étranger? Fleur-de-Printemps ne le savait pas elle-même. A la vue du +jeune homme, elle avait senti quelque chose tressaillir en elle, et elle +s'abandonnait à ce sentiment nouveau sans le raisonner et sans en +chercher la signification. + +Cependant, sur l'ordre du sorcier, Raoul fut transporté dans la loge de +la médecine et étendu sur plusieurs peaux de bison superposées. + +--La blessure est elle grave? demanda Thémistocle au vieux devin. + +--Le Grand Esprit est puissant, il est seul maître de la vie, dit le +sorcier. + +--Mais enfin mon maître en reviendra-t-il? + +--Peut-être, fit l'Indien. + +Et il disparut, courant prodiguer ses soins aux blessés trop nombreux, +hélas! qui gisaient dans le village. + +Le nègre jeta un regard désespéré au Marcheur. + +--Ne vous effrayez pas, Thémistocle, dit le trappeur. La réponse du +sorcier veut dire que h blessure n'est pas mortelle. + +De tous côtés on entendait le cri des femmes qui pleuraient leurs fils, +leurs maris tués dans la bataille. + +--L'Abeille veillera sur le malade, dit l'Indienne; il a donné son sang +pour la tribu. + +--Ma mère est âgée, elle a besoin de repos; je veillerai à sa place, fit +Fleur-de-Printemps avec vivacité. + +L'Abeille jeta un regard étonné sur sa fille qui baissa les yeux. + +L'Abeille semblait réfléchir profondément. Ses yeux scrutateurs erraient +du visage de sa fille à celui de Raoul, qui gardait la pâleur et +l'immobilité de la mort. Enfin, attirant sa fille vers elle et la +baisant au front: + +--Le coeur de ma fille est bon, dit-elle. C'est bien! Fleur-de-Printemps +veillera auprès de l'étranger. + +--Je la seconderai, dit le sorcier. + +--Moi de même, fit le trappeur. + +--Ah ça! croit-on que je vais abandonner mon maitre? repartit +Thémistocle. + +De sorte que le blessé, installé dans la loge de la médecine, et le +premier appareil posé par le sorcier, les quatre gardes-malades +s'installèrent auprès du marquis. Il est vrai que, malgré tous ses +efforts pour rester éveillé, Thémistocle vaincu par la fatigue, ne tarda +pas à succomber au sommeil. Quant au Marcheur, l'oeil clos, le front +caché dans ses mains, il gardait une immobilité complète. Un soupir +étouffé s'exhalant de sa poitrine indiquait seul d'instant en instant +qu'il ne dormait pas. + +Le sorcier veillait, allant et venant, courant d'une case à l'autre, +composant à l'aide de plantes connues de lui seul, un baume propre à +cicatriser les blessures du malade. De temps en temps, interrompant son +travail, il jetait un regard ébahi sur Thémistocle endormi. Evidemment +le nègre intriguait Peau-Rouge. Il vint un moment où le sorcier cédant +aux sentiments qui l'agitaient, s'approcha doucement de Thémistocle, et +s'agenouillant devant lui, il murmura une fervente prière. + +Fleur-de-Printemps veillait aussi. Immobile, gracieusement accroupie sur +une peau de bison, ses yeux demeuraient obstinément fixés sur le visage +de Raoul. Mille sensations, mille sentiments inconnus l'agitaient. Au +milieu du silence de la loge, elle semblait écouter,--quoi?--qui sait? +sans doute ces voix douces et mystérieuses qui voltigent autour des +oreilles de quinze ans et qui chantent en choeur la joyeuse chanson de +l'amour du printemps. + + + + +IX.--L'ADOPTION. + + +Cependant la Flèche-Noire, averti par le messager du Castor, s'était hâté +de retourner à son village, l'âme en proie à de sinistres +pressentiments. A mesure que la distance dimunuait et qu'il découvrait +sur la terre les traces des Enfants perdus, les dernières lueurs +d'espoir qu'il conservait encore s'évanouissaient. + +Au point du jour il arrivait près du village, et la première personne +qu'il apercevait était l'Abeille accourant vers lui les bras ouverts. + +Malgré l'impassibilité dont il ne se départait jamais, à la vue de sa +femme, la Flèche-Noire poussa un vrai rugissement de joie. + +--Un ami, dit-il, est venu vers la Flèche-Noire au bord des lacs et lui +a annoncé qu'un grand danger menaçait son village. Sa langue est donc +menteuse? + +--Le messager a dit vrai. Les Enfants perdus ont surpris le village +pendant la nuit comme des chiens peureux. + +--Et Fleur-de-Printemps? demanda anxieusement le chef cherchant des yeux +sa fille au milieu de ceux qui l'entouraient. + +--Sauvée!... + +--Et les lâches ennemis? + +--Vaincus, repoussés!... + +--Bien, fit la Flèche-Noire reprenant son impassibilité ordinaire. + +Et, suivi de ses guerriers, il se dirigea vers son wigwam. + +A mesure qu'il avançait dans: le village et qu'il apercevait les dégâts +causés par la lutte, les sourcils du chef se fronçaient. + +--Dans le coeur du père gronde un orage, disaient les guerriers; sa +colère sera terrible! + +Arrivé à la porte de son wigwam, la Flèche-Noire s'assit, invita les +principaux chefs à en faire autant, et, et quelle que fût son impatience +de connaître les détails de l'attaque et de la défense, il ne desserra +pas les lèvres avant d'avant fumé le calumet du conseil. + +Le sorcier était arrivé l'un des premiers. + +--Que mon père parle, dit la Flèche-Noire; mes oreilles sont ouvertes. + +--Les guerriers commandés par leur puissant sachem, dit le médecin avec +un geste mélodramatique, coassaient le bison au bord des lacs, lorsque +les corbeaux, s'envolant vers l'ouest en croassant, m'annoncèrent qu'un +malheur inconnu planait sur la tête des Yakangs. Au moment où le +Grand-Esprit retirait la lumière du Wacondah, le cri des Enfants perdus +retentissait autour du village. Mais les Yakangs sont des guerriers: le +sang des vieux bouillonne comme celui des jeunes!... Ils repoussèrent +d'aborb les Enfants perdus. + +--Et les femmes? demanda la Flèche-Noire. + +--Les femmes furent renfermées dans la loge de la médecine. Mais +l'Abeille ne voulut pas consentir à suivre l'exemple de ses compagnes.? +--Que fit-elle? dit le chef en fronçant les sourcils. + +--L'Abeille est fort courageuse. Armée de la hache du chef, elle prit +place parmi les guerriers et lutta corps à corps contre Oeil-Sanglant. + +La Flèche-Noire jeta un regard d'orgueil vers sa femme qui, les yeux +baissés, reçut modestement cet éloge muet. + +--Les Enfants perdus sont des lâches! continua le médecin; ne pouvant +vaincre par la force, ils attaquent avec le feu. Les Yakangs allaient +succomber lorsque le Grand-Esprit leur envoya un secours inespéré. + +--Lequel? + +--Notre frère le Marcheur, accompagné d'un guerrier des visages pales... +puis... + +--Eh bien?... + +--Le démon du Champ-Rouge! répondit le médecin à voix basse. Il est +l'ami du Marcheur, il protège les Yakangs... + +--Que veut dire le grand sorcier? + +--Mon père le verra dans la loge de la médecine. + +La Flèche-Noire se leva et, accompagné de ses guerriers, se dirigea vers +le réduit où gisait Raoul, veillé par ses amis. + +En apercevant le Marcheur, le chef s'élança vers lui les bras ouverts, +et l'étreignant sur sa poitrine: + +--Merci, frère! dit-il simplement. + +--Bah! fit le trappeur, entre nous, nous ne comptons plus. Ecoutez, +chef; vous vous connaissez en blessures; examinez celle qu'a reçue mon +ami, et dites-moi votre avis. + +La Flèche-Noire examina quelques instants le visage du jeune homme; +puis, collant l'oreille contre la poitrine de Raoul, sembla réfléchir +profondément. + +--Le visage pâle vivra! dit-il enfin. Dans quelques jours il pourra se +servir de ses armes. + +Un double cri, poussé par Fleur-de-Printemps et par Thémistocle, +répondit au chef, et la jeune fille, heureuse et souriante, vint se +jeter au cou de son père. + +--La Flèche-Noire, mon frère, dit alors le trappeur en prenant +Thémistocle par le bras, je veux vous présenter un ami dont la vue seule +a mis en fuite vos ennemis. + +Le chef considéra quelques instants la figure extraordinaire du nègre; +puis baissant la tête et tombant à genoux: + +--Que le démon du Champ-Rouge soit favorable à nos fils! murmura-t-il. + +Thémistocle, surpris de l'action de l'Indien, s'empressa de le relever +et, lui secouant énergiquement la main: + +--Bon nègre comprend pas votre langue peau rouge, dit-il en fiançais; +mais vous êtes un bon compagnon, et frère du Marcheur: cela me suffit. + +--Le démon du Champ Rouge! murmurait à part lui le trappeur. Ah! ah! les +Peaux-Rouges prennent Thémistocle pour un être surnaturel. Le fait est +qu'à sa tournure!... Hé! hé! mais alors notre affaire ira toute +seule!... Brave nègre, va!... + +La Flèche-Noire ne s'était pas trompé. Au bout de quinze jours, Raoul +entrait en convalescence et, un mois après, complètement rétabli, mais +encore faible, il errait par le village, examinant curieusement tout ce +qui l'entourait et liant Connaissance avec les Indiens, qui +l'accueillaient comme un compagnon d'armes. + +Cependant le jeune homme s'impatientait; il n'oubliait pas le motif qui +l'avait amené dans ces contrées, et souvent il accusait le Marcheur de +lenteur et d'insouciance. + +--Patience, patience, répondait dogmatiquement le trappeur; vous êtes +encore trop faible, et puis... j'ai mon idée! + +Raoul, tout en maugréant, se résignait. Peu à peu cependant son +impatience devint moins vive, et l'on eût pu croire que le jeune ami du +trappeur oubliait le but de son voyage. Peut-être Fleur-de-Printemps +n'était-elle pas étrangère à ce changement. + +--Monsieur le marquis, dit un jour le trappeur en se frottant +joyeusement les mains, nous partirons bientôt. + +--Déjà!... fit Raoul. + +--Voilà bien la jeunesse! deux beaux yeux lui font oublier... Puis, +monsieur le marquis, reprit le Marcheur, je dois vous demander s'il vous +répugnerait de devenir le frère de ces braves Indiens? + +--Qu'entendez-vous par là, mon ami? + +--Je désire vous faire adopter par la tribu des Yakangs, ainsi que je +l'ai été, si toutefois vous le permettez. + +--Si je le permets! mais mon ami, c'est une distinction dont je serai +fier. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas révélé les avantages qu'une +semblable adoption peut me procurer? + +--Avantages immenses, inappréciables, qui se résument par deux cents +amis dévoués, deux cents frères, considérant comme personnelle toute +injure qui vous sera faite. + +--Fort bien, mon ami; mais croyez-vous que les Yakangs daigneront +m'adopter comme ils l'ont fait pour vous? + +--A dire vrai, c'est un honneur dont les Peaux-Rouges sont peu prodigues +envers les blancs. Cependant vous avez donné votre sang pour eux, ils +vous en seront reconnaissants... Je compte d'ailleurs beaucoup sur +Thémistocle pour réussir. + +--Sur moi? s'écria Thémistocle étonné. + +--Expliquez-vous, dit Raoul. + +--C'est bien simple. Les Indiens considèrent comme surnaturels tous les +objets, tous les phénomènes qu'ils ne connaissent pas. Thémistocle est +un de ces phénomènes-là. Les Yakangs n'ont jamais vu d'hommes noirs. +Pour eux, un visage humain ne peut avoir que deux couleurs: rouge ou +blanc; Thémistocle, dont le teint bouleverse toutes leurs idées, passe à +leurs yeux pour un être supérieur, en dehors de la nature humaine. +Ajoutez à cela la haute taille, le costume et la vigueur de notre ami.. + +--Mon brave Thémistocle, dit Raoul en riant, te voilà passé à l'état de +phénomène! + +--Mieux que cela, à l'état de divinité redoutable. + +--Et comment l'appelle-t-on? + +--Le démon du Champ-Rouge. + +--Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Rappelez-vous monsieur le marquis, l'endroit où nous nous sommes +rencontrés pour la première fois et où vous m'avez sauvé la vie. Ce lieu +a reçu des Indiens le nom de _Champ-Rouge_. 'On le croit hanté par une +puissance malfaisante, ennemie des Indiens. Aussi, quand ils aperçurent +notre ami noir, les coquins qui m'avaient attaqué crurent voir +apparaître la divinité vengeresse et s'enfuirent en criant: Le _démon du +Champ-Rouge_. + +--En effet, je m'en souviens... + +--Eh bien! c'est là-dessus que je compte pour vous faire adopter par les +Yakangs. + +--Vraiment? + +--Venez avec moi, et vous, Thémistocle, n'oubliez pas que vous êtes dieu +ou diable, à votre choix, mais qu'il vous faut faire tout ce que je vous +dirai, et rien que cela: est-ce bien entendu? + +--Comptez sur Thémistocle, répondit le nègre déjà pénétré ee la majesté +de son rôle. + +Le Marcheur, accompagné de ses deux amis, se dirigea vers la place du +village où la tribu était rassemblée. Une espèce d'estrade avait été, +par les soins du trappeur, construite au milieu de la place. En face, la +Flèche-Noire et les principaux guerriers peints et costumés en guerre se +tenaient immobiles sous les armes. + +Le Marcheur, Raoul et Thémistocle montèrent gravement sur l'estrade. + +--Les guerriers Yakangs sont mes frères, dit le trappeur d'une voix +forte; veulent-ils permettre à leur frère blanc de parler? + +--Oui, oui, répondirent les Peaux-Rouges. + +--Yakangs, le démon du Champ-Rouge, après vous avoir couverts de sa +protection pour mettre en fuite les lâches Enfants perdus, m'a fait +entendre sa voix. + +--Parlez, frère, dit la Flèche-Noire avec respect; nos oreilles sont +ouvertes. + +--A vous, Thémistocle! dit le trappeur à voix basse. Soyez majestueux +autant que vous le pourrez. Parlez lentement; je traduirai phrase par +phrase ce que vous direz. Vous finirez en leur ordonnant d'adopter votre +maitre. + +--Cela suffit, dit Thémistocle. + +Le nègre, rejetant en arrière sa peau de bison, agita, en guise de +salut, les plumes de dindon qui ornaient sa tête. Appuyé sur sa massue +dans la pose de l'Hercule Farnèse, il commença d'une voix grave, lente +et monotone, ayant l'air de se parler à lui-même, les yeux levés vers le +ciel: + +--Guerriers de la grande nation des Yakangs, d'où vient que vous courbez +la tête devant moi? La peur tient-elle vos yeux fixés vers la terre? Les +Yakangs ne sont pas des vielles femmes sans courage; ils sont les plus +braves guerriers et les plus adroits chasseurs des prairies. A leur vue, +les ennemis s'enfuient comme une troupe d'élans ou de cerfs timides... +Cela est-il vrai, hommes puissants? + +--Bravo! Thémistocle! murmura le Marcheur. + +--Exorde par insinuation, ajouta Raoul. + +--Levez les yeux, guerriers, continua le nègre, marchant à grands pas +sur l'estrade et agitant les bras. Vous savez que le Grand-Esprit est +mon père et que les prairies bienheureuses sont mes domaines... Regardez +mon visage, que la contemplation du feu divin a brûlé pour toujours. +Guerriers, ce n'est point un homme, celui qui n'a ni la peau rouge ni la +peau blanche. Ecoutez! écoutez! Je chassais dans les prairies bien +heureuses lorsque le Grand-Esprit, mon père, me dit: "Parmi mes fils +rouges du désert, il y a des lâches et des voleurs indignes de voir la +lumière du Wacondah!... va et punis-les." Et moi, fils respectueux, je +quittai mes domaines, enveloppé d'une nuée d'orage. Caché sous les +rochers du Champ-Rouge, j'ai, depuis des centaines de lunes, épié au +passage et immolé, suivant les ordres de mon père, les lâches et les +voleurs. Guerriers, je suis heureux de le reconnaître jamais ma colère +ne s'est appesantie sur votre race. Les Yakangs sont des braves. + +--Monsieur le marquis, dit le trappeur à voix basse, Thémistocle fera +maintenant tout ce qu'il voudra des Indiens. + +En effet les éloges du nègre avaient produit un effet extraordinaire +parmi les Yakangs. Ces naïfs Peaux-Rouges, qui jusqu'alors écoutaient +courbés dans l'attitude du respect, levaient maintenant leur front +rayonnant d'orgueil. + +Thémistocle, croisant ses longs bras sur sa vaste poitrine, garda le +silence pendant quelques instants afin de doubler l'effet de ses +paroles. + +--Rapprochez-vous de moi, dit-il à voix basse à ses amis, et ne vous +offensez pas de ce que je vais faire. + +--Guerriers, continua-t-il à haute voix, j'errais dans les solitudes du +Champ-Rouge, lorsque mon oeil, qui embrasse toute la terre d'un regard, +vit une troupe de loups poltrons et perfides se diriger vers votre +village, enveloppée des ténèbres de la nuit. Vos jeunes gens chassaient +le bison au bord des lacs sous la conduite de la Flèche Noire, ce +courageux guerrier que le Maître de la vie aime et propose comme modèle +à ceux qui habitent les prairies bienheureuses du Wacondah. + +Le chef Yakang, malgré son impassibilité ordinaire, poussa un cri de +triomphe et d'orgueil en apprenant la haute opinion qu'avait de lui le +Grand-Esprit. + +--Pouvais-je laisser massacrer mes fils les Yakangs, tandis qu'ils +s'endormaient dans une sécurité trompeuse? Non! Rapide comme l'éclair, +je volai au secours de mes fils menacés. En route, je trouvai deux +visages pâles qui marchaient au même but. Ces amis, vous les connaissez, +les voilà. + +En disant ces mots, Thémistocle saisit dans chaque main le Marcheur et +Raoul stupéfaits, et les soulevant par leur ceinture de chasse, les tint +suspendus en l'air, à bout de bras, pendant quelques instants. + +Les Indiens poussèrent une immense clameur d'admiration. Jamais ils +n'avaient assisté à un pareil trait de vigueur corporelle. Evidemment +l'être capable d'un tel effort était bien un être surnaturel. + +--Guerriers, continua Thémistocle, vous savez le reste. Conduit par mon +père, le Maître de la vie, j'eus le bonheur d'arriver à temps, au moment +où les Yakangs, malgré leur courage indomptable, allaient succomber sous +le nombre. Ma vue suffit à chasser les chiens peureux. Hélas! l'un des +visages pâles gisait sur la terre, baigné dans son sang. Guerriers, +votre coeur est bon et reconnaissant; le Marcheur est déjà votre frère; +n'est-il pas juste que son ami le devienne aussi? + +--Oui, oui! crièrent les guerriers. + +Les Yakangs sont reconnaissants, dit la Flèche-Noire; ils obéiront aux +désirs du démon du Champ-Rouge: le visage pâle deviendra notre frère. + +--Hourra! cria le trappeur en jetant en l'air son bonnet de peau de +raton, hourra, Thémistocle! vous êtes grand comme le monde! Souffrez que +je vous embrasse. + +Et, sans attendre la réponse, le trappeur pressa le nègre dans ses bras. +Celui-ci le repoussa doucement et, se retournant vers la foule: + +--Guerriers, continua-t il après s'être recueilli pendant quelques +instants, le Maître de la vie est content; il m'ordonne de rester au +milieu de vous avec mes amis les visages pâles. J'obéirai à ses ordres, +je chasserai le bison avec vous et combattrai vos ennemis. +Réjouissez-vous, guerriers! un jour viendra où la grande race des +Yakangs s'étendra sur la prairie comme l'eau du fleuve qui déborde. + +Une explosion de cris enthousiastes et d'applaudissements frénétiques +accueillit cette prophétie de bon augure; puis Thémistocle, descendant +de l'estrade, fut entouré par les Indiens, qui, n'en ayant plus peur, +s'approchaient de lui pour le toucher. Quelques-uns même des plus hardis +coupaient avec leur couteau à scalper des morceaux de sa peau de bison +et les emportaient comme des talismans. Sans l'intervention de la +Flèche-Noire, Thémistocle eût été bientôt dépouillé du vêtement qui +faisait sa gloire et son orgueil. + +On procéda immédiatement à l'adoption du marquis. Vu son état de +faiblesse et les observations du Marcheur, les épreuves usitées en +pareil cas furent supprimées. La Flèche Moire, s'approchant du jeune +homme, l'embrassa sur les lèvres et lui fit don d'un costume complet de +guerre. En échange, Raoul donna un de ses pistolets, que l'Indien reçut +avec les marques de la plus vive satisfaction. + +Le sorcier, s.'approchant à son tour, se mit en devoir de pratiquer +l'opération du tatouage. + +--Hum! monsieur le marquis, dit le trappeur, voilà un mauvais quart +d'heure à passer. Mais il y a des circonstances où l'homme doit savoir +souffrir sans se plaindre... + +Le sorcier mit à nu le bras du jeune homme et, lui piquant la peau à +l'aide d'une épine d'acacia trempée dans le suc de certaines plantes, +lui dessina les figures emblématiques de la tribu des Yakangs. Pendant +ce temps, les chefs et les principaux guerriers dansaient autour de +l'estrade, poussant des cris discordants. + +--A quoi bon tout ce vacarme? demanda Raoul. + +--A empêcher les plaintes que la douleur pourra vous arracher de +parvenir aux oreilles des gens de la tribu. + +--Alors, mon ami, faites cesser ce tapage. Je veux montrer aux Indiens +qu'un blanc est aussi capable qu'eux de souffrir sans se plaindre. + +Et en effet, pendant toute la durée de l'opération, le jeune homme ne +proféra pas une plainte, malgré la douleur cuisante que lui causait la +liqueur corrosive. L'opération terminée, il fut conduit dans la loge de +la médecine, où il demeura enfermé toute la journée, afin, disait le +sorcier, de s'entretenir avec le Grand-Esprit. + +Lorsqu'il en sortit, le soir, Raoul faisait partie de la puissante tribu +des Yakangs. + +Pour fêter cet heureux jour, un grand feu fut allumé sur la place, et +les danses et les jeux se prolongèrent pendant une partie de la nuit. + + + + +X.--UN SERVITEUR MODELE. + + +Quinze jours s'étaient passés et le trappeur n'était pas resté inactif +pour obtenir le secret du trésor de Montcalm. + +Le sorcier, qui seul connaissait ce secret, avait longtemps hésité à se +livrer. "La puissance et la prospérité des Yakangs, disait-il, étaient +fatalement liées à sa discrétion," et il est probable que les instances +du Marcheur fussent demeurées stériles si Thémistocle, usant de son +autorité de dieu protecteur, n'eût enjoint au sorcier de dire ce qu'il +savait. Devant un ordre aussi formel, le grand prêtre n'eut plus +d'objection. Il consentit même à servir de guide et à conduire +l'étranger vers le trésor qu'il était venu chercher. + +--Le désert est plein d'ennemis, avait dit de son côté la Flèche-Noire, +et le démon du Champ-Rouge ne peut voyager seul comme un pauvre Indien. +La Flèche-Noire l'escortera avec dix guerriers. + +Enfin Fleur-de-Printemps et l'Abeille avaient voulu accompagner le chef. + +La Flèche-Noire s'opposa d'abord à cette résolution imprudente et +téméraire; mais cette fois encore Thémistocle interposa son autorité +toute-puissante et le chef yakang consentit à ce que sa femme et sa +fille fissent partie de l'expédition; mais en même temps il doubla le +nom bre de l'escorte. + +La petite troupe avait donc quitté le village et, guidée par le sorcier, +s'était dirigée vers les terres de l'Est en suivant la route que Raoul +et ses amis avaient déjà parcourue pour se rendre chez les Yakangs. + +Vers le milieu du troisième jour de marche, nous la retrouvons campée au +bord du fleuve où Thémistocle avait terrassa un bison à la force du +poignet. + +--J'ai une question à poser à mon père le sorcier, dit tout à coup le +trappeur; mon père veut-il m'écouter? + +--Les paroles de mon fils sont toujours agréables aux oreilles de son +ami. + +--Merci. Comme vous le savez, ce chemin mène directement chez moi. Le +suivrons-nous jusqu'au bout et passerons-nous par ma cabane? + +--Non, répondit le sorcier. La hutte de mon fils restera à deux milles +vers la droite. + +--C'est bien; je pourrai renouveler ma provision de poudre et de +balles... Un homme sans munitions n'est bon à rien. + +En ce moment, comme le déjeuner était fini et la chaleur suffocante, +chacun s'étendit commodément sur l'herbe, cherchant un peu d'ombre et de +sommeil, attendant la fraîcheur du soir pour se remettra en route. + +Un instant après, une légère ondulation se produisit dans les roseaux +qui cachaient le fleuve, puis apparut entre leurs tiges une tête +grimaçante, fixant des yeux enflammés sur les gens endormis. + +Après quelques secondes d'un attentif examen, la tête disparut, les +roseaux se refermèrent, l'eau du fleuve clapota doucement sous les +efforts d'un Indien qui, nageant entre deux eaux, atteignit bientôt la +rive opposée. Cet Indien portait le costume et les emblèmes des Enfants +perdus. + +A peine eût il touché la terre qu'il se dirigea en rampant vers un +bouquet de _kart rouges_ [1]. + +[Note 1: Cornus stolonifera (Mich.)] + +Deux autres Indiens l'attendaient au milieu des hautes herbes. + +--Mon frère a vu? demanda l'un d'eux. + +--Le Loup a vu. + +--Quels sont les guerriers dont nous suivons la piste? + +--Le visage pâle, accompagné de son ami le Marcheur et de vingt +guerriers yakangs commandés par la Flèche-Noire. L'Abeille et +Fleur-de-Printemps sont parmi eux, ainsi que le démon du Champ-Rouge. + +--Bien. Le Loup compte sans doute avertir Oeil-Sanglant? + +Le Loup secoua négativement la tête. + +--Le Loup est plus rusé que le trappeur blanc: il a entendu. Le Marcheur +manque de poudre et de balles; son rifle est muet et pend inutile sur +son épaule. + +--Oach! + +--Le Marcheur ira chercher des munitions à sa hutte. + +--Que compte faire mon frère? + +--Le Loup y sera le premier. Le Loup connaît la hutte du Marcheur; il y +mènera ses deux frères rouges, emportera les armes du trappeur, et le +Marcheur fuira comme un chien peureux. + +--Mon frère est guerrier; son oeil voit tout. Partons. + +Les trois Indiens se mirent en marche, côtoyant le fleuve, cachés parmi +les saules, les roseaux et les hautes herbes, de ce pas gymnastique qui +dévore les distances sans paraître donner prise à la fatigue. + +--L'ennemi des Enfants perdus est loin maintenant, dit le Loup, après +deux heures de marche silencieuse. Si mes frères veulent suivre le Loup, +ils les conduira plus vite par l'eau. + +Les Indiens approuvèrent par un signe de tête. + +Pour voyager par eau ainsi que le proposait le Loup, la première chose +qui semble nécessaire est une embarcation. Or, les trois Enfants perdus +n'en possédaient pas. Mais ce n'était point là une impossibilité pour +ces sauvages enfants de la nature. + +Un énorme tronc de peuplier gisait sur la rive, brisé sans doute par la +tempête et encore garni d'une portion de ses branches dénudées. + +Les Indiens s'approchèrent du tronc d'arbre et, réunissant leurs +efforts, commençaient à l'ébranler, lorsque soudain un homme se dressa +devant eux. + +Les Indiens, surpris, reculèrent d'un pas, portant la main à leurs +tomahawks. + +--De par le Grand-Esprit! mes gaillards vous avez failli m'écraser, dit +le nouveau venu, une autre fois, quand vous remuerez des troncs +d'arbres, regardez d'abord s'il n'y a personne derrière. + +--Le métis Scott! firent les Indiens. + +--Mon Dieu! oui, votre frère Scott qui, ne pouvant savoir s'il avait +affaire à des amis ou à des ennemis, s'est mis à couvert pour voir +venir. Et maintenant, vous voulez descendre le fleuve? + +--Oui. + +--Et où allez-vous par ce chemin-là? + +--A la hutte de notre ennemi, le Marcheur. + +--Ah! Et dans quel but? + +--Lui enlever ses armes. + +--De par tous les diables! c'est une excellente idée. + +--Mon frère nous permettra une question à notre tour? + +--C'est selon... Faites toujours. + +--D'où vient le Métis? + +--Vous êtes curieux... Bah! après tout, vous le saurez tôt ou tard. Le +Métis vient de négocier une alliance entre les Enfants perdus et le +Nuage-Blanc, chef des Hurons. + +--Mon frère a réussi? + +--Le Métis a réussi. Il retourne vers Oeil-Sanglant. + +--Bien. Que mon frère se dépêche et qu'il marche avec la prudence du +serpent. Le démon du Champ-Rouge avec la Flèche-Noire et vingt guerriers +yakangs suivent l'autre rive du fleuve. + +--Merci; le Métis n'est pas un enfant... Adieu. + +Les Indiens eurent bientôt fait de pousser le tronc de peuplier dans le +fleuve et se laissèrent aller à la dérive... + +Le lendemain, vers le milieu du jour, ils se trouvaient en face du +cirque de rochers qui conduisait à la hutte du Marcheur. Abandonnant +leur radeau improvisé aux hasards du courant, ils gagnèrent le bord à la +nage et, après avoir scruté de l'oreille et de l'oeil tous les environs, +ils s'engagèrent dans l'étroit couloir de pierre.? Le silence, +l'abandon étaient complets... + +La porte du réduit était entr'ouverte. Le Loup, qui marchait en tête, +prêta l'oreille un instant, puis poussa le battant et entre résolument +Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur que deux bras +gigantesques, semblant sortir de derrière la porte, s'enlacèrent autour +de ton corps et l'étreignirent. + +Sous cette accolade formidable, l'Indien sentit ses os craquer, puisse +briser et, quand l'ombre ouvrit les bras, le Loup roula inerte sur le +sol. + +Il était mort sans pousser un cri. + +Cet ombre n était autre que Martin, l'ours _grizzly_ du Marcheur. Le +brave animal, fuyant les ardeurs du jour, dormait paisiblement au frais +dans la hutte, lorsque des pas inconnus lui avaient fait dresser +l'oreille, tandis que son odorat, d'une finesse merveilleuse, lui +révélait un ennemi. + +Dans sa grosse cervelle d'ours, le brave Martin s'était probablement +tenu un raisonnement comme celui-ci: + +--Quelqu'un approche... ce n'est point mon maître... ce n'est point non +plus aucun des amis de mon maître, car les pas et les voix que j'entends +me sont inconnus... Hum! Martin, mon ami, ces gens-là ont de mauvaises +intentions. Souviens-toi que ton maître t'a proposé à la garde de son +habitation. + +Et, sûr de la justesse de son raisonnement, le brave animal avait +étouffé le premier inconnu qui s'était présenté, et cela si rapidement +et avec si peu de bruit, que les compagnons du Loup, faisant le guet au +dehors, n'avaient rien entendu. + +Au bout de quelques instants, ils entrèrent. + +Le second Indien qui se présenta subit le même sort: mais le troisième, +averti par un grognement, eut le temps de se mettre sur la défensive et +de brandir son tomahawk, faible arme pour un tel adversaire. Martin ne +s'inquiéta même pas d'éviter le coup qui lui était destiné; il le reçut +au milieu du front, sûr que son crâne pouvait supporter une pareille +caresse, puis, d'un coup de griffe il éventra l'Indien. + +Cet exploit accompli, Martin secoua la tête, s'étendit en travers de la +porte et, après s'être léché les pattes pendant quelques instants, +reprit son somme interrompu. + +Au coucher du soleil, le Marcheur arrivait au cirque de pierre. + +--Oh! oh! qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; des pas humains! Quelqu'un +chez moi! + +Et, le coeur plein d'inquiétude, il franchit en courant le couloir. Sur +le seuil, il trouva son ours qui l'accueillit avec toutes les +démonstrations d'une joie des plus vives. + +--Bonjour, bonjour, Martin! dit le trappeur en caressant l'animal; as-tu +vu quelqu'un rôder par ici? + +Les yeux de Martin brillèrent comme s'il eût compris la question et te +tournèrent vers la hutte. + +--Ah! ah! fit le trappeur en voyant les cadavres... Des Enfants perdus! +Mon ami Martin, tu as bien travaillé! + +Deux heures après, les cadavres enterrés, le Marcheur, muni d'un sac à +balles et d'une poudrière convenablement garnie, quittait la hutte pour +rejoindre ses amis, qui l'attendaient à deux milles plus loin de l'autre +côté des montagnes. Martin l'accompagna jusqu'aux limites de son +domaine. + + + + +XI.--L'ORAGE. + + +Cependant la visite que les trois Indiens avaient faite à la hutte avait +fortement donné à réfléchir au Marcheur. + +--Les traces étaient toutes fraîches, dit-il à la Flèche-Noire après le +récit des exploits de son ours... Nos ennemis seraient-ils sur notre +piste? + +--Oeil-Sanglant est un chien et ses guerriers des vieilles femmes... Les +Yakangs ne les craignent pas. + +--Je le sais. Moi non plus, je ne les crains pas... mais voyez-vous, +chef, tout en marchant il m'est venu une idée. Les Hurons, bien que vous +soyez maintenant en paix avec eux, sont jaloux de la puissance des +Yakangs... Je ne serais pas surpris que l'Oeil-Sanglant les eût décidés +à s'unir aux Enfants perdus, d'autant plus que leur chef, le +Nuage-Blanc, vous hait personnellement. + +La Flèche-Noire eut un sourire dédaigneux. + +--Le chef huron n'a que trente chevelures dans son wigwam, dit-il; moi, +j'en ai soixante. Tant que la Flèche-Noire n'aura pas d'autre ennemi, il +dormira tranquille. + +Les événements, d'ailleurs, semblaient donner raison à l'Indien. Malgré +ses minutieuses recherches, le Marcheur n'apercevait rien de suspect +autour de lui. La prairie, à perte de vue, déroulait ses solitudes +immenses aux aspects monotones, et son silence était à peine troublé par +le bruit des pas des voyageurs ou la fuite précipitée des animaux +sauvages cachés parmi les hautes herbes. + +A mesure que la petite troupe avançait, la confiance et l'espoir +revenaient dans l'âme du trappeur. + +--Courage, monsieur le marquis! disait-il joyeusement. Bientôt nous +toucherons au but... La route doit vous sembler longue? + +Mais à chaque question de ce genre le jeune homme, enveloppant d'un +regard Fleur-de-Printemps, remuait négativement la tête. Comment +aurait-il pu se plaindre de la lenteur du temps, lorsqu'une si douce +compagnie venait en abréger les heures? + +Ce jour même, vers le coucher du soleil, la caravane arrivait au pied +d'une chaîne de collines abruptes qui entourait la savane comme une +immense ceinture. + +--Que mon fils le guerrier pâle se réjouisse, dit le sorcier s'adressant +à Raoul; le trésor qu'il venu chercher chez ses frères les Yakangs se +trouve sur le versant opposé de cette colline qui domine toutes les +autres. + +--Hourra! s'écria le trappeur à pleins poumons. + +--Bien que nous soyons très près du but de notre voyage, reprit le +sorcier, je ne conseillera pas à mes amis d'essayer à l'atteindre +aujourd'hui. Qu'en dit mon fils la Flèche-Noire? ajouta-t-il en montrant +à l'Indien un grand nuage noir qui surgissait à l'horizon. + +Le chef examina le ciel pendant quelques instants: + +--Mon père a bien vu, dit-il enfin. Ce nuage a couvé le nid du tonnerre, +et bientôt il s'étendra sur toute la surface de la terre. Que mes fils +cherchent un abri et prient le Grand-Esprit de les protéger, car bientôt +les éléments seront en guerre. + +Ce conseil fut immédiatement suivi et la petite troupe, se réfugiant +sous un amas de roches qui garnissaient le pied de la colline, +s'installa de son mieux pour résister à la violence de l'orage qui +menaçait. + +La nature elle-même semblait avoir conscience du danger. Le silence qui +planait sur la prairie redoubla, l'air devint immobile. On eût dit que +la terre recueillait ses forces ou sommeillait. + +Le nuage signalé par le sorcier montait rapidement et bientôt il +enveloppait l'horizon, étendant sur le ciel son réseau noir, doré de +place en place par les rayons du soleil déjà pâlissants. La même temps, +une vaste nappe brune partant de la terre allait se joindre à lui, +semblable à une immense colonne de fumée marchant d'une seule pièce sur +la plaine. + +Tout à coup, sans qu'un souffle d'air se fit sentir, les feuillages +s'agitèrent, les hautes herbes penchèrent leurs tiges flexibles avec un +bruit plaintif; un sourd gémissement sortit des flancs de la colline. +C'était la réponse de la terre au défi que lui jetait l'ouragan. + +--Attention, mes amis! cria le trappeur; tenez-vous bien: le branle-bas +va commencer... + +Un sourd grondement répondit à ces paroles, puis un immense éclair +sillonna l'horizon, déchirant les flancs du nuage de ses zigzags de feu. + +Ce bruit sembla un signal. Le vent, captif jusque-là, s'éleva tout à +coup, étendant sur la campagne ses tourbillons irrésistibles. Incapables +de lutter contre son étreinte, les arbres séculaires gémissaient au +loin, puis brisés, déracinés, ils s'abattaient avec le fracas d'une +bataille. + +Des fragments de rochers roulaient sur les flancs de la colline, poussés +par une force irrésistible. Les herbes de la prairie brisées, hachées +comme par la faucille du moissonneur, s'éparpillaient dans l'air et +semblaient pour l'oeil le contour des tourbillons. + +En même temps, la pluie,--une pluie drue, épaisse, à larges +gouttes,--tombant par torrents, interceptait la vue et plongeait la +campagne dans une complète obscurité; les pierres, les armes des Indiens +et celles du trappeur, chargés d'électricité, crépitaient entre leurs +mains. Raoul considérait avec épouvante ce cataclysme qui menaçait de +bouleverser la terre, et les Yakangs eux-mêmes habitués qu'ils fussent à +de semblables spectacles, conjuraient intérieurement le Grand-Esprit de +les tirer de ce danger imminent. + +Cependant, quelque critique que fût la position de nos amis, elles +n'étaient rien en comparaison de celles de deux hommes qui, à cent pas +de l'abri de rochers, bravaient en rase campagne les efforts de la +tempête. Couchés à plat ventre sur la terre pour donner moins de prise +au vent et cramponnés l'un à l'autre, ils tenaient obstinément leurs +yeux fixés sur la retraite des Yakangs. + +Quels étaient leurs desseins? Nous avons appris du métis Scott que, +chargé de négocier une alliance entre les Hurons et les Enfants perdus, +il avait réussi sans difficulté. Les Hurons et les Yakangs étaient +ennemis, sans doute depuis l'origine de leur race. Entre eux, la +guerre--bien qu'interrompue par des trêves assez fréquentes--était +éternelle, car elle avait pour but la suprématie de l'un des deux +peuples dans le désert. De plus, le Nuage-Blanc, comme chef, haïssait +personnellement la Flèche-Noire, dont il enviait la réputation et les +hauts faits. Il avait donc accepté avec empressement l'alliance des +Enfants perdus. Il avait quitté son village en compagnie de son fils, +pendant que dix guerriers hurons rejoignaient les débris de la troupe de +l'Oeil-Sanglant. + +Ces hommes qui marchaient depuis le matin dans la piste de la +Flèche-Noire, et qui avaient si bien su dissimuler leur présence aux +yeux clairvoyants du trappeur, étaient le Nuage-Blanc, chefs des +Hurons, et l'Oiseau-du-tonnerre, son fils, un jeune homme, presque un +enfant, qui n'avait pas encore conquis le titre de guerrier. + + +Pendant la plus grande partie de la journée, le Nuage-Blanc et +l'Oiseau-du-Tonnerre avaient suivi la caravane à environ cinq cents pas +en arrière, et cela si habilement que personne ne s'était douté de leur +présence, lorsque auprès de la colline l'orage était venu les assaillir. + +Nous les avons vus, sous la pluie et les éclairs, couchés sur la terre +pour n'être point emportés par le vent, supporter sans faiblir la fureur +des éléments plutôt que d'abandonner leurs desseins. + +Cependant les Yakangs, terrifiés par la tempête, se cramponnaient de +toutes leurs forces aux parois des rochers, lorsque tout à coup la voix +du trappeur domina le bruit de l'ouragan. + +--La trombe vient droit sur nous! cria-t-il; du sang-froid, mes amis!... +A plat ventre sur la terre, ou nous sommes perdus. + +En effet, la trombe, qui, vue de loin, semblait n'avancer qu'avec +lenteur, marchait, vue de près, avec la rapidité d'un cheval lancé au +galop. Son large pied appuyé sur le sol, elle montait jusqu'au ciel par +une spirale immense et s'avançait en tourbillonnant avec un mugissement +terrible. + +Les Indiens frissonnaient, se sentant perdus. + +Bientôt la trombe atteignit leur retraite et les enveloppa dans ses +replis. Cramponnés aux aspérités du sol, haletants, suffoqués sous cette +formidable pression, les voyageurs fermèrent les yeux et perdirent +connaissance, se croyant voués à une mort certaine. + +Mais la trombe, continuant toujours sa marche, rencontra tout à coup la +colline. Le choc la fit reculer, comme étonnée de cette résistance +imprévue; puis, réunissant ses efforts, elle revint de nouveau à la +charge. Mais le cercle de collines tint bon. La colonne battit encore +une fois en retraite, s'arrêta quelques instants au milieu de la plaine +comme pour examiner l'ennemi; puis, reconnaissant sans doute l'inutilité +de ses attaques, elle sembla hésiter, oscilla lentement sur elle-même et +enfin tournoya en sens inverse; elle changea de direction et continua sa +course furieuse vers les régions de l'Ouest, dévastant tout sur son +passage. + +Quelques minutes après, comme si la trombe eût formé l'arrière-garde de +l'orage, la pluie cessait, le voile noir qui couvrait le ciel se +déchirait et, sur l'azur mis à nu, le soleil dardait ses derniers rayons +pour consoler la terre des souffrances qu'elle venait d'éprouver. + +La Flèche-Noire, le Marcheur et Thémistocle ne tardèrent pas à revenir +au sentiment de la réalité. Encore frissonnants du danger qu'ils avaient +couru, ils jetèrent un regard autour d'eux et un cri de désespoir +jaillit de leur poitrine... + +Raoul et Fleur-de-Printemps avaient disparu. + + + + +XII--RUSES DE GUERRE. + + +--Ils sont morts! s'écria le trappeur. L'ouragan les a broyés dans ses +tourbillons! Qui sait si nous retrouverons même les cadavres! + +La Flèche-Noire, à genoux sur le sol, examinait attentivement la place +qu'avaient occupée sa fille et le jeune homme. + +Tout à coup il se releva en poussant un cri de rage. + +--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur. + +--Mon frère avait raison; le chef Yakang a manqué de prudence... Les +ennemis nous suivaient et ce sont eux qui ont enlevé ma fille et le +guerrier pâle. Que le Marcheur regarde. + +Le trappeur se baissa, examinant le sol. + +--Diable! diable! mes prévisions se réalisent de plus en plus, dit-il; +les ravisseurs sont des Hurons. + +--Des Hurons? + +--Oui... et... attendez... le Nuage-Blanc lui-même est venu ici... Voici +une plume d'aigle de sa coiffure, je la reconnais... Dieu soit loué! les +enfants vivent encore... Mais dans quel but les a-t-on enlevés? + +--Oeil-Sanglant aime Fleur-de-Printemps, dit l'Abeille d'une voix +sombre. + +--Lui? dit la Flèche-Noire en crispant les poings. Ce chien des prairies +a osé lever les yeux sur l'étoile des Yakangs!... + +--L'Abeille a raison, fit le trappeur, et je devine maintenant le +dessein de nos ennemis. Le chef huron a enlevé Fleur-de-Printemps pour +la mettre entre les mains de l'Oeil-Sanglant, qui la forcera à partager +son wigwam et à devenir sa femme. Quant à Raoul, les Enfants perdus, +pour se venger de leur défaite, l'attacheront au poteau de torture. +Maintenant, que va faire mon frère? + +La Flèche-Noire, au lieu de répondre, alluma son calumet et se mit à +fumer d'un air aussi impassible que si rien d'extraordinaire ne venait +de se passer. + +--Partons! dit-il tout à coup en secouant la cendre de sa pipe. + +La troupe des Yakangs s'ébranla lentement sous la conduite du trappeur +et de la Flèche-Noire, qui marchait courbé vers la terre détrempée où +les pas des ravisseurs avaient laissé de profondes empreintes. + +Cette chasse silencieuse dura jusqu'à la tombée de la nuit. + +--Campons, dit la Flèche-Noire. Demain il fera jour. + +L'aube blanchissait à l'horizon et les Yakangs étaient de nouveau sur la +piste des Hurons, mais, au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé +la veille les traces cessèrent. + +--Les Hurons ont passé le fleuve, dit le trappeur après avoir examiné la +rive; faisons comme eux. + +La Flèche-Noire approuva et entra résolument dans l'eau, peu profonde en +cet endroit. Mais arrivé sur le bord opposé, il poussa un cri de +triomphe, et, appelant le Marcheur, lui montra la terre. + +Le trappeur se baissa; le sol était piétiné comme par le passage de +plusieurs hommes. Quelque chose brillait dans l'herbe. + +--C'est une des coquilles détachées de la ceinture de +Fleur-de-Printemps, dit Thémistocle; je la reconnais. + +--En avant! s'écria la Flèche-Noire; nous sommes sur la piste. + +--Halte! chef; arrêtez! fit le trappeur qui continuait à examiner le +sol; mon frère est sur une fausse piste. Les Hurons n'ont point traversé +la plaine. + +--Oach! et ces traces? + +--Ruses de guerre. Les coquins sont adroits, mais ils ne connaissent pas +le vieux limier. + +--Nègre comprend pas! disait le noir suivant cette scène d' un air +ébahi. + +--Voyez ces empreintes. Pour vous, elles signifient que des hommes ont +passé là, voilà tout. Pour moi, elles ont un autre sens, parce que les +Indiens en marche prennent mille précautions pour effacer toute trace de +leur passage. Ici ces traces semblent multipliées à plaisir; c'est pour +nous donner le change. De plus, toutes ces empreintes sont égales; elles +ont donc été faites par le même pied, par un seul homme. La troupe des +Hurons n'est point passée par ici. + +La Flèche-Noire fit un signe d'assentiment. + +--Voici ce que je pense. Le Nuage-Blanc est arrivé au bord du fleuve. Un +de ses hommes l'a traversé pour laisser la fausse piste; pendant ce +temps, le reste de la troupe a suivi la lit même de la rivière. Qu'en +dit mon frère? + +--Le Marcheur est un véritable Indien; rien ne lui échappe. + +--Maintenant une dernière question se présente. Les Hu rons ont-ils +descendu ou remonté le fleuve?... A mon avis, ils l'ont remonté, parce +qu'en amont l'eau est moins profonde qu'en aval et qu'ils avaient des +prisonniers... Si mon frère le veut, nous suivrons ce chemin. + +--Notre frère a raison, dirent les Indiens en entrant dans l'eau. + +Pendant plus d'une demi-heure, ils remontèrent le fleuve, luttant contre +la violence du courant, très-fort en cet endroit, et explorant avidement +les deux rives. + +--Hourra! s'écria tout à coup le trappeur montrant à ses amis la trace +d'un pied humain imprimé sur la berge. Le Nuage-Blanc est revenu sur ses +pas et s'est rapproché des collines. Maintenant nous tenons la piste, +nous les atteindrons. + +La troupe s'avança avec une nouvelle ardeur. Tout à coup, en passant +auprès d'un buisson de _winterberg_ entouré de hautes herbes, +Thémistocle, qui marchait à côté du trappeur, d'un bond prodigieux +s'élança au milieu du buisson sans se préoccuper des épines qui lui +déchiraient les chairs. + +Un instant après, il en ressortait tenant à la gorge un Indien à moitié +étranglé. + +--Arrêtez, Thémistocle! cria le trappeur; ce Peau-Rouge est un ami, +c'est le Castor. + +Thémistocle obéit. + +--Que mon frère soit le bienvenu, dit la Flèche-Noire. Bien qu'il fasse +partie des Enfants perdus, le Castor est mon ami et a déjà rendu +d'innombrables services à mon peuple. + +--Les Enfants perdus sont des chiens! Le Castor les méprise et veut +orner ses mocassins avec la chevelure de leur chef Oeil-Sanglant... Les +Yakangs veulent-ils me permettre de les accompagner? + +--Que les guerriers prennent garde! dit l'Abeille: le Castor est +peut-être un traître. + +--Oh! fit le trappeur en se récriant. + +L'Enfant perdu lança à l'Indienne un regard indéfinissable. + +--Ma mère se souvient-elle de la nuit où son village fut surpris par les +Enfants perdus? + +--Elle s'en souvient. + +--L'Abeille, terrassée par Oeil-Sanglant, allait périr. Un tomahawk a +brisé l'arme de son ennemi. Ce tomahawk, qui l'avait lancé? + +--Vous? + +--Moi. + +--Que mon fils me pardonne: il comprendra mes soupçons et les excusera. + +Le Castor s'inclina. + +--Mon frère suit la piste des Hurons? dit-il à la Flèche-Noire. Sa fille +et le guerrier pâle ont été enlevée pendant la tempête. + +--Qui les a enlevés? mon frère le sait-il? + +--Oui. Le Nuage-Blanc et son fils l'Oiseau-du-Tonnerre. + +--Qu'en ont-ils fait? + +--Ils les ont livrés à l'Oeil-Sanglant, qui forcera l'étoile des Yakangs +à devenir sa femme et qui attachera le guerrier pâle au poteau de +torture. + +--Quand? + +--Aujourd'hui... dans trois heures. + +Une exclamation de douleur jaillit des poitrines de la Flèche-Noire, du +trappeur et de Thémistocle. + +--Trop tard! murmurèrent-ils; nous arriverons trop tard! + +--Mes frères se trompent. Les Enfants perdus et les Hurons ne sont pas +si loin, et, avant trois heures, mes frères les auront rejoints. + +--Que mon fils le Castor m'écoute, dit la Flèche-Noire. Mon sort est +entre ses mains. Qu'il me guide vers ma fille, et ma vie lui appartient. + +Le Castor lui tendit la main. + +--Mon coeur a toujours aimé les Yakangs et haï les Enfants perdus, +dit-il; je ferai ce que mon père désire. + +Et, prenant la tête de la troupe, il s'avança à grands pas dans la +prairie. + +L'Abeille, qui supportait la fatigue aussi bien que le guerrier le plus +robuste, semblait réfléchir profondément, tout en jetant de temps en +temps un regard perçant sur le Castor. + +Tout à coup elle quitta son rang, et s'approchant du jeune Indien elle +murmura à voix basse: + + Pour voir encore ton doux visage, + Jeune fille, vers ton village + Je suis entraîné par mon coeur. + Je te vois jouer sur la mousse + Et j'écoute ta voix plus douce + Que la voix de l'oiseau moqueur. + +Le Castor tressaillit + +--Bon! fit l'Abeille; les yeux d'une mère voient tout. Mon fils aime +Fleur-de-Printemps, il la sauvera. + +Arrivé au pied de la colline, le Castor longea sa base pendant quelques +minutes, puis il s'engagea dans un étroit défilé conduisant au versant +opposé. + + +--Oach! dit le sorcier au Marcheur, nous ne sommes plus qu'à deux +railles du lieu redoutable où gît le trésor de Montcalm, le grand +guerrier blanc. Les Enfants perdus connaîtraient-ils ce secret? + +--Je l'ignore. S'il ne le connaissent pas, il faut les chasser, pour les +empêcher de le découvrir, et s'ils le connaissent déjà... alors... + +Le trappeur acheva sa pensée en frappant avec force la crosse de sa +carabine. + +Depuis quelques instants déjà, la marche du Castor s'était ralentie, et +il avait fait signe à ses amis de ne plus avancer qu'avec une extrême +précaution. Bientôt il ordonna aux Yakangs de s'arrêter; puis prenant à +part la Flèche-Noire, le trappeur et Thémistocle: + +--Que mes frères me suivent, dit-il, et vous, guerriers yakangs, ne +sortez de votre retraite que lorsque vous entendrez retentir le +croassement du corbeau. + +Mais il eut beau employer tous les moyens possibles de persuasion, il ne +put empêcher l'Abeille de se joindre à lui et d'accompagner son mari. + +A quelque distance de l'endroit ou ils se trouvaient se dressait une +sorte de muraille de rochers qui semblait servir de contrefort à la +chaîne de collines. D'épais buissons de gadellier sauvage et de rosiers +des savanes en garnissaient le pied, et quelques pins séculaires, +étendant sur eux leurs bras touffus, semblaient les protéger. + +C'est vers cet endroit que le Castor dirigeait ses amis en rampant dans +les hautes herbes et les murettes. + +Arrivé à la base des rochers, il écarta avec précaution le feuillage qui +masquait la vue et, faisant signe au trappeur et au chef yakang: + +--Que mes frères regardent, dit-il. + +La Flèche-Noire colla son oeil contre l'ouverture ainsi pratiquée et +recula soudain comme s'il eût été mordu par un serpent. + +Il venait d'apercevoir, attachés dos à dos au poteau de torture, sa +fille et le marquis de Valvert, entourés d'un cercle d'Indiens qui +préparaient les instruments du supplice. Tous les ennemis de son peuple +étaient là: l'Oeil-Sanglant avec les Enfants perdus, le Nuage-Blanc et +l'Oiseau-du-Tonnerre avec les Hurons, le Novice arec sa bande d'écumeurs +du désert. + +Vaincu par la douleur, par la rage, incapable de se maîtriser plus +longtemps, le chef yakang brandit son tomahawk et porta sa main à sa +bouche pour donner le signal convenu avec ses guerriers, lorsque le +trappeur le retenant: + +--Que mon frère soit prudent, lui dit-il. Le supplice de ces enfants ne +va pas commencer encore et les ennemis pourraient les tuer si nous +agissions trop précipitamment. Employons d'abord la ruse; la force +viendra après. Laissez-moi faire. + +Et le trappeur se penchant vers Thémistocle, lui murmura quelques mots +à l'oreille. + + + + +XIII.--DEUX COEURS INDIENS. + + +Nous avons laissé le Nuage-Blanc et son fils couchés à plat ventre sur +la terre pendant l'orage et fixant des yeux ardents sur le cirque de +rochers qui abritait la troupe des Yakangs. Par un hasard providentiel, +les deux Hurons se trouvèrent hors de l'atteinte de la trombe furieuse, +qui les eût emportées comme une feuille dans ses tourbillons. + +--Que mon fils s'apprête, dit le Nuage-Blanc en voyant le météore +menacer les Yakangs; bientôt il pourra montrer s'il est digne de +recevoir le titre de guerrier. + +Les deux Indiens se levèrent et, sûrs que dans l'obscurité de la +tourmente ils ne seraient point aperçus, ils s'élancèrent en courant +vers la grotte et l'atteignirent au moment où la trombe furieuse venait, +pour ainsi dire, d'anéantir les compagnons de la Flèche-Noire. + +Un éclair permit aux Hurons de s'orienter. Sans songer qu'ils pouvaient +être eux-mêmes emportés par la rafale, ils se précipitèrent vers +Fleur-de-Printemps. + +--Deux prises valent mieux qu'une, murmura l'Oiseau-du-Tonnerre en +s'avançant vers Raoul étendu sur la terre non loin de la jeune fille. + +Une minute après, les Hurons s'enfuyaient portant sur leur épaule les +captifs bâillonnés, garrottés et encore privés de sentiment. + +Les ravisseurs coururent sans s'arrêter jusqu'au bord du fleuve. Arrivés +là: + +--Que mon fils dépose son fardeau, dit le Nuage-Blanc, et qu'il se rende +sur l'autre rive; il fera une fausse piste pour tromper les Yakangs, qui +doivent être déjà sur nos traces. + +L'Oiseau-du-Tonnerre obéit sans mot dire, puis revint vers son père. + +--Que devons-nous faire maintenant? demanda-t-il. + +--Maintenant, répondit le Huron après avoir réfléchi quelques instants, +nous marcherons dans le lit du fleuve pour faire perdre nos traces, puis +nous rejoindrons nos amis de l'autre côté des collines. + +Cette manoeuvre, sur laquelle le chef huron comptait pour échapper aux +poursuites des Yakangs, échoua, comme nous l'avons vu, grâce à la +perspicacité du trappeur. + +La nuit était tout à fait venue lorsque les deux Hurons arrivèrent au +camp des Enfants perdus. + +--Le Nuage-Blanc sait tenir ses promesses, dit le chef en déposant +Fleur-de-Printemps aux pieds de l'Oeil-Sanglant. + +--De plus, dit l'Oiseau-du-Tonnerre, voici un ennemi dont la capture +réjouira le coeur de mon frère. + +Oeil-Sanglant eut un méchant sourire. + +--Que comptent faire les guerriers hurons de leurs prisonniers? + +--Rien, répondit le Nuage-Blanc; j'ai promis à mon frère de les lui +amener, je tiens ma promesse; ils sont à lui, l'Oeil-Sanglant en +disposera à sa guise. + +--Merci! répondit le chef des Enfants perdus. Un jour viendra où +l'Oeil-Sanglant saura reconnaître ce service. Qu'on emmène les +prisonniers sous ma tente! dit-il à deux de ses guerriers. + +Cet ordre fut immédiatement exécuté. + +Raoul, anéanti par ce qui lui arrivait, gisait inerte sur le sol. +Incapable de rassembler ses idées, il se croyait le jouet d'un cauchemar +pénible et appelait de tous ses voeux l'instant du réveil. + +Quant à Fleur-de-Printemps, plus habituée à ces moeurs étranges, elle ne +se dissimulait pas l'horreur dans sa position. Mais, loin de se laisser +abattre, la courageuse fille semblait puiser une nouvelle énergie dans +sa faiblesse même. + +--La Flèche-Noire, se disait-elle, s'apercevra bientôt de notre absence +et saura nous délivrer. Attendons. + +Tout à coup un coin de la tente se souleva, et l'Oeil-Sanglant entra. + +L'Indien considéra avec une joie féroce les deux prisonniers, puis, +s'approchant de la jeune fille: + +--Fleur-de-Printemps sait-elle qui lui parle? dit-il. + +--Oui. Vous êtes un Enfant perdu, un ennemi de ma race... un chef +peut-être? + +--L'Oeil Sanglant! dit l'Indien avec emphase. + +A ce nom redouté et abhorré parmi les Yakangs, la jeune fille se recula +en frissonnant. + +--L'étoile des Yakangs sait-elle quel sort nos guerriers lui réservent +ainsi qu'au guerrier pâle? Sait-elle qu'ils veulent les attacher tous +deux au poteau du sang? + +--Oh! s'écria la jeune fille. + +--Fleur-de-Printemps n'ignore pas que les Enfants perdus connaissent +l'art de faire crier comme des vieilles femmes les guerriers les plus +courageux. Quelle contenance fera-t-elle lorsque les couteaux de mes +fils découperont ses chairs, lorsque ses ongles et ses cheveux seront +arrachés un à un? + +Le chef des Enfants perdus se tut pour juger de l'effet que ses paroles +avaient produit. + +Fleur-de-Printemps frissonnait. Elle connaissait de longue date ces +horribles exécutions et savait à quel degré de perfection les Enfants +perdus avaient porté l'art des supplices. + +Cependant l'étoile des Yakangs peut échapper à son sort, dit tout à coup +l'Indien. + +--Que le chef s'explique. + +--Les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur depuis +longtemps. Qu'elle consente à partager mon wigwam et, au lieu d'être +attachée au poteau de torture, elle sera aimée et respectée de nos +guerriers. + +--Fleur-de-Printemps est la fille d'un chef. Jamais elle ne vivra avec +un chien des prairies! + +--Que ma fille prenne garde! cria Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils +et étreignant convulsivement le bras de la jeune fille. + +Fleur-de-Printemps poussa un cri de douleur. + +--Votre conduite est infâme, chef, dit Raoul. Le beau mérite de faire +trembler une femme! + +L'Oeil-Sanglant se tourna vers Raoul, auquel il n'avait pas pris garde +jusque-là, et, pour toute réponse, lui fouetta le visage d'un revers de +sa robe de bison. + +A cette insulte, un nuage passa devant les yeux du marquis. Ses muscles +se roidirent comme pour briser ses liens; mais, voyant l'inutilité de +ses efforts, il retomba sur le sol et, poussa un gémissement de fureur +et d'impuissance. + +--Oeil-Sanglant frappe un ennemi sans défense! s'écria +Fleur-de-Printemps dont les yeux lançaient des éclairs; c'est un lâche! +mon coeur le méprise et les guerriers de ma race feront des sifflets de +guerre avec ses os! + +--J'ai voulu sauver la fille des Yakangs, dit l'Indien d'une voix +sombre; elle ne l'a pas voulu, elle mourra! + +--Apprêtez vos supplices, dit la jeune fille; je les attends sans +crainte. + +L'Oeil-Sanglant quitta la tente, le coeur plein de rage, et sur l'heure +convoqua les chefs de la troupe. + +--Que décident mes frères du sort des prisonniers. + +--Le poteau du sang, fit le métis Scott. + +Les autres chefs approuvèrent. + +--Bien, dit l'Oeil-Sanglant. Les prisonniers seront attachés au poteau +de torture demain, lorsque le soleil aura parcouru la moitié de sa +carrière. + +Puis, laissant ses compagnons, le chef des Enfants perdus se dirigea de +nouveau vers la tente pour faire connaître aux prisonniers la décision +du conseil. + +Après le départ de leur ennemi, les prisonniers gardèrent d'abord le +silence avec une morne résignation. + +--Mourir ainsi, dit tout à coup Raoul, c'est affreux! +Fleur-de-Printemps, abandonne-moi à mon triste sort et accepte la +proposition de l'Oeil-Sanglant. + +--Jamais! + +--Songe à ton père et à ta mère. + +--La Flèche-Noire est un chef; il maudirait sa fille, si elle tremble en +face de la mort. + +--La mort n'est rien... mais la souffrance! + +--La souffrance?... Celui qui implore ses ennemis est un lâche!... Mais +le supplice ne peut avoir lieu encore et les Yakangs doivent être sur +notre piste. + +Et s'ils arrivent trop tard? + +--Alors nous mourrons ensemble. C'est un bonheur de mourir avec ceux +qu'on aime! + +En ce moment, une voix douce et harmonieuse s'éleva derrière la tente: + + Lorsque tu cours dans la prairie, + Ton pied rase l'herbe fleurie + Plus léger qu'une aile d'oiseau; + Dans les sentiers tu vas, tu passes, + Sans jamais laisser de traces + Que le castor au sein des eaux. + +--La voix de mon rêve! s'écria la jeune fille. Que le guerrier pâle +espère; un ami veille près de nous. + +Tout à coup la tente s'entr'ouvrit et un homme parut. C'était le Castor. + +--Que ma soeur ouvre son coeur à l'espérance, dit-il. Un ami est là; +bientôt Fleur-de-Printemps rejoindra les guerriers de sa tribu? + +--Seule? + +--Seule! + +--Alors Fleur-de-Printemps reste. + +--Que veut dire ma soeur? + +--Vivre avec lui ou mourir ensemble! fit la jeune fille en tournant ses +beaux yeux vers Raoul. + +--Quels sont les liens qui unissent ma soeur à l'étranger? + +--Fleur-de-Printemps l'aime. + +Et, toute honteuse, elle détourna la tête. + +A cet aveu, le Castor poussa un soupir douloureux et appuya ses mains +crispées sur son coeur comme pour en comprimer les battements. + +--Fleur-de-Printemps aime un blanc, un des ennemis insatiables de sa +race! Cela lui portera malheur! + +--L'étranger n'est pas un ennemi; il a sauvé mon peuple. Les Yakangs +l'ont adopté et Fleur-de-Printemps lui a donné son coeur. + +Le Castor jeta sur Raoul un regard d'une expression étrange; ses +sourcils se froncèrent et il tomba dans une profonde rêverie. + +Dans le coeur de ce sauvage enfant de la nature, habitué à ne +reconnaître d'autres lois que celles de ses passions et de ces caprices, +son amour pour la jeune fille et sa haine pour un rival se livraient un +violent combat. + +Soudain le Castor releva la tête. + +--Ma soeur sera obéie, dit-il avec effort: elle partira avec le guerrier +pâle. + +Et, se baissant vers les prisonniers, il se mit en devoir de couper +leurs liens lorsqu'une main pesante s'appuya sur son épaule. + +Le Castor se releva d'un bond. Il se trouvait en présence de +l'Oeil-Sanglant. + +--Le Castor est généreux! dit celui-ci avec ironie; il donne la liberté +à des prisonniers qui ne lui appartiennent pas. + +--Trêve de railleries! s'écria le jeune Indien; maintenant que +l'Oeil-Sanglant a surpris mes desseins, je n'ai plus besoin de les +cacher. Oui, je veux délivrer les prisonniers! + +--Ces prisonniers m'appartiennent. Le conseil des chefs les a condamnés +à être attachés; ou poteau du sang. + +--Le conseil des chefs?... Le Castor n'y assistait pas, et cependant le +Castor est un chef. D'ailleurs, que m'importent vos décisions? Les +Enfants perdus sont des chiens; mon coeur les méprise depuis qu'il les +connaît! + +--Le Castor est un traître, et comme un traître il mourra! dit +Oeil-Sanglant en faisant un pas vers le jeune homme. + +--Prenez garde, chef! je ne suis pas un enfant, et les menaces ne m'ont +jamais effrayé. J'accepte le combat; j'ai juré que la chevelure de +l'Oeil-Sanglant ornerait un jour mes mocassins... car moi aussi j'aime +Fleur-de-Printemps! + +En entendant ces mots, le chef des Enfants perdus poussa une exclamation +de rage et dégaina son couteau. + +Le Castor l'imita. + +Les deux Indiens, la tête haute, le visage enflammé, s'observaient du +regard, prêts à fondre l'un sur l'autre. + +--Non! dit tout à coup Oeil-Sanglant, pas ainsi!... Le poteau de torture +aura trois victimes au lieu de deux. + +A ces mots, il sortit de la tente en poussant son cri de guerre. + +Les Enfant perdus accoururent autour de lui. + +--Que mes fils s'assurent du Castor! cria-t-il. Le Castor est un +traître! + +Les Enfants perdus obéirent; mais le Castor, par un mouvement rapide +comme l'éclair fendit d'un coup de tomahawk la tête du premier Indien +qui s'approcha de lui; puis, montant avec une agilité inouïe sur la +muraille de rochers qui entouraient le camp: + +--Les Enfants perdus ne sont pas des guerriers, cria-t-il; Le Castor se +rit de leur colère. Un jour ils se retrouveront sur le sentier de la +guerre!... + +Et, d'un bond prodigieux, il sauta au bas de la muraille et s'enfuit +dans la direction des collines. + +Les Enfants perdus n'osèrent imiter son exemple, et, comme il leur eut +fallu faire un long détour pour suivre la piste du Castor, ils jugèrent +toute poursuite inutile et remirent leur vengeance à un moment plus +favorable. + +--Je ne sais pourquoi, se dit en lui-même le métis Scott, la conduite du +Castor m'intrigue. Je suis sût que j'apprendrai de bonnes choses en le +suivant. + +Et, escaladant à son tour les rochers, il exécuta la manoeuvre du Castor +et disparut dans les hautes herbes. + + + + +XIV.--LE TRESOR DE MONTCALM. + + +Le Castor marcha tout le reste de la nuit sans ralentir son allure. Au +point du jour il arriva au pied de la plus haute des collines et se +dirigea vers le sommet à travers les broussailles inextricables qui en +couvraient la surface. + +Vers le milieu de la montée, changeant de direction, il s'engagea +résolument sur une étroite corniche qui surplombait l'abîme. + +Bientôt il déboucha sur une plate-forme au centre de laquelle se +dressait une gigantesque aiguille de granit. + +Un homme était assis à la base de la pierre. + +C'était un grand vieillard à la face ridée, aux longs cheveux flottants, +blancs comme la neige. Il portait le costume traditionnel des Indiens +des cinq grandes nations désignées habituellement sous le nom générique +d'_Iroquois_. A sa droite, sur le sol, étaient posés un arc et le +carquois garni de flèches; à sa gauche, la lance et le tomahawk. +Immobile, l'oeil fixé vers l'orient, on eût dit une statue de bronze. + +Le Castor considéra quelques instants cet homme d'un air attendri, puis +lui posa la main sur l'épaule. + +Le vieillard tressaillit.. + +--L'esprit de mon père est occupé, dit le Castor; Il ne s'aperçoit pas +de la présence de son fils. + +--Oui, répondit le vieillard en étreignant le jeune homme sur sa +poitrine. L'esprit de Donnahcomah est triste; il songe aux Indiens dont +la puissance décroît de jour en jour. + +--Que mon père chasse ces tristes pensées: le sang des jeunes hommes +bouillonne dans leurs veines! + +--Que mon fils m'écoute! dit Donnahcomah; je suis vieux, et à mon âge, +sur le seuil des prairies bienheureuses, l'esprit acquiert plus de +lucidité. Les visages pâles sont avides: la terre est trop petite pour +eux. Un jour viendra où ils la couvriront: tout entière, et alors les +fils rouges du Grand-Esprit auront vécu. + +--Les Indiens sauront se défendre, mon père! + +Le vieillard secoua la tête. + +--Les visages pâles sont très-puissants; leur médecine est meilleure que +celle des pauvres Indiens; ils vaincront... Mais laissons ces tristes +idées... Pourquoi mon fils vient-il me voir? + +--Il vient demander conseil à son père. + +--Qu'il parle; mes oreilles sont ouvertes. + +--Le Castor a poussé son cri de guerre contre l'Oeil-Sanglant. + +--Bon! mon fils a bien agi. + +--Oach! que mon père se souvienne que c'est lui même qui m'a engagé à +m'introduire dans les rangs des Enfants perdus. + +--Oui, autrefois il le fallait. + +--Et maintenant? + +--Il ne le faut plus. + +--Que mon père s'explique; je ne le comprends pas. + +--Bientôt le Castor connaîtra le fond de mon coeur. Auparavant, qu'il me +dise ce qui se passe dans le désert. + +--Plusieurs blancs y sont entrés sous la conduite d'un homme surnommé +Novice, et se sont alliés aux Enfants perdus. + +--Dans quel but? mon fils le sait-il? + +--Oui. Dans le but de chercher un trésor caché dans les prairies. + +--Oach! fit le vieillard. Et puis? + +--Un autre visage pâle, ami du Marcheur, a été adopté par les Yakangs. +Comme le Novice, il vient chercher un trésor dans le désert. + +--Bon! Que mon fils s'asseye à mes cotés, et qu'il me dise tout ce qu'il +sait, sans omettre aucun détail. + +Le Castor obéit et raconta longuement son amour pour Fleur-de-Printemps, +l'arrivée du Novice à la clairière, l'attaque du village yakang par les +Enfants perdus, la brusque apparition de Raoul, du Marcheur et du démon +du Champ-Rouge; puis il dit la capture de la jeune fille et du marquis +par les chefs luirons, et enfin la scène de la tente où il avait +ouvertement rompu avec les Enfants perdus. + +Le récit achevé, le vieillard laissa tomber son front dans ses deux +mains et sembla méditer. + +--Mon fils, dit-il enfin en relevant la tête, a dû se demander bien +souvent pourquoi Donnahcomah vivait toujours seul, isolé sur cette +colline, loin du commerce des autres fils du Grand-Esprit. + +--Mon père a deviné ma pensée. + +--Eh bien! que le Castor m'écoute; je vais lui montrer le fond de mon +coeur. + +--Que mon père parle, son fils l'écoute avec respect. + +--Le Castor sait que les Indiens sont les fils aines du Wacondah. C'est +pour eux que le Grand-Esprit créa les prairies, c'est pour les nourrir +et les vêtir que le Maitre de la vie peupla le désert des bisons. +Autrefois notre race, aujourd'hui vaincue par les visages pales, était +riche et puissante: elle régnait sans partage sur toutes les terres et +n'avait de limites que celles formées par les grandes eaux. Un sachem +redoutable, terrible dans les combats et sage durant la paix, commandait +à tous les Peaux-Rouges des terres du sud. Ce grand sachem demeurait +bien loin d'ici, dans la ville sacrée et éternelle, au milieu des terres +baignées par les mers chaudes du Sud, et sa puissance était immense. +Hélas! qui sait cela aujourd'hui? Moi seul peut-être! Que mon fils se +souvienne du nom de ce grand guerrier: il s'appelait Moctézucoma [2]. + +[Note 2: C'est ainsi que les Indiens prononcent le nom de Montézuma. Chose +étrange! un grand nombre de peuplades de l'Amérique ont conservé le +souvenir et la tradition du prince infortuné vaincu par Fernand Cortez. +Elles prononcent son nom avec respect, et, chose remarquable encore, +elles croient qu'il reviendra un jour pour chasser les visages pâles et +rendre aux Indiens leur puissance première.] + +"Un jour, jetant les yeux sur la mer, les Indiens virent apparaitrent +avec surprise des pirogues immenses, semblables à des montagnes +flottantes, du côté d'où naît le soleil. C'était les visages pâles qui, +poussés par le dieu du mal, leur protecteur, venaient voler les terres +des fils du Wacondah. + +"Moctézucoma était un guerrier terrible: il se battait avec le courage +de l'ours gris. Mais, hélas! le Maître de la vie oubliait ou voulait +éprouver ses fils. Malgré ses prodiges de valeur, Moctézucoma fut +vaincu, puis il disparut... Les visages pâles se vantèrent de l'avoir +tué; mais mon fils le sait, la langue des visages pâles est fourchue. Le +grand chef des Peaux-Rouges n'était pas mort: enveloppé d'un nuage, il +était monté jusqu'aux prairies bienheureuses pour implorer la pitié du +Grand-Esprit. + +"Avant de partir, il avait fait cacher en différents endroits de son +royaume la plus grande partie de ses richesses, et, quand il reviendra, +il retrouvera ses trésors pour soutenir la guerre contre les visages +pâles, les refouler dans leurs iles et donner de nouveau à nos frères +l'empire du monde... Hélas! fit mélancoliquement le vieillard, quand ce +jour luira t-il?... Que le grand chef se dépêche, il y a longtemps que +les Peaux-Rouges l'attendent..." + +--Eh bien? dit le Castor. + +--Eh bien! si Donnahcomah vit seul, c'est qu'il connaît un de ces +trésors et qu'il le garde. + +--Est-ce possible? + +--Mon fils le verra bientôt. + +--Comment mon père l'a-t-il découvert? + +--Que mon fils m'écoute, je n'ai pas fini. Le premier de notre famille +se nommait Griffe-d'Ours. C'était un grand guerrier, un chef redoutable +de la tribu des Yakangs. + +--Des Yakangs? + +--Oui, des Yakangs; voilà pourquoi j'ai recommandé à mon fils le Castor +d'aimer les guerriers de la Flèche-Noire et de les traiter comme des +frères. + +--Alors pourquoi mon père m'a-t-il conseillé d'entrer dans les rangs +des Enfants perdus, leurs plus mortels ennemis? + +--Pourquoi? Parce que les Enfants perdus immolent au Grand Esprit tous +les visages pâles qui entrent sur notre territoire et les empêchent +ainsi, sans le savoir, de découvrir jamais le trésor sur lequel je +veille... + +"Un jour, notre père Griffe-d'Ours escortait dans les prairies à la tête +d'une troupe de Hurons avec lesquels il venait de faire la paix, une +famille de visages pâles qu'il avait juré de protéger. Mais les Hurons, +troublés par les vapeurs de l'eau de feu, qui rend fous les pauvres +Indiens, massacrèrent les visages pâles au mépris de la foi jurée. +Griffe-d'Ours lui-même, voulant défendre ses protégés, tomba percé de +coups. Cependant il n'était pas mort. Profitant des ténèbres de la nuit, +il s'éloigna, rampant, du lieu du carnage. Il erra longtemps dans le +désert, sans abri, sans asile, supportant la faim et la soif, blessé, le +sang brûlé par la fièvre, mais soutenu par l'espoir de la vengeance. Un +jour qu'il venait de s'endormir au bord d'un cours d'eau, le grand chef +Moctézucoma lui apparut, et montrant du doigt cette colline, lui ordonna +de veiller à la sûreté d'un trésor qui y était caché et de le défendre +surtout contre la cupidité des visages pâles. + +"Griffe-d'Ours obéit. Il escalada la colline, découvrit le trésor et le +garda pendant trente-deux ans. + +"Cependant à chaque lune, abandonnant son poste, il se rendait au +village des Hurons et immolait l'un des meurtriers pour apaiser les +mânes des victimes. Trente fois il renouvela ces expéditions, jusqu'à ce +que toute la troupe des Hurons coupables eut disparu. + +"Quand Griffe-d'Ours mourut, son fils lui succéda, puis un autre, puis +un encore, puis enfin Donnahcomah. Mais, hélas! Donnahcomah est bien +vieux; bientôt il ira rejoindre ses pères dans les prairies +bienheureuses, et alors mon fils le Castor le remplacera. Maintenant, +que mon fils me suive." + +Donnahcomah se dirigea vers l'une des extrémités de la plate-forme et +contourna un amas de rochers surplombant l'abîme. Derrière ces blocs de +pierre s'ouvrait l'entrée étroite d'une grotte obscure et profonde. Le +vieillard, allumant une branche de pin, se glissa à plat ventre dans la +grotte, suivi du Castor. + +Apres de longs détours dans des corridors tortueux, les deux Indiens +atteignirent le fond de l'excavation, et un cri d'admiration jaillit de +la poitrine du jeune homme. + +Devant lui, appuyés sur le sol et montant jusqu'à la voûte, des monceaux +de poudre d'or se dressaient, renvoyant en fauves lueurs les rayons du +flambeau réfléchis sur leur surface. + +--Voilà les richesses que Moctézucoma doit trouver intactes quand il +reviendra sur la terre. + +--Aucun visage pâle n'a jamais soupçonné l'existence de cette grotte? +demanda le Castor. + +--Si, un seul, quand le père de mon père veillait ici, un visage pâle, +guidé sans doute par le mauvais Esprit, réussit à s'introduire dans la +grotte. Pendant trois jours et trois nuits, mon ancêtre le poursuivit à +travers la prairie et parvint à l'atteindre. Mais le visage pâle +s'échappa, laissant sa chevelure entre les mains de son ennemi. C'était +un guerrier du grand chef blanc Montcalm, ennemi des Iroquois et allié +des Hurons. + +--Et parmi mes frères les Indiens? + +--Un seul, le grand sorcier des Yakangs. + +--Bon! Mais que mon père me permette une question. Si un étranger venait +en ces lieux, que ferait mon père? + +--Il le tuerait. + +--Mais si mon père, malgré son courage, était obligé de céder? + +--Donnahcomah est prudent; il connaît les ruses des visages pâles. S'il +était forcé de céder, alors... que mon fils regarde. + +Et, élevant le flambeau au-dessus de sa tête, le vieillard montra un +large trou pratiqué dans l'une des parois de la grotte et rempli de +poudre grossière. + +--Une étincelle tombe là, dit-il, et la montagne s'écroulera!... Il vaut +mieux détruire le trésor que de le laisser ravir par les visages pâles. + +Le Castor fit un signe d'assentiment puis, précédé du vieillard, il +sortit de la grotte, les yeux encore éblouis des richesses qu'il venait +de contempler. + +Le Castor redescendit la colline. Nous l'avons vu guider les Yakangs +vers le camp de leurs ennemis. + +Environ une heure après, Donnahcomah suivait le même chemin. + +Le vieillard venait à peine de disparaître qu'un homme surgit derrière +l'aiguille de granit. + +--Cet homme était le métis Scott. + +--Je savais bien, dit-il, que j'apprendrais de bonnes choses en suivant +le Castor. Voyons un peu, à notre tour, ce fameux trésor. Qu'il +appartienne à Moctézucoma ou au diable, je puis bien en prendre ma part. + +Et, allumant le flambeau il pénétra dans la grotte. + +A la vue des immenses richesses qui s'étalaient devant ses yeux: + +--Hourra! s'écria-t-il avec une voix qui n'avait plus rien d'humain. + +Et dans un accès de démence le misérable se rua sur ces monceaux d'or, +se roulant sur eux et y enfonçant ses bras tout entiers, comme s'il eût +craint que quelqu'un voulût les lui ravir. + + + + +XV.--A CHACUN SELON SES OEUVRES. + + +Obéissant aux ordres du Marcheur, Thémistocle, avec une agilité dont il +s'émerveillait lui-même, monta sur l'un des pins qui étendaient leurs +longues branches jusqu'au-dessus du poteau de torture et se perdit +bientôt dans le feuillage. Puis, avec des précautions infinies, il rampa +sur les branches jusqu'au-dessus de la tête des deux victimes. Arrivé +là, le nègre s'arrêta, guettant une occasion favorable. + +Au bout de quelques minutes, les préparatifs du supplice étaient +terminés. + +--Que les guerriers prennent leur place! cria Oeil Sanglant. Bientôt +leurs oreilles seront réjouies par les cris de douleur de leurs ennemis. + +Toute la bande obéit. Il s'ensuivit un moment de confusion pendant +lequel le poteau du sang resta sans surveillance. Thémistocle, jugeant +le moment propice, se suspendit à l'extrémité de la branche. La branche +plia, et le nègre, sautant légèrement à terre, vint se placer devant les +victimes ébahies, fièrement appuyé sur sa massue. + +Lorsque les Indiens se retournèrent, ils poussèrent une clameur +d'épouvante: + +--Le démon du Champ-Rouge! + +Oeil-Sanglant lui-même frissonna. + +--Oui, c'est le démon du Champ Rouge, dit le nègre d'une voix +retentissante. Le Grand Esprit, mon père, m'envoie punir les lâches et +les voleurs. + +--Grâce pour mon peuple! cria Oeil-Sanglant. + +--Qui parle ainsi? qui implore ma pitié? Oeil-Sanglant a-t-il jamais +fait grâce à ses ennemis?... Non, les Enfants perdus mourront! Je dois +les immoler à la colère du Grand Esprit: ainsi le veut mon père. + +Tous les Indiens tremblaient croyant leur dernière heure venue. + +--Cependant, dit Thémistocle en élevant encore la voix, cependant, quel +que soit mon ressentiment, mon coeur est bon... il peut encore pardonner +si les Enfants perdus veulent m'obéir. + +--Ils obéiront. + +--Qu'ils coupent les liens de ces prisonniers et qu'ils les laissent +partir. + +--Ces prisonniers sont à moi! s'écria Oeil-Sanglant. + +--Ils sont au Maitre de la vie, dit Thémistocle d'une voix sévère. + +Terrifié, le chef des Enfants perdus allait donner l'ordre de délier les +victimes, lorsque tout à coup le Novice, élevant la voix: + +--Que veut dire ceci, guerriers? cria-t-il. Les Enfants perdus vont-ils +se laisser effrayer par un imposteur qui abuse de leur incrédulité? + +--Que mon frère se taise, dit l'Oeil-Sanglant, et qu'il n'attire point +sur mon peuple la colère du démon du Champ-Rouge. + +--Ah! ah! fit en riant le Novice un démon! Sachez, chef, que chez les +visages pâles j'avais trente hommes semblables à celui-ci pour esclaves. + +--Si c'est un démon, qu'il évite ceci... fit un des Américains en +couchant en joue Thémistocle. + +La position du nègre devenait critique, mais le Marcheur veillait. +Passant le canon de sa carabine entre les branches du buisson qui le +cachait, il pressa la détente. L'Américain poussa un cri de rage et +laissa tomber son arme brisée par la balle du trappeur. + +--Trahison! s'écria le Novice. + +Et, suivi de ses homme:, il se précipita sur Thémistocle. + +Les Enfants perdus tremblaient de peur. Ne doutant pas un instant de la +puissance surnaturelle du nègre ils s'attendaient à voir le feu du ciel +tomber sur la bande de Novice. Mais, à leur grande surprise, le feu du +ciel ne tomba pas, et ils virent Thémistocle se défendre à coups de +massue comme un simple mortel. + +Cette vue éveilla leurs soupçons et ranima leurs courage. +L'Oeil-Sanglant entrevit la possibilité de conserver ses prisonniers. + +--Guerriers, dit-il, les paroles de notre frère le Novice seraient-elles +vraies? Soixante Enfants perdus valent bien un fils du Grand-Esprit. + +--Oach! répondirent les Indiens. A mort! + +Et ils se ruèrent sur Thémistocle. + +--A notre tour, dit alors le Marcheur. Chef, donnez le signal. + +La Flèche-Noire obéit; le croassement du corbeau retentit; puis, +escaladant les rochers, nos amis accoururent sur le théâtre de la lutte. + +Le trappeur marcha droit au poteau de torture, et, coupant les liens des +victimes: + +--Courage! défendez-vous, dit-il en tendant une paire de pistolets au +jeune homme. + +A la vue de ces nouveaux ennemis, les Enfants perdus poussèrent un cri +de rage, et la mêlée devint générale. Thémistocle surtout faisait des +prodiges de valeur. Sa haute taille dominant les assaillants, on voyait +sa terrible massue se lever et s'abattre avec une sorte de régularité +mécanique, et à chacun de ses coups répondait le râle d'un mourant. + +--Au diable! dit tout à coup le Novice à ses hommes; laissons ces +gens-là se battre: leurs querelles ne nous regardent pas. Au trésor! + +--Au trésor! firent les Américains. + +Mais ils n'avaient pas fait trente pas qu'ils rencontrèrent la troupe +des guerrier, yakangs accourant au signal de leur chef. Au premier choc, +les cinq compagnons du Novice tombèrent mortellement frappés. Le Novice +lui-même gisait à côte d'eux, un couteau à scalper planté dans la +poitrine. + +L'arrivée des Yakangs changea complètement la face du combat. Sans doute +ils avaient contre eux le désavantage du nombre; mais ils avaient pour +eux le courage, la force, l'adresse et une cause juste à défendre. + +Après quelques instants d'une mêlée furieuse, le résultat de la lutte +n'était plus incertain pour Oeil-Sanglant. Il vit ses guerriers faiblir. +Jetant alors un regard désespéré autour de lui, il aperçut, au pied de +la muraille de granit, Fleur-de-Printemps accroupie sur le sol auprès de +sa mère. + +Se dégageant par un effort prodigieux du cercle d'assaillants qui +l'entouraient, le chef des Enfants perdus s'élança vers les deux femmes +et saisit Fleur-de-Printemps entre ses bras. Mais déjà Raoul et le +Castor s'élançaient vers eux. + +--Laissez la jeune fille! cria Raoul en armant son pistolet. + +Oeil-Sanglant était cerné; il comprit que toute fuite était impossible: + +--Oach! dit-il d'une voix sombre, mon coeur aussi aime l'étoile des +Yakangs, et aucun de mes ennemis ne l'aura!... + +Et, prompt comme l'éclair, il enfonça son couteau à scalper dans le +coeur de la jeune fille. + +Fleur-de-Printemps poussa un soupir, ferma les yeux et inclina la tête +comme un lis brisé par l'orage. + +Elle était morte. + +A la vue de ce lâche assassinat, Raoul tomba inerte sur le sol. Le +Castor, poussant un cri désespéré, se précipita vers le cadavre de la +jeune fille. + +--Le Castor a trahi la foi jurée, murmura Oeil-Sanglant: c'est un +traître, il mourra!... + +Et, joignant l'action à la menace, il frappa le Castor. Le Castor tomba +à côté de Fleur-de-Printemps, tenant entre ses mains les mains tièdes de +la jeune fille. Ce nouveau meurtre accompli, Oeil-Sanglant se retourna +pour fuir, mais il poussa une sourde exclamation. + +La Flèche-Noire se dressait devant lui comme la statue du Châtiment... + +En ce même moment, le Nuage-Blanc se rangeait à côté de son allié le +chef des Enfants perdus. + +Les trois ennemis s'observèrent quelques secondes en silence. Telle +était la renommée du chef yakang que le Nuage-Blanc et Oeil-Sanglant +n'osaient prendre le rôle d'agresseurs. + +Tout à coup, rapide comme l'éclair, le bras Je la Flèche-Noire se +détendit; son tomahawk fendit les airs en sifflant et vint s'implanter +dans le front de l'Oeil-Sanglant Le chef des Enfants perdus chancela, +ses bras s'ouvrirent, puis il tomba de toute sa hauteur comme un chêne +abattu par la tempête. + +En même temps, la Flèche-Noire se ruait sur le Nuage-Blanc, et, jugeant +qu'il n'avait pas besoin d'armée contre un tel ennemi, il le saisit à la +gorge. Les traits du chef huron se contractèrent, ses yeux sortirent de +leur orbite, et quand le puissant étau qui l'atteignait s'ouvrit, le +Nuage-Blanc avait vécu. + +Un instant après, le Marcheur brisait d'un coup de pistolet la tête de +l'Oiseau-du-Tonnerre. Les Enfants perdus, privés de leurs chefs, ne +combattaient plus que mollement. Bientôt leur défaite fut complète, et +les débris de la bande, éparpillés dans la prairie, s'enfuirent dans +toutes les directions. Quarante de leurs compagnons, outre leurs chefs, +avaient trouvé la mort dans le combat. Mais la victoire coûtait cher aux +Yakangs: outre Fleur-de-Printemps, dix d'entre eux étaient morts et +presque tous les autres blessés. + +Tout à coup l'oreille du trappeur fut frappée par un cri de détresse +s'élevant à quelques pas du champ de bataille. Le Marcheur se dirigea du +côté d'où partait la voix et se trouva en présence du Novice gisant à +terre. + +--Mon Dieu! s'écria le trappeur, c'est vous qui l'avez voulu! + +--Oach! dit la Flèche-Noire. C'est le chef des pirates blanc du désert. +Que les guerriers décident de son sort. Ma fille morte veut du sang!... + +Les Yakangs consultés déclarèrent à l'unanimité le Novice avait mérité +la mort et qu'il fallait, séance tenante, l'achever en le faisant brûler +à petit feu. En entendant cette sentence le Novice frissonna d'horreur. + +Je m'oppose à cette exécution, fit le trappeur. J'ai des droits +antérieurs aux vôtres sur ce brigand. + +--Que mon frère songe à ma fille! s'écria la Flèche Noire en montrant du +doigt le cadavre de Fleur-de-Printemps. + +Les Yakangs firent cercle autour de leur frère adoptif.. + +--Guerriers, commença le trappeur, vous le savez, je ne suis pas né +comme vous au milieu des prairies. Jadis, quand j'étais jeune, il y a +bien des années, je vivais parmi mes frères les visages pâles. J étais +heureux. Tout me souriait. Au milieu de mes richesses, le ciel m'avait +donné, du moins je le croyais, le bien le plus précieux, le coeur d'un +ami. + +"J'aimais une jeune fille belle et riche; j'en fus aimé. J'implorai son +père de me l'accorder en mariage. A partir de ce moment, je vis un +changement s'opérer dans la conduite de mon ami. Froid, réservé avec +moi, il sembla m'éviter.....enfin, je cessai complètement de le voir. + +"Deux années se passèrent. J'avais conduit ma femme à la campagne; et +bientôt deux enfants, deux anges que mes yeux ravis contemplaient +suspendus au sein de leur mère, vinrent mettre le comble à mon bonheur. +Pauvres enfants! fit le Marcheur en essuyant une larme qui roulait dans +ses yeux. + +"Hélas! j'oubliais que c'est surtout pendant le calme qu'on doit +craindre la tempête, et que le bonheur n'est pas sur la terre. + +"Un jour je dus m'absenter quelque temps. De retour à la maison, alors +que je croyais presser sur mon coeur les êtres que j'aimais, jugez de ma +douleur!... je ne trouvai qu'un monceau de cendres, et, parmi les débris +fumants, j'aperçus avec horreur les cadavres carbonisés de ma femme et +de mes enfants." + +--Grand Dieu! + +--Un crime avait été commis. Guidé par la rumeur publique, qui se trompe +rarement, j'eus bientôt réuni des preuves suffisantes pour connaître le +coupable... + +--Et ce coupable?... demanda la Flèche-Noire. + +--Le voici! s'écria le trappeur en désignant le Novice qui se voilait la +figure sous ses mains. + +"Fou de douleur, je quittai un pays qui me rappelait de tels souvenirs; +je m'enfonçai dans le désert, où depuis trente ans je vis seul, pleurant +mon bonheur passé, et visité souvent par les fantômes des êtres adorés +que j'ai perdus.. Les Yakangs croient-ils à présent que j'ai plus de +droits qu'eux sur le prisonnier?..." + +Les Yakang! baissèrent la tête. + +--Vous êtes un lâche! s'écria le Novice. Vous voulez assassiner un homme +blessé et sans défense! + +--Ce n'est pas ainsi que je l'entends, fit le trappeur. Je veux ta vie, +mais tu pourras la défendre. Ta blessure n'est pas mortelle; quand elle +sera cicatrisée, nous nous retrouverons face à face. C'est un duel loyal +que je te propose... c'est le jugement de Dieu. + +--Oh! je le tuerai! + +--Impossible: Dieu est juste. + +--A boire! j'étouffe, gémit le Novice. + +Le trappeur se pencha vers lui, sa gourde à la main. + +Tout à coup le Novice, saisissant un pistolet à sa ceinture, ajusta le +Marcheur penché et fit feu. + +--Assassin! fit le trappeur qui avait entendu la balle situer à ses +oreilles; je pourrais te tuer comme une bête venimeuse; mais... + +--Meurs donc! cria le Novice en déchargeant un second coup de pistolet. + +Mais, cette fois encore, la balle, ma! assurée, manqua son but comme la +première. + +--C'en est trop! fit Thémistocle d'un air terrible. + +Et saisissant le Novice par la jambe il le fit tournoyer comme une +fronde il lui brisa la tàte contre un fragment de rocher. + +--Qu'as-tu fait malheureux? dit le marquis. + +--Maître, dit gravement le noir, quand pauvre nègre rencontre un serpent +sur son chemin, il lui écrase la tête; lui plus mordre. Bon Dieu l'a +fait fort pour ça.... + +En ce moment, le Castor, se soulevant avec un profond soupir, jeta un +coup d'oeil éteint autour de lui. + +--Fleur-de-Printemps... murmura-t-il, morte! Et le guerrier pâle?... Il +vit... Ah! je l'aimais plus que lui!.... + +Puis il retomba sur le corps de la jeune fille, comme s'il eût voulut +défendre celle qu'il aimait même après la mort. + +--Donnahcomah n'a plus de fils!... s'écria douloureusement le vieillard, +qui depuis quelques minutes était arrivé sur le champ de bataille. Qui +lui succédera pour veiller sur le trésor?.. + +Tout à coup un bruit formidable, pareil au grondement d'un tonnerre +lointain, vint frapper l'oreille des acteurs de cette scène. En même +temps une longue colonne de fumée, mêlée de débris de rochers, s'éleva +sur la plus haute des collines. + +--Moctézucoma lui-même a détruit son trésor!... s'écria le vieillard +avec épouvante. Il n'a pas voulu que ses richesses tombassent aux mains +des visages pâles, ses ennemis... Donnahcomah a trop vécu. + +Nous devons avouer que Montézuma n'était pour rien dans l'explosion de +la colline. C'était le Métis qui, explorant la grotte avait imprudemment +approché son flambeau allumé du trou de la voûte pour voir si ce trou ne +contenait pas, lui aussi, un peu d'or. Une étincelle avait mis le feu à +la poudre et ensevelit le bandit sous les décombres du trésor qu'il +convoitait. + +La Flèche-Noire, brisé par la douleur, demeurait immobile devant le +cadavre de sa fille. Thémistocle s'approcha du pauvre père et, lui +posant la main sur l'épaule: + +--Pourquoi le chef yakang pleure-t-il? A cette heure, sa fille est +heureuse. Le Grand-Esprit avait besoin d'une épouse, il a choisi +l'étoile des Yakangs. + +--Le démon du Champ Rouge dit-il vrai? + +--Que la Flèche-Noire lève les yeux au ciel cette nuit, il verra sa +fille briller parmi les étoiles de Wacondah. + +Le chef yakang retomba dans sa triste rêverie. + +--Ahl dit-il en relevant la tête, le Maître de la vie est cruel. +Pourquoi m'a-t-il sitôt enlevé ma fille? + +--Courage! mon frère, ajouta le trappeur en montrant le ciel Là-haut +existe une patrie où tous tant que nous sommes, indiens et visages +pâles, nous retrouverons un jour ceux que nous pleurons, et où nous +pourrons les aimer pendant toute l'éternité!... + +..................................................................... + +Environ un an après les événements que nous venons de raconter, un jeune +homme, sortant des prairies du Nord, venait s'embarquer à Québec sur +l'_Alcyon_, paquebot en partance pour la France. Ce jeune homme était +Raoul de Valverf, porteur de traites sur les principales maisons de +Paris et de Londres pour une valeur de plus de cent cinquante mille +francs. D'où lui venait cette fortune? De ses amis les Indiens, qui +pendant toute l'année avaient chassé et trappe sans relâche, lui avaient +cédé les peaux des animaux tués et les avaient eux mêmes transportées à +Québec, où le Marcheur, habitué de longue date à ces trafics, les avait +vendues au moment opportun en réalisant d'énormes bénéfices. + +Raoul avait engagé le trappeur à l'accompagner en France; mais à toutes +ses avances le Marcheur secouait la tête: + +--Non! monsieur le marquis, merci. Je veux mourir parmi mes frères les +Indiens... Vos pays civilisés sont trop petits mon ours et moi ne +tarderions pas à y périr d'ennui. + +Le jeune homme, comprenant qu'il ne pourrait vaincre cette résistance, +s'était résigné à partir seul. + +Et Thémistocle? + +Pendant l'année qu'il passa chez les Yakang... le brave nègre continua, +avec un succès toujours croissant, son rôle de divinité protectrice. +Cependant il était homme, après tout; aussi ne tarda-t-il pas à se +laisser toucher par les charmes d'une jeune Indienne, fille d'un des +chefs influents de la tribu, et un beau jour Thémistocle, prenant son +air majestueux, la demanda sérieusement en mariage. L'Indien, fier de +l'honneur que lui faisait le démon du Champ-Rouge, s'empressa d'accéder +à ses voeux. + +Aujourd'hui Thémistocle, entouré de sa femme, qu'il adore, et de deux +petits enfants, qui rodent sans cesse autour de ses grandes jambes, mène +la vie aventureuse des Peaux-Rouges, qu'il est censé protéger. + +N'était le souvenir de son maitre, Thémistocle se considérerait comme le +plus heureux des hommes. + +FIN. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by +Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** + +***** This file should be named 24123-8.txt or 24123-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/4/1/2/24123/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les derniers Peaux-Rouges + Le trésor de Montcalm + +Author: Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère + +Release Date: January 2, 2008 [EBook #24123] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + +<h3>LES<br> + +DERNIERS PEAUX-ROUGES,<br> + +(AMERIQUE DU NORD.)</h3><br> +<br> +<hr> +<br> +<h1>LE TRESOR DE MONTCALM.</h1> + +<h5>PAR</h5> + + +<h2>H. DE LA BLANCHÈRE.</h2> + +<hr> + +<br><br> + +<h3>I.--LE CHAMP-ROUGE.</h3> + + + +<p>Un peu à l'ouest du lac canadien d'Abbitibbé, entre le fleuve du même +nom et le grand contrefort qui, partant des montagnes Rocheuses, vient +aboutir au cap Charles, se trouve un petit vallon entouré de rochers et +célèbre dans les traditions indiennes. Les Peaux-Rouges, restes des +puissantes nations des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, n'en +prononcent encore aujourd'hui le nom qu'avec une sorte de terreur +superstitieuse. Nous voulons parler du <i>Champ-Rouge</i>.</p> + +<p>D'où vient ce nom? quel souvenir éveille-t-il dans l'imagination des +tribus errantes? Nul Européen ne le sait, car les Indiens, défiants par +expérience et taciturnes par tempérament, ne livrent pas volontiers aux +visages pâles le secret de leurs traditions. Cependant, si vous +interrogiez avec patience les plus vieux sorciers ou médecins des +tribus, et si ces vénérables vieillards, dépositaires de la sagesse des +aïeux, daignaient condescendre à desserrer les lèvres, voici à peu près +ce que vous pourriez apprendre:</p> + +<p>"Un jour--il y a bien des lunes de cela--une famille d'émigrants +canadiens, poussée par le désir d'accroître son bien-être, parcourait le +désert à la recherche d'une terre à défricher et d'un endroit convenable +pour établir une nouvelle habitation. Elle était escortée par une troupe +d'une trentaine d'Indiens hurons, sous les ordres d'un chef iroquois +nommé Griffe-d'Ours. Celui-ci avait fait alliance avec les Canadiens et +promis de leur céder une partie du désert à leur convenance sur les +bords de l'Abbitibbé. En échange, les visages pâles s'engageaient à +fournir à la tribu des Iroquois trente mesures de blé par an, à recevoir +les peaux de bisons que les Indiens voudraient apporter, à les amener et +à les vendre sur les marchés américains, et à en rapporter le prix soit +en argent, soit en objets dont les Indiens feraient commande.</p> + +<p>"Après quelques jours de marche, la petite troupe se trou va réunie au +fond d'un vallon entouré de rochers et situé à quelque distance de +l'Abbitibbé.</p> + +<p>"--Halte! dit le chef de la famille canadienne. C'est aujourd'hui la +Saint Eustache, fête de mon patron vénéré; nous célébrerons joyeusement +ce grand jour."</p> + +<p>"Les préparatifs de l'assiette du camp furent bientôt terminés; une +dizaine de guerrier partirent en chasse, et quelques heures après deux +quartiers de bison fraîchement tués se balançaient gaiement au-dessus +d'un feu clair et pétillant.</p> + +<p>"Au coucher du soleil, le Canadien adressa une fervente prière à son +céleste patron et la fête commença; mais, avec sa générosité naturelle, +l'émigrant défonça un petit baril d'eau-de-vie et le plaça debout devant +ses amis les Indiens.</p> + +<p>"Ceux-ci se précipitèrent à l'envi sur l'eau de feu et la burent à +pleines gorgées. Dix minutes après, ils étaient tous ivres, tandis que +seul, à l'écart, Griffe-d'Ours n'avait point goûté à l'eau de feu...</p> + +<p>"Les Indiens, entonnant alors une mélopée nationale, se mirent à tourner +autour du feu et bientôt leur danse chancelante t'anima, te changeant en +une sarabande furieuse, au grand contentement des émigrants qui riaient +à gorge déployée des contorsions burlesques de leurs amis les +Peaux-Rouges.</p> + +<p>"La raison complètement troublée par les vapeurs du whisky, excités en +outre par la rapidité de la danse, par le rythme énervant de leur chant, +les Indiens, pris de folie furieuse, oublièrent bientôt que les blancs +qui les accompagnaient étaient leurs alliés... Tout à coup, brandissant +leurs tomahawks, ils se ruèrent sur le squatter désarmé au milieu de sa +famille.</p> + +<p>"Griffe d'Ours suivait d'un oeil inquiet cette scène rapide dont il ne +prévoyait que trop le dénouement. D'un bond furieux, il tomba devant les +Peaux-Rouges affolés en poussant son cri de guerre. Mais que pouvait-il +contre trente ennemis? Il tomba criblé de blessures... Sa chute fut le +signal d'un massacre général, et bientôt ce vallon qui, quelques minutes +auparavant, répercutait les cris joyeux d'un jour de fête, ne fut plus +troublé que par les plaintes des blessés et les râles des mourants.</p> + +<p>"Epuisés par leur oeuvre de destruction et ne trouvant plus d'ennemis à +scalper devant eux, ivres, les Peaux-Rouges se couchèrent sur la terre +sanglante et s'endormirent.</p> + +<p>"Le lendemain, l'aube resplendissante les éveilla...</p> + +<p>"Devant l'horrible spectacle qui les entourait, ils crurent d'abord que +le camp avait été surpris et attaqué pendant leur sommeil; mais peu à +peu leurs souvenirs revinrent et ils purent mesurer l'étendue de leur +crime. Des Hurons avaient tué leur chef Iroquois!</p> + +<p>"Tout honteux d'un pareil attentat contre la foi jurée, ils +s'empressèrent d'effacer toute trace de la catastrophe et d'ensevelir les +victimes, posant sur chaque fosse un fragment de rocher, afin de mettre +les cadavres à l'abri des animaux de proie; mais vainement ils +cherchèrent le corps de leur chef: Griffe-d'Ours avait disparu.</p> + +<p>"Ce travail les occupa tout le jour; puis, à la tombée de la nuit, ils +quittèrent ces lieux funèbres et regagnèrent leur tribu. Pour expliquer +la disparition de leur chef, ils affirmèrent que Griffe-d'Ours s'était +noyé en traversant le fleuve, et que son corps, emporté par la rapidité +du courant, n'avait pu être retrouvé.</p> + +<p>"En effet, Griffe-d'Ours ne reparut jamais.</p> + +<p>"Mais à dater de cette époque, à tous les renouvellements de la lune, un +guerrier de la bande des Hurons assassins disparaissait subitement. Le +lendemain ses frères le retrouvaient gisant, le crâne ouvert, au milieu +du vallon témoin du massacre du Canadien et de sa famille.</p> + +<p>"Ces meurtres périodiques et mystérieux se renouvelèrent trente fois et +ne cessèrent que quand toute la bande de Griffe-d'Ours eut disparu.</p> + +<p>"Les Hurons donnèrent le nom de <i>Champ-Rouge</i> à ce vallon fatal à ceux +de leur race, et peu à peu il devint pour eux l'objet d'une mystérieuse +terreur. Ils le croient encore hanté par une puissance malfaisante, +qu'ils espèrent fléchir en apportant une pierre et l'ajoutant au monceau +qui couvre les cadavres. Cette crainte s'est transmise de génération en +génération, et, au moment où commence notre histoire, pas un Indien, +quelle que fût sa bravoure, n'eût osé s'aventurer seul dans ces lieux +funestes."</p> + +<hr class="short"> + +<p>Par une belle après-midi de juillet, la solitude habituelle du +<i>Champ-Rouge</i> était animée par la présence de deux hommes assis sur +l'amas de pierres composant le monument funèbre des Canadiens massacrés.</p> + +<p>Ces deux hommes formaient entre eux le plus singulier contraste. L'un, +jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait une figure ouverte et +franche, des yeux vifs, mais souvent rêveurs et mélancoliques. Une fine +moustache noire, relevée galamment aux deux bouts, ombrageait sa lèvre +supérieure, tandis que des cheveux de la même couleur, s'échappant de +son feutre à larges bords, ruisselaient en boucles ondoyantes jusque sur +ses épaules: admirable trophée de guerre pour orner le wigwam d'un +Peau-Rouge.</p> + +<p>Son costume était semblable à celui qu'ont adopté quelques chasseurs +européens. Il se composait d'un feutre à larges bords surmonté d'une +plume d'aigle, d'une tunique lâche serrée à la taille par une ceinture, +d'un pantalon flottant s'arrêtant un peu au dessous du genou, tandis que +des guêtres en cuir protégeaient le bas des jambes. Une carabine à deux +canons superposés passée en bandoulière sur son épaule, une paire de +revolvers américains et un long couteau de chasse armorié pendu à sa +ceinture complétaient son accoutrement.</p> + +<p>Cet homme était le marquis Raoul de Valvert, dont les salons parisiens +commentaient depuis dix-huit mois la subite disparition.</p> + +<p>Son compagnon, nègre du plus beau noir et de la plus belle venue, était +remarquable par une haute taille et de larges épaules qui annonçaient +une force musculaire peu commune. Rien de plus imposant et en même temps +de plus burlesque que son accoutrement, exclusivement composé d'un +pantalon de toile et d'une peau de bison; mais cette peau de bison +mérite une mention particulière. Le nègre l'avait fixée à sa personne en +attachant à son cou les pattes de devant et à sa ceinture les pattes de +derrière; puis de la tête de l'animal il s'était fait une sorte de +casque flanqué des deux cornes en croissant, au milieu desquelles il +avait planté trois longues plumes de dindon sauvage. Ainsi placée, cette +peau était nécessairement trop grande et trop ample; aussi, lorsque son +propriétaire marchait, la queue du bison traînait et balayait le sol à +deux pas en arrière, et si par hasard la bise venait à souffler, ce +singulier vêtement se gonflait, s'arrondissait, et le nègre ressemblait +à un mât de navire garni de sa voile, se balançant sous les efforts du +vent.</p> + +<p>Les armes de notre personnage n'étaient pas moins originales que son +vêtement. Elles consistaient en une énorme hache de bûcheron, au +tranchant brillant et dont le manche était passé entre les pattes du +bison autour de ses reins; en face de cette hache, sur l'autre flanc, +pendait un large et long machete ou <i>bowie-knife</i>. A la main, le nègre +brandissait une branche de chêne noir, garnie de noeuds aigus et taillée +en forme de massue, et, à en juger par la désinvolture avec laquelle +l'hercule africain maniait cette badine d'une nouvelle espèce, on +comprenait qu'elle devait avoir pour un ennemi la pesanteur irrésistible +d'une montagne.</p> + +<p>Par quel concours de circonstances l'élégant marquis de Valvert avait-il +quitté l'asphalte du boulevard pour venir s'enterrer vivant dans ces +déserts sauvages? C'est ce que l'avenir nous apprendra peut-être. En +attendant, pour se remettre des fatigues d'une longue marche et +reprendre des forces, les deux compagnons déjeunaient avec un appétit de +voyageurs.</p> + +<p>--Brrr! dit tout à coup Raoul en jetant un regard circulaire autour de +lui, ces lieux ont un aspect sinistre. Qu'en dis tu, Thémistocle?</p> + +<p>--Pauvre nègre n'a jamais rien vu d'aussi épouvantable; en pénétrant +ici, il a pâli de frayeur.</p> + +<p>--Vraiment, on ne le dirait pas, fit Raoul en riant.</p> + +<p>--Riez, maître riez; mais, si vous m'en croyez, nous serons prudents et +nous partirons sans retard.</p> + +<p>--Pourquoi cela? Ce lieu a un cachet d'horreur, c'est vrai, mais il ne +manque pas d'une certaine beauté. Vois ces montagnes aux flancs +décharnés qui s'étagent devant nous; ne dirait-on pas des degrés taillés +par les Titans pour escalader le ciel! Vois ce ruisseau aux flots +troublés qui coule à nos pieds et va se perdre là-bas dans les sables, +comme s'il se trouvait honteux d'étaler sous l'azur du firmament ses +flots souillés par le limon. Vois ces rochers qui se dressent autour de +nous comme des sentinelles..</p> + +<p>--Et qui peuvent avoir l'inconvénient de servir d'embuscade à des Peaux +Rouges convoitant nos chevelures.</p> + +<p>--Poltron!</p> + +<p>--Oh! fit Thémistocle avec reproche. Ma foi! maître, puisque vous +semblez vous y complaire, restons-y. Si les Indiens viennent, j'ai de +quoi les recevoir.</p> + +<p>Et l'hercule africain posa la main sur sa massue.</p> + +<p>A la bonne heure! je te reconnais!... Espérons que tu n'auras pas besoin +de ton gourdin et qu'il nous sera permis de prendre quelque repos avant +de nous remettre en marche.</p> + +<p>--Qui sait si nous atteindrons jamais le but que vous vous proposez, +surtout n'ayant que les vagues renseignements que vous m'avez confiés!</p> + +<p>--Il existe un vieux proverbe, Thémistocle; <i>La foi soulève les +montagnes</i>. J'ai confiance en toi et en moi-même. Du reste, je ne me +dissimule aucune des difficultés de l'entreprise; mais il le faut!</p> + +<p>Le jeune homme laissa tomber ton front sur sa main et absorba dans une +méditation profonde. Quelques instants après, sa respiration calme et +régulière apprit à Thémistocle que, Vaincu par la fatigue, il venait de +céder au sommeil.</p> + +<p>Le nègre le considéra quelques instants d'un oeil attendri.</p> + +<p>--Pauvre maître! murmura-t-il, bon, brave, généreux! reverras-tu jamais +le pays de tes pères?...</p> + +<p>Et, sur cette réflexion mélancolique, Thémistocle plaça sa massue entre +ses jambes pour être prêt à tout événement et se mit à surveiller les +alentours en psalmodiant à voix basse une mélopée qu'il avait sans doute +apprise parmi les nègres des plantations.</p> + +<p>Tout à coup une légère rumeur s'éleva vers une des collines bordant le +Champ-Rouge et fit expirer la chanson sur les lèvres du fidèle +serviteur.</p> + +<p>Sans bouger, il tendit l'oreille, puis, allongeant imperceptiblement le +doigt, toucha son maître légèrement au bras.</p> + +<p>--Qu'est-ce, Thémistocle? fit tout bas le marquis, qui, comme tous ceux +qui ont vécu de la vie du désert, ne dormait jamais que d'un oeil.</p> + +<p>--Attention! répondit le nègre en collant son oreille contre le sol. La +poudre parle, reprit-il au bout d'un instant, et j'entends des pas +d'homme escaladant la colline. Cachons-nous derrière une de ces roches +et attendons; nous saurons bientôt à qui nous avons affaire.</p> + +<p>Raoul de Valvert suivit ce conseil, et les deux hommes, l'oeil au guet, +l'arme au poing, s'accroupirent derrière un des abris naturels répandus +autour d'eux, prêts à tout événement.</p> + +<p>Ils virent bientôt apparaître au sommet de la colline un homme de haute +taille, portant le costume des trappeurs et brandissant une carabine +qu'il chargeait avec une rapidité merveilleuse et une régularité +mathématique.</p> + +<p>--C'est un blanc! dit Raoul.</p> + +<p>--Oui, maître, c'est un blanc. Il est attaqué par les Indiens qui +cherchent à escalader la colline.</p> + +<p>--Si chaque balle atteint son but, avant peu, le dernier Peau-Rouge aura +vécu.</p> + +<p>--Hum! les Indiens sont nombreux, et si le trappeur vient à être blessé, +il est perdu.</p> + +<p>--Nous verrons bien.</p> + +<p>--C'est tout vu; maître, regardez!</p> + +<p>En effet, le trappeur venait de chanceler et de tomber sur les genoux.</p> + +<p>Ce moment de répit permit aux Indiens d'avancer, et quand le trappeur se +releva cinq ou six de ses ennemis atteignaient le sommet de la colline, +brandissant leurs tomahawks.</p> + +<p>--Laisserons-nous massacrer cet homme comme un mouton? s'écria le +marquis en serrant convulsivement la crosse de sa carabine. Vive Dieu I +c'est un rude compagnon; montrons-lui ce que nous savons faire.</p> + +<p>--Mauvaise affaire! fit Thémistocle. Bah! à la grâce de Dieu!</p> + +<p>Les deux hommes s'élancèrent en courant.</p> + +<p>--Courage! l'ami! cria Valvert; voilà du renfort qui vous arrive... +Baissez-vous! Mais baissez-vous donc, morbleu!</p> + +<p>Le trappeur obéit machinalement.</p> + +<p>Un coup de feu retentit et un des Peaux-Rouges roula sur le sol, la +poitrine traversée par la balle du marquis.</p> + +<p>A cette agression inattendue, tel Indiens poussèrent un cri de rage et +se ruèrent sur Raoul, qui, arrivé sur le lieu de la scène, s'était placé +aux côtés du trappeur.</p> + +<p>La mêlée devint aussitôt générale.</p> + +<p>Les deux blancs, placés dos à dos, faisaient face à leurs ennemis dix +fois supérieurs en nombre, et, se servant de leurs carabines en guise de +massues, traçaient en l'air un cercle infranchissable. Chacun de leurs +coups abattait un homme. Cependant, quelque grands que fussent leur +courage et leur vigueur, une lutte aussi inégale ne pouvait durer +longtemps. Le trappeur blessé au bras et au côté d'un coup de flèche, +sentait tes forces s'épuiser, et déjà il prévoyait le moment où son arme +deviendrait trop lourde pour son bras affaibli.</p> + +<p>--Me voici, maître! s'écria tout à coup une voix stridente.</p> + +<p>C'était Thémistocle qui, retardé dans sa course par le vent +s'engouffrant dans sa robe de bison, arrivait sur le théâtre de la lutte +et se précipitait tête baissée, comme une avalanche, dans la mêlée.</p> + +<p>A la vue de cet être noir, au costume fantastique, qui semblait sortir +de terre, les Indiens poussèrent un cri de terreur.</p> + +<p>--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent-ils avec un accent d'épouvante.</p> + +<p>Et, tournant les talons, ils descendirent la colline au pas de course et +se perdirent bientôt dans l'éloignement.</p> + +<p>Le trappeur et ses deux libérateurs étaient maîtres du champ de +bataille.?</p> + +<br><br> + +<h3>II--L'HABITATION DU + +MARCHEUR.</h3> + +<p>--Ouf! dit le marquis lorsque le dernier Indien eut disparu, l'affaire a +été vivement menée... Vous êtes blessé, monsieur?</p> + +<p>--Une simple piqûre... J'ai perdu du sang... Dans quelques jours, il n'y +paraîtra plus.</p> + +<p>En disant ces mots, le trappeur cueillit une poignée d'herbes vertes +qu'il imbiba d'eau-de-vie et qu'il appliqua sur ses blessures avec +l'aide de Thémistocle.</p> + +<p>--Messieurs, dit-il lorsque l'opération fut terminée, souvenez-vous qu'à +partir d'aujourd'hui je vous appartiens corps et âme; mon coeur et ma +carabine sont à votre service et ils n'ont jamais failli.</p> + +<p>--J'accepte de grand coeur et mon compagnon aussi, dit le marquis; mais +vraiment cela n'en vaut pas la peine. Tout le monde en eût fait autant à +notre place.</p> + +<p>--Hein? fit le trappeur en regardant le jeune homme avec surprise. Y +a-t-il longtemps que vous parcourez le désert?</p> + +<p>--Six mois à peine.</p> + +<p>--Je m'en doutais rien qu'à votre inexpérience, qui, du reste, m'a été +fort utile aujourd'hui. Mais sachez, monsieur, que le chacun pour soi +est la loi de ces contrées, et que, tôt ou tard, l'homme qui a tiré son +semblable d'entre les griffes des Peaux-Rouges risque fort de donner sa +vie en échange de celle qu'il a sauvée.</p> + +<p>--Bah! bah! jusqu'à présent, mon compagnon et moi, nous nous sommes +toujours tirés d'affaire. J'espère que le ciel ne nous abandonnera pas à +l'avenir.</p> + +<p>--Hum! fit le trappeur d'un air de doute... Allons! je veillerai pour +trois!... Maintenant pourrai-je savoir, si toutefois il n'y a pas +d'indiscrétion dans ma demande, le nom de mes généreux libérateurs?</p> + +<p>--Raoul de Valvert, fit le marquis en s'inclinant.</p> + +<p>--Thémistocle, dit le nègre agitant, en guise de salut, les trois plumes +de dindon qui ornaient sa tête.</p> + +<p>--Confidence pour confidence, dit alors Raoul.</p> + +<p>--Non, répondit le trappeur en fronçant légèrement les sourcils; à quoi +bon vous dire le nom que je portais chez mes compatriotes? Il y a si +longtemps que j'ai dit adieu à la vie civilisée que ce nom est presque +sorti de ma mémoire. D'ailleurs il ne vous apprendrait rien. J'aime +mieux vous dire celui que m'ont donné les Indiens.</p> + +<p>--A votre aise, monsieur.</p> + +<p>--Appelez-moi le <i>Marcheur</i>. Ce nom est connu, craint ou respecté de +tous ceux qui parcourent le désert. Maintenant, si vos instants ne sont +pas comptés et si vous ne craignez pas d'en perdre quelques-uns, je vous +offre l'hospitalité dans ma hutte, située à trois milles d'ici. Ce n'est +point un palais; mais, dans ces solitudes, un toit de brandies a son +prix.</p> + +<p>--Et nous l'acceptons de grand coeur, n'est-ce pas, Thémistocle?</p> + +<p>--Oui, maître.</p> + +<p>--Alors, en route! dit gaiement le trappeur, et, de crainte de surprise, +prenons la file indienne.</p> + +<p>--La file indienne!... Que voulez vous dire?</p> + +<p>Le Marcheur, qui avait déjà fait quelques pas, te retourna à cette +question.</p> + +<p>--Vrai! murmura-t-il, on ne voit pas souvent réunis tant de courage et +tant d'imprudence!.. C'est miracle, mon cher monsieur, si votre crâne +porte encore sa chevelure. Apprenez donc que, dans le désert, lorsque +plusieurs hommes sont réunis, ils doivent toujours marcher l'un à la +suite de l'autre, emboîtant leurs pas aussi exactement que possible. +Trente hommes marchant ainsi laissent juste autant de traces de leur +passage. Or, dans ces régions, la vie du voyageur blanc, dépend du plus +ou moins de traces qu'il a laissées derrière lui.</p> + +<p>--Très-bien! Je me souviendrai à l'avenir de la file indienne. +Mettez-vous donc à notre tête et veuillez nous guider.</p> + +<p>Après trois heures de marche silencieuse, les trois hommes arrivèrent en +vue de la hutte du trappeur.</p> + +<p>A l'extrémité de la plaine immense dont faisait partie le Champ-Rouge +s'élevait une chaîne de hauteurs peu considérables, mais dont les flancs +taillés à pic offraient l'aspect d'un mur.</p> + +<p>Il était impossible de franchir cet obstacle, à moins d'être pourvu +d'ailes comme les oiseaux; aussi pour passer sur le plateau supérieur, +était-on obligé de longer la montagne jusqu'à un défilé situé à sept +milles de la cabane.</p> + +<p>Vers le milieu de cette chaîne et tout au pied de la paroi verticale, +trois roches énormes que le temps avait sans doute fait tomber du +sommet, s'étaient rencontrées par hasard et arc-boutées en voûte au +faite d'un chaos de roches plus petites. C'est sous cette voûte que le +trappeur avait construit sa hutte avec des troncs d'arbres et des +branchages. Ainsi placé, il ne pouvait être ni tourné ni lapidé du haut +de la montagne; ses derrières étaient complètement à l'abri des attaques +et des surprises.</p> + +<p>Cette sorte de forteresse n'était pas moins bien défendue du côté qui +regardait la plaine. D'abord l'Abbitibbé, large et profond, coulant à +une portée de carabine, représentait un premier rempart naturel; puis +l'éboulis de rochers que nous avons signalé tout à l'heure se continuait +jusqu'au bord du fleuve, formant comme deux murs parallèles séparés par +un couloir très étroit qui menait directement à la hutte et dans lequel +un homme seul pouvait passer. L'ennemi, s'il se présentait, devait +nécessairement traverser d'abord le fleuve, sous le feu du Marcheur; +puis, ne pouvant attaquer la hutte par derrière ni par les côtés, +prendre le sentier entre les roches.</p> + +<p>--Vous ne devez pas voir ma maison d'ici, dit le trappeur en se frottant +les mains, et cependant c'est un vrai château fort. Un jour,--il y a +bien des années de cela!--j'y soutins un siège en règle.</p> + +<p>--Qui dura?...</p> + +<p>--Plus d'une semaine, mais les Indiens furent si vertement repoussés +qu'ils n'y revinrent plus. Ils ont préféré m'avoir pour ami, et voilà +plus de dix ans que je vis en bonne intelligence avec eux. Je fais même, +par adoption, partie de la grande tribu des Iroquois-Yakangs.</p> + +<p>--Vraiment!... Et quels sont ceux qui vous ont si vivement attaqué +aujourd'hui?</p> + +<p>--Oh! ceux-là, dit le Marcheur en crispant le poing, je les retrouverai: +j'ai un vieux compte à régler avec eux.</p> + +<p>--A quelle tribu appartiennent-ils?</p> + +<p>--A quelle tribu?... A aucune. Ils font partie d'un clan d'environ deux +cents mauvais drôles, ramassés de la lie de toutes les tribus indiennes, +de métis de la pire espèce, et même de quelques blancs qui auraient un +compte sévère à rendre à la justice de leur pays. Les Peaux-Rouges des +tribus les craignent et les haïssent; ils les connaissaient sous le nom +d'<i>Enfants perdus</i>.</p> + +<p>--Quel motif les poussait à vous attaquer?</p> + +<p>--La haine instinctive que tous les brigands ont pour les honnêtes gens, +fit le trappeur d'un air convaincu. Outre cela, je crois qu'ils me +gardent rancune d'avoir logé une balle dans l'oeil d'un de leurs chefs.</p> + +<p>--Vous m'en direz tant! fit Raoul de Valvert en souriant.</p> + +<p>--Nous voici au fleuve; il s'agit de le traverser. Ce n'est pas +difficile, mais encore faut-il savoir où poser le pied. Je vais passer +devant et vous montrer le chemin.</p> + +<p>Après avoir franchi l'Abbitibbé, les trois hommes s'engagèrent dans +l'étroit sentier menant à la hutte, quand, aux deux tiers du chemin, un +rauque grognement s'éleva, menaçant et répercuté par l'échu des rochers.</p> + +<p>--Oh! oh! s'écria le marquis, vous avez du monde chez vous, mon +compagnon. Voilà un maître ours gris, qui, pendant votre absence, a +trouvé bon de s'installer ici: il va falloir en découdre!</p> + +<p>Au mot d'ours gris, Thémistocle, heureux de jouer un peu de la massue, +voulut s'élancer en avant; mais comme le sentier était trop étroit pour +que deux hommes pussent passer de front le brave nègre saisit le +Marcheur dans ses mains formidables l'enleva de terre comme un enfant, +puis, pirouettant sur les talons et le faisant passer à la hauteur des +trois plumes de dindon, il le déposa délicatement à terre derrière lui. +Cette manoeuvre terminée, il s'avança, la massue haute, vers le grizzly, +qui, assis à la porte de la hutte, remuait le museau et regardait venir +les trois hommes d'un air assez indifférent.</p> + +<p>--Morbleu! quel poignet! fit le trappeur avec admiration...--Arrêtez!</p> + +<p>Mais Thémistocle avançait toujours.</p> + +<p>--Arrêtez! arrêtez! morbleu! arrêtez-vous donc! cria le Marcheur en se +cramponnant à la queue de bison que le nègre traînait derrière lui... +C'est un ours apprivoisé, mon compagnon des mauvais jours et le +défenseur de ma propriété.</p> + +<p>--Bah! fit le nègre avec un accent si désappointé que le marquis ne put +s'empêcher de sourire. Quel dommage!</p> + +<p>--Vous voilà chez vous, messieurs, dit le Marcheur en écartant l'ours de +la main et franchissant le seuil de la cabane.</p> + +<p>L'ameublement de ce réduit était des plus simples. Une demi-douzaine de +têtes de bison servaient de sièges; dans l'un des coins, un amas de +fougère et de feuilles sèches, couvert de fourrures, faisait l'office du +lit; quelques tasses de bois... et c'était tout! Par un contraste +bizarre, si les objets de première nécessité faisaient défaut, en +revanche les objets de luxe abondaient. Les murs étaient partout +constellés de trophées de chasse merveilleux, que, dans nos pays +civilisés, on se serait disputés au poids de l'or. Griffes et dents +d'ours gris, bois de cerf et de renne servant de support au linge et aux +vêtements de rechange du Marcheur, cornes de bison, plumes d'aigle, deux +carabines, une demi-douzaine de poires à poudre, un arc indien avec ses +flèches, un casse-tête, deux chevelures de Peaux-Rouges; tout cela fixé +et groupé sur les murs dans un désordre si complet que parmi toutes ces +richesse l'oeil ne voyait qu'un chaos sans nom.</p> + +<p>--Nous avons le couvert, dit le Marcheur; il nous faut à présent le +vivre. Si vous voulez bien, je vais y pourvoir.</p> + +<p>--Vive Dieu! Faites vite: le combat de tantôt m'a mis en appétit.</p> + +<p>Le Marcheur plaça vers le seuil de sa hutte trois branches d'arbre +formant trépied.</p> + +<p>--Voici la broche, dit-il... Allons! maître Martin, apportez-moi le +rôti!</p> + +<p>L'ours, ainsi interpellé, se dressa sur ses pattes, et, saisissant dans +sa gueule un quartier de cerf accroché au mur, l'apporta à son maître.</p> + +<p>--Pardieu! fit le marquis en jetant un regard de côté au <i>grizzly</i>, +voici la première fois je que je vois un semblable animal en tête-à-tête +avec un morceau de venaison sans qu'il fasse avec lui plus ample +connaissance.</p> + +<p>--Martin est incapable d'une mauvaise action et même d'une mauvaise +pensée; il sait que tôt ou tard il aura sa part et il préfère +l'attendre. D'ailleurs, quand mon absence se prolonge et que la faim le +presse trop vivement, il n'est pas embarrassé de chasser pour son +compte, et alors même il a soin de rapporter au logis ce qui lui reste +après son repas.</p> + +<p>--Un <i>grizzly</i> apprivoisé! Cela ne s'est jamais vu.</p> + +<p>--Bah! cela se voit, puisqu'en voilà un devant vous!</p> + +<p>--Mais si l'envie lui venait de goûter un peu du trappeur blanc?</p> + +<p>--Bah! J'ai pris Martin tout petit. Je l'ai nourri, élevé, je l'ai vu +grandir... Ma foi! depuis six ans que nous vivons ensemble, jamais un +nuage n'est venu obscurcir notre amitié... Messieurs, le rôti est prêt. +A table, reprit le trappeur.</p> + +<p>Et comme Raoul jetait un regard autour de lui, cherchant le meuble en +question, le Marcheur ajouta:</p> + +<p>--Chez moi, les meubles et les assiettes sont remplacés par... une +aimable cordialité.</p> + +<p>Les trois hommes se mirent à souper en compagnie de Martin, et bientôt +le silence de la hutte ne fut plus troublé que par le bruit régulier des +mâchoires.</p> + +<p>Lorsque le repas fut achevé, la nuit étendait déjà sur la terre son +voile parsemé d'étoiles.</p> + +<p>La lune se lèvera tard aujourd'hui, dit le Marcheur, et pour la +remplacer je n'ai que quelques misérables flambeaux de résine.</p> + +<p>--Gardez vos flambeaux, dit Raoul; après le souper, ce qu'il y a de +meilleur, c'est le lit.</p> + +<p>--Vous parlez de dormir, monsieur le marquis. Couchez-vous et dormez, +dit le trappeur en indiquant les peaux de bison. Martin et moi, nous +partagerons les quarts de veillée.</p> + +<p>Ce conseil fut immédiatement mis à exécution.</p> + +<p>Epuisés par les fatigues de la journée, Thémistocle et son maître ne +tardèrent pas à s'endormir, et bientôt un silence solennel enveloppa le +trappeur, qui, sa carabine entre les genoux, s'était assis à la porte de +la hutte et surveillait l'obscurité. Seul l'Abbitibbé, déroulant avec +lenteur ses ondes murmurantes, entonnait son hymne à la nuit, auquel se +mêlait par intervalles la douce voix de la brise chantant parmi les +roseaux de ses bords.</p> + +<br><br> + +<h3>III.--L'ALLIANCE.</h3> + +<p>Une semaine s'était écoulée depuis que Thémistocle et son maître +habitaient la hutte du trappeur.</p> + +<p>--Mon hôte, dit un jour le marquis, nous sommes obligés de prendre congé +de vous; mais ce ne sera pas sans vous remercier vivement de votre +cordiale hospitalité.</p> + +<p>--Que voulez-vous dire?</p> + +<p>--Cher hôte, il nous faut partir.</p> + +<p>--Monsieur de Valvert, voulez-vous me permettre de vous parler à coeur +ouvert?</p> + +<p>--Certes! Je vous écoute.</p> + +<p>--Habitué comme je le suis à lire incessamment dans ce livre mystérieux +que Dieu lui-même s'est donné la peine d'écrire et qu'on appelle <i>la +nature</i>, un visage franc et ouvert comme le vôtre ne peut avoir +longtemps de secrets pour moi. Ce n'est pas le simple attrait de la +curiosité ni l'amour des aventures qui vous ont poussé dans le désert +américain. En y entrant, vous poursuiviez un but sérieux et je ne crois +pas me tromper en affirmant que, pour l'atteindre, vous êtes prêt à +sacrifier votre vie s'il le faut. Ce but, je ne le connais pas, je ne +cherche pas à le connaître; mais, quel qu'il soit, seul, livré à vos +propres ressources, vous ne l'atteindrez jamais. Vous ne soupçonnez pas +les dangers qui vous entourent! Je m'étonne comme de la chose la plus +merveilleuse que vous ayez pu vivre six mois... ici...</p> + +<p>--Où voulez-vous en venir?</p> + +<p>--Pour réussir dans ce que vous avez entrepris, il vous faut un +compagnon dont vous soyez sûr, un homme doué des qualités qui vous +manquent, qui voie pour vous. Vous m'avez sauvé la vie, monsieur le +marquis: si vous voulez, je serai cet homme!</p> + +<p>--Merci! dit Raoul d'une voix émue en pressant la main du trappeur. +Mais, vous l'avez dit, je poursuis un but difficile à atteindre et ce +serait un éternel remords pour moi de vous entraîner dans les dangers +qui ne manqueront pas de m'assaillir.</p> + +<p>--Je n'ai pas fini, monsieur le marquis. Il y a bientôt trente ans que, +vaincu dans la lutte de la vie, j'ai dit adieu aux espérances de ma +jeunesse pour venir m'ensevelir vivant dans ce désert, continua le +Marcheur en passant la main sur son front comme pour en chasser une +douloureuse pensée. Pendant vingt ans, j'ai cru que la solitude et la +contemplation guériraient mon coeur ulcéré. Mais, hélas! depuis huit +jours que le ciel vous a mis sur ma route, tous ces doux rêves d'amitié, +de patrie, de famille, que je croyais à jamais éteints dans mon coeur, +se sont ranimés plus vivaces encore que par le passé. <i>Vae victis!</i> +disaient les Gaulois, vos ancêtres, aux Romains vaincus. <i>Vae solis!</i> me +crie aujourd'hui la grande voie de la solitude qui ne m'a jamais trompé. +Croyez-moi, les voies de la Providence sont sages et mystérieuses: ce +n'est pas pour rien qu'elle nous a mis face à face et qu'elle vous a +permis de me conserver la vie...</p> + +<p>--Le Marcheur a raison, maître, dit Thémistocle; c'est un brave homme. +Restons ensemble.</p> + +<p>--Je ne puis contredire mon fidèle Thémistocle, fit Raoul en souriant. +Soit! ne nous séparons plus. Qui sait? c'était peut-être écrit et cela +vaudra mieux ainsi.</p> + +<p>Le Marcheur secoua énergiquement la main que lui tendait le jeune homme.</p> + +<p>--Vive Dieu! monsieur le marquis, nous mènerons votre entreprise à bonne +fin, espérons-le! Quatre valent mieux que deux!</p> + +<p>--Comment quatre? demanda Thémistocle ouvrant de grands yeux.</p> + +<p>--Martin, dit le trappeur s'arrêtant devant le <i>grizzly</i> et lui montrant +le marquis et le nègre, à partir d'aujourd'hui, tu as trois maîtres. +As-tu compris?</p> + +<p>L'ours, ainsi interpellé, s'approcha du marquis et, se levant sur ses +pattes de derrière, appuya son museau contre la joue du jeune homme; +puis il répéta la même manoeuvre vis-à-vis de Thémistocle.</p> + +<p>--Martin vous a reconnus pour ses seigneurs et maîtres, dit le trappeur; +il vient de vous rendre hommage. A nous quatre, nous serons les rois du +désert!</p> + +<p>--Le courage, dans tous les cas, ne manquera à aucun de nous, dit Raoul +en caressant la tête du <i>grizzly</i>. Mais, mon cher trappeur, ce n'est pas +tout d'avoir conclu une alliance défensive et offensive dans laquelle je +gagne tout et ne donne rien. Il est important que nos efforts soient +raisonnés et dirigés vers un but unique. Ce but que je poursuis et que +vous ne connaissez pas, il faut vous l'apprendre.</p> + +<p>--Comme il vous plaira, monsieur Raoul, fit le trappeur en approchant un +crâne de bison; je vous écoute.</p> + +<p>-Mon nom, commença Raoul, a déjà dû vous révéler ma nationalité. Je suis +Français. Lorsque la Révolution de 89 éclata, mon père, alors âgé de +vingt ans, fit partie de l'émigration, sacrifiant comme tant d'autres, +ses intérêts matériels à ses convictions, à sa fidélité à son Dieu et à +son roi. Retiré en Angleterre, il supporta vingt ans d'exil et de +misère, obligé pour vivre de donner tantôt des leçons de français aux +commerçants de Londres, tantôt des leçons d'escrime dans les salles +d'armes.</p> + +<p>"Plus tard, en 1815, lorsque l'Europe coalisée chassa Napoléon et rendit +le trône de France à ses anciens maîtres, mon père rentra dans son pays +et fut remis en possession d'une partie de ses biens; puis, pour le +récompenser de sa fidélité, le roi lui offrit une charge à la cour. Mais +les longues épreuves de l'exil et de l'adversité avaient éteint chez +l'ancien émigré toute idée d'ambition; il n'aspira plus qu'à vivre +tranquille; il refusa. Retiré dans son château de Valvert, il se maria. +Un an après, je venais au monde.</p> + +<p>"A partir de ce moment, une transformation sembla s'opérer dans le +caractère de mon père. Oubliant le monde entier, il ne vivait plus que +par moi. On eût dit que la création se résumait pour lui dans un être +unique, son cher Raoul. A mesure que je grandissais, tous dans le +château subissaient mon ascendant. Mes désirs, mes moindres caprices +avaient force de loi. Vainement ma mère, qui voyait le mal d'une +semblable éducation, essayait parfois quelque; timides remontrances:</p> + +<p>"--Madame, lui répondait mon père, n'oubliez pas que cet enfant doit un +jour perpétuer mon nom et que j'entends qu'on le respecte à l'égal de +moi-même."</p> + +<p>"Hélas! mon ami, grâce à cette belle éducation, je devins un petit +tyran, même vis-à-vis de ma mère et de ma jeune soeur. Enfin l'heure +sonna de commencer mon éducation; mon père ne voulut jamais consentir à +se séparer de moi et me choisit un précepteur... Je dois avouer que je +ne lui donnais pas beaucoup de peine, car au latin je préférais monter à +cheval, tirer à la cible ou faire des armes avec l'intendant du château, +ancien prévôt dans un régiment.</p> + +<p>"Je venais d'atteindre mes dix sept ans lorsque mon père mourut. Ma mère +était incapable de me tenir en bride, et j'adoptai la vie d'oisiveté et +de dissipation qui conduit tant de jeunes gens à la ruine, si ce n'est +au déshonneur. Chaque jour, le mal faisait en moi de rapides progrès... +A tous mes défauts j'ajoutai bientôt un vice: je devins joueur.</p> + +<p>"Cette vie dura sept ou huit ans qui passèrent avec la rapidité d'un +songe. Hélas! le réveil devait être terrible! Un beau jour, j'acquis la +triste certitude que j'étais ruiné et que ma folle conduite avait réduit +à la misère, non-seulement moi-même, mais encore ma mère et ma soeur, +pauvres victimes de mes mauvais penchants.</p> + +<p>"Cette catastrophe m'anéantit. Je fis un retour salutaire sur moi-même +et mesurai l'étendue de mes fautes. Ne sachant que devenir, le coeur +bourrelé de remords, la pensée du suicide s'offrit d'abord à moi comme +une planche de salut. Mais bientôt, la raison prenant le dessus, je +repoussai cette idée comme une lâcheté.</p> + +<p>"--Non, me dis-je, ma dissipation fut la cause du mal; mon travail +réparera tout."</p> + +<p>"Un peu ranimé par cette pensée, je me mis en quête, espérant trouver un +protecteur parmi les belles relations que je possédais. Un jour, en +cherchant parmi les papiers de mon père les traces de relations de +famille, quelques plis jaunâtres attirèrent mon attention. Je les ouvris +et, jugez de ma surprise! c'était une liasse de lettres écrites à mon +grand-père par son cousin, camarade et ami d'enfance, l'une des pures +gloires de notre pays, le marquis de Montcalm."</p> + +<p>--Montcalm, le défenseur du Canada?</p> + +<p>--Lui-même; l'une de ces lettres était datée de 1758 et fut pour moi un +trait de lumière. A cette époque, l'Angleterre faisait tous ses efforts +pour nous ravir le Canada et bientôt elle allait réussir, malgré les +incroyables traits d'audace et de bravoure de Vaudreuil et de Montcalm. +Lord Chatham, ministre anglais, comprenant tout le parti que l'on +pouvait tirer de cette belle contrée, armait ses flottes les plus +puissantes et rassemblait sur les frontières du Canada une armée de +soixante mille hommes. Pendant ce temps, le ministère français adressait +au gouverneur de Québec, qui lui demandait des secours, cette incroyable +lettre:</p> + +<blockquote> + "Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez + point espérer de recevoir de troupes de renfort; outre + qu'elles augmenteraient la disette des vivres, que vous + n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à + craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais + dans le passage, et comme le roi ne pourrait jamais vous + envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais + sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait + ici pour en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter + le ministère de Londres à en faire de plus considérables + pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette + partie du continent." +</blockquote> + +<p>--C'est incroyable!</p> + +<p>--Cela est... Et cependant, malgré cet indigne abandon de la France, les +Français tenaient en échec, au Canada, toutes les forces de +l'Angleterre. M. de Beaujeu gagnait la bataille de Monongahela: en 1756, +Montcalm s'emparait du fort Oswégo; en 1757, de celui de W. Henry; en +1758, il défendait le fort de Carillon contre le général anglais +Abercromby et le forçait à lever le siège... Malgré tout son courage, la +misère et la disette devait venir à bout de lui!</p> + +<p>"Un moment, Montcalm crut pouvoir continuer la guerre avec ses propres +ressources, grâce à une révélation ignorée. C'est précisément à ce fait +que se rapportaient les lettres que j'avais trouvées. Je puis vous lire +un passage frappant de l'une d'elles."?</p> + +<p>Et Raoul, prenant dans son portefeuille un papier jauni, le déploya +lentement et lut ce qui suit:</p> + +<p>--"J'ai fait tenir au ministre que s'il ne nous envoyait point de +renfort les Anglais s'empareraient de Québec dans la campagne de l'année +prochaine. Vous comprenez, mon ami, qu'on ne peut faire longtemps +l'impossible... Tous nos hommes sont à la demi-ration, et je prévoit le +moment où les vivres devront encore être réduits... Cependant je ne +désespère pas... le ciel va me venir en aide puisque le ministère +m'abandonne. Je suis peut être à la veille de posséder assez d'argent +pour soutenir cette guerre encore pendant longtemps et même lui donner +l'énergie et la rapidité qui lui manquent, à mon gré. Telle est la voie +de la Providence. Ces jours derniers, on introduisit auprès de moi un +pauvre diable de Français qui, parti de Québec depuis plus d'un an, +s'était enfoncé dans les prairies de l'Ouest peuplées par les Indiens. +Cet homme m'a assuré que vers le 83e degré de longitude et le 47e de +latitude, dans une petite chaîne de collines au milieu d'une plaine +immense, se trouve une grotte remplie de poudre d'or. Cette grotte, il +l'a vue, il y est entré... Malheureusement pour lui sa curiosité lui a +coûté sa chevelure, car les Indiens, qui veillent sur ce trésor, après +une poursuite acharnée qui dura trois jours, l'atteignirent et le +scalpèrent. Il me mènera au trésor et me l'abandonnera, pourvu que je +lui en laisse la dixième partie; car seul, sans soldats, il ne peut le +conquérir. Tel est le fait mystérieux dont je vous confie le secret, mon +cousin. Maintenant cet homme a-t-il dit la vérité? Je n'en sais rien +encore, mais le fait a assez d'importance pour que je m'en assure. Au +premier moment de répit, j'organiserai une expédition que je conduirai +moi-même, avec l'homme que j'ai gardé, vers la grotte bienheureuse."</p> + +<p>"Or, mon cher ami, continua Raoul en renfermant la lettre dans son +portefeuille, cette expédition ne fut jamais faite, car, l'année +suivante, Montcalm tombait sur le champ de bataille en même temps que +son adversaire le général anglais Wolf.</p> + +<p>"Vous comprenez facilement que la lecture de cette lettre me causa une +émotion extraordinaire. Vainement je me représentais que l'existence du +trésor de Montcalm était problématique; qu'en supposant même qu'il eût +jamais existé, il y avait de fortes probabilités pour qu'il eût déjà été +visité depuis longtemps, une voix me criait de tenter l'aventure...</p> + +<p>"Incapable de résister plus longtemps, je refusai une position qui +m'était offerte à Paris, ramassai le peu qui me restait encore, et, +malgré les pleurs et les supplications de ma mère et de ma soeur, je +partis accompagné de Thémistocle, au service de ma famille depuis mon +enfance et la sienne, car nous sommes frères de lait. Voilà six mois que +nous parcourons le désert à la recherche du trésor.</p> + +<p>"Maintenant, mon ami, répondez-moi franchement; nos recherches +sont-elles fondées?"</p> + +<p>Le trappeur réfléchit pendant quelques minutes.</p> + +<p>--Ma foi! monsieur le marquis, je l'ignore... Seuls le chef ou le +sorcier de la tribu des Yakangs pourront vous renseigner à cet égard Si +vous voulez m'en croire, nous nous mettrons en route demain... je vous +servirai de guide.</p> + +<br><br> + +<h3>IV.--LE CAMP DES ENFANTS PERDUS.</h3> + +<p>Un de ces incendies que la main de l'homme est si prompte à allumer dans +les forêts et les prairies américaines a détruit une grande étendue de +bois et formé comme une immense clairière artificielle au milieu d'un +océan de verdure. Deux sentiers se coupant en croix la traversent et +vont se perdre dans l'ombre des massifs. A chacune des extrémités de ces +routes se dresse une haute palissade qui défend l'entrée de la +clairière.</p> + +<p>C'est le camp des Enfants-Perdus, les écumeurs du désert.</p> + +<p>Derrière chaque palissade, un Indien, le tomahawk au poing, se tient en +vedette, droit et immobile comme une statue de bronze. Au centre de la +clairière, sous l'ombrage projeté par une tente en peaux de bison trois +hommes, assis, contrastent autant par leur costume que par la couleur de +leur visage. L'un est un Indien du Far-West, l'autre un sang-mêlé du +Sud, le dernier un blanc dont il serait difficile de deviner la +nationalité avec le costume emprunté moitié aux coutumes de la vie +civilisée, moitié aux moeurs des Peaux-Rouges. Ils fument en silence.</p> + +<p>--Ainsi, chef, dit tout à coup le blanc en secouant la cendre de sa +pipe, vous êtes sûr que vos hommes répondront à votre appel?</p> + +<p>--Oeil-Sanglant est un sachem, fit orgueilleusement l'Indien. Dans +quelques instants, soixante de mes fils seront ici.</p> + +<p>--De quel côté viennent-ils?</p> + +<p>--Mes fils sont partagés en deux bandes: les uns, commandés par le +Serpent, viendront du nord; les autres arriveront par la porte de +l'ouest, sous la conduite du Castor.</p> + +<p>--Le chef a-t-il confiance dans le Castor?</p> + +<p>--Le Castor est fort et courageux, dit Oeil-Sanglant sans répondre +directement.</p> + +<p>--Je sais que le Castor est un guerrier redoutable; mais sa conduite a +éveillé mes soupçons...</p> + +<p>--Mon frère est un sage, rien ne lui échappe!... J'y veille... dit +l'Indien avec un mauvais sourire.</p> + +<p>--Alors je suis tranquille.</p> + +<p>--Si mes frères veulent m'écouter, dit à son tour le sang-mêlé, je leur +apprendrai une importante nouvelle.</p> + +<p>--Parlez, Scott, nos oreilles sont ouvertes.</p> + +<p>--Cinq visages pâles demandent à s'affilier aux Enfants perdus.</p> + +<p>--Je sais cela, dit l'Indien.</p> + +<p>--Ah! fit le métis avec surprise.</p> + +<p>--Oeil-Sanglant voit tout et sait tout: le vent apporte à ses oreilles +les rumeurs du désert.</p> + +<p>--Et que lui ont-elles dit, ces rumeurs?</p> + +<p>--Elles lui ont dit que son frère Scott a rencontré, à trois journées de +marche vers le sud, cinq aventuriers blancs commandés par un homme qui se +fait appeler l'Américain. Cet homme est venu dans le désert pour +chercher un trésor dont il croit connaître l'emplacement, et, afin de ne +pas être inquiété dans ses recherches, il demande à devenir notre frère.</p> + +<p>--Oeil-Sanglant est un grand chef.</p> + +<p>--Ce n'est pas tout, reprit l'Indien avec un sourire d'orgueil.</p> + +<p>--Toujours des rumeurs apportées par le vent?</p> + +<p>--Toujours... Elles m'ont appris que notre frère Scott s'est engagé à +faire entrer l'Américain dans la grande famille des Enfants perdus, à la +condition que, le trésor une fois trouvé, la moitié lui en serait +abandonnée en toute propriété.</p> + +<p>--Démon! murmura le métis en tourmentant de la main son couteau.</p> + +<p>--Que mon frère laisse en repos son arme et qu'il m'écoute! D'après la +loi et la coutume des Enfants perdus, notre frère Scott n'aurait pas dû +s'engager avant de nous avoir consultés et d'avoir promis de partager +avec nous le bénéfice de sa nouvelle alliance... Mon frère a failli à +son devoir.</p> + +<p>--Vous allez trop loin, chef! s'écria le métis. Savez-vous quelles +étaient mes intentions?.</p> + +<p>--Peu m'importe!... L'Américain et ses cinq compagnons seront admis +parmi nous; l'Oeil-Sanglant leur donnera sa voix. Il ne demande rien à +son frère pour cela. L'or est sans prix pour lui; il n'estime que les +chevelures!...</p> + +<p>Le visage de Scott se rasséréna.</p> + +<p>--Il est bien entendu que le chef ne parle qu'en son nom, dit tout à +coup le blanc. Quant à moi, Scott, je réclame ma part: car, si j'aime +les chevelures, je ne dédaigne pas l'or soit en barres, soit monnayé.</p> + +<p>Le métis répondit par un signe de tête affirmatif.</p> + +<p>--Compte là-dessus, Scalpeur! se dit-il intérieurement. Cet or-là ne +percera point tes poches.</p> + +<p>--Silence! fit tout à coup l'Oeil-Sanglant. J'entends la forêt +tressaillir autour de nous. Les guerriers arrivent...</p> + +<p>Un instant après, une troupe indienne arrivait auprès de la palissade +située au nord de la clairière.</p> + +<p>--Qui vient? cria la sentinelle.</p> + +<p>--Amis.</p> + +<p>--Le nom?</p> + +<p>--Les Fils du Feu.</p> + +<p>--Leur chef?</p> + +<p>--Le Serpent.</p> + +<p>--C'est bien, entrez! dit la sentinelle en faisait tourner la palissade +sur un de ses montants.</p> + +<p>Une vingtaine d'Indiens peints et costumés en guerre, marchant sur une +file unique, entrèrent dans la clairière et vinrent se ranger autour de +la tente centrale. Leur chef s'avançant alors vers l'Oeil-Sanglant:</p> + +<p>--La voix de mon père a frappé mes oreilles; elle m'a dit de venir et je +suis venu.</p> + +<p>--Bien! le Serpent est un guerrier: il possède la meilleure partie de +mon coeur.</p> + +<p>--Qui vient? criait en ce moment la sentinelle de la porte située à +l'ouest.</p> + +<p>--Amis.</p> + +<p>--Leur nom?</p> + +<p>--Les Vautours?</p> + +<p>--Leur chef?</p> + +<p>--Le Castor.</p> + +<p>--Entrez!</p> + +<p>Une quarantaine d'Indiens s'avançant dans la clairière vinrent se réunir +derrière les autres.</p> + +<p>Quelques instants après, une nouvelle troupe d'une dizaine de visages +pâles, qui se donnèrent le nom de <i>Scalpeurs blancs</i>, étaient réunie aux +Indiens.</p> + +<p>--Qui vient? cria enfin la sentinelle de la porte du sud.</p> + +<p>--Amis</p> + +<p>--Leur nom?</p> + +<p>--Vous leur donnerez celui qu'il vous plaira.</p> + +<p>--Leur chef?</p> + +<p>--L'Américain.</p> + +<p>--Entrez!</p> + +<p>--Ce sont nos nouveaux alliés, dit le métis en s'avançant vers les +derniers venus et conduisant leur chef en face de l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>L'Indien regarda fixement l'Américain, comme s'il eût voulu lire dans sa +pensée.</p> + +<p>--Le visage pâle, dit-il enfin, veut faire partie des Enfants perdus?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Mon frère sait-il quelles seront ses obligations?</p> + +<p>--Vaguement; mais vous me les indiquerez et je les remplirai.</p> + +<p>--Mon frère sait-il ramper parmi les herbes sans laisser trace de son +passage? Sait-il reconnaître et suivre la piste d'un ennemi?</p> + +<p>--Fort imparfaitement encore. Mais, sous un maître aussi renommé que +l'Oeil-Sanglant, je ferai de rapides progrès.</p> + +<p>--C'est bien, dit l'Indien visiblement flatté, malgré l'impassibilité de +son visage. Le sachem avisera.</p> + +<p>Oeil-Sanglant s'avança alors vers les Enfants perdus rassemblés, +promenant un regard perçant sur chacun d'eux comme pour les reconnaître.</p> + +<p>"C'était vraiment un spectacle imposant que celui de ces sauvages aux +traits énergiques, aux bras et à la poitrine ornés de fantastiques +peintures de guerre, roides et immobiles, la lance au poing, le tomahawk +pendu à la ceinture à côté des trophées de victoire conquis dans le +sentier de la guerre, leurs longs cheveux entremêlés de plumes +éclatantes, la couverture de bison flottant sur leurs épaules."</p> + +<p>--Que mes fils ouvrent les oreilles, dit Oeil-Sanglant; un chef va +parler.</p> + +<p>"Guerriers, depuis que votre volonté toute-puissante m'a choisi pour +chef, votre domination n'a cessé de s'étendre dans la prairie. Les +Enfanta perdus ne sont plus poursuivis ni traqués comme des bêtes +fauves; ils commandent à leur tour, ils sont les rois du désert! Tous +nos frères indiens les craignent et les respectent; toutes les tribus +recherchent leur amitié ou du moins leur neutralité pour jouir en paix +des territoires de chasse légués par leurs pères, et quand les visages +pâles veulent traverser la contrée c'est à nous qu'ils payent humblement +le droit de passage.</p> + +<p>"A qui mes fils doivent-ils ce résultat? D'abord à leur courage, puis à +leur prudence quand ils marchent dans le sentier de la guerre. Mes fils +sont des guerriers! Au courage de l'ours gris ils allient la prudence du +renard: qui pourrait leur résister? Personne. Mais qui les conduit? +Oeil-Sanglant, leur chef. Cela est-il vrai, hommes puissants?"</p> + +<p>--Oui! oui! s'écrièrent les Enfants perdus.</p> + +<p>--Mes fils conservent-ils pour Oeil-Sanglant la confiance qu'ils lui ont +donnée?</p> + +<p>--Oui! oui! s'écrièrent encore les Indiens.</p> + +<p>--Si mes fils connaissent un guerrier plus digne que lui de les +commander, qu'ils le prennent pour chef: je déposerai mon autorité entre +ses mains.</p> + +<p>--Non! non! jamais! Oeil-Sanglant restera notre père.</p> + +<p>--Il sera fait comme mes fils le désirent! s'écria le sachem +triomphant... Guerriers, quelles sont ces rumeurs que j'entends là-bas +vers l'ouest? La brise qui passe en chantant à travers le feuillage +apporte à mon oreille des cris de défi, de haine et de triomphe qui +remplissent mon coeur de tristesse. D'où viennent ces rumeurs? Mes fils +l'ignorent-ils?</p> + +<p>Le Serpent fit un pas en avant.--Elles viennent de la tribu des +Yakangs, dit-il.</p> + +<p>--C'est vrai! rugit le sachem; elles viennent des Yakangs qui nous +bravent, des Yakangs qui ont juré de faire des sifflets de guerre avec +nos os!</p> + +<p>Un frémissement de colère parcourut les rangs des guerriers aux paroles +de leur chef.</p> + +<p>--Le Wacondah veut que cela cesse, continua le chef. Il est temps que +les Yakangs apprennent à nous connaître et à nous craindre comme les +autres tribus du désert. Mes fils sont-ils prêts à marcher dans le +sentier de la guerre?</p> + +<p>--Marchons! crièrent les Indiens.</p> + +<p>--C'est bien!... mes fils marcheront. La Flèche-Noire et ses guerriers +yakangs chassent le bison sur les bords de la rivière de la Souris, à +deux journées de leurs wigwams. A leur retour, ils ne retrouveront qu'un +monceau de cendres que le vent dispersera!...</p> + +<p>"Guerriers, continua Oeil-Sanglant en montrant l'Américain, un visage +pale demande à faire partie de notre famille, mes fils diront leur +volonté. Cinq carabines peuvent trouver place dans nos rangs. Que mes +fils décident!"</p> + +<p>Les guerriers ainsi interpellés se consultèrent pendant quelques +instants et acquiescèrent du geste.</p> + +<p>--Les Enfants-perdus, dit Oeil-Sanglant, vous acceptent comme frère.</p> + +<p>--Merci, répondit l'Américain impassible.</p> + +<p>--Que mon frère écoute, il apprendra ses devoirs.</p> + +<p>--Parles, chef.</p> + +<p>--Mon frère jure-t-il de rester fidèle à ses nouveaux amis?</p> + +<p>--Je le jure!</p> + +<p>--Mon frère jure-t-il d'obéir aux chefs librement choisis par les +guerriers?</p> + +<p>--Je le jure!</p> + +<p>--Mon frère sacrifiera-t-il ses intérêts personnels à ceux de tous et +donnera-t-il non-seulement sa vie, mais encore celle de ses parents et +de ses amis pour la tribu?</p> + +<p>--Je le jure!</p> + +<p>--C'est bien! Guerriers, apprenez vous-mêmes à notre frère le châtiment +réservé aux traîtres.</p> + +<p>Dix Indiens, quittant les rangs entourèrent l'Américain, et lui posant +leur couteau à scalper sur la gorge:</p> + +<p>--Celui qui aura violé son serment, dirent-ils d'une voix sombre, +mourra, et sa langue menteuse sera jetée en pâture aux corbeaux.</p> + +<p>--Celui qui aura trahi ses frères sera attaché au poteau de torture et +les guerriers sauront bien lui faire pousser des cris de douleur comme à +une vieille femme peureuse.</p> + +<p>L'Américain ne sourcilla pas.</p> + +<p>--Guerriers, dit-il, vos menaces ne m'effrayent pas; mes intentions sont +pures, ma langue n'est point menteuse. Tout ce que j'ai juré, je le +ferai.</p> + +<p>--Mon frère fait maintenant partie de la famille des Enfants perdus, +reprit Oeil-Sanglant conduisant l'Américain auprès de la tente, au +milieu des chefs; comme il n'est pas encore habitué à la vie du désert, +nous lui donnerons le nom de Novice.</p> + +<p>--Chefs, s'écria l'Américain dont le visage rayonnait, on a dû vous dire +que j'étais entré sur vos domaines pour chercher un trésor dont seul je +connais l'emplacement. Cela est vrai. En échange de ce que les Enfants +perdus viennent de faire pour moi, je promets de partager +fraternellement le trésor avec eux.</p> + +<p>--<i>By god!</i> c'est parler, cela! s'écria le Scalpeur; voilà un vrai +frère! Je vous avoue, Novice, que je me sens de très-grandes +dispositions à devenir votre ami.</p> + +<p>--Guerriers, dit alors l'Oeil-Sanglant, le sentier de la guerre libre. +Au sortir de la forêt, mes fils se partageront en quatre bandes, afin de +cerner le village de la Flèche Noire et de l'attaquer de tous les côtés +à la fois. Hommes puissants, souvenez-vous que vous êtes les Fils du feu +et que vous avez juré de ne jamais faire quartier! Marchons!</p> + +<p>La troupe s'ébranla lentement et les Indiens sortirent un à un de la +clairière.</p> + +<p>Le chef appelé le Castor fermait la marche.</p> + +<p>--Mon frère a-t-il entendu? demanda-t-il à la sentinelle qui gardait la +porte de l'ouest.</p> + +<p>L'Indien fit un signe de tête affirmatif.</p> + +<p>--Pied-Agile a entendu.</p> + +<p>--Mon frère sait-il en quel endroit la Flèche Noire et ses guerriers +sont allés chasser le bison?</p> + +<p>--Pied Agile le sait.</p> + +<p>--Bien! Mon frère ira trouver le grand chef yakang et lui dira qu'un ami +l'engage à retourner de suite à son village.</p> + +<p>--Mon frère sera obéi, dit Pied-Agile.</p> + +<p>Et jetant sa lance sur son épaule disparut dans les hautes herbes.</p> + +<p>Quant au Castor, il doubla le pas et reprit sa place à la tête de ses +guerriers, les guidant à travers les sombres dédales de la forêt.</p> + +<br><br> + + + +<h3>V.--LA SURPRISE.</h3> + + + +<p>La Flèche-Noire, chef de la guerrière tribu des Yakangs, avait établi +son village à proximité d'un cours d'eau assez considérable coupant une +plaine immense semée de buissons, d'arbres isolés, et couverte des +hautes herbes qui rendent fertiles les territoires de chasse. Comme tous +les villages indiens, dit celui-ci n'offrait aucun plan régulier, chaque +famille choisissant la place, l'arbre qu'elle jugeait à sa convenance et +y établissait sa demeure, sorte de hutte au toit pointu, construite au +moyen de piquets de bois et de peaux de bison bariolées de couleurs +différentes. Vu de loin, l'ensemble de ces huttes faisait songer à une +immense réunion de ruches éparpillées dans une forêt aux arbres rares.</p> + +<p>Au centre du village, un espace assez grand avait été laissé vide et +formait une sorte de place circulaire autour de laquelle s'élevaient +plusieurs huttes plus spacieuses que les autres. C'étaient d'abord les +wigwams des principaux chefs de la tribu; puis deux constructions plus +vastes que les autres et se faisant vis-à-vis. L'une, édifice carré +construit en terre séchée au soleil et dure comme la pierre, était la +loge de la médecine, antre mystérieux où le Grand-Esprit se faisait +visible et où s'accomplissaient les mystères les plus redoutables.</p> + +<p>Le second wigwam portait deux une lance fichée sur l'extrémité du toit +et un trophée de chevelures ennemies, indiquant que leur propriétaire +était un des personnages les plus considérables de la tribu. Et, en +effet, cette hutte était la demeure de la Flèche-Noire, le premier +sachem des Yakangs.</p> + +<p>Enfin pour compléter notre rapide description, nous ajouterons qu'une +haute palissade formée de branches d'arbres entourait le village, lui +servant de limites et en même temps de rempart.</p> + +<p>En ce moment, le village indien offrait l'image la plus parfaite du +calme et du bien-être que procure la paix.</p> + +<p>Le jour commençait à pâlir: le soleil descendait lentement à l'horizon, +et ses derniers rayons, enflammant les nuages et colorant leurs bords de +lueurs rousses, attachaient des teintes lumineuses à la cime des arbres +et aux toits aigus des wigwams. De la plaine silencieuse, où déjà +s'étendaient les premières ombres, montait une brume légère dont les +ondes demi-transparentes semblaient les plis interposés d'une gaze, +tandis que les oiseaux se hâtaient en criant vers le gîte de la nuit. +Sur la place du village se tenaient femmes, les vieillards et les jeunes +hommes qui n'avaient pu accompagner les chasseurs. Les plus vieux +guerriers, groupés près des tentes, parlaient de leurs hauts faits de +chasse ou de guerre, tout en aspirant la fumée de leur pipe. Les plus +jeunes préparaient des armes, polissant des pointes de flèches et de +lances, aiguisant le tranchant des haches ou taillant les peaux de bison +pour en faire des vêtements. Les femmes tressaient les joncs en nattes +ou préparaient la nourriture, tout en surveillant leurs enfants qui +complètement nus, jouaient, criaient se poursuivaient et se roulaient +dans la poussière.</p> + +<p>Sur le seuil de la demeure du chef, deux femmes étaient assises. L'une +offrait les signes de cette vieillesse précoce qui atteint les femmes +indiennes, esclaves autant que compagnes, bêtes de somme autant +qu'épouses. L'autre était une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Son +costume se distinguait par son luxe de celui des autres jeunes filles du +village. Use composait d'une tunique de laine blanche à grandes raies +rouges serrée à la taille par une ceinture de coquillages et laissant à +nu les épaules et les bras, d'une sorte de jupe s'arrêtant un peu +au-dessous du genou et entièrement formée de plumes entremêlées et +nuancées avec un art et une patience admirables. Ses pieds étaient +revenus de mocassins en cuir, retenus par des bandelettes incrustées de +coquillages comme la ceinture et s'entrecroisant jusqu'au milieu de la +jambe.</p> + +<p>Quelques plumes implantées parmi les longues tresses d'ébène de sa +chevelure et formant diadème autour du front complétaient l'habillement +de la jeune Indienne.</p> + +<p>Ces deux femmes, auxquelles les habitants du village témoignaient le +plus grand respect, étaient l'Abeille et Fleur-de-Printemps, femme et +fille de la Flèche-Noire.</p> + +<p>--Qu'a donc ma fille? dit tout à coup l'Abeille en attirant +Fleur-de-Printemps vers elle; son front est triste et songeur.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps pense à son père, répondit la jeune fille, et son +coeur est vaincu par la tristesse. Quand reviendra le sachem?</p> + +<p>--La Flèche-Noire est un chef puissant, reprit orgueilleusement +l'Abeille; sa présence m'inonde de lumière, mais je suis fière de son +absence en pensant aux exploits qu'il accomplit à cette heure avec ses +jeunes gens au bord des lacs.</p> + +<p>--Le désert est plein d'ennemis des Yakangs; ma mère ne le sait-elle +pas?</p> + +<p>--L'Abeille le sait; mais nul guerrier ne sera hardi pour braver un chef +aussi redoutable que la Flèche-Noire. Que ma fille ne soit plus triste: +dans deux jours, son père sera revenu.</p> + +<p>--Hélas! ma mère ignore qu'hier, à pareille heure, j'ai vu le corbeau +s'envoler vers l'ouest en croassant...?--Ma fille dit-elle vrai? +demanda l'Abeille en tressaillant.</p> + +<p>--Mes yeux ont suivi longtemps dans l'air les oiseaux de mauvais augure, +et alors une voix me disait à l'oreille qu'un malheur planait sur le +sachem.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps a dit vrai, fit un vieillard qui, passant sur la +place, avait entendu les derniers mots de la jeune fille; heureusement +notre sorcier a vu, lui aussi, les oiseaux de mauvais augure et, toute +la nuit, enfermé dans la loge de la médecine, il a conjuré le +Grand-Esprit de veiller toujours sur ses enfants rouges les +Iroquois-Yakangs.</p> + +<p>--Le Grand Esprit s'est-il laissé fléchir?</p> + +<p>--Nul ne le sait encore, car le sorcier est invisible, répondit le +vieillard en s'éloignant.</p> + +<p>L'abeille réfléchit un instant.</p> + +<p>--Notre sorcier réussira, dit-elle tout à coup; le Wacondah lui a donné +une grande puissance.</p> + +<p>--Je le crois, répondit la jeune fille, et cependant Fleur-de-Printemps +tremble encore.</p> + +<p>La vieille Indienne jeta un regard indéfinissable sur sa fille; puis, +l'attirant sur ses genoux:</p> + +<p>--Je connais le motif de la crainte de Fleur-de-Printemps, dit-elle en +souriant d'un air mystérieux.</p> + +<p>--L'absence de son père...</p> + +<p>--Autre chose encore, fit l'Abeille en secouant la tête.</p> + +<p>--Que ma mère s'explique; je ne la comprends pas.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps n'est plus un enfant; à son âge, j'écoutais avec +complaisance la voix mélodieuse du petit oiseau qui chantait dans mon +coeur. Ma fille n'est-elle pas de même?</p> + +<p>--Que veut dire ma mère?</p> + +<p>--Parmi les guerriers de notre tribu, n'en est-il pas un dont le nom +fasse tressaillir de joie le coeur de ma fille?</p> + +<p>--Tous les Yakangs sont braves, dit la jeune fille avec un accent plein +de fierté.</p> + +<p>--N'en est-il pas un que ma fille ait remarqué parmi tous les autres?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Aucun d'eux ne lui a dit qu'il la trouvait belle?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps se trompe. Elle est trop belle pour qu'un guerrier +ne soit pas heureux de lui offrir la première place dans son wigwam. Les +yeux de ma fille sont encore fermés; un jour ils s'ouvriront.</p> + +<p>--Ma mère a raison, dit la jeune fille en rougissant; un guerrier +voudrait partager son wigwam avec Fleur-de-Printemps.</p> + +<p>--L'Abeille sait lire dans le coeur de sa fille... Et comment se nomme +ce guerrier?</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps l'ignore: il n'appartient pas à la tribu des +Yakangs.</p> + +<p>--Quel Indien est assez hardi pour oser lever les yeux sur la fille d'un +chef?</p> + +<p>Fleur-de-Printemps garda le silence.</p> + +<p>--Est-il jeune?</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps ne le sait pas davantage; elle ne l'a jamais vu...</p> + +<p>L'Abeille regarda sa fille avec étonnement.</p> + +<p>--Que ma fille s'explique, dit-elle, car à mon tour je ne la comprends +pas.</p> + +<p>La jeune fille baissa la tête et sembla se recueillir pendant quelques +instants.</p> + +<p>--Que ma mère ouvre les oreilles, dit-elle tout à coup, je vais lui +montrer le fond de mon coeur.</p> + +<p>"Il y a déjà quelques lunes, j'errais par la prairie en dehors du +village, écoutant la douce chanson des oiseaux et les voix qui sortent +du fleuve. Le soleil, protecteur de notre race, brillait au ciel et +embrasait l'atmosphère. Bientôt accablée par la chaleur suffocante, je +dus m'asseoir à l'ombre d'un buisson d'églantiers, où je ne tardai pas à +tomber dans cet état de somnolence qui n'est plus la veille, mais n'est +pas encore le sommeil. Combien de temps restai-je ainsi? Je ne sais. +Tout à coup il me sembla entendre un faible bruit auprès de moi, mais si +faible qu'il arrivait à peine à mon oreille. Je crus rêver et n'ouvris +pas les yeux, bientôt une voix douce comme la brise qui joue dans le +feuillage s'éleva au centre du buisson qui me protégeait, chantant sur +un air plaintif:"</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> O toi qui sans crainte repose</p> +<p> Sous l'ombrage que font les roses</p> +<p> Abritant ton front abattu,</p> +<p class="i4"> Me connais-tu?</p> +<br> +<p> Pour voir encore ton doux visage,</p> +<p> Jeune fille, vers ton village</p> +<p> Je suis entraîné par mon coeur,</p> +<p> Je te vois jouer sur la mousse</p> +<p> Et j'écoute ta voix plus douce</p> +<p> Que celle de l'oiseau moqueur.</p> +<br> +<p> Lorsque tu cours dans la prairie,</p> +<p> Ton pied rase l'herbe fleurie</p> +<p> Plus léger qu'une aile d'oiseau;</p> +<p> Dans les sentiers tu vas, tu passes,</p> +<p> Sans jamais laisser plus de traces</p> +<p> Que le castor au sein des eaux.</p> +</div></div> + +<p>"Tout à coup la voix s'interrompit brusquement: une exclamation +gutturale de colère se fit entendre. Je me réveillai en sursaut, croyant +avoir rêvé".</p> + +<p>--Eh bien? dit l'Abeille.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps n'avait pas rêvé. Sa tête et sa poitrine étaient +couvertes de ces jolies fleurs bleues qui croissent au bord des eaux et +qu'une main invisible avait répandues sur elle pendant son sommeil.</p> + +<p>--Et ma fille ne chercha pas à savoir de qui lui venaient ces fleurs?</p> + +<p>--Si, mais Fleur-de-Printemps examinant attentivement la plaine ne vit +rien qu'un mouvement d'ondulation parmi les herbes de la prairie.</p> + +<p>--Et que fit ma fille?</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps est une Indienne et la fille d'un chef; son coeur +est brave et son oeil est perçant En examinant attentivement le pied du +buisson qui lui avait servi d'abri, elle découvrit la piste de deux +hommes, l'un se dirigeant vers le sud, l'autre vers l'ouest. +Fleur-de-Printemps, prenant la mesure des empreintes, reconnut qu'elles +avaient été faites par des pieds indiens.</p> + +<p>--Ma fille sait-elle à quel tribu ces Indiens appartiennent?</p> + +<p>--Oui! répondit Fleur-de-Printemps après quelques instants d'hésitation.</p> + +<p>--Veut-elle me le dire?</p> + +<p>--A la tribu des Enfants perdus.</p> + +<p>L'Abeille se leva d'un bond l'épouvante peinte sur le visage.</p> + +<p>Au même instant, la porte de la loge de la médecine s'ouvrait avec +fracas et le vieux sorcier, les vêtements en désordre, les cheveux +hérissés, l'oeil brillant de fièvre et d'insomnie, s'élançait sur la +place en faisant des gestes de désespoir.</p> + +<p>--Aux armes, fils des Iroquois-Yakangs! cria-t-il d'une voix stridente, +un grand danger vous menace!</p> + +<p>Ce cri fit l'effet d'un coup de foudre au milieu de la population si +tranquille du village. En un clin d'oeil, hommes, femmes, enfants furent +groupés sur la place, interrogeant anxieusement le vénérable vieillard.</p> + +<p>--J'ai vu les corbeaux voler vers l'ouest, disait le sorcier d'un air +égarée. Fasse le Grand-Esprit que la Flèche-Noire et ses guerriers +prenant l'heure du retour!</p> + +<p>A peine ces paroles étaient-elles prononcées qu'une grande clameur, +Se levant de derrière les palissades qui entouraient le village, vint +jeter l'épouvante dans le coeur des Yakangs.</p> + +<p>--Trahison!... C'est le cri de guerre des enfanta perdus! s'écria le +sorcier; la Flèche-Noire, notre chef, nous manque; serons-nous vaincus? +Guerrier, les! Yakangs sont des braves; montrons aux voleurs du désert +que les Iroquois ne sont pas de vieilles femme peureuses et qu'ils +savent mourir en braves?</p> + +<p>Il y eut d'abord un moment de confusion inexprimable: les femmes et les +enfants couraient en tous sens, cherchant un abri. Les hommes, vieux +guerriers pour la plupart et habitués de longue date à ces surprises, +s'élançaient vers leurs huttes pour saisir leurs armes et revenaient se +mettre sous les ordres du sorcier, qui, en l'absence du sachem, servait +de chef à la tribu.</p> + +<p>Le plan de défense fut bientôt fait.</p> + +<p>Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous se mettent à l'oeuvre. En un +clin d'oeil, par les ordres du sorcier, une vingtaine de wigwams des +guerriers absents sont renversés et leurs débris servent à former un +solide retranche autour de la loge de la médecine. Les hommes les plus +jeunes de la tribu s'échelonnent en avant de cette espèce de barricade +avec mission d'en défendre l'approche. Si l'ennemi parvient à franchir +cet obstacle, il viendra se heurter, au pied même du retranchement, +contre le reste des hommes valides placés en réserve. Enfin les +vieillards et ceux que les graves blessures reçues à la guerre ont +rendus impropres au service des armes forment le dernier corps, +barrière, hélas! bien faible si l'ennemi parvient à franchir les deux +autres. Dans la loge de la médecine, le sorcier fait entrer les femmes +et les enfants des principaux chefs; mais nulle prière ne peut décider +l'Abeille à suivre l'exemple de ses compagnes.</p> + +<p>--L'Abeille est forte et courageuse, dit l'Indienne; elle est la femme +d'un chef, elle se défendra!</p> + +<p>Et, brandissant une hache de guerre de son époux, elle va se placer au +premier rang des guerriers.</p> + +<p>--Hommes vaillants, dit alors le sorcier, que chacun de vous fasse son +devoir et qu'il montre aux brigands des prairies que les Yakangs ne sont +pas des chiens craintifs!... Souvenez-vous que le brave frappé sur le +sentier de la guerre est conduit par le Grand-Esprit dans les prairies +bienheureuses, où il pourra chasser le bison pendant des milliers de +lunes.</p> + +<p>Le discours du sorcier fut brusquement interrompu par un craquement de +mauvaise augure, suivi d'une formidable clameur. La palissade servant de +rempart s'était brisée sous les efforts répétés des Enfants perdus +faisant irruption et poussant leur cri de guerre bien connu des Indiens.</p> + +<p>La première attaque des assaillants ne fut pas heureuse. Les Yakangs +placés en avant du retranchement, comprenant que le salut de la tribu +reposait sur leur courage seul, attendirent de pied ferme le choc de +leurs ennemis. Droits, immobiles comme des statues de bronze, l'arc +bandé, ils les laissent s'approcher; puis, quand ils ne sont plus qu'à +quelques pas, ils font pleuvoir sur eux une grêle de flèches qui forcent +les ennemis à reculer en désordre.</p> + +<p>Trois fois les Enfants perdus reviennent à la charge; trois fois ils se +voient forcés de reculer devant ces ennemis impassibles et +inébranlables.</p> + +<p>L'Oeil-Sanglant, les traits enflammés par la colère, rallie de nouveau +ses compagnons.</p> + +<p>--Lâches, dit-il d'une voix tonnante, vous n'êtes pas des guerriers! Les +femmes et les vieillards des Yakangs devraient laisser leurs armes et +vous chasser à coups de fouet comme des chiens peureux.</p> + +<p>--Oach! dit un guerrier, mon père est sévère pour ses enfants. Ses +enfants vont lui prouver qu'il a tort.</p> + +<p>L'Oeil-Sanglant appelle alors autour de lui les chef des différents +détachements de sa petite armée et leur donne quelques ordres à voix +basse; puis son cri de guerre devient le signal d'une nouvelle attaque.</p> + +<p>Les assiégés comprennent que la partie décisive va se jouer et que, +s'ils parviennent à repousser de nouveau leurs ennemis, ceux-ci ne +reviendront plus à la charge.</p> + +<p>Le choc est terrible, L'Oeil-Sanglant et le Scalpeur, à la tête de leurs +guerriers, se précipitent comme des bêtes fauves! sur les Yakangs, qui, +la lance en arrêt, leur présente une barrière infranchissable. Malgré +des prodiges de valeur, les Enfants perdus vont, sans doute, se voir +forcés de reculer, lorsque plusieurs coups de carabines retentissent. +C'est la bande du Novice, qui, d'après les ordres de l'Oeil-Sanglant, +s'est portée sur la gauche du retranchement et, prenant les Yakangs en +écharpe, ouvre sur eux, un feu roulant.? A cette attaque meurtrière à +laquelle ils ne peuvent faire face, un certain désordre commence à se +manifester dans les rangs des défenseurs de la tribu. Ils se voient +forcés de reculer à leur tour, puis de se mettre ù l'abri derrière le +retranchement.</p> + +<p>--Chef, dit tout à coup le Scalpeur, où donc avez vous le Castor?</p> + +<p>--Le Castor se bat, dit l'Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils.</p> + +<p>--Vous croyez?... Il ne fait pas beaucoup de bruit.</p> + +<p>--Il est prudent.</p> + +<p>--Hum! prudent, c'est bientôt dit!... Enfin je veillerai; ce n'est pas +le moment de discuter.</p> + +<p>--Oach! dit l'Oeil-Sanglant à sa troupe, les Yakangs fuient devant nous. +Poursuivez ces lâches et chacun de vous pourra montrer avec orgueil les +nombreuses chevelures qu'il aura conquises aujourd'hui. En avant! +Derrière ce rempart, vous trouverez des femmes que vous pourrez amener +dans vos wigwams pour préparer votre nourriture. Quant à moi, guerriers, +mon choix est fait: les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon +coeur comme les étoiles du Wacondah.</p> + +<p>--Ma fille n'est point faite pour habiter la hutte d'un chien des +prairies comme toi! s'écria l'Abeille d'une voix retentissante.</p> + +<p>Et s'avançant à la rencontre de Oeil-Sanglant elle fit tournoyer son +tomahawk pendant une seconde, puis le lança de toute sa force contre +l'Indien.</p> + +<p>Mais celui ci était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita l'arme +meurtrière, qui alla briser la tête d'un Enfant perdu placé derrière +lui. Devenant agresseur à son tour, Oeil-Sanglant se rua comme une bête +fauve sur l'Abeille désarmée, l'étreignit dans ses bras puissants et la +terrassa.</p> + +<p>C'en était fait de l'Indienne. Déjà sa chevelure était menacée par le +terrible couteau de son ennemi, lorsqu'un tomahawk lancé avec une +adresse inouïe vint briser l'arme dans la main de l'Oeil Sanglant.</p> + +<p>Celui ci poussa une exclamation de colère et tourna les yeux du côté +d'où le coup était parti.</p> + +<p>--Le Castor! murmura t-il; c'est lui! Un jour sa chevelure ornera mes +mocassins et ses os me serviront de sifflet de guerre.</p> + +<p>Mais le mouvement qu'il avait fait avait suffi à l'Abeille pour se +dégager, et, preste comme une biche poursuivie par les chasseurs, elle +escalada le retranchement et se réfugia auprès de sa fille, dans la loge +de la médecine.</p> + +<p>Les Enfants perdus s'élancent sur sa trace et essayent de monter à +i'assaut. Mais les Yakangs, combattant avec le courage du désespoir et +ayant pour eux la supériorité de la position, les forcent à reculer.</p> + +<p>Tout à coup un cri de guerre retentit derrière le retranchement et une +grande lueur illumine la nuit. C'est le Serpent qui a conçu un plan +diabolique pour vaincre la résistance de l'ennemi. Tournant la position, +il jette adroitement quelques torches enflammées sur le retranchement, +lequel, composé en grande partie des piquets de bois des wigwams, prend +feu en un clin d'oeil.</p> + +<p>A cette vue, le découragement gagne les Yakangs: ils comprennent que +leur défaite n'est plus qu'une question de temps. Plusieurs d'entre eux, +avec la témérité du désespoir, tentent une sortie par un point du +retranchement que le feu n'a pas encore envahi et essayent de se faire +jour à travers les rangs ennemis. Mais ils se voient refoulés au milieu +du cercle de flammes.</p> + +<p>Les Enfants perdus, jugeant leur victoire certaine, entonnent leur +chanson de guerre et exécutent la danse du scalp autour du brasier. La +lueur des flammes découpe dans la nuit leurs silhouettes grimaçantes, +qui passent et repassent, semblables à une bande de démons.</p> + +<p>Tout à coup un son étrange, grave, prolongé, analogue à celui que les +bergers des Alpes tirent de leur corne de boeuf, s'élève à une +soixantaine de pas du théâtre de la lutte.</p> + +<p>En même temps trois coups de feu retentissent, auxquels répondent trois +cris de douleur et de rage. Le Scalpeur et le Serpent s'affaissent, +mortellement trappés; le bras gauche de l'Oeil Sanglant retombe inerte, +fracassé par une balle.</p> + +<p>--Courage! braves Yakangs crie alors une voix retentissante, courage! +les amis viennent!</p> + +<p>Et trois nouveaux coups de feu abattent encore trois des assaillants.</p> + +<p>--Le Marcheur! s'écrièrent les Enfants perdus avec un accent de rage +mêlé de crainte.</p> + +<p>--Notre frère disent les Yakangs.</p> + +<p>Et ce secours inespéré relevant leur courage, ils se forment en colonne +serrée, prêts à fondre sur les Enfants perdus.</p> +<br><br> + +<h3>VI.--LA POURSUITE NOCTURNE.</h3> + +<p>Pour faire comprendre l'arrivée si pleine d'à-propos du Marcheur et de +ses nouveaux amis, il nous faut faire quelques pas en arrière et +retourner à la hutte du trappeur.</p> + +<p>--La Flèche-Noire ou le sorcier de sa tribu pourra seul vous renseigner, +avait dit le Marcheur à Raoul; je vous guiderai vers le village de mes +frètes les Indiens.</p> + +<p>En effet, le lendemain de cette conversation, au point du jour, le +Marcheur secouant assez rudement ses hôtes:</p> + +<p>--Holà! monsieur de Valvert! Holà! monsieur Thémistocle! debout et en +route!</p> + +<p>Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et une heure après les +trois amis marchaient dans la plaine en se dirigeant vers l'ouest.</p> + +<p>--Martin, avait dit le trappeur à son ours avant de partir, Martin, je +m'en vais et ne sais combien durera mon absence. Garde bien ma maison +pendant ce temps-là, et, si tu as faim, fais briller tes talents de +chasseur! Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage...</p> + +<p>Et l'intelligent animal, comprenant sans doute l'importance de sa +mission, s'était assit gravement sur le seuil de la hutte, suivant d'un +oeil mélancolique son maître qui s'éloignait.</p> + +<p>Les premières heures de marche furent silencieuses. Le Marcheur, se +souvenant de sa récente attaque, avait fait prendre à ses compagnons la +file indienne et inspectait minutieusement les environs. Chaque touffe +de hautes herbes, chaque roche, chaque arbre était exactement interrogé +par lui.</p> + +<p>--Pardieu! dit tout à coup le marquis, si nous marchons ainsi nous +n'arriverons jamais. A quoi bon toutes ces lenteurs?</p> + +<p>--A sauver peut-être notre vie et, à coup sûr, notre chevelure, dit le +trappeur. Quand on marche dans le désert, il ne faut jamais laisser rien +de suspect derrière soi.</p> + +<p>Cependant, comme malgré la minutie de ses recherches il n'apercevait +rien de suspect, le trappeur finit par se relâcher un peu de sa +surveillance, et après la halte du déjeuner les trois hommes marchaient +de front, le fusil nous le bras et causant gaiement pour abréger la +longueur de la route.</p> + +<p>--Vous croyez que les Indiens nous recevront amicalement? demanda Raoul.</p> + +<p>--J'en suis sûr; sans cela, je n'irais pas moi-même, de gaieté de +coeur, vous jeter dans la gueule du loup.</p> + +<p>--Cependant j'ai bien souvent entendu citer la haine invétérée que les +Indiens ont conservée pour les blancs, et les affreuses tortures qu'ils +savent infliger à ceux de notre race qui ont le malheur de tomber entre +leurs mains.</p> + +<p>--Il y a du vrai là-dedans. Les Peaux-Rouges sont passés maîtres en fait +de supplices, et Us font de préférence briller leur talent sur les +blancs. Mais rien de semblable n'est à craindre. Les Yakangs connaissent +et pratiquent le dicton: "Les amis de nos amis." Or non-seulement je +suis leur ami, mais je suis encore frère d'adoption de leur grand chef, +la Flèche-Noire, qui est bien le plus brave guerrier que la terre ait +jamais porté.</p> + +<p>--Par quel concours de circonstances les Indiens furent-ils amenés à +vous admettre dans leurs rangs?</p> + +<p>--C'est toute une histoire, et si cela peut vous être agréable je vais +vous la conter pour charmer l'ennui de notre route.</p> + +<p>--Parlez, mon ami! nous tommes tout oreilles.</p> + +<p>--Il y a une dizaine d'années, commença le Marcheur, l'hiver dans ces +parages, était extrêmement rude: une neige profonde de cinq ou six pieds +s'étendait comme un immense suaire sur toute la prairie, qui présentait +l'aspect d'une vaste mer blanche, sans flots et sans ondulations. Par +suite de diverses circonstances dont l'explication n'aurait aucun +intérêt pour vous je me trouvais presque enfoui dans ma hutte, sans +provisions d'hiver. La position était critique. Sortir, c'était +s'exposer à sombrer dans cette mer de glace; rester, c'était la famine +et une mort inévitable. Après avoir mûrement réfléchi, entre deux +dangers, je choisis le moindre. M'équipant en guerre, chaudement +enveloppé dans deux fourrures d'ours et chargé de mes dernières +provisions, je me mis en route. J'étais muni de deux paires de +raquettes, sortes de grands patins en bois qui devaient me servir à +glisser sur la glace et m'empêcher d'enfoncer dans les endroits où la +neige était encore molle.</p> + +<p>"Hélas! je me convainquis bientôt que, malgré ma bonne carabine et mon +expérience, je n'atteindrais aucun animal. Comment chasser au milieu +d'une plaine blanche, unie, à perte de vue, où le gibier vous aperçoit +et vous évente d'une lieue? De temps en temps je voyais l'élever hors de +portée de maigres coqs de bruyère ou passer comme un ouragan à l'horizon +un cerf, un daim, un élan, poursuivis par une bande de loups. Je les +contemplais tristement en me disant:</p> + +<p>"--Voilà mon souper qui passe!"</p> + +<p>"Je vécus ainsi les deux premiers jours, bivaquant au milieu de la glace +et économisant le plus possible les maigres provisions qui me restaient. +Mais le découragement me gagnait; le froid m'envahissait. Enfin dans la +matinée du troisième jour, les masses brunes de la forêt réapparurent à +l'horizon. Cette vue me ranima un peu.--Si la forêt ne me fournissait +pas de nourriture, au moins elle me fournirait du feu.</p> + +<p>"Comme j'en approchais, j'entendis des hurlements prolongés et je vis +une bande de loups qui entraient sous bois.</p> + +<p>"--Bon! me dis-je, ces animaux sont comme moi, ils ont faim, ils +chassent... S'ils étaient assez aimables pour m'inviter à dîner..."</p> + +<p>"Un peu ragaillardi par ces pensées, j'entrai dans la forêt, guidé par +les hurlements. Mes pressentiments ne m'avait pas trompé. Toute la +bande des animaux affamés rôdait autour d'une <i>cour de cerfs wapitis</i>."</p> + +<p>--Qu'appelez-vous une <i>cour de cerfs wapitis</i>?</p> + +<p>--C'est juste, monsieur le marquis, j'oubliais que vous n'êtes encore +qu'un chasseur novice des prairies. Nous appliquons ici le mot de cour +non-seulement aux wapitis, mais aussi aux élans.</p> + +<p>"Vous comprenez sans peine, et vous verrez encore mieux dans quelques +mois, que l'hiver dans ce pays est une triste saison non-seulement pour +l'homme, mais encore pour les animaux carnassiers de toutes espèces. A +cette époque maudite, la nourriture devient rare, la faim se fait +cruellement sentir; aussi voit-on d'immenses troupes de loups poursuivre +en tous sens à travers la prairie le daim, le cerf, l'élan, le boeuf +musqué et quelques bisons séparés du reste du troupeau.</p> + +<p>"Tant que la neige gelée forme une croûte assez solide pour le +supporter, le wapiti n'a pas grand'chose à craindre de ses ennemis: la +légèreté de ses pieds suffit à lui sauver la vie, et d'ailleurs, acculé, +il sait fort bien se défendre avec ses bois redoutables Mais quand la +croûte de glace s'amincit la situation change. L'animal chassé ne peut +plus fuir, car, à chaque pas qu'il fait, la glace se brisant, il enfonce +dans la neige jusqu'au ventre; tandis que ses ennemis, d'un poids +beaucoup moindre, courent sans danger sur la croûte fragile.</p> + +<p>"Nécessité est mère de l'industrie, dit on: le wapitis et les élans, qui +me font l'effet de raisonner tout aussi bien que vous et moi, n'ont pas +tardé h reconnaître la justesse de ce proverbe, et à le mettre en +action. C'est ainsi qu'ils ont réussi à se garer des atteintes des loups +d'une façon assez remarquable.</p> + +<p>"Une troupe de wapitis ou d'élans choisit, dans le bois un peu clair, un +terrain convenable, de cinq à six milles de circonférence, et y piétine +la neige jusqu'au point de former une surface assez solide pour les +porter et leur fournir en même temps une retraite sûre. Tout l'espace +n'a pas été réduit à un niveau I uniforme; les animaux ont seulement +piétiné la neige en dessinant un réseau de sentiers qu'ils parcourent à +leur aise et autour desquels s'élève un véritable retranchement qui +monte aussi haut que leur tête. Il résulte de cet ensemble de travaux +une sorte de forteresse appelée cour, dans laquelle les loups n'osent +pas les attaquer. Le cerf s'y trouve tellement en sûreté que pour rien +au monde il ne se hasarderait à quitter la cour qu'il s'est construite +avec ses camarades.</p> + +<p>"C'était au pied d'un emplacement semblable que les hurlements des loups +m'avaient conduit. Jugez de ma joie lorsque, montant sur un des plus +grands arbres comme sur un poste d'observation, j'aperçus devant moi +dans les mille sentiers de la cour une troupe d'une quinzaine de wapitis +regardant d'un oeil narquois les loups qui ne cessaient de rôder autour +d'eux.</p> + +<p>"Ma bonne carabine entonna alors sa grande chanson et elle chanta juste, +car en moins d'une demi-heure quatre wapitis gisaient sans vie sur la +terre ensanglantée.</p> + +<p>"Je cessai le feu,--j'ai toujours évité de tuer les bêtes du bon Dieu +sans nécessité,--et je descendis de l'arbre. Quelques nouveaux coups de +carabine me débarrassèrent des loups, qui s'éloignèrent à une distance +d'environ cinq cents pas.</p> + +<p>"Je commençai par rassembla autour de moi les victimes que j'.avais +faites. Mais comment les rapporter à ma hutte? Au premier moment, le +problème me parut insoluble, mais une réflexion plus approfondie +m'indiqua un moyen, celui de construire avec des branches d'arbres une +sorte de traîneau à l'aide duquel je pourrais sans trop d'efforts +transporter mes nouvelles provisions. Le bois ne manquait pas autour de +moi; je me mis immédiatement à l'oeuvre.</p> + +<p>"Ma besogne avançait rapidement; déjà j'entrevoyais le moment où +j'allais poser la dernière pièce, lorsque tout à coup un bruit lointain +attira mon attention.</p> + +<p>"--Hein? pensai-je; qui vient là?"</p> + +<p>"Collant mon oreille contre le sol, j'entendis distinctement! les pas de +plusieurs chevaux résonnant sur la terre gelée.</p> + +<p>"Je vous ai déjà dit maintes fois que dans le désert l'approche d'un +homme vivant est toujours regardée d'un mauvais! oeil, car +quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le nouvel arrivant est un ennemi. +<i>Homo homini lupus</i> est une maxime profondément gravée dans l'esprit du +trappeur et du coureur des bois.</p> + +<p>"Une minute après, je savais à quoi m'en tenir. Une bande d'une +quinzaine d'écumeurs du désert se disposait à entrer sous bois.</p> + +<p>"L'arrivée de cette troupe de cavaliers me causa d'autant plus d'émotion +que plus d'une fois déjà j'avais eu affaire aux écumeurs du désert et +que j'avais de fortes raisons pour croire qu'ils ne me tenaient pas en +odeur de sainteté. Un instant je fus tenté de fuir avant d'être +découvert. Mais il m'aurait fallu abandonner mes wapitis, perdre mes +précieuses provisions d'hiver... Bref, je montai sur un pin blanc +gigantesque, et me glissai parmi ses branches chargées de flocons de +neige durcie, résolu à attendre les événements.</p> + +<p>"J'étais à peine depuis dix minutes installé sur mon observatoire que +déjà les cavaliers apparaissaient à la lisière du bois, et que les +loups, auxquels je ne songeais plus, commençaient leur oeuvre de +destruction. Ces malignes bêtes, comprenant sans doute mon impuissance, +se jetèrent en furieuses sur mes cerfs, et là, sous mes yeux, les +dévorèrent à belles dents. Je tremblais de colère; mais que faire? +j'étais lié, condamné au silence et à l'immobilité la plus absolue; le +moindre signe de vie m'eût mis immédiatement au pouvoir de mes ennemis +mortels.</p> + +<p>"Cependant la troupe avançait toujours, se dirigeant en droite ligne +vers l'endroit où je me trouvais. Bien que la nuit fût déjà tout à l'ait +venue, les rayons de la lune, réfléchis par la blancheur de la neige, me +permirent d'apercevoir un Indien, les mains liées derrière le dos, au +milieu de ses ennemis à cheval. Bientôt, la troupe se rapprochant, je +reconnus l'Indien. C'était la Flèche-Noire, grand chef de la tribu des +Yakangs.</p> + +<p>"A cette époque déjà, la Flèche-Noire n'était pas un inconnu pour moi. +Maintes fois je l'avais rencontré dans le désert, mais sans cependant me +lier d'amitié avec lui; nous avions simplement échangé quelques rapports +de politesse; nous ne nous recherchions pas, nous ne nous fuyions pas; +en un mot, nous étions indifférents l'un à l'autre. Cependant, en le +voyant dans cette position et en songeant aux affreux supplices que ses +ennemis ne manqueraient pas de lui infliger, je me sentis ému de pitié, +et un instant je fus sur le point d'abandonner mon abri et d'essayer de +le défendre. Heureusement pour moi, et aussi pour lui, la prudence me +retint.</p> + +<p>"La troupe, continuant toujours à s'avancer, se trouva bien tôt à une +trentaine de pas de mon arbre.</p> + +<p>"--Halte! dit alors celui qui paraissait la commander; ce lieu me semble +propice pour établir notre camp."</p> + +<p>"Les pirates obéirent. Les chevaux furent dessellés et entravés, un +grand feu fut allumé, auprès duquel, après le repas, les cavaliers se +couchèrent, les pieds à la flamme et roulés dans leurs manteaux.</p> + +<p>"--Quant à toi, chien de Peau-Rouge, dit le chef en cinglant l'Indien +d'un coup de fouet, couche-toi là et dors. N'oublie pas qu'au moindre +mouvement je te brûle la cervelle!..."</p> + +<p>"A cette insulte gratuite, je vis la Flèche-Noire tressaillir. +Cependant, refoulant dans son coeur les sentiments qui l'agitaient, il +obéit sans prononcer une parole.</p> + +<p>"Livré à de profondes méditations, je restai pendant plus d'une heure +immobile sur mon perchoir. Puis, lorsque je me fus bien assuré que tous +les pirates dormaient, à l'exception de la sentinelle placée à quelques +pas du brasier, je me hasardai à descendre avec des précautions +infinies.</p> + +<p>"J'avais formé mon plan. Le chef des Yakangs m'intéressait, et je +n'étais pas fâché de jouer un tour à mes ennemis les pirates.</p> + +<p>"Une fois à terre, mon <i>bowie-knife</i> entre les dents, je m'allongeai +sur la glace, et, m'aidant des mains et des genoux, je me mis à ramper +comme un reptile, dans la direction de l'Indien.</p> + +<p>"J'étais déjà à cette époque un vieux routier des prairies et je +connaissais à fond toutes les précautions à prendre en pareil cas. Vous +en aurez une idée quand vous saurez qu'il me fallut plus d'une grande +demi-heure pour franchir les trente pas qui me séparaient du but. Je +réussis: nul bruit ne décela ma présence; l'Indien lui-même, dont les +sens sont si développés, n'entendit rien.</p> + +<p>"--Que le chef écoute, dis-je d'une voix faible comme un souffle; un ami +est derrière lui.</p> + +<p>"Malgré la surprise qu'il dut certainement éprouver, la Flèche-Noire ne +fit aucun mouvement.</p> + +<p>"--Je couperai ses liens, continuai-je; le chef chaussera mes souliers +de neige et fuira."</p> + +<p>"Passant mon couteau sous le corps de l'Indien, je coupai ses liens; +puis, faisant un détour et m'approchant de la sentinelle, je lui +assénai, au moment où elle s'y attendait le moins, un certain coup de +poing de ma façon entre les deux oreilles, qui l'étendit complètement +étourdie sur le sol.</p> + +<p>"Déjà la Flèche-Noire était à mes cotés: d'une main il brandissait son +couteau à scalper, de l'autre une chevelure sanglante.</p> + +<p>"--La Flèche-Noire est un guerrier, me dit-il à voix basse; il sait +venger ses injures!"</p> + +<p>"Je compris que le chef des pirates venait de payer de la vie son +malencontreux coup de fouet.</p> + +<p>"--Qui va là?" s'écria tout à coup l'un des bandits en se soulevant sur +le coude.</p> + +<p>"Au lieu de répondre, la Flèche-Noire et moi primes notre course de +toute la vitesse de nos jambes.</p> + +<p>"--Tout le monde debout! hurla le pirate. Le prisonnier s'est enfui!... +Il a tué notre capitaine!"</p> + +<p>"En un clin d'oeil, la bande fut sur pied,--à l'exception toutefois de +son capitaine mort et de la sentinelle assommée,--et nous salua par une +décharge générale; heureusement la précipitation et l'obscurité firent +dévier les balles.</p> + +<p>"--Vous êtes blessé, chef? dis-je en voyant l'Indien tressaillir.</p> + +<p>"--Marchons!" fit la Flèche-Noire sans répondre directement.</p> + +<p>"Alors, au milieu de cette plaine glacée, éclairée seulement par les +blafards rayons de la lune, commenta une course désordonnée que +l'imagination peut à peine retracer. Emportés par notre élan, nous +glissions comme des ombres fantastiques et avec une vitesse sans cesse +croissante, poursuivis par le galop sonore des chevaux de nos ennemis.</p> + +<p>"Combien de temps dura cette course, je l'ignore. Mes oreilles +tintaient, la respiration me manquait, tout tourbillonnait devant moi: +j'étais comme un homme ivre, et cependant il me semblait que nous +gagnions de l'avance, car les pas des chevaux s'affaiblissaient derrière +nous.</p> + +<p>"Tout à coup je vois l'Indien ralentir sa course, puis s'affaisser sur +le sol comme une masse inerte.</p> + +<p>"Un cri de triomphe retentit. Ne pouvant rn'arrêter subitement, je +reviens sur mes pas en faisant un circuit, et je vois un pirate arriver +à bride abattue et prêt à faire subir à la Flèche-Noire la peine du +talion.</p> + +<p>"Par bonheur, ma carabine était chargée, l'ar un effort surhumain, je +parviens à maîtriser le tremblement qui m'agite, et visant le cheval à +la tête, je presse la détente.</p> + +<p>"Cheval et cavalier roulent sur la glace.</p> + +<p>"--Etes-vous blessé, chef? dis-je alors à l'Indien.</p> + +<p>"--Oui, répond faiblement la Flèche-Noire. Je suis atteint de deux +balles et je ne puis plus marcher. Que mon frère parte et me laisse +mourir; voici les pas de nos ennemis qui se rapprochent.</p> + +<p>"--Vous laisser mourir, allons donc? Ces briqands n'auront pas encore +votre chevelure cette fois-ci. Laissez-moi faire!"</p> + +<p>"Prenant la Flèche-Noire sur mon épaule, je continuai à fuir après avoir +rechargé ma carabine.</p> + +<p>"--Nos ennemis sont loin, me dit le chef des Yakangs; ils ne peuvent +nous voir. Que mon frère change de route et qu'il se dirige vers +l'ouest: il se rapprochera de mon village et il fera perdre ses traces."</p> + +<p>"Ce conseil fut immédiatement suivi par moi. J'entendis le galop des +chevaux passer à cinq cents pas vers la gauche, puis s'éteindre peu à +peu dans l'éloignement. Nos traces étaient perdues... nous étions +sauvés!</p> + +<p>"Le lendemain, au point du jour, chargé de mon précieux fardeau, +j'arrivai au village de: Yakangs.</p> + +<p>--Je ne vous décrirai pas la réception que ces braves gens me firent: +vous en aurez un échantillon dans quelques jours.</p> + +<p>"Lorsque le chef eut raconté la manière dont je lui avais sauvé la vie, +tous déclarèrent que je surpassais en courage le: guerriers les plus +renommés. Ils m'adoptèrent dans une cérémonie solennelle et me donnèrent +le titre de second chef de la tribu après la Flèche-Noire. Quant à +celui-ci, il échangea avec moi son calumet de conseil, me fit don d'un +costume de guerre complet, m'embrassa sur les lèvres et déclara qu'à +l'avenir je serais son frère, et qu'il regarderait comme personnelle +toute injure qui me serait faite.</p> + +<p>"Voilà comment je devins guerrier iroquois, position qui m'a déjà +procuré et me procure encore journellement des avantages immenses. +Chaque fois que je vais les visiter, ces braves gens me témoignent une +amitié et un respect vraiment touchants, et jamais ils ne prennent une +résolution importante sans m'envoyer un messager pour m'engager à +assister à leur conseil.</p> + +<p>"Vous voyez donc, monsieur le marquis, que je ne crois pas trop +m'avancer en vous promettant l'appui des Yakangs".</p> +<br><br> + +<h3>VII.--LA LOGIQUE DU TRAPPEUR.</h3> + +<p>En causant ainsi, les heures passaient et les voyageurs s'apercevaient +moins de la longueur de la route. De temps en temps, quand les environs +n'offraient rien de suspect au Marcheur, il permettait à ses nouveaux +amis de faire parler leurs carabines, car, sur ces territoires indiens, +le gibier ne manquait pas.</p> + +<p>Vers le milieu du quatrième jour, les amis étaient nonchalamment assis à +l'ombre d'un bouquet de peupliers, quand tout à coup le trappeur, se +baissant vivement, colla son oreille contre le sol.</p> + +<p>--Qu'y a-t-il? demanda Raoul surpris.</p> + +<p>--Avant une demi-heure, monsieur le marquis, vous assisterez à un +spectacle nouveau pour vous.</p> + +<p>--Lequel?</p> + +<p>--Le passage d'un troupeau de bisons. Si le coeur vous en dit, vous +aurez l'occasion de faire là quelques beaux coups de carabine. La seule +recommandation que je vous adresserai est celle-ci: prudence! Le bison +blessé est un animal dangereux.</p> + +<p>--En vérité, mon ami, vous me traitez en enfant gâté. Nous avons déjà +rencontré quelques-uns de ces animaux,--témoin le vêtement que porte +Thémistocle,--mais j'avoue que j'ignore complètement leurs moeurs et +leurs habitudes.</p> + +<p>Les bisons se rapprochaient; leurs pas faisaient trembler la terre et +produisaient un bruit semblable au grondement d'un tonnerre lointain.</p> + +<p>--Compagnons, dit le trappeur, dans quelques minutes les animaux seront +en vue; il est temps de prendre nos postes de combat. Comme nous avons +le vent favorable, j'espère que la chasse sera bonne.</p> + +<p>Avec l'habileté consommée d'un chasseur infaillible, le Marcheur choisit +son embuscade et assigna leur place à ses compagnons.</p> + +<p>Une légère ondulation de terrain, formant dans la plaine un large +sillon, venait par une pente insensible aboutir au bord du fleuve et +mourir en une plage sablonneuse, entourée de roseaux gigantesques, de +débris végétaux et de grandes feuilles de nénuphars.</p> + +<p>Raoul et le trappeur, la carabine armée au poing, se cachèrent à droite +dans les roseaux, tandis que Thémistocle prenait plus à gauche.</p> + +<p>--Les bisons viennent vers le fleuve, dit le trappeur; ils suivront ce +sentier naturel qui coupe la plaine et qui aboutit à cette plage. +Laissons-les approcher et entrer dans le fleuve sans les inquiéter; un +coup de carabine tiré hors de propos pourrait, en les effrayant, leur +faire rebrousser chemin. Maintenant, à bon entendeur salut! et faisons +silence.</p> + +<p>Le vieux coureur des prairies ne s'était pas trompé; le bruit continuait +à grandir. C'était un ouragan, une trombe formidable, qui semblait tout +engloutir sur son passage.</p> + +<p>--Attention! dit le Marcheur à voix basse.</p> + +<p>Raoul eut grand'peine à retenir un cri d'admiration prêt à jaillir de sa +poitrine.</p> + +<p>Les bisons faisaient leur entrée sur la petite plage où se tenaient les +chasseurs. Les superbes animaux arrivant au galop, broyant les cailloux +sous leurs pas et i'entourant d'un épais nuage de poussière. La queue +battant leurs flancs, les yeux aveuglés par leur toison rabattante, ils +allaient comme la personnification de la force aveugle et brutale qui +marche entre des obstacles.</p> + +<p>Sans se laisser arrêter par le fleuve, les bisons s'engagèrent +résolument dans l'eau, s'efforçant de gagner l'autre rive à la nage.</p> + +<p>--Feu! cria le Marcheur; les bisons sont trop avancés maintenant; ils ne +reculeront plus. Trois coups de carabine retentirent et trois bisons +tombèrent, se roulant dans les convulsions de l'agonie.</p> + +<p>Quelques instants après, une nouvelle décharge se fit entendre et +abattit trois nouvelles victimes; mais deux d'entre elles se relevèrent +bientôt.</p> + +<p>--Quel malheur! dit le trappeur; voilà deux belles bêtes qui vont aller +sur l'autre rive servir de pâture aux loups et aux corbeaux; c'est +dommage!</p> + +<p>--Non pas, s'il vous plaît, dit le marquis; je me charge d'achever au +moins l'une d'elles.</p> + +<p>En disant ces mots et malgré les efforts du Marcheur pour le retenir, +Raoul quitta sa touffe de roseaux et s'élança le couteau de chasse à la +main, vers l'animal qui gagnait le fleuve.</p> + +<p>Thémistocle, poussé par la même idée, exécuta une manoeuvre semblable à +celle de son maître.</p> + +<p>--Morbleu! s'écria le trappeur avec un juron formidable et rechargeant +précipitamment sa carabine, morbleu! un malheur va arriver. Là! je le +disais bien!</p> + +<p>En effet dans sa course, Raoul s'était embarrassé dans les hautes herbes +du rivage et était tombé lourdement sur le sol. Le bison poursuivi, +rendu furieux par sa blessure et voyant son ennemi à terre, s'était +élancé de rage sur le marquis et allait infailliblement le broyer sous +ses pieds.</p> + +<p>La situation était critique; heureusement le trappeur veillait. Au +moment où le marquis se voyait voué à une mort certaine, la balle du +Marcheur passa en sifflant auprès de l'animal furieux.</p> + +<p>--A l'autre! fit le trappeur.</p> + +<p>Tournant alors ses yeux vers le bord de l'eau, il poussa un cri +d'admiration terminé par un immense éclat de rire.</p> + +<p>Thémistocle s'était élancé à la poursuite du bison blessé, L'animal +allait atteindre l'eau lorsque le nègre, lançant contre lui sa lourde +massue, l'atteignit par le travers du corps. A cette nouvelle agression, +l'animal, furieux, fit volte-face et s'élança contre son ennemi.</p> + +<p>Mais le brave nègre, auquel on aurait pu appliquer l'expression +d'<i>impavidus vir</i> du poète, impassible et inébranlable, attendit le choc +de pied ferme.</p> + +<p>Au moment où l'animal baissait la tête pour le frapper, Thémistocle le +saisit adroitement par les cornes et, pesant de toute la force de ses +muscles d'acier, parvint à le maîtriser complètement: puis, après +quelques instants de réflexion, il se prit à heurter son front contre la +tête du bison comme s'il eut voulu a lui briser. Mais, si Thémistocle +avait la tête dure, l'animal l'avait encore plus dure que lui, et la +lutte ne pouvait se continuer de cette façon avec avantage pour l'homme.</p> + +<p>Par une manoeuvre savante et bien combinée, le nègre alors entraîna le +bison vers l'endroit où sa massue était tombée, puis il lâcha les +cornes. Au moment où le bison se relevait, l'arme redoutable du nègre +s'abattit sur lui et le foudroya.</p> + +<p>--Tiens! dit Thémistocle en considérant l'animal, lui bouger plus!</p> + +<p>--Cela lui serait difficile, répondit le Marcheur qui arrivait sur le +théâtre de la lutte; il est mort... Tudieu! quel moulinet!...Ah! +Thémistocle, vous irez loin avec un poignet pareil!</p> + +<p>--Ce n'est rien, répondit Thémistocle d'un air modeste; pauvre nègre +avoir deux frères plus forts que lui.</p> + +<p>--Enfin tout est bien qui finit bien; mais, croyez-moi, que ceci vous +serve de leçon. Une autre fois, soyez plus prudent et souvenez-vous +qu'il ne faut jamais attaquer à découvert le bison blessé. En attendant, +nous avons là six bosses et six langues qui, accommodées à la manière +indienne, ne sont pas a dédaigner. Nous allons nous en convaincre sans +retard.</p> + +<p>Le marcheur alors creusa dans la terre un trou d'environ deux pieds de +profondeur et le remplit à moitié de bois mort auquel il mit le feu. +Lorsque tout le bois eut été converti en braise ardente, notre cuisinier +improvisé étendit dessus une couche de sable, plaça une des bosses de +bison sur ce sable et finit de remplir le trou avec de la terre.</p> + +<p>Au bout d une demi-heure de cuisson souterraine, le rôti fut retiré et +savouré, séance tenante, par les trois amis, qui déclarèrent n'avoir +jamais rien mangé de meilleur.</p> + +<p>--Dans combien de jours arriverons-nous au village de la Flèche-Noire? +demanda Raoul.</p> + +<p>--Le temps ne fait rien à l'affaire, répondit le trappeur. Ni le chef ni +ses guerriers ne sont au village.</p> + +<p>--Où sont-ils donc?</p> + +<p>--En chasse au bord des lacs.</p> + +<p>--Quand avez vous appris cela?</p> + +<p>--Tout à l'heure.</p> + +<p>--Tout à l'heure? Nous n'avons vu personne.</p> + +<p>--Et les bisons? fit le trappeur avec un sourire moqueur.</p> + +<p>--Eh bien?</p> + +<p>--Les bisons venaient du nord-est, direction où se trouve le lac. Or ces +animaux n'ont pas l'habitude d'émigrer en cette saison; les pâturages +sont abondants à cette époque et aux abords des lacs plus que partout +ailleurs; ils ont donc fui devant un ennemi quelconque.</p> + +<p>--Peut être des animaux de proie?</p> + +<p>--Bah! quels animaux de proie? l'ours gris? mais le grizzly vit +solitaire et n'oserait attaquer seul un troupeau de bisons. Les loups? +Pas davantage. Non, les bisons fuient devant des hommes.. Or les bords +du lac sont comprit dans le territoire de chaut des Yakangs et nulle +tribu voisine n'oserait violer ce domaine.</p> + +<p>--Vous en concluez?...</p> + +<p>-Que la Flèche-Noire et ses guerriers sont en chasse, et, par +conséquent, absents de leur village. Mais qu'à cela ne tienne; nous +attendrons son retour, voilà tout, et rien ne nous empêche de faire la +sieste à l'ombre des roseaux qui nous ont servi d'embuscade.</p> + +<p>--C'est juste, ajouta Thémistocle en s'étendant sur le sol et fermant +les yeux.</p> + +<p>--Attention! dit tout à coup le Marcheur, voilà une force humaine, là +bas, sur l'autre rive: c'est un Peau Rouge; il fait mine de vouloir +passer le fleuve... Faisons silence et laissons-le venir; nous saurons +ainsi ce qu'il veut.</p> + +<p>En effet, un Indien, peint et armé en guerre, apparaissait sur la rive +opposée. Après quelques minutes d'hésitation, il entra résolument dans +l'eau et traversa le fleuve à la nage.</p> + +<p>A peine avait-il abordé que le Marcheur, quittant son abri de roseaux, +vint se camper au milieu de la plage, bien en vue, le bras appuyé sur sa +carabine.</p> + +<p>L'Indien, surpris de l'apparition, s'arrêta également et considéra +attentivement le trappeur; puis, levant la main droite et courbant la +tête, il continua d'avancer.</p> + +<p>--Mon fils est bien pressé, qu'il néglige de descendre jusqu'au gué pour +traverser le fleuve? demanda le trappeur.</p> + +<p>L'Indien fit un signe de tête affirmatif.</p> + +<p>--Il va sans doute rejoindre sa tribu?</p> + +<p>--Pied-Agile n'a plus de tribu.</p> + +<p>--Ah! vous vous nommez Pied-Agile! J'ai entendu prononcer ce nom comme +celui d'un guerrier brave et prudent.</p> + +<p>L'Indien s'inclina.</p> + +<p>--Que mon père le Marcheur ne me retienne pas, dit-il; les moments sont +précieux; je marche vers la Flèche-Noire.</p> + +<p>--Qui vous envoie vers lui?</p> + +<p>--Le Castor.</p> + +<p>--Le Castor? Un des chefs des Enfants perdus?</p> + +<p>--Le coeur de mon père le Castor est grand: il aime les Yakangs et +méprise les voleurs.</p> + +<p>--Oui, je sais... mais alors... pourquoi fait-il partie des écumeurs de +la prairie?... C'est étrange!... En attendant, je n'ai jamais eu qu'à me +louer du Castor; en plusieurs circonstances, il m'a rendu de signalés +services... Enfin, qui vivra verra!... Maintenant Pied-Agile sait-il +quels sont les liens qui m'attachent à la Flèche-Noire?</p> + +<p>--Pied-Agile le sait.</p> + +<p>--Le guerrier peut-il me confier ce que le Castor envoie dire à mon +frère?</p> + +<p>L'Indien réfléchit pendant quelques instants:</p> + +<p>--Le Castor, dit-il, envoie Pied-Agile vers le grand chef des Vakangs +pour lui recommander de retourner tout de suite à son village avec ses +guerriers.</p> + +<p>--La Flèche-Noire a donc quitté son village?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Mon fils sait-il où il est allé?</p> + +<p>--Chasser les bisons au bord des lacs.</p> + +<p>--Bien! mon fils est un guerrier; qu'il continue son voyage.</p> + +<p>L'Indien salua le trappeur et s'éloigna de ce pas rapide qui caractérise +sa race.</p> + +<p>--Eh bien! fit le trappeur en rejoignant ses amis, mes prévisions se +réalise: la Flèche-Noire est en chasse, l'Indien à qui j'ai parlé me l'a +assuré.</p> + +<p>--Alors, dit Thémistocle, nous ne sommes plus pressés et nous pouvons +continuer notre somme.</p> + +<p>--Au contraire, nous sommes plus pressés que jamais; peut-être +avons-nous déjà perdu trop de temps. Il nous faut continuer, à présent, +notre voyage à marches forcées et par des chemins peu commodes, c'est +vrai, mais qui l'abrégeront de moitié.</p> + +<p>--Quel est le motif d'une si grande hâte?</p> + +<p>--Je ne saurais vous le dire au juste; mais je suis sûr que notre +présence est indispensable au village, et mes pressentiments ne me +trompent guère.</p> + +<p>--Eh bien! passez devant, dit Thémistocle en baillant.</p> + +<p>Le lendemain, vers le soir, les voyageurs n'étaient plus séparés du +village de la Flèche-Noire que par une distance de deux lieues environ.</p> + +<p>Plus on approchait, plus le trappeur ralentissait sa marche, explorant +le sol, les arbres, les branches, cherchant un indice qui lui révélât le +sens des paroles du Castor. Tout à coup il se baissa vivement et examina +le sol avec attention:</p> + +<p>--Alerte! en avant! s'écria-t-il; les Enfants perdus ont surpris le +village pendant l'absence de ses défenseurs.</p> + +<p>Les trois compagnons s'élancèrent en courant.</p> + +<p>La nuit venait à grands pas; une demi-obscurité régnait déjà dans la +campagne, et le Marcheur, la tête haute, l'oeil en feu, l'oreille au +guet, écoutait les mille rumeurs qui surgissait autour de lui.</p> + +<p>Tout à coup un grand cri suivi de plusieurs détonations se fit +entendre...</p> + +<p>Les trois amis n'étaient plus qu'à une portée de fusil du village. +Soudain une immense lueur dissipant l'obcurité, illumina la scène. +C'était le moment où le Serpent venait de mettre le feu au rempart de +bois qui protégeait les femmes et les enfants des Yakangs.</p> + +<p>Un coup d'oeil suffit au Marcheur pour se rendre compte de la situation +et concevoir son plan de bataille. Apercevant trois grands érables qui +s'élevaient derrière la loge de la médecine, à vingt pas l'un de +l'autre:</p> + +<p>--Chacun de nous va s'établir entre les branches d'un ces arbres, +dit-il; nous y seront comme dans une forteresse, cachés à tous les +yeux... Visez bien et pas de quartier aux brigands du désert!</p> + +<p>En un clin d'oeil, les voyageurs furent cachés parmi te feuillage. Le +Marcheur, embouchant alors la corne de bison qu'il portait à sa +ceinture, en tira un son grave, prolongé.</p> + +<p>--Courage, guerriers iroquois! s'écria-t-il de sa voix la plus +retentissante; des amis arrivent! Et immédiatement les trois carabines +parlèrent.</p> + +<br><br> + +<h3>VIII.--VICTOIRE!</h3> + +<p>Cette attaque subite, qui débutait d'une façon si terrible pour eux, +produisit un moment d'arrêt dans l'attaque des Enfants perdus. Les +guerriers yakangs, ranimés par ce secours qui leur arrivait, en +profitèrent pour reprendre l'offensive, et la mêlée redevint générale.</p> + +<p>--Ma carabine devient inutile, se dit le Marcheur. Descendons, le reste +de la besogne doit s'accomplir en terre ferme.</p> + +<p>En un clin d'oeil, il fut au milieu des Iroquois, se servant de sa +carabine en guise de massue. A sa vue, un cri de joie s'éleva parmi les +assiégés, une imprécation de rage chez les assiégeants.</p> + +<p>Raoul qui, à la lueur du brasier, avait vu le mouvement du Marcheur, +imita son exemple et descendit de son arbre Malheureusement ses yeux +n'avaient pas encore le don de voir dans les ténèbres, et, au bout de +quelques pas, il se trouva au milieu de la bande du Novice, qui essayait +de prendre les Yakangs à revers.</p> + +<p>Les cinq bandits n'avaient pas eu le temps de recharger leurs carabines. +Ils se ruèrent sur Raoul le couteau à la main.</p> + +<p>Ce mouvement fut fatal à deux d'entre eux, qui tombèrent, la tête +fracassée par la crosse avec laquelle le Français faisait un moulinet +terrible. Mais à son tour, le jeune homme, surpris par derrière, +s'affaissa sur le sol, poussant un cri de douleur, le couteau d'un +bandit planta entre les deux épaules.</p> + +<p>Au cri de Raoul, le Marcheur s'était retourné; il s'élança, rapide comme +la foudre, sur la bande du Novice. Mais les bandits, ne jugeant pas à +propos de l'attendre, tournèrent les talons et se réfugièrent dans les +rangs des Enfants perdus.</p> + +<p>Au moment où ils passaient auprès du brasier, la lueur de l'incendie se +projeta en plein sur le visage de leur chef. La vue de ce visage parut +produire sur le Marcheur une émotion extraordinaire. Il pâlit +affreusement, ses yeux devinrent d'une fixité effrayante; il chancela +comme nn homme ivre et, portant la main à son front s'affaissa près de +Raoul.?</p> + +<p>Tendant ce temps, une autre scène se passait près de la loge de la +médecine. De tous les chefs des Enfants perdus, un seul, le métis Scott, +n'avait pas été blessé.</p> + +<p>--Un instant! se dit-il, Oeil-Sanglant s'est laissé ensorceler par les +beaux yeux de Fleur-de-Printemps... Si je la lui amenais, il me la +payerait un bon prix... C'est une idée, cela!... Et puis, d'ailleurs, +s'il n'en veut pas, la petite fera parfaitement mon affaire... Hé! +hé!... Voilà le vrai moment d'agir.</p> + +<p>Et il s'avança, en rampant comme une bête fauve, vers la loge de la +médecine.</p> + +<p>L'obscurité l'empêcha de voir un guerrier qui, depuis le commencement de +la lutte, accroupi sur ses talons et dans une complète immobilité, avait +tenu les yeux constamment fixés sur l'asile de Fleur-de-Printemps. Ce +guerrier, c'était le Castor.</p> + +<p>Le Métis continuait sa marche silencieuse, sûr du succès: déjà il +atteignait la porte de la loge, lorsque le Castor, sortant de son +immobilité et lui posant la main sur l'épaule:</p> + +<p>--Oach! dit-il, le Métis est habile; il rampe comme un serpent.</p> + +<p>--Que la peste l'étouffé! murmura Scott.</p> + +<p>--Les yeux de Fleur-de-Printemps sont deux étoiles; un guerrier serait +heureux de les posséder pour éclairer son wigwam.</p> + +<p>--Oui, n'est-ce pas?... Mais pardon! je n'ai pas le temps de causer.</p> + +<p>--Le Métis veut donc enlever la fille de la Flèche-Noire?</p> + +<p>--Vous l'avez dit.</p> + +<p>--Eh bien! le Métis ne fera pas cela.</p> + +<p>--Hein? fit Scott en fronçant le sourcil et portant la main à son +couteau.</p> + +<p>--Un autre chef a été touché par la beauté de Fleur-de-Printemps.</p> + +<p>--Oui, Oeil-Sanglant. Eh bien! c'est pour lui que je travaille.</p> + +<p>Le Castor secoua la tête.</p> + +<p>--Mon frère ne brisera pas cette porte, dit-il.</p> + +<p>--Qui m'en empêchera?</p> + +<p>--Moi!</p> + +<p>Prompt comme l'éclair, le Métis se précipita sur l'Indien, le couteau +levé.</p> + +<p>Mais le Castor était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita le +choc; puis, saisissant son ennemi par le milieu du corps, il le lança à +toute volée comme une masse inerte par-dessus le brasier. Cet exploit +accompli, l'Indien reprit flegmatiquement sa faction en face de la loge +de la médecine.</p> + +<p>Cependant le combat continuait entre les Yakangs et les Enfants perdus. +Tout à coup la voix du Novice retentit:</p> + +<p>--Victoire! criait-il; le Marcheur et son compagnon sont morts!</p> + +<p>Mais en même temps un cri rauque, qui n'avait rien d'humain, se fit +entendre, et Thémistocle, dressant sa haute taille fantastiquement +éclairée par la lueur de l'incendie, fit son apparition en brandissant +sa terrible massue.</p> + +<p>--Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent les Enfants perdus; il protège +les Yakangs.</p> + +<p>Et, jugeant la lutte impossible contre cette puissance surnaturelle, ils +s'enfuirent en désordre et disparurent bientôt dans les ténèbres.</p> + +<p>Les Iroquois restaient maîtres du champ de bataille. Non moins effrayés +que leurs ennemis eux-mêmes par l'aspect extraordinaire de Thémistocle, +ils avaient formé un cercle autour de lui, mais n'osaient l'approcher.</p> + +<p>Le nègre, assez embarrassé de sa personne, tournait la tête à droite, à +gauche, agitant, en guise de salut, les plumes de dindon qui l'ornaient +Mais ces avances amicales restaient sans effet, et le nègre demeurait +toujours seul... avec sa queue de bison sous le bras, au milieu du +cerclc des Indiens.</p> + +<p>Cependant le Marcheur sortait de son évanouissement. Posant la main sur +son coeur comme pour en comprimer les battements:</p> + +<p>--Mon Dieu! s'écria-t-il, pourquoi m'avez-vous fait apparaître le +spectre d'un passé de deuil que je voulais oublier?</p> + +<p>Puis, se levant d'un bond:</p> + +<p>--Je crois, le ciel me pardonne, que j'ai eu un moment de faiblesse. Oh! +oh! Marcheur mon ami, tu baisses... Hé bien!... où en est le combat?</p> + +<p>Un coup d'oeil lui suffit pour se rendre compte de la situation.</p> + +<p>--Bon! dit-il, Thémistocle a encore fait des siennes... Et Raoul? Ah! +fou que je suis! je l'ai vu tomber; mort peut-être?...</p> + +<p>Et il se baissa vivement vers le jeune homme, collant l'oreille contre +sa poitrine.</p> + +<p>--Dieu soit loué-il respire encore. Holà! Thémistocle, arrivez vite; +votre maître est blessé.</p> + +<p>Le nègre s'élança, bénissant cette voix qui mettait fin à son embarras.</p> + +<p>--Notre père le Marcheur n'est pas mort! s'écrièrent joyeusement les +Indiens.</p> + +<p>Et tous, accourant vers lui, l'entouraient, le félicitaient et +cherchaient à toucher sa main.</p> + +<p>--Merci, mes amis, dit-il, merci! mais ne vous inquiétez pas de moi: +grâce à Dieu, je n'ai rien de cassé. Il faut vous occuper de mon ami que +vous voyez là gisant, dangereusement blessé en combattant pour vous.</p> + +<p>Les Indiens se penchèrent vers le jeune homme pour contempler les traits +de cet ami inconnu qui avait contribué à les sauver.</p> + +<p>--Sa peau était blanche, mais son coeur est rouge, dit l'Abeille qui, +accompagnée de sa fille, était sortie de la loge de la médecine.</p> + +<p>Fleur-de-Printemps considérait attentivement Raoul. A la vue de ce jeune +homme pâle, immobile, sanglant, étendu à ses pieds, une larme de pitié +glissa comme une perle liquide sur la joue de la jeune fille.</p> + +<p>Pourquoi Fleur de-Printemps pleurait-elle? N'était-elle point accoutumée +à de semblables spectacles? Pourquoi pleurait-elle en présence de cet +étranger? Fleur-de-Printemps ne le savait pas elle-même. A la vue du +jeune homme, elle avait senti quelque chose tressaillir en elle, et elle +s'abandonnait à ce sentiment nouveau sans le raisonner et sans en +chercher la signification.</p> + +<p>Cependant, sur l'ordre du sorcier, Raoul fut transporté dans la loge de +la médecine et étendu sur plusieurs peaux de bison superposées.</p> + +<p>--La blessure est elle grave? demanda Thémistocle au vieux devin.</p> + +<p>--Le Grand Esprit est puissant, il est seul maître de la vie, dit le +sorcier.</p> + +<p>--Mais enfin mon maître en reviendra-t-il?</p> + +<p>--Peut-être, fit l'Indien.</p> + +<p>Et il disparut, courant prodiguer ses soins aux blessés trop nombreux, +hélas! qui gisaient dans le village.</p> + +<p>Le nègre jeta un regard désespéré au Marcheur.</p> + +<p>--Ne vous effrayez pas, Thémistocle, dit le trappeur. La réponse du +sorcier veut dire que h blessure n'est pas mortelle.</p> + +<p>De tous côtés on entendait le cri des femmes qui pleuraient leurs fils, +leurs maris tués dans la bataille.</p> + +<p>--L'Abeille veillera sur le malade, dit l'Indienne; il a donné son sang +pour la tribu.</p> + +<p>--Ma mère est âgée, elle a besoin de repos; je veillerai à sa place, fit +Fleur-de-Printemps avec vivacité.</p> + +<p>L'Abeille jeta un regard étonné sur sa fille qui baissa les yeux.</p> + +<p>L'Abeille semblait réfléchir profondément. Ses yeux scrutateurs erraient +du visage de sa fille à celui de Raoul, qui gardait la pâleur et +l'immobilité de la mort. Enfin, attirant sa fille vers elle et la +baisant au front:</p> + +<p>--Le coeur de ma fille est bon, dit-elle. C'est bien! Fleur-de-Printemps +veillera auprès de l'étranger.</p> + +<p>--Je la seconderai, dit le sorcier.</p> + +<p>--Moi de même, fit le trappeur.</p> + +<p>--Ah ça! croit-on que je vais abandonner mon maitre? repartit +Thémistocle.</p> + +<p>De sorte que le blessé, installé dans la loge de la médecine, et le +premier appareil posé par le sorcier, les quatre gardes-malades +s'installèrent auprès du marquis. Il est vrai que, malgré tous ses +efforts pour rester éveillé, Thémistocle vaincu par la fatigue, ne tarda +pas à succomber au sommeil. Quant au Marcheur, l'oeil clos, le front +caché dans ses mains, il gardait une immobilité complète. Un soupir +étouffé s'exhalant de sa poitrine indiquait seul d'instant en instant +qu'il ne dormait pas.</p> + +<p>Le sorcier veillait, allant et venant, courant d'une case à l'autre, +composant à l'aide de plantes connues de lui seul, un baume propre à +cicatriser les blessures du malade. De temps en temps, interrompant son +travail, il jetait un regard ébahi sur Thémistocle endormi. Evidemment +le nègre intriguait Peau-Rouge. Il vint un moment où le sorcier cédant +aux sentiments qui l'agitaient, s'approcha doucement de Thémistocle, et +s'agenouillant devant lui, il murmura une fervente prière.</p> + +<p>Fleur-de-Printemps veillait aussi. Immobile, gracieusement accroupie sur +une peau de bison, ses yeux demeuraient obstinément fixés sur le visage +de Raoul. Mille sensations, mille sentiments inconnus l'agitaient. Au +milieu du silence de la loge, elle semblait écouter,--quoi?--qui sait? +sans doute ces voix douces et mystérieuses qui voltigent autour des +oreilles de quinze ans et qui chantent en choeur la joyeuse chanson de +l'amour du printemps.</p> + +<br><br> + +<h3>IX.--L'ADOPTION.</h3> + +<p>Cependant la Flèche-Noire, averti par le messager du Castor, s'était hâté +de retourner à son village, l'âme en proie à de sinistres +pressentiments. A mesure que la distance dimunuait et qu'il découvrait +sur la terre les traces des Enfants perdus, les dernières lueurs +d'espoir qu'il conservait encore s'évanouissaient.</p> + +<p>Au point du jour il arrivait près du village, et la première personne +qu'il apercevait était l'Abeille accourant vers lui les bras ouverts.</p> + +<p>Malgré l'impassibilité dont il ne se départait jamais, à la vue de sa +femme, la Flèche-Noire poussa un vrai rugissement de joie.</p> + +<p>--Un ami, dit-il, est venu vers la Flèche-Noire au bord des lacs et lui +a annoncé qu'un grand danger menaçait son village. Sa langue est donc +menteuse?</p> + +<p>--Le messager a dit vrai. Les Enfants perdus ont surpris le village +pendant la nuit comme des chiens peureux.</p> + +<p>--Et Fleur-de-Printemps? demanda anxieusement le chef cherchant des yeux +sa fille au milieu de ceux qui l'entouraient.</p> + +<p>--Sauvée!...</p> + +<p>--Et les lâches ennemis?</p> + +<p>--Vaincus, repoussés!...</p> + +<p>--Bien, fit la Flèche-Noire reprenant son impassibilité ordinaire.</p> + +<p>Et, suivi de ses guerriers, il se dirigea vers son wigwam.</p> + +<p>A mesure qu'il avançait dans: le village et qu'il apercevait les dégâts +causés par la lutte, les sourcils du chef se fronçaient.</p> + +<p>--Dans le coeur du père gronde un orage, disaient les guerriers; sa +colère sera terrible!</p> + +<p>Arrivé à la porte de son wigwam, la Flèche-Noire s'assit, invita les +principaux chefs à en faire autant, et, et quelle que fût son impatience +de connaître les détails de l'attaque et de la défense, il ne desserra +pas les lèvres avant d'avant fumé le calumet du conseil.</p> + +<p>Le sorcier était arrivé l'un des premiers.</p> + +<p>--Que mon père parle, dit la Flèche-Noire; mes oreilles sont ouvertes.</p> + +<p>--Les guerriers commandés par leur puissant sachem, dit le médecin avec +un geste mélodramatique, coassaient le bison au bord des lacs, lorsque +les corbeaux, s'envolant vers l'ouest en croassant, m'annoncèrent qu'un +malheur inconnu planait sur la tête des Yakangs. Au moment où le +Grand-Esprit retirait la lumière du Wacondah, le cri des Enfants perdus +retentissait autour du village. Mais les Yakangs sont des guerriers: le +sang des vieux bouillonne comme celui des jeunes!... Ils repoussèrent +d'aborb les Enfants perdus.</p> + +<p>--Et les femmes? demanda la Flèche-Noire.</p> + +<p>--Les femmes furent renfermées dans la loge de la médecine. Mais +l'Abeille ne voulut pas consentir à suivre l'exemple de ses compagnes.? +--Que fit-elle? dit le chef en fronçant les sourcils.</p> + +<p>--L'Abeille est fort courageuse. Armée de la hache du chef, elle prit +place parmi les guerriers et lutta corps à corps contre Oeil-Sanglant.</p> + +<p>La Flèche-Noire jeta un regard d'orgueil vers sa femme qui, les yeux +baissés, reçut modestement cet éloge muet.</p> + +<p>--Les Enfants perdus sont des lâches! continua le médecin; ne pouvant +vaincre par la force, ils attaquent avec le feu. Les Yakangs allaient +succomber lorsque le Grand-Esprit leur envoya un secours inespéré.</p> + +<p>--Lequel?</p> + +<p>--Notre frère le Marcheur, accompagné d'un guerrier des visages pales... +puis...</p> + +<p>--Eh bien?...</p> + +<p>--Le démon du Champ-Rouge! répondit le médecin à voix basse. Il est +l'ami du Marcheur, il protège les Yakangs...</p> + +<p>--Que veut dire le grand sorcier?</p> + +<p>--Mon père le verra dans la loge de la médecine.</p> + +<p>La Flèche-Noire se leva et, accompagné de ses guerriers, se dirigea vers +le réduit où gisait Raoul, veillé par ses amis.</p> + +<p>En apercevant le Marcheur, le chef s'élança vers lui les bras ouverts, +et l'étreignant sur sa poitrine:</p> + +<p>--Merci, frère! dit-il simplement.</p> + +<p>--Bah! fit le trappeur, entre nous, nous ne comptons plus. Ecoutez, +chef; vous vous connaissez en blessures; examinez celle qu'a reçue mon +ami, et dites-moi votre avis.</p> + +<p>La Flèche-Noire examina quelques instants le visage du jeune homme; +puis, collant l'oreille contre la poitrine de Raoul, sembla réfléchir +profondément.</p> + +<p>--Le visage pâle vivra! dit-il enfin. Dans quelques jours il pourra se +servir de ses armes.</p> + +<p>Un double cri, poussé par Fleur-de-Printemps et par Thémistocle, +répondit au chef, et la jeune fille, heureuse et souriante, vint se +jeter au cou de son père.</p> + +<p>--La Flèche-Noire, mon frère, dit alors le trappeur en prenant +Thémistocle par le bras, je veux vous présenter un ami dont la vue seule +a mis en fuite vos ennemis.</p> + +<p>Le chef considéra quelques instants la figure extraordinaire du nègre; +puis baissant la tête et tombant à genoux:</p> + +<p>--Que le démon du Champ-Rouge soit favorable à nos fils! murmura-t-il.</p> + +<p>Thémistocle, surpris de l'action de l'Indien, s'empressa de le relever +et, lui secouant énergiquement la main:</p> + +<p>--Bon nègre comprend pas votre langue peau rouge, dit-il en fiançais; +mais vous êtes un bon compagnon, et frère du Marcheur: cela me suffit.</p> + +<p>--Le démon du Champ Rouge! murmurait à part lui le trappeur. Ah! ah! les +Peaux-Rouges prennent Thémistocle pour un être surnaturel. Le fait est +qu'à sa tournure!... Hé! hé! mais alors notre affaire ira toute +seule!... Brave nègre, va!...</p> + +<p>La Flèche-Noire ne s'était pas trompé. Au bout de quinze jours, Raoul +entrait en convalescence et, un mois après, complètement rétabli, mais +encore faible, il errait par le village, examinant curieusement tout ce +qui l'entourait et liant Connaissance avec les Indiens, qui +l'accueillaient comme un compagnon d'armes.</p> + +<p>Cependant le jeune homme s'impatientait; il n'oubliait pas le motif qui +l'avait amené dans ces contrées, et souvent il accusait le Marcheur de +lenteur et d'insouciance.</p> + +<p>--Patience, patience, répondait dogmatiquement le trappeur; vous êtes +encore trop faible, et puis... j'ai mon idée!</p> + +<p>Raoul, tout en maugréant, se résignait. Peu à peu cependant son +impatience devint moins vive, et l'on eût pu croire que le jeune ami du +trappeur oubliait le but de son voyage. Peut-être Fleur-de-Printemps +n'était-elle pas étrangère à ce changement.</p> + +<p>--Monsieur le marquis, dit un jour le trappeur en se frottant +joyeusement les mains, nous partirons bientôt.</p> + +<p>--Déjà!... fit Raoul.</p> + +<p>--Voilà bien la jeunesse! deux beaux yeux lui font oublier... Puis, +monsieur le marquis, reprit le Marcheur, je dois vous demander s'il vous +répugnerait de devenir le frère de ces braves Indiens?</p> + +<p>--Qu'entendez-vous par là, mon ami?</p> + +<p>--Je désire vous faire adopter par la tribu des Yakangs, ainsi que je +l'ai été, si toutefois vous le permettez.</p> + +<p>--Si je le permets! mais mon ami, c'est une distinction dont je serai +fier. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas révélé les avantages qu'une +semblable adoption peut me procurer?</p> + +<p>--Avantages immenses, inappréciables, qui se résument par deux cents +amis dévoués, deux cents frères, considérant comme personnelle toute +injure qui vous sera faite.</p> + +<p>--Fort bien, mon ami; mais croyez-vous que les Yakangs daigneront +m'adopter comme ils l'ont fait pour vous?</p> + +<p>--A dire vrai, c'est un honneur dont les Peaux-Rouges sont peu prodigues +envers les blancs. Cependant vous avez donné votre sang pour eux, ils +vous en seront reconnaissants... Je compte d'ailleurs beaucoup sur +Thémistocle pour réussir.</p> + +<p>--Sur moi? s'écria Thémistocle étonné.</p> + +<p>--Expliquez-vous, dit Raoul.</p> + +<p>--C'est bien simple. Les Indiens considèrent comme surnaturels tous les +objets, tous les phénomènes qu'ils ne connaissent pas. Thémistocle est +un de ces phénomènes-là. Les Yakangs n'ont jamais vu d'hommes noirs. +Pour eux, un visage humain ne peut avoir que deux couleurs: rouge ou +blanc; Thémistocle, dont le teint bouleverse toutes leurs idées, passe à +leurs yeux pour un être supérieur, en dehors de la nature humaine. +Ajoutez à cela la haute taille, le costume et la vigueur de notre ami..</p> + +<p>--Mon brave Thémistocle, dit Raoul en riant, te voilà passé à l'état de +phénomène!</p> + +<p>--Mieux que cela, à l'état de divinité redoutable.</p> + +<p>--Et comment l'appelle-t-on?</p> + +<p>--Le démon du Champ-Rouge.</p> + +<p>--Qu'est-ce que cela veut dire?</p> + +<p>--Rappelez-vous monsieur le marquis, l'endroit où nous nous sommes +rencontrés pour la première fois et où vous m'avez sauvé la vie. Ce lieu +a reçu des Indiens le nom de <i>Champ-Rouge</i>. 'On le croit hanté par une +puissance malfaisante, ennemie des Indiens. Aussi, quand ils aperçurent +notre ami noir, les coquins qui m'avaient attaqué crurent voir +apparaître la divinité vengeresse et s'enfuirent en criant: Le <i>démon du +Champ-Rouge</i>.</p> + +<p>--En effet, je m'en souviens...</p> + +<p>--Eh bien! c'est là-dessus que je compte pour vous faire adopter par les +Yakangs.</p> + +<p>--Vraiment?</p> + +<p>--Venez avec moi, et vous, Thémistocle, n'oubliez pas que vous êtes dieu +ou diable, à votre choix, mais qu'il vous faut faire tout ce que je vous +dirai, et rien que cela: est-ce bien entendu?</p> + +<p>--Comptez sur Thémistocle, répondit le nègre déjà pénétré ee la majesté +de son rôle.</p> + +<p>Le Marcheur, accompagné de ses deux amis, se dirigea vers la place du +village où la tribu était rassemblée. Une espèce d'estrade avait été, +par les soins du trappeur, construite au milieu de la place. En face, la +Flèche-Noire et les principaux guerriers peints et costumés en guerre se +tenaient immobiles sous les armes.</p> + +<p>Le Marcheur, Raoul et Thémistocle montèrent gravement sur l'estrade.</p> + +<p>--Les guerriers Yakangs sont mes frères, dit le trappeur d'une voix +forte; veulent-ils permettre à leur frère blanc de parler?</p> + +<p>--Oui, oui, répondirent les Peaux-Rouges.</p> + +<p>--Yakangs, le démon du Champ-Rouge, après vous avoir couverts de sa +protection pour mettre en fuite les lâches Enfants perdus, m'a fait +entendre sa voix.</p> + +<p>--Parlez, frère, dit la Flèche-Noire avec respect; nos oreilles sont +ouvertes.</p> + +<p>--A vous, Thémistocle! dit le trappeur à voix basse. Soyez majestueux +autant que vous le pourrez. Parlez lentement; je traduirai phrase par +phrase ce que vous direz. Vous finirez en leur ordonnant d'adopter votre +maitre.</p> + +<p>--Cela suffit, dit Thémistocle.</p> + +<p>Le nègre, rejetant en arrière sa peau de bison, agita, en guise de +salut, les plumes de dindon qui ornaient sa tête. Appuyé sur sa massue +dans la pose de l'Hercule Farnèse, il commença d'une voix grave, lente +et monotone, ayant l'air de se parler à lui-même, les yeux levés vers le +ciel:</p> + +<p>--Guerriers de la grande nation des Yakangs, d'où vient que vous courbez +la tête devant moi? La peur tient-elle vos yeux fixés vers la terre? Les +Yakangs ne sont pas des vielles femmes sans courage; ils sont les plus +braves guerriers et les plus adroits chasseurs des prairies. A leur vue, +les ennemis s'enfuient comme une troupe d'élans ou de cerfs timides... +Cela est-il vrai, hommes puissants?</p> + +<p>--Bravo! Thémistocle! murmura le Marcheur.</p> + +<p>--Exorde par insinuation, ajouta Raoul.</p> + +<p>--Levez les yeux, guerriers, continua le nègre, marchant à grands pas +sur l'estrade et agitant les bras. Vous savez que le Grand-Esprit est +mon père et que les prairies bienheureuses sont mes domaines... Regardez +mon visage, que la contemplation du feu divin a brûlé pour toujours. +Guerriers, ce n'est point un homme, celui qui n'a ni la peau rouge ni la +peau blanche. Ecoutez! écoutez! Je chassais dans les prairies bien +heureuses lorsque le Grand-Esprit, mon père, me dit: "Parmi mes fils +rouges du désert, il y a des lâches et des voleurs indignes de voir la +lumière du Wacondah!... va et punis-les." Et moi, fils respectueux, je +quittai mes domaines, enveloppé d'une nuée d'orage. Caché sous les +rochers du Champ-Rouge, j'ai, depuis des centaines de lunes, épié au +passage et immolé, suivant les ordres de mon père, les lâches et les +voleurs. Guerriers, je suis heureux de le reconnaître jamais ma colère +ne s'est appesantie sur votre race. Les Yakangs sont des braves.</p> + +<p>--Monsieur le marquis, dit le trappeur à voix basse, Thémistocle fera +maintenant tout ce qu'il voudra des Indiens.</p> + +<p>En effet les éloges du nègre avaient produit un effet extraordinaire +parmi les Yakangs. Ces naïfs Peaux-Rouges, qui jusqu'alors écoutaient +courbés dans l'attitude du respect, levaient maintenant leur front +rayonnant d'orgueil.</p> + +<p>Thémistocle, croisant ses longs bras sur sa vaste poitrine, garda le +silence pendant quelques instants afin de doubler l'effet de ses +paroles.</p> + +<p>--Rapprochez-vous de moi, dit-il à voix basse à ses amis, et ne vous +offensez pas de ce que je vais faire.</p> + +<p>--Guerriers, continua-t-il à haute voix, j'errais dans les solitudes du +Champ-Rouge, lorsque mon oeil, qui embrasse toute la terre d'un regard, +vit une troupe de loups poltrons et perfides se diriger vers votre +village, enveloppée des ténèbres de la nuit. Vos jeunes gens chassaient +le bison au bord des lacs sous la conduite de la Flèche Noire, ce +courageux guerrier que le Maître de la vie aime et propose comme modèle +à ceux qui habitent les prairies bienheureuses du Wacondah.</p> + +<p>Le chef Yakang, malgré son impassibilité ordinaire, poussa un cri de +triomphe et d'orgueil en apprenant la haute opinion qu'avait de lui le +Grand-Esprit.</p> + +<p>--Pouvais-je laisser massacrer mes fils les Yakangs, tandis qu'ils +s'endormaient dans une sécurité trompeuse? Non! Rapide comme l'éclair, +je volai au secours de mes fils menacés. En route, je trouvai deux +visages pâles qui marchaient au même but. Ces amis, vous les connaissez, +les voilà.</p> + +<p>En disant ces mots, Thémistocle saisit dans chaque main le Marcheur et +Raoul stupéfaits, et les soulevant par leur ceinture de chasse, les tint +suspendus en l'air, à bout de bras, pendant quelques instants.</p> + +<p>Les Indiens poussèrent une immense clameur d'admiration. Jamais ils +n'avaient assisté à un pareil trait de vigueur corporelle. Evidemment +l'être capable d'un tel effort était bien un être surnaturel.</p> + +<p>--Guerriers, continua Thémistocle, vous savez le reste. Conduit par mon +père, le Maître de la vie, j'eus le bonheur d'arriver à temps, au moment +où les Yakangs, malgré leur courage indomptable, allaient succomber sous +le nombre. Ma vue suffit à chasser les chiens peureux. Hélas! l'un des +visages pâles gisait sur la terre, baigné dans son sang. Guerriers, +votre coeur est bon et reconnaissant; le Marcheur est déjà votre frère; +n'est-il pas juste que son ami le devienne aussi?</p> + +<p>--Oui, oui! crièrent les guerriers.</p> + +<p>Les Yakangs sont reconnaissants, dit la Flèche-Noire; ils obéiront aux +désirs du démon du Champ-Rouge: le visage pâle deviendra notre frère.</p> + +<p>--Hourra! cria le trappeur en jetant en l'air son bonnet de peau de +raton, hourra, Thémistocle! vous êtes grand comme le monde! Souffrez que +je vous embrasse.</p> + +<p>Et, sans attendre la réponse, le trappeur pressa le nègre dans ses bras. +Celui-ci le repoussa doucement et, se retournant vers la foule:</p> + +<p>--Guerriers, continua-t il après s'être recueilli pendant quelques +instants, le Maître de la vie est content; il m'ordonne de rester au +milieu de vous avec mes amis les visages pâles. J'obéirai à ses ordres, +je chasserai le bison avec vous et combattrai vos ennemis. +Réjouissez-vous, guerriers! un jour viendra où la grande race des +Yakangs s'étendra sur la prairie comme l'eau du fleuve qui déborde.</p> + +<p>Une explosion de cris enthousiastes et d'applaudissements frénétiques +accueillit cette prophétie de bon augure; puis Thémistocle, descendant +de l'estrade, fut entouré par les Indiens, qui, n'en ayant plus peur, +s'approchaient de lui pour le toucher. Quelques-uns même des plus hardis +coupaient avec leur couteau à scalper des morceaux de sa peau de bison +et les emportaient comme des talismans. Sans l'intervention de la +Flèche-Noire, Thémistocle eût été bientôt dépouillé du vêtement qui +faisait sa gloire et son orgueil.</p> + +<p>On procéda immédiatement à l'adoption du marquis. Vu son état de +faiblesse et les observations du Marcheur, les épreuves usitées en +pareil cas furent supprimées. La Flèche Moire, s'approchant du jeune +homme, l'embrassa sur les lèvres et lui fit don d'un costume complet de +guerre. En échange, Raoul donna un de ses pistolets, que l'Indien reçut +avec les marques de la plus vive satisfaction.</p> + +<p>Le sorcier, s.'approchant à son tour, se mit en devoir de pratiquer +l'opération du tatouage.</p> + +<p>--Hum! monsieur le marquis, dit le trappeur, voilà un mauvais quart +d'heure à passer. Mais il y a des circonstances où l'homme doit savoir +souffrir sans se plaindre...</p> + +<p>Le sorcier mit à nu le bras du jeune homme et, lui piquant la peau à +l'aide d'une épine d'acacia trempée dans le suc de certaines plantes, +lui dessina les figures emblématiques de la tribu des Yakangs. Pendant +ce temps, les chefs et les principaux guerriers dansaient autour de +l'estrade, poussant des cris discordants.</p> + +<p>--A quoi bon tout ce vacarme? demanda Raoul.</p> + +<p>--A empêcher les plaintes que la douleur pourra vous arracher de +parvenir aux oreilles des gens de la tribu.</p> + +<p>--Alors, mon ami, faites cesser ce tapage. Je veux montrer aux Indiens +qu'un blanc est aussi capable qu'eux de souffrir sans se plaindre.</p> + +<p>Et en effet, pendant toute la durée de l'opération, le jeune homme ne +proféra pas une plainte, malgré la douleur cuisante que lui causait la +liqueur corrosive. L'opération terminée, il fut conduit dans la loge de +la médecine, où il demeura enfermé toute la journée, afin, disait le +sorcier, de s'entretenir avec le Grand-Esprit.</p> + +<p>Lorsqu'il en sortit, le soir, Raoul faisait partie de la puissante tribu +des Yakangs.</p> + +<p>Pour fêter cet heureux jour, un grand feu fut allumé sur la place, et +les danses et les jeux se prolongèrent pendant une partie de la nuit.</p> + +<br><br> + +<h3>X.--UN SERVITEUR MODELE.</h3> + +<p>Quinze jours s'étaient passés et le trappeur n'était pas resté inactif +pour obtenir le secret du trésor de Montcalm.</p> + +<p>Le sorcier, qui seul connaissait ce secret, avait longtemps hésité à se +livrer. "La puissance et la prospérité des Yakangs, disait-il, étaient +fatalement liées à sa discrétion," et il est probable que les instances +du Marcheur fussent demeurées stériles si Thémistocle, usant de son +autorité de dieu protecteur, n'eût enjoint au sorcier de dire ce qu'il +savait. Devant un ordre aussi formel, le grand prêtre n'eut plus +d'objection. Il consentit même à servir de guide et à conduire +l'étranger vers le trésor qu'il était venu chercher.</p> + +<p>--Le désert est plein d'ennemis, avait dit de son côté la Flèche-Noire, +et le démon du Champ-Rouge ne peut voyager seul comme un pauvre Indien. +La Flèche-Noire l'escortera avec dix guerriers.</p> + +<p>Enfin Fleur-de-Printemps et l'Abeille avaient voulu accompagner le chef.</p> + +<p>La Flèche-Noire s'opposa d'abord à cette résolution imprudente et +téméraire; mais cette fois encore Thémistocle interposa son autorité +toute-puissante et le chef yakang consentit à ce que sa femme et sa +fille fissent partie de l'expédition; mais en même temps il doubla le +nom bre de l'escorte.</p> + +<p>La petite troupe avait donc quitté le village et, guidée par le sorcier, +s'était dirigée vers les terres de l'Est en suivant la route que Raoul +et ses amis avaient déjà parcourue pour se rendre chez les Yakangs.</p> + +<p>Vers le milieu du troisième jour de marche, nous la retrouvons campée au +bord du fleuve où Thémistocle avait terrassa un bison à la force du +poignet.</p> + +<p>--J'ai une question à poser à mon père le sorcier, dit tout à coup le +trappeur; mon père veut-il m'écouter?</p> + +<p>--Les paroles de mon fils sont toujours agréables aux oreilles de son +ami.</p> + +<p>--Merci. Comme vous le savez, ce chemin mène directement chez moi. Le +suivrons-nous jusqu'au bout et passerons-nous par ma cabane?</p> + +<p>--Non, répondit le sorcier. La hutte de mon fils restera à deux milles +vers la droite.</p> + +<p>--C'est bien; je pourrai renouveler ma provision de poudre et de +balles... Un homme sans munitions n'est bon à rien.</p> + +<p>En ce moment, comme le déjeuner était fini et la chaleur suffocante, +chacun s'étendit commodément sur l'herbe, cherchant un peu d'ombre et de +sommeil, attendant la fraîcheur du soir pour se remettra en route.</p> + +<p>Un instant après, une légère ondulation se produisit dans les roseaux +qui cachaient le fleuve, puis apparut entre leurs tiges une tête +grimaçante, fixant des yeux enflammés sur les gens endormis.</p> + +<p>Après quelques secondes d'un attentif examen, la tête disparut, les +roseaux se refermèrent, l'eau du fleuve clapota doucement sous les +efforts d'un Indien qui, nageant entre deux eaux, atteignit bientôt la +rive opposée. Cet Indien portait le costume et les emblèmes des Enfants +perdus.</p> + +<p>A peine eût il touché la terre qu'il se dirigea en rampant vers un +bouquet de <i>kart rouges</i> [1].</p> + +<p>[Note 1: Cornus stolonifera (Mich.)]</p> + +<p>Deux autres Indiens l'attendaient au milieu des hautes herbes.</p> + +<p>--Mon frère a vu? demanda l'un d'eux.</p> + +<p>--Le Loup a vu.</p> + +<p>--Quels sont les guerriers dont nous suivons la piste?</p> + +<p>--Le visage pâle, accompagné de son ami le Marcheur et de vingt +guerriers yakangs commandés par la Flèche-Noire. L'Abeille et +Fleur-de-Printemps sont parmi eux, ainsi que le démon du Champ-Rouge.</p> + +<p>--Bien. Le Loup compte sans doute avertir Oeil-Sanglant?</p> + +<p>Le Loup secoua négativement la tête.</p> + +<p>--Le Loup est plus rusé que le trappeur blanc: il a entendu. Le Marcheur +manque de poudre et de balles; son rifle est muet et pend inutile sur +son épaule.</p> + +<p>--Oach!</p> + +<p>--Le Marcheur ira chercher des munitions à sa hutte.</p> + +<p>--Que compte faire mon frère?</p> + +<p>--Le Loup y sera le premier. Le Loup connaît la hutte du Marcheur; il y +mènera ses deux frères rouges, emportera les armes du trappeur, et le +Marcheur fuira comme un chien peureux.</p> + +<p>--Mon frère est guerrier; son oeil voit tout. Partons.</p> + +<p>Les trois Indiens se mirent en marche, côtoyant le fleuve, cachés parmi +les saules, les roseaux et les hautes herbes, de ce pas gymnastique qui +dévore les distances sans paraître donner prise à la fatigue.</p> + +<p>--L'ennemi des Enfants perdus est loin maintenant, dit le Loup, après +deux heures de marche silencieuse. Si mes frères veulent suivre le Loup, +ils les conduira plus vite par l'eau.</p> + +<p>Les Indiens approuvèrent par un signe de tête.</p> + +<p>Pour voyager par eau ainsi que le proposait le Loup, la première chose +qui semble nécessaire est une embarcation. Or, les trois Enfants perdus +n'en possédaient pas. Mais ce n'était point là une impossibilité pour +ces sauvages enfants de la nature.</p> + +<p>Un énorme tronc de peuplier gisait sur la rive, brisé sans doute par la +tempête et encore garni d'une portion de ses branches dénudées.</p> + +<p>Les Indiens s'approchèrent du tronc d'arbre et, réunissant leurs +efforts, commençaient à l'ébranler, lorsque soudain un homme se dressa +devant eux.</p> + +<p>Les Indiens, surpris, reculèrent d'un pas, portant la main à leurs +tomahawks.</p> + +<p>--De par le Grand-Esprit! mes gaillards vous avez failli m'écraser, dit +le nouveau venu, une autre fois, quand vous remuerez des troncs +d'arbres, regardez d'abord s'il n'y a personne derrière.</p> + +<p>--Le métis Scott! firent les Indiens.</p> + +<p>--Mon Dieu! oui, votre frère Scott qui, ne pouvant savoir s'il avait +affaire à des amis ou à des ennemis, s'est mis à couvert pour voir +venir. Et maintenant, vous voulez descendre le fleuve?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Et où allez-vous par ce chemin-là?</p> + +<p>--A la hutte de notre ennemi, le Marcheur.</p> + +<p>--Ah! Et dans quel but?</p> + +<p>--Lui enlever ses armes.</p> + +<p>--De par tous les diables! c'est une excellente idée.</p> + +<p>--Mon frère nous permettra une question à notre tour?</p> + +<p>--C'est selon... Faites toujours.</p> + +<p>--D'où vient le Métis?</p> + +<p>--Vous êtes curieux... Bah! après tout, vous le saurez tôt ou tard. Le +Métis vient de négocier une alliance entre les Enfants perdus et le +Nuage-Blanc, chef des Hurons.</p> + +<p>--Mon frère a réussi?</p> + +<p>--Le Métis a réussi. Il retourne vers Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Bien. Que mon frère se dépêche et qu'il marche avec la prudence du +serpent. Le démon du Champ-Rouge avec la Flèche-Noire et vingt guerriers +yakangs suivent l'autre rive du fleuve.</p> + +<p>--Merci; le Métis n'est pas un enfant... Adieu.</p> + +<p>Les Indiens eurent bientôt fait de pousser le tronc de peuplier dans le +fleuve et se laissèrent aller à la dérive...</p> + +<p>Le lendemain, vers le milieu du jour, ils se trouvaient en face du +cirque de rochers qui conduisait à la hutte du Marcheur. Abandonnant +leur radeau improvisé aux hasards du courant, ils gagnèrent le bord à la +nage et, après avoir scruté de l'oreille et de l'oeil tous les environs, +ils s'engagèrent dans l'étroit couloir de pierre.? Le silence, +l'abandon étaient complets...</p> + +<p>La porte du réduit était entr'ouverte. Le Loup, qui marchait en tête, +prêta l'oreille un instant, puis poussa le battant et entre résolument +Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur que deux bras +gigantesques, semblant sortir de derrière la porte, s'enlacèrent autour +de ton corps et l'étreignirent.</p> + +<p>Sous cette accolade formidable, l'Indien sentit ses os craquer, puisse +briser et, quand l'ombre ouvrit les bras, le Loup roula inerte sur le +sol.</p> + +<p>Il était mort sans pousser un cri.</p> + +<p>Cet ombre n était autre que Martin, l'ours <i>grizzly</i> du Marcheur. Le +brave animal, fuyant les ardeurs du jour, dormait paisiblement au frais +dans la hutte, lorsque des pas inconnus lui avaient fait dresser +l'oreille, tandis que son odorat, d'une finesse merveilleuse, lui +révélait un ennemi.</p> + +<p>Dans sa grosse cervelle d'ours, le brave Martin s'était probablement +tenu un raisonnement comme celui-ci:</p> + +<p>--Quelqu'un approche... ce n'est point mon maître... ce n'est point non +plus aucun des amis de mon maître, car les pas et les voix que j'entends +me sont inconnus... Hum! Martin, mon ami, ces gens-là ont de mauvaises +intentions. Souviens-toi que ton maître t'a proposé à la garde de son +habitation.</p> + +<p>Et, sûr de la justesse de son raisonnement, le brave animal avait +étouffé le premier inconnu qui s'était présenté, et cela si rapidement +et avec si peu de bruit, que les compagnons du Loup, faisant le guet au +dehors, n'avaient rien entendu.</p> + +<p>Au bout de quelques instants, ils entrèrent.</p> + +<p>Le second Indien qui se présenta subit le même sort: mais le troisième, +averti par un grognement, eut le temps de se mettre sur la défensive et +de brandir son tomahawk, faible arme pour un tel adversaire. Martin ne +s'inquiéta même pas d'éviter le coup qui lui était destiné; il le reçut +au milieu du front, sûr que son crâne pouvait supporter une pareille +caresse, puis, d'un coup de griffe il éventra l'Indien.</p> + +<p>Cet exploit accompli, Martin secoua la tête, s'étendit en travers de la +porte et, après s'être léché les pattes pendant quelques instants, +reprit son somme interrompu.</p> + +<p>Au coucher du soleil, le Marcheur arrivait au cirque de pierre.</p> + +<p>--Oh! oh! qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; des pas humains! Quelqu'un +chez moi!</p> + +<p>Et, le coeur plein d'inquiétude, il franchit en courant le couloir. Sur +le seuil, il trouva son ours qui l'accueillit avec toutes les +démonstrations d'une joie des plus vives.</p> + +<p>--Bonjour, bonjour, Martin! dit le trappeur en caressant l'animal; as-tu +vu quelqu'un rôder par ici?</p> + +<p>Les yeux de Martin brillèrent comme s'il eût compris la question et te +tournèrent vers la hutte.</p> + +<p>--Ah! ah! fit le trappeur en voyant les cadavres... Des Enfants perdus! +Mon ami Martin, tu as bien travaillé!</p> + +<p>Deux heures après, les cadavres enterrés, le Marcheur, muni d'un sac à +balles et d'une poudrière convenablement garnie, quittait la hutte pour +rejoindre ses amis, qui l'attendaient à deux milles plus loin de l'autre +côté des montagnes. Martin l'accompagna jusqu'aux limites de son +domaine.</p> +<br><br> + +<h3>XI.--L'ORAGE.</h3> + +<p>Cependant la visite que les trois Indiens avaient faite à la hutte avait +fortement donné à réfléchir au Marcheur.</p> + +<p>--Les traces étaient toutes fraîches, dit-il à la Flèche-Noire après le +récit des exploits de son ours... Nos ennemis seraient-ils sur notre +piste?</p> + +<p>--Oeil-Sanglant est un chien et ses guerriers des vieilles femmes... Les +Yakangs ne les craignent pas.</p> + +<p>--Je le sais. Moi non plus, je ne les crains pas... mais voyez-vous, +chef, tout en marchant il m'est venu une idée. Les Hurons, bien que vous +soyez maintenant en paix avec eux, sont jaloux de la puissance des +Yakangs... Je ne serais pas surpris que l'Oeil-Sanglant les eût décidés +à s'unir aux Enfants perdus, d'autant plus que leur chef, le +Nuage-Blanc, vous hait personnellement.</p> + +<p>La Flèche-Noire eut un sourire dédaigneux.</p> + +<p>--Le chef huron n'a que trente chevelures dans son wigwam, dit-il; moi, +j'en ai soixante. Tant que la Flèche-Noire n'aura pas d'autre ennemi, il +dormira tranquille.</p> + +<p>Les événements, d'ailleurs, semblaient donner raison à l'Indien. Malgré +ses minutieuses recherches, le Marcheur n'apercevait rien de suspect +autour de lui. La prairie, à perte de vue, déroulait ses solitudes +immenses aux aspects monotones, et son silence était à peine troublé par +le bruit des pas des voyageurs ou la fuite précipitée des animaux +sauvages cachés parmi les hautes herbes.</p> + +<p>A mesure que la petite troupe avançait, la confiance et l'espoir +revenaient dans l'âme du trappeur.</p> + +<p>--Courage, monsieur le marquis! disait-il joyeusement. Bientôt nous +toucherons au but... La route doit vous sembler longue?</p> + +<p>Mais à chaque question de ce genre le jeune homme, enveloppant d'un +regard Fleur-de-Printemps, remuait négativement la tête. Comment +aurait-il pu se plaindre de la lenteur du temps, lorsqu'une si douce +compagnie venait en abréger les heures?</p> + +<p>Ce jour même, vers le coucher du soleil, la caravane arrivait au pied +d'une chaîne de collines abruptes qui entourait la savane comme une +immense ceinture.</p> + +<p>--Que mon fils le guerrier pâle se réjouisse, dit le sorcier s'adressant +à Raoul; le trésor qu'il venu chercher chez ses frères les Yakangs se +trouve sur le versant opposé de cette colline qui domine toutes les +autres.</p> + +<p>--Hourra! s'écria le trappeur à pleins poumons.</p> + +<p>--Bien que nous soyons très près du but de notre voyage, reprit le +sorcier, je ne conseillera pas à mes amis d'essayer à l'atteindre +aujourd'hui. Qu'en dit mon fils la Flèche-Noire? ajouta-t-il en montrant +à l'Indien un grand nuage noir qui surgissait à l'horizon.</p> + +<p>Le chef examina le ciel pendant quelques instants:</p> + +<p>--Mon père a bien vu, dit-il enfin. Ce nuage a couvé le nid du tonnerre, +et bientôt il s'étendra sur toute la surface de la terre. Que mes fils +cherchent un abri et prient le Grand-Esprit de les protéger, car bientôt +les éléments seront en guerre.</p> + +<p>Ce conseil fut immédiatement suivi et la petite troupe, se réfugiant +sous un amas de roches qui garnissaient le pied de la colline, +s'installa de son mieux pour résister à la violence de l'orage qui +menaçait.</p> + +<p>La nature elle-même semblait avoir conscience du danger. Le silence qui +planait sur la prairie redoubla, l'air devint immobile. On eût dit que +la terre recueillait ses forces ou sommeillait.</p> + +<p>Le nuage signalé par le sorcier montait rapidement et bientôt il +enveloppait l'horizon, étendant sur le ciel son réseau noir, doré de +place en place par les rayons du soleil déjà pâlissants. La même temps, +une vaste nappe brune partant de la terre allait se joindre à lui, +semblable à une immense colonne de fumée marchant d'une seule pièce sur +la plaine.</p> + +<p>Tout à coup, sans qu'un souffle d'air se fit sentir, les feuillages +s'agitèrent, les hautes herbes penchèrent leurs tiges flexibles avec un +bruit plaintif; un sourd gémissement sortit des flancs de la colline. +C'était la réponse de la terre au défi que lui jetait l'ouragan.</p> + +<p>--Attention, mes amis! cria le trappeur; tenez-vous bien: le branle-bas +va commencer...</p> + +<p>Un sourd grondement répondit à ces paroles, puis un immense éclair +sillonna l'horizon, déchirant les flancs du nuage de ses zigzags de feu.</p> + +<p>Ce bruit sembla un signal. Le vent, captif jusque-là, s'éleva tout à +coup, étendant sur la campagne ses tourbillons irrésistibles. Incapables +de lutter contre son étreinte, les arbres séculaires gémissaient au +loin, puis brisés, déracinés, ils s'abattaient avec le fracas d'une +bataille.</p> + +<p>Des fragments de rochers roulaient sur les flancs de la colline, poussés +par une force irrésistible. Les herbes de la prairie brisées, hachées +comme par la faucille du moissonneur, s'éparpillaient dans l'air et +semblaient pour l'oeil le contour des tourbillons.</p> + +<p>En même temps, la pluie,--une pluie drue, épaisse, à larges +gouttes,--tombant par torrents, interceptait la vue et plongeait la +campagne dans une complète obscurité; les pierres, les armes des Indiens +et celles du trappeur, chargés d'électricité, crépitaient entre leurs +mains. Raoul considérait avec épouvante ce cataclysme qui menaçait de +bouleverser la terre, et les Yakangs eux-mêmes habitués qu'ils fussent à +de semblables spectacles, conjuraient intérieurement le Grand-Esprit de +les tirer de ce danger imminent.</p> + +<p>Cependant, quelque critique que fût la position de nos amis, elles +n'étaient rien en comparaison de celles de deux hommes qui, à cent pas +de l'abri de rochers, bravaient en rase campagne les efforts de la +tempête. Couchés à plat ventre sur la terre pour donner moins de prise +au vent et cramponnés l'un à l'autre, ils tenaient obstinément leurs +yeux fixés sur la retraite des Yakangs.</p> + +<p>Quels étaient leurs desseins? Nous avons appris du métis Scott que, +chargé de négocier une alliance entre les Hurons et les Enfants perdus, +il avait réussi sans difficulté. Les Hurons et les Yakangs étaient +ennemis, sans doute depuis l'origine de leur race. Entre eux, la +guerre--bien qu'interrompue par des trêves assez fréquentes--était +éternelle, car elle avait pour but la suprématie de l'un des deux +peuples dans le désert. De plus, le Nuage-Blanc, comme chef, haïssait +personnellement la Flèche-Noire, dont il enviait la réputation et les +hauts faits. Il avait donc accepté avec empressement l'alliance des +Enfants perdus. Il avait quitté son village en compagnie de son fils, +pendant que dix guerriers hurons rejoignaient les débris de la troupe de +l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>Ces hommes qui marchaient depuis le matin dans la piste de la +Flèche-Noire, et qui avaient si bien su dissimuler leur présence aux +yeux clairvoyants du trappeur, étaient le Nuage-Blanc, chefs des +Hurons, et l'Oiseau-du-tonnerre, son fils, un jeune homme, presque un +enfant, qui n'avait pas encore conquis le titre de guerrier.</p> + +<p> +Pendant la plus grande partie de la journée, le Nuage-Blanc et +l'Oiseau-du-Tonnerre avaient suivi la caravane à environ cinq cents pas +en arrière, et cela si habilement que personne ne s'était douté de leur +présence, lorsque auprès de la colline l'orage était venu les assaillir.</p> + +<p>Nous les avons vus, sous la pluie et les éclairs, couchés sur la terre +pour n'être point emportés par le vent, supporter sans faiblir la fureur +des éléments plutôt que d'abandonner leurs desseins.</p> + +<p>Cependant les Yakangs, terrifiés par la tempête, se cramponnaient de +toutes leurs forces aux parois des rochers, lorsque tout à coup la voix +du trappeur domina le bruit de l'ouragan.</p> + +<p>--La trombe vient droit sur nous! cria-t-il; du sang-froid, mes amis!... +A plat ventre sur la terre, ou nous sommes perdus.</p> + +<p>En effet, la trombe, qui, vue de loin, semblait n'avancer qu'avec +lenteur, marchait, vue de près, avec la rapidité d'un cheval lancé au +galop. Son large pied appuyé sur le sol, elle montait jusqu'au ciel par +une spirale immense et s'avançait en tourbillonnant avec un mugissement +terrible.</p> + +<p>Les Indiens frissonnaient, se sentant perdus.</p> + +<p>Bientôt la trombe atteignit leur retraite et les enveloppa dans ses +replis. Cramponnés aux aspérités du sol, haletants, suffoqués sous cette +formidable pression, les voyageurs fermèrent les yeux et perdirent +connaissance, se croyant voués à une mort certaine.</p> + +<p>Mais la trombe, continuant toujours sa marche, rencontra tout à coup la +colline. Le choc la fit reculer, comme étonnée de cette résistance +imprévue; puis, réunissant ses efforts, elle revint de nouveau à la +charge. Mais le cercle de collines tint bon. La colonne battit encore +une fois en retraite, s'arrêta quelques instants au milieu de la plaine +comme pour examiner l'ennemi; puis, reconnaissant sans doute l'inutilité +de ses attaques, elle sembla hésiter, oscilla lentement sur elle-même et +enfin tournoya en sens inverse; elle changea de direction et continua sa +course furieuse vers les régions de l'Ouest, dévastant tout sur son +passage.</p> + +<p>Quelques minutes après, comme si la trombe eût formé l'arrière-garde de +l'orage, la pluie cessait, le voile noir qui couvrait le ciel se +déchirait et, sur l'azur mis à nu, le soleil dardait ses derniers rayons +pour consoler la terre des souffrances qu'elle venait d'éprouver.</p> + +<p>La Flèche-Noire, le Marcheur et Thémistocle ne tardèrent pas à revenir +au sentiment de la réalité. Encore frissonnants du danger qu'ils avaient +couru, ils jetèrent un regard autour d'eux et un cri de désespoir +jaillit de leur poitrine...</p> + +<p>Raoul et Fleur-de-Printemps avaient disparu.</p> +<br><br> + +<h3>XII--RUSES DE GUERRE.</h3> + +<p>--Ils sont morts! s'écria le trappeur. L'ouragan les a broyés dans ses +tourbillons! Qui sait si nous retrouverons même les cadavres!</p> + +<p>La Flèche-Noire, à genoux sur le sol, examinait attentivement la place +qu'avaient occupée sa fille et le jeune homme.</p> + +<p>Tout à coup il se releva en poussant un cri de rage.</p> + +<p>--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur.</p> + +<p>--Mon frère avait raison; le chef Yakang a manqué de prudence... Les +ennemis nous suivaient et ce sont eux qui ont enlevé ma fille et le +guerrier pâle. Que le Marcheur regarde.</p> + +<p>Le trappeur se baissa, examinant le sol.</p> + +<p>--Diable! diable! mes prévisions se réalisent de plus en plus, dit-il; +les ravisseurs sont des Hurons.</p> + +<p>--Des Hurons?</p> + +<p>--Oui... et... attendez... le Nuage-Blanc lui-même est venu ici... Voici +une plume d'aigle de sa coiffure, je la reconnais... Dieu soit loué! les +enfants vivent encore... Mais dans quel but les a-t-on enlevés?</p> + +<p>--Oeil-Sanglant aime Fleur-de-Printemps, dit l'Abeille d'une voix +sombre.</p> + +<p>--Lui? dit la Flèche-Noire en crispant les poings. Ce chien des prairies +a osé lever les yeux sur l'étoile des Yakangs!...</p> + +<p>--L'Abeille a raison, fit le trappeur, et je devine maintenant le +dessein de nos ennemis. Le chef huron a enlevé Fleur-de-Printemps pour +la mettre entre les mains de l'Oeil-Sanglant, qui la forcera à partager +son wigwam et à devenir sa femme. Quant à Raoul, les Enfants perdus, +pour se venger de leur défaite, l'attacheront au poteau de torture. +Maintenant, que va faire mon frère?</p> + +<p>La Flèche-Noire, au lieu de répondre, alluma son calumet et se mit à +fumer d'un air aussi impassible que si rien d'extraordinaire ne venait +de se passer.</p> + +<p>--Partons! dit-il tout à coup en secouant la cendre de sa pipe.</p> + +<p>La troupe des Yakangs s'ébranla lentement sous la conduite du trappeur +et de la Flèche-Noire, qui marchait courbé vers la terre détrempée où +les pas des ravisseurs avaient laissé de profondes empreintes.</p> + +<p>Cette chasse silencieuse dura jusqu'à la tombée de la nuit.</p> + +<p>--Campons, dit la Flèche-Noire. Demain il fera jour.</p> + +<p>L'aube blanchissait à l'horizon et les Yakangs étaient de nouveau sur la +piste des Hurons, mais, au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé +la veille les traces cessèrent.</p> + +<p>--Les Hurons ont passé le fleuve, dit le trappeur après avoir examiné la +rive; faisons comme eux.</p> + +<p>La Flèche-Noire approuva et entra résolument dans l'eau, peu profonde en +cet endroit. Mais arrivé sur le bord opposé, il poussa un cri de +triomphe, et, appelant le Marcheur, lui montra la terre.</p> + +<p>Le trappeur se baissa; le sol était piétiné comme par le passage de +plusieurs hommes. Quelque chose brillait dans l'herbe.</p> + +<p>--C'est une des coquilles détachées de la ceinture de +Fleur-de-Printemps, dit Thémistocle; je la reconnais.</p> + +<p>--En avant! s'écria la Flèche-Noire; nous sommes sur la piste.</p> + +<p>--Halte! chef; arrêtez! fit le trappeur qui continuait à examiner le +sol; mon frère est sur une fausse piste. Les Hurons n'ont point traversé +la plaine.</p> + +<p>--Oach! et ces traces?</p> + +<p>--Ruses de guerre. Les coquins sont adroits, mais ils ne connaissent pas +le vieux limier.</p> + +<p>--Nègre comprend pas! disait le noir suivant cette scène d' un air +ébahi.</p> + +<p>--Voyez ces empreintes. Pour vous, elles signifient que des hommes ont +passé là, voilà tout. Pour moi, elles ont un autre sens, parce que les +Indiens en marche prennent mille précautions pour effacer toute trace de +leur passage. Ici ces traces semblent multipliées à plaisir; c'est pour +nous donner le change. De plus, toutes ces empreintes sont égales; elles +ont donc été faites par le même pied, par un seul homme. La troupe des +Hurons n'est point passée par ici.</p> + +<p>La Flèche-Noire fit un signe d'assentiment.</p> + +<p>--Voici ce que je pense. Le Nuage-Blanc est arrivé au bord du fleuve. Un +de ses hommes l'a traversé pour laisser la fausse piste; pendant ce +temps, le reste de la troupe a suivi la lit même de la rivière. Qu'en +dit mon frère?</p> + +<p>--Le Marcheur est un véritable Indien; rien ne lui échappe.</p> + +<p>--Maintenant une dernière question se présente. Les Hu rons ont-ils +descendu ou remonté le fleuve?... A mon avis, ils l'ont remonté, parce +qu'en amont l'eau est moins profonde qu'en aval et qu'ils avaient des +prisonniers... Si mon frère le veut, nous suivrons ce chemin.</p> + +<p>--Notre frère a raison, dirent les Indiens en entrant dans l'eau.</p> + +<p>Pendant plus d'une demi-heure, ils remontèrent le fleuve, luttant contre +la violence du courant, très-fort en cet endroit, et explorant avidement +les deux rives.</p> + +<p>--Hourra! s'écria tout à coup le trappeur montrant à ses amis la trace +d'un pied humain imprimé sur la berge. Le Nuage-Blanc est revenu sur ses +pas et s'est rapproché des collines. Maintenant nous tenons la piste, +nous les atteindrons.</p> + +<p>La troupe s'avança avec une nouvelle ardeur. Tout à coup, en passant +auprès d'un buisson de <i>winterberg</i> entouré de hautes herbes, +Thémistocle, qui marchait à côté du trappeur, d'un bond prodigieux +s'élança au milieu du buisson sans se préoccuper des épines qui lui +déchiraient les chairs.</p> + +<p>Un instant après, il en ressortait tenant à la gorge un Indien à moitié +étranglé.</p> + +<p>--Arrêtez, Thémistocle! cria le trappeur; ce Peau-Rouge est un ami, +c'est le Castor.</p> + +<p>Thémistocle obéit.</p> + +<p>--Que mon frère soit le bienvenu, dit la Flèche-Noire. Bien qu'il fasse +partie des Enfants perdus, le Castor est mon ami et a déjà rendu +d'innombrables services à mon peuple.</p> + +<p>--Les Enfants perdus sont des chiens! Le Castor les méprise et veut +orner ses mocassins avec la chevelure de leur chef Oeil-Sanglant... Les +Yakangs veulent-ils me permettre de les accompagner?</p> + +<p>--Que les guerriers prennent garde! dit l'Abeille: le Castor est +peut-être un traître.</p> + +<p>--Oh! fit le trappeur en se récriant.</p> + +<p>L'Enfant perdu lança à l'Indienne un regard indéfinissable.</p> + +<p>--Ma mère se souvient-elle de la nuit où son village fut surpris par les +Enfants perdus?</p> + +<p>--Elle s'en souvient.</p> + +<p>--L'Abeille, terrassée par Oeil-Sanglant, allait périr. Un tomahawk a +brisé l'arme de son ennemi. Ce tomahawk, qui l'avait lancé?</p> + +<p>--Vous?</p> + +<p>--Moi.</p> + +<p>--Que mon fils me pardonne: il comprendra mes soupçons et les excusera.</p> + +<p>Le Castor s'inclina.</p> + +<p>--Mon frère suit la piste des Hurons? dit-il à la Flèche-Noire. Sa fille +et le guerrier pâle ont été enlevée pendant la tempête.</p> + +<p>--Qui les a enlevés? mon frère le sait-il?</p> + +<p>--Oui. Le Nuage-Blanc et son fils l'Oiseau-du-Tonnerre.</p> + +<p>--Qu'en ont-ils fait?</p> + +<p>--Ils les ont livrés à l'Oeil-Sanglant, qui forcera l'étoile des Yakangs +à devenir sa femme et qui attachera le guerrier pâle au poteau de +torture.</p> + +<p>--Quand?</p> + +<p>--Aujourd'hui... dans trois heures.</p> + +<p>Une exclamation de douleur jaillit des poitrines de la Flèche-Noire, du +trappeur et de Thémistocle.</p> + +<p>--Trop tard! murmurèrent-ils; nous arriverons trop tard!</p> + +<p>--Mes frères se trompent. Les Enfants perdus et les Hurons ne sont pas +si loin, et, avant trois heures, mes frères les auront rejoints.</p> + +<p>--Que mon fils le Castor m'écoute, dit la Flèche-Noire. Mon sort est +entre ses mains. Qu'il me guide vers ma fille, et ma vie lui appartient.</p> + +<p>Le Castor lui tendit la main.</p> + +<p>--Mon coeur a toujours aimé les Yakangs et haï les Enfants perdus, +dit-il; je ferai ce que mon père désire.</p> + +<p>Et, prenant la tête de la troupe, il s'avança à grands pas dans la +prairie.</p> + +<p>L'Abeille, qui supportait la fatigue aussi bien que le guerrier le plus +robuste, semblait réfléchir profondément, tout en jetant de temps en +temps un regard perçant sur le Castor.</p> + +<p>Tout à coup elle quitta son rang, et s'approchant du jeune Indien elle +murmura à voix basse:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Pour voir encore ton doux visage,</p> +<p> Jeune fille, vers ton village</p> +<p> Je suis entraîné par mon coeur.</p> +<p> Je te vois jouer sur la mousse</p> +<p> Et j'écoute ta voix plus douce</p> +<p> Que la voix de l'oiseau moqueur.</p> +</div></div> + +<p>Le Castor tressaillit</p> + +<p>--Bon! fit l'Abeille; les yeux d'une mère voient tout. Mon fils aime +Fleur-de-Printemps, il la sauvera.</p> + +<p>Arrivé au pied de la colline, le Castor longea sa base pendant quelques +minutes, puis il s'engagea dans un étroit défilé conduisant au versant +opposé.</p> + +<p> +--Oach! dit le sorcier au Marcheur, nous ne sommes plus qu'à deux +railles du lieu redoutable où gît le trésor de Montcalm, le grand +guerrier blanc. Les Enfants perdus connaîtraient-ils ce secret?</p> + +<p>--Je l'ignore. S'il ne le connaissent pas, il faut les chasser, pour les +empêcher de le découvrir, et s'ils le connaissent déjà... alors...</p> + +<p>Le trappeur acheva sa pensée en frappant avec force la crosse de sa +carabine.</p> + +<p>Depuis quelques instants déjà, la marche du Castor s'était ralentie, et +il avait fait signe à ses amis de ne plus avancer qu'avec une extrême +précaution. Bientôt il ordonna aux Yakangs de s'arrêter; puis prenant à +part la Flèche-Noire, le trappeur et Thémistocle:</p> + +<p>--Que mes frères me suivent, dit-il, et vous, guerriers yakangs, ne +sortez de votre retraite que lorsque vous entendrez retentir le +croassement du corbeau.</p> + +<p>Mais il eut beau employer tous les moyens possibles de persuasion, il ne +put empêcher l'Abeille de se joindre à lui et d'accompagner son mari.</p> + +<p>A quelque distance de l'endroit ou ils se trouvaient se dressait une +sorte de muraille de rochers qui semblait servir de contrefort à la +chaîne de collines. D'épais buissons de gadellier sauvage et de rosiers +des savanes en garnissaient le pied, et quelques pins séculaires, +étendant sur eux leurs bras touffus, semblaient les protéger.</p> + +<p>C'est vers cet endroit que le Castor dirigeait ses amis en rampant dans +les hautes herbes et les murettes.</p> + +<p>Arrivé à la base des rochers, il écarta avec précaution le feuillage qui +masquait la vue et, faisant signe au trappeur et au chef yakang:</p> + +<p>--Que mes frères regardent, dit-il.</p> + +<p>La Flèche-Noire colla son oeil contre l'ouverture ainsi pratiquée et +recula soudain comme s'il eût été mordu par un serpent.</p> + +<p>Il venait d'apercevoir, attachés dos à dos au poteau de torture, sa +fille et le marquis de Valvert, entourés d'un cercle d'Indiens qui +préparaient les instruments du supplice. Tous les ennemis de son peuple +étaient là: l'Oeil-Sanglant avec les Enfants perdus, le Nuage-Blanc et +l'Oiseau-du-Tonnerre avec les Hurons, le Novice arec sa bande d'écumeurs +du désert.</p> + +<p>Vaincu par la douleur, par la rage, incapable de se maîtriser plus +longtemps, le chef yakang brandit son tomahawk et porta sa main à sa +bouche pour donner le signal convenu avec ses guerriers, lorsque le +trappeur le retenant:</p> + +<p>--Que mon frère soit prudent, lui dit-il. Le supplice de ces enfants ne +va pas commencer encore et les ennemis pourraient les tuer si nous +agissions trop précipitamment. Employons d'abord la ruse; la force +viendra après. Laissez-moi faire.</p> + +<p>Et le trappeur se penchant vers Thémistocle, lui murmura quelques mots +à l'oreille.</p> +<br><br> + + +<h3>XIII.--DEUX COEURS INDIENS.</h3> + +<p>Nous avons laissé le Nuage-Blanc et son fils couchés à plat ventre sur +la terre pendant l'orage et fixant des yeux ardents sur le cirque de +rochers qui abritait la troupe des Yakangs. Par un hasard providentiel, +les deux Hurons se trouvèrent hors de l'atteinte de la trombe furieuse, +qui les eût emportées comme une feuille dans ses tourbillons.</p> + +<p>--Que mon fils s'apprête, dit le Nuage-Blanc en voyant le météore +menacer les Yakangs; bientôt il pourra montrer s'il est digne de +recevoir le titre de guerrier.</p> + +<p>Les deux Indiens se levèrent et, sûrs que dans l'obscurité de la +tourmente ils ne seraient point aperçus, ils s'élancèrent en courant +vers la grotte et l'atteignirent au moment où la trombe furieuse venait, +pour ainsi dire, d'anéantir les compagnons de la Flèche-Noire.</p> + +<p>Un éclair permit aux Hurons de s'orienter. Sans songer qu'ils pouvaient +être eux-mêmes emportés par la rafale, ils se précipitèrent vers +Fleur-de-Printemps.</p> + +<p>--Deux prises valent mieux qu'une, murmura l'Oiseau-du-Tonnerre en +s'avançant vers Raoul étendu sur la terre non loin de la jeune fille.</p> + +<p>Une minute après, les Hurons s'enfuyaient portant sur leur épaule les +captifs bâillonnés, garrottés et encore privés de sentiment.</p> + +<p>Les ravisseurs coururent sans s'arrêter jusqu'au bord du fleuve. Arrivés +là:</p> + +<p>--Que mon fils dépose son fardeau, dit le Nuage-Blanc, et qu'il se rende +sur l'autre rive; il fera une fausse piste pour tromper les Yakangs, qui +doivent être déjà sur nos traces.</p> + +<p>L'Oiseau-du-Tonnerre obéit sans mot dire, puis revint vers son père.</p> + +<p>--Que devons-nous faire maintenant? demanda-t-il.</p> + +<p>--Maintenant, répondit le Huron après avoir réfléchi quelques instants, +nous marcherons dans le lit du fleuve pour faire perdre nos traces, puis +nous rejoindrons nos amis de l'autre côté des collines.</p> + +<p>Cette manoeuvre, sur laquelle le chef huron comptait pour échapper aux +poursuites des Yakangs, échoua, comme nous l'avons vu, grâce à la +perspicacité du trappeur.</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue lorsque les deux Hurons arrivèrent au +camp des Enfants perdus.</p> + +<p>--Le Nuage-Blanc sait tenir ses promesses, dit le chef en déposant +Fleur-de-Printemps aux pieds de l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--De plus, dit l'Oiseau-du-Tonnerre, voici un ennemi dont la capture +réjouira le coeur de mon frère.</p> + +<p>Oeil-Sanglant eut un méchant sourire.</p> + +<p>--Que comptent faire les guerriers hurons de leurs prisonniers?</p> + +<p>--Rien, répondit le Nuage-Blanc; j'ai promis à mon frère de les lui +amener, je tiens ma promesse; ils sont à lui, l'Oeil-Sanglant en +disposera à sa guise.</p> + +<p>--Merci! répondit le chef des Enfants perdus. Un jour viendra où +l'Oeil-Sanglant saura reconnaître ce service. Qu'on emmène les +prisonniers sous ma tente! dit-il à deux de ses guerriers.</p> + +<p>Cet ordre fut immédiatement exécuté.</p> + +<p>Raoul, anéanti par ce qui lui arrivait, gisait inerte sur le sol. +Incapable de rassembler ses idées, il se croyait le jouet d'un cauchemar +pénible et appelait de tous ses voeux l'instant du réveil.</p> + +<p>Quant à Fleur-de-Printemps, plus habituée à ces moeurs étranges, elle ne +se dissimulait pas l'horreur dans sa position. Mais, loin de se laisser +abattre, la courageuse fille semblait puiser une nouvelle énergie dans +sa faiblesse même.</p> + +<p>--La Flèche-Noire, se disait-elle, s'apercevra bientôt de notre absence +et saura nous délivrer. Attendons.</p> + +<p>Tout à coup un coin de la tente se souleva, et l'Oeil-Sanglant entra.</p> + +<p>L'Indien considéra avec une joie féroce les deux prisonniers, puis, +s'approchant de la jeune fille:</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps sait-elle qui lui parle? dit-il.</p> + +<p>--Oui. Vous êtes un Enfant perdu, un ennemi de ma race... un chef +peut-être?</p> + +<p>--L'Oeil Sanglant! dit l'Indien avec emphase.</p> + +<p>A ce nom redouté et abhorré parmi les Yakangs, la jeune fille se recula +en frissonnant.</p> + +<p>--L'étoile des Yakangs sait-elle quel sort nos guerriers lui réservent +ainsi qu'au guerrier pâle? Sait-elle qu'ils veulent les attacher tous +deux au poteau du sang?</p> + +<p>--Oh! s'écria la jeune fille.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps n'ignore pas que les Enfants perdus connaissent +l'art de faire crier comme des vieilles femmes les guerriers les plus +courageux. Quelle contenance fera-t-elle lorsque les couteaux de mes +fils découperont ses chairs, lorsque ses ongles et ses cheveux seront +arrachés un à un?</p> + +<p>Le chef des Enfants perdus se tut pour juger de l'effet que ses paroles +avaient produit.</p> + +<p>Fleur-de-Printemps frissonnait. Elle connaissait de longue date ces +horribles exécutions et savait à quel degré de perfection les Enfants +perdus avaient porté l'art des supplices.</p> + +<p>Cependant l'étoile des Yakangs peut échapper à son sort, dit tout à coup +l'Indien.</p> + +<p>--Que le chef s'explique.</p> + +<p>--Les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur depuis +longtemps. Qu'elle consente à partager mon wigwam et, au lieu d'être +attachée au poteau de torture, elle sera aimée et respectée de nos +guerriers.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps est la fille d'un chef. Jamais elle ne vivra avec +un chien des prairies!</p> + +<p>--Que ma fille prenne garde! cria Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils +et étreignant convulsivement le bras de la jeune fille.</p> + +<p>Fleur-de-Printemps poussa un cri de douleur.</p> + +<p>--Votre conduite est infâme, chef, dit Raoul. Le beau mérite de faire +trembler une femme!</p> + +<p>L'Oeil-Sanglant se tourna vers Raoul, auquel il n'avait pas pris garde +jusque-là, et, pour toute réponse, lui fouetta le visage d'un revers de +sa robe de bison.</p> + +<p>A cette insulte, un nuage passa devant les yeux du marquis. Ses muscles +se roidirent comme pour briser ses liens; mais, voyant l'inutilité de +ses efforts, il retomba sur le sol et, poussa un gémissement de fureur +et d'impuissance.</p> + +<p>--Oeil-Sanglant frappe un ennemi sans défense! s'écria +Fleur-de-Printemps dont les yeux lançaient des éclairs; c'est un lâche! +mon coeur le méprise et les guerriers de ma race feront des sifflets de +guerre avec ses os!</p> + +<p>--J'ai voulu sauver la fille des Yakangs, dit l'Indien d'une voix +sombre; elle ne l'a pas voulu, elle mourra!</p> + +<p>--Apprêtez vos supplices, dit la jeune fille; je les attends sans +crainte.</p> + +<p>L'Oeil-Sanglant quitta la tente, le coeur plein de rage, et sur l'heure +convoqua les chefs de la troupe.</p> + +<p>--Que décident mes frères du sort des prisonniers.</p> + +<p>--Le poteau du sang, fit le métis Scott.</p> + +<p>Les autres chefs approuvèrent.</p> + +<p>--Bien, dit l'Oeil-Sanglant. Les prisonniers seront attachés au poteau +de torture demain, lorsque le soleil aura parcouru la moitié de sa +carrière.</p> + +<p>Puis, laissant ses compagnons, le chef des Enfants perdus se dirigea de +nouveau vers la tente pour faire connaître aux prisonniers la décision +du conseil.</p> + +<p>Après le départ de leur ennemi, les prisonniers gardèrent d'abord le +silence avec une morne résignation.</p> + +<p>--Mourir ainsi, dit tout à coup Raoul, c'est affreux! +Fleur-de-Printemps, abandonne-moi à mon triste sort et accepte la +proposition de l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Jamais!</p> + +<p>--Songe à ton père et à ta mère.</p> + +<p>--La Flèche-Noire est un chef; il maudirait sa fille, si elle tremble en +face de la mort.</p> + +<p>--La mort n'est rien... mais la souffrance!</p> + +<p>--La souffrance?... Celui qui implore ses ennemis est un lâche!... Mais +le supplice ne peut avoir lieu encore et les Yakangs doivent être sur +notre piste.</p> + +<p>Et s'ils arrivent trop tard?</p> + +<p>--Alors nous mourrons ensemble. C'est un bonheur de mourir avec ceux +qu'on aime!</p> + +<p>En ce moment, une voix douce et harmonieuse s'éleva derrière la tente:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Lorsque tu cours dans la prairie,</p> +<p> Ton pied rase l'herbe fleurie</p> +<p> Plus léger qu'une aile d'oiseau;</p> +<p> Dans les sentiers tu vas, tu passes,</p> +<p> Sans jamais laisser de traces</p> +<p> Que le castor au sein des eaux.</p> +</div></div> + +<p>--La voix de mon rêve! s'écria la jeune fille. Que le guerrier pâle +espère; un ami veille près de nous.</p> + +<p>Tout à coup la tente s'entr'ouvrit et un homme parut. C'était le Castor.</p> + +<p>--Que ma soeur ouvre son coeur à l'espérance, dit-il. Un ami est là; +bientôt Fleur-de-Printemps rejoindra les guerriers de sa tribu?</p> + +<p>--Seule?</p> + +<p>--Seule!</p> + +<p>--Alors Fleur-de-Printemps reste.</p> + +<p>--Que veut dire ma soeur?</p> + +<p>--Vivre avec lui ou mourir ensemble! fit la jeune fille en tournant ses +beaux yeux vers Raoul.</p> + +<p>--Quels sont les liens qui unissent ma soeur à l'étranger?</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps l'aime.</p> + +<p>Et, toute honteuse, elle détourna la tête.</p> + +<p>A cet aveu, le Castor poussa un soupir douloureux et appuya ses mains +crispées sur son coeur comme pour en comprimer les battements.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps aime un blanc, un des ennemis insatiables de sa +race! Cela lui portera malheur!</p> + +<p>--L'étranger n'est pas un ennemi; il a sauvé mon peuple. Les Yakangs +l'ont adopté et Fleur-de-Printemps lui a donné son coeur.</p> + +<p>Le Castor jeta sur Raoul un regard d'une expression étrange; ses +sourcils se froncèrent et il tomba dans une profonde rêverie.</p> + +<p>Dans le coeur de ce sauvage enfant de la nature, habitué à ne +reconnaître d'autres lois que celles de ses passions et de ces caprices, +son amour pour la jeune fille et sa haine pour un rival se livraient un +violent combat.</p> + +<p>Soudain le Castor releva la tête.</p> + +<p>--Ma soeur sera obéie, dit-il avec effort: elle partira avec le guerrier +pâle.</p> + +<p>Et, se baissant vers les prisonniers, il se mit en devoir de couper +leurs liens lorsqu'une main pesante s'appuya sur son épaule.</p> + +<p>Le Castor se releva d'un bond. Il se trouvait en présence de +l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Le Castor est généreux! dit celui-ci avec ironie; il donne la liberté +à des prisonniers qui ne lui appartiennent pas.</p> + +<p>--Trêve de railleries! s'écria le jeune Indien; maintenant que +l'Oeil-Sanglant a surpris mes desseins, je n'ai plus besoin de les +cacher. Oui, je veux délivrer les prisonniers!</p> + +<p>--Ces prisonniers m'appartiennent. Le conseil des chefs les a condamnés +à être attachés; ou poteau du sang.</p> + +<p>--Le conseil des chefs?... Le Castor n'y assistait pas, et cependant le +Castor est un chef. D'ailleurs, que m'importent vos décisions? Les +Enfants perdus sont des chiens; mon coeur les méprise depuis qu'il les +connaît!</p> + +<p>--Le Castor est un traître, et comme un traître il mourra! dit +Oeil-Sanglant en faisant un pas vers le jeune homme.</p> + +<p>--Prenez garde, chef! je ne suis pas un enfant, et les menaces ne m'ont +jamais effrayé. J'accepte le combat; j'ai juré que la chevelure de +l'Oeil-Sanglant ornerait un jour mes mocassins... car moi aussi j'aime +Fleur-de-Printemps!</p> + +<p>En entendant ces mots, le chef des Enfants perdus poussa une exclamation +de rage et dégaina son couteau.</p> + +<p>Le Castor l'imita.</p> + +<p>Les deux Indiens, la tête haute, le visage enflammé, s'observaient du +regard, prêts à fondre l'un sur l'autre.</p> + +<p>--Non! dit tout à coup Oeil-Sanglant, pas ainsi!... Le poteau de torture +aura trois victimes au lieu de deux.</p> + +<p>A ces mots, il sortit de la tente en poussant son cri de guerre.</p> + +<p>Les Enfant perdus accoururent autour de lui.</p> + +<p>--Que mes fils s'assurent du Castor! cria-t-il. Le Castor est un +traître!</p> + +<p>Les Enfants perdus obéirent; mais le Castor, par un mouvement rapide +comme l'éclair fendit d'un coup de tomahawk la tête du premier Indien +qui s'approcha de lui; puis, montant avec une agilité inouïe sur la +muraille de rochers qui entouraient le camp:</p> + +<p>--Les Enfants perdus ne sont pas des guerriers, cria-t-il; Le Castor se +rit de leur colère. Un jour ils se retrouveront sur le sentier de la +guerre!...</p> + +<p>Et, d'un bond prodigieux, il sauta au bas de la muraille et s'enfuit +dans la direction des collines.</p> + +<p>Les Enfants perdus n'osèrent imiter son exemple, et, comme il leur eut +fallu faire un long détour pour suivre la piste du Castor, ils jugèrent +toute poursuite inutile et remirent leur vengeance à un moment plus +favorable.</p> + +<p>--Je ne sais pourquoi, se dit en lui-même le métis Scott, la conduite du +Castor m'intrigue. Je suis sût que j'apprendrai de bonnes choses en le +suivant.</p> + +<p>Et, escaladant à son tour les rochers, il exécuta la manoeuvre du Castor +et disparut dans les hautes herbes.</p> +<br><br> + + +<h3>XIV.--LE TRESOR DE MONTCALM.</h3> + +<p>Le Castor marcha tout le reste de la nuit sans ralentir son allure. Au +point du jour il arriva au pied de la plus haute des collines et se +dirigea vers le sommet à travers les broussailles inextricables qui en +couvraient la surface.</p> + +<p>Vers le milieu de la montée, changeant de direction, il s'engagea +résolument sur une étroite corniche qui surplombait l'abîme.</p> + +<p>Bientôt il déboucha sur une plate-forme au centre de laquelle se +dressait une gigantesque aiguille de granit.</p> + +<p>Un homme était assis à la base de la pierre.</p> + +<p>C'était un grand vieillard à la face ridée, aux longs cheveux flottants, +blancs comme la neige. Il portait le costume traditionnel des Indiens +des cinq grandes nations désignées habituellement sous le nom générique +d'<i>Iroquois</i>. A sa droite, sur le sol, étaient posés un arc et le +carquois garni de flèches; à sa gauche, la lance et le tomahawk. +Immobile, l'oeil fixé vers l'orient, on eût dit une statue de bronze.</p> + +<p>Le Castor considéra quelques instants cet homme d'un air attendri, puis +lui posa la main sur l'épaule.</p> + +<p>Le vieillard tressaillit..</p> + +<p>--L'esprit de mon père est occupé, dit le Castor; Il ne s'aperçoit pas +de la présence de son fils.</p> + +<p>--Oui, répondit le vieillard en étreignant le jeune homme sur sa +poitrine. L'esprit de Donnahcomah est triste; il songe aux Indiens dont +la puissance décroît de jour en jour.</p> + +<p>--Que mon père chasse ces tristes pensées: le sang des jeunes hommes +bouillonne dans leurs veines!</p> + +<p>--Que mon fils m'écoute! dit Donnahcomah; je suis vieux, et à mon âge, +sur le seuil des prairies bienheureuses, l'esprit acquiert plus de +lucidité. Les visages pâles sont avides: la terre est trop petite pour +eux. Un jour viendra où ils la couvriront: tout entière, et alors les +fils rouges du Grand-Esprit auront vécu.</p> + +<p>--Les Indiens sauront se défendre, mon père!</p> + +<p>Le vieillard secoua la tête.</p> + +<p>--Les visages pâles sont très-puissants; leur médecine est meilleure que +celle des pauvres Indiens; ils vaincront... Mais laissons ces tristes +idées... Pourquoi mon fils vient-il me voir?</p> + +<p>--Il vient demander conseil à son père.</p> + +<p>--Qu'il parle; mes oreilles sont ouvertes.</p> + +<p>--Le Castor a poussé son cri de guerre contre l'Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Bon! mon fils a bien agi.</p> + +<p>--Oach! que mon père se souvienne que c'est lui même qui m'a engagé à +m'introduire dans les rangs des Enfants perdus.</p> + +<p>--Oui, autrefois il le fallait.</p> + +<p>--Et maintenant?</p> + +<p>--Il ne le faut plus.</p> + +<p>--Que mon père s'explique; je ne le comprends pas.</p> + +<p>--Bientôt le Castor connaîtra le fond de mon coeur. Auparavant, qu'il me +dise ce qui se passe dans le désert.</p> + +<p>--Plusieurs blancs y sont entrés sous la conduite d'un homme surnommé +Novice, et se sont alliés aux Enfants perdus.</p> + +<p>--Dans quel but? mon fils le sait-il?</p> + +<p>--Oui. Dans le but de chercher un trésor caché dans les prairies.</p> + +<p>--Oach! fit le vieillard. Et puis?</p> + +<p>--Un autre visage pâle, ami du Marcheur, a été adopté par les Yakangs. +Comme le Novice, il vient chercher un trésor dans le désert.</p> + +<p>--Bon! Que mon fils s'asseye à mes cotés, et qu'il me dise tout ce qu'il +sait, sans omettre aucun détail.</p> + +<p>Le Castor obéit et raconta longuement son amour pour Fleur-de-Printemps, +l'arrivée du Novice à la clairière, l'attaque du village yakang par les +Enfants perdus, la brusque apparition de Raoul, du Marcheur et du démon +du Champ-Rouge; puis il dit la capture de la jeune fille et du marquis +par les chefs luirons, et enfin la scène de la tente où il avait +ouvertement rompu avec les Enfants perdus.</p> + +<p>Le récit achevé, le vieillard laissa tomber son front dans ses deux +mains et sembla méditer.</p> + +<p>--Mon fils, dit-il enfin en relevant la tête, a dû se demander bien +souvent pourquoi Donnahcomah vivait toujours seul, isolé sur cette +colline, loin du commerce des autres fils du Grand-Esprit.</p> + +<p>--Mon père a deviné ma pensée.</p> + +<p>--Eh bien! que le Castor m'écoute; je vais lui montrer le fond de mon +coeur.</p> + +<p>--Que mon père parle, son fils l'écoute avec respect.</p> + +<p>--Le Castor sait que les Indiens sont les fils aines du Wacondah. C'est +pour eux que le Grand-Esprit créa les prairies, c'est pour les nourrir +et les vêtir que le Maitre de la vie peupla le désert des bisons. +Autrefois notre race, aujourd'hui vaincue par les visages pales, était +riche et puissante: elle régnait sans partage sur toutes les terres et +n'avait de limites que celles formées par les grandes eaux. Un sachem +redoutable, terrible dans les combats et sage durant la paix, commandait +à tous les Peaux-Rouges des terres du sud. Ce grand sachem demeurait +bien loin d'ici, dans la ville sacrée et éternelle, au milieu des terres +baignées par les mers chaudes du Sud, et sa puissance était immense. +Hélas! qui sait cela aujourd'hui? Moi seul peut-être! Que mon fils se +souvienne du nom de ce grand guerrier: il s'appelait Moctézucoma [2].</p> + +<p>[Note 2: C'est ainsi que les Indiens prononcent le nom de Montézuma. Chose +étrange! un grand nombre de peuplades de l'Amérique ont conservé le +souvenir et la tradition du prince infortuné vaincu par Fernand Cortez. +Elles prononcent son nom avec respect, et, chose remarquable encore, +elles croient qu'il reviendra un jour pour chasser les visages pâles et +rendre aux Indiens leur puissance première.]</p> + +<p>"Un jour, jetant les yeux sur la mer, les Indiens virent apparaitrent +avec surprise des pirogues immenses, semblables à des montagnes +flottantes, du côté d'où naît le soleil. C'était les visages pâles qui, +poussés par le dieu du mal, leur protecteur, venaient voler les terres +des fils du Wacondah.</p> + +<p>"Moctézucoma était un guerrier terrible: il se battait avec le courage +de l'ours gris. Mais, hélas! le Maître de la vie oubliait ou voulait +éprouver ses fils. Malgré ses prodiges de valeur, Moctézucoma fut +vaincu, puis il disparut... Les visages pâles se vantèrent de l'avoir +tué; mais mon fils le sait, la langue des visages pâles est fourchue. Le +grand chef des Peaux-Rouges n'était pas mort: enveloppé d'un nuage, il +était monté jusqu'aux prairies bienheureuses pour implorer la pitié du +Grand-Esprit.</p> + +<p>"Avant de partir, il avait fait cacher en différents endroits de son +royaume la plus grande partie de ses richesses, et, quand il reviendra, +il retrouvera ses trésors pour soutenir la guerre contre les visages +pâles, les refouler dans leurs iles et donner de nouveau à nos frères +l'empire du monde... Hélas! fit mélancoliquement le vieillard, quand ce +jour luira t-il?... Que le grand chef se dépêche, il y a longtemps que +les Peaux-Rouges l'attendent..."</p> + +<p>--Eh bien? dit le Castor.</p> + +<p>--Eh bien! si Donnahcomah vit seul, c'est qu'il connaît un de ces +trésors et qu'il le garde.</p> + +<p>--Est-ce possible?</p> + +<p>--Mon fils le verra bientôt.</p> + +<p>--Comment mon père l'a-t-il découvert?</p> + +<p>--Que mon fils m'écoute, je n'ai pas fini. Le premier de notre famille +se nommait Griffe-d'Ours. C'était un grand guerrier, un chef redoutable +de la tribu des Yakangs.</p> + +<p>--Des Yakangs?</p> + +<p>--Oui, des Yakangs; voilà pourquoi j'ai recommandé à mon fils le Castor +d'aimer les guerriers de la Flèche-Noire et de les traiter comme des +frères.</p> + +<p>--Alors pourquoi mon père m'a-t-il conseillé d'entrer dans les rangs +des Enfants perdus, leurs plus mortels ennemis?</p> + +<p>--Pourquoi? Parce que les Enfants perdus immolent au Grand Esprit tous +les visages pâles qui entrent sur notre territoire et les empêchent +ainsi, sans le savoir, de découvrir jamais le trésor sur lequel je +veille...</p> + +<p>"Un jour, notre père Griffe-d'Ours escortait dans les prairies à la tête +d'une troupe de Hurons avec lesquels il venait de faire la paix, une +famille de visages pâles qu'il avait juré de protéger. Mais les Hurons, +troublés par les vapeurs de l'eau de feu, qui rend fous les pauvres +Indiens, massacrèrent les visages pâles au mépris de la foi jurée. +Griffe-d'Ours lui-même, voulant défendre ses protégés, tomba percé de +coups. Cependant il n'était pas mort. Profitant des ténèbres de la nuit, +il s'éloigna, rampant, du lieu du carnage. Il erra longtemps dans le +désert, sans abri, sans asile, supportant la faim et la soif, blessé, le +sang brûlé par la fièvre, mais soutenu par l'espoir de la vengeance. Un +jour qu'il venait de s'endormir au bord d'un cours d'eau, le grand chef +Moctézucoma lui apparut, et montrant du doigt cette colline, lui ordonna +de veiller à la sûreté d'un trésor qui y était caché et de le défendre +surtout contre la cupidité des visages pâles.</p> + +<p>"Griffe-d'Ours obéit. Il escalada la colline, découvrit le trésor et le +garda pendant trente-deux ans.</p> + +<p>"Cependant à chaque lune, abandonnant son poste, il se rendait au +village des Hurons et immolait l'un des meurtriers pour apaiser les +mânes des victimes. Trente fois il renouvela ces expéditions, jusqu'à ce +que toute la troupe des Hurons coupables eut disparu.</p> + +<p>"Quand Griffe-d'Ours mourut, son fils lui succéda, puis un autre, puis +un encore, puis enfin Donnahcomah. Mais, hélas! Donnahcomah est bien +vieux; bientôt il ira rejoindre ses pères dans les prairies +bienheureuses, et alors mon fils le Castor le remplacera. Maintenant, +que mon fils me suive."</p> + +<p>Donnahcomah se dirigea vers l'une des extrémités de la plate-forme et +contourna un amas de rochers surplombant l'abîme. Derrière ces blocs de +pierre s'ouvrait l'entrée étroite d'une grotte obscure et profonde. Le +vieillard, allumant une branche de pin, se glissa à plat ventre dans la +grotte, suivi du Castor.</p> + +<p>Apres de longs détours dans des corridors tortueux, les deux Indiens +atteignirent le fond de l'excavation, et un cri d'admiration jaillit de +la poitrine du jeune homme.</p> + +<p>Devant lui, appuyés sur le sol et montant jusqu'à la voûte, des monceaux +de poudre d'or se dressaient, renvoyant en fauves lueurs les rayons du +flambeau réfléchis sur leur surface.</p> + +<p>--Voilà les richesses que Moctézucoma doit trouver intactes quand il +reviendra sur la terre.</p> + +<p>--Aucun visage pâle n'a jamais soupçonné l'existence de cette grotte? +demanda le Castor.</p> + +<p>--Si, un seul, quand le père de mon père veillait ici, un visage pâle, +guidé sans doute par le mauvais Esprit, réussit à s'introduire dans la +grotte. Pendant trois jours et trois nuits, mon ancêtre le poursuivit à +travers la prairie et parvint à l'atteindre. Mais le visage pâle +s'échappa, laissant sa chevelure entre les mains de son ennemi. C'était +un guerrier du grand chef blanc Montcalm, ennemi des Iroquois et allié +des Hurons.</p> + +<p>--Et parmi mes frères les Indiens?</p> + +<p>--Un seul, le grand sorcier des Yakangs.</p> + +<p>--Bon! Mais que mon père me permette une question. Si un étranger venait +en ces lieux, que ferait mon père?</p> + +<p>--Il le tuerait.</p> + +<p>--Mais si mon père, malgré son courage, était obligé de céder?</p> + +<p>--Donnahcomah est prudent; il connaît les ruses des visages pâles. S'il +était forcé de céder, alors... que mon fils regarde.</p> + +<p>Et, élevant le flambeau au-dessus de sa tête, le vieillard montra un +large trou pratiqué dans l'une des parois de la grotte et rempli de +poudre grossière.</p> + +<p>--Une étincelle tombe là, dit-il, et la montagne s'écroulera!... Il vaut +mieux détruire le trésor que de le laisser ravir par les visages pâles.</p> + +<p>Le Castor fit un signe d'assentiment puis, précédé du vieillard, il +sortit de la grotte, les yeux encore éblouis des richesses qu'il venait +de contempler.</p> + +<p>Le Castor redescendit la colline. Nous l'avons vu guider les Yakangs +vers le camp de leurs ennemis.</p> + +<p>Environ une heure après, Donnahcomah suivait le même chemin.</p> + +<p>Le vieillard venait à peine de disparaître qu'un homme surgit derrière +l'aiguille de granit.</p> + +<p>--Cet homme était le métis Scott.</p> + +<p>--Je savais bien, dit-il, que j'apprendrais de bonnes choses en suivant +le Castor. Voyons un peu, à notre tour, ce fameux trésor. Qu'il +appartienne à Moctézucoma ou au diable, je puis bien en prendre ma part.</p> + +<p>Et, allumant le flambeau il pénétra dans la grotte.</p> + +<p>A la vue des immenses richesses qui s'étalaient devant ses yeux:</p> + +<p>--Hourra! s'écria-t-il avec une voix qui n'avait plus rien d'humain.</p> + +<p>Et dans un accès de démence le misérable se rua sur ces monceaux d'or, +se roulant sur eux et y enfonçant ses bras tout entiers, comme s'il eût +craint que quelqu'un voulût les lui ravir.</p> +<br><br> + + +<h3>XV.--A CHACUN SELON SES OEUVRES.</h3> + +<p>Obéissant aux ordres du Marcheur, Thémistocle, avec une agilité dont il +s'émerveillait lui-même, monta sur l'un des pins qui étendaient leurs +longues branches jusqu'au-dessus du poteau de torture et se perdit +bientôt dans le feuillage. Puis, avec des précautions infinies, il rampa +sur les branches jusqu'au-dessus de la tête des deux victimes. Arrivé +là, le nègre s'arrêta, guettant une occasion favorable.</p> + +<p>Au bout de quelques minutes, les préparatifs du supplice étaient +terminés.</p> + +<p>--Que les guerriers prennent leur place! cria Oeil Sanglant. Bientôt +leurs oreilles seront réjouies par les cris de douleur de leurs ennemis.</p> + +<p>Toute la bande obéit. Il s'ensuivit un moment de confusion pendant +lequel le poteau du sang resta sans surveillance. Thémistocle, jugeant +le moment propice, se suspendit à l'extrémité de la branche. La branche +plia, et le nègre, sautant légèrement à terre, vint se placer devant les +victimes ébahies, fièrement appuyé sur sa massue.</p> + +<p>Lorsque les Indiens se retournèrent, ils poussèrent une clameur +d'épouvante:</p> + +<p>--Le démon du Champ-Rouge!</p> + +<p>Oeil-Sanglant lui-même frissonna.</p> + +<p>--Oui, c'est le démon du Champ Rouge, dit le nègre d'une voix +retentissante. Le Grand Esprit, mon père, m'envoie punir les lâches et +les voleurs.</p> + +<p>--Grâce pour mon peuple! cria Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Qui parle ainsi? qui implore ma pitié? Oeil-Sanglant a-t-il jamais +fait grâce à ses ennemis?... Non, les Enfants perdus mourront! Je dois +les immoler à la colère du Grand Esprit: ainsi le veut mon père.</p> + +<p>Tous les Indiens tremblaient croyant leur dernière heure venue.</p> + +<p>--Cependant, dit Thémistocle en élevant encore la voix, cependant, quel +que soit mon ressentiment, mon coeur est bon... il peut encore pardonner +si les Enfants perdus veulent m'obéir.</p> + +<p>--Ils obéiront.</p> + +<p>--Qu'ils coupent les liens de ces prisonniers et qu'ils les laissent +partir.</p> + +<p>--Ces prisonniers sont à moi! s'écria Oeil-Sanglant.</p> + +<p>--Ils sont au Maitre de la vie, dit Thémistocle d'une voix sévère.</p> + +<p>Terrifié, le chef des Enfants perdus allait donner l'ordre de délier les +victimes, lorsque tout à coup le Novice, élevant la voix:</p> + +<p>--Que veut dire ceci, guerriers? cria-t-il. Les Enfants perdus vont-ils +se laisser effrayer par un imposteur qui abuse de leur incrédulité?</p> + +<p>--Que mon frère se taise, dit l'Oeil-Sanglant, et qu'il n'attire point +sur mon peuple la colère du démon du Champ-Rouge.</p> + +<p>--Ah! ah! fit en riant le Novice un démon! Sachez, chef, que chez les +visages pâles j'avais trente hommes semblables à celui-ci pour esclaves.</p> + +<p>--Si c'est un démon, qu'il évite ceci... fit un des Américains en +couchant en joue Thémistocle.</p> + +<p>La position du nègre devenait critique, mais le Marcheur veillait. +Passant le canon de sa carabine entre les branches du buisson qui le +cachait, il pressa la détente. L'Américain poussa un cri de rage et +laissa tomber son arme brisée par la balle du trappeur.</p> + +<p>--Trahison! s'écria le Novice.</p> + +<p>Et, suivi de ses homme:, il se précipita sur Thémistocle.</p> + +<p>Les Enfants perdus tremblaient de peur. Ne doutant pas un instant de la +puissance surnaturelle du nègre ils s'attendaient à voir le feu du ciel +tomber sur la bande de Novice. Mais, à leur grande surprise, le feu du +ciel ne tomba pas, et ils virent Thémistocle se défendre à coups de +massue comme un simple mortel.</p> + +<p>Cette vue éveilla leurs soupçons et ranima leurs courage. +L'Oeil-Sanglant entrevit la possibilité de conserver ses prisonniers.</p> + +<p>--Guerriers, dit-il, les paroles de notre frère le Novice seraient-elles +vraies? Soixante Enfants perdus valent bien un fils du Grand-Esprit.</p> + +<p>--Oach! répondirent les Indiens. A mort!</p> + +<p>Et ils se ruèrent sur Thémistocle.</p> + +<p>--A notre tour, dit alors le Marcheur. Chef, donnez le signal.</p> + +<p>La Flèche-Noire obéit; le croassement du corbeau retentit; puis, +escaladant les rochers, nos amis accoururent sur le théâtre de la lutte.</p> + +<p>Le trappeur marcha droit au poteau de torture, et, coupant les liens des +victimes:</p> + +<p>--Courage! défendez-vous, dit-il en tendant une paire de pistolets au +jeune homme.</p> + +<p>A la vue de ces nouveaux ennemis, les Enfants perdus poussèrent un cri +de rage, et la mêlée devint générale. Thémistocle surtout faisait des +prodiges de valeur. Sa haute taille dominant les assaillants, on voyait +sa terrible massue se lever et s'abattre avec une sorte de régularité +mécanique, et à chacun de ses coups répondait le râle d'un mourant.</p> + +<p>--Au diable! dit tout à coup le Novice à ses hommes; laissons ces +gens-là se battre: leurs querelles ne nous regardent pas. Au trésor!</p> + +<p>--Au trésor! firent les Américains.</p> + +<p>Mais ils n'avaient pas fait trente pas qu'ils rencontrèrent la troupe +des guerrier, yakangs accourant au signal de leur chef. Au premier choc, +les cinq compagnons du Novice tombèrent mortellement frappés. Le Novice +lui-même gisait à côte d'eux, un couteau à scalper planté dans la +poitrine.</p> + +<p>L'arrivée des Yakangs changea complètement la face du combat. Sans doute +ils avaient contre eux le désavantage du nombre; mais ils avaient pour +eux le courage, la force, l'adresse et une cause juste à défendre.</p> + +<p>Après quelques instants d'une mêlée furieuse, le résultat de la lutte +n'était plus incertain pour Oeil-Sanglant. Il vit ses guerriers faiblir. +Jetant alors un regard désespéré autour de lui, il aperçut, au pied de +la muraille de granit, Fleur-de-Printemps accroupie sur le sol auprès de +sa mère.</p> + +<p>Se dégageant par un effort prodigieux du cercle d'assaillants qui +l'entouraient, le chef des Enfants perdus s'élança vers les deux femmes +et saisit Fleur-de-Printemps entre ses bras. Mais déjà Raoul et le +Castor s'élançaient vers eux.</p> + +<p>--Laissez la jeune fille! cria Raoul en armant son pistolet.</p> + +<p>Oeil-Sanglant était cerné; il comprit que toute fuite était impossible:</p> + +<p>--Oach! dit-il d'une voix sombre, mon coeur aussi aime l'étoile des +Yakangs, et aucun de mes ennemis ne l'aura!...</p> + +<p>Et, prompt comme l'éclair, il enfonça son couteau à scalper dans le +coeur de la jeune fille.</p> + +<p>Fleur-de-Printemps poussa un soupir, ferma les yeux et inclina la tête +comme un lis brisé par l'orage.</p> + +<p>Elle était morte.</p> + +<p>A la vue de ce lâche assassinat, Raoul tomba inerte sur le sol. Le +Castor, poussant un cri désespéré, se précipita vers le cadavre de la +jeune fille.</p> + +<p>--Le Castor a trahi la foi jurée, murmura Oeil-Sanglant: c'est un +traître, il mourra!...</p> + +<p>Et, joignant l'action à la menace, il frappa le Castor. Le Castor tomba +à côté de Fleur-de-Printemps, tenant entre ses mains les mains tièdes de +la jeune fille. Ce nouveau meurtre accompli, Oeil-Sanglant se retourna +pour fuir, mais il poussa une sourde exclamation.</p> + +<p>La Flèche-Noire se dressait devant lui comme la statue du Châtiment...</p> + +<p>En ce même moment, le Nuage-Blanc se rangeait à côté de son allié le +chef des Enfants perdus.</p> + +<p>Les trois ennemis s'observèrent quelques secondes en silence. Telle +était la renommée du chef yakang que le Nuage-Blanc et Oeil-Sanglant +n'osaient prendre le rôle d'agresseurs.</p> + +<p>Tout à coup, rapide comme l'éclair, le bras Je la Flèche-Noire se +détendit; son tomahawk fendit les airs en sifflant et vint s'implanter +dans le front de l'Oeil-Sanglant Le chef des Enfants perdus chancela, +ses bras s'ouvrirent, puis il tomba de toute sa hauteur comme un chêne +abattu par la tempête.</p> + +<p>En même temps, la Flèche-Noire se ruait sur le Nuage-Blanc, et, jugeant +qu'il n'avait pas besoin d'armée contre un tel ennemi, il le saisit à la +gorge. Les traits du chef huron se contractèrent, ses yeux sortirent de +leur orbite, et quand le puissant étau qui l'atteignait s'ouvrit, le +Nuage-Blanc avait vécu.</p> + +<p>Un instant après, le Marcheur brisait d'un coup de pistolet la tête de +l'Oiseau-du-Tonnerre. Les Enfants perdus, privés de leurs chefs, ne +combattaient plus que mollement. Bientôt leur défaite fut complète, et +les débris de la bande, éparpillés dans la prairie, s'enfuirent dans +toutes les directions. Quarante de leurs compagnons, outre leurs chefs, +avaient trouvé la mort dans le combat. Mais la victoire coûtait cher aux +Yakangs: outre Fleur-de-Printemps, dix d'entre eux étaient morts et +presque tous les autres blessés.</p> + +<p>Tout à coup l'oreille du trappeur fut frappée par un cri de détresse +s'élevant à quelques pas du champ de bataille. Le Marcheur se dirigea du +côté d'où partait la voix et se trouva en présence du Novice gisant à +terre.</p> + +<p>--Mon Dieu! s'écria le trappeur, c'est vous qui l'avez voulu!</p> + +<p>--Oach! dit la Flèche-Noire. C'est le chef des pirates blanc du désert. +Que les guerriers décident de son sort. Ma fille morte veut du sang!...</p> + +<p>Les Yakangs consultés déclarèrent à l'unanimité le Novice avait mérité +la mort et qu'il fallait, séance tenante, l'achever en le faisant brûler +à petit feu. En entendant cette sentence le Novice frissonna d'horreur.</p> + +<p>Je m'oppose à cette exécution, fit le trappeur. J'ai des droits +antérieurs aux vôtres sur ce brigand.</p> + +<p>--Que mon frère songe à ma fille! s'écria la Flèche Noire en montrant du +doigt le cadavre de Fleur-de-Printemps.</p> + +<p>Les Yakangs firent cercle autour de leur frère adoptif..</p> + +<p>--Guerriers, commença le trappeur, vous le savez, je ne suis pas né +comme vous au milieu des prairies. Jadis, quand j'étais jeune, il y a +bien des années, je vivais parmi mes frères les visages pâles. J étais +heureux. Tout me souriait. Au milieu de mes richesses, le ciel m'avait +donné, du moins je le croyais, le bien le plus précieux, le coeur d'un +ami.</p> + +<p>"J'aimais une jeune fille belle et riche; j'en fus aimé. J'implorai son +père de me l'accorder en mariage. A partir de ce moment, je vis un +changement s'opérer dans la conduite de mon ami. Froid, réservé avec +moi, il sembla m'éviter.....enfin, je cessai complètement de le voir.</p> + +<p>"Deux années se passèrent. J'avais conduit ma femme à la campagne; et +bientôt deux enfants, deux anges que mes yeux ravis contemplaient +suspendus au sein de leur mère, vinrent mettre le comble à mon bonheur. +Pauvres enfants! fit le Marcheur en essuyant une larme qui roulait dans +ses yeux.</p> + +<p>"Hélas! j'oubliais que c'est surtout pendant le calme qu'on doit +craindre la tempête, et que le bonheur n'est pas sur la terre.</p> + +<p>"Un jour je dus m'absenter quelque temps. De retour à la maison, alors +que je croyais presser sur mon coeur les êtres que j'aimais, jugez de ma +douleur!... je ne trouvai qu'un monceau de cendres, et, parmi les débris +fumants, j'aperçus avec horreur les cadavres carbonisés de ma femme et +de mes enfants."</p> + +<p>--Grand Dieu!</p> + +<p>--Un crime avait été commis. Guidé par la rumeur publique, qui se trompe +rarement, j'eus bientôt réuni des preuves suffisantes pour connaître le +coupable...</p> + +<p>--Et ce coupable?... demanda la Flèche-Noire.</p> + +<p>--Le voici! s'écria le trappeur en désignant le Novice qui se voilait la +figure sous ses mains.</p> + +<p>"Fou de douleur, je quittai un pays qui me rappelait de tels souvenirs; +je m'enfonçai dans le désert, où depuis trente ans je vis seul, pleurant +mon bonheur passé, et visité souvent par les fantômes des êtres adorés +que j'ai perdus.. Les Yakangs croient-ils à présent que j'ai plus de +droits qu'eux sur le prisonnier?..."</p> + +<p>Les Yakang! baissèrent la tête.</p> + +<p>--Vous êtes un lâche! s'écria le Novice. Vous voulez assassiner un homme +blessé et sans défense!</p> + +<p>--Ce n'est pas ainsi que je l'entends, fit le trappeur. Je veux ta vie, +mais tu pourras la défendre. Ta blessure n'est pas mortelle; quand elle +sera cicatrisée, nous nous retrouverons face à face. C'est un duel loyal +que je te propose... c'est le jugement de Dieu.</p> + +<p>--Oh! je le tuerai!</p> + +<p>--Impossible: Dieu est juste.</p> + +<p>--A boire! j'étouffe, gémit le Novice.</p> + +<p>Le trappeur se pencha vers lui, sa gourde à la main.</p> + +<p>Tout à coup le Novice, saisissant un pistolet à sa ceinture, ajusta le +Marcheur penché et fit feu.</p> + +<p>--Assassin! fit le trappeur qui avait entendu la balle situer à ses +oreilles; je pourrais te tuer comme une bête venimeuse; mais...</p> + +<p>--Meurs donc! cria le Novice en déchargeant un second coup de pistolet.</p> + +<p>Mais, cette fois encore, la balle, ma! assurée, manqua son but comme la +première.</p> + +<p>--C'en est trop! fit Thémistocle d'un air terrible.</p> + +<p>Et saisissant le Novice par la jambe il le fit tournoyer comme une +fronde il lui brisa la tàte contre un fragment de rocher.</p> + +<p>--Qu'as-tu fait malheureux? dit le marquis.</p> + +<p>--Maître, dit gravement le noir, quand pauvre nègre rencontre un serpent +sur son chemin, il lui écrase la tête; lui plus mordre. Bon Dieu l'a +fait fort pour ça....</p> + +<p>En ce moment, le Castor, se soulevant avec un profond soupir, jeta un +coup d'oeil éteint autour de lui.</p> + +<p>--Fleur-de-Printemps... murmura-t-il, morte! Et le guerrier pâle?... Il +vit... Ah! je l'aimais plus que lui!....</p> + +<p>Puis il retomba sur le corps de la jeune fille, comme s'il eût voulut +défendre celle qu'il aimait même après la mort.</p> + +<p>--Donnahcomah n'a plus de fils!... s'écria douloureusement le vieillard, +qui depuis quelques minutes était arrivé sur le champ de bataille. Qui +lui succédera pour veiller sur le trésor?..</p> + +<p>Tout à coup un bruit formidable, pareil au grondement d'un tonnerre +lointain, vint frapper l'oreille des acteurs de cette scène. En même +temps une longue colonne de fumée, mêlée de débris de rochers, s'éleva +sur la plus haute des collines.</p> + +<p>--Moctézucoma lui-même a détruit son trésor!... s'écria le vieillard +avec épouvante. Il n'a pas voulu que ses richesses tombassent aux mains +des visages pâles, ses ennemis... Donnahcomah a trop vécu.</p> + +<p>Nous devons avouer que Montézuma n'était pour rien dans l'explosion de +la colline. C'était le Métis qui, explorant la grotte avait imprudemment +approché son flambeau allumé du trou de la voûte pour voir si ce trou ne +contenait pas, lui aussi, un peu d'or. Une étincelle avait mis le feu à +la poudre et ensevelit le bandit sous les décombres du trésor qu'il +convoitait.</p> + +<p>La Flèche-Noire, brisé par la douleur, demeurait immobile devant le +cadavre de sa fille. Thémistocle s'approcha du pauvre père et, lui +posant la main sur l'épaule:</p> + +<p>--Pourquoi le chef yakang pleure-t-il? A cette heure, sa fille est +heureuse. Le Grand-Esprit avait besoin d'une épouse, il a choisi +l'étoile des Yakangs.</p> + +<p>--Le démon du Champ Rouge dit-il vrai?</p> + +<p>--Que la Flèche-Noire lève les yeux au ciel cette nuit, il verra sa +fille briller parmi les étoiles de Wacondah.</p> + +<p>Le chef yakang retomba dans sa triste rêverie.</p> + +<p>--Ahl dit-il en relevant la tête, le Maître de la vie est cruel. +Pourquoi m'a-t-il sitôt enlevé ma fille?</p> + +<p>--Courage! mon frère, ajouta le trappeur en montrant le ciel Là-haut +existe une patrie où tous tant que nous sommes, indiens et visages +pâles, nous retrouverons un jour ceux que nous pleurons, et où nous +pourrons les aimer pendant toute l'éternité!...</p> + +<hr> + +<p>Environ un an après les événements que nous venons de raconter, un jeune +homme, sortant des prairies du Nord, venait s'embarquer à Québec sur +l'<i>Alcyon</i>, paquebot en partance pour la France. Ce jeune homme était +Raoul de Valverf, porteur de traites sur les principales maisons de +Paris et de Londres pour une valeur de plus de cent cinquante mille +francs. D'où lui venait cette fortune? De ses amis les Indiens, qui +pendant toute l'année avaient chassé et trappe sans relâche, lui avaient +cédé les peaux des animaux tués et les avaient eux mêmes transportées à +Québec, où le Marcheur, habitué de longue date à ces trafics, les avait +vendues au moment opportun en réalisant d'énormes bénéfices.</p> + +<p>Raoul avait engagé le trappeur à l'accompagner en France; mais à toutes +ses avances le Marcheur secouait la tête:</p> + +<p>--Non! monsieur le marquis, merci. Je veux mourir parmi mes frères les +Indiens... Vos pays civilisés sont trop petits mon ours et moi ne +tarderions pas à y périr d'ennui.</p> + +<p>Le jeune homme, comprenant qu'il ne pourrait vaincre cette résistance, +s'était résigné à partir seul.</p> + +<p>Et Thémistocle?</p> + +<p>Pendant l'année qu'il passa chez les Yakang... le brave nègre continua, +avec un succès toujours croissant, son rôle de divinité protectrice. +Cependant il était homme, après tout; aussi ne tarda-t-il pas à se +laisser toucher par les charmes d'une jeune Indienne, fille d'un des +chefs influents de la tribu, et un beau jour Thémistocle, prenant son +air majestueux, la demanda sérieusement en mariage. L'Indien, fier de +l'honneur que lui faisait le démon du Champ-Rouge, s'empressa d'accéder +à ses voeux.</p> + +<p>Aujourd'hui Thémistocle, entouré de sa femme, qu'il adore, et de deux +petits enfants, qui rodent sans cesse autour de ses grandes jambes, mène +la vie aventureuse des Peaux-Rouges, qu'il est censé protéger.</p> + +<p>N'était le souvenir de son maitre, Thémistocle se considérerait comme le +plus heureux des hommes.</p> + +<h3>FIN.</h3> + + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by +Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** + +***** This file should be named 24123-h.htm or 24123-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/4/1/2/24123/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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