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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:18:06 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Les Cent Jours (1/2), by Fleury de Chaboulon
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Cent Jours (1/2)
+ Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du
+ retour et du règne de Napoléon en 1815.
+
+Author: Fleury de Chaboulon
+
+Release Date: May 26, 2008 [EBook #25616]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CENT JOURS (1/2) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
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+
+LES CENT JOURS.
+
+MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU
+RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815.
+
+_Par M. le Baron FLEURY de CHABOULON_,
+
+Officier de la Légion-d'Honneur, Chevalier de l'Ordre de la Réunion,
+Ex-Secrétaire de l'Empereur Napoléon et de son Cabinet, Maître des
+Requêtes en son Conseil d'État, etc.
+
+ _Ingrata patria, ne ossa quidem habes_
+
+ SCIPION.
+
+
+
+TOME I.
+
+
+_À LONDRES_,
+
+DE L'IMPRIMERIE DE C. ROWORTH
+
+1820.
+
+
+
+
+AU LECTEUR.
+
+
+La révolution du 20 mars formera, sans doute, l'épisode le plus
+remarquable de la vie de Napoléon, déjà si féconde en événemens
+surnaturels. Mon intention n'a point été d'en écrire l'histoire: cette
+noble tâche est au-dessus de mes forces; j'ai voulu seulement mettre
+Napoléon en scène, et opposer ses paroles, ses actions et la vérité, aux
+assertions erronées de quelques historiens, aux mensonges de l'esprit de
+parti et aux outrages de ces écrivains de circonstance habitués à
+insulter, dans le malheur, ceux qu'ils ont honorés dans la prospérité.
+
+Jusqu'alors, on n'avait pu s'accorder sur les motifs et les
+circonstances qui avaient déterminé l'Empereur à quitter l'île d'Elbe.
+Quelques personnes supposaient qu'il avait agi de son propre mouvement;
+d'autres, qu'il avait conspiré avec ses partisans la perte des Bourbons.
+Ces deux suppositions étaient également fausses. On apprendra avec
+surprise, avec admiration peut-être, que cette étonnante révolution fut
+l'ouvrage inoui de deux hommes et de quelques mots.
+
+La relation du colonel Z***, déjà si précieuse par les révélations
+qu'elle renferme, nous paraît devoir fixer sous d'autres rapports
+l'attention du lecteur. En l'étudiant soigneusement, on y découvre le
+type des défauts, des qualités, des passions, qui, confondus ensemble,
+forment le caractère, si plein de contrastes, de l'incompréhensible
+Napoléon. On l'aperçoit tour-à-tour défiant et expansif, ardent et
+réservé, entreprenant et irrésolu, vindicatif et généreux, libéral et
+monarchique. Mais on voit dominer par-dessus tout, cette activité, cette
+force, cette chaleur d'âme, ces inspirations brillantes et ces
+déterminations soudaines qui n'appartiennent qu'aux hommes
+extraordinaires, qu'aux hommes de génie.
+
+Les conférences que j'eus à Bâle avec l'agent mystérieux du prince de
+Metternich, étaient restées ensevelies jusqu'à ce jour dans un profond
+secret. Les historiens qui m'ont précédé, ont raconté, sans autre
+explication, que le duc d'Otrante avait mis sous les yeux de l'Empereur,
+au moment de l'abdication, une lettre de M. de Metternich; et que cette
+lettre, artificieusement conçue, avait déterminé Napoléon à abdiquer,
+dans l'espoir que la couronne passerait à son fils. Les détails donnés
+dans ces Mémoires, changeront entièrement les idées qu'on s'était
+formées de cette lettre et de son influence. Ils confirmeront aussi
+l'opinion assez généralement répandue, que les souverains Alliés
+attachaient peu d'importance au rétablissement des Bourbons, et qu'ils
+auraient volontiers consenti à placer sur le trône le jeune prince
+Napoléon.
+
+On avait pensé que le fameux décret qui traduisait devant les tribunaux
+le prince de Talleyrand et ses illustres complices, avait été rendu à
+Lyon, dans un premier accès de vengeance. On verra qu'il fut le résultat
+d'une simple combinaison politique; et la noble résistance que le
+général Bertrand (aujourd'hui condamné à mort) crut devoir opposer à
+cette mesure, ajoutera (s'il est possible) à la haute estime que mérite,
+à tant de titres, ce fidèle ami du malheur.
+
+Les écrits publiés avant cet ouvrage, ne contenaient, non plus, sur
+l'abdication de Napoléon, que des rapports inexacts ou fabuleux.
+Certains historiens s'étaient plu à représenter Napoléon dans un état
+d'accablement pitoyable; d'autres l'avaient dépeint comme le jouet des
+menaces de M. Regnault (de St.-Jean d'Angely) et des artifices du duc
+d'Otrante. Ces Mémoires apprendront que Napoléon, loin d'être tombé dans
+un état de faiblesse qui ne lui permettait plus de soutenir son sceptre,
+aspirait au contraire à se faire investir d'une dictature temporaire, et
+que, s'il consentit à abdiquer, ce fut parce que l'attitude énergique
+des représentans le déconcerta, et qu'il céda à la crainte d'ajouter,
+aux malheurs de l'invasion étrangère, les calamités de la guerre civile.
+
+On ignorait complétement encore que Napoléon, après son abdication, eût
+été retenu prisonnier à la Malmaison. On présumait qu'il avait différé
+son départ, dans l'espoir d'être replacé à la tête de l'armée et du
+gouvernement. Ces Mémoires feront connaître que cet espoir (s'il régna
+intérieurement dans le coeur de Napoléon) ne fut pas le motif réel de son
+séjour en France, et qu'il y fut retenu par la commission du
+gouvernement, jusqu'au moment où, l'honneur l'emportant sur toute
+considération politique, elle força Napoléon de s'éloigner, pour le
+préserver de tomber entre les mains de Blucher.
+
+Les négociations et les entretiens des plénipotentiaires Français avec
+les généraux ennemis, les procédés du prince d'Eckmühl, les intrigues du
+duc d'Otrante, les efforts des membres de la commission restés fidèles à
+leur mandat, les débats sur la capitulation de Paris, et tous les faits
+accessoires qui se rattachent à ces diverses circonstances, avaient été
+totalement dénaturés. Ces Mémoires rétablissent la vérité ou la
+dévoilent. Ils mettent au jour la conduite tenue par les membres de la
+commission, qu'on supposait dupes ou complices de M. Fouché, par les
+maréchaux, par l'armée, par les Chambres. Ils renferment en outre la
+correspondance des plénipotentiaires et leurs instructions: documens
+inédits qui feront connaître quels étaient alors la politique et les
+voeux du gouvernement de la France.
+
+J'observerai enfin, pour compléter le compte que je crois devoir rendre
+au lecteur, de la substance de cet ouvrage, qu'il offre, sur la campagne
+de 1815, des éclaircissemens dont le besoin s'était fait sentir
+impérieusement. On ne savait point les causes qui déterminèrent Napoléon
+à se séparer à Laon de son armée; je les indique. Le général Gourgaud,
+dans sa relation, n'avait pu donner l'explication de la marche du corps
+du comte d'Erlon à la bataille de Ligny, de la conduite du maréchal Ney
+le 16, de l'inaction de Napoléon le 17, etc. J'éclaircis (je crois) tous
+ces points. Je montre aussi que ce ne fut point, comme l'avancent encore
+et le général Gourgaud et d'autres écrivains, pour relever le courage et
+le moral de l'armée Française que son chef lui fit annoncer l'arrivée du
+maréchal Grouchy. Napoléon (et ce fait est certain) fut abusé lui-même
+par une vive fusillade engagée entre les Prussiens et les Saxons; et
+c'est à tort qu'on lui impute d'avoir trompé sciemment ses soldats, dans
+un moment où les lois de la guerre et de l'humanité lui prescrivaient de
+songer plutôt à la retraite qu'à prolonger la bataille.
+
+J'avais d'abord refusé l'entrée de ces Mémoires aux pièces officielles
+déjà connues. J'ai cru devoir les y admettre: cet ouvrage, qui embrasse
+tous les événemens du règne des Cent Jours, serait incomplet, s'il
+fallait que le lecteur recourût aux écrits du tems pour relire ou
+consulter l'Acte du Congrès de Vienne qui plaça l'Empereur Napoléon hors
+de la loi des nations, l'Acte Additionnel qui lui fit perdre sa
+popularité, et les discours éloquens et les déclarations vigoureuses par
+lesquels Napoléon, ses ministres, et ses conseillers cherchèrent à
+expliquer, à justifier le 20 Mars. J'ai pensé, d'ailleurs, qu'il ne
+serait peut-être point sans intérêt de rendre le lecteur témoin des
+combats livrés, à cette grande époque, par la légitimité des nations à
+la légitimité des souverains.
+
+Les couleurs sous lesquelles je représente Napoléon, la justice que je
+rends à la pureté de ses intentions, ne plairont pas à tout le monde.
+Beaucoup de personnes qui auraient cru aveuglément le mal que j'aurais
+pu dire de l'ancien souverain de la France, n'ajouteront peut-être que
+peu de foi à mes éloges; elles auraient tort: si les louanges prodiguées
+à la puissance sont suspectes celles données au malheur doivent être
+vraies: ce serait un sacrilége d'en douter.
+
+Je ne me dissimule pas davantage que les hommes qui, par respect pour
+les principes, persistent à ne voir, dans la révolution du 20 Mars,
+qu'une odieuse conspiration, m'accuseront d'avoir embelli les faits et
+défiguré à dessein la vérité; peu m'importe: j'ai peint cette
+révolution, telle que je l'ai sentie, telle que je l'ai vue. Que
+d'autres se complaisent à flétrir l'honneur national, à représenter leur
+patrie comme un composé de poltrons ou de rebelles: moi je crois qu'il
+est du devoir d'un bon Français de prouver à l'Europe, que le Roi ne fut
+point coupable d'abandonner la France; que l'insurrection du 20 Mars ne
+fut pas l'ouvrage de quelques factieux qu'on aurait pu réprimer, mais un
+grand acte national contre lequel seraient venus se briser les efforts
+des volontés particulières; que les royalistes ne furent point des
+lâches, et les autres Français des traîtres; enfin, que le retour de
+l'île d'Elbe fut la terrible conséquence des fautes des ministres et des
+_ultrà_ qui appelèrent sur la France l'homme du destin, comme le fer
+provocateur appelle la foudre.
+
+Ce sentiment me portait naturellement à terminer ces Mémoires par
+l'examen philosophique des Cent Jours et la réfutation des reproches
+journellement adressés aux hommes du 20 Mars. Des considérations faciles
+à pénétrer m'ont retenu. J'ai dû me borner à mettre les pièces du procès
+sous les yeux du grand jury public et à lui laisser le soin de
+prononcer. Je sais que la question a été décidée dans les champs de
+Waterloo, mais une victoire n'est pas un jugement.
+
+Quelle que soit l'opinion que le lecteur impartial portera de cet
+ouvrage, je puis protester d'avance que je ne me suis laissé influencer
+par aucune considération particulière, par aucun sentiment de haine,
+d'affection ou de reconnaissance. Je n'ai écouté d'autre impulsion que
+celle de ma conscience, et je puis dire, avec Montaigne: _Ceci est un
+livre de bonne foi_.
+
+Trop jeune pour avoir pu participer aux erreurs ou aux crimes de la
+révolution, j'ai commencé et terminé, sans reproche et sans tache, ma
+carrière politique. Les places, les titres, les décorations que
+l'Empereur daigna m'accorder, furent le prix de plusieurs actes d'un
+grand dévouement et de douze années d'épreuves et de sacrifices. Jamais
+je ne reçus de lui ni grâces ni largesses: j'entrai, riche à son
+service, j'en suis sorti pauvre.
+
+Lorsque Lyon lui ouvrit ses portes, j'étais libre; j'embrassai
+spontanément sa cause: elle me parut, comme à l'immensité des Français,
+celle de la liberté, de l'honneur et de la patrie. Les lois de Solon
+déclaraient infâmes ceux qui ne prenaient point de part dans les
+troubles civils. Je suivis leurs maximes. Si les malheurs du 20 Mars
+doivent retomber sur les coupables, ces coupables, aux yeux de la
+postérité, ne seront pas (je le répète) les Français qui abandonnèrent
+l'étendard royal, pour retourner sous les anciens drapeaux de la patrie;
+mais ces hommes imprudens et insensés qui, par leurs menaces, leurs
+injustices et leurs outrages, nous forcèrent d'opter entre
+l'insurrection et la servitude, entre l'honneur et l'infamie.
+
+Pendant la durée des Cent Jours, je n'ai fait de mal à personne, souvent
+j'ai trouvé l'occasion de faire du bien; je l'ai saisie avec joie.
+
+Depuis le retour du gouvernement royal, j'ai vécu tranquille et
+solitaire; et, soit par oubli, soit par justice, j'ai échappé, en 1815,
+aux persécutions qu'ont essuyées les partisans et les serviteurs de
+Napoléon.
+
+Cette explication ou cette apologie m'a paru nécessaire: il est bon que
+le lecteur sache à qui il a affaire.
+
+J'aurais désiré m'abstenir de parler, dans la première partie de cet
+ouvrage, du gouvernement royal: cela ne m'a point été possible. Il m'a
+fallu rappeler fastidieusement une à une les erreurs et les fautes des
+ministres du Roi, pour rendre évidente cette vérité, _qu'ils sont les
+seuls auteurs du 20 Mars_. En disant ici et ailleurs _le gouvernement_,
+je n'entends point nommer le Roi, mais ses ministres. Dans une monarchie
+constitutionnelle où les ministres sont responsables, on ne peut ni ne
+doit les confondre avec le Roi. «C'est du Roi, a dit M. le
+Garde-des-Sceaux en proposant aux députés de la nation le projet de loi
+sur la responsabilité ministérielle, c'est du Roi qu'émane tout acte
+d'équité, de protection, de clémence, tout usage régulier du pouvoir:
+c'est aux ministres seuls que doit être imputé l'abus, l'injustice et la
+malversation.»
+
+
+
+
+MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU
+RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815.
+
+
+Napoléon, depuis son avènement au Consulat et à l'Empire, avait joui
+constamment, et sans nuage, de la confiance, de l'amour et de
+l'admiration des Français. La guerre d'Espagne fut décidée; et la
+multitude, qui juge et ne peut juger les actions des souverains que
+d'après des apparences souvent trompeuses, ne vit dans cette guerre
+qu'une injuste agression, et dans les procédés de Napoléon qu'un odieux
+attentat. Des murmures se firent entendre; et pour la première fois,
+Napoléon, en butte aux reproches de la nation, fut accusé de sacrifier à
+une vaine et coupable ambition le sang et les trésors de la France.
+
+La guerre contre la Russie vint détourner l'attention et le
+mécontentement public.
+
+Cette guerre, couronnée d'abord par de brillans succès, se termina
+(l'humanité en frémit encore) par une catastrophe sans exemple dans les
+fastes du monde.
+
+L'Empereur, échappé presque seul à ce désastre, revint dans sa capitale.
+Sa contenance fut celle d'un grand homme au-dessus de l'adversité; mais
+cette contenance ne fut considérée que comme l'effet d'une barbare
+insensibilité. Elle aigrit les coeurs au lieu de les rassurer. De toutes
+parts éclatèrent de nouveaux murmures, de nouveaux cris d'indignation.
+Cependant, tel était encore l'orgueil dont les triomphes de Napoléon
+avaient enivré la France, que la France, honteuse de ses revers, implora
+de nouvelles victoires: des armées se formèrent par enchantement, et
+Napoléon reparut en Allemagne aussi formidable que jamais.
+
+Après avoir vaincu à Lutzen, à Bautzen, à Dresde, la bataille de
+Leipsik[1] fut donnée: pour la première fois s'offrit aux regards des
+Français le spectacle déchirant de la retraite précipitée d'une armée
+nationale en désordre; de tous côtés apparurent à la fois les débris
+épars de nos soldats, dernier effort, dernier espoir de la patrie. Mais
+ce n'était plus ces soldats pleins de force et de dévouement, c'était
+des hommes flétris par les fatigues, la misère et le découragement.
+Bientôt on vit arriver à leur suite, et errant au hasard, ces nombreux
+transports de fiévreux et de blessés, où les mourants, entassés
+pêle-mêle avec les cadavres, puisaient et propageaient ces germes
+infects qui répandirent partout la contagion et la mort. L'abattement,
+le désespoir, s'emparèrent des âmes les plus fortes; les pleurs arrachés
+par la perte récente de tant de braves, renouvelèrent les larmes des
+mères, des épouses de tous les autres braves moissonnés avant eux en
+Espagne, en Russie: on n'entendit plus que des imprécations contre
+l'auteur de tant de maux, contre Napoléon.
+
+Tant que Napoléon avait été victorieux, les Français avaient applaudi à
+ses ambitieuses entreprises; ils avaient vanté la profondeur de sa
+politique, exalté son génie, admiré son audace. Quand il devint
+malheureux, son génie ne fut plus que de l'ambition, sa politique de la
+mauvaise foi, son audace de l'imprévoyance et de la folie.
+
+Napoléon, que l'injustice et l'infortune n'abattaient point, réunit les
+faibles restes de ses armées, et annonça hautement qu'il irait vaincre
+ou se faire tuer à leur tête. Cette résolution ne produisit qu'une
+impression passagère. Les Français qui naguères attachaient à la vie de
+Napoléon le bonheur et le salut de la France, envisagèrent de sang-froid
+la mort qu'il allait affronter, comme le seul moyen (la paix paraissant
+impossible) de mettre un terme aux calamités de la guerre.
+
+Napoléon partit: il fit des prodiges, mais en vain: l'énergie nationale
+était éteinte; de degré en degré, l'on était arrivé à cette extrémité si
+fatale aux princes, où l'âme découragée reste insensible à leurs
+dangers, et les abandonne au destin.
+
+Tel était l'état de la France au moment où Napoléon, réduit par
+l'inertie publique à ne pouvoir plus faire ni la guerre ni la paix,
+consentit à déposer la couronne[2].
+
+Son abdication mit fin aux hostilités.
+
+Paris, à peine revenu de la première frayeur que lui avaient inspirée
+les bandes indisciplinées de la Russie, fit éclater la satisfaction la
+plus vive en se voyant préservé des malheurs dont le menaçait derechef
+la présence des Alliés et l'approche de l'armée Impériale.
+
+Les départemens voisins, que l'ennemi se disposait à envahir, se
+félicitèrent de n'avoir plus à redouter le pillage et la dévastation.
+
+Les départemens conquis entrevirent avec ivresse le terme de leurs
+souffrances.
+
+Ainsi la France presque entière détourna les yeux des malheurs de son
+ancien souverain, pour s'abandonner à la joie d'être délivrée des fléaux
+de la guerre et à l'espérance de jouir enfin des bienfaits de la paix.
+
+Ce fut au milieu de cette effusion d'égoïsme, que les sénateurs
+appelèrent au trône le frère de Louis XVI; et ce choix, quoique
+contraire à l'attente publique et aux voeux manifestés en faveur de
+l'Impératrice et de son fils, souffrit peu d'opposition, parce que le
+rappel de Louis paraissait être le gage de la paix, et que la paix
+était, avant tout, le premier voeu de la nation.
+
+D'un autre côté, les Bourbons, sagement conseillés, s'étaient empressés
+de combattre, par des proclamations, les répugnances et les craintes
+qu'inspiraient leur retour: _Nous garantissons_, disaient-ils, _à
+l'armée ses grades, ses récompenses, ses honneurs; aux magistrats, aux
+fonctionnaires, la conservation de leurs emplois et de leurs
+distinctions, aux citoyens l'oubli du passé, le respect de leurs droits,
+de leurs propriétés, de leurs institutions_.
+
+Les Français, si faciles à abuser, regardaient ces garanties comme
+inviolables, et se complaisaient à répéter ce mot si heureux du Comte
+d'Artois[3]: _Il n'y aura rien de changé en France; il n'y aura que
+quelques Français de plus_.
+
+Cette sécurité naissante était soigneusement entretenue par les hommes
+qui avaient renversé la dynastie impériale. Chaque jour, de nouveaux
+écrits, répandus avec profusion, dépeignaient le chef de leur choix sous
+les couleurs les plus propres à lui concilier les suffrages: «C'est lui,
+répétait-on sans cesse, qui ouvre et lit toutes ses dépêches, qui seul y
+fait les réponses. C'est lui, lorsqu'il est dans le cas de recevoir des
+envoyés des puissances étrangères, qui les entretient, qui entend le
+rapport de leur mission, et qui leur donne ses réponses de vive voix, ou
+par écrit. C'est lui seul enfin qui traite, exclusivement, toutes les
+affaires de son administration et de sa politique.
+
+«Si l'excellence et la bonté du coeur font pressentir aux Français qu'ils
+vont retrouver dans leur Roi un bon et tendre père, tant de lumières,
+une telle force de caractère, et cette aptitude à expédier les affaires,
+doivent les rassurer pour l'avenir[4].»
+
+Les Français se félicitèrent donc de voir à leur tête un prince éclairé,
+un prince juste et bon, qui ne confierait qu'à ses propres mains les
+rênes de l'état; et leur imagination, prompte à s'enflammer, les faisait
+jouir d'avance des bienfaits que sa bonté, sa sagesse et ses lumières
+allaient ménager et répandre sur eux. Quelques regrets, quelques doutes
+venaient-ils interrompre ce concert d'espoir et de confiance? ils
+étaient aussitôt combattus, repoussés au nom de la patrie, au nom de
+Napoléon lui-même. N'avait-il point dit à ses braves: _Soyez fidèles au
+nouveau souverain de la France; ne déchirez point cette chère patrie si
+longtems malheureuse_.
+
+Tout se réunissait donc, et même l'attrait de la nouveauté, pour rendre
+propice au Roi les esprits et les coeurs. Il parut: de nombreuses
+démonstrations d'allégresse et d'amour l'accueillirent et
+l'accompagnèrent jusques dans le palais de ses ancêtres.
+
+Jamais changement de dynastie ne s'était opéré, à la suite d'une
+contre-révolution, sous d'aussi favorables auspices.
+
+Les Français fatigués de leurs dissensions, de leurs revers, et même de
+leurs victoires, éprouvaient le besoin d'être tranquilles et heureux.
+Ces paroles mémorables du frère de leur Roi: _Oublions le passé, ne
+portons nos regards que sur l'avenir; que les coeurs se réunissent pour
+travailler à réparer les maux de la patrie_; ces paroles sacrées avaient
+retenti dans toutes les âmes, et étaient insensiblement devenues la
+règle de tous les sentimens et de tous les devoirs.
+
+Cet accord subsista tant qu'il ne fut point question de mettre le
+gouvernement en action; mais quand l'heure fut venue de toucher à
+l'armée, à l'administration, à la magistrature, l'orgueil, l'ambition,
+l'esprit de parti se réveillèrent, et l'amour de soi-même l'emporta sur
+l'amour de la patrie.
+
+Les émigrés qui, depuis vingt-cinq ans, avaient traîné chez l'étranger
+leur vie importune dans une honteuse et lâche oisiveté, ne pouvaient se
+dissimuler qu'ils n'avaient ni les talens ni l'expérience des hommes de
+la révolution; mais ils se figurèrent que la noblesse devait, comme
+autrefois, suppléer au mérite, et que leurs parchemins étaient des
+titres suffisans pour les autoriser à prétendre, de nouveau, à la
+possession exclusive de toutes les places.
+
+Les hommes de la révolution, les nationaux, se reposaient avec
+complaisance sur la légitimité de leurs droits, sur les promesses
+royales. Les anciens privilégiés, loin de leur donner de l'ombrage,
+n'étaient pour eux qu'un sujet d'innocentes plaisanteries: ils
+s'amusaient de la tournure grotesque des uns, de la fatuité surannée des
+autres. Comment supposer que de prétendus militaires, dont l'épée,
+encore vierge, s'était rouillée paisiblement dans le fourreau,
+disputeraient à nos généraux le commandement des armées, et que des
+nobles, vieillis dans l'ignorance, aspireraient à l'administration de
+l'état?
+
+Mais à défaut de mérite et de valeur, ils avaient un immense avantage,
+celui d'occuper les avenues du trône. L'on ne tarda point à s'apercevoir
+à leur arrogance, qu'ils en avaient habilement profité; et l'on prévit,
+non sans amertume, que les vieux préjugés, les préventions haineuses,
+les anciennes affections, triompheraient tôt ou tard des principes de
+justice et d'impartialité si solennellement proclamés.
+
+Les émigrés, en effet, déjà fiers de l'avenir, ne traitaient plus leurs
+rivaux qu'avec hauteur et mépris; la vue des cicatrices de nos braves ne
+leur permettait point d'oser les insulter en face, mais ils ne
+laissaient échapper aucune occasion détournée de ravaler leur naissance,
+leurs services, leur gloire, et de leur faire sentir la distance qui
+existerait désormais entre d'anciens gentilshommes restés purs, et des
+révolutionnaires parvenus[5].
+
+Les nationaux, inquiets, jaloux, mécontens, invoquèrent avec confiance
+les promesses du Roi; ils ne furent point écoutés: le gouvernement les
+repoussa durement, et ils purent dire de Louis XVIII, comme le Doge
+Génois de Louis XIV: Le roi nous avait ôté nos coeurs, ses ministres nous
+les rendent[6].
+
+Le gouvernement avait paru jusqu'alors conserver l'intention de tenir
+une balance exacte entre les deux partis, et d'observer fidèlement les
+engagemens contractés par le nouveau monarque envers la nation. Mais,
+dominé par une haute influence, à laquelle il ne lui était point permis
+de résister; circonvenu par les intrigues, les menaces, les prédictions
+sinistres des émigrés; persuadé peut-être que le nouvel ordre de choses
+était incompatible avec la sûreté du trône des Bourbons, il avait
+entièrement changé de maximes; et regardant l'égalité des droits comme
+une conquête révolutionnaire, les libertés nationales comme une
+usurpation, la constitution nouvelle comme un attentat à l'indépendance
+du souverain, il avait résolu d'éconduire des emplois et des
+commandemens _les gens dangereux_[7], de replacer le pouvoir dans les
+mains sûres et fidèles de l'ancienne noblesse; d'anéantir graduellement
+la Charte royale, et de ramener la France, de gré ou de force, sous
+l'empire absolu de l'ancienne monarchie.
+
+Bonaparte, dont il invoquait souvent l'autorité, Bonaparte, disait-il,
+avait reconnu le danger de donner aux Français un gouvernement
+représentatif et la nécessité de les gouverner despotiquement. Mais
+Bonaparte, en rétablissant le trône, la morale et la religion; en créant
+de nobles institutions; en rendant la France calme au-dedans et
+formidable au-dehors, avait acquis, par ses services et par ses
+victoires, une autorité imposante, et, si je puis m'exprimer ainsi, un
+droit au despotisme, que n'avaient point et ne pouvaient avoir les
+Bourbons.
+
+Le gouvernement impérial, quel que soit, d'ailleurs, le despotisme réel
+ou prétendu qu'on lui attribue, n'avait jamais cessé d'être national,
+tandis que celui des Bourbons ne l'était point et ne tendait nullement à
+le devenir.
+
+Les symptômes de la réaction que méditait le ministère se manifestèrent
+de toutes parts: le corps législatif, effrayé lui-même, se rendit
+l'organe de l'inquiétude publique et se hâta de rappeler au roi les
+garanties données à la nation:
+
+ «La Charte,» lui dit-il dans son adresse, on pourrait dire dans sa
+ protestation du 15 Juin, «la Charte ouvre aux accens de la vérité
+ toutes les voies pour arriver au trône, puisqu'elle consacre la
+ liberté de la presse et le droit de pétition.
+
+ «Entre les garanties qu'elle donne, la France remarquera la
+ responsabilité des ministres qui trahiraient la confiance de votre
+ majesté, en violant les droits publics et privés que consacre la
+ Charte constitutionnelle.
+
+ «En vertu de cette Charte, la noblesse ne se présentera désormais à
+ la vénération du peuple, qu'entourée de témoignages d'honneur et de
+ gloire que ne pourront plus altérer les souvenirs de la féodalité.
+
+ «Les principes de la liberté civile se trouvent établis sur
+ l'indépendance du pouvoir judiciaire et la conservation du jury,
+ précieuse garantie de tous les droits, etc. etc. etc.»
+
+Cette adresse si expressive n'aurait point manqué son but, si le roi eût
+connu la vérité; mais comment aurait-il pu la connaître? D'abord il
+avait eu la sage pensée d'attacher à sa personne la plupart des grands
+notables de la révolution. Mais à force de remontrances et de
+récriminations, on était parvenu à ramener sa raison sous le joug des
+préjugés; et il ne s'était entouré que d'anciens nobles, c'est-à-dire
+que d'hommes qui n'avaient point voulu se soumettre à la constitution de
+Louis XVI, parce qu'elle détruisait leurs priviléges, et qui, par le
+même motif, ne voulaient point reconnaître la constitution nouvelle
+contre laquelle ils avaient osé protester.
+
+Que d'hommes qui, aveuglés, abrutis par une sotte présomption, se
+croyaient assez habiles pour renverser avec des édits et des ordonnances
+l'oeuvre de tout un peuple et de vingt-cinq ans de révolution! que
+d'hommes enfin, qui, loin de vouloir éclairer le souverain sur les
+projets des ministres et de la faction dont ils n'étaient plus que
+l'instrument docile, s'étaient rendus leurs complices, et conspiraient
+avec eux l'anéantissement de la Charte royale!
+
+Dans le sein du ministère se trouvaient placés, cependant, des hommes
+d'état pleins de talens et d'expérience. Ils avaient senti qu'au lieu
+d'inquiéter les esprits en laissant entrevoir le rétablissement des
+anciens priviléges, on devait au contraire s'efforcer de les rassurer en
+garantissant la stabilité des institutions nouvelles; qu'en voulant
+rétablir la monarchie sur ses anciennes bases, on ôtait au nouveau
+gouvernement le seul avantage qu'il possédât sur l'ancien: celui d'être
+libéral; enfin que, si le caractère distinctif du gouvernement de
+Napoléon avait été, comme on le prétendait, l'arbitraire et la force, il
+fallait que le caractère distinctif du gouvernement royal fût la justice
+et la modération.
+
+Mais ils n'avaient point assez d'empire, assez de considération
+personnelle, pour pouvoir lutter avec succès contre les émigrés et leurs
+protecteurs. Leurs vues, souvent sages, et toujours bienveillantes,
+étaient approuvées en conseil; hors du conseil, chaque ministre
+n'agissait plus qu'à sa guise, et malheureusement les ministères appelés
+à exercer le plus d'influence sur les personnes et sur les choses,
+avaient été confiés à des hommes qui semblaient prendre à tâche d'aigrir
+et de soulever les esprits.
+
+L'un, chargé du département de la guerre[8], avait dû ce poste éminent
+au mérite d'avoir été proscrit par l'Empereur; car, alors, on appela
+proscription le châtiment modéré, l'exil qui lui fut imposé pour avoir
+méconnu son souverain, et conduit honteusement sous le joug les légions
+qui lui avaient été confiées. Faible, indolent, irrésolu, dénué de toute
+espèce de caractère et de moyens, il n'eut jamais ni l'ambition, ni le
+talent d'être un seul jour le ministre de la nation et du roi. Il ne fut
+et ne pouvait être que le ministre complaisant de la cour et des
+courtisans en crédit.
+
+L'autre[9], qu'une éloquence douce et persuasive avait fait remarquer à
+l'Assemblée constituante, et dont la modération semblait garantie par sa
+qualité de ministre de l'Évangile, par une vie paisible, et une santé
+chancelante, avait reçu le portefeuille de l'intérieur. Humble, doux,
+timide tant qu'il ne fut pas le plus fort, il devint, lorsqu'il fut
+puissant, dédaigneux, irascible, intolérant. Un seul principe, haine et
+mépris pour la révolution, j'ai presque dit pour la France, dirigeait
+son administration. Il n'examinait point si telle et telle institution
+était bonne et utile, si elle avait coûté à établir, si elle pouvait
+être modifiée, améliorée, appropriée aux circonstances actuelles; il
+regardait seulement l'époque de sa création, et cette époque décidait
+tout.
+
+Un troisième[10], qui, jeune encore, s'était distingué dans nos
+parlemens, non moins par ses talens que par sa sagesse et ses principes,
+se trouvait placé à la tête de la magistrature. Rappelé dès long-tems
+sur le sol de la patrie, il avait rempli en citoyen zélé, en sujet
+fidèle, ses devoirs envers l'état, envers l'Empereur; et tout portait à
+croire qu'il serait le protecteur des institutions sous lesquelles il
+avait si long-tems vécu paisible et honoré. Mais à peine fut-il revêtu
+de la simarre, qu'il devint l'oppresseur des tribunaux et des juges,
+l'antagoniste des lois nouvelles, et le zélateur stupide des formules
+serviles, des coutumes et des édits barbares, que l'ascendant des
+lumières, de la raison et de la liberté avait plongés depuis un quart de
+siècle dans le néant et l'oubli.
+
+Le malheur de voir une partie de l'administration confiée à de pareils
+chefs, ne fut point le seul: on avait annoncé que Louis régnerait en
+personne; et autant les Français sont heureux et empressés d'obéir à la
+voix de leur souverain, autant ils éprouvent de répugnance à se
+soumettre aux ordres de ses favoris. Quelle ne fut donc point la
+consternation générale, lorsqu'on apprit que Louis, affaibli par une
+maladie opiniâtre et douloureuse, avait laissé tomber les rênes du
+gouvernement dans les mains de M. de Blacas! et combien cette
+consternation ne s'accrut-elle pas encore, quand on sut quels étaient
+les principes, les projets, et le funeste ascendant de ce ministre!
+
+Avec de semblables élémens, il était impossible que le gouvernement
+royal pût conserver la confiance publique. On vit avec chagrin que les
+efforts insensés d'une poignée d'individus allaient faire naître la
+guerre civile, ou replonger la France dans les désordres et
+l'asservissement dont la révolution l'avait affranchie. Le besoin de
+s'opposer à ces tentatives monstrueuses se fit sentir d'une extrémité de
+la France à l'autre: personne ne voulut rester neutre.
+
+Dans les premiers jours de la Restauration, le parti des émigrés et
+celui des Bonapartistes n'étaient, à vrai dire, que de grandes
+catégories dans lesquelles se trouvaient classés les anciens privilégiés
+et les nouveaux parvenus. Plus occupés d'abord de leurs intérêts privés
+que des intérêts publics, ils s'étaient bornés à se disputer les emplois
+de l'état et la faveur du prince, et ne s'étaient fait réciproquement
+qu'une guerre de calcul et d'amour-propre Mais quand leurs divisions
+vinrent à se compliquer des intérêts essentiels de la révolution; quand
+des personnes, les émigrés voulurent en venir aux choses, la nation,
+jusqu'alors témoin du combat, prit part à la querelle, et la France
+entière[11] se trouva partagée en deux partis distincts.
+
+Le premier, sous le titre de _royalistes purs_, ayant pour chefs la cour
+et le gouvernement; pour auxiliaires les nobles, les prêtres, quelques
+transfuges du gouvernement impérial, et tous les hommes qui n'avaient
+point été jugés dignes ou capables de le servir, voulait détruire tout
+ce qui avait été fait depuis vingt-cinq ans, et rétablir tout ce qui
+avait été détruit.
+
+Le deuxième, désigné sous le nom de _Bonapartistes_, ayant à sa tête les
+plus illustres et les meilleurs citoyens, et dans ses rangs la masse de
+la nation, s'opposait au renversement des nouvelles institutions et au
+rétablissement des anciens abus et priviléges.
+
+L'un cherchait à anéantir la Charte, et l'autre à la conserver; en sorte
+que par une contradiction bizarre, la Charte royale avait pour ennemis
+les royalistes, et pour défenseurs les Bonapartistes prétendus.
+
+Des écrivains, dévoués ou vendus à la cause anti-nationale, se
+précipitèrent dans l'arène et cherchèrent à persuader aux Français que
+le rétablissement de la monarchie absolue, de la féodalité et des
+momeries religieuses pouvait seul leur rendre et leur garantir le
+bonheur et la paix.
+
+D'autres écrivains se déclarèrent les soutiens des libertés et des
+droits publics.
+
+Les premiers pas du gouvernement avaient été marqués par des fautes et
+des infractions à la foi promise. On avait _octroyé_ à la France, en
+vertu du libre exercice de l'autorité royale, une _ordonnance de
+réformation_, au lieu de la _constitution_ que l'on s'était engagé à
+_recevoir_ du sénat et à _accepter_. On avait préféré la cocarde blanche
+souillée du sang français, à la cocarde tricolore portée par Louis XVI
+et illustrée par nos armées. On avait appelé le monarque Louis XVIII, et
+daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, ce qui constituait
+la nation en état de rébellion depuis vingt-cinq ans. On avait dédaigné
+de devoir la couronne aux suffrages des Français, et l'on en avait fait
+hommage au prince régent et à la grâce de Dieu.
+
+Ces fautes graves, quoique sensibles à la nation, n'avaient point été
+relevées au moment même, parce qu'on craignait de perdre par des
+récriminations le fruit des sacrifices autrement importans qu'on avait
+fait au bien général. Mais quand les patriotes reconnurent que le
+gouvernement avait levé le masque, ils rompirent le silence et
+l'attaquèrent sans ménagement.
+
+À leur tête, se trouvaient placés les rédacteurs du _Censeur_. Chaque
+abus de pouvoir, chaque infraction à la Charte fut signalé à la France
+par ces jeunes tribuns; et la France entière applaudit à leur zèle, à
+leurs talens, à leur courage.
+
+D'autres plumes, moins sérieuses, assaillirent les émigrés avec les
+traits du ridicule et de la satire, et vouèrent au mépris et à la risée
+publique ceux que la gravité du _Censeur_ avait épargnés.
+
+Le Mémoire de M. Carnot, les ouvrages de M. Benjamin Constant, pleins de
+faits irrécusables et de vérités austères, contribuèrent puissamment
+encore à éclairer la nation sur les projets contre-révolutionnaires des
+ministres, et sur les dangers dont étaient menacés nos libertés et nos
+droits.
+
+Mais les avertissemens, les leçons, les reproches étaient perdus pour le
+gouvernement. Loin d'être intimidé et retenu par les clameurs publiques,
+il tenait à honneur de les braver; son parti était pris: trompé par
+l'opinion qu'il s'était formé de la faiblesse des partisans de la
+révolution et de la toute puissance de la faction régnante, il se
+croyait assez fort, assez craint, pour se passer de ménagemens et
+marcher droit au but qu'il s'était proposé. Nous allons donc le voir,
+aveuglé par ses erreurs et ses passions, heurter de front les individus,
+et attaquer, sans scrupule et sans déguisement, les uns après les
+autres, leurs intérêts les plus chers et leurs droits les plus précieux.
+
+La garde impériale avait trop de gloire pour ne point offusquer les
+émigrés, trop de patriotisme pour ne point les alarmer: elle fut
+éloignée. Les murmures qu'elle fit entendre lors de l'entrée du roi,
+motivèrent, dit-on, cette rigueur[12]. Mais n'avait-on pas excité
+soi-même ces murmures? N'avait-on pas manqué de générosité en obligeant
+ces braves, dont la douleur et la fidélité devaient être respectées, à
+marcher devant le char de triomphe du nouveau monarque? Je les vis ces
+nobles guerriers; leurs regards abattus, leur morne silence exprimaient
+ce qui se passait au fond de leur âme: tout entiers à leurs tristes
+pensées, ils semblaient ne rien voir, ne rien entendre; en vain les
+Parisiens attendris les saluaient des cris de _Vive la garde impériale!_
+Ces cris, qu'ils méprisaient peut-être, n'arrivaient plus jusqu'à leurs
+coeurs; soumis aux ordres suprêmes, ils avaient été appelés là pour
+marcher, ils marchaient et c'était tout.
+
+On se hâta de les éloigner et de les remplacer par des troupes de ligne.
+Ces troupes nouvelles ne tardèrent point à faire éclater elles-mêmes
+leur propre mécontentement.
+
+On les indisposa en brisant leur ancienne organisation, et en
+introduisant dans leurs rangs des officiers inconnus.
+
+On les dégoûta du service en les fatiguant par des manoeuvres et des
+revues perpétuelles, ordonnées non plus pour leur instruction, mais bien
+pour celle de leurs nouveaux chefs.
+
+On les humilia en les maltraitant; en les contraignant de porter les
+armes aux gardes-du-corps qu'elles avaient pris en aversion: et l'on
+sait qu'on n'humilie pas en vain l'amour-propre français[13].
+
+L'amour-propre chez le soldat est le véhicule de la gloire. C'est en le
+flattant, c'est en l'élevant par des proclamations dignes de
+l'antiquité, que Napoléon, dans ses immortelles campagnes d'Italie,
+parvint à ranimer le courage de son armée et à faire de chaque soldat un
+héros.
+
+C'est en l'humiliant, cet amour-propre, par le mépris des victoires
+nationales, par des airs de hauteur et de fierté, par le vain étalage de
+la supériorité de la naissance et du rang, que les nouveaux chefs donnés
+à l'armée s'aliénèrent sa confiance et son affection.
+
+Cependant ce n'était point là l'exemple ni les préceptes qu'ils
+recevaient journellement du plus grand et du plus redoutable de nos
+ennemis. Ce prince, qu'il est inutile de nommer, au lieu de chercher à
+rabaisser la gloire des Français, se plaisait à rendre un hommage sans
+cesse renouvelé à leurs talens, à leur bravoure. Les généraux qui
+l'approchaient n'étaient point accueillis par lui avec ce dédain déguisé
+qu'on prodigue aux vaincus, mais avec la franche estime qu'inspire la
+valeur, et avec les égards, j'ai presque dit le respect, qu'on doit à
+une noble infortune. Si quelquefois il se trouvait entraîné par la
+nature de ses entretiens à rappeler nos revers, il en adoucissait le
+souvenir en donnant des éloges animés, aux efforts que nous avions faits
+pour lui arracher la victoire, et semblait s'étonner lui-même de n'avoir
+point succombé.
+
+Quel effet cette magnanime générosité ne devait-elle pas produire sur le
+coeur de nos guerriers, quand ils la comparaient aux efforts qu'on
+faisait pour empoisonner le souvenir qui leur restait de leurs
+triomphes, souvenir qui seul pouvait les consoler de leurs malheurs et
+les leur rendre supportables!
+
+Cependant la plupart des officiers et des généraux s'étaient ralliés
+franchement à la cause royale; et si quelques-uns moins confians
+montraient encore de la tiédeur ou de l'éloignement, il eût été facile
+de les ramener, soit avec ces mots flatteurs si bien placés dans la
+bouche des rois, soit en donnant à leur ressentiment le tems de
+s'apaiser de soi-même.
+
+Lorsque ce roi, qu'on ne se lasse point d'entendre nommer, lorsque Henri
+IV se rendit maître de son trône, quelques ligueurs fanatiques, auxquels
+il avait pardonné, continuèrent à se répandre contre lui en injures et
+en menaces; on lui proposa de les punir: _Non_, dit-il, _il faut
+attendre; ils sont encore fâchés_. Ah pourquoi ces hommes qui sans cesse
+invoquaient le bon Henri ne cherchaient-ils point à l'imiter! mais au
+lieu de donner à nos généraux le tems de n'être plus fâchés, ils les
+aigrissaient chaque jour par de nouveaux outrages et ne les traitaient
+plus que comme des brigands et des rebelles qui devaient s'estimer
+heureux qu'on eût daigné leur pardonner. C'était pour l'armée de Condé,
+pour les Vendéens, pour les Chouans qu'on réservait les éloges et les
+grâces; on menaçait d'une destruction sacrilége les arcs de triomphes
+destinés à consacrer les exploits de nos armées, et l'on proposait avec
+emphase d'élever un monument à la mémoire des Vendéens et des émigrés
+morts à Quiberon. Sans doute ils étaient dignes de nos regrets et de nos
+larmes, ces Français égarés; mais n'étaient-ils pas descendus les armes
+à la main sur le sol sacré de la patrie? n'étaient-ils pas les
+auxiliaires ou les salariés de nos implacables ennemis les Anglais? Et
+pouvait-on les honorer comme d'illustres victimes, sans ne pas déclarer
+que leurs vainqueurs n'étaient que des meurtriers ou des bourreaux?
+
+Les titres de noblesse que nos braves avaient obtenus en répandant leur
+sang pour la patrie, étaient dénigrés publiquement; et publiquement on
+anoblissait Georges Cadoudal dans la personne de son père, pour avoir
+égorgé des Français et tenté de commettre un parricide.
+
+Georges, en voulant attenter à la vie de Napoléon, s'était rendu
+coupable d'une action que les lois divines et humaines regardent et
+punissent comme un crime. Ériger ce crime en vertu, lui décerner une
+récompense éclatante, c'était encourager l'assassinat, le régicide;
+c'était compromettre la vie de Louis XVIII et de tous les rois, et
+proclamer ce principe, aussi dangereux qu'antisocial, qu'un individu a
+le droit de juger de la légitimité de son souverain et d'attenter à sa
+vie, si son pouvoir lui paraît usurpé.
+
+L'anoblissement de la famille de Georges n'était point le seul scandale
+donné à l'armée et à la France. Des titres honorifiques, des grades, des
+pensions furent portés dans la Vendée aux Chouans les plus horriblement
+célèbres, et distribués, au grand jour, sous les yeux des victimes de
+leurs brigandages et de leur férocité[14].
+
+Ce n'était point encore assez pour la faction dominante de chercher à
+élever les hommes qui avaient combattu la France, au-dessus de ceux qui
+l'avaient défendue et illustrée; il fallait encore rabaisser et détruire
+les institutions qui pouvaient rappeler les services et la gloire des
+défenseurs de la patrie.
+
+On commença d'abord, au mépris des promesses les plus saintes, à
+dépouiller la Légion d'honneur de ses prérogatives. On fit insinuer
+ensuite dans les feuilles ministérielles, que l'ordre de Saint-Louis
+serait désormais le seul ordre militaire, et que la Légion d'honneur ne
+serait plus que la récompense de services civils... Le coup était
+mortel: l'armée frémit, les maréchaux s'indignèrent... Le gouvernement
+fut obligé d'abandonner son projet et de le désavouer.
+
+Il lui restait un autre moyen d'avilir la Légion d'honneur: c'était de
+la prodiguer; il l'employa.
+
+La croix, qu'on n'obtenait qu'après l'avoir si long-tems méritée et
+attendue, devint alors la proie facile de la faveur et de la bassesse;
+elle fut prostituée à une foule d'intrigans et de favoris subalternes,
+sans autre titre que le caprice des uns, ou la protection vénale des
+autres.
+
+Les militaires qui n'avaient obtenu cette récompense qu'au prix de leur
+généreux sang; l'administrateur, le magistrat, le savant, le
+manufacturier, qui l'avaient reçue pour prix des services signalés
+rendus à l'état, aux sciences, aux arts, à l'industrie, furent
+consternés de se voir associés à des hommes sans mérite, sans
+réputation, souvent sans honneur; et par un juste mouvement d'orgueil,
+la plupart cessèrent de porter une décoration qui ne servait plus à les
+honorer, mais à les confondre avec des hommes poursuivis et flétris par
+l'opinion publique.
+
+Le gouvernement ne s'en tint point à ce premier succès. L'Empereur avait
+ouvert de nobles asiles aux filles des membres de la Légion: le
+ministère, sous le prétexte d'une économie de quarante mille francs,
+surprit au roi l'ordre de les en chasser. En vain le maréchal Macdonald
+déclara-t-il que les anciens chefs de l'armée n'abandonneraient jamais
+les enfans de leurs compagnons d'armes, et qu'ils étaient prêts à
+déposer au trésor public les quarante mille francs qui servaient de
+prétexte à leur expulsion. En vain la supérieure de la maison de Paris
+offrit-elle de se passer des secours du gouvernement, et de consacrer sa
+fortune entière au soulagement de ses jeunes élèves. En vain
+représenta-t-on qu'un grand nombre de ces enfans n'avaient ni parens, ni
+protecteurs, ni amis, et qu'en les abandonnant à leur malheureux sort,
+on les livrerait indubitablement à la misère, ou aux piéges de la
+séduction; rien ne put émouvoir la compassion ministérielle.
+
+Cependant l'indignation publique trouva de dignes interprètes dans
+l'enceinte de la représentation nationale, et les mandataires du peuple
+allaient adresser au chef de l'état des remontrances, lorsque le
+ministère déconcerté renonça honteusement à ses criminelles entreprises.
+
+Cet échec ne le corrigea pas. Quelques jours à peine écoulés, il
+supprima les écoles militaires de Saint-Cyr et de Saint-Germain, comme
+excédant les besoins du service; et rétablit simultanément l'École
+royale militaire, «afin de faire _jouir la noblesse du royaume_ des
+avantages accordés par l'édit du mois de janvier 1757».
+
+Cette audacieuse violation des principes de la Charte souleva de nouveau
+la représentation nationale, et le ministère fut encore obligé de
+reculer.
+
+Pour se venger de ces affronts réitérés, et dans l'espoir mal conçu de
+diminuer les moyens de résistance, il effaça des cadres de l'armée une
+masse innombrable d'officiers, et réduisit de moitié leur solde, dont la
+conservation et l'intégralité avaient été formellement garanties. Le
+nombre des officiers de l'ancienne armée n'était plus, sans doute, en
+harmonie avec la force de l'armée royale; mais puisqu'on les réformait
+sous prétexte de surabondance et d'économie, il n'aurait point fallu
+insulter à leur disgrâce en accordant, sous leurs yeux, des grades et de
+l'emploi à une multitude d'émigrés incapables de servir; et en créant
+cinq à six mille gardes-du-corps, mousquetaires, chevau-légers,
+gendarmes de la garde, etc., qui, par leurs épaulettes fraîchement
+acquises, et le luxe et l'éclat de leurs uniformes, scandalisaient Paris
+et révoltaient l'armée.
+
+Enfin, le gouvernement dans sa fureur subversive, ne respecta même point
+les vieux soldats que la mort moins cruelle avait épargnés sur les
+champs de bataille; sans égards, sans pitié pour leurs cheveux blancs,
+pour leurs glorieuses mutilations, il ravit, sous prétexte d'économie, à
+deux mille cinq cents de ces infortunés, l'asile et les bienfaits que la
+patrie reconnaissante leur avait accordés.
+
+Si le gouvernement ne redoutait point d'offenser publiquement l'armée
+dans ses plus chères affections; s'il ne craignait point de méconnaître
+ouvertement ses services et ses droits: de combien de dégoûts et
+d'injustices ne dut-elle pas être abreuvée dans ses rapports individuels
+avec le ministère? Je n'entrerai point dans le détail des plaintes, des
+accusations qui s'élevèrent de tous côtés; je rapporterai seulement le
+fait suivant, parce qu'il peint doublement l'esprit dans lequel on
+agissait alors.
+
+Le général Milhaud s'était distingué dans le cours des guerres
+nationales par une foule de succès et de belles actions. Lors de
+l'invasion des alliés, il s'était couvert de gloire en sabrant, à la
+tête d'une poignée de dragons, un corps considérable de troupes
+ennemies. Ce général, par son grade, son rang, ses services, avait été
+nommé, de droit, chevalier de Saint-Louis. Au moment de sa réception, la
+croix lui fut retirée ignominieusement, parce que vingt ans auparavant
+il avait eu le malheur de voter la mort du roi.
+
+Louis XVIII, en rentrant en France, avait promis qu'on ne ferait aucune
+recherche des votes émis contre son auguste frère. Cette promesse qu'on
+avait exigée et qu'il consacra par la Charte, fut sans doute bien
+douloureuse pour son coeur; il dut lui en coûter d'admettre en sa
+présence, et d'offrir aux regards de la fille de Louis XVI, les juges
+qui avaient envoyé à l'échafaud ce prince vertueux: mais enfin, il avait
+juré de ne point venger sa mort, et les sermens des rois aux nations
+doivent être inviolables et sacrés.
+
+Il fallait donc imposer silence aux ressentimens, et ne point souffrir,
+puisque les votans avaient été absous, qu'on fît revivre leur crime, et
+qu'on appelât sur leurs têtes la vengeance et la mort. Il fallait tirer
+un voile funèbre sur cette époque de notre révolution, époque pendant
+laquelle tous les Français furent également égarés ou coupables.
+Disons-le, d'ailleurs, avec franchise: la douleur qu'excitait le meurtre
+de Louis XVI n'était point le véritable moteur des imprécations que les
+émigrés faisaient retentir contre les régicides; on sait,
+malheureusement, quel fut l'effet que produisirent à Coblentz le procès
+et l'exécution du Roi. On ne s'attachait avec tant d'acharnement à
+rechercher les excès, les erreurs de quelques hommes de la révolution,
+que pour arriver à cette conclusion: que la révolution étant l'oeuvre du
+crime, il fallait renverser de fond en comble tout ce qui provenait de
+la révolution.
+
+L'affront fait au général Milhaud fut donc moins une punition
+individuelle qu'une combinaison politique; et le choix que le
+gouvernement fit de ce général pour diriger une première attaque contre
+les régicides, prouve combien le gouvernement était malheureux et
+maladroit; car, s'il voulait rendre les régicides méprisables ou odieux,
+il ne fallait point s'attaquer à un général qui depuis long-tems avait
+lavé les traces du sang de Louis XVI dans le sang ennemi.
+
+Mais tandis que les militaires de tout grade étaient en butte aux
+offenses et aux persécutions du parti dominant, les fonctionnaires des
+ordres civil et judiciaire enduraient également les traitemens et les
+injustices les plus révoltantes.
+
+Dans les premiers jours de la restauration, on avait envoyé des
+commissaires dans les départemens _pour assurer l'établissement du
+gouvernement royal, et examiner la conduite tenue par les fonctionnaires
+dans les circonstances actuelles_ (c'est-à-dire au moment du
+rétablissement des Bourbons). Telle était, à cette époque, la confiance
+qu'inspiraient les promesses et les garanties royales, que cette mission
+n'éveilla aucune inquiétude; on pensa généralement qu'elle opérerait un
+grand bien, celui de calmer les partis et de rattacher plus promptement
+au trône les intérêts et les opinions.
+
+Cette flatteuse illusion fut de courte durée. Un grand nombre d'émigrés
+nouvellement rentrés furent nommés commissaires; et au lieu de
+s'entourer des conseils d'hommes sages et expérimentés, ils se
+laissèrent circonvenir par une foule de prêtres et d'anciens nobles
+dépourvus de lumières ou de modération.
+
+La classe intermédiaire, qui, par ses rapports journaliers avec les
+classes inférieures, exerce une si grande influence, ne leur parut qu'un
+assemblage grossier de roturiers parvenus; ils la traitèrent avec
+hauteur, avec mépris. Trompés par les souvenirs des excès de la
+révolution, ils se persuadèrent qu'on était maître de la France, quand
+on avait pour soi la populace; et comme, à défaut d'argent, le plus sûr
+moyen de lui plaire est de flatter ses passions, ils publièrent qu'ils
+étaient venus pour rendre justice au peuple, pour entendre ses plaintes,
+pour faire cesser les abus, pour abolir les droits réunis, la
+conscription, etc.
+
+Des assemblées furent convoquées dans les villages, dans les petites
+villes.
+
+Les gens honnêtes ne s'y présentèrent point, les intrigans, et la
+populace avide de bruit et de nouveauté, s'y rendirent en foule. Mille
+griefs, plus dérisoires les uns que les autres, furent accumulés contre
+les dépositaires de l'autorité publique. Les magistrats, les préfets,
+les sous-préfets, les maires, les agens de l'administration, les
+préposés du fisc, personne ne fut épargné.
+
+Les commissaires, au lieu de mépriser ces accusations populaires, ou de
+les soumettre à un examen impartial, les accueillaient avec transport;
+ils regardaient ce tumulte comme un triomphe; et pleins du bonheur que
+leur inspirait le prétendu succès de leurs efforts, ils s'écriaient sans
+cesse avec une joie toujours croissante: Mes amis, c'est parfait; soyez
+tranquilles; le roi est votre père, ces gens-là sont de la canaille, ils
+seront chassés, foi de gentilshommes, etc.
+
+Bientôt, en effet, et selon leurs promesses, les employés, les
+fonctionnaires de toutes les classes, furent à peu près destitués, et
+leurs places données à leurs principaux dénonciateurs ou aux nobles.
+
+La populace, promptement refroidie et détrompée, ne s'en trouva ni plus
+riche ni plus dévouée; et les commissaires, au lieu d'avoir popularisé
+la royauté, comme ils l'avaient cru, la décrièrent, en la compromettant
+par des scènes tumultueuses, et en l'avilissant par des actes injustes
+et arbitraires.
+
+Ce ne fut point ainsi que procédèrent les commissaires non-émigrés: ils
+surent apprécier, à leur juste valeur, les déclamations mensongères des
+nobles et de la canaille qu'ils avaient ameutée.
+
+Cette différence de conduite produisit comme il est facile de le penser,
+les effets les plus disparates. Les fonctionnaires publics furent
+conservés dans un département, honnis et conspués dans un autre.
+
+La France, spectatrice de ces scènes scandaleuses, blâma hautement le
+gouvernement d'avoir confié des missions aussi importantes que celles de
+prononcer sur l'honneur et l'existence de tant d'hommes recommandables,
+à des émigrés, qui depuis vingt-cinq ans avaient vécu loin du sol
+national, et qui, étrangers aux formes, aux principes, aux vices mêmes
+de l'administration impériale, ne pouvaient apprécier la conduite bonne
+ou mauvaise qu'avaient pu tenir les dépositaires de l'autorité.
+
+Elle vit qu'on l'avait abusée; et que cette mesure, déguisée sous un
+masque trompeur, n'était dans le fait qu'un moyen de consommer plus
+sûrement le déplacement des fonctionnaires nationaux.
+
+Elle vit enfin que ce déplacement allait enlever leurs protecteurs
+naturels aux individus qui avaient pris une part quelconque à la
+révolution, et les placer sous la dépendance de leurs ennemis
+irréconciliables, les nobles, les prêtres et tous leurs adhérens.
+
+Ces craintes furent encore augmentées par le dessein manifesté d'épurer
+les tribunaux. L'inamovibilité des juges était cependant au nombre des
+garanties données à la France; et de toutes celles qu'elle avait
+obtenues, c'était sans doute la plus précieuse. Mais plus elle était
+importante, moins elle devait être respectée.
+
+À la nouvelle de cette épuration, les nouveaux magistrats tremblèrent
+sur leurs siéges, et pressentirent qu'ils seraient éliminés pour faire
+place aux anciens parlementaires.
+
+De toutes parts s'élevèrent des protestations, des cris d'alarme.
+L'épuration n'en fut pas moins arrêtée. Elle commença par le premier
+tribunal de l'état, la cour de cassation; et pour ne point laisser de
+doutes sur ses intentions ultérieures, le gouvernement annonça
+officiellement que l'élimination, déguisée sous le titre d'installation
+royale, n'avait été différée que pour _recueillir des renseignemens
+propres à éclairer ou diriger les choix, et qu'elle s'opérerait
+successivement dans les autres cours et tribunaux du royaume_.
+
+Cette installation ne fut point considérée seulement comme un acte
+déloyal, mais comme une conspiration manifeste contre la sûreté des
+personnes et des propriétés.
+
+On prévoyait que les tribunaux seraient composés de magistrats dont les
+préjugés, les principes, les intérêts se trouveraient en opposition avec
+les lois nouvelles, et qu'ils chercheraient à les éluder ou à les
+anéantir. On pressentait que ces magistrats seraient les parens, les
+amis, ou les créatures des émigrés, des nobles, de tous ceux enfin qui
+avaient des droits ou des priviléges à revendiquer; et qu'ils ne
+pourraient point tenir une balance exacte entre les privilégiés, qu'ils
+regardaient comme les victimes des révolutionnaires, et les
+révolutionnaires, qu'ils considéraient comme les oppresseurs, les
+spoliateurs des privilégiés.
+
+L'expulsion prochaine des juges de la révolution inquiéta
+particulièrement les acquéreurs de domaines nationaux.
+
+La Charte leur avait garanti l'inviolabilité de leurs propriétés; mais
+ils n'avaient point oublié que la rédaction de cet article avait donné
+lieu à des discussions fort animées, et qu'on avait reproché déjà au
+ministère de n'avoir pas voulu chercher, par une rédaction franche et
+positive, à prévenir pour l'avenir toute espèce d'interprétation et de
+difficultés.
+
+Ils n'ignoraient pas que l'annulation de ces ventes était le voeu public
+des émigrés, des nobles, des prêtres, et le voeu secret de très-hauts
+personnages.
+
+Les doutes élevés par les journaux ministériels sur la légitimité de ces
+ventes, et par conséquent sur leur validité; les attaques formelles
+dirigées contre les acquéreurs, dans des écrits répandus avec profusion;
+la protection et l'impunité qu'avaient obtenu les auteurs de ces
+écrits[15]; enfin les consultations faites, dit-on, par ces mêmes grands
+personnages, sur les moyens d'annuler les ventes, se réunissaient pour
+justifier les appréhensions des possesseurs des biens nationaux, et
+faire généralement regarder la désorganisation des tribunaux comme une
+calamité nationale.
+
+Une occasion se présenta de dissiper les inquiétudes de cette masse
+imposante de la population de la France[16]. Il s'agissait de la loi sur
+la réintégration des émigrés dans la propriété de leurs biens
+non-aliénés. Il était naturel de penser que le ministère saisirait cette
+occasion pour rétablir la confiance et renouveler les garanties
+consacrées par la Charte. Il n'en fut point ainsi. L'orateur du
+gouvernement, l'un des hommes qui a fait le plus de mal à la France et
+au roi (M. Ferrand), se livra, au contraire, suivant l'expression du
+rapporteur, à toute l'âcreté de ses ressentimens, et à toute la
+dépravation de ses principes. Aussi imprudent qu'insensé, il ne craignit
+point de déclarer dans l'enceinte de la représentation nationale, que
+les émigrés avaient des droits plus particuliers à la faveur et à la
+justice du gouvernement royal, parce que seuls ils ne s'étaient point
+écartés de la ligne droite; et partant de ce raisonnement, il fit
+envisager la confiscation et la vente de leurs biens, non point comme un
+acte législatif, mais comme une spoliation révolutionnaire, qu'il
+fallait se hâter de réparer.
+
+La chambre réprouva hautement le langage et les doctrines séditieuses de
+l'orateur royal, et repoussa de la loi proposée le mot de _restitution_
+(qu'on n'y avait point inséré sans dessein), parce que _restitution_
+suppose _spoliation_, et que les biens des émigrés n'avaient point été
+spoliés, mais confisqués en vertu d'une loi, sanctionnée par le roi,
+laquelle n'était elle-même qu'une application nouvelle du système de
+confiscation créé et suivi par les rois ses prédécesseurs.
+
+En effet, et sans remonter à une époque plus éloignée, n'était-ce pas
+avec les dépouilles des victimes de la politique meurtrière de
+Richelieu, et de l'intolérance religieuse de Louis XIV, qu'avaient été
+enrichies les premières familles de l'état? Et qui sait si les biens que
+les émigrés réclamaient avec tant de hauteur et d'amertume, n'étaient
+point les mêmes que ceux que leurs ancêtres n'avaient point rougi
+d'accepter des mains ensanglantées de Richelieu et de Louis?
+
+Je conviens que le dévouement inaltérable d'un certain nombre d'émigrés,
+imposait au gouvernement royal l'obligation de reconnaître leur
+fidélité, et de réparer leurs malheurs. Mais tous n'avaient pas droit à
+sa sollicitude, à sa reconnaissance. Si quelques-uns avaient
+généreusement sacrifié au roi et à la royauté leurs fortunes et leur
+patrie, les autres n'avaient abandonné la France que pour se soustraire
+aux poursuites de leurs créanciers[17], et aller chercher chez
+l'étranger des ressources ou des dupes qu'ils ne pouvaient plus trouver
+impunément sur le sol natal.
+
+Il fallait donc distinguer les émigrés de cette première espèce, des
+émigrés de la seconde; et (cette distinction établie) en appeler
+loyalement à la justice et à la générosité de la nation. Les Français,
+si accessibles aux nobles sentimens, n'auraient point voulu laisser dans
+la pauvreté les fidèles et vertueux serviteurs de leur roi. J'en ai pour
+garant l'assentiment universel qu'obtint la proposition du duc de
+Tarente, de consacrer annuellement dix millions à indemniser les émigrés
+et les militaires dotés, de la perte de leurs biens et de leurs
+dotations.
+
+Mais il ne fallait pas venir au secours des émigrés par des voies
+injurieuses à la nation et attentatoires à la Charte. Il ne fallait pas
+surtout leur inspirer de folles et orgueilleuses espérances. Abandonnés
+à eux-mêmes, ils se seraient rapprochés des acquéreurs de leurs biens,
+leur auraient proposé des arrangemens à l'amiable, et seraient rentrés
+successivement, sans secousse et sans scandale, dans l'héritage de leurs
+pères.
+
+La partialité qu'on affectait sans cesse en faveur des émigrés, fit un
+autre mal plus grand encore; ce fut de contribuer, beaucoup plus que la
+malveillance, à persuader aux paysans qu'on voulait les attacher à la
+glèbe, et les rendre tributaires de la noblesse et du clergé.
+
+Les paysans avaient été habitués par la révolution à être quelque chose
+dans l'état; la révolution les avait enrichis et libérés de la double
+servitude dans laquelle ils rampaient autrefois sous les nobles et les
+prêtres. Ils ne pouvaient donc songer sans effroi à un autre avenir.
+Chaque jour ils entendaient répéter, ou ils lisaient (car tout le monde
+lit en France maintenant) qu'on voulait ramener l'ancien régime: et
+ramener l'ancien régime signifiait pour eux, comme pour beaucoup
+d'autres, rétablir le vasselage, les dîmes et les droits féodaux. Les
+prétentions outrées des émigrés, les déclamations des prêtres les
+fortifiaient encore dans cette inquiétante et dangereuse opinion: en
+vain cherchait-on à les rassurer: leur confiance avait été déjà trahie,
+et rarement les paysans se laissent attraper deux fois. On leur avait
+annoncé l'abolition de la conscription, et tous les jours ils voyaient
+garrotter sous leurs yeux les conscrits réfractaires, et condamner leurs
+familles à l'amende. On leur avait promis de supprimer les droits
+réunis, et non-seulement ils étaient perçus avec plus de hauteur et de
+dureté que précédemment, mais quelques-uns même avaient subi de fortes
+augmentations.
+
+Telle était en général la fatalité attachée aux procédés du
+gouvernement, que les choses les plus simples, les plus raisonnables, se
+dénaturaient, s'envenimaient dans ses mains; et qu'au lieu de produire
+le bien qu'on pouvait en attendre, elles ne faisaient qu'augmenter le
+désordre, la méfiance et le mécontentement.
+
+Ce mécontentement, résultat inévitable du mépris du gouvernement pour
+les hommes et pour leurs intérêts[18], s'accrut encore par la violation
+manifeste et successive des droits publics que le pacte national
+semblait devoir préserver de toute atteinte.
+
+La Charte avait proclamé la liberté de conscience: et cette liberté fut
+presque aussitôt anéantie par une ordonnance de police[19], qui faisait
+revivre les réglemens rendus dans les tems de l'intolérance, sur
+l'observation rigoureuse et générale des fêtes et dimanches.
+
+Elle le fut encore par le rétablissement des processions extérieures,
+que Napoléon, jaloux de tenir une balance exacte entre les Catholiques
+et les Protestans, avait prohibées, dans les lieux où des temples de
+l'une et de l'autre communion se trouvaient en présence.
+
+Les prêtres Catholiques jouirent de ces processions comme un vainqueur
+des honneurs du triomphe; et au lieu de rassurer les sectaires, et
+d'édifier les fidèles par une modestie du moins apparente, ils les
+scandalisèrent par leur orgueil, et les irritèrent par leurs
+violences[20].
+
+La victoire qu'ils venaient de remporter enflamma leur pieuse
+imagination. Ils se persuadèrent qu'ils avaient déjà recouvré la
+plénitude de leur puissance; et ils voulurent en faire un second usage,
+en interdisant l'inhumation d'une actrice du Théâtre Français, morte
+sans avoir obtenu et songé qu'il fallait obtenir la révocation de
+l'excommunication lancée jadis contre les comédiens français;
+excommunication, il faut le rappeler, qui priva Molière de la sépulture.
+
+Le peuple, attiré par la curiosité au convoi de cette actrice célèbre,
+fut informé de l'injure faite à ses cendres; transporté d'une soudaine
+indignation, il se précipite sur le char funéraire, et l'entraîne: en un
+instant les portes de l'église interdite sont assiégées et forcées. On
+demande un prêtre; il ne paraît point. Le tumulte augmente, l'église et
+les rues adjacentes retentissent des murmures, des menaces de dix mille
+individus témoins ou acteurs de cette scène déplorable. L'agitation
+augmente, et l'on ne pouvait prévoir où s'arrêterait cette effervescence
+toujours croissante, lorsqu'un envoyé du roi vint, en son nom, donner
+l'ordre de procéder au service funèbre.
+
+Cet événement, propagé et commenté, fit à Paris et dans la France la
+plus vive sensation. Les ennemis de la religion s'en réjouirent; les
+amis de l'ordre et de la décence accusèrent le gouvernement d'encourager
+les progrès alarmans du despotisme des prêtres. C'était particulièrement
+dans les petites villes, dans les villages, qu'ils abusaient, avec la
+plus coupable audace, de l'indépendance qu'on leur avait rendue. La
+chaire était devenue un tribunal du haut duquel ils jugeaient et
+condamnaient à l'infamie et aux peines éternelles, ceux qui ne
+partageaient point leurs principes et leurs fureurs. Unis de coeur et
+d'intérêts avec les émigrés, ils mettaient tout en oeuvre, insinuations,
+suggestions, promesses, menaces, et le nom de Dieu lui-même! pour
+contraindre les acquéreurs de domaines nationaux à se dessaisir de leurs
+biens, pour amener les malheureux paysans à se courber de nouveau sous
+le joug de la tyrannie seigneuriale et de la superstition.
+
+Ce Dieu, qu'ils invoquaient, le sait: on ne commande point à la
+conscience, à l'opinion. Les prêtres, pendant la révolution, s'étaient
+montrés sans masque et s'étaient attirés trop de mépris, pour que le
+gouvernement pût espérer de leur faire recouvrer tout à coup l'ascendant
+salutaire qu'ils avaient perdu. Cet ascendant devait être le prix d'une
+conduite sage et modérée, d'une bienfaisance active et impartiale, de la
+pratique enfin de toutes les vertus sacerdotales: il ne pouvait point
+s'acquérir par des ordonnances de police, par des injures, des
+violences, et par des processions qui, dans nos moeurs actuelles, ne
+peuvent plus être que ridicules et inconvenantes.
+
+Ainsi que la liberté des cultes, la Charte avait compris, au nombre de
+ses garanties, la liberté de la presse; et cependant chaque jour une
+foule d'écrits étaient saisis ou supprimés. Un député, qui ne transigea
+jamais, ni avec sa conscience, ni avec la crainte (M. Durbach), s'en
+plaignit à la tribune, et le gouvernement, cédant au voeu de la Chambre,
+lui fit soumettre, par M. de Montesquiou, un projet de loi qui, au lieu
+d'affranchir la presse de son esclavage, la plaçait sous le joug de la
+censure et la soumettait de droit à la tyrannie de fait exercée sur elle
+par le gouvernement précédent.
+
+Ce projet fut attaqué avec vigueur par les journaux, par M. Benjamin
+Constant, par tous les publicistes.
+
+M. de Montesquiou ne se déconcerta point. Lui démontrait-on que sa loi
+était destructive de la liberté de la presse; lui prouvait-on, la Charte
+à la main, que la Charte se bornait à vouloir que les abus de la presse
+fussent réprimés, et que dès-lors son projet était radicalement
+inconstitutionnel, puisqu'il tendait, au moyen de la censure préalable,
+non point à réprimer ces abus, mais à les prévenir; il répondait avec
+assurance que les auteurs de semblables objections n'entendaient point
+le français; que _prévenir_ et _réprimer_ étaient parfaitement
+synonymes, et que la loi présentée, loin d'être oppressive et
+inconstitutionnelle, était au contraire le développement le plus
+parfait, le plus libéral des dispositions de la Charte. Cette prétention
+inouïe de faire prendre le change à une assemblée de Français, sur la
+signification des mots de leur propre langue, parut à la Chambre le
+comble de l'impudence et de la folie. N'est-ce pas une insulte au bon
+sens? répétèrent plusieurs députés; n'est-ce pas une dérision amère que
+de prétendre détruire un droit public consacré par la loi de l'état au
+moyen de subtilités grammaticales? Jamais, au fait, on ne montra tant de
+front et de mauvaise foi; aussi le rapporteur de la commission (M.
+Raynouard) s'écria-t-il avec l'accent d'une douloureuse indignation: «Ô
+vous, ministres du roi, que n'avouez-vous du moins que la loi est
+contraire à la constitution, puisque vous ne pouvez-vous refuser à
+l'évidence? Votre obstination à contester une vérité si claire ne nous
+inspirerait pas de si justes alarmes».
+
+Néanmoins la loi fut adoptée par l'une et l'autre Chambre.
+
+Cette lutte, dans laquelle on vit l'influence du ministère triompher de
+la raison, et renverser le plus ferme rempart des garanties nationales,
+fit dans toutes les âmes la plus profonde impression: _La sérénité ne se
+trouva plus sur le visage d'un seul homme en état de penser et de
+prévoir_. L'on fut convaincu que la Chambre des députés, malgré le
+patriotisme des Dupont de l'Eure, des Raynouard, des Durbach, des
+Bedoch, des Flaugergues, etc., ne pourrait point arrêter les entreprises
+despotiques et anti-constitutionnelles du gouvernement: que le
+gouvernement serait le maître, quand il le voudrait, de faire
+interpréter à sa guise les dispositions de la Charte, et de ravir à la
+France les faibles droits qu'elle lui assurait encore. «C'était,
+disait-on, à l'aide de semblables interprétations que le Sénat avait
+sacrifié à l'Empereur l'indépendance nationale; mais du moins le
+despotisme impérial était accompagné de tout ce qui pouvait le justifier
+et l'ennoblir. Il tendait à faire de la nation la première nation du
+monde; tandis que le despotisme qu'on nous prépare, n'a d'autre compagne
+que la mauvaise foi, et d'autre but que d'abaisser et d'asservir la
+France.»
+
+Ces réflexions portèrent au comble de la défiance, le dégoût et
+l'aversion qu'inspirait le gouvernement. Elles firent plus: les
+Français, naturellement enclins à changer d'opinion et de sentiment,
+passèrent de leurs anciennes préventions contre Napoléon à de nouveaux
+transports d'admiration: ils comparèrent l'état de désordre,
+d'abâtardissement et d'humiliation dans lequel la France était tombée
+sous le roi, avec l'ascendant, la force et l'unité d'administration dont
+elle jouissait sous Napoléon; et Napoléon, que naguères ils accusaient
+d'être l'auteur de tous leurs maux, ne fut plus à leurs yeux qu'un grand
+homme, qu'un héros malheureux.
+
+Les regrets, les éloges donnés à l'ancien chef de l'état furent
+entendus. On crut en affaiblir l'effet en l'insultant par de grossières
+caricatures, et en cherchant, par des écrits outrageans et calomnieux à
+rendre odieux son gouvernement et sa mémoire. On se trompa: les
+caricatures n'obtinrent que le sourire du mépris; et les actions, les
+erreurs de la vie politique de Napoléon, celles même qui avaient excité
+le plus de scandale et de blâme, trouvèrent alors de nombreux
+défenseurs, de zélés apologistes.
+
+L'accusait-on d'avoir, le 18 brumaire, renversé la République et asservi
+la France?--ils répondaient[21]: «Au 18 brumaire, l'anarchie, accrue par
+les revers, ne pouvait plus se guérir par la victoire. La guerre civile
+était organisée dans plus de vingt départemens; des révoltes
+s'annonçaient dans plusieurs, le brigandage se répandait dans presque
+tous. Le vol et l'assassinat se commettaient avec impunité sur un grand
+nombre de routes. Deux lois terribles (celles des otages et de l'emprunt
+forcé) appelaient plus de maux qu'elles n'en pouvaient guérir. Un
+désordre de finance, tel qu'aucune nation n'en avait jamais supporté,
+une succession de banqueroutes partielles prolongeaient l'opprobre de la
+banqueroute générale. Le trésor public était pillé sur tous les chemins,
+dans les maisons même des receveurs; et son vide ne pouvait se remplir
+même par les plus violentes exactions. Les Jacobins étaient près de
+ressaisir leur règne terrible; les royalistes recouraient sans scrupule
+à tous les moyens que pouvait leur fournir la vengeance, et les
+paisibles amis des lois étaient réduits à garder entre les deux partis
+la honteuse neutralité de la faiblesse. Telle était, concluaient-ils, à
+l'époque où Napoléon s'empara du gouvernement de l'état, la situation
+désespérée de la France; et loin de l'accuser de l'avoir asservie, on
+doit au contraire le bénir de l'avoir arrachée aux spoliations, aux
+meurtres, à la tyrannie que lui réservaient l'anarchie et la terreur.»
+
+Prétendait-on qu'il avait gouverné la France despotiquement?--ils
+soutenaient que cette imputation n'était point fondée, et voici quels
+étaient leurs discours: «Lorsque Napoléon détrôna l'anarchie, il lui
+fallut substituer l'ordre au désordre, l'autorité d'un seul à l'autorité
+de tous; il lui fallut comprimer les partis, anéantir les factions,
+dompter les préjugés des nobles et les habitudes révolutionnaires des
+Jacobins. Ce grand oeuvre ne put s'opérer sans blesser des opinions, des
+intérêts, des individus; Napoléon fut considéré comme un despote, et
+cela devait être: toutes les fois que, dans un état, l'ordre des choses
+anciennement établi a été renversé, celui qui, le premier, reconstruit
+un nouvel édifice social, est nécessairement accusé de despotisme,
+puisqu'il n'a d'autre règle apparente que sa volonté. D'un autre côté,
+Napoléon avait contracté dans les camps l'habitude de commander en
+maître. Il ne la perdit point en montant sur le trône. Le plus souvent
+il parlait à ses courtisans, à ses conseillers, à ses ministres, comme
+il avait autrefois parlé à ses soldats, à ses généraux[22]. Ce langage,
+inusité dans les relations civiles, donna naturellement à ses manières,
+à l'expression de ses volontés, l'apparence du despotisme, et presque
+toujours l'apparence est prise pour la réalité. Le ton absolu de
+Napoléon, blâmé d'abord, admiré ensuite, fut bientôt étendu aux
+ambassadeurs, aux monarques étrangers. Les formes artificieuses de
+l'ancienne diplomatie furent mises de côté. Napoléon ne négocia plus; il
+commanda. Tenant d'une main son épée victorieuse, et de l'autre des
+couronnes, il offrait aux souverains son amitié ou sa haine, des
+royaumes ou _des coups_; et ces souverains, avertis par l'expérience,
+qu'il avait le double pouvoir de récompenser et de frapper, subissaient
+son alliance, et se vengeaient de leur faiblesse en criant à la
+tyrannie[23]. Ces diverses causes réunies ont dû faire croire que
+Napoléon était un véritable despote: car il est des choses, comme le
+remarque Montesquieu, qu'on finit par croire à force de les entendre
+répéter. Mais quand on considère impartialement le gouvernement de
+Napoléon, on reconnaît que le despotisme, qu'on lui attribue, existait
+réellement plus dans les mots et dans les formes, que dans les faits.
+Qu'on recherche les actes de son règne, l'on n'en trouvera aucun
+empreint du caractère d'un véritable despotisme, c'est-à-dire, d'un
+despotisme uniquement fondé sur le bon plaisir du prince. Tous
+attesteront, au contraire, que Napoléon n'eut jamais en vue que
+l'intérêt et la grandeur de la France, et que jamais les Français, loin
+d'être gouvernés tyranniquement, ne jouirent si complètement des
+bienfaits de la justice distributive, et ne furent si parfaitement
+protégés contre les hautes classes de la société et contre les
+dépositaires du pouvoir. On peut le blâmer d'avoir, de complicité avec
+le sénat et les représentans de la nation, abusé de certaines lois. Mais
+les lois (et les publicistes les plus rigides consacrent ce principe),
+ne lient les princes que dans le cours ordinaire des choses. Dans les
+circonstances extraordinaires, il est de leur devoir de s'en écarter.
+Pour juger équitablement les actes d'un souverain, il ne faut point
+d'ailleurs les isoler les uns des autres. Tel acte qui, pris isolément
+est répréhensible ou odieux, cesse de l'être si on le rattache aux
+événemens dont il est né, ou à l'enchaînement politique dont il fait
+partie. Il ne faut point les juger non plus d'après les principes du
+droit naturel; en fait de gouvernement, la nécessité et le salut commun.
+Voilà la loi suprême. Tout ce qui blesse l'intérêt particulier,
+disparaît et doit disparaître devant la raison d'état. Au surplus,
+continuaient-ils, la véritable question à décider, est moins de savoir
+si le gouvernement de Napoléon était plus ou moins despotique; mais s'il
+était tel que les hommes et le tems pouvaient l'exiger, tel qu'il devait
+être pour rendre la France tranquille, heureuse et puissante. Or, on ne
+peut contester que la France, sous le règne de Napoléon, n'ait joui
+intérieurement d'un calme imperturbable, et ne soit parvenue, par
+l'ascendant du génie de son chef, à un degré de force et de prospérité
+qu'elle n'avait jamais atteint, et que probablement elle n'atteindra
+jamais plus.»
+
+Reprochait-on à l'Empereur son ambition démesurée; ses guerres injustes
+et désastreuses d'Espagne et de Russie?--La guerre d'Espagne, aux yeux
+des infatigables apologistes de Napoléon, n'était plus une injuste
+agression, mais une guerre éminemment politique: elle avait été
+provoquée par l'inconstance et la perfidie d'un allié qui, au mépris de
+ses engagemens, intriguait sourdement avec les Anglais, et plusieurs
+fois, à leur instigation, avait tenté de profiter de nos embarras et de
+l'éloignement de nos armées, pour envahir notre territoire et s'associer
+aux trames de nos ennemis. La capture de Ferdinand n'était plus un
+odieux abus de confiance, mais la conséquence nécessaire de la duplicité
+de ce prince, de ses projets parricides, et de ses liaisons avec
+l'Angleterre. L'élévation de Joseph au trône d'Espagne n'était point,
+comme autrefois, attribuée au désir immodéré de placer des couronnes sur
+la tête de chaque membre de la famille impériale, mais à la nécessité
+d'enlever pour toujours l'Espagne à l'influence des Anglais. Napoléon
+n'avait-il pas laissé aux Cortès le choix de leur souverain? ne leur
+avait-il pas dit publiquement: _Disposez du trône: peu m'importe que le
+roi d'Espagne s'appelle Ferdinand ou Joseph, pourvu qu'il soit l'allié
+de la France et l'ennemi de l'Angleterre_[24]? La guerre avec la Russie
+était plus facile encore à légitimer: ce n'était plus la passion du
+merveilleux qui l'avait suggérée, mais le besoin de venger le mal que
+cette puissance nous avait causé en rouvrant ses ports aux Anglais, et
+en frustrant la France du prix des sacrifices qu'elle avait faits pour
+établir et consolider le blocus continental, cette digue universelle qui
+fit trembler l'Angleterre et ses mille vaisseaux! Les envahissemens de
+Napoléon en Allemagne n'étaient plus l'effet d'une insatiable avidité de
+puissance et de gloire[25], c'était le seul moyen d'ôter aux ennemis
+irréconciliables de la France (les Anglais) leur funeste ascendant sur
+le continent, et de les contraindre par nécessité, ou par force,
+d'abdiquer l'empire absolu des mers; c'était enfin le juste châtiment
+qu'avaient mérité ces souverains de toutes les statures, qui, après
+avoir imploré ou accepté l'alliance de Napoléon, et l'avoir cimentée par
+des promesses, dont il avait eu la générosité de se contenter, le
+contraignaient de recourir aux armes pour les empêcher d'ouvrir
+complaisamment leurs cabinets aux agens de l'Angleterre, et leurs états
+à ses marchandises.»
+
+Les partisans de Napoléon trouvaient ainsi les moyens de pallier ses
+fautes, de justifier ses erreurs; aucune objection, aucun reproche
+n'était laissé sans réponse; et quand, après l'avoir défendu, ils
+arrivaient aux pages brillantes de son histoire, leurs éloges plus
+justes, et peut-être plus sincères, ne connaissaient alors aucune borne.
+Napoléon, disaient-ils, eut toutes les qualités des grands rois, et
+n'eut point leurs défauts: il n'était ni débauché comme César, ni
+intempérant comme Alexandre, ni cruel comme Charlemagne. À l'âge où l'on
+commence à peine sa carrière, il comptait déjà autant de victoires que
+d'années; et l'Europe, vaincue par son épée, ou subjuguée par son génie,
+se courbait humblement devant ses aigles victorieuses. La France,
+agrandie par ses conquêtes, semblait appelée à reproduire aux yeux du
+monde étonné la puissance de l'ancienne Rome; le nom français, flétri
+par les crimes de la révolution, avait repris son lustre, son empire; il
+était craint, admiré, respecté de tout l'univers. Non moins philosophe
+que guerrier, Napoléon, après avoir illustré la France par ses armes,
+voulut la rendre heureuse par les lois. Il lui fit présent de ce code
+immortel que nos anciens rois aspirèrent vainement à lui donner, et de
+ce beau système de finance et d'administration qu'imploraient
+inutilement leurs peuples oppressés. Ce n'était point assez: il voulut
+encore la rendre florissante par les sciences, les arts et l'industrie.
+D'un côté naquirent, à l'aide de ses magnifiques secours, ces mille et
+mille manufactures dont les produits achevés devinrent l'orgueil des
+Français, et le désespoir et la ruine des étrangers. De l'autre, les
+favoris d'Apollon, auxquels il prodigua noblement ses largesses et ses
+grâces[26], saisirent leurs crayons, leurs compas, leurs ciseaux, et
+enfantèrent ces merveilles de l'art qui firent de Paris une nouvelle
+Athènes. On vit alors, et comme par enchantement, le Louvre antique
+sortir de ses ruines abandonnées; les palais des rois s'embellir; les
+temples des arts s'enrichir de chefs-d'oeuvre dignes de l'antiquité; le
+sol de la patrie se peupler de ces établissemens pompeusement utiles aux
+citoyens, et de ces monumens impérissables destinés à transmettre aux
+races futures le souvenir de notre gloire. Au même moment, en d'autres
+lieux, par ses ordres souverains, des mains non moins habiles
+réprimaient les flots de la mer, leur creusaient de nouveaux abîmes,
+substituaient de superbes chantiers, de vastes ports, de fertiles canaux
+à des plages stériles, à des marais infects, et rendaient le commerce et
+la vie aux nombreux habitans des bords de l'océan, des rives de l'Escaut
+et de la Somme. Au même moment s'enfantaient à ses ordres ces nouvelles
+voies romaines qui, parcourant de toutes parts la France, l'Allemagne,
+l'Italie, assuraient aux peuples de ces contrées et à leur industrie,
+des communications aussi promptes que faciles, aussi belles que
+majestueuses. Et quel homme, ami ou ennemi de Napoléon, a pu, ou pourra
+jamais franchir les sommets des Alpes et leurs flancs tortueux, sans
+bénir le prince magnanime qui, pour favoriser ses pas et protéger ses
+jours, a fermé les précipices, enchaîné les torrens, et abaissé ces
+gigantesques montagnes qui, depuis tant de siècles, bravaient impunément
+la puissance des hommes et du tems? La postérité, quand elle rassemblera
+tout ce que Napoléon a fait de grand et de magnifique, quand elle
+comptera ses bienfaits et ses victoires, doutera qu'un seul homme, en si
+peu d'années, ait pu opérer tant de prodiges. Elle croira qu'on s'est
+plu à rechercher dans une longue suite de siècles, et à entasser sur une
+seule tête, les hauts faits d'une foule de grands hommes.
+
+Les braves, qui avaient servi sous les drapeaux de Napoléon,
+n'entendaient point vanter leur général, sans vouloir lui offrir aussi
+leur tribut d'éloges. Ses conquêtes lointaines, qu'ils avaient eux-mêmes
+regardées comme la cause de nos malheurs, étaient redevenues le sujet
+intarissable de leurs récits et de leur admiration.
+
+Les uns rappelaient avec fierté que Napoléon avait commandé en maître au
+Caire, à Moscou, à Vienne, à Madrid, à Munich, à Lisbonne, à Milan, à
+Amsterdam, à Varsovie, à Hambourg, à Berlin, à Rome, etc., etc.
+
+D'autres le représentaient au pont de Lodi, ranimant ses soldats
+découragés, défiant, à leur tête, le drapeau national à la main, les
+dangers et la mort, et enlevant à l'ennemi ses remparts et sa gloire.
+
+D'autres le montraient franchissant le mont Saint-Bernard, à travers les
+frimas et les précipices, et venant remporter, dans les plaines de
+Marengo, cette immortelle victoire, qui fut le gage de la paix et de la
+grandeur de la France.
+
+D'autres le figuraient à Austerlitz, culbutant, avec la force et la
+rapidité de la foudre, les bataillons de l'Autriche et de la Russie, et
+donnant, à leurs souverains éperdus, l'exemple d'une générosité que plus
+tard ils furent si loin d'imiter.
+
+D'autres le transportaient sur le plateau de Jena, faisant fuir, devant
+ses enseignes triomphantes, ces soldats de Frédéric qui, trompés par
+leurs souvenirs, se croyaient encore les premiers soldats du monde.
+
+D'autres le conduisaient au milieu des sables brûlans de l'Égypte, ou
+des déserts glacés de la Russie, supportant sans ostentation les feux ou
+les rigueurs du climat, et donnant à ses soldats l'exemple de la fermeté
+et de la résignation.
+
+D'autres le ramenaient dans les plaines de la Champagne à la tête d'une
+armée à peine égale à l'une des nombreuses divisions de l'ennemi,
+épiant, évitant, surprenant les Autrichiens, les Russes, les Prussiens,
+et les frappant de ses armes victorieuses de tous côtés à la fois, et
+avec tant de promptitude, qu'il semblait avoir donné des ailes au fer et
+à la mort.
+
+D'autres le plaçaient en avant de quelques escadrons, affrontant à
+Arcis-sur-Aube les balles et les boulets ennemis, et voulant perdre, au
+champ d'honneur, une vie qu'il prévoyait ne pouvoir plus consacrer sur
+le trône à la gloire et à la prospérité de la France.
+
+Tous enfin, généraux, officiers, soldats, appelaient à l'envi les
+marches, les attaques, les siéges, les combats, les batailles qui
+avaient immortalisé leur général; et quel coeur français ne tressaillait
+point à de semblables souvenirs[27]!
+
+Les amis de Napoléon et tous les hommes qui, fatigués ou mécontens des
+Bourbons, désiraient son retour, entretinrent et fortifièrent les
+sentimens réveillés en sa faveur. Son nom, qu'on osait à peine
+prononcer, se retrouvait dans toutes les bouches, son souvenir dans tous
+les coeurs; insensiblement, il devint l'objet des regrets, des
+espérances, des voeux de la nation; et chacun fut averti par un
+pressentiment secret, que ses voeux ne tarderaient point à être exaucés.
+
+Pendant que cette redoutable fermentation s'accroissait et se
+manifestait de toutes parts, la cour, les ministres, les émigrés se
+reposaient avec une complaisante sécurité sur le volcan qu'ils avaient
+allumé, et ne se doutaient point de sa prochaine explosion.
+
+«S'ils veulent sortir du royaume, écrivait M. de Chateaubriant, en
+parlant des partisans de l'Empereur, y rentrer, porter des lettres, en
+rapporter, envoyer des courriers, faire des propositions, semer des
+bruits et même de l'argent, s'assembler en secret, en public, menacer,
+répandre des libelles, en un mot, conspirer; ils le peuvent. Ce
+gouvernement de huit mois est si solide, que, fît-il aujourd'hui fautes
+sur fautes, il tiendrait encore en dépit de ses erreurs.»
+
+Cet aveuglement ne tarda point, cependant, à diminuer. Sans apercevoir
+toute l'étendue du mal, on reconnut que la nation et l'armée étaient
+agitées, mécontentes; et l'on délibéra sur les moyens, non point de les
+apaiser, mais de les contraindre à se taire.
+
+Quelques chouans furibonds, instruits des inquiétudes du gouvernement,
+publièrent qu'il était tems de se défaire des Bonapartistes. Un chef
+célèbre dans les fastes de la Vendée, poussa l'audace jusqu'à déclarer
+au général Ex... qu'il n'attendait, pour faire main basse sur les
+prétendus jacobins, que l'arrivée de ses fidèles Vendéens.
+
+Le bruit de ce massacre fut bientôt entendu des victimes qu'on devait
+frapper. Les unes sortirent de Paris; les autres s'armèrent, et firent
+des dispositions pour vendre chèrement leurs vies.
+
+Le gouvernement, assure-t-on, eut connaissance des projets homicides des
+Chouans, et épargna à la France et au monde le spectacle d'une nouvelle
+Saint-Barthélemy.
+
+Ce projet d'assassinat, auquel je n'ai jamais pu croire, démontra aux
+hommes de la révolution, qu'ils n'avaient plus aucune trêve, aucun
+quartier à espérer des royalistes, et qu'il fallait qu'un des deux
+partis écrasât l'autre. Les anciens militaires commencèrent à se réunir,
+à se concerter. Le gouvernement, voulant dissoudre ces réunions qui
+l'inquiétaient, interdit à tous officiers, généraux ou particuliers, de
+séjourner à Paris sans autorisation, et ordonna à ceux d'entre eux qui
+n'étaient point nés dans cette ville, de retourner sur-le-champ dans
+leurs foyers.
+
+Cette mesure augmenta l'exaspération sans diminuer le danger. Les
+officiers en non activité, au lieu de s'y soumettre, s'enhardirent
+mutuellement à la désobéissance, et forcés par l'ordre du ministre
+d'opter entre Paris et leur demi-solde, beaucoup, quoique pauvres,
+préférèrent l'indépendance à la soumission.
+
+Le gouvernement, irrité de cette résistance, voulut faire un exemple.
+
+En ce moment, on venait d'intercepter une lettre de félicitation, que le
+général Excelmans écrivait au roi de Naples, son ancien souverain.
+
+Le nouveau ministre de la guerre[28] s'empara de cette occasion. Il mit
+le général en demi-activité, et lui prescrivit, par voie de punition, de
+se rendre immédiatement, et jusqu'à nouvel ordre, à soixante lieues de
+Paris.
+
+Excelmans prétendit que le ministre n'avait point le droit d'éloigner de
+leur domicile, les officiers non employés activement, et refusa d'obéir.
+
+Il fut arrêté sous le prétexte d'entretenir des correspondances
+criminelles avec les ennemis du roi, et comme coupable, en outre, de
+désobéissance à ses ordres. Ce coup d'éclat et d'autorité, dont le
+gouvernement attendait les plus heureux effets, tourna contre lui. La
+France connaissait Excelmans. Elle le considérait comme l'un de ses plus
+valeureux, de ses plus dignes enfans; et les accusations de trahison que
+la haine et le dépit des ministres accumulaient sur sa tête, loin de lui
+ravir l'estime et l'affection publique, ne le rendirent que plus
+intéressant et plus cher à ses compagnons d'armes et à la nation.
+
+Excelmans, jugé, fut absous[29].
+
+Le conseil de guerre, en sanctionnant la désobéissance de ce général,
+déclara implicitement que le gouvernement n'avait point le droit
+d'exercer, sur les officiers en non-activité, l'autorité qu'il s'était
+arrogée.
+
+Dès ce moment, le gouvernement fut perdu: le jugement qui affranchissait
+de sa dépendance les militaires à la demi-solde, et leur laissait la
+faculté de braver impunément son autorité, était un coup de massue qui
+l'avait terrassé, sans lui laisser l'espoir de se relever jamais.
+
+Je m'arrête ici: à quoi me servirait-il d'étendre davantage le récit et
+l'examen de la conduite oppressive et insensée du gouvernement?
+
+Si l'on a suivi la marche et l'enchaînement successif de ses idées et de
+ses actions, on l'aura vu former et mettre en oeuvre le projet de
+rétablir l'ancienne monarchie et de renverser par surprise ou par force
+le gouvernement constitutionnel.
+
+On l'aura vu se jouer sans pudeur de la Charte royale, et fouler aux
+pieds, sans scrupule, les droits civils et politiques qu'elle avait
+consacrés.
+
+On l'aura vu attaquer, méconnaître, violer les garanties individuelles
+données solennellement à l'armée, à la magistrature, à l'administration,
+à tous les Français.
+
+On l'aura vu insulter la gloire nationale, blesser les affections
+publiques, tourmenter les opinions, les moeurs, les habitudes nouvelles,
+et froisser et mécontenter, les unes après les autres, toutes les
+classes de l'état.
+
+On l'aura vu aliéner au roi, par l'injustice et le manque de foi, la
+confiance et l'amour de la nation, et reporter sur Napoléon les
+espérances et les voeux.
+
+On l'aura vu enfin, malgré les obstacles qu'il avait rencontrés, les
+avanies qu'il avait reçues, les pas rétrogrades qu'il avait été obligé
+de faire, poursuivre à tort et à travers le funeste système qu'il avait
+adopté, et préparer par ses fautes le retour de Napoléon, comme Napoléon
+avait préparé par les siennes le retour des Bourbons.
+
+Mais tandis que tout présageait à la France un prochain bouleversement,
+que faisait Napoléon? Privé de toute ambition, il semblait préférer à sa
+grandeur passée une vie modeste et paisible; aux nobles agitations de la
+guerre, un doux repos; aux méditations de son génie, un désoeuvrement
+agréable. L'étude de la botanique, les soins de sa maison, les
+plantations qu'il avait faites, celles qu'il projetait encore,
+occupaient plus particulièrement ses loisirs[30]; et comme Dioclétien,
+il pouvait dire aux hommes qui le soupçonnaient de regretter le trône:
+«Venez me voir dans ma retraite; je vous montrerai les jardins que j'ai
+plantés, et vous ne me parlerez plus de l'empire.»
+
+Pendant les premiers tems de son séjour à l'île d'Elbe, Napoléon
+n'éprouvait effectivement qu'un besoin vague de régner. Affligé des maux
+de la France qu'il aimait passionnément, fatigué des vicissitudes de la
+fortune, dégoûté des hommes, il appréhendait, en cherchant à ressaisir
+le sceptre, de précipiter la France et lui-même dans de nouvelles
+chances, de nouveaux malheurs; et sans abandonner le projet de remonter
+un jour sur le trône, il laissait à l'avenir le soin de fixer ses
+résolutions.
+
+Il fut bientôt tiré de cet état d'indifférence et d'hésitation, par la
+tournure que prirent en France les affaires publiques. Il avait pensé
+(et je le lui ai entendu dire) que les Bourbons, instruits par
+l'adversité, rendraient la France libre et heureuse; mais quand il
+s'aperçut de l'ascendant qu'on accordait aux prêtres, aux émigrés, aux
+courtisans, il prévit que les mêmes causes qui avaient amené la première
+révolution, en amèneraient bientôt une seconde: dès-lors il reporta ses
+regards sur le continent, et ne perdit plus de vue le Congrès, la France
+et les Bourbons. Il connaissait[31] les talens, les principes, les vices
+et les vertus de tous ceux qui avaient surpris ou obtenu la confiance de
+Louis XVIII; il savait le degré d'influence que chacun d'eux était
+susceptible d'acquérir et d'exercer; et il calculait d'avance les
+erreurs dans lesquelles ils entraîneraient nécessairement son facile
+successeur.
+
+Les journaux français et étrangers, les écrits périodiques, redevinrent
+l'objet de ses lectures assidues: il les étudiait, les commentait, et
+pénétrait avec sagacité ce que l'esclavage de la presse les forçait de
+dissimuler ou de taire.
+
+Il accueillait les étrangers de distinction, et particulièrement les
+Anglais, avec grâce et bonté. Il s'entretenait familièrement avec eux de
+la situation politique de l'Europe et de la France; il les faisait
+causer adroitement sur les points qu'il voulait approfondir, et tirait
+presque toujours, de leur conversation, d'utiles éclaircissemens:
+c'était par ces simples moyens que Napoléon savait ce qui se passait sur
+le continent. Il avait trop d'habitude des crises politiques pour ne
+point prévoir que la force des choses lui ouvrirait les portes de la
+France, et il était trop habile pour vouloir entretenir, avec ses
+partisans, des correspondances qui auraient pu révéler ses voeux secrets,
+et fournir à ses ennemis l'occasion d'attenter à son indépendance et à
+sa liberté.
+
+Napoléon attendait donc en silence le moment de reparaître en France,
+lorsqu'un officier déguisé en matelot vint débarquer à
+Porto-Ferrajo[32].
+
+Cet officier me remit, quelques jours avant son départ pour l'armée, en
+1815, la relation de son voyage à l'île d'Elbe: «Je vous confie, me
+dit-il, mon histoire et celle du 20 mars. L'Empereur, lors de son
+rétablissement sur le trône, n'ayant point parlé de moi, j'ai dû me
+taire; mais je suis aussi jaloux que lui de vivre dans la postérité[33].
+Je veux qu'elle connaisse la part glorieuse que j'ai prise au
+renversement du gouvernement royal, et au retour de Napoléon. J'ai le
+pressentiment que je serai tué dans cette campagne. Gardez cet écrit, et
+promettez-moi de le publier un jour.--Je le promis. Ce pressentiment se
+réalisa; M. Z. fut tué à Waterloo.
+
+Je remplis aujourd'hui ma promesse. Je ne me suis permis de faire subir
+à ces mémoires aucun changement, j'aurais cru trahir les intentions de
+mon ami. Je me suis borné seulement à taire les noms et à supprimer
+quelques phrases de circonstance, injurieuses à la famille des Bourbons.
+
+
+
+
+HISTOIRE DU 20 MARS.
+
+
+Lorsque Napoléon abdiqua la couronne, je brisai mon épée, en jurant de
+ne plus servir ni la France, ni son nouveau souverain. Mais ému par les
+adieux magnanimes de l'Empereur, et subjugué par ce pouvoir irrésistible
+qu'exerce sur les soldats français, l'amour de la gloire et de la
+patrie, je revins promptement à des sentimens plus modérés et plus
+louables. Mes souvenirs et mes regrets s'adoucirent, et j'aspirai
+sincèrement à l'honneur de servir encore mon pays et son Roi.
+
+La réputation que je m'étais acquise, me valut d'abord l'accueil le plus
+flatteur, les promesses les plus brillantes; je crus à leur sincérité:
+cette erreur fut de courte durée. Abusé, repoussé, je vis qu'on se
+jouait de l'armée et de moi: qu'on nous honorait en masse parce qu'on
+nous craignait; qu'on nous insultait en particulier par système et par
+haine. J'avais l'âme trop haute pour souffrir les insultes et le mépris
+dont on voulait m'abreuver: je donnai ma démission.
+
+Dégoûté de la France et de son gouvernement, mais toujours passionné
+pour le métier des armes, je pensai que l'Empereur, qui m'avait
+distingué sur le champ de bataille, ne m'aurait point oublié, et
+daignerait m'accorder la grâce, si chère à mon coeur, de vivre et mourir
+à son service. Je résolus donc de me rendre à l'île d'Elbe. Au moment de
+partir, je fus arrêté par cette réflexion: l'Empereur, abandonné, trahi,
+renié par des hommes qu'il avait comblés de bienfaits et d'honneurs, ne
+croira pas à l'attachement que je lui ai gardé; peut-être même me
+suspectera t-il d'avoir été envoyé près de lui, par les Bourbons, pour
+épier ses paroles et ses actions. Que faire? J'avais conservé des
+relations avec trois personnes investies autrefois de la confiance de
+l'Empereur; leur conduite depuis la restauration avait été franche et
+loyale: fidèles à Napoléon par sentiment, dévoués à sa cause par
+principes et par patriotisme, elles n'avaient dissimulé ni leur fidélité
+ni leur dévouement, et étaient restées inaccessibles aux tentatives
+faites pour les attirer dans le parti royal. Je pensai que ces
+personnes, en me recommandant d'une manière quelconque à l'Empereur,
+pourraient me préserver de ses soupçons, et je fus leur confier sans
+détour mes desseins et mes inquiétudes.
+
+La première et la seconde me témoignèrent le plus vif intérêt, la plus
+tendre sollicitude; me chargèrent d'exprimer à l'Empereur leurs douleurs
+de l'avoir perdu, leur espérance de le revoir. Mais l'un et l'autre
+craignirent de se compromettre en lui écrivant, et je les quittai sans
+en avoir rien obtenu.
+
+Je me présentai chez le troisième, M. X. Nous nous étions connus dans
+ces tems de crise où les hommes s'éprouvent, et il avait daigné
+conserver de mon courage et de mon caractère une opinion favorable. Je
+lui dévoilai mes projets et mes craintes: «Vos craintes, me dit-il, sont
+fondées. L'Empereur se méfiera de vous, et ne vous permettra point
+probablement de rester près de lui, Ma recommandation vous serait sans
+doute fort utile, mais je ne pourrais vous la donner sans danger; non
+point pour moi, mes sentimens pour l'Empereur sont connus, mais pour
+l'Empereur lui-même. Car si l'on vous enlevait ma lettre, on pourrait la
+remettre à un espion, peut-être même à un assassin.»
+
+Cette raison me parut décisive. Il me vient une inspiration, lui dis-je.
+Il a existé entre l'Empereur et vous, des relations si multipliées, que
+vous devez avoir conservé le souvenir de quelques circonstances, de
+quelques épanchemens qui, rappelées par moi à Sa Majesté, pourraient lui
+prouver que j'ai votre confiance, et que je suis digne de la
+sienne.--Votre idée est parfaite: mais non, ajouta-t-il, je ne pourrais
+que vous donner des détails insignifians, et alors l'Empereur ne s'en
+ressouviendrait plus: ou vous révéler des choses importantes, et mon
+devoir s'y oppose; au surplus, j'y réfléchirai: revenez demain matin.
+
+Je revins. J'ai fouillé ma mémoire, me dit M. X. en m'abordant, et voici
+votre affaire. Il me remit une note. Je n'avais considéré,
+poursuivit-il, votre voyage à l'île d'Elbe que sous les rapports qui
+vous concernent; mais il est d'une importance bien plus grande que vous
+ne pensez, et que je ne l'avais pensé moi-même. Il peut avoir d'immenses
+résultats. L'Empereur ne peut être indifférent à ce qui se passe en
+France. S'il vous interrogeait, que lui répondriez-vous? Vous devez
+sentir combien il serait dangereux de lui donner, sur notre situation,
+des renseignemens erronés.--Quoique militaire, je ne suis point
+totalement étranger à la politique. J'ai souvent réfléchi sur la
+position où se trouve la France, et je crois la connaître assez bien
+pour être en état de satisfaire la curiosité de Napoléon.--Je n'en doute
+point: mais voyons, qu'en pensez-vous?--Voici ce que j'en pense: je lui
+fis alors une analyse raisonnée des fautes du gouvernement et de leurs
+conséquences... Notre conversation s'échauffa graduellement; et quand,
+après avoir examiné le présent, nous portâmes notre attention sur
+l'avenir, nos pensées prirent tout à coup un essor si rapide; elles nous
+transportèrent si loin de notre premier but, que nous en fûmes effrayés,
+et que nous restâmes plongés l'un et l'autre pendant quelques momens
+dans une espèce de stupéfaction... Enfin, lui dis-je, en rompant le
+silence, si l'Empereur, après m'avoir interrogé, me demandait:
+Croyez-vous que le moment de reparaître en France soit arrivé; que lui
+répondrai-je?--Vous êtes plus hardi que moi: cette question s'était
+offerte à mon esprit et je n'avais pas osé l'aborder.--Et bien?--Et
+bien, me dit M. X., vous diriez à Sa Majesté, que je n'ai point osé
+prendre sur moi de décider une question aussi importante; mais qu'il
+peut regarder comme un fait positif et incontestable que le gouvernement
+actuel, ainsi que vous l'avez remarqué, s'est perdu dans l'esprit du
+peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble; et qu'on ne
+croit pas que le gouvernement puisse lutter long-tems contre
+l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'Empereur est devenu
+l'objet des regrets et des espérances de l'armée et de la nation. Il
+décidera ensuite dans sa sagesse ce qui lui reste à faire.--S'il me
+demande si cette façon de penser est uniquement la vôtre, ou si elle est
+aussi celle de MM... Que lui répondrai-je?--Vous lui direz que toutes
+ces personnes-là ont, depuis son départ, cessé de se voir et de
+s'entendre, mais que mon opinion est conforme à l'opinion générale.--Je
+suis maintenant en état de répondre à toutes les questions de
+l'Empereur: Adieu. Nous nous embrassâmes à plusieurs reprises et nous
+nous séparâmes.
+
+À peine eus-je quitté M. X. que tout ce qui s'était passé entre nous se
+reproduisit à ma mémoire. Je mesurai dans toute son étendue, dans toutes
+ses conséquences, l'espèce de mission que j'étais appelé à remplir; et
+je ne pus me défendre d'une émotion mêlée de surprise et d'effroi. Tant
+que ma seule intention, en me rendant à l'île d'Elbe, avait été d'offrir
+mes services à l'Empereur, il m'avait semblé que mon voyage était une
+chose toute naturelle; et j'aurais volontiers déclaré au gouvernement
+que j'allais rejoindre mon ancien bienfaiteur et le souverain de mon
+choix. Depuis que l'objet de ce voyage s'était agrandi, depuis enfin
+qu'il pouvait avoir, suivant les paroles de M. X., d'immenses résultats,
+il me semblait au contraire que le gouvernement devait avoir les yeux
+sur moi, qu'il devait épier mes pas, et chercher à pénétrer mes pensées
+et mes desseins... Je devins défiant et inquiet: la note de M. X. me
+parut pesante. Je l'appris par coeur, et je la brûlai. Au lieu de
+demander directement mon passe-port pour Gènes ou pour Livourne, comme
+j'en avais eu l'intention, je le demandai pour Milan. Je connaissais
+dans cette ville un officier général, et je pensai que je pourrais
+déclarer à la police, si elle me questionnait, que j'allais à Milan
+réclamer de cet officier, mon ami, le remboursement de sommes que je lui
+avais prêtées autrefois.
+
+Ce plan ainsi arrêté, je me rendis à la préfecture de police. En
+franchissant le seuil de la porte, je me sentis saisi tout à coup d'un
+tel battement de coeur, que je pouvais à peine trouver la force de me
+mouvoir et de respirer. Si dans ce moment une voix m'eût crié:
+Malheureux, que vas-tu faire? je crois que je serais tombé interdit et
+que j'aurais tout confessé. Ce trouble n'était point l'effet d'une lâche
+terreur; c'était sans doute l'impression que doit éprouver un homme de
+bien, lorsque pour la première fois il commet une action qu'il ne peut
+avouer.
+
+Quelques minutes suffirent pour me rendre à moi-même. Je me présentai
+hardiment devant le préfet de police, M. Rivière. Il me fit subir un
+assez long interrogatoire; mes réponses furent claires et positives: mon
+air d'assurance parut prévenir toute espèce de soupçon; il m'accorda mon
+passe-port. Cependant j'eus soin, à tout hasard, d'examiner si j'étais
+suivi, et deux jours de suite, je m'aperçus, à mon grand étonneraient,
+qu'on observait mes pas. Je feignis de l'ignorer; et pour tromper
+l'espion, je le conduisis aux messageries publiques où je retins et
+payai une place pour Lyon. Dans la nuit, je fis prendre des chevaux de
+poste sous un nom supposé, et je partis en toute hâte: en peu de jours
+je fus à Milan.
+
+Mon ami était absent; je lui écrivis; il accourut. Je lui avouai que
+j'allais demander du service à Napoléon. Tu n'en obtiendras point, me
+dit-il: il n'a pas assez d'argent pour subvenir à la solde de sa garde.
+Plusieurs de mes anciens officiers ont été le rejoindre; ils sont à la
+suite, et ne reçoivent pour eux et leur famille que cinquante ou
+soixante francs par mois: ils sont dans le désespoir et dans la misère.
+N'importe, repris-je, j'aime l'Empereur, et je veux à quelque prix que
+ce soit aller le retrouver: enseigne-moi le moyen de m'embarquer
+promptement.--La chose n'est point aisée. Tu ne trouveras à t'embarquer
+qu'à Livourne ou à Gènes: et ces deux points sont si bien surveillés que
+tu te feras arrêter, si on te reconnaît pour un Bonapartiste. Tu
+pourrais réussir plus facilement à leur échapper, en te faisant passer
+pour un marchand de cette ville; je tâcherai de te faire avoir un
+passe-port, mais je crains que cela ne soit difficile.--Il y a une autre
+difficulté bien plus grande, ma foi: c'est que je ne sais pas dix mots
+d'italien.--Comment! cela est-il possible?--Oui, vraiment.--Et tu oses
+tenter l'aventure? tu es donc devenu fou?--Fou ou non, je la tenterai.
+N'y a-t-il donc pas d'autres points d'embarquement que Gènes et
+Livourne?--Il y a sur les côtes de Toscane une foule de petits ports,
+mais il faut y attendre l'occasion et rester exposé, en attendant, à la
+surveillance des autorités qui sont toutes fort mal disposées pour
+l'Empereur et pour les siens. Tu trouveras peut-être à t'embarquer
+sur-le-champ dans le golfe de la Spézia, à Lerici. Mais pour y arriver,
+il te faudrait passer par Gènes et longer les côtes, et il est à
+craindre que les carabiniers piémontais ou le nouveau consul de Gènes,
+qui, dit-on, est un enragé, ne te happent au passage. Il y a bien une
+autre route à travers les montagnes de la Spézia, mais elle est
+abandonnée depuis long-tems, et tu courrais risque de t'y engloutir ou
+de t'y faire assommer.--N'importe: à vaincre sans péril, on triomphe
+sans gloire; cette route me convient, et dès demain je vais à la
+découverte.--Ton passe-port est-il en règle?--Je le ferai viser pour
+Lerici.--Autre sottise. Tu ne sais donc pas que tu auras affaire aux
+Autrichiens, nos plus implacables ennemis, et qu'ils te chercheront
+mille difficultés? Je connais un colonel tudesque (c'est le nom qu'on
+donne aux Autrichiens en Italie), qui probablement nous arrangera tout
+cela. Allons lui offrir à dîner. Les affaires et les querelles
+s'arrangent à table avec ces messieurs.
+
+Notre colonel me fit effectivement régulariser mon passe-port. Je
+laissai à Milan ma calèche et mes effets, et le lendemain je montai en
+cédiole[34]. J'arrivai par des chemins de traverse au pied des
+montagnes. Leur trajet en voiture étant impossible, je me séparai à
+regret de mon conducteur. J'achetai deux chevaux, l'un pour mon nouveau
+guide, l'autre pour moi. Ce nouveau guide ne savait point un mot de
+français. J'avais eu soin de me munir d'un dictionnaire de poche; mais
+j'ignorais à peu près la manière de prononcer et d'arranger les mots: de
+sorte que notre conversation se réduisait à quelques phrases isolées que
+nous ne parvenions point toujours à comprendre.
+
+Nous partîmes à la pointe du jour. Sur le midi, la neige commença à
+tomber, et nous eûmes mille peines à gagner le hameau de... Le
+lendemain, le tems devint encore plus mauvais. Le cheval de mon guide
+s'abîma dans la neige, et nous perdîmes deux heures à l'en retirer. Mon
+guide, superstitieux comme tous les Italiens et facile comme eux à
+rebuter, regardait cet accident comme de mauvais augure, et voulait
+rétrograder. Je ne pus vaincre sa répugnance qu'avec un double napoléon
+d'or. À peine le lui eus-je donné, que je sentis mon imprudence: c'était
+exciter la cupidité de cet homme et m'exposer à en devenir la victime. À
+mesure que nous avancions, la route devenait de plus en plus difficile;
+nous rencontrions à chaque pas des excavations, ou des chutes de rochers
+qui barraient notre passage, et nous forçaient à nous créer au hasard de
+nouveaux chemins. Il était tombé en 1814 tant de neige dans l'Italie
+septentrionale, et particulièrement dans la partie que nous traversions,
+que les muletiers eux-mêmes avaient déserté la montagne; en sorte que
+mon guide, ne trouvant plus de sentiers frayés, était obligé de
+s'orienter à chaque pas pour ne point nous égarer, ou nous précipiter
+dans les gouffres cachés qui bordaient notre périlleuse route.
+
+Nous arrivâmes le lendemain à Borcetto. Éclairé par les dangers de la
+veille, je pris deux chevaux de réserve et un guide de plus. On me les
+fit payer au poids de l'or. Je trouvai là un préposé des douanes: il
+m'engagea, soit par bonté d'âme, soit pour me faire peur, à me tenir sur
+mes gardes en traversant la Size, montagne fort élevée et fort
+dangereuse. Elle était, disait-il, infestée de brigands. Je renouvelai
+l'amorce de mes pistolets; je jetai les yeux au ciel pour invoquer sa
+protection, et je partis.
+
+Arrivé à la moitié de la montagne, je fus arrêté par un soldat, qui me
+fît entrer au corps-de-garde pour y exhiber mon passe-port. Ce poste,
+établi peu de jours auparavant pour la sûreté des voyageurs, était
+occupé par un sous-officier et six soldats qui tous avaient servi dans
+les armées impériales. Ils se doutèrent à ma mine que j'avais été
+militaire; et après quelques momens de conversation, ils me proposèrent,
+pour me réchauffer, de boire à la santé de l'Empereur Napoléon.
+J'hésitai d'abord, craignant de donner dans un piége; mais ils
+insistèrent si franchement que je ne pus leur résister. Je leur donnai
+en partant 20 fr., pour boire à la santé de Napoléon et à la mienne, et
+je les priai de me recommander à mes guides. Le commandant du poste les
+fit venir et leur dit, avec un feu de file de juremens, que, s'il
+m'arrivait quelque chose, il les ferait fusiller tous deux à leur
+retour. Ces braves gens m'escortèrent assez long-tems, et nous nous
+séparâmes avec une émotion qu'il faut avoir été soldat pour éprouver et
+pour comprendre.
+
+Nous devions aller coucher à Pontrémoli. La halte que j'avais faite nous
+avait retardés, et nous nous trouvâmes surpris par la nuit. Pour abréger
+le chemin, mes guides me firent descendre par un large sentier pratiqué
+le long du flanc de la montagne: la pente était si rapide que nos
+chevaux s'accroupissaient à chaque instant, et que nous-mêmes nous
+étions forcés de nous laisser glisser. Je me trouvai au pied de la côte
+dans un lieu si obscur et si sauvage que je crus que mes guides m'y
+avaient conduit dans le dessein de s'y défaire de moi. Après avoir
+marché à tâtons pendant assez long-tems, mes guides s'arrêtèrent tout à
+coup: la neige et la nuit défiguraient tellement le terrain, qu'ils ne
+savaient plus où ils se trouvaient, ni de quel côté ils devaient se
+diriger: leur inquiétude était extrême; ils invoquaient tour à tour les
+saints du Paradis, se serraient la main, et se pressaient dans leurs
+bras, comme s'ils eussent été sur le point de faire naufrage. Je
+conservai mon sang-froid, et voyant que je n'avais rien à attendre de
+ces deux imbéciles, je pris un cheval, qui me parut être un vieux
+routier, et après lui avoir mis la bride sur le cou, je lui appliquai un
+vigoureux coup de fouet: il prit son élan, je le suivis, et peu
+d'instans après, au grand étonnement et surtout à la grande satisfaction
+de mes conducteurs, nous reconnûmes que nous étions dans la bonne voie
+et à une demi-heure de marche de Pontrémoli, où nous arrivâmes à minuit.
+
+J'étais encore à vingt-quatre heures de distance de la Spézia, et
+vingt-quatre heures avec de semblables chemins sont des siècles. Mais
+quel fut mon ravissement, quand, au lieu des déserts et des montagnes de
+glaces que j'avais traversés la veille, je n'aperçus, au sortir de
+Pontrémoli, que des vallons émaillés de verdure et de fleurs, des
+coteaux entourés et couronnés d'arbustes et d'oliviers! Hier c'était
+l'hiver et ses rigueurs, aujourd'hui le printems et ses charmes. Cette
+agréable métamorphose trompa mon impatience, et fit succéder aux
+agitations habituelles de mon âme, ce calme heureux qu'inspire la
+contemplation des beautés et des dons de la nature.
+
+À quelques lieues de Pontrémoli, le passage se trouve interrompu par un
+torrent profond et rapide. On le passe à gué: mes conducteurs, que
+j'avais devancés, me l'eurent à peine indiqué que je m'élançai dans
+l'eau. Mais au lieu de porter mon cheval à gauche, je le dirigeai dans
+le sens contraire. Mes guides, témoins de ma déviation, criaient à tue
+tête, _Fermate, fermate!_ ce qui veut dire arrêtez: je crus que cela
+signifiait, _ferme, ferme;_ et j'éperonnais et fouettais mon cheval de
+toutes mes forces: il perdit pied; je manquai d'être submergé. Parvenu à
+bord, je reçus de mes guides un sermon qui devait être sans doute fort
+sévère, et dans lequel les noms de diable et de Français jouaient le
+rôle principal.
+
+J'arrivai le... à Lerici. Je vis avec joie la mer, dernier obstacle qui
+me restait à franchir pour atteindre le terme de mes voeux et de mes
+travaux. Mais hélas! ma joie ne se prolongea point. Je fus saisi, dans
+la nuit, d'une forte oppression de poitrine et d'une fièvre brûlante:
+c'était le résultat de mon immersion dans le torrent. Si j'ai le malheur
+d'avoir une fluxion de poitrine, me disais-je tristement, que
+deviendrai-je ici, sans secours, sans appui, au milieu d'une terre
+étrangère? Je n'aurai donc quitté ma patrie, ma mère chérie, que pour
+venir expirer loin d'elle dans les bras de mercenaires et d'inconnus? Je
+n'aurai donc approché des bords si désirés de la Spézia, que pour
+éprouver le douloureux regret de ne pouvoir les franchir? Ah! du moins,
+si j'avais pu arriver près de l'Empereur, lui parler, et mourir à ses
+pieds, je ne regretterais point la vie. Mon dévouement aurait été connu,
+ma mémoire honorée; et mon nom, associé aux destinées de l'Empereur,
+aurait passé peut-être avec le sien à la postérité.
+
+Je fis appeler un médecin; par un bonheur inespéré, il se trouva que
+c'était un ancien chirurgien militaire, homme de mérite, et chaud
+partisan des Français. Quand je fus hors de danger, il me témoigna le
+désir de connaître le motif qui m'avait amené à Lerici. à travers les
+montagnes, et me fit entrevoir qu'il l'avait pénétré. Un homme qui parle
+est toujours moins suspect que celui qui se tait. Je résolus donc de
+satisfaire la curiosité du docteur. Après avoir exigé le secret, je lui
+avouai mystérieusement que j'étais colonel; que j'allais à l'île d'Elbe;
+qu'un officier supérieur de la garde de Napoléon avait épousé ma soeur;
+que l'expatriation de son mari l'avait plongée dans un tel état
+d'accablement et de souffrances, que les médecins avaient déclaré
+qu'elle était perdue sans ressource; que sa santé, et quatre enfans en
+bas âge, ne lui permettant point de venir rejoindre son mari, j'avais
+pris le parti, pour rendre à ma pauvre soeur le bonheur et la vie, de
+venir rappeler à mon beau-frère ce qu'il devait à son épouse et à ses
+enfans, et que j'espérais le déterminer à retourner en France, au moins
+momentanément.
+
+Cette fable, que j'eus soin d'entrecouper de soupirs et de réflexions
+sentimentales, parut le toucher infiniment. Il me plaignit, me consola,
+me flatta des plus douces espérances, et me promit de me servir de tout
+son pouvoir.
+
+Devenu convalescent, je m'occupai avec plus d'ardeur que jamais des
+moyens de m'embarquer promptement. L'officieux docteur me fit connaître
+un capitaine de félouque courrière, et je frétai son bâtiment pour
+quinze jours.
+
+Il me demanda mon passe-port pour aller chez l'officier du port prendre
+sa feuille de bord, et ma _boletta_. En effet (et je l'ignorais
+complètement), on ne peut sortir d'un port et entrer dans un autre, sans
+être pourvu d'une feuille de bord, constatant le nombre des marins et
+des passagers qui se trouvent sur le bâtiment, et d'une boletta ou
+certificat des inspecteurs de la santé, qui atteste, nominativement,
+qu'aucun des passagers et des marins n'est atteint de maladie
+contagieuse. Ces deux pièces ne se délivrent que sur la présentation des
+passe-ports, avec lesquels elles doivent être d'une identité absolue.
+Cette formalité, à laquelle je ne m'étais point attendu, déconcerta
+totalement mes calculs. Mon passe-port ne me donnait point le droit de
+m'embarquer, et je craignais, en le produisant (car on s'effraye de tout
+en pareille circonstance), qu'on ne me fît des difficultés, et qu'on
+n'en référât au consul ou à ses agens.
+
+Mon capitaine devina mon embarras, et m'offrit de me procurer un
+passe-port et une boletta sous des noms supposés; je refusai, préférant
+m'exposer à être puni comme Bonapartiste, que comme faussaire. En ce
+cas, me dit le capitaine, vous n'avez qu'un seul moyen, c'est de vous
+jeter dans une barque et de vous faire passer pour matelot: j'arrangerai
+cela. Quelques heures après, il m'amena Un matelot franco-génois, qui me
+proposa de me conduire, sans papiers, où cela me ferait plaisir. Il
+ajouta que l'un de ses parens était canonnier à bord du brick
+l'_Inconstant_, de Napoléon, et qu'il serait bien content de le revoir.
+Je jugeai que mon dessein de passer à l'île d'Elbe était éventé, et je
+résolus de partir la nuit même, s'il était possible. Il fut convenu,
+avec mon matelot (dont le nom était Salviti), qu'il viendrait me prendre
+à minuit, et que nous nous éloignerions de la terre, quelque tems qu'il
+fît.
+
+Sur ces entrefaites, mon docteur vint me trouver, et m'annonça que le
+commandant du pays, dont il était le médecin, se proposait de m'envoyer
+chercher par ses carabiniers, pour connaître le motif de mon arrivée et
+de mon séjour dans le golfe. Je lui ai annoncé, me dit-il, que vous êtes
+malade, et que votre intention est de vous rendre en Corse, dans le sein
+de votre famille, aussitôt que vous pourrez supporter la mer. Je crois
+l'avoir tranquillisé: cependant, ne vous y fiez pas, et partez sans
+délai.--Je partirai ce soir; mais comme il pourrait prendre d'ici là, à
+votre commandant ou à ses gendarmes, la fantaisie de m'arrêter, j'aime
+mieux me présenter chez lui de bonne volonté, et lui confirmer le conte
+que vous lui avez fait.--Je m'y rendis immédiatement, et instruit par
+les détails que m'avait donnés le médecin, de l'homme à qui j'avais
+affaire, je parvins facilement à lui plaire et à le rassurer. Il me fit
+promettre, néanmoins, de lui apporter, le lendemain, mon passe-port. Je
+lui promis tout ce qu'il voulut: à minuit, nous mîmes clandestinement à
+la voile, et à la pointe du jour j'avais déjà perdu de vue le golfe de
+la Spézia et ses bords majestueux.
+
+La barque qui me portait, moi et ma fortune, n'était qu'un bateau
+ordinaire, à quatre rames, avec une petite voile latine. Elle était
+montée par six hommes. Salviti seul parlait français; il avait bonne
+mine; les autres portaient sur leurs figures l'empreinte de la misère et
+de la plus profonde immoralité. Ils me regardaient avec curiosité, et
+parlaient continuellement de moi. Salviti me traduisait leurs discours;
+j'y répondais de bonne grâce: on cherche à plaire, même à des matelots,
+quand on a besoin d'eux. Le mal de mer ne me laissait point un moment de
+repos, et pour comble de malheur, je n'avais point eu la précaution de
+me procurer des vivres. Il me fallut partager la nourriture de mes
+compagnons; elle consistait en salaisons avariées, et principalement en
+bacalat ou morue sèche, qui se mange toute crue.
+
+Le vent contrariant notre marche, ce ne fut que le matin du second jour,
+que nous aperçûmes le phare de Livourne. Quelle fut ma surprise, mon
+indignation, lorsque je vis notre barque se diriger vers l'entrée du
+port! «Où me conduisez-vous, Salviti?--À Livourne.--Je ne veux point y
+aller, m'écriai-je en blasphémant; ce n'est point là ce que vous m'aviez
+promis.» Salviti déconcerté, m'avoua qu'il n'était pas le maître du
+bâtiment; qu'il le louait en commun avec les autres matelots; qu'ils
+faisaient la contrebande; et qu'ils se rendaient à Livourne pour se
+concerter avec d'autres contrebandiers, au sujet d'une expédition
+importante; que cela serait bientôt fait; et qu'ils me conduiraient
+ensuite à Porto-Ferrajo; qu'il m'en donnait sa parole, et que je pouvais
+m'y fier.--Je ne veux pas de cet arrangement, lui répondis-je, en
+portant mes pistolets à sa poitrine; il faut aller droit à l'île d'Elbe,
+ou je le tue.--Tuez-moi, si vous voulez, cela ne vous servira à rien:
+vous serez jeté à la mer par mes camarades, ou guillotiné à Livourne.»
+Le sang-froid de cet homme me désarma. «Eh bien, lui dis-je, jure-moi
+donc que tu me conduiras demain à l'île d'Elbe.--Je vous l'ai déjà dit,
+que je sois un... si je vous manque de parole.» Les matelots, qui ne
+nous comprenaient pas, ne savaient à quel motif attribuer ma fureur;
+l'un d'eux, déserteur de la marine anglaise, saisit un grand couteau en
+forme de stilet, les autres semblaient attendre l'événement pour se
+précipiter sur moi. Cette scène finie, je voulus essayer de faire
+rétrograder Salviti pour de l'argent: il résista, il avait donné sa
+parole de se trouver à Livourne, _et sa parole était inviolable_.
+
+Je me vis donc conduit, malgré moi, dans le piége que j'avais voulu
+éviter. Mon dépit, ma colère étaient au comble: j'écumais de rage et de
+désespoir: «ainsi donc, pensai-je, en me tordant les bras, ces scélérats
+vont me ravir le fruit de tout ce que j'ai souffert. Et l'Empereur!
+l'Empereur! si près de lui, sous ses yeux, au moment...» Malheureux!
+dis-je à Salviti; je ne te quitterai pas plus que ton ombre; et avant de
+me laisser prendre, je te ferai sauter la cervelle.--C'est bon,
+reprit-il en haussant les épaules: en attendant, il faut ôter vos habits
+et vous mettre en matelot.--Pourquoi?--Parce que vous n'avez point de
+papiers et qu'on vous mettrait dedans.» Je me soumis à cette nouvelle
+épreuve. L'un de ces misérables se dépouilla pour moi d'une grande veste
+à capuchon que j'endossai: un autre ôta de son col, et mit au mien un
+mouchoir de couleur tout ruisselant la sueur et la crasse; un troisième
+me donna son bonnet de laine, et malgré ma juste répugnance, il fallut
+me l'enfoncer jusqu'aux yeux... Ma barbe heureusement était aussi longue
+que celle de mes camarades, et pour que mes mains ne me trahissent
+point, je les imprégnai de l'eau bourbeuse qui croupissait sous le
+plancher de notre bateau. Ce n'est point tout; notre feuille de bord
+n'énonçait que six hommes d'équipage: nous étions sept; il fallait donc
+en cacher un[35]: nous choisîmes le plus petit et le plus mince d'entre
+nous. Il se blottit sous le bout du bateau, et nous jetâmes négligemment
+sur lui quelques vieilles nattes et deux ou trois vestes de matelot. Ces
+préparatifs terminés, on me plaça sur un banc de rameur, la rame en
+main, et à la nuit tombante nous fîmes notre entrée dans la rade.
+
+Salviti présenta nos papiers; la date[36] en était trop ancienne; on lui
+fit des difficultés; il s'emporta, et par châtiment et par précaution,
+on nous astreignit à faire la petite quarantaine: c'est-à-dire, à
+demeurer prisonniers dans la rade pendant trois jours.
+
+Salviti revint tristement m'annoncer cette nouvelle infortune; notre
+bateau fit volte-face, et nous nous rendîmes au lieu de notre exil.
+
+Le soir du troisième jour, Salviti me prévint qu'on allait nous mettre à
+bord, selon l'usage, un garde de la santé, qui passerait la nuit avec
+nous, pour s'assurer si nous n'avions point de symptômes de maladie. Il
+avait su, par l'homme qui nous avait apporté ou plutôt jeté des vivres,
+car tout contact est interdit sous peine de mort; il avait su, dis-je,
+le nom du garde qu'on nous destinait: c'était un joueur et un ivrogne.
+Salviti se procura des cartes et du vin, et m'assura qu'il
+l'endoctrinerait si bien, qu'il n'aurait point le tems de s'occuper de
+moi.
+
+Je n'étais point aussi tranquille que Salviti. Je redoutais que cet
+homme ne découvrît le matelot que nous avions à cacher, ou qu'il ne
+s'aperçût à mes manières, à mes traits, à ma gaucherie, que je n'étais
+point ce que je paraissais être. Il lui suffisait d'ailleurs d'une seule
+question pour me pousser à bout, puisque, ne sachant point l'italien, je
+n'aurais pu lui répondre ou garder le silence sans me trahir. Il me vint
+dans l'idée de contrefaire le sourd, pour n'être point dans le cas de
+soutenir de conversation, et de supposer que je m'étais blessé à la
+main, afin de rester oisif, et d'éviter de laisser paraître que je ne
+savais point mon métier. Je me tirai quelques gouttes de sang que
+j'épanchai sur de vieux haillons, et m'enveloppai la main. Salviti
+expliqua mon stratagème à nos camarades, et de longs éclats de rire
+m'annoncèrent qu'il avait obtenu leur approbation.
+
+Le garde de la santé arriva: le matelot mystérieux ne bougea point:
+Salviti joua son rôle à merveille; je m'acquittai fort bien du mien; et
+à ma vive satisfaction, la soirée se termina sans accidens. Jusques-là,
+j'avais été couché à part, et sur un assez bon matelas; on fit les
+honneurs de ma place et de mon lit, à M. le garde, et je fus obligé de
+m'étendre par terre, tête bêche avec les matelots; le dégoût, la
+mauvaise odeur, la privation d'air me firent porter le sang à la tête,
+et je pensai suffoquer. À la pointe du jour, mes camarades se mirent à
+boire et à manger. Je me tins à l'écart. «Approchez et mangez, me dit
+Salviti.--Je ne le puis.--Le garde va supposer que tous êtes malade, et
+il n'en faut pas davantage pour nous faire recommencer la
+quarantaine.--Je mangeai.» À dix heures du matin les officiers de la
+santé s'approchèrent de nous; et sur le rapport favorable de notre
+surveillant, nous obtînmes l'entrée du port. Je restai dans le bateau,
+avec un de nos gens que je gardai en otage. À deux heures, les
+conciliabules de mes contrebandiers furent terminés; à trois heures,
+nous levâmes l'ancre. Un vent propice enfla notre voile, et j'oubliai
+bientôt mes angoisses et mes dangers, en apercevant le rocher sur lequel
+j'allais retrouver Napoléon le Grand.
+
+Nous arrivâmes, sans obstacles, dans la rade de Porto-Ferrajo[37], au
+moment où le canon venait de donner le signal de la fermeture du port:
+j'entendis battre la retraite à la française: mon coeur tressaillit. Je
+passai la nuit sur le pont du bateau. Malgré ma joie d'être arrivé au
+port, je ne pus me défendre d'une certaine mélancolie que m'inspirèrent
+sans doute le calme de la nuit, et l'aspect des montagnes sombres et
+arides dont j'étais environné. Ô vanité des grandeurs humaines! me
+disais-je, c'est donc là, sur ce roc desséché, que respire cet homme
+incompréhensible qui naguères trouvait _qu'il étouffait en Europe_!
+C'est dans cette humble bicoque qu'habite, avec quelques serviteurs
+fidèles, cet homme que j'ai vu, dans le palais des Césars, entouré des
+hommages et des adorations de la plus brillante cour du monde; que j'ai
+vu assis, la tête couverte, au milieu de huit rois se tenant
+respectueusement devant lui chapeau bas! C'est sur cette peuplade, à
+peine égale à la population d'un village, que règne maintenant ce
+Napoléon le Grand, si long-tems le maître et la terreur du monde; ce
+Napoléon qui, d'une part de ses conquêtes, élevait des trônes pour les
+princes ses alliés.
+
+Le jour vint mettre fin à mes réflexions. Je reconnus sur le rempart,
+avec une joie inexprimable, ces vieux et braves grenadiers que j'avais
+tant de fois honorés et admirés sur le champ de bataille. Je m'élançai à
+terre et me jetai précipitamment dans la première auberge, pour quitter
+mon déguisement de matelot et voler au palais de Napoléon. Mais j'avais
+été remarqué et suivi; et l'on vint sur-le-champ, de la part du
+commandant de la place (le général Cambronne), pour s'assurer de ma
+personne. Je tranquillisai ses émissaires, et me rendis avec eux à la
+municipalité où logeait le général Bertrand. Je me fis annoncer; le
+général vint au-devant de moi: «Venez-vous de France, Monsieur?--Oui,
+Monsieur le Maréchal.--Que venez-vous faire ici?--Voir l'Empereur et lui
+demander du service.--L'Empereur vous connaît-il?--Oui, Monsieur. M. X.
+m'a donné d'ailleurs des moyens de prouver à l'Empereur que je ne suis
+point indigne de ses bontés.--Nous apportez-vous des nouvelles de
+France?--Oui, Monsieur le Maréchal, et je les crois bonnes.--Dieu vous
+entende! nous sommes si malheureux! Je brûle de causer de la France avec
+vous; mais je dois avant tout prévenir l'Empereur de votre arrivée.
+Peut-être ne pourra-t-il point vous recevoir sur-le-champ: nous avons
+aujourd'hui la corvette anglaise[38], et ces gens-là s'effrayent de
+tout. Sait-on qui vous êtes?--On sait que je suis officier
+français.--Tant pis; cachez vos décorations, ne dites rien à personne,
+et restez à votre auberge à vous reposer; je vous enverrai chercher.»
+Une demi-heure après, il me fit avertir de me rendre en toute hâte à la
+porte du jardin de l'Empereur; que l'Empereur y viendrait, et que sans
+avoir l'air de me connaître, il me ferait appeler. Je m'y rendis:
+l'Empereur, accompagné de ses officiers, se promenait, suivant sa
+coutume, les mains derrière le dos; il passa plusieurs fois devant moi
+sans lever les yeux; à la fin il me fixa, et s'arrêtant, il me demanda
+en italien de quel pays j'étais: je lui répondis en français que j'étais
+parisien; que j'avais été appelé par des affaires en Italie; et que je
+n'avais pu résister au désir de revoir mon ancien souverain. «Eh bien,
+Monsieur, parlez-moi de Paris et de la France.» En achevant ces mots, il
+se remit à marcher. Je l'accompagnai, et après plusieurs questions
+insignifiantes, faites à haute voix, il me fit entrer dans ses
+appartemens, ordonna aux généraux Bertrand et Drouot de se retirer, et
+me força de m'asseoir à côté de lui. «Le Grand Maréchal, me dit-il avec
+un air froid et distrait, m'a annoncé que vous arriviez de France.--Oui,
+Sire.--Que venez-vous faire ici?--Sire, je viens vous offrir mes
+services; ma conduite, en 1814... L'Empereur, m'interrompant: Je ne
+doute pas, Monsieur, que vous ne soyez un bon officier; mais les
+officiers que j'ai avec moi, sont déjà si nombreux, qu'il me serait bien
+difficile de pouvoir faire quelque chose pour vous; cependant, nous
+verrons. Vous connaissez, il paraît, M. X.--Oui, Sire.--Vous a-t-il
+remis une lettre pour moi?--Non, Sire.--(L'Empereur, m'interrompant.) Je
+vois bien qu'il m'a oublié comme tous les autres; depuis que je suis
+ici, je n'ai entendu parler ni de lui ni de personne.--Sire
+(l'interrompant à mon tour), il n'a point cessé d'avoir pour votre
+Majesté, l'attachement et le dévouement que lui ont conservé les vrais
+Français, et... L'Empereur, avec dédain. Quoi! on pense donc encore à
+moi en France?--On ne vous y oubliera jamais.--Jamais! c'est beaucoup.
+Les Français ont un autre souverain, et leur devoir et leur tranquillité
+leur commandent de ne plus songer qu'à lui.» Cette réponse me déplut;
+l'Empereur, me dis-je, est mécontent de ce que je ne lui apporte point
+de lettres, il se défie de moi: ce n'était point la peine de venir de si
+loin pour être si mal reçu.--«Que pense-t-on de moi en France?--On y
+plaint et l'on y regrette votre Majesté.--L'on y fait aussi sur moi
+beaucoup de fables et de mensonges; tantôt on prétend que je suis fou,
+tantôt que je suis malade, et vous voyez, me dit l'Empereur, en
+regardant son embonpoint, si j'en ai l'air. On y prétend aussi qu'on
+veut me transporter à Ste-Hélène ou à Malte. Je ne leur conseille pas
+d'y essayer. J'ai des vivres pour me nourrir six mois, des canons et des
+braves pour me défendre; je leur ferais payer cher leur honteuse
+tentative. Mais je ne puis croire que l'Europe veuille se déshonorer en
+s'armant contre un seul homme, qui ne veut point et qui ne peut plus lui
+faire de mal. L'Empereur Alexandre aime trop la postérité, pour
+consentir à un semblable attentat. Ils m'ont garanti la souveraineté de
+l'Ile d'Elbe par un traité solennel; je suis ici chez moi, et tant que
+je n'irai point chercher querelle à mes voisins, on n'a pas le droit de
+venir m'y troubler... Avez-vous servi dans la grande armée?--Oui, Sire,
+j'eus le bonheur de me distinguer sous vos yeux dans les plaines de la
+Champagne. Votre Majesté avait paru tellement me remarquer, que j'avais
+osé concevoir l'espérance qu'elle se ressouviendrait de moi.--Au fait,
+j'ai cru vous reconnaître en vous voyant, mais je n'ai de vous qu'un
+souvenu confus.» Pauvres hommes! pensai-je en moi-même, exposez donc
+votre vie pour les rois, sacrifiez-leur donc votre jeunesse, votre
+repos, votre bonheur!--«À quelles affaires vous êtes-vous
+distingué?--Sire, à... et à... Le Maréchal Ney me présenta, à cette
+époque, à Votre Majesté, en lui disant: voici Sire, l'intrépide S...
+P... dont je vous ai parlé.--Ah! ah! je me rappelle effectivement; oui,
+j'ai été très-content de votre conduite à... et à... Vous avez montré
+de la résolution, du caractère; ne vous ai-je point décoré sur le champ
+de bataille?--Oui, Sire.--Eh bien (avec plus de chaleur et d'abandon),
+comment se trouve-t-on en France des Bourbons?--Sire, ils n'ont point
+réalisé l'attente des Français, et chaque jour le nombre des mécontens
+s'augmente.--Tant pis, tant pis, (vivement). Comment, X. ne vous a point
+donné de lettres pour moi?--Non, Sire, il a craint qu'elles ne me
+fussent enlevées; et comme il a pensé que Votre Majesté, obligée d'être
+sur ses gardes et de se défier de tout le monde, se défierait peut-être
+aussi de moi, il m'a révélé plusieurs circonstances qui, n'étant connues
+que de Votre Majesté et de lui, peuvent vous prouver que je suis digne
+de votre confiance.--Voyons ces circonstances.» Je lui en détaillai
+quelques-unes, et sans me laisser achever: «Cela suffit, me dit-il.
+Pourquoi n'avoir pas commencé par me dire tout cela? voilà une
+demi-heure que vous nous faites perdre.» Cette bourrasque me
+déconcerta[39]. Il s'en aperçut, et reprit avec douceur. «Allons,
+mettez-vous à votre aise, et racontez-moi dans le plus grand détail tout
+ce qui s'est dit et passé entre X. et vous.» Je lui exposai alors les
+circonstances qui m'avaient amené à avoir un entretien avec M. X.; je
+lui rapportai mot à mot cet entretien; je lui fis une énumération
+complète des fautes et des excès du gouvernement royal. Et j'allais en
+déduire les conséquences que nous en avions tirées M. X. et moi, lorsque
+l'Empereur incapable, quand il est ému, d'écouter un récit quelconque
+sans l'interrompre et le commenter à chaque instant, m'ôta la parole et
+me dit: «Je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons,
+instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient point dans les
+fautes qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le Roi vous
+gouvernerait en bon homme, c'était le seul moyen de se faire pardonner
+de vous avoir été donné par les étrangers. Mais depuis qu'ils ont remis
+le pied en France, ils n'ont fait que des sottises. Leur traité du 23
+avril, continua-t-il en élevant la voix, m'a profondément indigné; d'un
+trait de plume ils ont dépouillé la France de la Belgique et des
+possessions qu'elle avait acquises depuis la révolution; ils lui ont
+fait perdre les arsenaux, les flottes; les chantiers, l'artillerie et le
+matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses et les ports
+qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait cette infamie.
+On lui aura donné de l'argent. La paix est facile avec de telles
+conditions. Si j'avais voulu comme eux signer la ruine de la France, ils
+ne seraient point sur mon trône, (avec force) j'aurais mieux aimé me
+trancher la main. J'ai préféré renoncer au trône, plutôt que de le
+conserver aux dépens de ma gloire et de l'honneur Français... une
+couronne déshonorée est un horrible fardeau... Mes ennemis ont publié
+partout que je m'étais refusé opiniâtrement à faire la paix; ils m'ont
+représenté comme un misérable fou, avide de sang et de carnage. Ce
+langage leur convenait: quand on veut tuer son chien, il faut bien faire
+accroire qu'il est enragé: mais l'Europe connaîtra la vérité: je lui
+apprendrai tout ce qui s'est dit, tout ce qui s'est passé à Châtillon.
+Je démasquerai d'une main vigoureuse, les Anglais, les Russes et les
+Autrichiens. L'Europe prononcera. Elle dira de quel côté fut la fourbe
+et l'envie de verser du sang. Si j'avais été possédé de la rage de la
+guerre, j'aurais pu me retirer avec mon armée au-delà de la Loire, et
+savourer à mon aise la guerre des montagnes. Je ne l'ai point voulu;
+j'étais las de massacres... mon nom et les braves qui m'étaient restés
+fidèles, faisaient encore trembler les alliés, même dans ma capitale.
+Ils m'ont offert l'Italie, pour prix de mon abdication; je l'ai refusée:
+quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs. J'ai
+choisi l'île d'Elbe; ils ont été trop heureux de me la donner. Cette
+position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur les
+Bourbons. Tout ce que j'ai fait, a toujours été pour la France. C'est
+pour elle, et non pour moi, que j'aurais voulu la rendre la première
+nation de l'univers. Ma gloire est faite à moi. Mon nom vivra autant que
+celui de Dieu. Si je n'avais eu à songer qu'à ma personne, j'aurais
+voulu, en descendant du trône, rentrer dans la classe ordinaire de la
+vie; mais j'ai dû garder le titre d'Empereur pour ma famille, et pour
+mon fils... mon fils, après la France, est ce que j'ai de plus cher au
+monde.»
+
+L'Empereur, pendant tout ce discours, avait marché à grands pas, et
+paraissait violemment agité. Il se tut quelques momens, et reprit: «Ils
+savent bien (les émigrés) que je suis là, et voudraient me faire
+assassiner. Chaque jour je découvre de nouvelles embûches, de nouvelles
+trames. Ils ont envoyé en Corse un des sicaires de Georges, un misérable
+que les journaux anglais eux-mêmes ont signalé à l'Europe comme un
+buveur de sang, comme un assassin. Mais qu'il prenne garde à lui; s'il
+me manque, je ne le manquerai pas. Je l'enverrai chercher par mes
+grenadiers, et je le ferai fusiller pour servir d'exemple aux autres...»
+
+Après quelques nouveaux momens de silence, il me dit: «Mes généraux
+vont-ils à la cour? ils doivent y faire une triste figure.» J'avais
+attendu la fin de cette digression pour reprendre le fil de mon
+discours; convaincu qu'il me serait impossible de parvenir à mener la
+conversation, je résolus de laisser l'Empereur la diriger à sa guise, et
+je lui répondis: «Oui, Sire, et ils sont outrés de se voir préférer des
+émigrés qui n'ont jamais entendu le bruit du canon.--Les émigrés seront
+toujours les mêmes. Tant qu'il ne fut question que de faire les belles
+jambes dans mon antichambre, j'en trouvais plus que je n'en voulus.
+Quand il fallut montrer de l'homme, ils se sont retirés comme des c...
+J'ai fait une grande faute en rappelant en France cette race
+anti-nationale; sans moi ils seraient tous morts de faim à l'étranger.
+Mais alors j'avais de grands motifs, je voulais réconcilier l'Europe
+avec nous, et clore la révolution... Que disent de moi les soldats?--Les
+soldats, Sire, s'entretiennent sans cesse de vos immortelles victoires.
+Ils ne prononcent jamais votre nom qu'avec respect, admiration et
+douleur. Lorsque les princes leur donnent de l'argent, ils le boivent à
+votre santé, et quand on les force à crier _vive le Roi!_ ils répètent à
+voix basse, _de Rome_.--(En souriant) ils m'aiment donc toujours?--Oui,
+Sire, et j'oserai même dire, plus que jamais.--Que disent-ils de nos
+malheurs?--ils les regardent comme l'effet de la trahison, et répètent
+sans cesse qu'ils n'auraient jamais été vaincus, si la France n'eût
+point été vendue aux ennemis; ils ont horreur surtout de la capitulation
+de Paris.--Ils ont raison; sans l'infâme défection du duc de Raguse, les
+alliés étaient perclus. J'étais maître de leurs derrières, et de toutes
+leurs ressources de guerre. Il n'en serait pas échappé un seul. Ils
+auraient eu aussi leur vingt-neuvième bulletin! Marmont est un
+misérable: il a perdu son pays, et livré son prince. Sa convention seule
+avec Schwartzemberg suffit pour le déshonorer. S'il n'avait pas su qu'il
+compromettait, en se rendant, ma personne et mon armée, il n'aurait pas
+eu besoin de stipuler de sauve-garde pour ma liberté et pour ma vie.
+Cette trahison n'est pas la seule. Il a intrigué avec Talleyrand, pour
+ôter la régence à l'Impératrice et la couronne à mon fils. Il a trompé
+et joué indignement Caulincourt, Macdonald et les autres maréchaux. Tout
+son sang ne suffirait point pour expier le mal qu'il a fait à la
+France... Je dévouerai son nom à l'exécration de la postérité... Je suis
+bien aise d'apprendre que mon armée a conservé le sentiment de sa
+supériorité, et qu'elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes
+infortunes. Je vois avec satisfaction, d'après ce que vous venez de
+m'apprendre, que l'opinion que je m'étais formée de la situation de la
+France est exacte: la race des Bourbons n'est plus en état de gouverner.
+Son gouvernement est bon pour les prêtres, les nobles, les vieilles
+comtesses d'autrefois: il ne vaut rien pour la génération actuelle. Le
+peuple a été habitué par la révolution à compter dans l'état: il ne
+consentira jamais à retomber dans son ancienne nullité, et à redevenir
+le patient de la noblesse et de l'église... L'armée ne sera jamais aux
+Bourbons. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un
+lien indestructible: avec moi seul, elle peut retrouver la vengeance, la
+puissance, et la gloire; avec les Bourbons, elle ne peut attraper que
+des injures et des coups: les rois ne se soutiennent que par l'amour de
+leurs peuples ou par la crainte. Les Bourbons ne sont ni craints ni
+aimés; ils se jetteront d'eux-mêmes à bas du trône, mais ils peuvent s'y
+maintenir encore long-tems. Les Français ne savent pas conspirer.»
+
+L'Empereur en prononçant ces mots gesticulait et marchait avec
+précipitation: il avait plutôt l'air de parler seul que d'adresser la
+parole à quelqu'un.--«M. X. croit-il (en me jetant un regard oblique)
+que ces gens-là tiendront long-tems?--Son opinion sur ce point est
+entièrement conforme à l'opinion générale: c'est-à-dire, qu'on pense en
+France, et qu'on est convaincu que le gouvernement marche à sa perte.
+Les prêtres et les émigrés sont ses seuls partisans, et il a pour
+ennemis tous les hommes qui ont du patriotisme et de l'âme.--Oui,
+reprit-il, avec énergie, il doit avoir pour ennemis tous les hommes qui
+ont du sang national dans les veines. Mais comment tout cela
+finira-t-il? croit-on qu'il y aura une nouvelle révolution?--Sire, les
+esprits sont tellement mécontens et exaspérés que le moindre mouvement
+partiel entraînerait nécessairement une insurrection générale, et que
+personne ne serait surpris qu'elle éclatât au premier jour.--Mais que
+feriez-vous si vous chassiez les Bourbons; rétabliriez vous la
+république?--La république, Sire! on n'y songe point. Peut-être
+établirait-on une régence.--(Avec véhémence et surprise) Une régence! et
+pourquoi faire, suis-je mort?--Mais, Sire, votre absence...--Mon absence
+n'y fait rien: en deux jours, je serais en France, si la nation me
+rappelait... Croyez-vous que je ferais bien d'y revenir?» En disant ces
+mots, l'Empereur détourna les yeux, et il me fut facile de remarquer
+qu'il attachait à cette question plus d'importance qu'il ne voulait le
+laisser paraître, et qu'il attendait ma réponse avec anxiété.--«Je n'ose
+point, Sire, résoudre personnellement une semblable question,
+mais--(brusquement) Ce n'est point là ce que je vous demande. Répondez,
+oui ou non?--Eh bien, oui, Sire.--(Avec émotion) Vous le pensez?--Oui,
+Sire, je suis convaincu, ainsi que M. X., que le peuple et l'armée vous
+recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec
+enthousiasme.--(Napoléon, avec inquiétude et agitation.) X. est donc
+d'avis que je revienne?--Nous avions prévu que Votre Majesté
+m'interrogerait sur ce point, et voici textuellement sa réponse: «Vous
+direz à l'Empereur que je n'ose prendre sur moi de décider une question
+aussi importante; mais qu'il peut regarder comme un fait positif et
+incontestable, que le gouvernement actuel s'est perdu dans l'esprit du
+peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble, et qu'on ne
+croit pas qu'il puisse lutter long-tems contre l'animadversion générale.
+Vous ajouterez que l'Empereur est devenu l'objet des regrets et des voeux
+de l'armée et de la nation. L'Empereur décidera ensuite dans sa sagesse
+ce qui lui reste à faire.»
+
+L'Empereur devint pensif, se tut, et après une longue méditation, me
+dit: «J'y réfléchirai; je vous garde avec moi; venez demain à onze
+heures.»
+
+En sortant de chez l'Empereur, je retrouvai le grand Maréchal:
+«L'Empereur vous a gardé bien long-tems, me dit-il; je crains que cet
+entretien n'ait été remarqué; nous sommes entourés d'espions anglais, et
+la moindre imprudence nous coûterait cher: je ne vous demande point,
+continua-t-il, ce que vous avez dû apprendre à l'Empereur; mais si, sans
+manquer à votre devoir, il vous était possible de me donner des détails
+sur la France, vous me feriez un grand bien. Nous ne connaissons ce qui
+se passe que par les journaux et par quelques voyageurs du commerce, et
+ce que nous apprenons est si contradictoire ou insignifiant, que nous ne
+savons à quoi nous en tenir.--Je puis vous satisfaire, Monsieur le
+Maréchal, sans indiscrétion. J'ai dit à l'Empereur ce que toute la
+France sait: que le mécontentement est au comble, et que le gouvernement
+royal touche à sa fin.--Je ne sais, reprit le Maréchal, ce que l'avenir
+nous réserve; mais quel que soit notre sort, il ne peut être pire que
+celui que nous éprouvons maintenant. Nos ressources s'épuisent chaque
+jour; le mal du pays nous gagne. Si l'espérance ne nous soutenait un
+peu, je ne sais en vérité ce que nous deviendrions. L'Empereur vous
+a-t-il dit de rester avec nous?--Oui, Monsieur le Maréchal.--Je m'en
+félicite, mais je vous plains: on n'est jamais heureux loin de sa
+patrie. Je ne regrette point d'avoir suivi l'Empereur, mon devoir et ma
+reconnaissance me le prescrivaient: mais je regrette la France comme un
+enfant qui a perdu sa mère, comme un amant qui a perdu sa maîtresse. Ses
+yeux se mouillèrent de larmes, il me serra affectueusement la main, et
+me dit: «Venez déjeuner demain avec nous, je vous présenterai à ma
+femme, ce sera une fête pour elle que de voir un Français, et surtout un
+bon Français.»
+
+On sut bientôt dans la ville qu'il était arrivé un Français du
+continent. Mon auberge fut encombrée d'officiers et de grenadiers, qui
+m'obsédèrent de questions sur leurs parens et leurs amis; il semblait
+que je dusse connaître toute la France. Plusieurs m'interrogèrent sur
+les affaires publiques; j'évitai de répondre, en déclarant que j'avais
+quitté la France depuis cinq mois.
+
+Je me rendis à l'invitation du Grand Maréchal. Il habitait une aile du
+bâtiment où siégeait la mairie; son appartement n'avait à peu près que
+les quatre murs, il s'aperçut que je le remarquais. «Vous regardez notre
+misère, me dit-il; elle doit contraster avec l'opinion que vous vous
+étiez peut-être formé de nous. On suppose en Europe que l'Empereur a
+emporté de France d'immenses trésors: son argenterie de campagne, son
+lit de camp et quelques chevaux à moitié ruinés sont les seuls objets
+qu'il ait conservés et voulu conserver. Comme Saladin, il pourrait faire
+crier à sa porte, en exposant les haillons de notre misère: _Voilà ce
+que_ NAPOLÉON-LE-GRAND, _vainqueur de l'univers, emporte de ses
+conquêtes_.
+
+Le Général, fidèle à ses promesses, me présenta à Madame la Maréchale;
+je fus enchanté de ses manières et de son amabilité. La France et l'île
+d'Elbe, le présent et l'avenir, furent le sujet de notre conversation;
+et je ne sus, en quittant Madame Bertrand, ce que je devais admirer le
+plus, de la grâce piquante de son esprit, ou de la noblesse et de la
+force de son caractère.
+
+À onze heures, je me présentai chez l'Empereur. On me fit attendre, dans
+son salon, au rez de chaussée: la tenture en soie bariolée était à
+moitié usée et décolorée. Le tapis de pied montrait la corde, et était
+rapiécé en plusieurs endroits; quelques fauteuils mal couverts
+complétaient l'ameublement... Je me rappelai le luxe des palais
+impériaux; et la compassion m'arracha un profond soupir. L'Empereur
+arriva; son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux; il
+était aisé de s'apercevoir qu'il avait éprouvé une violente agitation.
+«Monsieur, me dit-il, je vous ai annoncé hier que je vous attachais à
+mon service; je vous le répète aujourd'hui: dès ce moment vous
+m'appartenez, et vous remplirez, je l'espère, vos devoirs envers moi
+comme un bon et fidèle sujet: vous le jurez, n'est-ce pas?--Oui, Sire,
+je le jure.--C'est bien.» Il reprit: «J'avais prévu l'état de crise où
+la France va se trouver; mais je ne croyais pas que les choses fussent
+aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires
+politiques; ce que vous avez dit, a changé mes résolutions: c'est moi
+qui suis cause des malheurs de la France, c'est moi qui dois les
+réparer. Mais avant de prendre un parti, j'ai besoin de connaître à fond
+la situation de nos affaires: asseyez-vous, et répétez-moi tout ce que
+vous m'avez dit hier; j'aime à vous entendre.»
+
+Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté,
+je m'abandonnai, sans réserve et sans crainte, à toutes les inspirations
+de mon esprit et de mon âme, et je fis à l'Empereur un tableau si
+touchant, si animé, des douleurs et des espérances nationales, qu'il en
+fut frappé. «Brave jeune homme, me dit-il, vous avez l'âme française:
+mais votre imagination ne vous a-t-elle point égaré?--Non, Sire, le
+récit que j'ai fait à Votre Majesté est fidèle; j'ai pu m'exprimer avec
+chaleur, parce qu'il ne m'est pas possible d'exprimer autrement ce que
+j'éprouve: mais tout est exact, tout est vrai. Dans une si grave
+circonstance, je regarderais comme un crime de substituer à la vérité
+les inspirations de mon imagination.--Vous croyez donc que la France
+attend de moi sa délivrance, et qu'elle me recevra comme un
+libérateur?--Oui, Sire; je dirai plus: le dégoût, et l'aversion des
+Français pour le gouvernement royal, sont portés à un si haut point, et
+ce gouvernement pèse tellement à la nation et à l'armée, que tout autre
+que Votre Majesté qui voudra les en affranchir, trouvera les Français
+disposés à le seconder.--(Gravement) Répétez-moi cela.--Oui, Sire, je le
+répète, les Français sont tellement fatigués, humiliés, indignés du joug
+anti-national des prêtres et des émigrés, qu'ils sont prêts à faire
+cause commune avec celui qui leur promettra de les en délivrer.--Mais si
+je débarquais en France, ne serait-il pas à craindre que les émigrés et
+les chouans ne massacrassent les patriotes?--Je ne le pense pas, Sire;
+nous sommes les plus nombreux et les plus braves.--Oui; mais si l'on
+vous entasse dans les prisons, ils vous y égorgeront?--Le peuple, Sire,
+ne les laisserait pas faire.--Puissiez-vous ne point vous tromper!
+D'ailleurs, j'arriverai si vite à Paris, qu'ils n'auront point le tems
+de savoir où donner de la tête. J'y serai aussitôt que la nouvelle de
+mon débarquement... Oui, dit l'Empereur, après avoir fait quelques pas,
+j'y suis résolu... C'est moi qui ai donné les Bourbons à la France;
+c'est moi qui l'en délivrerai: je partirai... l'entreprise est grande,
+est difficile, est périlleuse; mais elle n'est point au-dessus de moi.
+La fortune ne m'a jamais abandonné dans les grandes occasions... je
+partirai, non point seul (je ne veux point me laisser mettre la main sur
+le collet par des gendarmes), je partirai avec mon épée, mes polonais,
+mes grenadiers... La France est tout pour moi. Je lui appartiens. Je lui
+sacrifierai avec joie mon repos, mon sang, ma vie...» L'Empereur, après
+avoir prononcé ces mots, s'arrêta: ses yeux étincelaient d'espoir et de
+génie: son attitude annonçait la confiance, la force, la victoire; il
+était grand! il était beau! il était admirable! Il reprit la parole et
+me dit: «Croyez-vous qu'ils oseront m'y attendre?--Non, Sire.--Je ne le
+crois pas non plus. Quand ils entendront tonner mon nom, ils
+trembleront, et sentiront qu'une fuite prompte est le seul moyen de
+m'échapper. Mais que fera la garde nationale? croyez-vous qu'elle se
+battra pour eux?--Je pense, Sire, qu'elle gardera la neutralité.--C'est
+déjà beaucoup. Quant à leurs gardes-du-corps et à leurs compagnies
+rouges, je ne les crains point; ce sont des vieillards ou des enfans:
+ils auront peur des moustaches de mes grenadiers. (En élevant la voix et
+la main) Je ferai arborer à mes grenadiers la cocarde nationale. Je
+ferai un appel à mes anciens soldats. Je leur parlerai; aucun d'eux ne
+méconnaîtra la voix de son ancien général... L'armée, cela est certain,
+ne peut hésiter entre le drapeau blanc et le drapeau tricolor, entre moi
+qui l'ai comblée de bienfaits et de gloire, et les Bourbons qui ont
+voulu la déshonorer... Et les maréchaux, que feront-ils?--Les maréchaux,
+comblés de titres, d'honneurs et de richesses, n'ont plus rien à désirer
+que le repos. Ils craindront, en embrassant un parti douteux, de
+compromettre leur existence; et peut-être resteront-ils spectateurs de
+la crise. Peut-être même la crainte que Votre Majesté ne les punisse de
+l'avoir abandonnée ou trahie en 1814, les portera-t-elle à embrasser le
+parti du Roi.--Je ne punirai personne; entendez-vous? dites-le bien à M.
+X.: je veux tout oublier; nous avons tous des reproches à nous
+faire.--Je le lui dirai, Sire, avec une bien douce joie: cette assurance
+achèvera de vous concilier tous les esprits: car il existe (même parmi
+vos partisans) des hommes qui redoutent votre retour, dans la crainte
+que vous n'exerciez des vengeances.--Oui, je sais bien qu'on me croit
+vindicatif et même sanguinaire; qu'on me regarde comme une espèce d'ogre
+et d'antropophage: on se trompe. Je veux qu'on fasse son devoir; je veux
+qu'on m'obéisse, et voilà tout. Un souverain faible est une calamité
+pour ses peuples. S'il laisse croire aux méchans et aux traîtres qu'il
+ne sait point punir, il n'y a plus de sûreté pour l'état ni pour les
+citoyens. La sévérité prévient plus de fautes qu'elle n'en réprime.
+Quand on règne, on doit gouverner avec sa tête et non point avec son
+coeur. Dites cependant à X. que j'excepte du pardon général Talleyrand,
+Augereau et le duc de Raguse: ce sont eux qui sont cause de tous nos
+malheurs: la patrie doit être vengée.--Pourquoi, Sire, les exclure? ne
+craignez-vous pas que cette exception ne vous ravisse le fruit de votre
+clémence, et ne fasse même douter pour l'avenir de votre sincérité?--On
+en douterait bien davantage, si je leur pardonnais.--Mais, Sire.--Ne
+vous mêlez pas de cela... Quelle est la force de l'armée?--Je l'ignore,
+Sire; je sais seulement qu'elle a été considérablement affaiblie par les
+désertions, par les congés, et que la plupart des régimens sont à peine
+de trois cents hommes.--Tant mieux; les mauvais soldats seront partis,
+les bons seront restés. Connaissez-vous le nom des officiers qui
+commandent sur les côtes et dans la huitième division?--Non,
+Sire.--(avec humeur) Comment X. ne m'a-t-il point fait savoir tout
+cela?--M. X., Sire, était, ainsi que moi, bien loin de prévoir que Votre
+Majesté prendrait sur le champ la généreuse résolution de reparaître en
+France. Il pouvait croire, d'ailleurs, d'après les bruits publics, que
+vos agens ne vous laissaient rien ignorer de tout ce qui pouvait vous
+intéresser.--J'ai su effectivement que les journaux prétendaient que
+j'avais des agens... c'est une histoire. J'ai, il est vrai, envoyé en
+France quelques hommes à moi, pour savoir ce qui s'y passait; ils m'ont
+volé mon argent, et ne m'ont entretenu que des propos de la canaille.
+C... est venu me voir, mais il ne savait rien; vous êtes la première
+personne qui m'ait fait connaître, sous ses grands rapports, la position
+de la France et des Bourbons. Sans vous, j'aurais ignoré que l'heure de
+mon retour était sonnée; sans vous, on m'aurait laissé ici à remuer la
+terre de mon jardin. J'ai bien reçu, sans trop savoir de quelle part, le
+signalement d'assassins soudoyés contre moi; et une ou deux lettres
+anonymes, de la même main, où l'on me disait d'être tranquille, que les
+broderies reprenaient faveur, et autres bêtises semblables; mais, voilà
+tout. Ce n'est point avec de pareilles données qu'on tente un
+bouleversement. Mais comment pensez-vous que les étrangers prendront mon
+retour? voilà le grand point.--Les étrangers, Sire, ont été forcés par
+Votre Majesté de se réunir contre nous, pour se soustraire,
+permettez-moi de le dire, (l'Empereur: _dites, dites_,) aux effets de
+votre ambition, et aux abus de votre force. Aujourd'hui que l'Europe a
+recouvré son indépendance, et que la France a cessé d'être redoutable,
+les étrangers ne voudront probablement pas courir les chances d'une
+nouvelle guerre qui pourrait nous rendre l'ascendant que nous avons
+perdu.--Si les souverains étaient dans leurs capitales, ils y
+regarderaient sans doute à deux fois, avant de se remettre en campagne;
+mais ils sont encore en face les uns des autres, et il est à craindre
+qu'ils ne fassent de la guerre une affaire d'amour-propre.–-Croyez-vous
+qu'il soit bien vrai qu'ils ne s'entendent point?--Oui, Sire, il paraît
+que la mésintelligence règne dans le Congrès; que chacune des grandes
+puissances veut s'approprier la meilleure part du butin.--Il paraît
+aussi, n'est-ce pas, que leurs peuples sont mécontens?--Oui, Sire, rois
+et peuples, tout semble conspirer en votre faveur. Les Saxons, les
+Génois, les Belges, les riverains du Rhin, les Polonais, ne veulent
+point des nouveaux souverains qu'on veut leur donner. L'Italie, fatiguée
+de l'avarice et de la grossièreté des Autrichiens, aspire au moment de
+se soustraire à leur domination. Le roi de Naples, instruit par
+l'expérience, a dû reconnaître que vous êtes sa meilleure sauve-garde,
+et favorisera, quand vous le voudrez, la révolte des Italiens. Les rois
+de la Confédération du Rhin, éclairés par l'exemple de la Saxe,
+redeviendront, à la première victoire, les alliés de Votre Majesté. La
+Prusse et la Russie, en leur abandonnant ce qu'elles ont acquis, se
+tairont. L'Autriche, qui a tout à redouter de la Russie et de la Prusse,
+et rien à espérer du Roi de France, consentira sans peine, si on lui
+garantit l'Italie, à vous laisser faire des Bourbons tout ce que vous
+voudrez. Toutes les puissances, en un mot, à l'exception de
+l'Angleterre, ont plus ou moins intérêt à ne pas se déclarer contre
+vous, et avant que l'Angleterre ait pu corrompre et faire insurger le
+continent, Votre Majesté sera tellement affermie sur son trône, que l'on
+chercherait vainement à l'ébranler.--Tout cela est bien beau (dit
+l'Empereur, en secouant la tête). Cependant, je regarde comme certain
+que les rois qui m'ont fait la guerre n'ont plus la même union, les
+mêmes vues, les mêmes intérêts. L'Empereur Alexandre doit m'estimer; il
+doit savoir apprécier la différence qui existe entre Louis XVIII et moi?
+et si sa politique était bien entendue, il aimerait mieux voir le
+sceptre de la France dans les mains d'un homme fort, implacable ennemi
+de l'Angleterre, que dans les mains d'un homme faible, ami et vassal du
+Prince Régent. Je lui laisserais la Pologne, et davantage s'il le
+voulait. Il sait que j'ai toujours été plus disposé à tolérer son
+ambition qu'à la réprimer. S'il fût resté mon ami et mon allié, je
+l'aurais fait plus grand qu'il ne le sera jamais. La Prusse et tous les
+petits rois de la Confédération du Rhin suivront le sort de la Russie:
+si j'avais la Russie, elle me donnerait toutes les puissances du second
+ordre. Quant à l'Autriche, je ne sais ce qu'elle ferait; elle n'a jamais
+été franche avec moi. Je suppose que je la contiendrais, en la menaçant
+de lui ôter l'Italie. L'Italie me conserve beaucoup de reconnaissance et
+d'attachement. Si je lui demandais demain cent mille hommes et cent
+millions, je les obtiendrais. Si l'on me forçait à la guerre, il me
+serait facile de la révolutionner. Je lui rendrais, à son choix,
+l'indépendance ou Eugène. Méjan et quelques autres lui ont fait du tort,
+mais il n'en est pas moins fort aimé, et fort estimé. Il est fait pour
+l'être, il a montré qu'il avait une belle âme. Murat est à nous. J'ai eu
+beaucoup à m'en plaindre autrefois. Depuis que je suis ici, il a pleuré
+ses fautes et réparé, autant qu'il a pu, ses torts envers moi. Je lui ai
+rendu mon amitié et ma confiance. Ses secours, si j'avais la guerre, me
+seraient fort utiles. Il a peu de tête, il n'a que des bras et du coeur;
+mais sa femme le dirigerait. Ses Napolitains l'aiment assez; et j'ai
+encore, parmi eux, quelques bons officiers qui les feraient aller droit.
+Pour l'Angleterre, nous aurions pu nous serrer la main de Douvres à
+Calais, si M. Fox eût vécu; mais tant qu'elle sera gouvernée par les
+principes et les passions de Pitt, nous serons toujours, l'un pour
+l'autre, le feu et l'eau... Je n'ai à espérer d'elle, ni trêve ni
+quartier... Elle sait que du moment où j'aurai mis le pied en France,
+son influence repassera les mers... Tant que je vivrai, je ferai une
+guerre à mort à son despotisme maritime. Si l'Europe m'eût secondé, si
+elle n'avait pas eu peur de moi, si elle eût compris mon ambition, les
+pavillons de toutes les puissances flotteraient la tête haute d'un bout
+de l'univers à l'autre, et la terre serait en paix. Tout considéré, les
+nations étrangères ont de grands motifs pour me faire la guerre, comme
+elles en ont pour me laisser en paix. Il est à craindre, comme je vous
+l'ai déjà dit, qu'elles ne fassent de tout ceci une affaire
+d'amour-propre, un point d'honneur. D'un autre coté, il serait possible
+qu'elles renonçassent à leur système de coalition qui n'a plus d'objet,
+pour surveiller leurs peuples, et garder une neutralité armée, jusqu'à
+ce que je leur aie donné des garanties. Leurs déterminations, quelles
+qu'elles soient, n'influeront en rien sur les miennes. La France parle,
+cela suffit. En 1814, j'avais chez moi l'Europe entière; et elle ne
+m'aurait jamais fait la loi, si la France ne m'eût point laissé lutter
+seul contre le monde entier. Aujourd'hui que la France sait ce que je
+vaux, et qu'elle a retrouvé son énergie et son patriotisme, elle
+triomphera de ses ennemis, si on l'attaque, comme elle en a triomphé aux
+belles époques de la révolution. L'expérience prouve que les armées ne
+suffisent point toujours pour sauver une nation, tandis qu'une nation
+défendue par le peuple est toujours invincible. Je ne suis point encore
+fixé sur le jour de mon départ: en le différant, j'aurais l'avantage de
+laisser le Congrès se dissoudre; mais aussi je courrais le risque, si
+les étrangers venaient à se brouiller (comme tout l'annonce), que les
+Bourbons et l'Angleterre ne me fissent garder à vue par leurs vaisseaux.
+Murat me donnerait bien sa marine si j'en avais besoin; mais si nous ne
+réussissons point, il serait compromis. Ne nous inquiétons point de tout
+cela; il faut laisser faire quelque chose à la fortune. Nous avons
+approfondi, je crois, tous les points sur lesquels il m'importait de me
+fixer et de nous entendre. La France est lasse des Bourbons; elle
+redemande son ancien souverain; l'armée et le peuple seront pour nous;
+les étrangers se tairont; s'ils parlent, nous serons bons pour leur
+répondre: voilà, en résumé, notre présent et notre avenir. Partez; vous
+direz à X. que vous m'avez vu, que je suis décidé à tout braver pour
+répondre aux voeux de la France et pour la débarrasser des Bourbons...
+que je partirai d'ici au premier avril avec ma garde, ou peut-être plus
+tôt; que j'oublierai tout, que je pardonne tout; que je donnerai à la
+France et à l'Europe les garanties qu'elles peuvent attendre et exiger
+de moi; que j'ai renoncé à tout projet d'agrandissement, et que je veux
+réparer par une paix stable le mal que nous a fait la guerre. Vous direz
+aussi à X. et à mes amis, d'entretenir et de fortifier, par tous les
+moyens possibles, le bon esprit du peuple et de l'armée. Si les excès
+des Bourbons accéléraient leur chute et que la France les chassât avant
+mon débarquement, vous déclarerez à X, que je ne veux point de régence,
+ni rien qui lui ressemble. Je veux qu'on établisse un gouvernement
+provisoire composé de... de... de... de... Allez, monsieur, j'espère
+que nous nous retrouverons bientôt.--Où débarquerai-je, Sire?--Vous
+allez vous rendre à Naples: voici un passe-port de l'île, et une lettre
+pour ***. Vous affecterez une grande confiance en lui, mais vous ne lui
+confierez rien. Vous lui donnerez vaguement des nouvelles de France, et
+vous lui direz que je vous y envoie pour sonder le terrain et régler
+quelques affaires d'intérêt. J'ordonne à *** de vous faire avoir un
+passe-port, pour que vous puissiez retourner à Paris sans obstacle et
+sans danger.--Votre Majesté, lui dis-je, est donc décidée à me renvoyer
+en France[40]?--Il le faut absolument.--Votre Majesté connaît mon
+dévouement, et je suis prêt à lui en donner toutes les preuves qu'elle
+pourra désirer; mais, Sire, daignez considérer dans votre propre intérêt
+et dans celui de la France, que mon départ a été remarqué; que mon
+retour le sera davantage; qu'il pourra faire naître des soupçons, et
+déterminer peut-être les Bourbons à se mettre sur leurs gardes, à faire
+surveiller les côtes et l'île d'Elbe.--Bah! dit Napoléon, vous croyez
+donc que les gens de police prévoient tout, savent tout: la police en
+invente plus qu'elle n'en découvre. La mienne valait bien, sans doute,
+celle de ces gens-là, et souvent elle ne savait rien, et encore, au bout
+de huit à quinze jours, que par hasard, imprudence ou trahison. Je n'ai
+rien de tout cela à craindre avec vous, vous avez de l'esprit et du
+caractère; et si l'on vous cherchait chicane, vous vous en tireriez
+facilement. D'ailleurs, une fois à Paris, ne vous montrez point, restez
+dans un trou, on n'ira point vous y chercher. Je pourrais sans doute
+confier cette mission à l'une des personnes qui m'entourent; mais je
+veux éviter de mettre quelqu'un de plus dans ma confidence. Vous avez la
+confiance de X., vous avez la mienne; vous êtes, en un mot, ce qu'il me
+faut. Votre retour a sans doute des inconvéniens; mais ils ne sont rien
+au prix de ses avantages. Tout ce que nous avons dit des Bourbons, de la
+France et de moi, n'est qu'un assemblage de vaines paroles; et ce n'est
+point avec des mots qu'on renverse un trône. Pour que mon entreprise
+n'échoue point, il faut qu'elle soit secondée, et que les patriotes se
+mettent en mesure d'assaillir les Bourbons d'un côté, tandis que je les
+occuperai de l'autre. Il faut enfin qu'on sache qu'on peut compter sur
+moi; qu'on connaisse mes sentimens, mes intentions et la résolution, où
+je suis de tout sacrifier et de tout affronter pour sauver la France.
+L'Empereur s'arrêta pour me regarder, et pensant sans doute que j'étais
+un de ces hommes qui ne montrent de la répugnance à obéir que pour faire
+acheter leurs services un peu plus cher, il me dit: «Comme on a toujours
+besoin d'argent en voyage, je vais vous faire donner mille louis et
+partez.--Mille louis! repris-je avec indignation: Sire, je répondrai à
+Votre Majesté ce que ce soldat répondit à son général: on ne fait pas de
+ces choses-là pour de l'argent.--L'Empereur: c'est très-bien, j'aime
+qu'on ait de la fierté.--Je n'ai pas de fierté, Sire, j'ai de l'âme; et
+si je pensais que Votre Majesté pût croire que j'ai embrassé sa cause
+par l'appât de l'argent, je la prierais de ne plus compter sur mes
+services.--Si je l'avais cru, me dit Napoléon, je ne vous aurais point
+accordé ma confiance. Jamais personne n'en reçut de moi une preuve plus
+honorable et plus éclatante que celle que je vous donne en me décidant,
+sur votre seule parole, à quitter l'île d'Elbe, et en vous chargeant
+d'aller annoncer à la France ma prochaine arrivée. Mais ne parlons plus
+de tout cela; et dites-moi si vous vous ressouviendrez bien de tout ce
+que je vous ai dit?--Je n'ai point perdu une seule parole de Votre
+Majesté; elles sont toutes gravées dans ma mémoire.--En ce cas, je n'ai
+plus à vous souhaiter qu'un bon voyage. J'ai tout fait préparer pour
+votre départ. Ce soir, à neuf heures, vous trouverez un guide et des
+chevaux au sortir de la porte de la ville. On vous conduira à
+Porto-Longone. Le commandant a reçu l'ordre de vous faire délivrer les
+papiers de santé nécessaires. Il ignore tout; ne lui dites rien. À
+minuit, il partira une felouque qui vous conduira à Naples. Je suis
+fâché de vous avoir blessé en vous offrant de l'argent; je croyais que
+vous en aviez besoin. Adieu, Monsieur; soyez prudent: nous nous
+reverrons bientôt, je l'espère; et je reconnaîtrai, d'une manière digne
+de vous ce que tous aurez fait pour la patrie et pour moi.
+
+À peine étais-je redescendu à la ville, qu'il me fit rappeler. «J'ai
+pensé, me dit-il, qu'il m'importait de connaître les corps qui se
+trouvent dans les 8ème et 10ème divisions militaires, et le nom des
+officiers qui les commandent; tous aurez soin de vous en informer sur
+votre passage et de me l'écrire sur-le-champ. Vous m'adresserez vos
+lettres par triplicata, une par Gènes, l'autre par Livourne, et la
+troisième par Civita Vecchia. Vous aurez soin d'écrire correctement le
+nom que voici (il me remit une note contenant le nom d'un habitant de
+l'île): vous plierez vos lettres à la manière du commerce. Pour qu'on ne
+puisse pas pénétrer, en cas d'événement imprévu, le secret de votre
+correspondance, vous donnerez à vos renseignemens la figure d'affaires
+de commerce; et vous imiterez le style habituel des banquiers: par
+exemple, je suppose qu'il existe de Chambéry à Lyon, en passant par
+Grenoble, cinq régimens: vous me marquerez, j'ai vu en passant les cinq
+négocians que vous m'avez indiqués; leurs dispositions sont toujours les
+mêmes; votre crédit s'étend de plus en plus; votre opération sera
+bonne... comprenez-vous?--Oui, Sire; mais comment indiquerai-je à Votre
+Majesté le nom des colonels et des généraux?--Décomposez-les; rien n'est
+plus facile, il n'y a pas un seul général, un seul colonel, que je ne
+connaisse, et j'aurai bientôt recomposé leurs noms.--Mais, Sire, le nom
+que je formerai sera peut-être si bizarre, qu'on pourrait s'apercevoir,
+à la poste, que ce sont des noms dénaturés à dessein.--Croyez-vous donc
+que la poste s'amuse à ouvrir et à lire toutes les lettres du commerce?
+elle n'y suffirait point: j'ai cherché à déjouer les correspondances
+cachées sous le masque de la banque, et je n'ai jamais pu y parvenir; il
+en est de la poste comme de la police: on n'attrape que les sots.
+Cependant, cherchez un autre moyen, j'y consens.»
+
+Après quelques momens de méditation, je dis à l'Empereur: «En voici un,
+Sire, qui peut-être sera bon. Votre Majesté a-t-elle l'almanach
+impérial?--Oui, sans doute.--Eh bien, Sire, cet almanach renferme les
+tableaux des officiers généraux et des colonels de l'armée: je suppose
+donc que le régiment qui se trouve à Chambéry soit commandé par le
+colonel Paul: je cherche dans l'almanach, et je vois que Paul se trouve
+porté le quarante-septième dans l'état des colonels; je suppose encore
+que le mot de traite signifie pour nous colonel ou général; j'écrirai
+alors à Votre Majesté, j'ai vu à Chambéry votre correspondant; il m'a
+soldé le montant de votre traite n.° 47. Votre Majesté ouvrira son
+almanach, et elle reconnaîtra que le quarante-septième colonel, qui
+commande le régiment de Chambéry, se nomme Paul, etc. Enfin, pour que
+Votre Majesté puisse discerner quand je voudrai parler d'un colonel,
+d'un général, d'un maréchal, j'aurai soin de le lui indiquer par un,
+deux, ou trois points, placés à la suite de la lettre initiale du
+numéro. Le colonel n'aura qu'un point, N.; le général en aura deux, N..;
+etc.--Fort bien, fort bien, me dit l'Empereur. Voici un almanach pour
+vous: Bertrand en a un que je prendrai pour moi.» Celui que l'Empereur
+venait de me donner était richement relié, et portait les armes
+impériales. J'en arrachai la couverture.
+
+Pendant ce tems, l'Empereur se promenait et répétait en riant: «c'est
+vraiment parfait; ils n'y verront goutte.» Quand j'eus fini, il me dit:
+«une idée en amène une autre; et je me demande maintenant comment vous
+vous y prendriez pour m'écrire, si vous aviez quelque chose d'important
+et d'imprévu à m'apprendre; par exemple, si un événement extraordinaire
+vous faisait penser que mon débarquement dût être accéléré ou différé;
+si les Bourbons étaient sur leurs gardes; enfin, que sais-je?» Il se
+tut, et reprit: «Je ne vois qu'un seul moyen d'en finir. Ma confiance en
+vous ne doit point connaître de bornes; je vais vous remettre un chiffre
+que je me suis fait composer, pour correspondre avec ma famille, en cas
+de circonstances graves; je n'ai pas besoin de vous faire sentir que
+vous devez en avoir soin; attachez-le sur vous, crainte de le perdre; et
+au moindre danger, au moindre soupçon, brûlez-le, ou mettez-le en
+pièces. Avec ce chiffre, vous pourrez tout me dire; j'aime mieux que
+vous vous en serviez, que de revenir ou de m'envoyer quelqu'un. Ils me
+prendraient une lettre chiffrée, qu'il leur faudrait trois mois pour la
+lire, et la capture d'un agent pourrait tout perdre en un moment.» Il
+fut alors chercher son chiffre, m'en fit faire l'application sous ses
+yeux, et me le remit en me recommandant de ne m'en servir qu'en cas
+d'insuffisance des autres moyens convenus.--«Je ne pense pas que vous
+soyez dans le cas de revenir ici avant mon départ, à moins que le
+renversement subit de nos projets ne vous force d'y chercher un asile;
+dans ce cas, mandez-moi votre retour, et je vous enverrai prendre où
+vous voudrez; mais il faut espérer que la victoire se déclarera pour
+nous: Elle aime la France... Vous ne m'avez pas parlé de l'affaire
+d'Excelmans; si de mon tems pareille affaire me fût arrivée, je me
+serais cru perdu: quand l'autorité du maître est méconnue, tout est
+fini. Plus j'y pense, dit-il, en manifestant une émotion subite, plus je
+suis convaincu que la France est à moi, et que je serai reçu à bras
+ouverts par les patriotes et par l'armée.--Oui, Sire, je vous le jure
+sur ma tête, le peuple et l'armée se déclareront pour vous, aussitôt
+qu'ils entendront prononcer votre nom, aussitôt qu'ils verront les
+bonnets de vos grenadiers.--Pourvu que le peuple ne se fasse point
+justice avant mon arrivée. Une révolution populaire alarmerait les
+étrangers; ils craindraient la contagion de l'exemple. Ils savent que la
+royauté ne tient plus qu'à un fil, qu'elle n'est plus dans les idées du
+siècle: ils aimeraient mieux me voir reprendre le trône que de laisser
+le peuple me le donner. C'est pour apprendre aux Nations que les droits
+des souverains sont sacrés, sont imprescriptibles, qu'ils ont rétabli
+les Bourbons: ils ont fait une bêtise. Ils auraient plus fait pour la
+légitimité en laissant mon fils qu'en rétablissant Louis XVIII. Ma
+dynastie avait été reconnue par la France et par l'Europe; elle avait
+été sanctifiée par le Pape: il fallait la respecter. Ils pouvaient, en
+abusant de la victoire, m'ôter le trône; mais il était injuste, odieux,
+impolitique de punir un fils des torts de son père, et de le dépouiller
+de son héritage. Je n'étais point un usurpateur; ils auront beau le
+dire, on ne les croira pas. Les Anglais, les Italiens, les Allemands
+sont trop éclairés aujourd'hui, pour se laisser endoctriner par de
+vieilles idées, par de vieilles traditions. Le souverain du choix de
+toute une Nation sera toujours aux yeux des peuples le souverain
+légitime... Les souverains qui, après m'avoir envoyé respectueusement
+des ambassades solennelles; qui, après avoir mis dans mon lit une fille
+de leur race; qui, après m'avoir appelé leur frère, m'ont ensuite appelé
+usurpateur, se sont crachés à la figure, en voulant cracher sur moi. Ils
+ont avili la majesté des rois, ils l'ont couverte de boue. Qu'est-ce au
+surplus que le nom d'_Empereur?_ Un mot comme un autre. Si je n'avais
+d'autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle
+me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires: voilà
+mes véritables titres de gloire. Qu'on m'appelle Corse, caporal,
+usurpateur, peu m'importe... je n'en serai pas moins l'objet de
+l'étonnement et peut-être de l'admiration des siècles futurs. Mon nom,
+tout neuf qu'il est, vivra d'âge en âge, tandis que celui de tous ces
+rois, de père en fils, sera oublié, avant que les vers n'aient eu le
+tems de digérer leurs cadavres.» L'Empereur s'arrêta quelques momens, et
+reprit: «J'oublie que nos instans sont précieux; je ne veux plus vous
+retenir. Adieu, monsieur, embrassez-moi, et partez; mes pensées et mes
+voeux vous suivront.»
+
+Deux heures après, j'étais en mer.
+
+L'Empereur, ses paroles, ses confidences, ses desseins avaient absorbé
+toute mon attention, toutes mes facultés, et ne m'avaient laissé ni le
+temps, ni la possibilité de m'occuper de moi. Lorsque je fus en pleine
+mer, mes idées se reportèrent sur le rôle extraordinaire que le hasard
+m'avait départi; je le contemplai avec orgueil; et je remerciai le
+destin de m'avoir choisi pour être l'instrument de ses impénétrables
+décrets. Jamais homme ne fut peut-être placé dans une situation aussi
+imposante que la mienne: j'étais l'arbitre des destinées de l'Empereur
+et des Bourbons, de la France et de l'Europe: d'un mot je pouvais perdre
+Napoléon; d'un mot je pouvais sauver Louis: mais Louis n'était rien pour
+moi; je ne voyais en lui qu'un prince placé sur le trône par des mains
+étrangères encore teintes du sang français; je voyais, en Napoléon le
+souverain que la France avait librement couronné pour prix de vingt ans
+de travaux et de gloire: le tableau des malheurs que la tentative de
+Napoléon pourrait attirer sur sa tête et sur la France ne s'offrit point
+à mon imagination. J'étais persuadé que les étrangers, à l'exception des
+Anglais, garderaient la neutralité; et que les Français accueilleraient
+l'Empereur comme un libérateur et comme un père. J'étais bien plus loin
+encore de me considérer comme étant vis-à-vis des Bourbons en état de
+félonie et de conspiration. Depuis que j'avais prêté serment de fidélité
+à Napoléon, je le regardais comme mon souverain légitime, et je
+m'applaudissais d'avoir été appelé, par sa confiance, à concourir avec
+lui, à rendre à la France la liberté, la puissance et la gloire qu'on
+lui avait injustement ravies. Je jouissais d'avance des louanges
+publiques qu'il décernerait après le succès à mon courage, à mon
+dévouement, à mon patriotisme: je me livrais enfin avec délices, avec
+fierté, à toutes les pensées, à toutes les résolutions généreuses que
+peuvent inspirer l'amour de la renommée et l'amour de la patrie.
+
+Les entretiens que j'avais eus avec l'Empereur, étaient restés empreints
+dans ma mémoire: Cependant, dans la crainte de les dénaturer ou d'en
+omettre quelques parties, j'employai le temps de la traversée à me
+rappeler ses propres paroles et à classer ses questions et mes réponses;
+j'appris ensuite le tout par coeur, comme un écolier apprend sa leçon,
+afin de pouvoir affirmer à M. X. que je lui rapportais, fidèlement et
+mot pour mot, tout ce que l'Empereur m'avait dit et ordonné de lui dire.
+
+Un tems assez beau nous conduisit rapidement à Naples. Je me rendis sur
+le champ chez M. ***; il me fit une foule de questions indiscrètes
+auxquelles je répondis par une foule de réponses insignifiantes. Il
+pensa sans doute que je n'en savais point davantage, et ne me sut pas
+mauvais gré de ma circonspection. Notre conversation préliminaire
+épuisée, je le priai de me remettre mon passe-port; il me le donna sur
+le champ. C'était un passe-port Napolitain. «Ce n'est point là ce qu'il
+me faut, lui dis-je; c'est un passe-port Français.--Je n'en ai
+point.--L'Empereur m'a dit que vous m'en procureriez un.--L'Empereur est
+comme cela, il croit tout possible. Où veut-il que j'en prenne? C'est
+beaucoup faire que de vous en donner un comme sujet de Sa Majesté. On
+sait déjà que nous avons des relations avec l'île d'Elbe; si l'on venait
+à découvrir que vous êtes attaché à Napoléon et que vous retournez en
+France par son ordre, avec l'assistance du Roi, toute l'Europe en
+retentirait, et le Roi serait compromis. Pourquoi l'Empereur ne se
+tient-il pas tranquille? Il se perdra et nous entraînera tous dans sa
+perte.--Il ne m'appartient pas d'examiner, et encore moins de censurer
+la conduite de Sa Majesté. Je suis à son service, et mon devoir me
+commande de lui obéir. J'ai besoin d'un passe-port français.
+Pouvez-vous, ou ne pouvez-vous pas m'en procurer un?--Cela m'est
+impossible, je vous le répète. C'est déjà trop faire que de vous en
+donner un comme sujet napolitain.--En ce cas, je retourne à
+Porto-Ferrajo. Mais je ne puis vous dissimuler que l'Empereur attachait
+du prix à ce que je fusse en France, et qu'il sera sans doute fort
+mécontent de vous et du Roi.--Il aurait tort: le Roi fait et fera pour
+lui tout ce qui est possible; jamais il ne l'abandonnera. Mais il faut
+que l'Empereur discerne ce que la position critique du Roi lui permet et
+lui interdit de faire. Mais pourquoi ne voulez-vous point du passe-port
+que je vous offre? Parce que je ne sais point la langue Italienne, et
+que votre passe-port me rendrait, en conséquence, plus suspect que le
+mien. Pourquoi n'essayez-vous pas de pousser jusqu'à Rome? vous y
+trouverez la famille de l'Empereur; Louis XVIII y a une légation; et
+peut-être pourra-t-on vous procurer un passe-port avec de
+l'argent.--Vous me suggérez là une excellente idée. Je vais partir;
+instruisez l'Empereur des entraves que je viens d'éprouver, afin qu'il
+puisse dépêcher un autre émissaire, s'il le juge convenable.»
+
+Quand l'esprit est toujours en mouvement et toujours assailli de
+sensations nouvelles, on n'a point le temps de réfléchir d'avance.
+J'étais donc parti pour Rome, avec la pensée dominante de voir la
+famille de l'Empereur et de la prier de m'aider à sortir d'embarras.
+Mais quand il fut question de me présenter devant elle, je réfléchis que
+l'Empereur, qui savait que je passerais à Rome, ne m'avait point ordonné
+de la voir, et je conclus qu'il en avait eu ses raisons; je pris donc le
+parti de continuer ma route. Je suis venu sans obstacle de Naples à
+Rome: j'irai, me dis-je, sans plus d'obstacle, de Rome à Milan; là je
+retrouverai mon ami et son Tudesque, je ferai régulariser une seconde
+fois mon passe-port français, et les destins feront le reste.
+
+Je me présentai hardiment à la police de Rome, pour faire viser mon
+passe-port Elbois pour Milan. On me conduisit devant Son Éminence le
+directeur général, qui avait été renfermé, je crois, à Vincennes sous le
+gouvernement impérial.
+
+Il me reçut rudement et voulut m'astreindre à me présenter à l'ambassade
+de France; je m'y refusai. Le Roi de France n'est plus mon souverain,
+répondis-je avec fermeté, je suis sujet de l'Empereur Napoléon. Les
+puissances alliées l'ont proclamé et reconnu souverain de l'île d'Elbe,
+il règne donc à Porto-Ferrajo comme le Pape à Rome, Georges à Londres,
+et Louis XVIII à Paris. L'Empereur et Sa Sainteté vivent en bonne
+intelligence, les sujets et les bâtimens des états Romains[41] sont bien
+accueillis à l'île d'Elbe, et l'on doit également aide et protection aux
+Elbois, aussi long-tems que le Saint Père n'aura point rompu avec
+Napoléon.
+
+Ces raisonnemens produisirent leur effet, et Son Éminence ordonna, en
+murmurant, qu'on fit droit à ma demande.--Qu'allez-vous faire à Milan?
+me demanda-t-il (en jurant, je crois, entre ses dents).--Je vais, lui
+répondis-je, pour prendre des arrangemens relatifs aux dotations que
+nous possédions sur le mont Napoléon. Il fut satisfait de ma réponse, et
+moi aussi. J'écrivis par la voie du consul napolitain, à M. ***, et je
+le priai de faire connaître à l'île d'Elbe mon nouvel itinéraire.
+
+Je continuai ma route. Mon passe-port portait en tête les armes
+impériales. Le nom de Napoléon et sa qualité d'Empereur s'y trouvaient
+inscrits en gros caractères. Jamais, avant moi, aucun Français de l'île
+n'avait pu ni osé traverser l'Italie. Que de choses pour éveiller la
+curiosité, et fixer l'attention! j'étais accablé de questions sur
+Porto-Ferrajo et son illustre souverain. J'y répondais tant qu'on
+voulait; pendant qu'on s'occupait de l'Empereur, on ne songeait point à
+moi; c'était ce qu'il me fallait. J'avais soin, pour éviter les
+questionneurs dangereux, de traverser les villes pendant la nuit, et de
+ne jamais m'y arrêter. Enfin, grâce à mon adresse et à mon bonheur, je
+parvins à Milan, sain et sauf; j'y retrouvai mon ami et son colonel, et
+tout s'arrangea à merveille.
+
+Je repartis en toute hâte pour Turin. En arrivant sur la place de...
+j'aperçus des groupes nombreux qui me parurent très-animés. Quelle ne
+fut point ma surprise, quand je sus qu'on s'y entretenait de Napoléon et
+de son évasion de l'île d'Elbe! Cette nouvelle qu'on venait de recevoir
+à l'instant, me causa d'abord le plus violent dépit; j'accusai
+l'Empereur de perfidie, et lui reprochai de m'avoir abusé, trompé,
+sacrifié.
+
+Ce premier accès d'humeur passé, je considérai la conduite de l'Empereur
+sous un autre aspect. Je pensai qu'il avait été déterminé, par des
+considérations imprévues, à s'embarquer précipitamment; j'eus honte de
+mes soupçons, de mes emportemens; et ne songeai plus qu'à voler sur ses
+traces. Mais déjà l'on avait donné l'ordre d'interrompre les
+communications. Je passai huit jours qui me parurent huit siècles, à
+solliciter la permission de rentrer en France: je l'obtins enfin.
+J'arrivai à Paris le 25 Mars; le 26 je fus présenté à l'Empereur par M.
+X.; il m'embrassa, et me dit: «Je désire, pour des raisons graves, que
+vous oubliez, X. et vous, tout ce qui s'est passé à l'île d'Elbe; moi
+seul, je ne l'oublierai point; comptez en toute occasion sur mon estime
+et ma protection[42].»
+
+Ici se termine le mémoire de M. Z.
+
+À peine cet officier eut-il quitté l'île d'Elbe, que l'Empereur (et
+c'est de Sa Majesté elle-même que je tiens ces détails) reconnut et
+déplora l'imprudence qu'il avait commise, en renvoyant Z. sur le
+continent. Le caractère et la fermeté de ce fidèle serviteur lui étaient
+assez connus, pour qu'il n'eût sur son compte aucune inquiétude; il
+était sûr (ce sont ses propres expressions) qu'il se ferait plutôt
+hacher en morceaux que d'ouvrir la bouche; mais il craignit que les
+informations qu'il lui avait ordonné de prendre sur la route, les
+lettres qu'il pourrait lui adresser, ou les conférences qu'il pourrait
+avoir à Paris avec M. X. et ses amis, n'éveillassent les soupçons de la
+police, et que les Bourbons ne fissent établir des croisières qui
+auraient rendu impossible toute évasion de l'île d'Elbe et tout
+débarquement sur les côtes de France.
+
+L'Empereur sentit donc qu'il n'avait qu'un seul moyen de prévenir ce
+danger: de partir sur le champ.
+
+Il n'hésita point. Dès-lors tout prit à l'île d'Elbe un autre aspect.
+
+Cette île, naguères le séjour de la paix et de la philosophie, devint en
+un instant le quartier-général impérial. Des estafettes, des ordres, des
+contre-ordres allaient et revenaient sans cesse de Porto-Ferrajo à
+Longone, et de Longone à Porto-Ferrajo. Napoléon, dont l'activité
+brûlante avait été si long-tems enchaînée, se livrait avec un charme
+infini à tous les soins qu'exigeait son audacieuse entreprise. Mais
+quelque soit le mystère dont il avait cru l'envelopper, les comptes
+inusités qu'il s'était fait rendre, l'attention particulière qu'il avait
+reportée sur ses vieux grenadiers, avait éveillé leurs soupçons; ils se
+doutèrent qu'il méditait de quitter l'île. Tous présumèrent qu'il
+débarquerait à Naples ou sur quelqu'autre point de l'Italie; aucun n'osa
+même penser qu'il projetait d'aller renverser Louis XVIII de son trône.
+
+Le 26 Février, à une heure, la garde et les officiers de sa maison
+reçurent l'ordre de se tenir prêts à partir; tout se mit en mouvement
+les grenadiers reprirent avec joie leurs armes si longtemps oisives, et
+jurèrent spontanément de ne les quitter qu'avec la vie. La population
+entière du pays, une foule de femmes, d'enfans, de vieillards se
+portèrent précipitamment sur le rivage et offrirent de toutes parts les
+scènes les plus touchantes. On se pressait autour des fidèles compagnons
+de Napoléon; on se disputait le plaisir, l'honneur de les toucher, de
+les voir, de les embrasser encore une fois. Les jeunes gens les plus
+distingués de l'île sollicitèrent comme une grâce le danger de
+s'associer aux périls de Napoléon. La joie, la gloire, l'espérance
+éclataient dans tous les yeux; on ne savait point ou l'on allait, mais
+Napoléon était là... et avec lui pouvait-on douter de la victoire?
+
+À huit heures du soir, un coup de canon donna le signal du départ. Mille
+doux embrassemens furent aussitôt prodigués et rendus. Les Français
+s'élancèrent dans leurs barques; une musique guerrière se fit entendre;
+et Napoléon et les siens s'éloignèrent majestueusement du rivage, au
+milieu des cris mille fois répétés de _Vive l'Empereur!_[43]
+
+Napoléon, en mettant le pied dans son navire, s'était écrié comme César;
+_le sort en est jeté!_ Sa figure était calme, son front serein; il
+paraissait moins occupé du succès de son entreprise que des moyens
+d'arriver promptement au but. Les yeux du comte Bertrand étincelaient
+d'espérance et de joie; le Général Drouot était pensif et sérieux;
+Cambronne paraissait peu se soucier de l'avenir, et ne s'occuper que de
+bien faire son devoir. Les vieux grenadiers avaient repris leur air
+martial et menaçant. L'Empereur causait et plaisantait sans cesse avec
+eux; il leur tirait les oreilles, les moustaches et leur rappelait leurs
+dangers, leur gloire, et faisait descendre dans leur âme la confiance
+dont la sienne était animée.
+
+Tout le monde brûlait d'apprendre où l'on allait; le respect ne
+permettait à personne d'oser le demander; enfin Napoléon rompit le
+silence: «GRENADIERS, dit-il NOUS ALLONS EN FRANCE, NOUS ALLONS À
+PARIS.» À ces mots, tous les visages s'épanouirent, la joie cessa d'être
+inquiète, et des cris étouffés de VIVE LA FRANCE! attestèrent à Napoléon
+que l'amour de la patrie ne s'éteint jamais dans le coeur des Français.
+
+Une corvette Anglaise, commandée par le capitaine Campbell, paraissait
+chargée de surveiller l'île d'Elbe[44]: elle allait et venait sans cesse
+de Porto-Ferrajo à Livourne, et de Livourne à Porto-Ferrajo. Au moment
+de l'embarquement, elle se trouvait dans ce dernier port, et ne pouvait
+inspirer aucune inquiétude; mais l'on avait signalé dans le canal
+plusieurs bâtimens français, et leur présence faisait naître de justes
+craintes. Cependant on espérait que la brise de la nuit favoriserait la
+marche de la flotille, et qu'avant la pointe du jour, elle serait hors
+de vue. Cet espoir fut déçu. On avait à peine doublé le cap Saint-André
+de l'île d'Elbe, que le vent mollit; la mer devint calme. À la pointe du
+jour, on n'avait fait que six lieues, et l'on était encore entre l'île
+de Capraïa et l'île d'Elbe.
+
+Le péril paraissait éminent, plusieurs marins étaient d'opinion de
+retourner à Porto-Ferrajo. L'Empereur ordonna de continuer la
+navigation, ayant pour ressource, en dernier événement, soit de
+s'emparer de la croisière française, soit de se réfugier dans l'île de
+Corse, où il était assuré d'être bien reçu. Pour faciliter les
+manoeuvres, il ordonna de jeter à la mer tous les effets embarqués; ce
+qui fut exécuté joyeusement et à l'instant même.
+
+Vers midi, le vent fraîchit un peu. À quatre heures, on se trouva à la
+hauteur de Livourne. Une frégate parut à cinq lieues sous le vent, une
+autre était sur les côtes de Corse, et un bâtiment de guerre qu'on
+reconnut être le brick le _Zéphir_, commandé par le capitaine Andrieux,
+venait droit, vent arrière, à la rencontre de la flotille impériale. On
+proposa d'abord de lui parler, et de lui faire arborer le pavillon
+tricolor. Cependant l'Empereur donna l'ordre aux soldats de la garde
+d'ôter leurs bonnets et de se cacher sous le pont, préférant passer à
+côté du brick sans se laisser reconnaître, et se réservant, en cas de
+besoin, de le faire changer de pavillon. À six heures du soir, les deux
+bricks passèrent bord à bord, et leurs commandans, qui se connaissaient,
+s'adressèrent mutuellement la parole; celui du _Zéphir_ demanda des
+nouvelles de l'Empereur, et l'Empereur lui répondit lui-même avec le
+porte-voix, qu'il se portait à merveille.
+
+Les deux bricks, allant en sens contraire, furent bientôt hors de vue,
+sans que le capitaine Andrieux se doutât de la précieuse proie qu'il
+laissait échapper.
+
+Dans la nuit du 27 au 28, le vent continua de fraîchir. À la pointe du
+jour, on reconnut un bâtiment de soixante-quatorze, qui avait l'air de
+se diriger sur Saint-Florent ou sur la Sardaigne; on ne tarda point à
+s'apercevoir que ce bâtiment ne s'occupait pas du brick.
+
+L'Empereur, avant de quitter l'île d'Elbe, avait préparé de sa main deux
+proclamations, l'une aux Français, l'autre à l'armée; il voulut les
+faire mettre au net. Son secrétaire et le général Bertrand ne pouvant
+réussir à les déchiffrer, furent les porter à Napoléon qui, désespérant
+lui-même d'y parvenir, les jeta de dépit dans la mer. Puis, après avoir
+rassemblé quelques momens ses idées, il dicta sur je champ à son
+secrétaire les deux proclamations suivantes:
+
+PROCLAMATION.
+
+ _Au golfe Juan, le 1er Mars 1815._
+
+ Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire,
+ Empereur des Français, etc. etc. etc.,
+
+ À L'ARMÉE:
+
+ Soldats! Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos
+ rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur
+ bienfaiteur.
+
+ Ceux que nous avons vu pendant vingt-cinq ans parcourir toute
+ l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à
+ combattre contre nous; dans les rangs des armées étrangères, en
+ maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et
+ enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les
+ regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos glorieux
+ travaux? qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils
+ calomnient notre gloire? si leur règne durait, tout serait perdu,
+ même le souvenir de ces mémorables journées.
+
+ Avec quel acharnement ils les dénaturent! Ils cherchent à
+ empoisonner ce que le monde admire; et s'il reste encore des
+ défenseurs de notre gloire, c'est parmi ces mêmes ennemis que nous
+ avons combattus sur les champs de bataille.
+
+ Soldats! dans mon exil, j'ai entendu votre voix; je suis arrivé à
+ travers tous les obstacles et tous les périls.
+
+ Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé sur
+ vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.
+
+ Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant
+ vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la
+ France. Arborez cette cocarde tricolore, vous la portiez dans nos
+ grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les
+ maîtres des nations; mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se
+ mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? qui en
+ aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à
+ Austerlitz, à Jena, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à Tudéla, à
+ Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moscowa, à Lutzen, à Wurtchen,
+ à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français,
+ aujourd'hui si arrogans, puissent en soutenir la vue? ils
+ retourneront d'où ils viennent, et là, s'ils le veulent, ils
+ régneront comme ils prétendent avoir régné depuis dix-neuf ans.
+
+ Vos biens, vos rangs, votre gloire, les biens, les rangs et la
+ gloire de vos enfans, n'ont pas de plus grands ennemis que ces
+ princes que les étrangers nous ont imposés. Ils sont les ennemis de
+ notre gloire, puisque le récit de tant d'actions héroïques qui ont
+ illustré le peuple français, combattant contre eux pour se
+ soustraire à leur joug, est leur condamnation.
+
+ Les vétérans des armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d'Italie,
+ d'Égypte, de l'Ouest, de la grande armée, sont humiliés; leurs
+ honorables cicatrices sont flétries; leurs succès seraient des
+ crimes; les braves seraient des rebelles, si, comme le prétendent
+ les ennemis du peuple, des souverains légitimes étaient au milieu
+ des armées étrangères. Les honneurs, les récompenses, les
+ affections sont pour ceux qui les ont servis contre la patrie et
+ nous.
+
+ Soldats! venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef; son
+ existence ne se compose que de la vôtre, ses droits ne sont que
+ ceux du peuple et les vôtres; son intérêt, son honneur, sa gloire,
+ ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La
+ victoire marchera au pas de charge; l'aigle, avec les couleurs
+ nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de
+ Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices;
+ alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait: vous
+ serez les libérateurs de la patrie.
+
+ Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens,
+ ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits; vous
+ pourrez dire avec orgueil: Et moi aussi je faisais partie de cette
+ grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans
+ ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris
+ de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont
+ empreinte. Honneur à ces braves soldats, la gloire de la patrie! et
+ honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la
+ fortune les ait fait naître; qui combattirent vingt-cinq ans avec
+ l'étranger pour déchirer le sein de la patrie.
+
+ Signé, NAPOLÉON.
+
+ Par l'Empereur:
+
+ Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande
+ armée.
+
+ Signé, BERTRAND.
+
+PROCLAMATION.
+
+ _Au golfe Juan, le 1er Mars 1815._
+
+ NAPOLÉON, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire,
+ Empereur des Français, etc. etc.,
+
+ AU PEUPLE FRANÇAIS!
+
+ La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos
+ ennemis. L'armée dont je lui avais confié le commandement était,
+ par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des
+ troupes qui la composaient, en état de battre le corps d'armée
+ Autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du
+ flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris.
+
+ Les victoires de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry,
+ de Vauchamp, de Mormane, de Montereau, de Craone, de Rheims,
+ d'Arcy-sur-Aube et de St.-Dizier; l'insurrection des braves paysans
+ de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté
+ et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les
+ derrières de l'armée ennemie, en la séparant de ses magasins, de
+ ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages,
+ l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne
+ furent jamais sur le point d'être plus puissans, et l'élite de
+ l'armée ennemie était perdue sans ressource; elle eût trouvé son
+ tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement
+ saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale
+ et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux
+ généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur
+ bienfaiteur, changea le destin de la guerre; la situation de
+ l'ennemi était telle qu'à la fin de l'affaire qui eut lieu devant
+ Paris, il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de
+ réserve[45].
+
+ Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon coeur fut déchiré,
+ mais mon âme resta inébranlable; je ne consultai que l'intérêt de
+ la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers: ma vie
+ vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que
+ le grand nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner,
+ partageassent mon sort; je crus leur présence utile à la France, et
+ je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves, nécessaires à ma
+ garde.
+
+ Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous
+ est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux
+ intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne
+ peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une
+ dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui
+ régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des
+ mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à
+ s'étayer des principes du droit féodal; il ne pourrait assurer
+ l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis
+ du peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes
+ nos assemblées nationales. Votre tranquillité intérieure et votre
+ considération extérieure seraient perdues à jamais.
+
+ Français! dans mon exil j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; vous
+ réclamez ce gouvernement de votre choix, qui seul est légitime:
+ vous accusiez mon long sommeil; vous me reprochiez de sacrifier à
+ mon repos les grands intérêts de la patrie.
+
+ J'ai traversé les mers, au milieu des périls de toute espèce;
+ j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout
+ ce que des individus ont fait, écrit, ou dit depuis la prise de
+ Paris, je l'ignorerai toujours; cela n'influera en rien sur le
+ souvenir que je conserve des services importans qu'ils ont rendus;
+ car il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au-dessus
+ de l'organisation humaine.
+
+ Français! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui
+ n'ait eu le droit de se soustraire et ne se soit soustraite au
+ déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément
+ victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le
+ trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la
+ vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre.
+
+ C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée, que je fais et
+ ferai toujours gloire de tout devoir.
+
+ Signé, NAPOLÉON.
+
+ Par l'Empereur:
+
+ Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande
+ armée.
+
+ Signé, BERTRAND.
+
+L'Empereur, en dictant ces proclamations, paraissait animé de la plus
+profonde indignation. Il semblait avoir sous les yeux les généraux qu'il
+accusait d'avoir livré la France, et les ennemis qui l'avaient
+subjuguée. Il répétait sans cesse les noms de Marmont, d'Augereau; et
+toujours ils étaient accompagnés de menaces et d'épithètes analogues à
+l'idée qu'il avait conçu de leur trahison.
+
+Quand les proclamations furent transcrites, l'Empereur en fit donner
+lecture à haute voix, et engagea tous ceux qui savaient bien écrire à en
+faire des copies. En un instant, les bancs, les tambours servirent de
+tables; et soldats, marins et officiers se mirent gaiement à l'ouvrage.
+
+Au bout d'un certain tems, Sa Majesté dit aux officiers qui
+l'entouraient: «Maintenant, Messieurs, il faut à votre tour parler à
+l'armée; il faut lui apprendre ce que la France attend d'elle dans les
+grandes circonstances où nous allons nous trouver; allons, Bertrand, la
+plume en main.» Le grand maréchal s'excusa. L'Empereur alors reprit la
+parole, et dicta, sans s'arrêter, une adresse aux généraux, officiers et
+soldats de l'armée, dans laquelle la garde impériale les conjurait, au
+nom de la patrie et de l'honneur, de secouer le joug des Bourbons.
+
+ SOLDATS, leur disait-elle, la générale bat, et nous marchons;
+ courez aux armes, venez nous joindre, joindre votre Empereur et vos
+ aigles.
+
+ Et si ces hommes aujourd'hui si arrogans, et qui ont toujours fui à
+ l'aspect de nos armes, osent nous attendre, quelle plus belle
+ occasion de verser notre sang, et de chanter l'hymne de la
+ victoire!
+
+ Soldats des septième, huitième et dix-neuvième divisions
+ militaires; garnison d'Antibes, de Toulon, de Marseille; officiers
+ en retraite, vétérans, de nos armées, vous êtes appelés à l'honneur
+ de donner le premier exemple; venez avec nous conquérir le trône,
+ palladium de nos droits; et que la postérité dise un jour: les
+ étrangers, secondés par des traîtres, avaient imposé un joug
+ honteux à la France, les braves se sont levés, et les ennemis du
+ peuple, de l'armée, ont disparu et sont rentrés dans le néant.
+
+Cette adresse était à peine achevée, qu'on aperçut au loin les côtes
+d'Antibes. Aussitôt l'Empereur et ses braves saluèrent la terre de la
+patrie des cris de _Vive la France! Vivent les Français!_ et reprirent
+au même instant la cocarde tricolore[46].
+
+Le 1er Mars, à trois heures, on entra dans le golfe Juan. Le Général
+Drouot et un certain nombre d'officiers et de soldats, montés sur la
+félouque la _Caroline_, abordèrent avant l'Empereur qui se trouvait à
+une assez grande distance du rivage. Au moment même, ils aperçurent à la
+droite un gros navire qui leur parut (à tort) se diriger à toutes voiles
+sur le brick; ils furent subitement saisis de la plus violente
+inquiétude; ils allaient et venaient, témoignant, par leurs gestes et
+leurs pas précipités, l'émotion et la crainte dont ils étaient agités.
+Le Général Drouot ordonna de décharger la _Caroline_ et de voler à la
+rencontre du brick; en un instant, canons, affûts, caissons, bagages,
+tout fut jeté sur le sable, et déjà les grenadiers et les braves marins
+de la garde faisaient force de rames, lorsque des acclamations parties
+du brick vinrent frapper leurs oreilles et leurs regards éperdus.
+C'était l'Empereur: soit prudence, soit impatience, il était descendu
+dans un simple canot. Les alarmes cessèrent, et les grenadiers, les bras
+tendus vers lui, l'accueillirent au milieu des plus touchantes
+démonstrations de dévouement et de joie. À cinq heures, il mit pied à
+terre: je lui ai entendu dire qu'il n'éprouva jamais une émotion aussi
+profonde.
+
+Son bivouac fut établi dans un champ entouré d'oliviers: «Voilà, dit-il,
+un heureux présage; puisse-t-il se réaliser!»
+
+On aperçut quelques paysans; l'Empereur les fit appeler, et les
+interrogea. L'un d'eux avait servi autrefois sous ses ordres; il
+reconnut son ancien général et ne voulut plus le quitter. Napoléon, se
+tournant du côté du Grand Maréchal, lui dit en riant: «Eh bien!
+Bertrand, voilà déjà du renfort.» Il passa la soirée à causer et à rire
+familièrement avec ses généraux et les officiers de sa maison. «Je vois
+d'ici, disait-il, la peur que je vais faire aux Bourbons, et l'embarras
+dans lequel vont se trouver tous ceux qui m'ont tourné le dos.» Puis,
+continuant à badiner sur le même sujet, il définit, avec sa sagacité
+ordinaire, le caractère des Maréchaux et des grands personnages qui
+l'avaient servi autrefois, et s'amusa beaucoup des efforts qu'ils
+allaient faire _pour sauver les apparences_, et attendre prudemment le
+moment de se déclarer pour le parti du plus fort.
+
+Le succès de son entreprise paraissait moins l'occuper que les dangers
+auxquels allaient être exposés ses amis et ses partisans qu'il ne
+désignait plus que sous le nom de _patriotes_. «Que vont devenir les
+patriotes jusqu'à mon arrivée à Paris? répétait-il fréquemment. Je
+tremble que les Vendéens et les émigrés ne les massacrent; malheur à eux
+s'ils y touchent! je serai sans pitié.»
+
+L'Empereur, aussitôt son débarquement, avait dirigé sur Antibes un
+capitaine de la garde et vingt-cinq hommes; leurs instructions portaient
+de s'y présenter comme déserteurs de l'île d'Elbe, de sonder les
+dispositions de la garnison, et si elles paraissaient favorables, de la
+débaucher: mais entraînés par leur imprudente ardeur, ils entrèrent dans
+la ville aux cris de _Vive l'Empereur!_ le commandant fit lever le
+pont-levis et les retint prisonniers. Napoléon, ne les voyant point
+revenir, fit appeler un officier civil de la garde, et lui dit: «Vous
+allez vous rendre sur le champ sous les murs d'Antibes; vous remettrez,
+ou ferez remettre au général Corsin cette dépêche; vous n'entrerez pas
+dans la place, on pourrait vous y garder; vous attirerez les soldats,
+vous leur lirez mes proclamations; vous les haranguerez. Ne savez-vous
+donc pas, leur direz-vous, que votre Empereur est là? que les garnisons
+de Grenoble et de Lyon viennent le joindre au pas de charge:
+qu'attendez-vous? voulez-vous laisser à d'autres l'honneur de se réunir
+à lui avant vous? l'honneur de marcher les premiers à son avant-garde?
+venez saluer nos aigles, nos drapeaux tricolors. L'Empereur et la patrie
+vous l'ordonnent: venez.»
+
+Cet officier, de retour, annonça que les portes de la ville et du port
+étaient fermées; et qu'il ne lui avait point été possible de voir le
+général Corsin, ni de parler aux soldats. Napoléon parut contrarié, mais
+peu inquiet de ce contre-temps. À onze heures du soir, il se mit en
+marche, traînant à sa suite quatre pièces d'artillerie. Les Polonais
+n'ayant pu embarquer leurs chevaux, en avaient emporté l'équipement, et
+marchaient joyeusement à l'avant-garde, courbés sous le poids de cet
+énorme bagage. Napoléon faisait acheter, pour eux, tous les chevaux
+qu'il rencontrait, et remontait ainsi, un à un, sa petite cavalerie.
+
+Il se rendit à Cannes, de là à Grasse, et arriva dans la soirée du 2 au
+village de Cerenon, ayant fait vingt lieues dans cette première journée.
+Il fut reçu partout avec des sentimens qui furent le présage du succès
+de l'entreprise.
+
+Le 3, l'Empereur coucha à Barème, et le 4 à Digne. Le bruit de son
+débarquement, qui le devançait de proche en proche, excitait partout un
+sentiment mêlé de joie, de surprise et d'inquiétude. Les paysans
+bénissaient son retour et lui offraient, dans leur naïf langage,
+l'expression de leurs voeux; mais quand ils voyaient sa petite troupe,
+ils la regardaient avec une tendre commisération et n'espéraient plus
+qu'il pût triompher avec de si faibles moyens.
+
+Le 5, Napoléon fut coucher à Gap, et ne conserva près de lui que six
+hommes à cheval et quarante grenadiers.
+
+Ce fut dans cette ville, qu'il fit imprimer, pour la première fois, ses
+proclamations; elles se répandirent avec la rapidité de l'éclair et
+enflammèrent toutes les têtes et tous les coeurs d'un dévouement si
+violent et si prompt, que toute la population du pays voulait se lever
+en masse et marcher à l'avant-garde.
+
+Il n'emprunta point dans ses proclamations, comme on l'a prétendu, ni la
+qualité de _Général en Chef_, ni celle de _Lieutenant-général_ de son
+fils. Avant de quitter l'île d'Elbe, il s'était déterminé à reprendre,
+aussitôt son débarquement, le titre d'_Empereur des Français_.
+
+Il avait reconnu que toute autre qualification diminuerait sa force et
+son ascendant sur le peuple et l'armée, jetterait de l'incertitude sur
+ses intentions, ferait naître des scrupules, des hésitations, et le
+constituerait d'ailleurs en état d'hostilité contre la France.
+
+Il avait reconnu enfin qu'il serait toujours le maître de se faire
+légitimer Empereur des Français, si les suffrages de la nation lui
+étaient nécessaires, pour lui rendre, aux yeux de l'Europe et même de la
+France, les droits que son abdication aurait pu lui faire perdre
+momentanément.
+
+Les autorités supérieures de Gap s'étaient retirées à son approche. Il
+n'eut à recevoir d'autres félicitations que celles du maire, des
+conseillers municipaux et des officiers à la demi-solde. Il s'entretint
+avec eux des bienfaits de la révolution, de la souveraineté du peuple,
+de la liberté, de l'égalité, et surtout des émigrés et des Bourbons.
+Avant de les quitter, il adressa aux habitans des hautes et basses Alpes
+des remercimens publics, ainsi conçus:
+
+ CITOYENS, j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous
+ m'avez montrés; vos voeux seront exaucés; la cause de la nation
+ triomphera encore. Vous avez raison de m'appeler votre père; je ne
+ vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour
+ dissipe vos inquiétudes; il garantit la conservation de toutes les
+ propriétés, l'égalité entre toutes les classes; et ces droits, dont
+ vous jouissiez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères
+ ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre
+ existence.
+
+ Dans toutes les circonstances où je pourrai me trouver, je me
+ rappellerai toujours avec un vif intérêt ce que j'ai vu en
+ traversant votre pays.
+
+Le 6, à deux heures après midi, l'Empereur partit de Gap: la ville tout
+entière était sur son passage.
+
+À Saint-Bonnel, les habitans, voyant le petit nombre de ses soldats,
+eurent des craintes et lui proposèrent de faire sonner le tocsin pour
+réunir les villages, et l'accompagner en masse. «Non, dit l'Empereur,
+vos sentimens me font connaître que je ne me suis point trompé; ils sont
+pour moi un sûr garant des sentimens de mes soldats; ceux que je
+rencontrerai se rangeront de mon côté; plus ils seront, plus mon succès
+sera assuré. Restez donc tranquilles chez vous.»
+
+Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp; le général Cambronne et
+quarante hommes formant l'avant-garde poussèrent jusqu'à Mure.
+
+Cambronne, le plus souvent, marchait seul en avant de ses grenadiers,
+pour éclairer leur route et leur faire préparer d'avance des logemens et
+des subsistances. À peine avait-il prononcé le nom de l'Empereur, qu'on
+s'empressait de lui témoigner la plus vive et la plus tendre
+sollicitude. Un seul maire, celui de Sisteron, M. le marquis de ***,
+voulut essayer de soulever les habitans de cette commune, en leur
+dépeignant les soldats de Napoléon comme des brigands et des
+incendiaires. Confondu par l'apparition subite du général Cambronne,
+seul, et sans autre arme que son épée, il changea de langage, et parut
+n'avoir éprouvé que la crainte de n'être point payé[47]. Cambronne lui
+jeta froidement sa bourse, en lui disant: «Payez-vous!» Les habitans,
+indignés, s'empressèrent à fournir plus de vivres qu'on n'en avait
+demandé; et quand le bataillon de l'île d'Elbe parut, ils lui offrirent
+un drapeau tricolor en signe d'estime et de dévouement.
+
+En sortant de la mairie, le général Cambronne et ses quarante grenadiers
+se rencontrèrent avec un bataillon envoyé de Grenoble pour leur fermer
+le passage. Cambronne voulut parlementer, et ne fut point écouté.
+L'Empereur, informé de cette résistance, se porta sur le champ en avant;
+sa garde, abîmée par une longue marche à travers la neige et des chemins
+rocailleux, n'avait pu le suivre entièrement. Mais quand elle apprit
+l'affront fait à Cambronne et les dangers que pouvait courir l'Empereur,
+elle oublia ses fatigues et vola sur ses traces. Les soldats qui ne
+pouvaient plus traîner leurs pieds meurtris ou ensanglantés, étaient
+soutenus par leurs camarades ou portés sur des brancards faits avec
+leurs fusils: tous juraient, comme les soldats de Fabius, non point de
+mourir ou de vaincre, mais d'être vainqueurs. Quand l'Empereur les
+aperçut, il leur tendit la main, et s'écria: «Avec vous, mes braves, je
+ne craindrais pas dix mille hommes!»
+
+Cependant les troupes venues de Grenoble avaient rétrogradé, et pris
+position à trois lieues de Gorp, entre les lacs et près d'un village.
+L'Empereur fut les reconnaître; il trouva sur la ligne opposée un
+bataillon du cinquième régiment de ligne, une compagnie de sapeurs, et
+une compagnie de mineurs, en tout sept à huit cents hommes: il leur
+envoya le chef d'escadron Roul; elles refusèrent de l'entendre.
+Napoléon, se tournant alors du côté du maréchal Bertrand, lui dit: «Z.
+m'a trompé; n'importe, en avant.» Aussitôt mettant pied à terre, il
+marcha droit au détachement, suivi de sa garde, l'arme baissée: «Eh!
+quoi, mes amis, leur dit-il, vous ne me reconnaissez pas? je suis votre
+Empereur; s'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Général,
+son Empereur, il le peut: me voilà... (en effaçant sa poitrine)
+
+Le cri unanime de _vive l'Empereur!_ fut leur réponse.
+
+Ils demandèrent aussitôt à marcher des premiers sur la division qui
+couvrait Grenoble. On se mit en marche au milieu de la foule d'habitans
+qui s'augmentait à chaque instant. Vizille se distingua par son
+enthousiasme: «C'est ici qu'est née la révolution, disaient ces braves
+gens; c'est nous qui, les premiers, avons osé réclamer les priviléges
+des hommes; c'est encore ici que ressuscite la liberté française, et que
+la France recouvre son honneur et son indépendance.»
+
+Entre Vizille et Grenoble, un adjudant-major du septième de ligne vint
+annoncer que le colonel Labédoyère, profondément navré du déshonneur qui
+couvrait la France, et déterminé par les plus nobles sentimens, s'était
+détaché de la division de Grenoble, et venait avec son régiment, au pas
+accéléré, à la rencontre de l'Empereur.
+
+Bientôt après, on entendît au loin de nombreuses acclamations: c'était
+Labédoyère et le septième. Les deux troupes, impatientes de se réunir,
+rompirent leurs rangs; des embrassemens et des cris mille fois répétés
+de _vive la garde! vive le septième! vive l'Empereur!_ devinrent le gage
+de leur union et de leurs sentimens.
+
+Napoléon, qui, à chaque pas, voyait s'accroître ses forces et
+l'enthousiasme public, résolut d'entrer le soir même à Grenoble.
+
+Il fut arrêté, en avant de cette ville, par un jeune négociant, officier
+de la garde nationale: «Sire, lui dit-il, je viens offrir à Votre
+Majesté cent mille francs et mon épée.--J'accepte l'un et l'autre:
+restez avec nous.»
+
+Plus loin, il fut rejoint par un détachement d'officiers qui lui
+confirmèrent (il l'avait appris de Labédoyère) que le générai Marchand
+et le préfet s'étaient déclarés contre lui, et que la garnison et la
+garde nationale n'avaient encore fait éclater aucune disposition
+favorable.
+
+Le général Marchand, effectivement, avait fait rentrer les troupes dans
+Grenoble et fermé les portes; les remparts étaient couverts par le
+troisième régiment du génie, composé de deux mille sapeurs, tous vieux
+soldats couverts d'honorables blessures; par le quatrième d'artillerie
+de ligne, ce même régiment où l'Empereur, vingt-cinq ans auparavant,
+avait été fait capitaine; puis les deux autres bataillons du cinquième
+de ligne, et les fidèles hussards du quatrième.
+
+Jamais ville assiégée n'offrit un semblable spectacle. Les assiégeans,
+l'arme renversée, et marchant dans le désordre de la joie, approchaient,
+en chantant, des murailles de la place. Le bruit des armes, les cris de
+guerre des soldats ne venaient point épouvanter les airs: on n'entendait
+d'autre bruit que les acclamations sans cesse renaissantes de _vive
+Grenoble! vive la France! vive Napoléon!_ d'autres cris que ceux de la
+plus franche gaieté et du plus pur enthousiasme. La garnison, la garde
+nationale, la population répandues sur les remparts, regardèrent d'abord
+avec surprise, avec émotion, ces transports d'allégresse et de
+dévouement. Bientôt ils les partagèrent; et les assiégeans et les
+assiégés, réunis par les mêmes pensées, les mêmes sentimens, firent
+éclater à la fois le cri de ralliement, le cri de _vive l'Empereur!_ Le
+peuple et les soldats se présentèrent aux portes; en un instant, elles
+furent enfoncées; et Napoléon, entouré, pressé par une foule idolâtre,
+fit son entrée triomphante à Grenoble. Quelques momens après, les
+habitans, au son des fanfares, vinrent lui apporter les débris des
+portes: «à défaut des clefs de la bonne ville de Grenoble, lui
+dirent-ils, tiens, voilà les portes.»
+
+La possession de cette place était pour Napoléon de la plus haute
+importance. Elle lui offrait un point d'appui, des munitions, des armes,
+de l'artillerie. Il ne put dissimuler son extrême contentement, et
+répéta plusieurs fois à ses officiers: «Tout est décidé maintenant; nous
+sommes sûrs d'aller à Paris.» Il questionna longuement Labédoyère sur
+Paris et sur la situation générale de la France. Ce jeune colonel, plein
+de nobles sentimens, s'exprimait avec une franchise, qui quelquefois
+interdisait Napoléon. «Sire, lui disait-il, les Français vont tout faire
+pour Votre Majesté, mais il faut aussi que Votre Majesté fasse tout pour
+eux: _plus d'ambition, plus de despotisme: nous voulons être libres et
+heureux_. Il faut abjurer, Sire, ce système de conquête et de puissance
+qui a fait le malheur de la France et le vôtre.--Si je réussis,
+répondait Napoléon, je ferai tout ce qu'il faudra faire pour remplir
+l'attente de la nation. Son bonheur m'est plus cher que le mien. C'est
+pour la rendre libre et heureuse que je me suis jeté dans une entreprise
+qui pouvait ne pas avoir de succès et me coûter la vie; mais nous
+aurions eu la consolation de mourir sur le sol de la patrie.--Et de
+mourir, ajoutait Labédoyère, pour son honneur et sa liberté.»
+
+L'Empereur donna l'ordre de faire imprimer dans la nuit ses
+proclamations, et dépêcha des émissaires sur tous les points, pour
+annoncer qu'il était entré à Grenoble; que l'Autriche était pour lui;
+que le roi de Naples le suivait avec quatre-vingt mille hommes...;
+enfin, pour décourager, intimider, retenir par de fausses terreurs, de
+fausses confidences, les partisans et les agens du gouvernement royal.
+
+Les proclamations, affichées avec profusion, produisirent à Grenoble,
+comme à Gap, la plus vive sensation. Jamais, en effet, on n'avait parlé
+à l'orgueil national, au patriotisme, aux nobles passions de l'âme, avec
+plus de charme, de force et d'éloquence; les soldats et les citoyens ne
+se lassaient point de les relire et de les admirer. Tout le monde
+voulait les avoir; les voyageurs et les habitans des pays voisins en
+reçurent une immense quantité, qu'ils se chargèrent de répandre sur leur
+passage, et d'envoyer de tous côtés.
+
+Le lendemain 8, le clergé, l'état-major, la cour impériale, les
+tribunaux et les autorités civiles et militaires vinrent reconnaître
+Napoléon et lui offrir leurs félicitations. Il causa familièrement avec
+les juges, de l'administration de la justice; avec le clergé, des
+besoins du culte; avec les militaires, des armées; avec les officiers
+municipaux, des souffrances du peuple, des villes et des campagnes, et
+les enchanta tous par la variété de ses connaissances et la
+bienveillance de ses intentions. Il leur dit ensuite: «J'ai su que la
+France était malheureuse; j'ai entendu ses gémissemens et ses reproches,
+je suis venu avec les fidèles compagnons de mon exil, pour la délivrer
+du joug des Bourbons... leur trône est illégitime... mes droits à moi
+m'ont été déférés par la nation, par la volonté unanime des Français;
+ils ne sont autres que les droits du peuple... je viens les reprendre,
+non pour régner, le trône n'est rien pour moi; non pour me venger, je
+veux oublier tout ce qui a été dit, fait et écrit depuis la capitulation
+de Paris: mais pour vous restituer les droits que les Bourbons vous ont
+ôté; et vous arracher à la glèbe, au servage, et au régime féodal dont
+ils vous menacent... J'ai trop aimé la guerre, je ne la ferai plus; je
+laisserai mes voisins en repos; nous devons oublier que nous avons été
+les maîtres du monde... je veux régner pour rendre notre belle France
+libre, heureuse et indépendante, et pour asseoir son bonheur sur des
+bases inébranlables; _je veux être moins son souverain, que le premier
+et le meilleur de ses citoyens_. J'aurais pu venir attaquer les Bourbons
+avec des vaisseaux et des flottes nombreuses. Je n'ai voulu des secours
+ni de Murat, ni de l'Autriche. Je connais mes concitoyens et les
+défenseurs de la patrie; et je compte sur leur patriotisme.»
+
+L'audience finie, l'Empereur fut passer la revue de la garnison composée
+de cinq à six mille hommes. Lorsqu'il parut, le ciel fut obscurci, par
+la multitude de sabres, de baïonnettes, de bonnets de grenadiers, de
+schacots, etc., que le peuple et les soldats élevaient en l'air au
+milieu des plus vives démonstrations de mouvement et d'amour.
+
+Il adressa quelques mots au peuple, qui ne purent être entendus, et se
+rendit sur le front du 4ème d'artillerie. «C'est parmi vous, leur
+dit-il, que j'ai fait mes premières armes. Je vous aime tous comme
+d'anciens camarades; je vous ai suivis sur le champ de bataille, et j'ai
+toujours été content de vous. Mais j'espère que nous n'aurons pas besoin
+de vos canons: il faut à la France de la modération et du repos. L'armée
+jouira, dans le sein de la paix, du bien que je lui ai déjà fait, et que
+je lui ferai encore. Les soldats ont retrouvé en moi leur père: ils
+peuvent compter sur les récompenses qu'ils ont méritées.»
+
+Après cette revue, la garnison se mit en marche sur Lyon.
+
+Le soir, Napoléon écrivit à l'Impératrice et au prince Joseph. Il le
+chargea de faire connaître à Rome, à Naples, à Porto-Ferrajo que son
+entreprise paraissait devoir être couronnée du plus prompt et du plus
+brillant succès. Les courriers partirent avec fracas, et l'on ne manqua
+pas de publier, qu'ils allaient porter à l'Impératrice la nouvelle du
+retour de l'Empereur, et l'ordre de venir, elle et son fils, le
+rejoindre sur le champ.
+
+Le 9, l'Empereur signala le l'établissement du pouvoir impérial par
+trois décrets. Le premier ordonnait d'intituler les actes publics et de
+rendre la justice en son nom, à compter du 15 mars. Les deux autres
+organisaient les gardes nationales des cinq départemens des Hautes et
+Basses-Alpes, de la Drôme, du Mont-Blanc et de l'Isère, et confiait à
+l'honneur et au patriotisme des habitans de la 7ème division les places
+de Briançon, de Grenoble, du fort Barreaux, Colmar, etc.
+
+Au moment de partir, il adressa aux habitans du département de l'Isère
+la proclamation suivante.
+
+ CITOYENS! lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui
+ pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient
+ méconnus, et qu'on me reprochait le repos dans lequel je vivais, je
+ ne perdis pas un moment; je m'embarquai sur un frêle navire; je
+ traversai les mers au milieu des vaisseaux de guerre de différentes
+ nations; je débarquai seul sur le sol de la patrie, et je n'eus en
+ vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne
+ ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma
+ personne m'étaient particulièrement connus. Dauphinois, vous avez
+ rempli mon attente.
+
+ J'ai supporté, non sans déchirement de coeur, mais sans abattement,
+ les malheurs auxquels j'ai été en proie il y a un an; le spectacle
+ que m'a offert le peuple sur mon passage m'a vivement ému. Si
+ quelques nuages avaient pu altérer la grande opinion que j'avais du
+ peuple Français, ce que j'ai vu m'a convaincu qu'il était toujours
+ digne de ce nom de grand peuple dont je le saluai il y a vingt ans.
+
+ Dauphinois! sur le point de quitter vos contrées, pour me rendre
+ dans ma bonne ville de Lyon, j'ai senti le besoin de vous exprimer
+ toute l'estime que m'ont inspirée vos sentimens élevés. Mon coeur
+ est tout plein des émotions que vous y avez fait naître; j'en
+ conserverai toujours le souvenir.
+
+La nouvelle du débarquement de l'Empereur ne parvint à Paris que dans la
+nuit du 5 Mars; elle transpira le 6; et le 7, parut dans le _Moniteur_,
+sans autre détail, une proclamation royale qui convoquait sur le champ
+les Chambres, et une ordonnance qui mettait _hors la loi_ Napoléon et
+tous ceux qui le suivraient ou lui prêteraient assistance[48].
+
+Le 8, le Moniteur et les autres journaux annoncèrent que Bonaparte était
+débarqué avec onze cents hommes, dont la plupart l'avaient déjà
+abandonné; que, suivi de quelques individus seulement, il errait dans
+les montagnes, qu'on lui refusait des vivres, qu'il manquait de tout, et
+que, poursuivi et bientôt cerné par les troupes détachées contre lui, de
+Toulon, de Marseille, de Valence, de Grenoble, il ne tarderait point à
+expier sa criminelle et téméraire entreprise.
+
+Cette nouvelle frappa d'étonnement tous les partis et leur fit éprouver,
+suivant leurs opinions et leurs sentimens, des impressions différentes.
+
+Les mécontens ne doutaient point du succès de l'Empereur et de la perte
+des Bourbons.
+
+Les courtisans regrettaient qu'il n'y eût pas assez de danger dans cette
+entreprise audacieuse et folle, pour donner au moins quelque prix à leur
+dévouement.
+
+Les émigrés la regardaient en pitié, la tournaient en ridicule; et s'il
+ne leur eût fallu que des plaisanteries, des injures et des fanfaronades
+pour battre Napoléon, leur victoire n'eût point été douteuse.
+
+Le gouvernement lui-même partagea leur jactance et leur sécurité.
+
+De nouvelles dépêches ne tardèrent point à faire connaître les progrès
+de Napoléon.
+
+Le Comte d'Artois, le Duc d'Orléans et le Maréchal Macdonald partirent
+précipitamment pour Lyon.
+
+Les députés s'assemblèrent.
+
+Les royalistes furent inquiets; on les rassura.
+
+Le Comte d'Artois, dit-on, à la tête de quinze mille Gardes nationaux et
+de dix mille hommes de troupes de ligne, doit l'arrêter en avant de
+Lyon.
+
+Le général Marchand, le général Duvernet, le prince d'Essling, le duc
+d'Angoulême se portent sur ses derrières et lui fermeront la retraite.
+
+Le général Lecourbe vient manoeuvrer sur ses flancs.
+
+Le maréchal Oudinot arrive avec ses fidèles grenadiers royaux.
+
+Les Gardes Nationales de Marseille, et la population entière du midi,
+marchent de tous côtés à sa poursuite: il est impossible qu'il échappe.
+
+On était au 10 Mars.
+
+Le lendemain, un officier de la maison du Roi parut au balcon des
+Tuileries et annonça, en agitant son chapeau, que le Roi venait de
+recevoir la nouvelle officielle, que le Duc d'Orléans, à la tête de
+vingt mille hommes de la Garde Nationale de Lyon, avait attaqué
+Bonaparte dans la direction de Bourgoing et l'avait complètement battu.
+
+Le même jour, on apprit que les Généraux Drouet, d'Erlon,
+Lefebvre-Desnouettes et Lallemand qui avaient tenté de soulever les
+troupes sous leurs ordres, avaient complètement échoué et étaient en
+fuite[49].
+
+Les mécontens doutèrent: les Royalistes furent dans l'ivresse.
+
+Le 12, la victoire du Duc d'Orléans fut démentie; le Journal officiel
+annonça que Bonaparte avait dû coucher à Bourgoing, qu'on s'attendait à
+ce qu'il pourrait entrer à Lyon dans la soirée du 10 Mars; qu'il
+paraissait certain que Grenoble ne lui avait point encore ouvert ses
+portes.
+
+Le Comte d'Artois vint bientôt confirmer par son retour la prise de Lyon
+et l'inutilité de ses efforts.
+
+Les alarmes recommencèrent.
+
+Le Roi, dont la contenance était à la fois noble et touchante, invoqua,
+par des proclamations éloquentes, le dévouement des Français, le courage
+et la fidélité de l'armée.
+
+L'armée garda le silence; les corps judiciaires, les autorités civiles,
+l'ordre des avocats et une foule de citoyens isolés répondirent à
+l'appel du Roi par des adresses empreintes des témoignages de leur amour
+et de leur fidélité.
+
+Les deux Chambres déposèrent également aux pieds du trône, l'expression
+de leurs sentimens: mais leur langage fut différent.
+
+ «Sire, dit la chambre des Pairs, jusqu'ici une bonté paternelle a
+ marqué tous les actes de votre gouvernement[50]. S'il fallait que
+ les lois devinssent plus sévères, vous en gémiriez sans doute; mais
+ les deux chambres, animées du même esprit, s'empresseraient de
+ concourir à toutes les mesures que pourraient exiger la gravité des
+ circonstances et la sûreté du peuple.»
+
+ «Quelles que soient les fautes commises, dit la chambre des
+ députés, ce n'est point le moment de les examiner; nous devons tous
+ nous réunir contre l'ennemi commun, et chercher ensuite à rendre
+ cette crise profitable à la sûreté du trône, et à la liberté
+ publique.»
+
+Le Roi ne s'en tint pas à de vaines proclamations; il ordonna: qu'une
+nouvelle armée se rassemblerait en avant de Paris, sous les ordres du
+duc de Berri, et le commandement du maréchal Macdonald; que tous les
+militaires en semestre et en congé limité, rejoindraient leurs corps;
+que tous les officiers à la demi-solde seraient rappelés; que les trois
+millions de gardes nationales du royaume prendraient les armes pour,
+_pendant que l'armée tiendrait la campagne_, contenir les factieux et
+dissiper leurs rassemblemens; que les jeunes gardes nationaux qui
+voudraient faire partie de l'armée active, seraient armés et équipés, et
+dirigés sur les points menacés; que pour utiliser les services des
+braves Français qui, de toutes parts, demandaient à marcher contre
+l'ennemi, il serait formé des bataillons de volontaires royaux qui
+feraient partie de l'armée du duc de Berry.
+
+Le maréchal Ney, dont on connaissait la popularité et l'influence, fut
+chargé de prendre le commandement des troupes de l'Est.
+
+Le maréchal Soult fut remplacé par le duc de Feltre.
+
+Le roi n'omit rien, enfin, de tout ce qui pouvait concourir à sauver son
+trône des dangers dont il était menacé.
+
+De semblables mesures, suffisantes pour arrêter une armée de trois cents
+mille hommes, ne pouvaient qu'attester les succès de Napoléon; et,
+cependant, le ministère faisait répandre chaque jour dans le public, et
+accréditer par les journaux, les bruits les plus rassurans.
+
+M. de Montesquiou, fidèle au système de déception qu'il avait adopté,
+continuait à mystifier les députés, en les trompant par de fausses
+nouvelles, et en les berçant d'espérances qu'il n'avait plus lui-même.
+Il connaissait l'ivresse qu'excitaient en tous lieux l'approche et le
+passage de Napoléon. Il savait qu'il était maître de Grenoble, de Lyon;
+que les troupes qu'on avait voulu lui opposer, s'étaient réunies aux
+siennes avec enthousiasme; et néanmoins, il annonçait à la chambre, «que
+tous les départemens envahis par l'aventurier de l'île d'Elbe,
+manifestaient hautement leur indignation contre ce brigand audacieux;
+qu'ils avaient pu être surpris, mais non subjugués; que toutes les
+sommations qu'il avait faites, les ordres qu'il avait voulu donner aux
+autorités locales, étaient rejetés avec fermeté; que les Lyonnais
+avaient montré le dévouement qu'on avait droit d'attendre de leur noble
+caractère; que les départemens de la Bourgogne, de la Franche-Comté, de
+la Lorraine, de la Champagne, de la Picardie, etc., etc., rivalisaient
+de dévouement et d'énergie; que le bon esprit des troupes répondait à
+celui des citoyens, et que tous ensemble, généraux, officiers, soldats
+et citoyens, concourraient à défendre la patrie et le roi.»
+
+Ces jongleries politiques ne furent point sans effet; elles rassurèrent
+quelques hommes crédules et enflammèrent le courage et l'imagination de
+quelques jeunes gens: les enrôlemens volontaires se multiplièrent; un
+certain nombre d'élèves des écoles de droit et de médecine offrirent
+leurs bras et parcoururent les rues de Paris, aux cris de _vive le roi!
+à bas le Corse! à bas le tyran!_ etc.
+
+Ce mouvement d'effervescence ne pouvait être durable; et quels que
+fussent les soins qu'on mettait à tromper la capitale, les voyageurs,
+les lettres particulières opposaient la vérité aux mensonges
+ministériels.
+
+La défection du maréchal Ney vint bientôt déchirer le voile, et
+répandre, parmi les ministres et leurs partisans, la consternation et
+l'effroi.
+
+Le Roi se rendit à la chambre des députés, dans l'espoir d'affermir leur
+dévouement et de dissiper, par un serment solennel, les doutes que ses
+ministres avaient fait concevoir sur son attachement à la charte et son
+intention de la conserver. Jamais spectacle ne fut plus imposant, plus
+pathétique. Quel coeur aurait pu se fermer à la douleur de cet auguste
+vieillard, aux accens de sa voix gémissante! Ces paroles prophétiques:
+«Je ne crains rien pour moi, mais je crains pour la France; pourrais-je
+à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour la défense
+de l'état?» Ces paroles royales excitèrent l'émotion la plus vive, et
+des larmes abondantes s'échappèrent de tous les yeux.
+
+Le serment prononcé par le Roi de maintenir la charte, fut immédiatement
+répété par M. le comte d'Artois qui, jusqu'alors, s'en était abstenu.
+«Nous jurons, dit-il, sur l'honneur, moi et ma famille, de vivre et
+mourir fidèles à notre roi et à la charte constitutionnelle qui assure
+le bonheur des Français.» Mais ces protestations tardives ne pouvaient
+réparer le mal qu'avait fait aux Bourbons et à leur cause, la conduite
+déloyale du gouvernement.
+
+En vain, ces mots de patrie, de liberté, de constitution, se
+retrouvaient-ils dans tous les discours, dans toutes les proclamations.
+En vain promettait-on solennellement que la France, dès qu'elle serait
+délivrée, recevrait toutes les garanties réclamées par le voeu public, et
+que la presse recouvrerait son entière liberté. En vain, offrait-on de
+rendre à la légion d'honneur le lustre et les prérogatives dont elle
+avait été dépouillée. En vain, comblait-on l'armée d'éloges fastueux et
+de promesses éclatantes. Il n'était plus tems.
+
+Le ministère avait ôté au roi la confiance qui est le premier mobile de
+l'ascendant des princes sur le peuple, et la force qui peut seule
+suppléer à la confiance et commander l'obéissance et la crainte.
+
+L'approche de Napoléon, l'abandon du maréchal Ney, la déclaration faite,
+par les généraux encore fidèles, que les troupes ne se battraient point
+contre l'Empereur, ne laissèrent plus de doute au gouvernement sur le
+sort qui l'attendait.
+
+Dès ce moment, il n'exista plus d'harmonie dans les volontés, d'ensemble
+dans les moyens d'exécution.
+
+Les ordres, les contre-ordres étaient donnés d'un côté, révoqués de
+l'autre; des projets de toute espèce, et tous aussi irréfléchis
+qu'impraticables, étaient approuvés et rejetés, repris et abandonnés.
+
+Les chambres et le gouvernement avaient cessé de s'entendre. Les
+ministres se plaignaient des députés, les députés demandaient
+publiquement au roi de renvoyer les ministres, et de s'entourer d'hommes
+«qui aient été les défenseurs constans de la justice et de la liberté,
+et dont les noms soient une garantie pour tous les intérêts[51].»
+
+Le même désordre, la même désunion se manifestaient partout à la fois;
+on n'était plus d'accord que sur un seul point: c'est que tout était
+perdu.
+
+Tout l'était en effet.
+
+Le peuple, que les nobles avaient humilié, vexé ou effrayé par des
+prétentions hautaines et tyranniques; les acquéreurs de domaines
+nationaux, qu'ils avaient voulu déposséder; les protestans, qu'on avait
+sacrifiés; les magistrats, qu'on avait chassés; les employés qu'on avait
+plongés dans la misère; les soldats, les officiers, les généraux qu'on
+avait méprisés et maltraités; les révolutionnaires qu'on avait sans
+cesse outragés et menacés; les amis de la justice, de la liberté qu'on
+avait abusés; tous les Français que le gouvernement avait réduits (pour
+ainsi dire malgré eux) à, faire des voeux pour un autre ordre de choses,
+embrassèrent avec empressement la cause de Napoléon, devenue, par les
+fautes du gouvernement, la cause nationale.
+
+Il ne restait à la royauté d'autres défenseurs que des femmes _et leurs
+mouchoirs_, des prêtres sans influence, des nobles sans courage, des
+gardes du-corps sans jeunesse ou sans expérience.
+
+Les légions de la garde nationale, sur lesquelles on avait fondé tant
+d'espoir, furent passées en revue par leur colonel-général; il leur
+parla de la Charte, de la tyrannie de Bonaparte; il leur annonça qu'il
+marcherait à leur tête; il leur dit: «Que ceux qui aiment leur Roi
+sortent des rangs, et me suivent.» Deux cents hommes se présentèrent à
+peine.
+
+Les volontaires royaux qui avaient fait tant de bruit, quand ils
+croyaient vaincre sans péril, s'étaient dispersés successivement; et
+ceux d'entr'eux que l'approche du danger n'avait point refroidis et
+intimidés, étaient en trop petit nombre pour compter dans la balance.
+
+Un seul et dernier espoir restait au gouvernement: c'était (je n'ose le
+dire) que Napoléon serait assassiné!
+
+Les mêmes hommes qui avaient prêché la guerre civile, _et déclaré qu'il
+serait honteux de ne pas la voir_, souillèrent les murs de Paris de
+provocations au meurtre et de louanges fanatiques données d'avance aux
+meurtriers. Des émissaires répandus dans les groupes cherchaient à
+mettre le poignard à la main à de nouveaux Jacques Clément. Un acte
+public avait proscrit Napoléon; un prix fut offert publiquement à celui
+qui apporterait sa tête. Cet appel au crime que, pour la première fois,
+les assassins de Coligny firent entendre à la France indignée, fut
+répété par des hommes qui, comme eux, avaient sans cesse à la bouche les
+mots sacrés de morale, d'humanité, de religion, et qui, comme eux,
+n'étaient altérés que de vengeance et de sang.
+
+Mais, tandis qu'on conspirait à Paris son assassinat, Napoléon
+poursuivait paisiblement sa marche triomphale.
+
+Parti de Grenoble le 9, il vint le soir même coucher à Bourgoing: la
+foule et l'enthousiasme allaient en augmentant. «Il y a long-tems que
+nous vous attendions, disaient tous ces braves gens à l'Empereur; vous
+voilà enfin arrivé pour délivrer la France de l'insolence de la
+noblesse, des prétentions des prêtres et de la honte du joug de
+l'étranger.»
+
+L'Empereur fatigué[52] était dans sa calèche, allant au pas, environné
+d'une foule de paysans chantant des chansons qui exprimaient toute la
+noblesse des sentimens des braves Dauphinois. «Ah! dit l'Empereur, je
+retrouve ici les sentimens qui, il y a vingt ans, me firent saluer la
+France du nom de _grande nation_! Oui, vous êtes encore la grande
+nation, et vous le serez toujours.»
+
+On approchait de Lyon; l'Empereur s'était fait devancer par des
+émissaires qui le firent prévenir que le comte d'Artois, le duc
+d'Orléans et le maréchal Macdonald voulaient défendre la ville et qu'on
+allait couper le pont de la Guillotière et le pont Morand. L'Empereur
+riait de ces ridicules préparatifs; il ne pouvait avoir de doute sur les
+dispositions des lyonnais, encore moins sur les dispositions des
+soldats; cependant il donna ordre au général Bertrand de réunir des
+bateaux à Mirbel, dans l'intention de passer dans la nuit, et
+d'intercepter les routes de Moulins et de Mâcon au prince qui voulait
+lui interdire le passage du Rhône. À quatre heures, une reconnaissance
+du 4ème de hussards arriva à la Guillotière, et fut accueillie aux cris
+de _vive l'Empereur!_ par cette immense population d'un faubourg qui
+toujours s'est distingué par son attachement à la patrie.
+
+L'Empereur contremanda sur-le-champ le passage de Mirbel, et voulant,
+comme il l'avait fait à Grenoble, mettre à profit ce premier mouvement
+d'enthousiasme, il se porta au galop au faubourg de la Guillotière.
+
+Le comte d'Artois, moins heureux, ne pouvait même réussir à opposer à
+son adversaire un simulacre de défense. Il avait voulu détruire les
+ponts, et la ville s'y était opposée. Les troupes, dont il avait cru
+acheter le dévouement par de l'argent ou l'appât des récompenses,
+étaient restées sourdes à sa voix, à ses prières, à ses promesses.
+Passant devant le treizième régiment de dragons, il dit à un brave que
+des cicatrices et trois chevrons décoraient: «Allons, mon camarade, crie
+donc _vive le roi!_--Non, monsieur, répond le brave dragon, aucun soldat
+ne combattra contre son père; je ne puis vous répondre qu'en disant
+_vive l'Empereur!_» Confus et désespéré, il s'était écrié avec l'accent
+de la douleur: «Tout est perdu!» et ces mots propagés à l'instant,
+avaient encore fortifié la mauvaise volonté ou le découragement[53].
+
+Cependant le maréchal Macdonald, connu des troupes, était parvenu à
+faire barricader le pont de la Guillotière, et il y conduisait en
+personne deux bataillons d'infanterie, lorsque les hussards de Napoléon
+débouchèrent de la Guillotière et se présentèrent devant le pont,
+précédés, entourés et suivis de toute la jeunesse du faubourg.
+
+Le maréchal contint les soldats pendant quelques momens; mais émus,
+séduits, entraînés par les provocations du peuple et des hussards, ils
+se jetèrent sur les barricades, les rompirent, et furent bientôt dans
+les bras et dans les rangs des soldats de Napoléon.
+
+Le comte d'Artois, prévoyant cette défection, avait quitté Lyon, non
+point accompagné d'un seul gendarme, mais escorté par un détachement du
+treizième de dragons commandé par le lieutenant Marchebout. Les troupes
+(on leur doit cet hommage) ne cessèrent point de le respecter, et il ne
+courut aucun risque[54].
+
+À cinq heures du soir, la garnison toute entière s'élança au-devant de
+Napoléon.
+
+Une heure après, l'armée impériale prit possession de la ville.
+
+À sept heures, Napoléon y fit son entrée solennelle, seul, en avant de
+ses troupes, mais précédé et suivi d'une foule immense qui lui
+exprimait, par des acclamations sans cesse renaissantes, l'ivresse, le
+bonheur et l'orgueil qu'elle éprouvait de le revoir. Il fut descendre à
+l'archevêché, et se livra paisiblement à un doux repos, dans les mêmes
+lieux que monsieur le comte d'Artois, cédant à son désespoir, venait
+d'arroser de ses larmes.
+
+Napoléon confia sur-le-champ à la garde nationale la garde de sa
+personne et la surveillance intérieure de son palais. Il ne voulut point
+accepter les services des gardes à cheval. «Nos institutions, leur
+dit-il, ne reconnaissent point de gardes nationales à cheval; d'ailleurs
+vous vous êtes si mal conduits avec le comte d'Artois que je ne veux
+point de vous.»
+
+Effectivement, l'Empereur, qui avait toujours respecté le malheur,
+s'était informé, en arrivant, de monsieur le comte d'Artois, et il avait
+appris que les nobles, qui composaient en grande partie la garde à
+cheval, après avoir juré au prince de mourir pour lui, l'avaient
+abandonné, à l'exception d'un seul d'entre eux, qui était resté
+fidèlement attaché à son escorte, jusqu'au moment où sa personne et sa
+liberté lui parurent hors de danger.
+
+L'Empereur ne se borna point à donner des éloges à la conduite de ce
+généreux Lyonnais: «je n'ai jamais laissé, dit-il, une belle action sans
+récompense,» et il le nomma membre de la Légion d'Honneur.
+
+Je me trouvais à Lyon, au moment de l'arrivée de Napoléon; il le sut, et
+le soir même il me fit appeler: «Eh bien! me dit-il en souriant; on ne
+s'attendait pas à me revoir si tôt[55].--Non, Sire, il n'y a que Votre
+Majesté en état de causer de semblables surprises.--Que dit-on de tout
+cela à Paris?--Mais, Sire, on s'y réjouit sans doute comme ici de
+l'heureux retour de Votre Majesté.--Et l'esprit public, comment
+est-il?--Sire, il est bien changé; autrefois nous ne songions qu'à la
+gloire, aujourd'hui nous ne songeons qu'à la liberté. La lutte qui s'est
+établie entre les Bourbons et la nation nous a révélé nos droits; elle a
+fait éclore dans les têtes une foule d'idées libérales qu'on n'avait
+point du temps de Votre Majesté; on sent, on éprouve le besoin d'être
+libre; et le plus sûr moyen de plaire aux Français, serait de leur
+promettre et de leur donner des lois franchement populaires.--Je sais
+que les discussions qu'ils ont laissé établir[56] ont déconsidéré et
+affaibli le pouvoir. Les idées libérales lui ont repris tout le terrain
+que je lui avais fait gagner. Je ne chercherai point à le reprendre; il
+ne faut jamais lutter contre une nation: c'est le pot de terre contre le
+pot de fer. Les Français seront contens de moi. Je sens qu'il y a du
+plaisir et de la gloire à rendre un grand peuple libre et heureux. Je
+donnerai à la France des garanties: je ne lui avais point épargné la
+gloire, je ne lui épargnerai point la liberté. Je ne garderai de pouvoir
+que ce qu'il m'en faudra pour gouverner. Le pouvoir n'est point
+incompatible avec la liberté; jamais, au contraire, la liberté n'est
+plus entière, que lorsque le pouvoir est bien constitué. Quand il est
+faible, il est ombrageux; quand il est fort, il dort tranquille et
+laisse à la liberté la bride sur le cou. Je sais ce qu'il faut aux
+Français; nous nous arrangerons: mais point de licence, point
+d'anarchie, car l'anarchie nous ramènerait au despotisme des
+républicains, le plus fécond de tous en actes tyranniques, parce que
+tout le monde s'en mêle... Croit-on qu'on se battra?--On ne le pense
+pas; le gouvernement n'a jamais eu la confiance des soldats; il s'est
+fait détester des officiers: et toutes les troupes qu'on opposera à
+Votre Majesté seront autant de renforts qu'on lui enverra.--Je le pense
+aussi; et les Maréchaux?--Sire, ils doivent craindre que Votre Majesté
+ne se ressouvienne de Fontainebleau; et peut-être serait-il convenable
+de les rassurer et de leur faire connaître personnellement l'intention
+où est Votre Majesté de tout oublier.--Non, je ne veux point leur
+écrire, ils me regarderaient comme leur obligé: je ne veux avoir
+d'obligation à personne. Les troupes sont bien disposées, les officiers
+sont bons; et si les maréchaux voulaient les retenir, ils seraient
+entraînés... Où est ma garde?--Je la crois à Metz et à Nancy.--Je suis
+sûr d'elle; ils auront beau faire, ils ne la gâteront jamais. Que font
+Augereau et Marmont?--Je l'ignore.--Que fait Ney? comment est-il avec le
+Roi?--Tantôt bien, tantôt mal; il a eu, je crois, à se plaindre de la
+cour, à cause de sa femme.--Sa femme est une précieuse; elle aura voulu
+faire la grande dame, et les vieilles douairières se seront moquées
+d'elle. Ney a-t-il un commandement?--Je ne le crois pas, Sire.--Est-il
+des nôtres?--La part qu'il a prisé à votre abdication...--Oui, j'ai lu
+cela à Porto-Ferrajo: il s'est vanté de m'avoir maltraité, d'avoir posé
+des pistolets sur ma table; tout cela est faux. S'il avait osé se
+permettre de me manquer, je l'aurais fait fusiller. On a fait un tas de
+contes sur mon abdication. J'ai abdiqué, non point par leurs conseils,
+mais parce que mon armée avait le vertige; je ne voulais point
+d'ailleurs de la guerre civile; elle n'a jamais été de mon goût. On a
+dit également qu'Augereau, lorsque je le rencontrai, m'avait couvert
+d'injures... on a menti: aucun de mes généraux n'aurait osé oublier
+devant moi ce qu'il me devait. Si j'avais connu la proclamation
+d'Augereau, je l'aurais chassé de ma présence[57]; il n'y a que les
+lâches qui insultent au malheur. Sa proclamation, qu'on prétend que
+j'avais dans ma poche, ne me fut connue qu'après notre entrevue. Ce fut
+le général Keller qui me la montra; mais laissons-là tous ces contes
+populaires. Qu'a-t-on fait des Tuileries?--On n'y a rien changé, Sire;
+on n'a même point encore ôté les aigles.--(En riant) Ils ont dû trouver
+que je les avais bien fait arranger.--Je le présume, Sire: on a dit que
+le Comte d'Artois, aussitôt son arrivée, avait été parcourir les
+appartemens, et qu'il ne se lassait point de les admirer.--Je le crois
+bien. Qu'ont-ils fait de mes tableaux?--On en a fait enlever
+quelques-uns; mais celui de la bataille d'Austerlitz est encore dans la
+salle du Conseil.--Et le spectacle?--On n'y a point touché; on ne s'en
+sert plus.--Que fait Talma?--Mais, Sire, il continue à obtenir et à
+mériter les applaudissemens du public.--Je le reverrai avec plaisir.
+Avez-vous été à la cour?--Oui, Sire, j'ai été présenté.--On dit qu'ils
+ont tous l'air de nouveaux parvenus; qu'ils ne savent point dire un mot,
+ni faire un pas à propos: les avez-vous vus en grande cérémonie?--Non,
+Sire; mais je puis assurer à Votre Majesté qu'on n'est pas plus sans
+façon chez soi qu'aux Tuileries; on y va en bottes crottées, en frac de
+ville, et en chapeau rond.--Cela doit faire un coup-d'oeil bien
+majestueux! Mais à quoi donc toutes ces vieilles _ganaches_
+dépensent-elles leur argent, car on leur a tout rendu?--Mais, Sire,
+elles veulent probablement user leurs vieux habits.--Pauvre France! dans
+quelles mains as-tu été te fourrer! Et le Roi, quelle mine a-t-il?--Il a
+une assez belle tête.--Sa monnaie est-elle belle?--Votre Majesté peut en
+juger: voici une pièce de vingt francs.--Comment! ils n'ont point refait
+de _Louis_; cela m'étonne. (En tournant et retournant la pièce.) Il n'a
+point l'air de se laisser mourir de faim: mais, voyez, ils ont ôté
+_Dieu, protége la France_, pour remettre leur _Domine, salvum fac
+regem_. Voilà comme ils ont toujours été: tout pour eux, rien pour la
+France. Où est Maret? où est Caulincourt? où est Lavalette? où est
+Fouché?--Ils sont tous à Paris--Et Molé?--Il est également à Paris; je
+l'ai aperçu il n'y a pas long-tems chez la reine.--Avons-nous autour
+d'ici quelques hommes qui m'aient été attachés de près?--Je l'ignore,
+Sire.--Il faudra voir cela et les faire venir. Je serai fort aise de
+connaître à fond l'esprit du jour, et d'être un peu remis au fait des
+affaires. Que fait Hortense?--Sire, sa maison est toujours le
+rendez-vous des hommes qui savent apprécier la grâce et l'esprit: et la
+Reine, quoique sans trône, n'en est pas moins l'objet des égards et des
+hommages de tout Paris.--Elle a fait une grande sottise de se donner en
+spectacle devant les tribunaux. Ceux qui l'ont conseillée étaient des
+bêtes. Pourquoi aussi a-t-elle été demander le titre de duchesse?--Mais,
+Sire, elle ne l'a point demandé. C'est l'Empereur Alexandre...--Peu
+importe; elle ne devait pas plus le recevoir que le demander; il fallait
+qu'elle s'appelât madame Bonaparte; ce nom-là en vaut bien un autre.
+Quel droit d'ailleurs avait-elle de faire de son fils un duc de
+Saint-Leu, et un pair des Bourbons? Louis a eu raison de s'y opposer; il
+a senti que le nom de son fils était assez beau, pour ne point souffrir
+qu'il en changeât. Si Joséphine avait vécu, elle l'aurait empêchée de
+faire cette belle équipée. L'a-t-on bien regrettée?--Oui, Sire. Votre
+Majesté sait à quel point elle était aimée et honorée des
+Français.--Elle le méritait. C'était une femme excellente; elle avait un
+grand sens. Je l'ai beaucoup regrettée aussi, et le jour où j'ai appris
+sa mort, a été l'un des jours les plus malheureux de ma vie. A-t-on
+porté publiquement son deuil?--Non, Sire. Je pense même qu'on lui aurait
+refusé les honneurs dus à son rang, si l'Empereur Alexandre ne l'eût
+exigé.--Je l'ai appris dans le tems, mais je ne l'avais point cru. Cela
+ne le regardait point.--La générosité d'Alexandre ne s'est renfermée
+dans aucune borne; il s'est montré le protecteur de l'Impératrice, de la
+Reine, du prince Eugène, du duc de Vicence et d'une foule d'autres
+personnages de marque qui, sans lui, auraient été persécutés ou
+maltraités.--Vous l'aimez, il paraît.--Sire...--La Garde nationale de
+Paris a-t-elle un bon esprit?--Je ne puis l'affirmer, mais je suis sûr
+du moins que si elle ne se déclare pas pour Votre Majesté, elle n'agira
+du moins pas contre nous.--Je le suppose aussi. Que croit-on que les
+étrangers penseront de mon retour?--On croit que l'Autriche se
+rapprochera de Votre Majesté, et que la Russie verra la disgrâce des
+Bourbons sans regrets.--Comment cela?--On prétend, Sire, qu'Alexandre a
+été mécontent des princes pendant son séjour à Paris; que la
+prédilection du Roi pour l'Angleterre et l'hommage qu'il a rendu de sa
+couronne au prince Régent lui ont déplu.--C'est bon à savoir. A-t-il vu
+mon fils?--Oui, Sire; on m'a assuré qu'il l'avait embrassé avec une
+tendresse vraiment paternelle, et qu'il s'était écrié: Il est charmant:
+ah! comme on m'a trompé!--Que voulait-il dire?--On lui avait assuré,
+dit-on, que le jeune prince était rachitique et imbécile.--Les
+misérables! cet enfant est admirable; il a tous les symptômes d'un homme
+à grand caractère. Il fera honneur à son siècle. Est-il vrai qu'on ait
+tant fêté Alexandre à Paris?--Oui, Sire; on ne faisait attention qu'à
+lui; les autres souverains avaient l'air de ses aides-de-camp.--Au fait,
+il a beaucoup fait pour Paris; sans lui, les Anglais l'auraient ruiné,
+et les Prussiens brûlé. Il a bien joué son rôle... (en souriant) Si je
+n'étais Napoléon, je voudrais peut-être être Alexandre.»
+
+Le lendemain, il passa, sur la place Bellecour, la revue de la division
+de Lyon. «Je verrai cette place avec plaisir, dit-il, aux chefs de la
+Garde nationale qui l'entouraient; je me rappelle que je la relevai de
+ses ruines, et que j'en posai la première pierre, il y a quinze ans.» Il
+sortit, précédé seulement de quelques hussards. Une foule d'hommes, de
+vieillards, de femmes et d'enfans inondait les ponts, les quais et les
+rues; on se précipitait sous les pieds des chevaux, pour l'entendre, le
+voir, le regarder de plus près, pour toucher ses vêtemens... c'était un
+véritable délire. À peine avait-il franchi quelques pas, que la foule
+qui l'avait déjà vu, se portait en courant sur un autre point pour le
+revoir encore. L'air retentissait d'acclamations non interrompues.
+C'était un feu roulant de cris de _Vive la nation! vive l'Empereur! à
+bas les prêtres! à bas les royalistes!_ etc.
+
+La division Brayer, aussitôt la revue, se mit en marche sur Paris.
+
+Quand l'Empereur revint à l'archevêché, la grande galerie de ce palais
+était encombrée de généraux, de colonels, de magistrats,
+d'administrateurs de tous les rangs et de toutes les espèces: on croyait
+être aux Tuileries.
+
+L'Empereur s'arrêta quelques momens; il embrassa les généraux
+Mouton-Duvernet, Girard et autres officiers que Paris croyait à sa
+poursuite; et après avoir distribué, à droite et à gauche, quelques
+sourires et beaucoup de complimens, il passa dans son salon et admit à
+lui être présentés, la cour impériale, le corps municipal, les chefs des
+corps militaires et de la garde nationale.
+
+Il s'entretint long-tems avec eux, des fautes des Bourbons, et de la
+situation déplorable dans laquelle il retrouvait la France. Il leur
+avoua, avec une noble franchise, qu'il n'était point étranger à ses
+malheurs. «J'ai été entraîné, dit-il, par la force des événemens dans
+une fausse route. Mais instruit par l'expérience, j'ai abjuré cet amour
+de la gloire si naturel aux Français, qui a eu pour la France et pour
+moi tant de funestes résultats... Je me suis trompé en croyant que le
+siècle était venu de rendre la France le chef-lieu d'un grand empire;
+j'ai renoncé pour toujours à cette haute entreprise; nous avons assez de
+gloire, il faut nous reposer.
+
+«Ce n'est point l'ambition qui me ramène en France; c'est l'amour de la
+patrie. J'aurais préféré le repos de l'île d'Elbe aux soucis du trône,
+si je n'avais su que la France était malheureuse et qu'elle avait besoin
+de moi. En mettant le pied sur notre chère France, continua-t-il, après
+quelques réponses insignifiantes des auditeurs, j'ai fait le voeu de la
+rendre libre et heureuse: je ne lui apporte que des bienfaits. Je
+reviens pour protéger et défendre les intérêts que notre révolution a
+fait naître; je reviens pour concourir, avec les représentans de la
+nation, à la formation d'un pacte de famille, qui conservera à jamais la
+liberté et les droits de tous les Français: je mettrai désormais mon
+ambition et ma gloire à faire le bonheur de ce grand peuple duquel je
+tiens tout. Je ne veux point, comme Louis XVIII, vous octroyer une
+charte révocable, je veux vous donner une constitution inviolable, et
+qu'elle soit l'ouvrage du peuple et de moi.» Telles furent ses paroles;
+il les prononça d'un air si satisfait; il paraissait si confiant en lui
+et en l'avenir, qu'on se serait cru coupable, de douter de la pureté de
+ses intentions et du bonheur qu'il allait assurer à la France.
+
+Le langage qu'il tint à Lyon ne fut point le même, comme on le voit, que
+celui qu'il avait fait entendre à Gap et à Grenoble. Dans ces dernières
+villes, il avait cherché principalement à faire fermenter dans les têtes
+la haine des Bourbons et l'amour de la liberté: il s'était plutôt
+exprimé en citoyen qu'en monarque. Aucun mot, aucune assurance formelle
+n'avait révélé ses intentions. On aurait pu penser qu'il songeait autant
+à rétablir la république ou le consulat, que l'empire. À Lyon, plus de
+vague, plus d'incertitude; il parle en souverain, et promet de donner à
+la France une constitution nationale: L'idée du Champ de Mai lui était
+venue.
+
+Aucun de nous ne suspecta la sincérité des promesses et des résolutions
+de Napoléon.
+
+Le tems, la réflexion, le malheur, ce grand maître de l'homme, avaient
+opéré dans le caractère et les principes de Napoléon les plus favorables
+changemens.
+
+Autrefois, quand des obstacles imprévus venaient tout-à-coup contrarier
+ses projets, ses passions, habituées à n'être point contenues, à ne
+respecter aucun frein, se déchaînaient avec la fureur des flots en
+courroux; il parlait, il ordonnait, il décidait comme s'il eût été le
+maître de la terre et des élémens; rien ne lui paraissait impossible.
+
+Dans ses revers, il avait appris, dans le calme de la solitude et de la
+méditation, à commander à la violence de ses volontés, et à les
+soumettre au joug de la prudence et de la raison. Il avait lu
+attentivement les écrits, les pamphlets et même les libelles publiés
+contre lui; et au milieu des injures, des calomnies et des absurdités
+que souvent ils renfermaient, il y avait trouvé des vérités utiles, des
+observations judicieuses, des vues profondes, dont il avait su faire son
+profit.
+
+«Les princes, observe le savant auteur de l'Esprit des lois, ont dans
+leur vie des périodes d'ambition, auxquelles succèdent d'autres
+passions, et même l'oisiveté.» L'heure de l'oisiveté n'était point
+encore sonnée pour Napoléon; mais à l'ambition d'accroître sans mesure
+sa puissance, avait succédé le désir de rendre la France heureuse, et de
+réparer par une paix durable et un gouvernement paternel, tous les maux
+que la guerre lui avait faits.
+
+L'Empereur passa la soirée du onze dans son cabinet; sa première pensée
+fut pour l'Impératrice. Il lui écrivit une lettre fort tendre, qui
+commençait par ces mots remarquables: _Madame et chère épouse, je suis
+remonté sur mon trône._
+
+Il instruisit également le prince Joseph[58] qu'il avait ressaisi sa
+couronne, et le chargea de faire connaître aux puissances étrangères,
+par l'intermédiaire de leurs ministres près la Confédération Helvétique,
+que ses intentions étaient de ne plus troubler le repos de l'Europe, et
+de maintenir loyalement le traité de Paris. Il lui recommanda surtout de
+faire bien comprendre à l'Autriche et à la Russie, combien il aspirait à
+rétablir avec elles, dans toute leur intimité, ses anciennes liaisons.
+
+Il paraissait attacher un prix particulier à l'alliance de la Russie; sa
+prédilection était sans doute fondée sur des raisons politiques, faciles
+à concevoir: cependant, je crois qu'elle était également déterminée par
+les procédés généreux d'Alexandre envers les Français. Le renom et la
+popularité que ce prince avait acquis en France, excitaient et devaient
+exciter la jalousie de Napoléon; mais cette jalousie, attribut des
+grandes âmes, ne le rendait point injuste: il savait apprécier
+Alexandre.
+
+Napoléon, jusqu'alors, ne s'était occupé que d'enlever au Roi son armée;
+il pensa que le moment était venu de lui ravir aussi le sceptre de
+l'administration. «J'y suis décidé, me dit-il; je veux dès aujourd'hui
+anéantir l'autorité royale, et renvoyer les chambres; puisque j'ai
+repris le gouvernement, il ne doit plus exister d'autre autorité que la
+mienne; il faut qu'on sache, dès à présent, que c'est à moi seul qu'on
+doit obéir.» Alors il me dicta successivement les décrets suivans,
+connus sous le nom de _décrets de Lyon_.
+
+PREMIER DÉCRET
+
+ Lyon, le 13 Mars 1815.
+
+ Napoléon, Empereur des Français, etc. etc.
+
+ Considérant que la Chambre des pairs est composée en partie de
+ personnes qui ont porté les armes contre la France et qui ont
+ intérêt au rétablissement des droits féodaux, à la destruction de
+ l'égalité entre les différentes classes, à l'annulation des ventes
+ des domaines nationaux, et enfin à priver le peuple des droits
+ qu'il a acquis par vingt-cinq ans de combats contre les ennemis de
+ la gloire nationale;
+
+ Considérant que les pouvoirs des députés du Corps législatif
+ étaient expirés, et que dès lors la Chambre des communes n'a plus
+ aucun caractère national: qu'une partie de cette Chambre s'est
+ rendue indigne de la confiance de la nation, en adhérant au
+ rétablissement de la noblesse féodale abolie par la constitution
+ acceptée par le peuple, en faisant payer par la France des dettes
+ contractées à l'étranger pour tramer des coalitions et soudoyer des
+ armées contre le peuple Français; en donnant aux Bourbons le titre
+ de roi légitime: ce qui était déclarer rebelle le peuple Français
+ et les armées, proclamer seuls bons Français les émigrés qui ont
+ déchiré pendant vingt-cinq ans le sein de la patrie, et violer tous
+ les droits du peuple; en consacrant le principe, que la nation
+ était faite pour le trône, et non le trône pour la nation;
+
+ Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:
+
+ Art. 1. La Chambre des pairs est dissoute.
+
+ Art. 2. La Chambre des communes est dissoute; il est ordonné à
+ chacun des membres convoqués et arrivés à Paris depuis le 7 mars
+ dernier, de retourner sans délai dans leurs domiciles.
+
+ Art. 3. Les colléges électoraux des départemens de l'empire seront
+ réunis à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en
+ assemblée extraordinaire du Champ de Mai, afin de prendre les
+ mesures convenables pour corriger et modifier nos constitutions,
+ selon l'intérêt et la volonté de la nation; et en même tems pour
+ assister au couronnement de l'Impératrice, notre très-chère et
+ bien-aimée épouse, et à celui de notre cher et bien-aimé fils.
+
+ Art. 4. Notre grand maréchal, faisant fonctions de major-général de
+ la grande armée, est chargé de prendre les mesures nécessaires pour
+ la publication du présent décret.
+
+SECOND DÉCRET.
+
+ Napoléon; etc.
+
+ Art. 1. Tous les émigrés qui n'ont point été rayés, amnistiés ou
+ éliminés par nous ou par les gouvernemens qui nous ont précédés, et
+ qui sont rentrés en France depuis le 1er Janvier 1814, sortiront
+ sur-le-champ du territoire de l'empire.
+
+ Art. 2. Les émigrés qui, quinze jours après la publication de
+ présent décret, se trouveraient sur le territoire de l'Empire,
+ seront arrêtés et jugés conformément aux lois décrétées par nos
+ Assemblées nationales: à moins toutefois qu'il ne soit constaté
+ qu'ils n'ont pas eu connaissance du présent décret, auquel cas ils
+ seront simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie hors du
+ territoire.
+
+ Art. 3. Le séquestre sera mis sur tous leurs biens meubles et
+ immeubles, etc. etc.
+
+TROISIÈME DÉCRET.
+
+ Napoléon, etc.
+
+ Art. 1. La noblesse est abolie, et les lois de l'Assemblée
+ constituante seront mises en vigueur.
+
+ Art. 2. Les titres féodaux sont supprimés.
+
+ Art. 3. Les individus qui ont obtenu de nous des titres nationaux,
+ comme récompenses nationales, et dont les lettres patentes ont été
+ vérifiées au conseil du sceau de l'état, continueront à les porter.
+
+ Art. 4. Nous nous réservons de donner des titres aux descendans des
+ hommes qui ont illustré le nom français dans les différons siècles,
+ soit dans le commandement des armées de terre et de mer, dans les
+ conseils des souverains, dans les administrations civiles et
+ judiciaires, soit enfin dans les sciences et les arts et dans le
+ commerce, etc.
+
+QUATRIÈME DÉCRET.
+
+ Napoléon, etc.
+
+ Art. 1. Tous généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque
+ grade que ce soit, qui ont été introduits dans nos armées depuis le
+ 1er avril 1814, qui étaient émigrés, ou qui n'ayant pas émigré, ont
+ quitté le service au moment de la première coalition, quand la
+ patrie avait le plus grand besoin de leurs services, cesseront
+ sur-le-champ leurs fonctions, quitteront les marques de leur grade,
+ et se rendront au lieu de leur domicile, etc. etc.
+
+CINQUIÈME DÉCRET.
+
+ Napoléon, etc.
+
+ Considérant que, par nos constitutions, les membres de l'ordre
+ judiciaire sont inamovibles,
+
+ Nous décrétons:
+
+ Art. 1. Tous les changemens arbitraires opérés dans nos cours et
+ tribunaux inférieurs, sont nuls et non avenus.
+
+ Art. 2. Les présidens de la cour de cassation, notre
+ procureur-général, et les membres qui ont été, injustement et par
+ esprit de réaction, renvoyés de ladite cour, sont rétablis dans
+ leurs fonctions, etc. etc.
+
+Par quatre autres décrets, l'Empereur ordonna: 1.° que le séquestre
+serait apposé sur les biens de la famille des Bourbons; 2.° que tous les
+biens des émigrés, qui appartenaient à la Légion d'Honneur, aux
+hospices, aux communes, à la caisse d'amortissement ou aux domaines,
+seraient rendus à ces divers établissemens; 3.° que la maison du roi et
+les Suisses seraient licenciés, et qu'aucun corps étranger ne pourrait
+être admis à la garde du souverain; 4.° que la décoration du lys, les
+ordres de Saint-Louis, du Saint-Esprit, de Saint-Michel seraient abolis.
+
+Ces décrets, qui embrassaient à la fois toutes les parties de
+l'administration politique, civile et militaire de l'état, se
+succédèrent si rapidement, que Napoléon eut à peine le tems de les
+entremêler de quelques paroles.
+
+En rétablissant sur leurs siéges les magistrats qui en avaient été
+expulsés, il conquit d'un trait de plume tous les membres de l'ordre
+judiciaire; mais je ne sais pourquoi il n'étendit point cette utile
+mesure aux fonctionnaires de l'ordre administratif, et principalement
+aux préfets et aux sous-préfets que M. de Montesquieu avait si
+cruellement persécutés. Parmi ces fonctionnaires, il en était sans doute
+qui, par la faiblesse ou l'incapacité qu'ils avaient montrées dans les
+derniers momens du gouvernement impérial, ne méritaient point de
+confiance; mais le plus grand nombre en était resté digne; et Napoléon,
+en les replaçant à la tête de leurs anciens administrés, unissait à
+l'avantage de réparer publiquement une injustice royale, celui de
+confier l'administration à des hommes expérimentés, et qui, connaissant
+déjà les partisans de la révolution et ceux des Bourbons, n'avaient qu'à
+se montrer pour intimider les uns et féconder le patriotisme des autres.
+
+À cette exception près, tout ce qu'il fit à Lyon, me paraît un
+chef-d'oeuvre d'esprit et d'adresse.
+
+Il fallait renverser la Chambre des Pairs; d'un seul coup il la
+terrasse: _Elle n'est composée_, dit-il, _que d'hommes qui ont porté les
+armes contre la patrie, et ont intérêt au rétablissement des droits
+féodaux et à l'annulation des ventes nationales_.
+
+La Chambre des Députés avait montré de la résistance aux ministres et de
+l'attachement aux doctrines libérales; il était difficile de la
+dépopulariser: l'Empereur y réussit par un seul mot: _Elle s'est montrée
+indigne de la confiance de la nation, en faisant payer au peuple les
+dettes contractées à l'étranger pour répandre le sang français_.
+
+Il fallait rassurer la France sur l'avenir; _il appelle les électeurs au
+Champ de Mai_. Il fallait donner à penser qu'il avait des intelligences
+avec l'Autriche, et que Marie-Louise lui serait rendue: _il annonce le
+prochain couronnement de l'Impératrice et de son fils_.
+
+Il fallait séduire les patriotes, les républicains: _il abolit la
+noblesse féodale, et déclare que le trône est fait pour la nation, et
+non point la nation pour le trône_. Il fallait tranquilliser les
+acquéreurs de domaines nationaux: _il chasse les émigrés non rayés, et
+reprend leurs biens_; plaire aux pauvres et aux paysans: _il restitue
+aux hospices et aux communes les biens dont on les avait dépouillés_;
+flatter la garde et l'armée: _il expulse de leurs rangs les étrangers,
+les émigrés, licencie la maison du roi, et rend à la Légion d'Honneur
+ses dotations et ses prérogatives_.
+
+Qu'on critique sa conduite à Lyon, qu'on la représente comme celle d'un
+forcené qui veut tout changer, tout détruire, tout bouleverser; peu
+importe... ceux qui jugent sans partialité trouveront, je crois, qu'il
+se conduisit avec toute l'habileté d'un politique consommé. Il sut
+commander la confiance, dissiper les craintes, affermir le dévouement,
+enthousiasmer le peuple et l'armée: que pouvait-il faire de plus?
+
+Les dispositions faites à Paris contre lui, lui furent connues le 12. Il
+parut charmé qu'on eût donné un commandement au Maréchal Ney, non point
+qu'il eût des intelligences avec lui, mais parce qu'il connaissait la
+faiblesse et la mobilité de son caractère. Il prescrivit au grand
+Maréchal de lui écrire: «Vous l'instruirez, lui dit-il, du délire
+qu'excite mon retour, et de la réunion successive à mon armée de toutes
+les forces dirigées contre moi; vous lui direz que les troupes qu'il
+commande, imiteront infailliblement tôt ou tard l'exemple de leurs
+braves camarades, et que les efforts qu'il pourrait tenter, n'auraient
+d'autre résultat que de retarder tout au plus de quelques jours la chute
+des Bourbons; faites-lui entendre qu'il sera responsable envers la
+France, envers moi, de la guerre civile et du sang qu'elle fera verser;
+_flattez-le_, ajouta l'Empereur, mais ne le _caressez_ pas trop, il
+croirait que je le crains, et se ferait prier.
+
+On écrivit aussi à tous les chefs de corps qu'on savait être cantonnés
+dans les départemens voisins. Aucune de ces lettres ne portait le
+caractère de la supplication. L'Empereur parlait déjà en maître: il ne
+priait point, il ordonnait.
+
+Tout étant terminé, Napoléon partit le 15, et profondément ému de
+l'amour que les Lyonnais lui avaient témoigné, il leur fit ses adieux en
+ces termes:
+
+ «LYONNAIS! Au moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma
+ capitale, j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentimens
+ que vous m'avez inspirés; vous avez toujours été au premier rang
+ dans mes affections. Sur le trône ou dans l'exil vous m'avez
+ toujours montré les mêmes sentimens: le caractère élevé qui vous
+ distingue vous a mérité toute mon estime: dans des momens plus
+ tranquilles je reviendrai pour m'occuper de vos manufactures et de
+ votre ville.»
+
+ «Lyonnais, je vous aime.»
+
+Ces derniers mots étaient l'expression naïve de ce qu'il éprouvait; il
+les prononça, en les dictant, avec ce charme indéfinissable qu'il
+imprimait à ses paroles, lorsqu'elles partaient de son coeur.
+
+On a tant parlé de la dureté du coeur et du langage de Napoléon, que tout
+ce qui s'écarte de l'opinion reçue, doit paraître fabuleux. Cependant il
+est vrai (et ceux qui ont approché l'Empereur l'attesteront) qu'il était
+bien loin d'être aussi insensible qu'on le croit communément. Son
+éducation militaire et le besoin de commander le respect et la crainte,
+l'avaient rendu grave, sévère et inflexible, l'avaient habitué à
+contraindre et à mépriser les inspirations de sa sensibilité. Mais quand
+la nature reprenait ses droits, il trouvait du charme à céder aux
+mouvemens de son âme, et il exprimait alors les émotions ou les
+sentimens qui l'avaient subjugué avec un accent vif et passionné, avec
+une douceur et une grâce aussi séduisantes qu'inimitables.
+
+Les Lyonnais méritaient au surplus l'estime et l'amour que leur vouait
+Napoléon. Quoique jeune encore, j'ai vu plus d'une fois se manifester
+l'engouement et l'enthousiasme populaire; et jamais je ne vis rien de
+comparable aux transports de joie et de tendresse que firent éclater les
+Lyonnais. Non-seulement les quais, les places voisines du palais de
+l'Empereur, mais les rues, même les plus éloignées, retentissaient
+d'acclamations perpétuelles[59]. Les ouvriers et leurs maîtres, le
+peuple et les bourgeois, bras dessus, bras dessous, allaient et venaient
+dans la ville en chantant, en dansant, en s'abandonnant aux impulsions
+de la plus vive gaieté; ils s'arrêtaient sans se connaître; ils se
+pressaient la main, s'embrassaient et se félicitaient du retour de
+l'Empereur comme s'il leur eût rendu la fortune, l'honneur et la vie.
+
+La garde nationale, touchée de la confiance qu'il lui avait témoignée,
+en remettant entre ses mains la garde de sa personne, partageait avec
+non moins d'ardeur l'ivresse générale; et le jour du départ de Napoléon
+fut pour la ville de Lyon un jour de tristesse et de regrets, comme
+celui de son arrivée avait été pour elle un véritable jour de fête.
+
+Nous fûmes coucher à Mâcon. L'Empereur ne voulut point descendre à la
+préfecture, et fut loger à l'auberge du _Sauvage_. Il n'avait plus
+besoin, comme à Grenoble et à Lyon, d'attendre aux portes des villes; le
+peuple et les magistrats accouraient à sa rencontre et se disputaient
+l'honneur de lui offrir les premiers leurs hommages et leurs voeux.
+
+Il reçut, le lendemain matin, les félicitations de la garde nationale,
+du corps municipal, etc. L'un des adjoints du maire lui déclama un long
+amphigouri qui nous amusa beaucoup. Quand il eut fini, l'Empereur lui
+dit: «Vous avez donc été bien étonné d'apprendre mon débarquement?--Ah!
+parbleu oui, répondit l'orateur; quand j'ai su que vous étiez débarqué,
+je disais à tout le monde, il faut que cet homme-là soit fou; il n'en
+réchappera pas.» Napoléon ne put s'empêcher de rire de cette naïveté.
+«Je sais, lui dit-il en souriant malicieusement, que vous êtes tous un
+peu sujets à vous effrayer, vous me l'avez prouvé dans la dernière
+campagne; vous auriez dû vous conduire comme l'ont fait les Châlonnais;
+vous n'avez point soutenu l'honneur des Bourguignons.--Ce n'est point
+notre faute, Sire, reprit un des assistans; nous étions mal dirigés,
+vous nous aviez donné un mauvais maire.--Cela est possible: nous avons
+tous fait des sottises, il faut les oublier; le bonheur et le salut de
+la France, voilà désormais le seul objet dont nous devions nous
+occuper.» Il les congédia amicalement.
+
+Le préfet avait battu en retraite: l'Empereur me demanda son nom;
+c'était un nommé Germain qu'il avait fait comte et chambellan sans trop
+savoir pourquoi. «Comment, me dit-il, ce petit Germain s'est cru obligé
+de me fuir, il nous reviendra;» et il ne s'en occupa plus.
+
+Il me chargea de faire insérer dans le journal du département la
+relation des événemens de Grenoble et de Lyon. Le rédacteur, royaliste
+enragé, s'était caché; je confiai au nouveau sous-préfet le soin
+d'accomplir les ordres de l'Empereur; mais, soit insouciance ou
+incapacité, il eut recours à l'imprimeur du journal qui lui fit faire un
+article bien éloigné de remplir nos vues.
+
+On débutait par l'éloge le plus juste, mais le plus inopportun, de la
+bonté de Louis XVIII; et l'on finissait par déclarer en substance qu'un
+roi si bon n'était point fait pour régner sur les Français, et qu'il
+leur fallait un souverain tel que Napoléon, etc.
+
+L'Empereur, qui voulait tout lire, me demanda le journal. Je feignis de
+ne l'avoir point sous la main; après mille efforts pour le détourner de
+le voir, il fallut enfin le lui présenter. Je croyais qu'il allait me
+donner une semonce; il se contenta de me dire: «Changez-moi cet
+homme-là, c'est un sot, et priez-le à l'avenir de ne plus se mêler de
+faire mon éloge.» Je le fis venir, je le tançai; et, comme moi, il en
+fut quitte pour la peur.
+
+Ce fut à Mâcon que, pour la première fois, nous reçûmes des nouvelles
+officielles de ce qui se passait à Paris; elles nous furent apportées
+par M***. C'était véritablement une chose étonnante que la maladresse
+avec laquelle le parti royaliste faisait la police des routes. Aucun de
+ses émissaires ne nous échappait, tandis que les nôtres allaient et
+revenaient sans éprouver d'obstacles. Il fallait que la rage ou la peur
+eût fait perdre la tête à tous les royalistes. M*** assura l'Empereur
+que la garde nationale paraissait déterminée à défendre le roi, et que
+le roi avait déclaré qu'il ne quitterait point les Tuileries. «S'il veut
+m'y attendre, dit Napoléon, j'y consens; mais j'en doute fort. Il se
+laisse endormir par les fanfaronnades des émigrés; et quand je serai à
+vingt lieues de Paris, ils l'abandonneront comme les nobles de Lyon ont
+abandonné le comte d'Artois. Que pourrait-il faire d'ailleurs avec les
+vieilles poupées qui l'entourent? un seul de nos grenadiers, avec la
+crosse de son fusil, en culbuterait une centaine... La garde nationale
+crie de loin; quand je serai aux barrières, elle se taira. Son métier
+n'est point de faire la guerre civile, mais de maintenir l'ordre et la
+paix intérieure; la majorité est bonne, il n'y a de mauvais que quelques
+officiers; je les ferai chasser. Retournez à Paris; dites à mes amis de
+ne point se compromettre, et que dans dix jours mes grenadiers seront de
+garde aux Tuileries: allez.»
+
+Nous arrivâmes à Châlons le 14, de fort bonne heure. Il faisait un temps
+épouvantable, et cependant toute la population s'était portée hors de la
+ville pour voir l'Empereur quelques momens plus tôt. Il aperçut, à
+l'approche des murs, des caissons et de l'artillerie, et s'en étonna.
+«Ils étaient destinés, lui dit-on, à agir contre vous: nous les avons
+arrêtés au passage, et nous vous les présentons.--C'est bien, mes
+enfans; vous avez toujours été de bons citoyens.»
+
+Il fut très-satisfait de se trouver parmi les Châlonnais, et leur fit un
+accueil plein d'estime et d'affection. «Je n'ai point oublié, leur
+dit-il, que vous avez pendant quarante jours résisté à l'ennemi, et
+défendu vaillamment le passage de la Saône; si tous les Français avaient
+eu votre courage et votre patriotisme, il ne serait pas sorti de France
+un seul étranger.» Il leur témoigna le désir de connaître les braves qui
+s'étaient le plus distingués; et, sur leur témoignage unanime, il
+accorda sur le champ la décoration de la Légion-d'Honneur au maire de
+Saint-Jean de Lône; «C'est pour des braves comme lui et comme vous, leur
+dit-il, que j'ai institué la Légion-d'Honneur, et non point pour les
+émigrés pensionnés de nos ennemis.» Quand cette audience fut finie, il
+me dit: «Le maire de Châlons n'est point venu, c'est cependant moi qui
+l'ai nommé; mais il tient à une famille d'autrefois, et probablement il
+a des scrupules. Les habitans s'en plaignent, et lui feront un mauvais
+parti. Il faut que vous alliez le voir. S'il vous oppose ses sermens,
+dites-lui que je l'en dégage, et faites-lui sentir que, s'il attend
+qu'il en soit délivré par Louis XVIII, il attendra long-tems. Dites-lui
+enfin tout ce que vous voudrez, je me soucie fort peu de sa visite;
+c'est pour lui que je désire qu'il vienne. S'il ne vient pas, le peuple
+le lapidera après mon départ. Germain l'a échappé belle; que son exemple
+lui serve de leçon[60].
+
+Je me rendis à l'instant même à la municipalité; j'y trouvai le maire et
+quelques conseillers municipaux. Il me parut un homme de mérite. Je lui
+annonçai que j'étais chargé ordinairement de présenter à Sa Majesté les
+autorités municipales; que j'avais vu avec surprise qu'il ne s'était
+point empressé, comme les maires des autres villes, de venir rendre ses
+devoirs à l'Empereur; qu'il craignait sans doute d'être mal accueilli,
+et que je venais le rassurer, etc. Il me répondit franchement, «qu'il
+avait pour Napoléon beaucoup de respect et d'admiration; mais qu'ayant
+juré fidélité à Louis XVIII, il croyait devoir observer son serment,
+tant qu'il n'en serait point dégagé.» J'avais d'avance ma réponse faite.
+
+«Ainsi que vous, lui dis-je, je regarde le parjure comme l'action la
+plus avilissante que puissent commettre les hommes: mais il faut faire
+une distinction entre le serment volontaire et le serment conventionnel
+que les peuples prêtent à leurs gouvernemens. Aux yeux de la raison, ce
+serment n'est qu'un acte de soumission locale; qu'une formalité pure et
+simple, que le monarque, quel qu'il soit, a le droit d'exiger de ses
+sujets, mais qui ne peut ni ne doit enchaîner à perpétuité leurs
+personnes et leur foi. La France, depuis 1789, a juré tour à tour d'être
+fidèle à la Royauté, à la Convention, à la République, au Directoire, au
+Consulat, à l'Empire, à la Charte: si les Français qui avaient prêté
+serment à la Royauté, eussent voulu s'opposer, pour l'acquit de leur
+conscience, à l'établissement de la République; si ceux qui avaient
+prêté serment à la République, se fussent opposés à l'établissement de
+l'Empire, etc., dans quel état de désordre et d'anarchie, dans quel
+déluge de maux et de sang n'auraient-ils point plongé notre malheureuse
+patrie? La volonté nationale, dans de semblables occurrences, doit être
+le seul guide de notre conscience et de nos actions; du moment où elle
+se manifeste, le devoir des bons citoyens est de céder et d'obéir.--Ces
+principes, reprit-il, peuvent être bons en règle générale; maïs nous
+nous trouvons dans un cas d'exception inconnu jusqu'à ce jour. Lorsque
+les gouvernemens qui ont existé depuis la révolution, ont été renversés,
+le gouvernement nouveau s'est emparé de l'autorité, et l'on a pu penser
+qu'il avait pour lui l'assentiment national; mais ici, c'est autre
+chose: le gouvernement royal subsiste, l'Empereur a volontairement
+abdiqué, et tant que le Roi n'aura point renoncé à la couronne, je le
+regarderai comme le souverain de la France.--Si vous attendez la
+renonciation du Roi pour reconnaître l'Empereur, lui répliquai-je, vous
+attendrez long-tems. Le roi n'a-t-il pas prétendu qu'il n'avait pas
+cessé de régner sur la France depuis vingt-cinq ans; et s'il se croyait
+souverain de la France à une époque où le gouvernement impérial avait
+été légitimé par les suffrages unanimes de la France et reconnu par
+l'Europe entière, croyez-vous qu'il veuille aujourd'hui renoncer à la
+couronne? Le tems où les Rois régnaient en vertu du droit divin est loin
+de nous; leurs droits ne sont plus fondés que sur le consentement tacite
+ou formel des nations: du moment où les nations les répudient, le
+contrat est rompu; les sermens conditionnels qu'on leur avait prêtés,
+sont annulés de fait et de droit, sans qu'il soit nullement besoin de
+leur intervention et de leur agrément; car, comme le disent les
+proclamations de Napoléon: _les Rois sont faits pour les peuples; et non
+les peuples pour les Rois_. Quant à l'abdication volontaire ou forcée de
+Napoléon et aux droits nouvellement acquis par Louis XVIII, il faudrait,
+pour résoudre cette partie de vos objections, examiner si le chef d'une
+nation a le droit de se dessaisir, sans son aveu, de l'autorité qui lui
+a été confiée, et si un gouvernement imposé par l'influence ou la force
+des armes des étrangers réunit les caractères de légitimité que vous lui
+attribuez: le tems ne nous permet point de nous livrer à cet examen:
+j'ai lu dans tous nos publicistes, qu'on devait obéissance au
+gouvernement de fait, et puisque l'Empereur a repris de fait le sceptre
+de l'état, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de nous
+soumettre à ses lois, sauf, ajoutai-je en plaisantant, à laisser à la
+postérité le soin de juger la question de droit entre Napoléon et Louis
+XVIII. Au surplus, continuai-je, je vous rends parfaitement le maître
+d'embrasser le parti que vous jugerez convenable; mon intention n'est
+point de surprendre votre opinion ni de violenter votre conscience; ne
+regardez, je vous prie, les efforts que j'ai pu faire pour vous
+convaincre, que comme une preuve du désir de vous ramener à mon avis par
+l'ascendant de la raison.--Allons, Monsieur, me dit-il, je me rends à
+vos observations; veuillez nous annoncer à Sa Majesté.» Le lendemain il
+fut destitué!
+
+Le 16, nous couchâmes à Avalon. Napoléon y fut accueilli comme il
+l'avait été partout, c'est-à-dire, au milieu des démonstrations
+d'allégresse qui tenaient véritablement du délire: on se pressait, on
+s'étouffait, pour l'apercevoir, pour l'entendre, pour lui parler: son
+logement était en un instant entouré, assiégé par une foule si nombreuse
+et si opiniâtre, qu'il nous était impossible d'entrer ou de sortir, sans
+passer sur le corps à toute la population du pays. Les hommes qui
+faisaient partie de la Garde nationale, voulaient rester en faction du
+matin au soir. Les femmes les plus distinguées de la ville passèrent le
+jour et la nuit dans les escaliers et dans les corridors, pour guetter
+son passage. Trois d'entr'elles, fatiguées de s'être tenues debout toute
+la journée faute de siéges, nous demandèrent la permission de s'asseoir
+près de nous: c'était dans une salle (contiguë à la chambre de
+l'Empereur), où l'on avait jeté à terre des matelas pour que nous
+puissions reposer quelques momens. Rien n'était plaisant comme de voir
+ces trois jeunes et élégantes Bonapartistes, groupées timidement sur un
+grabat, au milieu de notre sale bivouac. Nous cherchâmes leur tenir
+compagnie, mais nos yeux se fermaient malgré nos efforts: «Dormez, nous
+dirent-elles, nous veillerons sur l'Empereur.» Effectivement la fatigue
+l'emporta sur la galanterie, et bientôt nous nous endormîmes
+honteusement à leurs pieds. À notre réveil, nous trouvâmes l'une de ces
+dames en faction à la porte de Napoléon; il le sut et la remercia de son
+dévouement en termes fort aimables et fort polis.
+
+Ce fut à Avalon, je crois[61], qu'un officier d'état-major vint nous
+apporter la soumission et l'ordre du jour du Maréchal Ney[62]. On
+imprima dans la nuit cet ordre du jour; mais l'Empereur, après l'avoir
+relu, le fit changer et réimprimer; j'ignore si Sa Majesté jugea
+convenable de l'altérer, ou si l'imprimeur avait commis quelque méprise.
+
+L'Empereur arriva le 17 à Auxerre; et pour la première fois, il fut reçu
+par un Préfet. Il descendit à la préfecture. Sur la cheminée du premier
+salon, se trouvait le buste de l'Impératrice et de son fils, et dans le
+salon suivant, le portrait en pied de Napoléon, revêtu de ses ornemens
+impériaux: on aurait pu croire que le règne de l'Empereur n'avait jamais
+été interrompu.
+
+Napoléon reçut immédiatement, les félicitations de toutes les autorités
+et des tribunaux; ces félicitations commençaient à n'être plus à nos
+yeux un acte de dévouement, mais l'accomplissement d'un devoir. Après
+s'être entretenu avec les uns et les autres des grands intérêts de
+l'état, l'Empereur dont la bonne humeur était inépuisable, se mit à
+plaisanter sur la cour de Louis XVIII. «Sa cour, dit-il, a l'air de
+celle du Roi Dagobert; on n'y voit que des antiquailles; les femmes y
+sont vieilles et laides à faire peur: il n'y avait de jolies femmes que
+les miennes, mais on les traitait si mal qu'elles ont été forcées de la
+déserter. Tous ces gens-là n'ont que de la morgue et de la fierté: on
+m'a reproché d'être fier; je l'étais avec les étrangers; mais jamais on
+ne m'a vu souffrir que mon Chancelier mît un genou en terre pour prendre
+mes ordres; ni obliger mes Préfets et mes Maires à servir à table mes
+courtisans et mes douairières[63]. On dit que les hommes de la cour ne
+valent guères mieux que les femmes, et que, pour se distinguer de mes
+généraux, que j'avais couverts d'or, ils y vont vêtus comme des pauvres.
+Ma cour, il est vrai, était superbe; j'aimais le luxe, non pour moi, un
+frac de soldat me suffit; je l'aimais, parce qu'il fait vivre nos
+ateliers; sans luxe, point d'industrie. J'ai aboli à Lyon toute cette
+noblesse à parchemin: elle n'a jamais senti ce qu'elle me devait; c'est
+moi qui l'ai relevée, en faisant des comtes et des barons de mes
+meilleurs généraux. La noblesse est une chimère: les hommes sont trop
+éclairés pour croire qu'il y en a parmi eux qui sont nobles et d'autres
+qui ne le sont pas; ils descendent tous de la même souche; la seule
+distinction est celle des talens et des services rendus à l'état: nos
+lois n'en reconnaissent point d'autres.»
+
+L'Empereur, en arrivant à Auxerre, avait cru y trouver le maréchal Ney:
+«Je ne conçois pas, dit-il au général Bertrand, pourquoi Ney n'est point
+ici; cela me surprend et m'inquiète; aurait-il changé d'idées? Je ne le
+crois pas: Il n'aurait point laissé Gamot[64] se compromettre. Cependant
+il faut savoir à quoi s'en tenir; voyez cela.» Quelques heures après, le
+maréchal arriva; il était environ huit heures du soir; le comte Bertrand
+vint en prévenir l'Empereur. «Le maréchal, avant de se présenter devant
+Votre Majesté, lui dit-il, veut recueillir ses idées, et justifier par
+écrit la conduite qu'il a tenue avant et depuis les événemens de
+Fontainebleau.--Qu'ai-je besoin de justification? répondit Napoléon;
+dites-lui que je l'aime toujours, et que je l'embrasserai demain.» Il ne
+voulut point le recevoir le jour même, pour le punir s'être fait
+attendre.
+
+Le lendemain, l'Empereur, en l'apercevant, lui dit: «Embrassez-moi, mon
+cher maréchal, je suis bien aise de vous voir. Je n'ai pas besoin
+d'explication ou de justification; je vous ai toujours honoré et estimé
+comme le brave des braves.--Sire, les journaux ont avancé un tas de
+mensonges que je voulais détruire; ma conduite a toujours été celle d'un
+bon soldat et d'un bon Français.--Je le sais; aussi n'ai-je point douté
+de votre dévouement.--Vous avez eu raison, Sire. Votre Majesté pourra
+toujours compter sur moi, quand il s'agira de la patrie... _c'est pour
+la patrie que j'ai versé mon sang, et je suis prêt à le verser pour elle
+jusqu'à la dernière goutte. Je vous aime, Sire, mais la patrie avant
+tout! avant tout_.»--L'Empereur l'interrompant: «C'est le patriotisme
+qui me ramène aussi en France. J'ai su que la patrie était malheureuse,
+et je suis venu pour la délivrer des émigrés et des Bourbons; je lui
+rendrai tout ce qu'elle attend de moi.--Votre Majesté sera sûre que nous
+la soutiendrons: avec de la justice, on fait des Français tout ce qu'on
+veut. Les Bourbons se sont perdus pour avoir voulu faire à leur tête, et
+s'être mis l'armée à dos.--Des princes qui n'ont jamais su ce que
+c'était qu'une épée nue ne pouvaient honorer l'armée; ils étaient
+humiliés et jaloux de sa gloire.--Oui, Sire, ils cherchaient sans cesse
+à nous humilier: je suis encore indigné, quand je pense qu'un maréchal
+de France, qu'un vieux guerrier comme moi fut obligé de se mettre à
+genoux devant ce... de duc de B..., pour recevoir la croix de
+Saint-Louis. Cela ne pouvait durer, et si vous n'étiez venu les chasser,
+nous allions les chasser nous-mêmes[65].--Comment vos troupes sont-elles
+disposées?--Fort bien, Sire; j'ai cru qu'elles m'étoufferaient, quand je
+leur ai annoncé que nous allions marcher au-devant de vos aigles.--Quels
+généraux avez-vous avec vous?--Lecourbe et Bourmont.--En êtes-vous
+sûr?--Je répondrais de Lecourbe, mais je ne suis point aussi sûr de
+Bourmont.--Pourquoi ne sont-ils point venus ici?--Ils ont montré de
+l'hésitation; et je les ai laissés.--Ne craignez vous pas que Bourmont
+ne remue, et ne vous mette dans l'embarras?--Non, Sire, il se tiendra
+tranquille; d'ailleurs il ne trouverait personne pour le seconder. J'ai
+chassé des rangs tous les voltigeurs de Louis XIV[66] qu'on nous avait
+donnés, et tout le pays est dans l'enthousiasme.--N'importe, je ne veux
+point lui laisser la possibilité de nous inquiéter: vous ordonnerez
+qu'on s'assure de lui et des officiers royalistes, jusqu'à notre entrée
+à Paris. J'y serai sans doute du 20 au 25, et plus tôt: si nous y
+arrivons, comme je l'espère, sans obstacle, croyez-vous qu'ils se
+défendront?--Je ne le crois pas, Sire; vous savez bien ce que c'est que
+les Parisiens, ils font plus de bruit que de besogne.--J'ai reçu ce
+matin des dépêches de Paris; les patriotes m'attendent avec impatience,
+et sont près de se soulever. Je crains qu'il ne s'engage quelque affaire
+entr'eux et les royalistes. Je ne voudrais pas, pour tout au monde,
+qu'une tache de sang souillât mon retour. Les communications avec Paris
+vous sont faciles; écrivez à nos amis, écrivez à Maret, que nos affaires
+vont bien, que j'arriverai sans tirer un seul coup de fusil; et qu'ils
+se réunissent tous, pour empêcher le sang de couler. Il faut que notre
+triomphe soit pur comme la cause que nous servons.» Les généraux
+Bertrand et Labédoyère, présens à cet entretien, se mêlèrent alors de la
+conversation, et après quelques minutes, l'Empereur les quitta et rentra
+dans son cabinet.
+
+Il écrivit à l'Impératrice pour la troisième fois. Cette lettre
+terminée, Napoléon s'occupa des moyens de faire embarquer une partie de
+son armée harassée par les marches forcées: il fit venir le chef de la
+marine, se fit rendre compte du nombre de ses bateaux, des moyens de
+prévenir les accidens, etc. Il entra avec lui dans de tels détails, que
+cet homme avait peine à revenir de sa surprise et à comprendre comment
+un Empereur en savait autant qu'un batelier. Napoléon tenait à ce que
+ses troupes partissent promptement. Plusieurs fois il m'ordonna d'en
+aller presser l'embarquement: son habitude était d'employer ceux qui
+l'entouraient à tout ce qui lui passait par la tête. Son génie ne
+connaissant aucune limite, il croyait que nous autres faibles mortels
+nous devions également tout savoir et tout faire.
+
+L'Empereur avait donné l'ordre à ses éclaireurs de lui amener les
+courriers de la malle, et m'avait chargé de l'examen des dépêches. Je
+faisais une guerre implacable à la correspondance ministérielle, et si
+j'y trouvais souvent des injures et des menaces dont je pouvais prendre
+ma part, elles m'offraient du moins des détails aussi importans que
+curieux. Je remarquai particulièrement deux instructions secrètes, dont
+la publication couvrirait leurs auteurs, même aujourd'hui, d'un opprobre
+éternel. Les lettres _comme il faut_ étaient tout aussi révoltantes. La
+plupart dictées par la haine en délire auraient pu légitimer les
+rigueurs de la justice: mais je les regardais comme l'oeuvre pitoyable de
+cerveaux malades; et je me contentais, avant de les rendre au courrier,
+d'y ajouter en grosses lettres un _Vu_ qui, semblable à la tête de
+Méduse, aura sans doute pétrifié plus d'un noble lecteur.
+
+Les conjurations ténébreuses des ennemis de Napoléon n'étaient point le
+seul objet sur lequel se reportaient mes yeux indiscrets. Quelquefois je
+me trouvais initié, sans le vouloir, à de plus doux mystères, et ma
+plume par mégarde traçait le fatal _Vu_ au bas de ces épîtres, qui ne
+doivent charmer les regards que du mortel heureux auquel l'amour les
+destine.
+
+Ce fut par les journaux et la correspondance particulière, que nous
+apprîmes que des Vendéens étaient soi-disant partis de Paris dans
+l'intention d'assassiner l'Empereur. Un journal, qu'il serait superflu
+de nommer, annonçait même que ces Messieurs s'étaient déguisés en
+soldats et en femmes, et que bien sûrement _le Corse_ ne leur
+échapperait point.
+
+Si Napoléon ne parut point s'inquiéter de ces complots criminels, ils
+nous inquiétèrent pour lui. Auparavant, lorsque des voyageurs
+demandaient à lui donner des nouvelles, je m'esquivais pour jouir de
+quelques momens de liberté; dès-lors je ne le quittai plus, et la main
+sur mon épée, je ne perdais point de vue un seul instant les yeux,
+l'attitude et les gestes des personnes qu'il admettait en sa présence.
+
+Le comte Bertrand, le général Drouot et les autres officiers de sa
+maison, redoublèrent également de soin et de surveillance. Mais il
+semblait que l'Empereur prît à tâche de défier les coups de ses
+meurtriers. Le jour même, il passa sur la place publique la revue du
+14ème de ligne, et se confondit ensuite avec le peuple et les soldats.
+En vain, nous cherchâmes à l'entourer; on nous bousculait avec tant de
+persévérance et d'impétuosité, qu'il ne nous était point possible de
+rester un moment de suite auprès de sa personne. La manière dont nous
+étions coudoyés l'amusait infiniment; il Se moquait de nos efforts, et
+pour nous braver, s'enfonçait plus avant encore au milieu de la foule
+qui nous tenait assiégés.
+
+Notre défiance pensa devenir fatale à deux émissaires ennemis.
+
+L'un d'eux, officier d'état-major, vint nous offrir ses services; on le
+questionna: il ne sut à peu près que répondre. Son embarras excitait
+déjà de violens soupçons, lorsque par malheur on s'aperçut qu'il avait
+un pantalon vert. Il n'en fallut point davantage pour persuader à tout
+le monde que c'était un garde d'Artois déguisé: on lui fit subir un
+nouvel interrogatoire; il répondit encore avec plus de gaucherie; et
+atteint et convaincu d'être éminemment suspect et d'avoir de plus un
+pantalon vert, il allait être jeté par la fenêtre, lorsque heureusement
+le comte Bertrand vint à passer et ordonna qu'on ne le fît sortir que
+par la porte.
+
+Cet officier de nouvelle fabrique n'était point venu pour tuer Napoléon;
+il avait été envoyé pour explorer seulement ce qui se passait à son
+quartier-général.
+
+Le même jour fut témoin d'une autre scène: un chef d'escadron de
+hussards, décoré d'un coup de sabre sur la figure, vint également se
+réunir à nous: on le reçut à merveille; on l'invita même à déjeuner à la
+table des grands officiers de la maison. Le vin est l'écueil du
+mensonge; et le nouveau venu, oubliant son rôle, s'expliqua si
+clairement, qu'il fut facile de le reconnaître pour un faux frère. Il
+annonça que le roi avait pour lui la garde nationale de Paris et toute
+la garde impériale; que chaque soldat resté fidèle obtenait cinq cents
+francs de dotation, chaque officier mille francs et un grade de plus,
+etc., etc.; que Napoléon avait été mis hors la loi, et que s'il était
+pris... À ces mots, le colonel ***, assis à côté de lui, lui sauta au
+collet; tout le monde à la fois voulait l'assommer; moi seul, je ne le
+voulus point: «l'Empereur, leur dis-je, messieurs, n'entend point qu'on
+répande de sang: vous avez juré de ne point faire de quartier aux
+assassins, mais cet homme n'en est point un: c'est sans doute un espion.
+Nous ne les craignons point; qu'il aille dire à ceux qui l'envoyent ce
+qu'il a vu; buvons tous à la santé de notre Empereur, _vive
+l'Empereur!_» Il fut conspué et chassé, et nous ne le revîmes plus.
+
+Un autre déserteur de l'armée royale se présenta pour révéler,
+disait-il, à l'Empereur, un secret important. L'Empereur, qui ne connaît
+d'autre secret que la force, ne voulut point perdre son tems à
+l'écouter; il me le renvoya. C'était un officier de hussards, ami et
+complice de Maubreuil: il ne me jugea point digne de ses confidences, et
+je le conduisis au grand maréchal. Il lui déclara, en substance, qu'il
+avait été chargé, ainsi que Maubreuil, par le gouvernement provisoire et
+par de très-grands personnages, d'assassiner l'Empereur lors de son
+départ pour l'île d'Elbe; qu'il avait eu horreur d'un crime aussi
+épouvantable et n'avait point voulu l'accomplir; et qu'après avoir sauvé
+une première fois la vie de Napoléon, il venait se ranger près de sa
+personne pour lui faire, en cas de besoin, un rempart de son corps. Il
+remit au grand maréchal un mémoire de Maubreuil, et différentes pièces
+dont l'Empereur me chargea de lui rendre compte. Je les examinai avec le
+plus grand soin: elles prouvaient incontestablement que des rendez-vous
+mystérieux avaient été donnés à Maubreuil, au nom du gouvernement
+provisoire; mais elles ne contenaient aucun indice qui pût faire
+pénétrer le but et l'objet de ces ténébreuses conférences: le nom des
+illustres personnages qu'on a voulu associer depuis à cette odieuse
+trame, ne s'y trouvait même point prononcé. Cet officier ne retira aucun
+fruit de ses révélations vraies ou supposées, et disparut.
+
+Cependant l'Empereur, à force d'être entretenu de complots ourdis contre
+sa vie, finit par en éprouver une impression pénible. «Je ne puis
+concevoir, me dit-il, comment des hommes exposés à tomber entre mes
+mains, peuvent provoquer sans cesse mon assassinat et mettre ma tête à
+prix. Si j'eusse voulu me défaire d'eux par de semblables moyens, il y
+aurait long-tems qu'ils seraient en poussière. J'aurais trouvé comme eux
+des Georges, des Brulart et des Maubreuil. Vingt fois, si je l'eusse
+voulu, on me les aurait apportés pieds et mains liés, morts ou vifs:
+j'ai toujours eu la sotte générosité de mépriser leur rage! je la
+méprise encore: mais malheur à eux, malheur à toute leur infernale
+clique, s'ils osent toucher à l'un des miens! Mon sang bouillonne, quand
+je songe qu'ils ont osé, à la face des nations, proscrire sans jugement
+les milliers de Français qui marchent avec nous: cela se sait-il dans
+l'armée?--Oui, Sire: on a eu l'imprudence de répandre le bruit qu'on
+nous avait tous mis hors la loi, et que des gardes-du-corps et des
+Chouans étaient partis pour vous assassiner: aussi les troupes ont-elles
+juré de ne point leur faire de quartier, et déjà deux espions ont pensé
+être assommés sous mes yeux.--Tant pis, tant pis, ce n'est point-là ce
+que j'entends. Je veux qu'il n'y ait point une seule goutte de sang
+français de répandue, une seule amorce de brûlée. Il faut recommander à
+Girard[67] de contenir ses soldats; écrivez:
+
+ «Général Girard, on m'assure que vos troupes, connaissant les
+ décrets de Paris, ont résolu, par représailles, de faire main-basse
+ sur les royalistes qu'elles rencontreront: vous ne rencontrerez que
+ des Français; je vous défends de tirer un seul coup de fusil:
+ calmez vos soldats; démentez les bruits qui les exaspèrent;
+ dites-leur que je ne voudrais point rentrer dans ma capitale à leur
+ tête, si leurs armes étaient teintes de sang français[68].»
+
+Ô ministres du Roi, tous coupables auteurs de l'ordonnance parricide du
+6 mars, lisez et rougissez!
+
+L'Empereur apprit, au moment de quitter Auxerre, que les Marseillais
+paraissaient vouloir inquiéter ses derrières. Il donna des ordres aux
+généraux échelonnés sur la route, et partit sans crainte.
+
+En avant de Fossard, il aperçut, rangés en bataille, les dragons du
+régiment du Roi, qui avaient abandonné leurs officiers pour venir le
+rejoindre: il mit pied à terre, les salua avec cette gravité militaire
+qui lui seyait si bien, et leur distribua des complimens et des grades.
+Aucun régiment ne pouvait nous échapper. Quand les officiers faisaient
+des façons, les soldats venaient sans eux. J'ai tort cependant; il est
+un régiment (le troisième de hussards) que l'Empereur ne put attirer à
+lui. Le brave Moncey, qui le commandait, avait un bon esprit, et l'on ne
+pouvait douter de son attachement à Napoléon, son ancien bienfaiteur;
+mais tous les hommes ne voient pas de même: les uns faisaient consister
+leur devoir à accourir au-devant de Napoléon; Moncey se croyait obligé
+de le fuir.
+
+Il avait conjuré son régiment de ne point lui faire l'affront de
+l'abandonner; ses officiers et ses hussards qui l'adoraient, le
+suivaient en faisant retentir les airs des cris de _Vive l'Empereur!_
+croyant concilier ainsi les égards dus à leur colonel et leur dévouement
+à la cause et à la personne de Napoléon.
+
+On nous prévint en route que deux mille gardes-du-corps étaient postés
+dans la forêt de Fontainebleau. Quoique cet avis ne fût point
+vraisemblable, on jugea cependant nécessaire de ne point traverser la
+forêt sans précaution. Sur nos instances, l'Empereur se fit accompagner
+par environ deux cents cavaliers. Jusqu'alors il n'avait eu d'autre
+escorte que la voiture du général Drouot qui précédait la sienne, et la
+mienne qui fermait la marche. Les colonels Germanouski et Du Champ, le
+capitaine Raoul et trois ou quatre Polonais galoppaient aux portières.
+Nos chevaux, nos postillons, nos courriers parés de rubans tricolors,
+donnaient à notre paisible cortége, un air de bonheur et de fête qui
+contrastait singulièrement avec la proscription qui pesait sur nos
+têtes, et le deuil et le désespoir des hommes qui nous avaient
+proscrits.
+
+Nous marchâmes presque toute la nuit; l'Empereur voulait arriver à
+Fontainebleau à la pointe du jour. Je lui fis observer qu'il me
+paraissait imprudent de descendre au château; il me répondit: «Vous êtes
+un enfant; s'il doit m'arriver quelque chose, toutes ces précautions-là
+n'y feront rien. Notre destinée est écrite là-haut (en montrant du doigt
+le ciel)[69].»
+
+J'avais pensé que la vue du palais de Fontainebleau, de ce lieu où
+naguères il était descendu du trône, et où il paraissait aujourd'hui en
+vainqueur et en souverain, lui ferait impression, et le forcerait à
+songer à la fragilité des grandeurs humaines. Je l'observai
+attentivement, et il ne me parut éprouver aucune émotion. Il fut,
+aussitôt son arrivée, parcourir les jardins et le palais, avec autant de
+plaisir et de curiosité, que s'il en prenait possession pour la première
+fois. Napoléon occupa les petits appartemens, et m'en fit remarquer
+complaisamment l'extrême élégance. Il me conduisit ensuite dans sa
+bibliothèque, et en remontant, il me dit d'un air satisfait: Nous serons
+bien ici.--Oui, Sire, lui répondis-je, on est toujours bien chez soi. Il
+sourit, me sut bon gré, je crois, de mon flatteur à propos.
+
+À onze heures, il me fit écrire, sous sa dictée, l'ordre du jour; et cet
+ordre annonçait que nous coucherions à Essonne. À midi, seulement, la
+nouvelle du départ du Roi lui fut apportée simultanément par un courrier
+de M. de Lavalette, par une lettre de madame Hamelin, et par M. de
+Ség... Il me fit appeler aussitôt; vous allez partir en avant, me
+dit-il; vous ferez tout préparer.--C'est à Essonne, je pense que Votre
+Majesté m'ordonne de me rendre.--Non, c'est à Paris. Le Roi et les
+princes sont en fuite. Je serai ce soir aux Tuileries. Il me donna des
+ordres secrets, et je quittai Fontainebleau, le coeur plein de joie et de
+bonheur. Je n'avais jamais douté du triomphe de Napoléon: mais de
+l'espoir à la réalité quelle distance!
+
+Le roi avait effectivement quitté Paris.
+
+Depuis la séance royale du 17 mars, les choses n'avaient point changé
+d'aspect; le ministère, persévérant dans son système de mensonge et de
+dissimulation, dénaturait toujours avec la même impudence la vérité, et
+ne cessait point de prédire la destruction prochaine de Napoléon et des
+siens. Enfin, après mille détours, il fallut cependant finir par avouer
+que Napoléon n'était plus qu'à quelques lieues de Paris. Le roi, que le
+ministère n'avait point craint d'abuser, eut à peine le tems de songer à
+la retraite. Il montra, dans cette douloureuse circonstance, un courage
+d'esprit au-dessus de tout éloge. Sa conduite ne fut point celle d'un
+prince guerrier qui défend pied à pied sa capitale, et ne l'abandonne
+qu'en frémissant de rage et de désespoir; elle fut celle d'un bon père
+qui ne s'éloigne qu'à regret de ses enfans et du toit qui les a vus
+naître. Les Bonapartistes eux-mêmes, qui faisaient une grande
+distinction entre le roi et sa famille, ne furent point insensibles aux
+larmes de cet auguste et infortuné monarque, et firent des voeux sincères
+pour que sa fuite fût exempte de troubles et de dangers.
+
+On avait pensé que Napoléon ferait dans sa capitale une entrée
+triomphale; ses vieux grenadiers, qui avaient franchi en dix-sept jours
+l'espace qu'on met ordinairement quarante-cinq jours à parcourir,
+semblaient, en approchant du but, retrouver à chaque pas de nouvelles
+forces. On les voyait, sur la route, s'agiter, se presser, s'encourager;
+ils auraient fait, s'il eût fallu, vingt lieues en une heure, pour
+n'être point privés de l'honneur de rentrer dans Paris à côté de
+Napoléon. Leur attente fût trompée; l'Empereur, témoin de leurs
+fatigues, ordonna qu'ils prendraient un jour de repos à Fontainebleau.
+
+À deux heures, le 20 mars, Napoléon se mit en route pour Paris. Retardé
+par la foule amoncelée sur son passage, et par les félicitations des
+troupes et des généraux accourus au-devant de lui, il ne put arriver
+qu'à neuf heures du soir. Aussitôt qu'il eut mis pied à terre, on se
+précipita sur lui; mille bras l'enlevèrent et l'emportèrent en triomphe.
+Rien n'était plus touchant que la réunion confuse de cette foule
+d'officiers, de généraux qui s'étaient précipités, dans les appartemens
+des Tuileries, sur les pas de Napoléon. Heureux de se revoir triomphans
+après tant de vicissitudes, d'humiliations et de dégoûts, ils oubliaient
+la majesté du lieu, pour s'abandonner sans contrainte au besoin
+d'épancher leur joie et leur bonheur. Ils couraient l'un à l'autre, se
+pressaient étroitement dans leurs bras, s'y repressaient encore. Les
+salles du palais semblaient métamorphosées en un champ de bataille, où
+des amis, des frères échappés inopinément à la mort, se retrouvent et
+s'embrassent après la victoire.
+
+Cependant, nous avions été si gâtés en route, que l'accueil fait à
+l'Empereur par les Parisiens ne répondit point à notre attente. Des cris
+multipliés de _Vive l'Empereur!_ le saluèrent à son passage; mais ils
+n'offraient point le caractère d'unanimité et de frénésie des
+acclamations qui l'avaient accompagné, depuis le golfe de Juan jusqu'aux
+portes de Paris. On se méprendrait, néanmoins, si l'on en tirait la
+conséquence que les Parisiens ne virent point avec plaisir le retour de
+Napoléon; car le peuple était pour lui, et les cris partent du peuple.
+On doit en conclure seulement que Napoléon manqua son entrée.
+
+Le peuple des grandes villes est avide de spectacle: il faut étonner ses
+yeux pour émouvoir son coeur. Si Napoléon, en place de traverser Paris le
+soir, et sans être annoncé ni attendu, eût différé jusqu'au lendemain,
+et laissé aux inquiétudes inséparables d'une semblable crise, le tems de
+s'apaiser; s'il eût donné à son entrée la pompe et l'éclat qu'elle
+devait avoir; s'il eût fait marcher devant lui les troupes et les
+officiers à demi-solde accourus à sa voix; s'il se fût présenté à la
+tête de ses grenadiers de l'île d'Elbe, tous décorés; s'il se fût
+entouré des Généraux Bertrand, Drouot, Cambronne et ses fidèles
+compagnons d'exil, ce cortége attendrissant et majestueux aurait produit
+la plus vive sensation, et la population entière de Paris aurait
+applaudi au retour et au triomphe de Napoléon. Au lieu de ces transports
+unanimes, il ne recueillit les applaudissemens que de la partie
+populeuse de la capitale qu'il fut dans le cas de traverser; et ses
+détracteurs ne manquèrent point de comparer cette réception avec celle
+de Louis XVIII, et de publier qu'il avait été forcé d'entrer la nuit
+dans Paris, pour échapper à la vengeance et aux malédictions publiques.
+Napoléon qui venait de traverser deux cent cinquante lieues au milieu
+des acclamations de deux millions de Français, ne pouvait être agité par
+de telles craintes; mais on sait quelle confiance, quelle ivresse, lui
+inspirait l'anniversaire d'une victoire ou d'un événement heureux; et
+comme le 20 Mars était le jour de la naissance de son fils, il voulut à
+toutes forces rentrer dans sa capitale sous des auspices aussi fortunés.
+
+Le soir même de son arrivée, Napoléon s'entretint longuement de la
+situation de la France, avec le Duc d'Otrante et les autres dignitaires
+de l'état: tous paraissaient ivres de bonheur et d'espérance. L'Empereur
+lui-même ne pouvait dissimuler son ravissement; jamais je ne le vis
+aussi fou de gaieté, aussi prodigue de soufflets[70]. Ses discours se
+ressentaient de l'agitation de son coeur; les mêmes paroles lui
+revenaient sans cesse à la bouche; et il faut en convenir, elles
+n'étaient point flatteuses pour la foule de courtisans et de grands
+personnages qui l'obsédaient déjà; il répétait sans cesse: «Ce sont les
+gens désintéressés qui m'ont ramené à Paris; ce sont les sous-lieutenans
+et les soldats qui ont tout fait; c'est au peuple, c'est à l'armée que
+je dois tout.»
+
+Dans la nuit et la matinée du lendemain, l'Empereur s'occupa du choix et
+de la nomination de ses ministres.
+
+À leur tête se trouvait placé le Prince Cambacérès. Le système de
+diffamation dirigé contre lui, n'avait point altéré la haute
+considération qu'il s'était acquise par sa grande sagesse et sa
+constante modération. L'Empereur lui offrit le porte-feuille du
+ministère de la justice, et fut obligé de lui ordonner de l'accepter.
+Son esprit sage et prévoyant pressentait sans doute l'issue fatale du
+nouveau règne de Napoléon.
+
+Le Prince d'Eckmühl fut nommé ministre de la guerre. Par la dureté de
+ses manières et de son langage, par des actes de sévérité presque
+barbares, il s'était attiré autrefois l'animadversion universelle: sa
+fidélité à l'Empereur et la défense de Hambourg l'avaient réconcilié
+depuis avec l'opinion. La faiblesse, la versatilité de son caractère
+excitaient bien quelques inquiétudes, mais on espérait que l'Empereur
+saurait le maîtriser, et que l'armée retirerait d'heureux avantages de
+son zèle infatigable et de sa sévère probité.
+
+Le Duc de Vicence[71] fut replacé au timon des affaires étrangères. La
+droiture de ses principes, la fermeté, la noblesse et l'indépendance de
+son caractère, lui avaient acquis, à juste titre, l'estime de la France
+et de l'Europe; et sa nomination fut regardée comme un gage des
+intentions loyales et pacifiques de Napoléon.
+
+Le Duc de Gaëte et le Comte Mollien redevinrent ministres des finances
+et du trésor. Ils s'étaient conciliés la confiance publique par
+l'habileté, la prudence, et l'intégrité de leur précédente
+administration; on applaudit à leur choix.
+
+Le Duc d'Otrante fut chargé de la police: il avait tenu le gouvernail de
+l'état dans des circonstances difficiles et périlleuses; il avait appris
+à juger sainement l'esprit public, à deviner, à préparer, à diriger les
+événemens. Ayant appartenu successivement à tous les partis, il en
+connaissait la tactique, les ressources, les prétentions; et la nation
+entière, convaincue de son expérience, de ses talens et de son
+patriotisme, espérait qu'il concourrait avec succès au salut de
+l'Empereur et de l'empire.
+
+Le rappel du Duc de Bassano au ministère de la secrétairerie d'état
+déplut à la cour et aux gens crédules, qui n'ayant d'autre opinion que
+celle qu'on leur suggère, accueillent sans discernement les éloges ou le
+blâme.
+
+Peu d'hommes ont été aussi maltraités que ce ministre.
+
+Chacun s'est plu à défigurer son caractère et même ses traits.
+
+Le Duc de Bassano avait l'air ouvert, une conversation agréable, une
+politesse toujours égale, une dignité quelquefois affectée, mais jamais
+offensante; un penchant naturel à estimer les hommes, de la grâce à les
+obliger, de la persévérance à les servir. La faveur dont il jouissait
+fut d'abord le prix d'une facilité de travail sans exemple, d'une
+activité infatigable, d'intentions pures, de vues élevées, d'une probité
+à toute épreuve; j'ajouterai même d'une santé de fer, car la force
+physique était également une qualité aux yeux de Napoléon. Plus tard
+elle devint le juste retour d'un dévouement à toute épreuve, d'un
+dévouement qui, par sa force, sa vivacité et sa constance, semblait être
+un mélange d'amour et d'amitié.
+
+Je crois, je l'avoue, que M. de Bassano, le plus souvent, partageait et
+approuvait sans restriction les opinions de l'Empereur; mais ce n'était
+point par calcul, par bassesse; l'Empereur était l'idole de son coeur,
+l'objet de son admiration: avec de semblables sentimens, lui était-il
+possible d'apercevoir les erreurs et les torts de Napoléon? Obligé
+d'ailleurs de manifester sans cesse les idées de l'Empereur, et de se
+pénétrer, pour ainsi dire, des émanations de son esprit, il s'était
+identifié avec sa manière de penser et de voir, et voyait et pensait
+comme lui, de la meilleure foi du monde. Ce n'est pas qu'il ne lui
+arrivât quelquefois de différer de sentiment: mais il finissait
+toujours, quels que fussent ses efforts, à succomber à l'ascendant
+irrésistible qu'exerçait sur lui, comme sur tous les autres, le génie de
+Napoléon.
+
+Le duc de Decrès fut appelé de nouveau au ministère de la marine: et ce
+choix inattendu fut complètement désapprouvé. Ce ministre était homme de
+tête, homme d'esprit, homme de coeur; mais par le peu d'importance qu'il
+paraissait attacher à être juste ou injuste, par son cynisme et son
+brutal mépris pour ses subordonnés, il s'était attiré l'aversion de tous
+ceux qui l'approchaient; et comme le mal gagne facilement, cette
+aversion, quoiqu'injuste, était devenue générale.
+
+Le mécontentement qu'excita cette nomination fut réparé par le bon effet
+que produisit celle de M. Carnot au ministère de l'intérieur. Les
+soldats n'avaient pas oublié qu'il avait organisé la victoire pendant de
+longues années; et les citoyens se rappelaient avec quel zèle ce
+courageux patriote s'était montré, sous Napoléon, Consul et Empereur, et
+sous Louis XVIII, le défenseur de la liberté publique. «Pour être un
+véritable patriote, a dit un de nos célèbres écrivains, il faut une âme
+grande, il faut des lumières, il faut un coeur honnête, il faut de la
+vertu.» M. Carnot réunissait toutes ces rares et précieuses conditions:
+et loin de retirer personnellement quelque lustre de ce beau nom de
+patriote, il semblait au contraire l'embellir en le portant: tant il
+avait su lui conserver sa pureté primitive, au milieu de l'avilissement
+où l'avaient plongé les excès de la révolution, et les outrages du
+despotisme.
+
+Le choix d'un tel ministre fut considéré comme une garantie nationale.
+Le souverain qui ne craignait pas d'associer au gouvernement de l'état
+cet illustre citoyen, ne pouvait avoir que la généreuse pensée d'assurer
+le bonheur de ses sujets et de respecter leurs droits.
+
+L'Empereur donna, le même jour, le commandement général de la
+gendarmerie au duc de Rovigo.
+
+Le duc de Rovigo, ancien aide-de-camp de Napoléon, lui avait juré, par
+sentiment et par reconnaissance, un dévouement éternel; ce dévouement,
+né dans les camps, avait conservé le caractère de l'obéissance
+militaire; un mot, un geste suffisaient pour le mettre en action. Mais
+quelle que soit sa force, et si l'on veut son fanatisme, il n'altéra
+jamais la droiture et la franchise qui faisaient l'ornement et la base
+du caractère du duc.
+
+Personne plus que lui, si ce n'est le duc de Vicence, ne faisait
+entendre à l'Empereur des vérités plus utiles et plus hardies; vingt
+fois il osa lui dire (sa correspondance ministérielle en fait foi) que
+la France et l'Europe étaient fatiguées de verser du sang, et que, s'il
+ne renonçait point à son système de guerre, il serait abandonné par les
+Français et précipité du trône par les étrangers.
+
+Le commandement de la gendarmerie fut ôté au maréchal Moncey, non point
+par défiance ou mécontentement, mais parce que le maréchal montra peu
+d'empressement à le conserver. Il écrivit à cette occasion à l'Empereur
+une lettre pleine de beaux sentimens, et dans laquelle il le priait de
+reverser sur son fils les bontés qu'il avait eues autrefois pour lui: il
+était difficile de concilier la reconnaissance due à Napoléon avec la
+fidélité promise au Roi: il eut le bonheur d'y réussir.
+
+Tous les maréchaux ne furent point aussi heureux.
+
+M. de Montalivet, jadis ministre de l'intérieur, devint intendant de la
+liste civile, cela lui convenait davantage. En administration, ainsi
+qu'en beaucoup de choses, le mieux est ennemi du bien, et M. de
+Montalivet, en ne voulant négliger aucun détail, en cherchant à tout
+perfectionner, avait perdu, à s'occuper de vaines futilités, le tems
+qu'il aurait pu consacrer à travailler en grand au bien-être général.
+
+La plus étrange métamorphose fut celle du duc de Cadore: on en fit un
+intendant des bâtimens.
+
+ «Soyez plutôt maçon, si c'est votre métier.»
+
+Cette place, jusqu'alors le modeste apanage des auditeurs ou des maîtres
+des requêtes en crédit, fut tout étonnée d'avoir l'honneur d'appartenir
+à un duc et pair, ex-ambassadeur, ex-ministre, ex-grand chancelier, etc.
+etc. etc. Tel était alors le dévouement de Son Excellence pour le
+souverain du jour, qu'elle aurait volontiers accepté une place
+d'huissier, s'il n'y en avait pas eu d'autre à lui offrir.
+
+Le conseil d'état fut réorganisé sur l'ancien pied, et composé à peu
+près de ses mêmes membres.
+
+L'Empereur, en rendant ostensiblement sa confiance à quelques-uns
+d'entr'eux réprouvés par l'opinion, ne fut ni sage ni politique. On
+attribuait à leurs serviles conseils, les usurpations du pouvoir
+impérial; et leur présence près du trône ne pouvait que renouveler des
+souvenirs et des inquiétudes qu'il importait essentiellement de détruire
+sans retour. Si leur expérience et leur mérite les rendaient
+nécessaires, il fallait les consulter dans l'ombre, mais ne point les
+offrir en spectacle aux regards publics. Un gouvernement solidement
+constitué peut quelquefois braver l'opinion; un gouvernement naissant
+doit la respecter et s'y soumettre.
+
+Les aides-de-camp de l'Empereur, à l'exception (je crois) du général
+Loriston qu'il ne voulut point reprendre, furent tous rappelés: il ne
+pouvait s'entourer d'officiers plus dignes de sa confiance par
+l'élévation de leur âme et la supériorité de leurs talens. Leur nombre
+fut augmenté des généraux Letort et Labédoyère. L'Empereur, trompé par
+de fausses apparences[72], avait ôté au premier le commandement des
+dragons de la garde, et pour réparer cette injustice involontaire, il le
+fit aide-de-camp. La même faveur fut décernée à Labédoyère, en
+récompense de sa conduite à Grenoble; mais il ne répondit aux bontés de
+Napoléon que par un refus formel: «Je ne veux point, dit-il hautement,
+qu'on puisse croire que je me suis rallié à l'Empereur par l'appât des
+récompenses. Je n'ai embrassé sa cause que parce qu'elle était celle de
+la liberté et de la patrie: si ce que j'ai fait peut être utile à mon
+pays, l'honneur de l'avoir bien servi me suffira; je ne veux rien de
+plus: l'Empereur personnellement ne me doit rien.»
+
+Ce noble refus ne surprendra point ceux qui ont pu connaître et
+apprécier le patriotisme et le désintéressement de ce brave et
+malheureux jeune homme.
+
+Lancé de bonne heure dans le monde, il s'y conduisit d'abord, comme on
+s'y conduit ordinairement quand on a une jolie figure, de la grâce, de
+l'esprit, un nom, de la fortune et point d'expérience. Rendu bientôt à
+lui-même, il sentit qu'il n'était point né pour vivre dans la
+dissipation, et sa conduite devint aussi honorable qu'elle avait été
+irrégulière; son esprit, ramené à de sérieuses occupations, se dirigea
+vers des spéculations politiques; son âme naturellement fière et
+indépendante, se forma, s'agrandit et s'ouvrit aux idées libérales et
+aux nobles sentimens qu'inspire l'amour de la gloire et de la patrie. La
+nature, en le douant d'un caractère élevé, ferme et audacieux, l'avait
+sans doute destiné à jouer un rôle important dans ce monde; et si la
+mort, et quelle mort! ne l'eût frappé à la fleur de l'âge, il aurait
+sans doute accompli sa brillante destinée et fait honneur à la France.
+
+L'Empereur lui fit parler par diverses personnes; et après trois jours
+de négociations, Labédoyère capitula. Napoléon tenait à le récompenser.
+Dans les circonstances ordinaires, il voyait avec indifférence les
+efforts qu'on faisait pour lui plaire; jamais il ne disait je suis
+content; et l'on augurait qu'on avait réussi à le satisfaire, quand il
+ne témoignait point de mécontentement: si au contraire, les services
+qu'on lui avait rendus, tels que ceux de Labédoyère, avaient eu de
+l'éclat, il prodiguait alors les éloges et les récompenses, parce qu'il
+avait deux buts: l'un, de paraître juste et généreux; l'autre,
+d'inspirer de l'émulation. Mais souvent, le jour même où il vous avait
+donné des louanges et des gages de sa satisfaction, il vous traitait
+avec dédain, avec dureté, pour ne point vous laisser attacher trop
+d'importance au service que vous aviez pu lui rendre, ni vous laisser
+croire qu'il avait contracté avec vous une obligation quelconque.
+
+L'Empereur replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des
+écuyers et des maîtres de cérémonies qui l'entouraient en 1814; il avait
+conservé sa passion malheureuse pour les grands seigneurs d'autrefois;
+il lui en fallait à tout prix: s'il n'eût point été entouré de
+l'ancienne noblesse, il se serait cru au milieu de la république.
+
+Le plus grand nombre d'entr'eux (car il en est qui méritent la plus
+honorable exception, tels que M. le prince de Beauveau, MM. de Turenne,
+de Montholon, de Lascases, Forbin de Janson, Perregaux, etc. etc.)
+l'avaient lâchement renié en 1814, et étaient devenus les plats valets
+des Bourbons; mais il n'en voulait rien croire. Il avait la faiblesse,
+commune à tous les princes, de regarder ses courtisans les plus bas
+comme ses sujets les plus dévoués.
+
+Il voulut aussi organiser la maison de l'Impératrice; il renomma dames
+du palais mesdames de Bassano, de Vicence, de Rovigo, Duchâtel et
+Marinier; la duchesse de M*** ne fut point rappelée. Il avait su par le
+prince Joseph qu'elle avait abusé, après les événemens de Fontainebleau,
+de la confiance de l'Impératrice, et trahi le secret de sa
+correspondance.
+
+On prétendait (et c'était à tort) que les grâces et la beauté de la
+duchesse lui avaient autrefois attiré les hommages de Napoléon; et l'on
+ne manqua point d'affirmer que sa disgrâce était une nouvelle preuve de
+l'inconstance des hommes: j'en ai dit la seule et véritable cause.
+
+La corruption des cours légitime souvent une foule de suppositions
+mensongères; peu de réputations leur échappent. Cependant, on doit
+rendre cette justice à Napoléon; aucun prince n'eut des moeurs plus
+pures, et ne prit autant de soin d'éviter et même de réprimer le
+scandale: on ne le vit jamais, comme Louis XIV, se faire suivre à
+l'armée par ses maîtresses, ni se déguiser, comme Henri IV, en
+porte-faix ou en charbonnier, pour aller porter le désespoir et la honte
+dans les familles de ses plus fidèles serviteurs.
+
+Par un contraste assez remarquable, Napoléon, au moment où il reprenait
+avec délice sa haute livrée, fit mettre impitoyablement à la porte les
+laquais qui avaient servi Louis XVIII et les Princes.
+
+ De tout tems les petits ont payé pour les grands.
+
+Ces pauvres gens étaient désolés. On a dit et répété cent fois que
+Napoléon maltraitait et frappait à tort et à travers tous ceux qui
+l'approchaient; rien n'est plus faux. Il avait des momens d'impatience
+et de vivacité; et quel est le bon bourgeois qui n'en a point? mais en
+général, il était, avec les officiers et même les subalternes de sa
+maison, d'un commerce aisé et d'une humeur plus souvent enjouée que
+sérieuse. Il s'attachait facilement; et quand il aimait quelqu'un, il ne
+pouvait plus s'en passer, et le traitait avec une bonté qui dégénérait
+souvent en faiblesse. Il est vrai qu'il lui aurait été bien difficile de
+trouver des serviteurs plus dévoués et plus habiles; chacun d'eux
+s'était fait une étude particulière de deviner non pas ce qu'il voulait,
+mais ce qu'il pourrait vouloir.
+
+«Les esclaves volontaires, a dit Tacite, font plus de tyrans que les
+tyrans ne font d'esclaves.» Quand on se rappelle les prévenances, les
+bassesses et les adulations de certains nobles devenus courtisans de
+Napoléon, on s'étonne qu'à l'exemple d'Alexandre, il n'ait point eu
+l'idée de se faire adorer comme un Dieu.
+
+Les comtes Drouot et Bertrand furent maintenus dans leurs fonctions de
+grand maréchal du palais et de major-général de la garde. On avait pensé
+que l'Empereur, pour consacrer leur fidélité, leur conférerait les
+titres de duc de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone. Il n'en fut rien.
+Ils étaient bien récompensés au surplus par la vénération qu'ils
+inspiraient l'un et l'autre aux Français et aux étrangers. Cependant, et
+je ne puis concevoir pourquoi l'on ajoutait généralement un prix plus
+grand au dévouement du général Bertrand.
+
+Lorsque l'Empereur déposa la couronne, le comte Drouot n'hésita point un
+seul instant à lui garder dans le malheur la fidélité qu'il lui avait
+jurée dans la prospérité; et cette fidélité ne fut point à ses yeux un
+témoignage d'attachement, encore moins un sacrifice; elle ne lui parut
+que l'accomplissement naturel du devoir qui lui était imposé par les
+bontés et les malheurs de Napoléon.
+
+Il abandonna, pour le suivre, ce que les âmes bien nées ont de plus
+cher, sa famille et sa patrie, et sa carrière militaire dans laquelle il
+avait acquis la plus glorieuse renommée.
+
+Transporté au milieu des mers, il tournait souvent ses regards vers le
+sol qui l'avait vu naître; jamais aucun regret, aucune plainte ne
+s'échappait de son coeur. Sa conscience était satisfaite, pouvait-il être
+malheureux? Aussi désintéressé au service du souverain de l'île d'Elbe,
+qu'il l'avait été au service de l'Empereur des Français[73], il ne
+voulut, quoique pauvre, recevoir de Napoléon aucun bienfait:
+«habillez-moi, nourrissez-moi, lui disait-il, je n'ai besoin de rien de
+plus.» Les offres les plus séduisantes lui furent prodiguées, pour le
+rappeler près des Bourbons; il y fut insensible, et préféra, sans
+effort, à l'éclat de leur trône, le rocher de Napoléon.
+
+Tel fut le général Drouot, tel fut aussi son digne émule, le comte
+Bertrand; car il n'exista point de différence dans leurs généreux
+procédés, comme il ne devrait point en exister dans l'admiration qu'ils
+méritent.
+
+L'Empereur lui-même ne fut point étranger à cette injustice; il semblait
+donner la préférence au comte Bertrand. Cette différence tenait, je
+crois, à l'espèce d'intimité que les fonctions de grand maréchal avaient
+établie entre l'Empereur et lui; peut-être provenait-elle aussi de la
+convenance des caractères.
+
+Bertrand, aimable, spirituel, insinuant, unissait à un air distingué,
+les formes agréables et polies d'un courtisan. Faible, irrésolu dans les
+actions ordinaires de la vie, il ne le cédait à personne en fermeté, en
+courage, dans les occasions difficiles et périlleuses; étranger à
+l'intrigue, inaccessible à la séduction, il était dans les camps, comme
+dans les palais des rois, un homme d'honneur, un homme de bien.
+
+Drouot, simple dans ses manières, affectueux dans ses paroles, offrait
+ce rare assemblage des vertus qui nous font aimer les sages de
+l'antiquité et les héros de la chevalerie. Il avait la sagesse, la
+prudence d'Aristide, la valeur, la modestie, la loyauté de Bayard. Le
+crédit dont il jouissait, le pouvoir militaire dont il était revêtu, ne
+lui inspiraient aucun orgueil; il était aussi humble et timide à la cour
+qu'audacieux et terrible au champ d'honneur.
+
+Bertrand, quand il était consulté, émettait son opinion avec la
+précaution et l'habileté d'un homme de cour; Drouot, avec la netteté et
+la franchise d'un soldat: aucun d'eux ne trahissait sa conscience. Leur
+langage, quoique différent dans les formes, était toujours le même quant
+au fond: c'était toujours celui de l'honneur et de la vérité.
+
+L'Empereur, quoique très-fatigué par les marches nocturnes, les revues,
+les allocutions perpétuelles et les travaux de cabinet, qui depuis
+trente-six heures avaient absorbé tous ses momens, voulut néanmoins
+passer en revue les troupes qui composaient précédemment l'armée du duc
+de Berry.
+
+Il les fit rassembler dans la cour des Tuileries, et, pour me servir de
+ses expressions, «toute la capitale fut témoin des sentimens
+d'enthousiasme et d'attachement qui animaient ces braves soldats; ils
+semblaient avoir reconquis leur patrie, et retrouvé, dans les couleurs
+nationales, le souvenir de tous les sentimens généreux qui ont toujours
+distingué la nation française.»
+
+Après avoir parcouru les rangs, il fit former les troupes en bataillons
+carrés, et leur dit:
+
+ SOLDATS! je suis venu avec six cents hommes en France, parce que je
+ comptais sur l'amour du peuple et sur les souvenirs de vieux
+ soldats. Je n'ai pas été trompé dans mon attente: Soldats, je vous
+ en remercie. La gloire de ce que nous venons de faire est toute au
+ peuple et à vous; la mienne se réduit à vous avoir connus et
+ appréciés.
+
+ Soldats! le trône des Bourbons était illégitime, puisqu'il avait
+ été relevé par des mains étrangères; puisqu'il avait été proscrit
+ par le voeu de la nation, exprimé par toutes nos Assemblées
+ nationales; puisqu'enfin il n'offrait de garantie qu'aux intérêts
+ d'un petit nombre d'hommes arrogans dont les prétentions sont
+ opposées à nos droits.
+
+ Soldats! le trône impérial peut seul garantir les droits du peuple,
+ et surtout le premier de nos intérêts, celui de notre gloire.
+ Soldats! nous allons marcher pour chasser de notre territoire ces
+ princes auxiliaires de l'étranger. La nation non seulement nous
+ secondera de ses voeux, mais même suivra notre impulsion. Le peuple
+ Français et moi, nous comptons sur vous: nous ne voulons pas nous
+ mêler des affaires des nations étrangères; mais malheur à qui se
+ mêlerait des nôtres!
+
+Au même moment, le général Cambronne et des officiers de la garde du
+bataillon de l'île d'Elbe parurent avec les anciennes aigles de la
+garde; l'Empereur reprit la parole, et dit[74]:
+
+ Voilà les officiers du bataillon qui m'a accompagné dans mon
+ malheur; ils sont tous mes amis, ils étaient chers à mon coeur:
+ toutes les fois que je les voyais, ils me représentaient les
+ différens régimens de l'armée; car, dans ces six cents braves, il y
+ a des hommes de tous les régimens. Tous me rappelaient ces grandes
+ journées dont le souvenir m'est si cher, car tous sont couverts
+ d'honorables cicatrices reçues à ces batailles mémorables. En les
+ aimant, c'est vous tous, soldats de toute l'armée Française, que
+ j'aimais. Ils vous rapportent ces aigles; qu'elles vous servent de
+ ralliement! en les donnant à la Garde, je les donne à toute
+ l'armée.
+
+ La trahison et des circonstances malheureuses les avaient
+ couvertes d'un voile funèbre; mais grâce au peuple Français et à
+ vous, elles reparaissent resplendissantes de toute leur gloire.
+ Jurez qu'elles se trouveront toujours partout où l'intérêt de la
+ patrie les appellera; que les traîtres, et ceux qui voudraient
+ envahir notre territoire, n'en puissent jamais soutenir les
+ regards!»
+
+ _Nous le jurons_, répondirent avec enthousiasme tous les soldats.
+
+Ils défilèrent ensuite aux cris de _vive l'Empereur!_ et au son d'une
+musique guerrière qui faisait entendre les airs favoris de la
+révolution, et cette marche des _Marseillais_ si célèbre dans les fastes
+de nos crimes et de nos victoires.
+
+La revue terminée, l'empereur rentra dans son cabinet et se mit
+sur-le-champ à travailler. Sa position exigeait qu'il prît, sans
+différer, une connaissance approfondie de l'état où il retrouvait la
+France. Cette tâche était immense: elle aurait absorbé les forces et les
+facultés de tout autre que lui. Il trouva sa table à écrire couverte de
+livres mystiques[75]; il les fit remplacer par des cartes et des plans
+militaires. «Le cabinet d'un monarque français, dit-il, ne doit pas
+ressembler à un oratoire, mais à la tente d'un général.» Ses yeux
+s'arrêtèrent sur la carte de la France. Après avoir contemplé ses
+nouvelles limites, il s'écria, avec l'accent d'une profonde tristesse:
+_Pauvre France!_ Il garda le silence quelques instans, et se mit à
+chanter ensuite entre ses dents, l'un de ses refrains habituels.
+
+ «S'il est un temps pour la folie,
+ Il en est un pour la raison.»
+
+L'Empereur entrait habituellement dans son cabinet avant six heures du
+matin, et n'en sortait le plus souvent qu'à la nuit.
+
+L'impatience et la vivacité sont presque toujours incompatibles avec
+l'ordre et la précision. Napoléon, destiné à ne ressembler à personne,
+joignait au feu du génie les habitudes méthodiques des esprits froids et
+minutieux. La plupart du tems, il prenait le soin de ranger lui-même ses
+nombreux papiers: chacun d'eux avait son poste fixe; là se trouvait tout
+ce qui concernait le département de la guerre; ici les budgets, les
+situations journalières du trésor et des finances; plus loin les
+rapports de la police, sa correspondance secrète avec ses agens
+particuliers; etc. Il remettait soigneusement, après s'en être servi;
+chaque chose à sa place: le commis d'ordre le plus achevé n'eût été près
+de lui qu'un brouillon.
+
+Sa première occupation, était de lire sa correspondance et les dépêches
+parvenues dans la nuit; il mettait de côté les lettres intéressantes, et
+jetait à terre les autres: il appelait cela _son répondu_.
+
+Il examinait ensuite les copies des lettres ouvertes à la poste, et les
+brûlait immédiatement; il semblait qu'il voulait anéantir les traces de
+l'abus de pouvoir dont il s'était rendu coupable.
+
+Il finissait par jeter un coup-d'oeil sur les journaux; quelquefois il
+disait: «Voilà un bon article, de qui est-il?» Il fallait qu'il sût
+tout.
+
+Ces diverses lectures terminées, il se mettait à travailler; et l'on
+peut dire, sans exagération, qu'il était alors aussi extraordinaire,
+aussi incomparable qu'à la tête de ses armées.
+
+Ne voulant confier à personne le soin suprême du gouvernement de l'état,
+il voyait tout par lui-même, et l'on conçoit facilement sur quelle
+multiplicité d'objets il était appelé à fixer ses regards.
+Indépendamment de ses ministres, le duc de Bassano, le commandant de la
+première division de Paris, le préfet de police, l'inspecteur-général de
+la gendarmerie, le major-général de la Garde, le grand maréchal du
+palais, les grands officiers de la couronne, les aides-de-camp et les
+officiers d'ordonnance en mission lui adressaient journellement des
+rapports circonstanciés qu'il examinait et auxquels il répondait sur le
+champ; sa maxime étant de ne rien ajourner au lendemain. Et qu'on ne
+croye pas qu'il se bornait à juger superficiellement des affaires; il
+lisait à fond chaque rapport et examinait attentivement chaque pièce à
+l'appui. Souvent l'intelligence surhumaine dont il était doué, lui
+faisait apercevoir des erreurs ou des imperfections échappées aux
+regards investigateurs de ses ministres; alors il rectifiait leur
+travail; plus fréquemment encore, il le refaisait de fond en comble; et
+l'oeuvre de quinze jours de tout un ministère coûtait à peine quelques
+minutes au génie de Napoléon. L'Empereur était rarement assis; il
+dictait en marchant. Il n'aimait point à répéter: si vous lui demandiez
+un mot malentendu, il répondait avec impatience, _j'ai dit_, et
+continuait.
+
+Quand il avait à traiter des objets dignes de lui, son style,
+habituellement nerveux et concis, s'élevait à la hauteur de ses grandes
+conceptions; il devenait majestueux et sublime.
+
+Si l'impossibilité de rendre ses idées était entravée par l'absence du
+mot propre, ou si les expressions consacrées ne lui paraissaient point
+assez fortes, assez animées, il rapprochait des mots étonnés de se
+trouver ensemble, et se créait un langage à lui, langage riche et
+imposant, qui pouvait quelquefois blesser l'usage, mais qui rachetait
+cet heureux tort en donnant à ses pensées, plus d'élévation et de
+vigueur[76].
+
+Quelquefois, entraîné par l'impétuosité de son caractère, il ne prenait
+point le temps, afin d'arriver plus vite à son but, de peser ses
+paroles, ses idées, ses volontés. Lorsque ses ordres nous avaient été
+dictés dans un semblable accès d'entraînement, nous avions soin, autant
+que possible, de ne les point soumettre le jour même à sa signature. Le
+lendemain, ils étaient presque toujours modifiés, adoucis ou déchirés.
+Jamais Napoléon ne nous sut mauvais gré de chercher à le garantir des
+dangers de la précipitation. Ceux qui croient qu'il ne revenait point
+sur ses pas se trompent: si dans certaines circonstances il avait une
+volonté inflexible, dans une foule d'autres il cédait aux remontrances,
+et abandonnait sans efforts ses projets et ses déterminations.
+
+L'Empereur n'écrivait de sa main que rarement; les mots à plusieurs
+syllabes l'ennuyaient, et n'ayant point la patience de les écrire
+complètement, il les mutilait. Cette habitude, jointe à la conformation
+défectueuse des caractères, rendait son écriture tout à fait illisible.
+Souvent aussi il lui arrivait, par insouciance et par distraction,
+d'offenser l'orthographe, et l'on n'a point manqué d'en tirer la
+conséquence qu'il était complètement ignorant. L'ignorance de Napoléon,
+fût-elle avérée, ne pourrait porter, à coup sûr, aucune atteinte à sa
+gloire et à sa renommée. Charlemagne pouvait à peine signer son nom.
+Louis XIV, et je le cite de préférence, quoique né sur le trône, ne
+connaissait point _les règles de la grammaire_; et Charlemagne et Louis
+n'en furent pas moins de grands rois.
+
+Cette imputation au surplus est aussi mensongère qu'absurde. Napoléon,
+élevé à l'école de Brienne, s'y fit remarquer par cette facilité
+d'entendement, ce dédain des plaisirs, cette passion de l'étude, cet
+enthousiasme des grands modèles qui décèlent ordinairement les esprits
+supérieurs. Destiné au métier des armes, il ne dut point aspirer à
+devenir un homme de lettres, un érudit, un savant; son but, car il en
+eut un dès ses plus jeunes ans, fut d'être un jour un officier
+distingué, peut-être même un grand capitaine. Ce fut donc vers les
+sciences militaires qu'il dirigea son génie... l'univers sait le reste.
+
+Mais, que dis-je, son génie? les détracteurs de Napoléon ne
+prétendent-ils point encore qu'il avait trop d'inégalités dans l'esprit
+pour qu'on puisse lui accorder du génie? ils ne savent point, ou
+feignent d'ignorer que ces inégalités sont au contraire la preuve et le
+caractère distinctif de ce don précieux de la nature.
+
+«Le génie, a dit un de nos philosophes, s'élève et s'abaisse tour à
+tour: il est souvent imparfait, parce qu'il ne se donne point la peine
+de perfectionner; il est grand dans les grandes choses, parce qu'elles
+sont propres à réveiller son instinct sublime, et à le mettre en
+activité. Il est négligé dans les choses communes, parce qu'elles sont
+au-dessous de lui, et n'ont pas de quoi l'émouvoir: si cependant il s'en
+occupe avec attention, il les féconde, il les agrandit, il leur donne un
+aspect nouveau, inattendu, qui avait échappé aux regards du vulgaire.»
+
+Et de quel vaste génie n'était-il point doué, celui qui, livré aux
+tourmens de l'ambition, aux calculs de la guerre, aux spéculations
+politiques, aux inquiétudes que lui inspiraient les ennemis de son trône
+et de sa vie, trouvait encore assez de temps, assez de calme, assez de
+facultés, pour commander ses nombreuses armées, pour gouverner vingt
+peuples étrangers et quarante millions de sujets, pour descendre avec
+sollicitude dans tous les détails de l'administration de ses états, pour
+tout voir, tout approfondir, tout ordonner, pour enfin concevoir, créer
+et réaliser ces améliorations; inattendues, ces innovations hardies, ces
+nobles institutions, et ces codes immortels qui élevèrent la gloire
+civile de la France à un degré de supériorité que pouvait seul égaler sa
+gloire militaire. Mais je ne sais pourquoi je cherche à combattre de
+semblables adversaires; ceux qui méconnaissent le génie de Napoléon
+n'ont jamais connu le génie lui-même, et je ne leur dois d'autre réponse
+que celle de Rousseau: _Profanes! taisez-vous_.
+
+L'Empereur, par ses décrets de Lyon, avait réparé en partie les torts
+imputés au gouvernement royal. Il lui restait encore un grief à
+redresser: l'esclavage de la presse. Le décret du 24 Mars[77], en
+supprimant les censeurs, la censure et la direction de la librairie,
+compléta la restauration impériale.
+
+Cette dernière concession était sans doute la plus grande que Napoléon
+pût faire à l'opinion publique. La presse, dans l'intérêt général des
+peuples, est la plus sûre garantie de leurs droits; elle est la plus
+noble conquête que la liberté puisse faire sur le despotisme; elle donne
+à l'homme de bien, de la dignité; elle lui inspire l'amour des lois et
+de la patrie; elle est enfin, suivant la définition anglaise, la mère de
+toutes les libertés: mais dans les temps de trouble et de révolution,
+elle est une arme bien dangereuse dans la main des méchans; et
+l'Empereur prévit que les royalistes allaient en user pour servir la
+cause de Bourbons, et les jacobins pour calomnier ses sentimens et
+rendre suspects ses desseins. Mais ennemi déclaré des demi-mesures, il
+voulut, puisqu'il avait affranchi la pensée, qu'elle circulât sans
+entraves[78].
+
+Ce décret et ceux qui l'avaient précédé suffisaient sans doute pour
+attester à la nation les dispositions libérales de Napoléon. Mais aucune
+parole prononcée du haut du trône n'avait encore fait connaître
+solennellement les intentions positives de l'Empereur.
+
+Il fixa enfin au dimanche 26 Mars, le jour où il ferait, à la face de la
+nation, sa nouvelle profession de foi[79].
+
+Les ministres, le conseil d'état, la cour de cassation, la cour des
+comptes, la cour impériale, le préfet et le conseil municipal de Paris
+furent admis au pied du trône.
+
+Le prince archi-chancelier, portant la parole au nom des ministres, dit:
+
+ SIRE, la Providence, qui veille sur nos destinées, à r'ouvert à
+ Votre Majesté, le chemin de ce trône; où vous avait porté le choix
+ libre du peuple et de la reconnaissance nationale. La patrie relève
+ son front majestueux, et salue pour la seconde fois du nom de
+ libérateur, le prince qui détruisit l'anarchie, et dont l'existence
+ peut seule consolider aujourd'hui nos institutions libérales.
+
+ La plus juste des révolutions, celle qui devait rendre à l'homme sa
+ dignité et tous ses droits politiques, a précipité du trône la
+ dynastie des Bourbons. Après vingt-cinq ans de troubles et de
+ guerre, tous les efforts de l'étranger n'ont pu réveiller des
+ affections éteintes ou tout-à-fait inconnues à la génération
+ présente. La lutte des intérêts et des préjugés d'un petit nombre
+ contre les lumières du siècle et les intérêts d'une grande nation,
+ est enfin terminée.
+
+ Les destins sont accomplis; ce qui seul est légitime, la cause du
+ peuple a triomphé. Votre Majesté est rendue au voeu des Français;
+ elle a ressaisi les rênes de l'état, au milieu des bénédictions du
+ peuple et de l'armée.
+
+ La France, Sire, en a pour garant sa volonté, et ses plus chers
+ intérêts; elle en a pour garant tout ce qu'a dit Votre Majesté au
+ milieu des populations qui se pressaient sur son passage. Votre
+ Majesté tiendra sa parole; elle ne se souviendra que des services
+ rendus à la patrie; elle prouvera qu'à ses yeux et dans son coeur,
+ quelles qu'aient été les opinions diverses et l'exaspération des
+ partis, tous les citoyens sont égaux devant elle, comme ils le sont
+ devant la loi.
+
+ Votre Majesté veut aussi oublier que nous avons été les maîtres des
+ nations qui nous entourent: pensée généreuse, qui ajoute une autre
+ gloire à la gloire acquise!
+
+ Déjà Votre Majesté a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent
+ tenir; déjà elle a fait connaître à tous les peuples, par ses
+ proclamations, les maximes d'après lesquelles elle veut que son
+ empire soit désormais gouverné. Point de guerre au-dehors, si ce
+ n'est pour repousser une injuste agression; point de réaction
+ au-dedans, point d'actes arbitraires; sûreté des personnes; sûreté
+ des propriétés, libre circulation de la pensée, tels sont les
+ principes que vous avez consacrés.
+
+ Heureux, Sire, ceux qui sont appelés à coopérer à tant d'actes
+ sublimes! De tels bienfaits vous mériteront, dans la postérité,
+ c'est-à-dire lorsque le tems de l'adulation sera passé, le nom de
+ Père de la Patrie; ils seront garantis à nos enfans par l'auguste
+ héritier que Votre Majesté s'apprête à couronner au Champ de Mai.
+
+L'Empereur répondit:
+
+ Les sentimens que vous m'exprimez sont les miens. Tout à la nation
+ et tout pour la France: voilà ma devise.
+
+ Moi et ma famille, que ce grand peuple a élevé sur le trône des
+ Français, et qu'il y a maintenus malgré les vicissitudes et les
+ tempêtes politiques, nous ne voulons, nous devons, et nous ne
+ pouvons jamais réclamer d'autres titres.
+
+M. le Comte Défermon, doyen des présidens du conseil d'état, remit à
+l'Empereur la déclaration suivante, tendant à prouver la nullité de
+l'abdication de Fontainebleau:
+
+ Le Conseil d'état, en reprenant ses fonctions, croit devoir faire
+ connaître les principes qui font la règle de ses opinions et de sa
+ conduite.
+
+ La souveraineté réside dans le peuple; il est la seule source
+ légitime du pouvoir.
+
+ En 1789, la nation reconquit ses droits depuis long-tems usurpés ou
+ méconnus.
+
+ L'Assemblée nationale abolit la monarchie féodale, établit une
+ monarchie constitutionnelle et un gouvernement représentatif.
+
+ La résistance des Bourbons aux voeux du peuple amena leur chute et
+ leur bannissement du territoire français.
+
+ Deux fois le peuple consacra, par ses votes, la nouvelle forme de
+ gouvernement établie par ses représentans.
+
+ En l'an VIII, Bonaparte, déjà couronné par la victoire, se trouva
+ porté au gouvernement par l'assentiment national. Une constitution
+ créa la magistrature consulaire.
+
+ Le Sénatus-consulte du 16 thermidor an X, nomma Bonaparte Consul à
+ vie.
+
+ Le Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, conféra à Napoléon la
+ dignité impériale et héréditaire dans sa famille.
+
+ Ces trois actes solennels furent soumis à l'acceptation du peuple,
+ qui les consacra par près de quatre millions de votes.
+
+ Ainsi, pendant vingt-deux ans, les Bourbons avaient cessé de régner
+ en France; ils y étaient oubliés par leurs contemporains; étrangers
+ à nos lois, à nos institutions, à nos moeurs, à notre gloire, la
+ génération actuelle ne les connaissait point.
+
+ En 1814, la France fut envahie par les armées ennemies, et la
+ capitale occupée. L'étranger créa un prétendu gouvernement
+ provisoire. Il assembla la minorité des sénateurs, et les força,
+ contre leur mission et leur volonté, de détruire les constitutions
+ existantes, de renverser le trône impérial et de rappeler la
+ famille des Bourbons.
+
+ Le Sénat qui n'avait été institué que pour conserver les
+ constitutions de l'empire, reconnut lui-même qu'il n'avait point le
+ pouvoir de les changer. Il décréta que le projet de constitution
+ qu'il avait préparé, serait soumis à l'acceptation du peuple, et
+ que Louis-Stanislas-Xavier serait proclamé Roi des Français,
+ aussitôt qu'il aurait accepté la constitution et juré de l'observer
+ et de la faire observer.
+
+ L'abdication de l'Empereur Napoléon ne fut que le résultat de la
+ situation malheureuse où la France et l'Empereur avaient été
+ réduits par les événemens de la guerre, par la trahison et par
+ l'occupation de la capitale. L'abdication n'eut pour objet que
+ d'éviter la guerre civile, et l'effusion du sang français. Non
+ consacré par le voeu du peuple, cet acte ne pouvait détruire le
+ contrat solennel qui s'était formé entre lui et l'Empereur. Et
+ quand Napoléon aurait pu abdiquer personnellement la couronne, il
+ n'aurait pu sacrifier les droits de son fils appelé à régner après
+ lui.
+
+ Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant-général du royaume et
+ prit les rênes du Gouvernement.
+
+ Louis-Stanislas-Xavier arriva en France; il fit son entrée dans la
+ capitale; il s'empara du trône, d'après l'ordre établi dans
+ l'ancienne monarchie féodale.
+
+ Il n'avait point accepté la constitution décrétée par le Sénat; il
+ n'avait point juré de l'observer et de la faire observer; elle
+ n'avait point été envoyée à l'acceptation du peuple, le peuple,
+ subjugué par la présence des armées étrangères, ne pouvait pas même
+ exprimer librement ni valablement son voeu.
+
+ Sous leur protection, après avoir remercié un prince étranger de
+ l'avoir fait remonter sur le trône, Louis-Stanislas-Xavier data le
+ premier acte de son autorité de la 19ème année de son règne,
+ déclarant ainsi que les actes émanés de la volonté du peuple,
+ n'étaient que le produit d'une longue révolte; il _accorda
+ volontairement, et par le libre exercice de son autorité royale,
+ une Charte constitutionnelle appelée Ordonnance de réformation_; et
+ pour toute sanction, il la fit lire en présence d'un nouveau corps
+ qu'il venait de créer et d'une réunion de députés qui n'était pas
+ libre, qui ne l'accepta point, dont aucun n'avait caractère pour
+ consentir à ce changement, et dont les deux cinquièmes n'avaient
+ même plus de caractère de représentans.
+
+ Tous ces actes sont donc illégaux. Faits en présence des armées
+ ennemies et sous la domination étrangère, ils ne sont que l'ouvrage
+ de la violence, ils sont essentiellement nuls et attentatoires à
+ l'honneur, à la liberté et aux droits du peuple.
+
+ Les adhésions données par des individus et par des fonctionnaires
+ sans mission, n'ont pu ni anéantir, ni suppléer le consentement du
+ peuple exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement
+ émis.
+
+ Si ces adhésions, ainsi que les sermens, avaient jamais pu même
+ être obligatoires pour ceux qui les ont faits, ils auraient cessé
+ de l'être dès que le Gouvernement qui les a reçus a cessé
+ d'exister.
+
+ La conduite des citoyens qui, sous ce Gouvernement, ont servi
+ l'État, ne peut être blâmée. Ils sont même dignes d'éloges, ceux
+ qui n'ont profité de leur position que pour défendre les intérêts
+ nationaux et s'opposera l'esprit de réaction et de
+ contre-révolution qui désolait la France.
+
+ Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses;
+ ils favorisèrent les prétentions de la noblesse fidèle; ils
+ ébranlèrent les ventes des biens nationaux de toutes les origines;
+ ils préparèrent le rétablissement des droits féodaux et des dîmes;
+ ils menacèrent toutes les existences nouvelles; ils déclarèrent la
+ guerre à toutes les opinions libérales: ils attaquèrent toutes les
+ institutions que la France avait acquises au prix de son sang;
+ aimant mieux humilier la nation que de s'unir à sa gloire, ils
+ dépouillèrent la Légion d'honneur de sa dotation et de ses droits
+ politiques; ils en prodiguèrent la décoration pour l'avilir; ils
+ enlevèrent à l'armée, aux braves, leur solde, leurs grades et leurs
+ honneurs, pour les donner à des émigrés, à des chefs de révolte;
+ ils voulurent enfin régner et opprimer le peuple par
+ l'_émigration_.
+
+ Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs, la
+ France appelait de tous ses voeux son Gouvernement national, la
+ dynastie liée à ses nouveaux intérêts, à ses nouvelles
+ institutions.
+
+ Lorsque l'Empereur approchait de la capitale, les Bourbons ont en
+ vain voulu réparer, par des lois improvisées et des sermens tardifs
+ à leur charte constitutionnelle, les outrages faits à la nation et
+ à l'armée. Les tems des illusions était passé, la confiance aliénée
+ pour jamais. Aucun bras ne s'est armé pour leur défense; la nation
+ et l'armée ont volé au-devant de leur libérateur.
+
+ * * * * *
+
+ L'Empereur, en remontant sur le trône où le peuple l'avait élevé,
+ rétablit donc le peuple dans ses droits les plus sacrés: il ne fait
+ que rappeler à leur exécution les décrets des assemblées
+ représentatives, sanctionnées par la nation; il revient régner par
+ le seul principe de la légitimité, que la France ait reconnu et
+ reconnaît depuis vingt-cinq ans, et auquel toutes les autorités
+ s'étaient liées par des sermens, dont la volonté du peuple aurait
+ pu seule les dégager.
+
+ L'Empereur est rappelé à garantir de nouveau, par des institutions
+ (et il en a pris l'engagement dans ses proclamations à la nation et
+ à l'armée), tous les principes libéraux: la liberté individuelle et
+ l'égalité des droits, la liberté de la presse et l'abolition de la
+ censure, la liberté des cultes, le vote des contributions et des
+ lois par les représentans de la nation légalement élus, les
+ propriétés nationales de toute origine, l'indépendance et
+ l'inamovibilité des tribunaux, la responsabilité des ministres, et
+ de tous les agens du pouvoir.
+
+ Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du
+ monarque, les institutions nationales doivent être revues dans une
+ grande assemblée des représentans, déjà annoncée par l'Empereur.
+
+ Jusqu'à la réunion de cette grande assemblée représentative,
+ l'Empereur doit exercer et faire exercer, conformément aux
+ constitutions et aux lois existantes, le pouvoir qu'elles lui ont
+ délégué, qui n'a pu lui être enlevé, qu'il n'a pu abdiquer sans
+ l'assentiment de la nation, et que le voeu et l'intérêt général du
+ peuple Français lui font un devoir de reprendre.
+
+L'Empereur répondit:
+
+ Les princes sont les premiers citoyens de l'état; leur autorité
+ est plus ou moins étendue, selon l'intérêt des nations qu'ils
+ gouvernent: la souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce
+ que l'intérêt des peuples l'exige: hors de ces principes, je ne
+ connais pas de légitimité.
+
+ J'ai renoncé aux idées du grand empire, dont depuis quinze ans je
+ n'avais encore que posé les bases; désormais le bonheur et la
+ consolidation de l'empire Français seront l'objet de toutes mes
+ pensées.
+
+La cour de cassation exprima les mêmes principes et les mêmes sentimens
+que le conseil d'état.
+
+L'Empereur lui répondit:
+
+ Dans les premiers âges de la monarchie française, des peuplades
+ grossières s'emparèrent des Gaules. La souveraineté sans doute ne
+ fut pas organisée dans l'intérêt des Gaulois, qui furent esclaves
+ ou n'avaient aucuns droits politiques; mais elle le fut dans
+ l'intérêt de la peuplade conquérante. Il n'a donc jamais été vrai
+ de dire, dans aucune période de l'histoire, dans aucune nation,
+ même en Orient, que les peuples existassent pour les rois. Partout
+ il a été consacré que les rois n'existaient que pour les peuples.
+ Une dynastie créée dans les circonstances qui ont créé tant de
+ nouveaux intérêts, ayant intérêt au maintien de tous les droits et
+ de toutes les propriétés, peut seule être naturelle et légitime, et
+ avoir la confiance et la force, ces deux premiers caractères de
+ tout gouvernement.
+
+La cour des comptes et la cour impériale tinrent le même langage que les
+autorités précédentes.
+
+L'Empereur leur répondit:
+
+ Ce qui distingue spécialement le trône impérial, c'est qu'il est
+ élevé par la nation, qu'il est par conséquent naturel, et qu'il
+ garantit tous les intérêts: c'est là le vrai caractère de la
+ légitimité. L'intérêt de ce trône est de consolider tout ce qui
+ exista, et tout ce qui a été fait en France dans vingt-cinq ans de
+ révolution. Il comprend tous les intérêts, et surtout l'intérêt de
+ la gloire de la nation, qui n'est pas le moindre de tous.
+
+ Tout ce qui est revenu avec les armées étrangères, tout ce qui a
+ été fait sans consulter la nation, est nul. Les cours de Grenoble
+ et de Lyon, et tous les tribunaux de l'ordre judiciaire que j'ai
+ rencontrés, lorsque le succès des événemens était encore incertain,
+ m'ont montré que ces principes étaient gravés dans le coeur de tous
+ les Français.
+
+La réception des corps de l'état terminée, il y eut une grande audience
+dans les appartemens du palais; les réponses de l'Empereur répétées et
+embellies avaient produit la plus profonde sensation: les mots si
+long-tems méconnus et proscrits dans cette enceinte, ces mots de gloire
+nationale, de liberté, de patrie, retentissaient de toutes parts.
+Lorsque les émigrés reparurent et que les plus illustres serviteurs de
+l'état furent expulsés, pour faire place à des hommes devenus étrangers
+à nos moeurs, à nos institutions, à nos triomphes, on eût dit que la
+France n'existait plus; qu'elle était passée sous la domination
+étrangère. Quand Napoléon revint, la patrie parut être revenue avec lui;
+il semblait l'avoir ramenée de l'exil, et c'est alors qu'il put s'écrier
+avec une juste, fierté: «_La nation, c'est moi_.»
+
+L'exemple donné par les magistrats de Paris trouva bientôt, dans les
+départemens, de nombreux imitateurs, les fonctionnaires publics, les
+autorités judiciaires et administratives qui, quelques jours auparavant,
+avaient offert leurs voeux au Ciel et au Roi pour l'extermination du
+_Corse_, du _tyran_ et de l'_usurpateur_, s'empressèrent de féliciter
+_l'Empereur_ sur son miraculeux retour, et de lui décerner les titres de
+_héros_, de _libérateur_, et surtout de _souverain légitime_.
+
+La marche de Napoléon avait été si rapide, que beaucoup d'adresses au
+Roi n'arrivèrent à Paris qu'après son départ, et nous furent remises en
+même temps que les nouvelles adresses votées à son successeur[80]. Je le
+fis remarquer à l'Empereur. Il me répondit, en souriant de pitié:
+«_Voilà les hommes_.»
+
+Les favoris d'Apollon ne manquèrent point d'offrir leur encens banal au
+Dieu du jour. Nous reçûmes de Madame la comtesse de Genlis de fort jolis
+vers, en l'honneur de la violette. Une autre femme, plus célèbre encore,
+Madame la Baronne de Stael, profita de quelques mots flatteurs dits pour
+elle à M. B. Constant pour écrire à l'Empereur une épître, qu'il serait
+curieux de faire imprimer en tête de son dernier ouvrage.
+
+Les publicistes et les écrivains les plus rigides, ceux même qui, Cujas
+et Bartole à la main, avaient la veille fait régulièrement le procès à
+Napoléon, s'empressèrent de lui témoigner leur admiration et de le
+proclamer le souverain par excellence.
+
+Napoléon était donc fêté, louangé plus que jamais; et il faut convenir
+qu'il se conduisait de manière à le mériter: d'une main il caressait la
+nation, et de l'autre les intérêts particuliers, bien plus importans à
+ménager que ce qu'on appelle l'intérêt général.
+
+Les décrets de Lyon avaient replacé sous le séquestre les biens rendus
+aux émigrés depuis 1814; une partie de ces biens avait été vendue par
+les propriétaires réintégrés, et il fallait calmer les inquiétudes des
+acquéreurs. L'Empereur déclara irrévocables toutes les ventes
+consommées, et confirma celles opérées postérieurement au décret,
+lorsqu'on prouverait qu'elles n'avaient point été simulées.
+
+D'un autre côté, les émigrés rentrés avaient acheté des propriétés dont
+le prix pouvait ne pas avoir été entièrement soldé: pour être équitable
+envers les émigrés et leurs vendeurs, il ordonna que les biens
+nouvellement acquis ne seraient point sujets au séquestre, à la charge
+d'être revendus dans un délai déterminé.
+
+Un autre décret de Lyon avait aboli indistinctement les promotions
+faites depuis la restauration Royale, dans la Légion d'Honneur et dans
+l'armée. Il soumit à une révision les nominations qui lui parurent le
+résultat de la faveur, de l'intrigue et de la vénalité, et confirma
+toutes celles qui n'avaient été que le prix de services réels et
+méritoires. Il ne voulut même point qu'il fût établi de démarcation
+d'opinion, et il prescrivit au ministre d'avoir égard aux anciens
+services rendus par les officiers incorporés depuis dans la maison du
+Roi.
+
+Il confirma également les décorations accordées à la Garde nationale, en
+distribua de nouvelles aux braves élèves de l'école Polytechnique, dont
+la belle conduite avait excité à un si haut degré, lors des événemens de
+1814, l'admiration de Paris et des étrangers.
+
+Les filles des membres de la Légion d'Honneur avaient des droits trop
+sacrés à son souvenir et à ses consolations, pour ne point participer à
+ses bonnes grâces. Il fut les visiter. Sa présence excita, parmi ces
+intéressantes orphelines, un enthousiasme inexprimable: elles se
+jetèrent à ses pieds, à ses genoux, et les couvrirent de leurs larmes et
+de leurs embrassemens. Il s'était servi d'une cuiller pour goûter leurs
+alimens; après son départ chacune voulut la posséder: elles la mirent en
+pièces et se la partagèrent. La plupart avaient tressé des bagues en
+crin, sur lesquelles se trouvaient tracées des devises patriotiques, ou
+l'expression naïve de leurs sentimens pour Napoléon. L'Empereur ayant
+daigné en agréer quelques-unes et les placer à ses doigts, chaque
+orpheline voulut obtenir la même faveur; elles se précipitèrent sur lui,
+s'emparèrent de ses mains, et en un instant les couvrirent de ces gages
+innocens de reconnaissance et d'amour. L'Empereur, ému, enchanté, se
+soumit, avec une complaisante bonté, aux douces étreintes de ces
+aimables enfans. Elles lui recommandèrent ingénuement de ne point donner
+les bagues qu'elles lui avaient offertes; il leur promit de les
+conserver, en leur assurant qu'elles seraient aussi précieuses à ses
+yeux que les bijoux de sa couronne.
+
+La classe ouvrière, qui avait surnommé Napoléon, _le grand
+entrepreneur_, reçut aussi sa part des faveurs impériales. Les travaux
+commencés sous son règne, ensevelis dans la poussière sous celui des
+Bourbons, furent repris avec activité. La capitale redevint, comme
+autrefois, un vaste atelier; et les Parisiens, auxquels les étrangers
+avaient appris à connaître la beauté de leurs monumens, virent, avec un
+sentiment mêlé de reconnaissance et d'orgueil, que de nouvelles
+merveilles allaient embellir encore leur majestueuse cité.
+
+Toutes les classes de la société reçurent enfin des témoignages de la
+sollicitude et de la justice de Napoléon. Pourquoi faut-il le dire? ses
+anciens compagnons de l'île d'Elbe furent seuls oubliés!
+
+Tant que Napoléon n'avait eu d'autre trône que son rocher, ils s'étaient
+montrés aussi désintéressés que fidèles; lorsqu'il eut recouvré sa
+couronne, ils se flattèrent que leur dévouement serait généreusement
+récompensé.
+
+Les uns, que l'honneur seul avait attachés au sort de Napoléon,
+jouissaient d'avance des louanges, des titres et des cordons qui leur
+seraient prodigués; les autres, animés de sentimens moins élevés,
+aspiraient à des biens plus réels. La garde et ses dignes chefs
+n'ambitionnaient que la seule faveur de conserver le glorieux titre de
+_grenadiers de l'île d'Elbe_. Vaines illusions! la pensée de l'Empereur,
+absorbée toute entière par d'autres soins, ne se reportait plus vers les
+braves qui avaient partagé son exil et ses malheurs. Cependant, ce
+moment d'oubli n'eut point le tems de dégénérer en ingratitude, il fut
+réparé: des grades, des dotations, des indemnités leur furent accordés;
+et s'ils n'eurent point à se louer complètement de Napoléon, ils
+cessèrent du moins d'avoir à s'en plaindre.
+
+L'Empereur aurait désiré, par sentiment et peut-être aussi par
+ostentation, pouvoir reconnaître, d'une manière plus digne de lui, leurs
+services et leur attachement; il s'arrêta devant la crainte d'être
+accusé d'imiter les Bourbons, et de préférer les Français qui s'étaient
+exilés avec lui, aux Français restés fidèles à la mère-patrie.
+
+Ces scrupules, il me semble, n'étaient point fondés.
+
+Les émigrés avaient ensanglanté le sol qui les avait vus naître, par
+leurs armes ou par les guerres civiles qu'ils avaient entretenues et
+fomentées: et la nation indignée les avait long-tems combattus et
+maudits, comme les ennemis de son repos et de son bonheur.
+
+Les Français revenus de l'île d'Elbe avec Napoléon, avaient au contraire
+versé leur sang pour la défense de la patrie. Ils étaient aimés,
+honorés, respectés; et les récompenses que l'Empereur eût pu leur
+décerner, au lieu d'indisposer la France, auraient accompli ses voeux.
+Elle en eût joui avec ce sentiment de plaisir et d'orgueil qu'éprouve
+une mère, lorsque, dans les lices ouvertes à la jeunesse, elle entend
+proclamer les triomphes de ses fils et voit briller sur leurs têtes le
+prix de leurs succès.
+
+La politique exigeait, non moins que la justice, que Napoléon répandît,
+même avec prodigalité, ses bienfaits et ses grâces sur les hommes qui
+s'étaient dévoués pour lui. Dans sa position, il valait encore mieux
+passer pour prodigue que pour ingrat; mais la fortune le favorisait
+tellement, qu'il lui était permis de négliger un peu les moyens de
+s'assurer du faible appui des hommes.
+
+Le rétablissement du gouvernement impérial, qui paraissait devoir
+éprouver quelques obstacles, s'opérait de tous côtés avec une
+promptitude et une facilité véritablement inouïs. Le maréchal Augereau,
+qui avait cherché, dans sa proclamation de 1814, à déshonorer
+l'Empereur, s'était empressé, dans une proclamation nouvelle, de lui
+faire amende honorable.
+
+Le duc de Bellune, le comte Gouvion Saint-Cyr, après d'inutiles efforts
+pour contenir leurs troupes insurgées, avaient été forcés de se dérober,
+par la fuite, à leur mécontentement.
+
+Les troubles suscités dans la Vendée et le Calvados, par quelques
+volontaires royaux, avaient été apaisés, et les perturbateurs désarmés.
+
+La maison militaire du roi s'était soumise à son licenciement, et avait
+rendu docilement ses armes et ses chevaux.
+
+La famille royale enfin avait évacué le territoire impérial.
+
+L'Empereur voulut instruire lui-même son armée de ces heureux résultats.
+
+ «Grâce au peuple Français et à vous, dit-il en passant les troupes
+ en revue le 27 Mars, le trône impérial est rétabli. Il est reconnu
+ dans tout l'empire, sans qu'une goutte de sang ait été versée. Le
+ comte de Lille, le comte d'Artois, le duc de Berry, le duc
+ d'Orléans ont passé la frontière du nord, et sont allés chercher un
+ asile chez l'étranger. Le pavillon tricolor flotte sur les tours de
+ Calais, de Dunkerque, de Lille, de Valenciennes, de Condé, etc.
+ Quelques bandes de Chouans avaient cherché à se former dans le
+ Poitou et la Vendée; l'opinion du peuple et la marche de quelques
+ bataillons ont suffi pour les dissiper. Le duc de Bourbon qui était
+ venu fomenter des troubles dans les provinces, s'est embarqué à
+ Nantes.
+
+ «Qu'ils étaient insensés, continua l'Empereur, et qu'ils
+ connaissaient mal la nation, ceux qui croyaient que les Français
+ consentiraient à recevoir un prince des mêmes mains qui avaient
+ ravagé notre territoire, et qui, à l'aide de la trahison, avaient
+ un moment porté atteinte à nos lauriers!»
+
+Le Roi, qui s'était d'abord réfugié à Lille, venait en effet de se
+retirer à Gand. Sa Majesté avait donné l'ordre à sa maison et aux
+princes de venir le rejoindre dans cette ville, où son intention
+paraissait être de se maintenir et de convoquer les chambres. Mais le
+Maréchal Duc de Trévise, gouverneur de la division, lui déclara qu'il ne
+répondrait plus de ses troupes, si l'on faisait entrer dans la place les
+mousquetaires, les gardes-du-corps, etc., et lui conseilla de se rendre
+à Dunkerque, qui, par sa position, géographique et le dévouement de ses
+habitans, lui offrirait la facilité d'attendre sans danger l'issue des
+événemens. M. de Blacas et les émigrés qui entouraient le Roi, lui
+remontrèrent vivement qu'il ne serait point en sûreté dans cette place,
+et que ce n'était plus que chez l'étranger qu'il pourrait être à l'abri
+des poursuites de Napoléon. Le Duc de Trévise insista; et le Roi, malgré
+les prières et l'effroi du Comte de Blacas et des autres courtisans,
+avait résolu de suivre l'avis du Maréchal, lorsque des dépêches du Comte
+d'Artois, reçues dans la nuit, le déterminèrent à passer la frontière.
+
+L'Empereur avait cru d'abord que le projet de Louis XVIII, était de
+retourner en Angleterre; il s'en était réjoui: et ce ne fut pas sans un
+déplaisir extrême, qu'il sut que ce Prince se proposait de rester en
+observation sur les frontières de la Belgique. Mais si cette résolution,
+à laquelle le Roi dut peut-être le recouvrement de son trône, déplut à
+Napoléon, elle ne lui inspira pas du moins, comme de misérables
+écrivains l'ont prétendu, le désir criminel d'attenter à la vie et à la
+liberté des Bourbons.
+
+Les ordres donnés au général Excelmans portaient seulement de pousser
+pied à pied, hors de la France, le Roi et les Princes. Jamais il ne lui
+fut commandé «ni de s'assurer de leurs personnes, ni de les tuer en cas
+de résistance.»
+
+Les instructions données en même tems au Maréchal Ney, envoyé en mission
+sur les frontières du nord et de l'est, prescrivaient aussi, et mot à
+mot, «de faire respecter la famille royale, et de lui faciliter tous les
+moyens de sortir librement et paisiblement de la France[81]».
+
+On a soutenu que le Duc de Bassano, chargé momentanément du portefeuille
+de l'intérieur, avait transmis à M. Siméon, alors préfet royal à Lille,
+l'ordre d'arrêter le Roi. Le Duc de Bassano indigné de cette odieuse
+imputation, avait voulu ne point quitter le sol français sans l'avoir
+repoussée. Il se proposait de sommer M. Siméon de déclarer la vérité, et
+sa déclaration aurait été rendue publique par la voie de l'impression et
+des journaux, si la police ne s'y fût opposée.
+
+Le Roi quitta Lille le 25 Mars. Le Duc d'Orléans, qui avait suivi sa
+Majesté, et que le Roi, en partant, avait investi du commandement de
+cette place, n'en sortit que vingt-quatre heures après: il adressa au
+Maréchal Mortier la lettre suivante.
+
+ Je vous remets en entier, mon cher Maréchal, le commandement que
+ j'avais été si heureux d'exercer avec vous dans le département du
+ Nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la
+ France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je
+ pars pour m'ensevelir dans la retraite et l'oubli. Le Roi n'étant
+ plus en France, je ne puis plus transmettre d'ordres en son nom; et
+ il ne me reste qu'à vous dégager de l'observation de tous les
+ ordres que je vous avais transmis, en vous recommandant de faire
+ tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur
+ vous suggéreront de mieux, pour les intérêts de la France, et de
+ plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir.
+
+L'Empereur, après avoir lu cette lettre, se tourna vers le duc de
+Bassano, et lui dit: «Voyez ce que le duc d'Orléans écrit à Mortier;
+cette lettre lui fait honneur. _Celui-là a toujours eu l'âme
+française_.»
+
+Je lui appris alors qu'on m'avait assuré que le duc d'Orléans en se
+séparant de ses officiers, avait dit à l'un deux, le colonel Athalin:
+«Allez, Monsieur, reprendre la cocarde nationale; je m'honore de l'avoir
+portée, et je voudrais pouvoir la porter encore». L'Empereur parut
+frappé de ces paroles, et ne répliqua rien. Quelques momens après, il me
+demanda si je n'avais pas une lettre de madame la duchesse d'Orléans. Je
+la lui remis, il la lut, et dit: «Je veux que sa mère _soit traitée avec
+les égards qu'il mérite_». Et il ordonna que la duchesse, dont les biens
+venaient d'être remis sous le séquestre, recevrait annuellement du
+trésor public trois cents mille francs d'indemnité. Une autre indemnité
+de cent cinquante mille francs fut accordée en même tems à madame la
+duchesse de Bourbon.
+
+Le duc de Bourbon, quoique l'Empereur eût annoncé son embarquement, ne
+partit cependant que plusieurs jours après. Sa présence et sa
+proclamation avaient excité un soulèvement partiel dans l'arrondissement
+de Beaupréau: mais convaincu par ses yeux et par les rapports de ses
+principaux officiers, que la masse des Vendéens resterait immobile, il
+avait accédé aux voeux exprimés par le colonel Noirot, commandant de la
+gendarmerie, dans la lettre qui suit:
+
+ MONSEIGNEUR, ce ne sera pas en vain, j'en ai l'assurance, que
+ j'invoquerai les effets de votre magnanimité. Vous pouvez d'un mot
+ calmer une effervescence dont les premiers résultats peuvent encore
+ une fois ensanglanter la trop malheureuse Vendée; ce mot, Votre
+ Altesse le prononcera, et tout rentrera dans l'ordre. Vous jugerez
+ aussi, Monseigneur, qu'un plus long séjour dans l'arrondissement de
+ Beaupréau, en compromettant la sûreté intérieure du pays,
+ compromettrait aussi la sûreté personnelle de Votre Altesse.
+
+ Daignez donc, je vous en conjure, Monseigneur, vous rendre aux voeux
+ que je forme pour votre bonheur et celui de mon pays. Tous les
+ moyens de sûreté que désirera Votre Altesse, pour se rendre à la
+ destination qu'elle aura choisie, je les lui garantis.
+
+Cette lettre que je me suis plu à citer, pour prouver quel était le
+langage des hommes du 20 mars, ne fut point impuissante. Le duc de
+Bourbon chargea son aide-de-camp de s'entendre avec le colonel Noirot,
+et il fut arrêté que Son Altesse abandonnerait la Vendée et
+s'embarquerait à Nantes pour l'Angleterre.
+
+Par des raisons que j'ignore, le prince ne remplit point ses engagemens.
+Il quitta effectivement Beaupréau, mais rôda quelque tems encore sur les
+côtes, sous un nom et avec un passe-port supposés. Le général ***[82] le
+reconnut et respecta son déguisement. L'Empereur approuva cette
+déférence et donna l'ordre de se borner à le forcer de s'éloigner; le
+père du duc d'Enghien était devenu sacré pour la France et pour lui!
+
+De toute la famille des Bourbons, le duc et la duchesse d'Angoulême
+persistaient seuls à lutter contre leur mauvaise fortune.
+
+Madame se trouvait à Bordeaux au moment du débarquement. L'entrée de
+Napoléon à Paris, la fuite du Roi, la défection générale de l'armée
+n'abattirent point son courage. Elle fit prendre les armes à la Garde
+nationale; elle courut aux casernes haranguer les soldats, et leur
+rappeler ce qu'ils devaient à leurs sermens, à leur Roi. De nombreux
+bataillons de volontaires s'organisèrent en un instant, et furent
+chargés, par ses ordres, de défendre les avenues de la ville,
+d'intercepter les communications et de contenir le peuple.
+
+Cependant, le général Clausel, nommé par l'Empereur commandant supérieur
+de la 11ème division, s'était avancé jusqu'à Saint-André de Cubsac (six
+lieues de Bordeaux), à la tête d'environ vingt-cinq gendarmes ralliés en
+route, et de cent cinquante hommes de la garnison de Blaye qui,
+instruits par ses émissaires de son arrivée, étaient accourus au devant
+de lui.
+
+À son approche, un bataillon de volontaires posté à Cubsac, avec deux
+pièces de canon, se retira précipitamment à Saint-Vincent, et s'y réunit
+à d'autres volontaires pour défendre en commun le passage de la
+Dordogne.
+
+Les soldats du général Clausel tentèrent de s'emparer du pont volant, et
+furent accueillis par plusieurs décharges d'artillerie et de
+mousqueterie qu'elles reçurent sans riposter. Leur chef, voulant éviter
+la guerre civile, fit demander qu'on lui envoyât un parlementaire. Les
+Bordelais lui ayant député leur commandant, M. de Martignac, il chargea
+cet officier de leur faire connaître que son intention, n'était point
+d'attenter, en aucune manière, à la sûreté des personnes et de leurs
+propriétés, et qu'il les conjurait, au nom de la patrie, de ne point
+verser inutilement le sang français.
+
+Néanmoins, quelques démonstrations hostiles furent continuées de part et
+d'autre; mais les volontaires royaux s'effrayèrent à la vue de trois
+bateaux qu'ils crurent chargés de troupes, et prirent la fuite.
+
+Le général Clausel, devenu maître de la Dordogne, se disposait à la
+passer, lorsque M. de Martignac revint lui annoncer que Madame la
+Duchesse d'Angoulême consentait à se retirer, et que la ville serait
+remise dans vingt-quatre heures.
+
+Madame, au lieu de remplir cette double promesse, se laissa subjuguer
+par le désir et l'espoir de prolonger la défense. Elle assembla la Garde
+nationale, et fit de nouveaux efforts pour attirer dans le parti royal
+les troupes de la garnison.
+
+Le général Clausel l'aperçut de loin, passant en revue les gardes
+nationaux et volontaires; il fit rappeler le parlementaire, et se
+plaignit de l'inexécution des promesses qui lui avaient été faites. M.
+de Martignac s'excusa sur les dispositions où se trouvaient la Garde
+nationale et la garnison, de ne plus rendre la ville. Le Général,
+reconnaissant alors que les Bordelais se flattaient d'être secondés par
+les troupes de ligne, assura M. de Martignac qu'elles n'attendaient, au
+contraire, qu'un signal convenu, pour se déclarer en faveur de la cause
+impériale. M. de Martignac parut en douter: le Général fit aussitôt
+agiter en l'air un drapeau, et sur le champ l'étendard tricolor fut
+arboré sur le Château-Trompette[83].
+
+Les Bordelais, stupéfaits et consternés, demandèrent à capituler. Le
+général Clausel s'empressa d'acquiescer à toutes leurs propositions, et
+le lendemain ils lui ouvrirent les portes de leur ville.
+
+L'Empereur fut très-satisfait de l'heureuse issue de cette affaire. Il
+donna l'ordre de publier sur-le-champ l'ordre du général Clausel; mais
+ce rapport n'étant qu'une relation militaire, il y ajouta lui-même les
+détails supplémentaires ci-après, qu'il fit insérer dans le _Moniteur_
+sous la rubrique de Bordeaux.
+
+ La conduite ferme et courageuse du général Clausel nous a évité de
+ grands malheurs: le passage de la Dordogne avait produit ici une
+ vive impression. Avant qu'il fût arrivé à la Bastide, la duchesse
+ d'Angoulême, en proie à une terreur qu'elle ne pouvait cacher, lui
+ fit promettre qu'elle quitterait Bordeaux dans la matinée du 1er
+ avril; c'est ce qui détermina le général Clausel à s'arrêter à la
+ Bastide, en face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, où
+ il arriva le 31 Mars au soir. La duchesse d'Angoulême voulut
+ profiter de ce délai pour ne point tenir ses promesses; elle se
+ porta aux casernes, fit réunir les troupes, et chercha à leur
+ persuader de défendre l'entrée de Bordeaux au général Clausel. Les
+ officiers de tout grade lui déclarèrent nettement qu'ils auraient
+ pour elle le respect dû à son malheur, à son sexe; mais qu'étant
+ Français, aucun motif ne pourrait les porter à prendre les armes
+ contre les Français. La duchesse versa d'abondantes larmes; elle
+ demanda que du moins les troupes restassent neutres, si les gardes
+ nationales voulaient combattre pour elle. Les officiers répondirent
+ qu'ils ne tireraient point sur la garde nationale, mais qu'ils ne
+ souffriraient point que celle-ci tirât sur les troupes du général
+ Clausel; qu'ils ne voulaient pas qu'une seule goutte de sang
+ français fût répandue. Les soldats se joignirent d'une voix unanime
+ aux sentimens de leurs officiers. La duchesse se retira l'effroi
+ dans l'âme et la menace à la bouche: elle était tremblante.
+ Lorsqu'elle arriva sur le quai où la garde nationale était sous les
+ armes, elle y fut reçue dans un silence profond; on entendait
+ murmurer dans tous les rangs: _Point de combat, point de guerre
+ civile_. La duchesse se hâta de se retirer dans le palais impérial
+ d'où elle ordonna son départ[84]; à huit heures, elle avait quitté
+ Bordeaux. Le feu qu'elle avait allumé, n'était pas éteint dans tous
+ les coeurs. La garde nationale qui venait de tenir une conduite si
+ sage, avait à côté d'elle des hommes effrénés; c'étaient des hommes
+ de la lie du peuple, formant la masse des compagnies de volontaires
+ royaux: ces hommes qui n'avaient été enrôlés qu'à prix d'argent,
+ comptaient sur le pillage. Leurs espérances étaient déjouées par la
+ fermeté de la garde nationale. Un petit nombre de furieux tirèrent
+ sur la compagnie de M. Troplong, qui passait pour être animée du
+ meilleur esprit; les gardes nationales ripostèrent. Les volontaires
+ s'enfuirent, mais le capitaine Troplong avait été atteint
+ mortellement. Il vient d'être enterré avec tous les honneurs
+ militaires; plus de dix mille personnes ont suivi le convoi de cet
+ excellent citoyen. Les regrets qu'on a donnés à sa mort ont
+ suspendu un moment l'allégresse de ce peuple, heureux d'être enfin
+ délivré des maux dont il était menacé.
+
+L'énergie et l'intrépidité que déploya dans cette circonstance la petite
+fille de Marie-Thérèse excita les éloges de l'Empereur, et lui inspira
+ce mot si connu: _C'est le seul homme de la famille_.
+
+Il admira également la contenance ferme et respectueuse qu'avaient
+conservés, au milieu des provocations et des reproches de la Duchesse,
+les régimens de la garnison. «Tout ce qui s'est passé à Bordeaux,
+dit-il, est vraiment extraordinaire, et je ne sais ce qui doit étonner
+le plus, de la noble audace de Madame d'Angoulême, ou de la patience
+magnanime de mes soldats.»
+
+L'effervescence des Bordelais était assoupie; il restait encore à
+pacifier la Provence et le Languedoc, où le Duc d'Angoulême avait fait
+naître et entretenu le feu de l'insurrection.
+
+Ce prince ayant appris à Toulouse que l'Empereur était descendu au Golfe
+Juan, se transporta sur-le-champ dans les principales villes du midi, et
+fit prendre les armes aux partisans des Bourbons et de la royauté.
+
+Trois mille deux cents Marseillais, et trois mille cinq cents
+volontaires de Nismes, d'Avignon et de Montpellier, se rangèrent sous
+ses drapeaux.
+
+Le 10ème, 55ème et 83ème régimens de ligne, composés chacun d'environ
+neuf cents hommes; les dépôts du 9ème et du 87ème d'infanterie, forts de
+cinq cent cinquante combattans, deux cent cinquante chasseurs à cheval
+du 14ème régiment, cent cinquante artilleurs et trois cents soldats du
+régiment royal étranger, furent tirés de leurs garnisons respectives, et
+formèrent, avec les volontaires royaux, une armée de douze mille hommes,
+qui devait s'accroître, par les levées qu'on opérait journellement dans
+les provinces soumises au gouvernement royal, et par les secours que le
+Prince s'était empressé de demander au Roi de Sardaigne et à la Suisse,
+et qu'il espérait en obtenir.
+
+Le Duc d'Angoulême divisa son armée en deux corps.
+
+Le premier commandé par le Général Ernouf, ayant sous ses ordres les
+Maréchaux-de-camp Gardanne et Loverdo, se dirigea sur Grenoble ou
+Sisteron.
+
+Le deuxième, commandé par le Prince en personne, et sous ses ordres par
+le Lieutenant-Général Monnier, le Baron de Damas et le Vicomte d'Escars,
+suivit la route de Valence.
+
+Les deux corps, après avoir soumis le pays et rallié les royalistes,
+devaient se réunir à Grenoble, et marcher ensemble sur Lyon.
+
+L'avant-garde du deuxième corps, conduite par M. d'Escars, n'éprouva de
+résistance sérieuse qu'au passage de la Drôme.
+
+Le général Debelle, à la tête de quelques hussards du quatrième, d'un
+bataillon du trente-neuvième, et d'environ huit cents gardes nationaux,
+s'était laissé chasser de Loriol, et s'était retiré, tant bien que mal,
+derrière la Drôme.
+
+Les volontaires de Vaucluse, protégés par l'artillerie royale, passèrent
+la rivière à gué, et vinrent se poster sur le flanc gauche des gardes
+nationaux; au même moment, le prince fit attaquer le pont par le dixième
+de ligne. Cette manoeuvre n'intimida point les gardes nationales; elles
+tinrent ferme; et le dixième, malgré l'ardeur que lui inspirait
+l'exemple du duc d'Angoulême, allait plier, lorsque plusieurs
+voltigeurs, qui se trouvaient en tête, reconnurent, parmi leurs
+adversaires, d'anciens camarades; ils commencèrent mutuellement par
+cesser leur feu, et finirent par s'embrasser aux cris de _vive
+l'Empereur!_
+
+Pendant la durée de leur colloque et de leurs embrassemens, le reste du
+dixième régiment regagna du terrain; les Impériaux, croyant qu'ils
+venaient se jeter dans leurs bras, s'avancèrent sans défiance; une
+décharge les détrompa: la confusion se mit dans les troupes du général
+Debelle; il ne fit rien pour les rallier, et la déroute devint complète.
+Une partie des Impériaux furent pris par les royalistes, les autres se
+réfugièrent dans les montagnes, ou furent porter à Grenoble et à Valence
+la nouvelle de leur défaite.
+
+Le lendemain 5 avril, le duc d'Angoulême et son armée victorieuse
+entrèrent à Valence, et, sans perdre de tems, se portèrent à Romans sur
+l'Isère.
+
+Le premier corps, après avoir occupé Sisteron, s'était divisé en deux
+colonnes: l'une, ayant à sa tête le général Loverdo, s'était portée sur
+Lamure; l'autre, commandée par le général Gardanne, avait pris Gap en
+passant, et s'était avancée jusqu'à Travers, où venaient de prendre
+position, la garnison de Grenoble et les gardes nationales de Vizille,
+de Lamure et des communes environnantes.
+
+Tout, jusqu'à ce jour, avait favorisé les voeux de l'armée royale; elle
+marchait de succès en succès; et le bruit de ses victoires, accrues par
+la peur et la renommée, avait répandu la consternation et l'effroi à
+Grenoble et à Lyon.
+
+L'Empereur lui-même fut inquiet. En partant de Lyon, il avait prévu la
+possibilité d'un soulèvement partiel dans le midi; et, rassuré par
+l'énergie et le patriotisme des Dauphinois, il s'était reposé sur eux du
+soin de défendre leur territoire et leur capitale. Mais, s'ils étaient
+assez forts pour repousser les agressions des royalistes, ils n'étaient
+point en état de résister aux quatre mille soldats qui avaient embrassé
+leur cause et combattaient dans leurs rangs.
+
+Le général Grouchy reçut l'ordre de voler à Lyon, et de faire lever en
+masse les gardes nationales du Dauphiné, du Lyonnais et de la Bourgogne.
+
+_Au nom de l'Empereur et de la patrie_, tout se mit en mouvement; les
+patriotes de la Drôme et de l'Isère sortirent de leurs montagnes; les
+Lyonnais quittèrent leurs ateliers; les Bourguignons se mirent
+spontanément en marche, les officiers réformés à leur tête.
+
+Cet élan patriotique fut si unanime, que les routes se couvrirent en un
+instant de gardes nationales, et que le général Corbineau, à qui
+l'Empereur avait donné la mission d'accélérer leur départ, fut au
+contraire obligé de l'empêcher. Mais toutes ces dispositions, tristes
+présages de la guerre civile, ne furent point heureusement nécessaires.
+
+Les troupes du général Gardanne, pendant leur séjour à Gap, avaient eu
+connaissance des proclamations de l'Empereur; elles avaient réveillé
+leurs souvenirs, électrisé leurs âmes; et le cinquante-huitième arbora
+la cocarde tricolore.
+
+La défection de ce régiment fut bientôt connue de la division du général
+Loverdo; et, malgré les efforts de ce général, une partie du quatorzième
+de chasseurs, et le quatre-vingt-troisième tout entier, embrassèrent
+également la cause impériale. Les autres soldats, quoique fidèles en
+apparence, n'inspiraient plus de confiance à leurs généraux; «ils ne
+pouvaient parler à un seul habitant du pays, sans en recevoir des
+impressions absolument contraires au parti du roi[85]», et l'on
+s'attendait à chaque instant à les voir déserter à l'ennemi.
+
+Le général Loverdo, impatient de combattre, et croyant pouvoir se passer
+de leur assistance, voulut, avec le seul appui de ses volontaires
+royaux, forcer le défilé de Saulces, en avant de Gap; mais cette
+attaque, aussi téméraire qu'inutile, n'eut aucun succès, et il fut forcé
+de se replier sur Sisteron.
+
+Le deuxième corps, contenu par la présence du duc d'Angoulême, n'avait
+perdu qu'un petit nombre de soldats; l'ordre de se porter en avant
+venait d'être donné, lorsque le prince reçut à la fois de toutes parts
+les nouvelles les plus accablantes.
+
+D'un côté, il apprit la défection des troupes réglées du général Ernouf,
+et sa retraite forcée sur Sisteron.
+
+De l'autre, il fut prévenu que le général Grouchy s'avançait à sa
+rencontre avec des forces formidables.
+
+Un troisième avis l'informait que le parti royal à Nismes et à Toulouse
+s'était dissous sans résistance; que M. de Vitrolles, chef du comité
+d'insurrection, avait été arrêté, et que les patriotes et les troupes de
+la neuvième division, réunis sous les ordres du général Gilly, s'étaient
+portés sur ses derrières, avaient repris de vive force le pont
+Saint-Esprit et dépassé le Rhône.
+
+Des dépêches de Turin lui annoncèrent enfin qu'il ne fallait plus
+compter sur les secours des Suisses et sur les promesses du roi de
+Sardaigne.
+
+Le prince fit sonner la retraite et se retira sur Valence.
+
+L'Empereur, qui, suivant sa coutume, prenait la peine de composer
+lui-même les articles du Moniteur relatifs à cette petite guerre, rendit
+compte ainsi de l'évacuation de Valence:
+
+ _Valence, le 7 avril_.--Le duc d'Angoulême a fait ici une triste
+ figure; le tocsin sonnait dans tout le Dauphiné, et de nombreux
+ bataillons de gardes nationales étaient partis de Lyon. Le duc
+ d'Angoulême, informé de leur arrivée, s'est mis à la débandade avec
+ les quatre mille insurgés qui sont sous ses ordres. Les troupes de
+ ligne, instruites par nos concitoyens qu'il était question de la
+ cause de la nation contre quelques familles privilégiées, de celle
+ du peuple contre la noblesse, et enfin, de celle de la révolution
+ contre la contre-révolution, ont subitement changé de parti:
+ cependant, l'armée compte trois traîtres qui paraissent s'être
+ rangés du parti des ennemis de la patrie: ce sont les généraux
+ Ernouf, Monnier et d'Aultanne[86].
+
+L'Empereur avait également le soin de rendre publiques les
+correspondances qu'on parvenait à intercepter; et comme les unes
+annonçaient _l'intention de séparer la paille du bon grain et de la
+jeter au feu_; les autres, _de faire pendre, sans pitié et sans
+exception, tous les rebelles_; et que d'autres, enfin, _conviaient
+l'Espagne, la Suisse et le roi de Piémont de venir mettre la France à la
+raison_, elles contribuaient, non moins puissamment que le succès de
+l'armée impériale, à détacher de la cause des Bourbons tous les Français
+ennemis de la trahison, des potences et des étrangers.
+
+Le général Grouchy, informé de la retraite du duc d'Angoulême, mit des
+troupes légères à sa poursuite; la plupart des chasseurs du quatorzième
+et des artilleurs se réunirent aux Impériaux. Les volontaires du midi,
+qui jusqu'alors n'avaient point mis de bornes à leurs présomptueuses
+espérances, ne surent point en mettre à leur frayeur; aussi lâches dans
+le malheur qu'arrogans dans la prospérité, ils abandonnèrent leur
+général à l'approche du danger; et tous, à l'exception de quelques
+centaines de braves, cherchèrent leur salut dans la fuite.
+
+Le duc d'Angoulême, entouré des faibles débris de leurs bataillons, et
+du 10ème de ligne toujours fidèle, continuait jour et nuit sa marche
+rétrograde, et traversait silencieusement les lieux que son armée,
+quelques jours auparavant, avait fait retentir de ses cris de
+_victoire_; les montagnards qui avaient eu tant à souffrir des exactions
+et des mauvais traitemens des volontaires royaux, répétaient à leur
+tour, _Malheur aux vaincus!_ et ne permettaient point au duc d'Angoulême
+et aux siens de goûter un seul instant de repos. Pressé d'un côté par
+les colonnes de Grouchy, de l'autre par les troupes du général Gilly;
+enfermé, sans espoir de secours, entre la Drôme, le Rhône, la Durance et
+les montagnes, le duc d'Angoulême n'avait que deux ressources: l'une
+d'abandonner son armée, et de gagner, à travers les montagnes, Marseille
+ou le Piémont; l'autre de se soumettre, avec ses compagnons d'infortune,
+aux lois du vainqueur. Le prince ne voulut point séparer son sort de
+celui de son armée. Il consentit à se rendre. Le baron de Damas et le
+Général Gilly réglèrent les articles de la capitulation, et il fut
+convenu que le prince licencierait son armée et s'embarquerait à Cette.
+La dépêche télégraphique, annonçant cette nouvelle, fut apportée
+sur-le-champ à l'Empereur par le duc de Bassano; et ce ministre, malgré
+l'opposition de plusieurs personnages, décida Napoléon à répondre par le
+télégraphe qu'il approuvait la capitulation. Au même instant, une
+seconde dépêche annonça que le général Grouchy n'avait pas cru devoir
+autoriser, sans l'aveu de l'Empereur, l'exécution de la convention, et
+que le duc d'Angoulême s'était constitué prisonnier. M. de Bassano se
+hâta de transmettre les premiers ordres de Napoléon, et ne l'instruisit
+de l'annulation de la convention, que lorsque l'obscurité de la nuit eût
+rendu impossible toute communication télégraphique. L'Empereur eut
+connaissance de la noble hardiesse de son ministre, et au lieu de le
+gronder, il lui dicta la lettre suivante:
+
+ M. le comte Grouchy, l'ordonnance du Roi en date du 6 mars et la
+ déclaration signée le 13 à Vienne par ses ministres, pourraient
+ m'autoriser à traiter le duc d'Angoulême comme cette ordonnance et
+ cette déclaration voulaient qu'on me traitât moi et ma famille;
+ mais, constant dans les dispositions qui m'avaient porté à ordonner
+ que les membres de la famille des Bourbons puissent sortir
+ librement de France, mon intention est que vous donniez des ordres,
+ pour que le duc d'Angoulême soit conduit à Cette où il sera
+ embarqué, et que vous veilliez à sa sûreté et à écarter de sa
+ personne tout mauvais traitement. Vous aurez soin seulement de
+ retirer les fonds qui ont été enlevés des caisses publiques, et de
+ demander au duc d'Angoulême, qu'il s'oblige à la restitution des
+ diamans de la couronne, qui sont la propriété de la nation[87].
+ Vous lui ferez connaître en même tems les dispositions des lois des
+ Assemblées nationales, qui ont été renouvelées, et qui s'appliquent
+ aux membres de la famille des Bourbons qui rentreraient sur le
+ territoire français, etc.
+
+Le duc d'Angoulême, en attendant la décision de Napoléon, fut gardé à
+vue. Il supporta cette nouvelle disgrâce avec calme et fermeté. Le
+marquis de Rivière, informé de sa détention, menaça le comte Grouchy,
+s'il ne lui rendait point la liberté, de livrer Marseille aux Anglais,
+et de faire insurger toute la Provence. Ces vaines menaces restèrent
+sans effet. Le sort du duc ne dépendait point du comte de Grouchy; ce
+n'était qu'à contre-coeur qu'il avait osé porter sur ce prince une main
+sacrilége; et il faisait des voeux pour que la décision de l'Empereur lui
+permît de briser ses chaînes.
+
+Aussitôt que cette décision lui parvint, le général s'empressa d'assurer
+à M. le duc d'Angoulême les moyens de s'embarquer promptement, et prit,
+avec un zèle religieux, les mesures nécessaires pour qu'il fût traité,
+sur son passage, avec le respect qui lui était dû.
+
+Le prince, arrivé à Cette, s'embarqua sur-le-champ, et se dirigea vers
+Cadix.
+
+Sa capitulation et son départ entraînèrent bientôt la soumission de
+Marseille; et grâce à la prudence et à la fermeté du prince d'Essling,
+gouverneur de la division, le drapeau royal fut abattu et remplacé par
+le drapeau tricolor, sans désordre et sans effusion de sang.
+
+L'Empereur nomma le général Grouchy maréchal d'Empire, non point qu'il
+fût émerveillé de sa conduite, car il savait qu'il n'avait pressé que
+mollement le duc d'Angoulême, mais pour donner de l'éclat à la disgrâce
+du prince et décourager les royalistes des autres parties de la France.
+Voulant en même tems punir la trahison commise par le 10ème au passage
+de la Drôme, il décréta que ce régiment porterait un crêpe à son
+drapeau, jusqu'à ce qu'il eût lavé, dans le sang ennemi, les armes
+qu'ils avaient trempées dans le sang français[88].
+
+L'Empereur apprit par le télégraphe la soumission de Marseille et
+l'entière pacification du midi, au moment où il allait passer en revue
+la Garde nationale de Paris. C'était toujours dans de semblables
+circonstances que les grandes nouvelles parvenaient à l'Empereur; il
+semblait que la fortune, soigneuse de lui plaire, voulait encore
+embellir ses dons en les lui offrant à propos. Depuis son arrivée, il
+avait eu constamment le dessein de passer cette revue; mais l'inspection
+successive des troupes de ligne l'en avait détourné. On ne manqua point
+d'attribuer ce retard, si facile à expliquer, à la crainte que lui
+inspiraient les baïonnettes et les sentimens des légions de Paris. Sur
+ces entrefaites, quelques grenadiers ex-volontaires royaux, se
+répandirent contre lui en menaces, en imprécations; et il n'en fallut
+pas davantage pour alarmer les trembleurs de sa cour. Ils conjurèrent
+Napoléon de mêler à la revue, par précaution, quelques bataillons de sa
+garde: l'Empereur rejeta leurs prières et s'offensa de leurs terreurs;
+néanmoins, ils le firent accompagner, à son insu, par dix ou douze
+grenadiers, à qui l'on recommanda de ne point le perdre de vue un seul
+instant.
+
+Tant que l'Empereur avait passé au pas dans les rangs, son escorte
+l'avait suivi, sans qu'il y fît attention. Mais quand il prit le galop,
+il s'apperçut que ses grenadiers galoppaient avec lui, il s'arrêta: «Que
+fais-tu là? dit-il à l'un d'eux. Va-t-en!» Le vieux grognard[89], qui
+savait qu'on craignait pour la vie de son général, fit mine de résister;
+l'Empereur le prit alors par son bonnet à poil, et le secouant
+fortement, lui répéta, en riant, l'ordre de se retirer: «Je veux que
+vous vous en alliez tous. Je ne suis entouré que de bons Français; je
+suis en sûreté avec eux comme avec vous.» Les gardes nationaux, qui
+entendirent ces paroles, s'écrièrent spontanément, «Oui, oui, Sire, vous
+avez raison; nous donnerions tous notre vie pour défendre la vôtre.»
+Encouragés par la familiarité que l'Empereur leur témoignait, ils
+quittèrent leurs rangs, et se pressèrent autour de lui: les uns lui
+serrèrent les mains, les autres les lui baisèrent; tous lui exprimèrent
+leur satisfaction et leur dévouement par des cris prolongés de _vive la
+nation! vive l'Empereur!_
+
+L'Empereur, après cette scène imprévue, continua sa revue; il fit
+ensuite former en cercle les officiers, mit pied à terre, et leur
+adressa la parole à-peu-près en ces termes:
+
+ SOLDATS DE LA GARDE NATIONALE DE PARIS! je suis bien aise de vous
+ voir. Je vous ai formés, il y a quinze mois, pour le maintien de la
+ tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. Vous avez
+ rempli mon attente. Vous avez versé votre sang pour la défense de
+ Paris; et si des troupes ennemies sont entrées dans vos murs, la
+ faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et surtout à la
+ fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces malheureuses
+ circonstances.
+
+ Le trône royal ne convenait pas à la France; il ne donnait aucune
+ sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux; il nous avait
+ été imposé par l'étranger. Je suis arrivé, armé de toute la force
+ du peuple et de l'armée, pour faire disparaître cette tache, et
+ rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire de la France.
+
+ Soldats de la garde nationale! ce matin même, le télégraphe de Lyon
+ m'a appris que le drapeau tricolor flotte à Antibes et à Marseille.
+ Cent coups de canon, tirés sur nos frontières, apprendront aux
+ étrangers que nos dissensions civiles sont terminées; _je dis les
+ étrangers, parce que nous ne connaissons pas encore d'ennemis_.
+ S'ils rassemblent leurs troupes, nous rassemblerons les nôtres. Nos
+ armées sont toutes composées de braves qui se sont signalés dans
+ plusieurs batailles, et qui présenteront à l'étranger une barrière
+ de fer; tandis que de nombreux bataillons de grenadiers et de
+ chasseurs des gardes nationales garantiront nos frontières. Je ne
+ me mêlerai point des affaires des autres nations; malheur aux
+ gouvernemens qui se mêleraient des nôtres! Des revers ont retrempé
+ le caractère du peuple Français; il a repris cette jeunesse, cette
+ vigueur qui, il y a vingt ans, étonnait l'Europe.
+
+ Soldats! vous avez été forcés d'arborer des couleurs proscrites par
+ la nation; mais les couleurs nationales étaient dans vos coeurs:
+ vous jurez de les prendre toujours pour signe de ralliement, et de
+ défendre ce trône impérial, seule et naturelle garantie de nos
+ droits; vous jurez de ne jamais souffrir que des étrangers, chez
+ lesquels nous avons paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de
+ nos constitutions et de notre gouvernement; vous jurez enfin de
+ tout sacrifier à l'honneur et à l'indépendance de la France.
+
+Ce serment fut prononcé avec enthousiasme. La Garde nationale montra
+qu'elle ne craignait point d'être prise au mot.
+
+On avait appréhendé que la garde, qui en avait voulu long-tems aux
+Parisiens de s'être si promptement rendus en 1814, ne se permît quelques
+reproches offensans; mais Napoléon avait prescrit à ses grenadiers de se
+taire, et pour compléter la réconciliation, il la fit cimenter par un
+dîner que la Garde impériale offrit à la Garde nationale et à la
+garnison de Paris.
+
+Quinze mille hommes de toutes armes se réunirent au Champ de Mars, sous
+les yeux du peuple Parisien; les chants joyeux des soldats et des
+citoyens se répondaient tour à tour et donnaient à cette fête un
+caractère vraiment national.
+
+Le repas achevé, une foule nombreuse de soldats, d'officiers et de
+gardes nationaux se mirent en marche vers les Tuileries, portant le
+buste de Napoléon couronné de lauriers. Arrivés sous les fenêtres de Sa
+Majesté, ils la saluèrent par mille et mille acclamations; ils se
+rendirent ensuite à la Place Vendôme, et déposèrent religieusement, au
+pied du monument élevé à la gloire de nos armées, l'image du héros qui
+les avait conduites à la victoire. L'Empereur, aussitôt qu'il en fut
+informé, m'ordonna d'écrire au ministre de la police de faire enlever le
+buste dans la nuit. «Ce n'est point à la suite d'une orgie, dit-il avec
+fierté, que mon effigie doit être rétablie sur la colonne.»
+
+Chacun sait en effet, que la statue de Napoléon, qui couronnait
+autrefois ce monument, en avait été arrachée dans les premiers jours de
+la restauration; et ce n'était point à des citoyens isolés et sans
+mission, qu'il appartenait de réparer cet outrage.
+
+Ce furent quelques royalistes, à la tête desquels figuraient M. de
+Maubreuil et M. Sostène de la Rochefoucault, qui se rendirent coupables
+de cette profanation. M. de la Rochefoucault, dont la famille avait eu
+tant de part aux largesses et aux bontés de Napoléon, passa lui-même la
+corde au cou de son bienfaiteur, dans l'intention de le faire traîner
+dans la boue par quelques vagabonds qu'il avait soudoyés; mais la statue
+se joua de ses efforts; il n'en recueillit, d'autre fruit que le blâme
+des honnêtes gens et le mépris des étrangers[90].
+
+La colonne elle-même offusqua long-tems les regards jaloux des ennemis
+de notre gloire: ils en conspirèrent la destruction, et l'auraient
+accomplie, s'ils l'eussent osé. L'histoire, qui ne laisse rien impuni,
+flétrira (je l'espère) ces mauvais Français, ces nouveaux Vandales, d'un
+opprobre éternel. Elle inscrira leurs noms et leurs voeux sacriléges au
+pied de la colonne immortelle qu'ils voulurent renverser. Elle dira sans
+doute aussi que les fédérés, les officiers à demi-solde et tous les
+partisans de Napoléon, qu'on se plaît à représenter comme des forcenés,
+comme des brigands, respectèrent, pendant les cent jours, la statue de
+Henri IV, quoique cette statue, placée à la hauteur de leurs coups, et
+reconstruite en matière fragile, eût pu succomber au moindre choc.
+
+Napoléon avait dit à la Garde nationale de Paris: nous ne connaissons
+point encore d'ennemis. Ces paroles étaient vraies. On avait remarqué
+que les troupes étrangères se concentraient sur nos frontières, mais
+aucune de leurs dispositions ne paraissait hostile, et Napoléon pouvait
+encore raisonnablement espérer que ses soins pour maintenir la pais ne
+seraient point infructueux.
+
+Dès le jour même de son entrée à Lyon, il s'était empressé de faire
+déclarer, par le Prince Joseph, aux ministres d'Autriche et de Russie
+près la diète Helvétique, qu'il était prêt à ratifier le traité de
+Paris.
+
+Arrivé dans la capitale, il apprit que les ministres étrangers, et
+particulièrement le Baron de Vincent, ministre d'Autriche, et M.
+Boudiakeen, chargé d'affaires de Russie, ne l'avaient point encore
+quittée, faute de passe-ports.
+
+Il fit entraver le départ de M. Vincent et de M. de Boudiakeen, et
+chargea le Duc de Vicence de les voir et de leur renouveler l'assurance
+de ses dispositions pacifiques.
+
+M. le Baron de Vincent se refusa d'abord à toute espèce de communication
+et de pourparlers; mais il consentit ensuite à se trouver avec M. de
+Vicence dans une maison tierce. Ils eurent ensemble une conférence chez
+Madame de Souza. M. de Vincent ne dissimula point la résolution des
+alliés de s'opposer à ce que Napoléon conservât le trône. Mais il fit
+entrevoir qu'il pensait que son fils n'inspirerait point la même
+répugnance. Il s'engagea néanmoins à faire connaître à l'Empereur
+d'Autriche les sentimens de Napoléon; et consentit à se charger d'une
+lettre pour l'impératrice Marie-Louise[91].
+
+M. de Boudiakeen, après avoir également refusé l'entretien proposé par
+le duc de Vicence, finit aussi par l'accepter. Il fut convenu qu'ils se
+rencontreraient chez mademoiselle Cauchelet, dame du palais de la
+princesse Hortense.
+
+M. de Jaucourt avait oublié, dans le porte-feuille des affaires
+étrangères, un traité secret par lequel l'Angleterre, l'Autriche et la
+France s'étaient mutuellement engagées à s'opposer, de gré ou de force,
+au démembrement de la Saxe, que conspiraient ouvertement la Russie et la
+Prusse.
+
+L'Empereur pensa que ce traité pourrait peut-être aliéner aux Bourbons
+l'intérêt de ces deux puissances, et jeter, parmi les alliés, la
+défiance et la discorde. Il ordonna au duc de Vicence de le mettre sous
+les yeux du ministre russe, et de le lui représenter comme une preuve
+nouvelle de l'ingratitude dont la cour des Tuileries payait les nombreux
+bienfaits de l'empereur Alexandre. L'existence de cette triple alliance
+était ignorée de M. de Boudiakeen, et parut lui faire éprouver autant de
+surprise que de mécontentement. Mais il déclara que les principes de son
+souverain lui étaient trop connus, pour qu'il osât se flatter que la
+circonstance de ce traité, ou tout autre, pût opérer, dans ses
+dispositions, quelque changement favorable. Il promit cependant de lui
+reporter fidèlement l'entretien, qu'il avait eu avec M. de Vicence, et
+de lui exprimer le désir manifesté par l'Empereur Napoléon de redevenir
+l'allié et l'ami de la Russie.
+
+L'Empereur, pour donner plus d'empire à ces propositions, chargea la
+princesse Hortense de les confirmer personnellement à l'empereur
+Alexandre. Il fit écrire aussi au prince, Eugène et à la grande duchesse
+Stéphanie de Bade, pour les inviter à renouveler les mêmes assurances à
+ce souverain, et à ne négliger aucun moyen de le détacher de la
+coalition.
+
+L'Empereur enfin fit faire des ouvertures au cabinet de Londres, par
+l'intermédiaire d'un personnage indiqué par le duc d'Otrante; et, pour
+captiver les suffrages du parlement, et donner au ministère anglais un
+gage anticipé de ses bonnes dispositions, il abolit, par un décret
+spontané, la traite des nègres.
+
+Après avoir usé de ces voies détournées, Napoléon pensa qu'il était de
+son devoir, comme de sa dignité, de donner à la manifestation de ses
+dispositions pacifiques un caractère authentique et solennel.
+
+Il écrivit donc aux souverains étrangers une lettre ainsi conçue:
+
+ MONSIEUR MON FRÈRE, vous aurez appris, dans le cours du mois
+ dernier, mon retour sur les côtes de France, mon entrée à Paris, et
+ le départ de la famille des Bourbons. La véritable nature de ces
+ événemens doit être maintenant connue de Votre Majesté: ils sont
+ l'ouvrage d'une irrésistible puissance, l'ouvrage et la volonté
+ unanime d'une grande nation, qui connaît ses devoirs et ses droits.
+ La dynastie que la force avait rendu au peuple Français, n'était
+ point faite pour lui: les Bourbons n'ont voulu s'associer ni à ses
+ sentimens, ni à ses moeurs. La France a dû se séparer d'eux. Sa voix
+ appelait un libérateur: l'attente qui m'avait décide au plus grand
+ des sacrifices, avait été trompée. Je suis venu, et du point où
+ j'ai touché le rivage, l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au
+ sein de ma capitale. Le premier besoin de mon coeur est de payer
+ tant d'affection par le maintien d'une honorable tranquillité. Le
+ rétablissement du trône impérial étant nécessaire au bonheur des
+ Français, ma plus douce pensée est de la rendre en même tems utile
+ à l'affermissement du repos de l'Europe. Assez de gloire a illustré
+ tour à tour les drapeaux des diverses nations, les vicissitudes du
+ sort ont assez fait succéder de grands revers et de grands succès;
+ une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je
+ suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le
+ spectacle de grands combats, il sera plus doux de ne connaître
+ désormais d'autres rivalités que celles des avantages de la paix,
+ d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. La
+ France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses
+ voeux. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa
+ politique sera le respect le plus absolu pour l'indépendance des
+ autres nations: si tels sont, comme j'en ai l'heureuse confiance,
+ les sentimens personnels de Votre Majesté, le calme général est
+ assuré pour long-tems, et la justice, assise aux confins des états,
+ suffit seule pour en garder les frontières.
+
+ _Paris, ce 4 Avril_.
+
+Le duc de Vicence reçut l'ordre d'exprimer personnellement aux ministres
+étrangers les sentimens dont l'Empereur était animé; mais les courriers,
+porteurs de ces dépêches, ne purent parvenir à leurs destinations: l'un
+fut arrêté à Kelh; un autre à Mayence; un troisième, expédié en Italie,
+ne put dépasser Turin; les communications étaient interrompues. On se
+conformait déjà aux dispositions de la déclaration du congrès de Vienne
+du 13 mars.
+
+Cette déclaration, transmise directement par les émissaires du roi aux
+préfets des villes frontières, et propagée par les royalistes, circulait
+dans Paris. Les petits journaux avaient signalé son apparition, et
+s'étaient réunis pour affirmer qu'un tel acte était indigne des
+monarques alliés, et ne pouvait être l'ouvrage que de la malveillance et
+de la calomnie.
+
+Cependant, comme il ne devenait plus possible de révoquer en doute sa
+légitimité, il fallut bien se résoudre à ne plus en faire un mystère à
+la France, et il en fut rendu compte ainsi le 15 avril dans le
+_Moniteur_.
+
+ CONSEIL DES MINISTRES.
+
+ _Séance du 29 mars_.
+
+ Le duc d'Otrante, ministre de la Police générale, expose qu'il va
+ donner au conseil lecture d'une déclaration, datée de Vienne, le
+ 13, et qu'on suppose émanée du congrès;
+
+ Que cette déclaration, provoquant l'assassinat de l'Empereur, lui
+ paraît apocryphe; que si elle pouvait être vraie, elle serait sans
+ exemple dans l'histoire du monde; que le style de libelle dans
+ lequel elle est écrite, donne lieu de penser qu'il faut la classer
+ au nombre de ces pièces fabriquées par l'esprit de parti, et par
+ des folliculaires qui sans mission se sont, dans ces derniers tems,
+ ingérés dans toutes les affaires de l'état; qu'elle est supposée
+ signée des ministres Anglais, et qu'il est impossible de penser que
+ les ministres d'une nation libre, et surtout lord Wellington, aient
+ pu faire une démarche contraire à la législation de leur pays et à
+ leurs caractères; qu'elle est supposée signée des ministres
+ d'Autriche, et qu'il est impossible de concevoir, quelques
+ dissentimens politiques qui existassent d'ailleurs, qu'un père pût
+ appeler l'assassinat sur son fils; que, contraire à tout principe
+ de morale et de religion, elle est attentatoire au caractère de
+ loyauté des souverains dont les libellistes compromettent ainsi les
+ mandataires; que cette déclaration est connue depuis plusieurs
+ jours, mais que, par les considérations qui viennent d'être
+ déduites, elle avait du être considérée comme digne d'un profond
+ mépris; qu'elle n'a été jugée devoir fixer l'attention du
+ ministère, que, lorsque des rapports officiels, venus de Metz et de
+ Strasbourg, ont fait connaître qu'elle a été apportée en France par
+ des courriers du prince de Bénévent; fait constaté par le résultat
+ de l'enquête qui a eu lieu et des interrogatoires qui ont été
+ subis; qu'enfin il est démontré que cette pièce qui ne peut pas
+ avoir été signée par les ministres de l'Autriche, de la Russie, de
+ l'Angleterre, est émanée de la légation du comte de Lille à Vienne,
+ laquelle légation a ajouté au crime de provoquer l'assassinat,
+ celui de falsifier la signature des membres du congrès.
+
+ La prétendue déclaration du congrès, les rapports de Metz et de
+ Strasbourg, ainsi que l'enquête et les interrogatoires qui ont été
+ faits par les ordres du ministre de la police générale, et qui
+ constatent que ladite déclaration est émanée des plénipotentiaires
+ du comte de Lille à Vienne, seront renvoyés aux présidens des
+ sections du conseil.
+
+ DÉCLARATION.
+
+ Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en congrès
+ à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son
+ entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à
+ l'intérêt social, une déclaration solennelle des sentimens que cet
+ événement leur a fait éprouver.
+
+ En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe,
+ Bonaparte a détruit le seul titre légal auquel son existence se
+ trouvait attachée. En reparaissant en France, avec des projets de
+ trouble et de bouleversement, il s'est privé lui-même de la
+ protection des lois, et a manifesté, à la face de l'univers, qu'il
+ ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui.
+
+ Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte
+ s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme
+ ennemi et perturbateur du monde, il s'est livré à la vindicte
+ publique.
+
+ Elles déclarent en même tems, que fermement résolues de maintenir
+ intact le traité de Paris du 30 mars 1814, et les dispositions
+ sanctionnées par ce traité, et celles qu'elles ont arrêtées ou
+ arrêteront encore pour le compléter et le consolider; elles
+ emploieront tous leurs moyens et réuniront tous leurs efforts, pour
+ que la paix générale, objet des voeux de l'Europe, ce but constant
+ de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau, et pour la
+ garantir de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples
+ dans les désordres et les malheurs des révolutions.
+
+ Et quoiqu'intimement persuadés que la France entière, se ralliant
+ autour de son souverain légitime, fera incessamment rentrer dans le
+ néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant,
+ tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentimens et
+ guidés par les mêmes principes, déclarent que si, contre tout
+ calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger réel
+ quelconque, ils seraient prêts à donner au Roi de France et à la
+ nation Française, ou à tout autre gouvernement attaqué, dès que la
+ demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la
+ tranquillité publique, et à faire cause commune contre tous ceux
+ qui entreprendraient de la compromettre.
+
+ La présente déclaration, insérée au Protocole du congrès réuni à
+ Vienne, dans sa séance du 13 mars 1815, sera rendue publique.
+
+ Fait et certifié véritable par les plénipotentiaires des huit
+ puissances signataires du traité de Paris, à Vienne, le 13 mars
+ 1815.
+
+ Suivent les signatures, dans l'ordre alphabétique des cours.
+
+ |Le Prince de METTERNICH,
+Autriche |
+ |Le Baron de WESSEMBERG.
+
+Espagne P. Gomez LABRADOR.
+
+ |Le Prince de TALLEYRAND;
+ |Le Duc D'ALBERG,
+France |
+ |LATOUR-DUPIN,
+ |Le Comte Alexis de NOAILLES.
+
+ |WELLINGTON,
+ |CLANCARTY,
+Grande Bretagne |
+ |CATHCART,
+ |STEWART.
+
+ |Le Comte PALMELA,
+Portugal |SALDANHA,
+ |LOBO.
+
+ |Le Prince de HARDENBERG,
+Prusse |
+ |Le Baron de HUMBOLDT.
+
+ |Le Comte de RASOUMOWSKI,
+Russie |Le Comte de STAKELBERG,
+ |Le Comte de NESSELRODE.
+
+Suède LOWENHIELM.
+
+Cette déclaration, qui fera sans doute un jour l'étonnement de la
+postérité, fut commentée et réfutée victorieusement par l'Empereur
+lui-même. M. le Comte Boulay, à qui on attribua le rapport suivant, n'y
+eut d'autre part que d'en resserrer le cadre et d'en adoucir quelques
+expressions.
+
+ _Rapport de la commission des présidens du conseil d'état_.
+
+ En conséquence du renvoi qui lui a été fait, la commission composée
+ des présidens des sections du conseil d'état, a examiné la
+ déclaration du 13 mars, le rapport du ministre de la police
+ générale, et les pièces qu'il y a jointes.
+
+ La déclaration est dans une forme inusitée, conçue dans des termes
+ si étranges, exprime des idées tellement anti-sociales, que la
+ commission était portée à la regarder comme une de ces productions
+ supposées, par lesquelles des hommes méprisables cherchent à égarer
+ les esprits, et à faire prendre le change à l'opinion publique.
+
+ Mais la vérification des procès-verbaux dressés à Metz et des
+ interrogatoires des courriers, n'a pas permis de douter que l'envoi
+ de cette déclaration n'eût été fait par les membres de la légation
+ Française à Vienne; et elle doit conséquemment être considérée
+ comme adoptée et signée par eux.
+
+ C'est sous ce dernier point de vue, que la commission a cru devoir
+ d'abord examiner cette production qui n'a point de modèle dans les
+ annales de la diplomatie, et dans laquelle des Français, des hommes
+ revêtus du caractère public le plus respectable, commencent par une
+ espèce de mise hors la loi, par une provocation à l'assassinat de
+ l'Empereur Napoléon.
+
+ Nous disons, avec le ministre de la police, que cette déclaration
+ est l'ouvrage des plénipotentiaires Français, parce que ceux
+ d'Autriche, de Russie, de Prusse, d'Angleterre, n'ont pu signer un
+ acte que les souverains et les peuples auxquels ils appartiennent,
+ s'empresseraient de désavouer.
+
+ Et d'abord, ces plénipotentiaires, co-opérateurs pour la plupart du
+ traité de Paris, savent que Napoléon y a été reconnu, comme
+ conservant le titre d'_Empereur_, et comme _souverain de l'île
+ d'Elbe_; ils l'auraient désigné par ces titres, et ne se seraient
+ écartés, ni au fond ni dans la forme, du respectueux égard qu'ils
+ imposent.
+
+ Ils auraient senti que, d'après les lois des nations, le prince le
+ moins fort par l'étendue ou la population de ses états, jouit,
+ quant à son caractère politique et civil, des droits appartenans à
+ tout prince souverain, à l'égard du monarque le plus puissant; et
+ Napoléon, reconnu sous le titre d'Empereur et en qualité de prince
+ souverain, par toutes les puissances, n'était pas plus qu'aucune
+ d'elles, justiciable du congrès de Vienne.
+
+ L'oubli de ces principes, impossible à supposer dans des
+ plénipotentiaires qui pèsent les droits des nations avec réflexion,
+ sagesse et maturité, n'a rien d'étonnant, quand il est manifesté
+ par des ministres Français, à qui leur conscience reproche plus
+ d'une trahison, chez qui la crainte a produit l'emportement, et
+ dont les remords égarent la raison.
+
+ Ceux-là ont pu risquer la fabrication, la publication d'une pièce
+ telle que la prétendue déclaration du 13 mars, dans l'espoir
+ d'arrêter la marche de Napoléon, et d'abuser le peuple Français sur
+ les vrais sentimens des puissances étrangères.
+
+ Mais il ne leur est pas donné de juger, comme elles, le mérite
+ d'une nation qu'ils ont méconnue, trahie, livrée aux armes de
+ l'étranger.
+
+ Cette nation brave et généreuse se révolte contre tout ce qui porte
+ le caractère de la lâcheté et de l'oppression; ses affections
+ s'exaltent, quand leur objet est menacé ou atteint par une grande
+ injustice; et l'assassinat auquel provoquent les premières phrases
+ de la déclaration du 13 mars, ne trouvera de bras pour l'accomplir,
+ ni parmi les vingt-cinq millions de Français dont la majorité a
+ suivi, gardé, protégé Napoléon, de la Méditerranée à sa capitale,
+ ni parmi les dix-huit millions d'Italiens, les six millions de
+ Belges ou Riverains du Rhin, et les peuples nombreux d'Allemagne,
+ qui, dans cette conjoncture solennelle, n'ont prononcé son nom
+ qu'avec un souvenir respectueux, ni un seul de la nation Anglaise
+ indignée, dont les honorables sentimens désavouent le langage qu'on
+ a osé prêter aux souverains.
+
+ Les peuples de l'Europe sont éclairés; ils jugent les droits de
+ Napoléon, les droits des princes alliés, et ceux des Bourbons.
+
+ Ils savent que la convention de Fontainebleau est un traité entre
+ souverains. Sa violation, l'entrée de Napoléon sur le territoire
+ français, ne pouvaient, comme toute infraction à un acte
+ diplomatique, comme toute invasion hostile, amener qu'une guerre
+ ordinaire, dont le résultat ne peut être, quant à la personne, que
+ d'être vainqueur ou vaincu, libre ou prisonnier de guerre; quant
+ aux possessions, de les conserver ou de les perdre, de les
+ accroître ou de les diminuer; et que toute pensée, toute menace,
+ tout attentat contre la vie d'un prince en guerre contre un autre,
+ est une chose inouïe dans l'histoire des nations et des cabinets de
+ l'Europe.
+
+ À la violence, à l'emportement, à l'oubli des principes qui
+ caractérisent la déclaration du 13 mars, on reconnaît les envoyés
+ du même prince, les organes des mêmes conseils, qui, par
+ l'ordonnance du 6 mars, mettaient aussi Napoléon hors la loi,
+ appelaient aussi sur lui les poignards des assassins, promettaient
+ aussi un salaire à qui apporterait sa tête.
+
+ Et, cependant, qu'a fait Napoléon? il a honoré par sa sécurité les
+ hommes de toutes les nations, qu'insultait l'infâme mission à
+ laquelle on voulait les appeler; il s'est montré modéré, généreux,
+ protecteur envers ceux-là même qui avaient dévoué sa tête à la
+ mort.
+
+ Quand il a parlé au général Excelmans, marchant vers la colonne qui
+ suivait de près Louis-Stanislas-Xavier; au général comte d'Erlon,
+ qui devait le recevoir à Lille; au général Clausel qui allait à
+ Bordeaux, où se trouvait la duchesse d'Angoulême; au général
+ Grouchy, qui marchait pour arrêter les troubles civils excités par
+ le duc d'Angoulême; partout, enfin, des ordres ont été donnés par
+ l'Empereur pour que les personnes fussent respectées et mises à
+ l'abri de toute attaque, de tout danger, de toute violence, dans
+ leur marche sur le territoire français, et au moment où elles le
+ quitteraient.
+
+ Les nations et la postérité jugeront de quel côté a été, dans cette
+ grande conjoncture, le respect pour les droits des peuples et des
+ souverains, pour les règles de la guerre, les principes de la
+ civilisation, les maximes des lois civiles et religieuses; elles
+ prononceront entre Napoléon et la maison de Bourbon.
+
+ Si, après avoir examiné la prétendue déclaration du congrès sous ce
+ premier aspect, on la discute dans ses rapports avec les
+ conventions diplomatiques, avec le traité de Fontainebleau du 11
+ avril, ratifié par le gouvernement Français, on trouvera que la
+ violation n'est imputable qu'à ceux-là même qui la reprochent à
+ Napoléon.
+
+ Le traité de Fontainebleau a été violé par les puissances alliées
+ et par la maison de Bourbon, en ce qui touche l'Empereur Napoléon
+ et sa famille, en ce qui touche les droits et les intérêts de la
+ nation française:
+
+ 1°. L'Impératrice Marie-Louise et son fils devaient obtenir des
+ passe-ports et une escorte pour se rendre près de l'Empereur: et
+ loin d'exécuter cette promesse, on a séparé violemment l'épouse de
+ l'époux, le fils du père, et cela dans les circonstances
+ douloureuses où l'âme la plus forte a besoin de chercher de la
+ consolation et du support au sein de sa famille et des affections
+ domestiques.
+
+ 2°. La sûreté de Napoléon, de la famille impériale et de leur suite
+ était garantie (art. 14 du traité) par toutes les puissances; et
+ des bandes d'assassins ont été organisées en France sous les yeux
+ du gouvernement Français et même par ses ordres (comme le prouvera
+ bientôt la procédure solennelle contre le sieur de Maubreuil), pour
+ attaquer et l'Empereur, et ses frères, et leurs épouses; à défaut
+ du succès qu'on espérait de cette première branche de complot, une
+ émeute a été disposée à Orgon, sur la route de l'Empereur, pour
+ essayer d'attenter à ses jours par les mains de quelques brigands:
+ on a envoyé en Corse, comme gouverneur, un sicaire de Georges, le
+ sieur Brulart, élevé exprès au grade de maréchal-de-camp, connu en
+ Bretagne, en Anjou, en Normandie, dans la Vendée, dans toute
+ l'Angleterre, par le sang qu'il a répandu, afin qu'il préparât et
+ assurât le crime; et en effet, plusieurs assassins isolés ont tenté
+ à l'île d'Elbe de gagner, par le meurtre de Napoléon, le coupable
+ et honteux salaire qui leur était promis.
+
+ 3°. Les duchés de Parme et de Plaisance étaient donnés en toute
+ propriété à Marie-Louise, pour elle, son fils et ses descendans; et
+ après de longs refus de les mettre en possession, on a consommé
+ l'injustice par une spoliation absolue, sous le prétexte illusoire
+ d'un échange sans évaluation, sans proportion, sans souveraineté,
+ sans consentement; et les documens existant aux relations
+ extérieures, que nous nous sommes fait représenter, prouvent que
+ c'est sur les instigations, sur les instances, par les intrigues du
+ Prince de Bénévent, que Marie-Louise et son fils ont été
+ dépouillés.
+
+ 4°. Il avait été donné au prince Eugène, fils adoptif de Napoléon,
+ qui a honoré la France qui le vit naître, et conquis l'affection de
+ l'Italie qui l'adopta, un établissement convenable, hors de France,
+ et il n'a rien obtenu.
+
+ 5°. L'Empereur avait (art. 3 du traité) stipulé, en faveur des
+ braves de l'armée, la conservation de leur dotation sur le mont
+ Napoléon; il avait réservé, sur le domaine extraordinaire et sur
+ les fonds restans de sa liste civile, des moyens de récompenser ses
+ serviteurs, de payer les soldats qui s'attachaient à sa destinée.
+ Tout a été enlevé, réservé par les ministres des Bourbons. Un agent
+ des militaires français est allé inutilement à Vienne réclamer pour
+ eux la plus sacrée des propriétés, le prix de leur courage et de
+ leur sang.
+
+ 6°. La conservation des biens, meubles et immeubles de la famille
+ de l'Empereur, est stipulée par ce même traité, art. 6; et elle a
+ été dépouillée des uns et des autres, savoir: à main armée en
+ France par des brigands commissionnés; en Italie, par la violence
+ des chefs militaires; dans les deux pays, par des séquestres et des
+ saisies solennellement ordonnés.
+
+ 7°. L'Empereur Napoléon devait recevoir deux millions, et sa
+ famille deux millions cinq cents mille francs par an, selon la
+ répartition établie art. 6 du traité, et le gouvernement Français a
+ constamment refusé d'acquitter ces engagemens; et Napoléon se
+ serait vu bientôt réduit à licencier sa garde fidèle, faute de
+ moyens pour assurer sa paie, s'il n'eût trouvé, dans les
+ reconnaissans souvenirs des banquiers de Gènes et de l'Italie,
+ l'honorable ressource d'un prêt de douze millions qui lui fut
+ offert.
+
+ 8°. Enfin, ce n'était point sans motif qu'on voulait par tous les
+ moyens éloigner de Napoléon les compagnons de sa gloire, modèles de
+ dévouement et de constance, garans inébranlables de sa sûreté et de
+ sa vie. L'île d'Elbe lui était assurée en toute propriété (art. 3
+ du traité); et la résolution de l'en dépouiller, désirée par les
+ Bourbons, sollicitée par leurs agens, avait été prise au Congrès.
+
+ Et si la Providence n'y eût pourvu dans sa justice, l'Europe aurait
+ vu attenter à la personne, à la liberté de Napoléon, relégué
+ désormais à la merci de ses ennemis, loin de sa famille, séparé de
+ ses serviteurs, ou à Sainte-Lucie ou à Sainte-Hélène qu'on lui
+ assignait pour prison.
+
+ Et quand les puissances alliées, cédant aux voeux imprudens, aux
+ instances cruelles des agens de la maison de Bourbon, ont
+ condescendu à la violation du contrat solennel sur la foi duquel
+ Napoléon avait dégagé la nation française de ses sermens; quand
+ lui-même et tous les membres de sa famille, se sont vus menacés,
+ atteints dans leurs personnes, dans leurs propriétés, dans leurs
+ affections, dans tous les droits stipulés en leur faveur, comme
+ princes, dans ceux même assurés par les lois aux simples citoyens,
+ que devait faire Napoléon?
+
+ Devait-il, après avoir enduré tant d'offenses, supporté tant
+ d'injustices, consentir à la violation complète des engagemens pris
+ avec lui? et se résignant personnellement au sort qu'on lui
+ préparait, abandonner encore son épouse, son fils, sa famille, ses
+ serviteurs fidèles à leur affreuse destinée?
+
+ Une telle résolution semble au-dessus des forces humaines; et
+ pourtant Napoléon aurait pu la prendre, si la paix, le bonheur de
+ la France, eussent été le prix de ce nouveau sacrifice. Il se
+ serait encore dévoué pour le peuple Français, duquel (ainsi qu'il
+ veut le déclarer à l'Europe) il se fait gloire de tout tenir,
+ auquel il veut tout rapporter, à qui seul il veut répondre de ses
+ actions et dévouer sa vie.
+
+ C'est pour la France seule, et pour lui éviter les malheurs d'une
+ guerre intestine, qu'il abdiqua la couronne en 1814. Il rendit au
+ peuple Français les droits qu'il tenait de lui; il le laissa libre
+ de se choisir un nouveau maître, et de fonder sa liberté et son
+ bonheur sur des institutions protectrices de l'un et de l'autre.
+
+ Il espérait, pour la nation, la conservation de tout ce qu'elle
+ avait acquis par vingt-cinq années de combats et de gloire,
+ l'exercice de sa souveraineté dans le choix d'une dynastie et dans
+ la stipulation des conditions auxquelles elle serait appelée à
+ régner.
+
+ Il attendait du nouveau gouvernement le respect pour la gloire des
+ armées, les droits des braves, la garantie de tous les intérêts
+ nouveaux, de ces intérêts nés et maintenus depuis un quart de
+ siècle, résultant de toutes les lois politiques et civiles,
+ observées, révérées depuis ce tems, parce qu'elles sont identifiées
+ avec les moeurs, les habitudes, les besoins de la nation.
+
+ Loin de là, toute idée de la souveraineté du peuple a été écartée.
+
+ Le principe sur lequel a reposé toute la législation publique et
+ civile depuis la révolution, a été écarté également.
+
+ La France a été traitée comme un pays révolté, reconquis par les
+ armes de ses anciens maîtres, et asservi de nouveau à une
+ domination féodale.
+
+ On a imposé à la France une loi constitutionnelle, aussi facile à
+ éluder qu'à révoquer, et dans la forme des simples ordonnances
+ royales, sans consulter la nation, sans entendre même ces corps
+ devenus illégaux, fantôme de représentation nationale.
+
+ La violation de cette Charte n'a été restreinte que par la timidité
+ du gouvernement; l'étendue de ses abus d'autorité n'a été bornée
+ que par sa faiblesse.
+
+ La dislocation de l'armée, la dispersion de ses officiers, l'exil
+ de plusieurs, l'avilissement des soldats, la suppression de leurs
+ dotations, la privation de leur solde ou de leur retraite, la
+ réduction des traitemens des légionnaires, le dépouillement de
+ leurs honneurs, la prééminence des décorations de la monarchie
+ féodale, le mépris des citoyens désignés de nouveau sous le nom de
+ tiers-état, le dépouillement préparé et déjà commencé des
+ acquéreurs de biens nationaux, l'avilissement actuel de la valeur
+ de ceux qu'on était obligé de vendre, le retour de la féodalité
+ dans ses titres, ses priviléges, ses droits utiles, le
+ rétablissement des principes ultramontains, l'abolition des
+ libertés de l'église Gallicane, l'anéantissement du concordat, le
+ rétablissement des dîmes, l'intolérance renaissante d'un culte
+ exclusif, la domination d'une poignée de nobles sur un peuple
+ accoutumé à l'égalité: voilà ce que les ministres des Bourbons ont
+ fait, ou voulaient faire pour la France.
+
+ C'est dans de telles circonstances que l'Empereur Napoléon a quitté
+ l'île d'Elbe: tels sont les motifs de la détermination qu'il a
+ prise et non la considération de ses intérêts personnels, si
+ faibles près de lui, comparés aux intérêts de la nation à qui il a
+ consacré son existence.
+
+ Il n'a pas apporté la guerre au sein de la France; il y a, au
+ contraire, éteint la guerre que les propriétaires de biens
+ nationaux, formant les quatre cinquièmes des propriétaires
+ français, auraient été forcés de faire à leurs spoliateurs; la
+ guerre que les citoyens opprimés, abaissés, humiliés par les
+ nobles, auraient été forcés de déclarer à leurs oppresseurs; la
+ guerre que les protestans, les juifs, les hommes des cultes divers
+ auraient été forcés de soutenir contre leurs persécuteurs.
+
+ Il est venu délivrer la France, et c'est aussi comme libérateur
+ qu'il y a été reçu.
+
+ Il est arrivé presque seul; il a parcouru deux cent vingt lieues
+ sans obstacles, sans combats, et a repris sans résistance, au
+ milieu de la capitale et des acclamations de l'immense majorité des
+ citoyens, le trône délaissé par les Bourbons, qui, dans l'armée,
+ dans leur maison, dans les gardes nationales, dans le peuple, n'ont
+ pu armer personne pour essayer de s'y maintenir.
+
+ Et cependant, replacé à la tête de la nation qui l'avait déjà
+ choisi trois fois, qui vient de le désigner une quatrième fois par
+ l'accueil qu'elle lui fait dans sa marche et son arrivée
+ triomphale; de cette nation par laquelle et pour l'intérêt de
+ laquelle il veut régner; que veut Napoléon? ce que veut le peuple
+ Français: l'indépendance de la France, la paix intérieure, la paix
+ avec tous les peuples, l'exécution du traité de Paris, du 30 mai
+ 1814.
+
+ Qu'y a-t-il donc désormais de changé dans l'état d'Europe, et dans
+ l'espoir du repos qui lui était promis? Quelle voix s'élève pour
+ demander ces secours qui, suivant la déclaration, ne doivent être
+ donnés qu'autant qu'ils seront réclamés?
+
+ Il n'y a rien de changé, si les puissances alliées reviennent,
+ comme on doit l'attendre d'elles, à des sentimens justes, modérés;
+ si elles reconnaissent que l'existence de la France dans un état
+ respectable et indépendant, aussi éloignée de conquérir que d'être
+ conquise, de dominer que d'être asservie, est nécessaire à la
+ balance des grands royaumes, comme à la garantie des petits états.
+
+ Il n'y a rien de changé, si, n'essayant pas de contraindre la
+ France à reprendre, avec une dynastie dont elle ne peut plus
+ vouloir, les chaînes féodales qu'elle a brisées, à se soumettre à
+ des prétentions seigneuriales ou ecclésiastiques dont elle est
+ affranchie, on ne veut pas lui imposer des lois, s'immiscer dans
+ ses affaires intérieures, lui assigner une forme de gouvernement,
+ lui donner des maîtres au gré des intérêts et des passions de ses
+ voisins.
+
+ Il n'y a rien de changé, si, quand la France est occupée de
+ préparer le nouveau pacte social qui garantira la liberté de ses
+ citoyens, le triomphe des idées généreuses qui dominent en Europe
+ et qui ne peuvent plus y être étouffées, on ne la force pas de se
+ distraire, pour combattre, de ces pacifiques pensées et des moyens
+ de prospérité intérieurs, auxquels le peuple et son chef veulent se
+ consacrer dans un heureux accord.
+
+ Il n'y a rien de changé, si, quand la nation française ne demande
+ qu'à rester en paix avec l'Europe entière, une injuste coalition ne
+ la force pas de défendre, comme elle a fait en 1792, sa volonté, et
+ ses droits, et son indépendance, et le souverain de son choix.
+
+Cette éloquente réfutation, pleine de faits irrécusables et de
+raisonnemens sans réplique, n'était déjà plus nécessaire. L'honneur
+français avait jugé et condamné le congrès de Vienne et sa déclaration.
+
+Lorsque cette déclaration parut, la France pâlit; elle fut étonnée,
+effrayée des malheurs que lui présageait l'avenir, et gémit d'être
+exposée à subir une nouvelle guerre pour un seul homme.
+
+Cette première impression passée, son orgueil, sa vertu s'indignèrent
+que les alliés eussent osé concevoir la pensée qu'elle céderait à leurs
+menaces et consentirait lâchement à leur livrer Napoléon.
+
+Napoléon n'eût-il été qu'un simple citoyen, il aurait suffi qu'on eût
+voulu violer d'autorité dans sa personne les droits des hommes et des
+nations, pour que les Français, ceux-là du moins qui sont dignes de ce
+nom, se fussent crus obligés de le protéger et de le défendre.
+
+Mais Napoléon n'était point seulement un simple citoyen, il était le
+chef de la France; c'était pour l'avoir agrandie par ses conquêtes,
+illustrée par ses victoires, que les étrangers proscrivaient sa tête; et
+les âmes les plus timides comme les plus généreuses se firent un devoir
+sacré de le placer sous la sauvegarde de la nation et de l'honneur
+français.
+
+Ainsi, la déclaration du congrès, au lieu d'intimider la France, accrut
+son courage; au lieu d'isoler Napoléon des Français, elle resserra
+davantage les liens qui les unissaient; au lieu d'appeler sur sa tête la
+vindicte publique, elle la rendit plus précieuse et plus chère.
+
+Si Napoléon, mettant à profit ses sentimens généreux, eût dit aux
+Français: «Vous m'avez rendu la couronne, les étrangers veulent me
+l'arracher, je suis prêt à la défendre ou à la déposer, parlez:» la
+nation entière aurait entendu le langage de Napoléon, et se serait levée
+pour faire respecter le souverain de son coeur et de son choix.
+
+Mais Napoléon avait d'autres pensées: il regardait la déclaration du
+Congrès comme un acte de circonstance, qui avait eu pour objet, à
+l'époque où il fut souscrit par les alliés, de soutenir le courage des
+royalistes, et de rendre aux Bourbons la confiance et la force morale
+qu'ils avaient perdues.
+
+Il pensait que son entrée à Paris et l'entière pacification du midi,
+avaient entièrement changé l'état des choses; et il espérait que les
+étrangers finiraient par le reconnaître, lorsqu'ils seraient convaincus
+qu'il avait été rétabli sur le trône par l'assentiment unanime des
+Français, et que ses idées de conquête et de domination avaient fait
+place au désir réel de respecter le repos et l'indépendance de ses
+voisins, et de vivre avec eux en bonne harmonie.
+
+Il calculait enfin qu'il était de la sagesse et de l'intérêt des alliés
+de ne point s'engager dans une guerre dont les résultats ne pouvaient
+leur être favorables: «Ils sentiront qu'ils n'auront point affaire,
+cette fois, à la France de 1814; et que leurs succès, s'ils parvenaient
+à en obtenir, ne seraient plus décisifs, et ne serviraient qu'à rendre
+la guerre plus opiniâtre et plus meurtrière: tandis que, si la victoire
+me favorise, je puis redevenir aussi redoutable que jamais. J'ai pour
+moi la Belgique, les provinces du Rhin, et avec une proclamation et un
+drapeau tricolor, je les révolutionnerais en vingt-quatre heures.»
+
+Le traité du 25 mars, par lequel les grandes puissances, en renouvelant
+les dispositions du traité de Chaumont, s'engageaient derechef à ne
+point déposer les armes, tant que Napoléon serait sur le trône, ne lui
+parut que la conséquence naturelle de l'acte du 13 mars et de l'opinion
+erronée que les alliés s'étaient formés de la France. Il pensa qu'il ne
+changerait rien à l'état de la question, et se détermina, malgré ce
+traité et l'affront fait à ses premières ouvertures, de tenter,
+itérativement, de faire entendre à Vienne le langage de la vérité, de la
+raison et de la paix.
+
+M. le baron de Stassart, ancien auditeur au conseil d'état, ancien
+préfet, était devenu, depuis la restauration, chambellan d'Autriche ou
+de Bavière: il se trouvait à Paris. L'Empereur, espérant qu'il pourrait,
+à la faveur de sa qualité de chambellan, pénétrer jusqu'à Vienne, le
+chargea d'une mission pour l'Impératrice Marie-Louise, et de nouvelles
+dépêches pour l'Empereur d'Autriche. Napoléon en même tems eut recours à
+un autre moyen: il connaissait les rapports et les liaisons de MM. D. de
+Saint-L*** et de Mont*** avec le prince de Talleyrand; et persuadé que
+M. de Talleyrand leur ferait obtenir l'autorisation de se rendre à
+Vienne, il résolut de les y envoyer. Il ne se dissimulait point qu'ils
+n'accepteraient cette mission que pour servir plus à l'aise la cause
+royale: mais peu lui importait leurs intrigues avec le Roi, pourvu
+qu'ils remissent et reportassent avec exactitude les dépêches qui leur
+seraient confiées[92].
+
+Le Roi, et ce qui se passait à Gand, ne l'intéressaient d'ailleurs que
+médiocrement; c'était sur Vienne que se reportaient ses regards
+inquiets; et convaincu de l'influence que pouvait y exercer M. de
+Talleyrand, il chargea spécialement M. *** de lui offrir ses bonnes
+grâces et de l'argent, s'il voulait abandonner les Bourbons, et faire
+tourner, au profit de la cause impériale, ses talens et son expérience.
+
+L'Empereur qui ne cessait point d'espérer que ses soins, le tems et la
+réflexion pourraient amener quelques changement dans les résolutions des
+alliés, n'apprit pas, sans un extrême déplaisir, que le Roi de Naples
+avait commencé les hostilités.
+
+Ce prince, depuis long-tems, était mécontent de la complaisance avec
+laquelle les monarques alliés écoutaient les protestations de la France,
+de la Savoie et de l'Espagne; et quoique sa couronne lui eût été
+garantie par un pacte solennel avec l'Autriche et par des déclarations
+formelles de la Russie et de l'Angleterre, il prévoyait que le dogme de
+la légitimité l'emporterait sur la foi des traités, et que l'Autriche,
+quoiqu'ayant intérêt à ne point laisser placer une couronne de plus dans
+la maison des Bourbons, serait obligée de souscrire à la volonté unanime
+des autres puissances.
+
+La crainte d'être renversé du trône et la résolution de s'y maintenir,
+obsédaient donc Joachim, lorsque la nouvelle de l'heureux débarquement
+de Napoléon parvint à Naples.
+
+L'horreur que la domination Autrichienne inspirait aux Italiens,
+l'attachement qu'ils avaient conservé à Napoléon, la joie qu'ils firent
+éclater en apprenant son départ de l'île d'Elbe, persuadèrent au Roi
+qu'il lui serait facile de soulever l'Italie; et il se flatta d'amener
+les alliés, soit par la force des armes, soit par la voie des
+négociations, à lui garantir irrévocablement la possession de son
+royaume. Voulant, d'un autre côté, se ménager, en cas de non succès, la
+protection de Napoléon, il lui dépêcha secrètement un émissaire pour le
+féliciter, et lui annoncer que, dans l'intention de seconder ses
+opérations, il allait attaquer les Autrichiens, et que si la victoire
+répondait à ses voeux, il irait bientôt le rejoindre avec une armée
+formidable: «enfin, lui écrivait-il, le moment de réparer mes torts
+envers Votre Majesté et de lui prouver mon dévouement, est arrivé; je ne
+le laisserai point échapper.»
+
+Cette lettre que je déchiffrai, parvint à l'Empereur à Auxerre; et
+l'Empereur enjoignit sur-le-champ au Roi de continuer à faire ses
+préparatifs, mais d'attendre, pour commencer les hostilités, qu'il lui
+en eût donné le signal. L'impatience et l'impétuosité naturelle de ce
+prince ne lui permirent même point d'attendre la réponse de Napoléon; et
+quand ses dépêches arrivèrent, le gant était jeté.
+
+Pour mieux déguiser ses projets, Joachim avait appelé, aussitôt la
+nouvelle du débarquement de Napoléon, les ambassadeurs d'Autriche et
+d'Angleterre, et leur avait assuré qu'il resterait fidèle à ses
+engagemens. Quand il eut rassemblé son armée (mise en mouvement sous le
+prétexte de renforcer ses troupes dans la marche d'Ancone), il fondit à
+l'improviste sur les Autrichiens, et annonça aux Italiens, par une
+proclamation datée de Rimini le 31 mars, qu'il avait pris les armes pour
+affranchir l'Italie du joug de l'étranger, et lui rendre son
+indépendance et son antique liberté.
+
+ ITALIENS! leur dit-il, le moment est venu où de grandes destinées
+ doivent s'accomplir. La Providence vous appelle enfin à devenir un
+ peuple indépendant; un seul cri retentit des Alpes jusqu'au détroit
+ de Scilla: _l'indépendance de l'Italie_. De quel droit les
+ étrangers veulent-ils vous ravir votre indépendance, le premier
+ droit et le premier bienfait de tous les peuples?
+
+ [...]
+
+ Jadis, maîtres du monde, vous avez expié cette funeste gloire par
+ une oppression de vingt siècles. Qu'aujourd'hui votre gloire soit
+ de n'avoir plus de maîtres.
+
+ [...]
+
+ Quatre-vingt mille Italiens accourent à vous sous le commandement
+ de leur Roi. Ils jurent de ne pas se reposer que l'Italie ne soit
+ libre. Italiens de toutes les contrées! secondez leurs efforts
+ magnanimes... que ceux qui ont porté les armes les reprennent, que
+ la jeunesse inaccoutumée s'exerce à les manier, que tous les amis
+ de la patrie élèvent une voix généreuse pour la liberté.
+
+ [...] L'Angleterre pourrait-elle vous refuser son suffrage, elle
+ dont le plus beau titre de gloire est de répandre ses trésors et
+ son sang pour l'indépendance et la liberté des peuples?
+
+ [...]
+
+ Je fais un appel à tous les braves, pour qu'ils viennent combattre
+ avec moi; je fais un appel à tous les hommes éclairés pour que,
+ dans le silence des passions, ils préparent la constitution et les
+ lois qui désormais doivent régir l'heureuse et indépendante
+ Italie...
+
+Cette proclamation, au grand étonnement de l'Italie et de la France, ne
+prononça point seulement le nom de Napoléon. Elle garda le plus profond
+silence sur son retour, sur ses intelligences avec Joachim, et sur les
+espérances que leurs efforts combinés devaient inspirer.
+
+Cependant Joachim n'ignorait point l'ascendant que le nom de Napoléon
+exerçait sur l'esprit et le courage des Italiens. Mais il savait aussi
+que ce nom était odieux aux Anglais; et il n'osa point l'invoquer, dans
+la crainte de leur déplaire. Il crut qu'il était assez puissant par
+lui-même pour s'isoler de l'Empereur, et qu'il lui suffirait de se
+montrer en armes à la nation Italienne et de lui offrir l'indépendance,
+pour la soulever à son gré. Il se trompa: c'était de Napoléon qu'il
+empruntait toute sa force; personnellement, il ne jouissait en Italie
+d'aucune influence, d'aucune considération. On ne pouvait lui pardonner
+d'avoir trahi en 1814 son beau-frère et son bienfaiteur, et révélé en
+1815 à l'Autriche la conjuration patriotique de Milan[93].
+
+Les Italiens prévenus n'osèrent point se confier en lui; ses intentions
+leur parurent louches, ses promesses vagues, ses ressources incertaines;
+et ils restèrent paisibles spectateurs du combat.
+
+Ce n'est point en effet avec des réticences qu'on séduit et qu'on
+entraîne les peuples: il faut, pour les subjuguer, convaincre leur
+raison et leurs coeurs; et le coeur et la raison ne comprennent point
+d'autre langage que celui de la droiture et de la vérité.
+Malheureusement ce langage n'était plus connu de Murat. Depuis son
+avènement au trône, il avait adopté le système de dissimulation et de
+duplicité qui caractérise assez généralement la politique Italienne.
+Cette politique rétrécie, qui se nourrit d'astuce et de temporisation,
+était incompatible avec le sang Français qu'il portait dans ses veines;
+et les combats continuels que se livraient ses nouveaux penchans et la
+pétulance naturelle de son caractère, mettaient sans cesse en
+contradiction ses paroles et ses actions, et l'entraînaient dans de
+fausses routes, où il devait finir par s'égarer et se perdre.
+
+Néanmoins, telle est la puissance magique de ces mots sacrés de
+_liberté_ et de _patrie_, que Murat ne les prononça pas en vain. Bologne
+et quelques villes se déclarèrent pour lui; et une foule de jeunes
+Italiens accoururent se ranger sous ses drapeaux. La victoire favorisa
+leurs premiers pas: mais Napoléon ne s'abusa point; le moment avait été
+mal choisi; il prévit la défection ou la perte de Murat; et ce qui se
+passa au-delà des Alpes, ne lui inspira plus que du dégoût. Dès lors, il
+s'occupa avec plus d'ardeur que jamais, des moyens de lutter seul contre
+ses adversaires, dont les démonstrations commençaient à devenir
+menaçantes.
+
+Le gouvernement royal, par crainte et par économie, avait désorganisé
+l'armée, réduit à moitié les régimens, changé leurs dénominations, et
+disséminé les soldats dans de nouveaux bataillons.
+
+Napoléon rétablit les régimens sur l'ancien pied; il leur rendit ces
+glorieux surnoms d'_Invincible_, d'_Incomparable_, de _Terrible_, d'_Un
+contre Dix_, etc. etc., qu'ils avaient acquis, mérité sur le champ de
+bataille. Il rappela sous leurs drapeaux les braves qui en avaient été
+exilés, et l'armée, forte à peine de quatre-vingt mille hommes, compta
+bientôt dans ses cadres près de deux cents mille combattans.
+
+Les marins et les gardes-côtes, dont le courage s'était signalé si
+brillamment dans les plaines de Lutzen et de Bautzen, furent réunis sous
+le commandement de leurs officiers, et formèrent une masse de quinze à
+dix-huit mille hommes, destinés à protéger nos établissemens maritimes,
+ou à renforcer, en cas de besoin, l'armée active.
+
+La cavalerie de la garde impériale et les vieux grenadiers ouvrirent
+leurs rangs à dix mille soldats d'élite; l'artillerie légère fut
+réorganisée, et la jeune garde augmentée de plusieurs régimens.
+
+Mais il ne suffisait point de rendre à l'armée les forces qu'on lui
+avait ôtées; il fallait encore réparer son dénuement: les fantassins
+manquaient d'armes et d'habillemens; les cavaliers n'avaient ni selles
+ni chevaux.
+
+L'Empereur y pourvut.
+
+Des achats et des levées de chevaux s'opérèrent à la fois dans tous les
+départemens.
+
+La gendarmerie, en cédant les dix mille chevaux qu'elle possédait, et
+qu'elle remplaça sur-le-champ, fournit, à la grosse cavalerie, des
+chevaux tout dressés, qui, en dix jours de tems, portèrent au complet
+ses nombreux escadrons.
+
+De vastes ateliers d'habillement, de fabriques d'armes, de construction,
+s'ouvrirent à la fois et de toutes parts.
+
+L'Empereur, chaque matin, se faisait rendre compte du nombre des
+ouvriers et du produit de leur travail; il savait combien il fallait de
+tems à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour
+construire un affût, à un armurier pour monter un fusil. Il connaissait
+la quantité des armes en bon ou en mauvais état que renfermaient les
+arsenaux. «Vous trouverez, écrivait-il au ministre de la guerre, dans
+tel arsenal, tant de vieux fusils et tant de démolitions. Mettez-y cent
+ouvriers, et dans huit jours, armez-moi cinq cents hommes.» Telle était
+l'étendue et la variété du génie de Napoléon, qu'il s'élevait, sans
+effort, aux plus hautes abstractions de l'art de gouverner, et
+descendait, avec la même facilité, aux plus minces détails de
+l'administration.
+
+Des commissions extraordinaires furent chargées en même tems de faire
+réparer et fortifier les places frontières. Elles s'occupaient nuit et
+jour de cette importante opération. Mais le plus léger retard paraissait
+à l'Empereur un siècle d'attente, et fréquemment il mettait lui-même la
+main à l'ouvrage. Il connaissait parfaitement la nature des
+fortifications de chaque place, le nombre d'hommes qu'elle devait
+contenir, les approches qu'il fallait défendre; et en quelques heures,
+il déterminait ce que l'ingénieur le plus expérimenté aurait eu peine à
+concevoir et à régler en plusieurs jours. Et qu'on ne croye pas que les
+travaux qu'il ordonnait ainsi se ressentaient de sa précipitation. Il
+avait, à la tête de son cabinet topographique, l'un des premiers
+officiers du génie de France, le général Bernard; et ce général, trop
+brave, trop loyal pour être flatteur, ne se lassait point d'admirer les
+connaissances profondes que l'Empereur possédait dans l'art des
+fortifications, et l'heureuse et rapide application qu'il savait en
+faire.
+
+Le zèle et la réunion des efforts de ces commissions et de l'Empereur,
+produisirent, en peu de tems, des résultats vraiment miraculeux. La
+France entière ressemblait à un camp retranché. Napoléon, dans des
+articles de sa composition, rendait un compte fréquent des progrès de
+l'armement des places et des travaux défensifs. Je vais transcrire ici
+un de ces articles, qui, au mérite de peindre beaucoup mieux que je ne
+pourrais le faire, l'aspect de la France à cette époque, me paraît
+propre à faire concevoir la bouillante activité de Napoléon, et
+l'immensité des objets qu'embrassaient ses regards.
+
+ Toutes les places de la frontière du Nord, depuis Dunkerque jusqu'à
+ Charlemont, sont armées et approvisionnées; les écluses sont mises
+ en état, et les inondations seront tendues au premier mouvement
+ d'hostilité; des ouvrages de campagne ont été ordonnées dans la
+ forêt de Monnaie; les mesures sont prises pour faire des
+ retranchemens dans les différens passages de la forêt d'Aregonne;
+ toutes les places de la Lorraine sont en état; des retranchemens
+ sont construits aux cinq passages des Vosges; les forteresses de
+ l'Alsace sont armées; des ordres sont donnés pour la défense du
+ passage du Jura et de toutes les frontières des Alpes. On met en
+ état les passages de la Somme, qui sont en troisième ligne. Dans
+ l'intérieur, les places de Guise, la Ferté, Vitry, Soissons,
+ Château-Thierry, Langres, s'arment et se fortifient. On a même
+ ordonné que des ouvrages fussent construits sur les hauteurs de
+ Montmartre et de Ménilmontant et armés de trois cents bouches à
+ feu; ils seront en terre d'abord, et successivement on leur donnera
+ la solidité des fortifications permanentes.
+
+ Sa Majesté a ordonné que la place de Lyon fût mise en état de
+ défense; une tête-de-pont sera établie aux Broteaux. Le pont-levis
+ de la Guillotière se rétablit. L'enceinte entre la Saône et le
+ Rhône sera armée; quelques redoutes sont adaptées pour être
+ construites en avant de cette enceinte. Une redoute sera construite
+ sur la hauteur de Pierre-en-Scize pour appuyer un ouvrage qui ferme
+ la ville sur la rive droite. Les hauteurs qui dominent le quartier
+ St Jean sur la rive droite de la Saône, seront défendues par
+ plusieurs redoutes; un armement de quatre-vingt pièces de canon,
+ avec les approvisionnemens nécessaires, est dirigé sur Lyon.
+ Sisteron et le Pont Saint-Esprit seront mis en état de défense.
+ Huit armées, ou corps d'observations sont formées, savoir:
+
+ L'armée du Nord;
+
+ L'armée de la Moselle;
+
+ L'armée du Rhin;
+
+ Le corps d'observation du Jura, qui se réunit à Belfort;
+
+ L'armée des Alpes, qui se réunit à Chambéry;
+
+ Le corps d'observation des Pyrénées, qui se réunit à Perpignan et à
+ Bordeaux;
+
+ Et l'armée de réserve, qui se réunit à Paris et à Laon.
+
+ Les anciens militaires marchent partout, animés du plus grand
+ enthousiasme, et viennent compléter nos cent vingt régimens
+ d'infanterie. Les marchés passés depuis un mois pour les remontes,
+ s'exécutent rapidement et auront porté très incessamment nos
+ soixante et dix régimens de cavalerie au grand complet. Des
+ régimens de cavaliers volontaires se forment sur beaucoup de
+ points; déjà l'Alsace a fourni deux régimens de lanciers à cheval,
+ de mille homme chacun. On a lieu de penser que cet exemple sera
+ suivi dans la Bretagne, la Normandie et le Limousin, provinces où
+ l'on élève le plus de chevaux.
+
+ Des parcs d'artillerie, formant plus de cent cinquante batteries,
+ sont déjà attelés et en marche pour les différentes armées.
+ L'artillerie pour la défense de Lyon se compose de deux compagnies
+ formées à l'école d'Alfort. Le personnel de l'artillerie, chargé du
+ service des trois cents bouches à feu qui seront placées sur les
+ hauteurs de Paris, sera formé de douze compagnies de l'artillerie
+ de la marine; deux compagnies d'invalides; deux compagnies de
+ l'école d'Alfort; deux compagnies de l'école Polytechnique; deux
+ compagnies de l'école de St.-Cyr; six compagnies de l'artillerie à
+ pied.
+
+ Des corps de partisans et des corps francs s'organisent dans un
+ grand nombre de départemens; un adjudant-général sera chargé près
+ de chaque général en chef de la correspondance avec ces corps, qui,
+ si l'ennemi avait la témérité de pénétrer sur notre territoire, se
+ jetteraient sur ses communications dans les forêts et dans les
+ montagnes, et s'appuieraient aux places fortes.
+
+ L'organisation de la levée en masse de l'Alsace, de la Lorraine, du
+ pays Messin, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, du Dauphiné et
+ de la Picardie est préparée.
+
+ Toutes les villes s'armeront pour défendre leur enceinte; elles
+ suivront l'exemple de Châlons-sur-Saône, de Tournus, de
+ Saint-Jean-de-Lône. Toute ville, même non fortifiée, trahirait
+ l'honneur national, si elle se rendait à des troupes légères, et ne
+ faisait pas toute la défense que ses moyens rendraient possible,
+ jusqu'à l'arrivée des forces en infanterie et en artillerie; telle
+ que toute résistance cesserait d'être commandée par les lois de la
+ guerre.
+
+ Tout est en mouvement sur tous les points de la France. Si les
+ Coalisés persistent dans les projets qu'ils annoncent, de nous
+ faire la guerre, et s'ils violent nos frontières, il est facile de
+ prévoir quel sera le fruit qu'ils recueilleront de leur attentat
+ aux droits de la nation Française; tous les départemens
+ rivaliseront de zèle avec ceux de l'Alsace, des Vosges, de la
+ Franche-Comté, de la Bourgogne, du Lyonnais; partout les peuples
+ sont animés de l'esprit patriotique, et prêts à faire tous les
+ sacrifices, pour maintenir l'indépendance de la nation et l'honneur
+ du trône.
+
+L'Empereur enfin, pour compléter ses moyens d'attaque et de résistance,
+réorganisa la Garde nationale, et la répartit en trois mille cent trente
+bataillons, formant un ensemble de deux millions deux cent cinquante
+mille hommes. Tous les gardes nationaux de vingt ans à quarante furent
+classés dans les compagnies actives de chasseurs et de grenadiers; et
+sur-le-champ quinze cents de ces compagnies, ou cent quatre-vingt mille
+hommes, furent mis à la disposition du Ministre de la Guerre, pour
+former la garnison des places frontières et renforcer les armées de
+réserve.
+
+Les officiers-généraux envoyés dans les départemens-frontières, pour
+accélérer la levée et le départ de cette milice nationale, n'eurent
+besoin que de paraître pour accomplir leur mission. Chaque citoyen
+aspirait d'avance à l'honneur d'en faire partie; et dans les provinces
+de l'Est, du Nord et du Centre, l'on fut obligé de former des compagnies
+surnuméraires[94]. Le père aurait repoussé son fils, l'épouse son mari,
+la jeune fille son prétendu, s'ils eussent méconnu la voix de l'honneur
+et de la patrie. Les mères elles-mêmes, qui dans d'autres tems,
+déploraient si amèrement le départ de leurs enfans, les excitaient, à
+l'exemple des Lacédémoniennes, à marcher à l'ennemi, et à mourir s'il le
+fallait, pour la sainte cause de la patrie. Ce tableau n'est point
+exagéré! il est vrai, il est fidèle. Jamais plus beau spectacle ne
+s'offrit aux yeux de l'homme, ami de l'indépendance et de la gloire de
+son pays, que celui de l'enthousiasme et de la joie martiale dont
+étaient animés les habitans belliqueux de l'Alsace, de la Lorraine, de
+la Bourgogne, de la Champagne et des Vosges. Les routes étaient
+couvertes de chars chargés de jeunes guerriers qui volaient, en
+chantant, au poste d'honneur que Napoléon leur avait assigné; les
+populations des villes et des villages les accueillaient sur leur
+passage par des applaudissemens qui enflammaient leurs âmes d'une
+nouvelle ardeur, et les faisaient jouir, par anticipation, des
+acclamations et des louanges que leurs amis, leurs parens, leurs
+concitoyens leur prodigueraient à leur retour.
+
+La France semblait appelée à voir renaître sa grandeur éclipsée. Elle
+avait retrouvé toute son énergie: preuve évidente que la force des états
+est toujours l'ouvrage du Prince qui les gouverne. C'est lui qui, par la
+mollesse de son gouvernement, énerve l'esprit public et abatardit ses
+sujets; ou c'est lui qui leur inspire l'amour et l'orgueil de la patrie,
+et les porte à entreprendre tout ce qui peut en augmenter la puissance
+et la gloire.
+
+Pour resserrer encore davantage l'union des Français et donner plus
+d'intensité à leur patriotisme, Napoléon autorisa le rétablissement des
+clubs populaires et la formation de confédérations civiques. Cette fois
+le succès ne répondit point à son attente. La majorité des clubs se
+remplirent des hommes qui composaient autrefois les sociétés et les
+tribunaux révolutionnaires; et leurs imprécations contre les rois, et
+leurs motions liberticides firent craindre à l'Empereur d'avoir
+ressuscité l'anarchie.
+
+Les sentimens manifestés par les fédérés l'inquiétèrent également; il
+vit qu'il n'occupait point la première place dans leurs pensées, dans
+leurs affections; que le premier voeu de leurs coeurs était pour la
+liberté; et comme cette liberté était à ses yeux synonyme de la
+République, il mit tous ses soins à modérer, à gêner, à comprimer le
+développement de ces patriotiques associations. Parmi les fédérés, il se
+trouvait peut-être des hommes dont les principes pouvaient être
+dangereux et les intentions criminelles; mais, en général, ils se
+composaient de patriotes purs qui s'étaient armés pour défendre le
+gouvernement impérial, et non point pour le renverser.
+
+Napoléon n'avait jamais été le maître de dompter l'éloignement que lui
+inspiraient les vétérans de la révolution. Il redoutait leur constance
+et leur audace, et se serait cru menacé ou perdu, s'ils avaient repris
+de la consistance et de l'ascendant. Cette terreur panique fut cause
+qu'il ne retira point des confédérations le parti qu'il s'en était
+promis, et qu'elles lui auraient offert indubitablement, s'il n'en eût
+point ralenti l'essor. Elle fut cause aussi qu'il fit peut-être une plus
+grande faute: celle d'arrêter les mouvemens populaires qui s'étaient
+manifestés dans la plupart des départemens. Dans l'état de crise où il
+se trouvait et dans lequel il avait entraîné la France, il ne devait
+dédaigner aucun moyen de salut; et le plus efficace, le plus analogue à
+sa position, était, sans contredit, de lier étroitement le peuple à son
+sort et à sa défense. Il fallait donc l'empêcher de répandre une seule
+goutte de sang, mais le laisser se compromettre avec quelques-uns de ces
+incorrigibles _ultrà_ qui, depuis la restauration, l'avaient vexé,
+maltraité, outragé. Le peuple aurait mieux senti alors que ce n'était
+plus seulement la cause personnelle de Napoléon qu'il avait à défendre;
+et la crainte du châtiment et du joug lui aurait rendu cette ancienne
+exaltation si fatale à la première coalition.
+
+La modération que Napoléon adopta dans cette circonstance, fut honorable
+et non point politique. Il se conduisit, comme il aurait pu le faire à
+l'époque où tous les partis, confondus et réconciliés, le
+reconnaissaient pour leur seul et unique souverain. Mais les choses
+étaient changées: il n'avait plus pour lui la France toute entière, et
+il fallait dès lors qu'il se conduisît plutôt en chef de parti qu'en
+souverain, et qu'il déployât, pour ainsi dire, toute la vigueur et
+l'énergie d'un factieux. L'énergie réunit les hommes, en leur ôtant
+toute incertitude et en les entraînant violemment vers le but. La
+modération au contraire les divise et les énerve, parce qu'elle les
+abandonne à leurs irrésolutions, et leur laisse le loisir d'écouter
+leurs intérêts, leurs scrupules et leurs craintes.
+
+Les soins que donnait l'Empereur à ses préparatifs militaires, ne
+l'empêchaient point de continuer à s'occuper du bien-être de l'état, et
+à chercher à se concilier de plus en plus la confiance et l'affection
+publiques.
+
+Déjà, dans d'autres tems, il avait retiré de ses ruines l'antique
+Université; de nouvelles bases plus larges, plus étendues, plus
+majestueuses avaient élevé cette noble institution à la hauteur du
+siècle et de la France. Mais l'éducation primaire ne répondait point aux
+efforts tentés pour l'améliorer et la répandre parmi les jeunes classes
+de la société.
+
+M. Carnot, dans un rapport où la plus douce philantropie se trouvait
+alliée aux vues les plus sages et les plus élevées, fit apprécier à
+l'Empereur les avantages de la méthode des docteurs Bell et Lancaster;
+et le monarque et le ministre firent présent à la France, à la morale et
+à l'humanité, de l'enseignement mutuel.
+
+L'Empereur, en détournant ses yeux de cette intéressante jeunesse,
+l'espoir de la patrie, les reporta sur les vieux soldats qui en avaient
+été jadis l'orgueil et le soutien.
+
+Une ordonnance royale avait expulsé de leur asile un assez grand nombre
+d'invalides, et leur avait ravi une partie de leurs dotations: un décret
+les rétablit dans leurs droits; et une visite que fit l'Empereur à ces
+vétérans de la gloire, ajouta la grâce au bienfait.
+
+Il se rendit aussi à l'École Polytechnique: c'était la première fois
+qu'il s'offrait aux regards des élèves de cette école. Leur amour pour
+la liberté absolue, leur penchant pour les institutions républicaines
+leur avaient long-tems aliéné l'affection de l'Empereur; mais
+l'éclatante bravoure qu'ils déployèrent sous les murs de Paris, leur
+rendit son estime et son amitié; et il fut satisfait (ce sont ses
+paroles) de retrouver une aussi belle occasion de se réconcilier avec
+eux.
+
+Le faubourg Saint Antoine, ce berceau de la révolution, ne fut point
+oublié; l'Empereur le parcourut d'un bout à l'autre. Il se fit ouvrir
+les portes de tous les ateliers, et les examina dans le plus grand
+détail. Les nombreux ouvriers de la manufacture de M. Lenoir, qui
+avaient conservé précieusement la mémoire de ce que l'Empereur avait
+fait pour leur maître et pour eux, le comblèrent de témoignages de
+dévouement. Le commissaire de police du quartier avait suivi Napoléon
+dans cette manufacture; et voulant donner l'exemple, il ouvrit la bouche
+jusqu'aux oreilles pour mieux crier à tue tête, _Vive l'Empereur!_ mais
+par un _lapsus linguæ_ désespérant, il fit entendre, au contraire, un
+_Vive le Roi!_ bien articulé. Grande rumeur! L'Empereur, se tournant
+vers cet homme, lui dit avec un ton railleur: «Eh bien; M. le
+Commissaire, vous ne voulez donc point vous défaire de vos mauvaises
+habitudes.» Cette saillie devint le signal d'un rire général; le
+commissaire rassuré reprit sa revanche, et plusieurs _vivat_ vigoureux
+prouvèrent à Napoléon qu'on ne perd jamais rien pour attendre.
+
+L'Empereur n'était accompagné que de trois officiers de sa maison. Il
+leur fut impossible de le soustraire aux approches et aux caresses du
+peuple; les femmes baisaient sa main, les hommes la lui serraient à le
+faire crier; les uns et les autres lui exprimaient par mille propos que
+je ne puis transcrire, la différence qu'ils faisaient entre son
+prédécesseur et lui. Dans tous les tems, il avait été fort aimé de la
+classe des ouvriers et des artisans. Il l'avait enrichie; et l'intérêt,
+chez le peuple comme chez les grands, est le principal mobile des
+affections[95].
+
+L'Empereur, dans ses courses, recevait un grand nombre de pétitions. Ne
+pouvant les lire toutes, il m'ordonna de les examiner soigneusement et
+de lui en rendre compte. Il aimait à répondre à la confiance que lui
+témoignait le peuple; et souvent il accordait à la demande d'un citoyen
+obscur et inconnu, ce qu'il aurait peut-être refusé aux prières d'un
+maréchal ou d'un ministre. L'utilité de ces communications familières
+entre la nation et le souverain, ne se renfermait point à ses yeux dans
+l'intérêt isolé du pétitionnaire. Il les regardait comme un moyen
+efficace de connaître les abus, les injustices, et de maintenir dans les
+bornes de leur devoir les dépositaires de l'autorité. Il se plaisait à
+les encourager, afin que ces mots: _Si l'Empereur le savait, ou
+l'Empereur le saura_, pussent soulager le coeur de l'opprimé et faire
+pâlir l'oppresseur.
+
+Dans d'autres tems, il avait créé une commission spéciale pour recevoir
+les pétitions et leur donner la suite convenable. Ce bienfait ne lui
+paraissant point assez complet, il voulut qu'elles fussent soumises,
+sous ses propres yeux, à un premier examen. Il détermina lui-même les
+formes à suivre, et me chargea de lui faire connaître tous les jours,
+sans déguisement, les plaintes, les besoins et les voeux des Français. Je
+me fis un devoir, un honneur, de remplir dignement cette tâche, et de
+devenir le protecteur zélé de ceux qui n'en avaient point. Chaque matin,
+je remettais à l'Empereur un rapport, analytique des demandes
+susceptibles de fixer son attention; il les examinait avec soin, les
+apostillait de sa main, et les renvoyait à ses ministres avec des
+décisions favorables, ou avec l'ordre de les vérifier et de lui en
+rendre compte.
+
+Enfin, pour combler, autant qu'il était en lui, l'attente publique,
+l'Empereur fit subir à la législation des droits réunis de nombreux
+changemens qui, en diminuant l'impôt, le dégagèrent de ses abus et de
+ses formes tyranniques, et le rendirent moins odieux et plus
+supportable. Ces améliorations bienfaisantes, quoiqu'incomplètes, furent
+accueillies avec reconnaissance; on sut gré à l'Empereur de ses efforts
+pour concilier les intérêts particuliers avec les besoins du trésor
+public.
+
+Mais la satisfaction que faisaient éprouver à Napoléon les heureux
+effets de sa sollicitude, était fréquemment troublée par les inquiétudes
+et le mécontentement que lui donnaient les conciliabules et les
+manoeuvres des royalistes. «Les prêtres et les nobles, dit-il un jour
+dans un moment d'humeur, jouent gros jeu. Si je leur lâche le peuple,
+ils seront tous dévorés en un clin d'oeil[96]».
+
+Déjà, par un décret du 25 mars, il avait ordonné aux ministres et aux
+officiers civils et militaires de la maison du Roi et de celles des
+Princes, ainsi qu'aux chefs des Chouans, des Vendéens et des volontaires
+royaux, de s'éloigner à trente lieues de Paris. Cette prudente
+précaution n'avait reçu qu'une exécution imparfaite. M. Fouché, pour se
+ménager un refuge dans le parti du Roi, avait fait appeler chez lui les
+principaux proscrits, leur avait témoigné l'intérêt qu'il prenait à leur
+position, les efforts qu'il avait faits pour prévenir leur exil; et en
+définitive, les avait autorisés assez généralement à rester à Paris.
+
+L'Empereur, ne sachant point que leur audace était le fruit de la
+protection de son ministre, épiait l'occasion de les intimider par une
+grande sévérité. Sur ces entrefaites, un M. de Lascours, colonel, fut
+arrêté à Dunkerque où il s'était introduit en qualité d'émissaire du
+Roi. Napoléon, trompé par la similitude de nom, crut que cet officier
+était le même que celui qui prétendit, en 1814, avoir reçu et refusé
+d'exécuter l'ordre de faire sauter le magasin à poudre de Grenelle.
+«J'aurais eu du regret, dit-il, de sacrifier pour l'exemple un homme de
+bien, mais un imposteur comme celui-ci ne mérite aucune pitié. Écrivez
+au ministre de la guerre qu'il soit traduit devant une commission
+militaire, et jugé comme provocateur à la guerre civile et au
+renversement du gouvernement établi.»
+
+L'Empereur, se tournant vers moi, ajouta: «Comment n'a-t-on pas démenti
+la fable absurde de cet homme?--Sire, lui répondis-je, Gourgaud m'a
+souvent assuré que tous vos officiers s'en étaient expliqués hautement,
+et que l'intention de plusieurs généraux, et particulièrement du général
+Tirlet, avait été de dévoiler au Roi cet odieux mensonge, mais...--C'est
+assez, dit l'Empereur; je ne tiens aucun compte des intentions: envoyez
+l'ordre, et que je n'en entende plus parler.»
+
+Je perdis cette affaire de vue. J'ai su depuis que M. de Lascours fut
+acquitté.
+
+Si le malheur eût voulu que M. de Lascours pérît victime de son
+dévouement, on aurait accusé l'Empereur de barbarie, et cependant il
+n'était ni cruel ni sanguinaire; car il ne faut pas confondre la cruauté
+avec la sévérité: je ne connais, hélas! qu'un seul acte, résultat des
+plus funestes conseils, qui puisse lui être reproché par la
+postérité[97]. Qui sont, hors de là, les victimes de sa prétendue
+férocité? Regardera-t-on comme un meurtre juridique, la mort de Georges
+et de ses obscurs complices? Aurait-on oublié la machine infernale et
+ses affreux ravages? Georges, à la tête des Chouans, était un Français
+égaré qu'on devait plaindre et épargner. Georges, à la tête d'une bande
+d'assassins, était indigne de toute pitié, et la morale et l'humanité
+exigeaient son supplice.
+
+Dira-t-on que Pichegru fut étranglé par ses ordres? les desseins de
+Pichegru étaient si avérés, et les lois si formelles, qu'il ne pouvait
+échapper à l'échafaud: pourquoi donc l'aurait-il fait tuer? Les plus
+grands criminels eux-mêmes ne commettent point de forfaits inutiles. On
+craignait ses révélations?... Que pouvait-il apprendre à la France? que
+Napoléon aspirait au trône: personne ne l'ignorait.
+
+Un homme que Napoléon devait redouter, c'était Moreau; fit-il attenter à
+sa vie? Cependant il était moins dangereux de l'assassiner, que de
+traduire, sur le banc où s'assied le crime, un guerrier alors si cher à
+la France et à l'armée.
+
+Non, Napoléon n'était point cruel; il n'était point sanguinaire. Si
+quelquefois il fut inexorable, c'est qu'il est des circonstances où le
+monarque doit fermer son coeur à la compassion et laisser à la loi son
+action: mais s'il sut punir, il sut aussi pardonner; et au moment où il
+abandonnait Georges au glaive[98] de justice, il accordait la vie à MM.
+de Polignac et au marquis de Rivière, dont il honorait le courage et le
+dévouement.
+
+L'Empereur ne s'en tint point à l'épreuve rigoureuse qu'il avait voulu
+tenter sur la personne de M. de Lascours; et par un décret daté de Lyon
+le 13 mars et publié le 9 avril, il ordonna la mise en jugement et le
+séquestre des biens du prince de BÉNÉVENT, du duc de RAGUSE, du duc
+D'ALBERG, de l'abbé de MONTESQUIOU, du comte de JAUCOURT, du comte de
+BEURNONVILLE, des sieurs LYNCH, VITROLLES, ALEXIS DE NOAILLES,
+BOURIENNE, BELLARD, LA ROCHE-JAQUELIN, SOSTÈNE DE LA ROCHEFOUCAULT[99],
+qui tous, en qualité de membres du gouvernement provisoire, ou d'agens
+du parti royal, avaient concouru au renversement du gouvernement
+impérial avant l'abdication de Napoléon.
+
+Ce décret, quoique censé né à Lyon, vit le jour à Paris, et fut, comme
+je viens de le dire, le résultat de l'humeur que donnaient à Napoléon
+les menées des royalistes; les termes dans lesquels il était d'abord
+conçu, n'attestaient que trop son origine; l'article premier portait:
+_Sont déclarés traîtres à la patrie, et seront punis comme tels,_ etc.
+
+Ce fut moi qui écrivis ce décret, sous la dictée de l'Empereur. Quand
+j'eus fini, il m'ordonna d'aller le faire signer par le comte Bertrand,
+qui avait contresigné les décrets de Lyon. Je me rendis chez le
+Maréchal. Il lut le décret et me le remit en disant: «Je ne le signerai
+jamais: ce n'est point là ce que l'Empereur nous a promis; ceux qui lui
+conseillent de semblables mesures sont ses plus cruels ennemis; je lui
+en parlerai». Je reportai mot à mot à Napoléon cette réponse ferme et
+courageuse. Il m'ordonna de retourner près du Grand Maréchal, de
+chercher à vaincre sa répugnance, et s'il persistait, de le lui amener.
+Le comte Bertrand me suivit sur-le-champ, et tête levée, dans le cabinet
+de l'Empereur. «Je suis étonné, lui dit Napoléon avec un ton sec, que
+vous me fassiez de semblables difficultés. La sévérité que je veux
+déployer est nécessaire au bien de l'état.--Je ne le crois pas,
+Sire.--Je le crois, moi; et c'est à moi seul qu'il appartient d'en
+juger. Je ne vous ai point fait demander votre aveu, mais votre
+signature qui n'est qu'une affaire de forme, et qui ne peut vous
+compromettre en rien.--Sire, un ministre qui contresigne un acte du
+souverain est moralement responsable de cet acte; et je croirais manquer
+à ce que je dois à Votre Majesté et peut-être à moi-même, si j'avais la
+faiblesse d'attacher mon nom à de semblables mesures. Si Votre Majesté
+veut régner par les lois, elle n'a point le droit de prononcer
+arbitrairement, par un simple décret, la mort et la spoliation du bien
+de ses sujets. Si elle veut agir en dictateur et n'avoir d'autre règle
+que sa volonté, elle n'a point besoin alors du concours de ma signature.
+Votre Majesté a déclaré par ses proclamations qu'elle accorderait une
+amnistie générale. Je les ai contresignées de tout coeur, et je ne
+contresignerai point le décret qui les révoque.--Mais vous savez bien
+que je vous ai toujours dit que je ne pardonnerais jamais à Marmont, à
+Talleyrand et à Augereau; que je n'ai promis d'oublier que ce qui s'est
+passé depuis mon abdication. Je connais mieux que vous ce que je dois
+faire pour tenir mes promesses et pour assurer la tranquillité de
+l'état. J'ai commencé par être indulgent jusqu'à la faiblesse; et les
+royalistes, au lieu d'apprécier ma modération, en ont abusé; ils
+s'agitent, ils conspirent; et je dois, et je veux les mettre à la
+raison. J'aime mieux faire tomber mes coups sur des traîtres que sur des
+hommes égarés. D'ailleurs, tous ceux qui sont sur la liste, à
+l'exception d'Augereau, sont hors de France ou cachés. Je ne chercherai
+point à les atteindre; mon intention est de leur faire plus de peur que
+de mal. Vous voyez donc, continua l'Empereur en adoucissant sa voix, que
+vous avez mal jugé l'affaire; signez-moi cela, mon cher Bertrand, il le
+faut.--Je ne le puis, Sire. Je demande à Votre Majesté la permission de
+lui soumettre par écrit mes observations.--Tout cela, mon cher, nous
+fera perdre du tems; vous vous effarouchez, je vous l'assure, très-mal à
+propos; signez, vous dis-je, je vous, en prie; vous me ferez
+plaisir.--Permettez, Sire, que j'attende que Votre Majesté ait vu mes
+observations.» Le Maréchal sortit. Cette noble résistance n'offensa
+point l'Empereur; le langage de l'honneur et de la vérité ne lui
+déplaisait jamais, quand il partait d'un coeur pur.
+
+Le général Bertrand remit à Napoléon une note raisonnée. Elle ne changea
+rien à sa résolution; elle le détermina seulement à donner au décret une
+forme légale.
+
+L'Empereur, persuadé que le général Bertrand ne changerait point non
+plus de sentiment, ne voulut pas que le nouveau décret lui fût présenté,
+et il parut sans porter de contre-seing.
+
+L'effet qu'il produisit, justifia les appréhensions du grand maréchal.
+On le considéra comme un acte de vengeance et de despotisme, comme une
+première infraction aux promesses faites à la nation. Les murmures
+publics trouvèrent des échos jusque dans le palais impérial. Labédoyère,
+dans un moment où Napoléon passait, dit assez haut pour être entendu:
+«Si le régime des proscriptions et des séquestres recommence, tout sera
+bientôt fini.».
+
+L'Empereur, selon sa coutume, en pareil cas, affectait d'être content de
+lui, et ne paraissait nullement s'inquiéter de l'orage. Etant à table
+avec plusieurs personnages et dames marquantes de la cour, il demanda à
+madame la comtesse Duchâtel, si son mari, directeur-général des
+domaines, avait exécuté l'ordre de séquestrer les biens de Talleyrand et
+compagnie: «Cela ne presse point», lui répondit-elle sèchement. Il ne
+répliqua point, et changea de conversation.
+
+On reproche sans cesse aux hommes qui l'entouraient, d'avoir rampé
+lâchement devant ses opinions et ses volontés; cette anecdote, et
+beaucoup d'autres que je pourrais raconter, prouvent que tous ne
+méritaient pas du moins ce reproche; mais, en supposant qu'il fût juste
+à l'égard de quelques personnes, est-il donc aussi facile, qu'on le
+croit communément, de combattre et de vaincre les volontés des
+souverains?
+
+Napoléon, par fierté et peut-être par la conviction de sa supériorité,
+ne souffrait que difficilement les conseils.
+
+Dans les affaires d'état, il s'était imposé la loi de consulter ses
+conseillers et ses ministres. Doué par la nature de la faculté de tout
+savoir ou de tout deviner, il prenait, presque toujours, une part active
+aux discussions; et, je dois le dire, à la louange commune de
+l'Empereur, de ses ministres et de ses conseillers, il régnait, dans ces
+discussions, la plupart du tems fort animées, une confiance, une
+franchise, une indépendance au-dessus de toute expression. L'Empereur,
+loin d'être choqué qu'on le contredît, endurait, provoquait les
+contradictions, et adoptait, sans résistance, l'avis de ses adversaires,
+quand il le croyait préférable à son propre sentiment.
+
+Lorsqu'il s'agissait de ces grandes déterminations, qui influent sur le
+sort des empires, c'était autre chose. Il écoutait, pendant un certain
+tems, les objections de ses ministres; quand le terme de son attention
+était arrivé, il les interrompait, et soutenait son opinion avec tant de
+feu, de force et de persévérance, qu'il les réduisait au silence.
+
+Ce silence était moins l'effet de leur obéissance passive aux intentions
+du monarque, que le résultat des leçons de l'expérience. Ils avaient vu
+que les entreprises de Napoléon, les plus téméraires, les plus
+incompréhensibles, j'ai presque dit les plus insensées, étaient
+invariablement couronnées du plus heureux succès, et ils s'étaient
+convaincus que la raison ne peut lutter contre les inspirations du génie
+et les faveurs de la fortune.
+
+Souvent enfin, Napoléon ne consultait que sa seule volonté; et ses
+ministres ne connaissaient alors ses résolutions qu'en recevant l'ordre
+de les exécuter.
+
+Telle était, et telle sera toujours la position des ministres, dans une
+monarchie où le Prince gouverne par soi-même, et surtout encore quand ce
+Prince, ainsi que Napoléon, n'aura dû le trône qu'à l'ascendant de son
+génie et de son épée.
+
+Au surplus, le tems des flatteurs et des flatteries était passé pour
+Napoléon. Chacun avait intérêt à lui dire la vérité, et personne ne la
+lui épargnait.
+
+La sécurité qu'inspirait cette rare et précieuse véracité, fut fortifiée
+par l'arrivée du prince Joseph et du prince Lucien. On connaissait la
+modération de l'un, le patriotisme de l'autre; et l'on se reposait sur
+tous deux du soin d'entretenir les intentions libérales et pacifiques de
+l'Empereur.
+
+Le Prince Lucien avait été profondément affligé, en 1814, des malheurs
+de son frère, et s'était empressé de lui offrir sa fortune et ses
+services. Cette offre généreuse n'effaça point entièrement, du coeur de
+Napoléon, le souvenir de leurs anciens différends, mais elle en adoucit
+l'amertume; et l'on put prévoir, que leur inimitié ne serait plus
+éternelle.
+
+Aussitôt que le Prince Lucien connut l'entrée de Napoléon à Paris, il
+lui écrivit une lettre de félicitations. «Votre retour, disait-elle, met
+le comble à votre gloire militaire. Mais il est une gloire plus grande
+encore, et surtout plus désirable, la gloire civile. Les sentimens et
+les intentions que vous avez manifestés solennellement promettent aux
+Français que vous saurez l'acquérir,» etc.
+
+Le Prince Lucien cependant, malgré le désir de revoir cette patrie dont
+il plaidait la cause, n'osait point en approcher. Mais l'invasion du Roi
+de Naples ayant rendu ses services nécessaires au souverain pontife, la
+reconnaissance qu'il devait au Saint Père, triompha de ses
+appréhensions. Il partit sous le titre de secrétaire d'un nonce du pape,
+et franchit les Alpes sans obstacles. Arrivé sur le sol français, il
+écrivit à Napoléon, pour lui faire part de sa mission, et lui demander
+s'il lui serait agréable qu'il vînt à Paris. Le premier mouvement de
+Napoléon fut d'hésiter à le recevoir; le second, de lui tendre les bras.
+L'intention du prince était de retourner subitement à Rome où le
+rappelaient les intérêts qui lui étaient confiés; l'interruption des
+communications ne le permit point. Obligé de revenir à Paris, il rompit
+l'_incognito_; son retour fut alors annoncé publiquement, et fit sur
+tous les esprits une utile et agréable sensation.
+
+L'Empereur, quelques jours auparavant, avait fait la conquête d'un autre
+personnage, moins illustre, il est vrai, mais également renommé pour son
+patriotisme et ses lumières: je veux parler de M. Benjamin Constant.
+
+Napoléon, connaissant l'expérience et la réputation de ce savant
+publiciste, le fit appeler pour causer avec lui _de liberté et de
+constitution_. Leur entretien dura plus de deux heures. L'Empereur,
+voulant s'attacher M. Constant, mit en oeuvre tous ses moyens de
+séduction; et je laisse aux Français et aux étrangers qui l'ont
+approché, le soin de dire s'il était possible de lui résister.
+
+Lorsqu'il voulait enchaîner quelqu'un à son char, il étudiait et
+pénétrait avec une extrême sagacité son genre d'esprit, ses principes,
+son caractère, ses passions dominantes; et alors, avec cette grâce
+familière, cette amabilité, cette force et cette vivacité d'expression
+qui donnait tant de prix et de charme à ses entretiens[100], il
+s'insinuait insensiblement dans votre âme, il s'emparait de vos
+passions, les soulevait mollement, les caressait avec art; puis,
+déployant tout-à-coup les ressources magiques de son génie, il vous
+plongeait dans l'ivresse, dans l'admiration, et vous subjuguait si
+rapidement, si complètement, qu'il semblait vous avoir enchanté.
+
+Ce fut ainsi que M. Benjamin Constant succomba: il était arrivé aux
+Tuileries avec répugnance: il en sortit enthousiasmé.
+
+Le lendemain, il fut nommé conseiller d'état; et il dut cette faveur non
+point à de basses soumissions, comme l'ont prétendu ses ennemis, mais à
+son savoir, et au désir qu'eut l'Empereur de donner à l'opinion et à M.
+Benjamin Constant lui-même, un gage d'oubli du passé, gage d'autant plus
+méritoire que l'Empereur, indépendamment de la philippique lancée contre
+lui le 19 mars par cet écrivain, avait en autre, sous les yeux, une
+lettre de sa main à M. de Blacas, lettre dont l'objet et les expressions
+étaient de nature à inspirer à Napoléon, pour son auteur, plus que de
+l'éloignement.
+
+M. de Blacas avait laissé, dans ses cartons, un grand nombre de papiers.
+L'Empereur chargea le duc d'Otrante de les examiner. Il s'en repentit
+aussitôt et les lui fit redemander: une partie nous échut en partage; le
+reste fut remis à M. le duc de Vicence. Leur examen n'offrit rien
+d'intéressant. L'Empereur désappointé accusa M. Fouché d'avoir soustrait
+les pièces importantes. Celles que nous visitâmes, ne consistaient qu'en
+rapports particuliers, en notes confidentielles et anonymes. La haine de
+la révolution perçait à chaque mot, à chaque ligne. On n'osait point
+proposer nettement de révoquer la Charte et d'abolir les institutions
+nouvelles; mais on déclarait sans détour que la dynastie des Bourbons ne
+serait jamais en sûreté avec les lois actuelles, et qu'il fallait se
+défaire et se défier des hommes de la révolution. Pour mieux les
+connaître et les persécuter, M. de Blacas avait fait exhumer des
+archives du cabinet et des ministères, les documens qui pouvaient servir
+à apprécier leur conduite depuis 1789; et il s'était fait composer sur
+chacun d'eux des notes biographiques, qu'on aurait prises volontiers
+pour des actes d'accusation de M. Bellart[101].
+
+Nous y trouvâmes aussi une foule de minutes, de lois et d'ordonnances,
+écrites de la main de ce ministre, et attestant, par leurs laborieuses
+corrections, combien il était dépourvu d'imagination et de facilité.
+Souvent il faisait trois ou quatre brouillons, avant de parvenir à
+donner de la consistance et de la suite à ses idées: son style familier
+était sec et boursoufflé: si le style est l'homme, que je plains M. de
+Blacas! Il prenait un soin extrême de varier, lui-même, les formules de
+ses rendez-vous; et la peine qu'il se donnait pour dire les mêmes choses
+de plusieurs manières différentes, rappelait à merveille le billet-doux
+du Bourgeois Gentilhomme: «Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir
+d'amour; d'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux.»
+
+Nous recueillîmes enfin, dans le cabinet de ce ministre, une ample
+collection royale de dénonciations, de placets, de justifications et
+d'amendes honorables, de ces hommes qui, tels que Lockard, sont toujours
+_les très-humbles serviteurs des événemens_.
+
+Ces humbles serviteurs, quand l'Empereur fut de retour de l'île d'Elbe,
+ne manquèrent point de se prosterner de nouveau devant lui. Ils
+l'assurèrent, à l'exemple d'un certain marquis très-connu, qu'ils ne
+l'avaient renié, injurié, calomnié, que pour pouvoir lui rester fidèles,
+sans se rendre suspects au gouvernement royal; ils le conjurèrent de
+leur accorder le bonheur et la gloire de le servir; mais il dédaigna
+leurs supplications, comme il avait dédaigné leurs outrages: ils
+n'obtinrent que son mépris. Toujours sans pudeur et sans foi, ils
+s'empressèrent, aussitôt la chute de Napoléon, de faire une nouvelle
+volte-face et de reporter au Roi leurs hommages flétris. Les uns, tel
+que M. le comte de M***, dont les mains sont encore fumantes du sang de
+ses administrés, parvinrent, à l'aide de leur fidélité mensongère, à
+surprendre sa facile confiance. Les autres, tel que M. F***, devinrent
+dans leurs écrits, les persécuteurs acharnés des hommes dont ils avaient
+envié le sort et mendié l'appui. Tous s'arrogèrent exclusivement le
+titre de royalistes purs, le titre d'honnêtes gens... Je les connais...
+le masque dont ils se couvrent les honneurs, les dignités dont ils sont
+revêtus, ne peuvent les déguiser à mes yeux... les nommerai-je?... Et
+l'on accuse l'Empereur de mépriser les hommes!... ah! quel est le
+souverain qui peut les estimer?
+
+_Fin du premier volume_.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: On sait que les malheurs de cette journée et du reste de la
+campagne, furent causés par la trahison des Saxons et par la défection
+des princes de la Confédération du Rhin.]
+
+[2: On a prétendu que Napoléon, depuis son abdication, avait souvent
+répété: _ce sont les idées libérales qui m'ont tué_. L'a-t-il dit? Je ne
+le pense pas. Je suis loin de contester que les idées libérales n'aient
+acquis aujourd'hui une force irrésistible; mais elles n'eurent, je
+crois, aucune part à la première chute du trône impérial: on n'y
+songeait point alors. La France était façonnée au gouvernement de
+Napoléon, et ne s'en plaignait point. Elle n'était point libre, dans le
+sens où elle veut l'être aujourd'hui; mais la liberté dont elle
+jouissait lui suffisait: et si, dans certains cas, on exigeait d'elle
+une obéissance absolue, elle n'avait du moins qu'un seul maître, et ce
+maître était le maître de tous.
+
+La nation, il est vrai, abandonna Napoléon en 1814; mais ce ne fut point
+parce qu'elle était lasse et mécontente de son gouvernement: ce fut
+parce qu'une suite non interrompue de guerres désastreuses l'avait
+épuisée, abattue, démoralisée. Elle n'aurait pas mieux demandé que
+d'obéir encore: elle n'en avait plus la force ni le courage.
+
+La véritable cause de la chute de Napoléon est indubitablement sa haine
+contre l'Angleterre, et le système continental qui en fut le résultat.
+
+Ce système gigantesque, en oppressant l'Europe, devait finir par la
+soulever contre Napoléon et la France, et par amener dès-lors la perte
+de la France et de Napoléon. «Rome, dit Montesquieu, s'était agrandie,
+parce qu'elle n'avait eu que des guerres successives; chaque nation, par
+un bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand l'autre avait été
+ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à
+la fois et pénétrèrent partout.»]
+
+[3: Le Comte d'Artois avait devancé dans Paris son auguste frère; il
+répondit par ces belles paroles aux félicitations que lui adressèrent,
+sur son retour, les autorités municipales du Paris.]
+
+[4: _Journal des Débats._ L'un des principaux propriétaires et
+rédacteurs était M. Laborie, créature de M. de Talleyrand, et secrétaire
+intime du gouvernement provisoire.]
+
+[5: Les femmes de l'ancien régime, exemptes de la crainte qui retenait
+encore leurs maris, s'abandonnèrent sans ménagement et sans pudeur, à
+toute la fougue de leur haine et de leur orgueil. Elles insultèrent
+ouvertement les femmes nouvellement titrées; et celles de ces dernières
+que le rang de leurs maris forçait d'aller à la cour, n'y arrivaient
+qu'en tremblant, et n'en sortaient qu'en larmes.]
+
+[6: Je cite de mémoire].
+
+[7: Ce mot est un de ceux dont les ministres abusèrent le plus. Quand on
+leur représentait que tel magistrat, tel militaire, tel employé qu'ils,
+venaient de destituer, avait rempli ses devoirs avec honneur, avec
+distinction; qu'il était aimé, estimé, regretté, ils répondaient: _c'est
+un homme dangereux_, et tout était dit.]
+
+[8: Le Général Dupont.]
+
+[9: M. l'Abbé de Montesquiou.]
+
+[10: M. Dambray.]
+
+[11: Je n'entends parler ici que des êtres pensant et agissant il est
+dans tous les tems une classe d'hommes nuls qui n'appartiennent, par
+insouciance, par égoïsme, par stupidité, à aucun parti et, pour ainsi
+dire, à aucune nation].
+
+[12: Je ne puis mieux repousser, en général, cette imputation de
+mutinerie, qu'en citant les paroles suivantes arrachées à M. de
+Montesquiou, le 14 Mars, par la force de la vérité. Depuis dix mois,
+dit-il, dans le corps de la Vieille Garde en garnison à Metz, pas _un_
+soldat ni _un_ seul officier n'a été réprimandé une seule fois.]
+
+[13: Le rétablissement de la maison du roi déplut à tout le monde et
+excita particulièrement le mécontentement et la jalousie de la garnison
+de Paris.
+
+Les soldats de la ligne et les gardes nationaux de service aux
+Tuileries, ne pouvant se soumettre à regarder les gardes-du-corps comme
+étant au-dessus d'eux, s'abstenaient la plupart du tems de leur porter
+les armes. Ils se plaignirent, et l'ordre fut donné à la troupe de ligne
+seulement, de leur rendre, sous peine de punition, les honneurs
+militaires qui leur étaient dus. De jeunes gardes-du-corps, fiers de
+cette victoire prirent plaisir à passer et repasser sans cesse devant
+les factionnaires, et à les forcer chaque fois de rendre
+respectueusement hommage à leurs épaulettes, etc. L'on sent facilement
+combien cet enfantillage qui ne fut pas réprimé, dut humilier et blesser
+les vieux soldats de Napoléon.]
+
+[14: Les Chouans ne perdaient jamais l'occasion d'un meurtre. Ils
+portaient le fusil en conduisant la charrue, et souvent ils arrosaient
+de sang le sillon qu'ils creusaient. C'était surtout contre les prêtres
+assermentés, contre les acquéreurs de domaines nationaux, qu'ils
+employaient tous les raffinemens de la barbarie. Ils surprenaient
+rarement une ville sans rançonner les habitans, sans égorger ceux qui
+étaient désignés à leur haine, etc.--_Lacretelle, Précis de la
+Révolution_.]
+
+[15: Les sieurs Dard et Falconnet.
+
+Pour apaiser les clameurs publiques, on décerna contre eux un mandat
+d'amener, motivé sur ce qu'ils avaient voulu exciter la guerre civile et
+armer les citoyens les uns contre les autres. On devina facilement que
+ce mandat n'était qu'une dérision, et qu'en aggravant le délit, on avait
+voulu favoriser l'absolution des coupables: effectivement ils furent
+acquittés.]
+
+[16: On évalue à neuf ou dix millions le nombre des individus qui ont
+participé directement ou indirectement aux ventes et reventes des
+domaines nationaux.]
+
+[17: Les grands seigneurs, avant la révolution, obtenaient des arrêts de
+surséance, à l'aide desquels ils se jouaient impunément de leurs
+engagemens et des poursuites de leurs créanciers.]
+
+[18: Un gouvernement peut quelquefois sans danger attaquer les
+principes; mais il n'attaque jamais impunément les hommes et les
+intérêts. L'intérêt personnel (et cette vérité quoique affligeante n'en
+est pas moins incontestable) est le premier (j'ai presque dit le seul)
+mobile des opinions et des sentimens.
+
+Ce funeste égoïsme se fait particulièrement sentir après les grandes
+catastrophes des états. Les passions nobles, n'ayant plus alors
+d'alimens, s'éteignent peu à peu; l'esprit, sans occupation au-dehors,
+se replie sur soi-même et engendre l'intérêt personnel, vrai fléau de
+l'âme. Quand ce mal attaque une nation, le gouvernement qui blesse les
+intérêts individuels est perdu.]
+
+[19: C'était avec le secours des ordonnances de toute nature, que le
+ministère statuait, quand bon lui semblait, sur des objets
+d'administration publique qui ne devaient être réglés que par les lois;
+en sorte, que la plupart des lois soumises aux chambres «étaient déjà
+créées et exécutées en vertu d'ordonnances, et que les fonctions des
+chambres se réduisaient à légitimer les usurpations du ministère, en
+métamorphosant en lois ses décisions et ses actes arbitraires.»
+(_Censeur_.)]
+
+[20: Plusieurs personnes, à Paris même, furent maltraitées et reçurent
+des coups de baïonnettes, pour avoir refusé de se découvrir et de plier
+le genou au moment où passaient les processions.]
+
+[21: J'ai cru ne pouvoir mieux traduire leurs paroles, qu'en copiant ce
+passage du Précis de la révolution par M. Lacretelle jeune.]
+
+[22: Napoléon eut dès sa jeunesse, on peut même dire dès son enfance, le
+pressentiment qu'il n'était point destiné à vivre dans la médiocrité.
+Cette opinion lui inspira de bonne heure du dédain pour les autres, de
+la considération pour lui-même. À peine fut-il admis dans l'artillerie,
+qu'il se crut le supérieur de ses égaux, l'égal de ses supérieurs.
+Appelé, à l'âge de 26 ans, au commandement de l'armée d'Italie, il passa
+sans s'étonner d'un grade secondaire au rang suprême, et prit
+sur-le-champ, avec ces vieux généraux si fiers de leurs lauriers, un air
+de grandeur et d'autorité qui les plaça, vis-à-vis de lui, dans une
+position nouvelle pour eux, et qui cependant ne leur parut ni
+extraordinaire ni humiliante; tant l'ascendant exercé par Napoléon,
+était irrésistible! tant il possédait en lui-même cet instinct de
+commander, ce talent de se faire obéir, qui ne sont ordinairement
+l'apanage que des hommes nés sur le trône.
+
+Napoléon, dans tous les pays du monde, serait probablement parvenu au
+faîte de la puissance. Il avait été formé par la nature pour commander
+ou régner, et jamais elle ne crée de tels hommes pour les laisser dans
+l'obscurité. Il semble, comme le remarque je ne sais quel écrivain
+qu'elle soit glorieuse de son ouvrage et qu'elle veuille l'offrir à
+l'admiration en le plaçant elle-même à la tête des associations
+humaines.]
+
+[23: Napoléon exerça sur l'Europe, par suite de son système continental,
+un véritable despotisme. On ne veut point le nier ici: on veut tirer
+seulement la conséquence que ce despotisme extérieur avait dû concourir
+à faire croire à l'Europe, sans autre examen, que l'homme qui
+tyrannisait aussi violemment des peuples qui n'étaient point à lui,
+devait être, à plus forte raison, le tyran de ses propres sujets.]
+
+[24: Paroles de l'Empereur aux députés des Cortès à Bayonne.]
+
+[25: On a beaucoup reproché à Napoléon d'avoir aspiré à la monarchie
+universelle: ce reproche fut adressé de tout tems aux princes ambitieux
+et puissans. Jamais prince, il faut l'avouer, ne fut plus autorisé que
+Napoléon à se laisser séduire par cette brillante chimère. Du haut de
+son trône, il tenait en main les rênes d'une partie de l'Europe et en
+faisait mouvoir à son gré les dociles monarques. Leurs sujets, au
+premier mot, ou premier signal, accouraient se ranger sous les aigles
+impériales. Leur mélange continuel avec les Français, leur obligation
+d'obéir à Napoléon, les avaient habitués à le regarder comme leur chef,
+et de chef à souverain la transition est facile. Mais Napoléon, quelle
+que soit l'ambition qu'on lui suppose, avait trop de bon sens pour
+aspirer au trône universel: il eut un autre dessein, celui de rétablir
+l'Empire d'Orient et l'Empire d'Occident. Il serait inutile de révéler
+les hautes et puissantes considérations qui lui avaient suggéré cette
+grande et noble pensée: alors il était permis à la France de vouloir
+ressaisir le sceptre de Charlemagne; aujourd'hui, il faut oublier que
+nous avons été les maîtres du monde.]
+
+[26: Louis XIV, tant vanté pour ses libéralités, ne donnait par an, à
+titre de pension, aux savans et artistes français, que 52,300 f. et
+14,000 f. aux savans étrangers.]
+
+[27: L'honneur, la patrie, Napoléon s'étaient tellement identifiés dans
+l'esprit des soldats, que les prisonniers d'Angleterre arrachés par
+Louis XVIII à de longues années de souffrance et de captivité ne
+rentraient en France qu'en maudissant leur liberté, et en faisant
+entendre les cris de _Vive l'Empereur!_
+
+Dans les déserts mêmes de la Russie, on ne put jamais arracher aux
+prisonniers Français, ni par la menace des mauvais traitemens, ni par la
+promesse de les secourir lorsqu'ils mouraient de faim, un seul mot, un
+seul murmure contre Napoléon.]
+
+[28: Le général Dupont venait d'être remplacé par le maréchal Soult.]
+
+[29: Il prit pour défenseur l'un des habiles et courageux rédacteurs du
+_Censeur_, M. Comte; et pour conseil le général Fressinet. Cet officier,
+dont la fermeté de caractère égale le talens et la bravoure, fut puni
+plus tard par l'exil, de l'assistance généreuse qu'il prêta dans cette
+importante circonstance au général Excelmans, son frère d'armes et son
+ami.]
+
+[30: On a prétendu, mais à tort, qu'il conservait son goût pour les
+exercices militaires. Pendant son séjour à Porto-Ferrajo, il ne passa
+point une seule revue: il paraissait n'avoir plus d'attrait pour les
+armes.]
+
+[31: On sait qu'il n'y avait point un seul individu de marque attaché au
+service de ses Alliés et de ses ennemis, dont Napoléon ne connût
+parfaitement le fort et le faible.]
+
+[32: Cet officier est celui dont il est question dans la déclaration du
+15 mars au prince d'Essling, alors gouverneur de la 8ème division
+militaire, par M. P., débarqué avec Napoléon de l'ile d'Elbe et arrêté à
+Toulon par ordre du Préfet du département du Var.]
+
+[33: L'Empereur étant à la Malmaison, me demanda ce qu'était devenu M.
+Z. «Il a été tué, lui dis-je, sur le plateau de Mont St. Jean.--Il est
+bien heureux, me répondit-il. Puis il continua: Vous a-t-il dit qu'il
+était venu à l'île d'Elbe?--Oui, Sire: Il m'a même remis la relation de
+son voyage et des entretiens qu'il eut avec Votre Majesté.--Il faudra me
+donner cette relation; je l'emporterai; elle me servira pour mes
+mémoires.--Je ne l'ai plus, Sire.--Qu'en avez-vous donc fait? il faut la
+r'avoir et me la remettre demain.--Je l'ai déposée dans les mains d'un
+ami qui n'est point à Paris en ce moment.--Ainsi cette relation va
+courir le monde?--Non, Sire; elle est renfermée sous enveloppe dans une
+boîte dont j'ai conservé la clé; mais si je ne puis la remettre à Votre
+Majesté d'ici à son départ, Votre Majesté pourra dans tous les cas en
+avoir connaissance: car je me propose, suivant les volontés de M. Z., de
+la faire imprimer, à moins que Votre Majesté ne me le défende.--Non, je
+vous le permets; retranchez-en ce qui pourrait compromettre ceux qui
+m'ont montré de l'attachement. Si Z. a rapporté fidèlement tout ce qui
+s'est passé, les Français sauront que je me suis sacrifié pour eux, et
+que ce n'est point l'amour du trône qui m'a ramené en France, mais le
+désir de rendre aux Français les biens les plus chers aux grands
+peuples, l'indépendance et la gloire. Il faudra prendre garde qu'on ne
+vous enlève votre manuscrit: ils le falsifieraient; faites-le passer en
+Angleterre à ***, il le fera imprimer: il m'est dévoué, et il pourra
+vous être fort utile. M*** vous donnera une lettre pour lui.
+Entendez-vous?--Oui, Sire.--Mais faites tous vos efforts pour retirer
+votre manuscrit avant mon départ; je vois bien que vous y tenez, et je
+vous le laisserai; je veux seulement le lire.» L'empereur le lut, et me
+le rendit en disant. Z. a dit la vérité, et rien que la vérité.
+Conservez son manuscrit pour la postérité.]
+
+[34: Petit cabriolet découvert où l'on tient à peine une personne, et
+avec lequel on va un train d'enfer.]
+
+[35: La feuille du bord ne portait que six hommes, ils avaient pris un
+matelot en sus pour se retrouver six après mon débarquement: sans cette
+précaution, ils auraient été obligés en arrivant à terre de prouver ce
+qu'ils avaient fait du matelot que je représentais.]
+
+[36: On connaît à-peu-près le tems nécessaire pour le trajet d'un port à
+l'autre. Si l'on excède ce tems sans motif plausible on suppose que vous
+avez pu relâcher en route dans un lieu infecté, et l'on vous oblige par
+excès de précaution, à faire la petite quarantaine. On inflige aussi la
+petite quarantaine comme châtiment, aux patrons des barques, lorsqu'ils
+ne sont point soumis et respectueux envers les officiers de la santé.]
+
+[37: Les journaux ministériels m'avaient fait croire que la mer était
+couverte de vaisseaux Anglais et Français qui arrêtaient au passage les
+bâtimens et les passagers allant à l'île d'Elbe. Je n'en rencontrai
+point un seul. On exerçait dans les ports une surveillance aussi brutale
+que tyrannique, mais la mer était libre. On entrait à Porto-Ferrajo et
+l'on en sortait, sans éprouver le plus léger obstacle.]
+
+[38: La corvette commandée par le capitaine Campbell.]
+
+[39: En général, il aimait beaucoup à intimider et à déconcerter ceux
+qui l'approchaient. Tantôt il feignait de ne point entendre et vous
+faisait répéter très-haut ce qu'il avait fort bien entendu (quoique
+réellement il fût un peu sourd.) D'autres fois, il vous accablait de
+questions si rapides et si brusque que vous n'aviez pas le tems de le
+comprendre, et que vous lui répondiez tout de travers. Il s'amusait
+alors de votre embarras, et se réjouissait à vos dépens du plaisir de
+vous avoir fait manquer d'assurance et de présence d'esprit--_Note de
+l'auteur des Mémoires_.]
+
+[40: L'Empereur, dans la crainte que Salviti et ses compagnons ne se
+rencontrassent avec moi dans le port où je pourrais descendre, avait
+fait mettre leur barque en fourrière sous le prétexte de les punir de
+m'avoir conduit de vive force à Livourne.]
+
+[41: Je l'avais appris dans la traversée.]
+
+[42: Cette relation prouve évidemment que la révolution du 20 mars ne
+fut point l'effet d'une conspiration, mais l'ouvrage inouï de deux
+hommes et de quelques mots.
+
+La part qu'eut au retour de Napoléon M. Z., appellera peut-être sur sa
+tête le blâme des gens qui ne jugent les événemens que d'après leurs
+résultats. Ce blâme serait-il fondé? Les hommes sont-ils responsables
+des caprices du sort? N'est-ce pas à la fortune plutôt qu'à M. Z. qu'il
+faut imputer la fin désastreuse de cette révolution, commencée sous
+d'aussi heureux auspices?
+
+Plus fortuné que Napoléon, M. Z. fut tué sur le mont St. Jean au moment
+où nos troupes y pénétraient aux applaudissemens de l'armée. Il put
+rendre le dernier soupir sur les drapeaux que les vainqueurs de Ligny
+venaient d'arracher aux Anglais, et loin de prévoir que son voyage à
+l'île d'Elbe serait peut-être un jour reproché à sa mémoire, il dut
+mourir avec la pensée que la victoire avait fixé irrévocablement nos
+destinées, et que son nom, cher aux Français, cher au héros qu'il leur
+avait rendu, serait à jamais consacré par la reconnaissance de la France
+redevenue la grande Nation.
+
+Je ne ravirai point d'avance à ses mânes cette consolante illusion; je
+ne leur apprendrai point que... Non! il sera toujours tems de troubler
+leur repos, et j'attendrai l'attaque pour commencer la défense.]
+
+[43: La flotille de Napoléon était composée du brick l'_Inconstant_,
+portant vingt-six canons et quatre cents grenadiers, et de six autres
+petits bâtimens légers, montés par deux cents hommes d'infanterie, deux
+cents chasseurs Corses, et environ cent chevau-légers Polonais.
+
+Les félouques et le brick avaient été disposés de manière à ne point
+laisser apercevoir les troupes et à ne présenter l'aspect que de
+bâtimens marchands.]
+
+[44: On est persuadé assez généralement que l'évasion de l'Empereur de
+l'île d'Elbe fut favorisée par le capitaine Campbell: je ne le pense
+pas; mais tout porte à croire que cet officier avait reçu de son
+gouvernement l'ordre de ne point s'y opposer.--(_Note de l'Auteur des
+Mémoires_.)]
+
+[45: Il s'était enfui précipitamment jusqu'à Bâle.]
+
+[46: La cocarde adoptée par Napoléon, comme souverain de l'île d'Elbe,
+était blanche et amaranthe, parsemée d'abeilles.]
+
+[47: Les écrits publiés depuis la seconde restauration n'ont point
+manqué de prétendre que les troupes de l'Empereur pillèrent odieusement
+les communes qu'elles traversèrent. Cette imputation est, comme tant
+d'autres, une lâche calomnie. L'Empereur avait recommandé à ses
+grenadiers (et l'on sait qu'ils ne lui désobéirent jamais) de ne rien
+exiger des habitans; et pour prévenir jusqu'au moindre désordre, il
+avait pris lui-même le soin de régler les moyens de constater et de
+payer toutes les fournitures. Il avait chargé de cette opération un
+Inspecteur en chef aux revues, M. Boinot, et un commissaire des guerres,
+M. Ch. Vauthier, dont il estimait particulièrement le zèle et
+l'intégrité. Les fournitures, aussitôt leur livraison, étaient
+acquittées par le trésorier, M. Peyruse, sur un décompte arrêté par M.
+Vauthier et au prix que les maires avaient eux-mêmes fixés.]
+
+[48: Cette forme de procéder, digne des siècles barbares, était une
+nouvelle infraction du ministère, au droit des gens et aux lois
+constitutionnelles de la France. Aucun article de la Charte ne conférait
+au monarque le droit de mort sur ses sujets, et l'on n'avait point
+conséquemment le pouvoir de proscrire les hommes qui accompagnaient et
+assistaient Napoléon. Si on les considérait même comme des brigands,
+c'était aux tribunaux à les juger et à les punir.
+
+On n'était nullement autorisé non plus à faire courir sus à Napoléon. Il
+avait conservé le titre d'_Empereur_; il jouissait légalement des
+prérogatives de la souveraineté, et pouvait faire à son gré la paix ou
+la guerre.
+
+Le titre d'_Empereur des Français_ qu'il s'arrogeait ne pouvait être un
+titre de proscription. George III s'intitula jusqu'à l'époque du traité
+d'Amiens, _Roi de France et de Navarre_. Aurait-on eu le droit, s'il fût
+descendu à main armée sur notre territoire, de le mettre hors la loi et
+d'ordonner aux Français de lui courir sus?]
+
+[49: Ces quatre généraux s'étaient concertés pour se porter ensemble sur
+Paris. Les troupes du comte d'Erlon, cantonnées à Lille, trompées par
+des ordres supposés, étaient en marche, lorsqu'elles furent rencontrées
+par le Duc de Trévise qui allait prendre le commandement de son
+gouvernement. Il les interrogea, pénétra le complot et les fit
+rétrograder.
+
+Le comte Lefebvre-Desnouettes, ignorant ce contre-tems, mit en mouvement
+son régiment en garnison à Cambrai. Arrivé à Compiègne, il n'y trouva
+point les troupes sur lesquelles il comptait, et montra de l'hésitation.
+Les officiers de son corps, et particulièrement le major Lyon, le
+questionnèrent et finirent par l'abandonner.
+
+D'un autre côté, les frères Lallemand, dont l'un était général
+d'artillerie, s'étaient portés sur la Fère, avec quelques escadrons,
+dans l'intention de s'emparer du parc d'artillerie. La résistance que
+leur fit éprouver le général d'Aboville les déconcerta; et après avoir
+essayé vainement de débaucher la garnison, ils prirent la fuite et
+furent bientôt arrêtés.
+
+On a cru que cette levée de boucliers avait été concertée avec Napoléon.
+Je sais de bonne part, qu'elle fut uniquement le résultat d'une soirée
+qui eut lieu chez le général ***. Quelques bowls de punch avaient exalté
+les têtes; on se plaignit; on s'indigna de se laisser faire la loi par
+une poignée d'émigrés sans courage; on reconnut combien il serait facile
+de s'en défaire; et de paroles en paroles, On finit par convenir qu'on
+marcherait sur Paris et qu'on forcerait le Roi à changer le ministère et
+à chasser hors de France tous les individus désignés par l'opinion
+publique comme ennemis de la Charte, et perturbateurs du repos et du
+bonheur public.
+
+Voilà quel était leur seul et véritable but.]
+
+[50: M. le Chancelier oubliait sans doute la proscription à mort des
+Français qui suivaient ou assistaient Bonaparte.]
+
+[51: On assure qu'il y eut à cette occasion une conférence à laquelle
+assistèrent MM. Lainé, de Broglie, La Fayette, d'Argenson, Flaugergues,
+Benjamin Constant, etc., dans laquelle il fut décidé qu'on demanderait
+au Roi, au nom du salut public: 1.° De renvoyer MM. de Blacas,
+Montesquiou, Dambray, et Ferrand; 2.° D'appeler à la chambre des Pairs,
+quarante membres nouveaux, choisis exclusivement parmi les hommes de la
+révolution; 3.° De confier à M. de la Fayette le commandement de la
+garde Nationale; 4.° D'envoyer des commissaires patriotes pour stimuler
+le dévouement, le zèle et la fidélité des troupes]
+
+[52: Il avait fait à cheval, et plus souvent à pied, la route de Cannes
+à Grenoble.]
+
+[53: Ce fut une grande inconséquence de mettre le Comte d'Artois en
+présence de Napoléon. Il était facile de prévoir si ce prince succombait
+dans une ville de cent mille âmes contre huit cents hommes, que tout
+serait décidé.]
+
+[54: Le maréchal Macdonald ne fut point aussi heureux. Deux hussards,
+dont l'un était ivre, le poursuivirent, et l'auraient arrêté, si le
+maréchal n'eût été dégagé par son aide-de-camp.]
+
+[55: Les personnes qui ont approché Napoléon savent qu'il recommandait à
+ses secrétaires et aux officiers de sa maison de tenir note de ce qu'il
+avait dit et fait dans ses voyages. On a dû trouver aux Tuileries une
+foule de notes de cette nature, dont la plupart offraient des détails du
+plus haut intérêt. J'ai conservé les miennes, et c'est d'après elles que
+j'ai écrit une grande partie cet ouvrage.]
+
+[56: Les Bourbons.]
+
+[57: Les journaux du tems avaient prétendu que Napoléon, quoiqu'ayant
+dans sa poche la proclamation d'Augereau, pleine de reproches et
+d'invectives, s'était jeté dans ses bras et avait essuyé, sans mot dire,
+les reproches sanglans du maréchal.]
+
+[58: Il était retiré en Suisse.]
+
+[59: L'auteur d'un libelle intitulé: _Les Quinze Semaines_, prétend
+qu'on fit entendre les cris de _vive la mort! vive le crime! à bas la
+vertu! à bas Dieu!_ Une semblable imputation n'a pas besoin d'être
+réfutée; je ne la rapporte ici que pour prouver à quel point l'esprit de
+parti et les passions haineuses ont égaré les écrivains soi-disant
+royalistes. On a prétendu également que le peuple avait pillé et dévasté
+un grand nombre de boutiques et de magasins; le fait est faux: il n'y
+eut d'autre désordre que sur la place de Bellecour, où le peuple brisa
+les vitres et les tables du Café Bourbon, connu pour être le lieu de
+réunion des ultra-royalistes: ce désordre fut apaisé et réprimé
+sur-le-champ.]
+
+[60: Il avait voulu pérorer les Châlonnais qui ne lui laissèrent que le
+tems de se sauver.]
+
+[61: Je n'ose l'affirmer, ayant confondu dans mes notes Châlons,
+Avalons, etc.
+
+[62:
+ ORDRE DU JOUR.
+
+ _Le Maréchal Prince de la Moskova aux troupes de son Gouvernement_.
+
+ OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS, ET SOLDATS!
+
+ La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie légitime que
+ la nation Française a adoptée, va remonter sur le trône: c'est à
+ l'Empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de
+ régner sur notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le
+ parti de s'expatrier encore, ou qu'elle consente à vivre au milieu
+ de nous; que nous importe! La cause sacrée de la liberté et de
+ notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils
+ ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils se sont trompés:
+ cette gloire est le fruit de trop nobles travaux, pour que nous
+ puissions jamais en perdre le souvenir. Soldats! les tems ne sont
+ plus où l'on gouvernait les peuples en étouffant leurs droits. La
+ liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va
+ l'affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la
+ nôtre et celle de tous les Français: que tous les braves que j'ai
+ l'honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité.
+
+ Soldats! je vous ai souvent menés à la victoire, maintenant je vais
+ vous conduire à cette phalange immortelle que l'Empereur Napoléon
+ conduit à Paris, et qui y sera sous peu de jours; et là, notre
+ espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive
+ l'Empereur!
+
+ Lons le Saulnier, le 13 Mars, 1815.
+
+ Le Maréchal d'Empire,
+
+ PRINCE DE LA MOSKOVA.
+]
+
+[63: Il faisait allusion à l'installation du conseil d'état, où le
+chancelier mit effectivement un genou en terre pour demander et recevoir
+les ordres du roi, au banquet de la ville, où le Préfet, sa femme et le
+corps municipal servirent à table le roi et sa suite, composée de
+quarante dames de l'ancienne cour, et de quatre dames seulement de la
+nouvelle noblesse parmi lesquelles se trouvaient les deux épouses des
+maréchaux de service.]
+
+[64: M. Gamot, préfet d'Auxerre, avait épousé la soeur de Madame Ney.]
+
+[65: Il est incontestable, en effet, qu'une insurrection générale,
+provoquée par la conduite oppressive et insensée du gouvernement, allait
+éclater au moment où Napoléon reparut.
+
+On savait que la France, fatiguée, dégoûtée, mécontente du nouvel ordre
+de choses, appelait de tous ses voeux une seconde révolution; et l'on
+s'était réuni et concerté pour préparer la crise, et la faire tourner à
+l'avantage de la patrie.
+
+Quelques mécontens prétendaient qu'il fallait commencer par secouer le
+joug insupportable sous lequel on gémissait, sauf à voir ensuite ce
+qu'on ferait: le plus grand nombre se prononçait formellement pour le
+rappel immédiat de l'Empereur, et voulait qu'on lui députât des
+émissaires ou qu'on envoyât des vaisseaux l'enlever de l'île d'Elbe.
+
+On était unanimement d'accord sur la nécessité d'un changement, et l'on
+cherchait à s'accorder sur le reste, lorsque l'arrivée subite de
+Napoléon mit fin à toute discussion.
+
+L'Empereur, après le 20 Mars, eut connaissance de ces projets de
+soulèvement et sut que certains chefs avaient montré de l'hésitation à
+se servir de lui; «Les meneurs, disait-il, voulaient s'approprier
+l'affaire et travailler pour eux; ils prétendent aujourd'hui m'avoir
+frayé le chemin de Paris, je sais à quoi m'en tenir: c'est la nation, le
+peuple, les soldats, les sous-lieutenans qui ont tout fait. C'est à eux,
+à eux seuls que je dois tout.]
+
+[66: Sobriquet donné aux officiers émigrés.]
+
+[67: Il venait de recevoir le commandement de l'avant-garde.]
+
+[68: Napoléon avait déjà donné des ordres semblables au général
+Cambronne. Voici sa lettre, que je me reproche de n'avoir point citée.
+
+«Général Cambronne, je vous confie ma plus belle campagne; tous les
+Français m'attendent avec impatience; vous ne trouverez partout que des
+amis: ne tirez point un seul coup de fusil, je ne veux pas que ma
+couronne coûte une goutte de sang aux Français.»]
+
+[69: Napoléon était fataliste et superstitieux, et ne s'en cachait
+point. Il croyait aux jours heureux et malheureux. On s'étonnerait de
+cette faiblesse, si l'on ne savait qu'elle fut commune aux plus grands
+hommes de l'antiquité et des siècles modernes.]
+
+[70: C'était la caresse favorite de Napoléon. Plus il vous aimait, plus
+il vous en donnait, et plus fort il frappait.]
+
+[71: Le duc de Vicence, convaincu de l'inutilité des efforts que ferait
+Napoléon pour établir des relations diplomatiques avec les puissances
+étrangères, refusa d'accepter le ministère. L'Empereur l'offrit à M.
+Molé. M. Molé objecta qu'il était entièrement étranger à la diplomatie,
+et pria Napoléon de faire un autre choix. Napoléon et ses autres
+ministres pressèrent tellement alors le duc de Vicence, que celui-ci se
+fit un devoir de céder. Il aurait préféré que l'Empereur lui eût donné
+un commandement dans l'armée, où du moins il aurait pu trouver
+l'occasion de servir utilement la patrie et l'Empereur.
+
+Le ministère de l'intérieur, destiné d'abord à M. Costaz, fut également
+proposé à M. Molé, et finit par être donné à M. Carnot, sur la
+proposition du duc de Bassano.
+
+L'Empereur ne fut point content des refus opiniâtres de M. Molé; il
+aimait son nom, et faisait cas de ses talens. Il avait eu l'intention de
+le nommer gouverneur du prince Impérial, et ce fut à telle pensée que M.
+Molé dut principalement le haut rang auquel il avait été élevé si
+rapidement.
+
+Néanmoins, M. Molé demanda et obtint la direction générale des ponts et
+chaussées, qu'il occupait en 1813, avant d'être employé au ministère de
+la justice.]
+
+[72: Adresse du général Letort au Roi.]
+
+[73: Il refusa constamment le traitement et les frais de bureau
+considérables attachées au grade de Major-Général de la garde. Les
+appointemens de Lieutenant-Général et d'aide-de-camp lui paraissaient
+suffisans pour le payer plus qu'il ne valait.]
+
+[74: Je ne puis m'empêcher de faire remarquer la beauté de ce passage.]
+
+[75: Le Roi partit si subitement, qu'il n'eut pas le tems d'enlever ses
+papiers personnels. On trouva, dans sa table à écrire, son porte-feuille
+de famille; il renfermait un très-grand nombre de lettres de Madame la
+Duchesse d'Angoulême, et quelques-unes des Princes. Napoléon en
+parcourut plusieurs, et me remit le portefeuille, en m'ordonnant de le
+faire conserver religieusement. Napoléon voulait qu'on eût du respect
+pour la Majesté Royale, et pour tout ce qui appartenait à la personne
+des Rois.
+
+Le Roi se servait habituellement d'une petite table qu'il avait
+rapportée d'Hartwell: Napoléon prit plaisir à y travailler pendant
+quelques heures: il la fit retirer ensuite, et prescrivit qu'on en eût
+le plus grand soin.
+
+Le fauteuil mécanique du Roi, ne pouvant convenir à Napoléon, dont le
+corps et la santé étaient pleins de force et de vigueur, fut relégué
+dans l'arrière cabinet. Quelqu'un s'y trouvait assis dans un moment où
+l'Empereur passa sans être attendu. Il lui lança un regard courroucé, et
+le fauteuil fut enlevé.
+
+Un de ses valets de chambre, comptant lui faire sa cour, osa placer sur
+sa cheminée des caricatures injurieuses aux Bourbons; il les jeta
+dédaigneusement au feu, et lui ordonna sévèrement de ne plus se
+permettre à l'avenir de semblables impertinences.]
+
+[76: Napoléon, m'a-t-on assuré, composa dans sa jeunesse l'histoire de
+Paoli et de la guerre de la liberté: puisse-t-il, pour l'instruction des
+siècles à venir, réaliser le dessein d'écrire l'histoire de son règne!
+Ce règne est si fécond en événemens extraordinaires, en catastrophes
+imprévues, il nous offre de si nombreux exemples des vicissitudes
+humaines, que son histoire pourrait suppléer à toutes les autres, et
+devenir à elle seule la leçon des peuples et des rois.]
+
+[77: Ce décret et tous ceux datés précédemment du Palais des Tuileries,
+ne contenaient plus d'autre qualification que celle d'Empereur des
+Français, On supprima les etc. etc. remarqués avec inquiétude dans les
+proclamations et les décrets de Lyon. Ils y avaient été insérés sans
+réflexion, et seulement par tradition. L'Empereur ne voulut point non
+plus qu'on continuât à terminer ses lettres familières par cette
+formule: «Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde, etc.:
+il faut laisser là, dit-il, toutes ces vieilles antiquailles; elles sont
+bonnes pour les Rois par la grâce de Dieu.»]
+
+[78: Jamais en effet, à aucune époque de la révolution, les écrivains ne
+jouirent d'une liberté et d'une impunité aussi complète. La saisie, du
+_Censeur Européen_, dont on fit tant de bruit, fut l'ouvrage de M.
+Fouché. L'Empereur ne connut cette infraction à la loi, que lorsqu'elle
+fut consommée, et sur le champ il ordonna qu'on rendit aux rédacteurs du
+_Censeur_ les exemplaires confisqués, et qu'on leur permit de les
+répandre librement dans la circulation.]
+
+[79: L'audience devait avoir lieu à midi, et à neuf heures Sa Majesté
+n'avait point encore préparé ses réponses; elles furent dictées à la
+hâte, et à peine eûmes-nous le tems de les mettre au net.]
+
+[80: Je n'entends parler ici que des adresses des corps constitués et de
+certains généraux et préfets.]
+
+[81: Ce fut cette mission qui devint la source de la disgrâce dans
+laquelle le Maréchal vécut jusqu'au jour de son rappel à l'armée.
+L'Empereur lui avait fait ordonner de partir sur-le-champ; il répondit
+qu'il ne pourrait partir qu'autant qu'on lui payerait une vingtaine de
+mille francs qui lui étaient dus; l'Empereur, en jurant, ordonna qu'ils
+fussent payés.
+
+Le lendemain, le général Lecourbe, à qui l'Empereur venait de confier un
+commandement important, lui écrivit pour lui demander plusieurs grâces,
+et en outre cent cinquante mille francs à titre de traitement arriéré,
+pour payer ses dettes.
+
+Deux autres généraux moins connus, voulurent également lui faire acheter
+leurs services. Il se révolta contre leurs prétentions. «Est-ce que ces
+gens-là, dit-il, croyent que je jette mon argent par les fenêtres? Je
+n'ai point envie de me laisser rançonner à la Henri IV: s'ils ne veulent
+pas se battre, qu'ils mettent des jupons, et qu'ils aillent se
+promener.»]
+
+[82: Je regrette de n'avoir point recueilli son nom.]
+
+[83: Forteresse où se trouvait casernée la garnison.]
+
+[84: Elle partit dans la soirée pour Pouillac, où, après avoir adressé
+ses adieux aux volontaires à cheval qui l'avaient escortée, elle monta à
+bord d'un navire anglais, et mit à la voile le 2 avril pour
+l'Angleterre.]
+
+[85: Rapport du général Ernouf.]
+
+[86: Il oublia le général Loverdo.]
+
+[87: Les diamans que l'on voulait obtenir en échange du duc d'Angoulême
+représentaient une valeur de quatorze millions. Le duc d'Otrante proposa
+à l'Empereur de donner M. de Vitrolles par dessus le marché, si l'on
+voulait les restituer; l'Empereur y consentit très-volontiers. Le duc
+d'Otrante entama une négociation à cet égard, qui n'eut d'autre résultat
+que de lui procurer l'occasion de correspondre plus à son aise avec
+Gand.]
+
+[88: Il fut reconnu par le duc d'Albuféra, que cette trahison prétendue
+était l'effet de la méprise que j'ai rapportée plus haut, et le décret
+n'eut point de suite.]
+
+[89: C'était un sobriquet donné par Napoléon à ses vieux grenadiers.]
+
+[90: L'Empereur Alexandre fit éclater particulièrement la plus généreuse
+indignation.]
+
+[91: M. de Vincent partit avant que cette lettre ne fût rédigée, et on
+la confia à son secrétaire. L'Empereur d'Autriche se la fit remettre et
+se contenta d'annoncer à l'Impératrice Marie-Louise qu'on avait reçu des
+nouvelles de son époux, et qu'il se portait bien.]
+
+[92: Par une singularité assez plaisante, de tous les hommes à deux fins
+dont se servit l'Empereur, aucun ne lui inspira plus de confiance que M.
+de Mont***. Il l'avait autrefois maltraité, persécuté et exilé; il
+savait qu'il le détestait et qu'il était l'ami le plus intime, le plus
+dévoué de M. de Talleyrand: mais il connaissait aussi la tournure
+d'esprit de M. de Mont***, et il pensa qu'il trouverait un charme infini
+à bien remplir sa mission et à _rouer_ M. de Talleyrand, qui se flattait
+de ne l'avoir jamais été par personne. J'ignore si M. de Mont*** trouva
+piquant ou non d'attraper M. de Talleyrand: ce que je sais, c'est qu'il
+justifia l'attente de Napoléon, et lui rapporta intactes les lettres que
+M. de Men*** lui remit.]
+
+[93: J'ignore si le fait est vrai; mais vrai ou faux, il produisit le
+même effet sur l'esprit des Italiens.]
+
+[94: On ne peut s'empêcher de faire ici un rapprochement. Le comte
+d'Artois, le 15 Mars, veut former une légion d'élite de la garde
+nationale de Paris. Il passe en revue les douze légions, les harangue,
+leur annonce qu'il marchera à la tête des gardes nationaux volontaires:
+150 se présentent!
+
+Napoléon, du fond de son cabinet, appelle la garde nationale à la
+défense de la cause impériale: 150,000 hommes prennent les armes et
+volent au combat!
+
+Que doit-on conclure de cette froideur d'une part et de cet enthousiasme
+de l'autre? Je laisse cette question à résoudre aux hommes qui
+prétendent que la révolution du 20 Mars n'obtint l'assentiment que d'une
+poignée de factieux.]
+
+[95: Les revers de Napoléon avaient été si rapides, que les possesseurs
+des grande places et des grandes fortunes n'avaient point eu le tems de
+réformer leur luxe. Quand les Bourbons furent rappelés, il fallut
+compter avec soi-même; et toutes ces dépenses effrénées cessèrent
+tout-à-coup.
+
+D'un autre côté, la nouvelle cour, dans l'intention de se distinguer de
+la cour impériale, fit succéder au faste utile de Napoléon, la
+simplicité la plus choquante. Les émigrés les plus riches imitèrent ce
+pernicieux exemple; et, comme le remarqua Napoléon, le luxe de la table
+fut à-peu-près le seul auquel ils n'épargnèrent point les encouragemens.
+Il résulta de ce système d'économie, que les produits de nos
+manufactures restèrent sans emploi, et que l'industrie fut subitement
+paralysée.
+
+La paix, que le commerce appelait de tous ses voeux, l'anéantit donc
+presque totalement; et les manufacturiers, les fabricans, les négocians
+(j'en excepte ceux des ports), regrettèrent vivement les tems _heureux_
+où nous avions la guerre.
+
+Il faut convenir, en effet, que notre industrie fut redevable à la
+guerre et à nos conquêtes, de ses progrès et de son prodigieux
+accroissement. La guerre, en nous privant des produits des manufactures
+anglaises, nous avait appris à fabriquer nous-mêmes. La prohibition
+constante de ces marchandises préserva nos manufactures naissantes des
+dangers de la concurrence, et leur permit de se livrer avec sécurité aux
+essais et aux dépenses nécessaires pour atteindre ou surpasser la
+perfection des fabrications étrangères. Sur tous les points de l'empire,
+on vit s'élever des filatures et des manufactures de coton, et cette
+branche de commerce, presqu'inconnue jusqu'alors, employa trois cents
+mille ouvriers et produisit une valeur commerciale de plus de deux cent
+cinquante millions. Les autres produits de notre industrie reçurent
+également des développemens et des améliorations importantes, et la
+France, malgré la conscription, comptait dans ses nombreux ateliers près
+de douze cents mille ouvriers.
+
+Si cet état florissant de notre commerce continental fut l'effet de
+l'agrandissement de notre territoire et de l'essor que la guerre avait
+donné à notre industrie, il fut aussi (il faut le dire) le résultat des
+secours, des encouragemens, des distinctions honorifiques, que Napoléon
+sut répartir à propos à nos fabricans, à nos manufacturiers, et le prix
+des sacrifices énormes qu'il fit pour créer, restaurer et entretenir ces
+routes superbes et ces nombreux canaux qui rendaient, entre la France et
+les contrées soumises à son empire, les communications aussi faciles que
+sûres et agréables.]
+
+[96: Ces paroles, et plusieurs autres que j'ai déjà citées, prouvent que
+Napoléon n'ignorait point le parti qu'il aurait pu tirer du peuple. S'il
+ne s'en servit point, c'est qu'il craignit sans doute que le remède ne
+fût pire que le mal.]
+
+[97: Napoléon, pendant les Cent Jours, eut un moment l'idée de faire
+paraître une note semi-officielle sur l'arrestation et la mort du duc
+d'Enghien.
+
+Voici quelques renseignemens extraits des pièces qui devaient servir de
+base à cette note.
+
+Des rapports de police avaient instruit Napoléon qu'il existait des
+menées royalistes au-delà du Rhin, et qu'elles étaient dirigées et
+entretenues, 1.°, par Messieurs Drack et Spencer Smith, à Stutgard et à
+Munich; 2.°, par le duc d'Enghien et le général Dumourier. Le foyer des
+premières était à Offenbourg, où se trouvaient des émigrés, des agens
+anglais, et la baronne de Reich, si connue par ses intrigues politiques.
+Le foyer des secondes était soi-disant au château d'Ettenheim où
+résidaient le duc d'Enghien, Dumourier, un colonel anglais et plusieurs
+agens des Bourbons.
+
+Les cent vingt-huit mille francs donnés par le ministre Drack au sieur
+Rosey, chef de bataillon, pour exciter un soulèvement; et les rapports
+de M. Sh***, préfet de Strasbourg et beau-frère du duc de Fel..., ne
+laissaient aucun doute sur l'existence des intrigues d'Offenbourg et
+d'Ettenheim, auxquels M. Sh*** attribuait spécialement l'agitation et
+les symptômes de mécontentement qui régnaient à Weissembourg et sur
+plusieurs points de l'Alsace.
+
+D'un autre côté, la conspiration du 3 nivôse venait d'éclater. Les
+révélations faites par le domestique de Georges et par d'autres
+individus, portaient à croire que le duc d'Enghien avait été envoyé par
+l'Angleterre sur les bords du Rhin pour se mettre à la tête de
+l'insurrection, aussitôt qu'on se serait défait de Napoléon.
+
+La nécessité de mettre un terme à ces complots et d'en effrayer les
+instigateurs par un grand acte de représailles, cadrait d'une manière
+incroyable avec les considérations politiques qui portaient Napoléon à
+tenter un coup d'éclat, pour donner à la révolution et aux
+révolutionnaires les garanties que les circonstances exigeaient.
+
+Napoléon, nommé consul à vie (j'emprunte ici le langage du manuscrit de
+Sainte Hélène) sentait la faiblesse de sa position, le ridicule de son
+consulat. Il fallait établir quelque chose de solide pour servir d'appui
+à la révolution. Les républicains s'effrayaient de la hauteur où le
+plaçaient les circonstances; ils se défiaient de l'usage qu'il allait
+faire de son pouvoir; ils redoutaient qu'il ne renouvelât une vieille
+royauté à l'aide de son armée. Les royalistes fomentaient ce bruit, et
+se plaisaient à le représenter comme un singe des anciens monarques:
+d'autres royalistes, plus adroits, répandaient sourdement qu'il s'était
+enthousiasmé du rôle de Monck, et qu'il ne prenait la peine de restaurer
+le pouvoir que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu'il serait en
+état de leur être offert.
+
+Les têtes médiocres qui ne mesuraient pas sa force, ajoutaient foi à ces
+bruits; ils accréditaient le parti royaliste, et le décriaient dans le
+peuple et dans l'armée; car ils commençaient à douter de lui et de son
+attachement à leur cause. Il ne pouvait pas laisser courir une telle
+opinion, parce qu'elle tendait à tout désunir. Il fallait, à tout prix,
+détromper la France, les royalistes, et l'Europe, afin qu'ils sussent à
+quoi s'en tenir avec lui. Une persécution de détail contre des propos,
+ne produit jamais qu'un mauvais effet, parce qu'elle n'attaque pas le
+mal dans sa racine.
+
+La mort du duc d'Enghien décidait donc la question qui agitait la
+France; elle décidait de Napoléon sans retour; elle pouvait enfin
+intimider et punir les auteurs des trames ourdies sans cesse contre sa
+vie et contre l'état: il l'ordonna.
+
+Il fit appeler le maréchal Berthier, et ce ministre prescrivit au
+général Ord***, par un ordre que l'Empereur dicta et que j'ai _vu_, de
+se rendre en poste à Strasbourg; de faire mettre à sa disposition par le
+général Lev*** quinze pontonniers, trois cents dragons de la garnison de
+Schelstadt et trente gendarmes; de passer le Rhin à Rheinaw, de se
+porter sur Ettenheim, de cerner la ville, _d'enlever le duc d'Enghien,
+Dumourier, un colonel anglais, et tous les individus qui seraient à leur
+suite_.
+
+Le duc d'Enghien, le général Thumery, le colonel de Grunstein, le
+lieutenant Schmidt, l'abbé Weinburn, et cinq autres personnes
+subalternes, furent arrêtées par un chef d'escadron de gendarmerie nommé
+Ch***, chargé de cette partie de l'expédition.
+
+On acquit alors, et seulement alors, la certitude que Dumourier n'était
+point à Ettenheim. On avait pris pour lui le général Thumery. Cette
+erreur causée par la similitude de leurs grades et par l'espèce de
+conformité de leur noms, qui, avec l'accent allemand, se prononcent à
+peu-près de la même manière, avait accru, dans la pensée de Napoléon,
+l'importance et la criminalité des prétendues menées d'Ettenheim, et
+exerça sur sa détermination la plus funeste influence.
+
+Le duc d'Enghien fut amené de Strasbourg à Paris, et traduit devant une
+commission militaire.
+
+L'Impératrice Joséphine, la princesse Hortense, se jetèrent en larmes
+aux pieds de Napoléon, et le conjurèrent de respecter la vie du duc
+d'Enghien. Le prince Cambacérès et le prince de Neufchâtel lui
+remontrèrent vivement l'affreuse inutilité du coup qu'il allait frapper.
+Il paraissait hésiter, lorsqu'on vint lui annoncer que le prince avait
+cessé de vivre.
+
+Napoléon ne s'était point attendu à une catastrophe aussi prompte. Il
+avait même donné l'ordre à M. Real de se rendre à Vincennes pour
+interroger le duc d'Enghien; mais son procès et son exécution avaient
+été pressés par Murat, qui, poussé par quelques régicides, à la tête
+desquels se trouvait M. Fou***, crut servir Napoléon, sa famille et la
+France, en assurant la mort d'un Bourbon.
+
+Le prince de T***, à qui l'Empereur a souvent reproché publiquement de
+lui avoir conseillé l'arrestation et la mort du duc d'Enghien, fut
+chargé d'apaiser la cour de Bade et de justifier la violation de son
+territoire aux yeux de l'Europe. M. de Caulincourt se trouvant à
+Strasbourg, l'Empereur le crut plus propre que tout autre à suivre une
+négociation, si la tournure de l'affaire venait à l'exiger; et il fut
+chargé d'envoyer au ministre de Bade la dépêche du prince de T***; mais
+on n'eut point besoin de recourir à la voie des négociations. La cour,
+loin de se plaindre qu'on eût violé son territoire, témoigna être fort
+aise que la marche suivie lui eût ôté la honte d'un consentement ou
+l'embarras d'un refus.
+
+Tel est le récit exact et véridique des circonstances qui ont précédé,
+suivi et accompagné l'enlèvement et la mort du dernier des Condé.
+
+On a long-tems imputé, et les personnes non instruites de la vérité
+imputent encore à M. de Caulincourt l'arrestation du duc d'Enghien: les
+unes prétendent qu'il l'arrêta de ses propres mains; les autres qu'il
+donna l'ordre de se saisir de sa personne: ces deux imputations sont
+également fausses. Il n'a point arrêté le duc d'Enghien, car son
+arrestation fut exécutée et consommée par le chef d'escadron Ch***. Il
+n'a point donné directement ou indirectement l'ordre d'arrêter ce
+prince, car la mission spéciale de le faire enlever avait été confiée au
+général Ord***; et ce général n'avait aucun ordre à recevoir de M. de
+Caulincourt son égal, et peut-être même son inférieur. Ce qui avait fait
+croire, dans un tems où il n'était point possible d'expliquer les faits,
+que M. de Caulincourt avait été chargé d'arrêter ou faire arrêter le duc
+d'Enghien, c'est que M. de Caulincourt reçut au même moment que le
+général Ord***, l'ordre de se rendre à Strasbourg, pour faire enlever
+les émigrés et les agens anglais qui avaient établi le siége de leurs
+intrigues à Offenbourg, Mais cette mission, pour laquelle il dut être
+dans le cas de se concerter avec le général Ord***, et peut-être même de
+l'appuyer en cas de besoin, car une action simultanée était nécessaire
+pour qu'une expédition ne fit point échouer l'autre, cette mission,
+dis-je, quoiqu'analogue, n'avait aucun rapport réel avec celle du
+général Ord***. Leur but était différent: l'une avait pour objet
+l'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim; l'autre, l'arrestation à huit
+ou dix lieues de là des conspirateurs d'Offenbourg. Peut-être
+objectera-t-on que M. de Caulincourt n'ignorait point que le général
+Ord*** était chargé d'arrêter le duc d'Enghien; cela serait vrai, que je
+ne vois point la conséquence qu'on pourrait en tirer. Mais ce que j'ai
+_vu_ au cabinet, et ce que j'atteste, c'est que l'ordre donné à M. de
+Caulincourt ne parlait aucunement d'Ettenheim, et que le nom du duc
+d'Enghien ne s'y trouvait même point prononcé. Il était uniquement
+relatif d'abord à la construction d'une flotille qu'on préparait sur le
+Rhin, et secondairement à l'expédition d'Offenbourg, expédition qui se
+termina (on ne l'a sans doute point oublié) par la fuite si risible du
+ministre Drack et de ses agens.
+
+J'ai cru de mon devoir, comme Français et comme historien, d'entrer dans
+ces détails, et de détruire à jamais une erreur dont la malveillance et
+l'esprit de parti se sont emparés pour chercher à ternir la vie
+politique d'un des hommes qui fait le plus d'honneur au gouvernement
+impérial et à la France.
+
+M. de Caulincourt, eût-il commis la fatale arrestation qu'on lui impute,
+n'en serait pas moins exempt de tout reproche: il aurait fait son
+devoir, comme le général Ord*** fit le sien. Un militaire n'est point le
+juge des ordres qu'il exécute. Le grand Condé, tout couvert des lauriers
+de Rocroy, de Fribourg, de Nordlingue et de Lenz, fut arrêté, au mépris
+de la foi promise, dans les appartemens du Roi; et ni les contemporains,
+ni la postérité n'ont fait un crime de cette arrestation au maréchal
+d'Albret.]
+
+[98: On m'a assuré que, trois fois, il fit offrir à Georges sa grâce,
+s'il promettait de ne plus conspirer, et que ce n'est qu'au troisième
+refus qu'il ordonna d'exécuter le jugement.]
+
+[99: Le maréchal Augereau, duc de Castiglione, se trouvait également
+porté sur cette liste. Il en fut rayé à la prière de la duchesse, et en
+considération de la proclamation qu'il publia le 23 mars.]
+
+[100: Ces entretiens avec les personnes dont Napoléon estimait l'opinion
+et le mérite étaient toujours aimables, instructifs, intéressans,
+toujours empreints de pensées fortes, d'expressions hardies, ingénieuses
+ou sublimes. Avec les personnes qui lui étaient indifférentes ou dont il
+pénétrait la nullité, ses phrases à peine commencées n'étaient jamais
+finies; ses idées ne roulaient que sur des choses insignifiantes, des
+lieux communs, qu'il assaisonnait volontiers pour se désennuyer, de
+sarcasmes amers, ou de plaisanteries plus bizarres que spirituelles.
+
+Ceci explique la contradiction des divers jugemens portés sur l'esprit
+de Napoléon par les étrangers admis à sa cour.]
+
+[101: Procureur-général du Roi, chargé dans certains cas, de la
+poursuite des délits et des crimes politiques.]
+
+
+
+
+
+
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+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CENT JOURS (1/2) ***
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
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+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
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+
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