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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Cent Jours (1/2) + Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du + retour et du règne de Napoléon en 1815. + +Author: Fleury de Chaboulon + +Release Date: May 26, 2008 [EBook #25616] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CENT JOURS (1/2) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +LES CENT JOURS. + +MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU +RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815. + +_Par M. le Baron FLEURY de CHABOULON_, + +Officier de la Légion-d'Honneur, Chevalier de l'Ordre de la Réunion, +Ex-Secrétaire de l'Empereur Napoléon et de son Cabinet, Maître des +Requêtes en son Conseil d'État, etc. + + _Ingrata patria, ne ossa quidem habes_ + + SCIPION. + + + +TOME I. + + +_À LONDRES_, + +DE L'IMPRIMERIE DE C. ROWORTH + +1820. + + + + +AU LECTEUR. + + +La révolution du 20 mars formera, sans doute, l'épisode le plus +remarquable de la vie de Napoléon, déjà si féconde en événemens +surnaturels. Mon intention n'a point été d'en écrire l'histoire: cette +noble tâche est au-dessus de mes forces; j'ai voulu seulement mettre +Napoléon en scène, et opposer ses paroles, ses actions et la vérité, aux +assertions erronées de quelques historiens, aux mensonges de l'esprit de +parti et aux outrages de ces écrivains de circonstance habitués à +insulter, dans le malheur, ceux qu'ils ont honorés dans la prospérité. + +Jusqu'alors, on n'avait pu s'accorder sur les motifs et les +circonstances qui avaient déterminé l'Empereur à quitter l'île d'Elbe. +Quelques personnes supposaient qu'il avait agi de son propre mouvement; +d'autres, qu'il avait conspiré avec ses partisans la perte des Bourbons. +Ces deux suppositions étaient également fausses. On apprendra avec +surprise, avec admiration peut-être, que cette étonnante révolution fut +l'ouvrage inoui de deux hommes et de quelques mots. + +La relation du colonel Z***, déjà si précieuse par les révélations +qu'elle renferme, nous paraît devoir fixer sous d'autres rapports +l'attention du lecteur. En l'étudiant soigneusement, on y découvre le +type des défauts, des qualités, des passions, qui, confondus ensemble, +forment le caractère, si plein de contrastes, de l'incompréhensible +Napoléon. On l'aperçoit tour-à-tour défiant et expansif, ardent et +réservé, entreprenant et irrésolu, vindicatif et généreux, libéral et +monarchique. Mais on voit dominer par-dessus tout, cette activité, cette +force, cette chaleur d'âme, ces inspirations brillantes et ces +déterminations soudaines qui n'appartiennent qu'aux hommes +extraordinaires, qu'aux hommes de génie. + +Les conférences que j'eus à Bâle avec l'agent mystérieux du prince de +Metternich, étaient restées ensevelies jusqu'à ce jour dans un profond +secret. Les historiens qui m'ont précédé, ont raconté, sans autre +explication, que le duc d'Otrante avait mis sous les yeux de l'Empereur, +au moment de l'abdication, une lettre de M. de Metternich; et que cette +lettre, artificieusement conçue, avait déterminé Napoléon à abdiquer, +dans l'espoir que la couronne passerait à son fils. Les détails donnés +dans ces Mémoires, changeront entièrement les idées qu'on s'était +formées de cette lettre et de son influence. Ils confirmeront aussi +l'opinion assez généralement répandue, que les souverains Alliés +attachaient peu d'importance au rétablissement des Bourbons, et qu'ils +auraient volontiers consenti à placer sur le trône le jeune prince +Napoléon. + +On avait pensé que le fameux décret qui traduisait devant les tribunaux +le prince de Talleyrand et ses illustres complices, avait été rendu à +Lyon, dans un premier accès de vengeance. On verra qu'il fut le résultat +d'une simple combinaison politique; et la noble résistance que le +général Bertrand (aujourd'hui condamné à mort) crut devoir opposer à +cette mesure, ajoutera (s'il est possible) à la haute estime que mérite, +à tant de titres, ce fidèle ami du malheur. + +Les écrits publiés avant cet ouvrage, ne contenaient, non plus, sur +l'abdication de Napoléon, que des rapports inexacts ou fabuleux. +Certains historiens s'étaient plu à représenter Napoléon dans un état +d'accablement pitoyable; d'autres l'avaient dépeint comme le jouet des +menaces de M. Regnault (de St.-Jean d'Angely) et des artifices du duc +d'Otrante. Ces Mémoires apprendront que Napoléon, loin d'être tombé dans +un état de faiblesse qui ne lui permettait plus de soutenir son sceptre, +aspirait au contraire à se faire investir d'une dictature temporaire, et +que, s'il consentit à abdiquer, ce fut parce que l'attitude énergique +des représentans le déconcerta, et qu'il céda à la crainte d'ajouter, +aux malheurs de l'invasion étrangère, les calamités de la guerre civile. + +On ignorait complétement encore que Napoléon, après son abdication, eût +été retenu prisonnier à la Malmaison. On présumait qu'il avait différé +son départ, dans l'espoir d'être replacé à la tête de l'armée et du +gouvernement. Ces Mémoires feront connaître que cet espoir (s'il régna +intérieurement dans le coeur de Napoléon) ne fut pas le motif réel de son +séjour en France, et qu'il y fut retenu par la commission du +gouvernement, jusqu'au moment où, l'honneur l'emportant sur toute +considération politique, elle força Napoléon de s'éloigner, pour le +préserver de tomber entre les mains de Blucher. + +Les négociations et les entretiens des plénipotentiaires Français avec +les généraux ennemis, les procédés du prince d'Eckmühl, les intrigues du +duc d'Otrante, les efforts des membres de la commission restés fidèles à +leur mandat, les débats sur la capitulation de Paris, et tous les faits +accessoires qui se rattachent à ces diverses circonstances, avaient été +totalement dénaturés. Ces Mémoires rétablissent la vérité ou la +dévoilent. Ils mettent au jour la conduite tenue par les membres de la +commission, qu'on supposait dupes ou complices de M. Fouché, par les +maréchaux, par l'armée, par les Chambres. Ils renferment en outre la +correspondance des plénipotentiaires et leurs instructions: documens +inédits qui feront connaître quels étaient alors la politique et les +voeux du gouvernement de la France. + +J'observerai enfin, pour compléter le compte que je crois devoir rendre +au lecteur, de la substance de cet ouvrage, qu'il offre, sur la campagne +de 1815, des éclaircissemens dont le besoin s'était fait sentir +impérieusement. On ne savait point les causes qui déterminèrent Napoléon +à se séparer à Laon de son armée; je les indique. Le général Gourgaud, +dans sa relation, n'avait pu donner l'explication de la marche du corps +du comte d'Erlon à la bataille de Ligny, de la conduite du maréchal Ney +le 16, de l'inaction de Napoléon le 17, etc. J'éclaircis (je crois) tous +ces points. Je montre aussi que ce ne fut point, comme l'avancent encore +et le général Gourgaud et d'autres écrivains, pour relever le courage et +le moral de l'armée Française que son chef lui fit annoncer l'arrivée du +maréchal Grouchy. Napoléon (et ce fait est certain) fut abusé lui-même +par une vive fusillade engagée entre les Prussiens et les Saxons; et +c'est à tort qu'on lui impute d'avoir trompé sciemment ses soldats, dans +un moment où les lois de la guerre et de l'humanité lui prescrivaient de +songer plutôt à la retraite qu'à prolonger la bataille. + +J'avais d'abord refusé l'entrée de ces Mémoires aux pièces officielles +déjà connues. J'ai cru devoir les y admettre: cet ouvrage, qui embrasse +tous les événemens du règne des Cent Jours, serait incomplet, s'il +fallait que le lecteur recourût aux écrits du tems pour relire ou +consulter l'Acte du Congrès de Vienne qui plaça l'Empereur Napoléon hors +de la loi des nations, l'Acte Additionnel qui lui fit perdre sa +popularité, et les discours éloquens et les déclarations vigoureuses par +lesquels Napoléon, ses ministres, et ses conseillers cherchèrent à +expliquer, à justifier le 20 Mars. J'ai pensé, d'ailleurs, qu'il ne +serait peut-être point sans intérêt de rendre le lecteur témoin des +combats livrés, à cette grande époque, par la légitimité des nations à +la légitimité des souverains. + +Les couleurs sous lesquelles je représente Napoléon, la justice que je +rends à la pureté de ses intentions, ne plairont pas à tout le monde. +Beaucoup de personnes qui auraient cru aveuglément le mal que j'aurais +pu dire de l'ancien souverain de la France, n'ajouteront peut-être que +peu de foi à mes éloges; elles auraient tort: si les louanges prodiguées +à la puissance sont suspectes celles données au malheur doivent être +vraies: ce serait un sacrilége d'en douter. + +Je ne me dissimule pas davantage que les hommes qui, par respect pour +les principes, persistent à ne voir, dans la révolution du 20 Mars, +qu'une odieuse conspiration, m'accuseront d'avoir embelli les faits et +défiguré à dessein la vérité; peu m'importe: j'ai peint cette +révolution, telle que je l'ai sentie, telle que je l'ai vue. Que +d'autres se complaisent à flétrir l'honneur national, à représenter leur +patrie comme un composé de poltrons ou de rebelles: moi je crois qu'il +est du devoir d'un bon Français de prouver à l'Europe, que le Roi ne fut +point coupable d'abandonner la France; que l'insurrection du 20 Mars ne +fut pas l'ouvrage de quelques factieux qu'on aurait pu réprimer, mais un +grand acte national contre lequel seraient venus se briser les efforts +des volontés particulières; que les royalistes ne furent point des +lâches, et les autres Français des traîtres; enfin, que le retour de +l'île d'Elbe fut la terrible conséquence des fautes des ministres et des +_ultrà_ qui appelèrent sur la France l'homme du destin, comme le fer +provocateur appelle la foudre. + +Ce sentiment me portait naturellement à terminer ces Mémoires par +l'examen philosophique des Cent Jours et la réfutation des reproches +journellement adressés aux hommes du 20 Mars. Des considérations faciles +à pénétrer m'ont retenu. J'ai dû me borner à mettre les pièces du procès +sous les yeux du grand jury public et à lui laisser le soin de +prononcer. Je sais que la question a été décidée dans les champs de +Waterloo, mais une victoire n'est pas un jugement. + +Quelle que soit l'opinion que le lecteur impartial portera de cet +ouvrage, je puis protester d'avance que je ne me suis laissé influencer +par aucune considération particulière, par aucun sentiment de haine, +d'affection ou de reconnaissance. Je n'ai écouté d'autre impulsion que +celle de ma conscience, et je puis dire, avec Montaigne: _Ceci est un +livre de bonne foi_. + +Trop jeune pour avoir pu participer aux erreurs ou aux crimes de la +révolution, j'ai commencé et terminé, sans reproche et sans tache, ma +carrière politique. Les places, les titres, les décorations que +l'Empereur daigna m'accorder, furent le prix de plusieurs actes d'un +grand dévouement et de douze années d'épreuves et de sacrifices. Jamais +je ne reçus de lui ni grâces ni largesses: j'entrai, riche à son +service, j'en suis sorti pauvre. + +Lorsque Lyon lui ouvrit ses portes, j'étais libre; j'embrassai +spontanément sa cause: elle me parut, comme à l'immensité des Français, +celle de la liberté, de l'honneur et de la patrie. Les lois de Solon +déclaraient infâmes ceux qui ne prenaient point de part dans les +troubles civils. Je suivis leurs maximes. Si les malheurs du 20 Mars +doivent retomber sur les coupables, ces coupables, aux yeux de la +postérité, ne seront pas (je le répète) les Français qui abandonnèrent +l'étendard royal, pour retourner sous les anciens drapeaux de la patrie; +mais ces hommes imprudens et insensés qui, par leurs menaces, leurs +injustices et leurs outrages, nous forcèrent d'opter entre +l'insurrection et la servitude, entre l'honneur et l'infamie. + +Pendant la durée des Cent Jours, je n'ai fait de mal à personne, souvent +j'ai trouvé l'occasion de faire du bien; je l'ai saisie avec joie. + +Depuis le retour du gouvernement royal, j'ai vécu tranquille et +solitaire; et, soit par oubli, soit par justice, j'ai échappé, en 1815, +aux persécutions qu'ont essuyées les partisans et les serviteurs de +Napoléon. + +Cette explication ou cette apologie m'a paru nécessaire: il est bon que +le lecteur sache à qui il a affaire. + +J'aurais désiré m'abstenir de parler, dans la première partie de cet +ouvrage, du gouvernement royal: cela ne m'a point été possible. Il m'a +fallu rappeler fastidieusement une à une les erreurs et les fautes des +ministres du Roi, pour rendre évidente cette vérité, _qu'ils sont les +seuls auteurs du 20 Mars_. En disant ici et ailleurs _le gouvernement_, +je n'entends point nommer le Roi, mais ses ministres. Dans une monarchie +constitutionnelle où les ministres sont responsables, on ne peut ni ne +doit les confondre avec le Roi. «C'est du Roi, a dit M. le +Garde-des-Sceaux en proposant aux députés de la nation le projet de loi +sur la responsabilité ministérielle, c'est du Roi qu'émane tout acte +d'équité, de protection, de clémence, tout usage régulier du pouvoir: +c'est aux ministres seuls que doit être imputé l'abus, l'injustice et la +malversation.» + + + + +MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU +RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815. + + +Napoléon, depuis son avènement au Consulat et à l'Empire, avait joui +constamment, et sans nuage, de la confiance, de l'amour et de +l'admiration des Français. La guerre d'Espagne fut décidée; et la +multitude, qui juge et ne peut juger les actions des souverains que +d'après des apparences souvent trompeuses, ne vit dans cette guerre +qu'une injuste agression, et dans les procédés de Napoléon qu'un odieux +attentat. Des murmures se firent entendre; et pour la première fois, +Napoléon, en butte aux reproches de la nation, fut accusé de sacrifier à +une vaine et coupable ambition le sang et les trésors de la France. + +La guerre contre la Russie vint détourner l'attention et le +mécontentement public. + +Cette guerre, couronnée d'abord par de brillans succès, se termina +(l'humanité en frémit encore) par une catastrophe sans exemple dans les +fastes du monde. + +L'Empereur, échappé presque seul à ce désastre, revint dans sa capitale. +Sa contenance fut celle d'un grand homme au-dessus de l'adversité; mais +cette contenance ne fut considérée que comme l'effet d'une barbare +insensibilité. Elle aigrit les coeurs au lieu de les rassurer. De toutes +parts éclatèrent de nouveaux murmures, de nouveaux cris d'indignation. +Cependant, tel était encore l'orgueil dont les triomphes de Napoléon +avaient enivré la France, que la France, honteuse de ses revers, implora +de nouvelles victoires: des armées se formèrent par enchantement, et +Napoléon reparut en Allemagne aussi formidable que jamais. + +Après avoir vaincu à Lutzen, à Bautzen, à Dresde, la bataille de +Leipsik[1] fut donnée: pour la première fois s'offrit aux regards des +Français le spectacle déchirant de la retraite précipitée d'une armée +nationale en désordre; de tous côtés apparurent à la fois les débris +épars de nos soldats, dernier effort, dernier espoir de la patrie. Mais +ce n'était plus ces soldats pleins de force et de dévouement, c'était +des hommes flétris par les fatigues, la misère et le découragement. +Bientôt on vit arriver à leur suite, et errant au hasard, ces nombreux +transports de fiévreux et de blessés, où les mourants, entassés +pêle-mêle avec les cadavres, puisaient et propageaient ces germes +infects qui répandirent partout la contagion et la mort. L'abattement, +le désespoir, s'emparèrent des âmes les plus fortes; les pleurs arrachés +par la perte récente de tant de braves, renouvelèrent les larmes des +mères, des épouses de tous les autres braves moissonnés avant eux en +Espagne, en Russie: on n'entendit plus que des imprécations contre +l'auteur de tant de maux, contre Napoléon. + +Tant que Napoléon avait été victorieux, les Français avaient applaudi à +ses ambitieuses entreprises; ils avaient vanté la profondeur de sa +politique, exalté son génie, admiré son audace. Quand il devint +malheureux, son génie ne fut plus que de l'ambition, sa politique de la +mauvaise foi, son audace de l'imprévoyance et de la folie. + +Napoléon, que l'injustice et l'infortune n'abattaient point, réunit les +faibles restes de ses armées, et annonça hautement qu'il irait vaincre +ou se faire tuer à leur tête. Cette résolution ne produisit qu'une +impression passagère. Les Français qui naguères attachaient à la vie de +Napoléon le bonheur et le salut de la France, envisagèrent de sang-froid +la mort qu'il allait affronter, comme le seul moyen (la paix paraissant +impossible) de mettre un terme aux calamités de la guerre. + +Napoléon partit: il fit des prodiges, mais en vain: l'énergie nationale +était éteinte; de degré en degré, l'on était arrivé à cette extrémité si +fatale aux princes, où l'âme découragée reste insensible à leurs +dangers, et les abandonne au destin. + +Tel était l'état de la France au moment où Napoléon, réduit par +l'inertie publique à ne pouvoir plus faire ni la guerre ni la paix, +consentit à déposer la couronne[2]. + +Son abdication mit fin aux hostilités. + +Paris, à peine revenu de la première frayeur que lui avaient inspirée +les bandes indisciplinées de la Russie, fit éclater la satisfaction la +plus vive en se voyant préservé des malheurs dont le menaçait derechef +la présence des Alliés et l'approche de l'armée Impériale. + +Les départemens voisins, que l'ennemi se disposait à envahir, se +félicitèrent de n'avoir plus à redouter le pillage et la dévastation. + +Les départemens conquis entrevirent avec ivresse le terme de leurs +souffrances. + +Ainsi la France presque entière détourna les yeux des malheurs de son +ancien souverain, pour s'abandonner à la joie d'être délivrée des fléaux +de la guerre et à l'espérance de jouir enfin des bienfaits de la paix. + +Ce fut au milieu de cette effusion d'égoïsme, que les sénateurs +appelèrent au trône le frère de Louis XVI; et ce choix, quoique +contraire à l'attente publique et aux voeux manifestés en faveur de +l'Impératrice et de son fils, souffrit peu d'opposition, parce que le +rappel de Louis paraissait être le gage de la paix, et que la paix +était, avant tout, le premier voeu de la nation. + +D'un autre côté, les Bourbons, sagement conseillés, s'étaient empressés +de combattre, par des proclamations, les répugnances et les craintes +qu'inspiraient leur retour: _Nous garantissons_, disaient-ils, _à +l'armée ses grades, ses récompenses, ses honneurs; aux magistrats, aux +fonctionnaires, la conservation de leurs emplois et de leurs +distinctions, aux citoyens l'oubli du passé, le respect de leurs droits, +de leurs propriétés, de leurs institutions_. + +Les Français, si faciles à abuser, regardaient ces garanties comme +inviolables, et se complaisaient à répéter ce mot si heureux du Comte +d'Artois[3]: _Il n'y aura rien de changé en France; il n'y aura que +quelques Français de plus_. + +Cette sécurité naissante était soigneusement entretenue par les hommes +qui avaient renversé la dynastie impériale. Chaque jour, de nouveaux +écrits, répandus avec profusion, dépeignaient le chef de leur choix sous +les couleurs les plus propres à lui concilier les suffrages: «C'est lui, +répétait-on sans cesse, qui ouvre et lit toutes ses dépêches, qui seul y +fait les réponses. C'est lui, lorsqu'il est dans le cas de recevoir des +envoyés des puissances étrangères, qui les entretient, qui entend le +rapport de leur mission, et qui leur donne ses réponses de vive voix, ou +par écrit. C'est lui seul enfin qui traite, exclusivement, toutes les +affaires de son administration et de sa politique. + +«Si l'excellence et la bonté du coeur font pressentir aux Français qu'ils +vont retrouver dans leur Roi un bon et tendre père, tant de lumières, +une telle force de caractère, et cette aptitude à expédier les affaires, +doivent les rassurer pour l'avenir[4].» + +Les Français se félicitèrent donc de voir à leur tête un prince éclairé, +un prince juste et bon, qui ne confierait qu'à ses propres mains les +rênes de l'état; et leur imagination, prompte à s'enflammer, les faisait +jouir d'avance des bienfaits que sa bonté, sa sagesse et ses lumières +allaient ménager et répandre sur eux. Quelques regrets, quelques doutes +venaient-ils interrompre ce concert d'espoir et de confiance? ils +étaient aussitôt combattus, repoussés au nom de la patrie, au nom de +Napoléon lui-même. N'avait-il point dit à ses braves: _Soyez fidèles au +nouveau souverain de la France; ne déchirez point cette chère patrie si +longtems malheureuse_. + +Tout se réunissait donc, et même l'attrait de la nouveauté, pour rendre +propice au Roi les esprits et les coeurs. Il parut: de nombreuses +démonstrations d'allégresse et d'amour l'accueillirent et +l'accompagnèrent jusques dans le palais de ses ancêtres. + +Jamais changement de dynastie ne s'était opéré, à la suite d'une +contre-révolution, sous d'aussi favorables auspices. + +Les Français fatigués de leurs dissensions, de leurs revers, et même de +leurs victoires, éprouvaient le besoin d'être tranquilles et heureux. +Ces paroles mémorables du frère de leur Roi: _Oublions le passé, ne +portons nos regards que sur l'avenir; que les coeurs se réunissent pour +travailler à réparer les maux de la patrie_; ces paroles sacrées avaient +retenti dans toutes les âmes, et étaient insensiblement devenues la +règle de tous les sentimens et de tous les devoirs. + +Cet accord subsista tant qu'il ne fut point question de mettre le +gouvernement en action; mais quand l'heure fut venue de toucher à +l'armée, à l'administration, à la magistrature, l'orgueil, l'ambition, +l'esprit de parti se réveillèrent, et l'amour de soi-même l'emporta sur +l'amour de la patrie. + +Les émigrés qui, depuis vingt-cinq ans, avaient traîné chez l'étranger +leur vie importune dans une honteuse et lâche oisiveté, ne pouvaient se +dissimuler qu'ils n'avaient ni les talens ni l'expérience des hommes de +la révolution; mais ils se figurèrent que la noblesse devait, comme +autrefois, suppléer au mérite, et que leurs parchemins étaient des +titres suffisans pour les autoriser à prétendre, de nouveau, à la +possession exclusive de toutes les places. + +Les hommes de la révolution, les nationaux, se reposaient avec +complaisance sur la légitimité de leurs droits, sur les promesses +royales. Les anciens privilégiés, loin de leur donner de l'ombrage, +n'étaient pour eux qu'un sujet d'innocentes plaisanteries: ils +s'amusaient de la tournure grotesque des uns, de la fatuité surannée des +autres. Comment supposer que de prétendus militaires, dont l'épée, +encore vierge, s'était rouillée paisiblement dans le fourreau, +disputeraient à nos généraux le commandement des armées, et que des +nobles, vieillis dans l'ignorance, aspireraient à l'administration de +l'état? + +Mais à défaut de mérite et de valeur, ils avaient un immense avantage, +celui d'occuper les avenues du trône. L'on ne tarda point à s'apercevoir +à leur arrogance, qu'ils en avaient habilement profité; et l'on prévit, +non sans amertume, que les vieux préjugés, les préventions haineuses, +les anciennes affections, triompheraient tôt ou tard des principes de +justice et d'impartialité si solennellement proclamés. + +Les émigrés, en effet, déjà fiers de l'avenir, ne traitaient plus leurs +rivaux qu'avec hauteur et mépris; la vue des cicatrices de nos braves ne +leur permettait point d'oser les insulter en face, mais ils ne +laissaient échapper aucune occasion détournée de ravaler leur naissance, +leurs services, leur gloire, et de leur faire sentir la distance qui +existerait désormais entre d'anciens gentilshommes restés purs, et des +révolutionnaires parvenus[5]. + +Les nationaux, inquiets, jaloux, mécontens, invoquèrent avec confiance +les promesses du Roi; ils ne furent point écoutés: le gouvernement les +repoussa durement, et ils purent dire de Louis XVIII, comme le Doge +Génois de Louis XIV: Le roi nous avait ôté nos coeurs, ses ministres nous +les rendent[6]. + +Le gouvernement avait paru jusqu'alors conserver l'intention de tenir +une balance exacte entre les deux partis, et d'observer fidèlement les +engagemens contractés par le nouveau monarque envers la nation. Mais, +dominé par une haute influence, à laquelle il ne lui était point permis +de résister; circonvenu par les intrigues, les menaces, les prédictions +sinistres des émigrés; persuadé peut-être que le nouvel ordre de choses +était incompatible avec la sûreté du trône des Bourbons, il avait +entièrement changé de maximes; et regardant l'égalité des droits comme +une conquête révolutionnaire, les libertés nationales comme une +usurpation, la constitution nouvelle comme un attentat à l'indépendance +du souverain, il avait résolu d'éconduire des emplois et des +commandemens _les gens dangereux_[7], de replacer le pouvoir dans les +mains sûres et fidèles de l'ancienne noblesse; d'anéantir graduellement +la Charte royale, et de ramener la France, de gré ou de force, sous +l'empire absolu de l'ancienne monarchie. + +Bonaparte, dont il invoquait souvent l'autorité, Bonaparte, disait-il, +avait reconnu le danger de donner aux Français un gouvernement +représentatif et la nécessité de les gouverner despotiquement. Mais +Bonaparte, en rétablissant le trône, la morale et la religion; en créant +de nobles institutions; en rendant la France calme au-dedans et +formidable au-dehors, avait acquis, par ses services et par ses +victoires, une autorité imposante, et, si je puis m'exprimer ainsi, un +droit au despotisme, que n'avaient point et ne pouvaient avoir les +Bourbons. + +Le gouvernement impérial, quel que soit, d'ailleurs, le despotisme réel +ou prétendu qu'on lui attribue, n'avait jamais cessé d'être national, +tandis que celui des Bourbons ne l'était point et ne tendait nullement à +le devenir. + +Les symptômes de la réaction que méditait le ministère se manifestèrent +de toutes parts: le corps législatif, effrayé lui-même, se rendit +l'organe de l'inquiétude publique et se hâta de rappeler au roi les +garanties données à la nation: + + «La Charte,» lui dit-il dans son adresse, on pourrait dire dans sa + protestation du 15 Juin, «la Charte ouvre aux accens de la vérité + toutes les voies pour arriver au trône, puisqu'elle consacre la + liberté de la presse et le droit de pétition. + + «Entre les garanties qu'elle donne, la France remarquera la + responsabilité des ministres qui trahiraient la confiance de votre + majesté, en violant les droits publics et privés que consacre la + Charte constitutionnelle. + + «En vertu de cette Charte, la noblesse ne se présentera désormais à + la vénération du peuple, qu'entourée de témoignages d'honneur et de + gloire que ne pourront plus altérer les souvenirs de la féodalité. + + «Les principes de la liberté civile se trouvent établis sur + l'indépendance du pouvoir judiciaire et la conservation du jury, + précieuse garantie de tous les droits, etc. etc. etc.» + +Cette adresse si expressive n'aurait point manqué son but, si le roi eût +connu la vérité; mais comment aurait-il pu la connaître? D'abord il +avait eu la sage pensée d'attacher à sa personne la plupart des grands +notables de la révolution. Mais à force de remontrances et de +récriminations, on était parvenu à ramener sa raison sous le joug des +préjugés; et il ne s'était entouré que d'anciens nobles, c'est-à-dire +que d'hommes qui n'avaient point voulu se soumettre à la constitution de +Louis XVI, parce qu'elle détruisait leurs priviléges, et qui, par le +même motif, ne voulaient point reconnaître la constitution nouvelle +contre laquelle ils avaient osé protester. + +Que d'hommes qui, aveuglés, abrutis par une sotte présomption, se +croyaient assez habiles pour renverser avec des édits et des ordonnances +l'oeuvre de tout un peuple et de vingt-cinq ans de révolution! que +d'hommes enfin, qui, loin de vouloir éclairer le souverain sur les +projets des ministres et de la faction dont ils n'étaient plus que +l'instrument docile, s'étaient rendus leurs complices, et conspiraient +avec eux l'anéantissement de la Charte royale! + +Dans le sein du ministère se trouvaient placés, cependant, des hommes +d'état pleins de talens et d'expérience. Ils avaient senti qu'au lieu +d'inquiéter les esprits en laissant entrevoir le rétablissement des +anciens priviléges, on devait au contraire s'efforcer de les rassurer en +garantissant la stabilité des institutions nouvelles; qu'en voulant +rétablir la monarchie sur ses anciennes bases, on ôtait au nouveau +gouvernement le seul avantage qu'il possédât sur l'ancien: celui d'être +libéral; enfin que, si le caractère distinctif du gouvernement de +Napoléon avait été, comme on le prétendait, l'arbitraire et la force, il +fallait que le caractère distinctif du gouvernement royal fût la justice +et la modération. + +Mais ils n'avaient point assez d'empire, assez de considération +personnelle, pour pouvoir lutter avec succès contre les émigrés et leurs +protecteurs. Leurs vues, souvent sages, et toujours bienveillantes, +étaient approuvées en conseil; hors du conseil, chaque ministre +n'agissait plus qu'à sa guise, et malheureusement les ministères appelés +à exercer le plus d'influence sur les personnes et sur les choses, +avaient été confiés à des hommes qui semblaient prendre à tâche d'aigrir +et de soulever les esprits. + +L'un, chargé du département de la guerre[8], avait dû ce poste éminent +au mérite d'avoir été proscrit par l'Empereur; car, alors, on appela +proscription le châtiment modéré, l'exil qui lui fut imposé pour avoir +méconnu son souverain, et conduit honteusement sous le joug les légions +qui lui avaient été confiées. Faible, indolent, irrésolu, dénué de toute +espèce de caractère et de moyens, il n'eut jamais ni l'ambition, ni le +talent d'être un seul jour le ministre de la nation et du roi. Il ne fut +et ne pouvait être que le ministre complaisant de la cour et des +courtisans en crédit. + +L'autre[9], qu'une éloquence douce et persuasive avait fait remarquer à +l'Assemblée constituante, et dont la modération semblait garantie par sa +qualité de ministre de l'Évangile, par une vie paisible, et une santé +chancelante, avait reçu le portefeuille de l'intérieur. Humble, doux, +timide tant qu'il ne fut pas le plus fort, il devint, lorsqu'il fut +puissant, dédaigneux, irascible, intolérant. Un seul principe, haine et +mépris pour la révolution, j'ai presque dit pour la France, dirigeait +son administration. Il n'examinait point si telle et telle institution +était bonne et utile, si elle avait coûté à établir, si elle pouvait +être modifiée, améliorée, appropriée aux circonstances actuelles; il +regardait seulement l'époque de sa création, et cette époque décidait +tout. + +Un troisième[10], qui, jeune encore, s'était distingué dans nos +parlemens, non moins par ses talens que par sa sagesse et ses principes, +se trouvait placé à la tête de la magistrature. Rappelé dès long-tems +sur le sol de la patrie, il avait rempli en citoyen zélé, en sujet +fidèle, ses devoirs envers l'état, envers l'Empereur; et tout portait à +croire qu'il serait le protecteur des institutions sous lesquelles il +avait si long-tems vécu paisible et honoré. Mais à peine fut-il revêtu +de la simarre, qu'il devint l'oppresseur des tribunaux et des juges, +l'antagoniste des lois nouvelles, et le zélateur stupide des formules +serviles, des coutumes et des édits barbares, que l'ascendant des +lumières, de la raison et de la liberté avait plongés depuis un quart de +siècle dans le néant et l'oubli. + +Le malheur de voir une partie de l'administration confiée à de pareils +chefs, ne fut point le seul: on avait annoncé que Louis régnerait en +personne; et autant les Français sont heureux et empressés d'obéir à la +voix de leur souverain, autant ils éprouvent de répugnance à se +soumettre aux ordres de ses favoris. Quelle ne fut donc point la +consternation générale, lorsqu'on apprit que Louis, affaibli par une +maladie opiniâtre et douloureuse, avait laissé tomber les rênes du +gouvernement dans les mains de M. de Blacas! et combien cette +consternation ne s'accrut-elle pas encore, quand on sut quels étaient +les principes, les projets, et le funeste ascendant de ce ministre! + +Avec de semblables élémens, il était impossible que le gouvernement +royal pût conserver la confiance publique. On vit avec chagrin que les +efforts insensés d'une poignée d'individus allaient faire naître la +guerre civile, ou replonger la France dans les désordres et +l'asservissement dont la révolution l'avait affranchie. Le besoin de +s'opposer à ces tentatives monstrueuses se fit sentir d'une extrémité de +la France à l'autre: personne ne voulut rester neutre. + +Dans les premiers jours de la Restauration, le parti des émigrés et +celui des Bonapartistes n'étaient, à vrai dire, que de grandes +catégories dans lesquelles se trouvaient classés les anciens privilégiés +et les nouveaux parvenus. Plus occupés d'abord de leurs intérêts privés +que des intérêts publics, ils s'étaient bornés à se disputer les emplois +de l'état et la faveur du prince, et ne s'étaient fait réciproquement +qu'une guerre de calcul et d'amour-propre Mais quand leurs divisions +vinrent à se compliquer des intérêts essentiels de la révolution; quand +des personnes, les émigrés voulurent en venir aux choses, la nation, +jusqu'alors témoin du combat, prit part à la querelle, et la France +entière[11] se trouva partagée en deux partis distincts. + +Le premier, sous le titre de _royalistes purs_, ayant pour chefs la cour +et le gouvernement; pour auxiliaires les nobles, les prêtres, quelques +transfuges du gouvernement impérial, et tous les hommes qui n'avaient +point été jugés dignes ou capables de le servir, voulait détruire tout +ce qui avait été fait depuis vingt-cinq ans, et rétablir tout ce qui +avait été détruit. + +Le deuxième, désigné sous le nom de _Bonapartistes_, ayant à sa tête les +plus illustres et les meilleurs citoyens, et dans ses rangs la masse de +la nation, s'opposait au renversement des nouvelles institutions et au +rétablissement des anciens abus et priviléges. + +L'un cherchait à anéantir la Charte, et l'autre à la conserver; en sorte +que par une contradiction bizarre, la Charte royale avait pour ennemis +les royalistes, et pour défenseurs les Bonapartistes prétendus. + +Des écrivains, dévoués ou vendus à la cause anti-nationale, se +précipitèrent dans l'arène et cherchèrent à persuader aux Français que +le rétablissement de la monarchie absolue, de la féodalité et des +momeries religieuses pouvait seul leur rendre et leur garantir le +bonheur et la paix. + +D'autres écrivains se déclarèrent les soutiens des libertés et des +droits publics. + +Les premiers pas du gouvernement avaient été marqués par des fautes et +des infractions à la foi promise. On avait _octroyé_ à la France, en +vertu du libre exercice de l'autorité royale, une _ordonnance de +réformation_, au lieu de la _constitution_ que l'on s'était engagé à +_recevoir_ du sénat et à _accepter_. On avait préféré la cocarde blanche +souillée du sang français, à la cocarde tricolore portée par Louis XVI +et illustrée par nos armées. On avait appelé le monarque Louis XVIII, et +daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, ce qui constituait +la nation en état de rébellion depuis vingt-cinq ans. On avait dédaigné +de devoir la couronne aux suffrages des Français, et l'on en avait fait +hommage au prince régent et à la grâce de Dieu. + +Ces fautes graves, quoique sensibles à la nation, n'avaient point été +relevées au moment même, parce qu'on craignait de perdre par des +récriminations le fruit des sacrifices autrement importans qu'on avait +fait au bien général. Mais quand les patriotes reconnurent que le +gouvernement avait levé le masque, ils rompirent le silence et +l'attaquèrent sans ménagement. + +À leur tête, se trouvaient placés les rédacteurs du _Censeur_. Chaque +abus de pouvoir, chaque infraction à la Charte fut signalé à la France +par ces jeunes tribuns; et la France entière applaudit à leur zèle, à +leurs talens, à leur courage. + +D'autres plumes, moins sérieuses, assaillirent les émigrés avec les +traits du ridicule et de la satire, et vouèrent au mépris et à la risée +publique ceux que la gravité du _Censeur_ avait épargnés. + +Le Mémoire de M. Carnot, les ouvrages de M. Benjamin Constant, pleins de +faits irrécusables et de vérités austères, contribuèrent puissamment +encore à éclairer la nation sur les projets contre-révolutionnaires des +ministres, et sur les dangers dont étaient menacés nos libertés et nos +droits. + +Mais les avertissemens, les leçons, les reproches étaient perdus pour le +gouvernement. Loin d'être intimidé et retenu par les clameurs publiques, +il tenait à honneur de les braver; son parti était pris: trompé par +l'opinion qu'il s'était formé de la faiblesse des partisans de la +révolution et de la toute puissance de la faction régnante, il se +croyait assez fort, assez craint, pour se passer de ménagemens et +marcher droit au but qu'il s'était proposé. Nous allons donc le voir, +aveuglé par ses erreurs et ses passions, heurter de front les individus, +et attaquer, sans scrupule et sans déguisement, les uns après les +autres, leurs intérêts les plus chers et leurs droits les plus précieux. + +La garde impériale avait trop de gloire pour ne point offusquer les +émigrés, trop de patriotisme pour ne point les alarmer: elle fut +éloignée. Les murmures qu'elle fit entendre lors de l'entrée du roi, +motivèrent, dit-on, cette rigueur[12]. Mais n'avait-on pas excité +soi-même ces murmures? N'avait-on pas manqué de générosité en obligeant +ces braves, dont la douleur et la fidélité devaient être respectées, à +marcher devant le char de triomphe du nouveau monarque? Je les vis ces +nobles guerriers; leurs regards abattus, leur morne silence exprimaient +ce qui se passait au fond de leur âme: tout entiers à leurs tristes +pensées, ils semblaient ne rien voir, ne rien entendre; en vain les +Parisiens attendris les saluaient des cris de _Vive la garde impériale!_ +Ces cris, qu'ils méprisaient peut-être, n'arrivaient plus jusqu'à leurs +coeurs; soumis aux ordres suprêmes, ils avaient été appelés là pour +marcher, ils marchaient et c'était tout. + +On se hâta de les éloigner et de les remplacer par des troupes de ligne. +Ces troupes nouvelles ne tardèrent point à faire éclater elles-mêmes +leur propre mécontentement. + +On les indisposa en brisant leur ancienne organisation, et en +introduisant dans leurs rangs des officiers inconnus. + +On les dégoûta du service en les fatiguant par des manoeuvres et des +revues perpétuelles, ordonnées non plus pour leur instruction, mais bien +pour celle de leurs nouveaux chefs. + +On les humilia en les maltraitant; en les contraignant de porter les +armes aux gardes-du-corps qu'elles avaient pris en aversion: et l'on +sait qu'on n'humilie pas en vain l'amour-propre français[13]. + +L'amour-propre chez le soldat est le véhicule de la gloire. C'est en le +flattant, c'est en l'élevant par des proclamations dignes de +l'antiquité, que Napoléon, dans ses immortelles campagnes d'Italie, +parvint à ranimer le courage de son armée et à faire de chaque soldat un +héros. + +C'est en l'humiliant, cet amour-propre, par le mépris des victoires +nationales, par des airs de hauteur et de fierté, par le vain étalage de +la supériorité de la naissance et du rang, que les nouveaux chefs donnés +à l'armée s'aliénèrent sa confiance et son affection. + +Cependant ce n'était point là l'exemple ni les préceptes qu'ils +recevaient journellement du plus grand et du plus redoutable de nos +ennemis. Ce prince, qu'il est inutile de nommer, au lieu de chercher à +rabaisser la gloire des Français, se plaisait à rendre un hommage sans +cesse renouvelé à leurs talens, à leur bravoure. Les généraux qui +l'approchaient n'étaient point accueillis par lui avec ce dédain déguisé +qu'on prodigue aux vaincus, mais avec la franche estime qu'inspire la +valeur, et avec les égards, j'ai presque dit le respect, qu'on doit à +une noble infortune. Si quelquefois il se trouvait entraîné par la +nature de ses entretiens à rappeler nos revers, il en adoucissait le +souvenir en donnant des éloges animés, aux efforts que nous avions faits +pour lui arracher la victoire, et semblait s'étonner lui-même de n'avoir +point succombé. + +Quel effet cette magnanime générosité ne devait-elle pas produire sur le +coeur de nos guerriers, quand ils la comparaient aux efforts qu'on +faisait pour empoisonner le souvenir qui leur restait de leurs +triomphes, souvenir qui seul pouvait les consoler de leurs malheurs et +les leur rendre supportables! + +Cependant la plupart des officiers et des généraux s'étaient ralliés +franchement à la cause royale; et si quelques-uns moins confians +montraient encore de la tiédeur ou de l'éloignement, il eût été facile +de les ramener, soit avec ces mots flatteurs si bien placés dans la +bouche des rois, soit en donnant à leur ressentiment le tems de +s'apaiser de soi-même. + +Lorsque ce roi, qu'on ne se lasse point d'entendre nommer, lorsque Henri +IV se rendit maître de son trône, quelques ligueurs fanatiques, auxquels +il avait pardonné, continuèrent à se répandre contre lui en injures et +en menaces; on lui proposa de les punir: _Non_, dit-il, _il faut +attendre; ils sont encore fâchés_. Ah pourquoi ces hommes qui sans cesse +invoquaient le bon Henri ne cherchaient-ils point à l'imiter! mais au +lieu de donner à nos généraux le tems de n'être plus fâchés, ils les +aigrissaient chaque jour par de nouveaux outrages et ne les traitaient +plus que comme des brigands et des rebelles qui devaient s'estimer +heureux qu'on eût daigné leur pardonner. C'était pour l'armée de Condé, +pour les Vendéens, pour les Chouans qu'on réservait les éloges et les +grâces; on menaçait d'une destruction sacrilége les arcs de triomphes +destinés à consacrer les exploits de nos armées, et l'on proposait avec +emphase d'élever un monument à la mémoire des Vendéens et des émigrés +morts à Quiberon. Sans doute ils étaient dignes de nos regrets et de nos +larmes, ces Français égarés; mais n'étaient-ils pas descendus les armes +à la main sur le sol sacré de la patrie? n'étaient-ils pas les +auxiliaires ou les salariés de nos implacables ennemis les Anglais? Et +pouvait-on les honorer comme d'illustres victimes, sans ne pas déclarer +que leurs vainqueurs n'étaient que des meurtriers ou des bourreaux? + +Les titres de noblesse que nos braves avaient obtenus en répandant leur +sang pour la patrie, étaient dénigrés publiquement; et publiquement on +anoblissait Georges Cadoudal dans la personne de son père, pour avoir +égorgé des Français et tenté de commettre un parricide. + +Georges, en voulant attenter à la vie de Napoléon, s'était rendu +coupable d'une action que les lois divines et humaines regardent et +punissent comme un crime. Ériger ce crime en vertu, lui décerner une +récompense éclatante, c'était encourager l'assassinat, le régicide; +c'était compromettre la vie de Louis XVIII et de tous les rois, et +proclamer ce principe, aussi dangereux qu'antisocial, qu'un individu a +le droit de juger de la légitimité de son souverain et d'attenter à sa +vie, si son pouvoir lui paraît usurpé. + +L'anoblissement de la famille de Georges n'était point le seul scandale +donné à l'armée et à la France. Des titres honorifiques, des grades, des +pensions furent portés dans la Vendée aux Chouans les plus horriblement +célèbres, et distribués, au grand jour, sous les yeux des victimes de +leurs brigandages et de leur férocité[14]. + +Ce n'était point encore assez pour la faction dominante de chercher à +élever les hommes qui avaient combattu la France, au-dessus de ceux qui +l'avaient défendue et illustrée; il fallait encore rabaisser et détruire +les institutions qui pouvaient rappeler les services et la gloire des +défenseurs de la patrie. + +On commença d'abord, au mépris des promesses les plus saintes, à +dépouiller la Légion d'honneur de ses prérogatives. On fit insinuer +ensuite dans les feuilles ministérielles, que l'ordre de Saint-Louis +serait désormais le seul ordre militaire, et que la Légion d'honneur ne +serait plus que la récompense de services civils... Le coup était +mortel: l'armée frémit, les maréchaux s'indignèrent... Le gouvernement +fut obligé d'abandonner son projet et de le désavouer. + +Il lui restait un autre moyen d'avilir la Légion d'honneur: c'était de +la prodiguer; il l'employa. + +La croix, qu'on n'obtenait qu'après l'avoir si long-tems méritée et +attendue, devint alors la proie facile de la faveur et de la bassesse; +elle fut prostituée à une foule d'intrigans et de favoris subalternes, +sans autre titre que le caprice des uns, ou la protection vénale des +autres. + +Les militaires qui n'avaient obtenu cette récompense qu'au prix de leur +généreux sang; l'administrateur, le magistrat, le savant, le +manufacturier, qui l'avaient reçue pour prix des services signalés +rendus à l'état, aux sciences, aux arts, à l'industrie, furent +consternés de se voir associés à des hommes sans mérite, sans +réputation, souvent sans honneur; et par un juste mouvement d'orgueil, +la plupart cessèrent de porter une décoration qui ne servait plus à les +honorer, mais à les confondre avec des hommes poursuivis et flétris par +l'opinion publique. + +Le gouvernement ne s'en tint point à ce premier succès. L'Empereur avait +ouvert de nobles asiles aux filles des membres de la Légion: le +ministère, sous le prétexte d'une économie de quarante mille francs, +surprit au roi l'ordre de les en chasser. En vain le maréchal Macdonald +déclara-t-il que les anciens chefs de l'armée n'abandonneraient jamais +les enfans de leurs compagnons d'armes, et qu'ils étaient prêts à +déposer au trésor public les quarante mille francs qui servaient de +prétexte à leur expulsion. En vain la supérieure de la maison de Paris +offrit-elle de se passer des secours du gouvernement, et de consacrer sa +fortune entière au soulagement de ses jeunes élèves. En vain +représenta-t-on qu'un grand nombre de ces enfans n'avaient ni parens, ni +protecteurs, ni amis, et qu'en les abandonnant à leur malheureux sort, +on les livrerait indubitablement à la misère, ou aux piéges de la +séduction; rien ne put émouvoir la compassion ministérielle. + +Cependant l'indignation publique trouva de dignes interprètes dans +l'enceinte de la représentation nationale, et les mandataires du peuple +allaient adresser au chef de l'état des remontrances, lorsque le +ministère déconcerté renonça honteusement à ses criminelles entreprises. + +Cet échec ne le corrigea pas. Quelques jours à peine écoulés, il +supprima les écoles militaires de Saint-Cyr et de Saint-Germain, comme +excédant les besoins du service; et rétablit simultanément l'École +royale militaire, «afin de faire _jouir la noblesse du royaume_ des +avantages accordés par l'édit du mois de janvier 1757». + +Cette audacieuse violation des principes de la Charte souleva de nouveau +la représentation nationale, et le ministère fut encore obligé de +reculer. + +Pour se venger de ces affronts réitérés, et dans l'espoir mal conçu de +diminuer les moyens de résistance, il effaça des cadres de l'armée une +masse innombrable d'officiers, et réduisit de moitié leur solde, dont la +conservation et l'intégralité avaient été formellement garanties. Le +nombre des officiers de l'ancienne armée n'était plus, sans doute, en +harmonie avec la force de l'armée royale; mais puisqu'on les réformait +sous prétexte de surabondance et d'économie, il n'aurait point fallu +insulter à leur disgrâce en accordant, sous leurs yeux, des grades et de +l'emploi à une multitude d'émigrés incapables de servir; et en créant +cinq à six mille gardes-du-corps, mousquetaires, chevau-légers, +gendarmes de la garde, etc., qui, par leurs épaulettes fraîchement +acquises, et le luxe et l'éclat de leurs uniformes, scandalisaient Paris +et révoltaient l'armée. + +Enfin, le gouvernement dans sa fureur subversive, ne respecta même point +les vieux soldats que la mort moins cruelle avait épargnés sur les +champs de bataille; sans égards, sans pitié pour leurs cheveux blancs, +pour leurs glorieuses mutilations, il ravit, sous prétexte d'économie, à +deux mille cinq cents de ces infortunés, l'asile et les bienfaits que la +patrie reconnaissante leur avait accordés. + +Si le gouvernement ne redoutait point d'offenser publiquement l'armée +dans ses plus chères affections; s'il ne craignait point de méconnaître +ouvertement ses services et ses droits: de combien de dégoûts et +d'injustices ne dut-elle pas être abreuvée dans ses rapports individuels +avec le ministère? Je n'entrerai point dans le détail des plaintes, des +accusations qui s'élevèrent de tous côtés; je rapporterai seulement le +fait suivant, parce qu'il peint doublement l'esprit dans lequel on +agissait alors. + +Le général Milhaud s'était distingué dans le cours des guerres +nationales par une foule de succès et de belles actions. Lors de +l'invasion des alliés, il s'était couvert de gloire en sabrant, à la +tête d'une poignée de dragons, un corps considérable de troupes +ennemies. Ce général, par son grade, son rang, ses services, avait été +nommé, de droit, chevalier de Saint-Louis. Au moment de sa réception, la +croix lui fut retirée ignominieusement, parce que vingt ans auparavant +il avait eu le malheur de voter la mort du roi. + +Louis XVIII, en rentrant en France, avait promis qu'on ne ferait aucune +recherche des votes émis contre son auguste frère. Cette promesse qu'on +avait exigée et qu'il consacra par la Charte, fut sans doute bien +douloureuse pour son coeur; il dut lui en coûter d'admettre en sa +présence, et d'offrir aux regards de la fille de Louis XVI, les juges +qui avaient envoyé à l'échafaud ce prince vertueux: mais enfin, il avait +juré de ne point venger sa mort, et les sermens des rois aux nations +doivent être inviolables et sacrés. + +Il fallait donc imposer silence aux ressentimens, et ne point souffrir, +puisque les votans avaient été absous, qu'on fît revivre leur crime, et +qu'on appelât sur leurs têtes la vengeance et la mort. Il fallait tirer +un voile funèbre sur cette époque de notre révolution, époque pendant +laquelle tous les Français furent également égarés ou coupables. +Disons-le, d'ailleurs, avec franchise: la douleur qu'excitait le meurtre +de Louis XVI n'était point le véritable moteur des imprécations que les +émigrés faisaient retentir contre les régicides; on sait, +malheureusement, quel fut l'effet que produisirent à Coblentz le procès +et l'exécution du Roi. On ne s'attachait avec tant d'acharnement à +rechercher les excès, les erreurs de quelques hommes de la révolution, +que pour arriver à cette conclusion: que la révolution étant l'oeuvre du +crime, il fallait renverser de fond en comble tout ce qui provenait de +la révolution. + +L'affront fait au général Milhaud fut donc moins une punition +individuelle qu'une combinaison politique; et le choix que le +gouvernement fit de ce général pour diriger une première attaque contre +les régicides, prouve combien le gouvernement était malheureux et +maladroit; car, s'il voulait rendre les régicides méprisables ou odieux, +il ne fallait point s'attaquer à un général qui depuis long-tems avait +lavé les traces du sang de Louis XVI dans le sang ennemi. + +Mais tandis que les militaires de tout grade étaient en butte aux +offenses et aux persécutions du parti dominant, les fonctionnaires des +ordres civil et judiciaire enduraient également les traitemens et les +injustices les plus révoltantes. + +Dans les premiers jours de la restauration, on avait envoyé des +commissaires dans les départemens _pour assurer l'établissement du +gouvernement royal, et examiner la conduite tenue par les fonctionnaires +dans les circonstances actuelles_ (c'est-à-dire au moment du +rétablissement des Bourbons). Telle était, à cette époque, la confiance +qu'inspiraient les promesses et les garanties royales, que cette mission +n'éveilla aucune inquiétude; on pensa généralement qu'elle opérerait un +grand bien, celui de calmer les partis et de rattacher plus promptement +au trône les intérêts et les opinions. + +Cette flatteuse illusion fut de courte durée. Un grand nombre d'émigrés +nouvellement rentrés furent nommés commissaires; et au lieu de +s'entourer des conseils d'hommes sages et expérimentés, ils se +laissèrent circonvenir par une foule de prêtres et d'anciens nobles +dépourvus de lumières ou de modération. + +La classe intermédiaire, qui, par ses rapports journaliers avec les +classes inférieures, exerce une si grande influence, ne leur parut qu'un +assemblage grossier de roturiers parvenus; ils la traitèrent avec +hauteur, avec mépris. Trompés par les souvenirs des excès de la +révolution, ils se persuadèrent qu'on était maître de la France, quand +on avait pour soi la populace; et comme, à défaut d'argent, le plus sûr +moyen de lui plaire est de flatter ses passions, ils publièrent qu'ils +étaient venus pour rendre justice au peuple, pour entendre ses plaintes, +pour faire cesser les abus, pour abolir les droits réunis, la +conscription, etc. + +Des assemblées furent convoquées dans les villages, dans les petites +villes. + +Les gens honnêtes ne s'y présentèrent point, les intrigans, et la +populace avide de bruit et de nouveauté, s'y rendirent en foule. Mille +griefs, plus dérisoires les uns que les autres, furent accumulés contre +les dépositaires de l'autorité publique. Les magistrats, les préfets, +les sous-préfets, les maires, les agens de l'administration, les +préposés du fisc, personne ne fut épargné. + +Les commissaires, au lieu de mépriser ces accusations populaires, ou de +les soumettre à un examen impartial, les accueillaient avec transport; +ils regardaient ce tumulte comme un triomphe; et pleins du bonheur que +leur inspirait le prétendu succès de leurs efforts, ils s'écriaient sans +cesse avec une joie toujours croissante: Mes amis, c'est parfait; soyez +tranquilles; le roi est votre père, ces gens-là sont de la canaille, ils +seront chassés, foi de gentilshommes, etc. + +Bientôt, en effet, et selon leurs promesses, les employés, les +fonctionnaires de toutes les classes, furent à peu près destitués, et +leurs places données à leurs principaux dénonciateurs ou aux nobles. + +La populace, promptement refroidie et détrompée, ne s'en trouva ni plus +riche ni plus dévouée; et les commissaires, au lieu d'avoir popularisé +la royauté, comme ils l'avaient cru, la décrièrent, en la compromettant +par des scènes tumultueuses, et en l'avilissant par des actes injustes +et arbitraires. + +Ce ne fut point ainsi que procédèrent les commissaires non-émigrés: ils +surent apprécier, à leur juste valeur, les déclamations mensongères des +nobles et de la canaille qu'ils avaient ameutée. + +Cette différence de conduite produisit comme il est facile de le penser, +les effets les plus disparates. Les fonctionnaires publics furent +conservés dans un département, honnis et conspués dans un autre. + +La France, spectatrice de ces scènes scandaleuses, blâma hautement le +gouvernement d'avoir confié des missions aussi importantes que celles de +prononcer sur l'honneur et l'existence de tant d'hommes recommandables, +à des émigrés, qui depuis vingt-cinq ans avaient vécu loin du sol +national, et qui, étrangers aux formes, aux principes, aux vices mêmes +de l'administration impériale, ne pouvaient apprécier la conduite bonne +ou mauvaise qu'avaient pu tenir les dépositaires de l'autorité. + +Elle vit qu'on l'avait abusée; et que cette mesure, déguisée sous un +masque trompeur, n'était dans le fait qu'un moyen de consommer plus +sûrement le déplacement des fonctionnaires nationaux. + +Elle vit enfin que ce déplacement allait enlever leurs protecteurs +naturels aux individus qui avaient pris une part quelconque à la +révolution, et les placer sous la dépendance de leurs ennemis +irréconciliables, les nobles, les prêtres et tous leurs adhérens. + +Ces craintes furent encore augmentées par le dessein manifesté d'épurer +les tribunaux. L'inamovibilité des juges était cependant au nombre des +garanties données à la France; et de toutes celles qu'elle avait +obtenues, c'était sans doute la plus précieuse. Mais plus elle était +importante, moins elle devait être respectée. + +À la nouvelle de cette épuration, les nouveaux magistrats tremblèrent +sur leurs siéges, et pressentirent qu'ils seraient éliminés pour faire +place aux anciens parlementaires. + +De toutes parts s'élevèrent des protestations, des cris d'alarme. +L'épuration n'en fut pas moins arrêtée. Elle commença par le premier +tribunal de l'état, la cour de cassation; et pour ne point laisser de +doutes sur ses intentions ultérieures, le gouvernement annonça +officiellement que l'élimination, déguisée sous le titre d'installation +royale, n'avait été différée que pour _recueillir des renseignemens +propres à éclairer ou diriger les choix, et qu'elle s'opérerait +successivement dans les autres cours et tribunaux du royaume_. + +Cette installation ne fut point considérée seulement comme un acte +déloyal, mais comme une conspiration manifeste contre la sûreté des +personnes et des propriétés. + +On prévoyait que les tribunaux seraient composés de magistrats dont les +préjugés, les principes, les intérêts se trouveraient en opposition avec +les lois nouvelles, et qu'ils chercheraient à les éluder ou à les +anéantir. On pressentait que ces magistrats seraient les parens, les +amis, ou les créatures des émigrés, des nobles, de tous ceux enfin qui +avaient des droits ou des priviléges à revendiquer; et qu'ils ne +pourraient point tenir une balance exacte entre les privilégiés, qu'ils +regardaient comme les victimes des révolutionnaires, et les +révolutionnaires, qu'ils considéraient comme les oppresseurs, les +spoliateurs des privilégiés. + +L'expulsion prochaine des juges de la révolution inquiéta +particulièrement les acquéreurs de domaines nationaux. + +La Charte leur avait garanti l'inviolabilité de leurs propriétés; mais +ils n'avaient point oublié que la rédaction de cet article avait donné +lieu à des discussions fort animées, et qu'on avait reproché déjà au +ministère de n'avoir pas voulu chercher, par une rédaction franche et +positive, à prévenir pour l'avenir toute espèce d'interprétation et de +difficultés. + +Ils n'ignoraient pas que l'annulation de ces ventes était le voeu public +des émigrés, des nobles, des prêtres, et le voeu secret de très-hauts +personnages. + +Les doutes élevés par les journaux ministériels sur la légitimité de ces +ventes, et par conséquent sur leur validité; les attaques formelles +dirigées contre les acquéreurs, dans des écrits répandus avec profusion; +la protection et l'impunité qu'avaient obtenu les auteurs de ces +écrits[15]; enfin les consultations faites, dit-on, par ces mêmes grands +personnages, sur les moyens d'annuler les ventes, se réunissaient pour +justifier les appréhensions des possesseurs des biens nationaux, et +faire généralement regarder la désorganisation des tribunaux comme une +calamité nationale. + +Une occasion se présenta de dissiper les inquiétudes de cette masse +imposante de la population de la France[16]. Il s'agissait de la loi sur +la réintégration des émigrés dans la propriété de leurs biens +non-aliénés. Il était naturel de penser que le ministère saisirait cette +occasion pour rétablir la confiance et renouveler les garanties +consacrées par la Charte. Il n'en fut point ainsi. L'orateur du +gouvernement, l'un des hommes qui a fait le plus de mal à la France et +au roi (M. Ferrand), se livra, au contraire, suivant l'expression du +rapporteur, à toute l'âcreté de ses ressentimens, et à toute la +dépravation de ses principes. Aussi imprudent qu'insensé, il ne craignit +point de déclarer dans l'enceinte de la représentation nationale, que +les émigrés avaient des droits plus particuliers à la faveur et à la +justice du gouvernement royal, parce que seuls ils ne s'étaient point +écartés de la ligne droite; et partant de ce raisonnement, il fit +envisager la confiscation et la vente de leurs biens, non point comme un +acte législatif, mais comme une spoliation révolutionnaire, qu'il +fallait se hâter de réparer. + +La chambre réprouva hautement le langage et les doctrines séditieuses de +l'orateur royal, et repoussa de la loi proposée le mot de _restitution_ +(qu'on n'y avait point inséré sans dessein), parce que _restitution_ +suppose _spoliation_, et que les biens des émigrés n'avaient point été +spoliés, mais confisqués en vertu d'une loi, sanctionnée par le roi, +laquelle n'était elle-même qu'une application nouvelle du système de +confiscation créé et suivi par les rois ses prédécesseurs. + +En effet, et sans remonter à une époque plus éloignée, n'était-ce pas +avec les dépouilles des victimes de la politique meurtrière de +Richelieu, et de l'intolérance religieuse de Louis XIV, qu'avaient été +enrichies les premières familles de l'état? Et qui sait si les biens que +les émigrés réclamaient avec tant de hauteur et d'amertume, n'étaient +point les mêmes que ceux que leurs ancêtres n'avaient point rougi +d'accepter des mains ensanglantées de Richelieu et de Louis? + +Je conviens que le dévouement inaltérable d'un certain nombre d'émigrés, +imposait au gouvernement royal l'obligation de reconnaître leur +fidélité, et de réparer leurs malheurs. Mais tous n'avaient pas droit à +sa sollicitude, à sa reconnaissance. Si quelques-uns avaient +généreusement sacrifié au roi et à la royauté leurs fortunes et leur +patrie, les autres n'avaient abandonné la France que pour se soustraire +aux poursuites de leurs créanciers[17], et aller chercher chez +l'étranger des ressources ou des dupes qu'ils ne pouvaient plus trouver +impunément sur le sol natal. + +Il fallait donc distinguer les émigrés de cette première espèce, des +émigrés de la seconde; et (cette distinction établie) en appeler +loyalement à la justice et à la générosité de la nation. Les Français, +si accessibles aux nobles sentimens, n'auraient point voulu laisser dans +la pauvreté les fidèles et vertueux serviteurs de leur roi. J'en ai pour +garant l'assentiment universel qu'obtint la proposition du duc de +Tarente, de consacrer annuellement dix millions à indemniser les émigrés +et les militaires dotés, de la perte de leurs biens et de leurs +dotations. + +Mais il ne fallait pas venir au secours des émigrés par des voies +injurieuses à la nation et attentatoires à la Charte. Il ne fallait pas +surtout leur inspirer de folles et orgueilleuses espérances. Abandonnés +à eux-mêmes, ils se seraient rapprochés des acquéreurs de leurs biens, +leur auraient proposé des arrangemens à l'amiable, et seraient rentrés +successivement, sans secousse et sans scandale, dans l'héritage de leurs +pères. + +La partialité qu'on affectait sans cesse en faveur des émigrés, fit un +autre mal plus grand encore; ce fut de contribuer, beaucoup plus que la +malveillance, à persuader aux paysans qu'on voulait les attacher à la +glèbe, et les rendre tributaires de la noblesse et du clergé. + +Les paysans avaient été habitués par la révolution à être quelque chose +dans l'état; la révolution les avait enrichis et libérés de la double +servitude dans laquelle ils rampaient autrefois sous les nobles et les +prêtres. Ils ne pouvaient donc songer sans effroi à un autre avenir. +Chaque jour ils entendaient répéter, ou ils lisaient (car tout le monde +lit en France maintenant) qu'on voulait ramener l'ancien régime: et +ramener l'ancien régime signifiait pour eux, comme pour beaucoup +d'autres, rétablir le vasselage, les dîmes et les droits féodaux. Les +prétentions outrées des émigrés, les déclamations des prêtres les +fortifiaient encore dans cette inquiétante et dangereuse opinion: en +vain cherchait-on à les rassurer: leur confiance avait été déjà trahie, +et rarement les paysans se laissent attraper deux fois. On leur avait +annoncé l'abolition de la conscription, et tous les jours ils voyaient +garrotter sous leurs yeux les conscrits réfractaires, et condamner leurs +familles à l'amende. On leur avait promis de supprimer les droits +réunis, et non-seulement ils étaient perçus avec plus de hauteur et de +dureté que précédemment, mais quelques-uns même avaient subi de fortes +augmentations. + +Telle était en général la fatalité attachée aux procédés du +gouvernement, que les choses les plus simples, les plus raisonnables, se +dénaturaient, s'envenimaient dans ses mains; et qu'au lieu de produire +le bien qu'on pouvait en attendre, elles ne faisaient qu'augmenter le +désordre, la méfiance et le mécontentement. + +Ce mécontentement, résultat inévitable du mépris du gouvernement pour +les hommes et pour leurs intérêts[18], s'accrut encore par la violation +manifeste et successive des droits publics que le pacte national +semblait devoir préserver de toute atteinte. + +La Charte avait proclamé la liberté de conscience: et cette liberté fut +presque aussitôt anéantie par une ordonnance de police[19], qui faisait +revivre les réglemens rendus dans les tems de l'intolérance, sur +l'observation rigoureuse et générale des fêtes et dimanches. + +Elle le fut encore par le rétablissement des processions extérieures, +que Napoléon, jaloux de tenir une balance exacte entre les Catholiques +et les Protestans, avait prohibées, dans les lieux où des temples de +l'une et de l'autre communion se trouvaient en présence. + +Les prêtres Catholiques jouirent de ces processions comme un vainqueur +des honneurs du triomphe; et au lieu de rassurer les sectaires, et +d'édifier les fidèles par une modestie du moins apparente, ils les +scandalisèrent par leur orgueil, et les irritèrent par leurs +violences[20]. + +La victoire qu'ils venaient de remporter enflamma leur pieuse +imagination. Ils se persuadèrent qu'ils avaient déjà recouvré la +plénitude de leur puissance; et ils voulurent en faire un second usage, +en interdisant l'inhumation d'une actrice du Théâtre Français, morte +sans avoir obtenu et songé qu'il fallait obtenir la révocation de +l'excommunication lancée jadis contre les comédiens français; +excommunication, il faut le rappeler, qui priva Molière de la sépulture. + +Le peuple, attiré par la curiosité au convoi de cette actrice célèbre, +fut informé de l'injure faite à ses cendres; transporté d'une soudaine +indignation, il se précipite sur le char funéraire, et l'entraîne: en un +instant les portes de l'église interdite sont assiégées et forcées. On +demande un prêtre; il ne paraît point. Le tumulte augmente, l'église et +les rues adjacentes retentissent des murmures, des menaces de dix mille +individus témoins ou acteurs de cette scène déplorable. L'agitation +augmente, et l'on ne pouvait prévoir où s'arrêterait cette effervescence +toujours croissante, lorsqu'un envoyé du roi vint, en son nom, donner +l'ordre de procéder au service funèbre. + +Cet événement, propagé et commenté, fit à Paris et dans la France la +plus vive sensation. Les ennemis de la religion s'en réjouirent; les +amis de l'ordre et de la décence accusèrent le gouvernement d'encourager +les progrès alarmans du despotisme des prêtres. C'était particulièrement +dans les petites villes, dans les villages, qu'ils abusaient, avec la +plus coupable audace, de l'indépendance qu'on leur avait rendue. La +chaire était devenue un tribunal du haut duquel ils jugeaient et +condamnaient à l'infamie et aux peines éternelles, ceux qui ne +partageaient point leurs principes et leurs fureurs. Unis de coeur et +d'intérêts avec les émigrés, ils mettaient tout en oeuvre, insinuations, +suggestions, promesses, menaces, et le nom de Dieu lui-même! pour +contraindre les acquéreurs de domaines nationaux à se dessaisir de leurs +biens, pour amener les malheureux paysans à se courber de nouveau sous +le joug de la tyrannie seigneuriale et de la superstition. + +Ce Dieu, qu'ils invoquaient, le sait: on ne commande point à la +conscience, à l'opinion. Les prêtres, pendant la révolution, s'étaient +montrés sans masque et s'étaient attirés trop de mépris, pour que le +gouvernement pût espérer de leur faire recouvrer tout à coup l'ascendant +salutaire qu'ils avaient perdu. Cet ascendant devait être le prix d'une +conduite sage et modérée, d'une bienfaisance active et impartiale, de la +pratique enfin de toutes les vertus sacerdotales: il ne pouvait point +s'acquérir par des ordonnances de police, par des injures, des +violences, et par des processions qui, dans nos moeurs actuelles, ne +peuvent plus être que ridicules et inconvenantes. + +Ainsi que la liberté des cultes, la Charte avait compris, au nombre de +ses garanties, la liberté de la presse; et cependant chaque jour une +foule d'écrits étaient saisis ou supprimés. Un député, qui ne transigea +jamais, ni avec sa conscience, ni avec la crainte (M. Durbach), s'en +plaignit à la tribune, et le gouvernement, cédant au voeu de la Chambre, +lui fit soumettre, par M. de Montesquiou, un projet de loi qui, au lieu +d'affranchir la presse de son esclavage, la plaçait sous le joug de la +censure et la soumettait de droit à la tyrannie de fait exercée sur elle +par le gouvernement précédent. + +Ce projet fut attaqué avec vigueur par les journaux, par M. Benjamin +Constant, par tous les publicistes. + +M. de Montesquiou ne se déconcerta point. Lui démontrait-on que sa loi +était destructive de la liberté de la presse; lui prouvait-on, la Charte +à la main, que la Charte se bornait à vouloir que les abus de la presse +fussent réprimés, et que dès-lors son projet était radicalement +inconstitutionnel, puisqu'il tendait, au moyen de la censure préalable, +non point à réprimer ces abus, mais à les prévenir; il répondait avec +assurance que les auteurs de semblables objections n'entendaient point +le français; que _prévenir_ et _réprimer_ étaient parfaitement +synonymes, et que la loi présentée, loin d'être oppressive et +inconstitutionnelle, était au contraire le développement le plus +parfait, le plus libéral des dispositions de la Charte. Cette prétention +inouïe de faire prendre le change à une assemblée de Français, sur la +signification des mots de leur propre langue, parut à la Chambre le +comble de l'impudence et de la folie. N'est-ce pas une insulte au bon +sens? répétèrent plusieurs députés; n'est-ce pas une dérision amère que +de prétendre détruire un droit public consacré par la loi de l'état au +moyen de subtilités grammaticales? Jamais, au fait, on ne montra tant de +front et de mauvaise foi; aussi le rapporteur de la commission (M. +Raynouard) s'écria-t-il avec l'accent d'une douloureuse indignation: «Ô +vous, ministres du roi, que n'avouez-vous du moins que la loi est +contraire à la constitution, puisque vous ne pouvez-vous refuser à +l'évidence? Votre obstination à contester une vérité si claire ne nous +inspirerait pas de si justes alarmes». + +Néanmoins la loi fut adoptée par l'une et l'autre Chambre. + +Cette lutte, dans laquelle on vit l'influence du ministère triompher de +la raison, et renverser le plus ferme rempart des garanties nationales, +fit dans toutes les âmes la plus profonde impression: _La sérénité ne se +trouva plus sur le visage d'un seul homme en état de penser et de +prévoir_. L'on fut convaincu que la Chambre des députés, malgré le +patriotisme des Dupont de l'Eure, des Raynouard, des Durbach, des +Bedoch, des Flaugergues, etc., ne pourrait point arrêter les entreprises +despotiques et anti-constitutionnelles du gouvernement: que le +gouvernement serait le maître, quand il le voudrait, de faire +interpréter à sa guise les dispositions de la Charte, et de ravir à la +France les faibles droits qu'elle lui assurait encore. «C'était, +disait-on, à l'aide de semblables interprétations que le Sénat avait +sacrifié à l'Empereur l'indépendance nationale; mais du moins le +despotisme impérial était accompagné de tout ce qui pouvait le justifier +et l'ennoblir. Il tendait à faire de la nation la première nation du +monde; tandis que le despotisme qu'on nous prépare, n'a d'autre compagne +que la mauvaise foi, et d'autre but que d'abaisser et d'asservir la +France.» + +Ces réflexions portèrent au comble de la défiance, le dégoût et +l'aversion qu'inspirait le gouvernement. Elles firent plus: les +Français, naturellement enclins à changer d'opinion et de sentiment, +passèrent de leurs anciennes préventions contre Napoléon à de nouveaux +transports d'admiration: ils comparèrent l'état de désordre, +d'abâtardissement et d'humiliation dans lequel la France était tombée +sous le roi, avec l'ascendant, la force et l'unité d'administration dont +elle jouissait sous Napoléon; et Napoléon, que naguères ils accusaient +d'être l'auteur de tous leurs maux, ne fut plus à leurs yeux qu'un grand +homme, qu'un héros malheureux. + +Les regrets, les éloges donnés à l'ancien chef de l'état furent +entendus. On crut en affaiblir l'effet en l'insultant par de grossières +caricatures, et en cherchant, par des écrits outrageans et calomnieux à +rendre odieux son gouvernement et sa mémoire. On se trompa: les +caricatures n'obtinrent que le sourire du mépris; et les actions, les +erreurs de la vie politique de Napoléon, celles même qui avaient excité +le plus de scandale et de blâme, trouvèrent alors de nombreux +défenseurs, de zélés apologistes. + +L'accusait-on d'avoir, le 18 brumaire, renversé la République et asservi +la France?--ils répondaient[21]: «Au 18 brumaire, l'anarchie, accrue par +les revers, ne pouvait plus se guérir par la victoire. La guerre civile +était organisée dans plus de vingt départemens; des révoltes +s'annonçaient dans plusieurs, le brigandage se répandait dans presque +tous. Le vol et l'assassinat se commettaient avec impunité sur un grand +nombre de routes. Deux lois terribles (celles des otages et de l'emprunt +forcé) appelaient plus de maux qu'elles n'en pouvaient guérir. Un +désordre de finance, tel qu'aucune nation n'en avait jamais supporté, +une succession de banqueroutes partielles prolongeaient l'opprobre de la +banqueroute générale. Le trésor public était pillé sur tous les chemins, +dans les maisons même des receveurs; et son vide ne pouvait se remplir +même par les plus violentes exactions. Les Jacobins étaient près de +ressaisir leur règne terrible; les royalistes recouraient sans scrupule +à tous les moyens que pouvait leur fournir la vengeance, et les +paisibles amis des lois étaient réduits à garder entre les deux partis +la honteuse neutralité de la faiblesse. Telle était, concluaient-ils, à +l'époque où Napoléon s'empara du gouvernement de l'état, la situation +désespérée de la France; et loin de l'accuser de l'avoir asservie, on +doit au contraire le bénir de l'avoir arrachée aux spoliations, aux +meurtres, à la tyrannie que lui réservaient l'anarchie et la terreur.» + +Prétendait-on qu'il avait gouverné la France despotiquement?--ils +soutenaient que cette imputation n'était point fondée, et voici quels +étaient leurs discours: «Lorsque Napoléon détrôna l'anarchie, il lui +fallut substituer l'ordre au désordre, l'autorité d'un seul à l'autorité +de tous; il lui fallut comprimer les partis, anéantir les factions, +dompter les préjugés des nobles et les habitudes révolutionnaires des +Jacobins. Ce grand oeuvre ne put s'opérer sans blesser des opinions, des +intérêts, des individus; Napoléon fut considéré comme un despote, et +cela devait être: toutes les fois que, dans un état, l'ordre des choses +anciennement établi a été renversé, celui qui, le premier, reconstruit +un nouvel édifice social, est nécessairement accusé de despotisme, +puisqu'il n'a d'autre règle apparente que sa volonté. D'un autre côté, +Napoléon avait contracté dans les camps l'habitude de commander en +maître. Il ne la perdit point en montant sur le trône. Le plus souvent +il parlait à ses courtisans, à ses conseillers, à ses ministres, comme +il avait autrefois parlé à ses soldats, à ses généraux[22]. Ce langage, +inusité dans les relations civiles, donna naturellement à ses manières, +à l'expression de ses volontés, l'apparence du despotisme, et presque +toujours l'apparence est prise pour la réalité. Le ton absolu de +Napoléon, blâmé d'abord, admiré ensuite, fut bientôt étendu aux +ambassadeurs, aux monarques étrangers. Les formes artificieuses de +l'ancienne diplomatie furent mises de côté. Napoléon ne négocia plus; il +commanda. Tenant d'une main son épée victorieuse, et de l'autre des +couronnes, il offrait aux souverains son amitié ou sa haine, des +royaumes ou _des coups_; et ces souverains, avertis par l'expérience, +qu'il avait le double pouvoir de récompenser et de frapper, subissaient +son alliance, et se vengeaient de leur faiblesse en criant à la +tyrannie[23]. Ces diverses causes réunies ont dû faire croire que +Napoléon était un véritable despote: car il est des choses, comme le +remarque Montesquieu, qu'on finit par croire à force de les entendre +répéter. Mais quand on considère impartialement le gouvernement de +Napoléon, on reconnaît que le despotisme, qu'on lui attribue, existait +réellement plus dans les mots et dans les formes, que dans les faits. +Qu'on recherche les actes de son règne, l'on n'en trouvera aucun +empreint du caractère d'un véritable despotisme, c'est-à-dire, d'un +despotisme uniquement fondé sur le bon plaisir du prince. Tous +attesteront, au contraire, que Napoléon n'eut jamais en vue que +l'intérêt et la grandeur de la France, et que jamais les Français, loin +d'être gouvernés tyranniquement, ne jouirent si complètement des +bienfaits de la justice distributive, et ne furent si parfaitement +protégés contre les hautes classes de la société et contre les +dépositaires du pouvoir. On peut le blâmer d'avoir, de complicité avec +le sénat et les représentans de la nation, abusé de certaines lois. Mais +les lois (et les publicistes les plus rigides consacrent ce principe), +ne lient les princes que dans le cours ordinaire des choses. Dans les +circonstances extraordinaires, il est de leur devoir de s'en écarter. +Pour juger équitablement les actes d'un souverain, il ne faut point +d'ailleurs les isoler les uns des autres. Tel acte qui, pris isolément +est répréhensible ou odieux, cesse de l'être si on le rattache aux +événemens dont il est né, ou à l'enchaînement politique dont il fait +partie. Il ne faut point les juger non plus d'après les principes du +droit naturel; en fait de gouvernement, la nécessité et le salut commun. +Voilà la loi suprême. Tout ce qui blesse l'intérêt particulier, +disparaît et doit disparaître devant la raison d'état. Au surplus, +continuaient-ils, la véritable question à décider, est moins de savoir +si le gouvernement de Napoléon était plus ou moins despotique; mais s'il +était tel que les hommes et le tems pouvaient l'exiger, tel qu'il devait +être pour rendre la France tranquille, heureuse et puissante. Or, on ne +peut contester que la France, sous le règne de Napoléon, n'ait joui +intérieurement d'un calme imperturbable, et ne soit parvenue, par +l'ascendant du génie de son chef, à un degré de force et de prospérité +qu'elle n'avait jamais atteint, et que probablement elle n'atteindra +jamais plus.» + +Reprochait-on à l'Empereur son ambition démesurée; ses guerres injustes +et désastreuses d'Espagne et de Russie?--La guerre d'Espagne, aux yeux +des infatigables apologistes de Napoléon, n'était plus une injuste +agression, mais une guerre éminemment politique: elle avait été +provoquée par l'inconstance et la perfidie d'un allié qui, au mépris de +ses engagemens, intriguait sourdement avec les Anglais, et plusieurs +fois, à leur instigation, avait tenté de profiter de nos embarras et de +l'éloignement de nos armées, pour envahir notre territoire et s'associer +aux trames de nos ennemis. La capture de Ferdinand n'était plus un +odieux abus de confiance, mais la conséquence nécessaire de la duplicité +de ce prince, de ses projets parricides, et de ses liaisons avec +l'Angleterre. L'élévation de Joseph au trône d'Espagne n'était point, +comme autrefois, attribuée au désir immodéré de placer des couronnes sur +la tête de chaque membre de la famille impériale, mais à la nécessité +d'enlever pour toujours l'Espagne à l'influence des Anglais. Napoléon +n'avait-il pas laissé aux Cortès le choix de leur souverain? ne leur +avait-il pas dit publiquement: _Disposez du trône: peu m'importe que le +roi d'Espagne s'appelle Ferdinand ou Joseph, pourvu qu'il soit l'allié +de la France et l'ennemi de l'Angleterre_[24]? La guerre avec la Russie +était plus facile encore à légitimer: ce n'était plus la passion du +merveilleux qui l'avait suggérée, mais le besoin de venger le mal que +cette puissance nous avait causé en rouvrant ses ports aux Anglais, et +en frustrant la France du prix des sacrifices qu'elle avait faits pour +établir et consolider le blocus continental, cette digue universelle qui +fit trembler l'Angleterre et ses mille vaisseaux! Les envahissemens de +Napoléon en Allemagne n'étaient plus l'effet d'une insatiable avidité de +puissance et de gloire[25], c'était le seul moyen d'ôter aux ennemis +irréconciliables de la France (les Anglais) leur funeste ascendant sur +le continent, et de les contraindre par nécessité, ou par force, +d'abdiquer l'empire absolu des mers; c'était enfin le juste châtiment +qu'avaient mérité ces souverains de toutes les statures, qui, après +avoir imploré ou accepté l'alliance de Napoléon, et l'avoir cimentée par +des promesses, dont il avait eu la générosité de se contenter, le +contraignaient de recourir aux armes pour les empêcher d'ouvrir +complaisamment leurs cabinets aux agens de l'Angleterre, et leurs états +à ses marchandises.» + +Les partisans de Napoléon trouvaient ainsi les moyens de pallier ses +fautes, de justifier ses erreurs; aucune objection, aucun reproche +n'était laissé sans réponse; et quand, après l'avoir défendu, ils +arrivaient aux pages brillantes de son histoire, leurs éloges plus +justes, et peut-être plus sincères, ne connaissaient alors aucune borne. +Napoléon, disaient-ils, eut toutes les qualités des grands rois, et +n'eut point leurs défauts: il n'était ni débauché comme César, ni +intempérant comme Alexandre, ni cruel comme Charlemagne. À l'âge où l'on +commence à peine sa carrière, il comptait déjà autant de victoires que +d'années; et l'Europe, vaincue par son épée, ou subjuguée par son génie, +se courbait humblement devant ses aigles victorieuses. La France, +agrandie par ses conquêtes, semblait appelée à reproduire aux yeux du +monde étonné la puissance de l'ancienne Rome; le nom français, flétri +par les crimes de la révolution, avait repris son lustre, son empire; il +était craint, admiré, respecté de tout l'univers. Non moins philosophe +que guerrier, Napoléon, après avoir illustré la France par ses armes, +voulut la rendre heureuse par les lois. Il lui fit présent de ce code +immortel que nos anciens rois aspirèrent vainement à lui donner, et de +ce beau système de finance et d'administration qu'imploraient +inutilement leurs peuples oppressés. Ce n'était point assez: il voulut +encore la rendre florissante par les sciences, les arts et l'industrie. +D'un côté naquirent, à l'aide de ses magnifiques secours, ces mille et +mille manufactures dont les produits achevés devinrent l'orgueil des +Français, et le désespoir et la ruine des étrangers. De l'autre, les +favoris d'Apollon, auxquels il prodigua noblement ses largesses et ses +grâces[26], saisirent leurs crayons, leurs compas, leurs ciseaux, et +enfantèrent ces merveilles de l'art qui firent de Paris une nouvelle +Athènes. On vit alors, et comme par enchantement, le Louvre antique +sortir de ses ruines abandonnées; les palais des rois s'embellir; les +temples des arts s'enrichir de chefs-d'oeuvre dignes de l'antiquité; le +sol de la patrie se peupler de ces établissemens pompeusement utiles aux +citoyens, et de ces monumens impérissables destinés à transmettre aux +races futures le souvenir de notre gloire. Au même moment, en d'autres +lieux, par ses ordres souverains, des mains non moins habiles +réprimaient les flots de la mer, leur creusaient de nouveaux abîmes, +substituaient de superbes chantiers, de vastes ports, de fertiles canaux +à des plages stériles, à des marais infects, et rendaient le commerce et +la vie aux nombreux habitans des bords de l'océan, des rives de l'Escaut +et de la Somme. Au même moment s'enfantaient à ses ordres ces nouvelles +voies romaines qui, parcourant de toutes parts la France, l'Allemagne, +l'Italie, assuraient aux peuples de ces contrées et à leur industrie, +des communications aussi promptes que faciles, aussi belles que +majestueuses. Et quel homme, ami ou ennemi de Napoléon, a pu, ou pourra +jamais franchir les sommets des Alpes et leurs flancs tortueux, sans +bénir le prince magnanime qui, pour favoriser ses pas et protéger ses +jours, a fermé les précipices, enchaîné les torrens, et abaissé ces +gigantesques montagnes qui, depuis tant de siècles, bravaient impunément +la puissance des hommes et du tems? La postérité, quand elle rassemblera +tout ce que Napoléon a fait de grand et de magnifique, quand elle +comptera ses bienfaits et ses victoires, doutera qu'un seul homme, en si +peu d'années, ait pu opérer tant de prodiges. Elle croira qu'on s'est +plu à rechercher dans une longue suite de siècles, et à entasser sur une +seule tête, les hauts faits d'une foule de grands hommes. + +Les braves, qui avaient servi sous les drapeaux de Napoléon, +n'entendaient point vanter leur général, sans vouloir lui offrir aussi +leur tribut d'éloges. Ses conquêtes lointaines, qu'ils avaient eux-mêmes +regardées comme la cause de nos malheurs, étaient redevenues le sujet +intarissable de leurs récits et de leur admiration. + +Les uns rappelaient avec fierté que Napoléon avait commandé en maître au +Caire, à Moscou, à Vienne, à Madrid, à Munich, à Lisbonne, à Milan, à +Amsterdam, à Varsovie, à Hambourg, à Berlin, à Rome, etc., etc. + +D'autres le représentaient au pont de Lodi, ranimant ses soldats +découragés, défiant, à leur tête, le drapeau national à la main, les +dangers et la mort, et enlevant à l'ennemi ses remparts et sa gloire. + +D'autres le montraient franchissant le mont Saint-Bernard, à travers les +frimas et les précipices, et venant remporter, dans les plaines de +Marengo, cette immortelle victoire, qui fut le gage de la paix et de la +grandeur de la France. + +D'autres le figuraient à Austerlitz, culbutant, avec la force et la +rapidité de la foudre, les bataillons de l'Autriche et de la Russie, et +donnant, à leurs souverains éperdus, l'exemple d'une générosité que plus +tard ils furent si loin d'imiter. + +D'autres le transportaient sur le plateau de Jena, faisant fuir, devant +ses enseignes triomphantes, ces soldats de Frédéric qui, trompés par +leurs souvenirs, se croyaient encore les premiers soldats du monde. + +D'autres le conduisaient au milieu des sables brûlans de l'Égypte, ou +des déserts glacés de la Russie, supportant sans ostentation les feux ou +les rigueurs du climat, et donnant à ses soldats l'exemple de la fermeté +et de la résignation. + +D'autres le ramenaient dans les plaines de la Champagne à la tête d'une +armée à peine égale à l'une des nombreuses divisions de l'ennemi, +épiant, évitant, surprenant les Autrichiens, les Russes, les Prussiens, +et les frappant de ses armes victorieuses de tous côtés à la fois, et +avec tant de promptitude, qu'il semblait avoir donné des ailes au fer et +à la mort. + +D'autres le plaçaient en avant de quelques escadrons, affrontant à +Arcis-sur-Aube les balles et les boulets ennemis, et voulant perdre, au +champ d'honneur, une vie qu'il prévoyait ne pouvoir plus consacrer sur +le trône à la gloire et à la prospérité de la France. + +Tous enfin, généraux, officiers, soldats, appelaient à l'envi les +marches, les attaques, les siéges, les combats, les batailles qui +avaient immortalisé leur général; et quel coeur français ne tressaillait +point à de semblables souvenirs[27]! + +Les amis de Napoléon et tous les hommes qui, fatigués ou mécontens des +Bourbons, désiraient son retour, entretinrent et fortifièrent les +sentimens réveillés en sa faveur. Son nom, qu'on osait à peine +prononcer, se retrouvait dans toutes les bouches, son souvenir dans tous +les coeurs; insensiblement, il devint l'objet des regrets, des +espérances, des voeux de la nation; et chacun fut averti par un +pressentiment secret, que ses voeux ne tarderaient point à être exaucés. + +Pendant que cette redoutable fermentation s'accroissait et se +manifestait de toutes parts, la cour, les ministres, les émigrés se +reposaient avec une complaisante sécurité sur le volcan qu'ils avaient +allumé, et ne se doutaient point de sa prochaine explosion. + +«S'ils veulent sortir du royaume, écrivait M. de Chateaubriant, en +parlant des partisans de l'Empereur, y rentrer, porter des lettres, en +rapporter, envoyer des courriers, faire des propositions, semer des +bruits et même de l'argent, s'assembler en secret, en public, menacer, +répandre des libelles, en un mot, conspirer; ils le peuvent. Ce +gouvernement de huit mois est si solide, que, fît-il aujourd'hui fautes +sur fautes, il tiendrait encore en dépit de ses erreurs.» + +Cet aveuglement ne tarda point, cependant, à diminuer. Sans apercevoir +toute l'étendue du mal, on reconnut que la nation et l'armée étaient +agitées, mécontentes; et l'on délibéra sur les moyens, non point de les +apaiser, mais de les contraindre à se taire. + +Quelques chouans furibonds, instruits des inquiétudes du gouvernement, +publièrent qu'il était tems de se défaire des Bonapartistes. Un chef +célèbre dans les fastes de la Vendée, poussa l'audace jusqu'à déclarer +au général Ex... qu'il n'attendait, pour faire main basse sur les +prétendus jacobins, que l'arrivée de ses fidèles Vendéens. + +Le bruit de ce massacre fut bientôt entendu des victimes qu'on devait +frapper. Les unes sortirent de Paris; les autres s'armèrent, et firent +des dispositions pour vendre chèrement leurs vies. + +Le gouvernement, assure-t-on, eut connaissance des projets homicides des +Chouans, et épargna à la France et au monde le spectacle d'une nouvelle +Saint-Barthélemy. + +Ce projet d'assassinat, auquel je n'ai jamais pu croire, démontra aux +hommes de la révolution, qu'ils n'avaient plus aucune trêve, aucun +quartier à espérer des royalistes, et qu'il fallait qu'un des deux +partis écrasât l'autre. Les anciens militaires commencèrent à se réunir, +à se concerter. Le gouvernement, voulant dissoudre ces réunions qui +l'inquiétaient, interdit à tous officiers, généraux ou particuliers, de +séjourner à Paris sans autorisation, et ordonna à ceux d'entre eux qui +n'étaient point nés dans cette ville, de retourner sur-le-champ dans +leurs foyers. + +Cette mesure augmenta l'exaspération sans diminuer le danger. Les +officiers en non activité, au lieu de s'y soumettre, s'enhardirent +mutuellement à la désobéissance, et forcés par l'ordre du ministre +d'opter entre Paris et leur demi-solde, beaucoup, quoique pauvres, +préférèrent l'indépendance à la soumission. + +Le gouvernement, irrité de cette résistance, voulut faire un exemple. + +En ce moment, on venait d'intercepter une lettre de félicitation, que le +général Excelmans écrivait au roi de Naples, son ancien souverain. + +Le nouveau ministre de la guerre[28] s'empara de cette occasion. Il mit +le général en demi-activité, et lui prescrivit, par voie de punition, de +se rendre immédiatement, et jusqu'à nouvel ordre, à soixante lieues de +Paris. + +Excelmans prétendit que le ministre n'avait point le droit d'éloigner de +leur domicile, les officiers non employés activement, et refusa d'obéir. + +Il fut arrêté sous le prétexte d'entretenir des correspondances +criminelles avec les ennemis du roi, et comme coupable, en outre, de +désobéissance à ses ordres. Ce coup d'éclat et d'autorité, dont le +gouvernement attendait les plus heureux effets, tourna contre lui. La +France connaissait Excelmans. Elle le considérait comme l'un de ses plus +valeureux, de ses plus dignes enfans; et les accusations de trahison que +la haine et le dépit des ministres accumulaient sur sa tête, loin de lui +ravir l'estime et l'affection publique, ne le rendirent que plus +intéressant et plus cher à ses compagnons d'armes et à la nation. + +Excelmans, jugé, fut absous[29]. + +Le conseil de guerre, en sanctionnant la désobéissance de ce général, +déclara implicitement que le gouvernement n'avait point le droit +d'exercer, sur les officiers en non-activité, l'autorité qu'il s'était +arrogée. + +Dès ce moment, le gouvernement fut perdu: le jugement qui affranchissait +de sa dépendance les militaires à la demi-solde, et leur laissait la +faculté de braver impunément son autorité, était un coup de massue qui +l'avait terrassé, sans lui laisser l'espoir de se relever jamais. + +Je m'arrête ici: à quoi me servirait-il d'étendre davantage le récit et +l'examen de la conduite oppressive et insensée du gouvernement? + +Si l'on a suivi la marche et l'enchaînement successif de ses idées et de +ses actions, on l'aura vu former et mettre en oeuvre le projet de +rétablir l'ancienne monarchie et de renverser par surprise ou par force +le gouvernement constitutionnel. + +On l'aura vu se jouer sans pudeur de la Charte royale, et fouler aux +pieds, sans scrupule, les droits civils et politiques qu'elle avait +consacrés. + +On l'aura vu attaquer, méconnaître, violer les garanties individuelles +données solennellement à l'armée, à la magistrature, à l'administration, +à tous les Français. + +On l'aura vu insulter la gloire nationale, blesser les affections +publiques, tourmenter les opinions, les moeurs, les habitudes nouvelles, +et froisser et mécontenter, les unes après les autres, toutes les +classes de l'état. + +On l'aura vu aliéner au roi, par l'injustice et le manque de foi, la +confiance et l'amour de la nation, et reporter sur Napoléon les +espérances et les voeux. + +On l'aura vu enfin, malgré les obstacles qu'il avait rencontrés, les +avanies qu'il avait reçues, les pas rétrogrades qu'il avait été obligé +de faire, poursuivre à tort et à travers le funeste système qu'il avait +adopté, et préparer par ses fautes le retour de Napoléon, comme Napoléon +avait préparé par les siennes le retour des Bourbons. + +Mais tandis que tout présageait à la France un prochain bouleversement, +que faisait Napoléon? Privé de toute ambition, il semblait préférer à sa +grandeur passée une vie modeste et paisible; aux nobles agitations de la +guerre, un doux repos; aux méditations de son génie, un désoeuvrement +agréable. L'étude de la botanique, les soins de sa maison, les +plantations qu'il avait faites, celles qu'il projetait encore, +occupaient plus particulièrement ses loisirs[30]; et comme Dioclétien, +il pouvait dire aux hommes qui le soupçonnaient de regretter le trône: +«Venez me voir dans ma retraite; je vous montrerai les jardins que j'ai +plantés, et vous ne me parlerez plus de l'empire.» + +Pendant les premiers tems de son séjour à l'île d'Elbe, Napoléon +n'éprouvait effectivement qu'un besoin vague de régner. Affligé des maux +de la France qu'il aimait passionnément, fatigué des vicissitudes de la +fortune, dégoûté des hommes, il appréhendait, en cherchant à ressaisir +le sceptre, de précipiter la France et lui-même dans de nouvelles +chances, de nouveaux malheurs; et sans abandonner le projet de remonter +un jour sur le trône, il laissait à l'avenir le soin de fixer ses +résolutions. + +Il fut bientôt tiré de cet état d'indifférence et d'hésitation, par la +tournure que prirent en France les affaires publiques. Il avait pensé +(et je le lui ai entendu dire) que les Bourbons, instruits par +l'adversité, rendraient la France libre et heureuse; mais quand il +s'aperçut de l'ascendant qu'on accordait aux prêtres, aux émigrés, aux +courtisans, il prévit que les mêmes causes qui avaient amené la première +révolution, en amèneraient bientôt une seconde: dès-lors il reporta ses +regards sur le continent, et ne perdit plus de vue le Congrès, la France +et les Bourbons. Il connaissait[31] les talens, les principes, les vices +et les vertus de tous ceux qui avaient surpris ou obtenu la confiance de +Louis XVIII; il savait le degré d'influence que chacun d'eux était +susceptible d'acquérir et d'exercer; et il calculait d'avance les +erreurs dans lesquelles ils entraîneraient nécessairement son facile +successeur. + +Les journaux français et étrangers, les écrits périodiques, redevinrent +l'objet de ses lectures assidues: il les étudiait, les commentait, et +pénétrait avec sagacité ce que l'esclavage de la presse les forçait de +dissimuler ou de taire. + +Il accueillait les étrangers de distinction, et particulièrement les +Anglais, avec grâce et bonté. Il s'entretenait familièrement avec eux de +la situation politique de l'Europe et de la France; il les faisait +causer adroitement sur les points qu'il voulait approfondir, et tirait +presque toujours, de leur conversation, d'utiles éclaircissemens: +c'était par ces simples moyens que Napoléon savait ce qui se passait sur +le continent. Il avait trop d'habitude des crises politiques pour ne +point prévoir que la force des choses lui ouvrirait les portes de la +France, et il était trop habile pour vouloir entretenir, avec ses +partisans, des correspondances qui auraient pu révéler ses voeux secrets, +et fournir à ses ennemis l'occasion d'attenter à son indépendance et à +sa liberté. + +Napoléon attendait donc en silence le moment de reparaître en France, +lorsqu'un officier déguisé en matelot vint débarquer à +Porto-Ferrajo[32]. + +Cet officier me remit, quelques jours avant son départ pour l'armée, en +1815, la relation de son voyage à l'île d'Elbe: «Je vous confie, me +dit-il, mon histoire et celle du 20 mars. L'Empereur, lors de son +rétablissement sur le trône, n'ayant point parlé de moi, j'ai dû me +taire; mais je suis aussi jaloux que lui de vivre dans la postérité[33]. +Je veux qu'elle connaisse la part glorieuse que j'ai prise au +renversement du gouvernement royal, et au retour de Napoléon. J'ai le +pressentiment que je serai tué dans cette campagne. Gardez cet écrit, et +promettez-moi de le publier un jour.--Je le promis. Ce pressentiment se +réalisa; M. Z. fut tué à Waterloo. + +Je remplis aujourd'hui ma promesse. Je ne me suis permis de faire subir +à ces mémoires aucun changement, j'aurais cru trahir les intentions de +mon ami. Je me suis borné seulement à taire les noms et à supprimer +quelques phrases de circonstance, injurieuses à la famille des Bourbons. + + + + +HISTOIRE DU 20 MARS. + + +Lorsque Napoléon abdiqua la couronne, je brisai mon épée, en jurant de +ne plus servir ni la France, ni son nouveau souverain. Mais ému par les +adieux magnanimes de l'Empereur, et subjugué par ce pouvoir irrésistible +qu'exerce sur les soldats français, l'amour de la gloire et de la +patrie, je revins promptement à des sentimens plus modérés et plus +louables. Mes souvenirs et mes regrets s'adoucirent, et j'aspirai +sincèrement à l'honneur de servir encore mon pays et son Roi. + +La réputation que je m'étais acquise, me valut d'abord l'accueil le plus +flatteur, les promesses les plus brillantes; je crus à leur sincérité: +cette erreur fut de courte durée. Abusé, repoussé, je vis qu'on se +jouait de l'armée et de moi: qu'on nous honorait en masse parce qu'on +nous craignait; qu'on nous insultait en particulier par système et par +haine. J'avais l'âme trop haute pour souffrir les insultes et le mépris +dont on voulait m'abreuver: je donnai ma démission. + +Dégoûté de la France et de son gouvernement, mais toujours passionné +pour le métier des armes, je pensai que l'Empereur, qui m'avait +distingué sur le champ de bataille, ne m'aurait point oublié, et +daignerait m'accorder la grâce, si chère à mon coeur, de vivre et mourir +à son service. Je résolus donc de me rendre à l'île d'Elbe. Au moment de +partir, je fus arrêté par cette réflexion: l'Empereur, abandonné, trahi, +renié par des hommes qu'il avait comblés de bienfaits et d'honneurs, ne +croira pas à l'attachement que je lui ai gardé; peut-être même me +suspectera t-il d'avoir été envoyé près de lui, par les Bourbons, pour +épier ses paroles et ses actions. Que faire? J'avais conservé des +relations avec trois personnes investies autrefois de la confiance de +l'Empereur; leur conduite depuis la restauration avait été franche et +loyale: fidèles à Napoléon par sentiment, dévoués à sa cause par +principes et par patriotisme, elles n'avaient dissimulé ni leur fidélité +ni leur dévouement, et étaient restées inaccessibles aux tentatives +faites pour les attirer dans le parti royal. Je pensai que ces +personnes, en me recommandant d'une manière quelconque à l'Empereur, +pourraient me préserver de ses soupçons, et je fus leur confier sans +détour mes desseins et mes inquiétudes. + +La première et la seconde me témoignèrent le plus vif intérêt, la plus +tendre sollicitude; me chargèrent d'exprimer à l'Empereur leurs douleurs +de l'avoir perdu, leur espérance de le revoir. Mais l'un et l'autre +craignirent de se compromettre en lui écrivant, et je les quittai sans +en avoir rien obtenu. + +Je me présentai chez le troisième, M. X. Nous nous étions connus dans +ces tems de crise où les hommes s'éprouvent, et il avait daigné +conserver de mon courage et de mon caractère une opinion favorable. Je +lui dévoilai mes projets et mes craintes: «Vos craintes, me dit-il, sont +fondées. L'Empereur se méfiera de vous, et ne vous permettra point +probablement de rester près de lui, Ma recommandation vous serait sans +doute fort utile, mais je ne pourrais vous la donner sans danger; non +point pour moi, mes sentimens pour l'Empereur sont connus, mais pour +l'Empereur lui-même. Car si l'on vous enlevait ma lettre, on pourrait la +remettre à un espion, peut-être même à un assassin.» + +Cette raison me parut décisive. Il me vient une inspiration, lui dis-je. +Il a existé entre l'Empereur et vous, des relations si multipliées, que +vous devez avoir conservé le souvenir de quelques circonstances, de +quelques épanchemens qui, rappelées par moi à Sa Majesté, pourraient lui +prouver que j'ai votre confiance, et que je suis digne de la +sienne.--Votre idée est parfaite: mais non, ajouta-t-il, je ne pourrais +que vous donner des détails insignifians, et alors l'Empereur ne s'en +ressouviendrait plus: ou vous révéler des choses importantes, et mon +devoir s'y oppose; au surplus, j'y réfléchirai: revenez demain matin. + +Je revins. J'ai fouillé ma mémoire, me dit M. X. en m'abordant, et voici +votre affaire. Il me remit une note. Je n'avais considéré, +poursuivit-il, votre voyage à l'île d'Elbe que sous les rapports qui +vous concernent; mais il est d'une importance bien plus grande que vous +ne pensez, et que je ne l'avais pensé moi-même. Il peut avoir d'immenses +résultats. L'Empereur ne peut être indifférent à ce qui se passe en +France. S'il vous interrogeait, que lui répondriez-vous? Vous devez +sentir combien il serait dangereux de lui donner, sur notre situation, +des renseignemens erronés.--Quoique militaire, je ne suis point +totalement étranger à la politique. J'ai souvent réfléchi sur la +position où se trouve la France, et je crois la connaître assez bien +pour être en état de satisfaire la curiosité de Napoléon.--Je n'en doute +point: mais voyons, qu'en pensez-vous?--Voici ce que j'en pense: je lui +fis alors une analyse raisonnée des fautes du gouvernement et de leurs +conséquences... Notre conversation s'échauffa graduellement; et quand, +après avoir examiné le présent, nous portâmes notre attention sur +l'avenir, nos pensées prirent tout à coup un essor si rapide; elles nous +transportèrent si loin de notre premier but, que nous en fûmes effrayés, +et que nous restâmes plongés l'un et l'autre pendant quelques momens +dans une espèce de stupéfaction... Enfin, lui dis-je, en rompant le +silence, si l'Empereur, après m'avoir interrogé, me demandait: +Croyez-vous que le moment de reparaître en France soit arrivé; que lui +répondrai-je?--Vous êtes plus hardi que moi: cette question s'était +offerte à mon esprit et je n'avais pas osé l'aborder.--Et bien?--Et +bien, me dit M. X., vous diriez à Sa Majesté, que je n'ai point osé +prendre sur moi de décider une question aussi importante; mais qu'il +peut regarder comme un fait positif et incontestable que le gouvernement +actuel, ainsi que vous l'avez remarqué, s'est perdu dans l'esprit du +peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble; et qu'on ne +croit pas que le gouvernement puisse lutter long-tems contre +l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'Empereur est devenu +l'objet des regrets et des espérances de l'armée et de la nation. Il +décidera ensuite dans sa sagesse ce qui lui reste à faire.--S'il me +demande si cette façon de penser est uniquement la vôtre, ou si elle est +aussi celle de MM... Que lui répondrai-je?--Vous lui direz que toutes +ces personnes-là ont, depuis son départ, cessé de se voir et de +s'entendre, mais que mon opinion est conforme à l'opinion générale.--Je +suis maintenant en état de répondre à toutes les questions de +l'Empereur: Adieu. Nous nous embrassâmes à plusieurs reprises et nous +nous séparâmes. + +À peine eus-je quitté M. X. que tout ce qui s'était passé entre nous se +reproduisit à ma mémoire. Je mesurai dans toute son étendue, dans toutes +ses conséquences, l'espèce de mission que j'étais appelé à remplir; et +je ne pus me défendre d'une émotion mêlée de surprise et d'effroi. Tant +que ma seule intention, en me rendant à l'île d'Elbe, avait été d'offrir +mes services à l'Empereur, il m'avait semblé que mon voyage était une +chose toute naturelle; et j'aurais volontiers déclaré au gouvernement +que j'allais rejoindre mon ancien bienfaiteur et le souverain de mon +choix. Depuis que l'objet de ce voyage s'était agrandi, depuis enfin +qu'il pouvait avoir, suivant les paroles de M. X., d'immenses résultats, +il me semblait au contraire que le gouvernement devait avoir les yeux +sur moi, qu'il devait épier mes pas, et chercher à pénétrer mes pensées +et mes desseins... Je devins défiant et inquiet: la note de M. X. me +parut pesante. Je l'appris par coeur, et je la brûlai. Au lieu de +demander directement mon passe-port pour Gènes ou pour Livourne, comme +j'en avais eu l'intention, je le demandai pour Milan. Je connaissais +dans cette ville un officier général, et je pensai que je pourrais +déclarer à la police, si elle me questionnait, que j'allais à Milan +réclamer de cet officier, mon ami, le remboursement de sommes que je lui +avais prêtées autrefois. + +Ce plan ainsi arrêté, je me rendis à la préfecture de police. En +franchissant le seuil de la porte, je me sentis saisi tout à coup d'un +tel battement de coeur, que je pouvais à peine trouver la force de me +mouvoir et de respirer. Si dans ce moment une voix m'eût crié: +Malheureux, que vas-tu faire? je crois que je serais tombé interdit et +que j'aurais tout confessé. Ce trouble n'était point l'effet d'une lâche +terreur; c'était sans doute l'impression que doit éprouver un homme de +bien, lorsque pour la première fois il commet une action qu'il ne peut +avouer. + +Quelques minutes suffirent pour me rendre à moi-même. Je me présentai +hardiment devant le préfet de police, M. Rivière. Il me fit subir un +assez long interrogatoire; mes réponses furent claires et positives: mon +air d'assurance parut prévenir toute espèce de soupçon; il m'accorda mon +passe-port. Cependant j'eus soin, à tout hasard, d'examiner si j'étais +suivi, et deux jours de suite, je m'aperçus, à mon grand étonneraient, +qu'on observait mes pas. Je feignis de l'ignorer; et pour tromper +l'espion, je le conduisis aux messageries publiques où je retins et +payai une place pour Lyon. Dans la nuit, je fis prendre des chevaux de +poste sous un nom supposé, et je partis en toute hâte: en peu de jours +je fus à Milan. + +Mon ami était absent; je lui écrivis; il accourut. Je lui avouai que +j'allais demander du service à Napoléon. Tu n'en obtiendras point, me +dit-il: il n'a pas assez d'argent pour subvenir à la solde de sa garde. +Plusieurs de mes anciens officiers ont été le rejoindre; ils sont à la +suite, et ne reçoivent pour eux et leur famille que cinquante ou +soixante francs par mois: ils sont dans le désespoir et dans la misère. +N'importe, repris-je, j'aime l'Empereur, et je veux à quelque prix que +ce soit aller le retrouver: enseigne-moi le moyen de m'embarquer +promptement.--La chose n'est point aisée. Tu ne trouveras à t'embarquer +qu'à Livourne ou à Gènes: et ces deux points sont si bien surveillés que +tu te feras arrêter, si on te reconnaît pour un Bonapartiste. Tu +pourrais réussir plus facilement à leur échapper, en te faisant passer +pour un marchand de cette ville; je tâcherai de te faire avoir un +passe-port, mais je crains que cela ne soit difficile.--Il y a une autre +difficulté bien plus grande, ma foi: c'est que je ne sais pas dix mots +d'italien.--Comment! cela est-il possible?--Oui, vraiment.--Et tu oses +tenter l'aventure? tu es donc devenu fou?--Fou ou non, je la tenterai. +N'y a-t-il donc pas d'autres points d'embarquement que Gènes et +Livourne?--Il y a sur les côtes de Toscane une foule de petits ports, +mais il faut y attendre l'occasion et rester exposé, en attendant, à la +surveillance des autorités qui sont toutes fort mal disposées pour +l'Empereur et pour les siens. Tu trouveras peut-être à t'embarquer +sur-le-champ dans le golfe de la Spézia, à Lerici. Mais pour y arriver, +il te faudrait passer par Gènes et longer les côtes, et il est à +craindre que les carabiniers piémontais ou le nouveau consul de Gènes, +qui, dit-on, est un enragé, ne te happent au passage. Il y a bien une +autre route à travers les montagnes de la Spézia, mais elle est +abandonnée depuis long-tems, et tu courrais risque de t'y engloutir ou +de t'y faire assommer.--N'importe: à vaincre sans péril, on triomphe +sans gloire; cette route me convient, et dès demain je vais à la +découverte.--Ton passe-port est-il en règle?--Je le ferai viser pour +Lerici.--Autre sottise. Tu ne sais donc pas que tu auras affaire aux +Autrichiens, nos plus implacables ennemis, et qu'ils te chercheront +mille difficultés? Je connais un colonel tudesque (c'est le nom qu'on +donne aux Autrichiens en Italie), qui probablement nous arrangera tout +cela. Allons lui offrir à dîner. Les affaires et les querelles +s'arrangent à table avec ces messieurs. + +Notre colonel me fit effectivement régulariser mon passe-port. Je +laissai à Milan ma calèche et mes effets, et le lendemain je montai en +cédiole[34]. J'arrivai par des chemins de traverse au pied des +montagnes. Leur trajet en voiture étant impossible, je me séparai à +regret de mon conducteur. J'achetai deux chevaux, l'un pour mon nouveau +guide, l'autre pour moi. Ce nouveau guide ne savait point un mot de +français. J'avais eu soin de me munir d'un dictionnaire de poche; mais +j'ignorais à peu près la manière de prononcer et d'arranger les mots: de +sorte que notre conversation se réduisait à quelques phrases isolées que +nous ne parvenions point toujours à comprendre. + +Nous partîmes à la pointe du jour. Sur le midi, la neige commença à +tomber, et nous eûmes mille peines à gagner le hameau de... Le +lendemain, le tems devint encore plus mauvais. Le cheval de mon guide +s'abîma dans la neige, et nous perdîmes deux heures à l'en retirer. Mon +guide, superstitieux comme tous les Italiens et facile comme eux à +rebuter, regardait cet accident comme de mauvais augure, et voulait +rétrograder. Je ne pus vaincre sa répugnance qu'avec un double napoléon +d'or. À peine le lui eus-je donné, que je sentis mon imprudence: c'était +exciter la cupidité de cet homme et m'exposer à en devenir la victime. À +mesure que nous avancions, la route devenait de plus en plus difficile; +nous rencontrions à chaque pas des excavations, ou des chutes de rochers +qui barraient notre passage, et nous forçaient à nous créer au hasard de +nouveaux chemins. Il était tombé en 1814 tant de neige dans l'Italie +septentrionale, et particulièrement dans la partie que nous traversions, +que les muletiers eux-mêmes avaient déserté la montagne; en sorte que +mon guide, ne trouvant plus de sentiers frayés, était obligé de +s'orienter à chaque pas pour ne point nous égarer, ou nous précipiter +dans les gouffres cachés qui bordaient notre périlleuse route. + +Nous arrivâmes le lendemain à Borcetto. Éclairé par les dangers de la +veille, je pris deux chevaux de réserve et un guide de plus. On me les +fit payer au poids de l'or. Je trouvai là un préposé des douanes: il +m'engagea, soit par bonté d'âme, soit pour me faire peur, à me tenir sur +mes gardes en traversant la Size, montagne fort élevée et fort +dangereuse. Elle était, disait-il, infestée de brigands. Je renouvelai +l'amorce de mes pistolets; je jetai les yeux au ciel pour invoquer sa +protection, et je partis. + +Arrivé à la moitié de la montagne, je fus arrêté par un soldat, qui me +fît entrer au corps-de-garde pour y exhiber mon passe-port. Ce poste, +établi peu de jours auparavant pour la sûreté des voyageurs, était +occupé par un sous-officier et six soldats qui tous avaient servi dans +les armées impériales. Ils se doutèrent à ma mine que j'avais été +militaire; et après quelques momens de conversation, ils me proposèrent, +pour me réchauffer, de boire à la santé de l'Empereur Napoléon. +J'hésitai d'abord, craignant de donner dans un piége; mais ils +insistèrent si franchement que je ne pus leur résister. Je leur donnai +en partant 20 fr., pour boire à la santé de Napoléon et à la mienne, et +je les priai de me recommander à mes guides. Le commandant du poste les +fit venir et leur dit, avec un feu de file de juremens, que, s'il +m'arrivait quelque chose, il les ferait fusiller tous deux à leur +retour. Ces braves gens m'escortèrent assez long-tems, et nous nous +séparâmes avec une émotion qu'il faut avoir été soldat pour éprouver et +pour comprendre. + +Nous devions aller coucher à Pontrémoli. La halte que j'avais faite nous +avait retardés, et nous nous trouvâmes surpris par la nuit. Pour abréger +le chemin, mes guides me firent descendre par un large sentier pratiqué +le long du flanc de la montagne: la pente était si rapide que nos +chevaux s'accroupissaient à chaque instant, et que nous-mêmes nous +étions forcés de nous laisser glisser. Je me trouvai au pied de la côte +dans un lieu si obscur et si sauvage que je crus que mes guides m'y +avaient conduit dans le dessein de s'y défaire de moi. Après avoir +marché à tâtons pendant assez long-tems, mes guides s'arrêtèrent tout à +coup: la neige et la nuit défiguraient tellement le terrain, qu'ils ne +savaient plus où ils se trouvaient, ni de quel côté ils devaient se +diriger: leur inquiétude était extrême; ils invoquaient tour à tour les +saints du Paradis, se serraient la main, et se pressaient dans leurs +bras, comme s'ils eussent été sur le point de faire naufrage. Je +conservai mon sang-froid, et voyant que je n'avais rien à attendre de +ces deux imbéciles, je pris un cheval, qui me parut être un vieux +routier, et après lui avoir mis la bride sur le cou, je lui appliquai un +vigoureux coup de fouet: il prit son élan, je le suivis, et peu +d'instans après, au grand étonnement et surtout à la grande satisfaction +de mes conducteurs, nous reconnûmes que nous étions dans la bonne voie +et à une demi-heure de marche de Pontrémoli, où nous arrivâmes à minuit. + +J'étais encore à vingt-quatre heures de distance de la Spézia, et +vingt-quatre heures avec de semblables chemins sont des siècles. Mais +quel fut mon ravissement, quand, au lieu des déserts et des montagnes de +glaces que j'avais traversés la veille, je n'aperçus, au sortir de +Pontrémoli, que des vallons émaillés de verdure et de fleurs, des +coteaux entourés et couronnés d'arbustes et d'oliviers! Hier c'était +l'hiver et ses rigueurs, aujourd'hui le printems et ses charmes. Cette +agréable métamorphose trompa mon impatience, et fit succéder aux +agitations habituelles de mon âme, ce calme heureux qu'inspire la +contemplation des beautés et des dons de la nature. + +À quelques lieues de Pontrémoli, le passage se trouve interrompu par un +torrent profond et rapide. On le passe à gué: mes conducteurs, que +j'avais devancés, me l'eurent à peine indiqué que je m'élançai dans +l'eau. Mais au lieu de porter mon cheval à gauche, je le dirigeai dans +le sens contraire. Mes guides, témoins de ma déviation, criaient à tue +tête, _Fermate, fermate!_ ce qui veut dire arrêtez: je crus que cela +signifiait, _ferme, ferme;_ et j'éperonnais et fouettais mon cheval de +toutes mes forces: il perdit pied; je manquai d'être submergé. Parvenu à +bord, je reçus de mes guides un sermon qui devait être sans doute fort +sévère, et dans lequel les noms de diable et de Français jouaient le +rôle principal. + +J'arrivai le... à Lerici. Je vis avec joie la mer, dernier obstacle qui +me restait à franchir pour atteindre le terme de mes voeux et de mes +travaux. Mais hélas! ma joie ne se prolongea point. Je fus saisi, dans +la nuit, d'une forte oppression de poitrine et d'une fièvre brûlante: +c'était le résultat de mon immersion dans le torrent. Si j'ai le malheur +d'avoir une fluxion de poitrine, me disais-je tristement, que +deviendrai-je ici, sans secours, sans appui, au milieu d'une terre +étrangère? Je n'aurai donc quitté ma patrie, ma mère chérie, que pour +venir expirer loin d'elle dans les bras de mercenaires et d'inconnus? Je +n'aurai donc approché des bords si désirés de la Spézia, que pour +éprouver le douloureux regret de ne pouvoir les franchir? Ah! du moins, +si j'avais pu arriver près de l'Empereur, lui parler, et mourir à ses +pieds, je ne regretterais point la vie. Mon dévouement aurait été connu, +ma mémoire honorée; et mon nom, associé aux destinées de l'Empereur, +aurait passé peut-être avec le sien à la postérité. + +Je fis appeler un médecin; par un bonheur inespéré, il se trouva que +c'était un ancien chirurgien militaire, homme de mérite, et chaud +partisan des Français. Quand je fus hors de danger, il me témoigna le +désir de connaître le motif qui m'avait amené à Lerici. à travers les +montagnes, et me fit entrevoir qu'il l'avait pénétré. Un homme qui parle +est toujours moins suspect que celui qui se tait. Je résolus donc de +satisfaire la curiosité du docteur. Après avoir exigé le secret, je lui +avouai mystérieusement que j'étais colonel; que j'allais à l'île d'Elbe; +qu'un officier supérieur de la garde de Napoléon avait épousé ma soeur; +que l'expatriation de son mari l'avait plongée dans un tel état +d'accablement et de souffrances, que les médecins avaient déclaré +qu'elle était perdue sans ressource; que sa santé, et quatre enfans en +bas âge, ne lui permettant point de venir rejoindre son mari, j'avais +pris le parti, pour rendre à ma pauvre soeur le bonheur et la vie, de +venir rappeler à mon beau-frère ce qu'il devait à son épouse et à ses +enfans, et que j'espérais le déterminer à retourner en France, au moins +momentanément. + +Cette fable, que j'eus soin d'entrecouper de soupirs et de réflexions +sentimentales, parut le toucher infiniment. Il me plaignit, me consola, +me flatta des plus douces espérances, et me promit de me servir de tout +son pouvoir. + +Devenu convalescent, je m'occupai avec plus d'ardeur que jamais des +moyens de m'embarquer promptement. L'officieux docteur me fit connaître +un capitaine de félouque courrière, et je frétai son bâtiment pour +quinze jours. + +Il me demanda mon passe-port pour aller chez l'officier du port prendre +sa feuille de bord, et ma _boletta_. En effet (et je l'ignorais +complètement), on ne peut sortir d'un port et entrer dans un autre, sans +être pourvu d'une feuille de bord, constatant le nombre des marins et +des passagers qui se trouvent sur le bâtiment, et d'une boletta ou +certificat des inspecteurs de la santé, qui atteste, nominativement, +qu'aucun des passagers et des marins n'est atteint de maladie +contagieuse. Ces deux pièces ne se délivrent que sur la présentation des +passe-ports, avec lesquels elles doivent être d'une identité absolue. +Cette formalité, à laquelle je ne m'étais point attendu, déconcerta +totalement mes calculs. Mon passe-port ne me donnait point le droit de +m'embarquer, et je craignais, en le produisant (car on s'effraye de tout +en pareille circonstance), qu'on ne me fît des difficultés, et qu'on +n'en référât au consul ou à ses agens. + +Mon capitaine devina mon embarras, et m'offrit de me procurer un +passe-port et une boletta sous des noms supposés; je refusai, préférant +m'exposer à être puni comme Bonapartiste, que comme faussaire. En ce +cas, me dit le capitaine, vous n'avez qu'un seul moyen, c'est de vous +jeter dans une barque et de vous faire passer pour matelot: j'arrangerai +cela. Quelques heures après, il m'amena Un matelot franco-génois, qui me +proposa de me conduire, sans papiers, où cela me ferait plaisir. Il +ajouta que l'un de ses parens était canonnier à bord du brick +l'_Inconstant_, de Napoléon, et qu'il serait bien content de le revoir. +Je jugeai que mon dessein de passer à l'île d'Elbe était éventé, et je +résolus de partir la nuit même, s'il était possible. Il fut convenu, +avec mon matelot (dont le nom était Salviti), qu'il viendrait me prendre +à minuit, et que nous nous éloignerions de la terre, quelque tems qu'il +fît. + +Sur ces entrefaites, mon docteur vint me trouver, et m'annonça que le +commandant du pays, dont il était le médecin, se proposait de m'envoyer +chercher par ses carabiniers, pour connaître le motif de mon arrivée et +de mon séjour dans le golfe. Je lui ai annoncé, me dit-il, que vous êtes +malade, et que votre intention est de vous rendre en Corse, dans le sein +de votre famille, aussitôt que vous pourrez supporter la mer. Je crois +l'avoir tranquillisé: cependant, ne vous y fiez pas, et partez sans +délai.--Je partirai ce soir; mais comme il pourrait prendre d'ici là, à +votre commandant ou à ses gendarmes, la fantaisie de m'arrêter, j'aime +mieux me présenter chez lui de bonne volonté, et lui confirmer le conte +que vous lui avez fait.--Je m'y rendis immédiatement, et instruit par +les détails que m'avait donnés le médecin, de l'homme à qui j'avais +affaire, je parvins facilement à lui plaire et à le rassurer. Il me fit +promettre, néanmoins, de lui apporter, le lendemain, mon passe-port. Je +lui promis tout ce qu'il voulut: à minuit, nous mîmes clandestinement à +la voile, et à la pointe du jour j'avais déjà perdu de vue le golfe de +la Spézia et ses bords majestueux. + +La barque qui me portait, moi et ma fortune, n'était qu'un bateau +ordinaire, à quatre rames, avec une petite voile latine. Elle était +montée par six hommes. Salviti seul parlait français; il avait bonne +mine; les autres portaient sur leurs figures l'empreinte de la misère et +de la plus profonde immoralité. Ils me regardaient avec curiosité, et +parlaient continuellement de moi. Salviti me traduisait leurs discours; +j'y répondais de bonne grâce: on cherche à plaire, même à des matelots, +quand on a besoin d'eux. Le mal de mer ne me laissait point un moment de +repos, et pour comble de malheur, je n'avais point eu la précaution de +me procurer des vivres. Il me fallut partager la nourriture de mes +compagnons; elle consistait en salaisons avariées, et principalement en +bacalat ou morue sèche, qui se mange toute crue. + +Le vent contrariant notre marche, ce ne fut que le matin du second jour, +que nous aperçûmes le phare de Livourne. Quelle fut ma surprise, mon +indignation, lorsque je vis notre barque se diriger vers l'entrée du +port! «Où me conduisez-vous, Salviti?--À Livourne.--Je ne veux point y +aller, m'écriai-je en blasphémant; ce n'est point là ce que vous m'aviez +promis.» Salviti déconcerté, m'avoua qu'il n'était pas le maître du +bâtiment; qu'il le louait en commun avec les autres matelots; qu'ils +faisaient la contrebande; et qu'ils se rendaient à Livourne pour se +concerter avec d'autres contrebandiers, au sujet d'une expédition +importante; que cela serait bientôt fait; et qu'ils me conduiraient +ensuite à Porto-Ferrajo; qu'il m'en donnait sa parole, et que je pouvais +m'y fier.--Je ne veux pas de cet arrangement, lui répondis-je, en +portant mes pistolets à sa poitrine; il faut aller droit à l'île d'Elbe, +ou je le tue.--Tuez-moi, si vous voulez, cela ne vous servira à rien: +vous serez jeté à la mer par mes camarades, ou guillotiné à Livourne.» +Le sang-froid de cet homme me désarma. «Eh bien, lui dis-je, jure-moi +donc que tu me conduiras demain à l'île d'Elbe.--Je vous l'ai déjà dit, +que je sois un... si je vous manque de parole.» Les matelots, qui ne +nous comprenaient pas, ne savaient à quel motif attribuer ma fureur; +l'un d'eux, déserteur de la marine anglaise, saisit un grand couteau en +forme de stilet, les autres semblaient attendre l'événement pour se +précipiter sur moi. Cette scène finie, je voulus essayer de faire +rétrograder Salviti pour de l'argent: il résista, il avait donné sa +parole de se trouver à Livourne, _et sa parole était inviolable_. + +Je me vis donc conduit, malgré moi, dans le piége que j'avais voulu +éviter. Mon dépit, ma colère étaient au comble: j'écumais de rage et de +désespoir: «ainsi donc, pensai-je, en me tordant les bras, ces scélérats +vont me ravir le fruit de tout ce que j'ai souffert. Et l'Empereur! +l'Empereur! si près de lui, sous ses yeux, au moment...» Malheureux! +dis-je à Salviti; je ne te quitterai pas plus que ton ombre; et avant de +me laisser prendre, je te ferai sauter la cervelle.--C'est bon, +reprit-il en haussant les épaules: en attendant, il faut ôter vos habits +et vous mettre en matelot.--Pourquoi?--Parce que vous n'avez point de +papiers et qu'on vous mettrait dedans.» Je me soumis à cette nouvelle +épreuve. L'un de ces misérables se dépouilla pour moi d'une grande veste +à capuchon que j'endossai: un autre ôta de son col, et mit au mien un +mouchoir de couleur tout ruisselant la sueur et la crasse; un troisième +me donna son bonnet de laine, et malgré ma juste répugnance, il fallut +me l'enfoncer jusqu'aux yeux... Ma barbe heureusement était aussi longue +que celle de mes camarades, et pour que mes mains ne me trahissent +point, je les imprégnai de l'eau bourbeuse qui croupissait sous le +plancher de notre bateau. Ce n'est point tout; notre feuille de bord +n'énonçait que six hommes d'équipage: nous étions sept; il fallait donc +en cacher un[35]: nous choisîmes le plus petit et le plus mince d'entre +nous. Il se blottit sous le bout du bateau, et nous jetâmes négligemment +sur lui quelques vieilles nattes et deux ou trois vestes de matelot. Ces +préparatifs terminés, on me plaça sur un banc de rameur, la rame en +main, et à la nuit tombante nous fîmes notre entrée dans la rade. + +Salviti présenta nos papiers; la date[36] en était trop ancienne; on lui +fit des difficultés; il s'emporta, et par châtiment et par précaution, +on nous astreignit à faire la petite quarantaine: c'est-à-dire, à +demeurer prisonniers dans la rade pendant trois jours. + +Salviti revint tristement m'annoncer cette nouvelle infortune; notre +bateau fit volte-face, et nous nous rendîmes au lieu de notre exil. + +Le soir du troisième jour, Salviti me prévint qu'on allait nous mettre à +bord, selon l'usage, un garde de la santé, qui passerait la nuit avec +nous, pour s'assurer si nous n'avions point de symptômes de maladie. Il +avait su, par l'homme qui nous avait apporté ou plutôt jeté des vivres, +car tout contact est interdit sous peine de mort; il avait su, dis-je, +le nom du garde qu'on nous destinait: c'était un joueur et un ivrogne. +Salviti se procura des cartes et du vin, et m'assura qu'il +l'endoctrinerait si bien, qu'il n'aurait point le tems de s'occuper de +moi. + +Je n'étais point aussi tranquille que Salviti. Je redoutais que cet +homme ne découvrît le matelot que nous avions à cacher, ou qu'il ne +s'aperçût à mes manières, à mes traits, à ma gaucherie, que je n'étais +point ce que je paraissais être. Il lui suffisait d'ailleurs d'une seule +question pour me pousser à bout, puisque, ne sachant point l'italien, je +n'aurais pu lui répondre ou garder le silence sans me trahir. Il me vint +dans l'idée de contrefaire le sourd, pour n'être point dans le cas de +soutenir de conversation, et de supposer que je m'étais blessé à la +main, afin de rester oisif, et d'éviter de laisser paraître que je ne +savais point mon métier. Je me tirai quelques gouttes de sang que +j'épanchai sur de vieux haillons, et m'enveloppai la main. Salviti +expliqua mon stratagème à nos camarades, et de longs éclats de rire +m'annoncèrent qu'il avait obtenu leur approbation. + +Le garde de la santé arriva: le matelot mystérieux ne bougea point: +Salviti joua son rôle à merveille; je m'acquittai fort bien du mien; et +à ma vive satisfaction, la soirée se termina sans accidens. Jusques-là, +j'avais été couché à part, et sur un assez bon matelas; on fit les +honneurs de ma place et de mon lit, à M. le garde, et je fus obligé de +m'étendre par terre, tête bêche avec les matelots; le dégoût, la +mauvaise odeur, la privation d'air me firent porter le sang à la tête, +et je pensai suffoquer. À la pointe du jour, mes camarades se mirent à +boire et à manger. Je me tins à l'écart. «Approchez et mangez, me dit +Salviti.--Je ne le puis.--Le garde va supposer que tous êtes malade, et +il n'en faut pas davantage pour nous faire recommencer la +quarantaine.--Je mangeai.» À dix heures du matin les officiers de la +santé s'approchèrent de nous; et sur le rapport favorable de notre +surveillant, nous obtînmes l'entrée du port. Je restai dans le bateau, +avec un de nos gens que je gardai en otage. À deux heures, les +conciliabules de mes contrebandiers furent terminés; à trois heures, +nous levâmes l'ancre. Un vent propice enfla notre voile, et j'oubliai +bientôt mes angoisses et mes dangers, en apercevant le rocher sur lequel +j'allais retrouver Napoléon le Grand. + +Nous arrivâmes, sans obstacles, dans la rade de Porto-Ferrajo[37], au +moment où le canon venait de donner le signal de la fermeture du port: +j'entendis battre la retraite à la française: mon coeur tressaillit. Je +passai la nuit sur le pont du bateau. Malgré ma joie d'être arrivé au +port, je ne pus me défendre d'une certaine mélancolie que m'inspirèrent +sans doute le calme de la nuit, et l'aspect des montagnes sombres et +arides dont j'étais environné. Ô vanité des grandeurs humaines! me +disais-je, c'est donc là, sur ce roc desséché, que respire cet homme +incompréhensible qui naguères trouvait _qu'il étouffait en Europe_! +C'est dans cette humble bicoque qu'habite, avec quelques serviteurs +fidèles, cet homme que j'ai vu, dans le palais des Césars, entouré des +hommages et des adorations de la plus brillante cour du monde; que j'ai +vu assis, la tête couverte, au milieu de huit rois se tenant +respectueusement devant lui chapeau bas! C'est sur cette peuplade, à +peine égale à la population d'un village, que règne maintenant ce +Napoléon le Grand, si long-tems le maître et la terreur du monde; ce +Napoléon qui, d'une part de ses conquêtes, élevait des trônes pour les +princes ses alliés. + +Le jour vint mettre fin à mes réflexions. Je reconnus sur le rempart, +avec une joie inexprimable, ces vieux et braves grenadiers que j'avais +tant de fois honorés et admirés sur le champ de bataille. Je m'élançai à +terre et me jetai précipitamment dans la première auberge, pour quitter +mon déguisement de matelot et voler au palais de Napoléon. Mais j'avais +été remarqué et suivi; et l'on vint sur-le-champ, de la part du +commandant de la place (le général Cambronne), pour s'assurer de ma +personne. Je tranquillisai ses émissaires, et me rendis avec eux à la +municipalité où logeait le général Bertrand. Je me fis annoncer; le +général vint au-devant de moi: «Venez-vous de France, Monsieur?--Oui, +Monsieur le Maréchal.--Que venez-vous faire ici?--Voir l'Empereur et lui +demander du service.--L'Empereur vous connaît-il?--Oui, Monsieur. M. X. +m'a donné d'ailleurs des moyens de prouver à l'Empereur que je ne suis +point indigne de ses bontés.--Nous apportez-vous des nouvelles de +France?--Oui, Monsieur le Maréchal, et je les crois bonnes.--Dieu vous +entende! nous sommes si malheureux! Je brûle de causer de la France avec +vous; mais je dois avant tout prévenir l'Empereur de votre arrivée. +Peut-être ne pourra-t-il point vous recevoir sur-le-champ: nous avons +aujourd'hui la corvette anglaise[38], et ces gens-là s'effrayent de +tout. Sait-on qui vous êtes?--On sait que je suis officier +français.--Tant pis; cachez vos décorations, ne dites rien à personne, +et restez à votre auberge à vous reposer; je vous enverrai chercher.» +Une demi-heure après, il me fit avertir de me rendre en toute hâte à la +porte du jardin de l'Empereur; que l'Empereur y viendrait, et que sans +avoir l'air de me connaître, il me ferait appeler. Je m'y rendis: +l'Empereur, accompagné de ses officiers, se promenait, suivant sa +coutume, les mains derrière le dos; il passa plusieurs fois devant moi +sans lever les yeux; à la fin il me fixa, et s'arrêtant, il me demanda +en italien de quel pays j'étais: je lui répondis en français que j'étais +parisien; que j'avais été appelé par des affaires en Italie; et que je +n'avais pu résister au désir de revoir mon ancien souverain. «Eh bien, +Monsieur, parlez-moi de Paris et de la France.» En achevant ces mots, il +se remit à marcher. Je l'accompagnai, et après plusieurs questions +insignifiantes, faites à haute voix, il me fit entrer dans ses +appartemens, ordonna aux généraux Bertrand et Drouot de se retirer, et +me força de m'asseoir à côté de lui. «Le Grand Maréchal, me dit-il avec +un air froid et distrait, m'a annoncé que vous arriviez de France.--Oui, +Sire.--Que venez-vous faire ici?--Sire, je viens vous offrir mes +services; ma conduite, en 1814... L'Empereur, m'interrompant: Je ne +doute pas, Monsieur, que vous ne soyez un bon officier; mais les +officiers que j'ai avec moi, sont déjà si nombreux, qu'il me serait bien +difficile de pouvoir faire quelque chose pour vous; cependant, nous +verrons. Vous connaissez, il paraît, M. X.--Oui, Sire.--Vous a-t-il +remis une lettre pour moi?--Non, Sire.--(L'Empereur, m'interrompant.) Je +vois bien qu'il m'a oublié comme tous les autres; depuis que je suis +ici, je n'ai entendu parler ni de lui ni de personne.--Sire +(l'interrompant à mon tour), il n'a point cessé d'avoir pour votre +Majesté, l'attachement et le dévouement que lui ont conservé les vrais +Français, et... L'Empereur, avec dédain. Quoi! on pense donc encore à +moi en France?--On ne vous y oubliera jamais.--Jamais! c'est beaucoup. +Les Français ont un autre souverain, et leur devoir et leur tranquillité +leur commandent de ne plus songer qu'à lui.» Cette réponse me déplut; +l'Empereur, me dis-je, est mécontent de ce que je ne lui apporte point +de lettres, il se défie de moi: ce n'était point la peine de venir de si +loin pour être si mal reçu.--«Que pense-t-on de moi en France?--On y +plaint et l'on y regrette votre Majesté.--L'on y fait aussi sur moi +beaucoup de fables et de mensonges; tantôt on prétend que je suis fou, +tantôt que je suis malade, et vous voyez, me dit l'Empereur, en +regardant son embonpoint, si j'en ai l'air. On y prétend aussi qu'on +veut me transporter à Ste-Hélène ou à Malte. Je ne leur conseille pas +d'y essayer. J'ai des vivres pour me nourrir six mois, des canons et des +braves pour me défendre; je leur ferais payer cher leur honteuse +tentative. Mais je ne puis croire que l'Europe veuille se déshonorer en +s'armant contre un seul homme, qui ne veut point et qui ne peut plus lui +faire de mal. L'Empereur Alexandre aime trop la postérité, pour +consentir à un semblable attentat. Ils m'ont garanti la souveraineté de +l'Ile d'Elbe par un traité solennel; je suis ici chez moi, et tant que +je n'irai point chercher querelle à mes voisins, on n'a pas le droit de +venir m'y troubler... Avez-vous servi dans la grande armée?--Oui, Sire, +j'eus le bonheur de me distinguer sous vos yeux dans les plaines de la +Champagne. Votre Majesté avait paru tellement me remarquer, que j'avais +osé concevoir l'espérance qu'elle se ressouviendrait de moi.--Au fait, +j'ai cru vous reconnaître en vous voyant, mais je n'ai de vous qu'un +souvenu confus.» Pauvres hommes! pensai-je en moi-même, exposez donc +votre vie pour les rois, sacrifiez-leur donc votre jeunesse, votre +repos, votre bonheur!--«À quelles affaires vous êtes-vous +distingué?--Sire, à... et à... Le Maréchal Ney me présenta, à cette +époque, à Votre Majesté, en lui disant: voici Sire, l'intrépide S... +P... dont je vous ai parlé.--Ah! ah! je me rappelle effectivement; oui, +j'ai été très-content de votre conduite à... et à... Vous avez montré +de la résolution, du caractère; ne vous ai-je point décoré sur le champ +de bataille?--Oui, Sire.--Eh bien (avec plus de chaleur et d'abandon), +comment se trouve-t-on en France des Bourbons?--Sire, ils n'ont point +réalisé l'attente des Français, et chaque jour le nombre des mécontens +s'augmente.--Tant pis, tant pis, (vivement). Comment, X. ne vous a point +donné de lettres pour moi?--Non, Sire, il a craint qu'elles ne me +fussent enlevées; et comme il a pensé que Votre Majesté, obligée d'être +sur ses gardes et de se défier de tout le monde, se défierait peut-être +aussi de moi, il m'a révélé plusieurs circonstances qui, n'étant connues +que de Votre Majesté et de lui, peuvent vous prouver que je suis digne +de votre confiance.--Voyons ces circonstances.» Je lui en détaillai +quelques-unes, et sans me laisser achever: «Cela suffit, me dit-il. +Pourquoi n'avoir pas commencé par me dire tout cela? voilà une +demi-heure que vous nous faites perdre.» Cette bourrasque me +déconcerta[39]. Il s'en aperçut, et reprit avec douceur. «Allons, +mettez-vous à votre aise, et racontez-moi dans le plus grand détail tout +ce qui s'est dit et passé entre X. et vous.» Je lui exposai alors les +circonstances qui m'avaient amené à avoir un entretien avec M. X.; je +lui rapportai mot à mot cet entretien; je lui fis une énumération +complète des fautes et des excès du gouvernement royal. Et j'allais en +déduire les conséquences que nous en avions tirées M. X. et moi, lorsque +l'Empereur incapable, quand il est ému, d'écouter un récit quelconque +sans l'interrompre et le commenter à chaque instant, m'ôta la parole et +me dit: «Je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons, +instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient point dans les +fautes qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le Roi vous +gouvernerait en bon homme, c'était le seul moyen de se faire pardonner +de vous avoir été donné par les étrangers. Mais depuis qu'ils ont remis +le pied en France, ils n'ont fait que des sottises. Leur traité du 23 +avril, continua-t-il en élevant la voix, m'a profondément indigné; d'un +trait de plume ils ont dépouillé la France de la Belgique et des +possessions qu'elle avait acquises depuis la révolution; ils lui ont +fait perdre les arsenaux, les flottes; les chantiers, l'artillerie et le +matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses et les ports +qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait cette infamie. +On lui aura donné de l'argent. La paix est facile avec de telles +conditions. Si j'avais voulu comme eux signer la ruine de la France, ils +ne seraient point sur mon trône, (avec force) j'aurais mieux aimé me +trancher la main. J'ai préféré renoncer au trône, plutôt que de le +conserver aux dépens de ma gloire et de l'honneur Français... une +couronne déshonorée est un horrible fardeau... Mes ennemis ont publié +partout que je m'étais refusé opiniâtrement à faire la paix; ils m'ont +représenté comme un misérable fou, avide de sang et de carnage. Ce +langage leur convenait: quand on veut tuer son chien, il faut bien faire +accroire qu'il est enragé: mais l'Europe connaîtra la vérité: je lui +apprendrai tout ce qui s'est dit, tout ce qui s'est passé à Châtillon. +Je démasquerai d'une main vigoureuse, les Anglais, les Russes et les +Autrichiens. L'Europe prononcera. Elle dira de quel côté fut la fourbe +et l'envie de verser du sang. Si j'avais été possédé de la rage de la +guerre, j'aurais pu me retirer avec mon armée au-delà de la Loire, et +savourer à mon aise la guerre des montagnes. Je ne l'ai point voulu; +j'étais las de massacres... mon nom et les braves qui m'étaient restés +fidèles, faisaient encore trembler les alliés, même dans ma capitale. +Ils m'ont offert l'Italie, pour prix de mon abdication; je l'ai refusée: +quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs. J'ai +choisi l'île d'Elbe; ils ont été trop heureux de me la donner. Cette +position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur les +Bourbons. Tout ce que j'ai fait, a toujours été pour la France. C'est +pour elle, et non pour moi, que j'aurais voulu la rendre la première +nation de l'univers. Ma gloire est faite à moi. Mon nom vivra autant que +celui de Dieu. Si je n'avais eu à songer qu'à ma personne, j'aurais +voulu, en descendant du trône, rentrer dans la classe ordinaire de la +vie; mais j'ai dû garder le titre d'Empereur pour ma famille, et pour +mon fils... mon fils, après la France, est ce que j'ai de plus cher au +monde.» + +L'Empereur, pendant tout ce discours, avait marché à grands pas, et +paraissait violemment agité. Il se tut quelques momens, et reprit: «Ils +savent bien (les émigrés) que je suis là, et voudraient me faire +assassiner. Chaque jour je découvre de nouvelles embûches, de nouvelles +trames. Ils ont envoyé en Corse un des sicaires de Georges, un misérable +que les journaux anglais eux-mêmes ont signalé à l'Europe comme un +buveur de sang, comme un assassin. Mais qu'il prenne garde à lui; s'il +me manque, je ne le manquerai pas. Je l'enverrai chercher par mes +grenadiers, et je le ferai fusiller pour servir d'exemple aux autres...» + +Après quelques nouveaux momens de silence, il me dit: «Mes généraux +vont-ils à la cour? ils doivent y faire une triste figure.» J'avais +attendu la fin de cette digression pour reprendre le fil de mon +discours; convaincu qu'il me serait impossible de parvenir à mener la +conversation, je résolus de laisser l'Empereur la diriger à sa guise, et +je lui répondis: «Oui, Sire, et ils sont outrés de se voir préférer des +émigrés qui n'ont jamais entendu le bruit du canon.--Les émigrés seront +toujours les mêmes. Tant qu'il ne fut question que de faire les belles +jambes dans mon antichambre, j'en trouvais plus que je n'en voulus. +Quand il fallut montrer de l'homme, ils se sont retirés comme des c... +J'ai fait une grande faute en rappelant en France cette race +anti-nationale; sans moi ils seraient tous morts de faim à l'étranger. +Mais alors j'avais de grands motifs, je voulais réconcilier l'Europe +avec nous, et clore la révolution... Que disent de moi les soldats?--Les +soldats, Sire, s'entretiennent sans cesse de vos immortelles victoires. +Ils ne prononcent jamais votre nom qu'avec respect, admiration et +douleur. Lorsque les princes leur donnent de l'argent, ils le boivent à +votre santé, et quand on les force à crier _vive le Roi!_ ils répètent à +voix basse, _de Rome_.--(En souriant) ils m'aiment donc toujours?--Oui, +Sire, et j'oserai même dire, plus que jamais.--Que disent-ils de nos +malheurs?--ils les regardent comme l'effet de la trahison, et répètent +sans cesse qu'ils n'auraient jamais été vaincus, si la France n'eût +point été vendue aux ennemis; ils ont horreur surtout de la capitulation +de Paris.--Ils ont raison; sans l'infâme défection du duc de Raguse, les +alliés étaient perclus. J'étais maître de leurs derrières, et de toutes +leurs ressources de guerre. Il n'en serait pas échappé un seul. Ils +auraient eu aussi leur vingt-neuvième bulletin! Marmont est un +misérable: il a perdu son pays, et livré son prince. Sa convention seule +avec Schwartzemberg suffit pour le déshonorer. S'il n'avait pas su qu'il +compromettait, en se rendant, ma personne et mon armée, il n'aurait pas +eu besoin de stipuler de sauve-garde pour ma liberté et pour ma vie. +Cette trahison n'est pas la seule. Il a intrigué avec Talleyrand, pour +ôter la régence à l'Impératrice et la couronne à mon fils. Il a trompé +et joué indignement Caulincourt, Macdonald et les autres maréchaux. Tout +son sang ne suffirait point pour expier le mal qu'il a fait à la +France... Je dévouerai son nom à l'exécration de la postérité... Je suis +bien aise d'apprendre que mon armée a conservé le sentiment de sa +supériorité, et qu'elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes +infortunes. Je vois avec satisfaction, d'après ce que vous venez de +m'apprendre, que l'opinion que je m'étais formée de la situation de la +France est exacte: la race des Bourbons n'est plus en état de gouverner. +Son gouvernement est bon pour les prêtres, les nobles, les vieilles +comtesses d'autrefois: il ne vaut rien pour la génération actuelle. Le +peuple a été habitué par la révolution à compter dans l'état: il ne +consentira jamais à retomber dans son ancienne nullité, et à redevenir +le patient de la noblesse et de l'église... L'armée ne sera jamais aux +Bourbons. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un +lien indestructible: avec moi seul, elle peut retrouver la vengeance, la +puissance, et la gloire; avec les Bourbons, elle ne peut attraper que +des injures et des coups: les rois ne se soutiennent que par l'amour de +leurs peuples ou par la crainte. Les Bourbons ne sont ni craints ni +aimés; ils se jetteront d'eux-mêmes à bas du trône, mais ils peuvent s'y +maintenir encore long-tems. Les Français ne savent pas conspirer.» + +L'Empereur en prononçant ces mots gesticulait et marchait avec +précipitation: il avait plutôt l'air de parler seul que d'adresser la +parole à quelqu'un.--«M. X. croit-il (en me jetant un regard oblique) +que ces gens-là tiendront long-tems?--Son opinion sur ce point est +entièrement conforme à l'opinion générale: c'est-à-dire, qu'on pense en +France, et qu'on est convaincu que le gouvernement marche à sa perte. +Les prêtres et les émigrés sont ses seuls partisans, et il a pour +ennemis tous les hommes qui ont du patriotisme et de l'âme.--Oui, +reprit-il, avec énergie, il doit avoir pour ennemis tous les hommes qui +ont du sang national dans les veines. Mais comment tout cela +finira-t-il? croit-on qu'il y aura une nouvelle révolution?--Sire, les +esprits sont tellement mécontens et exaspérés que le moindre mouvement +partiel entraînerait nécessairement une insurrection générale, et que +personne ne serait surpris qu'elle éclatât au premier jour.--Mais que +feriez-vous si vous chassiez les Bourbons; rétabliriez vous la +république?--La république, Sire! on n'y songe point. Peut-être +établirait-on une régence.--(Avec véhémence et surprise) Une régence! et +pourquoi faire, suis-je mort?--Mais, Sire, votre absence...--Mon absence +n'y fait rien: en deux jours, je serais en France, si la nation me +rappelait... Croyez-vous que je ferais bien d'y revenir?» En disant ces +mots, l'Empereur détourna les yeux, et il me fut facile de remarquer +qu'il attachait à cette question plus d'importance qu'il ne voulait le +laisser paraître, et qu'il attendait ma réponse avec anxiété.--«Je n'ose +point, Sire, résoudre personnellement une semblable question, +mais--(brusquement) Ce n'est point là ce que je vous demande. Répondez, +oui ou non?--Eh bien, oui, Sire.--(Avec émotion) Vous le pensez?--Oui, +Sire, je suis convaincu, ainsi que M. X., que le peuple et l'armée vous +recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec +enthousiasme.--(Napoléon, avec inquiétude et agitation.) X. est donc +d'avis que je revienne?--Nous avions prévu que Votre Majesté +m'interrogerait sur ce point, et voici textuellement sa réponse: «Vous +direz à l'Empereur que je n'ose prendre sur moi de décider une question +aussi importante; mais qu'il peut regarder comme un fait positif et +incontestable, que le gouvernement actuel s'est perdu dans l'esprit du +peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble, et qu'on ne +croit pas qu'il puisse lutter long-tems contre l'animadversion générale. +Vous ajouterez que l'Empereur est devenu l'objet des regrets et des voeux +de l'armée et de la nation. L'Empereur décidera ensuite dans sa sagesse +ce qui lui reste à faire.» + +L'Empereur devint pensif, se tut, et après une longue méditation, me +dit: «J'y réfléchirai; je vous garde avec moi; venez demain à onze +heures.» + +En sortant de chez l'Empereur, je retrouvai le grand Maréchal: +«L'Empereur vous a gardé bien long-tems, me dit-il; je crains que cet +entretien n'ait été remarqué; nous sommes entourés d'espions anglais, et +la moindre imprudence nous coûterait cher: je ne vous demande point, +continua-t-il, ce que vous avez dû apprendre à l'Empereur; mais si, sans +manquer à votre devoir, il vous était possible de me donner des détails +sur la France, vous me feriez un grand bien. Nous ne connaissons ce qui +se passe que par les journaux et par quelques voyageurs du commerce, et +ce que nous apprenons est si contradictoire ou insignifiant, que nous ne +savons à quoi nous en tenir.--Je puis vous satisfaire, Monsieur le +Maréchal, sans indiscrétion. J'ai dit à l'Empereur ce que toute la +France sait: que le mécontentement est au comble, et que le gouvernement +royal touche à sa fin.--Je ne sais, reprit le Maréchal, ce que l'avenir +nous réserve; mais quel que soit notre sort, il ne peut être pire que +celui que nous éprouvons maintenant. Nos ressources s'épuisent chaque +jour; le mal du pays nous gagne. Si l'espérance ne nous soutenait un +peu, je ne sais en vérité ce que nous deviendrions. L'Empereur vous +a-t-il dit de rester avec nous?--Oui, Monsieur le Maréchal.--Je m'en +félicite, mais je vous plains: on n'est jamais heureux loin de sa +patrie. Je ne regrette point d'avoir suivi l'Empereur, mon devoir et ma +reconnaissance me le prescrivaient: mais je regrette la France comme un +enfant qui a perdu sa mère, comme un amant qui a perdu sa maîtresse. Ses +yeux se mouillèrent de larmes, il me serra affectueusement la main, et +me dit: «Venez déjeuner demain avec nous, je vous présenterai à ma +femme, ce sera une fête pour elle que de voir un Français, et surtout un +bon Français.» + +On sut bientôt dans la ville qu'il était arrivé un Français du +continent. Mon auberge fut encombrée d'officiers et de grenadiers, qui +m'obsédèrent de questions sur leurs parens et leurs amis; il semblait +que je dusse connaître toute la France. Plusieurs m'interrogèrent sur +les affaires publiques; j'évitai de répondre, en déclarant que j'avais +quitté la France depuis cinq mois. + +Je me rendis à l'invitation du Grand Maréchal. Il habitait une aile du +bâtiment où siégeait la mairie; son appartement n'avait à peu près que +les quatre murs, il s'aperçut que je le remarquais. «Vous regardez notre +misère, me dit-il; elle doit contraster avec l'opinion que vous vous +étiez peut-être formé de nous. On suppose en Europe que l'Empereur a +emporté de France d'immenses trésors: son argenterie de campagne, son +lit de camp et quelques chevaux à moitié ruinés sont les seuls objets +qu'il ait conservés et voulu conserver. Comme Saladin, il pourrait faire +crier à sa porte, en exposant les haillons de notre misère: _Voilà ce +que_ NAPOLÉON-LE-GRAND, _vainqueur de l'univers, emporte de ses +conquêtes_. + +Le Général, fidèle à ses promesses, me présenta à Madame la Maréchale; +je fus enchanté de ses manières et de son amabilité. La France et l'île +d'Elbe, le présent et l'avenir, furent le sujet de notre conversation; +et je ne sus, en quittant Madame Bertrand, ce que je devais admirer le +plus, de la grâce piquante de son esprit, ou de la noblesse et de la +force de son caractère. + +À onze heures, je me présentai chez l'Empereur. On me fit attendre, dans +son salon, au rez de chaussée: la tenture en soie bariolée était à +moitié usée et décolorée. Le tapis de pied montrait la corde, et était +rapiécé en plusieurs endroits; quelques fauteuils mal couverts +complétaient l'ameublement... Je me rappelai le luxe des palais +impériaux; et la compassion m'arracha un profond soupir. L'Empereur +arriva; son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux; il +était aisé de s'apercevoir qu'il avait éprouvé une violente agitation. +«Monsieur, me dit-il, je vous ai annoncé hier que je vous attachais à +mon service; je vous le répète aujourd'hui: dès ce moment vous +m'appartenez, et vous remplirez, je l'espère, vos devoirs envers moi +comme un bon et fidèle sujet: vous le jurez, n'est-ce pas?--Oui, Sire, +je le jure.--C'est bien.» Il reprit: «J'avais prévu l'état de crise où +la France va se trouver; mais je ne croyais pas que les choses fussent +aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires +politiques; ce que vous avez dit, a changé mes résolutions: c'est moi +qui suis cause des malheurs de la France, c'est moi qui dois les +réparer. Mais avant de prendre un parti, j'ai besoin de connaître à fond +la situation de nos affaires: asseyez-vous, et répétez-moi tout ce que +vous m'avez dit hier; j'aime à vous entendre.» + +Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté, +je m'abandonnai, sans réserve et sans crainte, à toutes les inspirations +de mon esprit et de mon âme, et je fis à l'Empereur un tableau si +touchant, si animé, des douleurs et des espérances nationales, qu'il en +fut frappé. «Brave jeune homme, me dit-il, vous avez l'âme française: +mais votre imagination ne vous a-t-elle point égaré?--Non, Sire, le +récit que j'ai fait à Votre Majesté est fidèle; j'ai pu m'exprimer avec +chaleur, parce qu'il ne m'est pas possible d'exprimer autrement ce que +j'éprouve: mais tout est exact, tout est vrai. Dans une si grave +circonstance, je regarderais comme un crime de substituer à la vérité +les inspirations de mon imagination.--Vous croyez donc que la France +attend de moi sa délivrance, et qu'elle me recevra comme un +libérateur?--Oui, Sire; je dirai plus: le dégoût, et l'aversion des +Français pour le gouvernement royal, sont portés à un si haut point, et +ce gouvernement pèse tellement à la nation et à l'armée, que tout autre +que Votre Majesté qui voudra les en affranchir, trouvera les Français +disposés à le seconder.--(Gravement) Répétez-moi cela.--Oui, Sire, je le +répète, les Français sont tellement fatigués, humiliés, indignés du joug +anti-national des prêtres et des émigrés, qu'ils sont prêts à faire +cause commune avec celui qui leur promettra de les en délivrer.--Mais si +je débarquais en France, ne serait-il pas à craindre que les émigrés et +les chouans ne massacrassent les patriotes?--Je ne le pense pas, Sire; +nous sommes les plus nombreux et les plus braves.--Oui; mais si l'on +vous entasse dans les prisons, ils vous y égorgeront?--Le peuple, Sire, +ne les laisserait pas faire.--Puissiez-vous ne point vous tromper! +D'ailleurs, j'arriverai si vite à Paris, qu'ils n'auront point le tems +de savoir où donner de la tête. J'y serai aussitôt que la nouvelle de +mon débarquement... Oui, dit l'Empereur, après avoir fait quelques pas, +j'y suis résolu... C'est moi qui ai donné les Bourbons à la France; +c'est moi qui l'en délivrerai: je partirai... l'entreprise est grande, +est difficile, est périlleuse; mais elle n'est point au-dessus de moi. +La fortune ne m'a jamais abandonné dans les grandes occasions... je +partirai, non point seul (je ne veux point me laisser mettre la main sur +le collet par des gendarmes), je partirai avec mon épée, mes polonais, +mes grenadiers... La France est tout pour moi. Je lui appartiens. Je lui +sacrifierai avec joie mon repos, mon sang, ma vie...» L'Empereur, après +avoir prononcé ces mots, s'arrêta: ses yeux étincelaient d'espoir et de +génie: son attitude annonçait la confiance, la force, la victoire; il +était grand! il était beau! il était admirable! Il reprit la parole et +me dit: «Croyez-vous qu'ils oseront m'y attendre?--Non, Sire.--Je ne le +crois pas non plus. Quand ils entendront tonner mon nom, ils +trembleront, et sentiront qu'une fuite prompte est le seul moyen de +m'échapper. Mais que fera la garde nationale? croyez-vous qu'elle se +battra pour eux?--Je pense, Sire, qu'elle gardera la neutralité.--C'est +déjà beaucoup. Quant à leurs gardes-du-corps et à leurs compagnies +rouges, je ne les crains point; ce sont des vieillards ou des enfans: +ils auront peur des moustaches de mes grenadiers. (En élevant la voix et +la main) Je ferai arborer à mes grenadiers la cocarde nationale. Je +ferai un appel à mes anciens soldats. Je leur parlerai; aucun d'eux ne +méconnaîtra la voix de son ancien général... L'armée, cela est certain, +ne peut hésiter entre le drapeau blanc et le drapeau tricolor, entre moi +qui l'ai comblée de bienfaits et de gloire, et les Bourbons qui ont +voulu la déshonorer... Et les maréchaux, que feront-ils?--Les maréchaux, +comblés de titres, d'honneurs et de richesses, n'ont plus rien à désirer +que le repos. Ils craindront, en embrassant un parti douteux, de +compromettre leur existence; et peut-être resteront-ils spectateurs de +la crise. Peut-être même la crainte que Votre Majesté ne les punisse de +l'avoir abandonnée ou trahie en 1814, les portera-t-elle à embrasser le +parti du Roi.--Je ne punirai personne; entendez-vous? dites-le bien à M. +X.: je veux tout oublier; nous avons tous des reproches à nous +faire.--Je le lui dirai, Sire, avec une bien douce joie: cette assurance +achèvera de vous concilier tous les esprits: car il existe (même parmi +vos partisans) des hommes qui redoutent votre retour, dans la crainte +que vous n'exerciez des vengeances.--Oui, je sais bien qu'on me croit +vindicatif et même sanguinaire; qu'on me regarde comme une espèce d'ogre +et d'antropophage: on se trompe. Je veux qu'on fasse son devoir; je veux +qu'on m'obéisse, et voilà tout. Un souverain faible est une calamité +pour ses peuples. S'il laisse croire aux méchans et aux traîtres qu'il +ne sait point punir, il n'y a plus de sûreté pour l'état ni pour les +citoyens. La sévérité prévient plus de fautes qu'elle n'en réprime. +Quand on règne, on doit gouverner avec sa tête et non point avec son +coeur. Dites cependant à X. que j'excepte du pardon général Talleyrand, +Augereau et le duc de Raguse: ce sont eux qui sont cause de tous nos +malheurs: la patrie doit être vengée.--Pourquoi, Sire, les exclure? ne +craignez-vous pas que cette exception ne vous ravisse le fruit de votre +clémence, et ne fasse même douter pour l'avenir de votre sincérité?--On +en douterait bien davantage, si je leur pardonnais.--Mais, Sire.--Ne +vous mêlez pas de cela... Quelle est la force de l'armée?--Je l'ignore, +Sire; je sais seulement qu'elle a été considérablement affaiblie par les +désertions, par les congés, et que la plupart des régimens sont à peine +de trois cents hommes.--Tant mieux; les mauvais soldats seront partis, +les bons seront restés. Connaissez-vous le nom des officiers qui +commandent sur les côtes et dans la huitième division?--Non, +Sire.--(avec humeur) Comment X. ne m'a-t-il point fait savoir tout +cela?--M. X., Sire, était, ainsi que moi, bien loin de prévoir que Votre +Majesté prendrait sur le champ la généreuse résolution de reparaître en +France. Il pouvait croire, d'ailleurs, d'après les bruits publics, que +vos agens ne vous laissaient rien ignorer de tout ce qui pouvait vous +intéresser.--J'ai su effectivement que les journaux prétendaient que +j'avais des agens... c'est une histoire. J'ai, il est vrai, envoyé en +France quelques hommes à moi, pour savoir ce qui s'y passait; ils m'ont +volé mon argent, et ne m'ont entretenu que des propos de la canaille. +C... est venu me voir, mais il ne savait rien; vous êtes la première +personne qui m'ait fait connaître, sous ses grands rapports, la position +de la France et des Bourbons. Sans vous, j'aurais ignoré que l'heure de +mon retour était sonnée; sans vous, on m'aurait laissé ici à remuer la +terre de mon jardin. J'ai bien reçu, sans trop savoir de quelle part, le +signalement d'assassins soudoyés contre moi; et une ou deux lettres +anonymes, de la même main, où l'on me disait d'être tranquille, que les +broderies reprenaient faveur, et autres bêtises semblables; mais, voilà +tout. Ce n'est point avec de pareilles données qu'on tente un +bouleversement. Mais comment pensez-vous que les étrangers prendront mon +retour? voilà le grand point.--Les étrangers, Sire, ont été forcés par +Votre Majesté de se réunir contre nous, pour se soustraire, +permettez-moi de le dire, (l'Empereur: _dites, dites_,) aux effets de +votre ambition, et aux abus de votre force. Aujourd'hui que l'Europe a +recouvré son indépendance, et que la France a cessé d'être redoutable, +les étrangers ne voudront probablement pas courir les chances d'une +nouvelle guerre qui pourrait nous rendre l'ascendant que nous avons +perdu.--Si les souverains étaient dans leurs capitales, ils y +regarderaient sans doute à deux fois, avant de se remettre en campagne; +mais ils sont encore en face les uns des autres, et il est à craindre +qu'ils ne fassent de la guerre une affaire d'amour-propre.–-Croyez-vous +qu'il soit bien vrai qu'ils ne s'entendent point?--Oui, Sire, il paraît +que la mésintelligence règne dans le Congrès; que chacune des grandes +puissances veut s'approprier la meilleure part du butin.--Il paraît +aussi, n'est-ce pas, que leurs peuples sont mécontens?--Oui, Sire, rois +et peuples, tout semble conspirer en votre faveur. Les Saxons, les +Génois, les Belges, les riverains du Rhin, les Polonais, ne veulent +point des nouveaux souverains qu'on veut leur donner. L'Italie, fatiguée +de l'avarice et de la grossièreté des Autrichiens, aspire au moment de +se soustraire à leur domination. Le roi de Naples, instruit par +l'expérience, a dû reconnaître que vous êtes sa meilleure sauve-garde, +et favorisera, quand vous le voudrez, la révolte des Italiens. Les rois +de la Confédération du Rhin, éclairés par l'exemple de la Saxe, +redeviendront, à la première victoire, les alliés de Votre Majesté. La +Prusse et la Russie, en leur abandonnant ce qu'elles ont acquis, se +tairont. L'Autriche, qui a tout à redouter de la Russie et de la Prusse, +et rien à espérer du Roi de France, consentira sans peine, si on lui +garantit l'Italie, à vous laisser faire des Bourbons tout ce que vous +voudrez. Toutes les puissances, en un mot, à l'exception de +l'Angleterre, ont plus ou moins intérêt à ne pas se déclarer contre +vous, et avant que l'Angleterre ait pu corrompre et faire insurger le +continent, Votre Majesté sera tellement affermie sur son trône, que l'on +chercherait vainement à l'ébranler.--Tout cela est bien beau (dit +l'Empereur, en secouant la tête). Cependant, je regarde comme certain +que les rois qui m'ont fait la guerre n'ont plus la même union, les +mêmes vues, les mêmes intérêts. L'Empereur Alexandre doit m'estimer; il +doit savoir apprécier la différence qui existe entre Louis XVIII et moi? +et si sa politique était bien entendue, il aimerait mieux voir le +sceptre de la France dans les mains d'un homme fort, implacable ennemi +de l'Angleterre, que dans les mains d'un homme faible, ami et vassal du +Prince Régent. Je lui laisserais la Pologne, et davantage s'il le +voulait. Il sait que j'ai toujours été plus disposé à tolérer son +ambition qu'à la réprimer. S'il fût resté mon ami et mon allié, je +l'aurais fait plus grand qu'il ne le sera jamais. La Prusse et tous les +petits rois de la Confédération du Rhin suivront le sort de la Russie: +si j'avais la Russie, elle me donnerait toutes les puissances du second +ordre. Quant à l'Autriche, je ne sais ce qu'elle ferait; elle n'a jamais +été franche avec moi. Je suppose que je la contiendrais, en la menaçant +de lui ôter l'Italie. L'Italie me conserve beaucoup de reconnaissance et +d'attachement. Si je lui demandais demain cent mille hommes et cent +millions, je les obtiendrais. Si l'on me forçait à la guerre, il me +serait facile de la révolutionner. Je lui rendrais, à son choix, +l'indépendance ou Eugène. Méjan et quelques autres lui ont fait du tort, +mais il n'en est pas moins fort aimé, et fort estimé. Il est fait pour +l'être, il a montré qu'il avait une belle âme. Murat est à nous. J'ai eu +beaucoup à m'en plaindre autrefois. Depuis que je suis ici, il a pleuré +ses fautes et réparé, autant qu'il a pu, ses torts envers moi. Je lui ai +rendu mon amitié et ma confiance. Ses secours, si j'avais la guerre, me +seraient fort utiles. Il a peu de tête, il n'a que des bras et du coeur; +mais sa femme le dirigerait. Ses Napolitains l'aiment assez; et j'ai +encore, parmi eux, quelques bons officiers qui les feraient aller droit. +Pour l'Angleterre, nous aurions pu nous serrer la main de Douvres à +Calais, si M. Fox eût vécu; mais tant qu'elle sera gouvernée par les +principes et les passions de Pitt, nous serons toujours, l'un pour +l'autre, le feu et l'eau... Je n'ai à espérer d'elle, ni trêve ni +quartier... Elle sait que du moment où j'aurai mis le pied en France, +son influence repassera les mers... Tant que je vivrai, je ferai une +guerre à mort à son despotisme maritime. Si l'Europe m'eût secondé, si +elle n'avait pas eu peur de moi, si elle eût compris mon ambition, les +pavillons de toutes les puissances flotteraient la tête haute d'un bout +de l'univers à l'autre, et la terre serait en paix. Tout considéré, les +nations étrangères ont de grands motifs pour me faire la guerre, comme +elles en ont pour me laisser en paix. Il est à craindre, comme je vous +l'ai déjà dit, qu'elles ne fassent de tout ceci une affaire +d'amour-propre, un point d'honneur. D'un autre coté, il serait possible +qu'elles renonçassent à leur système de coalition qui n'a plus d'objet, +pour surveiller leurs peuples, et garder une neutralité armée, jusqu'à +ce que je leur aie donné des garanties. Leurs déterminations, quelles +qu'elles soient, n'influeront en rien sur les miennes. La France parle, +cela suffit. En 1814, j'avais chez moi l'Europe entière; et elle ne +m'aurait jamais fait la loi, si la France ne m'eût point laissé lutter +seul contre le monde entier. Aujourd'hui que la France sait ce que je +vaux, et qu'elle a retrouvé son énergie et son patriotisme, elle +triomphera de ses ennemis, si on l'attaque, comme elle en a triomphé aux +belles époques de la révolution. L'expérience prouve que les armées ne +suffisent point toujours pour sauver une nation, tandis qu'une nation +défendue par le peuple est toujours invincible. Je ne suis point encore +fixé sur le jour de mon départ: en le différant, j'aurais l'avantage de +laisser le Congrès se dissoudre; mais aussi je courrais le risque, si +les étrangers venaient à se brouiller (comme tout l'annonce), que les +Bourbons et l'Angleterre ne me fissent garder à vue par leurs vaisseaux. +Murat me donnerait bien sa marine si j'en avais besoin; mais si nous ne +réussissons point, il serait compromis. Ne nous inquiétons point de tout +cela; il faut laisser faire quelque chose à la fortune. Nous avons +approfondi, je crois, tous les points sur lesquels il m'importait de me +fixer et de nous entendre. La France est lasse des Bourbons; elle +redemande son ancien souverain; l'armée et le peuple seront pour nous; +les étrangers se tairont; s'ils parlent, nous serons bons pour leur +répondre: voilà, en résumé, notre présent et notre avenir. Partez; vous +direz à X. que vous m'avez vu, que je suis décidé à tout braver pour +répondre aux voeux de la France et pour la débarrasser des Bourbons... +que je partirai d'ici au premier avril avec ma garde, ou peut-être plus +tôt; que j'oublierai tout, que je pardonne tout; que je donnerai à la +France et à l'Europe les garanties qu'elles peuvent attendre et exiger +de moi; que j'ai renoncé à tout projet d'agrandissement, et que je veux +réparer par une paix stable le mal que nous a fait la guerre. Vous direz +aussi à X. et à mes amis, d'entretenir et de fortifier, par tous les +moyens possibles, le bon esprit du peuple et de l'armée. Si les excès +des Bourbons accéléraient leur chute et que la France les chassât avant +mon débarquement, vous déclarerez à X, que je ne veux point de régence, +ni rien qui lui ressemble. Je veux qu'on établisse un gouvernement +provisoire composé de... de... de... de... Allez, monsieur, j'espère +que nous nous retrouverons bientôt.--Où débarquerai-je, Sire?--Vous +allez vous rendre à Naples: voici un passe-port de l'île, et une lettre +pour ***. Vous affecterez une grande confiance en lui, mais vous ne lui +confierez rien. Vous lui donnerez vaguement des nouvelles de France, et +vous lui direz que je vous y envoie pour sonder le terrain et régler +quelques affaires d'intérêt. J'ordonne à *** de vous faire avoir un +passe-port, pour que vous puissiez retourner à Paris sans obstacle et +sans danger.--Votre Majesté, lui dis-je, est donc décidée à me renvoyer +en France[40]?--Il le faut absolument.--Votre Majesté connaît mon +dévouement, et je suis prêt à lui en donner toutes les preuves qu'elle +pourra désirer; mais, Sire, daignez considérer dans votre propre intérêt +et dans celui de la France, que mon départ a été remarqué; que mon +retour le sera davantage; qu'il pourra faire naître des soupçons, et +déterminer peut-être les Bourbons à se mettre sur leurs gardes, à faire +surveiller les côtes et l'île d'Elbe.--Bah! dit Napoléon, vous croyez +donc que les gens de police prévoient tout, savent tout: la police en +invente plus qu'elle n'en découvre. La mienne valait bien, sans doute, +celle de ces gens-là, et souvent elle ne savait rien, et encore, au bout +de huit à quinze jours, que par hasard, imprudence ou trahison. Je n'ai +rien de tout cela à craindre avec vous, vous avez de l'esprit et du +caractère; et si l'on vous cherchait chicane, vous vous en tireriez +facilement. D'ailleurs, une fois à Paris, ne vous montrez point, restez +dans un trou, on n'ira point vous y chercher. Je pourrais sans doute +confier cette mission à l'une des personnes qui m'entourent; mais je +veux éviter de mettre quelqu'un de plus dans ma confidence. Vous avez la +confiance de X., vous avez la mienne; vous êtes, en un mot, ce qu'il me +faut. Votre retour a sans doute des inconvéniens; mais ils ne sont rien +au prix de ses avantages. Tout ce que nous avons dit des Bourbons, de la +France et de moi, n'est qu'un assemblage de vaines paroles; et ce n'est +point avec des mots qu'on renverse un trône. Pour que mon entreprise +n'échoue point, il faut qu'elle soit secondée, et que les patriotes se +mettent en mesure d'assaillir les Bourbons d'un côté, tandis que je les +occuperai de l'autre. Il faut enfin qu'on sache qu'on peut compter sur +moi; qu'on connaisse mes sentimens, mes intentions et la résolution, où +je suis de tout sacrifier et de tout affronter pour sauver la France. +L'Empereur s'arrêta pour me regarder, et pensant sans doute que j'étais +un de ces hommes qui ne montrent de la répugnance à obéir que pour faire +acheter leurs services un peu plus cher, il me dit: «Comme on a toujours +besoin d'argent en voyage, je vais vous faire donner mille louis et +partez.--Mille louis! repris-je avec indignation: Sire, je répondrai à +Votre Majesté ce que ce soldat répondit à son général: on ne fait pas de +ces choses-là pour de l'argent.--L'Empereur: c'est très-bien, j'aime +qu'on ait de la fierté.--Je n'ai pas de fierté, Sire, j'ai de l'âme; et +si je pensais que Votre Majesté pût croire que j'ai embrassé sa cause +par l'appât de l'argent, je la prierais de ne plus compter sur mes +services.--Si je l'avais cru, me dit Napoléon, je ne vous aurais point +accordé ma confiance. Jamais personne n'en reçut de moi une preuve plus +honorable et plus éclatante que celle que je vous donne en me décidant, +sur votre seule parole, à quitter l'île d'Elbe, et en vous chargeant +d'aller annoncer à la France ma prochaine arrivée. Mais ne parlons plus +de tout cela; et dites-moi si vous vous ressouviendrez bien de tout ce +que je vous ai dit?--Je n'ai point perdu une seule parole de Votre +Majesté; elles sont toutes gravées dans ma mémoire.--En ce cas, je n'ai +plus à vous souhaiter qu'un bon voyage. J'ai tout fait préparer pour +votre départ. Ce soir, à neuf heures, vous trouverez un guide et des +chevaux au sortir de la porte de la ville. On vous conduira à +Porto-Longone. Le commandant a reçu l'ordre de vous faire délivrer les +papiers de santé nécessaires. Il ignore tout; ne lui dites rien. À +minuit, il partira une felouque qui vous conduira à Naples. Je suis +fâché de vous avoir blessé en vous offrant de l'argent; je croyais que +vous en aviez besoin. Adieu, Monsieur; soyez prudent: nous nous +reverrons bientôt, je l'espère; et je reconnaîtrai, d'une manière digne +de vous ce que tous aurez fait pour la patrie et pour moi. + +À peine étais-je redescendu à la ville, qu'il me fit rappeler. «J'ai +pensé, me dit-il, qu'il m'importait de connaître les corps qui se +trouvent dans les 8ème et 10ème divisions militaires, et le nom des +officiers qui les commandent; tous aurez soin de vous en informer sur +votre passage et de me l'écrire sur-le-champ. Vous m'adresserez vos +lettres par triplicata, une par Gènes, l'autre par Livourne, et la +troisième par Civita Vecchia. Vous aurez soin d'écrire correctement le +nom que voici (il me remit une note contenant le nom d'un habitant de +l'île): vous plierez vos lettres à la manière du commerce. Pour qu'on ne +puisse pas pénétrer, en cas d'événement imprévu, le secret de votre +correspondance, vous donnerez à vos renseignemens la figure d'affaires +de commerce; et vous imiterez le style habituel des banquiers: par +exemple, je suppose qu'il existe de Chambéry à Lyon, en passant par +Grenoble, cinq régimens: vous me marquerez, j'ai vu en passant les cinq +négocians que vous m'avez indiqués; leurs dispositions sont toujours les +mêmes; votre crédit s'étend de plus en plus; votre opération sera +bonne... comprenez-vous?--Oui, Sire; mais comment indiquerai-je à Votre +Majesté le nom des colonels et des généraux?--Décomposez-les; rien n'est +plus facile, il n'y a pas un seul général, un seul colonel, que je ne +connaisse, et j'aurai bientôt recomposé leurs noms.--Mais, Sire, le nom +que je formerai sera peut-être si bizarre, qu'on pourrait s'apercevoir, +à la poste, que ce sont des noms dénaturés à dessein.--Croyez-vous donc +que la poste s'amuse à ouvrir et à lire toutes les lettres du commerce? +elle n'y suffirait point: j'ai cherché à déjouer les correspondances +cachées sous le masque de la banque, et je n'ai jamais pu y parvenir; il +en est de la poste comme de la police: on n'attrape que les sots. +Cependant, cherchez un autre moyen, j'y consens.» + +Après quelques momens de méditation, je dis à l'Empereur: «En voici un, +Sire, qui peut-être sera bon. Votre Majesté a-t-elle l'almanach +impérial?--Oui, sans doute.--Eh bien, Sire, cet almanach renferme les +tableaux des officiers généraux et des colonels de l'armée: je suppose +donc que le régiment qui se trouve à Chambéry soit commandé par le +colonel Paul: je cherche dans l'almanach, et je vois que Paul se trouve +porté le quarante-septième dans l'état des colonels; je suppose encore +que le mot de traite signifie pour nous colonel ou général; j'écrirai +alors à Votre Majesté, j'ai vu à Chambéry votre correspondant; il m'a +soldé le montant de votre traite n.° 47. Votre Majesté ouvrira son +almanach, et elle reconnaîtra que le quarante-septième colonel, qui +commande le régiment de Chambéry, se nomme Paul, etc. Enfin, pour que +Votre Majesté puisse discerner quand je voudrai parler d'un colonel, +d'un général, d'un maréchal, j'aurai soin de le lui indiquer par un, +deux, ou trois points, placés à la suite de la lettre initiale du +numéro. Le colonel n'aura qu'un point, N.; le général en aura deux, N..; +etc.--Fort bien, fort bien, me dit l'Empereur. Voici un almanach pour +vous: Bertrand en a un que je prendrai pour moi.» Celui que l'Empereur +venait de me donner était richement relié, et portait les armes +impériales. J'en arrachai la couverture. + +Pendant ce tems, l'Empereur se promenait et répétait en riant: «c'est +vraiment parfait; ils n'y verront goutte.» Quand j'eus fini, il me dit: +«une idée en amène une autre; et je me demande maintenant comment vous +vous y prendriez pour m'écrire, si vous aviez quelque chose d'important +et d'imprévu à m'apprendre; par exemple, si un événement extraordinaire +vous faisait penser que mon débarquement dût être accéléré ou différé; +si les Bourbons étaient sur leurs gardes; enfin, que sais-je?» Il se +tut, et reprit: «Je ne vois qu'un seul moyen d'en finir. Ma confiance en +vous ne doit point connaître de bornes; je vais vous remettre un chiffre +que je me suis fait composer, pour correspondre avec ma famille, en cas +de circonstances graves; je n'ai pas besoin de vous faire sentir que +vous devez en avoir soin; attachez-le sur vous, crainte de le perdre; et +au moindre danger, au moindre soupçon, brûlez-le, ou mettez-le en +pièces. Avec ce chiffre, vous pourrez tout me dire; j'aime mieux que +vous vous en serviez, que de revenir ou de m'envoyer quelqu'un. Ils me +prendraient une lettre chiffrée, qu'il leur faudrait trois mois pour la +lire, et la capture d'un agent pourrait tout perdre en un moment.» Il +fut alors chercher son chiffre, m'en fit faire l'application sous ses +yeux, et me le remit en me recommandant de ne m'en servir qu'en cas +d'insuffisance des autres moyens convenus.--«Je ne pense pas que vous +soyez dans le cas de revenir ici avant mon départ, à moins que le +renversement subit de nos projets ne vous force d'y chercher un asile; +dans ce cas, mandez-moi votre retour, et je vous enverrai prendre où +vous voudrez; mais il faut espérer que la victoire se déclarera pour +nous: Elle aime la France... Vous ne m'avez pas parlé de l'affaire +d'Excelmans; si de mon tems pareille affaire me fût arrivée, je me +serais cru perdu: quand l'autorité du maître est méconnue, tout est +fini. Plus j'y pense, dit-il, en manifestant une émotion subite, plus je +suis convaincu que la France est à moi, et que je serai reçu à bras +ouverts par les patriotes et par l'armée.--Oui, Sire, je vous le jure +sur ma tête, le peuple et l'armée se déclareront pour vous, aussitôt +qu'ils entendront prononcer votre nom, aussitôt qu'ils verront les +bonnets de vos grenadiers.--Pourvu que le peuple ne se fasse point +justice avant mon arrivée. Une révolution populaire alarmerait les +étrangers; ils craindraient la contagion de l'exemple. Ils savent que la +royauté ne tient plus qu'à un fil, qu'elle n'est plus dans les idées du +siècle: ils aimeraient mieux me voir reprendre le trône que de laisser +le peuple me le donner. C'est pour apprendre aux Nations que les droits +des souverains sont sacrés, sont imprescriptibles, qu'ils ont rétabli +les Bourbons: ils ont fait une bêtise. Ils auraient plus fait pour la +légitimité en laissant mon fils qu'en rétablissant Louis XVIII. Ma +dynastie avait été reconnue par la France et par l'Europe; elle avait +été sanctifiée par le Pape: il fallait la respecter. Ils pouvaient, en +abusant de la victoire, m'ôter le trône; mais il était injuste, odieux, +impolitique de punir un fils des torts de son père, et de le dépouiller +de son héritage. Je n'étais point un usurpateur; ils auront beau le +dire, on ne les croira pas. Les Anglais, les Italiens, les Allemands +sont trop éclairés aujourd'hui, pour se laisser endoctriner par de +vieilles idées, par de vieilles traditions. Le souverain du choix de +toute une Nation sera toujours aux yeux des peuples le souverain +légitime... Les souverains qui, après m'avoir envoyé respectueusement +des ambassades solennelles; qui, après avoir mis dans mon lit une fille +de leur race; qui, après m'avoir appelé leur frère, m'ont ensuite appelé +usurpateur, se sont crachés à la figure, en voulant cracher sur moi. Ils +ont avili la majesté des rois, ils l'ont couverte de boue. Qu'est-ce au +surplus que le nom d'_Empereur?_ Un mot comme un autre. Si je n'avais +d'autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle +me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires: voilà +mes véritables titres de gloire. Qu'on m'appelle Corse, caporal, +usurpateur, peu m'importe... je n'en serai pas moins l'objet de +l'étonnement et peut-être de l'admiration des siècles futurs. Mon nom, +tout neuf qu'il est, vivra d'âge en âge, tandis que celui de tous ces +rois, de père en fils, sera oublié, avant que les vers n'aient eu le +tems de digérer leurs cadavres.» L'Empereur s'arrêta quelques momens, et +reprit: «J'oublie que nos instans sont précieux; je ne veux plus vous +retenir. Adieu, monsieur, embrassez-moi, et partez; mes pensées et mes +voeux vous suivront.» + +Deux heures après, j'étais en mer. + +L'Empereur, ses paroles, ses confidences, ses desseins avaient absorbé +toute mon attention, toutes mes facultés, et ne m'avaient laissé ni le +temps, ni la possibilité de m'occuper de moi. Lorsque je fus en pleine +mer, mes idées se reportèrent sur le rôle extraordinaire que le hasard +m'avait départi; je le contemplai avec orgueil; et je remerciai le +destin de m'avoir choisi pour être l'instrument de ses impénétrables +décrets. Jamais homme ne fut peut-être placé dans une situation aussi +imposante que la mienne: j'étais l'arbitre des destinées de l'Empereur +et des Bourbons, de la France et de l'Europe: d'un mot je pouvais perdre +Napoléon; d'un mot je pouvais sauver Louis: mais Louis n'était rien pour +moi; je ne voyais en lui qu'un prince placé sur le trône par des mains +étrangères encore teintes du sang français; je voyais, en Napoléon le +souverain que la France avait librement couronné pour prix de vingt ans +de travaux et de gloire: le tableau des malheurs que la tentative de +Napoléon pourrait attirer sur sa tête et sur la France ne s'offrit point +à mon imagination. J'étais persuadé que les étrangers, à l'exception des +Anglais, garderaient la neutralité; et que les Français accueilleraient +l'Empereur comme un libérateur et comme un père. J'étais bien plus loin +encore de me considérer comme étant vis-à-vis des Bourbons en état de +félonie et de conspiration. Depuis que j'avais prêté serment de fidélité +à Napoléon, je le regardais comme mon souverain légitime, et je +m'applaudissais d'avoir été appelé, par sa confiance, à concourir avec +lui, à rendre à la France la liberté, la puissance et la gloire qu'on +lui avait injustement ravies. Je jouissais d'avance des louanges +publiques qu'il décernerait après le succès à mon courage, à mon +dévouement, à mon patriotisme: je me livrais enfin avec délices, avec +fierté, à toutes les pensées, à toutes les résolutions généreuses que +peuvent inspirer l'amour de la renommée et l'amour de la patrie. + +Les entretiens que j'avais eus avec l'Empereur, étaient restés empreints +dans ma mémoire: Cependant, dans la crainte de les dénaturer ou d'en +omettre quelques parties, j'employai le temps de la traversée à me +rappeler ses propres paroles et à classer ses questions et mes réponses; +j'appris ensuite le tout par coeur, comme un écolier apprend sa leçon, +afin de pouvoir affirmer à M. X. que je lui rapportais, fidèlement et +mot pour mot, tout ce que l'Empereur m'avait dit et ordonné de lui dire. + +Un tems assez beau nous conduisit rapidement à Naples. Je me rendis sur +le champ chez M. ***; il me fit une foule de questions indiscrètes +auxquelles je répondis par une foule de réponses insignifiantes. Il +pensa sans doute que je n'en savais point davantage, et ne me sut pas +mauvais gré de ma circonspection. Notre conversation préliminaire +épuisée, je le priai de me remettre mon passe-port; il me le donna sur +le champ. C'était un passe-port Napolitain. «Ce n'est point là ce qu'il +me faut, lui dis-je; c'est un passe-port Français.--Je n'en ai +point.--L'Empereur m'a dit que vous m'en procureriez un.--L'Empereur est +comme cela, il croit tout possible. Où veut-il que j'en prenne? C'est +beaucoup faire que de vous en donner un comme sujet de Sa Majesté. On +sait déjà que nous avons des relations avec l'île d'Elbe; si l'on venait +à découvrir que vous êtes attaché à Napoléon et que vous retournez en +France par son ordre, avec l'assistance du Roi, toute l'Europe en +retentirait, et le Roi serait compromis. Pourquoi l'Empereur ne se +tient-il pas tranquille? Il se perdra et nous entraînera tous dans sa +perte.--Il ne m'appartient pas d'examiner, et encore moins de censurer +la conduite de Sa Majesté. Je suis à son service, et mon devoir me +commande de lui obéir. J'ai besoin d'un passe-port français. +Pouvez-vous, ou ne pouvez-vous pas m'en procurer un?--Cela m'est +impossible, je vous le répète. C'est déjà trop faire que de vous en +donner un comme sujet napolitain.--En ce cas, je retourne à +Porto-Ferrajo. Mais je ne puis vous dissimuler que l'Empereur attachait +du prix à ce que je fusse en France, et qu'il sera sans doute fort +mécontent de vous et du Roi.--Il aurait tort: le Roi fait et fera pour +lui tout ce qui est possible; jamais il ne l'abandonnera. Mais il faut +que l'Empereur discerne ce que la position critique du Roi lui permet et +lui interdit de faire. Mais pourquoi ne voulez-vous point du passe-port +que je vous offre? Parce que je ne sais point la langue Italienne, et +que votre passe-port me rendrait, en conséquence, plus suspect que le +mien. Pourquoi n'essayez-vous pas de pousser jusqu'à Rome? vous y +trouverez la famille de l'Empereur; Louis XVIII y a une légation; et +peut-être pourra-t-on vous procurer un passe-port avec de +l'argent.--Vous me suggérez là une excellente idée. Je vais partir; +instruisez l'Empereur des entraves que je viens d'éprouver, afin qu'il +puisse dépêcher un autre émissaire, s'il le juge convenable.» + +Quand l'esprit est toujours en mouvement et toujours assailli de +sensations nouvelles, on n'a point le temps de réfléchir d'avance. +J'étais donc parti pour Rome, avec la pensée dominante de voir la +famille de l'Empereur et de la prier de m'aider à sortir d'embarras. +Mais quand il fut question de me présenter devant elle, je réfléchis que +l'Empereur, qui savait que je passerais à Rome, ne m'avait point ordonné +de la voir, et je conclus qu'il en avait eu ses raisons; je pris donc le +parti de continuer ma route. Je suis venu sans obstacle de Naples à +Rome: j'irai, me dis-je, sans plus d'obstacle, de Rome à Milan; là je +retrouverai mon ami et son Tudesque, je ferai régulariser une seconde +fois mon passe-port français, et les destins feront le reste. + +Je me présentai hardiment à la police de Rome, pour faire viser mon +passe-port Elbois pour Milan. On me conduisit devant Son Éminence le +directeur général, qui avait été renfermé, je crois, à Vincennes sous le +gouvernement impérial. + +Il me reçut rudement et voulut m'astreindre à me présenter à l'ambassade +de France; je m'y refusai. Le Roi de France n'est plus mon souverain, +répondis-je avec fermeté, je suis sujet de l'Empereur Napoléon. Les +puissances alliées l'ont proclamé et reconnu souverain de l'île d'Elbe, +il règne donc à Porto-Ferrajo comme le Pape à Rome, Georges à Londres, +et Louis XVIII à Paris. L'Empereur et Sa Sainteté vivent en bonne +intelligence, les sujets et les bâtimens des états Romains[41] sont bien +accueillis à l'île d'Elbe, et l'on doit également aide et protection aux +Elbois, aussi long-tems que le Saint Père n'aura point rompu avec +Napoléon. + +Ces raisonnemens produisirent leur effet, et Son Éminence ordonna, en +murmurant, qu'on fit droit à ma demande.--Qu'allez-vous faire à Milan? +me demanda-t-il (en jurant, je crois, entre ses dents).--Je vais, lui +répondis-je, pour prendre des arrangemens relatifs aux dotations que +nous possédions sur le mont Napoléon. Il fut satisfait de ma réponse, et +moi aussi. J'écrivis par la voie du consul napolitain, à M. ***, et je +le priai de faire connaître à l'île d'Elbe mon nouvel itinéraire. + +Je continuai ma route. Mon passe-port portait en tête les armes +impériales. Le nom de Napoléon et sa qualité d'Empereur s'y trouvaient +inscrits en gros caractères. Jamais, avant moi, aucun Français de l'île +n'avait pu ni osé traverser l'Italie. Que de choses pour éveiller la +curiosité, et fixer l'attention! j'étais accablé de questions sur +Porto-Ferrajo et son illustre souverain. J'y répondais tant qu'on +voulait; pendant qu'on s'occupait de l'Empereur, on ne songeait point à +moi; c'était ce qu'il me fallait. J'avais soin, pour éviter les +questionneurs dangereux, de traverser les villes pendant la nuit, et de +ne jamais m'y arrêter. Enfin, grâce à mon adresse et à mon bonheur, je +parvins à Milan, sain et sauf; j'y retrouvai mon ami et son colonel, et +tout s'arrangea à merveille. + +Je repartis en toute hâte pour Turin. En arrivant sur la place de... +j'aperçus des groupes nombreux qui me parurent très-animés. Quelle ne +fut point ma surprise, quand je sus qu'on s'y entretenait de Napoléon et +de son évasion de l'île d'Elbe! Cette nouvelle qu'on venait de recevoir +à l'instant, me causa d'abord le plus violent dépit; j'accusai +l'Empereur de perfidie, et lui reprochai de m'avoir abusé, trompé, +sacrifié. + +Ce premier accès d'humeur passé, je considérai la conduite de l'Empereur +sous un autre aspect. Je pensai qu'il avait été déterminé, par des +considérations imprévues, à s'embarquer précipitamment; j'eus honte de +mes soupçons, de mes emportemens; et ne songeai plus qu'à voler sur ses +traces. Mais déjà l'on avait donné l'ordre d'interrompre les +communications. Je passai huit jours qui me parurent huit siècles, à +solliciter la permission de rentrer en France: je l'obtins enfin. +J'arrivai à Paris le 25 Mars; le 26 je fus présenté à l'Empereur par M. +X.; il m'embrassa, et me dit: «Je désire, pour des raisons graves, que +vous oubliez, X. et vous, tout ce qui s'est passé à l'île d'Elbe; moi +seul, je ne l'oublierai point; comptez en toute occasion sur mon estime +et ma protection[42].» + +Ici se termine le mémoire de M. Z. + +À peine cet officier eut-il quitté l'île d'Elbe, que l'Empereur (et +c'est de Sa Majesté elle-même que je tiens ces détails) reconnut et +déplora l'imprudence qu'il avait commise, en renvoyant Z. sur le +continent. Le caractère et la fermeté de ce fidèle serviteur lui étaient +assez connus, pour qu'il n'eût sur son compte aucune inquiétude; il +était sûr (ce sont ses propres expressions) qu'il se ferait plutôt +hacher en morceaux que d'ouvrir la bouche; mais il craignit que les +informations qu'il lui avait ordonné de prendre sur la route, les +lettres qu'il pourrait lui adresser, ou les conférences qu'il pourrait +avoir à Paris avec M. X. et ses amis, n'éveillassent les soupçons de la +police, et que les Bourbons ne fissent établir des croisières qui +auraient rendu impossible toute évasion de l'île d'Elbe et tout +débarquement sur les côtes de France. + +L'Empereur sentit donc qu'il n'avait qu'un seul moyen de prévenir ce +danger: de partir sur le champ. + +Il n'hésita point. Dès-lors tout prit à l'île d'Elbe un autre aspect. + +Cette île, naguères le séjour de la paix et de la philosophie, devint en +un instant le quartier-général impérial. Des estafettes, des ordres, des +contre-ordres allaient et revenaient sans cesse de Porto-Ferrajo à +Longone, et de Longone à Porto-Ferrajo. Napoléon, dont l'activité +brûlante avait été si long-tems enchaînée, se livrait avec un charme +infini à tous les soins qu'exigeait son audacieuse entreprise. Mais +quelque soit le mystère dont il avait cru l'envelopper, les comptes +inusités qu'il s'était fait rendre, l'attention particulière qu'il avait +reportée sur ses vieux grenadiers, avait éveillé leurs soupçons; ils se +doutèrent qu'il méditait de quitter l'île. Tous présumèrent qu'il +débarquerait à Naples ou sur quelqu'autre point de l'Italie; aucun n'osa +même penser qu'il projetait d'aller renverser Louis XVIII de son trône. + +Le 26 Février, à une heure, la garde et les officiers de sa maison +reçurent l'ordre de se tenir prêts à partir; tout se mit en mouvement +les grenadiers reprirent avec joie leurs armes si longtemps oisives, et +jurèrent spontanément de ne les quitter qu'avec la vie. La population +entière du pays, une foule de femmes, d'enfans, de vieillards se +portèrent précipitamment sur le rivage et offrirent de toutes parts les +scènes les plus touchantes. On se pressait autour des fidèles compagnons +de Napoléon; on se disputait le plaisir, l'honneur de les toucher, de +les voir, de les embrasser encore une fois. Les jeunes gens les plus +distingués de l'île sollicitèrent comme une grâce le danger de +s'associer aux périls de Napoléon. La joie, la gloire, l'espérance +éclataient dans tous les yeux; on ne savait point ou l'on allait, mais +Napoléon était là... et avec lui pouvait-on douter de la victoire? + +À huit heures du soir, un coup de canon donna le signal du départ. Mille +doux embrassemens furent aussitôt prodigués et rendus. Les Français +s'élancèrent dans leurs barques; une musique guerrière se fit entendre; +et Napoléon et les siens s'éloignèrent majestueusement du rivage, au +milieu des cris mille fois répétés de _Vive l'Empereur!_[43] + +Napoléon, en mettant le pied dans son navire, s'était écrié comme César; +_le sort en est jeté!_ Sa figure était calme, son front serein; il +paraissait moins occupé du succès de son entreprise que des moyens +d'arriver promptement au but. Les yeux du comte Bertrand étincelaient +d'espérance et de joie; le Général Drouot était pensif et sérieux; +Cambronne paraissait peu se soucier de l'avenir, et ne s'occuper que de +bien faire son devoir. Les vieux grenadiers avaient repris leur air +martial et menaçant. L'Empereur causait et plaisantait sans cesse avec +eux; il leur tirait les oreilles, les moustaches et leur rappelait leurs +dangers, leur gloire, et faisait descendre dans leur âme la confiance +dont la sienne était animée. + +Tout le monde brûlait d'apprendre où l'on allait; le respect ne +permettait à personne d'oser le demander; enfin Napoléon rompit le +silence: «GRENADIERS, dit-il NOUS ALLONS EN FRANCE, NOUS ALLONS À +PARIS.» À ces mots, tous les visages s'épanouirent, la joie cessa d'être +inquiète, et des cris étouffés de VIVE LA FRANCE! attestèrent à Napoléon +que l'amour de la patrie ne s'éteint jamais dans le coeur des Français. + +Une corvette Anglaise, commandée par le capitaine Campbell, paraissait +chargée de surveiller l'île d'Elbe[44]: elle allait et venait sans cesse +de Porto-Ferrajo à Livourne, et de Livourne à Porto-Ferrajo. Au moment +de l'embarquement, elle se trouvait dans ce dernier port, et ne pouvait +inspirer aucune inquiétude; mais l'on avait signalé dans le canal +plusieurs bâtimens français, et leur présence faisait naître de justes +craintes. Cependant on espérait que la brise de la nuit favoriserait la +marche de la flotille, et qu'avant la pointe du jour, elle serait hors +de vue. Cet espoir fut déçu. On avait à peine doublé le cap Saint-André +de l'île d'Elbe, que le vent mollit; la mer devint calme. À la pointe du +jour, on n'avait fait que six lieues, et l'on était encore entre l'île +de Capraïa et l'île d'Elbe. + +Le péril paraissait éminent, plusieurs marins étaient d'opinion de +retourner à Porto-Ferrajo. L'Empereur ordonna de continuer la +navigation, ayant pour ressource, en dernier événement, soit de +s'emparer de la croisière française, soit de se réfugier dans l'île de +Corse, où il était assuré d'être bien reçu. Pour faciliter les +manoeuvres, il ordonna de jeter à la mer tous les effets embarqués; ce +qui fut exécuté joyeusement et à l'instant même. + +Vers midi, le vent fraîchit un peu. À quatre heures, on se trouva à la +hauteur de Livourne. Une frégate parut à cinq lieues sous le vent, une +autre était sur les côtes de Corse, et un bâtiment de guerre qu'on +reconnut être le brick le _Zéphir_, commandé par le capitaine Andrieux, +venait droit, vent arrière, à la rencontre de la flotille impériale. On +proposa d'abord de lui parler, et de lui faire arborer le pavillon +tricolor. Cependant l'Empereur donna l'ordre aux soldats de la garde +d'ôter leurs bonnets et de se cacher sous le pont, préférant passer à +côté du brick sans se laisser reconnaître, et se réservant, en cas de +besoin, de le faire changer de pavillon. À six heures du soir, les deux +bricks passèrent bord à bord, et leurs commandans, qui se connaissaient, +s'adressèrent mutuellement la parole; celui du _Zéphir_ demanda des +nouvelles de l'Empereur, et l'Empereur lui répondit lui-même avec le +porte-voix, qu'il se portait à merveille. + +Les deux bricks, allant en sens contraire, furent bientôt hors de vue, +sans que le capitaine Andrieux se doutât de la précieuse proie qu'il +laissait échapper. + +Dans la nuit du 27 au 28, le vent continua de fraîchir. À la pointe du +jour, on reconnut un bâtiment de soixante-quatorze, qui avait l'air de +se diriger sur Saint-Florent ou sur la Sardaigne; on ne tarda point à +s'apercevoir que ce bâtiment ne s'occupait pas du brick. + +L'Empereur, avant de quitter l'île d'Elbe, avait préparé de sa main deux +proclamations, l'une aux Français, l'autre à l'armée; il voulut les +faire mettre au net. Son secrétaire et le général Bertrand ne pouvant +réussir à les déchiffrer, furent les porter à Napoléon qui, désespérant +lui-même d'y parvenir, les jeta de dépit dans la mer. Puis, après avoir +rassemblé quelques momens ses idées, il dicta sur je champ à son +secrétaire les deux proclamations suivantes: + +PROCLAMATION. + + _Au golfe Juan, le 1er Mars 1815._ + + Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire, + Empereur des Français, etc. etc. etc., + + À L'ARMÉE: + + Soldats! Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos + rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur + bienfaiteur. + + Ceux que nous avons vu pendant vingt-cinq ans parcourir toute + l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à + combattre contre nous; dans les rangs des armées étrangères, en + maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et + enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les + regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos glorieux + travaux? qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils + calomnient notre gloire? si leur règne durait, tout serait perdu, + même le souvenir de ces mémorables journées. + + Avec quel acharnement ils les dénaturent! Ils cherchent à + empoisonner ce que le monde admire; et s'il reste encore des + défenseurs de notre gloire, c'est parmi ces mêmes ennemis que nous + avons combattus sur les champs de bataille. + + Soldats! dans mon exil, j'ai entendu votre voix; je suis arrivé à + travers tous les obstacles et tous les périls. + + Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé sur + vos pavois, vous est rendu: venez le joindre. + + Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant + vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la + France. Arborez cette cocarde tricolore, vous la portiez dans nos + grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les + maîtres des nations; mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se + mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? qui en + aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à + Austerlitz, à Jena, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à Tudéla, à + Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moscowa, à Lutzen, à Wurtchen, + à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français, + aujourd'hui si arrogans, puissent en soutenir la vue? ils + retourneront d'où ils viennent, et là, s'ils le veulent, ils + régneront comme ils prétendent avoir régné depuis dix-neuf ans. + + Vos biens, vos rangs, votre gloire, les biens, les rangs et la + gloire de vos enfans, n'ont pas de plus grands ennemis que ces + princes que les étrangers nous ont imposés. Ils sont les ennemis de + notre gloire, puisque le récit de tant d'actions héroïques qui ont + illustré le peuple français, combattant contre eux pour se + soustraire à leur joug, est leur condamnation. + + Les vétérans des armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d'Italie, + d'Égypte, de l'Ouest, de la grande armée, sont humiliés; leurs + honorables cicatrices sont flétries; leurs succès seraient des + crimes; les braves seraient des rebelles, si, comme le prétendent + les ennemis du peuple, des souverains légitimes étaient au milieu + des armées étrangères. Les honneurs, les récompenses, les + affections sont pour ceux qui les ont servis contre la patrie et + nous. + + Soldats! venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef; son + existence ne se compose que de la vôtre, ses droits ne sont que + ceux du peuple et les vôtres; son intérêt, son honneur, sa gloire, + ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La + victoire marchera au pas de charge; l'aigle, avec les couleurs + nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de + Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices; + alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait: vous + serez les libérateurs de la patrie. + + Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, + ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits; vous + pourrez dire avec orgueil: Et moi aussi je faisais partie de cette + grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans + ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris + de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont + empreinte. Honneur à ces braves soldats, la gloire de la patrie! et + honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la + fortune les ait fait naître; qui combattirent vingt-cinq ans avec + l'étranger pour déchirer le sein de la patrie. + + Signé, NAPOLÉON. + + Par l'Empereur: + + Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande + armée. + + Signé, BERTRAND. + +PROCLAMATION. + + _Au golfe Juan, le 1er Mars 1815._ + + NAPOLÉON, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire, + Empereur des Français, etc. etc., + + AU PEUPLE FRANÇAIS! + + La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos + ennemis. L'armée dont je lui avais confié le commandement était, + par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des + troupes qui la composaient, en état de battre le corps d'armée + Autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du + flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris. + + Les victoires de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, + de Vauchamp, de Mormane, de Montereau, de Craone, de Rheims, + d'Arcy-sur-Aube et de St.-Dizier; l'insurrection des braves paysans + de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté + et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les + derrières de l'armée ennemie, en la séparant de ses magasins, de + ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, + l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne + furent jamais sur le point d'être plus puissans, et l'élite de + l'armée ennemie était perdue sans ressource; elle eût trouvé son + tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement + saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale + et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux + généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur + bienfaiteur, changea le destin de la guerre; la situation de + l'ennemi était telle qu'à la fin de l'affaire qui eut lieu devant + Paris, il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de + réserve[45]. + + Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon coeur fut déchiré, + mais mon âme resta inébranlable; je ne consultai que l'intérêt de + la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers: ma vie + vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que + le grand nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner, + partageassent mon sort; je crus leur présence utile à la France, et + je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves, nécessaires à ma + garde. + + Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous + est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux + intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne + peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une + dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui + régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des + mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à + s'étayer des principes du droit féodal; il ne pourrait assurer + l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis + du peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes + nos assemblées nationales. Votre tranquillité intérieure et votre + considération extérieure seraient perdues à jamais. + + Français! dans mon exil j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; vous + réclamez ce gouvernement de votre choix, qui seul est légitime: + vous accusiez mon long sommeil; vous me reprochiez de sacrifier à + mon repos les grands intérêts de la patrie. + + J'ai traversé les mers, au milieu des périls de toute espèce; + j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout + ce que des individus ont fait, écrit, ou dit depuis la prise de + Paris, je l'ignorerai toujours; cela n'influera en rien sur le + souvenir que je conserve des services importans qu'ils ont rendus; + car il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au-dessus + de l'organisation humaine. + + Français! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui + n'ait eu le droit de se soustraire et ne se soit soustraite au + déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément + victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le + trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la + vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre. + + C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée, que je fais et + ferai toujours gloire de tout devoir. + + Signé, NAPOLÉON. + + Par l'Empereur: + + Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande + armée. + + Signé, BERTRAND. + +L'Empereur, en dictant ces proclamations, paraissait animé de la plus +profonde indignation. Il semblait avoir sous les yeux les généraux qu'il +accusait d'avoir livré la France, et les ennemis qui l'avaient +subjuguée. Il répétait sans cesse les noms de Marmont, d'Augereau; et +toujours ils étaient accompagnés de menaces et d'épithètes analogues à +l'idée qu'il avait conçu de leur trahison. + +Quand les proclamations furent transcrites, l'Empereur en fit donner +lecture à haute voix, et engagea tous ceux qui savaient bien écrire à en +faire des copies. En un instant, les bancs, les tambours servirent de +tables; et soldats, marins et officiers se mirent gaiement à l'ouvrage. + +Au bout d'un certain tems, Sa Majesté dit aux officiers qui +l'entouraient: «Maintenant, Messieurs, il faut à votre tour parler à +l'armée; il faut lui apprendre ce que la France attend d'elle dans les +grandes circonstances où nous allons nous trouver; allons, Bertrand, la +plume en main.» Le grand maréchal s'excusa. L'Empereur alors reprit la +parole, et dicta, sans s'arrêter, une adresse aux généraux, officiers et +soldats de l'armée, dans laquelle la garde impériale les conjurait, au +nom de la patrie et de l'honneur, de secouer le joug des Bourbons. + + SOLDATS, leur disait-elle, la générale bat, et nous marchons; + courez aux armes, venez nous joindre, joindre votre Empereur et vos + aigles. + + Et si ces hommes aujourd'hui si arrogans, et qui ont toujours fui à + l'aspect de nos armes, osent nous attendre, quelle plus belle + occasion de verser notre sang, et de chanter l'hymne de la + victoire! + + Soldats des septième, huitième et dix-neuvième divisions + militaires; garnison d'Antibes, de Toulon, de Marseille; officiers + en retraite, vétérans, de nos armées, vous êtes appelés à l'honneur + de donner le premier exemple; venez avec nous conquérir le trône, + palladium de nos droits; et que la postérité dise un jour: les + étrangers, secondés par des traîtres, avaient imposé un joug + honteux à la France, les braves se sont levés, et les ennemis du + peuple, de l'armée, ont disparu et sont rentrés dans le néant. + +Cette adresse était à peine achevée, qu'on aperçut au loin les côtes +d'Antibes. Aussitôt l'Empereur et ses braves saluèrent la terre de la +patrie des cris de _Vive la France! Vivent les Français!_ et reprirent +au même instant la cocarde tricolore[46]. + +Le 1er Mars, à trois heures, on entra dans le golfe Juan. Le Général +Drouot et un certain nombre d'officiers et de soldats, montés sur la +félouque la _Caroline_, abordèrent avant l'Empereur qui se trouvait à +une assez grande distance du rivage. Au moment même, ils aperçurent à la +droite un gros navire qui leur parut (à tort) se diriger à toutes voiles +sur le brick; ils furent subitement saisis de la plus violente +inquiétude; ils allaient et venaient, témoignant, par leurs gestes et +leurs pas précipités, l'émotion et la crainte dont ils étaient agités. +Le Général Drouot ordonna de décharger la _Caroline_ et de voler à la +rencontre du brick; en un instant, canons, affûts, caissons, bagages, +tout fut jeté sur le sable, et déjà les grenadiers et les braves marins +de la garde faisaient force de rames, lorsque des acclamations parties +du brick vinrent frapper leurs oreilles et leurs regards éperdus. +C'était l'Empereur: soit prudence, soit impatience, il était descendu +dans un simple canot. Les alarmes cessèrent, et les grenadiers, les bras +tendus vers lui, l'accueillirent au milieu des plus touchantes +démonstrations de dévouement et de joie. À cinq heures, il mit pied à +terre: je lui ai entendu dire qu'il n'éprouva jamais une émotion aussi +profonde. + +Son bivouac fut établi dans un champ entouré d'oliviers: «Voilà, dit-il, +un heureux présage; puisse-t-il se réaliser!» + +On aperçut quelques paysans; l'Empereur les fit appeler, et les +interrogea. L'un d'eux avait servi autrefois sous ses ordres; il +reconnut son ancien général et ne voulut plus le quitter. Napoléon, se +tournant du côté du Grand Maréchal, lui dit en riant: «Eh bien! +Bertrand, voilà déjà du renfort.» Il passa la soirée à causer et à rire +familièrement avec ses généraux et les officiers de sa maison. «Je vois +d'ici, disait-il, la peur que je vais faire aux Bourbons, et l'embarras +dans lequel vont se trouver tous ceux qui m'ont tourné le dos.» Puis, +continuant à badiner sur le même sujet, il définit, avec sa sagacité +ordinaire, le caractère des Maréchaux et des grands personnages qui +l'avaient servi autrefois, et s'amusa beaucoup des efforts qu'ils +allaient faire _pour sauver les apparences_, et attendre prudemment le +moment de se déclarer pour le parti du plus fort. + +Le succès de son entreprise paraissait moins l'occuper que les dangers +auxquels allaient être exposés ses amis et ses partisans qu'il ne +désignait plus que sous le nom de _patriotes_. «Que vont devenir les +patriotes jusqu'à mon arrivée à Paris? répétait-il fréquemment. Je +tremble que les Vendéens et les émigrés ne les massacrent; malheur à eux +s'ils y touchent! je serai sans pitié.» + +L'Empereur, aussitôt son débarquement, avait dirigé sur Antibes un +capitaine de la garde et vingt-cinq hommes; leurs instructions portaient +de s'y présenter comme déserteurs de l'île d'Elbe, de sonder les +dispositions de la garnison, et si elles paraissaient favorables, de la +débaucher: mais entraînés par leur imprudente ardeur, ils entrèrent dans +la ville aux cris de _Vive l'Empereur!_ le commandant fit lever le +pont-levis et les retint prisonniers. Napoléon, ne les voyant point +revenir, fit appeler un officier civil de la garde, et lui dit: «Vous +allez vous rendre sur le champ sous les murs d'Antibes; vous remettrez, +ou ferez remettre au général Corsin cette dépêche; vous n'entrerez pas +dans la place, on pourrait vous y garder; vous attirerez les soldats, +vous leur lirez mes proclamations; vous les haranguerez. Ne savez-vous +donc pas, leur direz-vous, que votre Empereur est là? que les garnisons +de Grenoble et de Lyon viennent le joindre au pas de charge: +qu'attendez-vous? voulez-vous laisser à d'autres l'honneur de se réunir +à lui avant vous? l'honneur de marcher les premiers à son avant-garde? +venez saluer nos aigles, nos drapeaux tricolors. L'Empereur et la patrie +vous l'ordonnent: venez.» + +Cet officier, de retour, annonça que les portes de la ville et du port +étaient fermées; et qu'il ne lui avait point été possible de voir le +général Corsin, ni de parler aux soldats. Napoléon parut contrarié, mais +peu inquiet de ce contre-temps. À onze heures du soir, il se mit en +marche, traînant à sa suite quatre pièces d'artillerie. Les Polonais +n'ayant pu embarquer leurs chevaux, en avaient emporté l'équipement, et +marchaient joyeusement à l'avant-garde, courbés sous le poids de cet +énorme bagage. Napoléon faisait acheter, pour eux, tous les chevaux +qu'il rencontrait, et remontait ainsi, un à un, sa petite cavalerie. + +Il se rendit à Cannes, de là à Grasse, et arriva dans la soirée du 2 au +village de Cerenon, ayant fait vingt lieues dans cette première journée. +Il fut reçu partout avec des sentimens qui furent le présage du succès +de l'entreprise. + +Le 3, l'Empereur coucha à Barème, et le 4 à Digne. Le bruit de son +débarquement, qui le devançait de proche en proche, excitait partout un +sentiment mêlé de joie, de surprise et d'inquiétude. Les paysans +bénissaient son retour et lui offraient, dans leur naïf langage, +l'expression de leurs voeux; mais quand ils voyaient sa petite troupe, +ils la regardaient avec une tendre commisération et n'espéraient plus +qu'il pût triompher avec de si faibles moyens. + +Le 5, Napoléon fut coucher à Gap, et ne conserva près de lui que six +hommes à cheval et quarante grenadiers. + +Ce fut dans cette ville, qu'il fit imprimer, pour la première fois, ses +proclamations; elles se répandirent avec la rapidité de l'éclair et +enflammèrent toutes les têtes et tous les coeurs d'un dévouement si +violent et si prompt, que toute la population du pays voulait se lever +en masse et marcher à l'avant-garde. + +Il n'emprunta point dans ses proclamations, comme on l'a prétendu, ni la +qualité de _Général en Chef_, ni celle de _Lieutenant-général_ de son +fils. Avant de quitter l'île d'Elbe, il s'était déterminé à reprendre, +aussitôt son débarquement, le titre d'_Empereur des Français_. + +Il avait reconnu que toute autre qualification diminuerait sa force et +son ascendant sur le peuple et l'armée, jetterait de l'incertitude sur +ses intentions, ferait naître des scrupules, des hésitations, et le +constituerait d'ailleurs en état d'hostilité contre la France. + +Il avait reconnu enfin qu'il serait toujours le maître de se faire +légitimer Empereur des Français, si les suffrages de la nation lui +étaient nécessaires, pour lui rendre, aux yeux de l'Europe et même de la +France, les droits que son abdication aurait pu lui faire perdre +momentanément. + +Les autorités supérieures de Gap s'étaient retirées à son approche. Il +n'eut à recevoir d'autres félicitations que celles du maire, des +conseillers municipaux et des officiers à la demi-solde. Il s'entretint +avec eux des bienfaits de la révolution, de la souveraineté du peuple, +de la liberté, de l'égalité, et surtout des émigrés et des Bourbons. +Avant de les quitter, il adressa aux habitans des hautes et basses Alpes +des remercimens publics, ainsi conçus: + + CITOYENS, j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous + m'avez montrés; vos voeux seront exaucés; la cause de la nation + triomphera encore. Vous avez raison de m'appeler votre père; je ne + vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour + dissipe vos inquiétudes; il garantit la conservation de toutes les + propriétés, l'égalité entre toutes les classes; et ces droits, dont + vous jouissiez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères + ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre + existence. + + Dans toutes les circonstances où je pourrai me trouver, je me + rappellerai toujours avec un vif intérêt ce que j'ai vu en + traversant votre pays. + +Le 6, à deux heures après midi, l'Empereur partit de Gap: la ville tout +entière était sur son passage. + +À Saint-Bonnel, les habitans, voyant le petit nombre de ses soldats, +eurent des craintes et lui proposèrent de faire sonner le tocsin pour +réunir les villages, et l'accompagner en masse. «Non, dit l'Empereur, +vos sentimens me font connaître que je ne me suis point trompé; ils sont +pour moi un sûr garant des sentimens de mes soldats; ceux que je +rencontrerai se rangeront de mon côté; plus ils seront, plus mon succès +sera assuré. Restez donc tranquilles chez vous.» + +Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp; le général Cambronne et +quarante hommes formant l'avant-garde poussèrent jusqu'à Mure. + +Cambronne, le plus souvent, marchait seul en avant de ses grenadiers, +pour éclairer leur route et leur faire préparer d'avance des logemens et +des subsistances. À peine avait-il prononcé le nom de l'Empereur, qu'on +s'empressait de lui témoigner la plus vive et la plus tendre +sollicitude. Un seul maire, celui de Sisteron, M. le marquis de ***, +voulut essayer de soulever les habitans de cette commune, en leur +dépeignant les soldats de Napoléon comme des brigands et des +incendiaires. Confondu par l'apparition subite du général Cambronne, +seul, et sans autre arme que son épée, il changea de langage, et parut +n'avoir éprouvé que la crainte de n'être point payé[47]. Cambronne lui +jeta froidement sa bourse, en lui disant: «Payez-vous!» Les habitans, +indignés, s'empressèrent à fournir plus de vivres qu'on n'en avait +demandé; et quand le bataillon de l'île d'Elbe parut, ils lui offrirent +un drapeau tricolor en signe d'estime et de dévouement. + +En sortant de la mairie, le général Cambronne et ses quarante grenadiers +se rencontrèrent avec un bataillon envoyé de Grenoble pour leur fermer +le passage. Cambronne voulut parlementer, et ne fut point écouté. +L'Empereur, informé de cette résistance, se porta sur le champ en avant; +sa garde, abîmée par une longue marche à travers la neige et des chemins +rocailleux, n'avait pu le suivre entièrement. Mais quand elle apprit +l'affront fait à Cambronne et les dangers que pouvait courir l'Empereur, +elle oublia ses fatigues et vola sur ses traces. Les soldats qui ne +pouvaient plus traîner leurs pieds meurtris ou ensanglantés, étaient +soutenus par leurs camarades ou portés sur des brancards faits avec +leurs fusils: tous juraient, comme les soldats de Fabius, non point de +mourir ou de vaincre, mais d'être vainqueurs. Quand l'Empereur les +aperçut, il leur tendit la main, et s'écria: «Avec vous, mes braves, je +ne craindrais pas dix mille hommes!» + +Cependant les troupes venues de Grenoble avaient rétrogradé, et pris +position à trois lieues de Gorp, entre les lacs et près d'un village. +L'Empereur fut les reconnaître; il trouva sur la ligne opposée un +bataillon du cinquième régiment de ligne, une compagnie de sapeurs, et +une compagnie de mineurs, en tout sept à huit cents hommes: il leur +envoya le chef d'escadron Roul; elles refusèrent de l'entendre. +Napoléon, se tournant alors du côté du maréchal Bertrand, lui dit: «Z. +m'a trompé; n'importe, en avant.» Aussitôt mettant pied à terre, il +marcha droit au détachement, suivi de sa garde, l'arme baissée: «Eh! +quoi, mes amis, leur dit-il, vous ne me reconnaissez pas? je suis votre +Empereur; s'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Général, +son Empereur, il le peut: me voilà... (en effaçant sa poitrine) + +Le cri unanime de _vive l'Empereur!_ fut leur réponse. + +Ils demandèrent aussitôt à marcher des premiers sur la division qui +couvrait Grenoble. On se mit en marche au milieu de la foule d'habitans +qui s'augmentait à chaque instant. Vizille se distingua par son +enthousiasme: «C'est ici qu'est née la révolution, disaient ces braves +gens; c'est nous qui, les premiers, avons osé réclamer les priviléges +des hommes; c'est encore ici que ressuscite la liberté française, et que +la France recouvre son honneur et son indépendance.» + +Entre Vizille et Grenoble, un adjudant-major du septième de ligne vint +annoncer que le colonel Labédoyère, profondément navré du déshonneur qui +couvrait la France, et déterminé par les plus nobles sentimens, s'était +détaché de la division de Grenoble, et venait avec son régiment, au pas +accéléré, à la rencontre de l'Empereur. + +Bientôt après, on entendît au loin de nombreuses acclamations: c'était +Labédoyère et le septième. Les deux troupes, impatientes de se réunir, +rompirent leurs rangs; des embrassemens et des cris mille fois répétés +de _vive la garde! vive le septième! vive l'Empereur!_ devinrent le gage +de leur union et de leurs sentimens. + +Napoléon, qui, à chaque pas, voyait s'accroître ses forces et +l'enthousiasme public, résolut d'entrer le soir même à Grenoble. + +Il fut arrêté, en avant de cette ville, par un jeune négociant, officier +de la garde nationale: «Sire, lui dit-il, je viens offrir à Votre +Majesté cent mille francs et mon épée.--J'accepte l'un et l'autre: +restez avec nous.» + +Plus loin, il fut rejoint par un détachement d'officiers qui lui +confirmèrent (il l'avait appris de Labédoyère) que le générai Marchand +et le préfet s'étaient déclarés contre lui, et que la garnison et la +garde nationale n'avaient encore fait éclater aucune disposition +favorable. + +Le général Marchand, effectivement, avait fait rentrer les troupes dans +Grenoble et fermé les portes; les remparts étaient couverts par le +troisième régiment du génie, composé de deux mille sapeurs, tous vieux +soldats couverts d'honorables blessures; par le quatrième d'artillerie +de ligne, ce même régiment où l'Empereur, vingt-cinq ans auparavant, +avait été fait capitaine; puis les deux autres bataillons du cinquième +de ligne, et les fidèles hussards du quatrième. + +Jamais ville assiégée n'offrit un semblable spectacle. Les assiégeans, +l'arme renversée, et marchant dans le désordre de la joie, approchaient, +en chantant, des murailles de la place. Le bruit des armes, les cris de +guerre des soldats ne venaient point épouvanter les airs: on n'entendait +d'autre bruit que les acclamations sans cesse renaissantes de _vive +Grenoble! vive la France! vive Napoléon!_ d'autres cris que ceux de la +plus franche gaieté et du plus pur enthousiasme. La garnison, la garde +nationale, la population répandues sur les remparts, regardèrent d'abord +avec surprise, avec émotion, ces transports d'allégresse et de +dévouement. Bientôt ils les partagèrent; et les assiégeans et les +assiégés, réunis par les mêmes pensées, les mêmes sentimens, firent +éclater à la fois le cri de ralliement, le cri de _vive l'Empereur!_ Le +peuple et les soldats se présentèrent aux portes; en un instant, elles +furent enfoncées; et Napoléon, entouré, pressé par une foule idolâtre, +fit son entrée triomphante à Grenoble. Quelques momens après, les +habitans, au son des fanfares, vinrent lui apporter les débris des +portes: «à défaut des clefs de la bonne ville de Grenoble, lui +dirent-ils, tiens, voilà les portes.» + +La possession de cette place était pour Napoléon de la plus haute +importance. Elle lui offrait un point d'appui, des munitions, des armes, +de l'artillerie. Il ne put dissimuler son extrême contentement, et +répéta plusieurs fois à ses officiers: «Tout est décidé maintenant; nous +sommes sûrs d'aller à Paris.» Il questionna longuement Labédoyère sur +Paris et sur la situation générale de la France. Ce jeune colonel, plein +de nobles sentimens, s'exprimait avec une franchise, qui quelquefois +interdisait Napoléon. «Sire, lui disait-il, les Français vont tout faire +pour Votre Majesté, mais il faut aussi que Votre Majesté fasse tout pour +eux: _plus d'ambition, plus de despotisme: nous voulons être libres et +heureux_. Il faut abjurer, Sire, ce système de conquête et de puissance +qui a fait le malheur de la France et le vôtre.--Si je réussis, +répondait Napoléon, je ferai tout ce qu'il faudra faire pour remplir +l'attente de la nation. Son bonheur m'est plus cher que le mien. C'est +pour la rendre libre et heureuse que je me suis jeté dans une entreprise +qui pouvait ne pas avoir de succès et me coûter la vie; mais nous +aurions eu la consolation de mourir sur le sol de la patrie.--Et de +mourir, ajoutait Labédoyère, pour son honneur et sa liberté.» + +L'Empereur donna l'ordre de faire imprimer dans la nuit ses +proclamations, et dépêcha des émissaires sur tous les points, pour +annoncer qu'il était entré à Grenoble; que l'Autriche était pour lui; +que le roi de Naples le suivait avec quatre-vingt mille hommes...; +enfin, pour décourager, intimider, retenir par de fausses terreurs, de +fausses confidences, les partisans et les agens du gouvernement royal. + +Les proclamations, affichées avec profusion, produisirent à Grenoble, +comme à Gap, la plus vive sensation. Jamais, en effet, on n'avait parlé +à l'orgueil national, au patriotisme, aux nobles passions de l'âme, avec +plus de charme, de force et d'éloquence; les soldats et les citoyens ne +se lassaient point de les relire et de les admirer. Tout le monde +voulait les avoir; les voyageurs et les habitans des pays voisins en +reçurent une immense quantité, qu'ils se chargèrent de répandre sur leur +passage, et d'envoyer de tous côtés. + +Le lendemain 8, le clergé, l'état-major, la cour impériale, les +tribunaux et les autorités civiles et militaires vinrent reconnaître +Napoléon et lui offrir leurs félicitations. Il causa familièrement avec +les juges, de l'administration de la justice; avec le clergé, des +besoins du culte; avec les militaires, des armées; avec les officiers +municipaux, des souffrances du peuple, des villes et des campagnes, et +les enchanta tous par la variété de ses connaissances et la +bienveillance de ses intentions. Il leur dit ensuite: «J'ai su que la +France était malheureuse; j'ai entendu ses gémissemens et ses reproches, +je suis venu avec les fidèles compagnons de mon exil, pour la délivrer +du joug des Bourbons... leur trône est illégitime... mes droits à moi +m'ont été déférés par la nation, par la volonté unanime des Français; +ils ne sont autres que les droits du peuple... je viens les reprendre, +non pour régner, le trône n'est rien pour moi; non pour me venger, je +veux oublier tout ce qui a été dit, fait et écrit depuis la capitulation +de Paris: mais pour vous restituer les droits que les Bourbons vous ont +ôté; et vous arracher à la glèbe, au servage, et au régime féodal dont +ils vous menacent... J'ai trop aimé la guerre, je ne la ferai plus; je +laisserai mes voisins en repos; nous devons oublier que nous avons été +les maîtres du monde... je veux régner pour rendre notre belle France +libre, heureuse et indépendante, et pour asseoir son bonheur sur des +bases inébranlables; _je veux être moins son souverain, que le premier +et le meilleur de ses citoyens_. J'aurais pu venir attaquer les Bourbons +avec des vaisseaux et des flottes nombreuses. Je n'ai voulu des secours +ni de Murat, ni de l'Autriche. Je connais mes concitoyens et les +défenseurs de la patrie; et je compte sur leur patriotisme.» + +L'audience finie, l'Empereur fut passer la revue de la garnison composée +de cinq à six mille hommes. Lorsqu'il parut, le ciel fut obscurci, par +la multitude de sabres, de baïonnettes, de bonnets de grenadiers, de +schacots, etc., que le peuple et les soldats élevaient en l'air au +milieu des plus vives démonstrations de mouvement et d'amour. + +Il adressa quelques mots au peuple, qui ne purent être entendus, et se +rendit sur le front du 4ème d'artillerie. «C'est parmi vous, leur +dit-il, que j'ai fait mes premières armes. Je vous aime tous comme +d'anciens camarades; je vous ai suivis sur le champ de bataille, et j'ai +toujours été content de vous. Mais j'espère que nous n'aurons pas besoin +de vos canons: il faut à la France de la modération et du repos. L'armée +jouira, dans le sein de la paix, du bien que je lui ai déjà fait, et que +je lui ferai encore. Les soldats ont retrouvé en moi leur père: ils +peuvent compter sur les récompenses qu'ils ont méritées.» + +Après cette revue, la garnison se mit en marche sur Lyon. + +Le soir, Napoléon écrivit à l'Impératrice et au prince Joseph. Il le +chargea de faire connaître à Rome, à Naples, à Porto-Ferrajo que son +entreprise paraissait devoir être couronnée du plus prompt et du plus +brillant succès. Les courriers partirent avec fracas, et l'on ne manqua +pas de publier, qu'ils allaient porter à l'Impératrice la nouvelle du +retour de l'Empereur, et l'ordre de venir, elle et son fils, le +rejoindre sur le champ. + +Le 9, l'Empereur signala le l'établissement du pouvoir impérial par +trois décrets. Le premier ordonnait d'intituler les actes publics et de +rendre la justice en son nom, à compter du 15 mars. Les deux autres +organisaient les gardes nationales des cinq départemens des Hautes et +Basses-Alpes, de la Drôme, du Mont-Blanc et de l'Isère, et confiait à +l'honneur et au patriotisme des habitans de la 7ème division les places +de Briançon, de Grenoble, du fort Barreaux, Colmar, etc. + +Au moment de partir, il adressa aux habitans du département de l'Isère +la proclamation suivante. + + CITOYENS! lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui + pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient + méconnus, et qu'on me reprochait le repos dans lequel je vivais, je + ne perdis pas un moment; je m'embarquai sur un frêle navire; je + traversai les mers au milieu des vaisseaux de guerre de différentes + nations; je débarquai seul sur le sol de la patrie, et je n'eus en + vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne + ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma + personne m'étaient particulièrement connus. Dauphinois, vous avez + rempli mon attente. + + J'ai supporté, non sans déchirement de coeur, mais sans abattement, + les malheurs auxquels j'ai été en proie il y a un an; le spectacle + que m'a offert le peuple sur mon passage m'a vivement ému. Si + quelques nuages avaient pu altérer la grande opinion que j'avais du + peuple Français, ce que j'ai vu m'a convaincu qu'il était toujours + digne de ce nom de grand peuple dont je le saluai il y a vingt ans. + + Dauphinois! sur le point de quitter vos contrées, pour me rendre + dans ma bonne ville de Lyon, j'ai senti le besoin de vous exprimer + toute l'estime que m'ont inspirée vos sentimens élevés. Mon coeur + est tout plein des émotions que vous y avez fait naître; j'en + conserverai toujours le souvenir. + +La nouvelle du débarquement de l'Empereur ne parvint à Paris que dans la +nuit du 5 Mars; elle transpira le 6; et le 7, parut dans le _Moniteur_, +sans autre détail, une proclamation royale qui convoquait sur le champ +les Chambres, et une ordonnance qui mettait _hors la loi_ Napoléon et +tous ceux qui le suivraient ou lui prêteraient assistance[48]. + +Le 8, le Moniteur et les autres journaux annoncèrent que Bonaparte était +débarqué avec onze cents hommes, dont la plupart l'avaient déjà +abandonné; que, suivi de quelques individus seulement, il errait dans +les montagnes, qu'on lui refusait des vivres, qu'il manquait de tout, et +que, poursuivi et bientôt cerné par les troupes détachées contre lui, de +Toulon, de Marseille, de Valence, de Grenoble, il ne tarderait point à +expier sa criminelle et téméraire entreprise. + +Cette nouvelle frappa d'étonnement tous les partis et leur fit éprouver, +suivant leurs opinions et leurs sentimens, des impressions différentes. + +Les mécontens ne doutaient point du succès de l'Empereur et de la perte +des Bourbons. + +Les courtisans regrettaient qu'il n'y eût pas assez de danger dans cette +entreprise audacieuse et folle, pour donner au moins quelque prix à leur +dévouement. + +Les émigrés la regardaient en pitié, la tournaient en ridicule; et s'il +ne leur eût fallu que des plaisanteries, des injures et des fanfaronades +pour battre Napoléon, leur victoire n'eût point été douteuse. + +Le gouvernement lui-même partagea leur jactance et leur sécurité. + +De nouvelles dépêches ne tardèrent point à faire connaître les progrès +de Napoléon. + +Le Comte d'Artois, le Duc d'Orléans et le Maréchal Macdonald partirent +précipitamment pour Lyon. + +Les députés s'assemblèrent. + +Les royalistes furent inquiets; on les rassura. + +Le Comte d'Artois, dit-on, à la tête de quinze mille Gardes nationaux et +de dix mille hommes de troupes de ligne, doit l'arrêter en avant de +Lyon. + +Le général Marchand, le général Duvernet, le prince d'Essling, le duc +d'Angoulême se portent sur ses derrières et lui fermeront la retraite. + +Le général Lecourbe vient manoeuvrer sur ses flancs. + +Le maréchal Oudinot arrive avec ses fidèles grenadiers royaux. + +Les Gardes Nationales de Marseille, et la population entière du midi, +marchent de tous côtés à sa poursuite: il est impossible qu'il échappe. + +On était au 10 Mars. + +Le lendemain, un officier de la maison du Roi parut au balcon des +Tuileries et annonça, en agitant son chapeau, que le Roi venait de +recevoir la nouvelle officielle, que le Duc d'Orléans, à la tête de +vingt mille hommes de la Garde Nationale de Lyon, avait attaqué +Bonaparte dans la direction de Bourgoing et l'avait complètement battu. + +Le même jour, on apprit que les Généraux Drouet, d'Erlon, +Lefebvre-Desnouettes et Lallemand qui avaient tenté de soulever les +troupes sous leurs ordres, avaient complètement échoué et étaient en +fuite[49]. + +Les mécontens doutèrent: les Royalistes furent dans l'ivresse. + +Le 12, la victoire du Duc d'Orléans fut démentie; le Journal officiel +annonça que Bonaparte avait dû coucher à Bourgoing, qu'on s'attendait à +ce qu'il pourrait entrer à Lyon dans la soirée du 10 Mars; qu'il +paraissait certain que Grenoble ne lui avait point encore ouvert ses +portes. + +Le Comte d'Artois vint bientôt confirmer par son retour la prise de Lyon +et l'inutilité de ses efforts. + +Les alarmes recommencèrent. + +Le Roi, dont la contenance était à la fois noble et touchante, invoqua, +par des proclamations éloquentes, le dévouement des Français, le courage +et la fidélité de l'armée. + +L'armée garda le silence; les corps judiciaires, les autorités civiles, +l'ordre des avocats et une foule de citoyens isolés répondirent à +l'appel du Roi par des adresses empreintes des témoignages de leur amour +et de leur fidélité. + +Les deux Chambres déposèrent également aux pieds du trône, l'expression +de leurs sentimens: mais leur langage fut différent. + + «Sire, dit la chambre des Pairs, jusqu'ici une bonté paternelle a + marqué tous les actes de votre gouvernement[50]. S'il fallait que + les lois devinssent plus sévères, vous en gémiriez sans doute; mais + les deux chambres, animées du même esprit, s'empresseraient de + concourir à toutes les mesures que pourraient exiger la gravité des + circonstances et la sûreté du peuple.» + + «Quelles que soient les fautes commises, dit la chambre des + députés, ce n'est point le moment de les examiner; nous devons tous + nous réunir contre l'ennemi commun, et chercher ensuite à rendre + cette crise profitable à la sûreté du trône, et à la liberté + publique.» + +Le Roi ne s'en tint pas à de vaines proclamations; il ordonna: qu'une +nouvelle armée se rassemblerait en avant de Paris, sous les ordres du +duc de Berri, et le commandement du maréchal Macdonald; que tous les +militaires en semestre et en congé limité, rejoindraient leurs corps; +que tous les officiers à la demi-solde seraient rappelés; que les trois +millions de gardes nationales du royaume prendraient les armes pour, +_pendant que l'armée tiendrait la campagne_, contenir les factieux et +dissiper leurs rassemblemens; que les jeunes gardes nationaux qui +voudraient faire partie de l'armée active, seraient armés et équipés, et +dirigés sur les points menacés; que pour utiliser les services des +braves Français qui, de toutes parts, demandaient à marcher contre +l'ennemi, il serait formé des bataillons de volontaires royaux qui +feraient partie de l'armée du duc de Berry. + +Le maréchal Ney, dont on connaissait la popularité et l'influence, fut +chargé de prendre le commandement des troupes de l'Est. + +Le maréchal Soult fut remplacé par le duc de Feltre. + +Le roi n'omit rien, enfin, de tout ce qui pouvait concourir à sauver son +trône des dangers dont il était menacé. + +De semblables mesures, suffisantes pour arrêter une armée de trois cents +mille hommes, ne pouvaient qu'attester les succès de Napoléon; et, +cependant, le ministère faisait répandre chaque jour dans le public, et +accréditer par les journaux, les bruits les plus rassurans. + +M. de Montesquiou, fidèle au système de déception qu'il avait adopté, +continuait à mystifier les députés, en les trompant par de fausses +nouvelles, et en les berçant d'espérances qu'il n'avait plus lui-même. +Il connaissait l'ivresse qu'excitaient en tous lieux l'approche et le +passage de Napoléon. Il savait qu'il était maître de Grenoble, de Lyon; +que les troupes qu'on avait voulu lui opposer, s'étaient réunies aux +siennes avec enthousiasme; et néanmoins, il annonçait à la chambre, «que +tous les départemens envahis par l'aventurier de l'île d'Elbe, +manifestaient hautement leur indignation contre ce brigand audacieux; +qu'ils avaient pu être surpris, mais non subjugués; que toutes les +sommations qu'il avait faites, les ordres qu'il avait voulu donner aux +autorités locales, étaient rejetés avec fermeté; que les Lyonnais +avaient montré le dévouement qu'on avait droit d'attendre de leur noble +caractère; que les départemens de la Bourgogne, de la Franche-Comté, de +la Lorraine, de la Champagne, de la Picardie, etc., etc., rivalisaient +de dévouement et d'énergie; que le bon esprit des troupes répondait à +celui des citoyens, et que tous ensemble, généraux, officiers, soldats +et citoyens, concourraient à défendre la patrie et le roi.» + +Ces jongleries politiques ne furent point sans effet; elles rassurèrent +quelques hommes crédules et enflammèrent le courage et l'imagination de +quelques jeunes gens: les enrôlemens volontaires se multiplièrent; un +certain nombre d'élèves des écoles de droit et de médecine offrirent +leurs bras et parcoururent les rues de Paris, aux cris de _vive le roi! +à bas le Corse! à bas le tyran!_ etc. + +Ce mouvement d'effervescence ne pouvait être durable; et quels que +fussent les soins qu'on mettait à tromper la capitale, les voyageurs, +les lettres particulières opposaient la vérité aux mensonges +ministériels. + +La défection du maréchal Ney vint bientôt déchirer le voile, et +répandre, parmi les ministres et leurs partisans, la consternation et +l'effroi. + +Le Roi se rendit à la chambre des députés, dans l'espoir d'affermir leur +dévouement et de dissiper, par un serment solennel, les doutes que ses +ministres avaient fait concevoir sur son attachement à la charte et son +intention de la conserver. Jamais spectacle ne fut plus imposant, plus +pathétique. Quel coeur aurait pu se fermer à la douleur de cet auguste +vieillard, aux accens de sa voix gémissante! Ces paroles prophétiques: +«Je ne crains rien pour moi, mais je crains pour la France; pourrais-je +à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour la défense +de l'état?» Ces paroles royales excitèrent l'émotion la plus vive, et +des larmes abondantes s'échappèrent de tous les yeux. + +Le serment prononcé par le Roi de maintenir la charte, fut immédiatement +répété par M. le comte d'Artois qui, jusqu'alors, s'en était abstenu. +«Nous jurons, dit-il, sur l'honneur, moi et ma famille, de vivre et +mourir fidèles à notre roi et à la charte constitutionnelle qui assure +le bonheur des Français.» Mais ces protestations tardives ne pouvaient +réparer le mal qu'avait fait aux Bourbons et à leur cause, la conduite +déloyale du gouvernement. + +En vain, ces mots de patrie, de liberté, de constitution, se +retrouvaient-ils dans tous les discours, dans toutes les proclamations. +En vain promettait-on solennellement que la France, dès qu'elle serait +délivrée, recevrait toutes les garanties réclamées par le voeu public, et +que la presse recouvrerait son entière liberté. En vain, offrait-on de +rendre à la légion d'honneur le lustre et les prérogatives dont elle +avait été dépouillée. En vain, comblait-on l'armée d'éloges fastueux et +de promesses éclatantes. Il n'était plus tems. + +Le ministère avait ôté au roi la confiance qui est le premier mobile de +l'ascendant des princes sur le peuple, et la force qui peut seule +suppléer à la confiance et commander l'obéissance et la crainte. + +L'approche de Napoléon, l'abandon du maréchal Ney, la déclaration faite, +par les généraux encore fidèles, que les troupes ne se battraient point +contre l'Empereur, ne laissèrent plus de doute au gouvernement sur le +sort qui l'attendait. + +Dès ce moment, il n'exista plus d'harmonie dans les volontés, d'ensemble +dans les moyens d'exécution. + +Les ordres, les contre-ordres étaient donnés d'un côté, révoqués de +l'autre; des projets de toute espèce, et tous aussi irréfléchis +qu'impraticables, étaient approuvés et rejetés, repris et abandonnés. + +Les chambres et le gouvernement avaient cessé de s'entendre. Les +ministres se plaignaient des députés, les députés demandaient +publiquement au roi de renvoyer les ministres, et de s'entourer d'hommes +«qui aient été les défenseurs constans de la justice et de la liberté, +et dont les noms soient une garantie pour tous les intérêts[51].» + +Le même désordre, la même désunion se manifestaient partout à la fois; +on n'était plus d'accord que sur un seul point: c'est que tout était +perdu. + +Tout l'était en effet. + +Le peuple, que les nobles avaient humilié, vexé ou effrayé par des +prétentions hautaines et tyranniques; les acquéreurs de domaines +nationaux, qu'ils avaient voulu déposséder; les protestans, qu'on avait +sacrifiés; les magistrats, qu'on avait chassés; les employés qu'on avait +plongés dans la misère; les soldats, les officiers, les généraux qu'on +avait méprisés et maltraités; les révolutionnaires qu'on avait sans +cesse outragés et menacés; les amis de la justice, de la liberté qu'on +avait abusés; tous les Français que le gouvernement avait réduits (pour +ainsi dire malgré eux) à, faire des voeux pour un autre ordre de choses, +embrassèrent avec empressement la cause de Napoléon, devenue, par les +fautes du gouvernement, la cause nationale. + +Il ne restait à la royauté d'autres défenseurs que des femmes _et leurs +mouchoirs_, des prêtres sans influence, des nobles sans courage, des +gardes du-corps sans jeunesse ou sans expérience. + +Les légions de la garde nationale, sur lesquelles on avait fondé tant +d'espoir, furent passées en revue par leur colonel-général; il leur +parla de la Charte, de la tyrannie de Bonaparte; il leur annonça qu'il +marcherait à leur tête; il leur dit: «Que ceux qui aiment leur Roi +sortent des rangs, et me suivent.» Deux cents hommes se présentèrent à +peine. + +Les volontaires royaux qui avaient fait tant de bruit, quand ils +croyaient vaincre sans péril, s'étaient dispersés successivement; et +ceux d'entr'eux que l'approche du danger n'avait point refroidis et +intimidés, étaient en trop petit nombre pour compter dans la balance. + +Un seul et dernier espoir restait au gouvernement: c'était (je n'ose le +dire) que Napoléon serait assassiné! + +Les mêmes hommes qui avaient prêché la guerre civile, _et déclaré qu'il +serait honteux de ne pas la voir_, souillèrent les murs de Paris de +provocations au meurtre et de louanges fanatiques données d'avance aux +meurtriers. Des émissaires répandus dans les groupes cherchaient à +mettre le poignard à la main à de nouveaux Jacques Clément. Un acte +public avait proscrit Napoléon; un prix fut offert publiquement à celui +qui apporterait sa tête. Cet appel au crime que, pour la première fois, +les assassins de Coligny firent entendre à la France indignée, fut +répété par des hommes qui, comme eux, avaient sans cesse à la bouche les +mots sacrés de morale, d'humanité, de religion, et qui, comme eux, +n'étaient altérés que de vengeance et de sang. + +Mais, tandis qu'on conspirait à Paris son assassinat, Napoléon +poursuivait paisiblement sa marche triomphale. + +Parti de Grenoble le 9, il vint le soir même coucher à Bourgoing: la +foule et l'enthousiasme allaient en augmentant. «Il y a long-tems que +nous vous attendions, disaient tous ces braves gens à l'Empereur; vous +voilà enfin arrivé pour délivrer la France de l'insolence de la +noblesse, des prétentions des prêtres et de la honte du joug de +l'étranger.» + +L'Empereur fatigué[52] était dans sa calèche, allant au pas, environné +d'une foule de paysans chantant des chansons qui exprimaient toute la +noblesse des sentimens des braves Dauphinois. «Ah! dit l'Empereur, je +retrouve ici les sentimens qui, il y a vingt ans, me firent saluer la +France du nom de _grande nation_! Oui, vous êtes encore la grande +nation, et vous le serez toujours.» + +On approchait de Lyon; l'Empereur s'était fait devancer par des +émissaires qui le firent prévenir que le comte d'Artois, le duc +d'Orléans et le maréchal Macdonald voulaient défendre la ville et qu'on +allait couper le pont de la Guillotière et le pont Morand. L'Empereur +riait de ces ridicules préparatifs; il ne pouvait avoir de doute sur les +dispositions des lyonnais, encore moins sur les dispositions des +soldats; cependant il donna ordre au général Bertrand de réunir des +bateaux à Mirbel, dans l'intention de passer dans la nuit, et +d'intercepter les routes de Moulins et de Mâcon au prince qui voulait +lui interdire le passage du Rhône. À quatre heures, une reconnaissance +du 4ème de hussards arriva à la Guillotière, et fut accueillie aux cris +de _vive l'Empereur!_ par cette immense population d'un faubourg qui +toujours s'est distingué par son attachement à la patrie. + +L'Empereur contremanda sur-le-champ le passage de Mirbel, et voulant, +comme il l'avait fait à Grenoble, mettre à profit ce premier mouvement +d'enthousiasme, il se porta au galop au faubourg de la Guillotière. + +Le comte d'Artois, moins heureux, ne pouvait même réussir à opposer à +son adversaire un simulacre de défense. Il avait voulu détruire les +ponts, et la ville s'y était opposée. Les troupes, dont il avait cru +acheter le dévouement par de l'argent ou l'appât des récompenses, +étaient restées sourdes à sa voix, à ses prières, à ses promesses. +Passant devant le treizième régiment de dragons, il dit à un brave que +des cicatrices et trois chevrons décoraient: «Allons, mon camarade, crie +donc _vive le roi!_--Non, monsieur, répond le brave dragon, aucun soldat +ne combattra contre son père; je ne puis vous répondre qu'en disant +_vive l'Empereur!_» Confus et désespéré, il s'était écrié avec l'accent +de la douleur: «Tout est perdu!» et ces mots propagés à l'instant, +avaient encore fortifié la mauvaise volonté ou le découragement[53]. + +Cependant le maréchal Macdonald, connu des troupes, était parvenu à +faire barricader le pont de la Guillotière, et il y conduisait en +personne deux bataillons d'infanterie, lorsque les hussards de Napoléon +débouchèrent de la Guillotière et se présentèrent devant le pont, +précédés, entourés et suivis de toute la jeunesse du faubourg. + +Le maréchal contint les soldats pendant quelques momens; mais émus, +séduits, entraînés par les provocations du peuple et des hussards, ils +se jetèrent sur les barricades, les rompirent, et furent bientôt dans +les bras et dans les rangs des soldats de Napoléon. + +Le comte d'Artois, prévoyant cette défection, avait quitté Lyon, non +point accompagné d'un seul gendarme, mais escorté par un détachement du +treizième de dragons commandé par le lieutenant Marchebout. Les troupes +(on leur doit cet hommage) ne cessèrent point de le respecter, et il ne +courut aucun risque[54]. + +À cinq heures du soir, la garnison toute entière s'élança au-devant de +Napoléon. + +Une heure après, l'armée impériale prit possession de la ville. + +À sept heures, Napoléon y fit son entrée solennelle, seul, en avant de +ses troupes, mais précédé et suivi d'une foule immense qui lui +exprimait, par des acclamations sans cesse renaissantes, l'ivresse, le +bonheur et l'orgueil qu'elle éprouvait de le revoir. Il fut descendre à +l'archevêché, et se livra paisiblement à un doux repos, dans les mêmes +lieux que monsieur le comte d'Artois, cédant à son désespoir, venait +d'arroser de ses larmes. + +Napoléon confia sur-le-champ à la garde nationale la garde de sa +personne et la surveillance intérieure de son palais. Il ne voulut point +accepter les services des gardes à cheval. «Nos institutions, leur +dit-il, ne reconnaissent point de gardes nationales à cheval; d'ailleurs +vous vous êtes si mal conduits avec le comte d'Artois que je ne veux +point de vous.» + +Effectivement, l'Empereur, qui avait toujours respecté le malheur, +s'était informé, en arrivant, de monsieur le comte d'Artois, et il avait +appris que les nobles, qui composaient en grande partie la garde à +cheval, après avoir juré au prince de mourir pour lui, l'avaient +abandonné, à l'exception d'un seul d'entre eux, qui était resté +fidèlement attaché à son escorte, jusqu'au moment où sa personne et sa +liberté lui parurent hors de danger. + +L'Empereur ne se borna point à donner des éloges à la conduite de ce +généreux Lyonnais: «je n'ai jamais laissé, dit-il, une belle action sans +récompense,» et il le nomma membre de la Légion d'Honneur. + +Je me trouvais à Lyon, au moment de l'arrivée de Napoléon; il le sut, et +le soir même il me fit appeler: «Eh bien! me dit-il en souriant; on ne +s'attendait pas à me revoir si tôt[55].--Non, Sire, il n'y a que Votre +Majesté en état de causer de semblables surprises.--Que dit-on de tout +cela à Paris?--Mais, Sire, on s'y réjouit sans doute comme ici de +l'heureux retour de Votre Majesté.--Et l'esprit public, comment +est-il?--Sire, il est bien changé; autrefois nous ne songions qu'à la +gloire, aujourd'hui nous ne songeons qu'à la liberté. La lutte qui s'est +établie entre les Bourbons et la nation nous a révélé nos droits; elle a +fait éclore dans les têtes une foule d'idées libérales qu'on n'avait +point du temps de Votre Majesté; on sent, on éprouve le besoin d'être +libre; et le plus sûr moyen de plaire aux Français, serait de leur +promettre et de leur donner des lois franchement populaires.--Je sais +que les discussions qu'ils ont laissé établir[56] ont déconsidéré et +affaibli le pouvoir. Les idées libérales lui ont repris tout le terrain +que je lui avais fait gagner. Je ne chercherai point à le reprendre; il +ne faut jamais lutter contre une nation: c'est le pot de terre contre le +pot de fer. Les Français seront contens de moi. Je sens qu'il y a du +plaisir et de la gloire à rendre un grand peuple libre et heureux. Je +donnerai à la France des garanties: je ne lui avais point épargné la +gloire, je ne lui épargnerai point la liberté. Je ne garderai de pouvoir +que ce qu'il m'en faudra pour gouverner. Le pouvoir n'est point +incompatible avec la liberté; jamais, au contraire, la liberté n'est +plus entière, que lorsque le pouvoir est bien constitué. Quand il est +faible, il est ombrageux; quand il est fort, il dort tranquille et +laisse à la liberté la bride sur le cou. Je sais ce qu'il faut aux +Français; nous nous arrangerons: mais point de licence, point +d'anarchie, car l'anarchie nous ramènerait au despotisme des +républicains, le plus fécond de tous en actes tyranniques, parce que +tout le monde s'en mêle... Croit-on qu'on se battra?--On ne le pense +pas; le gouvernement n'a jamais eu la confiance des soldats; il s'est +fait détester des officiers: et toutes les troupes qu'on opposera à +Votre Majesté seront autant de renforts qu'on lui enverra.--Je le pense +aussi; et les Maréchaux?--Sire, ils doivent craindre que Votre Majesté +ne se ressouvienne de Fontainebleau; et peut-être serait-il convenable +de les rassurer et de leur faire connaître personnellement l'intention +où est Votre Majesté de tout oublier.--Non, je ne veux point leur +écrire, ils me regarderaient comme leur obligé: je ne veux avoir +d'obligation à personne. Les troupes sont bien disposées, les officiers +sont bons; et si les maréchaux voulaient les retenir, ils seraient +entraînés... Où est ma garde?--Je la crois à Metz et à Nancy.--Je suis +sûr d'elle; ils auront beau faire, ils ne la gâteront jamais. Que font +Augereau et Marmont?--Je l'ignore.--Que fait Ney? comment est-il avec le +Roi?--Tantôt bien, tantôt mal; il a eu, je crois, à se plaindre de la +cour, à cause de sa femme.--Sa femme est une précieuse; elle aura voulu +faire la grande dame, et les vieilles douairières se seront moquées +d'elle. Ney a-t-il un commandement?--Je ne le crois pas, Sire.--Est-il +des nôtres?--La part qu'il a prisé à votre abdication...--Oui, j'ai lu +cela à Porto-Ferrajo: il s'est vanté de m'avoir maltraité, d'avoir posé +des pistolets sur ma table; tout cela est faux. S'il avait osé se +permettre de me manquer, je l'aurais fait fusiller. On a fait un tas de +contes sur mon abdication. J'ai abdiqué, non point par leurs conseils, +mais parce que mon armée avait le vertige; je ne voulais point +d'ailleurs de la guerre civile; elle n'a jamais été de mon goût. On a +dit également qu'Augereau, lorsque je le rencontrai, m'avait couvert +d'injures... on a menti: aucun de mes généraux n'aurait osé oublier +devant moi ce qu'il me devait. Si j'avais connu la proclamation +d'Augereau, je l'aurais chassé de ma présence[57]; il n'y a que les +lâches qui insultent au malheur. Sa proclamation, qu'on prétend que +j'avais dans ma poche, ne me fut connue qu'après notre entrevue. Ce fut +le général Keller qui me la montra; mais laissons-là tous ces contes +populaires. Qu'a-t-on fait des Tuileries?--On n'y a rien changé, Sire; +on n'a même point encore ôté les aigles.--(En riant) Ils ont dû trouver +que je les avais bien fait arranger.--Je le présume, Sire: on a dit que +le Comte d'Artois, aussitôt son arrivée, avait été parcourir les +appartemens, et qu'il ne se lassait point de les admirer.--Je le crois +bien. Qu'ont-ils fait de mes tableaux?--On en a fait enlever +quelques-uns; mais celui de la bataille d'Austerlitz est encore dans la +salle du Conseil.--Et le spectacle?--On n'y a point touché; on ne s'en +sert plus.--Que fait Talma?--Mais, Sire, il continue à obtenir et à +mériter les applaudissemens du public.--Je le reverrai avec plaisir. +Avez-vous été à la cour?--Oui, Sire, j'ai été présenté.--On dit qu'ils +ont tous l'air de nouveaux parvenus; qu'ils ne savent point dire un mot, +ni faire un pas à propos: les avez-vous vus en grande cérémonie?--Non, +Sire; mais je puis assurer à Votre Majesté qu'on n'est pas plus sans +façon chez soi qu'aux Tuileries; on y va en bottes crottées, en frac de +ville, et en chapeau rond.--Cela doit faire un coup-d'oeil bien +majestueux! Mais à quoi donc toutes ces vieilles _ganaches_ +dépensent-elles leur argent, car on leur a tout rendu?--Mais, Sire, +elles veulent probablement user leurs vieux habits.--Pauvre France! dans +quelles mains as-tu été te fourrer! Et le Roi, quelle mine a-t-il?--Il a +une assez belle tête.--Sa monnaie est-elle belle?--Votre Majesté peut en +juger: voici une pièce de vingt francs.--Comment! ils n'ont point refait +de _Louis_; cela m'étonne. (En tournant et retournant la pièce.) Il n'a +point l'air de se laisser mourir de faim: mais, voyez, ils ont ôté +_Dieu, protége la France_, pour remettre leur _Domine, salvum fac +regem_. Voilà comme ils ont toujours été: tout pour eux, rien pour la +France. Où est Maret? où est Caulincourt? où est Lavalette? où est +Fouché?--Ils sont tous à Paris--Et Molé?--Il est également à Paris; je +l'ai aperçu il n'y a pas long-tems chez la reine.--Avons-nous autour +d'ici quelques hommes qui m'aient été attachés de près?--Je l'ignore, +Sire.--Il faudra voir cela et les faire venir. Je serai fort aise de +connaître à fond l'esprit du jour, et d'être un peu remis au fait des +affaires. Que fait Hortense?--Sire, sa maison est toujours le +rendez-vous des hommes qui savent apprécier la grâce et l'esprit: et la +Reine, quoique sans trône, n'en est pas moins l'objet des égards et des +hommages de tout Paris.--Elle a fait une grande sottise de se donner en +spectacle devant les tribunaux. Ceux qui l'ont conseillée étaient des +bêtes. Pourquoi aussi a-t-elle été demander le titre de duchesse?--Mais, +Sire, elle ne l'a point demandé. C'est l'Empereur Alexandre...--Peu +importe; elle ne devait pas plus le recevoir que le demander; il fallait +qu'elle s'appelât madame Bonaparte; ce nom-là en vaut bien un autre. +Quel droit d'ailleurs avait-elle de faire de son fils un duc de +Saint-Leu, et un pair des Bourbons? Louis a eu raison de s'y opposer; il +a senti que le nom de son fils était assez beau, pour ne point souffrir +qu'il en changeât. Si Joséphine avait vécu, elle l'aurait empêchée de +faire cette belle équipée. L'a-t-on bien regrettée?--Oui, Sire. Votre +Majesté sait à quel point elle était aimée et honorée des +Français.--Elle le méritait. C'était une femme excellente; elle avait un +grand sens. Je l'ai beaucoup regrettée aussi, et le jour où j'ai appris +sa mort, a été l'un des jours les plus malheureux de ma vie. A-t-on +porté publiquement son deuil?--Non, Sire. Je pense même qu'on lui aurait +refusé les honneurs dus à son rang, si l'Empereur Alexandre ne l'eût +exigé.--Je l'ai appris dans le tems, mais je ne l'avais point cru. Cela +ne le regardait point.--La générosité d'Alexandre ne s'est renfermée +dans aucune borne; il s'est montré le protecteur de l'Impératrice, de la +Reine, du prince Eugène, du duc de Vicence et d'une foule d'autres +personnages de marque qui, sans lui, auraient été persécutés ou +maltraités.--Vous l'aimez, il paraît.--Sire...--La Garde nationale de +Paris a-t-elle un bon esprit?--Je ne puis l'affirmer, mais je suis sûr +du moins que si elle ne se déclare pas pour Votre Majesté, elle n'agira +du moins pas contre nous.--Je le suppose aussi. Que croit-on que les +étrangers penseront de mon retour?--On croit que l'Autriche se +rapprochera de Votre Majesté, et que la Russie verra la disgrâce des +Bourbons sans regrets.--Comment cela?--On prétend, Sire, qu'Alexandre a +été mécontent des princes pendant son séjour à Paris; que la +prédilection du Roi pour l'Angleterre et l'hommage qu'il a rendu de sa +couronne au prince Régent lui ont déplu.--C'est bon à savoir. A-t-il vu +mon fils?--Oui, Sire; on m'a assuré qu'il l'avait embrassé avec une +tendresse vraiment paternelle, et qu'il s'était écrié: Il est charmant: +ah! comme on m'a trompé!--Que voulait-il dire?--On lui avait assuré, +dit-on, que le jeune prince était rachitique et imbécile.--Les +misérables! cet enfant est admirable; il a tous les symptômes d'un homme +à grand caractère. Il fera honneur à son siècle. Est-il vrai qu'on ait +tant fêté Alexandre à Paris?--Oui, Sire; on ne faisait attention qu'à +lui; les autres souverains avaient l'air de ses aides-de-camp.--Au fait, +il a beaucoup fait pour Paris; sans lui, les Anglais l'auraient ruiné, +et les Prussiens brûlé. Il a bien joué son rôle... (en souriant) Si je +n'étais Napoléon, je voudrais peut-être être Alexandre.» + +Le lendemain, il passa, sur la place Bellecour, la revue de la division +de Lyon. «Je verrai cette place avec plaisir, dit-il, aux chefs de la +Garde nationale qui l'entouraient; je me rappelle que je la relevai de +ses ruines, et que j'en posai la première pierre, il y a quinze ans.» Il +sortit, précédé seulement de quelques hussards. Une foule d'hommes, de +vieillards, de femmes et d'enfans inondait les ponts, les quais et les +rues; on se précipitait sous les pieds des chevaux, pour l'entendre, le +voir, le regarder de plus près, pour toucher ses vêtemens... c'était un +véritable délire. À peine avait-il franchi quelques pas, que la foule +qui l'avait déjà vu, se portait en courant sur un autre point pour le +revoir encore. L'air retentissait d'acclamations non interrompues. +C'était un feu roulant de cris de _Vive la nation! vive l'Empereur! à +bas les prêtres! à bas les royalistes!_ etc. + +La division Brayer, aussitôt la revue, se mit en marche sur Paris. + +Quand l'Empereur revint à l'archevêché, la grande galerie de ce palais +était encombrée de généraux, de colonels, de magistrats, +d'administrateurs de tous les rangs et de toutes les espèces: on croyait +être aux Tuileries. + +L'Empereur s'arrêta quelques momens; il embrassa les généraux +Mouton-Duvernet, Girard et autres officiers que Paris croyait à sa +poursuite; et après avoir distribué, à droite et à gauche, quelques +sourires et beaucoup de complimens, il passa dans son salon et admit à +lui être présentés, la cour impériale, le corps municipal, les chefs des +corps militaires et de la garde nationale. + +Il s'entretint long-tems avec eux, des fautes des Bourbons, et de la +situation déplorable dans laquelle il retrouvait la France. Il leur +avoua, avec une noble franchise, qu'il n'était point étranger à ses +malheurs. «J'ai été entraîné, dit-il, par la force des événemens dans +une fausse route. Mais instruit par l'expérience, j'ai abjuré cet amour +de la gloire si naturel aux Français, qui a eu pour la France et pour +moi tant de funestes résultats... Je me suis trompé en croyant que le +siècle était venu de rendre la France le chef-lieu d'un grand empire; +j'ai renoncé pour toujours à cette haute entreprise; nous avons assez de +gloire, il faut nous reposer. + +«Ce n'est point l'ambition qui me ramène en France; c'est l'amour de la +patrie. J'aurais préféré le repos de l'île d'Elbe aux soucis du trône, +si je n'avais su que la France était malheureuse et qu'elle avait besoin +de moi. En mettant le pied sur notre chère France, continua-t-il, après +quelques réponses insignifiantes des auditeurs, j'ai fait le voeu de la +rendre libre et heureuse: je ne lui apporte que des bienfaits. Je +reviens pour protéger et défendre les intérêts que notre révolution a +fait naître; je reviens pour concourir, avec les représentans de la +nation, à la formation d'un pacte de famille, qui conservera à jamais la +liberté et les droits de tous les Français: je mettrai désormais mon +ambition et ma gloire à faire le bonheur de ce grand peuple duquel je +tiens tout. Je ne veux point, comme Louis XVIII, vous octroyer une +charte révocable, je veux vous donner une constitution inviolable, et +qu'elle soit l'ouvrage du peuple et de moi.» Telles furent ses paroles; +il les prononça d'un air si satisfait; il paraissait si confiant en lui +et en l'avenir, qu'on se serait cru coupable, de douter de la pureté de +ses intentions et du bonheur qu'il allait assurer à la France. + +Le langage qu'il tint à Lyon ne fut point le même, comme on le voit, que +celui qu'il avait fait entendre à Gap et à Grenoble. Dans ces dernières +villes, il avait cherché principalement à faire fermenter dans les têtes +la haine des Bourbons et l'amour de la liberté: il s'était plutôt +exprimé en citoyen qu'en monarque. Aucun mot, aucune assurance formelle +n'avait révélé ses intentions. On aurait pu penser qu'il songeait autant +à rétablir la république ou le consulat, que l'empire. À Lyon, plus de +vague, plus d'incertitude; il parle en souverain, et promet de donner à +la France une constitution nationale: L'idée du Champ de Mai lui était +venue. + +Aucun de nous ne suspecta la sincérité des promesses et des résolutions +de Napoléon. + +Le tems, la réflexion, le malheur, ce grand maître de l'homme, avaient +opéré dans le caractère et les principes de Napoléon les plus favorables +changemens. + +Autrefois, quand des obstacles imprévus venaient tout-à-coup contrarier +ses projets, ses passions, habituées à n'être point contenues, à ne +respecter aucun frein, se déchaînaient avec la fureur des flots en +courroux; il parlait, il ordonnait, il décidait comme s'il eût été le +maître de la terre et des élémens; rien ne lui paraissait impossible. + +Dans ses revers, il avait appris, dans le calme de la solitude et de la +méditation, à commander à la violence de ses volontés, et à les +soumettre au joug de la prudence et de la raison. Il avait lu +attentivement les écrits, les pamphlets et même les libelles publiés +contre lui; et au milieu des injures, des calomnies et des absurdités +que souvent ils renfermaient, il y avait trouvé des vérités utiles, des +observations judicieuses, des vues profondes, dont il avait su faire son +profit. + +«Les princes, observe le savant auteur de l'Esprit des lois, ont dans +leur vie des périodes d'ambition, auxquelles succèdent d'autres +passions, et même l'oisiveté.» L'heure de l'oisiveté n'était point +encore sonnée pour Napoléon; mais à l'ambition d'accroître sans mesure +sa puissance, avait succédé le désir de rendre la France heureuse, et de +réparer par une paix durable et un gouvernement paternel, tous les maux +que la guerre lui avait faits. + +L'Empereur passa la soirée du onze dans son cabinet; sa première pensée +fut pour l'Impératrice. Il lui écrivit une lettre fort tendre, qui +commençait par ces mots remarquables: _Madame et chère épouse, je suis +remonté sur mon trône._ + +Il instruisit également le prince Joseph[58] qu'il avait ressaisi sa +couronne, et le chargea de faire connaître aux puissances étrangères, +par l'intermédiaire de leurs ministres près la Confédération Helvétique, +que ses intentions étaient de ne plus troubler le repos de l'Europe, et +de maintenir loyalement le traité de Paris. Il lui recommanda surtout de +faire bien comprendre à l'Autriche et à la Russie, combien il aspirait à +rétablir avec elles, dans toute leur intimité, ses anciennes liaisons. + +Il paraissait attacher un prix particulier à l'alliance de la Russie; sa +prédilection était sans doute fondée sur des raisons politiques, faciles +à concevoir: cependant, je crois qu'elle était également déterminée par +les procédés généreux d'Alexandre envers les Français. Le renom et la +popularité que ce prince avait acquis en France, excitaient et devaient +exciter la jalousie de Napoléon; mais cette jalousie, attribut des +grandes âmes, ne le rendait point injuste: il savait apprécier +Alexandre. + +Napoléon, jusqu'alors, ne s'était occupé que d'enlever au Roi son armée; +il pensa que le moment était venu de lui ravir aussi le sceptre de +l'administration. «J'y suis décidé, me dit-il; je veux dès aujourd'hui +anéantir l'autorité royale, et renvoyer les chambres; puisque j'ai +repris le gouvernement, il ne doit plus exister d'autre autorité que la +mienne; il faut qu'on sache, dès à présent, que c'est à moi seul qu'on +doit obéir.» Alors il me dicta successivement les décrets suivans, +connus sous le nom de _décrets de Lyon_. + +PREMIER DÉCRET + + Lyon, le 13 Mars 1815. + + Napoléon, Empereur des Français, etc. etc. + + Considérant que la Chambre des pairs est composée en partie de + personnes qui ont porté les armes contre la France et qui ont + intérêt au rétablissement des droits féodaux, à la destruction de + l'égalité entre les différentes classes, à l'annulation des ventes + des domaines nationaux, et enfin à priver le peuple des droits + qu'il a acquis par vingt-cinq ans de combats contre les ennemis de + la gloire nationale; + + Considérant que les pouvoirs des députés du Corps législatif + étaient expirés, et que dès lors la Chambre des communes n'a plus + aucun caractère national: qu'une partie de cette Chambre s'est + rendue indigne de la confiance de la nation, en adhérant au + rétablissement de la noblesse féodale abolie par la constitution + acceptée par le peuple, en faisant payer par la France des dettes + contractées à l'étranger pour tramer des coalitions et soudoyer des + armées contre le peuple Français; en donnant aux Bourbons le titre + de roi légitime: ce qui était déclarer rebelle le peuple Français + et les armées, proclamer seuls bons Français les émigrés qui ont + déchiré pendant vingt-cinq ans le sein de la patrie, et violer tous + les droits du peuple; en consacrant le principe, que la nation + était faite pour le trône, et non le trône pour la nation; + + Nous avons décrété et décrétons ce qui suit: + + Art. 1. La Chambre des pairs est dissoute. + + Art. 2. La Chambre des communes est dissoute; il est ordonné à + chacun des membres convoqués et arrivés à Paris depuis le 7 mars + dernier, de retourner sans délai dans leurs domiciles. + + Art. 3. Les colléges électoraux des départemens de l'empire seront + réunis à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en + assemblée extraordinaire du Champ de Mai, afin de prendre les + mesures convenables pour corriger et modifier nos constitutions, + selon l'intérêt et la volonté de la nation; et en même tems pour + assister au couronnement de l'Impératrice, notre très-chère et + bien-aimée épouse, et à celui de notre cher et bien-aimé fils. + + Art. 4. Notre grand maréchal, faisant fonctions de major-général de + la grande armée, est chargé de prendre les mesures nécessaires pour + la publication du présent décret. + +SECOND DÉCRET. + + Napoléon; etc. + + Art. 1. Tous les émigrés qui n'ont point été rayés, amnistiés ou + éliminés par nous ou par les gouvernemens qui nous ont précédés, et + qui sont rentrés en France depuis le 1er Janvier 1814, sortiront + sur-le-champ du territoire de l'empire. + + Art. 2. Les émigrés qui, quinze jours après la publication de + présent décret, se trouveraient sur le territoire de l'Empire, + seront arrêtés et jugés conformément aux lois décrétées par nos + Assemblées nationales: à moins toutefois qu'il ne soit constaté + qu'ils n'ont pas eu connaissance du présent décret, auquel cas ils + seront simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie hors du + territoire. + + Art. 3. Le séquestre sera mis sur tous leurs biens meubles et + immeubles, etc. etc. + +TROISIÈME DÉCRET. + + Napoléon, etc. + + Art. 1. La noblesse est abolie, et les lois de l'Assemblée + constituante seront mises en vigueur. + + Art. 2. Les titres féodaux sont supprimés. + + Art. 3. Les individus qui ont obtenu de nous des titres nationaux, + comme récompenses nationales, et dont les lettres patentes ont été + vérifiées au conseil du sceau de l'état, continueront à les porter. + + Art. 4. Nous nous réservons de donner des titres aux descendans des + hommes qui ont illustré le nom français dans les différons siècles, + soit dans le commandement des armées de terre et de mer, dans les + conseils des souverains, dans les administrations civiles et + judiciaires, soit enfin dans les sciences et les arts et dans le + commerce, etc. + +QUATRIÈME DÉCRET. + + Napoléon, etc. + + Art. 1. Tous généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque + grade que ce soit, qui ont été introduits dans nos armées depuis le + 1er avril 1814, qui étaient émigrés, ou qui n'ayant pas émigré, ont + quitté le service au moment de la première coalition, quand la + patrie avait le plus grand besoin de leurs services, cesseront + sur-le-champ leurs fonctions, quitteront les marques de leur grade, + et se rendront au lieu de leur domicile, etc. etc. + +CINQUIÈME DÉCRET. + + Napoléon, etc. + + Considérant que, par nos constitutions, les membres de l'ordre + judiciaire sont inamovibles, + + Nous décrétons: + + Art. 1. Tous les changemens arbitraires opérés dans nos cours et + tribunaux inférieurs, sont nuls et non avenus. + + Art. 2. Les présidens de la cour de cassation, notre + procureur-général, et les membres qui ont été, injustement et par + esprit de réaction, renvoyés de ladite cour, sont rétablis dans + leurs fonctions, etc. etc. + +Par quatre autres décrets, l'Empereur ordonna: 1.° que le séquestre +serait apposé sur les biens de la famille des Bourbons; 2.° que tous les +biens des émigrés, qui appartenaient à la Légion d'Honneur, aux +hospices, aux communes, à la caisse d'amortissement ou aux domaines, +seraient rendus à ces divers établissemens; 3.° que la maison du roi et +les Suisses seraient licenciés, et qu'aucun corps étranger ne pourrait +être admis à la garde du souverain; 4.° que la décoration du lys, les +ordres de Saint-Louis, du Saint-Esprit, de Saint-Michel seraient abolis. + +Ces décrets, qui embrassaient à la fois toutes les parties de +l'administration politique, civile et militaire de l'état, se +succédèrent si rapidement, que Napoléon eut à peine le tems de les +entremêler de quelques paroles. + +En rétablissant sur leurs siéges les magistrats qui en avaient été +expulsés, il conquit d'un trait de plume tous les membres de l'ordre +judiciaire; mais je ne sais pourquoi il n'étendit point cette utile +mesure aux fonctionnaires de l'ordre administratif, et principalement +aux préfets et aux sous-préfets que M. de Montesquieu avait si +cruellement persécutés. Parmi ces fonctionnaires, il en était sans doute +qui, par la faiblesse ou l'incapacité qu'ils avaient montrées dans les +derniers momens du gouvernement impérial, ne méritaient point de +confiance; mais le plus grand nombre en était resté digne; et Napoléon, +en les replaçant à la tête de leurs anciens administrés, unissait à +l'avantage de réparer publiquement une injustice royale, celui de +confier l'administration à des hommes expérimentés, et qui, connaissant +déjà les partisans de la révolution et ceux des Bourbons, n'avaient qu'à +se montrer pour intimider les uns et féconder le patriotisme des autres. + +À cette exception près, tout ce qu'il fit à Lyon, me paraît un +chef-d'oeuvre d'esprit et d'adresse. + +Il fallait renverser la Chambre des Pairs; d'un seul coup il la +terrasse: _Elle n'est composée_, dit-il, _que d'hommes qui ont porté les +armes contre la patrie, et ont intérêt au rétablissement des droits +féodaux et à l'annulation des ventes nationales_. + +La Chambre des Députés avait montré de la résistance aux ministres et de +l'attachement aux doctrines libérales; il était difficile de la +dépopulariser: l'Empereur y réussit par un seul mot: _Elle s'est montrée +indigne de la confiance de la nation, en faisant payer au peuple les +dettes contractées à l'étranger pour répandre le sang français_. + +Il fallait rassurer la France sur l'avenir; _il appelle les électeurs au +Champ de Mai_. Il fallait donner à penser qu'il avait des intelligences +avec l'Autriche, et que Marie-Louise lui serait rendue: _il annonce le +prochain couronnement de l'Impératrice et de son fils_. + +Il fallait séduire les patriotes, les républicains: _il abolit la +noblesse féodale, et déclare que le trône est fait pour la nation, et +non point la nation pour le trône_. Il fallait tranquilliser les +acquéreurs de domaines nationaux: _il chasse les émigrés non rayés, et +reprend leurs biens_; plaire aux pauvres et aux paysans: _il restitue +aux hospices et aux communes les biens dont on les avait dépouillés_; +flatter la garde et l'armée: _il expulse de leurs rangs les étrangers, +les émigrés, licencie la maison du roi, et rend à la Légion d'Honneur +ses dotations et ses prérogatives_. + +Qu'on critique sa conduite à Lyon, qu'on la représente comme celle d'un +forcené qui veut tout changer, tout détruire, tout bouleverser; peu +importe... ceux qui jugent sans partialité trouveront, je crois, qu'il +se conduisit avec toute l'habileté d'un politique consommé. Il sut +commander la confiance, dissiper les craintes, affermir le dévouement, +enthousiasmer le peuple et l'armée: que pouvait-il faire de plus? + +Les dispositions faites à Paris contre lui, lui furent connues le 12. Il +parut charmé qu'on eût donné un commandement au Maréchal Ney, non point +qu'il eût des intelligences avec lui, mais parce qu'il connaissait la +faiblesse et la mobilité de son caractère. Il prescrivit au grand +Maréchal de lui écrire: «Vous l'instruirez, lui dit-il, du délire +qu'excite mon retour, et de la réunion successive à mon armée de toutes +les forces dirigées contre moi; vous lui direz que les troupes qu'il +commande, imiteront infailliblement tôt ou tard l'exemple de leurs +braves camarades, et que les efforts qu'il pourrait tenter, n'auraient +d'autre résultat que de retarder tout au plus de quelques jours la chute +des Bourbons; faites-lui entendre qu'il sera responsable envers la +France, envers moi, de la guerre civile et du sang qu'elle fera verser; +_flattez-le_, ajouta l'Empereur, mais ne le _caressez_ pas trop, il +croirait que je le crains, et se ferait prier. + +On écrivit aussi à tous les chefs de corps qu'on savait être cantonnés +dans les départemens voisins. Aucune de ces lettres ne portait le +caractère de la supplication. L'Empereur parlait déjà en maître: il ne +priait point, il ordonnait. + +Tout étant terminé, Napoléon partit le 15, et profondément ému de +l'amour que les Lyonnais lui avaient témoigné, il leur fit ses adieux en +ces termes: + + «LYONNAIS! Au moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma + capitale, j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentimens + que vous m'avez inspirés; vous avez toujours été au premier rang + dans mes affections. Sur le trône ou dans l'exil vous m'avez + toujours montré les mêmes sentimens: le caractère élevé qui vous + distingue vous a mérité toute mon estime: dans des momens plus + tranquilles je reviendrai pour m'occuper de vos manufactures et de + votre ville.» + + «Lyonnais, je vous aime.» + +Ces derniers mots étaient l'expression naïve de ce qu'il éprouvait; il +les prononça, en les dictant, avec ce charme indéfinissable qu'il +imprimait à ses paroles, lorsqu'elles partaient de son coeur. + +On a tant parlé de la dureté du coeur et du langage de Napoléon, que tout +ce qui s'écarte de l'opinion reçue, doit paraître fabuleux. Cependant il +est vrai (et ceux qui ont approché l'Empereur l'attesteront) qu'il était +bien loin d'être aussi insensible qu'on le croit communément. Son +éducation militaire et le besoin de commander le respect et la crainte, +l'avaient rendu grave, sévère et inflexible, l'avaient habitué à +contraindre et à mépriser les inspirations de sa sensibilité. Mais quand +la nature reprenait ses droits, il trouvait du charme à céder aux +mouvemens de son âme, et il exprimait alors les émotions ou les +sentimens qui l'avaient subjugué avec un accent vif et passionné, avec +une douceur et une grâce aussi séduisantes qu'inimitables. + +Les Lyonnais méritaient au surplus l'estime et l'amour que leur vouait +Napoléon. Quoique jeune encore, j'ai vu plus d'une fois se manifester +l'engouement et l'enthousiasme populaire; et jamais je ne vis rien de +comparable aux transports de joie et de tendresse que firent éclater les +Lyonnais. Non-seulement les quais, les places voisines du palais de +l'Empereur, mais les rues, même les plus éloignées, retentissaient +d'acclamations perpétuelles[59]. Les ouvriers et leurs maîtres, le +peuple et les bourgeois, bras dessus, bras dessous, allaient et venaient +dans la ville en chantant, en dansant, en s'abandonnant aux impulsions +de la plus vive gaieté; ils s'arrêtaient sans se connaître; ils se +pressaient la main, s'embrassaient et se félicitaient du retour de +l'Empereur comme s'il leur eût rendu la fortune, l'honneur et la vie. + +La garde nationale, touchée de la confiance qu'il lui avait témoignée, +en remettant entre ses mains la garde de sa personne, partageait avec +non moins d'ardeur l'ivresse générale; et le jour du départ de Napoléon +fut pour la ville de Lyon un jour de tristesse et de regrets, comme +celui de son arrivée avait été pour elle un véritable jour de fête. + +Nous fûmes coucher à Mâcon. L'Empereur ne voulut point descendre à la +préfecture, et fut loger à l'auberge du _Sauvage_. Il n'avait plus +besoin, comme à Grenoble et à Lyon, d'attendre aux portes des villes; le +peuple et les magistrats accouraient à sa rencontre et se disputaient +l'honneur de lui offrir les premiers leurs hommages et leurs voeux. + +Il reçut, le lendemain matin, les félicitations de la garde nationale, +du corps municipal, etc. L'un des adjoints du maire lui déclama un long +amphigouri qui nous amusa beaucoup. Quand il eut fini, l'Empereur lui +dit: «Vous avez donc été bien étonné d'apprendre mon débarquement?--Ah! +parbleu oui, répondit l'orateur; quand j'ai su que vous étiez débarqué, +je disais à tout le monde, il faut que cet homme-là soit fou; il n'en +réchappera pas.» Napoléon ne put s'empêcher de rire de cette naïveté. +«Je sais, lui dit-il en souriant malicieusement, que vous êtes tous un +peu sujets à vous effrayer, vous me l'avez prouvé dans la dernière +campagne; vous auriez dû vous conduire comme l'ont fait les Châlonnais; +vous n'avez point soutenu l'honneur des Bourguignons.--Ce n'est point +notre faute, Sire, reprit un des assistans; nous étions mal dirigés, +vous nous aviez donné un mauvais maire.--Cela est possible: nous avons +tous fait des sottises, il faut les oublier; le bonheur et le salut de +la France, voilà désormais le seul objet dont nous devions nous +occuper.» Il les congédia amicalement. + +Le préfet avait battu en retraite: l'Empereur me demanda son nom; +c'était un nommé Germain qu'il avait fait comte et chambellan sans trop +savoir pourquoi. «Comment, me dit-il, ce petit Germain s'est cru obligé +de me fuir, il nous reviendra;» et il ne s'en occupa plus. + +Il me chargea de faire insérer dans le journal du département la +relation des événemens de Grenoble et de Lyon. Le rédacteur, royaliste +enragé, s'était caché; je confiai au nouveau sous-préfet le soin +d'accomplir les ordres de l'Empereur; mais, soit insouciance ou +incapacité, il eut recours à l'imprimeur du journal qui lui fit faire un +article bien éloigné de remplir nos vues. + +On débutait par l'éloge le plus juste, mais le plus inopportun, de la +bonté de Louis XVIII; et l'on finissait par déclarer en substance qu'un +roi si bon n'était point fait pour régner sur les Français, et qu'il +leur fallait un souverain tel que Napoléon, etc. + +L'Empereur, qui voulait tout lire, me demanda le journal. Je feignis de +ne l'avoir point sous la main; après mille efforts pour le détourner de +le voir, il fallut enfin le lui présenter. Je croyais qu'il allait me +donner une semonce; il se contenta de me dire: «Changez-moi cet +homme-là, c'est un sot, et priez-le à l'avenir de ne plus se mêler de +faire mon éloge.» Je le fis venir, je le tançai; et, comme moi, il en +fut quitte pour la peur. + +Ce fut à Mâcon que, pour la première fois, nous reçûmes des nouvelles +officielles de ce qui se passait à Paris; elles nous furent apportées +par M***. C'était véritablement une chose étonnante que la maladresse +avec laquelle le parti royaliste faisait la police des routes. Aucun de +ses émissaires ne nous échappait, tandis que les nôtres allaient et +revenaient sans éprouver d'obstacles. Il fallait que la rage ou la peur +eût fait perdre la tête à tous les royalistes. M*** assura l'Empereur +que la garde nationale paraissait déterminée à défendre le roi, et que +le roi avait déclaré qu'il ne quitterait point les Tuileries. «S'il veut +m'y attendre, dit Napoléon, j'y consens; mais j'en doute fort. Il se +laisse endormir par les fanfaronnades des émigrés; et quand je serai à +vingt lieues de Paris, ils l'abandonneront comme les nobles de Lyon ont +abandonné le comte d'Artois. Que pourrait-il faire d'ailleurs avec les +vieilles poupées qui l'entourent? un seul de nos grenadiers, avec la +crosse de son fusil, en culbuterait une centaine... La garde nationale +crie de loin; quand je serai aux barrières, elle se taira. Son métier +n'est point de faire la guerre civile, mais de maintenir l'ordre et la +paix intérieure; la majorité est bonne, il n'y a de mauvais que quelques +officiers; je les ferai chasser. Retournez à Paris; dites à mes amis de +ne point se compromettre, et que dans dix jours mes grenadiers seront de +garde aux Tuileries: allez.» + +Nous arrivâmes à Châlons le 14, de fort bonne heure. Il faisait un temps +épouvantable, et cependant toute la population s'était portée hors de la +ville pour voir l'Empereur quelques momens plus tôt. Il aperçut, à +l'approche des murs, des caissons et de l'artillerie, et s'en étonna. +«Ils étaient destinés, lui dit-on, à agir contre vous: nous les avons +arrêtés au passage, et nous vous les présentons.--C'est bien, mes +enfans; vous avez toujours été de bons citoyens.» + +Il fut très-satisfait de se trouver parmi les Châlonnais, et leur fit un +accueil plein d'estime et d'affection. «Je n'ai point oublié, leur +dit-il, que vous avez pendant quarante jours résisté à l'ennemi, et +défendu vaillamment le passage de la Saône; si tous les Français avaient +eu votre courage et votre patriotisme, il ne serait pas sorti de France +un seul étranger.» Il leur témoigna le désir de connaître les braves qui +s'étaient le plus distingués; et, sur leur témoignage unanime, il +accorda sur le champ la décoration de la Légion-d'Honneur au maire de +Saint-Jean de Lône; «C'est pour des braves comme lui et comme vous, leur +dit-il, que j'ai institué la Légion-d'Honneur, et non point pour les +émigrés pensionnés de nos ennemis.» Quand cette audience fut finie, il +me dit: «Le maire de Châlons n'est point venu, c'est cependant moi qui +l'ai nommé; mais il tient à une famille d'autrefois, et probablement il +a des scrupules. Les habitans s'en plaignent, et lui feront un mauvais +parti. Il faut que vous alliez le voir. S'il vous oppose ses sermens, +dites-lui que je l'en dégage, et faites-lui sentir que, s'il attend +qu'il en soit délivré par Louis XVIII, il attendra long-tems. Dites-lui +enfin tout ce que vous voudrez, je me soucie fort peu de sa visite; +c'est pour lui que je désire qu'il vienne. S'il ne vient pas, le peuple +le lapidera après mon départ. Germain l'a échappé belle; que son exemple +lui serve de leçon[60]. + +Je me rendis à l'instant même à la municipalité; j'y trouvai le maire et +quelques conseillers municipaux. Il me parut un homme de mérite. Je lui +annonçai que j'étais chargé ordinairement de présenter à Sa Majesté les +autorités municipales; que j'avais vu avec surprise qu'il ne s'était +point empressé, comme les maires des autres villes, de venir rendre ses +devoirs à l'Empereur; qu'il craignait sans doute d'être mal accueilli, +et que je venais le rassurer, etc. Il me répondit franchement, «qu'il +avait pour Napoléon beaucoup de respect et d'admiration; mais qu'ayant +juré fidélité à Louis XVIII, il croyait devoir observer son serment, +tant qu'il n'en serait point dégagé.» J'avais d'avance ma réponse faite. + +«Ainsi que vous, lui dis-je, je regarde le parjure comme l'action la +plus avilissante que puissent commettre les hommes: mais il faut faire +une distinction entre le serment volontaire et le serment conventionnel +que les peuples prêtent à leurs gouvernemens. Aux yeux de la raison, ce +serment n'est qu'un acte de soumission locale; qu'une formalité pure et +simple, que le monarque, quel qu'il soit, a le droit d'exiger de ses +sujets, mais qui ne peut ni ne doit enchaîner à perpétuité leurs +personnes et leur foi. La France, depuis 1789, a juré tour à tour d'être +fidèle à la Royauté, à la Convention, à la République, au Directoire, au +Consulat, à l'Empire, à la Charte: si les Français qui avaient prêté +serment à la Royauté, eussent voulu s'opposer, pour l'acquit de leur +conscience, à l'établissement de la République; si ceux qui avaient +prêté serment à la République, se fussent opposés à l'établissement de +l'Empire, etc., dans quel état de désordre et d'anarchie, dans quel +déluge de maux et de sang n'auraient-ils point plongé notre malheureuse +patrie? La volonté nationale, dans de semblables occurrences, doit être +le seul guide de notre conscience et de nos actions; du moment où elle +se manifeste, le devoir des bons citoyens est de céder et d'obéir.--Ces +principes, reprit-il, peuvent être bons en règle générale; maïs nous +nous trouvons dans un cas d'exception inconnu jusqu'à ce jour. Lorsque +les gouvernemens qui ont existé depuis la révolution, ont été renversés, +le gouvernement nouveau s'est emparé de l'autorité, et l'on a pu penser +qu'il avait pour lui l'assentiment national; mais ici, c'est autre +chose: le gouvernement royal subsiste, l'Empereur a volontairement +abdiqué, et tant que le Roi n'aura point renoncé à la couronne, je le +regarderai comme le souverain de la France.--Si vous attendez la +renonciation du Roi pour reconnaître l'Empereur, lui répliquai-je, vous +attendrez long-tems. Le roi n'a-t-il pas prétendu qu'il n'avait pas +cessé de régner sur la France depuis vingt-cinq ans; et s'il se croyait +souverain de la France à une époque où le gouvernement impérial avait +été légitimé par les suffrages unanimes de la France et reconnu par +l'Europe entière, croyez-vous qu'il veuille aujourd'hui renoncer à la +couronne? Le tems où les Rois régnaient en vertu du droit divin est loin +de nous; leurs droits ne sont plus fondés que sur le consentement tacite +ou formel des nations: du moment où les nations les répudient, le +contrat est rompu; les sermens conditionnels qu'on leur avait prêtés, +sont annulés de fait et de droit, sans qu'il soit nullement besoin de +leur intervention et de leur agrément; car, comme le disent les +proclamations de Napoléon: _les Rois sont faits pour les peuples; et non +les peuples pour les Rois_. Quant à l'abdication volontaire ou forcée de +Napoléon et aux droits nouvellement acquis par Louis XVIII, il faudrait, +pour résoudre cette partie de vos objections, examiner si le chef d'une +nation a le droit de se dessaisir, sans son aveu, de l'autorité qui lui +a été confiée, et si un gouvernement imposé par l'influence ou la force +des armes des étrangers réunit les caractères de légitimité que vous lui +attribuez: le tems ne nous permet point de nous livrer à cet examen: +j'ai lu dans tous nos publicistes, qu'on devait obéissance au +gouvernement de fait, et puisque l'Empereur a repris de fait le sceptre +de l'état, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de nous +soumettre à ses lois, sauf, ajoutai-je en plaisantant, à laisser à la +postérité le soin de juger la question de droit entre Napoléon et Louis +XVIII. Au surplus, continuai-je, je vous rends parfaitement le maître +d'embrasser le parti que vous jugerez convenable; mon intention n'est +point de surprendre votre opinion ni de violenter votre conscience; ne +regardez, je vous prie, les efforts que j'ai pu faire pour vous +convaincre, que comme une preuve du désir de vous ramener à mon avis par +l'ascendant de la raison.--Allons, Monsieur, me dit-il, je me rends à +vos observations; veuillez nous annoncer à Sa Majesté.» Le lendemain il +fut destitué! + +Le 16, nous couchâmes à Avalon. Napoléon y fut accueilli comme il +l'avait été partout, c'est-à-dire, au milieu des démonstrations +d'allégresse qui tenaient véritablement du délire: on se pressait, on +s'étouffait, pour l'apercevoir, pour l'entendre, pour lui parler: son +logement était en un instant entouré, assiégé par une foule si nombreuse +et si opiniâtre, qu'il nous était impossible d'entrer ou de sortir, sans +passer sur le corps à toute la population du pays. Les hommes qui +faisaient partie de la Garde nationale, voulaient rester en faction du +matin au soir. Les femmes les plus distinguées de la ville passèrent le +jour et la nuit dans les escaliers et dans les corridors, pour guetter +son passage. Trois d'entr'elles, fatiguées de s'être tenues debout toute +la journée faute de siéges, nous demandèrent la permission de s'asseoir +près de nous: c'était dans une salle (contiguë à la chambre de +l'Empereur), où l'on avait jeté à terre des matelas pour que nous +puissions reposer quelques momens. Rien n'était plaisant comme de voir +ces trois jeunes et élégantes Bonapartistes, groupées timidement sur un +grabat, au milieu de notre sale bivouac. Nous cherchâmes leur tenir +compagnie, mais nos yeux se fermaient malgré nos efforts: «Dormez, nous +dirent-elles, nous veillerons sur l'Empereur.» Effectivement la fatigue +l'emporta sur la galanterie, et bientôt nous nous endormîmes +honteusement à leurs pieds. À notre réveil, nous trouvâmes l'une de ces +dames en faction à la porte de Napoléon; il le sut et la remercia de son +dévouement en termes fort aimables et fort polis. + +Ce fut à Avalon, je crois[61], qu'un officier d'état-major vint nous +apporter la soumission et l'ordre du jour du Maréchal Ney[62]. On +imprima dans la nuit cet ordre du jour; mais l'Empereur, après l'avoir +relu, le fit changer et réimprimer; j'ignore si Sa Majesté jugea +convenable de l'altérer, ou si l'imprimeur avait commis quelque méprise. + +L'Empereur arriva le 17 à Auxerre; et pour la première fois, il fut reçu +par un Préfet. Il descendit à la préfecture. Sur la cheminée du premier +salon, se trouvait le buste de l'Impératrice et de son fils, et dans le +salon suivant, le portrait en pied de Napoléon, revêtu de ses ornemens +impériaux: on aurait pu croire que le règne de l'Empereur n'avait jamais +été interrompu. + +Napoléon reçut immédiatement, les félicitations de toutes les autorités +et des tribunaux; ces félicitations commençaient à n'être plus à nos +yeux un acte de dévouement, mais l'accomplissement d'un devoir. Après +s'être entretenu avec les uns et les autres des grands intérêts de +l'état, l'Empereur dont la bonne humeur était inépuisable, se mit à +plaisanter sur la cour de Louis XVIII. «Sa cour, dit-il, a l'air de +celle du Roi Dagobert; on n'y voit que des antiquailles; les femmes y +sont vieilles et laides à faire peur: il n'y avait de jolies femmes que +les miennes, mais on les traitait si mal qu'elles ont été forcées de la +déserter. Tous ces gens-là n'ont que de la morgue et de la fierté: on +m'a reproché d'être fier; je l'étais avec les étrangers; mais jamais on +ne m'a vu souffrir que mon Chancelier mît un genou en terre pour prendre +mes ordres; ni obliger mes Préfets et mes Maires à servir à table mes +courtisans et mes douairières[63]. On dit que les hommes de la cour ne +valent guères mieux que les femmes, et que, pour se distinguer de mes +généraux, que j'avais couverts d'or, ils y vont vêtus comme des pauvres. +Ma cour, il est vrai, était superbe; j'aimais le luxe, non pour moi, un +frac de soldat me suffit; je l'aimais, parce qu'il fait vivre nos +ateliers; sans luxe, point d'industrie. J'ai aboli à Lyon toute cette +noblesse à parchemin: elle n'a jamais senti ce qu'elle me devait; c'est +moi qui l'ai relevée, en faisant des comtes et des barons de mes +meilleurs généraux. La noblesse est une chimère: les hommes sont trop +éclairés pour croire qu'il y en a parmi eux qui sont nobles et d'autres +qui ne le sont pas; ils descendent tous de la même souche; la seule +distinction est celle des talens et des services rendus à l'état: nos +lois n'en reconnaissent point d'autres.» + +L'Empereur, en arrivant à Auxerre, avait cru y trouver le maréchal Ney: +«Je ne conçois pas, dit-il au général Bertrand, pourquoi Ney n'est point +ici; cela me surprend et m'inquiète; aurait-il changé d'idées? Je ne le +crois pas: Il n'aurait point laissé Gamot[64] se compromettre. Cependant +il faut savoir à quoi s'en tenir; voyez cela.» Quelques heures après, le +maréchal arriva; il était environ huit heures du soir; le comte Bertrand +vint en prévenir l'Empereur. «Le maréchal, avant de se présenter devant +Votre Majesté, lui dit-il, veut recueillir ses idées, et justifier par +écrit la conduite qu'il a tenue avant et depuis les événemens de +Fontainebleau.--Qu'ai-je besoin de justification? répondit Napoléon; +dites-lui que je l'aime toujours, et que je l'embrasserai demain.» Il ne +voulut point le recevoir le jour même, pour le punir s'être fait +attendre. + +Le lendemain, l'Empereur, en l'apercevant, lui dit: «Embrassez-moi, mon +cher maréchal, je suis bien aise de vous voir. Je n'ai pas besoin +d'explication ou de justification; je vous ai toujours honoré et estimé +comme le brave des braves.--Sire, les journaux ont avancé un tas de +mensonges que je voulais détruire; ma conduite a toujours été celle d'un +bon soldat et d'un bon Français.--Je le sais; aussi n'ai-je point douté +de votre dévouement.--Vous avez eu raison, Sire. Votre Majesté pourra +toujours compter sur moi, quand il s'agira de la patrie... _c'est pour +la patrie que j'ai versé mon sang, et je suis prêt à le verser pour elle +jusqu'à la dernière goutte. Je vous aime, Sire, mais la patrie avant +tout! avant tout_.»--L'Empereur l'interrompant: «C'est le patriotisme +qui me ramène aussi en France. J'ai su que la patrie était malheureuse, +et je suis venu pour la délivrer des émigrés et des Bourbons; je lui +rendrai tout ce qu'elle attend de moi.--Votre Majesté sera sûre que nous +la soutiendrons: avec de la justice, on fait des Français tout ce qu'on +veut. Les Bourbons se sont perdus pour avoir voulu faire à leur tête, et +s'être mis l'armée à dos.--Des princes qui n'ont jamais su ce que +c'était qu'une épée nue ne pouvaient honorer l'armée; ils étaient +humiliés et jaloux de sa gloire.--Oui, Sire, ils cherchaient sans cesse +à nous humilier: je suis encore indigné, quand je pense qu'un maréchal +de France, qu'un vieux guerrier comme moi fut obligé de se mettre à +genoux devant ce... de duc de B..., pour recevoir la croix de +Saint-Louis. Cela ne pouvait durer, et si vous n'étiez venu les chasser, +nous allions les chasser nous-mêmes[65].--Comment vos troupes sont-elles +disposées?--Fort bien, Sire; j'ai cru qu'elles m'étoufferaient, quand je +leur ai annoncé que nous allions marcher au-devant de vos aigles.--Quels +généraux avez-vous avec vous?--Lecourbe et Bourmont.--En êtes-vous +sûr?--Je répondrais de Lecourbe, mais je ne suis point aussi sûr de +Bourmont.--Pourquoi ne sont-ils point venus ici?--Ils ont montré de +l'hésitation; et je les ai laissés.--Ne craignez vous pas que Bourmont +ne remue, et ne vous mette dans l'embarras?--Non, Sire, il se tiendra +tranquille; d'ailleurs il ne trouverait personne pour le seconder. J'ai +chassé des rangs tous les voltigeurs de Louis XIV[66] qu'on nous avait +donnés, et tout le pays est dans l'enthousiasme.--N'importe, je ne veux +point lui laisser la possibilité de nous inquiéter: vous ordonnerez +qu'on s'assure de lui et des officiers royalistes, jusqu'à notre entrée +à Paris. J'y serai sans doute du 20 au 25, et plus tôt: si nous y +arrivons, comme je l'espère, sans obstacle, croyez-vous qu'ils se +défendront?--Je ne le crois pas, Sire; vous savez bien ce que c'est que +les Parisiens, ils font plus de bruit que de besogne.--J'ai reçu ce +matin des dépêches de Paris; les patriotes m'attendent avec impatience, +et sont près de se soulever. Je crains qu'il ne s'engage quelque affaire +entr'eux et les royalistes. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, +qu'une tache de sang souillât mon retour. Les communications avec Paris +vous sont faciles; écrivez à nos amis, écrivez à Maret, que nos affaires +vont bien, que j'arriverai sans tirer un seul coup de fusil; et qu'ils +se réunissent tous, pour empêcher le sang de couler. Il faut que notre +triomphe soit pur comme la cause que nous servons.» Les généraux +Bertrand et Labédoyère, présens à cet entretien, se mêlèrent alors de la +conversation, et après quelques minutes, l'Empereur les quitta et rentra +dans son cabinet. + +Il écrivit à l'Impératrice pour la troisième fois. Cette lettre +terminée, Napoléon s'occupa des moyens de faire embarquer une partie de +son armée harassée par les marches forcées: il fit venir le chef de la +marine, se fit rendre compte du nombre de ses bateaux, des moyens de +prévenir les accidens, etc. Il entra avec lui dans de tels détails, que +cet homme avait peine à revenir de sa surprise et à comprendre comment +un Empereur en savait autant qu'un batelier. Napoléon tenait à ce que +ses troupes partissent promptement. Plusieurs fois il m'ordonna d'en +aller presser l'embarquement: son habitude était d'employer ceux qui +l'entouraient à tout ce qui lui passait par la tête. Son génie ne +connaissant aucune limite, il croyait que nous autres faibles mortels +nous devions également tout savoir et tout faire. + +L'Empereur avait donné l'ordre à ses éclaireurs de lui amener les +courriers de la malle, et m'avait chargé de l'examen des dépêches. Je +faisais une guerre implacable à la correspondance ministérielle, et si +j'y trouvais souvent des injures et des menaces dont je pouvais prendre +ma part, elles m'offraient du moins des détails aussi importans que +curieux. Je remarquai particulièrement deux instructions secrètes, dont +la publication couvrirait leurs auteurs, même aujourd'hui, d'un opprobre +éternel. Les lettres _comme il faut_ étaient tout aussi révoltantes. La +plupart dictées par la haine en délire auraient pu légitimer les +rigueurs de la justice: mais je les regardais comme l'oeuvre pitoyable de +cerveaux malades; et je me contentais, avant de les rendre au courrier, +d'y ajouter en grosses lettres un _Vu_ qui, semblable à la tête de +Méduse, aura sans doute pétrifié plus d'un noble lecteur. + +Les conjurations ténébreuses des ennemis de Napoléon n'étaient point le +seul objet sur lequel se reportaient mes yeux indiscrets. Quelquefois je +me trouvais initié, sans le vouloir, à de plus doux mystères, et ma +plume par mégarde traçait le fatal _Vu_ au bas de ces épîtres, qui ne +doivent charmer les regards que du mortel heureux auquel l'amour les +destine. + +Ce fut par les journaux et la correspondance particulière, que nous +apprîmes que des Vendéens étaient soi-disant partis de Paris dans +l'intention d'assassiner l'Empereur. Un journal, qu'il serait superflu +de nommer, annonçait même que ces Messieurs s'étaient déguisés en +soldats et en femmes, et que bien sûrement _le Corse_ ne leur +échapperait point. + +Si Napoléon ne parut point s'inquiéter de ces complots criminels, ils +nous inquiétèrent pour lui. Auparavant, lorsque des voyageurs +demandaient à lui donner des nouvelles, je m'esquivais pour jouir de +quelques momens de liberté; dès-lors je ne le quittai plus, et la main +sur mon épée, je ne perdais point de vue un seul instant les yeux, +l'attitude et les gestes des personnes qu'il admettait en sa présence. + +Le comte Bertrand, le général Drouot et les autres officiers de sa +maison, redoublèrent également de soin et de surveillance. Mais il +semblait que l'Empereur prît à tâche de défier les coups de ses +meurtriers. Le jour même, il passa sur la place publique la revue du +14ème de ligne, et se confondit ensuite avec le peuple et les soldats. +En vain, nous cherchâmes à l'entourer; on nous bousculait avec tant de +persévérance et d'impétuosité, qu'il ne nous était point possible de +rester un moment de suite auprès de sa personne. La manière dont nous +étions coudoyés l'amusait infiniment; il Se moquait de nos efforts, et +pour nous braver, s'enfonçait plus avant encore au milieu de la foule +qui nous tenait assiégés. + +Notre défiance pensa devenir fatale à deux émissaires ennemis. + +L'un d'eux, officier d'état-major, vint nous offrir ses services; on le +questionna: il ne sut à peu près que répondre. Son embarras excitait +déjà de violens soupçons, lorsque par malheur on s'aperçut qu'il avait +un pantalon vert. Il n'en fallut point davantage pour persuader à tout +le monde que c'était un garde d'Artois déguisé: on lui fit subir un +nouvel interrogatoire; il répondit encore avec plus de gaucherie; et +atteint et convaincu d'être éminemment suspect et d'avoir de plus un +pantalon vert, il allait être jeté par la fenêtre, lorsque heureusement +le comte Bertrand vint à passer et ordonna qu'on ne le fît sortir que +par la porte. + +Cet officier de nouvelle fabrique n'était point venu pour tuer Napoléon; +il avait été envoyé pour explorer seulement ce qui se passait à son +quartier-général. + +Le même jour fut témoin d'une autre scène: un chef d'escadron de +hussards, décoré d'un coup de sabre sur la figure, vint également se +réunir à nous: on le reçut à merveille; on l'invita même à déjeuner à la +table des grands officiers de la maison. Le vin est l'écueil du +mensonge; et le nouveau venu, oubliant son rôle, s'expliqua si +clairement, qu'il fut facile de le reconnaître pour un faux frère. Il +annonça que le roi avait pour lui la garde nationale de Paris et toute +la garde impériale; que chaque soldat resté fidèle obtenait cinq cents +francs de dotation, chaque officier mille francs et un grade de plus, +etc., etc.; que Napoléon avait été mis hors la loi, et que s'il était +pris... À ces mots, le colonel ***, assis à côté de lui, lui sauta au +collet; tout le monde à la fois voulait l'assommer; moi seul, je ne le +voulus point: «l'Empereur, leur dis-je, messieurs, n'entend point qu'on +répande de sang: vous avez juré de ne point faire de quartier aux +assassins, mais cet homme n'en est point un: c'est sans doute un espion. +Nous ne les craignons point; qu'il aille dire à ceux qui l'envoyent ce +qu'il a vu; buvons tous à la santé de notre Empereur, _vive +l'Empereur!_» Il fut conspué et chassé, et nous ne le revîmes plus. + +Un autre déserteur de l'armée royale se présenta pour révéler, +disait-il, à l'Empereur, un secret important. L'Empereur, qui ne connaît +d'autre secret que la force, ne voulut point perdre son tems à +l'écouter; il me le renvoya. C'était un officier de hussards, ami et +complice de Maubreuil: il ne me jugea point digne de ses confidences, et +je le conduisis au grand maréchal. Il lui déclara, en substance, qu'il +avait été chargé, ainsi que Maubreuil, par le gouvernement provisoire et +par de très-grands personnages, d'assassiner l'Empereur lors de son +départ pour l'île d'Elbe; qu'il avait eu horreur d'un crime aussi +épouvantable et n'avait point voulu l'accomplir; et qu'après avoir sauvé +une première fois la vie de Napoléon, il venait se ranger près de sa +personne pour lui faire, en cas de besoin, un rempart de son corps. Il +remit au grand maréchal un mémoire de Maubreuil, et différentes pièces +dont l'Empereur me chargea de lui rendre compte. Je les examinai avec le +plus grand soin: elles prouvaient incontestablement que des rendez-vous +mystérieux avaient été donnés à Maubreuil, au nom du gouvernement +provisoire; mais elles ne contenaient aucun indice qui pût faire +pénétrer le but et l'objet de ces ténébreuses conférences: le nom des +illustres personnages qu'on a voulu associer depuis à cette odieuse +trame, ne s'y trouvait même point prononcé. Cet officier ne retira aucun +fruit de ses révélations vraies ou supposées, et disparut. + +Cependant l'Empereur, à force d'être entretenu de complots ourdis contre +sa vie, finit par en éprouver une impression pénible. «Je ne puis +concevoir, me dit-il, comment des hommes exposés à tomber entre mes +mains, peuvent provoquer sans cesse mon assassinat et mettre ma tête à +prix. Si j'eusse voulu me défaire d'eux par de semblables moyens, il y +aurait long-tems qu'ils seraient en poussière. J'aurais trouvé comme eux +des Georges, des Brulart et des Maubreuil. Vingt fois, si je l'eusse +voulu, on me les aurait apportés pieds et mains liés, morts ou vifs: +j'ai toujours eu la sotte générosité de mépriser leur rage! je la +méprise encore: mais malheur à eux, malheur à toute leur infernale +clique, s'ils osent toucher à l'un des miens! Mon sang bouillonne, quand +je songe qu'ils ont osé, à la face des nations, proscrire sans jugement +les milliers de Français qui marchent avec nous: cela se sait-il dans +l'armée?--Oui, Sire: on a eu l'imprudence de répandre le bruit qu'on +nous avait tous mis hors la loi, et que des gardes-du-corps et des +Chouans étaient partis pour vous assassiner: aussi les troupes ont-elles +juré de ne point leur faire de quartier, et déjà deux espions ont pensé +être assommés sous mes yeux.--Tant pis, tant pis, ce n'est point-là ce +que j'entends. Je veux qu'il n'y ait point une seule goutte de sang +français de répandue, une seule amorce de brûlée. Il faut recommander à +Girard[67] de contenir ses soldats; écrivez: + + «Général Girard, on m'assure que vos troupes, connaissant les + décrets de Paris, ont résolu, par représailles, de faire main-basse + sur les royalistes qu'elles rencontreront: vous ne rencontrerez que + des Français; je vous défends de tirer un seul coup de fusil: + calmez vos soldats; démentez les bruits qui les exaspèrent; + dites-leur que je ne voudrais point rentrer dans ma capitale à leur + tête, si leurs armes étaient teintes de sang français[68].» + +Ô ministres du Roi, tous coupables auteurs de l'ordonnance parricide du +6 mars, lisez et rougissez! + +L'Empereur apprit, au moment de quitter Auxerre, que les Marseillais +paraissaient vouloir inquiéter ses derrières. Il donna des ordres aux +généraux échelonnés sur la route, et partit sans crainte. + +En avant de Fossard, il aperçut, rangés en bataille, les dragons du +régiment du Roi, qui avaient abandonné leurs officiers pour venir le +rejoindre: il mit pied à terre, les salua avec cette gravité militaire +qui lui seyait si bien, et leur distribua des complimens et des grades. +Aucun régiment ne pouvait nous échapper. Quand les officiers faisaient +des façons, les soldats venaient sans eux. J'ai tort cependant; il est +un régiment (le troisième de hussards) que l'Empereur ne put attirer à +lui. Le brave Moncey, qui le commandait, avait un bon esprit, et l'on ne +pouvait douter de son attachement à Napoléon, son ancien bienfaiteur; +mais tous les hommes ne voient pas de même: les uns faisaient consister +leur devoir à accourir au-devant de Napoléon; Moncey se croyait obligé +de le fuir. + +Il avait conjuré son régiment de ne point lui faire l'affront de +l'abandonner; ses officiers et ses hussards qui l'adoraient, le +suivaient en faisant retentir les airs des cris de _Vive l'Empereur!_ +croyant concilier ainsi les égards dus à leur colonel et leur dévouement +à la cause et à la personne de Napoléon. + +On nous prévint en route que deux mille gardes-du-corps étaient postés +dans la forêt de Fontainebleau. Quoique cet avis ne fût point +vraisemblable, on jugea cependant nécessaire de ne point traverser la +forêt sans précaution. Sur nos instances, l'Empereur se fit accompagner +par environ deux cents cavaliers. Jusqu'alors il n'avait eu d'autre +escorte que la voiture du général Drouot qui précédait la sienne, et la +mienne qui fermait la marche. Les colonels Germanouski et Du Champ, le +capitaine Raoul et trois ou quatre Polonais galoppaient aux portières. +Nos chevaux, nos postillons, nos courriers parés de rubans tricolors, +donnaient à notre paisible cortége, un air de bonheur et de fête qui +contrastait singulièrement avec la proscription qui pesait sur nos +têtes, et le deuil et le désespoir des hommes qui nous avaient +proscrits. + +Nous marchâmes presque toute la nuit; l'Empereur voulait arriver à +Fontainebleau à la pointe du jour. Je lui fis observer qu'il me +paraissait imprudent de descendre au château; il me répondit: «Vous êtes +un enfant; s'il doit m'arriver quelque chose, toutes ces précautions-là +n'y feront rien. Notre destinée est écrite là-haut (en montrant du doigt +le ciel)[69].» + +J'avais pensé que la vue du palais de Fontainebleau, de ce lieu où +naguères il était descendu du trône, et où il paraissait aujourd'hui en +vainqueur et en souverain, lui ferait impression, et le forcerait à +songer à la fragilité des grandeurs humaines. Je l'observai +attentivement, et il ne me parut éprouver aucune émotion. Il fut, +aussitôt son arrivée, parcourir les jardins et le palais, avec autant de +plaisir et de curiosité, que s'il en prenait possession pour la première +fois. Napoléon occupa les petits appartemens, et m'en fit remarquer +complaisamment l'extrême élégance. Il me conduisit ensuite dans sa +bibliothèque, et en remontant, il me dit d'un air satisfait: Nous serons +bien ici.--Oui, Sire, lui répondis-je, on est toujours bien chez soi. Il +sourit, me sut bon gré, je crois, de mon flatteur à propos. + +À onze heures, il me fit écrire, sous sa dictée, l'ordre du jour; et cet +ordre annonçait que nous coucherions à Essonne. À midi, seulement, la +nouvelle du départ du Roi lui fut apportée simultanément par un courrier +de M. de Lavalette, par une lettre de madame Hamelin, et par M. de +Ség... Il me fit appeler aussitôt; vous allez partir en avant, me +dit-il; vous ferez tout préparer.--C'est à Essonne, je pense que Votre +Majesté m'ordonne de me rendre.--Non, c'est à Paris. Le Roi et les +princes sont en fuite. Je serai ce soir aux Tuileries. Il me donna des +ordres secrets, et je quittai Fontainebleau, le coeur plein de joie et de +bonheur. Je n'avais jamais douté du triomphe de Napoléon: mais de +l'espoir à la réalité quelle distance! + +Le roi avait effectivement quitté Paris. + +Depuis la séance royale du 17 mars, les choses n'avaient point changé +d'aspect; le ministère, persévérant dans son système de mensonge et de +dissimulation, dénaturait toujours avec la même impudence la vérité, et +ne cessait point de prédire la destruction prochaine de Napoléon et des +siens. Enfin, après mille détours, il fallut cependant finir par avouer +que Napoléon n'était plus qu'à quelques lieues de Paris. Le roi, que le +ministère n'avait point craint d'abuser, eut à peine le tems de songer à +la retraite. Il montra, dans cette douloureuse circonstance, un courage +d'esprit au-dessus de tout éloge. Sa conduite ne fut point celle d'un +prince guerrier qui défend pied à pied sa capitale, et ne l'abandonne +qu'en frémissant de rage et de désespoir; elle fut celle d'un bon père +qui ne s'éloigne qu'à regret de ses enfans et du toit qui les a vus +naître. Les Bonapartistes eux-mêmes, qui faisaient une grande +distinction entre le roi et sa famille, ne furent point insensibles aux +larmes de cet auguste et infortuné monarque, et firent des voeux sincères +pour que sa fuite fût exempte de troubles et de dangers. + +On avait pensé que Napoléon ferait dans sa capitale une entrée +triomphale; ses vieux grenadiers, qui avaient franchi en dix-sept jours +l'espace qu'on met ordinairement quarante-cinq jours à parcourir, +semblaient, en approchant du but, retrouver à chaque pas de nouvelles +forces. On les voyait, sur la route, s'agiter, se presser, s'encourager; +ils auraient fait, s'il eût fallu, vingt lieues en une heure, pour +n'être point privés de l'honneur de rentrer dans Paris à côté de +Napoléon. Leur attente fût trompée; l'Empereur, témoin de leurs +fatigues, ordonna qu'ils prendraient un jour de repos à Fontainebleau. + +À deux heures, le 20 mars, Napoléon se mit en route pour Paris. Retardé +par la foule amoncelée sur son passage, et par les félicitations des +troupes et des généraux accourus au-devant de lui, il ne put arriver +qu'à neuf heures du soir. Aussitôt qu'il eut mis pied à terre, on se +précipita sur lui; mille bras l'enlevèrent et l'emportèrent en triomphe. +Rien n'était plus touchant que la réunion confuse de cette foule +d'officiers, de généraux qui s'étaient précipités, dans les appartemens +des Tuileries, sur les pas de Napoléon. Heureux de se revoir triomphans +après tant de vicissitudes, d'humiliations et de dégoûts, ils oubliaient +la majesté du lieu, pour s'abandonner sans contrainte au besoin +d'épancher leur joie et leur bonheur. Ils couraient l'un à l'autre, se +pressaient étroitement dans leurs bras, s'y repressaient encore. Les +salles du palais semblaient métamorphosées en un champ de bataille, où +des amis, des frères échappés inopinément à la mort, se retrouvent et +s'embrassent après la victoire. + +Cependant, nous avions été si gâtés en route, que l'accueil fait à +l'Empereur par les Parisiens ne répondit point à notre attente. Des cris +multipliés de _Vive l'Empereur!_ le saluèrent à son passage; mais ils +n'offraient point le caractère d'unanimité et de frénésie des +acclamations qui l'avaient accompagné, depuis le golfe de Juan jusqu'aux +portes de Paris. On se méprendrait, néanmoins, si l'on en tirait la +conséquence que les Parisiens ne virent point avec plaisir le retour de +Napoléon; car le peuple était pour lui, et les cris partent du peuple. +On doit en conclure seulement que Napoléon manqua son entrée. + +Le peuple des grandes villes est avide de spectacle: il faut étonner ses +yeux pour émouvoir son coeur. Si Napoléon, en place de traverser Paris le +soir, et sans être annoncé ni attendu, eût différé jusqu'au lendemain, +et laissé aux inquiétudes inséparables d'une semblable crise, le tems de +s'apaiser; s'il eût donné à son entrée la pompe et l'éclat qu'elle +devait avoir; s'il eût fait marcher devant lui les troupes et les +officiers à demi-solde accourus à sa voix; s'il se fût présenté à la +tête de ses grenadiers de l'île d'Elbe, tous décorés; s'il se fût +entouré des Généraux Bertrand, Drouot, Cambronne et ses fidèles +compagnons d'exil, ce cortége attendrissant et majestueux aurait produit +la plus vive sensation, et la population entière de Paris aurait +applaudi au retour et au triomphe de Napoléon. Au lieu de ces transports +unanimes, il ne recueillit les applaudissemens que de la partie +populeuse de la capitale qu'il fut dans le cas de traverser; et ses +détracteurs ne manquèrent point de comparer cette réception avec celle +de Louis XVIII, et de publier qu'il avait été forcé d'entrer la nuit +dans Paris, pour échapper à la vengeance et aux malédictions publiques. +Napoléon qui venait de traverser deux cent cinquante lieues au milieu +des acclamations de deux millions de Français, ne pouvait être agité par +de telles craintes; mais on sait quelle confiance, quelle ivresse, lui +inspirait l'anniversaire d'une victoire ou d'un événement heureux; et +comme le 20 Mars était le jour de la naissance de son fils, il voulut à +toutes forces rentrer dans sa capitale sous des auspices aussi fortunés. + +Le soir même de son arrivée, Napoléon s'entretint longuement de la +situation de la France, avec le Duc d'Otrante et les autres dignitaires +de l'état: tous paraissaient ivres de bonheur et d'espérance. L'Empereur +lui-même ne pouvait dissimuler son ravissement; jamais je ne le vis +aussi fou de gaieté, aussi prodigue de soufflets[70]. Ses discours se +ressentaient de l'agitation de son coeur; les mêmes paroles lui +revenaient sans cesse à la bouche; et il faut en convenir, elles +n'étaient point flatteuses pour la foule de courtisans et de grands +personnages qui l'obsédaient déjà; il répétait sans cesse: «Ce sont les +gens désintéressés qui m'ont ramené à Paris; ce sont les sous-lieutenans +et les soldats qui ont tout fait; c'est au peuple, c'est à l'armée que +je dois tout.» + +Dans la nuit et la matinée du lendemain, l'Empereur s'occupa du choix et +de la nomination de ses ministres. + +À leur tête se trouvait placé le Prince Cambacérès. Le système de +diffamation dirigé contre lui, n'avait point altéré la haute +considération qu'il s'était acquise par sa grande sagesse et sa +constante modération. L'Empereur lui offrit le porte-feuille du +ministère de la justice, et fut obligé de lui ordonner de l'accepter. +Son esprit sage et prévoyant pressentait sans doute l'issue fatale du +nouveau règne de Napoléon. + +Le Prince d'Eckmühl fut nommé ministre de la guerre. Par la dureté de +ses manières et de son langage, par des actes de sévérité presque +barbares, il s'était attiré autrefois l'animadversion universelle: sa +fidélité à l'Empereur et la défense de Hambourg l'avaient réconcilié +depuis avec l'opinion. La faiblesse, la versatilité de son caractère +excitaient bien quelques inquiétudes, mais on espérait que l'Empereur +saurait le maîtriser, et que l'armée retirerait d'heureux avantages de +son zèle infatigable et de sa sévère probité. + +Le Duc de Vicence[71] fut replacé au timon des affaires étrangères. La +droiture de ses principes, la fermeté, la noblesse et l'indépendance de +son caractère, lui avaient acquis, à juste titre, l'estime de la France +et de l'Europe; et sa nomination fut regardée comme un gage des +intentions loyales et pacifiques de Napoléon. + +Le Duc de Gaëte et le Comte Mollien redevinrent ministres des finances +et du trésor. Ils s'étaient conciliés la confiance publique par +l'habileté, la prudence, et l'intégrité de leur précédente +administration; on applaudit à leur choix. + +Le Duc d'Otrante fut chargé de la police: il avait tenu le gouvernail de +l'état dans des circonstances difficiles et périlleuses; il avait appris +à juger sainement l'esprit public, à deviner, à préparer, à diriger les +événemens. Ayant appartenu successivement à tous les partis, il en +connaissait la tactique, les ressources, les prétentions; et la nation +entière, convaincue de son expérience, de ses talens et de son +patriotisme, espérait qu'il concourrait avec succès au salut de +l'Empereur et de l'empire. + +Le rappel du Duc de Bassano au ministère de la secrétairerie d'état +déplut à la cour et aux gens crédules, qui n'ayant d'autre opinion que +celle qu'on leur suggère, accueillent sans discernement les éloges ou le +blâme. + +Peu d'hommes ont été aussi maltraités que ce ministre. + +Chacun s'est plu à défigurer son caractère et même ses traits. + +Le Duc de Bassano avait l'air ouvert, une conversation agréable, une +politesse toujours égale, une dignité quelquefois affectée, mais jamais +offensante; un penchant naturel à estimer les hommes, de la grâce à les +obliger, de la persévérance à les servir. La faveur dont il jouissait +fut d'abord le prix d'une facilité de travail sans exemple, d'une +activité infatigable, d'intentions pures, de vues élevées, d'une probité +à toute épreuve; j'ajouterai même d'une santé de fer, car la force +physique était également une qualité aux yeux de Napoléon. Plus tard +elle devint le juste retour d'un dévouement à toute épreuve, d'un +dévouement qui, par sa force, sa vivacité et sa constance, semblait être +un mélange d'amour et d'amitié. + +Je crois, je l'avoue, que M. de Bassano, le plus souvent, partageait et +approuvait sans restriction les opinions de l'Empereur; mais ce n'était +point par calcul, par bassesse; l'Empereur était l'idole de son coeur, +l'objet de son admiration: avec de semblables sentimens, lui était-il +possible d'apercevoir les erreurs et les torts de Napoléon? Obligé +d'ailleurs de manifester sans cesse les idées de l'Empereur, et de se +pénétrer, pour ainsi dire, des émanations de son esprit, il s'était +identifié avec sa manière de penser et de voir, et voyait et pensait +comme lui, de la meilleure foi du monde. Ce n'est pas qu'il ne lui +arrivât quelquefois de différer de sentiment: mais il finissait +toujours, quels que fussent ses efforts, à succomber à l'ascendant +irrésistible qu'exerçait sur lui, comme sur tous les autres, le génie de +Napoléon. + +Le duc de Decrès fut appelé de nouveau au ministère de la marine: et ce +choix inattendu fut complètement désapprouvé. Ce ministre était homme de +tête, homme d'esprit, homme de coeur; mais par le peu d'importance qu'il +paraissait attacher à être juste ou injuste, par son cynisme et son +brutal mépris pour ses subordonnés, il s'était attiré l'aversion de tous +ceux qui l'approchaient; et comme le mal gagne facilement, cette +aversion, quoiqu'injuste, était devenue générale. + +Le mécontentement qu'excita cette nomination fut réparé par le bon effet +que produisit celle de M. Carnot au ministère de l'intérieur. Les +soldats n'avaient pas oublié qu'il avait organisé la victoire pendant de +longues années; et les citoyens se rappelaient avec quel zèle ce +courageux patriote s'était montré, sous Napoléon, Consul et Empereur, et +sous Louis XVIII, le défenseur de la liberté publique. «Pour être un +véritable patriote, a dit un de nos célèbres écrivains, il faut une âme +grande, il faut des lumières, il faut un coeur honnête, il faut de la +vertu.» M. Carnot réunissait toutes ces rares et précieuses conditions: +et loin de retirer personnellement quelque lustre de ce beau nom de +patriote, il semblait au contraire l'embellir en le portant: tant il +avait su lui conserver sa pureté primitive, au milieu de l'avilissement +où l'avaient plongé les excès de la révolution, et les outrages du +despotisme. + +Le choix d'un tel ministre fut considéré comme une garantie nationale. +Le souverain qui ne craignait pas d'associer au gouvernement de l'état +cet illustre citoyen, ne pouvait avoir que la généreuse pensée d'assurer +le bonheur de ses sujets et de respecter leurs droits. + +L'Empereur donna, le même jour, le commandement général de la +gendarmerie au duc de Rovigo. + +Le duc de Rovigo, ancien aide-de-camp de Napoléon, lui avait juré, par +sentiment et par reconnaissance, un dévouement éternel; ce dévouement, +né dans les camps, avait conservé le caractère de l'obéissance +militaire; un mot, un geste suffisaient pour le mettre en action. Mais +quelle que soit sa force, et si l'on veut son fanatisme, il n'altéra +jamais la droiture et la franchise qui faisaient l'ornement et la base +du caractère du duc. + +Personne plus que lui, si ce n'est le duc de Vicence, ne faisait +entendre à l'Empereur des vérités plus utiles et plus hardies; vingt +fois il osa lui dire (sa correspondance ministérielle en fait foi) que +la France et l'Europe étaient fatiguées de verser du sang, et que, s'il +ne renonçait point à son système de guerre, il serait abandonné par les +Français et précipité du trône par les étrangers. + +Le commandement de la gendarmerie fut ôté au maréchal Moncey, non point +par défiance ou mécontentement, mais parce que le maréchal montra peu +d'empressement à le conserver. Il écrivit à cette occasion à l'Empereur +une lettre pleine de beaux sentimens, et dans laquelle il le priait de +reverser sur son fils les bontés qu'il avait eues autrefois pour lui: il +était difficile de concilier la reconnaissance due à Napoléon avec la +fidélité promise au Roi: il eut le bonheur d'y réussir. + +Tous les maréchaux ne furent point aussi heureux. + +M. de Montalivet, jadis ministre de l'intérieur, devint intendant de la +liste civile, cela lui convenait davantage. En administration, ainsi +qu'en beaucoup de choses, le mieux est ennemi du bien, et M. de +Montalivet, en ne voulant négliger aucun détail, en cherchant à tout +perfectionner, avait perdu, à s'occuper de vaines futilités, le tems +qu'il aurait pu consacrer à travailler en grand au bien-être général. + +La plus étrange métamorphose fut celle du duc de Cadore: on en fit un +intendant des bâtimens. + + «Soyez plutôt maçon, si c'est votre métier.» + +Cette place, jusqu'alors le modeste apanage des auditeurs ou des maîtres +des requêtes en crédit, fut tout étonnée d'avoir l'honneur d'appartenir +à un duc et pair, ex-ambassadeur, ex-ministre, ex-grand chancelier, etc. +etc. etc. Tel était alors le dévouement de Son Excellence pour le +souverain du jour, qu'elle aurait volontiers accepté une place +d'huissier, s'il n'y en avait pas eu d'autre à lui offrir. + +Le conseil d'état fut réorganisé sur l'ancien pied, et composé à peu +près de ses mêmes membres. + +L'Empereur, en rendant ostensiblement sa confiance à quelques-uns +d'entr'eux réprouvés par l'opinion, ne fut ni sage ni politique. On +attribuait à leurs serviles conseils, les usurpations du pouvoir +impérial; et leur présence près du trône ne pouvait que renouveler des +souvenirs et des inquiétudes qu'il importait essentiellement de détruire +sans retour. Si leur expérience et leur mérite les rendaient +nécessaires, il fallait les consulter dans l'ombre, mais ne point les +offrir en spectacle aux regards publics. Un gouvernement solidement +constitué peut quelquefois braver l'opinion; un gouvernement naissant +doit la respecter et s'y soumettre. + +Les aides-de-camp de l'Empereur, à l'exception (je crois) du général +Loriston qu'il ne voulut point reprendre, furent tous rappelés: il ne +pouvait s'entourer d'officiers plus dignes de sa confiance par +l'élévation de leur âme et la supériorité de leurs talens. Leur nombre +fut augmenté des généraux Letort et Labédoyère. L'Empereur, trompé par +de fausses apparences[72], avait ôté au premier le commandement des +dragons de la garde, et pour réparer cette injustice involontaire, il le +fit aide-de-camp. La même faveur fut décernée à Labédoyère, en +récompense de sa conduite à Grenoble; mais il ne répondit aux bontés de +Napoléon que par un refus formel: «Je ne veux point, dit-il hautement, +qu'on puisse croire que je me suis rallié à l'Empereur par l'appât des +récompenses. Je n'ai embrassé sa cause que parce qu'elle était celle de +la liberté et de la patrie: si ce que j'ai fait peut être utile à mon +pays, l'honneur de l'avoir bien servi me suffira; je ne veux rien de +plus: l'Empereur personnellement ne me doit rien.» + +Ce noble refus ne surprendra point ceux qui ont pu connaître et +apprécier le patriotisme et le désintéressement de ce brave et +malheureux jeune homme. + +Lancé de bonne heure dans le monde, il s'y conduisit d'abord, comme on +s'y conduit ordinairement quand on a une jolie figure, de la grâce, de +l'esprit, un nom, de la fortune et point d'expérience. Rendu bientôt à +lui-même, il sentit qu'il n'était point né pour vivre dans la +dissipation, et sa conduite devint aussi honorable qu'elle avait été +irrégulière; son esprit, ramené à de sérieuses occupations, se dirigea +vers des spéculations politiques; son âme naturellement fière et +indépendante, se forma, s'agrandit et s'ouvrit aux idées libérales et +aux nobles sentimens qu'inspire l'amour de la gloire et de la patrie. La +nature, en le douant d'un caractère élevé, ferme et audacieux, l'avait +sans doute destiné à jouer un rôle important dans ce monde; et si la +mort, et quelle mort! ne l'eût frappé à la fleur de l'âge, il aurait +sans doute accompli sa brillante destinée et fait honneur à la France. + +L'Empereur lui fit parler par diverses personnes; et après trois jours +de négociations, Labédoyère capitula. Napoléon tenait à le récompenser. +Dans les circonstances ordinaires, il voyait avec indifférence les +efforts qu'on faisait pour lui plaire; jamais il ne disait je suis +content; et l'on augurait qu'on avait réussi à le satisfaire, quand il +ne témoignait point de mécontentement: si au contraire, les services +qu'on lui avait rendus, tels que ceux de Labédoyère, avaient eu de +l'éclat, il prodiguait alors les éloges et les récompenses, parce qu'il +avait deux buts: l'un, de paraître juste et généreux; l'autre, +d'inspirer de l'émulation. Mais souvent, le jour même où il vous avait +donné des louanges et des gages de sa satisfaction, il vous traitait +avec dédain, avec dureté, pour ne point vous laisser attacher trop +d'importance au service que vous aviez pu lui rendre, ni vous laisser +croire qu'il avait contracté avec vous une obligation quelconque. + +L'Empereur replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des +écuyers et des maîtres de cérémonies qui l'entouraient en 1814; il avait +conservé sa passion malheureuse pour les grands seigneurs d'autrefois; +il lui en fallait à tout prix: s'il n'eût point été entouré de +l'ancienne noblesse, il se serait cru au milieu de la république. + +Le plus grand nombre d'entr'eux (car il en est qui méritent la plus +honorable exception, tels que M. le prince de Beauveau, MM. de Turenne, +de Montholon, de Lascases, Forbin de Janson, Perregaux, etc. etc.) +l'avaient lâchement renié en 1814, et étaient devenus les plats valets +des Bourbons; mais il n'en voulait rien croire. Il avait la faiblesse, +commune à tous les princes, de regarder ses courtisans les plus bas +comme ses sujets les plus dévoués. + +Il voulut aussi organiser la maison de l'Impératrice; il renomma dames +du palais mesdames de Bassano, de Vicence, de Rovigo, Duchâtel et +Marinier; la duchesse de M*** ne fut point rappelée. Il avait su par le +prince Joseph qu'elle avait abusé, après les événemens de Fontainebleau, +de la confiance de l'Impératrice, et trahi le secret de sa +correspondance. + +On prétendait (et c'était à tort) que les grâces et la beauté de la +duchesse lui avaient autrefois attiré les hommages de Napoléon; et l'on +ne manqua point d'affirmer que sa disgrâce était une nouvelle preuve de +l'inconstance des hommes: j'en ai dit la seule et véritable cause. + +La corruption des cours légitime souvent une foule de suppositions +mensongères; peu de réputations leur échappent. Cependant, on doit +rendre cette justice à Napoléon; aucun prince n'eut des moeurs plus +pures, et ne prit autant de soin d'éviter et même de réprimer le +scandale: on ne le vit jamais, comme Louis XIV, se faire suivre à +l'armée par ses maîtresses, ni se déguiser, comme Henri IV, en +porte-faix ou en charbonnier, pour aller porter le désespoir et la honte +dans les familles de ses plus fidèles serviteurs. + +Par un contraste assez remarquable, Napoléon, au moment où il reprenait +avec délice sa haute livrée, fit mettre impitoyablement à la porte les +laquais qui avaient servi Louis XVIII et les Princes. + + De tout tems les petits ont payé pour les grands. + +Ces pauvres gens étaient désolés. On a dit et répété cent fois que +Napoléon maltraitait et frappait à tort et à travers tous ceux qui +l'approchaient; rien n'est plus faux. Il avait des momens d'impatience +et de vivacité; et quel est le bon bourgeois qui n'en a point? mais en +général, il était, avec les officiers et même les subalternes de sa +maison, d'un commerce aisé et d'une humeur plus souvent enjouée que +sérieuse. Il s'attachait facilement; et quand il aimait quelqu'un, il ne +pouvait plus s'en passer, et le traitait avec une bonté qui dégénérait +souvent en faiblesse. Il est vrai qu'il lui aurait été bien difficile de +trouver des serviteurs plus dévoués et plus habiles; chacun d'eux +s'était fait une étude particulière de deviner non pas ce qu'il voulait, +mais ce qu'il pourrait vouloir. + +«Les esclaves volontaires, a dit Tacite, font plus de tyrans que les +tyrans ne font d'esclaves.» Quand on se rappelle les prévenances, les +bassesses et les adulations de certains nobles devenus courtisans de +Napoléon, on s'étonne qu'à l'exemple d'Alexandre, il n'ait point eu +l'idée de se faire adorer comme un Dieu. + +Les comtes Drouot et Bertrand furent maintenus dans leurs fonctions de +grand maréchal du palais et de major-général de la garde. On avait pensé +que l'Empereur, pour consacrer leur fidélité, leur conférerait les +titres de duc de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone. Il n'en fut rien. +Ils étaient bien récompensés au surplus par la vénération qu'ils +inspiraient l'un et l'autre aux Français et aux étrangers. Cependant, et +je ne puis concevoir pourquoi l'on ajoutait généralement un prix plus +grand au dévouement du général Bertrand. + +Lorsque l'Empereur déposa la couronne, le comte Drouot n'hésita point un +seul instant à lui garder dans le malheur la fidélité qu'il lui avait +jurée dans la prospérité; et cette fidélité ne fut point à ses yeux un +témoignage d'attachement, encore moins un sacrifice; elle ne lui parut +que l'accomplissement naturel du devoir qui lui était imposé par les +bontés et les malheurs de Napoléon. + +Il abandonna, pour le suivre, ce que les âmes bien nées ont de plus +cher, sa famille et sa patrie, et sa carrière militaire dans laquelle il +avait acquis la plus glorieuse renommée. + +Transporté au milieu des mers, il tournait souvent ses regards vers le +sol qui l'avait vu naître; jamais aucun regret, aucune plainte ne +s'échappait de son coeur. Sa conscience était satisfaite, pouvait-il être +malheureux? Aussi désintéressé au service du souverain de l'île d'Elbe, +qu'il l'avait été au service de l'Empereur des Français[73], il ne +voulut, quoique pauvre, recevoir de Napoléon aucun bienfait: +«habillez-moi, nourrissez-moi, lui disait-il, je n'ai besoin de rien de +plus.» Les offres les plus séduisantes lui furent prodiguées, pour le +rappeler près des Bourbons; il y fut insensible, et préféra, sans +effort, à l'éclat de leur trône, le rocher de Napoléon. + +Tel fut le général Drouot, tel fut aussi son digne émule, le comte +Bertrand; car il n'exista point de différence dans leurs généreux +procédés, comme il ne devrait point en exister dans l'admiration qu'ils +méritent. + +L'Empereur lui-même ne fut point étranger à cette injustice; il semblait +donner la préférence au comte Bertrand. Cette différence tenait, je +crois, à l'espèce d'intimité que les fonctions de grand maréchal avaient +établie entre l'Empereur et lui; peut-être provenait-elle aussi de la +convenance des caractères. + +Bertrand, aimable, spirituel, insinuant, unissait à un air distingué, +les formes agréables et polies d'un courtisan. Faible, irrésolu dans les +actions ordinaires de la vie, il ne le cédait à personne en fermeté, en +courage, dans les occasions difficiles et périlleuses; étranger à +l'intrigue, inaccessible à la séduction, il était dans les camps, comme +dans les palais des rois, un homme d'honneur, un homme de bien. + +Drouot, simple dans ses manières, affectueux dans ses paroles, offrait +ce rare assemblage des vertus qui nous font aimer les sages de +l'antiquité et les héros de la chevalerie. Il avait la sagesse, la +prudence d'Aristide, la valeur, la modestie, la loyauté de Bayard. Le +crédit dont il jouissait, le pouvoir militaire dont il était revêtu, ne +lui inspiraient aucun orgueil; il était aussi humble et timide à la cour +qu'audacieux et terrible au champ d'honneur. + +Bertrand, quand il était consulté, émettait son opinion avec la +précaution et l'habileté d'un homme de cour; Drouot, avec la netteté et +la franchise d'un soldat: aucun d'eux ne trahissait sa conscience. Leur +langage, quoique différent dans les formes, était toujours le même quant +au fond: c'était toujours celui de l'honneur et de la vérité. + +L'Empereur, quoique très-fatigué par les marches nocturnes, les revues, +les allocutions perpétuelles et les travaux de cabinet, qui depuis +trente-six heures avaient absorbé tous ses momens, voulut néanmoins +passer en revue les troupes qui composaient précédemment l'armée du duc +de Berry. + +Il les fit rassembler dans la cour des Tuileries, et, pour me servir de +ses expressions, «toute la capitale fut témoin des sentimens +d'enthousiasme et d'attachement qui animaient ces braves soldats; ils +semblaient avoir reconquis leur patrie, et retrouvé, dans les couleurs +nationales, le souvenir de tous les sentimens généreux qui ont toujours +distingué la nation française.» + +Après avoir parcouru les rangs, il fit former les troupes en bataillons +carrés, et leur dit: + + SOLDATS! je suis venu avec six cents hommes en France, parce que je + comptais sur l'amour du peuple et sur les souvenirs de vieux + soldats. Je n'ai pas été trompé dans mon attente: Soldats, je vous + en remercie. La gloire de ce que nous venons de faire est toute au + peuple et à vous; la mienne se réduit à vous avoir connus et + appréciés. + + Soldats! le trône des Bourbons était illégitime, puisqu'il avait + été relevé par des mains étrangères; puisqu'il avait été proscrit + par le voeu de la nation, exprimé par toutes nos Assemblées + nationales; puisqu'enfin il n'offrait de garantie qu'aux intérêts + d'un petit nombre d'hommes arrogans dont les prétentions sont + opposées à nos droits. + + Soldats! le trône impérial peut seul garantir les droits du peuple, + et surtout le premier de nos intérêts, celui de notre gloire. + Soldats! nous allons marcher pour chasser de notre territoire ces + princes auxiliaires de l'étranger. La nation non seulement nous + secondera de ses voeux, mais même suivra notre impulsion. Le peuple + Français et moi, nous comptons sur vous: nous ne voulons pas nous + mêler des affaires des nations étrangères; mais malheur à qui se + mêlerait des nôtres! + +Au même moment, le général Cambronne et des officiers de la garde du +bataillon de l'île d'Elbe parurent avec les anciennes aigles de la +garde; l'Empereur reprit la parole, et dit[74]: + + Voilà les officiers du bataillon qui m'a accompagné dans mon + malheur; ils sont tous mes amis, ils étaient chers à mon coeur: + toutes les fois que je les voyais, ils me représentaient les + différens régimens de l'armée; car, dans ces six cents braves, il y + a des hommes de tous les régimens. Tous me rappelaient ces grandes + journées dont le souvenir m'est si cher, car tous sont couverts + d'honorables cicatrices reçues à ces batailles mémorables. En les + aimant, c'est vous tous, soldats de toute l'armée Française, que + j'aimais. Ils vous rapportent ces aigles; qu'elles vous servent de + ralliement! en les donnant à la Garde, je les donne à toute + l'armée. + + La trahison et des circonstances malheureuses les avaient + couvertes d'un voile funèbre; mais grâce au peuple Français et à + vous, elles reparaissent resplendissantes de toute leur gloire. + Jurez qu'elles se trouveront toujours partout où l'intérêt de la + patrie les appellera; que les traîtres, et ceux qui voudraient + envahir notre territoire, n'en puissent jamais soutenir les + regards!» + + _Nous le jurons_, répondirent avec enthousiasme tous les soldats. + +Ils défilèrent ensuite aux cris de _vive l'Empereur!_ et au son d'une +musique guerrière qui faisait entendre les airs favoris de la +révolution, et cette marche des _Marseillais_ si célèbre dans les fastes +de nos crimes et de nos victoires. + +La revue terminée, l'empereur rentra dans son cabinet et se mit +sur-le-champ à travailler. Sa position exigeait qu'il prît, sans +différer, une connaissance approfondie de l'état où il retrouvait la +France. Cette tâche était immense: elle aurait absorbé les forces et les +facultés de tout autre que lui. Il trouva sa table à écrire couverte de +livres mystiques[75]; il les fit remplacer par des cartes et des plans +militaires. «Le cabinet d'un monarque français, dit-il, ne doit pas +ressembler à un oratoire, mais à la tente d'un général.» Ses yeux +s'arrêtèrent sur la carte de la France. Après avoir contemplé ses +nouvelles limites, il s'écria, avec l'accent d'une profonde tristesse: +_Pauvre France!_ Il garda le silence quelques instans, et se mit à +chanter ensuite entre ses dents, l'un de ses refrains habituels. + + «S'il est un temps pour la folie, + Il en est un pour la raison.» + +L'Empereur entrait habituellement dans son cabinet avant six heures du +matin, et n'en sortait le plus souvent qu'à la nuit. + +L'impatience et la vivacité sont presque toujours incompatibles avec +l'ordre et la précision. Napoléon, destiné à ne ressembler à personne, +joignait au feu du génie les habitudes méthodiques des esprits froids et +minutieux. La plupart du tems, il prenait le soin de ranger lui-même ses +nombreux papiers: chacun d'eux avait son poste fixe; là se trouvait tout +ce qui concernait le département de la guerre; ici les budgets, les +situations journalières du trésor et des finances; plus loin les +rapports de la police, sa correspondance secrète avec ses agens +particuliers; etc. Il remettait soigneusement, après s'en être servi; +chaque chose à sa place: le commis d'ordre le plus achevé n'eût été près +de lui qu'un brouillon. + +Sa première occupation, était de lire sa correspondance et les dépêches +parvenues dans la nuit; il mettait de côté les lettres intéressantes, et +jetait à terre les autres: il appelait cela _son répondu_. + +Il examinait ensuite les copies des lettres ouvertes à la poste, et les +brûlait immédiatement; il semblait qu'il voulait anéantir les traces de +l'abus de pouvoir dont il s'était rendu coupable. + +Il finissait par jeter un coup-d'oeil sur les journaux; quelquefois il +disait: «Voilà un bon article, de qui est-il?» Il fallait qu'il sût +tout. + +Ces diverses lectures terminées, il se mettait à travailler; et l'on +peut dire, sans exagération, qu'il était alors aussi extraordinaire, +aussi incomparable qu'à la tête de ses armées. + +Ne voulant confier à personne le soin suprême du gouvernement de l'état, +il voyait tout par lui-même, et l'on conçoit facilement sur quelle +multiplicité d'objets il était appelé à fixer ses regards. +Indépendamment de ses ministres, le duc de Bassano, le commandant de la +première division de Paris, le préfet de police, l'inspecteur-général de +la gendarmerie, le major-général de la Garde, le grand maréchal du +palais, les grands officiers de la couronne, les aides-de-camp et les +officiers d'ordonnance en mission lui adressaient journellement des +rapports circonstanciés qu'il examinait et auxquels il répondait sur le +champ; sa maxime étant de ne rien ajourner au lendemain. Et qu'on ne +croye pas qu'il se bornait à juger superficiellement des affaires; il +lisait à fond chaque rapport et examinait attentivement chaque pièce à +l'appui. Souvent l'intelligence surhumaine dont il était doué, lui +faisait apercevoir des erreurs ou des imperfections échappées aux +regards investigateurs de ses ministres; alors il rectifiait leur +travail; plus fréquemment encore, il le refaisait de fond en comble; et +l'oeuvre de quinze jours de tout un ministère coûtait à peine quelques +minutes au génie de Napoléon. L'Empereur était rarement assis; il +dictait en marchant. Il n'aimait point à répéter: si vous lui demandiez +un mot malentendu, il répondait avec impatience, _j'ai dit_, et +continuait. + +Quand il avait à traiter des objets dignes de lui, son style, +habituellement nerveux et concis, s'élevait à la hauteur de ses grandes +conceptions; il devenait majestueux et sublime. + +Si l'impossibilité de rendre ses idées était entravée par l'absence du +mot propre, ou si les expressions consacrées ne lui paraissaient point +assez fortes, assez animées, il rapprochait des mots étonnés de se +trouver ensemble, et se créait un langage à lui, langage riche et +imposant, qui pouvait quelquefois blesser l'usage, mais qui rachetait +cet heureux tort en donnant à ses pensées, plus d'élévation et de +vigueur[76]. + +Quelquefois, entraîné par l'impétuosité de son caractère, il ne prenait +point le temps, afin d'arriver plus vite à son but, de peser ses +paroles, ses idées, ses volontés. Lorsque ses ordres nous avaient été +dictés dans un semblable accès d'entraînement, nous avions soin, autant +que possible, de ne les point soumettre le jour même à sa signature. Le +lendemain, ils étaient presque toujours modifiés, adoucis ou déchirés. +Jamais Napoléon ne nous sut mauvais gré de chercher à le garantir des +dangers de la précipitation. Ceux qui croient qu'il ne revenait point +sur ses pas se trompent: si dans certaines circonstances il avait une +volonté inflexible, dans une foule d'autres il cédait aux remontrances, +et abandonnait sans efforts ses projets et ses déterminations. + +L'Empereur n'écrivait de sa main que rarement; les mots à plusieurs +syllabes l'ennuyaient, et n'ayant point la patience de les écrire +complètement, il les mutilait. Cette habitude, jointe à la conformation +défectueuse des caractères, rendait son écriture tout à fait illisible. +Souvent aussi il lui arrivait, par insouciance et par distraction, +d'offenser l'orthographe, et l'on n'a point manqué d'en tirer la +conséquence qu'il était complètement ignorant. L'ignorance de Napoléon, +fût-elle avérée, ne pourrait porter, à coup sûr, aucune atteinte à sa +gloire et à sa renommée. Charlemagne pouvait à peine signer son nom. +Louis XIV, et je le cite de préférence, quoique né sur le trône, ne +connaissait point _les règles de la grammaire_; et Charlemagne et Louis +n'en furent pas moins de grands rois. + +Cette imputation au surplus est aussi mensongère qu'absurde. Napoléon, +élevé à l'école de Brienne, s'y fit remarquer par cette facilité +d'entendement, ce dédain des plaisirs, cette passion de l'étude, cet +enthousiasme des grands modèles qui décèlent ordinairement les esprits +supérieurs. Destiné au métier des armes, il ne dut point aspirer à +devenir un homme de lettres, un érudit, un savant; son but, car il en +eut un dès ses plus jeunes ans, fut d'être un jour un officier +distingué, peut-être même un grand capitaine. Ce fut donc vers les +sciences militaires qu'il dirigea son génie... l'univers sait le reste. + +Mais, que dis-je, son génie? les détracteurs de Napoléon ne +prétendent-ils point encore qu'il avait trop d'inégalités dans l'esprit +pour qu'on puisse lui accorder du génie? ils ne savent point, ou +feignent d'ignorer que ces inégalités sont au contraire la preuve et le +caractère distinctif de ce don précieux de la nature. + +«Le génie, a dit un de nos philosophes, s'élève et s'abaisse tour à +tour: il est souvent imparfait, parce qu'il ne se donne point la peine +de perfectionner; il est grand dans les grandes choses, parce qu'elles +sont propres à réveiller son instinct sublime, et à le mettre en +activité. Il est négligé dans les choses communes, parce qu'elles sont +au-dessous de lui, et n'ont pas de quoi l'émouvoir: si cependant il s'en +occupe avec attention, il les féconde, il les agrandit, il leur donne un +aspect nouveau, inattendu, qui avait échappé aux regards du vulgaire.» + +Et de quel vaste génie n'était-il point doué, celui qui, livré aux +tourmens de l'ambition, aux calculs de la guerre, aux spéculations +politiques, aux inquiétudes que lui inspiraient les ennemis de son trône +et de sa vie, trouvait encore assez de temps, assez de calme, assez de +facultés, pour commander ses nombreuses armées, pour gouverner vingt +peuples étrangers et quarante millions de sujets, pour descendre avec +sollicitude dans tous les détails de l'administration de ses états, pour +tout voir, tout approfondir, tout ordonner, pour enfin concevoir, créer +et réaliser ces améliorations; inattendues, ces innovations hardies, ces +nobles institutions, et ces codes immortels qui élevèrent la gloire +civile de la France à un degré de supériorité que pouvait seul égaler sa +gloire militaire. Mais je ne sais pourquoi je cherche à combattre de +semblables adversaires; ceux qui méconnaissent le génie de Napoléon +n'ont jamais connu le génie lui-même, et je ne leur dois d'autre réponse +que celle de Rousseau: _Profanes! taisez-vous_. + +L'Empereur, par ses décrets de Lyon, avait réparé en partie les torts +imputés au gouvernement royal. Il lui restait encore un grief à +redresser: l'esclavage de la presse. Le décret du 24 Mars[77], en +supprimant les censeurs, la censure et la direction de la librairie, +compléta la restauration impériale. + +Cette dernière concession était sans doute la plus grande que Napoléon +pût faire à l'opinion publique. La presse, dans l'intérêt général des +peuples, est la plus sûre garantie de leurs droits; elle est la plus +noble conquête que la liberté puisse faire sur le despotisme; elle donne +à l'homme de bien, de la dignité; elle lui inspire l'amour des lois et +de la patrie; elle est enfin, suivant la définition anglaise, la mère de +toutes les libertés: mais dans les temps de trouble et de révolution, +elle est une arme bien dangereuse dans la main des méchans; et +l'Empereur prévit que les royalistes allaient en user pour servir la +cause de Bourbons, et les jacobins pour calomnier ses sentimens et +rendre suspects ses desseins. Mais ennemi déclaré des demi-mesures, il +voulut, puisqu'il avait affranchi la pensée, qu'elle circulât sans +entraves[78]. + +Ce décret et ceux qui l'avaient précédé suffisaient sans doute pour +attester à la nation les dispositions libérales de Napoléon. Mais aucune +parole prononcée du haut du trône n'avait encore fait connaître +solennellement les intentions positives de l'Empereur. + +Il fixa enfin au dimanche 26 Mars, le jour où il ferait, à la face de la +nation, sa nouvelle profession de foi[79]. + +Les ministres, le conseil d'état, la cour de cassation, la cour des +comptes, la cour impériale, le préfet et le conseil municipal de Paris +furent admis au pied du trône. + +Le prince archi-chancelier, portant la parole au nom des ministres, dit: + + SIRE, la Providence, qui veille sur nos destinées, à r'ouvert à + Votre Majesté, le chemin de ce trône; où vous avait porté le choix + libre du peuple et de la reconnaissance nationale. La patrie relève + son front majestueux, et salue pour la seconde fois du nom de + libérateur, le prince qui détruisit l'anarchie, et dont l'existence + peut seule consolider aujourd'hui nos institutions libérales. + + La plus juste des révolutions, celle qui devait rendre à l'homme sa + dignité et tous ses droits politiques, a précipité du trône la + dynastie des Bourbons. Après vingt-cinq ans de troubles et de + guerre, tous les efforts de l'étranger n'ont pu réveiller des + affections éteintes ou tout-à-fait inconnues à la génération + présente. La lutte des intérêts et des préjugés d'un petit nombre + contre les lumières du siècle et les intérêts d'une grande nation, + est enfin terminée. + + Les destins sont accomplis; ce qui seul est légitime, la cause du + peuple a triomphé. Votre Majesté est rendue au voeu des Français; + elle a ressaisi les rênes de l'état, au milieu des bénédictions du + peuple et de l'armée. + + La France, Sire, en a pour garant sa volonté, et ses plus chers + intérêts; elle en a pour garant tout ce qu'a dit Votre Majesté au + milieu des populations qui se pressaient sur son passage. Votre + Majesté tiendra sa parole; elle ne se souviendra que des services + rendus à la patrie; elle prouvera qu'à ses yeux et dans son coeur, + quelles qu'aient été les opinions diverses et l'exaspération des + partis, tous les citoyens sont égaux devant elle, comme ils le sont + devant la loi. + + Votre Majesté veut aussi oublier que nous avons été les maîtres des + nations qui nous entourent: pensée généreuse, qui ajoute une autre + gloire à la gloire acquise! + + Déjà Votre Majesté a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent + tenir; déjà elle a fait connaître à tous les peuples, par ses + proclamations, les maximes d'après lesquelles elle veut que son + empire soit désormais gouverné. Point de guerre au-dehors, si ce + n'est pour repousser une injuste agression; point de réaction + au-dedans, point d'actes arbitraires; sûreté des personnes; sûreté + des propriétés, libre circulation de la pensée, tels sont les + principes que vous avez consacrés. + + Heureux, Sire, ceux qui sont appelés à coopérer à tant d'actes + sublimes! De tels bienfaits vous mériteront, dans la postérité, + c'est-à-dire lorsque le tems de l'adulation sera passé, le nom de + Père de la Patrie; ils seront garantis à nos enfans par l'auguste + héritier que Votre Majesté s'apprête à couronner au Champ de Mai. + +L'Empereur répondit: + + Les sentimens que vous m'exprimez sont les miens. Tout à la nation + et tout pour la France: voilà ma devise. + + Moi et ma famille, que ce grand peuple a élevé sur le trône des + Français, et qu'il y a maintenus malgré les vicissitudes et les + tempêtes politiques, nous ne voulons, nous devons, et nous ne + pouvons jamais réclamer d'autres titres. + +M. le Comte Défermon, doyen des présidens du conseil d'état, remit à +l'Empereur la déclaration suivante, tendant à prouver la nullité de +l'abdication de Fontainebleau: + + Le Conseil d'état, en reprenant ses fonctions, croit devoir faire + connaître les principes qui font la règle de ses opinions et de sa + conduite. + + La souveraineté réside dans le peuple; il est la seule source + légitime du pouvoir. + + En 1789, la nation reconquit ses droits depuis long-tems usurpés ou + méconnus. + + L'Assemblée nationale abolit la monarchie féodale, établit une + monarchie constitutionnelle et un gouvernement représentatif. + + La résistance des Bourbons aux voeux du peuple amena leur chute et + leur bannissement du territoire français. + + Deux fois le peuple consacra, par ses votes, la nouvelle forme de + gouvernement établie par ses représentans. + + En l'an VIII, Bonaparte, déjà couronné par la victoire, se trouva + porté au gouvernement par l'assentiment national. Une constitution + créa la magistrature consulaire. + + Le Sénatus-consulte du 16 thermidor an X, nomma Bonaparte Consul à + vie. + + Le Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, conféra à Napoléon la + dignité impériale et héréditaire dans sa famille. + + Ces trois actes solennels furent soumis à l'acceptation du peuple, + qui les consacra par près de quatre millions de votes. + + Ainsi, pendant vingt-deux ans, les Bourbons avaient cessé de régner + en France; ils y étaient oubliés par leurs contemporains; étrangers + à nos lois, à nos institutions, à nos moeurs, à notre gloire, la + génération actuelle ne les connaissait point. + + En 1814, la France fut envahie par les armées ennemies, et la + capitale occupée. L'étranger créa un prétendu gouvernement + provisoire. Il assembla la minorité des sénateurs, et les força, + contre leur mission et leur volonté, de détruire les constitutions + existantes, de renverser le trône impérial et de rappeler la + famille des Bourbons. + + Le Sénat qui n'avait été institué que pour conserver les + constitutions de l'empire, reconnut lui-même qu'il n'avait point le + pouvoir de les changer. Il décréta que le projet de constitution + qu'il avait préparé, serait soumis à l'acceptation du peuple, et + que Louis-Stanislas-Xavier serait proclamé Roi des Français, + aussitôt qu'il aurait accepté la constitution et juré de l'observer + et de la faire observer. + + L'abdication de l'Empereur Napoléon ne fut que le résultat de la + situation malheureuse où la France et l'Empereur avaient été + réduits par les événemens de la guerre, par la trahison et par + l'occupation de la capitale. L'abdication n'eut pour objet que + d'éviter la guerre civile, et l'effusion du sang français. Non + consacré par le voeu du peuple, cet acte ne pouvait détruire le + contrat solennel qui s'était formé entre lui et l'Empereur. Et + quand Napoléon aurait pu abdiquer personnellement la couronne, il + n'aurait pu sacrifier les droits de son fils appelé à régner après + lui. + + Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant-général du royaume et + prit les rênes du Gouvernement. + + Louis-Stanislas-Xavier arriva en France; il fit son entrée dans la + capitale; il s'empara du trône, d'après l'ordre établi dans + l'ancienne monarchie féodale. + + Il n'avait point accepté la constitution décrétée par le Sénat; il + n'avait point juré de l'observer et de la faire observer; elle + n'avait point été envoyée à l'acceptation du peuple, le peuple, + subjugué par la présence des armées étrangères, ne pouvait pas même + exprimer librement ni valablement son voeu. + + Sous leur protection, après avoir remercié un prince étranger de + l'avoir fait remonter sur le trône, Louis-Stanislas-Xavier data le + premier acte de son autorité de la 19ème année de son règne, + déclarant ainsi que les actes émanés de la volonté du peuple, + n'étaient que le produit d'une longue révolte; il _accorda + volontairement, et par le libre exercice de son autorité royale, + une Charte constitutionnelle appelée Ordonnance de réformation_; et + pour toute sanction, il la fit lire en présence d'un nouveau corps + qu'il venait de créer et d'une réunion de députés qui n'était pas + libre, qui ne l'accepta point, dont aucun n'avait caractère pour + consentir à ce changement, et dont les deux cinquièmes n'avaient + même plus de caractère de représentans. + + Tous ces actes sont donc illégaux. Faits en présence des armées + ennemies et sous la domination étrangère, ils ne sont que l'ouvrage + de la violence, ils sont essentiellement nuls et attentatoires à + l'honneur, à la liberté et aux droits du peuple. + + Les adhésions données par des individus et par des fonctionnaires + sans mission, n'ont pu ni anéantir, ni suppléer le consentement du + peuple exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement + émis. + + Si ces adhésions, ainsi que les sermens, avaient jamais pu même + être obligatoires pour ceux qui les ont faits, ils auraient cessé + de l'être dès que le Gouvernement qui les a reçus a cessé + d'exister. + + La conduite des citoyens qui, sous ce Gouvernement, ont servi + l'État, ne peut être blâmée. Ils sont même dignes d'éloges, ceux + qui n'ont profité de leur position que pour défendre les intérêts + nationaux et s'opposera l'esprit de réaction et de + contre-révolution qui désolait la France. + + Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses; + ils favorisèrent les prétentions de la noblesse fidèle; ils + ébranlèrent les ventes des biens nationaux de toutes les origines; + ils préparèrent le rétablissement des droits féodaux et des dîmes; + ils menacèrent toutes les existences nouvelles; ils déclarèrent la + guerre à toutes les opinions libérales: ils attaquèrent toutes les + institutions que la France avait acquises au prix de son sang; + aimant mieux humilier la nation que de s'unir à sa gloire, ils + dépouillèrent la Légion d'honneur de sa dotation et de ses droits + politiques; ils en prodiguèrent la décoration pour l'avilir; ils + enlevèrent à l'armée, aux braves, leur solde, leurs grades et leurs + honneurs, pour les donner à des émigrés, à des chefs de révolte; + ils voulurent enfin régner et opprimer le peuple par + l'_émigration_. + + Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs, la + France appelait de tous ses voeux son Gouvernement national, la + dynastie liée à ses nouveaux intérêts, à ses nouvelles + institutions. + + Lorsque l'Empereur approchait de la capitale, les Bourbons ont en + vain voulu réparer, par des lois improvisées et des sermens tardifs + à leur charte constitutionnelle, les outrages faits à la nation et + à l'armée. Les tems des illusions était passé, la confiance aliénée + pour jamais. Aucun bras ne s'est armé pour leur défense; la nation + et l'armée ont volé au-devant de leur libérateur. + + * * * * * + + L'Empereur, en remontant sur le trône où le peuple l'avait élevé, + rétablit donc le peuple dans ses droits les plus sacrés: il ne fait + que rappeler à leur exécution les décrets des assemblées + représentatives, sanctionnées par la nation; il revient régner par + le seul principe de la légitimité, que la France ait reconnu et + reconnaît depuis vingt-cinq ans, et auquel toutes les autorités + s'étaient liées par des sermens, dont la volonté du peuple aurait + pu seule les dégager. + + L'Empereur est rappelé à garantir de nouveau, par des institutions + (et il en a pris l'engagement dans ses proclamations à la nation et + à l'armée), tous les principes libéraux: la liberté individuelle et + l'égalité des droits, la liberté de la presse et l'abolition de la + censure, la liberté des cultes, le vote des contributions et des + lois par les représentans de la nation légalement élus, les + propriétés nationales de toute origine, l'indépendance et + l'inamovibilité des tribunaux, la responsabilité des ministres, et + de tous les agens du pouvoir. + + Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du + monarque, les institutions nationales doivent être revues dans une + grande assemblée des représentans, déjà annoncée par l'Empereur. + + Jusqu'à la réunion de cette grande assemblée représentative, + l'Empereur doit exercer et faire exercer, conformément aux + constitutions et aux lois existantes, le pouvoir qu'elles lui ont + délégué, qui n'a pu lui être enlevé, qu'il n'a pu abdiquer sans + l'assentiment de la nation, et que le voeu et l'intérêt général du + peuple Français lui font un devoir de reprendre. + +L'Empereur répondit: + + Les princes sont les premiers citoyens de l'état; leur autorité + est plus ou moins étendue, selon l'intérêt des nations qu'ils + gouvernent: la souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce + que l'intérêt des peuples l'exige: hors de ces principes, je ne + connais pas de légitimité. + + J'ai renoncé aux idées du grand empire, dont depuis quinze ans je + n'avais encore que posé les bases; désormais le bonheur et la + consolidation de l'empire Français seront l'objet de toutes mes + pensées. + +La cour de cassation exprima les mêmes principes et les mêmes sentimens +que le conseil d'état. + +L'Empereur lui répondit: + + Dans les premiers âges de la monarchie française, des peuplades + grossières s'emparèrent des Gaules. La souveraineté sans doute ne + fut pas organisée dans l'intérêt des Gaulois, qui furent esclaves + ou n'avaient aucuns droits politiques; mais elle le fut dans + l'intérêt de la peuplade conquérante. Il n'a donc jamais été vrai + de dire, dans aucune période de l'histoire, dans aucune nation, + même en Orient, que les peuples existassent pour les rois. Partout + il a été consacré que les rois n'existaient que pour les peuples. + Une dynastie créée dans les circonstances qui ont créé tant de + nouveaux intérêts, ayant intérêt au maintien de tous les droits et + de toutes les propriétés, peut seule être naturelle et légitime, et + avoir la confiance et la force, ces deux premiers caractères de + tout gouvernement. + +La cour des comptes et la cour impériale tinrent le même langage que les +autorités précédentes. + +L'Empereur leur répondit: + + Ce qui distingue spécialement le trône impérial, c'est qu'il est + élevé par la nation, qu'il est par conséquent naturel, et qu'il + garantit tous les intérêts: c'est là le vrai caractère de la + légitimité. L'intérêt de ce trône est de consolider tout ce qui + exista, et tout ce qui a été fait en France dans vingt-cinq ans de + révolution. Il comprend tous les intérêts, et surtout l'intérêt de + la gloire de la nation, qui n'est pas le moindre de tous. + + Tout ce qui est revenu avec les armées étrangères, tout ce qui a + été fait sans consulter la nation, est nul. Les cours de Grenoble + et de Lyon, et tous les tribunaux de l'ordre judiciaire que j'ai + rencontrés, lorsque le succès des événemens était encore incertain, + m'ont montré que ces principes étaient gravés dans le coeur de tous + les Français. + +La réception des corps de l'état terminée, il y eut une grande audience +dans les appartemens du palais; les réponses de l'Empereur répétées et +embellies avaient produit la plus profonde sensation: les mots si +long-tems méconnus et proscrits dans cette enceinte, ces mots de gloire +nationale, de liberté, de patrie, retentissaient de toutes parts. +Lorsque les émigrés reparurent et que les plus illustres serviteurs de +l'état furent expulsés, pour faire place à des hommes devenus étrangers +à nos moeurs, à nos institutions, à nos triomphes, on eût dit que la +France n'existait plus; qu'elle était passée sous la domination +étrangère. Quand Napoléon revint, la patrie parut être revenue avec lui; +il semblait l'avoir ramenée de l'exil, et c'est alors qu'il put s'écrier +avec une juste, fierté: «_La nation, c'est moi_.» + +L'exemple donné par les magistrats de Paris trouva bientôt, dans les +départemens, de nombreux imitateurs, les fonctionnaires publics, les +autorités judiciaires et administratives qui, quelques jours auparavant, +avaient offert leurs voeux au Ciel et au Roi pour l'extermination du +_Corse_, du _tyran_ et de l'_usurpateur_, s'empressèrent de féliciter +_l'Empereur_ sur son miraculeux retour, et de lui décerner les titres de +_héros_, de _libérateur_, et surtout de _souverain légitime_. + +La marche de Napoléon avait été si rapide, que beaucoup d'adresses au +Roi n'arrivèrent à Paris qu'après son départ, et nous furent remises en +même temps que les nouvelles adresses votées à son successeur[80]. Je le +fis remarquer à l'Empereur. Il me répondit, en souriant de pitié: +«_Voilà les hommes_.» + +Les favoris d'Apollon ne manquèrent point d'offrir leur encens banal au +Dieu du jour. Nous reçûmes de Madame la comtesse de Genlis de fort jolis +vers, en l'honneur de la violette. Une autre femme, plus célèbre encore, +Madame la Baronne de Stael, profita de quelques mots flatteurs dits pour +elle à M. B. Constant pour écrire à l'Empereur une épître, qu'il serait +curieux de faire imprimer en tête de son dernier ouvrage. + +Les publicistes et les écrivains les plus rigides, ceux même qui, Cujas +et Bartole à la main, avaient la veille fait régulièrement le procès à +Napoléon, s'empressèrent de lui témoigner leur admiration et de le +proclamer le souverain par excellence. + +Napoléon était donc fêté, louangé plus que jamais; et il faut convenir +qu'il se conduisait de manière à le mériter: d'une main il caressait la +nation, et de l'autre les intérêts particuliers, bien plus importans à +ménager que ce qu'on appelle l'intérêt général. + +Les décrets de Lyon avaient replacé sous le séquestre les biens rendus +aux émigrés depuis 1814; une partie de ces biens avait été vendue par +les propriétaires réintégrés, et il fallait calmer les inquiétudes des +acquéreurs. L'Empereur déclara irrévocables toutes les ventes +consommées, et confirma celles opérées postérieurement au décret, +lorsqu'on prouverait qu'elles n'avaient point été simulées. + +D'un autre côté, les émigrés rentrés avaient acheté des propriétés dont +le prix pouvait ne pas avoir été entièrement soldé: pour être équitable +envers les émigrés et leurs vendeurs, il ordonna que les biens +nouvellement acquis ne seraient point sujets au séquestre, à la charge +d'être revendus dans un délai déterminé. + +Un autre décret de Lyon avait aboli indistinctement les promotions +faites depuis la restauration Royale, dans la Légion d'Honneur et dans +l'armée. Il soumit à une révision les nominations qui lui parurent le +résultat de la faveur, de l'intrigue et de la vénalité, et confirma +toutes celles qui n'avaient été que le prix de services réels et +méritoires. Il ne voulut même point qu'il fût établi de démarcation +d'opinion, et il prescrivit au ministre d'avoir égard aux anciens +services rendus par les officiers incorporés depuis dans la maison du +Roi. + +Il confirma également les décorations accordées à la Garde nationale, en +distribua de nouvelles aux braves élèves de l'école Polytechnique, dont +la belle conduite avait excité à un si haut degré, lors des événemens de +1814, l'admiration de Paris et des étrangers. + +Les filles des membres de la Légion d'Honneur avaient des droits trop +sacrés à son souvenir et à ses consolations, pour ne point participer à +ses bonnes grâces. Il fut les visiter. Sa présence excita, parmi ces +intéressantes orphelines, un enthousiasme inexprimable: elles se +jetèrent à ses pieds, à ses genoux, et les couvrirent de leurs larmes et +de leurs embrassemens. Il s'était servi d'une cuiller pour goûter leurs +alimens; après son départ chacune voulut la posséder: elles la mirent en +pièces et se la partagèrent. La plupart avaient tressé des bagues en +crin, sur lesquelles se trouvaient tracées des devises patriotiques, ou +l'expression naïve de leurs sentimens pour Napoléon. L'Empereur ayant +daigné en agréer quelques-unes et les placer à ses doigts, chaque +orpheline voulut obtenir la même faveur; elles se précipitèrent sur lui, +s'emparèrent de ses mains, et en un instant les couvrirent de ces gages +innocens de reconnaissance et d'amour. L'Empereur, ému, enchanté, se +soumit, avec une complaisante bonté, aux douces étreintes de ces +aimables enfans. Elles lui recommandèrent ingénuement de ne point donner +les bagues qu'elles lui avaient offertes; il leur promit de les +conserver, en leur assurant qu'elles seraient aussi précieuses à ses +yeux que les bijoux de sa couronne. + +La classe ouvrière, qui avait surnommé Napoléon, _le grand +entrepreneur_, reçut aussi sa part des faveurs impériales. Les travaux +commencés sous son règne, ensevelis dans la poussière sous celui des +Bourbons, furent repris avec activité. La capitale redevint, comme +autrefois, un vaste atelier; et les Parisiens, auxquels les étrangers +avaient appris à connaître la beauté de leurs monumens, virent, avec un +sentiment mêlé de reconnaissance et d'orgueil, que de nouvelles +merveilles allaient embellir encore leur majestueuse cité. + +Toutes les classes de la société reçurent enfin des témoignages de la +sollicitude et de la justice de Napoléon. Pourquoi faut-il le dire? ses +anciens compagnons de l'île d'Elbe furent seuls oubliés! + +Tant que Napoléon n'avait eu d'autre trône que son rocher, ils s'étaient +montrés aussi désintéressés que fidèles; lorsqu'il eut recouvré sa +couronne, ils se flattèrent que leur dévouement serait généreusement +récompensé. + +Les uns, que l'honneur seul avait attachés au sort de Napoléon, +jouissaient d'avance des louanges, des titres et des cordons qui leur +seraient prodigués; les autres, animés de sentimens moins élevés, +aspiraient à des biens plus réels. La garde et ses dignes chefs +n'ambitionnaient que la seule faveur de conserver le glorieux titre de +_grenadiers de l'île d'Elbe_. Vaines illusions! la pensée de l'Empereur, +absorbée toute entière par d'autres soins, ne se reportait plus vers les +braves qui avaient partagé son exil et ses malheurs. Cependant, ce +moment d'oubli n'eut point le tems de dégénérer en ingratitude, il fut +réparé: des grades, des dotations, des indemnités leur furent accordés; +et s'ils n'eurent point à se louer complètement de Napoléon, ils +cessèrent du moins d'avoir à s'en plaindre. + +L'Empereur aurait désiré, par sentiment et peut-être aussi par +ostentation, pouvoir reconnaître, d'une manière plus digne de lui, leurs +services et leur attachement; il s'arrêta devant la crainte d'être +accusé d'imiter les Bourbons, et de préférer les Français qui s'étaient +exilés avec lui, aux Français restés fidèles à la mère-patrie. + +Ces scrupules, il me semble, n'étaient point fondés. + +Les émigrés avaient ensanglanté le sol qui les avait vus naître, par +leurs armes ou par les guerres civiles qu'ils avaient entretenues et +fomentées: et la nation indignée les avait long-tems combattus et +maudits, comme les ennemis de son repos et de son bonheur. + +Les Français revenus de l'île d'Elbe avec Napoléon, avaient au contraire +versé leur sang pour la défense de la patrie. Ils étaient aimés, +honorés, respectés; et les récompenses que l'Empereur eût pu leur +décerner, au lieu d'indisposer la France, auraient accompli ses voeux. +Elle en eût joui avec ce sentiment de plaisir et d'orgueil qu'éprouve +une mère, lorsque, dans les lices ouvertes à la jeunesse, elle entend +proclamer les triomphes de ses fils et voit briller sur leurs têtes le +prix de leurs succès. + +La politique exigeait, non moins que la justice, que Napoléon répandît, +même avec prodigalité, ses bienfaits et ses grâces sur les hommes qui +s'étaient dévoués pour lui. Dans sa position, il valait encore mieux +passer pour prodigue que pour ingrat; mais la fortune le favorisait +tellement, qu'il lui était permis de négliger un peu les moyens de +s'assurer du faible appui des hommes. + +Le rétablissement du gouvernement impérial, qui paraissait devoir +éprouver quelques obstacles, s'opérait de tous côtés avec une +promptitude et une facilité véritablement inouïs. Le maréchal Augereau, +qui avait cherché, dans sa proclamation de 1814, à déshonorer +l'Empereur, s'était empressé, dans une proclamation nouvelle, de lui +faire amende honorable. + +Le duc de Bellune, le comte Gouvion Saint-Cyr, après d'inutiles efforts +pour contenir leurs troupes insurgées, avaient été forcés de se dérober, +par la fuite, à leur mécontentement. + +Les troubles suscités dans la Vendée et le Calvados, par quelques +volontaires royaux, avaient été apaisés, et les perturbateurs désarmés. + +La maison militaire du roi s'était soumise à son licenciement, et avait +rendu docilement ses armes et ses chevaux. + +La famille royale enfin avait évacué le territoire impérial. + +L'Empereur voulut instruire lui-même son armée de ces heureux résultats. + + «Grâce au peuple Français et à vous, dit-il en passant les troupes + en revue le 27 Mars, le trône impérial est rétabli. Il est reconnu + dans tout l'empire, sans qu'une goutte de sang ait été versée. Le + comte de Lille, le comte d'Artois, le duc de Berry, le duc + d'Orléans ont passé la frontière du nord, et sont allés chercher un + asile chez l'étranger. Le pavillon tricolor flotte sur les tours de + Calais, de Dunkerque, de Lille, de Valenciennes, de Condé, etc. + Quelques bandes de Chouans avaient cherché à se former dans le + Poitou et la Vendée; l'opinion du peuple et la marche de quelques + bataillons ont suffi pour les dissiper. Le duc de Bourbon qui était + venu fomenter des troubles dans les provinces, s'est embarqué à + Nantes. + + «Qu'ils étaient insensés, continua l'Empereur, et qu'ils + connaissaient mal la nation, ceux qui croyaient que les Français + consentiraient à recevoir un prince des mêmes mains qui avaient + ravagé notre territoire, et qui, à l'aide de la trahison, avaient + un moment porté atteinte à nos lauriers!» + +Le Roi, qui s'était d'abord réfugié à Lille, venait en effet de se +retirer à Gand. Sa Majesté avait donné l'ordre à sa maison et aux +princes de venir le rejoindre dans cette ville, où son intention +paraissait être de se maintenir et de convoquer les chambres. Mais le +Maréchal Duc de Trévise, gouverneur de la division, lui déclara qu'il ne +répondrait plus de ses troupes, si l'on faisait entrer dans la place les +mousquetaires, les gardes-du-corps, etc., et lui conseilla de se rendre +à Dunkerque, qui, par sa position, géographique et le dévouement de ses +habitans, lui offrirait la facilité d'attendre sans danger l'issue des +événemens. M. de Blacas et les émigrés qui entouraient le Roi, lui +remontrèrent vivement qu'il ne serait point en sûreté dans cette place, +et que ce n'était plus que chez l'étranger qu'il pourrait être à l'abri +des poursuites de Napoléon. Le Duc de Trévise insista; et le Roi, malgré +les prières et l'effroi du Comte de Blacas et des autres courtisans, +avait résolu de suivre l'avis du Maréchal, lorsque des dépêches du Comte +d'Artois, reçues dans la nuit, le déterminèrent à passer la frontière. + +L'Empereur avait cru d'abord que le projet de Louis XVIII, était de +retourner en Angleterre; il s'en était réjoui: et ce ne fut pas sans un +déplaisir extrême, qu'il sut que ce Prince se proposait de rester en +observation sur les frontières de la Belgique. Mais si cette résolution, +à laquelle le Roi dut peut-être le recouvrement de son trône, déplut à +Napoléon, elle ne lui inspira pas du moins, comme de misérables +écrivains l'ont prétendu, le désir criminel d'attenter à la vie et à la +liberté des Bourbons. + +Les ordres donnés au général Excelmans portaient seulement de pousser +pied à pied, hors de la France, le Roi et les Princes. Jamais il ne lui +fut commandé «ni de s'assurer de leurs personnes, ni de les tuer en cas +de résistance.» + +Les instructions données en même tems au Maréchal Ney, envoyé en mission +sur les frontières du nord et de l'est, prescrivaient aussi, et mot à +mot, «de faire respecter la famille royale, et de lui faciliter tous les +moyens de sortir librement et paisiblement de la France[81]». + +On a soutenu que le Duc de Bassano, chargé momentanément du portefeuille +de l'intérieur, avait transmis à M. Siméon, alors préfet royal à Lille, +l'ordre d'arrêter le Roi. Le Duc de Bassano indigné de cette odieuse +imputation, avait voulu ne point quitter le sol français sans l'avoir +repoussée. Il se proposait de sommer M. Siméon de déclarer la vérité, et +sa déclaration aurait été rendue publique par la voie de l'impression et +des journaux, si la police ne s'y fût opposée. + +Le Roi quitta Lille le 25 Mars. Le Duc d'Orléans, qui avait suivi sa +Majesté, et que le Roi, en partant, avait investi du commandement de +cette place, n'en sortit que vingt-quatre heures après: il adressa au +Maréchal Mortier la lettre suivante. + + Je vous remets en entier, mon cher Maréchal, le commandement que + j'avais été si heureux d'exercer avec vous dans le département du + Nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la + France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je + pars pour m'ensevelir dans la retraite et l'oubli. Le Roi n'étant + plus en France, je ne puis plus transmettre d'ordres en son nom; et + il ne me reste qu'à vous dégager de l'observation de tous les + ordres que je vous avais transmis, en vous recommandant de faire + tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur + vous suggéreront de mieux, pour les intérêts de la France, et de + plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir. + +L'Empereur, après avoir lu cette lettre, se tourna vers le duc de +Bassano, et lui dit: «Voyez ce que le duc d'Orléans écrit à Mortier; +cette lettre lui fait honneur. _Celui-là a toujours eu l'âme +française_.» + +Je lui appris alors qu'on m'avait assuré que le duc d'Orléans en se +séparant de ses officiers, avait dit à l'un deux, le colonel Athalin: +«Allez, Monsieur, reprendre la cocarde nationale; je m'honore de l'avoir +portée, et je voudrais pouvoir la porter encore». L'Empereur parut +frappé de ces paroles, et ne répliqua rien. Quelques momens après, il me +demanda si je n'avais pas une lettre de madame la duchesse d'Orléans. Je +la lui remis, il la lut, et dit: «Je veux que sa mère _soit traitée avec +les égards qu'il mérite_». Et il ordonna que la duchesse, dont les biens +venaient d'être remis sous le séquestre, recevrait annuellement du +trésor public trois cents mille francs d'indemnité. Une autre indemnité +de cent cinquante mille francs fut accordée en même tems à madame la +duchesse de Bourbon. + +Le duc de Bourbon, quoique l'Empereur eût annoncé son embarquement, ne +partit cependant que plusieurs jours après. Sa présence et sa +proclamation avaient excité un soulèvement partiel dans l'arrondissement +de Beaupréau: mais convaincu par ses yeux et par les rapports de ses +principaux officiers, que la masse des Vendéens resterait immobile, il +avait accédé aux voeux exprimés par le colonel Noirot, commandant de la +gendarmerie, dans la lettre qui suit: + + MONSEIGNEUR, ce ne sera pas en vain, j'en ai l'assurance, que + j'invoquerai les effets de votre magnanimité. Vous pouvez d'un mot + calmer une effervescence dont les premiers résultats peuvent encore + une fois ensanglanter la trop malheureuse Vendée; ce mot, Votre + Altesse le prononcera, et tout rentrera dans l'ordre. Vous jugerez + aussi, Monseigneur, qu'un plus long séjour dans l'arrondissement de + Beaupréau, en compromettant la sûreté intérieure du pays, + compromettrait aussi la sûreté personnelle de Votre Altesse. + + Daignez donc, je vous en conjure, Monseigneur, vous rendre aux voeux + que je forme pour votre bonheur et celui de mon pays. Tous les + moyens de sûreté que désirera Votre Altesse, pour se rendre à la + destination qu'elle aura choisie, je les lui garantis. + +Cette lettre que je me suis plu à citer, pour prouver quel était le +langage des hommes du 20 mars, ne fut point impuissante. Le duc de +Bourbon chargea son aide-de-camp de s'entendre avec le colonel Noirot, +et il fut arrêté que Son Altesse abandonnerait la Vendée et +s'embarquerait à Nantes pour l'Angleterre. + +Par des raisons que j'ignore, le prince ne remplit point ses engagemens. +Il quitta effectivement Beaupréau, mais rôda quelque tems encore sur les +côtes, sous un nom et avec un passe-port supposés. Le général ***[82] le +reconnut et respecta son déguisement. L'Empereur approuva cette +déférence et donna l'ordre de se borner à le forcer de s'éloigner; le +père du duc d'Enghien était devenu sacré pour la France et pour lui! + +De toute la famille des Bourbons, le duc et la duchesse d'Angoulême +persistaient seuls à lutter contre leur mauvaise fortune. + +Madame se trouvait à Bordeaux au moment du débarquement. L'entrée de +Napoléon à Paris, la fuite du Roi, la défection générale de l'armée +n'abattirent point son courage. Elle fit prendre les armes à la Garde +nationale; elle courut aux casernes haranguer les soldats, et leur +rappeler ce qu'ils devaient à leurs sermens, à leur Roi. De nombreux +bataillons de volontaires s'organisèrent en un instant, et furent +chargés, par ses ordres, de défendre les avenues de la ville, +d'intercepter les communications et de contenir le peuple. + +Cependant, le général Clausel, nommé par l'Empereur commandant supérieur +de la 11ème division, s'était avancé jusqu'à Saint-André de Cubsac (six +lieues de Bordeaux), à la tête d'environ vingt-cinq gendarmes ralliés en +route, et de cent cinquante hommes de la garnison de Blaye qui, +instruits par ses émissaires de son arrivée, étaient accourus au devant +de lui. + +À son approche, un bataillon de volontaires posté à Cubsac, avec deux +pièces de canon, se retira précipitamment à Saint-Vincent, et s'y réunit +à d'autres volontaires pour défendre en commun le passage de la +Dordogne. + +Les soldats du général Clausel tentèrent de s'emparer du pont volant, et +furent accueillis par plusieurs décharges d'artillerie et de +mousqueterie qu'elles reçurent sans riposter. Leur chef, voulant éviter +la guerre civile, fit demander qu'on lui envoyât un parlementaire. Les +Bordelais lui ayant député leur commandant, M. de Martignac, il chargea +cet officier de leur faire connaître que son intention, n'était point +d'attenter, en aucune manière, à la sûreté des personnes et de leurs +propriétés, et qu'il les conjurait, au nom de la patrie, de ne point +verser inutilement le sang français. + +Néanmoins, quelques démonstrations hostiles furent continuées de part et +d'autre; mais les volontaires royaux s'effrayèrent à la vue de trois +bateaux qu'ils crurent chargés de troupes, et prirent la fuite. + +Le général Clausel, devenu maître de la Dordogne, se disposait à la +passer, lorsque M. de Martignac revint lui annoncer que Madame la +Duchesse d'Angoulême consentait à se retirer, et que la ville serait +remise dans vingt-quatre heures. + +Madame, au lieu de remplir cette double promesse, se laissa subjuguer +par le désir et l'espoir de prolonger la défense. Elle assembla la Garde +nationale, et fit de nouveaux efforts pour attirer dans le parti royal +les troupes de la garnison. + +Le général Clausel l'aperçut de loin, passant en revue les gardes +nationaux et volontaires; il fit rappeler le parlementaire, et se +plaignit de l'inexécution des promesses qui lui avaient été faites. M. +de Martignac s'excusa sur les dispositions où se trouvaient la Garde +nationale et la garnison, de ne plus rendre la ville. Le Général, +reconnaissant alors que les Bordelais se flattaient d'être secondés par +les troupes de ligne, assura M. de Martignac qu'elles n'attendaient, au +contraire, qu'un signal convenu, pour se déclarer en faveur de la cause +impériale. M. de Martignac parut en douter: le Général fit aussitôt +agiter en l'air un drapeau, et sur le champ l'étendard tricolor fut +arboré sur le Château-Trompette[83]. + +Les Bordelais, stupéfaits et consternés, demandèrent à capituler. Le +général Clausel s'empressa d'acquiescer à toutes leurs propositions, et +le lendemain ils lui ouvrirent les portes de leur ville. + +L'Empereur fut très-satisfait de l'heureuse issue de cette affaire. Il +donna l'ordre de publier sur-le-champ l'ordre du général Clausel; mais +ce rapport n'étant qu'une relation militaire, il y ajouta lui-même les +détails supplémentaires ci-après, qu'il fit insérer dans le _Moniteur_ +sous la rubrique de Bordeaux. + + La conduite ferme et courageuse du général Clausel nous a évité de + grands malheurs: le passage de la Dordogne avait produit ici une + vive impression. Avant qu'il fût arrivé à la Bastide, la duchesse + d'Angoulême, en proie à une terreur qu'elle ne pouvait cacher, lui + fit promettre qu'elle quitterait Bordeaux dans la matinée du 1er + avril; c'est ce qui détermina le général Clausel à s'arrêter à la + Bastide, en face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, où + il arriva le 31 Mars au soir. La duchesse d'Angoulême voulut + profiter de ce délai pour ne point tenir ses promesses; elle se + porta aux casernes, fit réunir les troupes, et chercha à leur + persuader de défendre l'entrée de Bordeaux au général Clausel. Les + officiers de tout grade lui déclarèrent nettement qu'ils auraient + pour elle le respect dû à son malheur, à son sexe; mais qu'étant + Français, aucun motif ne pourrait les porter à prendre les armes + contre les Français. La duchesse versa d'abondantes larmes; elle + demanda que du moins les troupes restassent neutres, si les gardes + nationales voulaient combattre pour elle. Les officiers répondirent + qu'ils ne tireraient point sur la garde nationale, mais qu'ils ne + souffriraient point que celle-ci tirât sur les troupes du général + Clausel; qu'ils ne voulaient pas qu'une seule goutte de sang + français fût répandue. Les soldats se joignirent d'une voix unanime + aux sentimens de leurs officiers. La duchesse se retira l'effroi + dans l'âme et la menace à la bouche: elle était tremblante. + Lorsqu'elle arriva sur le quai où la garde nationale était sous les + armes, elle y fut reçue dans un silence profond; on entendait + murmurer dans tous les rangs: _Point de combat, point de guerre + civile_. La duchesse se hâta de se retirer dans le palais impérial + d'où elle ordonna son départ[84]; à huit heures, elle avait quitté + Bordeaux. Le feu qu'elle avait allumé, n'était pas éteint dans tous + les coeurs. La garde nationale qui venait de tenir une conduite si + sage, avait à côté d'elle des hommes effrénés; c'étaient des hommes + de la lie du peuple, formant la masse des compagnies de volontaires + royaux: ces hommes qui n'avaient été enrôlés qu'à prix d'argent, + comptaient sur le pillage. Leurs espérances étaient déjouées par la + fermeté de la garde nationale. Un petit nombre de furieux tirèrent + sur la compagnie de M. Troplong, qui passait pour être animée du + meilleur esprit; les gardes nationales ripostèrent. Les volontaires + s'enfuirent, mais le capitaine Troplong avait été atteint + mortellement. Il vient d'être enterré avec tous les honneurs + militaires; plus de dix mille personnes ont suivi le convoi de cet + excellent citoyen. Les regrets qu'on a donnés à sa mort ont + suspendu un moment l'allégresse de ce peuple, heureux d'être enfin + délivré des maux dont il était menacé. + +L'énergie et l'intrépidité que déploya dans cette circonstance la petite +fille de Marie-Thérèse excita les éloges de l'Empereur, et lui inspira +ce mot si connu: _C'est le seul homme de la famille_. + +Il admira également la contenance ferme et respectueuse qu'avaient +conservés, au milieu des provocations et des reproches de la Duchesse, +les régimens de la garnison. «Tout ce qui s'est passé à Bordeaux, +dit-il, est vraiment extraordinaire, et je ne sais ce qui doit étonner +le plus, de la noble audace de Madame d'Angoulême, ou de la patience +magnanime de mes soldats.» + +L'effervescence des Bordelais était assoupie; il restait encore à +pacifier la Provence et le Languedoc, où le Duc d'Angoulême avait fait +naître et entretenu le feu de l'insurrection. + +Ce prince ayant appris à Toulouse que l'Empereur était descendu au Golfe +Juan, se transporta sur-le-champ dans les principales villes du midi, et +fit prendre les armes aux partisans des Bourbons et de la royauté. + +Trois mille deux cents Marseillais, et trois mille cinq cents +volontaires de Nismes, d'Avignon et de Montpellier, se rangèrent sous +ses drapeaux. + +Le 10ème, 55ème et 83ème régimens de ligne, composés chacun d'environ +neuf cents hommes; les dépôts du 9ème et du 87ème d'infanterie, forts de +cinq cent cinquante combattans, deux cent cinquante chasseurs à cheval +du 14ème régiment, cent cinquante artilleurs et trois cents soldats du +régiment royal étranger, furent tirés de leurs garnisons respectives, et +formèrent, avec les volontaires royaux, une armée de douze mille hommes, +qui devait s'accroître, par les levées qu'on opérait journellement dans +les provinces soumises au gouvernement royal, et par les secours que le +Prince s'était empressé de demander au Roi de Sardaigne et à la Suisse, +et qu'il espérait en obtenir. + +Le Duc d'Angoulême divisa son armée en deux corps. + +Le premier commandé par le Général Ernouf, ayant sous ses ordres les +Maréchaux-de-camp Gardanne et Loverdo, se dirigea sur Grenoble ou +Sisteron. + +Le deuxième, commandé par le Prince en personne, et sous ses ordres par +le Lieutenant-Général Monnier, le Baron de Damas et le Vicomte d'Escars, +suivit la route de Valence. + +Les deux corps, après avoir soumis le pays et rallié les royalistes, +devaient se réunir à Grenoble, et marcher ensemble sur Lyon. + +L'avant-garde du deuxième corps, conduite par M. d'Escars, n'éprouva de +résistance sérieuse qu'au passage de la Drôme. + +Le général Debelle, à la tête de quelques hussards du quatrième, d'un +bataillon du trente-neuvième, et d'environ huit cents gardes nationaux, +s'était laissé chasser de Loriol, et s'était retiré, tant bien que mal, +derrière la Drôme. + +Les volontaires de Vaucluse, protégés par l'artillerie royale, passèrent +la rivière à gué, et vinrent se poster sur le flanc gauche des gardes +nationaux; au même moment, le prince fit attaquer le pont par le dixième +de ligne. Cette manoeuvre n'intimida point les gardes nationales; elles +tinrent ferme; et le dixième, malgré l'ardeur que lui inspirait +l'exemple du duc d'Angoulême, allait plier, lorsque plusieurs +voltigeurs, qui se trouvaient en tête, reconnurent, parmi leurs +adversaires, d'anciens camarades; ils commencèrent mutuellement par +cesser leur feu, et finirent par s'embrasser aux cris de _vive +l'Empereur!_ + +Pendant la durée de leur colloque et de leurs embrassemens, le reste du +dixième régiment regagna du terrain; les Impériaux, croyant qu'ils +venaient se jeter dans leurs bras, s'avancèrent sans défiance; une +décharge les détrompa: la confusion se mit dans les troupes du général +Debelle; il ne fit rien pour les rallier, et la déroute devint complète. +Une partie des Impériaux furent pris par les royalistes, les autres se +réfugièrent dans les montagnes, ou furent porter à Grenoble et à Valence +la nouvelle de leur défaite. + +Le lendemain 5 avril, le duc d'Angoulême et son armée victorieuse +entrèrent à Valence, et, sans perdre de tems, se portèrent à Romans sur +l'Isère. + +Le premier corps, après avoir occupé Sisteron, s'était divisé en deux +colonnes: l'une, ayant à sa tête le général Loverdo, s'était portée sur +Lamure; l'autre, commandée par le général Gardanne, avait pris Gap en +passant, et s'était avancée jusqu'à Travers, où venaient de prendre +position, la garnison de Grenoble et les gardes nationales de Vizille, +de Lamure et des communes environnantes. + +Tout, jusqu'à ce jour, avait favorisé les voeux de l'armée royale; elle +marchait de succès en succès; et le bruit de ses victoires, accrues par +la peur et la renommée, avait répandu la consternation et l'effroi à +Grenoble et à Lyon. + +L'Empereur lui-même fut inquiet. En partant de Lyon, il avait prévu la +possibilité d'un soulèvement partiel dans le midi; et, rassuré par +l'énergie et le patriotisme des Dauphinois, il s'était reposé sur eux du +soin de défendre leur territoire et leur capitale. Mais, s'ils étaient +assez forts pour repousser les agressions des royalistes, ils n'étaient +point en état de résister aux quatre mille soldats qui avaient embrassé +leur cause et combattaient dans leurs rangs. + +Le général Grouchy reçut l'ordre de voler à Lyon, et de faire lever en +masse les gardes nationales du Dauphiné, du Lyonnais et de la Bourgogne. + +_Au nom de l'Empereur et de la patrie_, tout se mit en mouvement; les +patriotes de la Drôme et de l'Isère sortirent de leurs montagnes; les +Lyonnais quittèrent leurs ateliers; les Bourguignons se mirent +spontanément en marche, les officiers réformés à leur tête. + +Cet élan patriotique fut si unanime, que les routes se couvrirent en un +instant de gardes nationales, et que le général Corbineau, à qui +l'Empereur avait donné la mission d'accélérer leur départ, fut au +contraire obligé de l'empêcher. Mais toutes ces dispositions, tristes +présages de la guerre civile, ne furent point heureusement nécessaires. + +Les troupes du général Gardanne, pendant leur séjour à Gap, avaient eu +connaissance des proclamations de l'Empereur; elles avaient réveillé +leurs souvenirs, électrisé leurs âmes; et le cinquante-huitième arbora +la cocarde tricolore. + +La défection de ce régiment fut bientôt connue de la division du général +Loverdo; et, malgré les efforts de ce général, une partie du quatorzième +de chasseurs, et le quatre-vingt-troisième tout entier, embrassèrent +également la cause impériale. Les autres soldats, quoique fidèles en +apparence, n'inspiraient plus de confiance à leurs généraux; «ils ne +pouvaient parler à un seul habitant du pays, sans en recevoir des +impressions absolument contraires au parti du roi[85]», et l'on +s'attendait à chaque instant à les voir déserter à l'ennemi. + +Le général Loverdo, impatient de combattre, et croyant pouvoir se passer +de leur assistance, voulut, avec le seul appui de ses volontaires +royaux, forcer le défilé de Saulces, en avant de Gap; mais cette +attaque, aussi téméraire qu'inutile, n'eut aucun succès, et il fut forcé +de se replier sur Sisteron. + +Le deuxième corps, contenu par la présence du duc d'Angoulême, n'avait +perdu qu'un petit nombre de soldats; l'ordre de se porter en avant +venait d'être donné, lorsque le prince reçut à la fois de toutes parts +les nouvelles les plus accablantes. + +D'un côté, il apprit la défection des troupes réglées du général Ernouf, +et sa retraite forcée sur Sisteron. + +De l'autre, il fut prévenu que le général Grouchy s'avançait à sa +rencontre avec des forces formidables. + +Un troisième avis l'informait que le parti royal à Nismes et à Toulouse +s'était dissous sans résistance; que M. de Vitrolles, chef du comité +d'insurrection, avait été arrêté, et que les patriotes et les troupes de +la neuvième division, réunis sous les ordres du général Gilly, s'étaient +portés sur ses derrières, avaient repris de vive force le pont +Saint-Esprit et dépassé le Rhône. + +Des dépêches de Turin lui annoncèrent enfin qu'il ne fallait plus +compter sur les secours des Suisses et sur les promesses du roi de +Sardaigne. + +Le prince fit sonner la retraite et se retira sur Valence. + +L'Empereur, qui, suivant sa coutume, prenait la peine de composer +lui-même les articles du Moniteur relatifs à cette petite guerre, rendit +compte ainsi de l'évacuation de Valence: + + _Valence, le 7 avril_.--Le duc d'Angoulême a fait ici une triste + figure; le tocsin sonnait dans tout le Dauphiné, et de nombreux + bataillons de gardes nationales étaient partis de Lyon. Le duc + d'Angoulême, informé de leur arrivée, s'est mis à la débandade avec + les quatre mille insurgés qui sont sous ses ordres. Les troupes de + ligne, instruites par nos concitoyens qu'il était question de la + cause de la nation contre quelques familles privilégiées, de celle + du peuple contre la noblesse, et enfin, de celle de la révolution + contre la contre-révolution, ont subitement changé de parti: + cependant, l'armée compte trois traîtres qui paraissent s'être + rangés du parti des ennemis de la patrie: ce sont les généraux + Ernouf, Monnier et d'Aultanne[86]. + +L'Empereur avait également le soin de rendre publiques les +correspondances qu'on parvenait à intercepter; et comme les unes +annonçaient _l'intention de séparer la paille du bon grain et de la +jeter au feu_; les autres, _de faire pendre, sans pitié et sans +exception, tous les rebelles_; et que d'autres, enfin, _conviaient +l'Espagne, la Suisse et le roi de Piémont de venir mettre la France à la +raison_, elles contribuaient, non moins puissamment que le succès de +l'armée impériale, à détacher de la cause des Bourbons tous les Français +ennemis de la trahison, des potences et des étrangers. + +Le général Grouchy, informé de la retraite du duc d'Angoulême, mit des +troupes légères à sa poursuite; la plupart des chasseurs du quatorzième +et des artilleurs se réunirent aux Impériaux. Les volontaires du midi, +qui jusqu'alors n'avaient point mis de bornes à leurs présomptueuses +espérances, ne surent point en mettre à leur frayeur; aussi lâches dans +le malheur qu'arrogans dans la prospérité, ils abandonnèrent leur +général à l'approche du danger; et tous, à l'exception de quelques +centaines de braves, cherchèrent leur salut dans la fuite. + +Le duc d'Angoulême, entouré des faibles débris de leurs bataillons, et +du 10ème de ligne toujours fidèle, continuait jour et nuit sa marche +rétrograde, et traversait silencieusement les lieux que son armée, +quelques jours auparavant, avait fait retentir de ses cris de +_victoire_; les montagnards qui avaient eu tant à souffrir des exactions +et des mauvais traitemens des volontaires royaux, répétaient à leur +tour, _Malheur aux vaincus!_ et ne permettaient point au duc d'Angoulême +et aux siens de goûter un seul instant de repos. Pressé d'un côté par +les colonnes de Grouchy, de l'autre par les troupes du général Gilly; +enfermé, sans espoir de secours, entre la Drôme, le Rhône, la Durance et +les montagnes, le duc d'Angoulême n'avait que deux ressources: l'une +d'abandonner son armée, et de gagner, à travers les montagnes, Marseille +ou le Piémont; l'autre de se soumettre, avec ses compagnons d'infortune, +aux lois du vainqueur. Le prince ne voulut point séparer son sort de +celui de son armée. Il consentit à se rendre. Le baron de Damas et le +Général Gilly réglèrent les articles de la capitulation, et il fut +convenu que le prince licencierait son armée et s'embarquerait à Cette. +La dépêche télégraphique, annonçant cette nouvelle, fut apportée +sur-le-champ à l'Empereur par le duc de Bassano; et ce ministre, malgré +l'opposition de plusieurs personnages, décida Napoléon à répondre par le +télégraphe qu'il approuvait la capitulation. Au même instant, une +seconde dépêche annonça que le général Grouchy n'avait pas cru devoir +autoriser, sans l'aveu de l'Empereur, l'exécution de la convention, et +que le duc d'Angoulême s'était constitué prisonnier. M. de Bassano se +hâta de transmettre les premiers ordres de Napoléon, et ne l'instruisit +de l'annulation de la convention, que lorsque l'obscurité de la nuit eût +rendu impossible toute communication télégraphique. L'Empereur eut +connaissance de la noble hardiesse de son ministre, et au lieu de le +gronder, il lui dicta la lettre suivante: + + M. le comte Grouchy, l'ordonnance du Roi en date du 6 mars et la + déclaration signée le 13 à Vienne par ses ministres, pourraient + m'autoriser à traiter le duc d'Angoulême comme cette ordonnance et + cette déclaration voulaient qu'on me traitât moi et ma famille; + mais, constant dans les dispositions qui m'avaient porté à ordonner + que les membres de la famille des Bourbons puissent sortir + librement de France, mon intention est que vous donniez des ordres, + pour que le duc d'Angoulême soit conduit à Cette où il sera + embarqué, et que vous veilliez à sa sûreté et à écarter de sa + personne tout mauvais traitement. Vous aurez soin seulement de + retirer les fonds qui ont été enlevés des caisses publiques, et de + demander au duc d'Angoulême, qu'il s'oblige à la restitution des + diamans de la couronne, qui sont la propriété de la nation[87]. + Vous lui ferez connaître en même tems les dispositions des lois des + Assemblées nationales, qui ont été renouvelées, et qui s'appliquent + aux membres de la famille des Bourbons qui rentreraient sur le + territoire français, etc. + +Le duc d'Angoulême, en attendant la décision de Napoléon, fut gardé à +vue. Il supporta cette nouvelle disgrâce avec calme et fermeté. Le +marquis de Rivière, informé de sa détention, menaça le comte Grouchy, +s'il ne lui rendait point la liberté, de livrer Marseille aux Anglais, +et de faire insurger toute la Provence. Ces vaines menaces restèrent +sans effet. Le sort du duc ne dépendait point du comte de Grouchy; ce +n'était qu'à contre-coeur qu'il avait osé porter sur ce prince une main +sacrilége; et il faisait des voeux pour que la décision de l'Empereur lui +permît de briser ses chaînes. + +Aussitôt que cette décision lui parvint, le général s'empressa d'assurer +à M. le duc d'Angoulême les moyens de s'embarquer promptement, et prit, +avec un zèle religieux, les mesures nécessaires pour qu'il fût traité, +sur son passage, avec le respect qui lui était dû. + +Le prince, arrivé à Cette, s'embarqua sur-le-champ, et se dirigea vers +Cadix. + +Sa capitulation et son départ entraînèrent bientôt la soumission de +Marseille; et grâce à la prudence et à la fermeté du prince d'Essling, +gouverneur de la division, le drapeau royal fut abattu et remplacé par +le drapeau tricolor, sans désordre et sans effusion de sang. + +L'Empereur nomma le général Grouchy maréchal d'Empire, non point qu'il +fût émerveillé de sa conduite, car il savait qu'il n'avait pressé que +mollement le duc d'Angoulême, mais pour donner de l'éclat à la disgrâce +du prince et décourager les royalistes des autres parties de la France. +Voulant en même tems punir la trahison commise par le 10ème au passage +de la Drôme, il décréta que ce régiment porterait un crêpe à son +drapeau, jusqu'à ce qu'il eût lavé, dans le sang ennemi, les armes +qu'ils avaient trempées dans le sang français[88]. + +L'Empereur apprit par le télégraphe la soumission de Marseille et +l'entière pacification du midi, au moment où il allait passer en revue +la Garde nationale de Paris. C'était toujours dans de semblables +circonstances que les grandes nouvelles parvenaient à l'Empereur; il +semblait que la fortune, soigneuse de lui plaire, voulait encore +embellir ses dons en les lui offrant à propos. Depuis son arrivée, il +avait eu constamment le dessein de passer cette revue; mais l'inspection +successive des troupes de ligne l'en avait détourné. On ne manqua point +d'attribuer ce retard, si facile à expliquer, à la crainte que lui +inspiraient les baïonnettes et les sentimens des légions de Paris. Sur +ces entrefaites, quelques grenadiers ex-volontaires royaux, se +répandirent contre lui en menaces, en imprécations; et il n'en fallut +pas davantage pour alarmer les trembleurs de sa cour. Ils conjurèrent +Napoléon de mêler à la revue, par précaution, quelques bataillons de sa +garde: l'Empereur rejeta leurs prières et s'offensa de leurs terreurs; +néanmoins, ils le firent accompagner, à son insu, par dix ou douze +grenadiers, à qui l'on recommanda de ne point le perdre de vue un seul +instant. + +Tant que l'Empereur avait passé au pas dans les rangs, son escorte +l'avait suivi, sans qu'il y fît attention. Mais quand il prit le galop, +il s'apperçut que ses grenadiers galoppaient avec lui, il s'arrêta: «Que +fais-tu là? dit-il à l'un d'eux. Va-t-en!» Le vieux grognard[89], qui +savait qu'on craignait pour la vie de son général, fit mine de résister; +l'Empereur le prit alors par son bonnet à poil, et le secouant +fortement, lui répéta, en riant, l'ordre de se retirer: «Je veux que +vous vous en alliez tous. Je ne suis entouré que de bons Français; je +suis en sûreté avec eux comme avec vous.» Les gardes nationaux, qui +entendirent ces paroles, s'écrièrent spontanément, «Oui, oui, Sire, vous +avez raison; nous donnerions tous notre vie pour défendre la vôtre.» +Encouragés par la familiarité que l'Empereur leur témoignait, ils +quittèrent leurs rangs, et se pressèrent autour de lui: les uns lui +serrèrent les mains, les autres les lui baisèrent; tous lui exprimèrent +leur satisfaction et leur dévouement par des cris prolongés de _vive la +nation! vive l'Empereur!_ + +L'Empereur, après cette scène imprévue, continua sa revue; il fit +ensuite former en cercle les officiers, mit pied à terre, et leur +adressa la parole à-peu-près en ces termes: + + SOLDATS DE LA GARDE NATIONALE DE PARIS! je suis bien aise de vous + voir. Je vous ai formés, il y a quinze mois, pour le maintien de la + tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. Vous avez + rempli mon attente. Vous avez versé votre sang pour la défense de + Paris; et si des troupes ennemies sont entrées dans vos murs, la + faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et surtout à la + fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces malheureuses + circonstances. + + Le trône royal ne convenait pas à la France; il ne donnait aucune + sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux; il nous avait + été imposé par l'étranger. Je suis arrivé, armé de toute la force + du peuple et de l'armée, pour faire disparaître cette tache, et + rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire de la France. + + Soldats de la garde nationale! ce matin même, le télégraphe de Lyon + m'a appris que le drapeau tricolor flotte à Antibes et à Marseille. + Cent coups de canon, tirés sur nos frontières, apprendront aux + étrangers que nos dissensions civiles sont terminées; _je dis les + étrangers, parce que nous ne connaissons pas encore d'ennemis_. + S'ils rassemblent leurs troupes, nous rassemblerons les nôtres. Nos + armées sont toutes composées de braves qui se sont signalés dans + plusieurs batailles, et qui présenteront à l'étranger une barrière + de fer; tandis que de nombreux bataillons de grenadiers et de + chasseurs des gardes nationales garantiront nos frontières. Je ne + me mêlerai point des affaires des autres nations; malheur aux + gouvernemens qui se mêleraient des nôtres! Des revers ont retrempé + le caractère du peuple Français; il a repris cette jeunesse, cette + vigueur qui, il y a vingt ans, étonnait l'Europe. + + Soldats! vous avez été forcés d'arborer des couleurs proscrites par + la nation; mais les couleurs nationales étaient dans vos coeurs: + vous jurez de les prendre toujours pour signe de ralliement, et de + défendre ce trône impérial, seule et naturelle garantie de nos + droits; vous jurez de ne jamais souffrir que des étrangers, chez + lesquels nous avons paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de + nos constitutions et de notre gouvernement; vous jurez enfin de + tout sacrifier à l'honneur et à l'indépendance de la France. + +Ce serment fut prononcé avec enthousiasme. La Garde nationale montra +qu'elle ne craignait point d'être prise au mot. + +On avait appréhendé que la garde, qui en avait voulu long-tems aux +Parisiens de s'être si promptement rendus en 1814, ne se permît quelques +reproches offensans; mais Napoléon avait prescrit à ses grenadiers de se +taire, et pour compléter la réconciliation, il la fit cimenter par un +dîner que la Garde impériale offrit à la Garde nationale et à la +garnison de Paris. + +Quinze mille hommes de toutes armes se réunirent au Champ de Mars, sous +les yeux du peuple Parisien; les chants joyeux des soldats et des +citoyens se répondaient tour à tour et donnaient à cette fête un +caractère vraiment national. + +Le repas achevé, une foule nombreuse de soldats, d'officiers et de +gardes nationaux se mirent en marche vers les Tuileries, portant le +buste de Napoléon couronné de lauriers. Arrivés sous les fenêtres de Sa +Majesté, ils la saluèrent par mille et mille acclamations; ils se +rendirent ensuite à la Place Vendôme, et déposèrent religieusement, au +pied du monument élevé à la gloire de nos armées, l'image du héros qui +les avait conduites à la victoire. L'Empereur, aussitôt qu'il en fut +informé, m'ordonna d'écrire au ministre de la police de faire enlever le +buste dans la nuit. «Ce n'est point à la suite d'une orgie, dit-il avec +fierté, que mon effigie doit être rétablie sur la colonne.» + +Chacun sait en effet, que la statue de Napoléon, qui couronnait +autrefois ce monument, en avait été arrachée dans les premiers jours de +la restauration; et ce n'était point à des citoyens isolés et sans +mission, qu'il appartenait de réparer cet outrage. + +Ce furent quelques royalistes, à la tête desquels figuraient M. de +Maubreuil et M. Sostène de la Rochefoucault, qui se rendirent coupables +de cette profanation. M. de la Rochefoucault, dont la famille avait eu +tant de part aux largesses et aux bontés de Napoléon, passa lui-même la +corde au cou de son bienfaiteur, dans l'intention de le faire traîner +dans la boue par quelques vagabonds qu'il avait soudoyés; mais la statue +se joua de ses efforts; il n'en recueillit, d'autre fruit que le blâme +des honnêtes gens et le mépris des étrangers[90]. + +La colonne elle-même offusqua long-tems les regards jaloux des ennemis +de notre gloire: ils en conspirèrent la destruction, et l'auraient +accomplie, s'ils l'eussent osé. L'histoire, qui ne laisse rien impuni, +flétrira (je l'espère) ces mauvais Français, ces nouveaux Vandales, d'un +opprobre éternel. Elle inscrira leurs noms et leurs voeux sacriléges au +pied de la colonne immortelle qu'ils voulurent renverser. Elle dira sans +doute aussi que les fédérés, les officiers à demi-solde et tous les +partisans de Napoléon, qu'on se plaît à représenter comme des forcenés, +comme des brigands, respectèrent, pendant les cent jours, la statue de +Henri IV, quoique cette statue, placée à la hauteur de leurs coups, et +reconstruite en matière fragile, eût pu succomber au moindre choc. + +Napoléon avait dit à la Garde nationale de Paris: nous ne connaissons +point encore d'ennemis. Ces paroles étaient vraies. On avait remarqué +que les troupes étrangères se concentraient sur nos frontières, mais +aucune de leurs dispositions ne paraissait hostile, et Napoléon pouvait +encore raisonnablement espérer que ses soins pour maintenir la pais ne +seraient point infructueux. + +Dès le jour même de son entrée à Lyon, il s'était empressé de faire +déclarer, par le Prince Joseph, aux ministres d'Autriche et de Russie +près la diète Helvétique, qu'il était prêt à ratifier le traité de +Paris. + +Arrivé dans la capitale, il apprit que les ministres étrangers, et +particulièrement le Baron de Vincent, ministre d'Autriche, et M. +Boudiakeen, chargé d'affaires de Russie, ne l'avaient point encore +quittée, faute de passe-ports. + +Il fit entraver le départ de M. Vincent et de M. de Boudiakeen, et +chargea le Duc de Vicence de les voir et de leur renouveler l'assurance +de ses dispositions pacifiques. + +M. le Baron de Vincent se refusa d'abord à toute espèce de communication +et de pourparlers; mais il consentit ensuite à se trouver avec M. de +Vicence dans une maison tierce. Ils eurent ensemble une conférence chez +Madame de Souza. M. de Vincent ne dissimula point la résolution des +alliés de s'opposer à ce que Napoléon conservât le trône. Mais il fit +entrevoir qu'il pensait que son fils n'inspirerait point la même +répugnance. Il s'engagea néanmoins à faire connaître à l'Empereur +d'Autriche les sentimens de Napoléon; et consentit à se charger d'une +lettre pour l'impératrice Marie-Louise[91]. + +M. de Boudiakeen, après avoir également refusé l'entretien proposé par +le duc de Vicence, finit aussi par l'accepter. Il fut convenu qu'ils se +rencontreraient chez mademoiselle Cauchelet, dame du palais de la +princesse Hortense. + +M. de Jaucourt avait oublié, dans le porte-feuille des affaires +étrangères, un traité secret par lequel l'Angleterre, l'Autriche et la +France s'étaient mutuellement engagées à s'opposer, de gré ou de force, +au démembrement de la Saxe, que conspiraient ouvertement la Russie et la +Prusse. + +L'Empereur pensa que ce traité pourrait peut-être aliéner aux Bourbons +l'intérêt de ces deux puissances, et jeter, parmi les alliés, la +défiance et la discorde. Il ordonna au duc de Vicence de le mettre sous +les yeux du ministre russe, et de le lui représenter comme une preuve +nouvelle de l'ingratitude dont la cour des Tuileries payait les nombreux +bienfaits de l'empereur Alexandre. L'existence de cette triple alliance +était ignorée de M. de Boudiakeen, et parut lui faire éprouver autant de +surprise que de mécontentement. Mais il déclara que les principes de son +souverain lui étaient trop connus, pour qu'il osât se flatter que la +circonstance de ce traité, ou tout autre, pût opérer, dans ses +dispositions, quelque changement favorable. Il promit cependant de lui +reporter fidèlement l'entretien, qu'il avait eu avec M. de Vicence, et +de lui exprimer le désir manifesté par l'Empereur Napoléon de redevenir +l'allié et l'ami de la Russie. + +L'Empereur, pour donner plus d'empire à ces propositions, chargea la +princesse Hortense de les confirmer personnellement à l'empereur +Alexandre. Il fit écrire aussi au prince, Eugène et à la grande duchesse +Stéphanie de Bade, pour les inviter à renouveler les mêmes assurances à +ce souverain, et à ne négliger aucun moyen de le détacher de la +coalition. + +L'Empereur enfin fit faire des ouvertures au cabinet de Londres, par +l'intermédiaire d'un personnage indiqué par le duc d'Otrante; et, pour +captiver les suffrages du parlement, et donner au ministère anglais un +gage anticipé de ses bonnes dispositions, il abolit, par un décret +spontané, la traite des nègres. + +Après avoir usé de ces voies détournées, Napoléon pensa qu'il était de +son devoir, comme de sa dignité, de donner à la manifestation de ses +dispositions pacifiques un caractère authentique et solennel. + +Il écrivit donc aux souverains étrangers une lettre ainsi conçue: + + MONSIEUR MON FRÈRE, vous aurez appris, dans le cours du mois + dernier, mon retour sur les côtes de France, mon entrée à Paris, et + le départ de la famille des Bourbons. La véritable nature de ces + événemens doit être maintenant connue de Votre Majesté: ils sont + l'ouvrage d'une irrésistible puissance, l'ouvrage et la volonté + unanime d'une grande nation, qui connaît ses devoirs et ses droits. + La dynastie que la force avait rendu au peuple Français, n'était + point faite pour lui: les Bourbons n'ont voulu s'associer ni à ses + sentimens, ni à ses moeurs. La France a dû se séparer d'eux. Sa voix + appelait un libérateur: l'attente qui m'avait décide au plus grand + des sacrifices, avait été trompée. Je suis venu, et du point où + j'ai touché le rivage, l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au + sein de ma capitale. Le premier besoin de mon coeur est de payer + tant d'affection par le maintien d'une honorable tranquillité. Le + rétablissement du trône impérial étant nécessaire au bonheur des + Français, ma plus douce pensée est de la rendre en même tems utile + à l'affermissement du repos de l'Europe. Assez de gloire a illustré + tour à tour les drapeaux des diverses nations, les vicissitudes du + sort ont assez fait succéder de grands revers et de grands succès; + une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je + suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le + spectacle de grands combats, il sera plus doux de ne connaître + désormais d'autres rivalités que celles des avantages de la paix, + d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. La + France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses + voeux. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa + politique sera le respect le plus absolu pour l'indépendance des + autres nations: si tels sont, comme j'en ai l'heureuse confiance, + les sentimens personnels de Votre Majesté, le calme général est + assuré pour long-tems, et la justice, assise aux confins des états, + suffit seule pour en garder les frontières. + + _Paris, ce 4 Avril_. + +Le duc de Vicence reçut l'ordre d'exprimer personnellement aux ministres +étrangers les sentimens dont l'Empereur était animé; mais les courriers, +porteurs de ces dépêches, ne purent parvenir à leurs destinations: l'un +fut arrêté à Kelh; un autre à Mayence; un troisième, expédié en Italie, +ne put dépasser Turin; les communications étaient interrompues. On se +conformait déjà aux dispositions de la déclaration du congrès de Vienne +du 13 mars. + +Cette déclaration, transmise directement par les émissaires du roi aux +préfets des villes frontières, et propagée par les royalistes, circulait +dans Paris. Les petits journaux avaient signalé son apparition, et +s'étaient réunis pour affirmer qu'un tel acte était indigne des +monarques alliés, et ne pouvait être l'ouvrage que de la malveillance et +de la calomnie. + +Cependant, comme il ne devenait plus possible de révoquer en doute sa +légitimité, il fallut bien se résoudre à ne plus en faire un mystère à +la France, et il en fut rendu compte ainsi le 15 avril dans le +_Moniteur_. + + CONSEIL DES MINISTRES. + + _Séance du 29 mars_. + + Le duc d'Otrante, ministre de la Police générale, expose qu'il va + donner au conseil lecture d'une déclaration, datée de Vienne, le + 13, et qu'on suppose émanée du congrès; + + Que cette déclaration, provoquant l'assassinat de l'Empereur, lui + paraît apocryphe; que si elle pouvait être vraie, elle serait sans + exemple dans l'histoire du monde; que le style de libelle dans + lequel elle est écrite, donne lieu de penser qu'il faut la classer + au nombre de ces pièces fabriquées par l'esprit de parti, et par + des folliculaires qui sans mission se sont, dans ces derniers tems, + ingérés dans toutes les affaires de l'état; qu'elle est supposée + signée des ministres Anglais, et qu'il est impossible de penser que + les ministres d'une nation libre, et surtout lord Wellington, aient + pu faire une démarche contraire à la législation de leur pays et à + leurs caractères; qu'elle est supposée signée des ministres + d'Autriche, et qu'il est impossible de concevoir, quelques + dissentimens politiques qui existassent d'ailleurs, qu'un père pût + appeler l'assassinat sur son fils; que, contraire à tout principe + de morale et de religion, elle est attentatoire au caractère de + loyauté des souverains dont les libellistes compromettent ainsi les + mandataires; que cette déclaration est connue depuis plusieurs + jours, mais que, par les considérations qui viennent d'être + déduites, elle avait du être considérée comme digne d'un profond + mépris; qu'elle n'a été jugée devoir fixer l'attention du + ministère, que, lorsque des rapports officiels, venus de Metz et de + Strasbourg, ont fait connaître qu'elle a été apportée en France par + des courriers du prince de Bénévent; fait constaté par le résultat + de l'enquête qui a eu lieu et des interrogatoires qui ont été + subis; qu'enfin il est démontré que cette pièce qui ne peut pas + avoir été signée par les ministres de l'Autriche, de la Russie, de + l'Angleterre, est émanée de la légation du comte de Lille à Vienne, + laquelle légation a ajouté au crime de provoquer l'assassinat, + celui de falsifier la signature des membres du congrès. + + La prétendue déclaration du congrès, les rapports de Metz et de + Strasbourg, ainsi que l'enquête et les interrogatoires qui ont été + faits par les ordres du ministre de la police générale, et qui + constatent que ladite déclaration est émanée des plénipotentiaires + du comte de Lille à Vienne, seront renvoyés aux présidens des + sections du conseil. + + DÉCLARATION. + + Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en congrès + à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son + entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à + l'intérêt social, une déclaration solennelle des sentimens que cet + événement leur a fait éprouver. + + En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, + Bonaparte a détruit le seul titre légal auquel son existence se + trouvait attachée. En reparaissant en France, avec des projets de + trouble et de bouleversement, il s'est privé lui-même de la + protection des lois, et a manifesté, à la face de l'univers, qu'il + ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui. + + Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte + s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme + ennemi et perturbateur du monde, il s'est livré à la vindicte + publique. + + Elles déclarent en même tems, que fermement résolues de maintenir + intact le traité de Paris du 30 mars 1814, et les dispositions + sanctionnées par ce traité, et celles qu'elles ont arrêtées ou + arrêteront encore pour le compléter et le consolider; elles + emploieront tous leurs moyens et réuniront tous leurs efforts, pour + que la paix générale, objet des voeux de l'Europe, ce but constant + de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau, et pour la + garantir de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples + dans les désordres et les malheurs des révolutions. + + Et quoiqu'intimement persuadés que la France entière, se ralliant + autour de son souverain légitime, fera incessamment rentrer dans le + néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant, + tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentimens et + guidés par les mêmes principes, déclarent que si, contre tout + calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger réel + quelconque, ils seraient prêts à donner au Roi de France et à la + nation Française, ou à tout autre gouvernement attaqué, dès que la + demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la + tranquillité publique, et à faire cause commune contre tous ceux + qui entreprendraient de la compromettre. + + La présente déclaration, insérée au Protocole du congrès réuni à + Vienne, dans sa séance du 13 mars 1815, sera rendue publique. + + Fait et certifié véritable par les plénipotentiaires des huit + puissances signataires du traité de Paris, à Vienne, le 13 mars + 1815. + + Suivent les signatures, dans l'ordre alphabétique des cours. + + |Le Prince de METTERNICH, +Autriche | + |Le Baron de WESSEMBERG. + +Espagne P. Gomez LABRADOR. + + |Le Prince de TALLEYRAND; + |Le Duc D'ALBERG, +France | + |LATOUR-DUPIN, + |Le Comte Alexis de NOAILLES. + + |WELLINGTON, + |CLANCARTY, +Grande Bretagne | + |CATHCART, + |STEWART. + + |Le Comte PALMELA, +Portugal |SALDANHA, + |LOBO. + + |Le Prince de HARDENBERG, +Prusse | + |Le Baron de HUMBOLDT. + + |Le Comte de RASOUMOWSKI, +Russie |Le Comte de STAKELBERG, + |Le Comte de NESSELRODE. + +Suède LOWENHIELM. + +Cette déclaration, qui fera sans doute un jour l'étonnement de la +postérité, fut commentée et réfutée victorieusement par l'Empereur +lui-même. M. le Comte Boulay, à qui on attribua le rapport suivant, n'y +eut d'autre part que d'en resserrer le cadre et d'en adoucir quelques +expressions. + + _Rapport de la commission des présidens du conseil d'état_. + + En conséquence du renvoi qui lui a été fait, la commission composée + des présidens des sections du conseil d'état, a examiné la + déclaration du 13 mars, le rapport du ministre de la police + générale, et les pièces qu'il y a jointes. + + La déclaration est dans une forme inusitée, conçue dans des termes + si étranges, exprime des idées tellement anti-sociales, que la + commission était portée à la regarder comme une de ces productions + supposées, par lesquelles des hommes méprisables cherchent à égarer + les esprits, et à faire prendre le change à l'opinion publique. + + Mais la vérification des procès-verbaux dressés à Metz et des + interrogatoires des courriers, n'a pas permis de douter que l'envoi + de cette déclaration n'eût été fait par les membres de la légation + Française à Vienne; et elle doit conséquemment être considérée + comme adoptée et signée par eux. + + C'est sous ce dernier point de vue, que la commission a cru devoir + d'abord examiner cette production qui n'a point de modèle dans les + annales de la diplomatie, et dans laquelle des Français, des hommes + revêtus du caractère public le plus respectable, commencent par une + espèce de mise hors la loi, par une provocation à l'assassinat de + l'Empereur Napoléon. + + Nous disons, avec le ministre de la police, que cette déclaration + est l'ouvrage des plénipotentiaires Français, parce que ceux + d'Autriche, de Russie, de Prusse, d'Angleterre, n'ont pu signer un + acte que les souverains et les peuples auxquels ils appartiennent, + s'empresseraient de désavouer. + + Et d'abord, ces plénipotentiaires, co-opérateurs pour la plupart du + traité de Paris, savent que Napoléon y a été reconnu, comme + conservant le titre d'_Empereur_, et comme _souverain de l'île + d'Elbe_; ils l'auraient désigné par ces titres, et ne se seraient + écartés, ni au fond ni dans la forme, du respectueux égard qu'ils + imposent. + + Ils auraient senti que, d'après les lois des nations, le prince le + moins fort par l'étendue ou la population de ses états, jouit, + quant à son caractère politique et civil, des droits appartenans à + tout prince souverain, à l'égard du monarque le plus puissant; et + Napoléon, reconnu sous le titre d'Empereur et en qualité de prince + souverain, par toutes les puissances, n'était pas plus qu'aucune + d'elles, justiciable du congrès de Vienne. + + L'oubli de ces principes, impossible à supposer dans des + plénipotentiaires qui pèsent les droits des nations avec réflexion, + sagesse et maturité, n'a rien d'étonnant, quand il est manifesté + par des ministres Français, à qui leur conscience reproche plus + d'une trahison, chez qui la crainte a produit l'emportement, et + dont les remords égarent la raison. + + Ceux-là ont pu risquer la fabrication, la publication d'une pièce + telle que la prétendue déclaration du 13 mars, dans l'espoir + d'arrêter la marche de Napoléon, et d'abuser le peuple Français sur + les vrais sentimens des puissances étrangères. + + Mais il ne leur est pas donné de juger, comme elles, le mérite + d'une nation qu'ils ont méconnue, trahie, livrée aux armes de + l'étranger. + + Cette nation brave et généreuse se révolte contre tout ce qui porte + le caractère de la lâcheté et de l'oppression; ses affections + s'exaltent, quand leur objet est menacé ou atteint par une grande + injustice; et l'assassinat auquel provoquent les premières phrases + de la déclaration du 13 mars, ne trouvera de bras pour l'accomplir, + ni parmi les vingt-cinq millions de Français dont la majorité a + suivi, gardé, protégé Napoléon, de la Méditerranée à sa capitale, + ni parmi les dix-huit millions d'Italiens, les six millions de + Belges ou Riverains du Rhin, et les peuples nombreux d'Allemagne, + qui, dans cette conjoncture solennelle, n'ont prononcé son nom + qu'avec un souvenir respectueux, ni un seul de la nation Anglaise + indignée, dont les honorables sentimens désavouent le langage qu'on + a osé prêter aux souverains. + + Les peuples de l'Europe sont éclairés; ils jugent les droits de + Napoléon, les droits des princes alliés, et ceux des Bourbons. + + Ils savent que la convention de Fontainebleau est un traité entre + souverains. Sa violation, l'entrée de Napoléon sur le territoire + français, ne pouvaient, comme toute infraction à un acte + diplomatique, comme toute invasion hostile, amener qu'une guerre + ordinaire, dont le résultat ne peut être, quant à la personne, que + d'être vainqueur ou vaincu, libre ou prisonnier de guerre; quant + aux possessions, de les conserver ou de les perdre, de les + accroître ou de les diminuer; et que toute pensée, toute menace, + tout attentat contre la vie d'un prince en guerre contre un autre, + est une chose inouïe dans l'histoire des nations et des cabinets de + l'Europe. + + À la violence, à l'emportement, à l'oubli des principes qui + caractérisent la déclaration du 13 mars, on reconnaît les envoyés + du même prince, les organes des mêmes conseils, qui, par + l'ordonnance du 6 mars, mettaient aussi Napoléon hors la loi, + appelaient aussi sur lui les poignards des assassins, promettaient + aussi un salaire à qui apporterait sa tête. + + Et, cependant, qu'a fait Napoléon? il a honoré par sa sécurité les + hommes de toutes les nations, qu'insultait l'infâme mission à + laquelle on voulait les appeler; il s'est montré modéré, généreux, + protecteur envers ceux-là même qui avaient dévoué sa tête à la + mort. + + Quand il a parlé au général Excelmans, marchant vers la colonne qui + suivait de près Louis-Stanislas-Xavier; au général comte d'Erlon, + qui devait le recevoir à Lille; au général Clausel qui allait à + Bordeaux, où se trouvait la duchesse d'Angoulême; au général + Grouchy, qui marchait pour arrêter les troubles civils excités par + le duc d'Angoulême; partout, enfin, des ordres ont été donnés par + l'Empereur pour que les personnes fussent respectées et mises à + l'abri de toute attaque, de tout danger, de toute violence, dans + leur marche sur le territoire français, et au moment où elles le + quitteraient. + + Les nations et la postérité jugeront de quel côté a été, dans cette + grande conjoncture, le respect pour les droits des peuples et des + souverains, pour les règles de la guerre, les principes de la + civilisation, les maximes des lois civiles et religieuses; elles + prononceront entre Napoléon et la maison de Bourbon. + + Si, après avoir examiné la prétendue déclaration du congrès sous ce + premier aspect, on la discute dans ses rapports avec les + conventions diplomatiques, avec le traité de Fontainebleau du 11 + avril, ratifié par le gouvernement Français, on trouvera que la + violation n'est imputable qu'à ceux-là même qui la reprochent à + Napoléon. + + Le traité de Fontainebleau a été violé par les puissances alliées + et par la maison de Bourbon, en ce qui touche l'Empereur Napoléon + et sa famille, en ce qui touche les droits et les intérêts de la + nation française: + + 1°. L'Impératrice Marie-Louise et son fils devaient obtenir des + passe-ports et une escorte pour se rendre près de l'Empereur: et + loin d'exécuter cette promesse, on a séparé violemment l'épouse de + l'époux, le fils du père, et cela dans les circonstances + douloureuses où l'âme la plus forte a besoin de chercher de la + consolation et du support au sein de sa famille et des affections + domestiques. + + 2°. La sûreté de Napoléon, de la famille impériale et de leur suite + était garantie (art. 14 du traité) par toutes les puissances; et + des bandes d'assassins ont été organisées en France sous les yeux + du gouvernement Français et même par ses ordres (comme le prouvera + bientôt la procédure solennelle contre le sieur de Maubreuil), pour + attaquer et l'Empereur, et ses frères, et leurs épouses; à défaut + du succès qu'on espérait de cette première branche de complot, une + émeute a été disposée à Orgon, sur la route de l'Empereur, pour + essayer d'attenter à ses jours par les mains de quelques brigands: + on a envoyé en Corse, comme gouverneur, un sicaire de Georges, le + sieur Brulart, élevé exprès au grade de maréchal-de-camp, connu en + Bretagne, en Anjou, en Normandie, dans la Vendée, dans toute + l'Angleterre, par le sang qu'il a répandu, afin qu'il préparât et + assurât le crime; et en effet, plusieurs assassins isolés ont tenté + à l'île d'Elbe de gagner, par le meurtre de Napoléon, le coupable + et honteux salaire qui leur était promis. + + 3°. Les duchés de Parme et de Plaisance étaient donnés en toute + propriété à Marie-Louise, pour elle, son fils et ses descendans; et + après de longs refus de les mettre en possession, on a consommé + l'injustice par une spoliation absolue, sous le prétexte illusoire + d'un échange sans évaluation, sans proportion, sans souveraineté, + sans consentement; et les documens existant aux relations + extérieures, que nous nous sommes fait représenter, prouvent que + c'est sur les instigations, sur les instances, par les intrigues du + Prince de Bénévent, que Marie-Louise et son fils ont été + dépouillés. + + 4°. Il avait été donné au prince Eugène, fils adoptif de Napoléon, + qui a honoré la France qui le vit naître, et conquis l'affection de + l'Italie qui l'adopta, un établissement convenable, hors de France, + et il n'a rien obtenu. + + 5°. L'Empereur avait (art. 3 du traité) stipulé, en faveur des + braves de l'armée, la conservation de leur dotation sur le mont + Napoléon; il avait réservé, sur le domaine extraordinaire et sur + les fonds restans de sa liste civile, des moyens de récompenser ses + serviteurs, de payer les soldats qui s'attachaient à sa destinée. + Tout a été enlevé, réservé par les ministres des Bourbons. Un agent + des militaires français est allé inutilement à Vienne réclamer pour + eux la plus sacrée des propriétés, le prix de leur courage et de + leur sang. + + 6°. La conservation des biens, meubles et immeubles de la famille + de l'Empereur, est stipulée par ce même traité, art. 6; et elle a + été dépouillée des uns et des autres, savoir: à main armée en + France par des brigands commissionnés; en Italie, par la violence + des chefs militaires; dans les deux pays, par des séquestres et des + saisies solennellement ordonnés. + + 7°. L'Empereur Napoléon devait recevoir deux millions, et sa + famille deux millions cinq cents mille francs par an, selon la + répartition établie art. 6 du traité, et le gouvernement Français a + constamment refusé d'acquitter ces engagemens; et Napoléon se + serait vu bientôt réduit à licencier sa garde fidèle, faute de + moyens pour assurer sa paie, s'il n'eût trouvé, dans les + reconnaissans souvenirs des banquiers de Gènes et de l'Italie, + l'honorable ressource d'un prêt de douze millions qui lui fut + offert. + + 8°. Enfin, ce n'était point sans motif qu'on voulait par tous les + moyens éloigner de Napoléon les compagnons de sa gloire, modèles de + dévouement et de constance, garans inébranlables de sa sûreté et de + sa vie. L'île d'Elbe lui était assurée en toute propriété (art. 3 + du traité); et la résolution de l'en dépouiller, désirée par les + Bourbons, sollicitée par leurs agens, avait été prise au Congrès. + + Et si la Providence n'y eût pourvu dans sa justice, l'Europe aurait + vu attenter à la personne, à la liberté de Napoléon, relégué + désormais à la merci de ses ennemis, loin de sa famille, séparé de + ses serviteurs, ou à Sainte-Lucie ou à Sainte-Hélène qu'on lui + assignait pour prison. + + Et quand les puissances alliées, cédant aux voeux imprudens, aux + instances cruelles des agens de la maison de Bourbon, ont + condescendu à la violation du contrat solennel sur la foi duquel + Napoléon avait dégagé la nation française de ses sermens; quand + lui-même et tous les membres de sa famille, se sont vus menacés, + atteints dans leurs personnes, dans leurs propriétés, dans leurs + affections, dans tous les droits stipulés en leur faveur, comme + princes, dans ceux même assurés par les lois aux simples citoyens, + que devait faire Napoléon? + + Devait-il, après avoir enduré tant d'offenses, supporté tant + d'injustices, consentir à la violation complète des engagemens pris + avec lui? et se résignant personnellement au sort qu'on lui + préparait, abandonner encore son épouse, son fils, sa famille, ses + serviteurs fidèles à leur affreuse destinée? + + Une telle résolution semble au-dessus des forces humaines; et + pourtant Napoléon aurait pu la prendre, si la paix, le bonheur de + la France, eussent été le prix de ce nouveau sacrifice. Il se + serait encore dévoué pour le peuple Français, duquel (ainsi qu'il + veut le déclarer à l'Europe) il se fait gloire de tout tenir, + auquel il veut tout rapporter, à qui seul il veut répondre de ses + actions et dévouer sa vie. + + C'est pour la France seule, et pour lui éviter les malheurs d'une + guerre intestine, qu'il abdiqua la couronne en 1814. Il rendit au + peuple Français les droits qu'il tenait de lui; il le laissa libre + de se choisir un nouveau maître, et de fonder sa liberté et son + bonheur sur des institutions protectrices de l'un et de l'autre. + + Il espérait, pour la nation, la conservation de tout ce qu'elle + avait acquis par vingt-cinq années de combats et de gloire, + l'exercice de sa souveraineté dans le choix d'une dynastie et dans + la stipulation des conditions auxquelles elle serait appelée à + régner. + + Il attendait du nouveau gouvernement le respect pour la gloire des + armées, les droits des braves, la garantie de tous les intérêts + nouveaux, de ces intérêts nés et maintenus depuis un quart de + siècle, résultant de toutes les lois politiques et civiles, + observées, révérées depuis ce tems, parce qu'elles sont identifiées + avec les moeurs, les habitudes, les besoins de la nation. + + Loin de là, toute idée de la souveraineté du peuple a été écartée. + + Le principe sur lequel a reposé toute la législation publique et + civile depuis la révolution, a été écarté également. + + La France a été traitée comme un pays révolté, reconquis par les + armes de ses anciens maîtres, et asservi de nouveau à une + domination féodale. + + On a imposé à la France une loi constitutionnelle, aussi facile à + éluder qu'à révoquer, et dans la forme des simples ordonnances + royales, sans consulter la nation, sans entendre même ces corps + devenus illégaux, fantôme de représentation nationale. + + La violation de cette Charte n'a été restreinte que par la timidité + du gouvernement; l'étendue de ses abus d'autorité n'a été bornée + que par sa faiblesse. + + La dislocation de l'armée, la dispersion de ses officiers, l'exil + de plusieurs, l'avilissement des soldats, la suppression de leurs + dotations, la privation de leur solde ou de leur retraite, la + réduction des traitemens des légionnaires, le dépouillement de + leurs honneurs, la prééminence des décorations de la monarchie + féodale, le mépris des citoyens désignés de nouveau sous le nom de + tiers-état, le dépouillement préparé et déjà commencé des + acquéreurs de biens nationaux, l'avilissement actuel de la valeur + de ceux qu'on était obligé de vendre, le retour de la féodalité + dans ses titres, ses priviléges, ses droits utiles, le + rétablissement des principes ultramontains, l'abolition des + libertés de l'église Gallicane, l'anéantissement du concordat, le + rétablissement des dîmes, l'intolérance renaissante d'un culte + exclusif, la domination d'une poignée de nobles sur un peuple + accoutumé à l'égalité: voilà ce que les ministres des Bourbons ont + fait, ou voulaient faire pour la France. + + C'est dans de telles circonstances que l'Empereur Napoléon a quitté + l'île d'Elbe: tels sont les motifs de la détermination qu'il a + prise et non la considération de ses intérêts personnels, si + faibles près de lui, comparés aux intérêts de la nation à qui il a + consacré son existence. + + Il n'a pas apporté la guerre au sein de la France; il y a, au + contraire, éteint la guerre que les propriétaires de biens + nationaux, formant les quatre cinquièmes des propriétaires + français, auraient été forcés de faire à leurs spoliateurs; la + guerre que les citoyens opprimés, abaissés, humiliés par les + nobles, auraient été forcés de déclarer à leurs oppresseurs; la + guerre que les protestans, les juifs, les hommes des cultes divers + auraient été forcés de soutenir contre leurs persécuteurs. + + Il est venu délivrer la France, et c'est aussi comme libérateur + qu'il y a été reçu. + + Il est arrivé presque seul; il a parcouru deux cent vingt lieues + sans obstacles, sans combats, et a repris sans résistance, au + milieu de la capitale et des acclamations de l'immense majorité des + citoyens, le trône délaissé par les Bourbons, qui, dans l'armée, + dans leur maison, dans les gardes nationales, dans le peuple, n'ont + pu armer personne pour essayer de s'y maintenir. + + Et cependant, replacé à la tête de la nation qui l'avait déjà + choisi trois fois, qui vient de le désigner une quatrième fois par + l'accueil qu'elle lui fait dans sa marche et son arrivée + triomphale; de cette nation par laquelle et pour l'intérêt de + laquelle il veut régner; que veut Napoléon? ce que veut le peuple + Français: l'indépendance de la France, la paix intérieure, la paix + avec tous les peuples, l'exécution du traité de Paris, du 30 mai + 1814. + + Qu'y a-t-il donc désormais de changé dans l'état d'Europe, et dans + l'espoir du repos qui lui était promis? Quelle voix s'élève pour + demander ces secours qui, suivant la déclaration, ne doivent être + donnés qu'autant qu'ils seront réclamés? + + Il n'y a rien de changé, si les puissances alliées reviennent, + comme on doit l'attendre d'elles, à des sentimens justes, modérés; + si elles reconnaissent que l'existence de la France dans un état + respectable et indépendant, aussi éloignée de conquérir que d'être + conquise, de dominer que d'être asservie, est nécessaire à la + balance des grands royaumes, comme à la garantie des petits états. + + Il n'y a rien de changé, si, n'essayant pas de contraindre la + France à reprendre, avec une dynastie dont elle ne peut plus + vouloir, les chaînes féodales qu'elle a brisées, à se soumettre à + des prétentions seigneuriales ou ecclésiastiques dont elle est + affranchie, on ne veut pas lui imposer des lois, s'immiscer dans + ses affaires intérieures, lui assigner une forme de gouvernement, + lui donner des maîtres au gré des intérêts et des passions de ses + voisins. + + Il n'y a rien de changé, si, quand la France est occupée de + préparer le nouveau pacte social qui garantira la liberté de ses + citoyens, le triomphe des idées généreuses qui dominent en Europe + et qui ne peuvent plus y être étouffées, on ne la force pas de se + distraire, pour combattre, de ces pacifiques pensées et des moyens + de prospérité intérieurs, auxquels le peuple et son chef veulent se + consacrer dans un heureux accord. + + Il n'y a rien de changé, si, quand la nation française ne demande + qu'à rester en paix avec l'Europe entière, une injuste coalition ne + la force pas de défendre, comme elle a fait en 1792, sa volonté, et + ses droits, et son indépendance, et le souverain de son choix. + +Cette éloquente réfutation, pleine de faits irrécusables et de +raisonnemens sans réplique, n'était déjà plus nécessaire. L'honneur +français avait jugé et condamné le congrès de Vienne et sa déclaration. + +Lorsque cette déclaration parut, la France pâlit; elle fut étonnée, +effrayée des malheurs que lui présageait l'avenir, et gémit d'être +exposée à subir une nouvelle guerre pour un seul homme. + +Cette première impression passée, son orgueil, sa vertu s'indignèrent +que les alliés eussent osé concevoir la pensée qu'elle céderait à leurs +menaces et consentirait lâchement à leur livrer Napoléon. + +Napoléon n'eût-il été qu'un simple citoyen, il aurait suffi qu'on eût +voulu violer d'autorité dans sa personne les droits des hommes et des +nations, pour que les Français, ceux-là du moins qui sont dignes de ce +nom, se fussent crus obligés de le protéger et de le défendre. + +Mais Napoléon n'était point seulement un simple citoyen, il était le +chef de la France; c'était pour l'avoir agrandie par ses conquêtes, +illustrée par ses victoires, que les étrangers proscrivaient sa tête; et +les âmes les plus timides comme les plus généreuses se firent un devoir +sacré de le placer sous la sauvegarde de la nation et de l'honneur +français. + +Ainsi, la déclaration du congrès, au lieu d'intimider la France, accrut +son courage; au lieu d'isoler Napoléon des Français, elle resserra +davantage les liens qui les unissaient; au lieu d'appeler sur sa tête la +vindicte publique, elle la rendit plus précieuse et plus chère. + +Si Napoléon, mettant à profit ses sentimens généreux, eût dit aux +Français: «Vous m'avez rendu la couronne, les étrangers veulent me +l'arracher, je suis prêt à la défendre ou à la déposer, parlez:» la +nation entière aurait entendu le langage de Napoléon, et se serait levée +pour faire respecter le souverain de son coeur et de son choix. + +Mais Napoléon avait d'autres pensées: il regardait la déclaration du +Congrès comme un acte de circonstance, qui avait eu pour objet, à +l'époque où il fut souscrit par les alliés, de soutenir le courage des +royalistes, et de rendre aux Bourbons la confiance et la force morale +qu'ils avaient perdues. + +Il pensait que son entrée à Paris et l'entière pacification du midi, +avaient entièrement changé l'état des choses; et il espérait que les +étrangers finiraient par le reconnaître, lorsqu'ils seraient convaincus +qu'il avait été rétabli sur le trône par l'assentiment unanime des +Français, et que ses idées de conquête et de domination avaient fait +place au désir réel de respecter le repos et l'indépendance de ses +voisins, et de vivre avec eux en bonne harmonie. + +Il calculait enfin qu'il était de la sagesse et de l'intérêt des alliés +de ne point s'engager dans une guerre dont les résultats ne pouvaient +leur être favorables: «Ils sentiront qu'ils n'auront point affaire, +cette fois, à la France de 1814; et que leurs succès, s'ils parvenaient +à en obtenir, ne seraient plus décisifs, et ne serviraient qu'à rendre +la guerre plus opiniâtre et plus meurtrière: tandis que, si la victoire +me favorise, je puis redevenir aussi redoutable que jamais. J'ai pour +moi la Belgique, les provinces du Rhin, et avec une proclamation et un +drapeau tricolor, je les révolutionnerais en vingt-quatre heures.» + +Le traité du 25 mars, par lequel les grandes puissances, en renouvelant +les dispositions du traité de Chaumont, s'engageaient derechef à ne +point déposer les armes, tant que Napoléon serait sur le trône, ne lui +parut que la conséquence naturelle de l'acte du 13 mars et de l'opinion +erronée que les alliés s'étaient formés de la France. Il pensa qu'il ne +changerait rien à l'état de la question, et se détermina, malgré ce +traité et l'affront fait à ses premières ouvertures, de tenter, +itérativement, de faire entendre à Vienne le langage de la vérité, de la +raison et de la paix. + +M. le baron de Stassart, ancien auditeur au conseil d'état, ancien +préfet, était devenu, depuis la restauration, chambellan d'Autriche ou +de Bavière: il se trouvait à Paris. L'Empereur, espérant qu'il pourrait, +à la faveur de sa qualité de chambellan, pénétrer jusqu'à Vienne, le +chargea d'une mission pour l'Impératrice Marie-Louise, et de nouvelles +dépêches pour l'Empereur d'Autriche. Napoléon en même tems eut recours à +un autre moyen: il connaissait les rapports et les liaisons de MM. D. de +Saint-L*** et de Mont*** avec le prince de Talleyrand; et persuadé que +M. de Talleyrand leur ferait obtenir l'autorisation de se rendre à +Vienne, il résolut de les y envoyer. Il ne se dissimulait point qu'ils +n'accepteraient cette mission que pour servir plus à l'aise la cause +royale: mais peu lui importait leurs intrigues avec le Roi, pourvu +qu'ils remissent et reportassent avec exactitude les dépêches qui leur +seraient confiées[92]. + +Le Roi, et ce qui se passait à Gand, ne l'intéressaient d'ailleurs que +médiocrement; c'était sur Vienne que se reportaient ses regards +inquiets; et convaincu de l'influence que pouvait y exercer M. de +Talleyrand, il chargea spécialement M. *** de lui offrir ses bonnes +grâces et de l'argent, s'il voulait abandonner les Bourbons, et faire +tourner, au profit de la cause impériale, ses talens et son expérience. + +L'Empereur qui ne cessait point d'espérer que ses soins, le tems et la +réflexion pourraient amener quelques changement dans les résolutions des +alliés, n'apprit pas, sans un extrême déplaisir, que le Roi de Naples +avait commencé les hostilités. + +Ce prince, depuis long-tems, était mécontent de la complaisance avec +laquelle les monarques alliés écoutaient les protestations de la France, +de la Savoie et de l'Espagne; et quoique sa couronne lui eût été +garantie par un pacte solennel avec l'Autriche et par des déclarations +formelles de la Russie et de l'Angleterre, il prévoyait que le dogme de +la légitimité l'emporterait sur la foi des traités, et que l'Autriche, +quoiqu'ayant intérêt à ne point laisser placer une couronne de plus dans +la maison des Bourbons, serait obligée de souscrire à la volonté unanime +des autres puissances. + +La crainte d'être renversé du trône et la résolution de s'y maintenir, +obsédaient donc Joachim, lorsque la nouvelle de l'heureux débarquement +de Napoléon parvint à Naples. + +L'horreur que la domination Autrichienne inspirait aux Italiens, +l'attachement qu'ils avaient conservé à Napoléon, la joie qu'ils firent +éclater en apprenant son départ de l'île d'Elbe, persuadèrent au Roi +qu'il lui serait facile de soulever l'Italie; et il se flatta d'amener +les alliés, soit par la force des armes, soit par la voie des +négociations, à lui garantir irrévocablement la possession de son +royaume. Voulant, d'un autre côté, se ménager, en cas de non succès, la +protection de Napoléon, il lui dépêcha secrètement un émissaire pour le +féliciter, et lui annoncer que, dans l'intention de seconder ses +opérations, il allait attaquer les Autrichiens, et que si la victoire +répondait à ses voeux, il irait bientôt le rejoindre avec une armée +formidable: «enfin, lui écrivait-il, le moment de réparer mes torts +envers Votre Majesté et de lui prouver mon dévouement, est arrivé; je ne +le laisserai point échapper.» + +Cette lettre que je déchiffrai, parvint à l'Empereur à Auxerre; et +l'Empereur enjoignit sur-le-champ au Roi de continuer à faire ses +préparatifs, mais d'attendre, pour commencer les hostilités, qu'il lui +en eût donné le signal. L'impatience et l'impétuosité naturelle de ce +prince ne lui permirent même point d'attendre la réponse de Napoléon; et +quand ses dépêches arrivèrent, le gant était jeté. + +Pour mieux déguiser ses projets, Joachim avait appelé, aussitôt la +nouvelle du débarquement de Napoléon, les ambassadeurs d'Autriche et +d'Angleterre, et leur avait assuré qu'il resterait fidèle à ses +engagemens. Quand il eut rassemblé son armée (mise en mouvement sous le +prétexte de renforcer ses troupes dans la marche d'Ancone), il fondit à +l'improviste sur les Autrichiens, et annonça aux Italiens, par une +proclamation datée de Rimini le 31 mars, qu'il avait pris les armes pour +affranchir l'Italie du joug de l'étranger, et lui rendre son +indépendance et son antique liberté. + + ITALIENS! leur dit-il, le moment est venu où de grandes destinées + doivent s'accomplir. La Providence vous appelle enfin à devenir un + peuple indépendant; un seul cri retentit des Alpes jusqu'au détroit + de Scilla: _l'indépendance de l'Italie_. De quel droit les + étrangers veulent-ils vous ravir votre indépendance, le premier + droit et le premier bienfait de tous les peuples? + + [...] + + Jadis, maîtres du monde, vous avez expié cette funeste gloire par + une oppression de vingt siècles. Qu'aujourd'hui votre gloire soit + de n'avoir plus de maîtres. + + [...] + + Quatre-vingt mille Italiens accourent à vous sous le commandement + de leur Roi. Ils jurent de ne pas se reposer que l'Italie ne soit + libre. Italiens de toutes les contrées! secondez leurs efforts + magnanimes... que ceux qui ont porté les armes les reprennent, que + la jeunesse inaccoutumée s'exerce à les manier, que tous les amis + de la patrie élèvent une voix généreuse pour la liberté. + + [...] L'Angleterre pourrait-elle vous refuser son suffrage, elle + dont le plus beau titre de gloire est de répandre ses trésors et + son sang pour l'indépendance et la liberté des peuples? + + [...] + + Je fais un appel à tous les braves, pour qu'ils viennent combattre + avec moi; je fais un appel à tous les hommes éclairés pour que, + dans le silence des passions, ils préparent la constitution et les + lois qui désormais doivent régir l'heureuse et indépendante + Italie... + +Cette proclamation, au grand étonnement de l'Italie et de la France, ne +prononça point seulement le nom de Napoléon. Elle garda le plus profond +silence sur son retour, sur ses intelligences avec Joachim, et sur les +espérances que leurs efforts combinés devaient inspirer. + +Cependant Joachim n'ignorait point l'ascendant que le nom de Napoléon +exerçait sur l'esprit et le courage des Italiens. Mais il savait aussi +que ce nom était odieux aux Anglais; et il n'osa point l'invoquer, dans +la crainte de leur déplaire. Il crut qu'il était assez puissant par +lui-même pour s'isoler de l'Empereur, et qu'il lui suffirait de se +montrer en armes à la nation Italienne et de lui offrir l'indépendance, +pour la soulever à son gré. Il se trompa: c'était de Napoléon qu'il +empruntait toute sa force; personnellement, il ne jouissait en Italie +d'aucune influence, d'aucune considération. On ne pouvait lui pardonner +d'avoir trahi en 1814 son beau-frère et son bienfaiteur, et révélé en +1815 à l'Autriche la conjuration patriotique de Milan[93]. + +Les Italiens prévenus n'osèrent point se confier en lui; ses intentions +leur parurent louches, ses promesses vagues, ses ressources incertaines; +et ils restèrent paisibles spectateurs du combat. + +Ce n'est point en effet avec des réticences qu'on séduit et qu'on +entraîne les peuples: il faut, pour les subjuguer, convaincre leur +raison et leurs coeurs; et le coeur et la raison ne comprennent point +d'autre langage que celui de la droiture et de la vérité. +Malheureusement ce langage n'était plus connu de Murat. Depuis son +avènement au trône, il avait adopté le système de dissimulation et de +duplicité qui caractérise assez généralement la politique Italienne. +Cette politique rétrécie, qui se nourrit d'astuce et de temporisation, +était incompatible avec le sang Français qu'il portait dans ses veines; +et les combats continuels que se livraient ses nouveaux penchans et la +pétulance naturelle de son caractère, mettaient sans cesse en +contradiction ses paroles et ses actions, et l'entraînaient dans de +fausses routes, où il devait finir par s'égarer et se perdre. + +Néanmoins, telle est la puissance magique de ces mots sacrés de +_liberté_ et de _patrie_, que Murat ne les prononça pas en vain. Bologne +et quelques villes se déclarèrent pour lui; et une foule de jeunes +Italiens accoururent se ranger sous ses drapeaux. La victoire favorisa +leurs premiers pas: mais Napoléon ne s'abusa point; le moment avait été +mal choisi; il prévit la défection ou la perte de Murat; et ce qui se +passa au-delà des Alpes, ne lui inspira plus que du dégoût. Dès lors, il +s'occupa avec plus d'ardeur que jamais, des moyens de lutter seul contre +ses adversaires, dont les démonstrations commençaient à devenir +menaçantes. + +Le gouvernement royal, par crainte et par économie, avait désorganisé +l'armée, réduit à moitié les régimens, changé leurs dénominations, et +disséminé les soldats dans de nouveaux bataillons. + +Napoléon rétablit les régimens sur l'ancien pied; il leur rendit ces +glorieux surnoms d'_Invincible_, d'_Incomparable_, de _Terrible_, d'_Un +contre Dix_, etc. etc., qu'ils avaient acquis, mérité sur le champ de +bataille. Il rappela sous leurs drapeaux les braves qui en avaient été +exilés, et l'armée, forte à peine de quatre-vingt mille hommes, compta +bientôt dans ses cadres près de deux cents mille combattans. + +Les marins et les gardes-côtes, dont le courage s'était signalé si +brillamment dans les plaines de Lutzen et de Bautzen, furent réunis sous +le commandement de leurs officiers, et formèrent une masse de quinze à +dix-huit mille hommes, destinés à protéger nos établissemens maritimes, +ou à renforcer, en cas de besoin, l'armée active. + +La cavalerie de la garde impériale et les vieux grenadiers ouvrirent +leurs rangs à dix mille soldats d'élite; l'artillerie légère fut +réorganisée, et la jeune garde augmentée de plusieurs régimens. + +Mais il ne suffisait point de rendre à l'armée les forces qu'on lui +avait ôtées; il fallait encore réparer son dénuement: les fantassins +manquaient d'armes et d'habillemens; les cavaliers n'avaient ni selles +ni chevaux. + +L'Empereur y pourvut. + +Des achats et des levées de chevaux s'opérèrent à la fois dans tous les +départemens. + +La gendarmerie, en cédant les dix mille chevaux qu'elle possédait, et +qu'elle remplaça sur-le-champ, fournit, à la grosse cavalerie, des +chevaux tout dressés, qui, en dix jours de tems, portèrent au complet +ses nombreux escadrons. + +De vastes ateliers d'habillement, de fabriques d'armes, de construction, +s'ouvrirent à la fois et de toutes parts. + +L'Empereur, chaque matin, se faisait rendre compte du nombre des +ouvriers et du produit de leur travail; il savait combien il fallait de +tems à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour +construire un affût, à un armurier pour monter un fusil. Il connaissait +la quantité des armes en bon ou en mauvais état que renfermaient les +arsenaux. «Vous trouverez, écrivait-il au ministre de la guerre, dans +tel arsenal, tant de vieux fusils et tant de démolitions. Mettez-y cent +ouvriers, et dans huit jours, armez-moi cinq cents hommes.» Telle était +l'étendue et la variété du génie de Napoléon, qu'il s'élevait, sans +effort, aux plus hautes abstractions de l'art de gouverner, et +descendait, avec la même facilité, aux plus minces détails de +l'administration. + +Des commissions extraordinaires furent chargées en même tems de faire +réparer et fortifier les places frontières. Elles s'occupaient nuit et +jour de cette importante opération. Mais le plus léger retard paraissait +à l'Empereur un siècle d'attente, et fréquemment il mettait lui-même la +main à l'ouvrage. Il connaissait parfaitement la nature des +fortifications de chaque place, le nombre d'hommes qu'elle devait +contenir, les approches qu'il fallait défendre; et en quelques heures, +il déterminait ce que l'ingénieur le plus expérimenté aurait eu peine à +concevoir et à régler en plusieurs jours. Et qu'on ne croye pas que les +travaux qu'il ordonnait ainsi se ressentaient de sa précipitation. Il +avait, à la tête de son cabinet topographique, l'un des premiers +officiers du génie de France, le général Bernard; et ce général, trop +brave, trop loyal pour être flatteur, ne se lassait point d'admirer les +connaissances profondes que l'Empereur possédait dans l'art des +fortifications, et l'heureuse et rapide application qu'il savait en +faire. + +Le zèle et la réunion des efforts de ces commissions et de l'Empereur, +produisirent, en peu de tems, des résultats vraiment miraculeux. La +France entière ressemblait à un camp retranché. Napoléon, dans des +articles de sa composition, rendait un compte fréquent des progrès de +l'armement des places et des travaux défensifs. Je vais transcrire ici +un de ces articles, qui, au mérite de peindre beaucoup mieux que je ne +pourrais le faire, l'aspect de la France à cette époque, me paraît +propre à faire concevoir la bouillante activité de Napoléon, et +l'immensité des objets qu'embrassaient ses regards. + + Toutes les places de la frontière du Nord, depuis Dunkerque jusqu'à + Charlemont, sont armées et approvisionnées; les écluses sont mises + en état, et les inondations seront tendues au premier mouvement + d'hostilité; des ouvrages de campagne ont été ordonnées dans la + forêt de Monnaie; les mesures sont prises pour faire des + retranchemens dans les différens passages de la forêt d'Aregonne; + toutes les places de la Lorraine sont en état; des retranchemens + sont construits aux cinq passages des Vosges; les forteresses de + l'Alsace sont armées; des ordres sont donnés pour la défense du + passage du Jura et de toutes les frontières des Alpes. On met en + état les passages de la Somme, qui sont en troisième ligne. Dans + l'intérieur, les places de Guise, la Ferté, Vitry, Soissons, + Château-Thierry, Langres, s'arment et se fortifient. On a même + ordonné que des ouvrages fussent construits sur les hauteurs de + Montmartre et de Ménilmontant et armés de trois cents bouches à + feu; ils seront en terre d'abord, et successivement on leur donnera + la solidité des fortifications permanentes. + + Sa Majesté a ordonné que la place de Lyon fût mise en état de + défense; une tête-de-pont sera établie aux Broteaux. Le pont-levis + de la Guillotière se rétablit. L'enceinte entre la Saône et le + Rhône sera armée; quelques redoutes sont adaptées pour être + construites en avant de cette enceinte. Une redoute sera construite + sur la hauteur de Pierre-en-Scize pour appuyer un ouvrage qui ferme + la ville sur la rive droite. Les hauteurs qui dominent le quartier + St Jean sur la rive droite de la Saône, seront défendues par + plusieurs redoutes; un armement de quatre-vingt pièces de canon, + avec les approvisionnemens nécessaires, est dirigé sur Lyon. + Sisteron et le Pont Saint-Esprit seront mis en état de défense. + Huit armées, ou corps d'observations sont formées, savoir: + + L'armée du Nord; + + L'armée de la Moselle; + + L'armée du Rhin; + + Le corps d'observation du Jura, qui se réunit à Belfort; + + L'armée des Alpes, qui se réunit à Chambéry; + + Le corps d'observation des Pyrénées, qui se réunit à Perpignan et à + Bordeaux; + + Et l'armée de réserve, qui se réunit à Paris et à Laon. + + Les anciens militaires marchent partout, animés du plus grand + enthousiasme, et viennent compléter nos cent vingt régimens + d'infanterie. Les marchés passés depuis un mois pour les remontes, + s'exécutent rapidement et auront porté très incessamment nos + soixante et dix régimens de cavalerie au grand complet. Des + régimens de cavaliers volontaires se forment sur beaucoup de + points; déjà l'Alsace a fourni deux régimens de lanciers à cheval, + de mille homme chacun. On a lieu de penser que cet exemple sera + suivi dans la Bretagne, la Normandie et le Limousin, provinces où + l'on élève le plus de chevaux. + + Des parcs d'artillerie, formant plus de cent cinquante batteries, + sont déjà attelés et en marche pour les différentes armées. + L'artillerie pour la défense de Lyon se compose de deux compagnies + formées à l'école d'Alfort. Le personnel de l'artillerie, chargé du + service des trois cents bouches à feu qui seront placées sur les + hauteurs de Paris, sera formé de douze compagnies de l'artillerie + de la marine; deux compagnies d'invalides; deux compagnies de + l'école d'Alfort; deux compagnies de l'école Polytechnique; deux + compagnies de l'école de St.-Cyr; six compagnies de l'artillerie à + pied. + + Des corps de partisans et des corps francs s'organisent dans un + grand nombre de départemens; un adjudant-général sera chargé près + de chaque général en chef de la correspondance avec ces corps, qui, + si l'ennemi avait la témérité de pénétrer sur notre territoire, se + jetteraient sur ses communications dans les forêts et dans les + montagnes, et s'appuieraient aux places fortes. + + L'organisation de la levée en masse de l'Alsace, de la Lorraine, du + pays Messin, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, du Dauphiné et + de la Picardie est préparée. + + Toutes les villes s'armeront pour défendre leur enceinte; elles + suivront l'exemple de Châlons-sur-Saône, de Tournus, de + Saint-Jean-de-Lône. Toute ville, même non fortifiée, trahirait + l'honneur national, si elle se rendait à des troupes légères, et ne + faisait pas toute la défense que ses moyens rendraient possible, + jusqu'à l'arrivée des forces en infanterie et en artillerie; telle + que toute résistance cesserait d'être commandée par les lois de la + guerre. + + Tout est en mouvement sur tous les points de la France. Si les + Coalisés persistent dans les projets qu'ils annoncent, de nous + faire la guerre, et s'ils violent nos frontières, il est facile de + prévoir quel sera le fruit qu'ils recueilleront de leur attentat + aux droits de la nation Française; tous les départemens + rivaliseront de zèle avec ceux de l'Alsace, des Vosges, de la + Franche-Comté, de la Bourgogne, du Lyonnais; partout les peuples + sont animés de l'esprit patriotique, et prêts à faire tous les + sacrifices, pour maintenir l'indépendance de la nation et l'honneur + du trône. + +L'Empereur enfin, pour compléter ses moyens d'attaque et de résistance, +réorganisa la Garde nationale, et la répartit en trois mille cent trente +bataillons, formant un ensemble de deux millions deux cent cinquante +mille hommes. Tous les gardes nationaux de vingt ans à quarante furent +classés dans les compagnies actives de chasseurs et de grenadiers; et +sur-le-champ quinze cents de ces compagnies, ou cent quatre-vingt mille +hommes, furent mis à la disposition du Ministre de la Guerre, pour +former la garnison des places frontières et renforcer les armées de +réserve. + +Les officiers-généraux envoyés dans les départemens-frontières, pour +accélérer la levée et le départ de cette milice nationale, n'eurent +besoin que de paraître pour accomplir leur mission. Chaque citoyen +aspirait d'avance à l'honneur d'en faire partie; et dans les provinces +de l'Est, du Nord et du Centre, l'on fut obligé de former des compagnies +surnuméraires[94]. Le père aurait repoussé son fils, l'épouse son mari, +la jeune fille son prétendu, s'ils eussent méconnu la voix de l'honneur +et de la patrie. Les mères elles-mêmes, qui dans d'autres tems, +déploraient si amèrement le départ de leurs enfans, les excitaient, à +l'exemple des Lacédémoniennes, à marcher à l'ennemi, et à mourir s'il le +fallait, pour la sainte cause de la patrie. Ce tableau n'est point +exagéré! il est vrai, il est fidèle. Jamais plus beau spectacle ne +s'offrit aux yeux de l'homme, ami de l'indépendance et de la gloire de +son pays, que celui de l'enthousiasme et de la joie martiale dont +étaient animés les habitans belliqueux de l'Alsace, de la Lorraine, de +la Bourgogne, de la Champagne et des Vosges. Les routes étaient +couvertes de chars chargés de jeunes guerriers qui volaient, en +chantant, au poste d'honneur que Napoléon leur avait assigné; les +populations des villes et des villages les accueillaient sur leur +passage par des applaudissemens qui enflammaient leurs âmes d'une +nouvelle ardeur, et les faisaient jouir, par anticipation, des +acclamations et des louanges que leurs amis, leurs parens, leurs +concitoyens leur prodigueraient à leur retour. + +La France semblait appelée à voir renaître sa grandeur éclipsée. Elle +avait retrouvé toute son énergie: preuve évidente que la force des états +est toujours l'ouvrage du Prince qui les gouverne. C'est lui qui, par la +mollesse de son gouvernement, énerve l'esprit public et abatardit ses +sujets; ou c'est lui qui leur inspire l'amour et l'orgueil de la patrie, +et les porte à entreprendre tout ce qui peut en augmenter la puissance +et la gloire. + +Pour resserrer encore davantage l'union des Français et donner plus +d'intensité à leur patriotisme, Napoléon autorisa le rétablissement des +clubs populaires et la formation de confédérations civiques. Cette fois +le succès ne répondit point à son attente. La majorité des clubs se +remplirent des hommes qui composaient autrefois les sociétés et les +tribunaux révolutionnaires; et leurs imprécations contre les rois, et +leurs motions liberticides firent craindre à l'Empereur d'avoir +ressuscité l'anarchie. + +Les sentimens manifestés par les fédérés l'inquiétèrent également; il +vit qu'il n'occupait point la première place dans leurs pensées, dans +leurs affections; que le premier voeu de leurs coeurs était pour la +liberté; et comme cette liberté était à ses yeux synonyme de la +République, il mit tous ses soins à modérer, à gêner, à comprimer le +développement de ces patriotiques associations. Parmi les fédérés, il se +trouvait peut-être des hommes dont les principes pouvaient être +dangereux et les intentions criminelles; mais, en général, ils se +composaient de patriotes purs qui s'étaient armés pour défendre le +gouvernement impérial, et non point pour le renverser. + +Napoléon n'avait jamais été le maître de dompter l'éloignement que lui +inspiraient les vétérans de la révolution. Il redoutait leur constance +et leur audace, et se serait cru menacé ou perdu, s'ils avaient repris +de la consistance et de l'ascendant. Cette terreur panique fut cause +qu'il ne retira point des confédérations le parti qu'il s'en était +promis, et qu'elles lui auraient offert indubitablement, s'il n'en eût +point ralenti l'essor. Elle fut cause aussi qu'il fit peut-être une plus +grande faute: celle d'arrêter les mouvemens populaires qui s'étaient +manifestés dans la plupart des départemens. Dans l'état de crise où il +se trouvait et dans lequel il avait entraîné la France, il ne devait +dédaigner aucun moyen de salut; et le plus efficace, le plus analogue à +sa position, était, sans contredit, de lier étroitement le peuple à son +sort et à sa défense. Il fallait donc l'empêcher de répandre une seule +goutte de sang, mais le laisser se compromettre avec quelques-uns de ces +incorrigibles _ultrà_ qui, depuis la restauration, l'avaient vexé, +maltraité, outragé. Le peuple aurait mieux senti alors que ce n'était +plus seulement la cause personnelle de Napoléon qu'il avait à défendre; +et la crainte du châtiment et du joug lui aurait rendu cette ancienne +exaltation si fatale à la première coalition. + +La modération que Napoléon adopta dans cette circonstance, fut honorable +et non point politique. Il se conduisit, comme il aurait pu le faire à +l'époque où tous les partis, confondus et réconciliés, le +reconnaissaient pour leur seul et unique souverain. Mais les choses +étaient changées: il n'avait plus pour lui la France toute entière, et +il fallait dès lors qu'il se conduisît plutôt en chef de parti qu'en +souverain, et qu'il déployât, pour ainsi dire, toute la vigueur et +l'énergie d'un factieux. L'énergie réunit les hommes, en leur ôtant +toute incertitude et en les entraînant violemment vers le but. La +modération au contraire les divise et les énerve, parce qu'elle les +abandonne à leurs irrésolutions, et leur laisse le loisir d'écouter +leurs intérêts, leurs scrupules et leurs craintes. + +Les soins que donnait l'Empereur à ses préparatifs militaires, ne +l'empêchaient point de continuer à s'occuper du bien-être de l'état, et +à chercher à se concilier de plus en plus la confiance et l'affection +publiques. + +Déjà, dans d'autres tems, il avait retiré de ses ruines l'antique +Université; de nouvelles bases plus larges, plus étendues, plus +majestueuses avaient élevé cette noble institution à la hauteur du +siècle et de la France. Mais l'éducation primaire ne répondait point aux +efforts tentés pour l'améliorer et la répandre parmi les jeunes classes +de la société. + +M. Carnot, dans un rapport où la plus douce philantropie se trouvait +alliée aux vues les plus sages et les plus élevées, fit apprécier à +l'Empereur les avantages de la méthode des docteurs Bell et Lancaster; +et le monarque et le ministre firent présent à la France, à la morale et +à l'humanité, de l'enseignement mutuel. + +L'Empereur, en détournant ses yeux de cette intéressante jeunesse, +l'espoir de la patrie, les reporta sur les vieux soldats qui en avaient +été jadis l'orgueil et le soutien. + +Une ordonnance royale avait expulsé de leur asile un assez grand nombre +d'invalides, et leur avait ravi une partie de leurs dotations: un décret +les rétablit dans leurs droits; et une visite que fit l'Empereur à ces +vétérans de la gloire, ajouta la grâce au bienfait. + +Il se rendit aussi à l'École Polytechnique: c'était la première fois +qu'il s'offrait aux regards des élèves de cette école. Leur amour pour +la liberté absolue, leur penchant pour les institutions républicaines +leur avaient long-tems aliéné l'affection de l'Empereur; mais +l'éclatante bravoure qu'ils déployèrent sous les murs de Paris, leur +rendit son estime et son amitié; et il fut satisfait (ce sont ses +paroles) de retrouver une aussi belle occasion de se réconcilier avec +eux. + +Le faubourg Saint Antoine, ce berceau de la révolution, ne fut point +oublié; l'Empereur le parcourut d'un bout à l'autre. Il se fit ouvrir +les portes de tous les ateliers, et les examina dans le plus grand +détail. Les nombreux ouvriers de la manufacture de M. Lenoir, qui +avaient conservé précieusement la mémoire de ce que l'Empereur avait +fait pour leur maître et pour eux, le comblèrent de témoignages de +dévouement. Le commissaire de police du quartier avait suivi Napoléon +dans cette manufacture; et voulant donner l'exemple, il ouvrit la bouche +jusqu'aux oreilles pour mieux crier à tue tête, _Vive l'Empereur!_ mais +par un _lapsus linguæ_ désespérant, il fit entendre, au contraire, un +_Vive le Roi!_ bien articulé. Grande rumeur! L'Empereur, se tournant +vers cet homme, lui dit avec un ton railleur: «Eh bien; M. le +Commissaire, vous ne voulez donc point vous défaire de vos mauvaises +habitudes.» Cette saillie devint le signal d'un rire général; le +commissaire rassuré reprit sa revanche, et plusieurs _vivat_ vigoureux +prouvèrent à Napoléon qu'on ne perd jamais rien pour attendre. + +L'Empereur n'était accompagné que de trois officiers de sa maison. Il +leur fut impossible de le soustraire aux approches et aux caresses du +peuple; les femmes baisaient sa main, les hommes la lui serraient à le +faire crier; les uns et les autres lui exprimaient par mille propos que +je ne puis transcrire, la différence qu'ils faisaient entre son +prédécesseur et lui. Dans tous les tems, il avait été fort aimé de la +classe des ouvriers et des artisans. Il l'avait enrichie; et l'intérêt, +chez le peuple comme chez les grands, est le principal mobile des +affections[95]. + +L'Empereur, dans ses courses, recevait un grand nombre de pétitions. Ne +pouvant les lire toutes, il m'ordonna de les examiner soigneusement et +de lui en rendre compte. Il aimait à répondre à la confiance que lui +témoignait le peuple; et souvent il accordait à la demande d'un citoyen +obscur et inconnu, ce qu'il aurait peut-être refusé aux prières d'un +maréchal ou d'un ministre. L'utilité de ces communications familières +entre la nation et le souverain, ne se renfermait point à ses yeux dans +l'intérêt isolé du pétitionnaire. Il les regardait comme un moyen +efficace de connaître les abus, les injustices, et de maintenir dans les +bornes de leur devoir les dépositaires de l'autorité. Il se plaisait à +les encourager, afin que ces mots: _Si l'Empereur le savait, ou +l'Empereur le saura_, pussent soulager le coeur de l'opprimé et faire +pâlir l'oppresseur. + +Dans d'autres tems, il avait créé une commission spéciale pour recevoir +les pétitions et leur donner la suite convenable. Ce bienfait ne lui +paraissant point assez complet, il voulut qu'elles fussent soumises, +sous ses propres yeux, à un premier examen. Il détermina lui-même les +formes à suivre, et me chargea de lui faire connaître tous les jours, +sans déguisement, les plaintes, les besoins et les voeux des Français. Je +me fis un devoir, un honneur, de remplir dignement cette tâche, et de +devenir le protecteur zélé de ceux qui n'en avaient point. Chaque matin, +je remettais à l'Empereur un rapport, analytique des demandes +susceptibles de fixer son attention; il les examinait avec soin, les +apostillait de sa main, et les renvoyait à ses ministres avec des +décisions favorables, ou avec l'ordre de les vérifier et de lui en +rendre compte. + +Enfin, pour combler, autant qu'il était en lui, l'attente publique, +l'Empereur fit subir à la législation des droits réunis de nombreux +changemens qui, en diminuant l'impôt, le dégagèrent de ses abus et de +ses formes tyranniques, et le rendirent moins odieux et plus +supportable. Ces améliorations bienfaisantes, quoiqu'incomplètes, furent +accueillies avec reconnaissance; on sut gré à l'Empereur de ses efforts +pour concilier les intérêts particuliers avec les besoins du trésor +public. + +Mais la satisfaction que faisaient éprouver à Napoléon les heureux +effets de sa sollicitude, était fréquemment troublée par les inquiétudes +et le mécontentement que lui donnaient les conciliabules et les +manoeuvres des royalistes. «Les prêtres et les nobles, dit-il un jour +dans un moment d'humeur, jouent gros jeu. Si je leur lâche le peuple, +ils seront tous dévorés en un clin d'oeil[96]». + +Déjà, par un décret du 25 mars, il avait ordonné aux ministres et aux +officiers civils et militaires de la maison du Roi et de celles des +Princes, ainsi qu'aux chefs des Chouans, des Vendéens et des volontaires +royaux, de s'éloigner à trente lieues de Paris. Cette prudente +précaution n'avait reçu qu'une exécution imparfaite. M. Fouché, pour se +ménager un refuge dans le parti du Roi, avait fait appeler chez lui les +principaux proscrits, leur avait témoigné l'intérêt qu'il prenait à leur +position, les efforts qu'il avait faits pour prévenir leur exil; et en +définitive, les avait autorisés assez généralement à rester à Paris. + +L'Empereur, ne sachant point que leur audace était le fruit de la +protection de son ministre, épiait l'occasion de les intimider par une +grande sévérité. Sur ces entrefaites, un M. de Lascours, colonel, fut +arrêté à Dunkerque où il s'était introduit en qualité d'émissaire du +Roi. Napoléon, trompé par la similitude de nom, crut que cet officier +était le même que celui qui prétendit, en 1814, avoir reçu et refusé +d'exécuter l'ordre de faire sauter le magasin à poudre de Grenelle. +«J'aurais eu du regret, dit-il, de sacrifier pour l'exemple un homme de +bien, mais un imposteur comme celui-ci ne mérite aucune pitié. Écrivez +au ministre de la guerre qu'il soit traduit devant une commission +militaire, et jugé comme provocateur à la guerre civile et au +renversement du gouvernement établi.» + +L'Empereur, se tournant vers moi, ajouta: «Comment n'a-t-on pas démenti +la fable absurde de cet homme?--Sire, lui répondis-je, Gourgaud m'a +souvent assuré que tous vos officiers s'en étaient expliqués hautement, +et que l'intention de plusieurs généraux, et particulièrement du général +Tirlet, avait été de dévoiler au Roi cet odieux mensonge, mais...--C'est +assez, dit l'Empereur; je ne tiens aucun compte des intentions: envoyez +l'ordre, et que je n'en entende plus parler.» + +Je perdis cette affaire de vue. J'ai su depuis que M. de Lascours fut +acquitté. + +Si le malheur eût voulu que M. de Lascours pérît victime de son +dévouement, on aurait accusé l'Empereur de barbarie, et cependant il +n'était ni cruel ni sanguinaire; car il ne faut pas confondre la cruauté +avec la sévérité: je ne connais, hélas! qu'un seul acte, résultat des +plus funestes conseils, qui puisse lui être reproché par la +postérité[97]. Qui sont, hors de là, les victimes de sa prétendue +férocité? Regardera-t-on comme un meurtre juridique, la mort de Georges +et de ses obscurs complices? Aurait-on oublié la machine infernale et +ses affreux ravages? Georges, à la tête des Chouans, était un Français +égaré qu'on devait plaindre et épargner. Georges, à la tête d'une bande +d'assassins, était indigne de toute pitié, et la morale et l'humanité +exigeaient son supplice. + +Dira-t-on que Pichegru fut étranglé par ses ordres? les desseins de +Pichegru étaient si avérés, et les lois si formelles, qu'il ne pouvait +échapper à l'échafaud: pourquoi donc l'aurait-il fait tuer? Les plus +grands criminels eux-mêmes ne commettent point de forfaits inutiles. On +craignait ses révélations?... Que pouvait-il apprendre à la France? que +Napoléon aspirait au trône: personne ne l'ignorait. + +Un homme que Napoléon devait redouter, c'était Moreau; fit-il attenter à +sa vie? Cependant il était moins dangereux de l'assassiner, que de +traduire, sur le banc où s'assied le crime, un guerrier alors si cher à +la France et à l'armée. + +Non, Napoléon n'était point cruel; il n'était point sanguinaire. Si +quelquefois il fut inexorable, c'est qu'il est des circonstances où le +monarque doit fermer son coeur à la compassion et laisser à la loi son +action: mais s'il sut punir, il sut aussi pardonner; et au moment où il +abandonnait Georges au glaive[98] de justice, il accordait la vie à MM. +de Polignac et au marquis de Rivière, dont il honorait le courage et le +dévouement. + +L'Empereur ne s'en tint point à l'épreuve rigoureuse qu'il avait voulu +tenter sur la personne de M. de Lascours; et par un décret daté de Lyon +le 13 mars et publié le 9 avril, il ordonna la mise en jugement et le +séquestre des biens du prince de BÉNÉVENT, du duc de RAGUSE, du duc +D'ALBERG, de l'abbé de MONTESQUIOU, du comte de JAUCOURT, du comte de +BEURNONVILLE, des sieurs LYNCH, VITROLLES, ALEXIS DE NOAILLES, +BOURIENNE, BELLARD, LA ROCHE-JAQUELIN, SOSTÈNE DE LA ROCHEFOUCAULT[99], +qui tous, en qualité de membres du gouvernement provisoire, ou d'agens +du parti royal, avaient concouru au renversement du gouvernement +impérial avant l'abdication de Napoléon. + +Ce décret, quoique censé né à Lyon, vit le jour à Paris, et fut, comme +je viens de le dire, le résultat de l'humeur que donnaient à Napoléon +les menées des royalistes; les termes dans lesquels il était d'abord +conçu, n'attestaient que trop son origine; l'article premier portait: +_Sont déclarés traîtres à la patrie, et seront punis comme tels,_ etc. + +Ce fut moi qui écrivis ce décret, sous la dictée de l'Empereur. Quand +j'eus fini, il m'ordonna d'aller le faire signer par le comte Bertrand, +qui avait contresigné les décrets de Lyon. Je me rendis chez le +Maréchal. Il lut le décret et me le remit en disant: «Je ne le signerai +jamais: ce n'est point là ce que l'Empereur nous a promis; ceux qui lui +conseillent de semblables mesures sont ses plus cruels ennemis; je lui +en parlerai». Je reportai mot à mot à Napoléon cette réponse ferme et +courageuse. Il m'ordonna de retourner près du Grand Maréchal, de +chercher à vaincre sa répugnance, et s'il persistait, de le lui amener. +Le comte Bertrand me suivit sur-le-champ, et tête levée, dans le cabinet +de l'Empereur. «Je suis étonné, lui dit Napoléon avec un ton sec, que +vous me fassiez de semblables difficultés. La sévérité que je veux +déployer est nécessaire au bien de l'état.--Je ne le crois pas, +Sire.--Je le crois, moi; et c'est à moi seul qu'il appartient d'en +juger. Je ne vous ai point fait demander votre aveu, mais votre +signature qui n'est qu'une affaire de forme, et qui ne peut vous +compromettre en rien.--Sire, un ministre qui contresigne un acte du +souverain est moralement responsable de cet acte; et je croirais manquer +à ce que je dois à Votre Majesté et peut-être à moi-même, si j'avais la +faiblesse d'attacher mon nom à de semblables mesures. Si Votre Majesté +veut régner par les lois, elle n'a point le droit de prononcer +arbitrairement, par un simple décret, la mort et la spoliation du bien +de ses sujets. Si elle veut agir en dictateur et n'avoir d'autre règle +que sa volonté, elle n'a point besoin alors du concours de ma signature. +Votre Majesté a déclaré par ses proclamations qu'elle accorderait une +amnistie générale. Je les ai contresignées de tout coeur, et je ne +contresignerai point le décret qui les révoque.--Mais vous savez bien +que je vous ai toujours dit que je ne pardonnerais jamais à Marmont, à +Talleyrand et à Augereau; que je n'ai promis d'oublier que ce qui s'est +passé depuis mon abdication. Je connais mieux que vous ce que je dois +faire pour tenir mes promesses et pour assurer la tranquillité de +l'état. J'ai commencé par être indulgent jusqu'à la faiblesse; et les +royalistes, au lieu d'apprécier ma modération, en ont abusé; ils +s'agitent, ils conspirent; et je dois, et je veux les mettre à la +raison. J'aime mieux faire tomber mes coups sur des traîtres que sur des +hommes égarés. D'ailleurs, tous ceux qui sont sur la liste, à +l'exception d'Augereau, sont hors de France ou cachés. Je ne chercherai +point à les atteindre; mon intention est de leur faire plus de peur que +de mal. Vous voyez donc, continua l'Empereur en adoucissant sa voix, que +vous avez mal jugé l'affaire; signez-moi cela, mon cher Bertrand, il le +faut.--Je ne le puis, Sire. Je demande à Votre Majesté la permission de +lui soumettre par écrit mes observations.--Tout cela, mon cher, nous +fera perdre du tems; vous vous effarouchez, je vous l'assure, très-mal à +propos; signez, vous dis-je, je vous, en prie; vous me ferez +plaisir.--Permettez, Sire, que j'attende que Votre Majesté ait vu mes +observations.» Le Maréchal sortit. Cette noble résistance n'offensa +point l'Empereur; le langage de l'honneur et de la vérité ne lui +déplaisait jamais, quand il partait d'un coeur pur. + +Le général Bertrand remit à Napoléon une note raisonnée. Elle ne changea +rien à sa résolution; elle le détermina seulement à donner au décret une +forme légale. + +L'Empereur, persuadé que le général Bertrand ne changerait point non +plus de sentiment, ne voulut pas que le nouveau décret lui fût présenté, +et il parut sans porter de contre-seing. + +L'effet qu'il produisit, justifia les appréhensions du grand maréchal. +On le considéra comme un acte de vengeance et de despotisme, comme une +première infraction aux promesses faites à la nation. Les murmures +publics trouvèrent des échos jusque dans le palais impérial. Labédoyère, +dans un moment où Napoléon passait, dit assez haut pour être entendu: +«Si le régime des proscriptions et des séquestres recommence, tout sera +bientôt fini.». + +L'Empereur, selon sa coutume, en pareil cas, affectait d'être content de +lui, et ne paraissait nullement s'inquiéter de l'orage. Etant à table +avec plusieurs personnages et dames marquantes de la cour, il demanda à +madame la comtesse Duchâtel, si son mari, directeur-général des +domaines, avait exécuté l'ordre de séquestrer les biens de Talleyrand et +compagnie: «Cela ne presse point», lui répondit-elle sèchement. Il ne +répliqua point, et changea de conversation. + +On reproche sans cesse aux hommes qui l'entouraient, d'avoir rampé +lâchement devant ses opinions et ses volontés; cette anecdote, et +beaucoup d'autres que je pourrais raconter, prouvent que tous ne +méritaient pas du moins ce reproche; mais, en supposant qu'il fût juste +à l'égard de quelques personnes, est-il donc aussi facile, qu'on le +croit communément, de combattre et de vaincre les volontés des +souverains? + +Napoléon, par fierté et peut-être par la conviction de sa supériorité, +ne souffrait que difficilement les conseils. + +Dans les affaires d'état, il s'était imposé la loi de consulter ses +conseillers et ses ministres. Doué par la nature de la faculté de tout +savoir ou de tout deviner, il prenait, presque toujours, une part active +aux discussions; et, je dois le dire, à la louange commune de +l'Empereur, de ses ministres et de ses conseillers, il régnait, dans ces +discussions, la plupart du tems fort animées, une confiance, une +franchise, une indépendance au-dessus de toute expression. L'Empereur, +loin d'être choqué qu'on le contredît, endurait, provoquait les +contradictions, et adoptait, sans résistance, l'avis de ses adversaires, +quand il le croyait préférable à son propre sentiment. + +Lorsqu'il s'agissait de ces grandes déterminations, qui influent sur le +sort des empires, c'était autre chose. Il écoutait, pendant un certain +tems, les objections de ses ministres; quand le terme de son attention +était arrivé, il les interrompait, et soutenait son opinion avec tant de +feu, de force et de persévérance, qu'il les réduisait au silence. + +Ce silence était moins l'effet de leur obéissance passive aux intentions +du monarque, que le résultat des leçons de l'expérience. Ils avaient vu +que les entreprises de Napoléon, les plus téméraires, les plus +incompréhensibles, j'ai presque dit les plus insensées, étaient +invariablement couronnées du plus heureux succès, et ils s'étaient +convaincus que la raison ne peut lutter contre les inspirations du génie +et les faveurs de la fortune. + +Souvent enfin, Napoléon ne consultait que sa seule volonté; et ses +ministres ne connaissaient alors ses résolutions qu'en recevant l'ordre +de les exécuter. + +Telle était, et telle sera toujours la position des ministres, dans une +monarchie où le Prince gouverne par soi-même, et surtout encore quand ce +Prince, ainsi que Napoléon, n'aura dû le trône qu'à l'ascendant de son +génie et de son épée. + +Au surplus, le tems des flatteurs et des flatteries était passé pour +Napoléon. Chacun avait intérêt à lui dire la vérité, et personne ne la +lui épargnait. + +La sécurité qu'inspirait cette rare et précieuse véracité, fut fortifiée +par l'arrivée du prince Joseph et du prince Lucien. On connaissait la +modération de l'un, le patriotisme de l'autre; et l'on se reposait sur +tous deux du soin d'entretenir les intentions libérales et pacifiques de +l'Empereur. + +Le Prince Lucien avait été profondément affligé, en 1814, des malheurs +de son frère, et s'était empressé de lui offrir sa fortune et ses +services. Cette offre généreuse n'effaça point entièrement, du coeur de +Napoléon, le souvenir de leurs anciens différends, mais elle en adoucit +l'amertume; et l'on put prévoir, que leur inimitié ne serait plus +éternelle. + +Aussitôt que le Prince Lucien connut l'entrée de Napoléon à Paris, il +lui écrivit une lettre de félicitations. «Votre retour, disait-elle, met +le comble à votre gloire militaire. Mais il est une gloire plus grande +encore, et surtout plus désirable, la gloire civile. Les sentimens et +les intentions que vous avez manifestés solennellement promettent aux +Français que vous saurez l'acquérir,» etc. + +Le Prince Lucien cependant, malgré le désir de revoir cette patrie dont +il plaidait la cause, n'osait point en approcher. Mais l'invasion du Roi +de Naples ayant rendu ses services nécessaires au souverain pontife, la +reconnaissance qu'il devait au Saint Père, triompha de ses +appréhensions. Il partit sous le titre de secrétaire d'un nonce du pape, +et franchit les Alpes sans obstacles. Arrivé sur le sol français, il +écrivit à Napoléon, pour lui faire part de sa mission, et lui demander +s'il lui serait agréable qu'il vînt à Paris. Le premier mouvement de +Napoléon fut d'hésiter à le recevoir; le second, de lui tendre les bras. +L'intention du prince était de retourner subitement à Rome où le +rappelaient les intérêts qui lui étaient confiés; l'interruption des +communications ne le permit point. Obligé de revenir à Paris, il rompit +l'_incognito_; son retour fut alors annoncé publiquement, et fit sur +tous les esprits une utile et agréable sensation. + +L'Empereur, quelques jours auparavant, avait fait la conquête d'un autre +personnage, moins illustre, il est vrai, mais également renommé pour son +patriotisme et ses lumières: je veux parler de M. Benjamin Constant. + +Napoléon, connaissant l'expérience et la réputation de ce savant +publiciste, le fit appeler pour causer avec lui _de liberté et de +constitution_. Leur entretien dura plus de deux heures. L'Empereur, +voulant s'attacher M. Constant, mit en oeuvre tous ses moyens de +séduction; et je laisse aux Français et aux étrangers qui l'ont +approché, le soin de dire s'il était possible de lui résister. + +Lorsqu'il voulait enchaîner quelqu'un à son char, il étudiait et +pénétrait avec une extrême sagacité son genre d'esprit, ses principes, +son caractère, ses passions dominantes; et alors, avec cette grâce +familière, cette amabilité, cette force et cette vivacité d'expression +qui donnait tant de prix et de charme à ses entretiens[100], il +s'insinuait insensiblement dans votre âme, il s'emparait de vos +passions, les soulevait mollement, les caressait avec art; puis, +déployant tout-à-coup les ressources magiques de son génie, il vous +plongeait dans l'ivresse, dans l'admiration, et vous subjuguait si +rapidement, si complètement, qu'il semblait vous avoir enchanté. + +Ce fut ainsi que M. Benjamin Constant succomba: il était arrivé aux +Tuileries avec répugnance: il en sortit enthousiasmé. + +Le lendemain, il fut nommé conseiller d'état; et il dut cette faveur non +point à de basses soumissions, comme l'ont prétendu ses ennemis, mais à +son savoir, et au désir qu'eut l'Empereur de donner à l'opinion et à M. +Benjamin Constant lui-même, un gage d'oubli du passé, gage d'autant plus +méritoire que l'Empereur, indépendamment de la philippique lancée contre +lui le 19 mars par cet écrivain, avait en autre, sous les yeux, une +lettre de sa main à M. de Blacas, lettre dont l'objet et les expressions +étaient de nature à inspirer à Napoléon, pour son auteur, plus que de +l'éloignement. + +M. de Blacas avait laissé, dans ses cartons, un grand nombre de papiers. +L'Empereur chargea le duc d'Otrante de les examiner. Il s'en repentit +aussitôt et les lui fit redemander: une partie nous échut en partage; le +reste fut remis à M. le duc de Vicence. Leur examen n'offrit rien +d'intéressant. L'Empereur désappointé accusa M. Fouché d'avoir soustrait +les pièces importantes. Celles que nous visitâmes, ne consistaient qu'en +rapports particuliers, en notes confidentielles et anonymes. La haine de +la révolution perçait à chaque mot, à chaque ligne. On n'osait point +proposer nettement de révoquer la Charte et d'abolir les institutions +nouvelles; mais on déclarait sans détour que la dynastie des Bourbons ne +serait jamais en sûreté avec les lois actuelles, et qu'il fallait se +défaire et se défier des hommes de la révolution. Pour mieux les +connaître et les persécuter, M. de Blacas avait fait exhumer des +archives du cabinet et des ministères, les documens qui pouvaient servir +à apprécier leur conduite depuis 1789; et il s'était fait composer sur +chacun d'eux des notes biographiques, qu'on aurait prises volontiers +pour des actes d'accusation de M. Bellart[101]. + +Nous y trouvâmes aussi une foule de minutes, de lois et d'ordonnances, +écrites de la main de ce ministre, et attestant, par leurs laborieuses +corrections, combien il était dépourvu d'imagination et de facilité. +Souvent il faisait trois ou quatre brouillons, avant de parvenir à +donner de la consistance et de la suite à ses idées: son style familier +était sec et boursoufflé: si le style est l'homme, que je plains M. de +Blacas! Il prenait un soin extrême de varier, lui-même, les formules de +ses rendez-vous; et la peine qu'il se donnait pour dire les mêmes choses +de plusieurs manières différentes, rappelait à merveille le billet-doux +du Bourgeois Gentilhomme: «Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir +d'amour; d'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux.» + +Nous recueillîmes enfin, dans le cabinet de ce ministre, une ample +collection royale de dénonciations, de placets, de justifications et +d'amendes honorables, de ces hommes qui, tels que Lockard, sont toujours +_les très-humbles serviteurs des événemens_. + +Ces humbles serviteurs, quand l'Empereur fut de retour de l'île d'Elbe, +ne manquèrent point de se prosterner de nouveau devant lui. Ils +l'assurèrent, à l'exemple d'un certain marquis très-connu, qu'ils ne +l'avaient renié, injurié, calomnié, que pour pouvoir lui rester fidèles, +sans se rendre suspects au gouvernement royal; ils le conjurèrent de +leur accorder le bonheur et la gloire de le servir; mais il dédaigna +leurs supplications, comme il avait dédaigné leurs outrages: ils +n'obtinrent que son mépris. Toujours sans pudeur et sans foi, ils +s'empressèrent, aussitôt la chute de Napoléon, de faire une nouvelle +volte-face et de reporter au Roi leurs hommages flétris. Les uns, tel +que M. le comte de M***, dont les mains sont encore fumantes du sang de +ses administrés, parvinrent, à l'aide de leur fidélité mensongère, à +surprendre sa facile confiance. Les autres, tel que M. F***, devinrent +dans leurs écrits, les persécuteurs acharnés des hommes dont ils avaient +envié le sort et mendié l'appui. Tous s'arrogèrent exclusivement le +titre de royalistes purs, le titre d'honnêtes gens... Je les connais... +le masque dont ils se couvrent les honneurs, les dignités dont ils sont +revêtus, ne peuvent les déguiser à mes yeux... les nommerai-je?... Et +l'on accuse l'Empereur de mépriser les hommes!... ah! quel est le +souverain qui peut les estimer? + +_Fin du premier volume_. + + + + +NOTES + +[1: On sait que les malheurs de cette journée et du reste de la +campagne, furent causés par la trahison des Saxons et par la défection +des princes de la Confédération du Rhin.] + +[2: On a prétendu que Napoléon, depuis son abdication, avait souvent +répété: _ce sont les idées libérales qui m'ont tué_. L'a-t-il dit? Je ne +le pense pas. Je suis loin de contester que les idées libérales n'aient +acquis aujourd'hui une force irrésistible; mais elles n'eurent, je +crois, aucune part à la première chute du trône impérial: on n'y +songeait point alors. La France était façonnée au gouvernement de +Napoléon, et ne s'en plaignait point. Elle n'était point libre, dans le +sens où elle veut l'être aujourd'hui; mais la liberté dont elle +jouissait lui suffisait: et si, dans certains cas, on exigeait d'elle +une obéissance absolue, elle n'avait du moins qu'un seul maître, et ce +maître était le maître de tous. + +La nation, il est vrai, abandonna Napoléon en 1814; mais ce ne fut point +parce qu'elle était lasse et mécontente de son gouvernement: ce fut +parce qu'une suite non interrompue de guerres désastreuses l'avait +épuisée, abattue, démoralisée. Elle n'aurait pas mieux demandé que +d'obéir encore: elle n'en avait plus la force ni le courage. + +La véritable cause de la chute de Napoléon est indubitablement sa haine +contre l'Angleterre, et le système continental qui en fut le résultat. + +Ce système gigantesque, en oppressant l'Europe, devait finir par la +soulever contre Napoléon et la France, et par amener dès-lors la perte +de la France et de Napoléon. «Rome, dit Montesquieu, s'était agrandie, +parce qu'elle n'avait eu que des guerres successives; chaque nation, par +un bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand l'autre avait été +ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à +la fois et pénétrèrent partout.»] + +[3: Le Comte d'Artois avait devancé dans Paris son auguste frère; il +répondit par ces belles paroles aux félicitations que lui adressèrent, +sur son retour, les autorités municipales du Paris.] + +[4: _Journal des Débats._ L'un des principaux propriétaires et +rédacteurs était M. Laborie, créature de M. de Talleyrand, et secrétaire +intime du gouvernement provisoire.] + +[5: Les femmes de l'ancien régime, exemptes de la crainte qui retenait +encore leurs maris, s'abandonnèrent sans ménagement et sans pudeur, à +toute la fougue de leur haine et de leur orgueil. Elles insultèrent +ouvertement les femmes nouvellement titrées; et celles de ces dernières +que le rang de leurs maris forçait d'aller à la cour, n'y arrivaient +qu'en tremblant, et n'en sortaient qu'en larmes.] + +[6: Je cite de mémoire]. + +[7: Ce mot est un de ceux dont les ministres abusèrent le plus. Quand on +leur représentait que tel magistrat, tel militaire, tel employé qu'ils, +venaient de destituer, avait rempli ses devoirs avec honneur, avec +distinction; qu'il était aimé, estimé, regretté, ils répondaient: _c'est +un homme dangereux_, et tout était dit.] + +[8: Le Général Dupont.] + +[9: M. l'Abbé de Montesquiou.] + +[10: M. Dambray.] + +[11: Je n'entends parler ici que des êtres pensant et agissant il est +dans tous les tems une classe d'hommes nuls qui n'appartiennent, par +insouciance, par égoïsme, par stupidité, à aucun parti et, pour ainsi +dire, à aucune nation]. + +[12: Je ne puis mieux repousser, en général, cette imputation de +mutinerie, qu'en citant les paroles suivantes arrachées à M. de +Montesquiou, le 14 Mars, par la force de la vérité. Depuis dix mois, +dit-il, dans le corps de la Vieille Garde en garnison à Metz, pas _un_ +soldat ni _un_ seul officier n'a été réprimandé une seule fois.] + +[13: Le rétablissement de la maison du roi déplut à tout le monde et +excita particulièrement le mécontentement et la jalousie de la garnison +de Paris. + +Les soldats de la ligne et les gardes nationaux de service aux +Tuileries, ne pouvant se soumettre à regarder les gardes-du-corps comme +étant au-dessus d'eux, s'abstenaient la plupart du tems de leur porter +les armes. Ils se plaignirent, et l'ordre fut donné à la troupe de ligne +seulement, de leur rendre, sous peine de punition, les honneurs +militaires qui leur étaient dus. De jeunes gardes-du-corps, fiers de +cette victoire prirent plaisir à passer et repasser sans cesse devant +les factionnaires, et à les forcer chaque fois de rendre +respectueusement hommage à leurs épaulettes, etc. L'on sent facilement +combien cet enfantillage qui ne fut pas réprimé, dut humilier et blesser +les vieux soldats de Napoléon.] + +[14: Les Chouans ne perdaient jamais l'occasion d'un meurtre. Ils +portaient le fusil en conduisant la charrue, et souvent ils arrosaient +de sang le sillon qu'ils creusaient. C'était surtout contre les prêtres +assermentés, contre les acquéreurs de domaines nationaux, qu'ils +employaient tous les raffinemens de la barbarie. Ils surprenaient +rarement une ville sans rançonner les habitans, sans égorger ceux qui +étaient désignés à leur haine, etc.--_Lacretelle, Précis de la +Révolution_.] + +[15: Les sieurs Dard et Falconnet. + +Pour apaiser les clameurs publiques, on décerna contre eux un mandat +d'amener, motivé sur ce qu'ils avaient voulu exciter la guerre civile et +armer les citoyens les uns contre les autres. On devina facilement que +ce mandat n'était qu'une dérision, et qu'en aggravant le délit, on avait +voulu favoriser l'absolution des coupables: effectivement ils furent +acquittés.] + +[16: On évalue à neuf ou dix millions le nombre des individus qui ont +participé directement ou indirectement aux ventes et reventes des +domaines nationaux.] + +[17: Les grands seigneurs, avant la révolution, obtenaient des arrêts de +surséance, à l'aide desquels ils se jouaient impunément de leurs +engagemens et des poursuites de leurs créanciers.] + +[18: Un gouvernement peut quelquefois sans danger attaquer les +principes; mais il n'attaque jamais impunément les hommes et les +intérêts. L'intérêt personnel (et cette vérité quoique affligeante n'en +est pas moins incontestable) est le premier (j'ai presque dit le seul) +mobile des opinions et des sentimens. + +Ce funeste égoïsme se fait particulièrement sentir après les grandes +catastrophes des états. Les passions nobles, n'ayant plus alors +d'alimens, s'éteignent peu à peu; l'esprit, sans occupation au-dehors, +se replie sur soi-même et engendre l'intérêt personnel, vrai fléau de +l'âme. Quand ce mal attaque une nation, le gouvernement qui blesse les +intérêts individuels est perdu.] + +[19: C'était avec le secours des ordonnances de toute nature, que le +ministère statuait, quand bon lui semblait, sur des objets +d'administration publique qui ne devaient être réglés que par les lois; +en sorte, que la plupart des lois soumises aux chambres «étaient déjà +créées et exécutées en vertu d'ordonnances, et que les fonctions des +chambres se réduisaient à légitimer les usurpations du ministère, en +métamorphosant en lois ses décisions et ses actes arbitraires.» +(_Censeur_.)] + +[20: Plusieurs personnes, à Paris même, furent maltraitées et reçurent +des coups de baïonnettes, pour avoir refusé de se découvrir et de plier +le genou au moment où passaient les processions.] + +[21: J'ai cru ne pouvoir mieux traduire leurs paroles, qu'en copiant ce +passage du Précis de la révolution par M. Lacretelle jeune.] + +[22: Napoléon eut dès sa jeunesse, on peut même dire dès son enfance, le +pressentiment qu'il n'était point destiné à vivre dans la médiocrité. +Cette opinion lui inspira de bonne heure du dédain pour les autres, de +la considération pour lui-même. À peine fut-il admis dans l'artillerie, +qu'il se crut le supérieur de ses égaux, l'égal de ses supérieurs. +Appelé, à l'âge de 26 ans, au commandement de l'armée d'Italie, il passa +sans s'étonner d'un grade secondaire au rang suprême, et prit +sur-le-champ, avec ces vieux généraux si fiers de leurs lauriers, un air +de grandeur et d'autorité qui les plaça, vis-à-vis de lui, dans une +position nouvelle pour eux, et qui cependant ne leur parut ni +extraordinaire ni humiliante; tant l'ascendant exercé par Napoléon, +était irrésistible! tant il possédait en lui-même cet instinct de +commander, ce talent de se faire obéir, qui ne sont ordinairement +l'apanage que des hommes nés sur le trône. + +Napoléon, dans tous les pays du monde, serait probablement parvenu au +faîte de la puissance. Il avait été formé par la nature pour commander +ou régner, et jamais elle ne crée de tels hommes pour les laisser dans +l'obscurité. Il semble, comme le remarque je ne sais quel écrivain +qu'elle soit glorieuse de son ouvrage et qu'elle veuille l'offrir à +l'admiration en le plaçant elle-même à la tête des associations +humaines.] + +[23: Napoléon exerça sur l'Europe, par suite de son système continental, +un véritable despotisme. On ne veut point le nier ici: on veut tirer +seulement la conséquence que ce despotisme extérieur avait dû concourir +à faire croire à l'Europe, sans autre examen, que l'homme qui +tyrannisait aussi violemment des peuples qui n'étaient point à lui, +devait être, à plus forte raison, le tyran de ses propres sujets.] + +[24: Paroles de l'Empereur aux députés des Cortès à Bayonne.] + +[25: On a beaucoup reproché à Napoléon d'avoir aspiré à la monarchie +universelle: ce reproche fut adressé de tout tems aux princes ambitieux +et puissans. Jamais prince, il faut l'avouer, ne fut plus autorisé que +Napoléon à se laisser séduire par cette brillante chimère. Du haut de +son trône, il tenait en main les rênes d'une partie de l'Europe et en +faisait mouvoir à son gré les dociles monarques. Leurs sujets, au +premier mot, ou premier signal, accouraient se ranger sous les aigles +impériales. Leur mélange continuel avec les Français, leur obligation +d'obéir à Napoléon, les avaient habitués à le regarder comme leur chef, +et de chef à souverain la transition est facile. Mais Napoléon, quelle +que soit l'ambition qu'on lui suppose, avait trop de bon sens pour +aspirer au trône universel: il eut un autre dessein, celui de rétablir +l'Empire d'Orient et l'Empire d'Occident. Il serait inutile de révéler +les hautes et puissantes considérations qui lui avaient suggéré cette +grande et noble pensée: alors il était permis à la France de vouloir +ressaisir le sceptre de Charlemagne; aujourd'hui, il faut oublier que +nous avons été les maîtres du monde.] + +[26: Louis XIV, tant vanté pour ses libéralités, ne donnait par an, à +titre de pension, aux savans et artistes français, que 52,300 f. et +14,000 f. aux savans étrangers.] + +[27: L'honneur, la patrie, Napoléon s'étaient tellement identifiés dans +l'esprit des soldats, que les prisonniers d'Angleterre arrachés par +Louis XVIII à de longues années de souffrance et de captivité ne +rentraient en France qu'en maudissant leur liberté, et en faisant +entendre les cris de _Vive l'Empereur!_ + +Dans les déserts mêmes de la Russie, on ne put jamais arracher aux +prisonniers Français, ni par la menace des mauvais traitemens, ni par la +promesse de les secourir lorsqu'ils mouraient de faim, un seul mot, un +seul murmure contre Napoléon.] + +[28: Le général Dupont venait d'être remplacé par le maréchal Soult.] + +[29: Il prit pour défenseur l'un des habiles et courageux rédacteurs du +_Censeur_, M. Comte; et pour conseil le général Fressinet. Cet officier, +dont la fermeté de caractère égale le talens et la bravoure, fut puni +plus tard par l'exil, de l'assistance généreuse qu'il prêta dans cette +importante circonstance au général Excelmans, son frère d'armes et son +ami.] + +[30: On a prétendu, mais à tort, qu'il conservait son goût pour les +exercices militaires. Pendant son séjour à Porto-Ferrajo, il ne passa +point une seule revue: il paraissait n'avoir plus d'attrait pour les +armes.] + +[31: On sait qu'il n'y avait point un seul individu de marque attaché au +service de ses Alliés et de ses ennemis, dont Napoléon ne connût +parfaitement le fort et le faible.] + +[32: Cet officier est celui dont il est question dans la déclaration du +15 mars au prince d'Essling, alors gouverneur de la 8ème division +militaire, par M. P., débarqué avec Napoléon de l'ile d'Elbe et arrêté à +Toulon par ordre du Préfet du département du Var.] + +[33: L'Empereur étant à la Malmaison, me demanda ce qu'était devenu M. +Z. «Il a été tué, lui dis-je, sur le plateau de Mont St. Jean.--Il est +bien heureux, me répondit-il. Puis il continua: Vous a-t-il dit qu'il +était venu à l'île d'Elbe?--Oui, Sire: Il m'a même remis la relation de +son voyage et des entretiens qu'il eut avec Votre Majesté.--Il faudra me +donner cette relation; je l'emporterai; elle me servira pour mes +mémoires.--Je ne l'ai plus, Sire.--Qu'en avez-vous donc fait? il faut la +r'avoir et me la remettre demain.--Je l'ai déposée dans les mains d'un +ami qui n'est point à Paris en ce moment.--Ainsi cette relation va +courir le monde?--Non, Sire; elle est renfermée sous enveloppe dans une +boîte dont j'ai conservé la clé; mais si je ne puis la remettre à Votre +Majesté d'ici à son départ, Votre Majesté pourra dans tous les cas en +avoir connaissance: car je me propose, suivant les volontés de M. Z., de +la faire imprimer, à moins que Votre Majesté ne me le défende.--Non, je +vous le permets; retranchez-en ce qui pourrait compromettre ceux qui +m'ont montré de l'attachement. Si Z. a rapporté fidèlement tout ce qui +s'est passé, les Français sauront que je me suis sacrifié pour eux, et +que ce n'est point l'amour du trône qui m'a ramené en France, mais le +désir de rendre aux Français les biens les plus chers aux grands +peuples, l'indépendance et la gloire. Il faudra prendre garde qu'on ne +vous enlève votre manuscrit: ils le falsifieraient; faites-le passer en +Angleterre à ***, il le fera imprimer: il m'est dévoué, et il pourra +vous être fort utile. M*** vous donnera une lettre pour lui. +Entendez-vous?--Oui, Sire.--Mais faites tous vos efforts pour retirer +votre manuscrit avant mon départ; je vois bien que vous y tenez, et je +vous le laisserai; je veux seulement le lire.» L'empereur le lut, et me +le rendit en disant. Z. a dit la vérité, et rien que la vérité. +Conservez son manuscrit pour la postérité.] + +[34: Petit cabriolet découvert où l'on tient à peine une personne, et +avec lequel on va un train d'enfer.] + +[35: La feuille du bord ne portait que six hommes, ils avaient pris un +matelot en sus pour se retrouver six après mon débarquement: sans cette +précaution, ils auraient été obligés en arrivant à terre de prouver ce +qu'ils avaient fait du matelot que je représentais.] + +[36: On connaît à-peu-près le tems nécessaire pour le trajet d'un port à +l'autre. Si l'on excède ce tems sans motif plausible on suppose que vous +avez pu relâcher en route dans un lieu infecté, et l'on vous oblige par +excès de précaution, à faire la petite quarantaine. On inflige aussi la +petite quarantaine comme châtiment, aux patrons des barques, lorsqu'ils +ne sont point soumis et respectueux envers les officiers de la santé.] + +[37: Les journaux ministériels m'avaient fait croire que la mer était +couverte de vaisseaux Anglais et Français qui arrêtaient au passage les +bâtimens et les passagers allant à l'île d'Elbe. Je n'en rencontrai +point un seul. On exerçait dans les ports une surveillance aussi brutale +que tyrannique, mais la mer était libre. On entrait à Porto-Ferrajo et +l'on en sortait, sans éprouver le plus léger obstacle.] + +[38: La corvette commandée par le capitaine Campbell.] + +[39: En général, il aimait beaucoup à intimider et à déconcerter ceux +qui l'approchaient. Tantôt il feignait de ne point entendre et vous +faisait répéter très-haut ce qu'il avait fort bien entendu (quoique +réellement il fût un peu sourd.) D'autres fois, il vous accablait de +questions si rapides et si brusque que vous n'aviez pas le tems de le +comprendre, et que vous lui répondiez tout de travers. Il s'amusait +alors de votre embarras, et se réjouissait à vos dépens du plaisir de +vous avoir fait manquer d'assurance et de présence d'esprit--_Note de +l'auteur des Mémoires_.] + +[40: L'Empereur, dans la crainte que Salviti et ses compagnons ne se +rencontrassent avec moi dans le port où je pourrais descendre, avait +fait mettre leur barque en fourrière sous le prétexte de les punir de +m'avoir conduit de vive force à Livourne.] + +[41: Je l'avais appris dans la traversée.] + +[42: Cette relation prouve évidemment que la révolution du 20 mars ne +fut point l'effet d'une conspiration, mais l'ouvrage inouï de deux +hommes et de quelques mots. + +La part qu'eut au retour de Napoléon M. Z., appellera peut-être sur sa +tête le blâme des gens qui ne jugent les événemens que d'après leurs +résultats. Ce blâme serait-il fondé? Les hommes sont-ils responsables +des caprices du sort? N'est-ce pas à la fortune plutôt qu'à M. Z. qu'il +faut imputer la fin désastreuse de cette révolution, commencée sous +d'aussi heureux auspices? + +Plus fortuné que Napoléon, M. Z. fut tué sur le mont St. Jean au moment +où nos troupes y pénétraient aux applaudissemens de l'armée. Il put +rendre le dernier soupir sur les drapeaux que les vainqueurs de Ligny +venaient d'arracher aux Anglais, et loin de prévoir que son voyage à +l'île d'Elbe serait peut-être un jour reproché à sa mémoire, il dut +mourir avec la pensée que la victoire avait fixé irrévocablement nos +destinées, et que son nom, cher aux Français, cher au héros qu'il leur +avait rendu, serait à jamais consacré par la reconnaissance de la France +redevenue la grande Nation. + +Je ne ravirai point d'avance à ses mânes cette consolante illusion; je +ne leur apprendrai point que... Non! il sera toujours tems de troubler +leur repos, et j'attendrai l'attaque pour commencer la défense.] + +[43: La flotille de Napoléon était composée du brick l'_Inconstant_, +portant vingt-six canons et quatre cents grenadiers, et de six autres +petits bâtimens légers, montés par deux cents hommes d'infanterie, deux +cents chasseurs Corses, et environ cent chevau-légers Polonais. + +Les félouques et le brick avaient été disposés de manière à ne point +laisser apercevoir les troupes et à ne présenter l'aspect que de +bâtimens marchands.] + +[44: On est persuadé assez généralement que l'évasion de l'Empereur de +l'île d'Elbe fut favorisée par le capitaine Campbell: je ne le pense +pas; mais tout porte à croire que cet officier avait reçu de son +gouvernement l'ordre de ne point s'y opposer.--(_Note de l'Auteur des +Mémoires_.)] + +[45: Il s'était enfui précipitamment jusqu'à Bâle.] + +[46: La cocarde adoptée par Napoléon, comme souverain de l'île d'Elbe, +était blanche et amaranthe, parsemée d'abeilles.] + +[47: Les écrits publiés depuis la seconde restauration n'ont point +manqué de prétendre que les troupes de l'Empereur pillèrent odieusement +les communes qu'elles traversèrent. Cette imputation est, comme tant +d'autres, une lâche calomnie. L'Empereur avait recommandé à ses +grenadiers (et l'on sait qu'ils ne lui désobéirent jamais) de ne rien +exiger des habitans; et pour prévenir jusqu'au moindre désordre, il +avait pris lui-même le soin de régler les moyens de constater et de +payer toutes les fournitures. Il avait chargé de cette opération un +Inspecteur en chef aux revues, M. Boinot, et un commissaire des guerres, +M. Ch. Vauthier, dont il estimait particulièrement le zèle et +l'intégrité. Les fournitures, aussitôt leur livraison, étaient +acquittées par le trésorier, M. Peyruse, sur un décompte arrêté par M. +Vauthier et au prix que les maires avaient eux-mêmes fixés.] + +[48: Cette forme de procéder, digne des siècles barbares, était une +nouvelle infraction du ministère, au droit des gens et aux lois +constitutionnelles de la France. Aucun article de la Charte ne conférait +au monarque le droit de mort sur ses sujets, et l'on n'avait point +conséquemment le pouvoir de proscrire les hommes qui accompagnaient et +assistaient Napoléon. Si on les considérait même comme des brigands, +c'était aux tribunaux à les juger et à les punir. + +On n'était nullement autorisé non plus à faire courir sus à Napoléon. Il +avait conservé le titre d'_Empereur_; il jouissait légalement des +prérogatives de la souveraineté, et pouvait faire à son gré la paix ou +la guerre. + +Le titre d'_Empereur des Français_ qu'il s'arrogeait ne pouvait être un +titre de proscription. George III s'intitula jusqu'à l'époque du traité +d'Amiens, _Roi de France et de Navarre_. Aurait-on eu le droit, s'il fût +descendu à main armée sur notre territoire, de le mettre hors la loi et +d'ordonner aux Français de lui courir sus?] + +[49: Ces quatre généraux s'étaient concertés pour se porter ensemble sur +Paris. Les troupes du comte d'Erlon, cantonnées à Lille, trompées par +des ordres supposés, étaient en marche, lorsqu'elles furent rencontrées +par le Duc de Trévise qui allait prendre le commandement de son +gouvernement. Il les interrogea, pénétra le complot et les fit +rétrograder. + +Le comte Lefebvre-Desnouettes, ignorant ce contre-tems, mit en mouvement +son régiment en garnison à Cambrai. Arrivé à Compiègne, il n'y trouva +point les troupes sur lesquelles il comptait, et montra de l'hésitation. +Les officiers de son corps, et particulièrement le major Lyon, le +questionnèrent et finirent par l'abandonner. + +D'un autre côté, les frères Lallemand, dont l'un était général +d'artillerie, s'étaient portés sur la Fère, avec quelques escadrons, +dans l'intention de s'emparer du parc d'artillerie. La résistance que +leur fit éprouver le général d'Aboville les déconcerta; et après avoir +essayé vainement de débaucher la garnison, ils prirent la fuite et +furent bientôt arrêtés. + +On a cru que cette levée de boucliers avait été concertée avec Napoléon. +Je sais de bonne part, qu'elle fut uniquement le résultat d'une soirée +qui eut lieu chez le général ***. Quelques bowls de punch avaient exalté +les têtes; on se plaignit; on s'indigna de se laisser faire la loi par +une poignée d'émigrés sans courage; on reconnut combien il serait facile +de s'en défaire; et de paroles en paroles, On finit par convenir qu'on +marcherait sur Paris et qu'on forcerait le Roi à changer le ministère et +à chasser hors de France tous les individus désignés par l'opinion +publique comme ennemis de la Charte, et perturbateurs du repos et du +bonheur public. + +Voilà quel était leur seul et véritable but.] + +[50: M. le Chancelier oubliait sans doute la proscription à mort des +Français qui suivaient ou assistaient Bonaparte.] + +[51: On assure qu'il y eut à cette occasion une conférence à laquelle +assistèrent MM. Lainé, de Broglie, La Fayette, d'Argenson, Flaugergues, +Benjamin Constant, etc., dans laquelle il fut décidé qu'on demanderait +au Roi, au nom du salut public: 1.° De renvoyer MM. de Blacas, +Montesquiou, Dambray, et Ferrand; 2.° D'appeler à la chambre des Pairs, +quarante membres nouveaux, choisis exclusivement parmi les hommes de la +révolution; 3.° De confier à M. de la Fayette le commandement de la +garde Nationale; 4.° D'envoyer des commissaires patriotes pour stimuler +le dévouement, le zèle et la fidélité des troupes] + +[52: Il avait fait à cheval, et plus souvent à pied, la route de Cannes +à Grenoble.] + +[53: Ce fut une grande inconséquence de mettre le Comte d'Artois en +présence de Napoléon. Il était facile de prévoir si ce prince succombait +dans une ville de cent mille âmes contre huit cents hommes, que tout +serait décidé.] + +[54: Le maréchal Macdonald ne fut point aussi heureux. Deux hussards, +dont l'un était ivre, le poursuivirent, et l'auraient arrêté, si le +maréchal n'eût été dégagé par son aide-de-camp.] + +[55: Les personnes qui ont approché Napoléon savent qu'il recommandait à +ses secrétaires et aux officiers de sa maison de tenir note de ce qu'il +avait dit et fait dans ses voyages. On a dû trouver aux Tuileries une +foule de notes de cette nature, dont la plupart offraient des détails du +plus haut intérêt. J'ai conservé les miennes, et c'est d'après elles que +j'ai écrit une grande partie cet ouvrage.] + +[56: Les Bourbons.] + +[57: Les journaux du tems avaient prétendu que Napoléon, quoiqu'ayant +dans sa poche la proclamation d'Augereau, pleine de reproches et +d'invectives, s'était jeté dans ses bras et avait essuyé, sans mot dire, +les reproches sanglans du maréchal.] + +[58: Il était retiré en Suisse.] + +[59: L'auteur d'un libelle intitulé: _Les Quinze Semaines_, prétend +qu'on fit entendre les cris de _vive la mort! vive le crime! à bas la +vertu! à bas Dieu!_ Une semblable imputation n'a pas besoin d'être +réfutée; je ne la rapporte ici que pour prouver à quel point l'esprit de +parti et les passions haineuses ont égaré les écrivains soi-disant +royalistes. On a prétendu également que le peuple avait pillé et dévasté +un grand nombre de boutiques et de magasins; le fait est faux: il n'y +eut d'autre désordre que sur la place de Bellecour, où le peuple brisa +les vitres et les tables du Café Bourbon, connu pour être le lieu de +réunion des ultra-royalistes: ce désordre fut apaisé et réprimé +sur-le-champ.] + +[60: Il avait voulu pérorer les Châlonnais qui ne lui laissèrent que le +tems de se sauver.] + +[61: Je n'ose l'affirmer, ayant confondu dans mes notes Châlons, +Avalons, etc. + +[62: + ORDRE DU JOUR. + + _Le Maréchal Prince de la Moskova aux troupes de son Gouvernement_. + + OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS, ET SOLDATS! + + La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie légitime que + la nation Française a adoptée, va remonter sur le trône: c'est à + l'Empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de + régner sur notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le + parti de s'expatrier encore, ou qu'elle consente à vivre au milieu + de nous; que nous importe! La cause sacrée de la liberté et de + notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils + ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils se sont trompés: + cette gloire est le fruit de trop nobles travaux, pour que nous + puissions jamais en perdre le souvenir. Soldats! les tems ne sont + plus où l'on gouvernait les peuples en étouffant leurs droits. La + liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va + l'affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la + nôtre et celle de tous les Français: que tous les braves que j'ai + l'honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité. + + Soldats! je vous ai souvent menés à la victoire, maintenant je vais + vous conduire à cette phalange immortelle que l'Empereur Napoléon + conduit à Paris, et qui y sera sous peu de jours; et là, notre + espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive + l'Empereur! + + Lons le Saulnier, le 13 Mars, 1815. + + Le Maréchal d'Empire, + + PRINCE DE LA MOSKOVA. +] + +[63: Il faisait allusion à l'installation du conseil d'état, où le +chancelier mit effectivement un genou en terre pour demander et recevoir +les ordres du roi, au banquet de la ville, où le Préfet, sa femme et le +corps municipal servirent à table le roi et sa suite, composée de +quarante dames de l'ancienne cour, et de quatre dames seulement de la +nouvelle noblesse parmi lesquelles se trouvaient les deux épouses des +maréchaux de service.] + +[64: M. Gamot, préfet d'Auxerre, avait épousé la soeur de Madame Ney.] + +[65: Il est incontestable, en effet, qu'une insurrection générale, +provoquée par la conduite oppressive et insensée du gouvernement, allait +éclater au moment où Napoléon reparut. + +On savait que la France, fatiguée, dégoûtée, mécontente du nouvel ordre +de choses, appelait de tous ses voeux une seconde révolution; et l'on +s'était réuni et concerté pour préparer la crise, et la faire tourner à +l'avantage de la patrie. + +Quelques mécontens prétendaient qu'il fallait commencer par secouer le +joug insupportable sous lequel on gémissait, sauf à voir ensuite ce +qu'on ferait: le plus grand nombre se prononçait formellement pour le +rappel immédiat de l'Empereur, et voulait qu'on lui députât des +émissaires ou qu'on envoyât des vaisseaux l'enlever de l'île d'Elbe. + +On était unanimement d'accord sur la nécessité d'un changement, et l'on +cherchait à s'accorder sur le reste, lorsque l'arrivée subite de +Napoléon mit fin à toute discussion. + +L'Empereur, après le 20 Mars, eut connaissance de ces projets de +soulèvement et sut que certains chefs avaient montré de l'hésitation à +se servir de lui; «Les meneurs, disait-il, voulaient s'approprier +l'affaire et travailler pour eux; ils prétendent aujourd'hui m'avoir +frayé le chemin de Paris, je sais à quoi m'en tenir: c'est la nation, le +peuple, les soldats, les sous-lieutenans qui ont tout fait. C'est à eux, +à eux seuls que je dois tout.] + +[66: Sobriquet donné aux officiers émigrés.] + +[67: Il venait de recevoir le commandement de l'avant-garde.] + +[68: Napoléon avait déjà donné des ordres semblables au général +Cambronne. Voici sa lettre, que je me reproche de n'avoir point citée. + +«Général Cambronne, je vous confie ma plus belle campagne; tous les +Français m'attendent avec impatience; vous ne trouverez partout que des +amis: ne tirez point un seul coup de fusil, je ne veux pas que ma +couronne coûte une goutte de sang aux Français.»] + +[69: Napoléon était fataliste et superstitieux, et ne s'en cachait +point. Il croyait aux jours heureux et malheureux. On s'étonnerait de +cette faiblesse, si l'on ne savait qu'elle fut commune aux plus grands +hommes de l'antiquité et des siècles modernes.] + +[70: C'était la caresse favorite de Napoléon. Plus il vous aimait, plus +il vous en donnait, et plus fort il frappait.] + +[71: Le duc de Vicence, convaincu de l'inutilité des efforts que ferait +Napoléon pour établir des relations diplomatiques avec les puissances +étrangères, refusa d'accepter le ministère. L'Empereur l'offrit à M. +Molé. M. Molé objecta qu'il était entièrement étranger à la diplomatie, +et pria Napoléon de faire un autre choix. Napoléon et ses autres +ministres pressèrent tellement alors le duc de Vicence, que celui-ci se +fit un devoir de céder. Il aurait préféré que l'Empereur lui eût donné +un commandement dans l'armée, où du moins il aurait pu trouver +l'occasion de servir utilement la patrie et l'Empereur. + +Le ministère de l'intérieur, destiné d'abord à M. Costaz, fut également +proposé à M. Molé, et finit par être donné à M. Carnot, sur la +proposition du duc de Bassano. + +L'Empereur ne fut point content des refus opiniâtres de M. Molé; il +aimait son nom, et faisait cas de ses talens. Il avait eu l'intention de +le nommer gouverneur du prince Impérial, et ce fut à telle pensée que M. +Molé dut principalement le haut rang auquel il avait été élevé si +rapidement. + +Néanmoins, M. Molé demanda et obtint la direction générale des ponts et +chaussées, qu'il occupait en 1813, avant d'être employé au ministère de +la justice.] + +[72: Adresse du général Letort au Roi.] + +[73: Il refusa constamment le traitement et les frais de bureau +considérables attachées au grade de Major-Général de la garde. Les +appointemens de Lieutenant-Général et d'aide-de-camp lui paraissaient +suffisans pour le payer plus qu'il ne valait.] + +[74: Je ne puis m'empêcher de faire remarquer la beauté de ce passage.] + +[75: Le Roi partit si subitement, qu'il n'eut pas le tems d'enlever ses +papiers personnels. On trouva, dans sa table à écrire, son porte-feuille +de famille; il renfermait un très-grand nombre de lettres de Madame la +Duchesse d'Angoulême, et quelques-unes des Princes. Napoléon en +parcourut plusieurs, et me remit le portefeuille, en m'ordonnant de le +faire conserver religieusement. Napoléon voulait qu'on eût du respect +pour la Majesté Royale, et pour tout ce qui appartenait à la personne +des Rois. + +Le Roi se servait habituellement d'une petite table qu'il avait +rapportée d'Hartwell: Napoléon prit plaisir à y travailler pendant +quelques heures: il la fit retirer ensuite, et prescrivit qu'on en eût +le plus grand soin. + +Le fauteuil mécanique du Roi, ne pouvant convenir à Napoléon, dont le +corps et la santé étaient pleins de force et de vigueur, fut relégué +dans l'arrière cabinet. Quelqu'un s'y trouvait assis dans un moment où +l'Empereur passa sans être attendu. Il lui lança un regard courroucé, et +le fauteuil fut enlevé. + +Un de ses valets de chambre, comptant lui faire sa cour, osa placer sur +sa cheminée des caricatures injurieuses aux Bourbons; il les jeta +dédaigneusement au feu, et lui ordonna sévèrement de ne plus se +permettre à l'avenir de semblables impertinences.] + +[76: Napoléon, m'a-t-on assuré, composa dans sa jeunesse l'histoire de +Paoli et de la guerre de la liberté: puisse-t-il, pour l'instruction des +siècles à venir, réaliser le dessein d'écrire l'histoire de son règne! +Ce règne est si fécond en événemens extraordinaires, en catastrophes +imprévues, il nous offre de si nombreux exemples des vicissitudes +humaines, que son histoire pourrait suppléer à toutes les autres, et +devenir à elle seule la leçon des peuples et des rois.] + +[77: Ce décret et tous ceux datés précédemment du Palais des Tuileries, +ne contenaient plus d'autre qualification que celle d'Empereur des +Français, On supprima les etc. etc. remarqués avec inquiétude dans les +proclamations et les décrets de Lyon. Ils y avaient été insérés sans +réflexion, et seulement par tradition. L'Empereur ne voulut point non +plus qu'on continuât à terminer ses lettres familières par cette +formule: «Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde, etc.: +il faut laisser là, dit-il, toutes ces vieilles antiquailles; elles sont +bonnes pour les Rois par la grâce de Dieu.»] + +[78: Jamais en effet, à aucune époque de la révolution, les écrivains ne +jouirent d'une liberté et d'une impunité aussi complète. La saisie, du +_Censeur Européen_, dont on fit tant de bruit, fut l'ouvrage de M. +Fouché. L'Empereur ne connut cette infraction à la loi, que lorsqu'elle +fut consommée, et sur le champ il ordonna qu'on rendit aux rédacteurs du +_Censeur_ les exemplaires confisqués, et qu'on leur permit de les +répandre librement dans la circulation.] + +[79: L'audience devait avoir lieu à midi, et à neuf heures Sa Majesté +n'avait point encore préparé ses réponses; elles furent dictées à la +hâte, et à peine eûmes-nous le tems de les mettre au net.] + +[80: Je n'entends parler ici que des adresses des corps constitués et de +certains généraux et préfets.] + +[81: Ce fut cette mission qui devint la source de la disgrâce dans +laquelle le Maréchal vécut jusqu'au jour de son rappel à l'armée. +L'Empereur lui avait fait ordonner de partir sur-le-champ; il répondit +qu'il ne pourrait partir qu'autant qu'on lui payerait une vingtaine de +mille francs qui lui étaient dus; l'Empereur, en jurant, ordonna qu'ils +fussent payés. + +Le lendemain, le général Lecourbe, à qui l'Empereur venait de confier un +commandement important, lui écrivit pour lui demander plusieurs grâces, +et en outre cent cinquante mille francs à titre de traitement arriéré, +pour payer ses dettes. + +Deux autres généraux moins connus, voulurent également lui faire acheter +leurs services. Il se révolta contre leurs prétentions. «Est-ce que ces +gens-là, dit-il, croyent que je jette mon argent par les fenêtres? Je +n'ai point envie de me laisser rançonner à la Henri IV: s'ils ne veulent +pas se battre, qu'ils mettent des jupons, et qu'ils aillent se +promener.»] + +[82: Je regrette de n'avoir point recueilli son nom.] + +[83: Forteresse où se trouvait casernée la garnison.] + +[84: Elle partit dans la soirée pour Pouillac, où, après avoir adressé +ses adieux aux volontaires à cheval qui l'avaient escortée, elle monta à +bord d'un navire anglais, et mit à la voile le 2 avril pour +l'Angleterre.] + +[85: Rapport du général Ernouf.] + +[86: Il oublia le général Loverdo.] + +[87: Les diamans que l'on voulait obtenir en échange du duc d'Angoulême +représentaient une valeur de quatorze millions. Le duc d'Otrante proposa +à l'Empereur de donner M. de Vitrolles par dessus le marché, si l'on +voulait les restituer; l'Empereur y consentit très-volontiers. Le duc +d'Otrante entama une négociation à cet égard, qui n'eut d'autre résultat +que de lui procurer l'occasion de correspondre plus à son aise avec +Gand.] + +[88: Il fut reconnu par le duc d'Albuféra, que cette trahison prétendue +était l'effet de la méprise que j'ai rapportée plus haut, et le décret +n'eut point de suite.] + +[89: C'était un sobriquet donné par Napoléon à ses vieux grenadiers.] + +[90: L'Empereur Alexandre fit éclater particulièrement la plus généreuse +indignation.] + +[91: M. de Vincent partit avant que cette lettre ne fût rédigée, et on +la confia à son secrétaire. L'Empereur d'Autriche se la fit remettre et +se contenta d'annoncer à l'Impératrice Marie-Louise qu'on avait reçu des +nouvelles de son époux, et qu'il se portait bien.] + +[92: Par une singularité assez plaisante, de tous les hommes à deux fins +dont se servit l'Empereur, aucun ne lui inspira plus de confiance que M. +de Mont***. Il l'avait autrefois maltraité, persécuté et exilé; il +savait qu'il le détestait et qu'il était l'ami le plus intime, le plus +dévoué de M. de Talleyrand: mais il connaissait aussi la tournure +d'esprit de M. de Mont***, et il pensa qu'il trouverait un charme infini +à bien remplir sa mission et à _rouer_ M. de Talleyrand, qui se flattait +de ne l'avoir jamais été par personne. J'ignore si M. de Mont*** trouva +piquant ou non d'attraper M. de Talleyrand: ce que je sais, c'est qu'il +justifia l'attente de Napoléon, et lui rapporta intactes les lettres que +M. de Men*** lui remit.] + +[93: J'ignore si le fait est vrai; mais vrai ou faux, il produisit le +même effet sur l'esprit des Italiens.] + +[94: On ne peut s'empêcher de faire ici un rapprochement. Le comte +d'Artois, le 15 Mars, veut former une légion d'élite de la garde +nationale de Paris. Il passe en revue les douze légions, les harangue, +leur annonce qu'il marchera à la tête des gardes nationaux volontaires: +150 se présentent! + +Napoléon, du fond de son cabinet, appelle la garde nationale à la +défense de la cause impériale: 150,000 hommes prennent les armes et +volent au combat! + +Que doit-on conclure de cette froideur d'une part et de cet enthousiasme +de l'autre? Je laisse cette question à résoudre aux hommes qui +prétendent que la révolution du 20 Mars n'obtint l'assentiment que d'une +poignée de factieux.] + +[95: Les revers de Napoléon avaient été si rapides, que les possesseurs +des grande places et des grandes fortunes n'avaient point eu le tems de +réformer leur luxe. Quand les Bourbons furent rappelés, il fallut +compter avec soi-même; et toutes ces dépenses effrénées cessèrent +tout-à-coup. + +D'un autre côté, la nouvelle cour, dans l'intention de se distinguer de +la cour impériale, fit succéder au faste utile de Napoléon, la +simplicité la plus choquante. Les émigrés les plus riches imitèrent ce +pernicieux exemple; et, comme le remarqua Napoléon, le luxe de la table +fut à-peu-près le seul auquel ils n'épargnèrent point les encouragemens. +Il résulta de ce système d'économie, que les produits de nos +manufactures restèrent sans emploi, et que l'industrie fut subitement +paralysée. + +La paix, que le commerce appelait de tous ses voeux, l'anéantit donc +presque totalement; et les manufacturiers, les fabricans, les négocians +(j'en excepte ceux des ports), regrettèrent vivement les tems _heureux_ +où nous avions la guerre. + +Il faut convenir, en effet, que notre industrie fut redevable à la +guerre et à nos conquêtes, de ses progrès et de son prodigieux +accroissement. La guerre, en nous privant des produits des manufactures +anglaises, nous avait appris à fabriquer nous-mêmes. La prohibition +constante de ces marchandises préserva nos manufactures naissantes des +dangers de la concurrence, et leur permit de se livrer avec sécurité aux +essais et aux dépenses nécessaires pour atteindre ou surpasser la +perfection des fabrications étrangères. Sur tous les points de l'empire, +on vit s'élever des filatures et des manufactures de coton, et cette +branche de commerce, presqu'inconnue jusqu'alors, employa trois cents +mille ouvriers et produisit une valeur commerciale de plus de deux cent +cinquante millions. Les autres produits de notre industrie reçurent +également des développemens et des améliorations importantes, et la +France, malgré la conscription, comptait dans ses nombreux ateliers près +de douze cents mille ouvriers. + +Si cet état florissant de notre commerce continental fut l'effet de +l'agrandissement de notre territoire et de l'essor que la guerre avait +donné à notre industrie, il fut aussi (il faut le dire) le résultat des +secours, des encouragemens, des distinctions honorifiques, que Napoléon +sut répartir à propos à nos fabricans, à nos manufacturiers, et le prix +des sacrifices énormes qu'il fit pour créer, restaurer et entretenir ces +routes superbes et ces nombreux canaux qui rendaient, entre la France et +les contrées soumises à son empire, les communications aussi faciles que +sûres et agréables.] + +[96: Ces paroles, et plusieurs autres que j'ai déjà citées, prouvent que +Napoléon n'ignorait point le parti qu'il aurait pu tirer du peuple. S'il +ne s'en servit point, c'est qu'il craignit sans doute que le remède ne +fût pire que le mal.] + +[97: Napoléon, pendant les Cent Jours, eut un moment l'idée de faire +paraître une note semi-officielle sur l'arrestation et la mort du duc +d'Enghien. + +Voici quelques renseignemens extraits des pièces qui devaient servir de +base à cette note. + +Des rapports de police avaient instruit Napoléon qu'il existait des +menées royalistes au-delà du Rhin, et qu'elles étaient dirigées et +entretenues, 1.°, par Messieurs Drack et Spencer Smith, à Stutgard et à +Munich; 2.°, par le duc d'Enghien et le général Dumourier. Le foyer des +premières était à Offenbourg, où se trouvaient des émigrés, des agens +anglais, et la baronne de Reich, si connue par ses intrigues politiques. +Le foyer des secondes était soi-disant au château d'Ettenheim où +résidaient le duc d'Enghien, Dumourier, un colonel anglais et plusieurs +agens des Bourbons. + +Les cent vingt-huit mille francs donnés par le ministre Drack au sieur +Rosey, chef de bataillon, pour exciter un soulèvement; et les rapports +de M. Sh***, préfet de Strasbourg et beau-frère du duc de Fel..., ne +laissaient aucun doute sur l'existence des intrigues d'Offenbourg et +d'Ettenheim, auxquels M. Sh*** attribuait spécialement l'agitation et +les symptômes de mécontentement qui régnaient à Weissembourg et sur +plusieurs points de l'Alsace. + +D'un autre côté, la conspiration du 3 nivôse venait d'éclater. Les +révélations faites par le domestique de Georges et par d'autres +individus, portaient à croire que le duc d'Enghien avait été envoyé par +l'Angleterre sur les bords du Rhin pour se mettre à la tête de +l'insurrection, aussitôt qu'on se serait défait de Napoléon. + +La nécessité de mettre un terme à ces complots et d'en effrayer les +instigateurs par un grand acte de représailles, cadrait d'une manière +incroyable avec les considérations politiques qui portaient Napoléon à +tenter un coup d'éclat, pour donner à la révolution et aux +révolutionnaires les garanties que les circonstances exigeaient. + +Napoléon, nommé consul à vie (j'emprunte ici le langage du manuscrit de +Sainte Hélène) sentait la faiblesse de sa position, le ridicule de son +consulat. Il fallait établir quelque chose de solide pour servir d'appui +à la révolution. Les républicains s'effrayaient de la hauteur où le +plaçaient les circonstances; ils se défiaient de l'usage qu'il allait +faire de son pouvoir; ils redoutaient qu'il ne renouvelât une vieille +royauté à l'aide de son armée. Les royalistes fomentaient ce bruit, et +se plaisaient à le représenter comme un singe des anciens monarques: +d'autres royalistes, plus adroits, répandaient sourdement qu'il s'était +enthousiasmé du rôle de Monck, et qu'il ne prenait la peine de restaurer +le pouvoir que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu'il serait en +état de leur être offert. + +Les têtes médiocres qui ne mesuraient pas sa force, ajoutaient foi à ces +bruits; ils accréditaient le parti royaliste, et le décriaient dans le +peuple et dans l'armée; car ils commençaient à douter de lui et de son +attachement à leur cause. Il ne pouvait pas laisser courir une telle +opinion, parce qu'elle tendait à tout désunir. Il fallait, à tout prix, +détromper la France, les royalistes, et l'Europe, afin qu'ils sussent à +quoi s'en tenir avec lui. Une persécution de détail contre des propos, +ne produit jamais qu'un mauvais effet, parce qu'elle n'attaque pas le +mal dans sa racine. + +La mort du duc d'Enghien décidait donc la question qui agitait la +France; elle décidait de Napoléon sans retour; elle pouvait enfin +intimider et punir les auteurs des trames ourdies sans cesse contre sa +vie et contre l'état: il l'ordonna. + +Il fit appeler le maréchal Berthier, et ce ministre prescrivit au +général Ord***, par un ordre que l'Empereur dicta et que j'ai _vu_, de +se rendre en poste à Strasbourg; de faire mettre à sa disposition par le +général Lev*** quinze pontonniers, trois cents dragons de la garnison de +Schelstadt et trente gendarmes; de passer le Rhin à Rheinaw, de se +porter sur Ettenheim, de cerner la ville, _d'enlever le duc d'Enghien, +Dumourier, un colonel anglais, et tous les individus qui seraient à leur +suite_. + +Le duc d'Enghien, le général Thumery, le colonel de Grunstein, le +lieutenant Schmidt, l'abbé Weinburn, et cinq autres personnes +subalternes, furent arrêtées par un chef d'escadron de gendarmerie nommé +Ch***, chargé de cette partie de l'expédition. + +On acquit alors, et seulement alors, la certitude que Dumourier n'était +point à Ettenheim. On avait pris pour lui le général Thumery. Cette +erreur causée par la similitude de leurs grades et par l'espèce de +conformité de leur noms, qui, avec l'accent allemand, se prononcent à +peu-près de la même manière, avait accru, dans la pensée de Napoléon, +l'importance et la criminalité des prétendues menées d'Ettenheim, et +exerça sur sa détermination la plus funeste influence. + +Le duc d'Enghien fut amené de Strasbourg à Paris, et traduit devant une +commission militaire. + +L'Impératrice Joséphine, la princesse Hortense, se jetèrent en larmes +aux pieds de Napoléon, et le conjurèrent de respecter la vie du duc +d'Enghien. Le prince Cambacérès et le prince de Neufchâtel lui +remontrèrent vivement l'affreuse inutilité du coup qu'il allait frapper. +Il paraissait hésiter, lorsqu'on vint lui annoncer que le prince avait +cessé de vivre. + +Napoléon ne s'était point attendu à une catastrophe aussi prompte. Il +avait même donné l'ordre à M. Real de se rendre à Vincennes pour +interroger le duc d'Enghien; mais son procès et son exécution avaient +été pressés par Murat, qui, poussé par quelques régicides, à la tête +desquels se trouvait M. Fou***, crut servir Napoléon, sa famille et la +France, en assurant la mort d'un Bourbon. + +Le prince de T***, à qui l'Empereur a souvent reproché publiquement de +lui avoir conseillé l'arrestation et la mort du duc d'Enghien, fut +chargé d'apaiser la cour de Bade et de justifier la violation de son +territoire aux yeux de l'Europe. M. de Caulincourt se trouvant à +Strasbourg, l'Empereur le crut plus propre que tout autre à suivre une +négociation, si la tournure de l'affaire venait à l'exiger; et il fut +chargé d'envoyer au ministre de Bade la dépêche du prince de T***; mais +on n'eut point besoin de recourir à la voie des négociations. La cour, +loin de se plaindre qu'on eût violé son territoire, témoigna être fort +aise que la marche suivie lui eût ôté la honte d'un consentement ou +l'embarras d'un refus. + +Tel est le récit exact et véridique des circonstances qui ont précédé, +suivi et accompagné l'enlèvement et la mort du dernier des Condé. + +On a long-tems imputé, et les personnes non instruites de la vérité +imputent encore à M. de Caulincourt l'arrestation du duc d'Enghien: les +unes prétendent qu'il l'arrêta de ses propres mains; les autres qu'il +donna l'ordre de se saisir de sa personne: ces deux imputations sont +également fausses. Il n'a point arrêté le duc d'Enghien, car son +arrestation fut exécutée et consommée par le chef d'escadron Ch***. Il +n'a point donné directement ou indirectement l'ordre d'arrêter ce +prince, car la mission spéciale de le faire enlever avait été confiée au +général Ord***; et ce général n'avait aucun ordre à recevoir de M. de +Caulincourt son égal, et peut-être même son inférieur. Ce qui avait fait +croire, dans un tems où il n'était point possible d'expliquer les faits, +que M. de Caulincourt avait été chargé d'arrêter ou faire arrêter le duc +d'Enghien, c'est que M. de Caulincourt reçut au même moment que le +général Ord***, l'ordre de se rendre à Strasbourg, pour faire enlever +les émigrés et les agens anglais qui avaient établi le siége de leurs +intrigues à Offenbourg, Mais cette mission, pour laquelle il dut être +dans le cas de se concerter avec le général Ord***, et peut-être même de +l'appuyer en cas de besoin, car une action simultanée était nécessaire +pour qu'une expédition ne fit point échouer l'autre, cette mission, +dis-je, quoiqu'analogue, n'avait aucun rapport réel avec celle du +général Ord***. Leur but était différent: l'une avait pour objet +l'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim; l'autre, l'arrestation à huit +ou dix lieues de là des conspirateurs d'Offenbourg. Peut-être +objectera-t-on que M. de Caulincourt n'ignorait point que le général +Ord*** était chargé d'arrêter le duc d'Enghien; cela serait vrai, que je +ne vois point la conséquence qu'on pourrait en tirer. Mais ce que j'ai +_vu_ au cabinet, et ce que j'atteste, c'est que l'ordre donné à M. de +Caulincourt ne parlait aucunement d'Ettenheim, et que le nom du duc +d'Enghien ne s'y trouvait même point prononcé. Il était uniquement +relatif d'abord à la construction d'une flotille qu'on préparait sur le +Rhin, et secondairement à l'expédition d'Offenbourg, expédition qui se +termina (on ne l'a sans doute point oublié) par la fuite si risible du +ministre Drack et de ses agens. + +J'ai cru de mon devoir, comme Français et comme historien, d'entrer dans +ces détails, et de détruire à jamais une erreur dont la malveillance et +l'esprit de parti se sont emparés pour chercher à ternir la vie +politique d'un des hommes qui fait le plus d'honneur au gouvernement +impérial et à la France. + +M. de Caulincourt, eût-il commis la fatale arrestation qu'on lui impute, +n'en serait pas moins exempt de tout reproche: il aurait fait son +devoir, comme le général Ord*** fit le sien. Un militaire n'est point le +juge des ordres qu'il exécute. Le grand Condé, tout couvert des lauriers +de Rocroy, de Fribourg, de Nordlingue et de Lenz, fut arrêté, au mépris +de la foi promise, dans les appartemens du Roi; et ni les contemporains, +ni la postérité n'ont fait un crime de cette arrestation au maréchal +d'Albret.] + +[98: On m'a assuré que, trois fois, il fit offrir à Georges sa grâce, +s'il promettait de ne plus conspirer, et que ce n'est qu'au troisième +refus qu'il ordonna d'exécuter le jugement.] + +[99: Le maréchal Augereau, duc de Castiglione, se trouvait également +porté sur cette liste. Il en fut rayé à la prière de la duchesse, et en +considération de la proclamation qu'il publia le 23 mars.] + +[100: Ces entretiens avec les personnes dont Napoléon estimait l'opinion +et le mérite étaient toujours aimables, instructifs, intéressans, +toujours empreints de pensées fortes, d'expressions hardies, ingénieuses +ou sublimes. Avec les personnes qui lui étaient indifférentes ou dont il +pénétrait la nullité, ses phrases à peine commencées n'étaient jamais +finies; ses idées ne roulaient que sur des choses insignifiantes, des +lieux communs, qu'il assaisonnait volontiers pour se désennuyer, de +sarcasmes amers, ou de plaisanteries plus bizarres que spirituelles. + +Ceci explique la contradiction des divers jugemens portés sur l'esprit +de Napoléon par les étrangers admis à sa cour.] + +[101: Procureur-général du Roi, chargé dans certains cas, de la +poursuite des délits et des crimes politiques.] + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les Cent Jours (1/2), by Fleury de Chaboulon + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CENT JOURS (1/2) *** + +***** This file should be named 25616-8.txt or 25616-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/5/6/1/25616/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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