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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:32:56 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Claire d'Albe + +Author: Sophie Cottin + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26811] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE D'ALBE *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Mme Cottin (Sophie Cottin née Sophie Ristaud +1773-1807), _Claire d'Albe_ (1799), édition de 1824. L'orthographe +de l'édition de 1824 a été respectée.] + + + + + +Opinion sur _Claire d'Albe_: + + + +-- opinion de l'auteur anonyme de la _Notice historique sur la +vie et les écrits de Madame Cottin_ (1824) + +"(...) Ce roman fut publié en 1798; et, malgré que les esprits +fussent encore tout agités des inquiétudes révolutionnaires, +tout le monde applaudit à la simplicité de l'action, tellement +dégagée d'événemens accessoires et de personnages épisodiques, +qu'un auteur ordinaire y aurait à peine trouvé le sujet d'une +nouvelle. Elle ne s'est attachée à peindre, dans cet ouvrage, +que la naissance et les progrès involontaires d'une passion +funeste et criminelle dans deux jeunes coeurs qui semblaient +nés pour la vertu; mais elle a su tirer d'une combinaison qui +paraissait d'abord si peu féconde, un parti qui atteste toute +l'étendue de son rare talent à peindre les affections de +l'âme. L'action est bien conduite, les situations se lient +entre elles sans gêne et sans effort, elles sont habilement +graduées; mais la partie essentielle, la partie la plus +estimable de l'ouvrage, est le tableau des progrès successifs +de cette passion qui s'empare des deux amans, qui les +subjugue, et qui finit par les perdre tous les deux: tableau +tracé de main de maître, et d'une effrayante vérité. On a +prétendu que ce roman avait été écrit en quinze jours. Mais il +faut observer que cet ouvrage n'était qu'un cadre dans lequel +elle avait fait entrer le développement de scènes, d'idées et +de sentimens sur lesquels elle avait beaucoup réfléchi +d'avance. les masses principales, les détails même existaient +dans sa tête, il ne s'agissait plus que de les adapter à un +plan donné. (...)" + + + +-- opinion de Mme de Genlis: + +"_Claire d'Albe_ est, à tous égards, un mauvais ouvrage, sans +intérêt, sans imagination, sans vraisemblance et d'une +immoralité révoltante; c'est le premier roman où l'on ait +représenté l'amour délirant, furieux et féroce, et une héroïne +vertueuse, religieuse, angélique, et se livrant sans mesure et +sans pudeur à tous les emportemens d'une amour effréné et +criminel. Cet ouvrage est en lettres, et c'est l'héroïne qui +écrit; cette manière, qui sauve la difficulté de varier le +style suivant les personnages, est la plus aisée, mais par +cela même la moins agréable..... La main d'une femme, ce quelque +âge qu'elle puisse être, ne peut copier les scènes cyniques de +cet amour adultère, telles qu'on a osé les décrire dans ce +roman; la fausseté des sentimens peut seule en égaler +l'indécence..... Il fut s'arrêter.... Non-seulement une femme, +mais un homme qui aurait quelque respect pour le public, +n'oserait transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit ce +discours, dont l'extravagance et l'impiété font toute +l'énergie. Cependant l'auteur, dans l'avant-dernière page de +cette coupable et misérable production, consultant enfin sa +conscience et ses lumières, fait dire à son héroïne expirante +ces belles paroles qu'elle adresse à une amie, en lui +recommandant sa fille: qu'elle sache que ce qui m'a perdue est +d'avoir coloré le vice du charme de la vertu; dis-lui bien que +celui qui la déguise est plus coupable encore que celui qui la +méconnaît. Mais à quoi servent quelques lignes raisonnables, +lorsque, dans le cour de l'ouvrage, on n'a cherché qu'_à +colorer le vice du charme de la vertu?_.... Toutes les règles +invariables du roman passionné se trouvent dans celui-ci: +incorrection de style, phrases inintelligibles, impropriété +d'expressions, fureurs d'amour; un jeune homme vertueux +forcené; une femme céleste, s'humiliant, se prosternant dans +la poussière aux pieds de son amant; des adultères parlant +toujours du ciel, de la vertu, de l'éternité; tous les +confidens et les sages du roman admirant avec enthousiasme ces +deux personnages; les passions divinisées, alors même qu'elles +font commettre des crimes; et enfin le suicide attribué au +héros et comme une grande action!... Voilà ce qui compose +_Claire d'Albe_, premier modèle du genre, qui a produit tant +d'autres romans, dans lesquels on a servilement copié toutes +ces extravagances. Que dire de ceux qui, n'étant point égarés +par leurs propre imagination, c'est-à-dire n'inventant rien, +ont eu le double mauvais goût d'admirer de telles choses et de +les imiter?" + + + +-- opinion du _Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle_ +[Larousse]: + +"(...) Tel est le fond de ce drame intime, dont la couleur +sombre est tempérée par une noble et féminine délicatesse, une +faiblesse gracieuse et pleine de charme. Claire d'Albe est une +soeur de Werther par les sentiments, et, malgré le but moral +de l'auteur, il a peint avec tant de vivacité sa passion +coupable qu'il y a presque du danger à voir représenter sous +des couleurs si séduisantes les égarements de la passion. Mais +Mme Cottin a déployé un art infini dans la composition de son +roman et a réussi, jusqu'à un certain point, à racheter, par +la combinaison des moyens, l'inconvenance inhérente au fond du +sujet. Ainsi l'intérêt n'est pas excité par la faute de +Claire; on la plaint, mais on la condamne. Subjuguée par +degrés et sans s'en apercevoir, elle lutte courageusement +contre elle-même, et son plus grand tort est son imprudente +confiance en l'inflexibilité de sa vertu. L'imprudence, qui +semble le défaut de tous les personnages, est bien moins +excusable chez son mari, qui, malgré l'expérience de l'âge, +favorise comme à plaisir l'intimité de sa femme et de +Frédéric. Une seconde faute, qui diminue de beaucoup l'intérêt +pour son caractère, présenté d'abord sous des dehors si +généreux, c'est le mensonge auquel il a recours pour arracher +du coeur de Claire l'image de Frédéric. Ce procédé de mari de +comédie est indigne de M. d'Albe. On pardonne plus aisément à +Frédéric son crime commis dans un transport aveugla et si +chèrement expié. Ce roman est écrit sous forme de lettres, +procédé qui d'ordinaire jette une certaine froideur dans les +événements, un récit ne pouvant jamais reproduire l'animation +des faits qui se passent sous les yeux. Aussi le meilleur +morceau est-il celui de la mort de Claire, à laquelle le +lecteur assiste. 'On se sent, dit M. Sainte-Beuve, +profondément ému du pathétique de la situation, de l'élévation +des sentiments et de la sincérité du repentir de l'infortunée +Claire.' On verse des larmes à son lit de mort et on oublie le +tableau un peu trop expressif du moment où elle devient +coupable. Sa faute est, du reste, naturellement amenée par le +jeu des caractères et des événements et par les situations +supérieurement développées. Que de scènes attendrissantes, de +détails enchanteurs, quelle variété dans le ton et les +couleurs, quelle flexibilité de pinceau! C'est le caractère +distinctif du style de Mme Cottin: de la chaleur, et surtout +de la variété avec une élégance soutenue, qualités qui rendent +le lecteur charmé indulgent pour les exagérations de +sentiment. (...)" + + + +BIBLIOTHEQUE FRANCAISE + + + +OEUVRES + +COMPLETES + +DE MME COTTIN + + + +TOME PREMIER + + + +CLAIRE D'ALBE + + + +PARIS, + +MENARD ET DESENNE, FILS. + +1824 + + + +(...) + + + +PREFACE DE L'AUTEUR + + + + +Le dégoût, le danger ou l'effroi du monde ayant fait naître en +moi le besoin de me retirer dans un monde idéal, déjà +j'embrassais un vaste plan qui devait m'y retenir long-temps, +lorsqu'une circonstance imprévue m'arrachant à ma solitude et +à mes nouveaux amis, me transporta sur les bords de la Seine, +aux environs de Rouen, dans une superbe campagne, au milieu +d'une société nombreuse. + +Ce n'est pas là où je pouvais travailler: je le savais; aussi +avais-je laissé derrière moi tous mes essais. Cependant la +beauté de l'habitation, le charme puissant des bois et des +eaux, éveillèrent mon imagination et remuèrent mon coeur; il +ne me fallait qu'un mot pour tracer un nouveau plan: ce mot me +fut dit par une personne de la société, et qui a joué elle-même +un rôle assez important dans cette histoire. Je lui +demandai la permission d'écrire son récit: elle me l'accorda; +j'obtins celle de l'imprimer, et je me hâte d'en profiter. Je +me hâte, c'est le mot; car ayant écrit tout d'un trait, et en +moins de quinze jours, l'ouvrage qu'on va lire, je ne me suis +donné ni le temps ni la peine de le retoucher. Je sais bien +que, pour le public, le temps ne fait rien à l'affaire: aussi +il fera bien de dire du mal de mon ouvrage s'il l'ennuie; mais +s'il m'ennuyait encore plus de le corriger, j'ai bien fait de +le laisser tel qu'il est. + +Quant à moi, je sens si bien tout ce qui lui manque, que je ne +m'attends pas que mon âge, ni mon sexe me mettent à l'abri des +critiques, et mon amour-propre serait assez mal à son aise +s'il n'avait une sorte de pressentiment que l'histoire que je +médite le dédommagera peut-être de l'anecdote qui vient de +m'échapper. + + + +CLAIRE D'ALBE. + + + +LETTRE PREMIERE. + +CLAIRE D'ALBE A ELISE DE BIRE. + + +Non, mon Elise, non, tu ne doutes pas de la peine que j'ai +éprouvée en te quittant; tu l'as vue: elle a été telle, que M. +d'Albe proposait de me laisser avec toi, et que j'ai été près +d'y consentir. Mais alors le charme de notre amitié n'eût-il +pas été détruit? aurions-nous pu être contentes d'être +ensemble, en ne l'étant pas de nous-mêmes? aurais-tu osé +parler de vertu, sans craindre de me faire rougir, et remplir +des devoirs qui eussent été un reproche tacite pour celle qui +abandonnait son époux et séparait un père de ses enfans? +Elise, j'ai dû te quitter, et je ne puis m'en repentir; si +c'est un sacrifice, la reconnaissance de M. d'Albe m'en a +dédommagée, et les sept années que j'ai passées dans le monde +depuis mon mariage ne m'avaient pas obtenu autant de confiance +de sa part, que la certitude que je ne te préfère pas à lui. +Tu le sais, cousine, depuis mon union avec M. d'Albe, il n'a +été jaloux que de mon amitié pour toi; il était donc essentiel +de le rassurer sur ce point, et c'est à quoi j'ai parfaitement +réussi. Elise, gronde-moi, si tu veux; mais, malgré ton +absence, je suis heureuse, oui, je suis heureuse de la +satisfaction de M. d'Albe. "Enfin, me disait-il ce matin, j'ai +acquis la plus entière sécurité sur votre attachement: il a +fallu long-temps, sans doute; mais pouvez-vous vous en +étonner, et la disproportion de nos âges ne vous rendra-t-elle +pas indulgente là-dessus? Vous êtes belle et aimable: je vous +ai vue dans le tourbillon du monde et des plaisirs, +recherchée, adulée; trop sage pour qu'on osât vous adresser +des voeux, trop simple pour être flattée des hommages, votre +esprit n'a point été éveillé à la coquetterie, ni votre coeur +à l'intérêt; et, dans tous les momens, j'ai reconnu en vous le +desir sincère de glisser dans le monde sans y être aperçue: +c'était là votre première épreuve; avec des principes comme +les vôtres, ce n'était pas la plus difficile. Mais bientôt je +vous réunis à votre amie; je vous donne l'espérance de vivre +avec elle. Déjà vos plans sont formés; vous confondez vos +enfans, le soin de les élever double dxe charme en vous en +occupant ensemble, et c'est du sein de cette jouissance que je +vous arrache pour vous mener dans un pays nouveau, dans une +terre éloignée; vous voilà seule, à vingt-deux ans, sans autre +compagnie que deux enfans en bas âge et un mari de soixante. +Eh bien! je vous retrouve la même, toujours tendre, toujours +empressée; vous êtes la première à remarquer les agrémens de +ce séjour; vous cherchez à jouir de ce que je vous donne, pour +me faire oublier ce que je vous ôte; mais le mérite unique, +inappréciable de votre complaisance, c'est d'être si naturelle +et si abandonnée, que j'ignore moi-même si le lieu que je +préfère n'est pas celui qui vous plaît toujours davantage: +c'était ma seconde épreuve; après celle-ci il ne m'en reste +plus à faire. Peut-être étais-je né soupçonneux, et vous aviez +dans vos charmes tout ce qu'il fallait pour accroître cette +disposition; mais, heureusement pour tous deux, vous aviez +plus encore de vertus que de charmes, et ma confiance est +désormais illimitée comme votre mérite. -- Mon ami, lui ai-je +répondu, vos éloges me pénètrent et me ravissent; ils +m'assurent que vous êtes heureux, car le bonheur voit tout en +beau. Vous me peignez comme parfaite, et mon coeur jouit de +votre illusion, puisque vous m'aimez comme telle; mais, ai-je +ajouté, en souriant, ne faites pas à ce que vous nommez ma +complaisance tout l'honneur de ma gaieté; vous n'avez pas +oublié qu'Elise nous a promis de venir se joindre à nous, +puisque nous n'avions pu rester avec elle, et cette espérance +n'est pas pour moi le moins beau point de vue de ce séjour-ci." +En effet, mon amie, tu ne l'oublieras pas cette promesse +si nécessaire à toutes deux; tu profiteras de ton indépendance +pour ne pas laisser divisé ce que le ciel créa pour être uni; +tu viendras rendre à mon coeur la plus chère portion de lui-même; +nous retrouverons ces instans si doux, et dont +l'existence fugitive a laissé de si profondes traces dans ma +mémoire; nous reprendrons ces éternelles conversations que +l'amitié savait rendre si courtes; nous jouirons de ce +sentiment unique et cher qui éteint la rivalité et enflamme +l'émulation; enfin, l'instant heureux où Claire te reverra, +sera celui où il lui sera permis de dire: pour toujours! et +puisse le génie tutélaire qui présida à notre naissance et +nous fit naître au même moment afin que nous nous aimassions +davantage, mettre le sceau à ses bienfaits, en n'envoyant +qu'une seule mort pour toutes deux! + + + + +LETTRE II. + +CLAIRE A ELISE. + + +J'ai tort, en effet, mon amie, de ne t'avoir rien dit de +l'asile qui bientôt doit être le tien, et qui d'ailleurs +mérite qu'on le décrive; mais que veux-tu? quand je prends la +plume, je ne puis m'occuper que de toi, et peut-être +pardonneras-tu un oubli dont mon amitié est la cause. + +L'habitation où nous sommes est située à quelques lieues de +Tours, au milieu d'un mélange heureux de coteaux et de +plaines, dont les uns sont couverts de bois et de vignes, et +les autres de moissons dorées et de riantes maisons; la +rivière du Cher embrasse le pays de ses replis, et va se jeter +dans la Loire; les bords du Cher, couverts de bocages et de +prairies, sont rians et champêtres; ceux de la Loire, plus +majestueux, s'ombragent de hauts peupliers, de bois épais et +de riches guérets: du haut d'un roc pittoresque, qui domine le +château, on voit ces deux rivières rouler leurs eaux +étincelantes des feux du jour, dans une longueur de sept à +huit lieues, et se réunir au pied du château en murmurant; +quelques îles verdoyantes s'élèvent de leurs lits; un grand +nombre de ruisseaux grossissent leur cours; de tous côtés on +découvre une vaste étendue de terre riche de fruits, parée de +fleurs, animée par les troupeaux qui paissent dans les +pâturages. Le laboureur courbé sur la charrue, les berlines +roulant sur le grand chemin, les bateaux glissant sur les +fleuves, et les villes, bourgs et villages surmontés de leurs +clochers, déploient la plus magnifique vue que l'on puisse +imaginer. + +Le château est vaste et commode, les bâtimens dépendant de la +manufacture que M. d'Albe vient d'établir sont immenses: je +m'en suis approprié une aile, afin d'y fonder un hospice de +santé où les ouvriers malades et les pauvres paysans des +environs puissent trouver un asile; j'y ai attaché un +chirurgien et deux gardes-malades; et, quant à la +surveillance, je me la suis réservée; car il est peut-être +plus nécessaire qu'on ne croit de s'imposer l'obligation +d'être tous les jours utile à ses semblables: cela tient en +haleine, et même pour faire le bien nous avons besoin souvent +d'une force qui nous pousse. + +Tu sais que cette vaste propriété appartient depuis long-temps +à la famille de M. d'Albe; c'est là que, dans sa jeunesse, il +connut mon père et se lia avec lui; c'est là qu'enchantés +d'une amitié qui les avait rendus si heureux, ils se jurèrent +d'y venir finir leurs jours, et d'y déposer leurs cendres; +c'est là enfin, ô mon Elise! qu'est le tombeau du meilleur des +pères; sous l'ombre des cyprès et des peupliers repose son +urne sacrée; un large ruisseau l'entoure et forme comme une +île où les élus seuls ont le droit d'entrer. Combien je me +plais à parler de lui avec M. d'Albe! combien nos coeurs +s'entendent et se répondent sur un pareil sujet! "Le dernier +bienfait de votre père fut de m'unir à vous, me disait mon +mari: jugez combien je dois chérir sa mémoire!" Et moi, Elise, +en considérant le monde, et les hommes que j'y ai connus, ne +dois-je pas aussi bénir mon père de m'avoir choisi un si digne +époux? + +Adolphe se plaît beaucoup plus ici que chez toi; tout y est +nouveau, et le mouvement continuel des ouvriers lui paraît +plus gai que le tête-à-tête des deux amies: il ne quitte point +son père: celui-ci le gronde et lui obéit; mais qu'importe, +quand l'excès de sa complaisance rendrait son fils mutin et +volontaire dans son enfance, ne suis-je pas sûre que ses +exemples le rendront bienfaisant et juste dans sa jeunesse? + +Laure ne jouit point, comme son frère, de tout ce qui +l'entoure: elle ne distingue que sa mère, et encore veut-on +lui disputer cet éclair d'intelligence; M. d'Albe m'assure +qu'aussitôt qu'elle a tété, elle ne me connaît pas plus que sa +bonne, et je n'ai pas voulu encore en faire l'expérience, de +peur de trouver qu'il n'eût raison. + +M. d'Albe part demain; il va au-devant d'un jeune parent qui +arrive du Dauphiné: uni à sa mère par les liens du sang, il +lui jura, à son lit de mort, de servir de guide et de père à +son fils, et tu sais si mon mari sait tenir ses sermens; +d'ailleurs il compte le mettre à la tête de sa manufacture, et +se soulager ainsi d'une surveillance trop fatigante pour son +âge; sans ce motif je ne sais si je verrais avec plaisir +l'arrivée de Frédéric; dans le monde: un convive de plus n'est +pas même une différence; dans la solitude, c'est un événement. + +Adieu, mon Elise; il règne ici un air de prospérité, de +mouvement et de joie, qui te fera plaisir; et pour moi, je +crois bien qu'il ne me manque que toi pour y être heureuse. + + + + +LETTRE III. + +CLAIRE A ELISE. + + +Je suis seule, il est vrai, mon Elise, mais non pas ennuyée; +je trouve assez d'occupation auprès de mes enfans, et de +plaisir dans mes promenades, pour remplir tout mon temps: +d'ailleurs M. d'Albe devant trouver son cousin à Lyon, sera de +retour ici avant dix jours; et puis, comment me croire seule +quand je vois la terre s'embellir chaque jour d'un nouveau +charme? Déjà le premier né de la nature s'avance, déjà +j'éprouve ses douces influences, tout mon sang se porte vers +mon coeur, qui bat plus violemment à l'approche du printemps: +à cette sorte de création nouvelle, tout s'éveille et s'anime; +le desir naît, parcourt l'univers et effleure tous les êtres +de son aile légère: tous sont atteints et le suivent; il leur +ouvre la route du plaisir: tous, enchantés, s'y précipitent; +l'homme seul attend encore, et, différent sur ce point des +êtres vivans, il ne sait marcher dans cette route que guidé +par l'amour. Dans ce temple de l'union des êtres, où les +nombreux enfans de la nature se réunissent, desirer et jouir +étant tout ce qu'ils veulent, ils s'arrêtent et sacrifient +sans choix sur l'autel du plaisir; mais l'homme dédaigne ces +biens faciles entre le desir qui l'appelle, et la jouissance +qui l'excite; il languit fièrement s'il ne pénètre au +sanctuaire: c'est là seulement qu'est le bonheur, et l'amour +seul peut y conduire... O mon Elise! je ne te tromperai pas, +et tu m'as devinée; oui, il est des momens où ces images me +font faire des retours sur moi-même, et où je soupçonne que +mon sort n'est pas rempli comme il aurait pu l'être: ce +sentiment, qu'on dit être le plus délicieux de tous, et dont +le germe était peut-être dans mon coeur, ne s'y développera +jamais, et y mourra vierge. Sans doute, dans ma position, m'y +livrer serait un crime, y penser est même un tort; mais crois-moi, +Elise, il est rare, très-rare, que je m'appuie d'une +manière déterminée sur ce sujet; la plupart du temps je n'ai, +à cet égard, que des idées vagues et générales, et auxquelles +je ne m'abandonne jamais. Tu aurais tort de croire qu'elles +reviennent plus fréquemment à la campagne; au contraire, c'est +là que les occupations aimables et les soins utiles donnent +plus de moyens d'échapper à soi-même. Elise, le monde +m'ennuie, je n'y trouve rien qui me plaise, mes yeux sont +fatigués de ces êtres nuls qui s'entre-choquent dans leur +petite sphère pour se dépasser d'une ligne: qui a vu un homme +n'a plus rien de nouveau à voir, c'est toujours le même cercle +d'idées, de sensations et de phrases, et le plus aimable de +tous ne sera jamais qu'un homme aimable. Ah! laisse-moi sous +mes ombrages; c'est là qu'en rêvant un mieux idéal, je trouve +le bonheur que le ciel m'a refusé. Ne pense pas pourtant que +je me plaigne de mon sort. Elise, je serais bien coupable: mon +mari n'est-il pas le meilleur des hommes? Il me chérit, je le +révère, je donnerais mes jours pour lui; d'ailleurs n'est-il +pas le père d'Adolphe, de Laura? Que de droits à ma tendresse! +Si tu savais comme il se plaît ici, tu conviendrais que ce +seul motif devrait m'y retenir; chaque jour il se félicite d'y +être et me remercie de m'y trouver bien. Dans tous les lieux, +dit-il, il serait heureux par sa Claire; mais ici il l'est par +tout ce qui l'entoure; le soin de sa manufacture, la conduite +de ses ouvriers, sont des occupations selon ses goûts; c'est +un moyen d'ailleurs de faire prospérer son village; par là il +excite les paresseux et fait vivre les pauvres; les femmes, +les enfans, tout travaille: les malheureux se rattachent à +lui; il est comme le centre et la cause de tout le bien qui se +fait à dix lieues à la ronde, et cette vue le rajeunit. Ah! +mon amie, eussé-je autant d'attrait pour le monde qu'il +m'inspire d'aversion, je resterais encore ici; car une femme +qui aime son mari, compte les jours où elle a du plaisir comme +des jours ordinaires, et ceux où elle lui en fait, comme des +jours de fête. + + + + +LETTRE IV. + +CLAIRE A ELISE. + + +J'ai passé bien des jours sans t'écrire, mon amie, et au +moment où j'allais prendre la plume, voilà M. d'Albe qui +arrive avec son parent. Il l'a rencontré bien en deçà de Lyon; +c'est pourquoi leur retour a été plus prompt que je ne +comptais. Je n'ai fait qu'embrasser mon mari, et entrevoir +Frédéric. Il m'a paru bien, très-bien. Son maintien est noble, +sa physionomie ouverte; il est timide, et non pas embarrassé. +J'ai mis dans mon accueil toute l'affabilité possible, autant +pour l'encourager que pour plaire à mon mari. Mais j'entends +celui-ci qui m'appelle, et je me hâte de l'aller rejoindre, +afin qu'il ne me reproche pas que, même au moment de son +arrivée, ma première idée soit pour toi. Adieu, chère amie. + + + + +LETTRE V. + +CLAIRE A ELISE. + + +Combien j'aime mon mari, Elise! combien je suis touchée du +plaisir qu'il trouve à faire le bien! Toute son ambition est +d'entreprendre des actions louables, comme son bonheur est d'y +réussir. Il aime tendrement Frédéric, parce qu'il voit en lui +un heureux à faire. Ce jeune homme, il est vrai, est bien +intéressant. Il a toujours habité les Cévennes, et le séjour +des montagnes a donné autant de souplesse et d'agilité à son +corps, que d'originalité à son esprit et de candeur à son +caractère. Il ignore jusqu'aux moindres usages. Si nous sommes +à une porte, et qu'il soit pressé, il passe le premier. A +table, s'il a faim, il prend ce qu'il desire, sans attendre +qu'on lui en offre. Il interroge librement sur tout ce qu'il +veut savoir, et ses questions seraient même souvent +indiscrètes, s'il n'était pas clair qu'il ne les fait que +parce qu'il ignore qu'on ne doit pas tout dire. Pour moi, +j'aime ce caractère neuf qui se montre sans voile et sans +détour; cette franchise crue qui fait manquer de politesse, et +jamais de complaisance, parce que le plaisir d'autrui est un +besoin pour lui. En voyant un desir si vrai d'obliger tout ce +qui l'entoure, une reconnaissance si vive pour mon mari, je +souris de ses naïvetés, et je m'attendris sur son bon coeur. +Je n'ai point encore vu une physionomie plus expressive; ses +moindres sensations s'y peignent comme dans une glace. Je suis +sûre qu'il en est encore à savoir qu'on peut mentir. Pauvre +jeune homme! si on le jetait ainsi dans le monde, à dix-neuf +ans, sans guide, sans ami, avec cette disposition à tout +croire et ce besoin de tout dire, que deviendrait-il? Mon mari +lui servira sans doute de soutien; mais sais-tu que M. d'Albe +exige presque que je lui en serve aussi? "Je suis un peu +brusque, me disait-il ce matin, et la bonté de mon coeur ne +rassure pas toujours sur la rudesse de mes manières. Frédéric +aura besoin de conseils. Une femme s'entend mieux à les +donner; et puis votre âge vous y autorise: trois ans de plus +entre vous font beaucoup. D'ailleurs vous êtes mère de +famille, et ce titre inspire le respect." J'ai promis à mon +mari de faire ce qu'il voudrait. Ainsi, Elise, me voilà érigée +en grave précepteur d'un jeune homme de dix-neuf ans. N'es-tu +pas tout émerveillée de ma nouvelle dignité? Mais, pour +revenir aux choses plus à ma portée, je te dirai que ma fille +a commencé hier à marcher. Elle s'est tenue seule pendant +quelques minutes. J'étais fière de ses mouvemens: il me +semblait que c'était moi qui les avais créés. Pour Adolphe, il +est toujours avec les ouvriers. Il examine les mécaniques, +n'est content que lorsqu'il les comprend, les imite +quelquefois, et les brise plus souvent, saute au cou de son +père quand celui-ci le gronde, et se fait aimer de chacun en +faisant enrager tout le monde. Il plaît beaucoup à Frédéric, +mais ma fille n'a pas tant de bonheur: je lui demandais s'il +ne la trouvait pas charmante, s'il n'avait pas de plaisir à +baiser sa peau douce et fraîche. "Non, m'a-t-il répondu +naïvement, elle est laide, et elle sent le lait aigre." + +Adieu, mon Elise, je me fie à ton amitié pour rapprocher ces +jours charmans que nous devons passer ici. Je sais que l'état +d'une veuve qui a le bien de ses enfans à conserver, demande +beaucoup de sacrifices; mais, si le plaisir d'être ensemble +est un aiguillon pour ton indolence, il doit nécessairement +accélérer tes affaires. Mon ange, M. d'Albe me disait ce matin +que si l'établissement de sa manufacture et l'instruction de +Frédéric ne nécessitaient pas impérieusement sa présence, il +quitterait femme et enfans pendant trois mois, pour aller +expédier tes affaires, et te ramener ici trois mois plus tôt. +Excellent homme! il ne voit de bonheur que dans celui qu'il +donne aux autres, et je sens que son exemple me rend +meilleure. Adieu, cousine. + + + + +LETTRE VI. + +CLAIRE A ELISE. + + +Ce matin, comme nous déjeûnions, Frédéric est accouru tout +essoufflé. Il venait de jouer avec mon fils; mais, prenant +tout-à-coup un air grave, il a prié mon mari de vouloir bien, +dès aujourd'hui, lui donner les premières instructions +relatives à l'emploi qu'il lui destine dans sa manufacture. Ce +passage subit de l'enfance à la raison m'a paru si plaisant, +que je me suis mise à rire immodérément. Frédéric m'a regardée +avec surprise. "Ma cousine, m'a-t-il dit, si j'ai tort, +reprenez-moi; mais il est mal de se moquer. -- Frédéric a +raison, a repris mon mari; vous êtes trop bonne pour être +moqueuse, Claire; mais vos ris inattendus, qui contrastent +avec votre caractère habituel, vous en donnent souvent l'air. +C'est là votre seul défaut; et ce défaut est grave, parce +qu'il fait autant de mal aux autres que s'ils étaient +réellement les objets de votre raillerie." Ce reproche m'a +touchée. J'ai tendrement embrassé mon mari, en l'assurant +qu'il ne me reprocherait pas deux fois un tort qui l'afflige. +Il m'a serrée dans ses bras. J'ai vu des larmes dans les yeux +de Frédéric: cela m'a émue. Je lui ai tendu la main en lui +demandant pardon; il l'a saisie avec vivacité, il l'a baisée, +j'ai senti ses pleurs.... En vérité, Elise, ce n'était pas là +un mouvement de politesse. M. d'Albe a souri. "Pauvre enfant, +m'a-t-il dit, comment se défendre de l'aimer, si naïf et si +caressant! Allons, ma Claire, pour cimenter votre paix, menez-le +promener vers ces forêts qui dominent la Loire. Il +retrouvera là un site de son pays. D'ailleurs il faut bien +qu'il connaisse le séjour qu'il doit habiter. Pour aujourd'hui +j'ai des lettres à écrire. Nous travaillerons demain, jeune +homme." + +Je suis partie avec mes enfans. Frédéric portait ma fille, +quoiqu'elle sentît le lait aigre. Arrivés dans la forêt, nous +avons causé. Causé n'est pas le mot, car il a parlé seul. Le +lieu qu'il voyait, en lui rappelant sa patrie, lui a inspiré +une sorte d'enthousiasme. J'ai été surprise que les grandes +idées lui fussent aussi familières, et de l'éloquence avec +laquelle il les exprimait. Il semblait s'élever avec elles. Je +n'avais point vu encore autant de feu dans son regard. +Ensuite, revenant à d'autres sujets, j'ai reconnu qu'il avait +une instruction solide, et une aptitude singulière à toutes +les sciences. Je crains que l'état qu'on lui destine ne lui +plaise ni ne lui convienne. Une chose purement mécanique, une +surveillance exacte, des calculs arides, doivent +nécessairement lui devenir insupportables ou éteindre son +imagination, et cela serait bien dommage. Je crois, Elise, que +je m'accoutumerai à la société de Frédéric. C'est un caractère +neuf, qui n'a point été émoussé encore par le frottement des +usages. Aussi présente-t-il toute la piquante originalité de +la nature. On y retrouve ces touches larges et vigoureuses +dont l'homme dut être formé en sortant des mains de la +Divinité; on y pressent ces nobles et grandes passions qui +peuvent égarer sans doute, mais qui, seules, élèvent à la +gloire et à la vertu. Loin de lui ces petits caractères sans +vie et sans couleur, qui ne savent agir et penser que comme +les autres, dont les yeux délicats sont blessés par un +contraste, et qui, dans la petite sphère où ils se remuent, ne +sont pas même capables d'une grande faute. + + + + +LETTRE VII. + +CLAIRE A ELISE. + + +J'aurais été bien surprise si l'éloge très-mérité que j'ai +fait de Frédéric ne m'eût attiré le reproche d'enthousiaste de +la part de ma très-judicieuse amie; car je ne puis dire les +choses telles que je les vois, ni les exprimer comme je les +sens, que sa censure ne vienne aussitôt mettre le véto sur mes +jugemens. Il se peut, mon Elise, que je n'aie vu encore que le +côté favorable du caractère de Frédéric; et, pour ne lui avoir +pas trouvé de défauts, je ne prétends pas affirmer qu'il en +soit exempt; mais je veux, par récit suivant, te prouver qu'il +n'y a du moins aucun intérêt personnel dans ma manière de le +juger. + +Hier, nous nous promenions ensemble assez loin de la maison. +Tout à coup Adolphe lui demande étourdiment: "Mon cousin, qui +aimes-tu mieux, mon papa ou maman?" Je t'assure que c'est sans +hésiter qu'il a donné la préférence à mon mari. Adolphe a +voulu en savoir la raison. "Ta maman est beaucoup plus +aimable, a-t-il répondu; mais je crois ton papa meilleur, et, +à mes yeux, un simple mouvement de bonté l'emporte sur toutes +les grâces de l'esprit. -- Eh bien! mon cousin, tu dis comme +maman: elle ne m'embrasse qu'une fois quand j'ai bien étudié, +et me caresse long-temps quand j'ai fait plaisir à quelqu'un, +parce qu'elle dit que je ressemblerai à mon papa...." Frédéric +m'a regardée d'un air que je ne saurais trop définir, puis, +mettant la main sur son coeur: "C'est singulier, a-t-il dit à +part soi, cela m'a porté là." Alors, sans ajouter un mot, ni +me faire une excuse, il m'a quittée, et s'en est allé tout +seul à la maison. A dîner, je l'ai plaisanté sur son peu de +civilité, et j'ai prié M. d'Albe de le gronder de me laisser +ainsi seule sur les grands chemins. "Auriez-vous eu peur? a +interrompu Frédéric: il fallait me le dire, je serais resté; +mais je croyais que vous aviez l'habitude de vous promener +seule. -- Il est vrai, ai-je répondu; mais votre procédé doit +me faire croire que je vous ennuie, et voilà ce qu'il ne +fallait pas me laisser voir. -Vous auriez tort de le penser; +j'éprouvais, au contraire, en vous écoutant, une sensation +agréable, mais qui me faisait mal; c'est pourquoi je vous ai +quittée." M. d'Albe a souri. "Vous aimez donc beaucoup ma +femme, Frédéric? lui a-t-il dit. -- Beaucoup? non. -- La +quitteriez-vous sans regret? -- Elle me plaît: mais je crois +qu'au bout de peu de jours je n'y penserais plus. -- Et moi, +mon ami? -- Vous! s'est-il écrié en se levant, et courant se +jeter dans ses bras, je ne m'en consolerais jamais. -- C'est +bien, c'est bien, mon Frédéric, lui a dit M. d'Albe tout ému; +mais je veux pourtant qu'on aime ma Claire comme moi-même. - +Non, mon père, a repris l'autre en me regardant, je ne le +pourrais pas." + +Tu vois, Elise, que je suis un objet très-secondaire dans les +affections de Frédéric. Cela doit être: je ne lui pardonnerais +pas d'aimer un autre à l'égal de son bienfaiteur. Je crains de +t'ennuyer en te parlant sans cesse de ce jeune homme. +Cependant il me semble que c'est un sujet aussi neuf +qu'intéressant. Je l'étudie avec cette curiosité qu'on porte à +tout ce qui sort des mains de la nature. Sa conversation n'est +point brillante d'un esprit d'emprunt; elle est riche de son +propre fonds. Elle a surtout le mérite, inconnu de nos jours, +de sortir de ses lèvres telle que la pensée la conçoit. La +vérité n'est pas au fond du puits, mon Elise: elle est dans le +coeur de Frédéric. + +Cette après-midi nous étions seuls, je tenais ma fille sur mes +genoux, et je cherchais à lui faire répéter mon nom. Ce titre +de mère m'a rappelé ce qui s'était dit la veille, et j'ai +demandé à Frédéric pourquoi il donnait le nom de père à M. +d'Albe. "Parce que j'ai perdu le mien, a-t-il répondu, et que +sa bonté m'en tient lieu. -- Mais votre mère est morte aussi, +il faut que je devienne la vôtre. -- Vous? Oh! non. -- Pourquoi +donc? -- Je me souviens de ma mère, et ce que je sentais pour +elle ne ressemblait en rien à ce que vous m'inspirez. -- Vous +l'aimiez bien davantage? -- Je l'aimais tout autrement; j'étais +parfaitement libre avec elle: au lieu que votre regard +m'embarrasse quelquefois. Je l'embrassais sans cesse.... - +Vous ne m'embrasseriez donc pas? -- Non: vous êtes beaucoup +trop jolie. -- Est-ce une raison? -- C'est au moins une +différence. J'embrassais ma mère sans penser à sa figure; mais +auprès de vous je ne verrais que cela." Peut-être me blâmeras-tu, +Elise, de badiner ainsi avec lui; mais je ne puis m'en +empêcher: sa conversation me divertit, et m'inspire une gaieté +qui ne m'est pas naturelle; d'ailleurs mes plaisanteries +amusent M. d'Albe, et souvent il les excite. Cependant, ne +crois pas pour cela que j'aie mis de côté mes fonctions +moralistes; je donne souvent des avis à Frédéric, qu'il écoute +avec docilité et dont il profite; et je sens qu'outre le +plaisir qu'éprouve M. d'Albe à me voir occupée de son élève, +j'en trouverai moi-même un bien réel à éclairer son esprit +sans nuire à son naturel, et à le guider dans le monde en lui +conservant sa franchise. + +Non, mon Elise, je n'irai point passer l'hiver à Paris. Si tu +y étais, peut-être aurais-je hésité, et j'aurais eu tort; car +mon mari, tout entier aux soins de son établissement, ferait +un bien grand sacrifice en s'en éloignant. Frédéric nous sera +d'une grande ressource pour les longues soirées; il a une +très-jolie voix, il ne manque que de méthode. Je fais venir +plusieurs partitions italiennes. Quel dommage que tu ne sois +pas ici! Avec trois voix il n'y a guère de morceaux qu'on ne +puisse exécuter, et nous aurions mis notre bon vieux ami dans +l'Elysée. + + + + +LETTRE VIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Cela t'amuse donc beaucoup que je te parle de Frédéric? et par +une espèce de contradiction je n'ai presque rien à t'en dire +aujourd'hui. Depuis plusieurs jours je ne le vois guère qu'aux +heures des repas; encore, pendant tout ce temps, s'occupe-t-il +à causer avec mon mari de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils +vont faire. Je suis même plus habituellement seule qu'avant +son arrivée, parce que M. d'Albe, se plaisant beaucoup avec +lui, sent moins le besoin de ma société. Pendant les premiers +jours cela m'a attristée. Pour être avec eux, j'avais rompu le +cours de mes occupations ordinaires, et je ne savais plus le +reprendre; il me semblait toujours que j'attendais quelqu'un, +et l'habitude de la société désenchantait jusqu'à mes +promenades solitaires. Nous sommes de vraies machines, mon +amie; il suffit de s'accoutumer à une chose, pour qu'elle nous +devienne nécessaire; et par cela seul que nous l'avons eue +hier, nous la voulons encore aujourd'hui. Je crois qu'il y a +dans nous une inclination à la paresse, qui est le plus fort +de nos penchans; et s'il y a si peu d'hommes vertueux, c'est +moins par indifférence pour la vertu que parce qu'elle tend +toujours à agir, et nous toujours au repos. Mais aussi comme +elle sait récompenser ceux dont le courage s'élève jusqu'à +elle! si les premiers instans sont rudes, comme la suite +dédommage des sacrifices qu'on lui fait! Plus on l'exerce, +plus elle devient chère: c'est comme deux amis qui s'aiment +mieux à mesure qu'ils se connaissent davantage. Il est aussi +un art de la rendre facile, et ce n'est pas à Paris qu'il se +trouve. Du fond de nos hôtels dorés, qu'il est difficile +d'apercevoir la misère qui gémit dans les greniers! Si la +bienfaisance nous soulève de nos fauteuils, combien +d'obstacles nous y replongent! Au milieu de cette foule de +malheureux qui fourmillent dans les grandes villes, comment +distinguer le fourbe de l'infortuné? On commence par se fier à +la physionomie; mais bientôt revenu de cet indice trompeur, +pour avoir été dupe de fausses larmes, on finit par ne plus +croire aux vraies. Que de démarches, de perquisitions, ne +faut-il pas pour être sûr de ne secourir que les vrais +malheureux! En voyant leur nombre infini, combien l'âme est +tristement oppressée de ne pouvoir en soulager qu'une si +faible partie! et malgré le bien qu'on a fait, l'image de +celui qu'on n'a pu faire vient troubler notre satisfaction. +Mais à la campagne, où notre entourage est plus borné et plus +près de nous, on ne court risque, ni de se tromper, ni de ne +pouvoir tout faire: si le but est moins grand, du moins +laisse-t-il l'espoir de l'atteindre. Ah! si chacun se +chargeait ainsi d'embellir son petit horizon, la misère +disparaîtrait de dessus la terre, l'inégalité des fortunes +s'éteindrait sans efforts et sans secousses, et la charité +serait le noeud céleste qui unirait tous les hommes ensemble! + + + + +LETTRE IX. + +CLAIRE A ELISE. + + +Tu connais le goût de M. d'Albe pour les nouvelles politiques. +Frédéric le partage. Un sujet qui embrasse le bonheur des +nations entières lui paraît le plus intéressant de tous: aussi +chaque soir, quand les gazettes et les journaux arrivent, M. +d'Albe se hâte d'appeler son ami pour les lire et les discuter +avec lui. Comme cette occupation dure toujours près d'une +heure, je profite assez souvent de ce moment pour me retirer +dans ma chambre, soit pour écrire ou pour être avec mes +enfans. Durant les premiers jours, Frédéric me demandait où +j'allais, et voulait que je fusse présente à la lecture. A la +fin, voyant qu'elle était toujours pour moi le signal de ma +retraite, il m'a grondée de mon indifférence sur les nouvelles +publiques, et a prétendu que c'était un tort. Je lui ai +répondu que je ne donnais ce nom qu'aux choses d'où il +résultait quelque mal pour les autres; qu'ainsi je ne pouvais +pas me reprocher comme tel le peu d'intérêt que je prenais aux +événemens politiques. "Moi, faible atome perdu dans la foule +des êtres qui habitent cette vaste contrée, ai-je ajouté, que +peut-il résulter du plus ou moins de vivacité que je mettrai à +ce qui la regarde? Frédéric, le bien qu'une femme peut faire à +son pays n'est pas de s'occuper de ce qui s'y passe, ni de +donner son avis sur ce qu'on y fait, mais d'y exercer le plus +de vertus qu'elle peut. -- Claire a raison, a interrompu M. +d'Albe; une femme, en se consacrant à l'éducation de ses +enfans et aux soins domestiques, en donnant à tout ce qui +l'entoure l'exemple des bonnes moeurs et du travail, remplit +la tâche que la patrie lui impose: que chacune se contente de +faire ainsi le bien en détail, et de cette multitude de bonnes +choses naîtra un bel ensemble. C'est aux hommes +qu'appartiennent les grandes et vastes conceptions; c'est à +eux à créer le gouvernement et les lois: c'est aux femmes à +leur en faciliter l'exécution, en se bornant strictement aux +soins qui sont de leur ressort. Leur tâche est facile; car, +quel que soit l'ordre des choses, pourvu qu'il soit basé sur +la vertu et la justice, elles sont sûres de concourir à sa +durée, en ne sortant jamais du cercle que la nature a tracé +autour d'elles; car, pour qu'un tout marche bien, il faut que +chaque partie reste à sa place." + +Elise, je recueille bien le fruit d'avoir rempli mon devoir en +accompagnant M. d'Albe ici. Je m'y sens plus heureuse que je +ne l'ai jamais été; je n'éprouve plus ces momens de tristesse +et de dégoût dont tu t'inquiétais quelquefois. Sans doute +c'était le monde qui m'inspirait cet ennui profond, dont la +vue de la nature m'a guérie. Mon amie, rien ne peut me +convenir davantage que la vie de la campagne, au milieu d'une +nombreuse famille. Outre l'air de ressemblance avec les moeurs +antiques et patriarcales, que je compte bien pour quelque +chose, c'est là seulement qu'on peut retrouver cette +bienveillance douce et universelle que tu m'accusais de ne +point avoir, et dont les nombreuses réunions d'hommes ont dû +nécessairement faire perdre l'usage. Quand on n'a avec ses +semblables que des relations utiles, telles que le bien qu'on +peut leur faire, et les services qu'ils peuvent nous rendre, +une figure étrangère annonce toujours un plaisir, et le coeur +s'ouvre pour la recevoir; mais lorsque, dans la société, on se +voit entouré d'une foule d'oisifs qui viennent nous accabler +de leur inutilité, qui, loin d'apprendre à bien employer le +temps, forcent à en faire un mauvais usage, il faut, si on ne +leur ressemble pas, être avec eux ou froide ou fausse: et +c'est ainsi que la bienveillance s'éteint dans le grand monde, +comme l'hospitalité dans les grandes villes. + + + + +LETTRE X. + +CLAIRE A ELISE. + + +Ce matin on est venu m'éveiller, avant cinq heures, pour aller +voir la bonne mère Françoise, qui avait une attaque +d'apoplexie. J'ai fait appeler sur-le-champ le chirurgien de +la maison, et nous avons été ensemble porter des secours à +cette pauvre femme. Peu à peu les symptômes sont devenus moins +alarmans, elle a repris connaissance; et son premier +mouvement, en me voyant auprès de son lit, a été de remercier +le ciel de lui avoir rendu une vie à laquelle sa bonne +maîtresse s'intéressait. Nous avons vu qu'une des causes de +son accident venait d'avoir négligé la plaie de sa jambe; et +comme le chirurgien la blessait en y touchant, j'ai voulu la +nettoyer moi-même. Pendant que j'en étais occupée, j'ai +entendu une exclamation; et, levant la tête, j'ai vu +Frédéric... Frédéric en extase: il revenait de la promenade, +et voyant du monde devant la chaumière, il y était entré. +Depuis un moment il était là; il contemplait, non plus sa +cousine, m'a-t-il dit, non plus une femme belle autant +qu'aimable, mais un ange! -- J'ai rougi, et de ce qu'il m'a +dit, et du ton qu'il y a mis, et peut-être aussi du désordre +de ma toilette; car, dans mon empressement à me rendre chez +Françoise, je n'avais eu que le temps de passer un jupon et de +jeter un châle sur mes épaules; mes cheveux étaient épars, mon +cou et mes bras nus. J'ai prié Frédéric de se retirer; il a +obéi, et je ne l'ai pas revu de toute la matinée. Une heure +avant le dîner, comme j'attendais du monde, je suis descendue +très-parée, parce que je sais que cela plaît à M. d'Albe; +aussi m'a-t-il trouvée très à son gré; et, s'adressant à +Frédéric: "N'est-ce pas, mon ami, que cette robe sied bien à +ma femme, et qu'elle est charmante avec? -- Elle n'est que +jolie, a répondu celui-ci, je l'ai vue céleste ce matin." M. +d'Albe a demandé l'explication de ces mots: Frédéric l'a +donnée avec feu et enthousiasme. "Mon jeune ami, lui a dit mon +mari, quand vous connaîtrez mieux ma Claire, vous parlerez +plus simplement de ce qu'elle a fait aujourd'hui: s'étonne-t-on +de ce qu'on voit tous les jours? Frédéric, contemplez bien +cette femme: parée de tous les charmes de la beauté, dans tout +l'éclat de la jeunesse, elle s'est retirée à la campagne, +seule avec un mari qui pourrait être son aïeul, occupée de ses +enfans, ne songeant qu'à les rendre heureux par sa douceur et +sa tendresse, et répandant sur tout un village son active +bienfaisance: voilà quelle est ma compagne! qu'elle soit votre +amie, mon fils: parlez-lui avec confiance; recueillez dans son +âme de quoi perfectionner la vôtre; elle n'aime pas la vertu +mieux que moi, mais elle sait la rendre plus aimable." Pendant +ce discours, Frédéric était tombé dans une profonde rêverie. +Mon mari ayant été appelé par un ouvrier, je suis restée seule +avec Frédéric; je me suis approchée de lui: "A quoi pensez-vous +donc? lui ai-je demandé." Il a tressailli, et prenant mes +deux mains en me regardant fixement, il a dit: "Dans les +premiers beaux jours de ma jeunesse, aussitôt que l'idée du +bonheur eut fait palpiter mon sein, je me créai l'image d'une +femme telle qu'il la fallait à mon coeur. Cette chimère +enchanteresse m'accompagnait partout; je n'en trouvais le +modèle nulle part, mais je viens de la reconnaître dans celle +que votre mari a peinte; il n'y manque qu'un trait: celle dont +je me forgeais l'idée ne pouvait être heureuse qu'avec moi. - +Que dites-vous, Frédéric? me suis-je écriée vivement. -- Je +vous raconte mon erreur, a-t-il répondu avec tranquillité; +j'avais cru jusqu'à présent qu'il ne pouvait y avoir qu'une +femme comme vous; sans doute je me suis trompé, car j'ai +besoin d'en trouver une qui vous ressemble." Tu vois, Elise, +que la fin de son discours a dû éloigner tout-à-fait les idées +que le commencement avait pu faire naître. Puissé-je, ô mon +amie! lui aider à découvrir celle qu'il attend! celle qu'il +desire! elle sera heureuse, bien heureuse; car Frédéric saura +aimer. + +Il faut donc m'y résigner, chère amie; encore six mois +d'absence! six mois éloignée de toi! Que de temps perdu pour +le bonheur! Le bonheur, cet être si fugitif que plusieurs le +croient chimérique, n'existe que par la réunion de tous les +sentimens auxquels le coeur est accessible, et par la présence +de ceux qui en sont les objets; un vide l'empêche de naître, +l'absence d'un ami le détruit. Aussi ne suis-je point +heureuse, Elise, car tu es loin de moi, et jamais mon coeur +n'eut plus besoin de t'aimer et de jouir de ta tendresse. Je +sais que si l'amitié t'appelle, le devoir te retient, et je +t'estime trop pour t'attendre; mais combien mes voeux aspirent +à ce moment qui, les accordant ensemble, te ramènera dans mes +bras! Il me serait si doux de pleurer avec toi; cela +soulagerait mon coeur d'un poids qui l'oppresse, et que je ne +puis définir. Adieu. + + + + +LETTRE XI. + +CLAIRE A ELISE. + + +Tu me demandes si j'aurais été bien aise que mon mari eût été +témoin de ma dernière conversation avec Frédéric? Assurément, +Elise, elle n'avait rien qui pût lui faire de la peine: cela +est si vrai, que je la lui ai racontée d'un bout à l'autre. +Peut-être bien ne lui ai-je pas rendu tout-à-fait l'accent de +Frédéric: mais qui le pourrait? M. d'Albe a mis à ce récit +plus d'indifférence que moi-même; il n'y a vu que le signe +d'une tête exaltée: et, a-t-il ajouté, c'est le partage de la +jeunesse. "Mon ami, lui ai-je répondu, je crois que Frédéric +joint à une imagination ardente un coeur infiniment tendre. La +contemplation de la nature, la solitude de ce séjour, doivent +nourrir ses dispositions, et dès lors il serait peut-être +nécessaire de les fixer. Puisque vous vous intéressez à son +bonheur, ne pensez-vous pas qu'il serait à propos que +j'invitasse alternativement de jeunes personnes à venir passer +quelque temps avec moi? Ce n'est qu'ainsi qu'il pourra les +connaître, et choisir celle qui peut lui convenir. -- Bonne +Claire! a repris mon mari, toujours occupée des autres, même à +vos propres dépens! car je suis sûr, d'après vos goûts et +l'âge de vos enfans, que la société des jeunes personnes ne +doit point avoir d'attraits pour vous: mais n'importe, ma +bonne amie, je vous connais trop pour vous ôter le plaisir de +faire du bien à mon élève; je crois d'ailleurs vos +observations à son égard très-vraies, et vos projets très-bien +conçus. Voyons: qui inviterez-vous? "J'ai nommé Adèle de +Raincy: elle a seize ans, elle est belle, remplie de talens; +je la demanderai pour un mois......." Je pense, mon Elise, que +ce plan, ainsi que ma confiance en M. d'Albe, répondent aux +craintes bizarres que tu laisses percer dans ta lettre. Ne me +demande donc plus s'il est bien prudent, à mon âge, de +m'ensevelir à la campagne avec _cet aimable, cet intéressant +jeune homme:_ ce serait outrager ton amie que d'en douter; ce +serait l'avilir que d'exiger d'elle des précautions contre un +semblable danger. Où il y a un crime, Elise, il ne peut y +avoir de danger pour moi, et il est des craintes que l'amitié +doit rougir de concevoir. Elise, Frédéric est l'enfant adoptif +de mon mari; je suis la femme de son bienfaiteur: ce sont de +ces choses que la vertu grave en lettres de feu dans les âmes +élevées, et qu'elles n'oublient jamais. Adieu. + + + + +LETTRE XII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Il se peut, mon aimable amie, que j'aie appuyé trop vivement +sur l'espèce de soupçon que tu m'as laissé entrevoir: mais que +veux-tu? il m'avait révoltée, et je n'adopte pas davantage +l'explication que tu lui donnes. Tu ne craignais que pour mon +repos, et non pour ma conduite, dis-tu? Eh bien! Elise, tu as +tort; il n'y a d'honnêteté que dans un coeur pur, et on doit +tout attendre de celle qui est capable d'un sentiment +criminel. Mais laissons cela; aussi bien j'ai honte de traiter +si long-temps un pareil sujet: et, pour te prouver que je ne +redoute point tes observations, je vais te parler de Frédéric, +et te citer un trait qui, par rapport à lui, serait fait pour +appuyer tes remarques, si tu l'estimais assez peu pour y +persister. + +En sortant de table j'ai suivi mon mari dans l'atelier, parce +qu'il voulait me montrer un modèle de mécanique qu'il a +imaginé, et qu'il doit faire exécuter en grand. Je n'en avais +pas encore vu tous les détails, lorsqu'il a été détourné par +un ouvrier. Pendant qu'il lui parlait, un vieux bon-homme qui +portait un outil à la main, passe près de moi, et casse par +mégarde une partie du modèle. Frédéric, qui prévoit la colère +de mon mari, s'élance prompt comme l'éclair, arrache l'outil +des mains du vieillard, et par ce mouvement paraît être le +coupable. M. d'Albe se retourne au bruit; et, voyant son +modèle brisé, il accourt avec emportement, et fait tomber sur +Frédéric tout le poids de sa colère. Celui-ci, trop vrai pour +se justifier d'une faute qu'il n'a pas faite, trop bon pour en +accuser un autre, gardait le silence, et ne souffrait que de +la peine de son bienfaiteur. Attendrie jusqu'aux larmes, je me +suis approchée de mon mari. "Mon ami, lui ai-je dit, combien +vous affligez ce pauvre Frédéric! On peut acheter un autre +modèle, mais non un moment de peine causé à ce qu'on aime." En +disant ces mots, j'ai vu les yeux de Frédéric attachés sur moi +avec une expression si tendre, que je n'ai pu continuer. Les +larmes m'ont gagnée. A ce même moment, le vieillard est venu +se jeter aux pieds de M. d'Albe. "Mon bon maître, lui a-t-il +dit, grondez-moi; le cher M. Frédéric n'est pas coupable, +c'est pour me sauver de votre colère qu'il s'est jeté devant +moi quand j'ai eu cassé votre machine". Ces mots ont apaisé M. +d'Albe: il a relevé le vieillard avec bonté, et, prenant mon +bras et celui de Frédéric, il nous a conduits dans le jardin. +Après un moment de silence il a serré la main de Frédéric, en +lui disant: "Mon jeune ami, ce serait vous affliger que vous +faire des excuses sur ma violence; ainsi je n'en parlerai +point. Sachez du moins, a-t-il ajouté, en me montrant, que +c'est à la douceur de cet ange que je dois de n'en plus avoir +que de rares et de courts accès. Quand j'ai épousé Claire, +j'étais sujet à des emportemens terribles, qui éloignaient de +moi mes serviteurs et mes amis; elle, sans les braver ni les +craindre, a toujours su les tempérer. Au plus haut période de +ma colère, elle savait me calmer d'un mot, m'attendrir d'un +regard, et me faire rougir de mes torts sans me les reprocher +jamais. Peu à peu l'influence de sa douceur s'est étendue +jusqu'à moi, et ce n'est plus que rarement que je lui donne +sujet de me moins aimer: n'est-ce pas, ma Claire?" Je me suis +jetée dans les bras de cet excellent homme, j'ai couvert son +visage de mes pleurs; il a continué en s'adressant toujours à +Frédéric: "Mon ami, je crois être ce qu'on appelle un bourru +bienfaisant; ces sortes de caractères paraissent meilleurs que +les autres, en ce que le passage de la rudesse à la bonté +rehausse l'éclat de celle-ci; mais, parce qu'elle frappe moins +quand elle est égale et permanente, est-ce une raison pour la +moins estimer? Voilà pourtant comment on est injuste dans le +monde, et pourquoi on a cru quelquefois que mon coeur était +meilleur encore que celui de Claire. -- Je crois avoir partagé +cette injustice, lui a répondu Frédéric; mais j'en suis bien +revenu, et votre femme me paraît ce qu'il y a de plus parfait +au monde. -- Mon fils! s'est écrié M. d'Albe, puissé-je vous en +voir un jour une pareille, former moi-même de si doux noeuds, +et couler ma vie entre des amis qui me la rendent si chère! Ne +nous quittez jamais, Frédéric! votre société est devenue un +besoin pour moi. -- Je le jure, ô mon père! a répondu le jeune +homme avec véhémence, et en mettant un genou en terre; je le +jure à la face de ce ciel que ma bouche ne souilla jamais d'un +mensonge, et au nom de cette femme plus angélique que lui..... +Moi, vous quitter! Ah Dieu! Il me semble que, hors d'ici, il +n'y a plus que mort et néant. -- Quelle tête! s'est écrié mon +mari." Ah! mon Elise, quel coeur! + +Le soir, m'étant trouvée seule avec Frédéric, je ne sais +comment la conversation est tombée sur la scène de l'atelier. +"J'ai bien souffert de votre peine, lui ai-je dit. -- Je l'ai +vu, m'a-t-il répondu, et de ce moment la mienne a disparu. - +Comment donc? -- Oui, l'idée que vous souffriez pour moi avait +quelque chose de plus doux que le plaisir même; et puis, quand +avec un accent pénétrant vous avez prononcé mon nom: Pauvre +Frédéric! disiez-vous; tenez, Claire, ce mot s'est écrit dans +mon coeur, et je donnerais toutes les jouissances de ma vie +entière pour vous entendre encore: il n'y a que la peine de +mon père qui a gâté ce délicieux moment." + +Elise, je l'avoue, j'ai été émue: mais qu'en concluras-tu? Qui +sait mieux que toi combien l'amitié est loin d'être un +sentiment froid! N'a-t-elle pas ses élans, ses transports? +Mais ils conservent leur physionomie, et quand on les confond +avec une sensation plus passionnée, ce n'est pas la faute de +celui qui les sent, mais de celui qui les juge. Frédéric +éprouve de l'amitié pour la première fois de sa vie, et doit +l'exprimer avec vivacité. Ne remarques-tu pas que l'image de +mon mari est toujours unie à la mienne dans son coeur? Quand +je le vois si tendre, si caressant auprès d'un homme de +soixante ans, quand je me rappelle les effusions que nous +éprouvions toutes deux, puis-je m'étonner de la vive amitié de +Frédéric pour moi? Dis, si tu veux, qu'il ne faut pas qu'il en +éprouve, mais non qu'elle n'est pas ce qu'elle doit être. + +Ma petite Laure commence à courir toute seule; il n'y a rien +de joli comme les soins d'Adolphe envers elle; il la guide, la +soutient, écarte tout ce qui peut la blesser, et perd, dans +cette intéressante occupation, toute l'étourderie de son âge. +Adieu. + + + + +LETTRE XIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Pourquoi donc, mon Elise, viens-tu, par des mots entrecoupés, +par des phrases interrompues, jeter une sorte de poison sur +l'attachement qui m'unit à Frédéric? Que n'es-tu témoin de la +plupart de nos conversations, tu verrais que notre mutuelle +tendresse pour M. d'Albe est le noeud qui nous lie le plus +étroitement, et que le soin de son bonheur est le sujet +inépuisable et chéri qui nous attire sans cesse l'un vers +l'autre. J'ai passé la matinée entière avec Frédéric, et +durant ce long tête-à-tête, mon mari a été presque le seul +objet de notre entretien. C'est dans trois jours la fête de M. +d'Albe; j'ai fait préparer un petit théâtre dans le pavillon +de la rivière, et je compte établir un concert d'instrumens à +vent dans le bois de peupliers, où repose le tombeau de mon +père. C'est là qu'ayant fait descendre ma harpe, ce matin, je +répétais la romance que j'ai composée pour mon mari. Frédéric +est venu me joindre: ayant deviné mon projet, il avait +travaillé de son côté, et m'apportait un duo dont il a fait +les paroles et la musique. Après avoir chanté ce morceau, que +j'ai trouvé charmant, je lui ai communiqué mon ouvrage; il en +a été content: si M. d'Albe l'est aussi, jamais auteur n'aura +reçu un prix plus flatteur et plus doux. Il commençait à faire +chaud; j'ai voulu rentrer, Frédéric m'a retenue. Assis près de +moi, il me regardait fixement, trop fixement: c'est là son +seul défaut; car son regard a une expression qu'il est +difficile... j'ai presque dit dangereux de soutenir. Après un +moment de silence il a commencé ainsi: "Vous ne croiriez pas +que ce même sujet qui vient de m'attendrir jusqu'aux larmes, +enfin que votre union avec M. d'Albe m'avait inspiré, avant de +vous connaître, une forte prévention contre vous. Accoutumé à +regarder l'amour comme le plus bel attribut de la jeunesse, il +me semblait qu'il n'y avait qu'une âme froide ou intéressée +qui eût pu se résoudre à former un lien dont la disproportion +des âges devait exclure ce sentiment. Ce n'était point sans +répugnance que je venais ici, parce que je me figurais trouver +une femme ambitieuse et dissimulée; et, comme on m'avait +beaucoup vanté votre beauté, je plaignais tendrement M. +d'Albe, que je supposais être dupe de vos charmes. Pendant la +route que je fis avec lui, il ne cessa de m'entretenir de son +bonheur et de vos vertus. Je vis si clairement qu'il était +heureux, qu'il fallut bien vous rendre justice; mais c'était +comme malgré moi, mon coeur repoussait toujours une femme qui +avait fait voeu de vivre sans aimer, et rien ne put m'ôter +l'idée que vous étiez raisonnable par froideur, et généreuse +par ostentation. J'arrive, je vous vois, et toutes mes +préventions s'effacent. Jamais regard ne fut plus touchant, +jamais voix humaine ne m'avait paru si douce. Vos yeux, votre +accent, votre maintien, tout en vous respire la tendresse, et +cependant vous êtes heureuse: M. d'Albe est l'objet constant +de vos soins; votre âme semble avoir créé pour lui un +sentiment nouveau: ce n'est point l'amour, il serait ridicule; +ce n'est point l'amitié, elle n'a ni ce respect ni cette +déférence; vous avez cherché dans tous les sentimens existans +ce que chacun pouvait offrir de mieux pour le bonheur de votre +époux, et vous en avez formé un tout qu'il n'appartenait qu'à +vous de connaître et de pratiquer. O aimable Claire! j'ignore +quel motif ou quelle circonstance vous a jetée dans la route +où vous êtes; mais il n'y avait que vous au monde qui pussiez +l'embellir ainsi." Il s'est tu, comme pour attendre ma +réponse; je me suis retournée, et, montrant l'urne de mon +père: "Sous cette tombe sacrée, lui ai-je dit, repose la +cendre du meilleur des pères. J'étais encore au berceau +lorsqu'il perdit ma mère; alors, consacrant tous ses soins à +mon éducation, il devint pour moi le précepteur le plus +aimable et l'ami le plus tendre, et fit naître dans mon coeur +des sentimens si vifs, que je joignais pour lui, à toute la +tendresse filiale qu'inspire un père, toute la vénération +qu'on a pour un dieu. Il me fut enlevé comme j'entrais dans ma +quatorzième année. Sentant sa fin approcher, effrayé de me +laisser sans appui, et n'estimant au monde que le seul M. +d'Albe, il me conjura de m'unir à lui avant sa mort. Je crus +que ce sacrifice la retarderait de quelques instans, je le +fis; je ne m'en suis jamais repentie. O mon père! toi qui lis +dans l'âme de ta fille, tu connais le voeu, l'unique voeu +qu'elle forme. Que le digne homme à qui tu l'as unie n'éprouve +jamais une peine dont elle soit la cause, et elle aura vécu +heureuse..... -- Et moi aussi, s'est écrié Frédéric dans une +espèce de transport, et moi aussi, mes voeux sont exaucés! +Chaque jour j'en formais pour le bonheur de mon père. Mais que +peut-on demander pour celui qui possède Claire? Le ciel, par +un tel présent, épuisa sa munificence, il n'a plus rien à +donner..." Un moment de silence à succédé; j'étais un peu +embarrassée; mes doigts, errant machinalement sur ma harpe, +rendaient quelques sons au hasard. Frédéric m'a pris la main, +et la baisant avec respect: "Est-il vrai, est-il possible, +m'a-t-il dit, que vous consentiez à être mon amie? Mon père le +voudrait, le desire. De tous les bienfaits qu'il m'a +prodigués, c'est celui qui m'est le plus cher; pour la +première fois seriez-vous moins généreuse que lui?" Elise, +chère Elise, comment lui aurais-je refusé un sentiment dont +mon coeur était plein, et qu'il mérite si bien? Non, non, j'ai +dû lui promettre de l'amitié, je l'ai fait avec ferveur. Eh! +qui peut y avoir plus de droit que lui? lui, dont tous les +penchans sont d'accord avec les miens, qui devine mes goûts, +pressent ma pensée, chérit et vénère le père de mes enfans! Et +toi, mon Elise, toi la bien-aimée de mon coeur, quand +viendras-tu, par ta présence, me faire goûter dans l'amitié +tout ce qu'elle peut donner de félicité! Que ce sentiment +céleste me tienne lieu de tous ceux auxquels j'ai renoncé; +qu'il anime la nature; que je le retrouve partout. Je +l'écouterai dans les sons que je rendrai, et leur vibration +aura son écho dans mon coeur: c'est lui qui fera couler mes +larmes, et lui seul qui les essuyera. Amitié, tu es tout! la +feuille qui voltige, la romance que je chante, la rose que je +cueille, le parfum qu'elle exhale. Je veux vivre pour toi, et +puissé-je mourir avec toi! + + + + +LETTRE XIV. + +CLAIRE A ELISE. + + +Si mes deux dernières lettres ont ranimé tes doutes, cousine, +j'espère que celle-ci les détruira tout-à-fait. Adèle de +Raincy est arrivée depuis trois jours, et déjà elle a fait une +assez vive impression sur Frédéric. Je voulais lui laisser +ignorer qu'elle dût venir, afin de le surprendre, et j'ai +réussi. Aussitôt qu'Adèle fut arrivée, je la conduisis dans le +pavillon que baigne la rivière, et je fis appeler Frédéric; il +accourut; mais, voyant Adèle près de moi, un cri lui échappe, +et la plus vive rougeur couvre son visage; il s'approche +pourtant, mais avec embarras, et son regard craintif et +curieux semblait lui dire: Etes-vous celle que j'attends? +Adèle, par un souris malin, allait achever de le déconcerter, +lorsque j'ai dit en souriant: "Vous êtes surpris, Frédéric, de +me trouver avec une pareille compagne? -- Oui, m'a-t-il répondu +en la regardant, j'ignorais qu'on pût être aussi belle." Ce +compliment flatteur, et qui, dans la bouche de Frédéric, avait +si peu l'air d'en être un, a changé aussitôt les dispositions +d'Adèle; elle lui a jeté un coup-d'oeil obligeant, en lui +faisant signe de s'asseoir auprès d'elle; il a obéi avec +vivacité, et a commencé une conversation qui ne ressemble +guère, ou je suis bien trompée, à celle que cette jeune +personne entend tous les jours; aussi répondait-elle fort peu; +mais son silence même enchantait Frédéric: il lui a paru une +preuve de modestie et de timidité, et c'est ce qui lui plaît +par-dessus tout dans une jeune personne. Adèle, de son côté, +me paraît très-disposée en sa faveur. L'admiration qu'elle lui +inspire la flatte, l'agrément de ses discours l'attire, et le +feu de son imagination l'amuse. D'ailleurs la figure de +Frédéric est charmante; s'il n'a pas ce qu'on appelle de la +tournure, il a de la grâce, de l'adresse et de l'agilité: tout +cela peut bien faire impression sur un coeur de seize ans. +Depuis un an que je n'avais vu Adèle, elle est singulièrement +embellie; ses yeux sont noirs, vifs et brillans; sa brune +chevelure tombe en anneaux sur un cou éblouissant; je n'ai +point vu de plus belles dents ni des lèvres si vermeilles, et, +sans être amant ni poète, je dirai que la rose humide des +larmes de l'aurore n'a ni la fraîcheur ni l'éclat de ses +joues; son teint est une fleur, son ensemble est une Grâce. Il +est impossible, en la voyant, de ne pas être frappé +d'admiration; aussi Frédéric la quitte-t-il le moins qu'il +peut. Vient-il dans le salon, c'est toujours elle qu'il +regarde, c'est toujours à elle qu'il s'adresse. Il a laissé +bien loin toutes mes leçons de politesse, et le sentiment qui +l'inspire lui en a plus appris en une heure que tous mes +conseils depuis trois mois. A la promenade, il est toujours +empressé d'offrir son bras à Adèle, de la soutenir si elle +saute un ruisseau, de ramasser un gant quand il tombe, car +c'est un moyen de toucher sa main, et cette main est si +blanche et si douce! Je ne sais si je me trompe, Elise, mais +il me semble que ce gant tombe bien souvent. + +Ce matin, Adèle examinait un portrait de Zeuxis qui est dans +le salon. "Cela est singulier, a-t-elle dit, de quelque côté +que je me mette, je vois toujours les yeux de Zeuxis qui me +regardent. -- Je le crois bien, a vivement répondu Frédéric, ne +cherchent-ils pas la plus belle?" Tu vois, mon amie, comment +le plus léger mouvement de préférence forme promptement un +jeune homme, et j'espère que désormais tu ne seras plus +inquiète de son amitié pour moi. Ce mot amitié est même trop +fort pour ce que je lui inspire; car, dans mes idées, l'amour +même ne devrait pas faire négliger l'amitié, et je ne puis me +dissimuler que je suis tout-à-fait oubliée. Un seul mot +d'Adèle, oui, un seul mot, j'en suis sûre, ferait bientôt +enfreindre cette promesse, jurée si solennellement, de ne +jamais nous quitter. En vérité, Elise, je me blâme de la +disposition que j'avais à m'attacher à Frédéric. Quand une +fois le sort est fixé comme le mien, aucune circonstance ne +pouvant changer les sentimens qu'on éprouve, ils restent +toujours les mêmes; mais lui, dans l'âge des passions, pouvant +être entraîné, subjugué par elles, peut-on compter de sa part +sur un sentiment durable! Non, l'amitié serait bientôt +sacrifiée, et j'en ferais seule tous les frais. Malheur à moi, +alors! car, nous le savons, mon Elise, ce sentiment exige tout +ce qu'il donne. Puissé-je voir Frédéric heureux! Mais +tranquillise-toi, cousine, il n'a pas besoin de moi pour +l'être. Adieu. + + + + +LETTRE XV. + +CLAIRE A ELISE. + + +Si je ne t'ai pas écrit depuis près de quinze jours, ma tendre +amie, c'est que j'ai été malade. En finissant ma dernière +lettre, je me sentais oppressée, triste, sans savoir pourquoi, +et faisant une très-maussade compagnie à la vive et brillante +Adèle. Je remettais chaque jour à t'écrire, à cause de +l'abattement qui m'accablait; enfin la fièvre m'a prise. J'ai +craint que le dérangement de ma santé ne nuisît à ma fille, +j'ai voulu la sevrer. Le médecin, tout en convenant que je +faisais bien pour elle, m'a objecté que j'avais tort pour moi, +parce que dans un moment où les humeurs étaient en mouvement, +le lait pouvait passer dans le sang et causer une révolution +fâcheuse. Mon mari a vivement appuyé cet avis: j'ai persisté +dans le mien. A la fin, il s'est emporté, et m'a dit qu'il +voyait bien que je ne me souciais ni de son repos ni de son +bonheur, puisque je faisais si peu de cas de ma vie; qu'au +surplus il me défendait de sevrer tout à coup. Je tenais ma +fille entre mes bras, je me suis approchée de lui, et la +mettant dans les siens: "Cet enfant est à vous, mon ami, lui +ai-je dit, et vos droits sur elle sont aussi puissans que les +miens; mais oubliez-vous qu'en lui donnant la vie nous prîmes +l'engagement sacré de lui sacrifier la nôtre? et si nous la +perdons, croyez-vous pouvoir oublier que vous en serez la +cause, ni m'en consoler jamais? Par pitié pour moi, pour vous-même, +souvenez-vous que devant l'intérêt de nos enfans le +nôtre doit être compté pour rien." Il m'a rendu ma fille. +"Claire, m'a-t-il dit, vous êtes libre: malheur à qui pourrait +vous résister!" J'ai promis à M. d'Albe de le dédommager de sa +condescendance, en usant de tous les ménagemens possibles, et +c'est ce que j'ai fait: aussi ma santé va-t-elle mieux, et +j'espère avant peu de jours être tout-à-fait rétablie. Adèle +me disait ce matin: "Je vois bien, madame d'Albe, à quel point +je suis loin de pouvoir faire encore une bonne mère; j'ai été +effrayée l'autre jour des devoirs que vous vous êtes imposés +envers vos enfans. Quoi! vous croyez leur devoir le sacrifice +de votre existence! J'ai été si surprise quand vous l'avez +dit, que j'ai été tentée de vous croire folle.... -- Folle! +s'est écrié Frédéric; dites sublime, Mademoiselle. -- Vous ne +le croiriez pas, mon jeune ami, a interrompu M. d'Albe; mais +dans le monde ces deux mots sont presque synonymes; vous y +verrez taxé de bizarre et d'esprit systématique celui dont +l'âme élevée dédaigne de copier les copies qui l'entourent." + +Cela est bien vrai, mon Elise! cette injustice est une suite +de ce petit esprit du monde, qui tend toujours à rabaisser les +autres pour les mettre à son niveau. Je me rappelle que dans +ces assemblées insipides où l'oisiveté enfante la médisance, +et où la futilité parvient à tout dessécher, j'ai souvent +pensé que ce sot usage de s'asseoir en rond pour faire la +conversation était la cause de tous nos torts et la source de +toutes nos sottises... Mais je sens ma tête trop faible pour +en écrire davantage. Adieu, mon ange. + + + + +LETTRE XVI. + +CLAIRE A ELISE. + + +Adèle a voulu aller au bal ce soir, Frédéric lui donne la +main, et mon mari leur sert de Mentor. Mes deux amis +desiraient bien rester avec moi, Frédéric surtout a insisté +auprès d'Adèle pour l'empêcher de me quitter. Il a voulu lui +faire sentir que, ne me portant pas bien, il était peu délicat +à elle de me laisser seule; mais l'amour de la danse a prévalu +sur toutes ses raisons, et elle a déclaré que le bal étant son +unique passion, rien ne pouvait l'empêcher d'y aller: +d'ailleurs, a-t-elle ajouté avec un souris moqueur, vous savez +que Madame d'Albe n'aime pas qu'on se gêne; et puis, comment +craindrions-nous qu'elle s'ennuie? ne la laissons-nous pas +avec ses enfans? Elle a appuyé sur ce dernier mot avec une +sorte d'ironie. Frédéric l'a regardée tristement. "Il est +vrai, a-t-il répondu, c'est là son plus doux plaisir, et je +crois qu'il n'appartient pas à tout le monde de savoir +l'apprécier. Vous avez raison, Mademoiselle, il faut que +chacun prenne la place qui lui convient: celle de madame +d'Albe est d'être adorée en remplissant tous ses devoirs; la +vôtre est d'éblouir, et le bal doit être votre triomphe." +Adèle n'a vu qu'un éloge de sa beauté dans cette phrase; j'y +ai démêlé autre chose. Je vois trop que malgré les charmes +séduisans d'Adèle, si son âme ne répond pas à sa figure, elle +ne fixera pas Frédéric. Cependant, que ne peut-on pas espérer +à son âge? Elise, je veux mettre tous mes soins à cacher des +défauts que le temps peut corriger. Nous sommes invitées dans +trois jours à un autre bal; si je n'y vais pas, Adèle me +quittera encore, et Frédéric ne lui pardonnera pas. Je suis +donc décidée à l'accompagner; d'ailleurs il est possible que +la danse et le monde me distraient d'une mélancolie qui me +poursuit et me domine de plus en plus. J'éprouve une langueur, +une sorte de dégoût qui décolore toutes les actions de la vie. +Il me semble qu'elle ne vaut pas la peine que l'on se donne +pour la conserver. L'ennui d'agir est partout, le plaisir +d'avoir agi nulle part. Je sais que le bien qu'on fait aux +autres est une jouissance; mais je le dis plus que je ne le +sens, et si je n'étais souvent agitée d'émotions subites, je +croirais mon âme prête à s'éteindre. Je n'ai plus assez de vie +pour cette solitude absolue où il faut se suffire à soi-même. +Pour la première fois je sens le besoin d'un peu de société, +et je regrette de n'avoir point été au bal. Adieu, la plume me +tombe des mains. + + + + +LETTRE XVII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Adèle peint supérieurement pour son âge; elle a voulu faire +mon portrait, et j'y ai consenti avec plaisir, afin de +l'offrir à mon mari. Ce matin, comme elle y travaillait, +Frédéric est venu nous joindre. Il a regardé son ouvrage et a +loué son talent, mais avec un demi-sourire qui n'a point +échappé à Adèle, et dont elle a demandé l'explication. Sans +l'écouter ni lui répondre, il a continué à regarder le +portrait, et puis moi, et puis le portrait, ainsi +alternativement. Adèle, impatiente, a voulu savoir ce qu'il +pensait. Enfin, après un long silence: "Ce n'est pas là madame +d'Albe, a-t-il dit, vous n'avez pas même réussi à rendre un de +ses momens. -- Comment donc, a interrompu Adèle en rougissant, +qu'y trouvez-vous à redire? Ne reconnaissez-vous pas tous ses +traits? -- J'en conviens, tous ses traits y sont; si vous +n'avez vu que cela en la regardant, vous devez être contente +de votre ouvrage. -- Que voulez-vous donc de plus? -- Ce que je +veux? qu'on reconnaisse qu'il est telle figure que l'art ne +rendra jamais, et qu'on sente du moins son insuffisance. Ces +beaux cheveux blonds, quoique touchés avec habileté, n'offrent +ni le brillant, ni la finesse, ni les ondulations des siens. +Je ne vois point sur cette peau blanche et fine refléter le +coloris du sang ni le duvet délicat qui la couvre. Ce teint +uniforme ne rappellera jamais celui dont les couleurs varient +comme la pensée. C'est bien le bleu céleste de ses yeux; mais +je n'y vois que leur couleur: c'est leur regard qu'il fallait +rendre. Cette bouche est fraîche et voluptueuse comme la +sienne; mais ce sourire est éternel; j'attends en vain +l'expression qui le suit. Ces mouvemens nobles, gracieux, +enchanteurs, qui se déploient dans ses moindres gestes, sont +enchaînés et immobiles.... Non, non, des traits sans vie ne +rendront jamais Claire; et là où je ne vois point d'âme, je ne +puis la reconnaître. -- Hé bien! lui a dit Adèle avec dépit, +chargez-vous de la peindre, pour moi je ne m'en mêle plus." +Alors, jetant brusquement ses pinceaux, elle s'est levée et +est sortie avec humeur. Frédéric l'a suivie des yeux d'un air +surpris; et puis, laissant échapper un soupir, il a dit: "Dans +quelle erreur n'ai-je pas été en la voyant si belle! J'avais +cru que cette femme devait avoir quelque ressemblance avec +vous; mais pour mon malheur, mon éternel malheur, je le vois +trop, vous êtes unique..." Je ne puis te dire, Elise, quel mal +ces mots m'ont fait; cependant, me remettant de mon trouble, +je me suis hâtée de répondre. "Frédéric, ai-je dit, gardez-vous +de porter un jugement précipité, et de vous laisser +atteindre par des préventions qui pourraient nuire au bonheur +qui vous est peut-être destiné. Parce qu'Adèle n'est pas en +tout semblable à la chimère que vous vous êtes faite, +devez-vous fermer les yeux sur ce qu'elle vaut? Ne savez-vous pas, +d'ailleurs, combien on peut changer? Croyez que telle personne +qui vous plaît quand elle est formée, vous aurait peut-être +paru insupportable quelques années auparavant? Vous voulez +toujours comparer: mais parce que le bouton n'a pas le parfum +de la fleur entièrement éclose, oubliez-vous qu'il l'aura un +jour, et mille fois plus doux peut-être? Frédéric, pénétrez-vous +bien que dans celle que vous devez choisir, dans celle +dont l'âge doit être en proportion avec le vôtre, vous ne +pouvez trouver ni des qualités complètes ni des vertus +exercées: un coeur aimant est tout ce que vous devez chercher; +un penchant au bien, tout ce que vous devez vouloir: quand +même il serait obscurci par de légers travers, faudrait-il +donc se rebuter? De même qu'il est peu de matins sans nuages, +on ne voit guère d'adolescence sans défauts; mais elle s'en +dégage tous les jours, surtout quand elle est guidée par une +main aimée. C'est à vous qu'appartiendra ce soin touchant; +c'est à vous à former celle qui vous est destinée, et vous ne +pourrez y réussir qu'en la choisissant dans l'âge où l'on peut +l'être encore. Mais, ô Frédéric! ai-je ajouté avec solennité, +au nom de votre repos, gardez-vous bien de lever les yeux sur +toute autre." En disant ces mots, je suis sortie de la chambre +sans attendre sa réponse. + +Elise, je n'ose te dire tout ce que je crains; mais l'air de +Frédéric m'a fait frémir: s'il était possible...! Mais non, je +me trompe assurément; inquiète de tes craintes, influencée par +tes soupçons, je vois déjà l'expression d'un sentiment +coupable où il n'y a que celle de l'amitié, mais ardente, mais +passionnée, telle que doit l'éprouver une âme neuve et +enthousiaste. Néanmoins, je vais l'examiner avec soin; et +quant à moi, ô mon unique amie! bannis ton injurieuse +inquiétude, fie-toi à ce coeur qui a besoin, pour respirer à +son aise, de n'avoir aucun reproche à se faire, et à qui le +contentement de lui-même est aussi nécessaire que ton amitié. + + + + +LETTRE XVIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Elise, comment te peindre mon agitation et mon désespoir? C'en +est fait, je n'en puis plus douter, Frédéric m'aime. Sens-tu +tout ce que ce mot a d'affreux dans notre position? Malheureux +Frédéric! mon coeur se serre, et je ne puis verser une larme. +Ah dieu! pourquoi l'avoir appelé ici? Je le connais, mon amie, +il aime, et ce sera pour la vie; il traînera éternellement le +trait dont il est déchiré, et c'est moi qui cause sa peine! +Ah! je le sens: il est des douleurs au-dessus des forces +humaines. Comment te dire tout cela? comment rappeler mes +idées? dans le trouble qui m'agite, je n'en puis retrouver +aucune. Chère, chère Elise, que n'es-tu ici, je pourrais +pleurer sur ton sein! + +Aujourd'hui, à peine avons-nous eu dîné, que mon mari a +proposé une promenade dans les vastes prairies qu'arrose la +Loire. Je l'ai acceptée avec empressement; Adèle, d'assez +mauvaise grâce, car elle n'aime point à marcher; mais +n'importe, j'ai dû ne pas consulter son goût quand il +s'agissait du plaisir de mon mari. J'ai pris mon fils avec +moi, et Frédéric nous a accompagnés. Le temps était superbe; +les prairies, fraîches, émaillées, remplies de nombreux +troupeaux, offraient le paysage le plus charmant; je le +contemplais en silence, en suivant doucement le cours de la +rivière, quand un bruit extraordinaire est venu m'arracher à +mes rêveries. Je me retourne: ô Dieu! un taureau échappé, +furieux, qui accourait vers nous, vers mon fils! Je m'élance +au-devant de lui, je couvre Adolphe de mon corps. Mon action, +mes cris effraient l'animal; il se retourne, et va fondre sur +un pauvre vieillard. Enfin, mon mari aussi allait être sa +victime, si Frédéric, prompt comme l'éclair, n'eût hasardé sa +vie pour le sauver. D'une main vigoureuse il saisit l'animal +par les cornes: ils se débattent; cette lutte donne le temps +aux bergers d'arriver; ils accourent, le taureau est terrassé: +il tombe! Alors seulement j'entends les cris d'Adèle et ceux +du malheureux vieillard; j'accours à celui-ci: son sang +coulait d'une épouvantable blessure; je l'étanche avec mon +mouchoir: j'appelle Adèle pour me donner le sien; elle me +l'envoie par Frédéric, en ajoutant qu'elle n'approchera pas, +que le sang lui fait horreur, et qu'elle veut retourner à la +maison. "Quoi! sans avoir secouru ce malheureux, lui dit +Frédéric? -- N'y a-t-il pas assez de monde ici, répond-elle? +Pour moi, je n'ai pas la force de supporter la vue d'une +plaie; j'ai besoin de respirer des sels pour calmer la +violente frayeur que j'ai éprouvée; et si je reste un moment +de plus ici, je suis sûre de me trouver mal." Pendant qu'elle +parlait, le pauvre vieillard gémissait sur le sort de sa femme +et de ses enfans que sa mort allait réduire à la mendicité. +Entraînée par le desir de consoler cette malheureuse famille, +j'ai prié mon mari de ramener Adèle et Adolphe à la maison, et +de m'envoyer tout de suite le chirurgien de l'hospice dans le +village que le vieillard m'indiquait, et où Frédéric et moi +allions nous charger de le faire conduire. "Quoi! vous restez +ici, M Frédéric? lui a dit Adèle d'un air chagrin. -- Si je +reste! a-t-il répondu d'un ton terrible, et qui m'a remuée +jusqu'au fond de l'âme.... allez, Mademoiselle, a-t-il ajouté +plus doucement, allez vous reposer, ce n'est point ici votre +place." Elle est partie avec M. d'Albe. Deux bergers nous ont +aidés à faire un brancard, ils y ont placé le pauvre +vieillard, que nous avons conduit dans sa chaumière, à une +lieue de là. Ah! mon Elise, quel spectacle que celui de cette +famille éplorée! quels cris déchirans en voyant un père, un +mari dans cet état! J'ai pressé ces infortunés sur mon sein; +j'ai mêlé mes larmes aux leurs; je leur ai promis secours et +protection, et mes efforts ont réussi à calmer leur douleur. +Le chirurgien est arrivé au bout d'une heure; il a mis un +appareil sur la blessure, et a assuré qu'elle n'était pas +mortelle. Je l'ai prié de passer la nuit auprès du malade, et +j'ai promis de revenir les visiter le lendemain. Alors, comme +il commençait à faire nuit, j'ai craint que mon mari ne fût +inquiet, et nous avons quitté ces bonnes gens, Frédéric et +moi, comblés de leurs bénédictions. + +Le coeur plein de toutes les émotions que j'avais éprouvées, +je marchais en silence, et en me retraçant le dévouement +héroïque avec lequel Frédéric s'était presque exposé à une +mort certaine pour sauver son père: j'ai jeté les yeux sur +lui; la lune éclairait doucement son visage, je l'ai vu baigné +de larmes. Attendrie, je me suis approchée, mon bras s'est +appuyé sur le sien, il l'a pressé avec violence contre son +coeur: ce mouvement a fait palpiter le mien. "Claire, Claire, +a-t-il dit d'une voix étouffée, que ne puis-je payer de toute +ma vie la prolongation de cet instant! je la sens là contre +mon coeur, celle qui le remplit en entier; je la vois, je la +presse." En effet, j'étais presque dans ses bras. "Ecoute, a-t-il +ajouté dans une espèce de délire, si tu n'es pas un ange +qu'il faille adorer, et que le ciel ait prêté pour quelques +instans à la terre; si tu es réellement une créature humaine, +dis-moi pourquoi toi seule as reçu cette âme, ce regard qui la +peint, ce torrent de charmes et de vertus qui te rendent +l'objet de mon idolâtrie?... Claire, j'ignore si je t'offense; +mais comme ma vie est passée dans ton sang, et que je n'existe +plus que par ta volonté, si je suis coupable, dis-moi: +Frédéric, meurs, et tu me verras expirer à tes pieds." Il y +était tombé en effet; son front était brûlant, son regard +égaré. Non, je ne peindrai pas ce que j'éprouvais: la pitié, +l'émotion, l'image de l'amour enfin, tel que j'étais peut-être +destinée à le sentir, tout cela est entré trop avant dans mon +coeur; je ne me soutenais plus qu'à peine, et me laissant +aller sur un vieux tronc d'arbre dépouillé: "Frédéric, lui +ai-je dit, cher Frédéric, revenez à vous, reprenez votre raison, +voulez-vous affliger votre amie?" Il a relevé sa tête; il l'a +appuyée sur mes genoux: Elise, je crois que je l'ai pressée, +car il s'est écrié aussitôt: "O Claire! que je sente encore ce +mouvement de ta main adorée qui me rapproche de ton sein; il a +porté l'ivresse dans le mien!" En disant cela, il m'a enlacée +entre ses bras, ma tête est tombée sur son épaule, un déluge +de larmes a été ma réponse; l'état de ce malheureux +m'inspirait une pitié si vive!... Ah! quand on est la cause +d'une pareille douleur, et que c'est un ami qui souffre, dis, +Elise, n'a-t-on pas une excuse pour la faiblesse que j'ai +montrée?..... J'étais si près de lui.... J'ai senti +l'impression de ses lèvres qui recueillaient mes larmes. A +cette sensation si nouvelle, j'ai frémi, et repoussant +Frédéric avec force: "Malheureux! me suis-je écriée, oublies-tu +que ton bienfaiteur, que ton père est l'époux de celle que +tu oses aimer! Tu serais un perfide, toi! ô Frédéric! reviens +à toi, la trahison n'est pas faite pour ton noble coeur." +Alors, se levant vivement et me fixant avec effroi: "Qu'as-tu +dit? ah! qu'as-tu dit, inconcevable Claire? j'avais oublié +l'univers près de toi; mais tes mots, comme un coup de foudre, +me montrent mon devoir et mon crime. Adieu, je vais te fuir, +adieu: ce moment est le dernier qui nous verra ensemble. +Claire, Claire, adieu!...." Il m'a quittée. Effrayée de son +dessein, je l'ai rappelé d'un ton douloureux; il m'a entendue, +il est revenu. "Ecoutez, lui ai-je dit: Le digne homme dont +vous avez trahi la confiance ignore vos torts; s'il les +soupçonnait jamais, son repos serait détruit; Frédéric, vous +n'avez qu'un moyen de les réparer, c'est d'anéantir le +sentiment qui l'offense. Si vous fuyez, que croira-t-il? Que +vous êtes un perfide ou un ingrat; vous, son enfant! son ami! +Non, non, il faut se taire, il faut dissimuler enfin; c'est un +supplice affreux, je le sais, mais c'est au coupable à le +souffrir; il doit expier sa faute en en portant seul tout le +poids...." Frédéric ne répondait point, il semblait pétrifié; +tout à coup un bruit de chevaux s'est fait entendre, j'ai +reconnu la voiture que M. d'Albe envoyait au-devant de moi. +"Frédéric, ai-je dit, voilà du monde, si la vertu vit encore +dans votre âme, si le repos de votre père vous est cher; si +vous attachez quelque prix à mon estime, ni vos discours, ni +votre maintien, ni vos regards ne décèleront votre +égarement....." Il ne répondait point; toujours immobile, il +semblait que la vie l'eût abandonné: la voiture avançait +toujours; je n'avais plus qu'un moment, déjà j'entendais la +voix de M. d'Albe; alors, me rapprochant de Frédéric: "Parle +donc, malheureux, lui ai-je dit; veux-tu me faire mourir?...." +Il a tressailli.... "Claire, a-t-il répondu, tu le veux, tu +l'ordonnes, tu seras obéie; du moins pourras-tu juger de ton +pouvoir sur moi." Comme il prononçait ces mots, mes gens +m'avaient reconnue, et la voiture s'est arrêtée: mon mari est +descendu. "J'étais bien inquiet, m'a-t-il dit; mes amis, vous +avez tardé bien long-temps; si la bienfaisance n'était pas +votre excuse, je ne vous pardonnerais pas d'avoir oublié que +je vous attendais ". Sens-tu, Elise, tout ce que ce reproche +avait de déchirant dans un pareil instant? Il m'a atterrée; +mais Frédéric.... O amour! quelle est donc ta puissance! Ce +Frédéric si franc, si ouvert, à qui, jusqu'à ce jour, la +feinte fut toujours étrangère, le voilà changé; un mot, un +ordre a produit ce miracle! Il répond d'un air tranquille, +mais pénétré: "Vous avez raison, mon père, nous avons bien des +torts; mais ce seront les derniers, je vous le jure: au reste, +c'est moi seul qui ai été entraîné, votre femme ne vous a +point oublié. -- Vous vous vantez, Frédéric, a répondu M. +d'Albe; je connais le coeur de Claire sur ce sujet, il était +aussi entraîné que le vôtre; et si elle a pensé plus tôt à +moi, c'est qu'elle me doit davantage: n'est-ce pas, bonne +Claire?...." Elise, je ne pouvais répondre; jamais, non jamais +je n'ai tant souffert: serais-je donc coupable? Nous avons +remonté en voiture; en arrivant j'ai demandé la permission de +me retirer. Ah! je ne feignais pas en disant que j'avais +besoin de repos! Dis, Elise, pourquoi dois-je porter la +punition d'une faute dont je ne suis point complice? Quand +j'ai exigé de Frédéric qu'il tût la vérité, je ne savais pas +tout ce qu'il en coûte pour la déguiser. Je crains les regards +de mon mari, de cet ami que j'aime, et que mon coeur n'a pas +trahi; car le ciel m'est témoin que l'amitié seule m'intéresse +au sort de Frédéric. Je crains qu'il ne m'interroge, qu'il ne +me pénètre; le moindre soupçon qu'il concevrait à cet égard me +fait trembler; le bonheur de sa vie entière serait détruit; il +faudrait éloigner ce Frédéric dont l'esprit et la société +répandent tant de charmes sur ses jours; il faudrait cesser +d'aimer le fils de son adoption; il faudrait jeter dans le +vague du monde l'orphelin qu'il a promis de protéger; il lui +semblerait entendre sa mère lui crier d'une voix plaintive: +"Tu t'étais chargé du sort de mon fils; cette espérance +m'avait fait descendre en paix dans la tombe, et tu le chasses +de chez toi, sans ressources, sans appui, consumé d'un amour +sans espoir! Regarde-le, il va mourir: est-ce donc ainsi que +tu remplis tes sermens?" Elise, mon mari ne soutiendra jamais +une pareille image. Plutôt que d'être parjure à sa foi, il +garderait Frédéric auprès de lui; mais alors plus de paix: la +cruelle défiance empoisonnerait chaque geste, chaque regard; +le moindre mot serait interprété, et l'union domestique à +jamais troublée. Moi-même serais-je à l'abri de ses soupçons? +Hélas! tu sais combien il a douté long-temps que je puisse +l'aimer. Enfin, après sept années de soins, j'étais parvenue à +lui inspirer une confiance entière à cet égard: qui sait si +cet événement ne la détruirait pas entièrement? Tant de +rapports entre Frédéric et moi, tant de conformité dans les +goûts et les opinions, il ne croira jamais qu'une âme neuve à +l'amour comme la mienne, ait pu voir avec indifférence celui +que j'inspire à un être si aimable.... Il doutera du moins; je +verrais cet homme respectable en proie aux soupçons! ce +visage, image du calme et de la satisfaction, serait sillonné +par l'inquiétude et les soucis! elle s'évanouirait, cette +félicité que je me promettais à le voir heureux par moi +jusqu'à mon dernier jour! Non, Elise, non, je sens qu'en +achetant son repos au prix d'une dissimulation continuelle, +c'est plus que le payer de ma vie; mais il n'est point de +sacrifices auxquels je ne doive me résoudre pour lui. Que +Frédéric cherche un prétexte de s'éloigner, me diras-tu; mais +comment en trouver un? Tu sais qu'à l'exception de M. d'Albe, +la mère de Frédéric était brouillée avec tous ses autres +parens, et que son père était un étranger. Il n'a donc de +famille que nous, de ressource que nous, d'amis que nous; +quelle raison alléguer pour un pareil départ, surtout au +moment où il vient d'être chargé presque seul de la direction +de l'établissement de M. d'Albe? Que veux-tu que pense celui-ci? +Il le croira fou ou ingrat; il m'en parlera sans cesse: +que lui répondrai-je? Ou plutôt il soupçonnera la vérité; il +connaît trop Frédéric pour ignorer que la crainte de nuire à +son bienfaiteur est le seul motif capable de l'éloigner de cet +asile: mais du moment que les soupçons seront éveillés sur +lui, ils le seront aussi sur moi; il se rappellera mon +trouble; je ne pourrai plus être triste impunément, et dès +lors toutes mes craintes seront réalisées. Non, non, que +Frédéric reste et qu'il se taise; j'éviterai soigneusement +d'être seule avec lui, et quand je m'y trouverai malgré moi, +mon extrême froideur lui ôtera tout espoir d'en profiter. Mais +crois-tu qu'il le desire? Ah! mon amie, si tu connaissais +comme moi l'âme de Frédéric, tu saurais que si la violence des +passions l'a subjuguée un moment, elle est trop noble pour y +persister. + +Pourquoi le ciel injuste l'a-t-il poussé vers une femme qui ne +s'appartient pas? Sans doute que celle qui eût été libre de +faire son bonheur, eût été trop heureuse.... Mais je ne sais +pas ce que je dis; pardonne, Elise, ma tête n'est point à moi; +l'image de ce malheureux me poursuit; j'entends encore ses +accens, ils retentissent dans mon coeur. Hélas! si sa peine +venait d'une autre cause, l'humanité m'ordonnerait de +l'adoucir par toute la tendresse que permet l'amitié. Et parce +que c'est moi qu'il aime, parce que c'est moi qui le fais +souffrir, il faut que je sois dure et barbare envers lui! +Combien une pareille conduite choque les lois éternelles de la +justice et de la vérité!.... Ecris-moi, Elise, guide-moi, je +ne sais que vouloir; je ne sais que résoudre, je me sens +malade, je ne quitterai point ma chambre. Adieu. + + + + +LETTRE XIX. + +CLAIRE A ELISE. + + +Je n'ai point sorti encore de mon appartement, l'idée de voir +Frédéric me fait frémir. J'ai dit que j'étais malade, je le +suis en effet; ma main tremble en t'écrivant, et je ne puis +calmer l'agitation de mes esprits. Qu'est-ce donc que ce +terrible sentiment d'amour, si sa vue, si la pitié qu'il +inspire, jettent dans l'état où je suis? Ah! combien je bénis +le ciel de m'avoir garantie de son pouvoir! Va, mon amie, +c'est bien à présent que je suis sûre d'être toujours +indifférente; je l'étais moins quand je croyais que les +passions pouvaient être une source de félicité; mais à présent +que j'ai vu avec quelle violence elles entraînent à la folie +et au crime, j'en ai un effroi qui te répond de moi pour la +vie. + +Elise, ô mon Elise! c'est lui, je l'ai vu, il vient +d'entr'ouvrir la porte, il a jeté un billet et s'est retiré +avec précipitation; son regard suppliant me disait: _lisez_. +Mais le dois-je? je n'ose ramasser ce papier.... Cependant si +on venait, qu'on le vît.... Je l'ai lu. Ah! mon amie, voilà +les premières larmes que j'ai versées depuis hier; j'en ai +inondé ce billet, je vais tâcher de le transcrire. + + +FREDERIC A CLAIRE. + +"Pourquoi vous cacher? pourquoi fuir le jour? c'est à moi d'en +avoir horreur: vous! vous êtes aussi pure que lui." + + + +Adieu, Elise, j'entends mon mari, je vais m'entourer de mes +enfans; je ne sais si je répondrai, je ne sais ce que je +répondrai. Non, il vaut mieux se taire. Adieu. + + + +BILLET. +FREDERIC A CLAIRE. + +Vous m'évitez, je le vois; vous êtes malade, j'en suis cause; +je dissimule avec un père que j'aime, j'offense dans mon coeur +le bienfaiteur qui m'accable de ses bontés: Claire, le ciel ne +m'a pas donné assez de courage pour de pareils maux. + + + +BILLET. +CLAIRE A FREDERIC. + +Qu'osez-vous me faire entendre, malheureux! une faiblesse nous +a mis sur le bord de l'abîme, une lâcheté peut nous y plonger: +vous aurai-je trop estimé, en supposant que vous pouviez +réparer vos torts; et ne ferez-vous rien pour moi? + + + +BILLET. +FREDERIC A CLAIRE. + +Je ne suis pas maître de mon amour, je le suis de ma vie; je +ne puis cesser de vous offenser qu'en cessant d'exister, +chaque battement de mon coeur est un crime, laissez-moi +mourir. + + + +BILLET. +CLAIRE A FREDERIC. + +Non, on n'est pas maître de sa vie quand celle d'un autre y +est attachée. Malheureux! frémis du coup que tu veux porter, +il ne t'atteindrait pas seul. + + + +BILLET. +FREDERIC A CLAIRE. + +Je ne résiste point.... Le ton de votre billet, ce que j'y ai +cru voir... Ah! Claire, s'il était possible..... Puisque vous +persistez à ne point me voir seule, permettez du moins que +j'écrive pour m'expliquer, peut-être vous paraîtrai-je alors +moins coupable. Demain matin, quand il me sera permis d'entrer +chez vous pour savoir de vos nouvelles, daignez recevoir ma +lettre. + + + + +LETTRE XX. + +FREDERIC A CLAIRE. + + +Dans l'abîme de misère où je suis descendu, s'il est un lien +qui puisse me rattacher à la vie, je le trouve dans l'espoir +de regagner votre estime; en vous montrant mon coeur tel qu'il +fut, tel qu'il est animé par vous, peut-être ne rougirez-vous +pas de l'autel où vous serez adorée jusqu'à mon dernier jour. + +Vous le savez, Claire, je fus élevé par une mère qui s'était +mariée malgré le voeu de toute sa famille; l'amour seul avait +rempli sa vie, et elle me fit passer son âme avec son lait. +Sans cesse elle me parlait de mon père, du bonheur d'un +attachement mutuel: je fus témoin du charme de leur union, et +de l'excessive douleur de ma mère, lors de la mort de son +mari, douleur qui, la consumant peu à peu, la fit périr elle-même +quelques années après. + +Toutes ces images me disposèrent de bonne heure à la +tendresse, j'y fus encore excité par l'habitation des +montagnes. C'est dans ces pays sauvages et sublimes que +l'imagination s'exalte et allume dans le coeur un feu qui +finit par le dévorer; c'est là que je me créai un fantôme +auquel je me plaisais à rendre une sorte de culte: souvent, +après avoir gravi une de ces hauteurs imposantes où la vue +plane sur l'immensité. Elle est là, m'écriai-je, dans une +douce extase, celle que le ciel destine à faire la félicité de +ma vie! Peut-être mes yeux sont-ils tournés vers le lieu où +elle embellit pour mon bonheur; peut-être que, dans ce même +instant où je l'appelle, elle songe à celui qu'elle doit +aimer: alors je lui donnais des traits; je la douais de toutes +les vertus; je réunissais sur un seul être toutes les +qualités, tous les agrémens dont la société et les livres +m'avaient offert l'idée; enfin, épuisant sur lui tout ce que +la nature a d'aimable, et tout ce que mon coeur pouvait aimer, +j'imaginai Claire!.... Mais non, ce regard, le plus puissant +de tes charmes, ce regard que rien ne peut peindre ni définir, +il n'appartenait qu'à toi de le posséder: l'imagination même +ne pouvait aller jusque-là. + +Ma mère avait gravé dans mon âme les plus saints préceptes de +morale et le plus profond respect pour les noeuds sacrés du +mariage: aussi, en arrivant ici, combien j'étais loin de +penser qu'une femme mariée, que la femme de mon bienfaiteur, +pût être un objet dangereux pour moi! J'étais d'autant moins +sur mes gardes, que, quoique votre premier regard eût fait +évanouir toutes mes préventions, et que je vous eusse trouvée +charmante, un souris fin, j'ai presque dit malin, qui effleure +souvent vos lèvres, me faisait douter de l'excellence de votre +coeur. Aussi n'avez-vous pas oublié peut-être que, dans ce +temps-là j'osai vous dire plus d'une fois que votre mari +m'était plus cher que vous, ce n'est pas que je n'éprouvasse +dès lors une sorte de contradiction entre ma raison et mon +coeur, et dont je m'étonnais moi-même, parce qu'elle m'avait +toujours été étrangère. Je ne m'expliquai point comment, +aimant votre mari davantage, je me sentais plus attiré vers +vous; mais à force de m'interroger à cet égard, je finis par +me dire, que, comme vous étiez plus aimable, il était tout +simple que je préférasse votre conversation à la sienne, +quoiqu'au fond je lui fusse plus réellement attaché. Peu à peu +je découvris en vous, non pas plus de bonté que dans M. +d'Albe, nul être ne peut aller plus loin que lui sur ce point, +mais une âme plus élevée, plus tendre et plus délicate; je +vous vis alternativement douce, sublime, touchante, +irrésistible: tout ce qu'il y a de beau et de grand vous est +si naturel, qu'il faut vous voir de près pour vous apprécier, +et la simplicité avec laquelle vous exercez les vertus les +plus difficiles, les ferait paraître des qualités ordinaires +aux yeux d'un observateur peu attentif. Dès lors je ne cessai +plus de vous contempler; je m'enorgueillissais de mon +admiration, je la regardais comme le premier des devoirs, +puisque c'était la vertu qui me l'inspirait; et, tandis que je +ne croyais n'aimer qu'elle en vous, je m'enivrais de tous les +poisons de l'amour. Claire, je l'avoue, dans ce temps-là, je +sentis plusieurs fois près de vous des impressions si vives, +qu'elles auraient pu m'éclairer; mais vous ignorez sans doute +combien on est habile à se tromper soi-même, quand on pressent +que la vérité nous arrachera à ce qui nous plaît; un instinct +incompréhensible donne une subtilité à notre esprit qu'il +avait ignorée jusque alors: à l'aide des sophismes les plus +adroits, il éblouit la raison et subjugue la conscience. +Cependant la mienne me parlait encore; j'éprouvais un +mécontentement intérieur, un malaise confus, dont je ne +voulais pas voir la véritable cause: ce fut sans doute le +motif secret de la joie que je sentis à l'arrivée de +mademoiselle de Raincy; en la voyant brillante de tous vos +charmes, je lui prêtai toutes vos vertus, et je me crus sauvé. +Je fus plusieurs jours séduit par sa figure; elle est plus +régulièrement belle que vous; j'osai vous comparer.... Ah! +Claire, si la terre n'a rien de plus beau qu'Adèle, le ciel +seul peut m'offrir votre modèle! + +Vous m'estimez assez, j'espère, pour penser qu'il ne me fallut +pas long-temps pour mesurer la distance qui sépare vos +caractères; je me rappelle qu'un jour où vous me fîtes son +éloge, en me laissant entrevoir le dessein de nous unir, je +fus humilié que vous pussiez penser qu'après vous avoir connue +je pusse me contenter d'Adèle, et que vous m'estimassiez assez +peu pour croire que si la beauté pouvait m'émouvoir, il ne me +fallût pas autre chose pour me fixer. O Claire! m'écriai-je +souvent en m'adressant à votre image, si vous voulez qu'on +puisse aimer une autre femme que vous, cessez d'être le +parfait modèle qu'elles devraient toutes imiter: ne nous +montrez plus qu'elles peuvent unir l'esprit à la franchise, +l'activité à la douceur, et remplir avec dignité tous les +petits devoirs auxquels leur sexe et leur sort les +assujettissent.... Claire, je ne m'avouais point encore que je +vous aimais; mais souvent, lorsqu'attiré vers vous par mon +coeur, encouragé par la touchante expression de votre amitié, +je me sentais prêt à vous serrer dans mes bras, par un +mouvement dont je ne me rendais pas compte, je m'éloignais +avec effort, je n'osais ni vous regarder, ni toucher votre +main, je repoussais même jusqu'à l'impression de votre +vêtement; enfin, je faisais par instinct ce que j'aurais dû +faire par raison. Cependant un jour.... Claire, oserai-je vous +le dire? un jour vous me priâtes de dénouer les rubans de +votre voile; en y travaillant, mes yeux fixèrent vos charmes, +un mouvement plus prompt que la pensée m'attira, j'osai porter +mes lèvres sur votre cou: je tenais Adolphe entre mes bras, +vous crûtes que c'était lui, je ne vous détrompai pas, mais +j'emportai un trouble dévorant, une agitation tumultueuse; +j'entrevis la vérité, et j'eus horreur de moi-même. + +Enfin ce jour, ce jour fatal où ma lâche faiblesse vous a +appris ce que vous n'auriez jamais dû entendre, combien +j'étais éloigné de penser qu'il dût finir ainsi! Dès le matin +j'avais été parcourir la campagne, et, m'élevant avec une +piété sincère vers l'auteur de mon être, je l'avais conjuré de +me garantir d'une séduction dont la cause était si belle et +l'effet si funeste. Ces élans religieux me rendirent la paix; +il me sembla que Dieu venait de se placer entre nous deux, et +j'osai me rapprocher de vous. + +De même qu'un calme parfait est souvent le précurseur des plus +violentes tempêtes, un repos qui m'était inconnu depuis long-temps +avait rempli ma journée. J'acceptai avec empressement la +promenade proposée par M. d'Albe, afin de revoir cette nature +dont la bienfaisante influence m'avait été si salutaire le +matin: mais je la revis avec vous, et elle ne fut plus la +même: la terre ne m'offrait que l'empreinte de vos pas; le +ciel, que l'air que vous respiriez; un voile d'amour répandu +sur toute la nature m'enveloppait délicieusement, et me +montrait votre image dans tous les objets que je fixais. +Enfin, Claire, à cet instant où je vous vis prête à sacrifier +vos jours pour votre fils, et où je craignis pour votre vie, +alors seulement je sentis tout ce que vous étiez pour moi. +Témoin de la sensibilité courageuse qui vous fit étancher une +horrible blessure, de cette inépuisable bonté qui vous +indiquait tous les moyens de consoler des malheureux, je me +dis que le plus méprisable des êtres serait celui qui pourrait +vous voir sans vous adorer, si ce n'était celui qui oserait +vous le dire. + +Ce fut dans ces dispositions, Claire, que je sortis de cette +chaumière où vous aviez paru comme une déité bienfaisante: la +faible lueur de la lune jetait sur l'univers quelque chose de +mélancolique et de tendre; l'air doux et embaumé était +imprégné de volupté; le calme qui régnait autour de nous +n'était interrompu que par le chant plaintif du rossignol; +nous étions seuls au monde..... Je devinai le danger, et j'eus +la force de m'éloigner de vous; ce fut alors que vous vous +approchâtes, je vous sentis et je fus perdu; la vérité, +renfermée avec effort, s'échappa brûlante de mon sein, et vous +me vîtes aussi coupable, aussi malheureux qu'il est donné à un +mortel de l'être. Dans ce moment où je venais de me livrer +avec frénésie à tout l'excès de ma passion, dans ce moment où +vous me rappeliez combien elle outrageait mon bienfaiteur, où +l'image de mon ingratitude, toute horrible qu'elle était, ne +combattait que faiblement la puissance qui m'attirait vers +vous, je vois mon père.... Egaré, éperdu, je veux fuir; vous +m'ordonnez de rentrer et de feindre. Feindre, moi! je crus +qu'il était plus facile de mourir que d'obéir, je me trompai; +l'impossible n'est plus quand c'est Claire qui le commande; +son pouvoir sur moi est semblable à celui de Dieu même; il ne +s'arrête que là où commence mon amour. + +Claire, je ne veux pas vous tromper: si dans vos projets sur +moi vous faites entrer l'espoir de me guérir un jour, vous +nourrissez une erreur; je ne puis ni ne veux cesser de vous +aimer; non, je ne le veux point: il n'est aucune portion de +moi-même qui combatte l'adoration que je te porte. Je veux +t'aimer, parce que tu es ce qu'il y a de meilleur au monde, et +que ma passion ne nuit à personne; je veux t'aimer enfin, +parce que tu me l'ordonnes: ne m'as-tu pas dit de vivre? + +Ecoutez, Claire, j'ai examiné mon coeur, et je ne crois point +offenser mon père en vous aimant. De quel droit voudrait-il +qu'on vous connût sans vous apprécier, et qu'est-ce que mon +amour lui ôte? Ai-je jamais conçu l'espoir, ai-je même le +desir que vous répondiez à ma tendresse? Ah! gardez-vous de le +croire! j'en suis si loin, que ce serait pour moi le plus +grand des malheurs; car ce serait le seul, l'unique moyen de +m'arracher mon amour; Claire méprisable n'en serait plus +digne; Claire méprisable ne serait plus vous: cessez d'être +parfaite, cessez d'être vous-même, et de ce moment je ne vous +crains plus. + +D'après cette déclaration, étonnante peut-être, mais vraie, +mais sincère, que risquez-vous en vous laissant aimer? +Permettez-moi de toujours adorer la vertu, et de lui prêter +vos traits pour m'encourager à la suivre; alors il n'y a rien +dont elle ne me rende capable. Ma raison, mon âme, ma +conscience, ne sont plus qu'une émanation de vous; c'est à +vous qu'appartient le soin de ma conduite future. Je vous +remets mon existence entière, et vous rends responsable de la +manière dont elle sera remplie; si votre cruauté me repousse, +s'il m'est défendu de vous approcher, tous les ressorts de mon +être se détendent, je tombe dans le néant. Eloigné de vous, je +me perds dans un vague immense, où je ne distingue plus la +vertu, l'humanité ni l'honneur. O céleste Claire! laisse-moi +te voir, t'entendre, t'adorer! je serai grand, vertueux, +magnanime; un amour chaste comme le mien ne peut offenser +personne, c'est un enfant du ciel à qui Dieu permet d'habiter +la terre. + +Je ne quitterai point ce séjour, j'y veux employer chaque +instant de ma vie à vous imiter, en faisant le bonheur de mon +père. Ce digne homme se plaît avec moi, il m'a prié de diriger +les études de son fils; Claire, je m'attache à votre maison, à +votre sort, à vos enfans, je veux devenir une partie de vous-même, +en dépit de vous-même: c'est là mon destin, je n'en +aurai point d'autre; ne me parlez plus de liens, de mariage, +tout est fini pour moi, et ma vie est fixée. + +Je vous promets de révérer en silence l'objet sacré de mon +culte: dévoré d'amour et de desirs, ni mes paroles ni mes +regards ne vous dévoileront mon trouble; vous finirez par +oublier ce que j'ai osé vous dire, et je vous jure de ne +jamais vous rappeler ce souvenir. Claire, si ma situation vous +paraissait pénible, si votre tendre coeur était ému de +compassion, ne me plaignez point; il est dans votre dernier +billet un mot!.... Source d'une illusion ravissante, il m'a +fait goûter un moment tout ce que l'humanité peut attendre de +félicité! O Claire! ne m'ôte point mon erreur! qu'y gagnerais-tu? +Je sais que c'en est une; mais elle m'enchante, me +console; c'est elle qui doit essuyer toutes mes larmes, +laisse-moi ce bien précieux: ce n'était pas ta volonté de me +le donner; je l'ai saisi afin de pouvoir t'obéir quand tu m'as +commandé de vivre: aurais-tu la barbarie de me l'arracher? + + + + +LETTRE XXI. + +CLAIRE A FREDERIC. + + +Votre lettre m'a fait pitié; si ce n'était celle d'un +malheureux qu'il faut guérir, ce serait celle d'un insensé que +je devrais chasser de chez moi; le délire de votre raison peut +seul vous aveugler sur les contradictions dont elle est +remplie. Ce mot que je devrais désavouer, ce mot qui seul vous +a rattaché à la vie, n'est-il pas le même qui rendrait Claire +méprisable à vos yeux, si elle osait le prononcer? Et jamais +amour chaste fut-il dévoré de desirs, et déroba-t-il de +coupables faveurs? Malheureux! rentrez en vous-même; votre +coeur vous apprendra qu'il n'est point d'amour sans espoir, et +que vous nourrissez le criminel desir de séduire la femme de +votre bienfaiteur. Il se peut que la faiblesse que j'ai eue de +vous écouter, de vous répondre, celle que j'ai de tolérer +votre présence après l'inconcevable serment que vous faites de +m'aimer toujours, autorise votre téméraire espoir; mais sachez +que quand même mon coeur m'échapperait, vous n'en seriez pas +plus heureux, et que Claire serait morte avant d'être +coupable. + +Je répondrai dans un autre moment à votre lettre, je ne le +puis à présent. + + + + +LETTRE XXII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Ah! qu'as-tu dit, ma tendre amie? de quelle horrible lumière +viens-tu frapper mes yeux? Qui! moi! j'aimerais! Tu le penses, +et tu me parles encore! et tu ne rougis pas de ce nom d'amie +que j'ose te donner? Quoi! sous les yeux du plus respectable +des hommes, mon époux; parjure à mes sermens, j'aimerais le +fils de son adoption? le fils que sa bonté a appelé ici, et +que sa confiance a remis entre mes mains? Au lieu des vertueux +conseils dont j'avais promis de pénétrer son coeur, je lui +inspirerais une passion criminelle? Au lieu du modèle que je +devais lui offrir, je la partagerais?..... O honte! chaque mot +que je trace est un crime, et j'en détourne la vue en +frémissant. Dis, Elise, dis-moi, que faut-il faire? Si tu +m'estimes encore assez pour me guider, soutiens-moi dans cet +abîme dont tu viens de me découvrir toute l'horreur; je suis +prête à tout, il n'est point de sacrifice que je ne fasse. +Faut-il cesser de le voir, le chasser, percer son coeur et le +mien? je m'y résoudrai, la vertu m'est plus chère que ma vie, +que la sienne.... L'infortuné! dans quel état il est! Il se +tait, il se consume en silence, et pour prix d'un pareil +effort, je lui dirai: "Sors d'ici, va expirer de misère et de +désespoir; tu ne voulais que me voir, ce seul bien te +consolait de tout, eh bien! Je te le refuse...." Elise, il me +semble le voir les yeux attachés sur les miens; leur muette +expression me dit tout ce qu'il éprouve, et tu m'ordonnerais +d'y résister! Quoi! ne peut-on chérir l'honnêteté sans être +barbare et dénaturée, et la vertu demanda-t-elle jamais des +victimes humaines? Laisse, laisse-moi prendre des moyens plus +doux; pourquoi déchirer les plaies au lieu de les guérir? Sans +doute je veux qu'il s'éloigne; mais il faut que mon amitié l'y +prépare; il faut trouver un prétexte; le goût des voyages en +est un: c'est une curiosité louable à son âge, et je ne doute +pas que M. d'Albe ne consente à la satisfaire. Repose-toi sur +moi, Elise, du soin de me séparer de Frédéric. Ah! j'y suis +trop intéressée pour n'y pas réussir! + +Comment t'exprimer ce que je souffre? Adèle est partie hier, +et depuis ce moment mon mari, inquiet sur ma santé, me quitte +le moins qu'il peut; il faut que je dévore mes larmes: je +tremble qu'il n'en voie la trace et qu'il n'en devine la +cause; il s'étonne de ce que j'interdis ma chambre à tout le +monde. "Ma bonne amie, me disait-il tout à l'heure, pourquoi +n'admettre que moi et vos enfans auprès de vous? Est-ce que +mon Frédéric vous déplaît?" Cette question si simple m'a fait +tressaillir; j'ai cru qu'il m'avait devinée et qu'il voulait +me sonder. O tourmens d'une conscience agitée! c'est ainsi que +je soupçonne dans le plus vrai, le meilleur des hommes, une +dissimulation dont je suis seule coupable; et je vois trop que +la première peine du méchant est de croire que les autres lui +ressemblent. + + + + +LETTRE XXIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Ce matin, pour la première fois, je me suis présentée au +déjeûner; j'étais pâle et abattue. Frédéric était là, il +lisait auprès de la cheminée: en me voyant entrer, il a changé +de couleur, il a posé son livre et s'est approché de moi; je +n'ai point osé le regarder; mon mari a avancé un fauteuil; en +le retournant, mes yeux se sont fixés sur la glace: j'ai +rencontré ceux de Frédéric, et, n'en pouvant soutenir +l'expression, je suis tombée sans force sur mon siége. +Frédéric s'est avancé avec effroi. M. d'Albe, aussi effrayé +que lui, m'a remise entre ses bras pendant qu'il allait +chercher des sels dans ma chambre. Le bras de Frédéric était +passé autour de mon corps; je sentais sa main sur mon coeur, +tout mon sang s'y est porté: il le sentait battre avec +violence. "Claire, m'a-t-il dit à demi-voix, et moi aussi, ce +n'est plus que là qu'est le mouvement et la vie.... Dis-moi, +a-t-il ajouté en penchant son visage vers le mien, dis-moi, je +t'en conjure, que ce n'est pas la haine qui le fait palpiter +ainsi." Elise, je respirais son souffle, j'en étais embrasée, +je sentais ma tête s'égarer... Dans mon effroi, j'ai repoussé +sa main; je me suis relevée: "Laissez-moi, lui ai-je dit, au +nom du ciel, laissez-moi, vous ne savez pas le mal que vous me +faites." Mon mari est rentré, ses soins m'ont ranimée: quand +j'ai été un peu remise, il m'a exprimé toute l'inquiétude que +mon état lui cause. "Je ne vous ai jamais vue si étrangement +souffrante. Ma Claire, m'a-t-il dit, je crains que la cause de +ce changement ne soit une révolution de lait; laissez-moi, je +vous en conjure, faire appeler quelque médecin éclairé." +Elise, mon coeur s'est brisé, il ne peut soutenir le pesant +fardeau d'une dissimulation continuelle; en voyant l'erreur où +je plongeais mon mari, en sentant près de moi le complice trop +aimé de ma faute, j'aurais voulu que la terre nous engloutît +tous deux. J'ai pressé les mains de M. d'Albe sur mon front: +"Mon ami, lui ai-je répondu, je me sens en effet bien malade; +mais ne me refusez pas vos soins, guérissez-moi, sauvez-moi, +remettez-moi en état de consacrer mes jours à votre bonheur; +quels qu'en soient les moyens, soyez sûr de ma +reconnaissance." Il a paru surpris: j'ai frémi d'en avoir trop +dit; alors, tâchant de lui donner le change, j'ai attribué au +bruit et au grand jour la faiblesse de ma tête, et j'ai +demandé à rentrer chez moi. Il a prié Frédéric de lui aider à +me soutenir. Je n'aurais pu refuser son bras sans éveiller des +soupçons qu'il ne faut peut-être qu'un mot pour faire naître; +mais, Elise, te le dirai-je? en levant les yeux sur Frédéric, +j'ai cru y voir quelque chose de moins triste que d'attendri; +j'ai même cru y démêler un léger mouvement de plaisir..... Ah! +je n'en doute plus! ma faiblesse lui aura révélé mon secret. +Mon trouble devant M. d'Albe ne lui aura point échappé; il +aura vu mes combats; ils lui auront appris qu'il est aimé, et +peut-être jouissait-il d'un désordre qui lui marquait son +pouvoir..... Elise, cette idée me rend à la fierté et au +courage. Crois-moi, je saurai me vaincre et le désabuser; il +est temps que ce tourment finisse: ta lettre m'a dicté mon +devoir, et du moins suis-je digne encore de t'entendre! Je +vais lui écrire; oui, ma tendre amie, j'y suis résolue; il +partira: qu'il se distraie, qu'il m'oublie, le ciel m'est +témoin que ce voeu est sincère; et moi, pour retrouver des +forces contre lui, je vais relire cette lettre où tu me peins +les devoirs d'épouse et de mère sous des couleurs qu'il +n'appartenait qu'à ma digne amie de savoir trouver. Adieu. + + + + +LETTRE XXIV. + +CLAIRE A FREDERIC. + + +J'ignore jusqu'où la vertu a perdu ses droits sur votre âme, +et si l'amour que je vous inspire vous a dégradé au point de +n'être plus capable d'une action courageuse et honnête; mais +je vous déclare que si dans deux jours vous n'avez pas exécuté +ce que je vais vous prescrire, Claire aura cessé de vous +estimer. + +Mon mari vous aime et en fait son bonheur; j'ai voulu, et je +veux encore lui laisser ignorer un égarement qui détruirait +son repos, et peut-être son amitié; mais, en lui taisant la +vérité, j'ai dû m'imposer la loi d'agir comme il le ferait si +elle lui était connue. Partez donc, Frédéric, quittez un lieu +que vous remplissez de trouble: allez purifier votre coeur, et +surtout oubliez une femme que les plus saints devoirs vous +ordonnaient de respecter: je ne vous reverrai qu'alors. + +Le goût des voyages est un des plus vifs chez les jeunes gens: +prenez ce prétexte pour vous éloigner d'ici; exprimez à votre +père le desir d'aller vous instruire en parcourant de +nouvelles contrées: l'excellent homme que vous offensez +s'affligera de votre absence, mais sacrifiera son propre +plaisir à celui d'un ingrat qui l'en récompense si mal. +Aussitôt que vous aurez obtenu sa permission, que je hâterai +de tous mes efforts, vous vous éloignerez sans tarder. Je vous +défends de me voir seule, je ne recevrai point vos adieux; ne +vous imaginez pas néanmoins que je croie cette précaution +nécessaire à mon repos: non, l'honnêteté est un besoin pour +moi, et non pas un effort; et, si elle pouvait être jamais +ébranlée, ce ne serait pas par l'homme qui, se laissant +dominer par un penchant coupable, l'excuse au lieu de le +combattre, et humilie celle qui en est l'objet, en la rendant +cause de l'avilissement où il est réduit. + + + + +LETTRE XXV. + +FREDERIC A CLAIRE. + + +Qu'est-il nécessaire d'insulter avec froideur la victime qu'on +dévoue à la mort? Qu'aviez-vous besoin, pour me la donner, de +me parler de votre haine? L'ordre de mon départ suffisait; +mais il vous était doux de me montrer à quel point je vous +suis odieux: je n'ai point reconnu Claire à cette barbarie. + +Vous le voyez, je suis de sang-froid; votre lettre a glacé les +terribles agitations de mon sang, et je suis en état de +raisonner. + +Pourquoi dois-je partir, Claire? Si c'est pour votre époux, et +que le sentiment que je porte en mon coeur soit un outrage +pour lui, où trouverez-vous un point de l'univers où je puisse +cesser de l'offenser? Sous les pôles glacés, sous le brûlant +tropique, tant que mon coeur battra dans mon sein, Claire y +sera adorée; si c'est une froide pitié qui vous intéresse à +moi, je la rejette; ce n'est point elle qui trouvera les +moyens d'adoucir mes maux, et vous me rendez trop malheureux +pour que je vous laisse l'arbitre de mon sort. Claire, +l'intérêt de votre repos pouvait seul me chasser d'ici; mais +votre estime même est trop chère à ce prix, et s'il faut +m'éloigner de vous, je ne connais plus qu'un asile. + + + + +LETTRE XXVI. + +CLAIRE A ELISE. + + +Où suis-je, Elise, et qu'ai-je fait? Une effrayante fatalité +me poursuit; je vois le précipice où je me plonge, et il me +semble qu'une main invisible m'y pousse malgré moi. C'était +peu qu'un criminel amour eût corrompu mon coeur, il me +manquait d'en faire l'aveu. Entraînée par une puissance contre +laquelle je n'ai point de force, Frédéric connaît enfin +l'excès d'une passion qui fait de ton amie la plus méprisable +des créatures...... Je ne sais pourquoi je t'écris encore; il +est des situations qui ne comportent aucun soulagement, et ta +pitié ne peut pas plus m'arracher mes remords que tes conseils +réparer ma faute. L'éternel repentir s'est attaché à mon +coeur; il le dévore. Je n'ose mesurer l'abîme où je me perds, +et je ne sais où poser les bornes de ma faiblesse... J'adore +Frédéric, je ne vois plus que lui seul au monde; il le sait, +je me plais à le lui répéter; s'il était là, je le lui dirais +encore: car, dans l'égarement où je suis en proie, je ne me +reconnais plus moi-même..... Je voulais t'écrire tout ce qui +vient de se passer; mais je ne le puis: ma main tremblante +peut à peine tracer ces lignes mal assurées... Dans un instant +plus calme, peut-être..... Ah! qu'ai-je dit? le calme, la +paix, il n'en est plus pour moi! + + + + +LETTRE XXVII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Depuis trois jours, Elise, j'ai essayé en vain de t'écrire, ma +main se refusait à tracer les preuves de ma honte; je le ferai +pourtant, j'ai besoin de ton mépris, je le mérite et le +demande, ton indulgence me serait odieuse; ma faute ne doit +pas rester impunie, et le pardon m'humilierait plus que les +reproches. Songe, Elise, que tu ne peux plus m'aimer sans +t'avilir, et laisse-moi la consolation de m'estimer encore +dans mon amie. + +La lettre de Frédéric (1) [(1) Lettre XXV.], que tu trouveras +ci-jointe, m'avait rendu une sorte de dignité; je m'étonnais +d'avoir pu craindre un homme qui osait me dire qu'il +dédaignait mon estime; impatiente de lui prouver qu'il l'avait +perdue, j'ai vaincu ma faiblesse pour paraître à dîner: mon +air était calme et imposant; j'ai fixé Frédéric avec hauteur, +et, uniquement occupée de mon mari et de mes enfans, j'ai +répondu à peine à deux ou trois questions qu'il m'a adressées, +et je trouvais une jouissance cruelle à lui montrer le peu de +cas que je faisais de lui. En sortant de table, Adolphe s'est +assis sur mes genoux; il m'a rendu compte des différentes +études qui l'avaient occupé pendant mon indisposition; c'était +toujours son cousin Frédéric qui lui avait appris ceci, cela; +jamais une leçon ne l'ennuie quand c'est son cousin Frédéric +qui la donne. "C'est si amusant de lire avec lui! me disait +mon fils, il m'explique si bien ce que je ne comprends pas! +Cependant, ce matin, il n'a jamais voulu m'apprendre ce que +c'était que _la vertu:_ il m'a dit de te le demander, maman! - +C'est la force, mon fils, ai-je répondu, c'est le courage +d'exécuter rigoureusement tout ce que nous sentons être bien, +quelque peine que cela nous fasse; c'est un mouvement grand, +généreux, dont ton père t'offre souvent l'exemple, dont la +seule idée m'attendrit, mais dont ton cousin ne pouvait pas te +donner l'explication." En disant ces derniers mots, que +Frédéric seul a entendus, j'ai jeté sur lui un regard de +dédain.... O mon Elise! Il était pâle, des larmes roulaient +dans ses yeux, tous ses traits exprimaient le désespoir; mais, +soumis à sa promesse de dissimuler toutes ses sensations +devant mon mari, il continuait à causer avec une apparence de +tranquillité. M. d'Albe, les yeux fixés sur un livre, ne +remarquait pas l'état de son ami, et répondait sans le +regarder. Pour moi, Elise, dès cet instant toutes mes +résolutions furent changées; je trouvai que j'avais été dure +et barbare: j'aurais donné ma vie pour adresser à Frédéric un +mot tendre qui pût réparer le mal que je lui avais fait, et, +pour la première fois, je souhaitai de voir sortir M. +d'Albe..... Le jour baissait: plongée dans la rêverie, j'avais +cessé de causer, et mon mari, n'y voyant plus à lire, me +demande un peu de musique. J'y consens; Frédéric m'apporte ma +harpe: je chante, je ne sais trop quoi; je me souviens +seulement que c'était une romance, que Frédéric versait des +pleurs, et que les miens, que je retenais avec effort, +m'étouffaient en retombant sur mon coeur. A cet instant, +Elise, un homme vient demander mon mari; il sort: un instinct +confus du danger où je suis me fait lever précipitamment pour +le suivre; ma robe s'accroche aux pédales, je fais un faux +pas; je tombe: Frédéric me reçoit dans ses bras; je veux +appeler, les sanglots éteignent ma voix; il me presse +fortement sur son sein... A ce moment tout a disparu, devoirs, +époux, honneur; Frédéric était l'univers, et l'amour, le +délicieux amour, mon unique pensée. "Claire, s'est-il écrié, +un mot, un seul mot, dis quel sentiment t'agite? -- Ah! lui ai-je +répondu, éperdue, si tu veux le savoir, crée-moi donc des +expressions pour le peindre!" Alors je suis retombée sur mon +fauteuil; il s'est précipité à mes pieds: je sentais ses bras +autour de mon corps; la tête appuyée sur son front, respirant +son haleine, je ne résistais plus. "O femme idolâtrée! a-t-il +dit, quelles inexprimables délices j'éprouve en ce moment! la +félicité suprême est dans mon âme.... Oui, tu m'aimes, oui, +j'en suis sûr; le délire du bonheur où je suis n'était réservé +qu'au mortel préféré par toi. Ah! que je l'entende encore de +ta bouche adorée, ce mot dont la seule espérance a porté +l'ivresse dans tous mes sens! -- Si je t'aime, Frédéric! +oses-tu le demander? imagine ce que doit être une passion qui +réduit Claire dans l'état où tu la vois: oui, je t'aime avec +ardeur, avec violence; et, dans ce moment même, où j'oublie, +pour te le dire, les plus sacrés devoirs, je jouis de l'excès +d'une faiblesse qui te prouve celui de mon amour." O souvenir +ineffaçable de plaisir et de honte! A cet instant les lèvres +de Frédéric ont touché les miennes; j'étais perdue, si la +vertu, par un dernier effort, n'eût déchiré le voile de +volupté dont j'étais enveloppée: m'arrachant d'entre les bras +de Frédéric, je suis tombée à ses pieds. "O épargne-moi, je +t'en conjure, me suis-je écriée; ne me rends pas vile, afin +que tu puisses m'aimer encore. Dans ce moment de trouble, où +je suis entièrement soumise à ton pouvoir, tu peux, je le +sais, remporter une facile victoire; mais si je suis à toi +aujourd'hui, demain je serai dans la tombe; je le jure au nom +de l'honneur que j'outrage, mais qui est plus nécessaire à +l'âme de Claire que l'air qu'elle respire: Frédéric! Frédéric! +contemple-la, prosternée, humiliée à tes pieds, et mérite son +éternelle reconnaissance, en ne la rendant pas la dernière des +créatures! -- Lève-toi, m'a-t-il dit en s'éloignant, femme +angélique, objet de ma profonde vénération et de mon immortel +amour! Ton amant ne résiste point à l'accent de ta douleur; +mais, au nom de ce ciel dont tu es l'image, n'oublie pas que +le plus grand sacrifice dont la force humaine soit capable, tu +viens de l'obtenir de moi." Il est sorti avec précipitation; +je suis rentrée chez moi égarée; un long évanouissement a +succédé à ces vives agitations. En recouvrant mes sens, j'ai +vu mon époux près de mon lit, je l'ai repoussé avec effroi, +j'ai cru voir le souverain arbitre des destinées qui allait +prononcer mon arrêt. "Qu'avez-vous, Claire? m'a-t-il dit d'un +ton douloureux; chère et tendre amie, c'est votre époux qui +vous tend les bras." J'ai gardé le silence, j'ai senti que si +j'avais parlé j'aurais tout dit: peut-être l'aurais-je dû, mon +instinct m'y poussait: l'aveu a erré sur mes lèvres; mais la +réflexion l'a retenu. Loin de moi cette franchise barbare, qui +soulageait mon coeur aux dépens de mon digne époux! En me +taisant, je reste chargée de mon malheur et du sien; la vérité +lui rendrait la part des chagrins qui doivent être mon seul +partage. Homme trop respectable! vous ne supporteriez pas +l'idée de savoir votre femme, votre amie, en proie aux +tourmens d'une passion criminelle; et l'obligation de mépriser +celle qui faisait votre gloire, et de chasser de votre maison +celui que vous aviez placé dans votre coeur, empoisonnerait +vos derniers jours; je verrais votre visage vénérable, où ne +se peignit jamais que la bienfaisance et l'humanité, altéré +par le regret de n'avoir aimé que des ingrats, et couvert de +la honte que j'aurais répandue sur lui; je vous entendrais +appeler une mort que le chagrin accélérerait peut-être, et je +joindrais ainsi au remords du parjure tout le poids d'un +homicide. O misérable Claire! ton sang ne se glace-t-il pas à +l'aspect d'une pareille image? Est-ce bien toi qui es parvenue +à ce comble d'horreur? et peux-tu te reconnaître dans la femme +infidèle qui n'oserait avouer ce qui se passe dans son coeur +sans porter la mort dans celui de son époux? Quoi! un pareil +tableau ne te fera-t-il pas abjurer la détestable passion qui +te consume? ne te fera-t-il pas abhorrer l'odieux complice de +ta faute, Frédéric!.... Frédéric! qu'ai-je dit! moi le haïr! +moi renoncer à ce bonheur pour lequel il n'est point +d'expression! à ce bonheur de l'entendre dire qu'il m'aime! le +chasser de cet asile, ne plus l'espérer, ni le voir, ni +l'entendre! Eh! quels sont les crimes qui ne seraient pas trop +punis par de pareils sacrifices? et comment ai-je mérité de me +les imposer? Retirée du monde, j'étais paisible dans ma +retraite; heureuse du bonheur de mon mari, je ne formais aucun +desir: il m'amène un jeune homme charmant, doué de tout ce que +la vertu a de grand, l'esprit d'aimable, la candeur de +séduisant; il me demande mon amitié pour lui, il nous laisse +sans cesse ensemble; le matin, le soir, partout je le vois, +partout je le trouve; toujours seuls, sous des ombrages, au +milieu des charmes d'une nature qui s'anime, il aurait fallu +que nous fussions nés pour nous haïr, si nous ne nous étions +pas aimés. Imprudent époux! pourquoi réunir ainsi deux êtres +qu'une sympathie mutuelle attirait l'un vers l'autre, deux +êtres qui, vierges à l'amour, pouvaient en ressentir toutes +les premières impressions sans s'en douter! Pourquoi surtout +les envelopper de ce dangereux voile d'amitié, qui devait être +un si long prétexte pour se cacher leurs vrais sentimens! +C'était à vous, à votre expérience, à prévoir le danger et à +nous en préserver: loin de là, quand votre main elle-même nous +en approche, le couvre de fleurs et nous y pousse, pourquoi, +terrible et menaçant, venir nous reprocher une faute qui est +la vôtre, et nous ordonner de l'expier par le plus douloureux +supplice?.... Qu'ai-je dit, Elise; c'est Frédéric que j'aime, +et c'est mon époux que j'accuse! Ce Frédéric, qui m'a vue +entre ses bras, faible et sans défense, c'est lui que je veux +garder ici! O Elise! tu seras bien changée, si tu reconnais +ton amie dans celle qu'une pareille situation peut laisser +incertaine sur le parti qu'elle doit prendre. + + + + +LETTRE XXVIII. + +FREDERIC A CLAIRE. + + +Femme, femme trop enchanteresse, qui es-tu pour faire entrer +dans mon coeur les sentimens les plus opposés, pour me faire +passer tout à coup de l'excès du bonheur à celui de +l'infortune? Ces yeux si touchans, qu'il est impossible de +regarder sans la plus vive émotion, ces yeux qui +n'appartiennent qu'à Claire, l'idole chérie de mon coeur, la +première femme que j'aie aimée, la seule que j'aimerai jamais; +ces yeux où elle me permettait hier de lire l'expression de la +tendresse, sont voilés aujourd'hui par la douleur et la +sévérité; et mon âme, où tu règnes despotiquement, mon âme, +qui n'a maintenant plus de sentimens que tu n'aies fait +naître, gémit de ta peine sans en connaître la cause. O ma +douce, ma charmante amie! garde-toi bien de te croire +coupable, ni de t'affliger du bonheur que tu m'as donné; le +repentir ne doit point entrer dans une âme dont le mal +n'approcha jamais. Toi, craindre le crime, Claire! ton seul +regard le tuerait. Femme adorée et trop craintive, oses-tu +penser que la divinité qui te forma à son image, nous entraîne +vers le vice par tout ce que la félicité a de plus doux! Non, +non; ces élans, ces transports, ces émotions enchanteresses me +rassurent contre le remords, et je me sens trop heureux pour +me croire criminel. Ah! laisse-moi retrouver ces instans où, +t'enlaçant dans mes bras et respirant ton souffle, j'ai +recueilli sur tes lèvres tout ce que l'immensité de l'univers +et de la vie peut donner de félicité à un mortel. + +Claire, tu m'as éloigné de toi, mais je ne t'ai point quittée; +mon imagination te plaçait sur mon sein, je t'inondais de +caresses et de larmes; ma bouche avide pressait la tienne: +Claire ne s'en défendait point, Claire partageait mes +transports; sans autre guide que son coeur et la nature, elle +oubliait le monde, ne sentait que l'amour, ne voyait que son +amant; nous étions dans les cieux. Ah! Claire, ce n'est pas là +qu'est le crime. + +Claire, je t'idolâtre avec frénésie, ton image me dévore, ton +approche me brûle; trop de feux me consument: il faut mourir +ou les satisfaire. Laisse-moi te voir, je t'en conjure; ne me +fuis point, laisse-moi te presser encore une fois entre mes +bras: je les étends pour te saisir; mais c'est une ombre qui +m'échappe. Je t'écris à genoux, mon papier est baigné de mes +pleurs! O Claire! un de tes baisers, un seul encore! Il est +des plaisirs trop vifs pour pouvoir les goûter deux fois sans +mourir. + + + + +LETTRE XXIX. + +FREDERIC A CLAIRE. + + +Je ne puis dormir; j'erre dans ta maison, je cherche la +dernière place que tu as occupée; ma bouche presse ce fauteuil +où ton bras reposa long-temps; je m'empare de cette fleur +échappée de ton sein; je baise la trace de tes pas, je +m'approche de l'appartement où tu dors, de ce sanctuaire qui +serait l'objet de mes ardens desirs, s'il n'était celui de mon +profond respect. Mes larmes baignent le seuil de ta porte; +j'écoute si le silence de la nuit ne me laissera pas +recueillir quelqu'un de tes mouvemens...... J'écoute.... O +Claire! Claire! je n'en doute pas, j'ai entendu des sanglots. +Mon amie, tu pleures! qui peut donc causer ta peine (1) [(1) +S'il ne faisait pas cette question, il serait un monstre; car +la folie de l'amour ne serait pas complète.]? Quand je te +dois un bonheur dont le reste du monde ne peut concevoir +l'idée, puisque nul mortel ne fut aimé de toi, qui peut +t'affliger encore? Claire, que ton amour est faible, s'il te +laisse une pensée ou un sentiment qui ne soit pas pour lui, et +si sa puissance n'a pas anéanti toutes les autres facultés de +ton âme! Pour moi, il n'est plus de passé ni d'avenir: absorbé +par toi, je ne vois que toi, je n'ai plus un instant de ma vie +qui ne soit à toi; tous les autres êtres sont nuls et +anéantis; ils passent devant moi comme des ombres: je n'ai +plus de sens pour les voir, ni de coeur pour les aimer. +Amitié, devoir, reconnaissance, je ne sens plus rien, l'amour, +l'ardent amour a tout dévoré; il a réuni en un seul point +toutes les parties sensibles de mon être, et il y a placé +l'image de Claire: c'est là le temple où je te recueille, où +je t'adore en silence, quand tu es loin de moi; mais si +j'entends le son de ta voix, si tu fais un mouvement, si mes +regards rencontrent tes regards, si je te presse doucement sur +mon sein... alors ce n'est plus seulement mon coeur qui +palpite, c'est tout mon être, c'est tout mon sang, qui +frémissent de desir et de plaisir, un torrent de volupté sort +de tes yeux et vient inonder mon âme. Perdu d'amour et de +tendresse, je sens que tout moi s'élance vers toi, je voudrais +te couvrir de baisers, recevoir ton haleine, te tenir dans mes +bras, sentir ton coeur battre contre mon coeur, et m'abîmer +avec toi dans un océan de bonheur et de vie.... Mais, ô ma +Claire! Seule, tu réunis ce mélange inconcevable de décence et +de volupté qui éloigne et attire sans cesse, et qui éternise +l'amour. Seule, tu réunis ce qui commande le respect et ce qui +allume les desirs; mais comment exprimer ce qu'est et ce +qu'inspire une femme enchanteresse, la plus parfaite de toutes +les créatures, l'image vivante de la divinité? et quelle +langue sera digne d'elle? Je sens que mes idées se troublent +devant toi comme devant un ange descendu du ciel: rempli de +ton image adorée, je n'ai plus d'autre sentiment que l'amour +et l'adoration de tes perfections; toute autre pensée que la +tienne s'évanouit; en vain je cherche à les fixer, à les +rassembler, à les éclaircir; en vain je cherche à tracer +quelques lignes qui te peignent ce que je sens: les termes me +manquent, ma plume se traîne péniblement, et si mon premier +besoin n'était pas de verser dans ton coeur tous les sentimens +qui m'oppressent, effrayé de la grandeur de ma tâche, je me +tairais, accablé sous ta puissance, et sentant trop pour +pouvoir penser. + + + + +LETTRE XXX. + +CLAIRE A FREDERIC. + + +Non, je ne vous verrai point; trop de présomption m'a perdue, +et je suis payée pour n'oser plus me fier à moi-même. Je vous +écris, parce que j'ai beaucoup à vous dire, et qu'il faut un +terme enfin à l'état affreux où nous sommes. + +Je devrais commencer par vous ordonner de ne plus m'écrire, +car ces lettres si tendres, malgré moi je les presse sur mes +lèvres, je les pose contre mon coeur; c'est du poison qu'elles +respirent.... Frédéric, je vous aime, et n'ai jamais aimé que +vous; l'image de votre bonheur, de ce bonheur que vous me +demandez, et que je pourrais faire, égare mes sens et trouble +ma raison; pour le satisfaire, je compterais pour rien la vie, +l'honneur, et jusqu'à ma destinée future: vous rendre heureux +et mourir après, ce serait tout pour Claire, elle aurait assez +vécu; mais acheter votre bonheur par une perfidie! Frédéric +vous ne le voudriez pas... Insensé! tu veux que Claire soit à +toi, uniquement à toi! Est-elle donc libre de se donner? +s'appartient-elle encore? Si tes yeux osent se fixer sur ce +ciel que nous outrageons, tu y verras les sermens qu'elle a +faits: c'est là qu'ils sont écrits! et qui veux-tu qu'elle +trahisse? son époux et ton bienfaiteur, celui qui t'a appelé +dans son sein, qui te nourrit, qui t'éleva et qui t'aime, +celui dont la confiance a remis dans nos mains le dépôt de son +bonheur! Un assassin ne lui ôterait que la vie; et toi, pour +prix de ses bontés, tu veux souiller son asile, ravir sa +compagne, remplacer par l'adultère et la trahison la candeur +et la vertu qui régnaient ici, et que tu en as chassées. Ose +te regarder, Frédéric, et dis qu'est-ce qu'un monstre ferait +de plus que toi? Quoi? ton coeur est-il sourd à cette voix qui +te crie que tu violes l'hospitalité et la reconnaissance? Ton +regard ose-t-il se porter sur cet homme respectable que tu +dois frémir de nommer ton père? Ta main peut-elle presser la +sienne sans être déchirée d'épines? Enfin, n'as-tu rien senti +en voyant hier des larmes dans ses yeux? Ah, que n'ai-je pu +les payer de tout mon sang! tu étais agité, j'étais pâle et +tremblante. Il a tout vu, il sait tout, c'en est fait, et +l'innocent porte la peine due au vice..... Malheureuse Claire! +était-ce donc pour empoisonner sa vie que tu juras de lui +consacrer la tienne? Femme perfide, te sied-il d'accuser un +autre, quand tu es toi-même si coupable! Frédéric, vous fûtes +faible, et je suis criminelle. Il me semble que toute la +nature crie après moi et me réprouve; je n'ose regarder ni le +ciel, ni vous, ni mon époux, ni moi-même. Si je veux embrasser +mes enfans, je rougis de les presser contre un coeur d'où +l'innocence est bannie; les objets qui me sont les plus chers, +sont ceux que je repousse avec le plus d'effroi.... Toi-même, +Frédéric, c'est parce que je t'adore, que tu m'es odieux; +c'est parce que je n'ai plus de forces pour te résister, que +ta présence me fait mourir, et mon amour ne me paraît un crime +que parce que je brûle de m'y livrer. O Frédéric! éloigne-toi; +si ce n'est pas par devoir, que ce soit par pitié: ta vue est +un reproche dont je ne peux plus supporter le tourment; si ma +vie et la vertu te sont chères, fuis sans tarder davantage: +quelles que soient tes résolutions, de quelque force que +l'honneur les soutienne, elles ne résisteraient point à +l'occasion ni à l'amour; songe, Frédéric, qu'un instant peut +faire de toi le dernier des hommes, et me faire mourir +déshonorée, et que si, après y avoir pensé, il était +nécessaire de te répéter encore de fuir, tu serais si vil à +mes yeux, que je ne te craindrais plus. + +Je vous le répète, je suis sûre que mon mari a tout deviné; +ainsi je n'ai malheureusement plus à redouter les soupçons que +votre départ peut occasionner. D'ailleurs, vous savez que les +affaires d'Elise s'accumulent de plus en plus et lui donnent +le besoin d'un aide; soyez le sien, Frédéric, devenez utile à +mon amie, allez mériter d'elle le pardon des maux que vous +m'avez faits; vous trouverez dans cette femme chérie une autre +Claire, mais sans faiblesse et sans erreurs. Montrez-vous tel +à ses yeux, qu'elle puisse dire qu'il n'y avait qu'une Elise +ou un ange capable de vous résister: que vos vertus +m'obtiennent ma grâce, et que votre travail me rende mon amie; +que ce soit à vous que je doive son retour ici, afin que +chaque heure, chaque minute où je jouirai d'elle, soit un +bienfait que je vous doive, et que je puisse remonter à vous +comme à la source de ma félicité. Frédéric, il dépend de vous +que je m'enorgueillisse de la tendresse que j'éprouve et de +celle que j'inspire: élevez-vous par elle au-dessus de vous-même; +qu'elle vous rattache à toutes les idées de vertu et +d'honneur, pour que je puisse fixer mes yeux sur vous chaque +fois que l'idée du bien se présentera. Enfin, en devenant le +plus grand et le meilleur des hommes, forcez ma conscience à +se taire, pour qu'elle laisse mon coeur vous aimer sans +remords. O Frédéric, s'il est vrai que je te sois chère, +apprends de moi à chérir assez notre amour pour ne le souiller +jamais par rien de bas ni de méprisable. Si tu es tout pour +moi, mon univers, mon bonheur, le dieu que j'adore; si la +nature entière ne me présente plus que ton image; si c'est par +toi seul que j'existe, et pour toi seul que je respire; si ce +cri de mon coeur, qu'il ne m'est plus possible de retenir, +t'apprend une faible partie du sentiment qui m'entraîne, je ne +suis point coupable. Ai-je pu l'empêcher de naître? suis-je +maîtresse de l'anéantir? dépend-il de moi d'éteindre ce qu'une +puissance supérieure alluma dans mon sein? Mais, de ce que je +ne puis donner de pareils sentimens à mon époux, s'ensuit-il +que je ne doive point lui garder la foi jurée? Oserais-tu le +dire, Frédéric, oserais-tu le vouloir? L'idée de Claire livrée +à l'opprobre ne glace-t-elle pas tous tes desirs, et ton amour +n'a-t-il pas plus besoin encore d'estime que de jouissance? +Non, non; je la connais bien cette âme qui s'est donnée à moi; +c'est parce que je la connais que je t'ai adoré. Je sais qu'il +n'est point de sacrifice au-dessus de ton courage; et quand je +t'aurai rappelé que l'honneur commande que tu partes, et que +le repos de Claire l'exige, Frédéric n'hésitera pas. + + + + +LETTRE XXXI. + +FREDERIC A CLAIRE. + + +J'ai lu votre lettre, et la vérité, la cruelle vérité, a +détruit les prestiges enchanteurs dont je me berçais; les +tortures de l'enfer sont dans mon coeur, l'abîme du désespoir +s'est ouvert devant moi: Claire ordonne que je m'y précipite, +je partirai. + +Ce sacrifice, que la vertu ne m'eût jamais fait faire, et que +vous seule pouviez obtenir de moi, ce sacrifice auquel nul +autre ne peut être comparé, puisqu'il n'y a qu'une Claire au +monde, et qu'un coeur comme le mien pour l'aimer, ce +sacrifice, dont je ne peux moi-même mesurer l'étendue, quel +que soit le mal qu'il me cause, je te jure, ô ma Claire! de ne +jamais attenter à des jours qui te sont consacrés et qui +t'appartiennent; mais si la douleur, plus forte que mon +courage, dessèche les sources de ma vie, me fait succomber +sous le poids de ton absence, promets-moi, Claire, de me +pardonner ma mort, et de ne point haïr ma mémoire. Sois sûre +que l'infortuné qui t'adore eût préféré t'obéir, en se +dévouant à des tourmens éternels et inouïs, que de descendre +dans la paix du tombeau que tu lui refuses. + + + + +LETTRE XXXII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Elise, il me quitte demain, et c'est chez toi que je l'envoie; +en le remettant dans tes bras, je tiens encore à lui, et, près +de mon amie il ne m'aura pas perdue tout-à-fait. Soulage sa +douleur; conserve-lui la vie, et, s'il est possible, fais plus +encore, arrache-moi de son coeur. Elise, Elise, que l'objet de +ma tendresse ne soit pas celui de ton inimitié! Pourquoi le +mépriserais-tu, puisque tu m'estimes encore? pourquoi le haïr, +quand tu m'aimes toujours? pourquoi ton injustice l'accuse-t-elle +plus que moi? s'il a troublé ma paix, n'ai-je pas +empoisonné son coeur, ne sommes-nous pas également coupables? +Que dis-je? ne le suis-je pas bien plus? son amour l'emporte-t-il +sur le mien? ne suis-je pas dévorée en secret des mêmes +desirs que lui? Il voulait que Claire lui appartînt; eh! ne +s'est-elle pas donnée mille fois à lui dans son coeur! Enfin, +que peux-tu lui reprocher dont je sois innocente? Nos torts +sont égaux, Elise, et nos devoirs ne l'étaient pas: j'étais +épouse et mère; il était sans liens: je connaissais le monde; +il n'avait aucune expérience: mon sort était fixé et mon coeur +rempli; lui, à l'aurore de sa vie, dans l'effervescence des +passions, on le jette, à dix-neuf ans, dans une solitude +délicieuse, près d'une femme qui lui prodigue la plus tendre +amitié, près d'une femme jeune et sensible, et qui l'a +peut-être devancé dans un coupable amour. J'étais épouse et mère, +Elise, et ni ce que je devais à mon époux, à mes enfans, ni +respect humain, ni devoirs sacrés, rien ne m'a retenue; j'ai +vu Frédéric, et j'ai été séduite. Quand les titres les plus +saints n'ont pu me préserver de l'erreur, tu lui ferais un +crime d'y être tombé! Quand tu me crois plus malheureuse que +coupable, l'infortuné qui fut appelé ici comme une victime, et +qui s'en arrache par un effort dont je n'aurais pas été +capable peut-être, ne deviendrait pas l'objet de ta plus +tendre indulgence et de ton ardente pitié! O mon Elise! +recueille-le dans ton sein; que ta main essuie ses larmes. +Songe qu'à dix-neuf ans il n'a connu des passions que les +douleurs qu'elles causent et le vide qu'elles laissent; +qu'anéanti par ce coup, il aurait terminé ses jours, s'il +n'avait craint pour les miens. Songe, Elise, que tu lui dois +ma vie.... Tu lui dois plus peut-être; il m'a respectée quand +je ne me respectais plus moi-même; il a su contenir ses +transports, quand je ne rougissais pas d'exhaler les miens; +enfin, s'il n'était pas le plus noble des hommes, ton amie +serait peut-être à présent la plus vile des créatures. + + + + +LETTRE XXXIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Inexprimables mouvemens du coeur humain! il est parti, Elise, +et je n'ai pas versé une larme; il est parti, et il semble que +ce départ m'ait donné une nouvelle vie; j'éprouve une force +inconnue qui me commande une activité continuelle; je ne puis +rester en place, ni garder le silence, ni dormir; le repos +m'est impossible, et je sens que la gaieté même est plus près +de moi que le calme. J'ai ri, j'ai plaisanté avec mon mari, +j'étais montée sur un ton extraordinaire; je ne savais pas ce +que je faisais, je ne me reconnaissais plus moi-même. Si tu +pouvais voir comme je suis loin d'être triste, je n'éprouve +pas non plus cette satisfaction douce et paisible qui naît de +l'idée d'avoir fait son devoir, mais quelque chose de +désordonné et de dévorant, qui ressemblerait à la fièvre, si +je n'étais d'ailleurs en parfaite santé. Croirais-tu que je +n'ai aucune impatience d'avoir de ses nouvelles, et que je +suis aussi indifférente sur ce qui le regarde que sur tout le +reste du monde? Je t'assure, mon Elise, que ce départ m'a fait +beaucoup de bien, et je me crois absolument guérie..... N'est-ce +pas ce matin qu'il nous a quittés? Je ne sais plus comment +marche le temps: il me semble que tout ce qui s'est passé dans +mon âme depuis hier, n'a pu avoir lieu dans un espace aussi +court.... Cependant il est bien vrai, c'est ce matin que +Frédéric s'est arraché d'ici; je n'ai compté que douze heures +depuis son départ, pourquoi donc le son de l'airain a-t-il +pris quelque chose de si lugubre? Chaque fois qu'il retentit, +j'éprouve un frémissement involontaire.... Pauvre Frédéric! +chaque coup t'éloigne de moi, chaque instant qui s'écoule +repousse vers le passé l'instant où je te voyais encore; le +temps l'éloigne, le dévore: ce n'est plus qu'une ombre +fugitive que je ne puis saisir, et ces heures de félicité que +je passais près de toi, sont déjà englouties par le néant. +Accablante vérité! les jours vont se succéder; l'ordre général +ne sera pas interrompu, et pourtant tu seras loin d'ici. La +lumière reparaîtra sans toi, et mes tristes yeux, ouverts sur +l'univers, n'y verront plus le seul être qui l'habite. Quel +désert, mon Elise! Je me perds dans une immensité sans rivage; +je suis accablée de l'éternité de la vie; c'est en vain que je +me débats pour échapper à moi-même, je succombe sous le poids +d'une heure; et pour aiguiser mon mal, la pensée, comme un +vautour déchirant, vient m'entourer de toutes celles qui me +sont encore réservées..... Mais pourquoi te dis-je tout cela? +Mon projet était autre: je voulais te parler de son départ, +qu'est-ce donc qui m'arrête? Lorsque je veux fixer ma pensée +sur ce sujet, un instinct confus le repousse; il me semble, +quand la nuit m'environne et que le sommeil pèse sur +l'univers, que peut-être ce départ aussi n'est qu'un +songe..... Mais je ne puis m'abuser plus long-temps: il est +trop vrai! Frédéric est parti; ma main glacée est restée sans +mouvement dans la sienne; mes yeux n'ont pas eu une larme à +lui donner, ni ma bouche un mot à lui dire... J'ai vu sur ces +lambris son ombre paraître et s'effacer pour jamais; j'ai +entendu le seuil de la porte retenir sous ses derniers pas, et +le bruit de la voiture qui l'emportait se perdre peu à peu +dans le vide et le néant.... Mon Elise, j'ai été obligée de +suspendre ma lettre; je souffrais d'un mal singulier: c'est le +seul qui me reste, j'en guérirai sans doute. J'éprouve un +étouffement insupportable, les artères de mon coeur se +gonflent, je n'ai plus de place pour respirer, il me faut de +l'air. J'ai été dans le jardin; déjà la fraîcheur commençait à +me soulager, lorsque j'ai vu de la lumière dans l'appartement +de M. d'Albe; j'ai cru même l'apercevoir à travers ses +croisées; et, dans la crainte qu'il n'attribuât au départ de +Frédéric la cause qui troublait mon repos, je me suis hâtée de +rentrer; mais, hélas! mon Elise, je suis presque sûre, +non-seulement qu'il m'a vue, mais qu'il sait tout ce qui se passe +dans mon coeur. J'avais espéré pourtant l'arracher au soupçon +en parlant la première du départ de Frédéric, et, par un +effort dont son intérêt seul pouvait me rendre capable, je le +fis sans trouble et sans embarras. Dès le premier mot je crus +voir un léger signe de joie dans ses yeux; cependant il me +demanda gravement quels motifs me faisaient approuver ce +projet; je lui répondis que tes affaires demandant un aide, et +ce moment-ci étant un temps de vacance pour la manufacture, je +pensais que c'était celui où Frédéric pouvait le plus +s'absenter; que pour moi, je souhaitais vivement qu'il allât +t'aider à venir plus tôt ici. Frédéric était là quand j'avais +commencé à parler, mais il n'avait pas dit un mot; il +attendait, pâle, et les yeux baissés, la réponse de M. d'Albe: +celui-ci, nous regardant fixement tous deux, me répondit: +"Pourquoi n'irais-je pas à la place de Frédéric? J'entends +mieux que lui le genre d'affaires de votre amie; au lieu qu'il +est en état de suivre les miennes ici: d'ailleurs il dirige +les études d'Adolphe avec un zèle dont je suis très-satisfait, +et j'ai été touché plus d'une fois, en le voyant, auprès de +cet enfant, user d'une patience qui prouve toute sa tendresse +pour le père..." Ces mots ont atterré Frédéric. Il est affreux +sans doute de recevoir un éloge de la bouche de l'ami qu'on +trahit, et une estime que le coeur dément, avilit plus que +l'aveu même d'avoir cessé de la mériter. Nous avons tous gardé +le silence; mon mari attendait une réponse; ne la recevant +pas, il a interrogé Frédéric. "Que décidez-vous, mon ami? +a-t-il dit: est-ce à vous de rester, est-ce à moi de partir?" +Frédéric s'est précipité à ses pieds, et les baignant de +larmes: "Je partirai, s'est-il écrié avec un accent énergique +et déchirant, je partirai, mon père, et du moins une fois +serai-je digne de vous!" M. d'Albe, sans avoir l'air de +combattre ces derniers mots, ni en demander l'explication, l'a +relevé avec tendresse, et le pressant dans ses bras: "Pars, +mon fils, lui a-t-il dit: souviens-toi de ton père, sers la +vertu de tout ton courage, et ne reviens que quand le but de +ton voyage sera rempli. Claire, a-t-il ajouté en se retournant +vers moi, recevez ses adieux et la promesse que je fais en son +nom de ne jamais oublier la femme de son ami, la respectable +mère de famille; ce sont là les traits qui ont dû vous graver +dans son âme: l'image de votre beauté pourra s'effacer de sa +mémoire, mais celle de vos vertus y vivra toujours. Mon fils, +a-t-il continué, je me charge du soin de vous parler de vos +amis: il me sera si doux à remplir, que je le réserve pour moi +seul..." Ce mot, Elise, est une défense, je l'ai trop entendu; +mais je n'en avais pas besoin: quand je me sépare de Frédéric, +nul n'a le droit de douter de mon courage. Ah! sans doute cet +inconcevable effort me relève de ma faiblesse, et plus le +penchant était irrésistible, plus le triomphe est glorieux! +Non, non, si le coeur de Claire fut trop tendre pour être à +l'abri d'un sentiment coupable, il est trop grand peut-être +pour être soupçonné d'une lâcheté. Pourquoi M. d'Albe +paraissait-il donc craindre de me laisser seule avec Frédéric +dans ces derniers momens? Croyait-il que je ne saurais pas +accomplir le sacrifice en entier? ne m'a-t-il pas vue regarder +d'un oeil sec tous les apprêts de ce départ? ma fermeté m'a-t-elle +abandonnée depuis? Enfin, Elise, le croiras-tu, je n'ai +point senti le besoin d'être seule, et de tout le jour je n'ai +pas quitté M. d'Albe; j'ai soutenu la conversation avec une +aisance, une vivacité, une volubilité qui ne m'est pas +ordinaire; j'ai parlé de Frédéric comme d'un autre, je crois +même que j'ai plaisanté; j'ai joué avec mes enfans, et tout +cela, Elise, se faisait sans effort; il y a seulement un peu +de trouble dans mes idées, et je sens qu'il m'arrive +quelquefois de parler sans penser. Je crains que M. d'Albe +n'ait imaginé qu'il y avait de la contrainte dans ma conduite, +car il n'a cessé de me regarder avec tristesse et sollicitude; +le soir, il a passé la main sur mon front, et l'ayant trouvé +brûlant: "Vous n'êtes pas bien, Claire, m'a-t-il dit, je vous +crois même un peu de fièvre; allez vous reposer, mon enfant. - +En effet, ai-je repris, je crois avoir besoin de sommeil." +Mais ayant fixé la glace en prononçant ces mots, j'ai vu que +le brillant extraordinaire de mes yeux démentait ce que je +venais de dire, et, tremblant que M. d'Albe ne soupçonnât que +je faisais un mensonge pour m'éloigner de lui, je me suis +rassise. "Je préférerais passer la nuit ici, lui ai-je dit, je +ne me sens bien qu'auprès de vous. -- Claire, a-t-il repris, ce +que vous dites là est peut-être plus vrai que vous ne le +pensez vous-même; je vous connais bien, mon enfant, et je sais +qu'il ne peut y avoir de paix, et par conséquent de bonheur +pour vous, hors du sentier de l'innocence. -- Que voulez-vous +dire? me suis-je écriée. -- Claire, a-t-il répondu, vous me +comprenez et je vous ai devinée; qu'il vous suffise de savoir +que je suis content de vous, ne me questionnez pas davantage: +à présent, mon amie, retirez-vous, et calmez, s'il se peut, +l'excessive agitation de vos esprits." Alors, sans ajouter un +mot ni me faire une caresse, il est sorti de la chambre; je +suis restée seule: quel vide! quel silence! partout je voyais +de lugubres fantômes, chaque objet me paraissait une ombre, +chaque son un cri de mort; je ne pouvais ni dormir, ni penser, +ni vivre; j'ai erré dans la maison pour me sauver de moi-même; +ne pouvant y réussir, j'ai pris la plume pour t'écrire: cette +lettre du moins ira où il est, ses yeux verront ce papier que +mes mains ont touché; il pensera que Claire y aura tracé son +nom, ce sera un lien, c'est le dernier fil qui nous retiendra +au bonheur et à la vie..... Mais hélas! le ciel ne nous +ordonne-t-il pas de les briser tous? et cette secrète douceur +que je trouve à penser qu'au milieu du néant qui nous entoure, +nos âmes conserveront une sorte de communication, n'est-elle +pas le dernier noeud qui m'attache à ma faiblesse? Ah! faut-il +donc que mes barbares mains les anéantissent tous! Faut-il +enfin cesser de penser à lui, et vivre étrangère à tout ce qui +fait vivre? O mon Elise! quand le devoir me lie sur la terre +et me commande d'oublier Frédéric; que ne puis-je oublier +aussi qu'on peut mourir! + + + + +LETTRE XXXIV. + +ELISE A M. D'ALBE. + + +Mon amie, en s'unissant à vous, m'ôta le droit de disposer +d'elle. Je puis vous donner des avis; mais je dois respecter +vos volontés: vous m'ordonnez donc de lui taire l'état de +Frédéric: j'obéirai. Cependant, mon cousin, s'il y a des +inconvéniens à la vérité, il y en a plus encore à la +dissimulation; l'exemple de Claire en est la preuve; il nous +apprend que celui qui se sert du mal, même pour arriver au +bien, en est tôt ou tard la victime. Si dès le premier instant +elle vous eût fait l'aveu de l'amour de Frédéric, cet +infortuné aurait pu être arraché à sa destinée; ma vertueuse +amie serait pure de toute faiblesse, et vous-même n'auriez pas +été déchiré par l'angoisse d'un doute; et pourtant où fut-il +jamais des motifs plus plausibles, plus délicats, plus forts +que les siens pour se taire? Le bonheur de votre vie entière +lui semblait compromis par cet aveu: quel autre intérêt au +monde était capable de lui faire sacrifier la vérité? Qui +saura jamais apprécier ce qui lui en a coûté pour vous +tromper? Ah! pour user de dissimulation, il lui a fallu toute +l'intrépidité de la vertu. + +Moi-même, lorsqu'elle me confia ses raisons, je les approuvai: +je crus qu'elle aurait le temps et la force d'éloigner +Frédéric avant que vous eussiez soupçonné les feux dont il +brûlait. J'espérais encore que le voeu unique et permanent de +Claire, ce voeu de n'avoir été pour vous pendant sa vie qu'une +source de bonheur, pouvait être rempli.... Un instant a tout +détruit: ces mots échappés à mon amie dans le délire de la +fièvre, éveillèrent vos soupçons, l'état de Frédéric les +confirma. Vous fûtes même plus malheureux que vous ne deviez +l'être, puisque vous crûtes voir dans l'excessive douleur de +Claire la preuve de son ignominie. Ses caresses vous +rassurèrent bientôt, vous connaissiez trop votre femme pour +douter qu'elle n'eût repoussé les bras de son époux, si elle +n'avait pas été digne de s'y jeter. J'ai approuvé la +délicatesse qui vous a dicté de ne point l'aider dans le +sacrifice qu'elle voulait faire, afin qu'en ayant seule le +mérite, il pût la raccommoder avec elle-même. Mais je suis +loin de redouter comme vous le désespoir de Claire; cet état +demande des forces, et tant qu'elle en aura, elles tourneront +toutes au profit de la vertu. En lui peignant Frédéric tel +qu'il est, je donnerai sans doute plus d'énergie à sa douleur; +mais, dans les âmes comme la sienne, il faut de grands +mouvemens pour soutenir de grandes résolutions; au lieu que +si, fidèle à votre plan, je lui laisse entrevoir qu'elle a mal +connu Frédéric; que non-seulement il peut l'oublier, mais +qu'une autre est prête à la remplacer; si je lui montre léger +et sans foi ce qu'elle a vu noble et grand; enfin si j'éveille +sa défiance sur un point où elle a mis tout son coeur, la +vérité, l'honneur même ne seront plus pour elle qu'un +problème. Si vous lui faites douter de Frédéric, craignez +qu'elle ne doute de tout, et qu'en lui persuadant que son +amour ne fut qu'une erreur, elle ne se demande si la vertu +aussi n'en est pas une. + +Mon ami, il est des âmes privilégiées qui reçurent de la +nature une idée plus exquise et plus délicate du beau moral; +elles n'ont besoin ni de raison, ni de principes pour faire le +bien, elles sont nées pour l'aimer, comme l'eau pour suivre +son cours, et nulle cause ne peut arrêter leur marche, à moins +qu'on ne dessèche leur source; mais si, remontant pour ainsi +dire vers le point visuel de leur existence, vous parvenez, en +l'effaçant entièrement, à ébranler l'autel qu'elles se sont +créé, vous les précipitez dans un vague où elles se perdent +pour jamais: car, après l'appui qu'elles ont perdu, elles ne +peuvent plus en trouver d'autre: elles aimeront toujours le +bien; mais, ne croyant plus à sa réalité, elles n'auront plus +de forces pour le faire; et cependant comme cet aliment seul +était digne de les nourrir, et qu'après lui l'univers ne peut +rien offrir qui leur convienne, elles languissent dans un +dégoût universel, jusqu'à l'instant où le créateur les réunit +à leur essence. + +Mon cousin, je ne risque rien à vous montrer Claire telle +qu'elle est; dans aucun moment elle ne perdra à se laisser +voir en entier, et il n'est point de faiblesse que ses +angéliques vertus ne rachètent. J'oserai donc tout vous dire: +le mépris qu'elle concevra pour Frédéric pourra lui arracher +la vie, mais le devoir seul peut lui ôter son amour. Fiez-vous +à elle pour y travailler, personne ne le veut davantage; si +elle n'y réussit pas, nul n'aurait réussi: et du moins si tous +les moyens échouent, réservez-vous la consolation de n'en +avoir employé que de dignes d'elle. + +Je ne lui écris point aujourd'hui; j'attends votre réponse +pour lui parler de Frédéric. + +Je le connais donc enfin cet étonnant jeune homme: jamais +Claire ne me l'a peint comme il m'a paru: c'est la tête +d'Antinoüs sur le corps de l'Apollon, et le charme de sa +figure n'est pas même effacé par le sombre désespoir empreint +dans tous ses traits. Il ne parle point, il répond à peine; +enfin, jusqu'au nom de Claire, rien ne l'arrache à son morne +silence: les grandes blessures de l'âme et du corps ne +saignent point au moment qu'elles sont faites, elles +n'impriment pas si tôt leurs plus vives douleurs, et dans les +violentes commotions c'est le contre-coup qui tue. + +La seule excuse de ce jeune homme, mon cousin, est dans +l'excès même de sa passion: s'il n'en était pas tyrannisé au +point de n'avoir pas une idée qui ne fût pour elle, si les +desirs que Claire lui inspire n'étouffaient pas jusqu'au +sentiment de ce qu'il vous doit: s'il pouvait, en l'aimant, se +ressouvenir de vous, ce ne serait plus un malheureux insensé, +mais un monstre. Vous avez tort, je crois, de ne point +permettre que Claire lui écrive; dans ce moment il ne peut +entendre qu'elle; elle seule l'a fait partir, seule elle peut +pénétrer dans son âme, lui rappeler ses devoirs et le faire +rougir des torts affreux dont il s'est rendu coupable. Mon +ami, je ne crains point de le dire, en interceptant toute +communication entre ces deux êtres, vous les isolez sur la +terre; aucune voix ne pourra ni les sauver ni les guérir, car +nulle autre n'arrivera jusqu'à eux. Croyez-moi, pour un +sentiment comme celui-là il faut d'autres moyens que ceux qui +réussissent à tout le monde; laissez-les déifier leur amour en +le rendant la base de toutes les vertus, peu à peu la vérité +saura briser l'idole et se substituer à sa place. + +Frédéric est arrivé hier; j'avais du monde chez moi, je me +suis esquivée pour l'aller recevoir; je voulais qu'il ne parût +point, qu'il restât dans son appartement, parce que je sais +que, dans les passions extrêmes, l'instinct dicte des cris, +des mouvemens et des gestes qui donnent un cours aux esprits +et font diversion à la douleur; mais il s'est refusé à tous +ces ménagemens. "Non, m'a-t-il dit, au milieu du monde, comme +ici, partout je suis seul; elle n'y est plus." Il est descendu +avec moi; son regard avait quelque chose de si sinistre, que +je n'ai pu m'empêcher de frémir en lui voyant manier des +pistolets qu'il sortait de la voiture. Il a deviné ma pensée. +"Ne craignez rien, m'a-t-il dit avec un sourire affreux, je +lui ai promis de n'en pas faire usage." Le reste de la soirée +il a paru assez tranquille; cependant je ne le perdais pas de +vue. Tout à coup je me suis aperçue qu'il pâlissait, sa tête a +fléchi, et en un instant il a été couvert de sang; des +artères, comprimées par la violence de la douleur, s'étaient +brisées dans sa poitrine. J'ai fait appeler des secours, et, +d'après ce qu'on m'a dit, il est possible que cette crise de +la nature, en l'affaiblissant beaucoup, contribue à le sauver: +je réponds de lui si je peux l'amener à l'attendrissement; +mais comment l'espérer, si un mot de Claire ne vient lui +demander des larmes? car il ne peut plus en verser que pour +elle. + +Mon ami, en vous ouvrant tout mon coeur sur ce sujet, je vous +ai donné la plus haute preuve d'estime qu'il soit possible de +recevoir: de pareilles vérités ne pouvaient être entendues que +par un homme assez grand pour se mettre au-dessus de ses +propres passions, afin de juger celles des autres; assez juste +pour que ce qu'il y a de plus vif dans l'intérêt personnel ne +dénature pas son jugement; assez bon pour que le mal dont il +souffre n'endurcisse pas son coeur contre ceux qui le lui +causent, et il n'appartenait qu'à l'époux de Claire d'être cet +homme-là. + + + + +LETTRE XXXV. + +ELISE A M. D'ALBE. + + +Je gémis de votre erreur, et je m'y soumets; puissiez-vous ne +vous repentir jamais d'avoir assez peu apprécié votre femme, +pour croire que ce qui pouvait être bon pour une autre pouvait +lui convenir. J'ai éprouvé une répugnance extrême à déguiser +la vérité à mon amie: c'est la première fois que cela +m'arrive; mon coeur me dit que c'est mal, et il ne m'a jamais +trompée. Croyez néanmoins que je sens toute la force de vos +raisons, et que je n'ignore pas combien il est dangereux pour +Claire de lui laisser croire qu'aimer Frédéric, c'est aimer la +vertu. Ce coloris pernicieux dont la passion embellit le vice, +est assurément le plus subtil des poisons, car il sait +s'insinuer dans les âmes honnêtes, mettre la sensibilité de +son parti, et intéresser à tous ses égaremens. Je m'indigne +comme vous du pouvoir de l'imagination, qui, à l'aide de +sophismes adroits et touchans, nous fait pardonner des choses +qui feraient horreur si on les dépouillait de leur voile. +Ainsi, ne croyez pas que si je voyais Claire chercher des +illusions pour colorer ses torts, ma lâche complaisance +autorisât son erreur: mais l'infortunée a senti toute +l'étendue de sa faute, et son coeur gémit écrasé sous ce +poids. Ah! que pouvons-nous lui dire dont elle ne soit +pénétrée? Qui peut la voir plus coupable qu'elle ne se voit +elle-même? Accablée de vos bontés et de votre indulgence, +tourmentée du remords affreux d'avoir empoisonné vos jours, +elle voit avec horreur ce qui se passe dans son âme, et +tremble que vous n'y pénétriez; et ne croyez pas que cet +effroi soit causé par la crainte de votre indignation: non, +elle ne redoute que votre douleur. Si elle ne pensait qu'à +elle, elle parlerait; il lui serait doux d'être punie comme +elle croit le mériter, et les reproches d'un époux outragé +l'aviliraient moins à son gré qu'une indulgence dont elle ne +se sent pas digne; mais elle croit ne pouvoir effacer sa +faiblesse qu'en l'expiant, ni s'acquitter avec la justice, +qu'en portant seule tout le poids des maux qu'elle vous a +faits. + +Sa dernière lettre me dit qu'elle commence à soupçonner +fortement que vous êtes instruit de tout ce qui se passe dans +son coeur; mais elle ne rompra le silence que quand elle en +sera sûre. Croyez-moi, allez au-devant de sa confiance; +relevez son courage abattu; joignez à la délicatesse qui vous +a fait attendre pour le départ de Frédéric qu'elle l'eût +décidé elle-même, la générosité qui ne craint point de le +montrer aussi intéressant qu'il l'est; qu'elle vous voie enfin +si grand, si magnanime, que ce soit sur vous qu'elle soit +forcée d'attacher les yeux pour revenir à la vertu. Enfin, si +les conseils de mon ardente amitié peuvent ébranler votre +résolution, le seul artifice que vous vous permettrez avec +Claire, sera de lui dire que je vous avais suggéré l'idée de +la tromper; mais que l'opinion que vous avez d'elle vous a +fait rejeter tout moyen petit et bas; que vous la jugez digne +de tout entendre, comme vous l'êtes de tout savoir. En +l'élevant ainsi, vous la forcez à ne pas déchoir sans se +dégrader; en lui confiant toutes vos pensées, vous lui faites +sentir qu'elle vous doit toutes les siennes; et, pour vous les +communiquer sans rougir, elle parviendra à les épurer. O mon +cousin! quand nos intérêts sont semblables, pourquoi nos +opinions le sont-elles si peu, et comment ne marche-t-on pas +ensemble quand on tend au même but? + +Vous trouverez ci-joint la lettre que j'écris à Claire, et où +je lui parle de Frédéric sous des couleurs si étrangères à la +vérité. Depuis son accident il n'a pas quitté le lit; au +moindre mouvement le vaisseau se rouvre, une simple sensation +produit cet effet. Hier, j'étais près de son lit, on m'apporte +mes lettres, il distingue l'écriture de Claire. A cette vue, +il jette un cri perçant, s'élance et saisit le papier, il le +porte sur son coeur; en un instant il est couvert de sang et +de larmes. Une faiblesse longue et effrayante succède à cette +violente agitation. Je veux profiter de cet instant pour lui +ôter le fatal papier; mais, par une sorte de convulsion +nerveuse, il le tient fortement collé sur son sein; alors j'ai +vu qu'il fallait attendre, pour le ravoir, que la connaissance +lui fût revenue. En effet, en reprenant ses sens, sa première +pensée a été de me le rendre en silence sans rien demander, +mais en retenant ma main comme ne pouvant s'en détacher, et +avec un regard!..... Mon cousin, qui n'a pas vu Frédéric, ne +peut avoir l'idée de ce qu'est l'expression; tous ses traits +parlent; ses yeux sont vivans d'éloquence, et si la vertu +elle-même descendait du ciel, elle ne le verrait point sans +émotion; et c'est auprès d'une femme belle et sensible que +vous l'avez placé, au milieu d'une nature dont l'attrait parle +au coeur, à l'imagination et aux sens; c'est là que vous les +laissiez tête à tête, sans moyens d'échapper à eux-mêmes! +Quand tout tendait à les rapprocher, pouvaient-ils y rester +impunément? Il eût été beau de le pouvoir, il était insensé de +le risquer, et vous deviez songer que toute force employée à +combattre la nature, succombe tôt ou tard. Dans une pareille +situation, il n'y avait qu'une femme supérieure à tout son +sexe, qu'une Claire, enfin, qui pût rester honnête; mais, pour +n'être pas sensible, ô mon imprudent ami! il fallait être un +ange. + +En vous engageant à n'user d'aucune réserve avec Claire, je ne +vous peins que les avantages qui doivent résulter de la +franchise: mais qui peut nombrer les terribles inconvéniens de +la dissimulation, s'ils viennent à la découvrir? et c'est ce +qui arrivera infailliblement, quels que soient les moyens que +nous emploierons pour les tromper; deux coeurs animés d'une +semblable passion ont un instinct plus sûr que notre adresse; +ils sont dans un autre univers, ils parlent un autre langage; +sans se voir ils s'entendent, sans se communiquer ils se +comprennent; ils se devineront et ne nous croiront pas. Prenez +garde de mettre la vérité de leur parti, et de les rapprocher +en leur faisant sentir que, hors eux, tout les trompe autour +d'eux; prenez garde enfin d'avoir un tort avec Claire: ce +n'est pas qu'elle s'en prévalût, elle n'en a pas le droit, et +ne peut en avoir la volonté; mais ce n'est qu'en excitant dans +son âme tout ce que la reconnaissance a de plus vif, et +l'admiration de plus grand, que vous pouvez la ramener à vous +et l'arracher à l'ascendant qui l'entraîne. + + + + +LETTRE XXXVI. + +CLAIRE A ELISE + + +L'univers entier me l'eût dit, j'aurais démenti l'univers! +mais toi, Elise, tu ne me tromperais pas, et quelque changée +que je sois, je n'ai pas appris encore à douter de mon +amie..... Frédéric n'est point ce qu'il me paraissait être; +ardent et impétueux dans ses sensations, il est léger et +changeant dans ses sentimens: on peut captiver son +imagination, émouvoir ses sens, et non pénétrer son coeur. +C'est ainsi que tu l'as jugé, c'est ainsi que tu l'as vu; +c'est Elise qui le dit, et c'est de Frédéric qu'elle parle! O +mortelle angoisse! si ce sentiment profond, indestructible, +qui me crie qu'il est toujours vertueux et fidèle, qu'on me +trompe et qu'on le calomnie; si ce sentiment, qui est devenu +l'unique substance de mon âme, est réel, c'est donc toi qui me +trahis? Toi, Elise! quel horrible blasphème! toi, ma soeur, ma +compagne, mon amie, tu aurais cessé d'être vraie avec moi? +Non, non; en vain je m'efforce à le penser, en vain je +voudrais justifier Frédéric aux dépens de l'amitié même; la +vertu outragée étouffe la voix de mon coeur, et m'empêche de +douter d'Elise: ce mot terrible que tu as dit a retenti dans +tout mon être, chaque partie de moi-même est en proie à la +douleur, et semble se multiplier pour souffrir; je ne sais où +porter mes pas, ni où reposer ma tête; ce mot terrible me +poursuit, il est partout, il a séché mon âme et renversé +toutes mes espérances. + +Hélas! depuis quelques jours ma passion ne m'effrayait plus; +pour sauver Frédéric je me sentais le courage d'en guérir. +Déjà, dans un lointain avenir, j'entrevoyais le calme succéder +à l'orage: déjà je formais des plans secrets pour une union, +qui, en le rendant heureux, lui aurait permis de se réunir à +nous; notre pure amitié embellissait la vie de mon époux, et +nos tendres soins effaçaient la peine passagère que nous lui +avions causée. Combien j'avais de courage pour un pareil but! +nul effort ne m'eût coûté pour l'atteindre, chacun devait me +rapprocher de Frédéric! Mais quand il a cessé d'aimer, quand +Frédéric est faux et frivole, qu'ai-je besoin de me surmonter? +ma tendresse n'est-elle pas évanouie avec l'erreur qui l'avait +fait naître? et que doit-il me rester d'elle, qu'un profond et +douloureux repentir de l'avoir éprouvée? O mon Elise, tu ne +peux savoir combien il est affreux d'être un objet de mépris +pour soi-même. Quand je voyais dans Frédéric la plus parfaite +des créatures, je pouvais estimer encore une âme qui n'avait +failli que pour lui; mais quand je considère pour qui je fus +coupable, pour qui j'offensais mon époux, je me sens à un tel +degré de bassesse, que j'ai cessé d'espérer de pouvoir +remonter à la vertu. + +Elise, je renonce à Frédéric, à toi, au monde entier; ne +m'écris plus, je ne me sens plus digne de communiquer avec +toi; je ne veux plus faire rougir ton front de ce nom d'amie +que je te donne ici pour la dernière fois; laisse-moi seule; +l'univers et tout ce qui l'habite n'est plus rien pour moi: +pleure ta Claire, elle a cessé d'exister. + + + + +LETTRE XXXVII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Hélas! mon Elise, tu as été bien prompte à m'obéir, et il t'en +a peu coûté de renoncer à ton amie! ton silence ne me dit que +trop combien ce nom n'est plus fait pour moi, et cependant, +tout en étant indigne de le porter, mon âme déchirée le chérit +encore, et ne peut se résoudre à y renoncer. Il est donc vrai, +Elise, toi aussi tu as cessé de m'aimer? La misérable Claire +se verra donc mourir dans le coeur de tout ce qui lui fut +cher, et exhalera sa vie sans obtenir un regret ni une larme! +Elle qui se voyait naguère heureuse mère, sage épouse, aimée, +honorée de tout ce qui l'entourait, n'ayant point une pensée +dont elle pût rougir, satisfaite du passé, tranquille sur +l'avenir, la voilà maintenant méprisée par son amie, baissant +un front humilié devant son époux, n'osant soutenir les +regards de personne: la honte la suit, l'environne; il semble +que, comme un cercle redoutable, elle la sépare du reste du +monde, et se place entre tous les êtres et elle. O tourmens +que je ne puis dépeindre! quand je veux fuir, quand je veux +détourner mes regards de moi-même, le remords, comme la griffe +du tigre, s'enfonce dans mon coeur et déchire ses blessures. +Oui, il faut succomber sous de si amères douleurs, celui qui +aurait la force de les soutenir ne les sentirait pas; mon sang +se glace, mes yeux se ferment, et, dans l'accablement où je +suis, j'ignore ce qui me reste à faire pour mourir... Mais, +Elise, si mon trépas expie ma faute, et que ta sagesse daigne +s'attendrir sur ma mémoire, souviens-toi de ma fille, c'est +pour elle que je t'implore: que l'image de celle qui lui donna +la vie ne la prive pas de ton affection; recueille-la dans ton +sein, et ne lui parle de sa mère que pour lui dire que mon +dernier soupir fut un regret de n'avoir pu vivre pour elle. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Pardonne, ô mon unique consolation! mon amie, mon refuge, +pardonne, si j'ai pu douter de ta tendresse! Je t'ai jugée, +non sur ce que tu es, mais sur ce que je méritais; je te +trouvais juste dans ta sévérité, comme tu me parais à présent +aveugle dans ton indulgence. Non, mon amie, non, celle qui a +porté le trouble dans sa maison et la défiance dans l'âme de +son époux, ne mérite plus le nom de vertueuse, et tu ne me +nommes ainsi que parce que tu me vois dans ton coeur. + +Malgré tes conseils, je n'ai point parlé avec confiance à mon +mari; je l'aurais desiré, et plus d'une fois je lui ai donné +occasion d'entamer ce sujet; mais il a toujours paru +l'éloigner: sans doute il rougirait de m'entendre; je dois lui +épargner la honte d'un pareil aveu, et je sens que son silence +me prescrit de guérir sans me plaindre. Elise, tu peux me +croire, le règne de l'amour est passé: mais le coup qu'il m'a +porté a frappé trop violemment sur mon coeur, je n'en guérirai +pas. Il est des douleurs que le temps peut user, on se résigne +à celles émanées du ciel: on courbe sa tête sous les décrets +éternels, et le reproche s'éteint quand il faut l'adresser à +Dieu; mais ici tout conspire à rendre ma peine plus cuisante: +je ne peux en accuser personne; tous les maux qu'elle cause +refoulent vers mon coeur, car c'est là qu'en est la source... +Cependant je suis calme, car il n'y a plus d'agitation pour +celui qui a tout perdu. Néanmoins je vois avec plaisir que M. +d'Albe est content de l'espèce de tranquillité dont il me voit +jouir. Il a saisi cet instant pour me parler de la lettre où +tu lui apprends la réunion imprévue d'Adèle et de Frédéric; +pourquoi donc m'en faire un mystère, Elise? Si cette charmante +personne parvient à le fixer, crains-tu que je m'en afflige, +crois-tu que je le blâme? Non, mon amie, je pense au contraire +que Frédéric a senti que quand l'attachement était un crime, +l'inconstance devenait une vertu, et il remplit, en +m'oubliant, un devoir que l'honneur et la reconnaissance lui +imposaient également; c'est ce que j'ai fait entendre à M. +d'Albe, lorsqu'il est entré dans les détails de ce que tu lui +écrivais. J'ai vu qu'il était étonné et ravi de ma réponse; +son approbation m'a ranimée, et l'image de son bonheur m'est +si douce, que j'en remplirais encore tout mon avenir, si je ne +sentais pas mes forces s'épuiser, et la coupe de la vie se +retirer de moi. + + + + +LETTRE XXXIX. + +CLAIRE A ELISE. + + +Non, mon amie, je ne suis pas malade, je ne suis pas triste +non plus, mes journées se déroulent et se remplissent comme +autrefois: à l'extérieur, je suis presque la même; mais +l'extrême faiblesse de mon corps et de mes esprits, le profond +dégoût qui flétrit mon âme, m'apprennent qu'il est des +chagrins auxquels on ne résiste pas. La vertu fut ma première +idole, l'amour la détruisit; il s'est détruit à son tour, et +me laisse seule au monde: il faut mourir avec lui. Ah! mon +Elise! je souffre bien moins du changement de Frédéric, que de +l'avoir si mal jugé: tu ne peux comprendre jusqu'où allait ma +confiance en lui; enfin, te le dirai-je? il a été un moment où +j'ai pensé que tu étais d'accord avec mon époux pour me +tromper, et que vous vous réunissiez pour me peindre sous des +couleurs infidèles et odieuses l'infortuné qui expirait de mon +absence; il me semblait voir ce malheureux que j'avais envoyé +vers toi pour reposer sa douleur sur ton sein, abusé par tes +fausses larmes, confiant entre tes bras, tandis que tu le +trahissais auprès de ton amie, enfin mon criminel amour, +répandant son venin sur tes lettres et sur les discours de mon +époux, m'y faisait trouver des signes nombreux de fausseté. +Elise, conçois-tu ce qu'est une passion qui a pu me faire +douter de toi? Ah! sans doute, c'est là son plus grand +forfait! + +Mon amie, le coup qui me tue est d'avoir été trompée sur +Frédéric; je croyais si bien le connaître! il me semblait que +mon existence eût commencé avec la sienne, et que nos deux +âmes, confondues ensemble, s'étaient identifiées par tous les +points. On se console d'une erreur de l'esprit, et non d'un +égarement du coeur: le mien m'a trop mal guidée pour que j'ose +y compter encore, et je dois voir avec inquiétude jusqu'aux +mouvemens qui le portent vers toi. O Frédéric! mon estime pour +toi fut de l'idolâtrie; en me forçant à y renoncer, tu +ébranles mon opinion sur la vertu même; le monde ne me paraît +plus qu'une vaste solitude, et les appuis que j'y trouvais, +que des ombres vaines qui échappent sous ma main. Elise, tu +peux me parler de Frédéric: Frédéric n'est point celui que +j'aimais: semblable au païen qui rend un culte à l'idole qu'il +a créée, j'adorais en Frédéric l'ouvrage de mon imagination; +la vérité ou Elise ont déchiré le voile, Frédéric n'est plus +rien pour moi; mais comme je peux tout entendre avec +indifférence, de même je peux tout ignorer sans peine, et +peut-être devrais-je vouloir que tu continues à garder le +silence, afin de pouvoir consacrer entièrement mes dernières +pensées à mon époux et à mes enfans. + + + + +LETTRE XL. + +CLAIRE A ELISE. + + +Je n'en puis plus, la langueur m'accable, l'ennui me dévore, +le dégoût m'empoisonne; je souffre sans pouvoir dire le +remède; le passé et l'avenir, la vérité et les chimères ne me +présentent plus rien d'agréable, je suis importune à moi-même; +je voudrais me fuir et je ne puis me quitter: rien ne me +distrait, les plaisirs ont perdu leur piquant, et les devoirs +leur importance. Je suis mal partout: si je marche, la fatigue +me force à m'asseoir; quand je me repose, l'agitation m'oblige +à marcher. Mon coeur n'a pas assez de place, il étouffe et +palpite violemment; je veux respirer, et de longs et profonds +soupirs s'échappent de ma poitrine. Où est donc la verdure des +arbres? les oiseaux ne chantent plus. L'eau murmure-t-elle +encore? Où est la fraîcheur? où est l'air? Un feu brûlant +court dans mes veines et me consume; des larmes rares et +amères mouillent mes yeux et ne me soulagent pas. Que faire? +où porter mes pas? pourquoi rester ici? pourquoi aller +ailleurs? J'irai lentement errer dans la campagne; là, +choisissant des lieux écartés, j'y recueillerai quelques +fleurs sauvages et desséchées comme moi, quelques soucis, +emblèmes de ma tristesse: je n'y mêlerai aucun feuillage, la +verdure est morte dans la nature, comme l'espérance dans mon +coeur. Dieu! que l'existence me pèse! l'amitié l'embellissait +jadis, tous mes jours étaient sereins, une voluptueuse +mélancolie m'attirait sous l'ombre des bois, j'y jouissais du +repos et du charme de la nature. Mes enfans! je pensais à vous +alors, je n'y pense plus maintenant que pour être importunée +de vos jeux, et tyrannisée par l'obligation de vous rendre des +soins. Je voudrais vous ôter d'auprès de moi, je voudrais en +ôter tout le monde, je voudrais m'en ôter moi-même.... Lorsque +le jour paraît, je sens mon mal redoubler. Que d'instans +comptés par la douleur! Le soleil se lève, brille sur toute la +nature et la ranime de ses feux; moi seule, importunée de son +éclat, il m'est odieux et me flétrit: semblable au fruit qu'un +insecte dévore au coeur, je porte un mal invisible..... et +pourtant de vives et rapides émotions viennent souvent frapper +mes sens; je me sens frissonner dans tout mon corps; mes yeux +se portent du même côté, s'attachent sur le même objet; ce +n'est qu'avec effort que je les en détourne. Mon âme, étonnée, +cherche et ne trouve point ce qu'elle attend; alors plus +agitée, mais affaiblie par les impressions que j'ai reçues, je +succombe tout-à-fait, ma tête penche, je fléchis, et dans mon +morne abattement, je ne me débats plus contre le mal qui me +tue. + + + + +LETTRE XLI. + +ELISE A M. D'ALBE. + + +Votre lettre m'a rassurée, mon cousin, j'en avais besoin, et +je me féliciterais bien plus des changemens que vous avez +observés chez Claire, si je ne craignais qu'abusé par votre +tendresse, vous ne prissiez l'affaissement total des organes +pour la tranquillité, et la mort de l'âme pour la résignation. + +Je ne m'étonne point de ce que vous inspire la conduite de +Claire: je reconnais là cette femme dont chaque pensée était +une vertu, et chaque mouvement un exemple. Son coeur a besoin +de vous dédommager de ce qu'il a donné involontairement à un +autre, et elle ne peut être en paix avec elle-même qu'en vous +consacrant tout ce qui lui reste de force et de vie. Vous êtes +touché de sa constante attention envers vous, de l'expression +tendre dont elle l'anime; vous êtes surpris des soins +continuels de son active bienfaisance envers tout ce qui +l'entoure. Eh! mon cousin, ignorez-vous que le coeur de Claire +fut créé dans un jour de fête, qu'il s'échappa parfait des +mains de la nature, et que son essence étant la bonté, elle ne +peut cesser de faire le bien qu'en cessant de vivre? + +Je ne vous peindrai point le mal que m'ont fait ses lettres; +je rejette avec effroi cette confiance sans borne qui, lui +faisant étouffer jusqu'à l'instinct de son coeur, me rend +responsable de sa vie; elle se reproche, comme un forfait, +d'avoir pu douter de son époux et de son amie, et ce forfait, +il faut le dire, c'est nous qui l'avons commis, car c'en est +un de tromper une femme comme elle; ses torts furent +involontaires, les nôtres sont calculés; elle repousse les +siens avec horreur, nous persistons dans les nôtres de sang-froid. +Animée par un motif sublime, elle put se résoudre à +taire la vérité: nous! nous l'avons souillée par de +méprisables détours, sans avoir même la certitude de réussir; +cependant je ne me reproche rien, et la vie de Claire dût-elle +être le prix de l'exécution de vos volontés, en m'y +soumettant, en la sacrifiant elle-même au moindre de vos +desirs, je remplis son voeu, je ne fais que ce qu'elle m'eût +prescrit, que ce qu'elle ferait elle-même avec transport. + +Ne pensez pas pourtant que je fusse d'avis de changer de plan; +non, à présent il faut le suivre jusqu'au bout, et il n'est +plus temps de reculer, une nouvelle secousse l'épuiserait; +mais n'attendez pas que je persiste à lui donner des détails +imaginaires sur l'état de Frédéric: non, elle-même ayant senti +que la raison nous engageait à n'en parler jamais, je me +bornerai à garder un silence absolu sur ce sujet. + +Depuis que Frédéric commence à se lever, il m'a conjurée de +lui donner le détail de mes affaires; je l'ai fait avec +empressement, dans l'espérance de le distraire; il les a +saisies avec intelligence, il les suit avec opiniâtreté: +comment s'en étonner? Claire lui ordonna ce travail. + +Il a reçu hier votre lettre, celle où, sans lui parler +directement de votre femme, vous la lui peignez à chaque page, +gaie et tranquille. J'ignore l'effet que ces nouvelles ont +produit sur lui, il ne m'en a rien dit; j'observe seulement +que son regard est plus sombre, et son silence plus absolu: il +concentre toutes ses sensations en lui-même, rien ne perce, +rien ne l'atteint, rien ne le touche. Ce matin, tandis qu'il +travaillait auprès de moi, pour le tirer de sa morne stupeur, +j'ai sorti le portrait de Claire de mon sein et l'ai posé +auprès de lui: son premier mouvement a été de me regarder avec +surprise, comme pour me demander ce que cela signifiait, et +puis, reportant ses yeux sur l'objet qui lui était offert, il +l'a contemplé long-temps; enfin, me le rendant avec froideur: +"Ce n'est pas elle," m'a-t-il dit, puis il s'est tu, et s'est +remis à l'ouvrage. Quelques heures se sont passées dans un +mutuel silence; il ne me questionne que sur mes affaires; si +je l'interroge sur tout autre sujet que Claire, il n'a pas +l'air de m'entendre, ou bien il me répond par un signe ou un +monosyllabe; j'écarte avec grand soin toute conversation +tendant à une entière confiance, car je ne me sentirais pas la +force de continuer à le tromper. A chaque instant la pitié +m'entraîne à lui ouvrir mon coeur; c'est un besoin qui +s'accroît de jour en jour, et mon courage n'est pas à +l'épreuve de sa douleur: je n'ai pourtant rien dit encore; +mais il ne faut peut-être qu'un mot de sa part, qu'un instant +d'épanchement pour m'arracher votre secret! Ah! mon cousin, +pardonnez mon incertitude; mais voir souffrir un malheureux, +pouvoir le soulager d'un mot, et se taire, c'est un effort +auquel je ne peux pas espérer d'atteindre. Puis-je même le +desirer? Voudrais-je étouffer dans mon âme cet ascendant qui +nous pousse à adoucir les maux d'autrui? Ah! si c'est là une +faiblesse, je ne sais quel courage la vaudrait! Il y a une +heure que j'étais avec Frédéric; les cris de ma fille m'ayant +forcée à sortir avec précipitation, j'ai oublié sur ma +cheminée une lettre de Claire, que je venais de recevoir. +L'idée que Frédéric pouvait la lire m'a fait frémir, je suis +remontée comme un éclair, il la tenait dans sa main. +"Frédéric, qu'avez-vous fait? me suis-je écriée. -- Rien +qu'elle ne m'eût permis! m'a-t-il répondu. -Vous n'avez donc +pas lu cette lettre? ai-je repris. -- Non! elle m'aurait +méprisé, m'a-t-il dit en me la remettant." J'ai voulu louer sa +discrétion, sa délicatesse, il m'a interrompue. "Non, Elise, +vous vous méprenez; je n'ai plus ni délicatesse, ni vertu; je +n'agis, ne sens et n'existe plus que par elle, et peut-être +eussé-je lu ce papier, si la crainte de lui déplaire ne m'eût +arrêté." En finissant cette phrase, il est retombé dans son +immobilité accoutumée. Que ne donnerais-je pas pour qu'il +exhalât ses transports, pour l'entendre pousser des cris +aigus, pour le voir se livrer à un désespoir forcené! combien +cet état serait moins effrayant que celui où il est! +Concentrant dans son sein toutes les furies de l'enfer, elles +le déchirent par cent forces diverses, et ses blessures qu'il +renferme, s'aigrissent, s'enveniment sur son coeur, et portent +dans tout son être des germes de destruction. L'infortuné +mérite votre pitié; et quelle que fût son ingratitude envers +vous, son supplice l'expie et l'emporte sur elle. + + + + +LETTRE XLII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Elise, je crois que le ciel a béni mes efforts, et qu'il n'a +pas voulu me retirer du monde avant de m'avoir rendue à moi-même: +depuis quelques jours un calme salutaire s'insinue dans +mes veines; je souris avec satisfaction à mes devoirs; la vue +de mon mari ne me trouble plus, et je partage le contentement +qu'il éprouve à se trouver près de moi; je vois qu'il me sait +gré de toute la tendresse que je lui montre, et qu'il en +distingue bien toute la sincérité. Son indulgence m'encourage, +ses éloges me relèvent, et je ne me crois plus méprisable +quand je vois qu'il m'estime encore; mais à mesure que mon âme +se fortifie, mon corps s'affaiblit. Je voudrais vivre pour mon +digne époux, c'est là le voeu que j'adresse au ciel tous les +jours, c'est là le seul prix dont je pourrais racheter ma +faute; mais il faut renoncer à cet espoir. La mort est dans +mon sein, Elise, je la sens qui me mine, et ses progrès lents +et continus m'approchent insensiblement de ma tombe. O mon +excellente amie! ne pleure pas sur mon trépas, mais sur la +cause qui me le donne; s'il m'eût été permis de sacrifier ma +vie pour toi, mes enfans ou mon époux, ma mort aurait fait mon +bonheur et ma gloire; mais périr victime de la perfidie d'un +homme, mais mourir de la main de Frédéric!.... O Frédéric! ô +souvenir mille fois trop cher! Hélas! ce nom fut jadis pour +moi l'image de la plus noble candeur; à ce nom se rattachaient +toutes les idées du beau et du grand; lui seul me paraissait +exempt de cette contagion funeste que la fausseté a soufflée +sur l'univers; lui seul me présentait ce modèle de perfection +dont j'avais souvent nourri mes rêveries, et c'est de cette +hauteur où l'amour l'avait élevé qu'il tombe.... Frédéric, il +est impossible d'oublier si vite l'amour dont tu prétendais +être atteint; tu as donc feint de le sentir? L'artifice d'un +homme ordinaire ne paraît qu'une faute commune; mais Frédéric +artificieux est un monstre: la distance de ce que tu es, à ce +que tu feignais d'être, est immense, et il n'y a pas de crime +pareil au tien. Mon plus grand tourment est bien moins de +renoncer à toi que d'être forcée de te mépriser, et ta +bassesse était le seul coup que je ne pouvais supporter. + +Mon amie, cette lettre-ci est la dernière où je te parlerai de +lui; désormais mes pensées vont se porter sur de plus dignes +objets; le seul moyen d'obtenir la miséricorde céleste, est +sans doute d'employer le reste de ma vie au bonheur de ce qui +m'entoure; je visite mon hospice tous les jours; je vois avec +plaisir que ma longue absence n'a point interrompu l'ordre que +j'y avais établi. Je lèguerai à mon Elise le soin de +l'entretenir; c'est d'elle que ma Laure apprendra à y veiller +à son tour: puisse cette fille chérie se former auprès de toi +à toutes les vertus qui manquèrent à sa mère! parle-lui de mes +torts, surtout de mon repentir; dis-lui que si je t'avais +écoutée, j'aurais vécu paisible et honorée, et que je t'aurais +value peut-être. Que ses tendres soins dédommagent son vieux +père de tout le mal que je lui causai; et pour payer tout ce +qu'elle tiendra de toi, puisse-t-elle t'aimer comme +Claire!.... Adieu, mon coeur se déchire à l'aspect de tout ce +que j'aime; c'est au moment de quitter des objets si chers, +que je sens combien ils m'attachent à la vie. Elise, tu +consoleras mon digne époux, tu ne le laisseras pas isolé sur +la terre; tu deviendras son amie, de même que la mère de mes +enfans; ils n'auront pas perdu au change. + + + + +LETTRE XLIII. + +CLAIRE A ELISE. + + +Ne t'afflige point, mon amie, la douce paix que Dieu répand +sur mes derniers jours m'est un garant de sa clémence; +quelques instans encore, et mon âme s'envolera vers +l'éternité. Dans ce sanctuaire immortel, si j'ai à rougir d'un +sentiment qui fut involontaire, peut-être l'aurai-je trop +expié sur la terre pour en être punie dans le ciel. Chaque +jour, prosternée devant la majesté suprême, j'admire sa +puissance et j'implore sa bonté; elle enveloppe de sa +bienfaisance tout ce qui respire, tout ce qui sent, tout ce +qui souffre: c'est là le manteau dont les malheureux doivent +réchauffer leurs coeurs........ Mais, quand la nuit a laissé +tomber son obscur rideau, je crois voir l'ombre du bras de +l'Eternel étendu vers moi; dans ces instans d'un calme +parfait, l'âme s'élance vers le ciel et correspond avec Dieu, +et la conscience, reprenant ses droits, pèse le passé et +pressent l'avenir. C'est alors que, jetant un coup-d'oeil sur +ces jours engloutis par le temps, on se demande, non sans +effroi, comment ils ont été employés, et en faisant la revue +de sa vie on compte par ses actions les témoins qui déposeront +bientôt pour ou contre soi. Quel calcul! qui osera le faire +sans une profonde humilité, sans un repentir poignant de +toutes les fautes auxquelles on fut entraîné? O Frédéric! +comment supporteras-tu ces redoutables momens? Quand il se +pourrait qu'innocent d'artifice, tu aies cru sentir tout ce +que tu m'exprimais, songe, malheureux, que pour t'absoudre de +ton ingratitude envers ton père, il aurait fallu que le ciel +lui-même eût allumé les feux dont tu prétendais brûler, et +ceux-là ne s'éteignent point. Et toi, mon Elise, pardonne, si +le souvenir de Frédéric vient encore se mêler à mes dernières +pensées; le silence absolu que tu gardes à ce sujet me dit +assez que je devrais t'imiter; mais, avant de quitter cette +terre que Frédéric habite encore, permets-moi du moins de lui +adresser un dernier adieu, et de lui dire que je lui pardonne: +s'il reste à cet infortuné quelques traits de ressemblance +avec celui que j'aimai, l'idée d'avoir causé ma mort +accélérera la sienne, et peut-être n'est-il pas éloigné +l'instant qui doit nous réunir sous la voûte céleste. Ah! +quand c'est là seulement que je dois le revoir, serais-je donc +coupable de souhaiter cet instant? + + + + +LETTRE XLIV. + +ELISE A M. D'ALBE. + + +Il est donc vrai, mon amie s'affaiblit et chancelle, et vous +êtes inquiet sur son état! Ces évanouissemens longs et +fréquens sont un symptôme effrayant, et un obstacle au desir +que vous auriez de lui faire changer d'air! Ah! sans doute, je +volerai auprès d'elle: je confierai mes deux fils à Frédéric; +c'est une chaîne dont je l'attacherai ici; je dissimule ma +douleur devant lui, car, s'il pouvait soupçonner le motif de +mon voyage; s'il se doutait que tout ce que vous lui dites de +Claire n'est qu'une erreur, s'il voyait ces terribles paroles +que vous n'avez point tracées sans frémir, et que je n'ai pu +lire sans désespoir, déjà les ombres de la mort couvrent son +visage, aucune force humaine ne le retiendrait ici. + +Non, mon ami, non, je ne vous fais pas de reproches, je n'en +fais pas même à l'auteur de tous nos désastres. Dès qu'un être +est atteint par le malheur, il devient sacré pour moi, et +Frédéric est dans un état trop affreux pour que l'amertume de +ma douleur tourne contre lui; mais mon âme est brisée de +tristesse, et je n'ai point d'expressions pour ce que +j'éprouve. Claire était le flambeau, la gloire, le délice de +ma vie; si je la perds, tous les liens qui me restent me +deviendront odieux; mes enfans, oui, mes enfans eux-mêmes ne +seront plus pour moi qu'une charge pesante: chaque jour, en +les embrassant, je penserai que ce sont eux qui m'empêchent de +la rejoindre; dans ma profonde douleur, je rejette, et leurs +caresses, et les jouissances qu'ils me promettaient, et tous +les noeuds qui m'attachent au monde; et mon âme désespérée +déteste les plaisirs que Claire ne peut plus partager. + +Ah! croyez-moi, laissez-lui remplir tous ses exercices de +piété, ce ne sont point eux qui l'affaiblissent; au contraire, +les âmes passionnées comme la sienne ont besoin d'aliment, et +cherchent toujours leurs ressources ou très-loin ou très-près +d'elles, dans les idées religieuses ou dans les idées +sensibles, et le vide terrible que l'amour y laisse ne peut +être rempli que par Dieu même. + +Annoncez-moi à Claire; je compte partir dans deux ou trois +jours. Fiez-vous à ma foi, je saurai respecter votre volonté, +ma parole et l'état de mon amie, et elle ignorera toujours que +son époux, cessant un moment de l'apprécier, la traita comme +une femme ordinaire. + + + + +LETTRE XLV. + +ELISE A M. D'ALBE. + + +O mon cousin! Frédéric est parti, et je suis sûre qu'il est +allé chez vous, et je tremble que cette lettre, que je vous +envoie par un exprès, n'arrive trop tard, et ne puisse +empêcher les maux terribles qu'une explication entraînerait +après elle. Comment vous peindre la scène qui vient de se +passer? Aujourd'hui, pour la première fois, Frédéric m'a +accompagnée dans une maison étrangère: muet, taciturne, son +regard ne fixait aucun objet, il semblait ne prendre part à +rien de ce qui se faisait autour de lui, et répondait à peine +quelques mots au hasard aux différentes questions qu'on lui +adressait. Tout à coup un homme inconnu prononce le nom de +madame d'Albe, il dit qu'il vient de chez elle, qu'elle est +mal, mais très-mal..... Frédéric jette sur moi un oeil hagard +et interrogatif, et voyant des larmes dans mes yeux, il ne +doute plus de son malheur. Alors il s'approche de cet homme et +le questionne. En vain je l'appelle, en vain je lui promets de +lui tout dire, il me repousse avec violence en s'écriant: +"Non, vous m'avez trompé, je ne vous crois plus..." L'homme +qui venait de parler, et qui n'avait été chez vous que pour +des affaires relatives à votre commerce, étourdi de l'effet +inattendu de ce qu'il a dit, hésite à répondre aux questions +pressantes de Frédéric. Cependant, effrayé de l'accent +terrible de ce jeune homme, il n'ose résister ni à son ton ni +à son air. "Ma foi, dit-il, madame d'Albe se meurt, et on +assure que c'est à cause de l'infidélité d'un jeune homme +qu'elle aimait, et que son mari a chassé de chez elle." + +A ces mots, Frédéric jette un cri perçant, renverse tout ce +qui se trouve sur son passage, et s'élance hors de la chambre; +je me précipite après lui, je l'appelle: c'est au nom de +Claire que je le supplie de m'entendre, il n'écoute rien, +nulle force ne peut le retenir, il écrase tout ce qui s'oppose +à sa fuite; je le perds de vue, je ne l'ai plus revu, et +j'ignore ce qu'il est devenu; mais je ne doute point qu'il +n'ait porté ses pas vers l'asile de Claire, je tremble qu'elle +ne le voie; la surprise, l'émotion épuiseraient ses forces. O +mon ami! puisse ma lettre arriver à temps pour prévenir un +pareil malheur! L'insensé, dans son féroce délire, il ne songe +pas que son apparition subite peut tuer celle qu'il aime. Ah! +s'il se peut, empêchez-les de se voir, repoussez-le de votre +maison; qu'il ne retrouve plus en vous ce père indulgent qui +justifiait tous ses torts; faites tonner l'honneur outragé, +accablez-le de votre indignation: que vous font sa fureur, ses +imprécations, sa douleur même? Songez que c'est lui qui est le +meurtrier de Claire, que c'est lui qui a porté le trouble dans +cette âme céleste, et qui a terni une réputation sans tache; +car enfin les discours de cet homme inconnu ne sont-ils pas +l'écho fidèle de l'opinion publique? Ce monde barbare, odieux +et injuste, a déshonoré mon amie; sans égard pour ce qu'elle +fut, il la juge à la rigueur sur de trompeuses apparences, +mais ne distingue pas la femme tendre et irréprochable de la +femme adultère. Eh! quand ma Claire retrouverait toutes ses +forces contre l'amour, en aurait-elle contre la perte de +l'estime publique? Celle qui la respecta toujours, qui la +regardait comme le plus bel ornement de son sexe, pourrait-elle +vivre après l'avoir perdue? Non, Claire, meurs, quitte +une terre qui ne sut pas te connaître, et qui n'était pas +digne de te porter: abreuvée de larmes et d'outrages, va +demander au ciel le prix de tes douleurs, et que les anges, +empressés auprès de toi, ouvrent leurs bras pour recevoir leur +semblable. + + + + +Ici finissent les lettres de Claire; le reste est un récit +écrit de la main d'Elise. Sans doute elle en aura recueilli +les principaux traits de la bouche de son amie, et elle les +aura confiés au papier, pour que la jeune Laure, en les lisant +un jour, pût se préserver des passions dont sa déplorable mère +avait été la victime. + + + + +Il était tard, la nuit commençait à s'étendre sur l'univers; +Claire, faible et languissante, s'était fait conduire au bas +de son jardin, sous l'ombre des peupliers qui couvrent l'urne +de son père, et où sa piété consacra un autel à la Divinité. +Humblement prosternée sur le dernier degré, le coeur toujours +dévoré de l'image de Frédéric, elle implorait la clémence du +ciel pour un être si cher, et des forces pour l'oublier. Tout +à coup une marche précipitée l'arrache à ses méditations, elle +s'étonne qu'on vienne la troubler; et, tournant la tête, le +premier objet qui la frappe c'est Frédéric! Frédéric pâle, +éperdu, couvert de sueur et de poussière. A cet aspect, elle +croit rêver, et reste immobile comme craignant de faire un +mouvement qui lui arrache son erreur. Frédéric la voit et +s'arrête, il contemple ce visage charmant qu'il avait laissé +naguère brillant de fraîcheur et de jeunesse, il le retrouve +flétri, abattu; ce n'est plus que l'ombre de Claire, et le +sceau de la mort est déjà empreint dans tous ses traits: il +veut parler, et ne peut articuler un mot; la violence de la +douleur a suspendu son être. Claire, toujours immobile, les +bras étendus vers lui, laisse échapper le nom de Frédéric: à +cette voix il retrouve la chaleur et la vie, et saisissant sa +main décolorée: "Non, s'écrie-t-il, tu ne l'as pas cru que +Frédéric ait cessé de t'aimer. Non, ce blasphème horrible, +épouvantable, a été démenti par ton coeur. O ma Claire! en te +quittant, en renonçant à toi pour jamais, en supportant la vie +pour t'obéir, j'avais cru avoir épuisé la coupe amère de +l'infortune; mais si tu as douté de ma foi, je n'en ai goûté +que la moindre partie.......... Parle donc, Claire, rassure-moi, +romps ce silence mortel qui me glace d'effroi." En disant +ces mots, il la pressait sur son sein avec ardeur. Claire, le +repoussant doucement, se lève, fixe les yeux sur lui, et le +parcourant long-temps avec surprise: "O toi, dit-elle, qui me +présentes l'image de celui que j'ai tant aimé, toi, l'ombre de +ce Frédéric dont j'avais fait mon dieu! dis, descends-tu du +céleste séjour pour m'apprendre que ma dernière heure +approche? et es-tu l'ange destiné à me guider vers l'éternelle +région? -- Qu'ai-je entendu? lui répond Frédéric, est-ce toi +qui me méconnais? Claire, ton coeur est-il donc changé comme +tes traits, et reste-t-il insensible auprès de moi? -- Quoi! il +se pourrait que tu sois toujours Frédéric! s'écrie-t-elle; mon +Frédéric existerait encore? On me l'avait dit perdu, l'amitié +m'aurait-elle donc trompée? -- Oui, interrompit-il avec +véhémence, une affreuse trahison me faisait paraître infidèle +à tes yeux, et te peignait à moi gaie et paisible; on nous +faisait mourir victimes l'un de l'autre, on voulait que nous +enfonçassions mutuellement le poignard dans nos coeurs. Crois-moi, +Claire, amitié, foi, honneur, tout est faux dans le +monde; il n'y a de vrai que l'amour; il n'y a de réel que ce +sentiment puissant et indestructible qui m'attache à ton être, +et qui dans ce moment même te domine ainsi que moi: ne le +combats plus, ô mon âme! livre-toi à ton amant; partage ses +transports, et sur les bornes de la vie où nous touchons l'un +et l'autre, goûtons, avant de la quitter, cette félicité +suprême qui nous attend dans l'éternité." Frédéric dit, et +saisissant Claire, il la serre dans ses bras, il la couvre de +baisers, il lui prodigue ses brûlantes caresses; l'infortunée, +abattue par tant de sensations, palpitante, oppressée, à +demi-vaincue par son coeur et par sa faiblesse, résiste encore, le +repousse et s'écrie: "Malheureux! quand l'éternité va +commencer pour moi, veux-tu que je paraisse déshonorée devant +le tribunal de Dieu! Frédéric, c'est pour toi que je +t'implore, la responsabilité de mon crime retombera sur ta +tête. -- Eh bien! je l'accepte, interrompit-il d'une voix +terrible, il n'est aucun prix dont je ne veuille acheter la +possession de Claire; qu'elle m'appartienne un instant sur la +terre, et que le ciel m'écrase pendant l'éternité!" L'amour a +doublé les forces de Frédéric, l'amour et la maladie ont +épuisé celles de Claire. Elle n'est plus à elle, elle n'est +plus à la vertu; Frédéric est tout, Frédéric l'emporte..... +Elle l'a goûté dans toute sa plénitude, cet éclair de délice +qu'il n'appartient qu'à l'amour de sentir; elle l'a connue, +cette jouissance délicieuse et unique, rare et divine comme le +sentiment qui l'a créée: son âme, confondue dans celle de son +amant, nage dans un torrent de volupté. Il fallait mourir +alors: mais Claire était coupable, et la punition l'attendait +au réveil. Qu'il fut terrible! quel gouffre il présenta à +celle qui vient de rêver le ciel! Elle a violé la foi +conjugale! elle a souillé le lit de son époux! la noble Claire +n'est plus qu'une infâme adultère! Des années d'une vertu sans +tache, des mois de combats et de victoires sont effacés par ce +seul instant! elle le voit, et n'a plus de larmes pour son +malheur, le sentiment de son crime l'a dénaturée; ce n'est +plus cette femme douce et tendre dont l'accent pénétrant +maîtrisait l'âme des êtres sensibles, et en créait une aux +indifférens; c'est une femme égarée, furieuse, qui ne peut se +cacher sa perfidie, et qui ne peut la supporter. Elle +s'éloigne de Frédéric avec horreur, et élevant ses mains +tremblantes vers le ciel: "Eternelle justice! s'écrie-t-elle, +s'il te reste quelque pitié pour la vile créature qui ose +t'implorer encore, punis le lâche artisan de mon malheur; +qu'errant, isolé dans le monde, il y soit toujours poursuivi +par l'ignominie de Claire et les cris de son bienfaiteur! Et +toi, homme perfide et cruel, contemple ta victime, mais écoute +les derniers cris de son coeur; il te hait, ce coeur, plus +encore qu'il ne t'a aimé; ton approche le fait frémir, et ta +vue est son plus grand supplice; éloigne-toi, va, ne me +souille plus de tes indignes regards." Frédéric, embrasé +d'amour et dévoré de remords, veut fléchir son amante: +prosterné à ses pieds, il l'implore, la conjure; elle n'écoute +rien; le crime a anéanti l'amour, et la voix de Frédéric ne va +plus à son coeur. Il fait un mouvement pour se rapprocher +d'elle; effrayée, elle s'élance auprès de l'autel divin, et +l'entourant de ses bras, elle dit: "Ta main sacrilége osera-t-elle +m'atteindre jusqu'ici? Si ton âme basse et rampante n'a +pas craint de profaner tout ce qu'il y a de saint sur la +terre, respecte au moins le ciel, et que ton impiété ne vienne +pas m'outrager jusque dans ce dernier asile. C'est ici, +ajouta-t-elle dans un transport prophétique, que je jure que +cet instant où je te vois est le dernier où mes yeux +s'ouvriront sur toi; si tu demeures encore, je saurai trouver +une mort prompte, et que le ciel m'anéantisse à l'instant où +tu oserais reparaître devant moi." + +Frédéric, terrassé par cette horrible imprécation, et +frémissant que le moindre délai n'assassine son amante, +s'éloigne avec impétuosité. Mais à peine est-il hors de sa +vue, qu'il s'arrête; il ne peut sortir du bois épais qui les +couvre, sans l'avoir entendue encore une fois, et élevant la +voix, il s'écrie: "O toi, que je ne dois plus revoir! toi qui, +d'accord avec le ciel, viens de maudire l'infortuné qui +t'adorait! toi qui, pour prix d'un amour sans exemple, le +condamnes à un exil éternel! toi, enfin, dont la haine l'a +proscrit de la surface du monde, ô Claire! avant que +l'immensité nous sépare à jamais, avant que le néant soit +entre nous deux, que j'entende encore ton accent, et au nom du +tourment que j'endure, que ce soit un accent de pitié!........ +" Il se tait, il ne respire pas, il étouffe les horribles +battemens de son coeur pour mieux écouter, il attend la voix +de Claire...... Enfin ces mots faibles, tremblans, et qui +percent à peine le repos universel de la nature, viennent +frapper ses oreilles et calmer ses sens: _Va, malheureux, je te +pardonne_. + +L'indignation avait ranimé les forces de Claire, +l'attendrissement les anéantit: subjuguée par l'ascendant de +Frédéric, à l'instant où, en lui pardonnant, elle sentit +qu'elle l'aimait encore, elle tomba sans mouvement sur les +degrés de l'autel. + +Cependant M. d'Albe qui n'avait point reçu la lettre d'Elise, +et qui était sorti pour quelques heures, apprend à son retour +que Frédéric a paru dans la maison; il frémit, et demande sa +femme; on lui dit qu'elle est allée, selon son usage, se +recueillir près du tombeau de son père. Il dirige ses pas de +ce côté; la lune éclairait faiblement les objets: il appelle +Claire, elle ne répond point; sa première idée est qu'elle a +fui avec Frédéric; la seconde, plus juste, mais plus terrible +encore, est qu'elle a cessé d'exister. Il se hâte d'arriver; +enfin, à la lueur des rayons argentés qui percent à travers +les tremblans peupliers, il aperçoit un objet..... une robe +blanche..... il approche..... c'est Claire étendue sur le +marbre et aussi froide que lui. A cette vue il jette des cris +perçans; ses gens l'entendent et accourent. Ah! comment +peindre la consternation universelle! Cette femme céleste +n'est plus, cette maîtresse adorée, cet ange de bienfaisance +n'est plus qu'une froide poussière! La désolation s'empare de +tous les coeurs: cependant un mouvement a ranimé l'espérance; +on se hâte, on la transporte, les secours volent de tous +côtés. La nuit entière se passe dans l'incertitude; mais le +lendemain une ombre de chaleur renaît, et ses yeux se rouvrent +au jour, au moment même où Elise arrivait auprès d'elle. + +Cette tendre amie avait suivi sa lettre de près, mais sa +lettre n'était point arrivée; un mot de M. d'Albe l'instruit +de tout, elle entre éperdue. Claire ne la méconnaît point, +elle lui tend les bras. Elise se précipite, Claire la presse +sur son coeur déjà atteint des glaces de la mort. Elle veut +que l'amitié la ranime et lui rende la force d'exprimer ses +dernières volontés: son oeil mourant cherche son époux; sa +voix éteinte l'appelle; elle prend sa main, et l'unissant à +celle de son amie, elle les regarde tous deux avec tristesse, +et dit: "Le ciel n'a pas voulu que je meure innocente: +l'infortunée que vous voyez devant vous s'est couverte du +dernier opprobre; mes sens égarés m'ont trahie; et un ingrat, +abusant de ma faiblesse, a brisé les noeuds sacrés qui +m'attachaient à mon époux. Je ne demande point d'indulgence, +ni lui ni moi n'avons droit d'y prétendre: il est des crimes +que la passion n'excuse pas, et que le pardon ne peut +atteindre....." Elle se tait. En l'écoutant, l'âme d'Elise se +ferme à toute espérance, elle est sûre que son amie ne +survivra pas à sa honte. + +M. d'Albe, consterné de ce qu'il entend, ne repousse pas +néanmoins la main qui l'a trahi. "Claire, lui dit-il, votre +faute est grande sans doute; mais il vous reste encore assez +de vertus pour faire mon bonheur; et le seul tort que je ne +vous pardonne pas, est de souhaiter une mort qui me laisserait +seul au monde." A ces mots, sa femme lève sur lui un oeil +attendri et reconnaissant: "Cher et respectable ami, lui dit-elle, +croyez que c'est pour vous seul que je voudrais vivre, +et que mourir indigne de vous est ce qui rend ma dernière +heure si amère. Mais je sens que mes forces diminuent, +éloignez-vous l'un et l'autre, j'ai besoin de me recueillir +quelques momens, afin de vous parler encore." + +Elise ferme doucement le rideau, et ne profère pas une parole; +elle n'a rien à dire, rien à demander, rien à attendre: l'aveu +de son amie lui a appris que tout était fini, que l'arrêt du +sort était irrévocable, et que Claire était perdue pour elle. + +M. d'Albe, qui la connaît moins, s'agite et se tourmente; plus +heureux qu'Elise, il craint, car il espère; il s'étonne de la +tranquillité de celle-ci, sa muette consternation lui paraît +de la froideur, il le dit et s'en irrite. Elise, sans +s'émouvoir de sa colère, se lève doucement, et l'entraînant +hors de la chambre: "Au nom de Dieu! lui dit-elle, ne troublez +pas la solennité de ces momens par de vains secours qui ne la +sauveront point, et calmez un emportement qui peut rompre le +dernier fil qui la retient à la vie. Craignez qu'elle ne +s'éteigne avant de nous avoir parlé de ses enfans; sans doute +son dernier voeu sera pour eux; tel qu'il soit, fût-il de lui +survivre, je jure de le remplir. Quant à son existence +terrestre elle est finie; du moment que Claire fut coupable, +elle a dû renoncer au jour: je l'aime trop pour vouloir +qu'elle vive, et je la connais trop pour l'espérer." L'air +imposant et assuré dont Elise accompagna ces mots, fut un coup +de foudre pour M. d'Albe; il lui apprit que sa femme était +morte. + +Elise se rapprocha du lit de son amie: assise à son chevet, +toujours immobile et silencieuse, il semblait qu'elle attendît +le dernier souffle de Claire pour exhaler le sien. + +Au bout de quelques heures, Claire étendit la main, et prenant +celle d'Elise: "Je sens que je m'éteins, dit-elle, il faut me +hâter de parler; fais sortir tout le monde, et que M. d'Albe +reste seul avec toi." Elise fait un signe, chacun se retire; +le malheureux époux s'avance, sans avoir le courage de jeter +les yeux sur celle qu'il va perdre; il se reproche +intérieurement d'avoir peut-être causé sa mort en la trompant. +Claire devine son repentir, et croit que son amie le partage; +elle se hâte de les rassurer. "Ne vous reprochez point, leur +dit-elle, de m'avoir déguisé la vérité, votre motif fut bon, +et ce moyen pouvait seul réussir; sans doute, il m'eût guérie, +si l'effrayante fatalité qui me poursuit n'eût renversé tous +vos projets." Elise ne répond rien, elle sait que Claire ne +dit cela que pour calmer leur conscience agitée, et elle ne se +justifie pas d'un tort qui retomberait en entier sur M. +d'Albe; mais celui-ci s'accuse, il rend à Elise la justice qui +lui est due, en apprenant à Claire qu'elle n'a cédé qu'à sa +volonté. Elle est dédommagée de sa droiture; un léger +serrement de main que M. d'Albe n'aperçoit pas, la récompense +sans le punir. Claire reprend la parole. "O mon ami! dit-elle +en regardant tendrement son mari; nul n'est ici coupable que +moi; vous, qui n'eûtes jamais de pensées que mon bonheur, et +que j'offensai avec tant d'ingratitude, est-ce à vous à vous +repentir?" M. d'Albe prend la main de sa femme et la couvre de +larmes; elle continue: "Ne pleurez point, mon ami, ce n'est +pas à présent que vous me perdez, mais quand, par une honteuse +faiblesse j'autorisai l'amour de Frédéric; quand par un +raisonnement spécieux je manquai de confiance en vous pour la +première fois de ma vie; ce fut alors que, cessant d'être moi-même, +je cessai d'exister pour vous; dès l'instant où je +m'écartai de mes principes, les anneaux sacrés qui les liaient +ensemble se brisèrent, et me laissèrent sans appui dans le +vague de l'incertitude; alors la séduction s'empara de moi, +fascina mes yeux, obscurcit le sacré flambeau de la vertu, et +s'insinua dans tous mes sens; au lieu de m'arracher à +l'attrait qui m'entraînait, je l'excusai, et dès lors la chute +devint inévitable. O toi, mon Elise! continua-t-elle avec un +accent plus élevé, toi qui vas devenir la mère de mes enfans, +je ne te recommande point mon fils, il aura les exemples de +son père; mais veille sur ma Laure, que son intérêt l'emporte +sur ton amitié. Si quelques vertus honorèrent ma vie, dis-lui +que ma faute les effaça toutes; en lui racontant la cause de +ma mort, garde-toi bien de l'excuser, car dès lors tu +l'intéresserais à mon crime: qu'elle sache que ce qui m'a +perdue est d'avoir coloré le vice des charmes de la vertu; +dis-lui bien que celui qui la déguise est plus coupable encore +que celui qui la méconnaît; car, en la faisant servir de voile +à son hideux ennemi, on nous trompe, on nous égare, et on nous +approche de lui quand nous croyons n'aimer qu'elle........ +Enfin, Elise, ajouta-t-elle en s'affaiblissant, répète souvent +à ma Laure, que si une main courageuse et sévère, avait +dépouillé le prestige dont j'entourais mon amour, et qu'on +n'eût pas craint de me dire que celle qui compose avec +l'honneur l'a déjà perdu, et que jamais il n'y eut de nobles +effets d'une cause vicieuse, alors, sans doute, j'eusse foulé +aux pieds le sentiment dont j'expire aujourd'hui...." Ici +Claire fut forcée de s'interrompre, en vain elle voulut +achever sa pensée, ses idées se troublèrent, et sa langue +glacée ne put articuler que des mots entrecoupés. Au bout de +quelques instans elle demanda la bénédiction de son époux; en +la recevant, un éclair de joie ranima ses yeux. "A présent je +meurs en paix, dit-elle, je peux paraître devant Dieu..... je +vous offensai plus que lui, il ne sera pas plus sévère que +vous." Alors, jetant sur lui un dernier regard, et serrant la +main de son amie, elle prononça le nom de Frédéric, soupira et +mourut. + +Quelques jours après, M. d'Albe reçut ce billet écrit par +Elise et dicté par Claire. + + +CLAIRE A M. D'ALBE. + +Je ne veux point faire rougir mon époux, en prononçant devant +lui un nom qu'il déteste peut-être; mais pourra-t-il oublier +que cet infortuné voulait fuir cet asile, et que mon ordre +seul l'y a retenu; que, dans notre situation mutuelle, ses +devoirs étant moindres, ses torts le sont aussi, et que mon +amour fut un crime quand le sien n'était qu'une faiblesse? Il +est errant sur la terre, il a vos malheurs à se reprocher, il +croira avoir causé ma mort, et son coeur est né pour aimer la +vertu. O mon époux! mon digne époux! la pitié ne vous dit-elle +rien pour lui, et n'obtiendra-t-il pas une miséricorde que +vous ne m'avez pas refusée? + + + + +Pour remplir les dernières volontés de sa femme, M. d'Albe +s'informa de Frédéric dans tous les environs, il fit faire les +perquisitions les plus exactes dans le lieu de sa naissance; +tout fut inutile, ses recherches furent infructueuses; jamais +on n'a pu découvrir où il avait traîné sa déplorable +existence, ni quand il l'avait terminée. Jamais nul être +vivant n'a su ce qu'il était devenu: on dit seulement qu'aux +funérailles de Claire, un homme inconnu, enveloppé d'une +épaisse redingotte, et couvert d'un large chapeau, avait suivi +le convoi dans un profond silence; qu'au moment où l'on avait +posé le cercueil dans la terre, il avait tressailli, et +s'était prosterné la face dans la poussière, et qu'aussitôt +que la fosse avait été comblée, il s'était enfui +impétueusement en s'écriant: "A présent je suis libre, tu n'y +seras pas long-temps seule!" + + + + + +FIN. + + + + + +IMPRIMERIE DE DEMONVILLE. + + + + + + + +Erreurs typographiques: + + + +Lettre 2: =bâtimens dépendans= remplacé par =bâtimens dépendant" + +Lettre 2: =bienfait de mon père= remplacé par =bienfait de votre +père= + +Lettre 5: =aigre.= remplacé par =aigre."= + +Lettre 6: =serré dans ses bras= remplacé par =serrée dans ses +bras= + +Lettre 7: =aie vue encore= remplacé par =aie vu encore= + +Lettre 10: =schall= remplacé par =châle= + +Lettre 11: =J'ai nommé Adèle= remplacé par ="J'ai nommé Adèle= + +Lettre 13: =bois des peupliers= remplacé par =bois de peupliers= + +Lettre 13: =pour un Dieu= remplacé par =pour un dieu= + +Lettre 13: =presse ma pensée= remplacé par =pressent ma pensée= + +Lettre 17: =Adèle impatiente= remplacé par =Adèle, impatiente= + +Lettre 17: =Ce n'est pas là= remplacé par ="Ce n'est pas là= + +Lettre 17: =un de ses momens.= remplacé par =un de ses momens. --= + +Lettre 18: =aidé à faire= remplacé par =aidés à faire= + +Lettre 18: =je la presse.= remplacé par =je la presse."= + +Lettre 18: =Il m'a atterré= remplacé par =Il m'a atterrée= + +Lettre 18: =bonne Claire?....= remplacé par =bonne Claire?...."= + +Lettre 20: =jusque là= remplacé par =jusque-là= + +Lettre 23: =faites. "Mon mari= remplacé par =faites." +Mon mari= + +Lettre 23: =Je ne vous ai jamais vue= remplacé par ="Je ne +vous ai jamais vue= + +Lettre 23: =Il a prie Frédéric= remplacé par =Il a prié +Frédéric= + +Lettre 25: =il vous était doux= remplacé par mais =il vous +était doux= + +Lettre 26: =t'agite? Ah!= remplacé par =t'agite? -- Ah!= + +Lettre 27: =mes sens! "Si je t'aime= remplacé par =mes sens! +-- Si je t'aime= + +Lettre 27: =par tout je le trouve= remplacé par =partout je +le trouve= + +Lettre 33: =Je partirai= remplacé par ="Je partirai= + +Lettre 33: =ce sont-là= remplacé par =ce sont là= + +Lettre 41: =conjuré= remplacé par =conjurée= + +Lettre 42: =valu= remplacé par =value= + +Epilogue: =à cette fois= remplacé par =à cette voix= + +Epilogue: =pendant l'éternité!= remplacé par =pendant +l'éternité!"= + +Epilogue: =le condamne= remplacé =par le condamnes= + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Claire d'Albe, by Sophie Cottin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE D'ALBE *** + +***** This file should be named 26811-8.txt or 26811-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26811/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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