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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:32:56 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Claire d'Albe, by Sophie Cottin
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Claire d'Albe
+
+Author: Sophie Cottin
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26811]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE D'ALBE ***
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+Produced by Daniel Fromont
+
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+[Transcriber's note: Mme Cottin (Sophie Cottin née Sophie Ristaud
+1773-1807), _Claire d'Albe_ (1799), édition de 1824. L'orthographe
+de l'édition de 1824 a été respectée.]
+
+
+
+
+
+Opinion sur _Claire d'Albe_:
+
+
+
+-- opinion de l'auteur anonyme de la _Notice historique sur la
+vie et les écrits de Madame Cottin_ (1824)
+
+"(...) Ce roman fut publié en 1798; et, malgré que les esprits
+fussent encore tout agités des inquiétudes révolutionnaires,
+tout le monde applaudit à la simplicité de l'action, tellement
+dégagée d'événemens accessoires et de personnages épisodiques,
+qu'un auteur ordinaire y aurait à peine trouvé le sujet d'une
+nouvelle. Elle ne s'est attachée à peindre, dans cet ouvrage,
+que la naissance et les progrès involontaires d'une passion
+funeste et criminelle dans deux jeunes coeurs qui semblaient
+nés pour la vertu; mais elle a su tirer d'une combinaison qui
+paraissait d'abord si peu féconde, un parti qui atteste toute
+l'étendue de son rare talent à peindre les affections de
+l'âme. L'action est bien conduite, les situations se lient
+entre elles sans gêne et sans effort, elles sont habilement
+graduées; mais la partie essentielle, la partie la plus
+estimable de l'ouvrage, est le tableau des progrès successifs
+de cette passion qui s'empare des deux amans, qui les
+subjugue, et qui finit par les perdre tous les deux: tableau
+tracé de main de maître, et d'une effrayante vérité. On a
+prétendu que ce roman avait été écrit en quinze jours. Mais il
+faut observer que cet ouvrage n'était qu'un cadre dans lequel
+elle avait fait entrer le développement de scènes, d'idées et
+de sentimens sur lesquels elle avait beaucoup réfléchi
+d'avance. les masses principales, les détails même existaient
+dans sa tête, il ne s'agissait plus que de les adapter à un
+plan donné. (...)"
+
+
+
+-- opinion de Mme de Genlis:
+
+"_Claire d'Albe_ est, à tous égards, un mauvais ouvrage, sans
+intérêt, sans imagination, sans vraisemblance et d'une
+immoralité révoltante; c'est le premier roman où l'on ait
+représenté l'amour délirant, furieux et féroce, et une héroïne
+vertueuse, religieuse, angélique, et se livrant sans mesure et
+sans pudeur à tous les emportemens d'une amour effréné et
+criminel. Cet ouvrage est en lettres, et c'est l'héroïne qui
+écrit; cette manière, qui sauve la difficulté de varier le
+style suivant les personnages, est la plus aisée, mais par
+cela même la moins agréable..... La main d'une femme, ce quelque
+âge qu'elle puisse être, ne peut copier les scènes cyniques de
+cet amour adultère, telles qu'on a osé les décrire dans ce
+roman; la fausseté des sentimens peut seule en égaler
+l'indécence..... Il fut s'arrêter.... Non-seulement une femme,
+mais un homme qui aurait quelque respect pour le public,
+n'oserait transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit ce
+discours, dont l'extravagance et l'impiété font toute
+l'énergie. Cependant l'auteur, dans l'avant-dernière page de
+cette coupable et misérable production, consultant enfin sa
+conscience et ses lumières, fait dire à son héroïne expirante
+ces belles paroles qu'elle adresse à une amie, en lui
+recommandant sa fille: qu'elle sache que ce qui m'a perdue est
+d'avoir coloré le vice du charme de la vertu; dis-lui bien que
+celui qui la déguise est plus coupable encore que celui qui la
+méconnaît. Mais à quoi servent quelques lignes raisonnables,
+lorsque, dans le cour de l'ouvrage, on n'a cherché qu'_à
+colorer le vice du charme de la vertu?_.... Toutes les règles
+invariables du roman passionné se trouvent dans celui-ci:
+incorrection de style, phrases inintelligibles, impropriété
+d'expressions, fureurs d'amour; un jeune homme vertueux
+forcené; une femme céleste, s'humiliant, se prosternant dans
+la poussière aux pieds de son amant; des adultères parlant
+toujours du ciel, de la vertu, de l'éternité; tous les
+confidens et les sages du roman admirant avec enthousiasme ces
+deux personnages; les passions divinisées, alors même qu'elles
+font commettre des crimes; et enfin le suicide attribué au
+héros et comme une grande action!... Voilà ce qui compose
+_Claire d'Albe_, premier modèle du genre, qui a produit tant
+d'autres romans, dans lesquels on a servilement copié toutes
+ces extravagances. Que dire de ceux qui, n'étant point égarés
+par leurs propre imagination, c'est-à-dire n'inventant rien,
+ont eu le double mauvais goût d'admirer de telles choses et de
+les imiter?"
+
+
+
+-- opinion du _Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle_
+[Larousse]:
+
+"(...) Tel est le fond de ce drame intime, dont la couleur
+sombre est tempérée par une noble et féminine délicatesse, une
+faiblesse gracieuse et pleine de charme. Claire d'Albe est une
+soeur de Werther par les sentiments, et, malgré le but moral
+de l'auteur, il a peint avec tant de vivacité sa passion
+coupable qu'il y a presque du danger à voir représenter sous
+des couleurs si séduisantes les égarements de la passion. Mais
+Mme Cottin a déployé un art infini dans la composition de son
+roman et a réussi, jusqu'à un certain point, à racheter, par
+la combinaison des moyens, l'inconvenance inhérente au fond du
+sujet. Ainsi l'intérêt n'est pas excité par la faute de
+Claire; on la plaint, mais on la condamne. Subjuguée par
+degrés et sans s'en apercevoir, elle lutte courageusement
+contre elle-même, et son plus grand tort est son imprudente
+confiance en l'inflexibilité de sa vertu. L'imprudence, qui
+semble le défaut de tous les personnages, est bien moins
+excusable chez son mari, qui, malgré l'expérience de l'âge,
+favorise comme à plaisir l'intimité de sa femme et de
+Frédéric. Une seconde faute, qui diminue de beaucoup l'intérêt
+pour son caractère, présenté d'abord sous des dehors si
+généreux, c'est le mensonge auquel il a recours pour arracher
+du coeur de Claire l'image de Frédéric. Ce procédé de mari de
+comédie est indigne de M. d'Albe. On pardonne plus aisément à
+Frédéric son crime commis dans un transport aveugla et si
+chèrement expié. Ce roman est écrit sous forme de lettres,
+procédé qui d'ordinaire jette une certaine froideur dans les
+événements, un récit ne pouvant jamais reproduire l'animation
+des faits qui se passent sous les yeux. Aussi le meilleur
+morceau est-il celui de la mort de Claire, à laquelle le
+lecteur assiste. 'On se sent, dit M. Sainte-Beuve,
+profondément ému du pathétique de la situation, de l'élévation
+des sentiments et de la sincérité du repentir de l'infortunée
+Claire.' On verse des larmes à son lit de mort et on oublie le
+tableau un peu trop expressif du moment où elle devient
+coupable. Sa faute est, du reste, naturellement amenée par le
+jeu des caractères et des événements et par les situations
+supérieurement développées. Que de scènes attendrissantes, de
+détails enchanteurs, quelle variété dans le ton et les
+couleurs, quelle flexibilité de pinceau! C'est le caractère
+distinctif du style de Mme Cottin: de la chaleur, et surtout
+de la variété avec une élégance soutenue, qualités qui rendent
+le lecteur charmé indulgent pour les exagérations de
+sentiment. (...)"
+
+
+
+BIBLIOTHEQUE FRANCAISE
+
+
+
+OEUVRES
+
+COMPLETES
+
+DE MME COTTIN
+
+
+
+TOME PREMIER
+
+
+
+CLAIRE D'ALBE
+
+
+
+PARIS,
+
+MENARD ET DESENNE, FILS.
+
+1824
+
+
+
+(...)
+
+
+
+PREFACE DE L'AUTEUR
+
+
+
+
+Le dégoût, le danger ou l'effroi du monde ayant fait naître en
+moi le besoin de me retirer dans un monde idéal, déjà
+j'embrassais un vaste plan qui devait m'y retenir long-temps,
+lorsqu'une circonstance imprévue m'arrachant à ma solitude et
+à mes nouveaux amis, me transporta sur les bords de la Seine,
+aux environs de Rouen, dans une superbe campagne, au milieu
+d'une société nombreuse.
+
+Ce n'est pas là où je pouvais travailler: je le savais; aussi
+avais-je laissé derrière moi tous mes essais. Cependant la
+beauté de l'habitation, le charme puissant des bois et des
+eaux, éveillèrent mon imagination et remuèrent mon coeur; il
+ne me fallait qu'un mot pour tracer un nouveau plan: ce mot me
+fut dit par une personne de la société, et qui a joué elle-même
+un rôle assez important dans cette histoire. Je lui
+demandai la permission d'écrire son récit: elle me l'accorda;
+j'obtins celle de l'imprimer, et je me hâte d'en profiter. Je
+me hâte, c'est le mot; car ayant écrit tout d'un trait, et en
+moins de quinze jours, l'ouvrage qu'on va lire, je ne me suis
+donné ni le temps ni la peine de le retoucher. Je sais bien
+que, pour le public, le temps ne fait rien à l'affaire: aussi
+il fera bien de dire du mal de mon ouvrage s'il l'ennuie; mais
+s'il m'ennuyait encore plus de le corriger, j'ai bien fait de
+le laisser tel qu'il est.
+
+Quant à moi, je sens si bien tout ce qui lui manque, que je ne
+m'attends pas que mon âge, ni mon sexe me mettent à l'abri des
+critiques, et mon amour-propre serait assez mal à son aise
+s'il n'avait une sorte de pressentiment que l'histoire que je
+médite le dédommagera peut-être de l'anecdote qui vient de
+m'échapper.
+
+
+
+CLAIRE D'ALBE.
+
+
+
+LETTRE PREMIERE.
+
+CLAIRE D'ALBE A ELISE DE BIRE.
+
+
+Non, mon Elise, non, tu ne doutes pas de la peine que j'ai
+éprouvée en te quittant; tu l'as vue: elle a été telle, que M.
+d'Albe proposait de me laisser avec toi, et que j'ai été près
+d'y consentir. Mais alors le charme de notre amitié n'eût-il
+pas été détruit? aurions-nous pu être contentes d'être
+ensemble, en ne l'étant pas de nous-mêmes? aurais-tu osé
+parler de vertu, sans craindre de me faire rougir, et remplir
+des devoirs qui eussent été un reproche tacite pour celle qui
+abandonnait son époux et séparait un père de ses enfans?
+Elise, j'ai dû te quitter, et je ne puis m'en repentir; si
+c'est un sacrifice, la reconnaissance de M. d'Albe m'en a
+dédommagée, et les sept années que j'ai passées dans le monde
+depuis mon mariage ne m'avaient pas obtenu autant de confiance
+de sa part, que la certitude que je ne te préfère pas à lui.
+Tu le sais, cousine, depuis mon union avec M. d'Albe, il n'a
+été jaloux que de mon amitié pour toi; il était donc essentiel
+de le rassurer sur ce point, et c'est à quoi j'ai parfaitement
+réussi. Elise, gronde-moi, si tu veux; mais, malgré ton
+absence, je suis heureuse, oui, je suis heureuse de la
+satisfaction de M. d'Albe. "Enfin, me disait-il ce matin, j'ai
+acquis la plus entière sécurité sur votre attachement: il a
+fallu long-temps, sans doute; mais pouvez-vous vous en
+étonner, et la disproportion de nos âges ne vous rendra-t-elle
+pas indulgente là-dessus? Vous êtes belle et aimable: je vous
+ai vue dans le tourbillon du monde et des plaisirs,
+recherchée, adulée; trop sage pour qu'on osât vous adresser
+des voeux, trop simple pour être flattée des hommages, votre
+esprit n'a point été éveillé à la coquetterie, ni votre coeur
+à l'intérêt; et, dans tous les momens, j'ai reconnu en vous le
+desir sincère de glisser dans le monde sans y être aperçue:
+c'était là votre première épreuve; avec des principes comme
+les vôtres, ce n'était pas la plus difficile. Mais bientôt je
+vous réunis à votre amie; je vous donne l'espérance de vivre
+avec elle. Déjà vos plans sont formés; vous confondez vos
+enfans, le soin de les élever double dxe charme en vous en
+occupant ensemble, et c'est du sein de cette jouissance que je
+vous arrache pour vous mener dans un pays nouveau, dans une
+terre éloignée; vous voilà seule, à vingt-deux ans, sans autre
+compagnie que deux enfans en bas âge et un mari de soixante.
+Eh bien! je vous retrouve la même, toujours tendre, toujours
+empressée; vous êtes la première à remarquer les agrémens de
+ce séjour; vous cherchez à jouir de ce que je vous donne, pour
+me faire oublier ce que je vous ôte; mais le mérite unique,
+inappréciable de votre complaisance, c'est d'être si naturelle
+et si abandonnée, que j'ignore moi-même si le lieu que je
+préfère n'est pas celui qui vous plaît toujours davantage:
+c'était ma seconde épreuve; après celle-ci il ne m'en reste
+plus à faire. Peut-être étais-je né soupçonneux, et vous aviez
+dans vos charmes tout ce qu'il fallait pour accroître cette
+disposition; mais, heureusement pour tous deux, vous aviez
+plus encore de vertus que de charmes, et ma confiance est
+désormais illimitée comme votre mérite. -- Mon ami, lui ai-je
+répondu, vos éloges me pénètrent et me ravissent; ils
+m'assurent que vous êtes heureux, car le bonheur voit tout en
+beau. Vous me peignez comme parfaite, et mon coeur jouit de
+votre illusion, puisque vous m'aimez comme telle; mais, ai-je
+ajouté, en souriant, ne faites pas à ce que vous nommez ma
+complaisance tout l'honneur de ma gaieté; vous n'avez pas
+oublié qu'Elise nous a promis de venir se joindre à nous,
+puisque nous n'avions pu rester avec elle, et cette espérance
+n'est pas pour moi le moins beau point de vue de ce séjour-ci."
+En effet, mon amie, tu ne l'oublieras pas cette promesse
+si nécessaire à toutes deux; tu profiteras de ton indépendance
+pour ne pas laisser divisé ce que le ciel créa pour être uni;
+tu viendras rendre à mon coeur la plus chère portion de lui-même;
+nous retrouverons ces instans si doux, et dont
+l'existence fugitive a laissé de si profondes traces dans ma
+mémoire; nous reprendrons ces éternelles conversations que
+l'amitié savait rendre si courtes; nous jouirons de ce
+sentiment unique et cher qui éteint la rivalité et enflamme
+l'émulation; enfin, l'instant heureux où Claire te reverra,
+sera celui où il lui sera permis de dire: pour toujours! et
+puisse le génie tutélaire qui présida à notre naissance et
+nous fit naître au même moment afin que nous nous aimassions
+davantage, mettre le sceau à ses bienfaits, en n'envoyant
+qu'une seule mort pour toutes deux!
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+J'ai tort, en effet, mon amie, de ne t'avoir rien dit de
+l'asile qui bientôt doit être le tien, et qui d'ailleurs
+mérite qu'on le décrive; mais que veux-tu? quand je prends la
+plume, je ne puis m'occuper que de toi, et peut-être
+pardonneras-tu un oubli dont mon amitié est la cause.
+
+L'habitation où nous sommes est située à quelques lieues de
+Tours, au milieu d'un mélange heureux de coteaux et de
+plaines, dont les uns sont couverts de bois et de vignes, et
+les autres de moissons dorées et de riantes maisons; la
+rivière du Cher embrasse le pays de ses replis, et va se jeter
+dans la Loire; les bords du Cher, couverts de bocages et de
+prairies, sont rians et champêtres; ceux de la Loire, plus
+majestueux, s'ombragent de hauts peupliers, de bois épais et
+de riches guérets: du haut d'un roc pittoresque, qui domine le
+château, on voit ces deux rivières rouler leurs eaux
+étincelantes des feux du jour, dans une longueur de sept à
+huit lieues, et se réunir au pied du château en murmurant;
+quelques îles verdoyantes s'élèvent de leurs lits; un grand
+nombre de ruisseaux grossissent leur cours; de tous côtés on
+découvre une vaste étendue de terre riche de fruits, parée de
+fleurs, animée par les troupeaux qui paissent dans les
+pâturages. Le laboureur courbé sur la charrue, les berlines
+roulant sur le grand chemin, les bateaux glissant sur les
+fleuves, et les villes, bourgs et villages surmontés de leurs
+clochers, déploient la plus magnifique vue que l'on puisse
+imaginer.
+
+Le château est vaste et commode, les bâtimens dépendant de la
+manufacture que M. d'Albe vient d'établir sont immenses: je
+m'en suis approprié une aile, afin d'y fonder un hospice de
+santé où les ouvriers malades et les pauvres paysans des
+environs puissent trouver un asile; j'y ai attaché un
+chirurgien et deux gardes-malades; et, quant à la
+surveillance, je me la suis réservée; car il est peut-être
+plus nécessaire qu'on ne croit de s'imposer l'obligation
+d'être tous les jours utile à ses semblables: cela tient en
+haleine, et même pour faire le bien nous avons besoin souvent
+d'une force qui nous pousse.
+
+Tu sais que cette vaste propriété appartient depuis long-temps
+à la famille de M. d'Albe; c'est là que, dans sa jeunesse, il
+connut mon père et se lia avec lui; c'est là qu'enchantés
+d'une amitié qui les avait rendus si heureux, ils se jurèrent
+d'y venir finir leurs jours, et d'y déposer leurs cendres;
+c'est là enfin, ô mon Elise! qu'est le tombeau du meilleur des
+pères; sous l'ombre des cyprès et des peupliers repose son
+urne sacrée; un large ruisseau l'entoure et forme comme une
+île où les élus seuls ont le droit d'entrer. Combien je me
+plais à parler de lui avec M. d'Albe! combien nos coeurs
+s'entendent et se répondent sur un pareil sujet! "Le dernier
+bienfait de votre père fut de m'unir à vous, me disait mon
+mari: jugez combien je dois chérir sa mémoire!" Et moi, Elise,
+en considérant le monde, et les hommes que j'y ai connus, ne
+dois-je pas aussi bénir mon père de m'avoir choisi un si digne
+époux?
+
+Adolphe se plaît beaucoup plus ici que chez toi; tout y est
+nouveau, et le mouvement continuel des ouvriers lui paraît
+plus gai que le tête-à-tête des deux amies: il ne quitte point
+son père: celui-ci le gronde et lui obéit; mais qu'importe,
+quand l'excès de sa complaisance rendrait son fils mutin et
+volontaire dans son enfance, ne suis-je pas sûre que ses
+exemples le rendront bienfaisant et juste dans sa jeunesse?
+
+Laure ne jouit point, comme son frère, de tout ce qui
+l'entoure: elle ne distingue que sa mère, et encore veut-on
+lui disputer cet éclair d'intelligence; M. d'Albe m'assure
+qu'aussitôt qu'elle a tété, elle ne me connaît pas plus que sa
+bonne, et je n'ai pas voulu encore en faire l'expérience, de
+peur de trouver qu'il n'eût raison.
+
+M. d'Albe part demain; il va au-devant d'un jeune parent qui
+arrive du Dauphiné: uni à sa mère par les liens du sang, il
+lui jura, à son lit de mort, de servir de guide et de père à
+son fils, et tu sais si mon mari sait tenir ses sermens;
+d'ailleurs il compte le mettre à la tête de sa manufacture, et
+se soulager ainsi d'une surveillance trop fatigante pour son
+âge; sans ce motif je ne sais si je verrais avec plaisir
+l'arrivée de Frédéric; dans le monde: un convive de plus n'est
+pas même une différence; dans la solitude, c'est un événement.
+
+Adieu, mon Elise; il règne ici un air de prospérité, de
+mouvement et de joie, qui te fera plaisir; et pour moi, je
+crois bien qu'il ne me manque que toi pour y être heureuse.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Je suis seule, il est vrai, mon Elise, mais non pas ennuyée;
+je trouve assez d'occupation auprès de mes enfans, et de
+plaisir dans mes promenades, pour remplir tout mon temps:
+d'ailleurs M. d'Albe devant trouver son cousin à Lyon, sera de
+retour ici avant dix jours; et puis, comment me croire seule
+quand je vois la terre s'embellir chaque jour d'un nouveau
+charme? Déjà le premier né de la nature s'avance, déjà
+j'éprouve ses douces influences, tout mon sang se porte vers
+mon coeur, qui bat plus violemment à l'approche du printemps:
+à cette sorte de création nouvelle, tout s'éveille et s'anime;
+le desir naît, parcourt l'univers et effleure tous les êtres
+de son aile légère: tous sont atteints et le suivent; il leur
+ouvre la route du plaisir: tous, enchantés, s'y précipitent;
+l'homme seul attend encore, et, différent sur ce point des
+êtres vivans, il ne sait marcher dans cette route que guidé
+par l'amour. Dans ce temple de l'union des êtres, où les
+nombreux enfans de la nature se réunissent, desirer et jouir
+étant tout ce qu'ils veulent, ils s'arrêtent et sacrifient
+sans choix sur l'autel du plaisir; mais l'homme dédaigne ces
+biens faciles entre le desir qui l'appelle, et la jouissance
+qui l'excite; il languit fièrement s'il ne pénètre au
+sanctuaire: c'est là seulement qu'est le bonheur, et l'amour
+seul peut y conduire... O mon Elise! je ne te tromperai pas,
+et tu m'as devinée; oui, il est des momens où ces images me
+font faire des retours sur moi-même, et où je soupçonne que
+mon sort n'est pas rempli comme il aurait pu l'être: ce
+sentiment, qu'on dit être le plus délicieux de tous, et dont
+le germe était peut-être dans mon coeur, ne s'y développera
+jamais, et y mourra vierge. Sans doute, dans ma position, m'y
+livrer serait un crime, y penser est même un tort; mais crois-moi,
+Elise, il est rare, très-rare, que je m'appuie d'une
+manière déterminée sur ce sujet; la plupart du temps je n'ai,
+à cet égard, que des idées vagues et générales, et auxquelles
+je ne m'abandonne jamais. Tu aurais tort de croire qu'elles
+reviennent plus fréquemment à la campagne; au contraire, c'est
+là que les occupations aimables et les soins utiles donnent
+plus de moyens d'échapper à soi-même. Elise, le monde
+m'ennuie, je n'y trouve rien qui me plaise, mes yeux sont
+fatigués de ces êtres nuls qui s'entre-choquent dans leur
+petite sphère pour se dépasser d'une ligne: qui a vu un homme
+n'a plus rien de nouveau à voir, c'est toujours le même cercle
+d'idées, de sensations et de phrases, et le plus aimable de
+tous ne sera jamais qu'un homme aimable. Ah! laisse-moi sous
+mes ombrages; c'est là qu'en rêvant un mieux idéal, je trouve
+le bonheur que le ciel m'a refusé. Ne pense pas pourtant que
+je me plaigne de mon sort. Elise, je serais bien coupable: mon
+mari n'est-il pas le meilleur des hommes? Il me chérit, je le
+révère, je donnerais mes jours pour lui; d'ailleurs n'est-il
+pas le père d'Adolphe, de Laura? Que de droits à ma tendresse!
+Si tu savais comme il se plaît ici, tu conviendrais que ce
+seul motif devrait m'y retenir; chaque jour il se félicite d'y
+être et me remercie de m'y trouver bien. Dans tous les lieux,
+dit-il, il serait heureux par sa Claire; mais ici il l'est par
+tout ce qui l'entoure; le soin de sa manufacture, la conduite
+de ses ouvriers, sont des occupations selon ses goûts; c'est
+un moyen d'ailleurs de faire prospérer son village; par là il
+excite les paresseux et fait vivre les pauvres; les femmes,
+les enfans, tout travaille: les malheureux se rattachent à
+lui; il est comme le centre et la cause de tout le bien qui se
+fait à dix lieues à la ronde, et cette vue le rajeunit. Ah!
+mon amie, eussé-je autant d'attrait pour le monde qu'il
+m'inspire d'aversion, je resterais encore ici; car une femme
+qui aime son mari, compte les jours où elle a du plaisir comme
+des jours ordinaires, et ceux où elle lui en fait, comme des
+jours de fête.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+J'ai passé bien des jours sans t'écrire, mon amie, et au
+moment où j'allais prendre la plume, voilà M. d'Albe qui
+arrive avec son parent. Il l'a rencontré bien en deçà de Lyon;
+c'est pourquoi leur retour a été plus prompt que je ne
+comptais. Je n'ai fait qu'embrasser mon mari, et entrevoir
+Frédéric. Il m'a paru bien, très-bien. Son maintien est noble,
+sa physionomie ouverte; il est timide, et non pas embarrassé.
+J'ai mis dans mon accueil toute l'affabilité possible, autant
+pour l'encourager que pour plaire à mon mari. Mais j'entends
+celui-ci qui m'appelle, et je me hâte de l'aller rejoindre,
+afin qu'il ne me reproche pas que, même au moment de son
+arrivée, ma première idée soit pour toi. Adieu, chère amie.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Combien j'aime mon mari, Elise! combien je suis touchée du
+plaisir qu'il trouve à faire le bien! Toute son ambition est
+d'entreprendre des actions louables, comme son bonheur est d'y
+réussir. Il aime tendrement Frédéric, parce qu'il voit en lui
+un heureux à faire. Ce jeune homme, il est vrai, est bien
+intéressant. Il a toujours habité les Cévennes, et le séjour
+des montagnes a donné autant de souplesse et d'agilité à son
+corps, que d'originalité à son esprit et de candeur à son
+caractère. Il ignore jusqu'aux moindres usages. Si nous sommes
+à une porte, et qu'il soit pressé, il passe le premier. A
+table, s'il a faim, il prend ce qu'il desire, sans attendre
+qu'on lui en offre. Il interroge librement sur tout ce qu'il
+veut savoir, et ses questions seraient même souvent
+indiscrètes, s'il n'était pas clair qu'il ne les fait que
+parce qu'il ignore qu'on ne doit pas tout dire. Pour moi,
+j'aime ce caractère neuf qui se montre sans voile et sans
+détour; cette franchise crue qui fait manquer de politesse, et
+jamais de complaisance, parce que le plaisir d'autrui est un
+besoin pour lui. En voyant un desir si vrai d'obliger tout ce
+qui l'entoure, une reconnaissance si vive pour mon mari, je
+souris de ses naïvetés, et je m'attendris sur son bon coeur.
+Je n'ai point encore vu une physionomie plus expressive; ses
+moindres sensations s'y peignent comme dans une glace. Je suis
+sûre qu'il en est encore à savoir qu'on peut mentir. Pauvre
+jeune homme! si on le jetait ainsi dans le monde, à dix-neuf
+ans, sans guide, sans ami, avec cette disposition à tout
+croire et ce besoin de tout dire, que deviendrait-il? Mon mari
+lui servira sans doute de soutien; mais sais-tu que M. d'Albe
+exige presque que je lui en serve aussi? "Je suis un peu
+brusque, me disait-il ce matin, et la bonté de mon coeur ne
+rassure pas toujours sur la rudesse de mes manières. Frédéric
+aura besoin de conseils. Une femme s'entend mieux à les
+donner; et puis votre âge vous y autorise: trois ans de plus
+entre vous font beaucoup. D'ailleurs vous êtes mère de
+famille, et ce titre inspire le respect." J'ai promis à mon
+mari de faire ce qu'il voudrait. Ainsi, Elise, me voilà érigée
+en grave précepteur d'un jeune homme de dix-neuf ans. N'es-tu
+pas tout émerveillée de ma nouvelle dignité? Mais, pour
+revenir aux choses plus à ma portée, je te dirai que ma fille
+a commencé hier à marcher. Elle s'est tenue seule pendant
+quelques minutes. J'étais fière de ses mouvemens: il me
+semblait que c'était moi qui les avais créés. Pour Adolphe, il
+est toujours avec les ouvriers. Il examine les mécaniques,
+n'est content que lorsqu'il les comprend, les imite
+quelquefois, et les brise plus souvent, saute au cou de son
+père quand celui-ci le gronde, et se fait aimer de chacun en
+faisant enrager tout le monde. Il plaît beaucoup à Frédéric,
+mais ma fille n'a pas tant de bonheur: je lui demandais s'il
+ne la trouvait pas charmante, s'il n'avait pas de plaisir à
+baiser sa peau douce et fraîche. "Non, m'a-t-il répondu
+naïvement, elle est laide, et elle sent le lait aigre."
+
+Adieu, mon Elise, je me fie à ton amitié pour rapprocher ces
+jours charmans que nous devons passer ici. Je sais que l'état
+d'une veuve qui a le bien de ses enfans à conserver, demande
+beaucoup de sacrifices; mais, si le plaisir d'être ensemble
+est un aiguillon pour ton indolence, il doit nécessairement
+accélérer tes affaires. Mon ange, M. d'Albe me disait ce matin
+que si l'établissement de sa manufacture et l'instruction de
+Frédéric ne nécessitaient pas impérieusement sa présence, il
+quitterait femme et enfans pendant trois mois, pour aller
+expédier tes affaires, et te ramener ici trois mois plus tôt.
+Excellent homme! il ne voit de bonheur que dans celui qu'il
+donne aux autres, et je sens que son exemple me rend
+meilleure. Adieu, cousine.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Ce matin, comme nous déjeûnions, Frédéric est accouru tout
+essoufflé. Il venait de jouer avec mon fils; mais, prenant
+tout-à-coup un air grave, il a prié mon mari de vouloir bien,
+dès aujourd'hui, lui donner les premières instructions
+relatives à l'emploi qu'il lui destine dans sa manufacture. Ce
+passage subit de l'enfance à la raison m'a paru si plaisant,
+que je me suis mise à rire immodérément. Frédéric m'a regardée
+avec surprise. "Ma cousine, m'a-t-il dit, si j'ai tort,
+reprenez-moi; mais il est mal de se moquer. -- Frédéric a
+raison, a repris mon mari; vous êtes trop bonne pour être
+moqueuse, Claire; mais vos ris inattendus, qui contrastent
+avec votre caractère habituel, vous en donnent souvent l'air.
+C'est là votre seul défaut; et ce défaut est grave, parce
+qu'il fait autant de mal aux autres que s'ils étaient
+réellement les objets de votre raillerie." Ce reproche m'a
+touchée. J'ai tendrement embrassé mon mari, en l'assurant
+qu'il ne me reprocherait pas deux fois un tort qui l'afflige.
+Il m'a serrée dans ses bras. J'ai vu des larmes dans les yeux
+de Frédéric: cela m'a émue. Je lui ai tendu la main en lui
+demandant pardon; il l'a saisie avec vivacité, il l'a baisée,
+j'ai senti ses pleurs.... En vérité, Elise, ce n'était pas là
+un mouvement de politesse. M. d'Albe a souri. "Pauvre enfant,
+m'a-t-il dit, comment se défendre de l'aimer, si naïf et si
+caressant! Allons, ma Claire, pour cimenter votre paix, menez-le
+promener vers ces forêts qui dominent la Loire. Il
+retrouvera là un site de son pays. D'ailleurs il faut bien
+qu'il connaisse le séjour qu'il doit habiter. Pour aujourd'hui
+j'ai des lettres à écrire. Nous travaillerons demain, jeune
+homme."
+
+Je suis partie avec mes enfans. Frédéric portait ma fille,
+quoiqu'elle sentît le lait aigre. Arrivés dans la forêt, nous
+avons causé. Causé n'est pas le mot, car il a parlé seul. Le
+lieu qu'il voyait, en lui rappelant sa patrie, lui a inspiré
+une sorte d'enthousiasme. J'ai été surprise que les grandes
+idées lui fussent aussi familières, et de l'éloquence avec
+laquelle il les exprimait. Il semblait s'élever avec elles. Je
+n'avais point vu encore autant de feu dans son regard.
+Ensuite, revenant à d'autres sujets, j'ai reconnu qu'il avait
+une instruction solide, et une aptitude singulière à toutes
+les sciences. Je crains que l'état qu'on lui destine ne lui
+plaise ni ne lui convienne. Une chose purement mécanique, une
+surveillance exacte, des calculs arides, doivent
+nécessairement lui devenir insupportables ou éteindre son
+imagination, et cela serait bien dommage. Je crois, Elise, que
+je m'accoutumerai à la société de Frédéric. C'est un caractère
+neuf, qui n'a point été émoussé encore par le frottement des
+usages. Aussi présente-t-il toute la piquante originalité de
+la nature. On y retrouve ces touches larges et vigoureuses
+dont l'homme dut être formé en sortant des mains de la
+Divinité; on y pressent ces nobles et grandes passions qui
+peuvent égarer sans doute, mais qui, seules, élèvent à la
+gloire et à la vertu. Loin de lui ces petits caractères sans
+vie et sans couleur, qui ne savent agir et penser que comme
+les autres, dont les yeux délicats sont blessés par un
+contraste, et qui, dans la petite sphère où ils se remuent, ne
+sont pas même capables d'une grande faute.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+J'aurais été bien surprise si l'éloge très-mérité que j'ai
+fait de Frédéric ne m'eût attiré le reproche d'enthousiaste de
+la part de ma très-judicieuse amie; car je ne puis dire les
+choses telles que je les vois, ni les exprimer comme je les
+sens, que sa censure ne vienne aussitôt mettre le véto sur mes
+jugemens. Il se peut, mon Elise, que je n'aie vu encore que le
+côté favorable du caractère de Frédéric; et, pour ne lui avoir
+pas trouvé de défauts, je ne prétends pas affirmer qu'il en
+soit exempt; mais je veux, par récit suivant, te prouver qu'il
+n'y a du moins aucun intérêt personnel dans ma manière de le
+juger.
+
+Hier, nous nous promenions ensemble assez loin de la maison.
+Tout à coup Adolphe lui demande étourdiment: "Mon cousin, qui
+aimes-tu mieux, mon papa ou maman?" Je t'assure que c'est sans
+hésiter qu'il a donné la préférence à mon mari. Adolphe a
+voulu en savoir la raison. "Ta maman est beaucoup plus
+aimable, a-t-il répondu; mais je crois ton papa meilleur, et,
+à mes yeux, un simple mouvement de bonté l'emporte sur toutes
+les grâces de l'esprit. -- Eh bien! mon cousin, tu dis comme
+maman: elle ne m'embrasse qu'une fois quand j'ai bien étudié,
+et me caresse long-temps quand j'ai fait plaisir à quelqu'un,
+parce qu'elle dit que je ressemblerai à mon papa...." Frédéric
+m'a regardée d'un air que je ne saurais trop définir, puis,
+mettant la main sur son coeur: "C'est singulier, a-t-il dit à
+part soi, cela m'a porté là." Alors, sans ajouter un mot, ni
+me faire une excuse, il m'a quittée, et s'en est allé tout
+seul à la maison. A dîner, je l'ai plaisanté sur son peu de
+civilité, et j'ai prié M. d'Albe de le gronder de me laisser
+ainsi seule sur les grands chemins. "Auriez-vous eu peur? a
+interrompu Frédéric: il fallait me le dire, je serais resté;
+mais je croyais que vous aviez l'habitude de vous promener
+seule. -- Il est vrai, ai-je répondu; mais votre procédé doit
+me faire croire que je vous ennuie, et voilà ce qu'il ne
+fallait pas me laisser voir. -Vous auriez tort de le penser;
+j'éprouvais, au contraire, en vous écoutant, une sensation
+agréable, mais qui me faisait mal; c'est pourquoi je vous ai
+quittée." M. d'Albe a souri. "Vous aimez donc beaucoup ma
+femme, Frédéric? lui a-t-il dit. -- Beaucoup? non. -- La
+quitteriez-vous sans regret? -- Elle me plaît: mais je crois
+qu'au bout de peu de jours je n'y penserais plus. -- Et moi,
+mon ami? -- Vous! s'est-il écrié en se levant, et courant se
+jeter dans ses bras, je ne m'en consolerais jamais. -- C'est
+bien, c'est bien, mon Frédéric, lui a dit M. d'Albe tout ému;
+mais je veux pourtant qu'on aime ma Claire comme moi-même. -
+Non, mon père, a repris l'autre en me regardant, je ne le
+pourrais pas."
+
+Tu vois, Elise, que je suis un objet très-secondaire dans les
+affections de Frédéric. Cela doit être: je ne lui pardonnerais
+pas d'aimer un autre à l'égal de son bienfaiteur. Je crains de
+t'ennuyer en te parlant sans cesse de ce jeune homme.
+Cependant il me semble que c'est un sujet aussi neuf
+qu'intéressant. Je l'étudie avec cette curiosité qu'on porte à
+tout ce qui sort des mains de la nature. Sa conversation n'est
+point brillante d'un esprit d'emprunt; elle est riche de son
+propre fonds. Elle a surtout le mérite, inconnu de nos jours,
+de sortir de ses lèvres telle que la pensée la conçoit. La
+vérité n'est pas au fond du puits, mon Elise: elle est dans le
+coeur de Frédéric.
+
+Cette après-midi nous étions seuls, je tenais ma fille sur mes
+genoux, et je cherchais à lui faire répéter mon nom. Ce titre
+de mère m'a rappelé ce qui s'était dit la veille, et j'ai
+demandé à Frédéric pourquoi il donnait le nom de père à M.
+d'Albe. "Parce que j'ai perdu le mien, a-t-il répondu, et que
+sa bonté m'en tient lieu. -- Mais votre mère est morte aussi,
+il faut que je devienne la vôtre. -- Vous? Oh! non. -- Pourquoi
+donc? -- Je me souviens de ma mère, et ce que je sentais pour
+elle ne ressemblait en rien à ce que vous m'inspirez. -- Vous
+l'aimiez bien davantage? -- Je l'aimais tout autrement; j'étais
+parfaitement libre avec elle: au lieu que votre regard
+m'embarrasse quelquefois. Je l'embrassais sans cesse.... -
+Vous ne m'embrasseriez donc pas? -- Non: vous êtes beaucoup
+trop jolie. -- Est-ce une raison? -- C'est au moins une
+différence. J'embrassais ma mère sans penser à sa figure; mais
+auprès de vous je ne verrais que cela." Peut-être me blâmeras-tu,
+Elise, de badiner ainsi avec lui; mais je ne puis m'en
+empêcher: sa conversation me divertit, et m'inspire une gaieté
+qui ne m'est pas naturelle; d'ailleurs mes plaisanteries
+amusent M. d'Albe, et souvent il les excite. Cependant, ne
+crois pas pour cela que j'aie mis de côté mes fonctions
+moralistes; je donne souvent des avis à Frédéric, qu'il écoute
+avec docilité et dont il profite; et je sens qu'outre le
+plaisir qu'éprouve M. d'Albe à me voir occupée de son élève,
+j'en trouverai moi-même un bien réel à éclairer son esprit
+sans nuire à son naturel, et à le guider dans le monde en lui
+conservant sa franchise.
+
+Non, mon Elise, je n'irai point passer l'hiver à Paris. Si tu
+y étais, peut-être aurais-je hésité, et j'aurais eu tort; car
+mon mari, tout entier aux soins de son établissement, ferait
+un bien grand sacrifice en s'en éloignant. Frédéric nous sera
+d'une grande ressource pour les longues soirées; il a une
+très-jolie voix, il ne manque que de méthode. Je fais venir
+plusieurs partitions italiennes. Quel dommage que tu ne sois
+pas ici! Avec trois voix il n'y a guère de morceaux qu'on ne
+puisse exécuter, et nous aurions mis notre bon vieux ami dans
+l'Elysée.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Cela t'amuse donc beaucoup que je te parle de Frédéric? et par
+une espèce de contradiction je n'ai presque rien à t'en dire
+aujourd'hui. Depuis plusieurs jours je ne le vois guère qu'aux
+heures des repas; encore, pendant tout ce temps, s'occupe-t-il
+à causer avec mon mari de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils
+vont faire. Je suis même plus habituellement seule qu'avant
+son arrivée, parce que M. d'Albe, se plaisant beaucoup avec
+lui, sent moins le besoin de ma société. Pendant les premiers
+jours cela m'a attristée. Pour être avec eux, j'avais rompu le
+cours de mes occupations ordinaires, et je ne savais plus le
+reprendre; il me semblait toujours que j'attendais quelqu'un,
+et l'habitude de la société désenchantait jusqu'à mes
+promenades solitaires. Nous sommes de vraies machines, mon
+amie; il suffit de s'accoutumer à une chose, pour qu'elle nous
+devienne nécessaire; et par cela seul que nous l'avons eue
+hier, nous la voulons encore aujourd'hui. Je crois qu'il y a
+dans nous une inclination à la paresse, qui est le plus fort
+de nos penchans; et s'il y a si peu d'hommes vertueux, c'est
+moins par indifférence pour la vertu que parce qu'elle tend
+toujours à agir, et nous toujours au repos. Mais aussi comme
+elle sait récompenser ceux dont le courage s'élève jusqu'à
+elle! si les premiers instans sont rudes, comme la suite
+dédommage des sacrifices qu'on lui fait! Plus on l'exerce,
+plus elle devient chère: c'est comme deux amis qui s'aiment
+mieux à mesure qu'ils se connaissent davantage. Il est aussi
+un art de la rendre facile, et ce n'est pas à Paris qu'il se
+trouve. Du fond de nos hôtels dorés, qu'il est difficile
+d'apercevoir la misère qui gémit dans les greniers! Si la
+bienfaisance nous soulève de nos fauteuils, combien
+d'obstacles nous y replongent! Au milieu de cette foule de
+malheureux qui fourmillent dans les grandes villes, comment
+distinguer le fourbe de l'infortuné? On commence par se fier à
+la physionomie; mais bientôt revenu de cet indice trompeur,
+pour avoir été dupe de fausses larmes, on finit par ne plus
+croire aux vraies. Que de démarches, de perquisitions, ne
+faut-il pas pour être sûr de ne secourir que les vrais
+malheureux! En voyant leur nombre infini, combien l'âme est
+tristement oppressée de ne pouvoir en soulager qu'une si
+faible partie! et malgré le bien qu'on a fait, l'image de
+celui qu'on n'a pu faire vient troubler notre satisfaction.
+Mais à la campagne, où notre entourage est plus borné et plus
+près de nous, on ne court risque, ni de se tromper, ni de ne
+pouvoir tout faire: si le but est moins grand, du moins
+laisse-t-il l'espoir de l'atteindre. Ah! si chacun se
+chargeait ainsi d'embellir son petit horizon, la misère
+disparaîtrait de dessus la terre, l'inégalité des fortunes
+s'éteindrait sans efforts et sans secousses, et la charité
+serait le noeud céleste qui unirait tous les hommes ensemble!
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Tu connais le goût de M. d'Albe pour les nouvelles politiques.
+Frédéric le partage. Un sujet qui embrasse le bonheur des
+nations entières lui paraît le plus intéressant de tous: aussi
+chaque soir, quand les gazettes et les journaux arrivent, M.
+d'Albe se hâte d'appeler son ami pour les lire et les discuter
+avec lui. Comme cette occupation dure toujours près d'une
+heure, je profite assez souvent de ce moment pour me retirer
+dans ma chambre, soit pour écrire ou pour être avec mes
+enfans. Durant les premiers jours, Frédéric me demandait où
+j'allais, et voulait que je fusse présente à la lecture. A la
+fin, voyant qu'elle était toujours pour moi le signal de ma
+retraite, il m'a grondée de mon indifférence sur les nouvelles
+publiques, et a prétendu que c'était un tort. Je lui ai
+répondu que je ne donnais ce nom qu'aux choses d'où il
+résultait quelque mal pour les autres; qu'ainsi je ne pouvais
+pas me reprocher comme tel le peu d'intérêt que je prenais aux
+événemens politiques. "Moi, faible atome perdu dans la foule
+des êtres qui habitent cette vaste contrée, ai-je ajouté, que
+peut-il résulter du plus ou moins de vivacité que je mettrai à
+ce qui la regarde? Frédéric, le bien qu'une femme peut faire à
+son pays n'est pas de s'occuper de ce qui s'y passe, ni de
+donner son avis sur ce qu'on y fait, mais d'y exercer le plus
+de vertus qu'elle peut. -- Claire a raison, a interrompu M.
+d'Albe; une femme, en se consacrant à l'éducation de ses
+enfans et aux soins domestiques, en donnant à tout ce qui
+l'entoure l'exemple des bonnes moeurs et du travail, remplit
+la tâche que la patrie lui impose: que chacune se contente de
+faire ainsi le bien en détail, et de cette multitude de bonnes
+choses naîtra un bel ensemble. C'est aux hommes
+qu'appartiennent les grandes et vastes conceptions; c'est à
+eux à créer le gouvernement et les lois: c'est aux femmes à
+leur en faciliter l'exécution, en se bornant strictement aux
+soins qui sont de leur ressort. Leur tâche est facile; car,
+quel que soit l'ordre des choses, pourvu qu'il soit basé sur
+la vertu et la justice, elles sont sûres de concourir à sa
+durée, en ne sortant jamais du cercle que la nature a tracé
+autour d'elles; car, pour qu'un tout marche bien, il faut que
+chaque partie reste à sa place."
+
+Elise, je recueille bien le fruit d'avoir rempli mon devoir en
+accompagnant M. d'Albe ici. Je m'y sens plus heureuse que je
+ne l'ai jamais été; je n'éprouve plus ces momens de tristesse
+et de dégoût dont tu t'inquiétais quelquefois. Sans doute
+c'était le monde qui m'inspirait cet ennui profond, dont la
+vue de la nature m'a guérie. Mon amie, rien ne peut me
+convenir davantage que la vie de la campagne, au milieu d'une
+nombreuse famille. Outre l'air de ressemblance avec les moeurs
+antiques et patriarcales, que je compte bien pour quelque
+chose, c'est là seulement qu'on peut retrouver cette
+bienveillance douce et universelle que tu m'accusais de ne
+point avoir, et dont les nombreuses réunions d'hommes ont dû
+nécessairement faire perdre l'usage. Quand on n'a avec ses
+semblables que des relations utiles, telles que le bien qu'on
+peut leur faire, et les services qu'ils peuvent nous rendre,
+une figure étrangère annonce toujours un plaisir, et le coeur
+s'ouvre pour la recevoir; mais lorsque, dans la société, on se
+voit entouré d'une foule d'oisifs qui viennent nous accabler
+de leur inutilité, qui, loin d'apprendre à bien employer le
+temps, forcent à en faire un mauvais usage, il faut, si on ne
+leur ressemble pas, être avec eux ou froide ou fausse: et
+c'est ainsi que la bienveillance s'éteint dans le grand monde,
+comme l'hospitalité dans les grandes villes.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Ce matin on est venu m'éveiller, avant cinq heures, pour aller
+voir la bonne mère Françoise, qui avait une attaque
+d'apoplexie. J'ai fait appeler sur-le-champ le chirurgien de
+la maison, et nous avons été ensemble porter des secours à
+cette pauvre femme. Peu à peu les symptômes sont devenus moins
+alarmans, elle a repris connaissance; et son premier
+mouvement, en me voyant auprès de son lit, a été de remercier
+le ciel de lui avoir rendu une vie à laquelle sa bonne
+maîtresse s'intéressait. Nous avons vu qu'une des causes de
+son accident venait d'avoir négligé la plaie de sa jambe; et
+comme le chirurgien la blessait en y touchant, j'ai voulu la
+nettoyer moi-même. Pendant que j'en étais occupée, j'ai
+entendu une exclamation; et, levant la tête, j'ai vu
+Frédéric... Frédéric en extase: il revenait de la promenade,
+et voyant du monde devant la chaumière, il y était entré.
+Depuis un moment il était là; il contemplait, non plus sa
+cousine, m'a-t-il dit, non plus une femme belle autant
+qu'aimable, mais un ange! -- J'ai rougi, et de ce qu'il m'a
+dit, et du ton qu'il y a mis, et peut-être aussi du désordre
+de ma toilette; car, dans mon empressement à me rendre chez
+Françoise, je n'avais eu que le temps de passer un jupon et de
+jeter un châle sur mes épaules; mes cheveux étaient épars, mon
+cou et mes bras nus. J'ai prié Frédéric de se retirer; il a
+obéi, et je ne l'ai pas revu de toute la matinée. Une heure
+avant le dîner, comme j'attendais du monde, je suis descendue
+très-parée, parce que je sais que cela plaît à M. d'Albe;
+aussi m'a-t-il trouvée très à son gré; et, s'adressant à
+Frédéric: "N'est-ce pas, mon ami, que cette robe sied bien à
+ma femme, et qu'elle est charmante avec? -- Elle n'est que
+jolie, a répondu celui-ci, je l'ai vue céleste ce matin." M.
+d'Albe a demandé l'explication de ces mots: Frédéric l'a
+donnée avec feu et enthousiasme. "Mon jeune ami, lui a dit mon
+mari, quand vous connaîtrez mieux ma Claire, vous parlerez
+plus simplement de ce qu'elle a fait aujourd'hui: s'étonne-t-on
+de ce qu'on voit tous les jours? Frédéric, contemplez bien
+cette femme: parée de tous les charmes de la beauté, dans tout
+l'éclat de la jeunesse, elle s'est retirée à la campagne,
+seule avec un mari qui pourrait être son aïeul, occupée de ses
+enfans, ne songeant qu'à les rendre heureux par sa douceur et
+sa tendresse, et répandant sur tout un village son active
+bienfaisance: voilà quelle est ma compagne! qu'elle soit votre
+amie, mon fils: parlez-lui avec confiance; recueillez dans son
+âme de quoi perfectionner la vôtre; elle n'aime pas la vertu
+mieux que moi, mais elle sait la rendre plus aimable." Pendant
+ce discours, Frédéric était tombé dans une profonde rêverie.
+Mon mari ayant été appelé par un ouvrier, je suis restée seule
+avec Frédéric; je me suis approchée de lui: "A quoi pensez-vous
+donc? lui ai-je demandé." Il a tressailli, et prenant mes
+deux mains en me regardant fixement, il a dit: "Dans les
+premiers beaux jours de ma jeunesse, aussitôt que l'idée du
+bonheur eut fait palpiter mon sein, je me créai l'image d'une
+femme telle qu'il la fallait à mon coeur. Cette chimère
+enchanteresse m'accompagnait partout; je n'en trouvais le
+modèle nulle part, mais je viens de la reconnaître dans celle
+que votre mari a peinte; il n'y manque qu'un trait: celle dont
+je me forgeais l'idée ne pouvait être heureuse qu'avec moi. -
+Que dites-vous, Frédéric? me suis-je écriée vivement. -- Je
+vous raconte mon erreur, a-t-il répondu avec tranquillité;
+j'avais cru jusqu'à présent qu'il ne pouvait y avoir qu'une
+femme comme vous; sans doute je me suis trompé, car j'ai
+besoin d'en trouver une qui vous ressemble." Tu vois, Elise,
+que la fin de son discours a dû éloigner tout-à-fait les idées
+que le commencement avait pu faire naître. Puissé-je, ô mon
+amie! lui aider à découvrir celle qu'il attend! celle qu'il
+desire! elle sera heureuse, bien heureuse; car Frédéric saura
+aimer.
+
+Il faut donc m'y résigner, chère amie; encore six mois
+d'absence! six mois éloignée de toi! Que de temps perdu pour
+le bonheur! Le bonheur, cet être si fugitif que plusieurs le
+croient chimérique, n'existe que par la réunion de tous les
+sentimens auxquels le coeur est accessible, et par la présence
+de ceux qui en sont les objets; un vide l'empêche de naître,
+l'absence d'un ami le détruit. Aussi ne suis-je point
+heureuse, Elise, car tu es loin de moi, et jamais mon coeur
+n'eut plus besoin de t'aimer et de jouir de ta tendresse. Je
+sais que si l'amitié t'appelle, le devoir te retient, et je
+t'estime trop pour t'attendre; mais combien mes voeux aspirent
+à ce moment qui, les accordant ensemble, te ramènera dans mes
+bras! Il me serait si doux de pleurer avec toi; cela
+soulagerait mon coeur d'un poids qui l'oppresse, et que je ne
+puis définir. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Tu me demandes si j'aurais été bien aise que mon mari eût été
+témoin de ma dernière conversation avec Frédéric? Assurément,
+Elise, elle n'avait rien qui pût lui faire de la peine: cela
+est si vrai, que je la lui ai racontée d'un bout à l'autre.
+Peut-être bien ne lui ai-je pas rendu tout-à-fait l'accent de
+Frédéric: mais qui le pourrait? M. d'Albe a mis à ce récit
+plus d'indifférence que moi-même; il n'y a vu que le signe
+d'une tête exaltée: et, a-t-il ajouté, c'est le partage de la
+jeunesse. "Mon ami, lui ai-je répondu, je crois que Frédéric
+joint à une imagination ardente un coeur infiniment tendre. La
+contemplation de la nature, la solitude de ce séjour, doivent
+nourrir ses dispositions, et dès lors il serait peut-être
+nécessaire de les fixer. Puisque vous vous intéressez à son
+bonheur, ne pensez-vous pas qu'il serait à propos que
+j'invitasse alternativement de jeunes personnes à venir passer
+quelque temps avec moi? Ce n'est qu'ainsi qu'il pourra les
+connaître, et choisir celle qui peut lui convenir. -- Bonne
+Claire! a repris mon mari, toujours occupée des autres, même à
+vos propres dépens! car je suis sûr, d'après vos goûts et
+l'âge de vos enfans, que la société des jeunes personnes ne
+doit point avoir d'attraits pour vous: mais n'importe, ma
+bonne amie, je vous connais trop pour vous ôter le plaisir de
+faire du bien à mon élève; je crois d'ailleurs vos
+observations à son égard très-vraies, et vos projets très-bien
+conçus. Voyons: qui inviterez-vous? "J'ai nommé Adèle de
+Raincy: elle a seize ans, elle est belle, remplie de talens;
+je la demanderai pour un mois......." Je pense, mon Elise, que
+ce plan, ainsi que ma confiance en M. d'Albe, répondent aux
+craintes bizarres que tu laisses percer dans ta lettre. Ne me
+demande donc plus s'il est bien prudent, à mon âge, de
+m'ensevelir à la campagne avec _cet aimable, cet intéressant
+jeune homme:_ ce serait outrager ton amie que d'en douter; ce
+serait l'avilir que d'exiger d'elle des précautions contre un
+semblable danger. Où il y a un crime, Elise, il ne peut y
+avoir de danger pour moi, et il est des craintes que l'amitié
+doit rougir de concevoir. Elise, Frédéric est l'enfant adoptif
+de mon mari; je suis la femme de son bienfaiteur: ce sont de
+ces choses que la vertu grave en lettres de feu dans les âmes
+élevées, et qu'elles n'oublient jamais. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Il se peut, mon aimable amie, que j'aie appuyé trop vivement
+sur l'espèce de soupçon que tu m'as laissé entrevoir: mais que
+veux-tu? il m'avait révoltée, et je n'adopte pas davantage
+l'explication que tu lui donnes. Tu ne craignais que pour mon
+repos, et non pour ma conduite, dis-tu? Eh bien! Elise, tu as
+tort; il n'y a d'honnêteté que dans un coeur pur, et on doit
+tout attendre de celle qui est capable d'un sentiment
+criminel. Mais laissons cela; aussi bien j'ai honte de traiter
+si long-temps un pareil sujet: et, pour te prouver que je ne
+redoute point tes observations, je vais te parler de Frédéric,
+et te citer un trait qui, par rapport à lui, serait fait pour
+appuyer tes remarques, si tu l'estimais assez peu pour y
+persister.
+
+En sortant de table j'ai suivi mon mari dans l'atelier, parce
+qu'il voulait me montrer un modèle de mécanique qu'il a
+imaginé, et qu'il doit faire exécuter en grand. Je n'en avais
+pas encore vu tous les détails, lorsqu'il a été détourné par
+un ouvrier. Pendant qu'il lui parlait, un vieux bon-homme qui
+portait un outil à la main, passe près de moi, et casse par
+mégarde une partie du modèle. Frédéric, qui prévoit la colère
+de mon mari, s'élance prompt comme l'éclair, arrache l'outil
+des mains du vieillard, et par ce mouvement paraît être le
+coupable. M. d'Albe se retourne au bruit; et, voyant son
+modèle brisé, il accourt avec emportement, et fait tomber sur
+Frédéric tout le poids de sa colère. Celui-ci, trop vrai pour
+se justifier d'une faute qu'il n'a pas faite, trop bon pour en
+accuser un autre, gardait le silence, et ne souffrait que de
+la peine de son bienfaiteur. Attendrie jusqu'aux larmes, je me
+suis approchée de mon mari. "Mon ami, lui ai-je dit, combien
+vous affligez ce pauvre Frédéric! On peut acheter un autre
+modèle, mais non un moment de peine causé à ce qu'on aime." En
+disant ces mots, j'ai vu les yeux de Frédéric attachés sur moi
+avec une expression si tendre, que je n'ai pu continuer. Les
+larmes m'ont gagnée. A ce même moment, le vieillard est venu
+se jeter aux pieds de M. d'Albe. "Mon bon maître, lui a-t-il
+dit, grondez-moi; le cher M. Frédéric n'est pas coupable,
+c'est pour me sauver de votre colère qu'il s'est jeté devant
+moi quand j'ai eu cassé votre machine". Ces mots ont apaisé M.
+d'Albe: il a relevé le vieillard avec bonté, et, prenant mon
+bras et celui de Frédéric, il nous a conduits dans le jardin.
+Après un moment de silence il a serré la main de Frédéric, en
+lui disant: "Mon jeune ami, ce serait vous affliger que vous
+faire des excuses sur ma violence; ainsi je n'en parlerai
+point. Sachez du moins, a-t-il ajouté, en me montrant, que
+c'est à la douceur de cet ange que je dois de n'en plus avoir
+que de rares et de courts accès. Quand j'ai épousé Claire,
+j'étais sujet à des emportemens terribles, qui éloignaient de
+moi mes serviteurs et mes amis; elle, sans les braver ni les
+craindre, a toujours su les tempérer. Au plus haut période de
+ma colère, elle savait me calmer d'un mot, m'attendrir d'un
+regard, et me faire rougir de mes torts sans me les reprocher
+jamais. Peu à peu l'influence de sa douceur s'est étendue
+jusqu'à moi, et ce n'est plus que rarement que je lui donne
+sujet de me moins aimer: n'est-ce pas, ma Claire?" Je me suis
+jetée dans les bras de cet excellent homme, j'ai couvert son
+visage de mes pleurs; il a continué en s'adressant toujours à
+Frédéric: "Mon ami, je crois être ce qu'on appelle un bourru
+bienfaisant; ces sortes de caractères paraissent meilleurs que
+les autres, en ce que le passage de la rudesse à la bonté
+rehausse l'éclat de celle-ci; mais, parce qu'elle frappe moins
+quand elle est égale et permanente, est-ce une raison pour la
+moins estimer? Voilà pourtant comment on est injuste dans le
+monde, et pourquoi on a cru quelquefois que mon coeur était
+meilleur encore que celui de Claire. -- Je crois avoir partagé
+cette injustice, lui a répondu Frédéric; mais j'en suis bien
+revenu, et votre femme me paraît ce qu'il y a de plus parfait
+au monde. -- Mon fils! s'est écrié M. d'Albe, puissé-je vous en
+voir un jour une pareille, former moi-même de si doux noeuds,
+et couler ma vie entre des amis qui me la rendent si chère! Ne
+nous quittez jamais, Frédéric! votre société est devenue un
+besoin pour moi. -- Je le jure, ô mon père! a répondu le jeune
+homme avec véhémence, et en mettant un genou en terre; je le
+jure à la face de ce ciel que ma bouche ne souilla jamais d'un
+mensonge, et au nom de cette femme plus angélique que lui.....
+Moi, vous quitter! Ah Dieu! Il me semble que, hors d'ici, il
+n'y a plus que mort et néant. -- Quelle tête! s'est écrié mon
+mari." Ah! mon Elise, quel coeur!
+
+Le soir, m'étant trouvée seule avec Frédéric, je ne sais
+comment la conversation est tombée sur la scène de l'atelier.
+"J'ai bien souffert de votre peine, lui ai-je dit. -- Je l'ai
+vu, m'a-t-il répondu, et de ce moment la mienne a disparu. -
+Comment donc? -- Oui, l'idée que vous souffriez pour moi avait
+quelque chose de plus doux que le plaisir même; et puis, quand
+avec un accent pénétrant vous avez prononcé mon nom: Pauvre
+Frédéric! disiez-vous; tenez, Claire, ce mot s'est écrit dans
+mon coeur, et je donnerais toutes les jouissances de ma vie
+entière pour vous entendre encore: il n'y a que la peine de
+mon père qui a gâté ce délicieux moment."
+
+Elise, je l'avoue, j'ai été émue: mais qu'en concluras-tu? Qui
+sait mieux que toi combien l'amitié est loin d'être un
+sentiment froid! N'a-t-elle pas ses élans, ses transports?
+Mais ils conservent leur physionomie, et quand on les confond
+avec une sensation plus passionnée, ce n'est pas la faute de
+celui qui les sent, mais de celui qui les juge. Frédéric
+éprouve de l'amitié pour la première fois de sa vie, et doit
+l'exprimer avec vivacité. Ne remarques-tu pas que l'image de
+mon mari est toujours unie à la mienne dans son coeur? Quand
+je le vois si tendre, si caressant auprès d'un homme de
+soixante ans, quand je me rappelle les effusions que nous
+éprouvions toutes deux, puis-je m'étonner de la vive amitié de
+Frédéric pour moi? Dis, si tu veux, qu'il ne faut pas qu'il en
+éprouve, mais non qu'elle n'est pas ce qu'elle doit être.
+
+Ma petite Laure commence à courir toute seule; il n'y a rien
+de joli comme les soins d'Adolphe envers elle; il la guide, la
+soutient, écarte tout ce qui peut la blesser, et perd, dans
+cette intéressante occupation, toute l'étourderie de son âge.
+Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Pourquoi donc, mon Elise, viens-tu, par des mots entrecoupés,
+par des phrases interrompues, jeter une sorte de poison sur
+l'attachement qui m'unit à Frédéric? Que n'es-tu témoin de la
+plupart de nos conversations, tu verrais que notre mutuelle
+tendresse pour M. d'Albe est le noeud qui nous lie le plus
+étroitement, et que le soin de son bonheur est le sujet
+inépuisable et chéri qui nous attire sans cesse l'un vers
+l'autre. J'ai passé la matinée entière avec Frédéric, et
+durant ce long tête-à-tête, mon mari a été presque le seul
+objet de notre entretien. C'est dans trois jours la fête de M.
+d'Albe; j'ai fait préparer un petit théâtre dans le pavillon
+de la rivière, et je compte établir un concert d'instrumens à
+vent dans le bois de peupliers, où repose le tombeau de mon
+père. C'est là qu'ayant fait descendre ma harpe, ce matin, je
+répétais la romance que j'ai composée pour mon mari. Frédéric
+est venu me joindre: ayant deviné mon projet, il avait
+travaillé de son côté, et m'apportait un duo dont il a fait
+les paroles et la musique. Après avoir chanté ce morceau, que
+j'ai trouvé charmant, je lui ai communiqué mon ouvrage; il en
+a été content: si M. d'Albe l'est aussi, jamais auteur n'aura
+reçu un prix plus flatteur et plus doux. Il commençait à faire
+chaud; j'ai voulu rentrer, Frédéric m'a retenue. Assis près de
+moi, il me regardait fixement, trop fixement: c'est là son
+seul défaut; car son regard a une expression qu'il est
+difficile... j'ai presque dit dangereux de soutenir. Après un
+moment de silence il a commencé ainsi: "Vous ne croiriez pas
+que ce même sujet qui vient de m'attendrir jusqu'aux larmes,
+enfin que votre union avec M. d'Albe m'avait inspiré, avant de
+vous connaître, une forte prévention contre vous. Accoutumé à
+regarder l'amour comme le plus bel attribut de la jeunesse, il
+me semblait qu'il n'y avait qu'une âme froide ou intéressée
+qui eût pu se résoudre à former un lien dont la disproportion
+des âges devait exclure ce sentiment. Ce n'était point sans
+répugnance que je venais ici, parce que je me figurais trouver
+une femme ambitieuse et dissimulée; et, comme on m'avait
+beaucoup vanté votre beauté, je plaignais tendrement M.
+d'Albe, que je supposais être dupe de vos charmes. Pendant la
+route que je fis avec lui, il ne cessa de m'entretenir de son
+bonheur et de vos vertus. Je vis si clairement qu'il était
+heureux, qu'il fallut bien vous rendre justice; mais c'était
+comme malgré moi, mon coeur repoussait toujours une femme qui
+avait fait voeu de vivre sans aimer, et rien ne put m'ôter
+l'idée que vous étiez raisonnable par froideur, et généreuse
+par ostentation. J'arrive, je vous vois, et toutes mes
+préventions s'effacent. Jamais regard ne fut plus touchant,
+jamais voix humaine ne m'avait paru si douce. Vos yeux, votre
+accent, votre maintien, tout en vous respire la tendresse, et
+cependant vous êtes heureuse: M. d'Albe est l'objet constant
+de vos soins; votre âme semble avoir créé pour lui un
+sentiment nouveau: ce n'est point l'amour, il serait ridicule;
+ce n'est point l'amitié, elle n'a ni ce respect ni cette
+déférence; vous avez cherché dans tous les sentimens existans
+ce que chacun pouvait offrir de mieux pour le bonheur de votre
+époux, et vous en avez formé un tout qu'il n'appartenait qu'à
+vous de connaître et de pratiquer. O aimable Claire! j'ignore
+quel motif ou quelle circonstance vous a jetée dans la route
+où vous êtes; mais il n'y avait que vous au monde qui pussiez
+l'embellir ainsi." Il s'est tu, comme pour attendre ma
+réponse; je me suis retournée, et, montrant l'urne de mon
+père: "Sous cette tombe sacrée, lui ai-je dit, repose la
+cendre du meilleur des pères. J'étais encore au berceau
+lorsqu'il perdit ma mère; alors, consacrant tous ses soins à
+mon éducation, il devint pour moi le précepteur le plus
+aimable et l'ami le plus tendre, et fit naître dans mon coeur
+des sentimens si vifs, que je joignais pour lui, à toute la
+tendresse filiale qu'inspire un père, toute la vénération
+qu'on a pour un dieu. Il me fut enlevé comme j'entrais dans ma
+quatorzième année. Sentant sa fin approcher, effrayé de me
+laisser sans appui, et n'estimant au monde que le seul M.
+d'Albe, il me conjura de m'unir à lui avant sa mort. Je crus
+que ce sacrifice la retarderait de quelques instans, je le
+fis; je ne m'en suis jamais repentie. O mon père! toi qui lis
+dans l'âme de ta fille, tu connais le voeu, l'unique voeu
+qu'elle forme. Que le digne homme à qui tu l'as unie n'éprouve
+jamais une peine dont elle soit la cause, et elle aura vécu
+heureuse..... -- Et moi aussi, s'est écrié Frédéric dans une
+espèce de transport, et moi aussi, mes voeux sont exaucés!
+Chaque jour j'en formais pour le bonheur de mon père. Mais que
+peut-on demander pour celui qui possède Claire? Le ciel, par
+un tel présent, épuisa sa munificence, il n'a plus rien à
+donner..." Un moment de silence à succédé; j'étais un peu
+embarrassée; mes doigts, errant machinalement sur ma harpe,
+rendaient quelques sons au hasard. Frédéric m'a pris la main,
+et la baisant avec respect: "Est-il vrai, est-il possible,
+m'a-t-il dit, que vous consentiez à être mon amie? Mon père le
+voudrait, le desire. De tous les bienfaits qu'il m'a
+prodigués, c'est celui qui m'est le plus cher; pour la
+première fois seriez-vous moins généreuse que lui?" Elise,
+chère Elise, comment lui aurais-je refusé un sentiment dont
+mon coeur était plein, et qu'il mérite si bien? Non, non, j'ai
+dû lui promettre de l'amitié, je l'ai fait avec ferveur. Eh!
+qui peut y avoir plus de droit que lui? lui, dont tous les
+penchans sont d'accord avec les miens, qui devine mes goûts,
+pressent ma pensée, chérit et vénère le père de mes enfans! Et
+toi, mon Elise, toi la bien-aimée de mon coeur, quand
+viendras-tu, par ta présence, me faire goûter dans l'amitié
+tout ce qu'elle peut donner de félicité! Que ce sentiment
+céleste me tienne lieu de tous ceux auxquels j'ai renoncé;
+qu'il anime la nature; que je le retrouve partout. Je
+l'écouterai dans les sons que je rendrai, et leur vibration
+aura son écho dans mon coeur: c'est lui qui fera couler mes
+larmes, et lui seul qui les essuyera. Amitié, tu es tout! la
+feuille qui voltige, la romance que je chante, la rose que je
+cueille, le parfum qu'elle exhale. Je veux vivre pour toi, et
+puissé-je mourir avec toi!
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Si mes deux dernières lettres ont ranimé tes doutes, cousine,
+j'espère que celle-ci les détruira tout-à-fait. Adèle de
+Raincy est arrivée depuis trois jours, et déjà elle a fait une
+assez vive impression sur Frédéric. Je voulais lui laisser
+ignorer qu'elle dût venir, afin de le surprendre, et j'ai
+réussi. Aussitôt qu'Adèle fut arrivée, je la conduisis dans le
+pavillon que baigne la rivière, et je fis appeler Frédéric; il
+accourut; mais, voyant Adèle près de moi, un cri lui échappe,
+et la plus vive rougeur couvre son visage; il s'approche
+pourtant, mais avec embarras, et son regard craintif et
+curieux semblait lui dire: Etes-vous celle que j'attends?
+Adèle, par un souris malin, allait achever de le déconcerter,
+lorsque j'ai dit en souriant: "Vous êtes surpris, Frédéric, de
+me trouver avec une pareille compagne? -- Oui, m'a-t-il répondu
+en la regardant, j'ignorais qu'on pût être aussi belle." Ce
+compliment flatteur, et qui, dans la bouche de Frédéric, avait
+si peu l'air d'en être un, a changé aussitôt les dispositions
+d'Adèle; elle lui a jeté un coup-d'oeil obligeant, en lui
+faisant signe de s'asseoir auprès d'elle; il a obéi avec
+vivacité, et a commencé une conversation qui ne ressemble
+guère, ou je suis bien trompée, à celle que cette jeune
+personne entend tous les jours; aussi répondait-elle fort peu;
+mais son silence même enchantait Frédéric: il lui a paru une
+preuve de modestie et de timidité, et c'est ce qui lui plaît
+par-dessus tout dans une jeune personne. Adèle, de son côté,
+me paraît très-disposée en sa faveur. L'admiration qu'elle lui
+inspire la flatte, l'agrément de ses discours l'attire, et le
+feu de son imagination l'amuse. D'ailleurs la figure de
+Frédéric est charmante; s'il n'a pas ce qu'on appelle de la
+tournure, il a de la grâce, de l'adresse et de l'agilité: tout
+cela peut bien faire impression sur un coeur de seize ans.
+Depuis un an que je n'avais vu Adèle, elle est singulièrement
+embellie; ses yeux sont noirs, vifs et brillans; sa brune
+chevelure tombe en anneaux sur un cou éblouissant; je n'ai
+point vu de plus belles dents ni des lèvres si vermeilles, et,
+sans être amant ni poète, je dirai que la rose humide des
+larmes de l'aurore n'a ni la fraîcheur ni l'éclat de ses
+joues; son teint est une fleur, son ensemble est une Grâce. Il
+est impossible, en la voyant, de ne pas être frappé
+d'admiration; aussi Frédéric la quitte-t-il le moins qu'il
+peut. Vient-il dans le salon, c'est toujours elle qu'il
+regarde, c'est toujours à elle qu'il s'adresse. Il a laissé
+bien loin toutes mes leçons de politesse, et le sentiment qui
+l'inspire lui en a plus appris en une heure que tous mes
+conseils depuis trois mois. A la promenade, il est toujours
+empressé d'offrir son bras à Adèle, de la soutenir si elle
+saute un ruisseau, de ramasser un gant quand il tombe, car
+c'est un moyen de toucher sa main, et cette main est si
+blanche et si douce! Je ne sais si je me trompe, Elise, mais
+il me semble que ce gant tombe bien souvent.
+
+Ce matin, Adèle examinait un portrait de Zeuxis qui est dans
+le salon. "Cela est singulier, a-t-elle dit, de quelque côté
+que je me mette, je vois toujours les yeux de Zeuxis qui me
+regardent. -- Je le crois bien, a vivement répondu Frédéric, ne
+cherchent-ils pas la plus belle?" Tu vois, mon amie, comment
+le plus léger mouvement de préférence forme promptement un
+jeune homme, et j'espère que désormais tu ne seras plus
+inquiète de son amitié pour moi. Ce mot amitié est même trop
+fort pour ce que je lui inspire; car, dans mes idées, l'amour
+même ne devrait pas faire négliger l'amitié, et je ne puis me
+dissimuler que je suis tout-à-fait oubliée. Un seul mot
+d'Adèle, oui, un seul mot, j'en suis sûre, ferait bientôt
+enfreindre cette promesse, jurée si solennellement, de ne
+jamais nous quitter. En vérité, Elise, je me blâme de la
+disposition que j'avais à m'attacher à Frédéric. Quand une
+fois le sort est fixé comme le mien, aucune circonstance ne
+pouvant changer les sentimens qu'on éprouve, ils restent
+toujours les mêmes; mais lui, dans l'âge des passions, pouvant
+être entraîné, subjugué par elles, peut-on compter de sa part
+sur un sentiment durable! Non, l'amitié serait bientôt
+sacrifiée, et j'en ferais seule tous les frais. Malheur à moi,
+alors! car, nous le savons, mon Elise, ce sentiment exige tout
+ce qu'il donne. Puissé-je voir Frédéric heureux! Mais
+tranquillise-toi, cousine, il n'a pas besoin de moi pour
+l'être. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Si je ne t'ai pas écrit depuis près de quinze jours, ma tendre
+amie, c'est que j'ai été malade. En finissant ma dernière
+lettre, je me sentais oppressée, triste, sans savoir pourquoi,
+et faisant une très-maussade compagnie à la vive et brillante
+Adèle. Je remettais chaque jour à t'écrire, à cause de
+l'abattement qui m'accablait; enfin la fièvre m'a prise. J'ai
+craint que le dérangement de ma santé ne nuisît à ma fille,
+j'ai voulu la sevrer. Le médecin, tout en convenant que je
+faisais bien pour elle, m'a objecté que j'avais tort pour moi,
+parce que dans un moment où les humeurs étaient en mouvement,
+le lait pouvait passer dans le sang et causer une révolution
+fâcheuse. Mon mari a vivement appuyé cet avis: j'ai persisté
+dans le mien. A la fin, il s'est emporté, et m'a dit qu'il
+voyait bien que je ne me souciais ni de son repos ni de son
+bonheur, puisque je faisais si peu de cas de ma vie; qu'au
+surplus il me défendait de sevrer tout à coup. Je tenais ma
+fille entre mes bras, je me suis approchée de lui, et la
+mettant dans les siens: "Cet enfant est à vous, mon ami, lui
+ai-je dit, et vos droits sur elle sont aussi puissans que les
+miens; mais oubliez-vous qu'en lui donnant la vie nous prîmes
+l'engagement sacré de lui sacrifier la nôtre? et si nous la
+perdons, croyez-vous pouvoir oublier que vous en serez la
+cause, ni m'en consoler jamais? Par pitié pour moi, pour vous-même,
+souvenez-vous que devant l'intérêt de nos enfans le
+nôtre doit être compté pour rien." Il m'a rendu ma fille.
+"Claire, m'a-t-il dit, vous êtes libre: malheur à qui pourrait
+vous résister!" J'ai promis à M. d'Albe de le dédommager de sa
+condescendance, en usant de tous les ménagemens possibles, et
+c'est ce que j'ai fait: aussi ma santé va-t-elle mieux, et
+j'espère avant peu de jours être tout-à-fait rétablie. Adèle
+me disait ce matin: "Je vois bien, madame d'Albe, à quel point
+je suis loin de pouvoir faire encore une bonne mère; j'ai été
+effrayée l'autre jour des devoirs que vous vous êtes imposés
+envers vos enfans. Quoi! vous croyez leur devoir le sacrifice
+de votre existence! J'ai été si surprise quand vous l'avez
+dit, que j'ai été tentée de vous croire folle.... -- Folle!
+s'est écrié Frédéric; dites sublime, Mademoiselle. -- Vous ne
+le croiriez pas, mon jeune ami, a interrompu M. d'Albe; mais
+dans le monde ces deux mots sont presque synonymes; vous y
+verrez taxé de bizarre et d'esprit systématique celui dont
+l'âme élevée dédaigne de copier les copies qui l'entourent."
+
+Cela est bien vrai, mon Elise! cette injustice est une suite
+de ce petit esprit du monde, qui tend toujours à rabaisser les
+autres pour les mettre à son niveau. Je me rappelle que dans
+ces assemblées insipides où l'oisiveté enfante la médisance,
+et où la futilité parvient à tout dessécher, j'ai souvent
+pensé que ce sot usage de s'asseoir en rond pour faire la
+conversation était la cause de tous nos torts et la source de
+toutes nos sottises... Mais je sens ma tête trop faible pour
+en écrire davantage. Adieu, mon ange.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Adèle a voulu aller au bal ce soir, Frédéric lui donne la
+main, et mon mari leur sert de Mentor. Mes deux amis
+desiraient bien rester avec moi, Frédéric surtout a insisté
+auprès d'Adèle pour l'empêcher de me quitter. Il a voulu lui
+faire sentir que, ne me portant pas bien, il était peu délicat
+à elle de me laisser seule; mais l'amour de la danse a prévalu
+sur toutes ses raisons, et elle a déclaré que le bal étant son
+unique passion, rien ne pouvait l'empêcher d'y aller:
+d'ailleurs, a-t-elle ajouté avec un souris moqueur, vous savez
+que Madame d'Albe n'aime pas qu'on se gêne; et puis, comment
+craindrions-nous qu'elle s'ennuie? ne la laissons-nous pas
+avec ses enfans? Elle a appuyé sur ce dernier mot avec une
+sorte d'ironie. Frédéric l'a regardée tristement. "Il est
+vrai, a-t-il répondu, c'est là son plus doux plaisir, et je
+crois qu'il n'appartient pas à tout le monde de savoir
+l'apprécier. Vous avez raison, Mademoiselle, il faut que
+chacun prenne la place qui lui convient: celle de madame
+d'Albe est d'être adorée en remplissant tous ses devoirs; la
+vôtre est d'éblouir, et le bal doit être votre triomphe."
+Adèle n'a vu qu'un éloge de sa beauté dans cette phrase; j'y
+ai démêlé autre chose. Je vois trop que malgré les charmes
+séduisans d'Adèle, si son âme ne répond pas à sa figure, elle
+ne fixera pas Frédéric. Cependant, que ne peut-on pas espérer
+à son âge? Elise, je veux mettre tous mes soins à cacher des
+défauts que le temps peut corriger. Nous sommes invitées dans
+trois jours à un autre bal; si je n'y vais pas, Adèle me
+quittera encore, et Frédéric ne lui pardonnera pas. Je suis
+donc décidée à l'accompagner; d'ailleurs il est possible que
+la danse et le monde me distraient d'une mélancolie qui me
+poursuit et me domine de plus en plus. J'éprouve une langueur,
+une sorte de dégoût qui décolore toutes les actions de la vie.
+Il me semble qu'elle ne vaut pas la peine que l'on se donne
+pour la conserver. L'ennui d'agir est partout, le plaisir
+d'avoir agi nulle part. Je sais que le bien qu'on fait aux
+autres est une jouissance; mais je le dis plus que je ne le
+sens, et si je n'étais souvent agitée d'émotions subites, je
+croirais mon âme prête à s'éteindre. Je n'ai plus assez de vie
+pour cette solitude absolue où il faut se suffire à soi-même.
+Pour la première fois je sens le besoin d'un peu de société,
+et je regrette de n'avoir point été au bal. Adieu, la plume me
+tombe des mains.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Adèle peint supérieurement pour son âge; elle a voulu faire
+mon portrait, et j'y ai consenti avec plaisir, afin de
+l'offrir à mon mari. Ce matin, comme elle y travaillait,
+Frédéric est venu nous joindre. Il a regardé son ouvrage et a
+loué son talent, mais avec un demi-sourire qui n'a point
+échappé à Adèle, et dont elle a demandé l'explication. Sans
+l'écouter ni lui répondre, il a continué à regarder le
+portrait, et puis moi, et puis le portrait, ainsi
+alternativement. Adèle, impatiente, a voulu savoir ce qu'il
+pensait. Enfin, après un long silence: "Ce n'est pas là madame
+d'Albe, a-t-il dit, vous n'avez pas même réussi à rendre un de
+ses momens. -- Comment donc, a interrompu Adèle en rougissant,
+qu'y trouvez-vous à redire? Ne reconnaissez-vous pas tous ses
+traits? -- J'en conviens, tous ses traits y sont; si vous
+n'avez vu que cela en la regardant, vous devez être contente
+de votre ouvrage. -- Que voulez-vous donc de plus? -- Ce que je
+veux? qu'on reconnaisse qu'il est telle figure que l'art ne
+rendra jamais, et qu'on sente du moins son insuffisance. Ces
+beaux cheveux blonds, quoique touchés avec habileté, n'offrent
+ni le brillant, ni la finesse, ni les ondulations des siens.
+Je ne vois point sur cette peau blanche et fine refléter le
+coloris du sang ni le duvet délicat qui la couvre. Ce teint
+uniforme ne rappellera jamais celui dont les couleurs varient
+comme la pensée. C'est bien le bleu céleste de ses yeux; mais
+je n'y vois que leur couleur: c'est leur regard qu'il fallait
+rendre. Cette bouche est fraîche et voluptueuse comme la
+sienne; mais ce sourire est éternel; j'attends en vain
+l'expression qui le suit. Ces mouvemens nobles, gracieux,
+enchanteurs, qui se déploient dans ses moindres gestes, sont
+enchaînés et immobiles.... Non, non, des traits sans vie ne
+rendront jamais Claire; et là où je ne vois point d'âme, je ne
+puis la reconnaître. -- Hé bien! lui a dit Adèle avec dépit,
+chargez-vous de la peindre, pour moi je ne m'en mêle plus."
+Alors, jetant brusquement ses pinceaux, elle s'est levée et
+est sortie avec humeur. Frédéric l'a suivie des yeux d'un air
+surpris; et puis, laissant échapper un soupir, il a dit: "Dans
+quelle erreur n'ai-je pas été en la voyant si belle! J'avais
+cru que cette femme devait avoir quelque ressemblance avec
+vous; mais pour mon malheur, mon éternel malheur, je le vois
+trop, vous êtes unique..." Je ne puis te dire, Elise, quel mal
+ces mots m'ont fait; cependant, me remettant de mon trouble,
+je me suis hâtée de répondre. "Frédéric, ai-je dit, gardez-vous
+de porter un jugement précipité, et de vous laisser
+atteindre par des préventions qui pourraient nuire au bonheur
+qui vous est peut-être destiné. Parce qu'Adèle n'est pas en
+tout semblable à la chimère que vous vous êtes faite,
+devez-vous fermer les yeux sur ce qu'elle vaut? Ne savez-vous pas,
+d'ailleurs, combien on peut changer? Croyez que telle personne
+qui vous plaît quand elle est formée, vous aurait peut-être
+paru insupportable quelques années auparavant? Vous voulez
+toujours comparer: mais parce que le bouton n'a pas le parfum
+de la fleur entièrement éclose, oubliez-vous qu'il l'aura un
+jour, et mille fois plus doux peut-être? Frédéric, pénétrez-vous
+bien que dans celle que vous devez choisir, dans celle
+dont l'âge doit être en proportion avec le vôtre, vous ne
+pouvez trouver ni des qualités complètes ni des vertus
+exercées: un coeur aimant est tout ce que vous devez chercher;
+un penchant au bien, tout ce que vous devez vouloir: quand
+même il serait obscurci par de légers travers, faudrait-il
+donc se rebuter? De même qu'il est peu de matins sans nuages,
+on ne voit guère d'adolescence sans défauts; mais elle s'en
+dégage tous les jours, surtout quand elle est guidée par une
+main aimée. C'est à vous qu'appartiendra ce soin touchant;
+c'est à vous à former celle qui vous est destinée, et vous ne
+pourrez y réussir qu'en la choisissant dans l'âge où l'on peut
+l'être encore. Mais, ô Frédéric! ai-je ajouté avec solennité,
+au nom de votre repos, gardez-vous bien de lever les yeux sur
+toute autre." En disant ces mots, je suis sortie de la chambre
+sans attendre sa réponse.
+
+Elise, je n'ose te dire tout ce que je crains; mais l'air de
+Frédéric m'a fait frémir: s'il était possible...! Mais non, je
+me trompe assurément; inquiète de tes craintes, influencée par
+tes soupçons, je vois déjà l'expression d'un sentiment
+coupable où il n'y a que celle de l'amitié, mais ardente, mais
+passionnée, telle que doit l'éprouver une âme neuve et
+enthousiaste. Néanmoins, je vais l'examiner avec soin; et
+quant à moi, ô mon unique amie! bannis ton injurieuse
+inquiétude, fie-toi à ce coeur qui a besoin, pour respirer à
+son aise, de n'avoir aucun reproche à se faire, et à qui le
+contentement de lui-même est aussi nécessaire que ton amitié.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Elise, comment te peindre mon agitation et mon désespoir? C'en
+est fait, je n'en puis plus douter, Frédéric m'aime. Sens-tu
+tout ce que ce mot a d'affreux dans notre position? Malheureux
+Frédéric! mon coeur se serre, et je ne puis verser une larme.
+Ah dieu! pourquoi l'avoir appelé ici? Je le connais, mon amie,
+il aime, et ce sera pour la vie; il traînera éternellement le
+trait dont il est déchiré, et c'est moi qui cause sa peine!
+Ah! je le sens: il est des douleurs au-dessus des forces
+humaines. Comment te dire tout cela? comment rappeler mes
+idées? dans le trouble qui m'agite, je n'en puis retrouver
+aucune. Chère, chère Elise, que n'es-tu ici, je pourrais
+pleurer sur ton sein!
+
+Aujourd'hui, à peine avons-nous eu dîné, que mon mari a
+proposé une promenade dans les vastes prairies qu'arrose la
+Loire. Je l'ai acceptée avec empressement; Adèle, d'assez
+mauvaise grâce, car elle n'aime point à marcher; mais
+n'importe, j'ai dû ne pas consulter son goût quand il
+s'agissait du plaisir de mon mari. J'ai pris mon fils avec
+moi, et Frédéric nous a accompagnés. Le temps était superbe;
+les prairies, fraîches, émaillées, remplies de nombreux
+troupeaux, offraient le paysage le plus charmant; je le
+contemplais en silence, en suivant doucement le cours de la
+rivière, quand un bruit extraordinaire est venu m'arracher à
+mes rêveries. Je me retourne: ô Dieu! un taureau échappé,
+furieux, qui accourait vers nous, vers mon fils! Je m'élance
+au-devant de lui, je couvre Adolphe de mon corps. Mon action,
+mes cris effraient l'animal; il se retourne, et va fondre sur
+un pauvre vieillard. Enfin, mon mari aussi allait être sa
+victime, si Frédéric, prompt comme l'éclair, n'eût hasardé sa
+vie pour le sauver. D'une main vigoureuse il saisit l'animal
+par les cornes: ils se débattent; cette lutte donne le temps
+aux bergers d'arriver; ils accourent, le taureau est terrassé:
+il tombe! Alors seulement j'entends les cris d'Adèle et ceux
+du malheureux vieillard; j'accours à celui-ci: son sang
+coulait d'une épouvantable blessure; je l'étanche avec mon
+mouchoir: j'appelle Adèle pour me donner le sien; elle me
+l'envoie par Frédéric, en ajoutant qu'elle n'approchera pas,
+que le sang lui fait horreur, et qu'elle veut retourner à la
+maison. "Quoi! sans avoir secouru ce malheureux, lui dit
+Frédéric? -- N'y a-t-il pas assez de monde ici, répond-elle?
+Pour moi, je n'ai pas la force de supporter la vue d'une
+plaie; j'ai besoin de respirer des sels pour calmer la
+violente frayeur que j'ai éprouvée; et si je reste un moment
+de plus ici, je suis sûre de me trouver mal." Pendant qu'elle
+parlait, le pauvre vieillard gémissait sur le sort de sa femme
+et de ses enfans que sa mort allait réduire à la mendicité.
+Entraînée par le desir de consoler cette malheureuse famille,
+j'ai prié mon mari de ramener Adèle et Adolphe à la maison, et
+de m'envoyer tout de suite le chirurgien de l'hospice dans le
+village que le vieillard m'indiquait, et où Frédéric et moi
+allions nous charger de le faire conduire. "Quoi! vous restez
+ici, M Frédéric? lui a dit Adèle d'un air chagrin. -- Si je
+reste! a-t-il répondu d'un ton terrible, et qui m'a remuée
+jusqu'au fond de l'âme.... allez, Mademoiselle, a-t-il ajouté
+plus doucement, allez vous reposer, ce n'est point ici votre
+place." Elle est partie avec M. d'Albe. Deux bergers nous ont
+aidés à faire un brancard, ils y ont placé le pauvre
+vieillard, que nous avons conduit dans sa chaumière, à une
+lieue de là. Ah! mon Elise, quel spectacle que celui de cette
+famille éplorée! quels cris déchirans en voyant un père, un
+mari dans cet état! J'ai pressé ces infortunés sur mon sein;
+j'ai mêlé mes larmes aux leurs; je leur ai promis secours et
+protection, et mes efforts ont réussi à calmer leur douleur.
+Le chirurgien est arrivé au bout d'une heure; il a mis un
+appareil sur la blessure, et a assuré qu'elle n'était pas
+mortelle. Je l'ai prié de passer la nuit auprès du malade, et
+j'ai promis de revenir les visiter le lendemain. Alors, comme
+il commençait à faire nuit, j'ai craint que mon mari ne fût
+inquiet, et nous avons quitté ces bonnes gens, Frédéric et
+moi, comblés de leurs bénédictions.
+
+Le coeur plein de toutes les émotions que j'avais éprouvées,
+je marchais en silence, et en me retraçant le dévouement
+héroïque avec lequel Frédéric s'était presque exposé à une
+mort certaine pour sauver son père: j'ai jeté les yeux sur
+lui; la lune éclairait doucement son visage, je l'ai vu baigné
+de larmes. Attendrie, je me suis approchée, mon bras s'est
+appuyé sur le sien, il l'a pressé avec violence contre son
+coeur: ce mouvement a fait palpiter le mien. "Claire, Claire,
+a-t-il dit d'une voix étouffée, que ne puis-je payer de toute
+ma vie la prolongation de cet instant! je la sens là contre
+mon coeur, celle qui le remplit en entier; je la vois, je la
+presse." En effet, j'étais presque dans ses bras. "Ecoute, a-t-il
+ajouté dans une espèce de délire, si tu n'es pas un ange
+qu'il faille adorer, et que le ciel ait prêté pour quelques
+instans à la terre; si tu es réellement une créature humaine,
+dis-moi pourquoi toi seule as reçu cette âme, ce regard qui la
+peint, ce torrent de charmes et de vertus qui te rendent
+l'objet de mon idolâtrie?... Claire, j'ignore si je t'offense;
+mais comme ma vie est passée dans ton sang, et que je n'existe
+plus que par ta volonté, si je suis coupable, dis-moi:
+Frédéric, meurs, et tu me verras expirer à tes pieds." Il y
+était tombé en effet; son front était brûlant, son regard
+égaré. Non, je ne peindrai pas ce que j'éprouvais: la pitié,
+l'émotion, l'image de l'amour enfin, tel que j'étais peut-être
+destinée à le sentir, tout cela est entré trop avant dans mon
+coeur; je ne me soutenais plus qu'à peine, et me laissant
+aller sur un vieux tronc d'arbre dépouillé: "Frédéric, lui
+ai-je dit, cher Frédéric, revenez à vous, reprenez votre raison,
+voulez-vous affliger votre amie?" Il a relevé sa tête; il l'a
+appuyée sur mes genoux: Elise, je crois que je l'ai pressée,
+car il s'est écrié aussitôt: "O Claire! que je sente encore ce
+mouvement de ta main adorée qui me rapproche de ton sein; il a
+porté l'ivresse dans le mien!" En disant cela, il m'a enlacée
+entre ses bras, ma tête est tombée sur son épaule, un déluge
+de larmes a été ma réponse; l'état de ce malheureux
+m'inspirait une pitié si vive!... Ah! quand on est la cause
+d'une pareille douleur, et que c'est un ami qui souffre, dis,
+Elise, n'a-t-on pas une excuse pour la faiblesse que j'ai
+montrée?..... J'étais si près de lui.... J'ai senti
+l'impression de ses lèvres qui recueillaient mes larmes. A
+cette sensation si nouvelle, j'ai frémi, et repoussant
+Frédéric avec force: "Malheureux! me suis-je écriée, oublies-tu
+que ton bienfaiteur, que ton père est l'époux de celle que
+tu oses aimer! Tu serais un perfide, toi! ô Frédéric! reviens
+à toi, la trahison n'est pas faite pour ton noble coeur."
+Alors, se levant vivement et me fixant avec effroi: "Qu'as-tu
+dit? ah! qu'as-tu dit, inconcevable Claire? j'avais oublié
+l'univers près de toi; mais tes mots, comme un coup de foudre,
+me montrent mon devoir et mon crime. Adieu, je vais te fuir,
+adieu: ce moment est le dernier qui nous verra ensemble.
+Claire, Claire, adieu!...." Il m'a quittée. Effrayée de son
+dessein, je l'ai rappelé d'un ton douloureux; il m'a entendue,
+il est revenu. "Ecoutez, lui ai-je dit: Le digne homme dont
+vous avez trahi la confiance ignore vos torts; s'il les
+soupçonnait jamais, son repos serait détruit; Frédéric, vous
+n'avez qu'un moyen de les réparer, c'est d'anéantir le
+sentiment qui l'offense. Si vous fuyez, que croira-t-il? Que
+vous êtes un perfide ou un ingrat; vous, son enfant! son ami!
+Non, non, il faut se taire, il faut dissimuler enfin; c'est un
+supplice affreux, je le sais, mais c'est au coupable à le
+souffrir; il doit expier sa faute en en portant seul tout le
+poids...." Frédéric ne répondait point, il semblait pétrifié;
+tout à coup un bruit de chevaux s'est fait entendre, j'ai
+reconnu la voiture que M. d'Albe envoyait au-devant de moi.
+"Frédéric, ai-je dit, voilà du monde, si la vertu vit encore
+dans votre âme, si le repos de votre père vous est cher; si
+vous attachez quelque prix à mon estime, ni vos discours, ni
+votre maintien, ni vos regards ne décèleront votre
+égarement....." Il ne répondait point; toujours immobile, il
+semblait que la vie l'eût abandonné: la voiture avançait
+toujours; je n'avais plus qu'un moment, déjà j'entendais la
+voix de M. d'Albe; alors, me rapprochant de Frédéric: "Parle
+donc, malheureux, lui ai-je dit; veux-tu me faire mourir?...."
+Il a tressailli.... "Claire, a-t-il répondu, tu le veux, tu
+l'ordonnes, tu seras obéie; du moins pourras-tu juger de ton
+pouvoir sur moi." Comme il prononçait ces mots, mes gens
+m'avaient reconnue, et la voiture s'est arrêtée: mon mari est
+descendu. "J'étais bien inquiet, m'a-t-il dit; mes amis, vous
+avez tardé bien long-temps; si la bienfaisance n'était pas
+votre excuse, je ne vous pardonnerais pas d'avoir oublié que
+je vous attendais ". Sens-tu, Elise, tout ce que ce reproche
+avait de déchirant dans un pareil instant? Il m'a atterrée;
+mais Frédéric.... O amour! quelle est donc ta puissance! Ce
+Frédéric si franc, si ouvert, à qui, jusqu'à ce jour, la
+feinte fut toujours étrangère, le voilà changé; un mot, un
+ordre a produit ce miracle! Il répond d'un air tranquille,
+mais pénétré: "Vous avez raison, mon père, nous avons bien des
+torts; mais ce seront les derniers, je vous le jure: au reste,
+c'est moi seul qui ai été entraîné, votre femme ne vous a
+point oublié. -- Vous vous vantez, Frédéric, a répondu M.
+d'Albe; je connais le coeur de Claire sur ce sujet, il était
+aussi entraîné que le vôtre; et si elle a pensé plus tôt à
+moi, c'est qu'elle me doit davantage: n'est-ce pas, bonne
+Claire?...." Elise, je ne pouvais répondre; jamais, non jamais
+je n'ai tant souffert: serais-je donc coupable? Nous avons
+remonté en voiture; en arrivant j'ai demandé la permission de
+me retirer. Ah! je ne feignais pas en disant que j'avais
+besoin de repos! Dis, Elise, pourquoi dois-je porter la
+punition d'une faute dont je ne suis point complice? Quand
+j'ai exigé de Frédéric qu'il tût la vérité, je ne savais pas
+tout ce qu'il en coûte pour la déguiser. Je crains les regards
+de mon mari, de cet ami que j'aime, et que mon coeur n'a pas
+trahi; car le ciel m'est témoin que l'amitié seule m'intéresse
+au sort de Frédéric. Je crains qu'il ne m'interroge, qu'il ne
+me pénètre; le moindre soupçon qu'il concevrait à cet égard me
+fait trembler; le bonheur de sa vie entière serait détruit; il
+faudrait éloigner ce Frédéric dont l'esprit et la société
+répandent tant de charmes sur ses jours; il faudrait cesser
+d'aimer le fils de son adoption; il faudrait jeter dans le
+vague du monde l'orphelin qu'il a promis de protéger; il lui
+semblerait entendre sa mère lui crier d'une voix plaintive:
+"Tu t'étais chargé du sort de mon fils; cette espérance
+m'avait fait descendre en paix dans la tombe, et tu le chasses
+de chez toi, sans ressources, sans appui, consumé d'un amour
+sans espoir! Regarde-le, il va mourir: est-ce donc ainsi que
+tu remplis tes sermens?" Elise, mon mari ne soutiendra jamais
+une pareille image. Plutôt que d'être parjure à sa foi, il
+garderait Frédéric auprès de lui; mais alors plus de paix: la
+cruelle défiance empoisonnerait chaque geste, chaque regard;
+le moindre mot serait interprété, et l'union domestique à
+jamais troublée. Moi-même serais-je à l'abri de ses soupçons?
+Hélas! tu sais combien il a douté long-temps que je puisse
+l'aimer. Enfin, après sept années de soins, j'étais parvenue à
+lui inspirer une confiance entière à cet égard: qui sait si
+cet événement ne la détruirait pas entièrement? Tant de
+rapports entre Frédéric et moi, tant de conformité dans les
+goûts et les opinions, il ne croira jamais qu'une âme neuve à
+l'amour comme la mienne, ait pu voir avec indifférence celui
+que j'inspire à un être si aimable.... Il doutera du moins; je
+verrais cet homme respectable en proie aux soupçons! ce
+visage, image du calme et de la satisfaction, serait sillonné
+par l'inquiétude et les soucis! elle s'évanouirait, cette
+félicité que je me promettais à le voir heureux par moi
+jusqu'à mon dernier jour! Non, Elise, non, je sens qu'en
+achetant son repos au prix d'une dissimulation continuelle,
+c'est plus que le payer de ma vie; mais il n'est point de
+sacrifices auxquels je ne doive me résoudre pour lui. Que
+Frédéric cherche un prétexte de s'éloigner, me diras-tu; mais
+comment en trouver un? Tu sais qu'à l'exception de M. d'Albe,
+la mère de Frédéric était brouillée avec tous ses autres
+parens, et que son père était un étranger. Il n'a donc de
+famille que nous, de ressource que nous, d'amis que nous;
+quelle raison alléguer pour un pareil départ, surtout au
+moment où il vient d'être chargé presque seul de la direction
+de l'établissement de M. d'Albe? Que veux-tu que pense celui-ci?
+Il le croira fou ou ingrat; il m'en parlera sans cesse:
+que lui répondrai-je? Ou plutôt il soupçonnera la vérité; il
+connaît trop Frédéric pour ignorer que la crainte de nuire à
+son bienfaiteur est le seul motif capable de l'éloigner de cet
+asile: mais du moment que les soupçons seront éveillés sur
+lui, ils le seront aussi sur moi; il se rappellera mon
+trouble; je ne pourrai plus être triste impunément, et dès
+lors toutes mes craintes seront réalisées. Non, non, que
+Frédéric reste et qu'il se taise; j'éviterai soigneusement
+d'être seule avec lui, et quand je m'y trouverai malgré moi,
+mon extrême froideur lui ôtera tout espoir d'en profiter. Mais
+crois-tu qu'il le desire? Ah! mon amie, si tu connaissais
+comme moi l'âme de Frédéric, tu saurais que si la violence des
+passions l'a subjuguée un moment, elle est trop noble pour y
+persister.
+
+Pourquoi le ciel injuste l'a-t-il poussé vers une femme qui ne
+s'appartient pas? Sans doute que celle qui eût été libre de
+faire son bonheur, eût été trop heureuse.... Mais je ne sais
+pas ce que je dis; pardonne, Elise, ma tête n'est point à moi;
+l'image de ce malheureux me poursuit; j'entends encore ses
+accens, ils retentissent dans mon coeur. Hélas! si sa peine
+venait d'une autre cause, l'humanité m'ordonnerait de
+l'adoucir par toute la tendresse que permet l'amitié. Et parce
+que c'est moi qu'il aime, parce que c'est moi qui le fais
+souffrir, il faut que je sois dure et barbare envers lui!
+Combien une pareille conduite choque les lois éternelles de la
+justice et de la vérité!.... Ecris-moi, Elise, guide-moi, je
+ne sais que vouloir; je ne sais que résoudre, je me sens
+malade, je ne quitterai point ma chambre. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Je n'ai point sorti encore de mon appartement, l'idée de voir
+Frédéric me fait frémir. J'ai dit que j'étais malade, je le
+suis en effet; ma main tremble en t'écrivant, et je ne puis
+calmer l'agitation de mes esprits. Qu'est-ce donc que ce
+terrible sentiment d'amour, si sa vue, si la pitié qu'il
+inspire, jettent dans l'état où je suis? Ah! combien je bénis
+le ciel de m'avoir garantie de son pouvoir! Va, mon amie,
+c'est bien à présent que je suis sûre d'être toujours
+indifférente; je l'étais moins quand je croyais que les
+passions pouvaient être une source de félicité; mais à présent
+que j'ai vu avec quelle violence elles entraînent à la folie
+et au crime, j'en ai un effroi qui te répond de moi pour la
+vie.
+
+Elise, ô mon Elise! c'est lui, je l'ai vu, il vient
+d'entr'ouvrir la porte, il a jeté un billet et s'est retiré
+avec précipitation; son regard suppliant me disait: _lisez_.
+Mais le dois-je? je n'ose ramasser ce papier.... Cependant si
+on venait, qu'on le vît.... Je l'ai lu. Ah! mon amie, voilà
+les premières larmes que j'ai versées depuis hier; j'en ai
+inondé ce billet, je vais tâcher de le transcrire.
+
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+"Pourquoi vous cacher? pourquoi fuir le jour? c'est à moi d'en
+avoir horreur: vous! vous êtes aussi pure que lui."
+
+
+
+Adieu, Elise, j'entends mon mari, je vais m'entourer de mes
+enfans; je ne sais si je répondrai, je ne sais ce que je
+répondrai. Non, il vaut mieux se taire. Adieu.
+
+
+
+BILLET.
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+Vous m'évitez, je le vois; vous êtes malade, j'en suis cause;
+je dissimule avec un père que j'aime, j'offense dans mon coeur
+le bienfaiteur qui m'accable de ses bontés: Claire, le ciel ne
+m'a pas donné assez de courage pour de pareils maux.
+
+
+
+BILLET.
+CLAIRE A FREDERIC.
+
+Qu'osez-vous me faire entendre, malheureux! une faiblesse nous
+a mis sur le bord de l'abîme, une lâcheté peut nous y plonger:
+vous aurai-je trop estimé, en supposant que vous pouviez
+réparer vos torts; et ne ferez-vous rien pour moi?
+
+
+
+BILLET.
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+Je ne suis pas maître de mon amour, je le suis de ma vie; je
+ne puis cesser de vous offenser qu'en cessant d'exister,
+chaque battement de mon coeur est un crime, laissez-moi
+mourir.
+
+
+
+BILLET.
+CLAIRE A FREDERIC.
+
+Non, on n'est pas maître de sa vie quand celle d'un autre y
+est attachée. Malheureux! frémis du coup que tu veux porter,
+il ne t'atteindrait pas seul.
+
+
+
+BILLET.
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+Je ne résiste point.... Le ton de votre billet, ce que j'y ai
+cru voir... Ah! Claire, s'il était possible..... Puisque vous
+persistez à ne point me voir seule, permettez du moins que
+j'écrive pour m'expliquer, peut-être vous paraîtrai-je alors
+moins coupable. Demain matin, quand il me sera permis d'entrer
+chez vous pour savoir de vos nouvelles, daignez recevoir ma
+lettre.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+
+Dans l'abîme de misère où je suis descendu, s'il est un lien
+qui puisse me rattacher à la vie, je le trouve dans l'espoir
+de regagner votre estime; en vous montrant mon coeur tel qu'il
+fut, tel qu'il est animé par vous, peut-être ne rougirez-vous
+pas de l'autel où vous serez adorée jusqu'à mon dernier jour.
+
+Vous le savez, Claire, je fus élevé par une mère qui s'était
+mariée malgré le voeu de toute sa famille; l'amour seul avait
+rempli sa vie, et elle me fit passer son âme avec son lait.
+Sans cesse elle me parlait de mon père, du bonheur d'un
+attachement mutuel: je fus témoin du charme de leur union, et
+de l'excessive douleur de ma mère, lors de la mort de son
+mari, douleur qui, la consumant peu à peu, la fit périr elle-même
+quelques années après.
+
+Toutes ces images me disposèrent de bonne heure à la
+tendresse, j'y fus encore excité par l'habitation des
+montagnes. C'est dans ces pays sauvages et sublimes que
+l'imagination s'exalte et allume dans le coeur un feu qui
+finit par le dévorer; c'est là que je me créai un fantôme
+auquel je me plaisais à rendre une sorte de culte: souvent,
+après avoir gravi une de ces hauteurs imposantes où la vue
+plane sur l'immensité. Elle est là, m'écriai-je, dans une
+douce extase, celle que le ciel destine à faire la félicité de
+ma vie! Peut-être mes yeux sont-ils tournés vers le lieu où
+elle embellit pour mon bonheur; peut-être que, dans ce même
+instant où je l'appelle, elle songe à celui qu'elle doit
+aimer: alors je lui donnais des traits; je la douais de toutes
+les vertus; je réunissais sur un seul être toutes les
+qualités, tous les agrémens dont la société et les livres
+m'avaient offert l'idée; enfin, épuisant sur lui tout ce que
+la nature a d'aimable, et tout ce que mon coeur pouvait aimer,
+j'imaginai Claire!.... Mais non, ce regard, le plus puissant
+de tes charmes, ce regard que rien ne peut peindre ni définir,
+il n'appartenait qu'à toi de le posséder: l'imagination même
+ne pouvait aller jusque-là.
+
+Ma mère avait gravé dans mon âme les plus saints préceptes de
+morale et le plus profond respect pour les noeuds sacrés du
+mariage: aussi, en arrivant ici, combien j'étais loin de
+penser qu'une femme mariée, que la femme de mon bienfaiteur,
+pût être un objet dangereux pour moi! J'étais d'autant moins
+sur mes gardes, que, quoique votre premier regard eût fait
+évanouir toutes mes préventions, et que je vous eusse trouvée
+charmante, un souris fin, j'ai presque dit malin, qui effleure
+souvent vos lèvres, me faisait douter de l'excellence de votre
+coeur. Aussi n'avez-vous pas oublié peut-être que, dans ce
+temps-là j'osai vous dire plus d'une fois que votre mari
+m'était plus cher que vous, ce n'est pas que je n'éprouvasse
+dès lors une sorte de contradiction entre ma raison et mon
+coeur, et dont je m'étonnais moi-même, parce qu'elle m'avait
+toujours été étrangère. Je ne m'expliquai point comment,
+aimant votre mari davantage, je me sentais plus attiré vers
+vous; mais à force de m'interroger à cet égard, je finis par
+me dire, que, comme vous étiez plus aimable, il était tout
+simple que je préférasse votre conversation à la sienne,
+quoiqu'au fond je lui fusse plus réellement attaché. Peu à peu
+je découvris en vous, non pas plus de bonté que dans M.
+d'Albe, nul être ne peut aller plus loin que lui sur ce point,
+mais une âme plus élevée, plus tendre et plus délicate; je
+vous vis alternativement douce, sublime, touchante,
+irrésistible: tout ce qu'il y a de beau et de grand vous est
+si naturel, qu'il faut vous voir de près pour vous apprécier,
+et la simplicité avec laquelle vous exercez les vertus les
+plus difficiles, les ferait paraître des qualités ordinaires
+aux yeux d'un observateur peu attentif. Dès lors je ne cessai
+plus de vous contempler; je m'enorgueillissais de mon
+admiration, je la regardais comme le premier des devoirs,
+puisque c'était la vertu qui me l'inspirait; et, tandis que je
+ne croyais n'aimer qu'elle en vous, je m'enivrais de tous les
+poisons de l'amour. Claire, je l'avoue, dans ce temps-là, je
+sentis plusieurs fois près de vous des impressions si vives,
+qu'elles auraient pu m'éclairer; mais vous ignorez sans doute
+combien on est habile à se tromper soi-même, quand on pressent
+que la vérité nous arrachera à ce qui nous plaît; un instinct
+incompréhensible donne une subtilité à notre esprit qu'il
+avait ignorée jusque alors: à l'aide des sophismes les plus
+adroits, il éblouit la raison et subjugue la conscience.
+Cependant la mienne me parlait encore; j'éprouvais un
+mécontentement intérieur, un malaise confus, dont je ne
+voulais pas voir la véritable cause: ce fut sans doute le
+motif secret de la joie que je sentis à l'arrivée de
+mademoiselle de Raincy; en la voyant brillante de tous vos
+charmes, je lui prêtai toutes vos vertus, et je me crus sauvé.
+Je fus plusieurs jours séduit par sa figure; elle est plus
+régulièrement belle que vous; j'osai vous comparer.... Ah!
+Claire, si la terre n'a rien de plus beau qu'Adèle, le ciel
+seul peut m'offrir votre modèle!
+
+Vous m'estimez assez, j'espère, pour penser qu'il ne me fallut
+pas long-temps pour mesurer la distance qui sépare vos
+caractères; je me rappelle qu'un jour où vous me fîtes son
+éloge, en me laissant entrevoir le dessein de nous unir, je
+fus humilié que vous pussiez penser qu'après vous avoir connue
+je pusse me contenter d'Adèle, et que vous m'estimassiez assez
+peu pour croire que si la beauté pouvait m'émouvoir, il ne me
+fallût pas autre chose pour me fixer. O Claire! m'écriai-je
+souvent en m'adressant à votre image, si vous voulez qu'on
+puisse aimer une autre femme que vous, cessez d'être le
+parfait modèle qu'elles devraient toutes imiter: ne nous
+montrez plus qu'elles peuvent unir l'esprit à la franchise,
+l'activité à la douceur, et remplir avec dignité tous les
+petits devoirs auxquels leur sexe et leur sort les
+assujettissent.... Claire, je ne m'avouais point encore que je
+vous aimais; mais souvent, lorsqu'attiré vers vous par mon
+coeur, encouragé par la touchante expression de votre amitié,
+je me sentais prêt à vous serrer dans mes bras, par un
+mouvement dont je ne me rendais pas compte, je m'éloignais
+avec effort, je n'osais ni vous regarder, ni toucher votre
+main, je repoussais même jusqu'à l'impression de votre
+vêtement; enfin, je faisais par instinct ce que j'aurais dû
+faire par raison. Cependant un jour.... Claire, oserai-je vous
+le dire? un jour vous me priâtes de dénouer les rubans de
+votre voile; en y travaillant, mes yeux fixèrent vos charmes,
+un mouvement plus prompt que la pensée m'attira, j'osai porter
+mes lèvres sur votre cou: je tenais Adolphe entre mes bras,
+vous crûtes que c'était lui, je ne vous détrompai pas, mais
+j'emportai un trouble dévorant, une agitation tumultueuse;
+j'entrevis la vérité, et j'eus horreur de moi-même.
+
+Enfin ce jour, ce jour fatal où ma lâche faiblesse vous a
+appris ce que vous n'auriez jamais dû entendre, combien
+j'étais éloigné de penser qu'il dût finir ainsi! Dès le matin
+j'avais été parcourir la campagne, et, m'élevant avec une
+piété sincère vers l'auteur de mon être, je l'avais conjuré de
+me garantir d'une séduction dont la cause était si belle et
+l'effet si funeste. Ces élans religieux me rendirent la paix;
+il me sembla que Dieu venait de se placer entre nous deux, et
+j'osai me rapprocher de vous.
+
+De même qu'un calme parfait est souvent le précurseur des plus
+violentes tempêtes, un repos qui m'était inconnu depuis long-temps
+avait rempli ma journée. J'acceptai avec empressement la
+promenade proposée par M. d'Albe, afin de revoir cette nature
+dont la bienfaisante influence m'avait été si salutaire le
+matin: mais je la revis avec vous, et elle ne fut plus la
+même: la terre ne m'offrait que l'empreinte de vos pas; le
+ciel, que l'air que vous respiriez; un voile d'amour répandu
+sur toute la nature m'enveloppait délicieusement, et me
+montrait votre image dans tous les objets que je fixais.
+Enfin, Claire, à cet instant où je vous vis prête à sacrifier
+vos jours pour votre fils, et où je craignis pour votre vie,
+alors seulement je sentis tout ce que vous étiez pour moi.
+Témoin de la sensibilité courageuse qui vous fit étancher une
+horrible blessure, de cette inépuisable bonté qui vous
+indiquait tous les moyens de consoler des malheureux, je me
+dis que le plus méprisable des êtres serait celui qui pourrait
+vous voir sans vous adorer, si ce n'était celui qui oserait
+vous le dire.
+
+Ce fut dans ces dispositions, Claire, que je sortis de cette
+chaumière où vous aviez paru comme une déité bienfaisante: la
+faible lueur de la lune jetait sur l'univers quelque chose de
+mélancolique et de tendre; l'air doux et embaumé était
+imprégné de volupté; le calme qui régnait autour de nous
+n'était interrompu que par le chant plaintif du rossignol;
+nous étions seuls au monde..... Je devinai le danger, et j'eus
+la force de m'éloigner de vous; ce fut alors que vous vous
+approchâtes, je vous sentis et je fus perdu; la vérité,
+renfermée avec effort, s'échappa brûlante de mon sein, et vous
+me vîtes aussi coupable, aussi malheureux qu'il est donné à un
+mortel de l'être. Dans ce moment où je venais de me livrer
+avec frénésie à tout l'excès de ma passion, dans ce moment où
+vous me rappeliez combien elle outrageait mon bienfaiteur, où
+l'image de mon ingratitude, toute horrible qu'elle était, ne
+combattait que faiblement la puissance qui m'attirait vers
+vous, je vois mon père.... Egaré, éperdu, je veux fuir; vous
+m'ordonnez de rentrer et de feindre. Feindre, moi! je crus
+qu'il était plus facile de mourir que d'obéir, je me trompai;
+l'impossible n'est plus quand c'est Claire qui le commande;
+son pouvoir sur moi est semblable à celui de Dieu même; il ne
+s'arrête que là où commence mon amour.
+
+Claire, je ne veux pas vous tromper: si dans vos projets sur
+moi vous faites entrer l'espoir de me guérir un jour, vous
+nourrissez une erreur; je ne puis ni ne veux cesser de vous
+aimer; non, je ne le veux point: il n'est aucune portion de
+moi-même qui combatte l'adoration que je te porte. Je veux
+t'aimer, parce que tu es ce qu'il y a de meilleur au monde, et
+que ma passion ne nuit à personne; je veux t'aimer enfin,
+parce que tu me l'ordonnes: ne m'as-tu pas dit de vivre?
+
+Ecoutez, Claire, j'ai examiné mon coeur, et je ne crois point
+offenser mon père en vous aimant. De quel droit voudrait-il
+qu'on vous connût sans vous apprécier, et qu'est-ce que mon
+amour lui ôte? Ai-je jamais conçu l'espoir, ai-je même le
+desir que vous répondiez à ma tendresse? Ah! gardez-vous de le
+croire! j'en suis si loin, que ce serait pour moi le plus
+grand des malheurs; car ce serait le seul, l'unique moyen de
+m'arracher mon amour; Claire méprisable n'en serait plus
+digne; Claire méprisable ne serait plus vous: cessez d'être
+parfaite, cessez d'être vous-même, et de ce moment je ne vous
+crains plus.
+
+D'après cette déclaration, étonnante peut-être, mais vraie,
+mais sincère, que risquez-vous en vous laissant aimer?
+Permettez-moi de toujours adorer la vertu, et de lui prêter
+vos traits pour m'encourager à la suivre; alors il n'y a rien
+dont elle ne me rende capable. Ma raison, mon âme, ma
+conscience, ne sont plus qu'une émanation de vous; c'est à
+vous qu'appartient le soin de ma conduite future. Je vous
+remets mon existence entière, et vous rends responsable de la
+manière dont elle sera remplie; si votre cruauté me repousse,
+s'il m'est défendu de vous approcher, tous les ressorts de mon
+être se détendent, je tombe dans le néant. Eloigné de vous, je
+me perds dans un vague immense, où je ne distingue plus la
+vertu, l'humanité ni l'honneur. O céleste Claire! laisse-moi
+te voir, t'entendre, t'adorer! je serai grand, vertueux,
+magnanime; un amour chaste comme le mien ne peut offenser
+personne, c'est un enfant du ciel à qui Dieu permet d'habiter
+la terre.
+
+Je ne quitterai point ce séjour, j'y veux employer chaque
+instant de ma vie à vous imiter, en faisant le bonheur de mon
+père. Ce digne homme se plaît avec moi, il m'a prié de diriger
+les études de son fils; Claire, je m'attache à votre maison, à
+votre sort, à vos enfans, je veux devenir une partie de vous-même,
+en dépit de vous-même: c'est là mon destin, je n'en
+aurai point d'autre; ne me parlez plus de liens, de mariage,
+tout est fini pour moi, et ma vie est fixée.
+
+Je vous promets de révérer en silence l'objet sacré de mon
+culte: dévoré d'amour et de desirs, ni mes paroles ni mes
+regards ne vous dévoileront mon trouble; vous finirez par
+oublier ce que j'ai osé vous dire, et je vous jure de ne
+jamais vous rappeler ce souvenir. Claire, si ma situation vous
+paraissait pénible, si votre tendre coeur était ému de
+compassion, ne me plaignez point; il est dans votre dernier
+billet un mot!.... Source d'une illusion ravissante, il m'a
+fait goûter un moment tout ce que l'humanité peut attendre de
+félicité! O Claire! ne m'ôte point mon erreur! qu'y gagnerais-tu?
+Je sais que c'en est une; mais elle m'enchante, me
+console; c'est elle qui doit essuyer toutes mes larmes,
+laisse-moi ce bien précieux: ce n'était pas ta volonté de me
+le donner; je l'ai saisi afin de pouvoir t'obéir quand tu m'as
+commandé de vivre: aurais-tu la barbarie de me l'arracher?
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+CLAIRE A FREDERIC.
+
+
+Votre lettre m'a fait pitié; si ce n'était celle d'un
+malheureux qu'il faut guérir, ce serait celle d'un insensé que
+je devrais chasser de chez moi; le délire de votre raison peut
+seul vous aveugler sur les contradictions dont elle est
+remplie. Ce mot que je devrais désavouer, ce mot qui seul vous
+a rattaché à la vie, n'est-il pas le même qui rendrait Claire
+méprisable à vos yeux, si elle osait le prononcer? Et jamais
+amour chaste fut-il dévoré de desirs, et déroba-t-il de
+coupables faveurs? Malheureux! rentrez en vous-même; votre
+coeur vous apprendra qu'il n'est point d'amour sans espoir, et
+que vous nourrissez le criminel desir de séduire la femme de
+votre bienfaiteur. Il se peut que la faiblesse que j'ai eue de
+vous écouter, de vous répondre, celle que j'ai de tolérer
+votre présence après l'inconcevable serment que vous faites de
+m'aimer toujours, autorise votre téméraire espoir; mais sachez
+que quand même mon coeur m'échapperait, vous n'en seriez pas
+plus heureux, et que Claire serait morte avant d'être
+coupable.
+
+Je répondrai dans un autre moment à votre lettre, je ne le
+puis à présent.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Ah! qu'as-tu dit, ma tendre amie? de quelle horrible lumière
+viens-tu frapper mes yeux? Qui! moi! j'aimerais! Tu le penses,
+et tu me parles encore! et tu ne rougis pas de ce nom d'amie
+que j'ose te donner? Quoi! sous les yeux du plus respectable
+des hommes, mon époux; parjure à mes sermens, j'aimerais le
+fils de son adoption? le fils que sa bonté a appelé ici, et
+que sa confiance a remis entre mes mains? Au lieu des vertueux
+conseils dont j'avais promis de pénétrer son coeur, je lui
+inspirerais une passion criminelle? Au lieu du modèle que je
+devais lui offrir, je la partagerais?..... O honte! chaque mot
+que je trace est un crime, et j'en détourne la vue en
+frémissant. Dis, Elise, dis-moi, que faut-il faire? Si tu
+m'estimes encore assez pour me guider, soutiens-moi dans cet
+abîme dont tu viens de me découvrir toute l'horreur; je suis
+prête à tout, il n'est point de sacrifice que je ne fasse.
+Faut-il cesser de le voir, le chasser, percer son coeur et le
+mien? je m'y résoudrai, la vertu m'est plus chère que ma vie,
+que la sienne.... L'infortuné! dans quel état il est! Il se
+tait, il se consume en silence, et pour prix d'un pareil
+effort, je lui dirai: "Sors d'ici, va expirer de misère et de
+désespoir; tu ne voulais que me voir, ce seul bien te
+consolait de tout, eh bien! Je te le refuse...." Elise, il me
+semble le voir les yeux attachés sur les miens; leur muette
+expression me dit tout ce qu'il éprouve, et tu m'ordonnerais
+d'y résister! Quoi! ne peut-on chérir l'honnêteté sans être
+barbare et dénaturée, et la vertu demanda-t-elle jamais des
+victimes humaines? Laisse, laisse-moi prendre des moyens plus
+doux; pourquoi déchirer les plaies au lieu de les guérir? Sans
+doute je veux qu'il s'éloigne; mais il faut que mon amitié l'y
+prépare; il faut trouver un prétexte; le goût des voyages en
+est un: c'est une curiosité louable à son âge, et je ne doute
+pas que M. d'Albe ne consente à la satisfaire. Repose-toi sur
+moi, Elise, du soin de me séparer de Frédéric. Ah! j'y suis
+trop intéressée pour n'y pas réussir!
+
+Comment t'exprimer ce que je souffre? Adèle est partie hier,
+et depuis ce moment mon mari, inquiet sur ma santé, me quitte
+le moins qu'il peut; il faut que je dévore mes larmes: je
+tremble qu'il n'en voie la trace et qu'il n'en devine la
+cause; il s'étonne de ce que j'interdis ma chambre à tout le
+monde. "Ma bonne amie, me disait-il tout à l'heure, pourquoi
+n'admettre que moi et vos enfans auprès de vous? Est-ce que
+mon Frédéric vous déplaît?" Cette question si simple m'a fait
+tressaillir; j'ai cru qu'il m'avait devinée et qu'il voulait
+me sonder. O tourmens d'une conscience agitée! c'est ainsi que
+je soupçonne dans le plus vrai, le meilleur des hommes, une
+dissimulation dont je suis seule coupable; et je vois trop que
+la première peine du méchant est de croire que les autres lui
+ressemblent.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Ce matin, pour la première fois, je me suis présentée au
+déjeûner; j'étais pâle et abattue. Frédéric était là, il
+lisait auprès de la cheminée: en me voyant entrer, il a changé
+de couleur, il a posé son livre et s'est approché de moi; je
+n'ai point osé le regarder; mon mari a avancé un fauteuil; en
+le retournant, mes yeux se sont fixés sur la glace: j'ai
+rencontré ceux de Frédéric, et, n'en pouvant soutenir
+l'expression, je suis tombée sans force sur mon siége.
+Frédéric s'est avancé avec effroi. M. d'Albe, aussi effrayé
+que lui, m'a remise entre ses bras pendant qu'il allait
+chercher des sels dans ma chambre. Le bras de Frédéric était
+passé autour de mon corps; je sentais sa main sur mon coeur,
+tout mon sang s'y est porté: il le sentait battre avec
+violence. "Claire, m'a-t-il dit à demi-voix, et moi aussi, ce
+n'est plus que là qu'est le mouvement et la vie.... Dis-moi,
+a-t-il ajouté en penchant son visage vers le mien, dis-moi, je
+t'en conjure, que ce n'est pas la haine qui le fait palpiter
+ainsi." Elise, je respirais son souffle, j'en étais embrasée,
+je sentais ma tête s'égarer... Dans mon effroi, j'ai repoussé
+sa main; je me suis relevée: "Laissez-moi, lui ai-je dit, au
+nom du ciel, laissez-moi, vous ne savez pas le mal que vous me
+faites." Mon mari est rentré, ses soins m'ont ranimée: quand
+j'ai été un peu remise, il m'a exprimé toute l'inquiétude que
+mon état lui cause. "Je ne vous ai jamais vue si étrangement
+souffrante. Ma Claire, m'a-t-il dit, je crains que la cause de
+ce changement ne soit une révolution de lait; laissez-moi, je
+vous en conjure, faire appeler quelque médecin éclairé."
+Elise, mon coeur s'est brisé, il ne peut soutenir le pesant
+fardeau d'une dissimulation continuelle; en voyant l'erreur où
+je plongeais mon mari, en sentant près de moi le complice trop
+aimé de ma faute, j'aurais voulu que la terre nous engloutît
+tous deux. J'ai pressé les mains de M. d'Albe sur mon front:
+"Mon ami, lui ai-je répondu, je me sens en effet bien malade;
+mais ne me refusez pas vos soins, guérissez-moi, sauvez-moi,
+remettez-moi en état de consacrer mes jours à votre bonheur;
+quels qu'en soient les moyens, soyez sûr de ma
+reconnaissance." Il a paru surpris: j'ai frémi d'en avoir trop
+dit; alors, tâchant de lui donner le change, j'ai attribué au
+bruit et au grand jour la faiblesse de ma tête, et j'ai
+demandé à rentrer chez moi. Il a prié Frédéric de lui aider à
+me soutenir. Je n'aurais pu refuser son bras sans éveiller des
+soupçons qu'il ne faut peut-être qu'un mot pour faire naître;
+mais, Elise, te le dirai-je? en levant les yeux sur Frédéric,
+j'ai cru y voir quelque chose de moins triste que d'attendri;
+j'ai même cru y démêler un léger mouvement de plaisir..... Ah!
+je n'en doute plus! ma faiblesse lui aura révélé mon secret.
+Mon trouble devant M. d'Albe ne lui aura point échappé; il
+aura vu mes combats; ils lui auront appris qu'il est aimé, et
+peut-être jouissait-il d'un désordre qui lui marquait son
+pouvoir..... Elise, cette idée me rend à la fierté et au
+courage. Crois-moi, je saurai me vaincre et le désabuser; il
+est temps que ce tourment finisse: ta lettre m'a dicté mon
+devoir, et du moins suis-je digne encore de t'entendre! Je
+vais lui écrire; oui, ma tendre amie, j'y suis résolue; il
+partira: qu'il se distraie, qu'il m'oublie, le ciel m'est
+témoin que ce voeu est sincère; et moi, pour retrouver des
+forces contre lui, je vais relire cette lettre où tu me peins
+les devoirs d'épouse et de mère sous des couleurs qu'il
+n'appartenait qu'à ma digne amie de savoir trouver. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+CLAIRE A FREDERIC.
+
+
+J'ignore jusqu'où la vertu a perdu ses droits sur votre âme,
+et si l'amour que je vous inspire vous a dégradé au point de
+n'être plus capable d'une action courageuse et honnête; mais
+je vous déclare que si dans deux jours vous n'avez pas exécuté
+ce que je vais vous prescrire, Claire aura cessé de vous
+estimer.
+
+Mon mari vous aime et en fait son bonheur; j'ai voulu, et je
+veux encore lui laisser ignorer un égarement qui détruirait
+son repos, et peut-être son amitié; mais, en lui taisant la
+vérité, j'ai dû m'imposer la loi d'agir comme il le ferait si
+elle lui était connue. Partez donc, Frédéric, quittez un lieu
+que vous remplissez de trouble: allez purifier votre coeur, et
+surtout oubliez une femme que les plus saints devoirs vous
+ordonnaient de respecter: je ne vous reverrai qu'alors.
+
+Le goût des voyages est un des plus vifs chez les jeunes gens:
+prenez ce prétexte pour vous éloigner d'ici; exprimez à votre
+père le desir d'aller vous instruire en parcourant de
+nouvelles contrées: l'excellent homme que vous offensez
+s'affligera de votre absence, mais sacrifiera son propre
+plaisir à celui d'un ingrat qui l'en récompense si mal.
+Aussitôt que vous aurez obtenu sa permission, que je hâterai
+de tous mes efforts, vous vous éloignerez sans tarder. Je vous
+défends de me voir seule, je ne recevrai point vos adieux; ne
+vous imaginez pas néanmoins que je croie cette précaution
+nécessaire à mon repos: non, l'honnêteté est un besoin pour
+moi, et non pas un effort; et, si elle pouvait être jamais
+ébranlée, ce ne serait pas par l'homme qui, se laissant
+dominer par un penchant coupable, l'excuse au lieu de le
+combattre, et humilie celle qui en est l'objet, en la rendant
+cause de l'avilissement où il est réduit.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+
+Qu'est-il nécessaire d'insulter avec froideur la victime qu'on
+dévoue à la mort? Qu'aviez-vous besoin, pour me la donner, de
+me parler de votre haine? L'ordre de mon départ suffisait;
+mais il vous était doux de me montrer à quel point je vous
+suis odieux: je n'ai point reconnu Claire à cette barbarie.
+
+Vous le voyez, je suis de sang-froid; votre lettre a glacé les
+terribles agitations de mon sang, et je suis en état de
+raisonner.
+
+Pourquoi dois-je partir, Claire? Si c'est pour votre époux, et
+que le sentiment que je porte en mon coeur soit un outrage
+pour lui, où trouverez-vous un point de l'univers où je puisse
+cesser de l'offenser? Sous les pôles glacés, sous le brûlant
+tropique, tant que mon coeur battra dans mon sein, Claire y
+sera adorée; si c'est une froide pitié qui vous intéresse à
+moi, je la rejette; ce n'est point elle qui trouvera les
+moyens d'adoucir mes maux, et vous me rendez trop malheureux
+pour que je vous laisse l'arbitre de mon sort. Claire,
+l'intérêt de votre repos pouvait seul me chasser d'ici; mais
+votre estime même est trop chère à ce prix, et s'il faut
+m'éloigner de vous, je ne connais plus qu'un asile.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Où suis-je, Elise, et qu'ai-je fait? Une effrayante fatalité
+me poursuit; je vois le précipice où je me plonge, et il me
+semble qu'une main invisible m'y pousse malgré moi. C'était
+peu qu'un criminel amour eût corrompu mon coeur, il me
+manquait d'en faire l'aveu. Entraînée par une puissance contre
+laquelle je n'ai point de force, Frédéric connaît enfin
+l'excès d'une passion qui fait de ton amie la plus méprisable
+des créatures...... Je ne sais pourquoi je t'écris encore; il
+est des situations qui ne comportent aucun soulagement, et ta
+pitié ne peut pas plus m'arracher mes remords que tes conseils
+réparer ma faute. L'éternel repentir s'est attaché à mon
+coeur; il le dévore. Je n'ose mesurer l'abîme où je me perds,
+et je ne sais où poser les bornes de ma faiblesse... J'adore
+Frédéric, je ne vois plus que lui seul au monde; il le sait,
+je me plais à le lui répéter; s'il était là, je le lui dirais
+encore: car, dans l'égarement où je suis en proie, je ne me
+reconnais plus moi-même..... Je voulais t'écrire tout ce qui
+vient de se passer; mais je ne le puis: ma main tremblante
+peut à peine tracer ces lignes mal assurées... Dans un instant
+plus calme, peut-être..... Ah! qu'ai-je dit? le calme, la
+paix, il n'en est plus pour moi!
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Depuis trois jours, Elise, j'ai essayé en vain de t'écrire, ma
+main se refusait à tracer les preuves de ma honte; je le ferai
+pourtant, j'ai besoin de ton mépris, je le mérite et le
+demande, ton indulgence me serait odieuse; ma faute ne doit
+pas rester impunie, et le pardon m'humilierait plus que les
+reproches. Songe, Elise, que tu ne peux plus m'aimer sans
+t'avilir, et laisse-moi la consolation de m'estimer encore
+dans mon amie.
+
+La lettre de Frédéric (1) [(1) Lettre XXV.], que tu trouveras
+ci-jointe, m'avait rendu une sorte de dignité; je m'étonnais
+d'avoir pu craindre un homme qui osait me dire qu'il
+dédaignait mon estime; impatiente de lui prouver qu'il l'avait
+perdue, j'ai vaincu ma faiblesse pour paraître à dîner: mon
+air était calme et imposant; j'ai fixé Frédéric avec hauteur,
+et, uniquement occupée de mon mari et de mes enfans, j'ai
+répondu à peine à deux ou trois questions qu'il m'a adressées,
+et je trouvais une jouissance cruelle à lui montrer le peu de
+cas que je faisais de lui. En sortant de table, Adolphe s'est
+assis sur mes genoux; il m'a rendu compte des différentes
+études qui l'avaient occupé pendant mon indisposition; c'était
+toujours son cousin Frédéric qui lui avait appris ceci, cela;
+jamais une leçon ne l'ennuie quand c'est son cousin Frédéric
+qui la donne. "C'est si amusant de lire avec lui! me disait
+mon fils, il m'explique si bien ce que je ne comprends pas!
+Cependant, ce matin, il n'a jamais voulu m'apprendre ce que
+c'était que _la vertu:_ il m'a dit de te le demander, maman! -
+C'est la force, mon fils, ai-je répondu, c'est le courage
+d'exécuter rigoureusement tout ce que nous sentons être bien,
+quelque peine que cela nous fasse; c'est un mouvement grand,
+généreux, dont ton père t'offre souvent l'exemple, dont la
+seule idée m'attendrit, mais dont ton cousin ne pouvait pas te
+donner l'explication." En disant ces derniers mots, que
+Frédéric seul a entendus, j'ai jeté sur lui un regard de
+dédain.... O mon Elise! Il était pâle, des larmes roulaient
+dans ses yeux, tous ses traits exprimaient le désespoir; mais,
+soumis à sa promesse de dissimuler toutes ses sensations
+devant mon mari, il continuait à causer avec une apparence de
+tranquillité. M. d'Albe, les yeux fixés sur un livre, ne
+remarquait pas l'état de son ami, et répondait sans le
+regarder. Pour moi, Elise, dès cet instant toutes mes
+résolutions furent changées; je trouvai que j'avais été dure
+et barbare: j'aurais donné ma vie pour adresser à Frédéric un
+mot tendre qui pût réparer le mal que je lui avais fait, et,
+pour la première fois, je souhaitai de voir sortir M.
+d'Albe..... Le jour baissait: plongée dans la rêverie, j'avais
+cessé de causer, et mon mari, n'y voyant plus à lire, me
+demande un peu de musique. J'y consens; Frédéric m'apporte ma
+harpe: je chante, je ne sais trop quoi; je me souviens
+seulement que c'était une romance, que Frédéric versait des
+pleurs, et que les miens, que je retenais avec effort,
+m'étouffaient en retombant sur mon coeur. A cet instant,
+Elise, un homme vient demander mon mari; il sort: un instinct
+confus du danger où je suis me fait lever précipitamment pour
+le suivre; ma robe s'accroche aux pédales, je fais un faux
+pas; je tombe: Frédéric me reçoit dans ses bras; je veux
+appeler, les sanglots éteignent ma voix; il me presse
+fortement sur son sein... A ce moment tout a disparu, devoirs,
+époux, honneur; Frédéric était l'univers, et l'amour, le
+délicieux amour, mon unique pensée. "Claire, s'est-il écrié,
+un mot, un seul mot, dis quel sentiment t'agite? -- Ah! lui ai-je
+répondu, éperdue, si tu veux le savoir, crée-moi donc des
+expressions pour le peindre!" Alors je suis retombée sur mon
+fauteuil; il s'est précipité à mes pieds: je sentais ses bras
+autour de mon corps; la tête appuyée sur son front, respirant
+son haleine, je ne résistais plus. "O femme idolâtrée! a-t-il
+dit, quelles inexprimables délices j'éprouve en ce moment! la
+félicité suprême est dans mon âme.... Oui, tu m'aimes, oui,
+j'en suis sûr; le délire du bonheur où je suis n'était réservé
+qu'au mortel préféré par toi. Ah! que je l'entende encore de
+ta bouche adorée, ce mot dont la seule espérance a porté
+l'ivresse dans tous mes sens! -- Si je t'aime, Frédéric!
+oses-tu le demander? imagine ce que doit être une passion qui
+réduit Claire dans l'état où tu la vois: oui, je t'aime avec
+ardeur, avec violence; et, dans ce moment même, où j'oublie,
+pour te le dire, les plus sacrés devoirs, je jouis de l'excès
+d'une faiblesse qui te prouve celui de mon amour." O souvenir
+ineffaçable de plaisir et de honte! A cet instant les lèvres
+de Frédéric ont touché les miennes; j'étais perdue, si la
+vertu, par un dernier effort, n'eût déchiré le voile de
+volupté dont j'étais enveloppée: m'arrachant d'entre les bras
+de Frédéric, je suis tombée à ses pieds. "O épargne-moi, je
+t'en conjure, me suis-je écriée; ne me rends pas vile, afin
+que tu puisses m'aimer encore. Dans ce moment de trouble, où
+je suis entièrement soumise à ton pouvoir, tu peux, je le
+sais, remporter une facile victoire; mais si je suis à toi
+aujourd'hui, demain je serai dans la tombe; je le jure au nom
+de l'honneur que j'outrage, mais qui est plus nécessaire à
+l'âme de Claire que l'air qu'elle respire: Frédéric! Frédéric!
+contemple-la, prosternée, humiliée à tes pieds, et mérite son
+éternelle reconnaissance, en ne la rendant pas la dernière des
+créatures! -- Lève-toi, m'a-t-il dit en s'éloignant, femme
+angélique, objet de ma profonde vénération et de mon immortel
+amour! Ton amant ne résiste point à l'accent de ta douleur;
+mais, au nom de ce ciel dont tu es l'image, n'oublie pas que
+le plus grand sacrifice dont la force humaine soit capable, tu
+viens de l'obtenir de moi." Il est sorti avec précipitation;
+je suis rentrée chez moi égarée; un long évanouissement a
+succédé à ces vives agitations. En recouvrant mes sens, j'ai
+vu mon époux près de mon lit, je l'ai repoussé avec effroi,
+j'ai cru voir le souverain arbitre des destinées qui allait
+prononcer mon arrêt. "Qu'avez-vous, Claire? m'a-t-il dit d'un
+ton douloureux; chère et tendre amie, c'est votre époux qui
+vous tend les bras." J'ai gardé le silence, j'ai senti que si
+j'avais parlé j'aurais tout dit: peut-être l'aurais-je dû, mon
+instinct m'y poussait: l'aveu a erré sur mes lèvres; mais la
+réflexion l'a retenu. Loin de moi cette franchise barbare, qui
+soulageait mon coeur aux dépens de mon digne époux! En me
+taisant, je reste chargée de mon malheur et du sien; la vérité
+lui rendrait la part des chagrins qui doivent être mon seul
+partage. Homme trop respectable! vous ne supporteriez pas
+l'idée de savoir votre femme, votre amie, en proie aux
+tourmens d'une passion criminelle; et l'obligation de mépriser
+celle qui faisait votre gloire, et de chasser de votre maison
+celui que vous aviez placé dans votre coeur, empoisonnerait
+vos derniers jours; je verrais votre visage vénérable, où ne
+se peignit jamais que la bienfaisance et l'humanité, altéré
+par le regret de n'avoir aimé que des ingrats, et couvert de
+la honte que j'aurais répandue sur lui; je vous entendrais
+appeler une mort que le chagrin accélérerait peut-être, et je
+joindrais ainsi au remords du parjure tout le poids d'un
+homicide. O misérable Claire! ton sang ne se glace-t-il pas à
+l'aspect d'une pareille image? Est-ce bien toi qui es parvenue
+à ce comble d'horreur? et peux-tu te reconnaître dans la femme
+infidèle qui n'oserait avouer ce qui se passe dans son coeur
+sans porter la mort dans celui de son époux? Quoi! un pareil
+tableau ne te fera-t-il pas abjurer la détestable passion qui
+te consume? ne te fera-t-il pas abhorrer l'odieux complice de
+ta faute, Frédéric!.... Frédéric! qu'ai-je dit! moi le haïr!
+moi renoncer à ce bonheur pour lequel il n'est point
+d'expression! à ce bonheur de l'entendre dire qu'il m'aime! le
+chasser de cet asile, ne plus l'espérer, ni le voir, ni
+l'entendre! Eh! quels sont les crimes qui ne seraient pas trop
+punis par de pareils sacrifices? et comment ai-je mérité de me
+les imposer? Retirée du monde, j'étais paisible dans ma
+retraite; heureuse du bonheur de mon mari, je ne formais aucun
+desir: il m'amène un jeune homme charmant, doué de tout ce que
+la vertu a de grand, l'esprit d'aimable, la candeur de
+séduisant; il me demande mon amitié pour lui, il nous laisse
+sans cesse ensemble; le matin, le soir, partout je le vois,
+partout je le trouve; toujours seuls, sous des ombrages, au
+milieu des charmes d'une nature qui s'anime, il aurait fallu
+que nous fussions nés pour nous haïr, si nous ne nous étions
+pas aimés. Imprudent époux! pourquoi réunir ainsi deux êtres
+qu'une sympathie mutuelle attirait l'un vers l'autre, deux
+êtres qui, vierges à l'amour, pouvaient en ressentir toutes
+les premières impressions sans s'en douter! Pourquoi surtout
+les envelopper de ce dangereux voile d'amitié, qui devait être
+un si long prétexte pour se cacher leurs vrais sentimens!
+C'était à vous, à votre expérience, à prévoir le danger et à
+nous en préserver: loin de là, quand votre main elle-même nous
+en approche, le couvre de fleurs et nous y pousse, pourquoi,
+terrible et menaçant, venir nous reprocher une faute qui est
+la vôtre, et nous ordonner de l'expier par le plus douloureux
+supplice?.... Qu'ai-je dit, Elise; c'est Frédéric que j'aime,
+et c'est mon époux que j'accuse! Ce Frédéric, qui m'a vue
+entre ses bras, faible et sans défense, c'est lui que je veux
+garder ici! O Elise! tu seras bien changée, si tu reconnais
+ton amie dans celle qu'une pareille situation peut laisser
+incertaine sur le parti qu'elle doit prendre.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+
+Femme, femme trop enchanteresse, qui es-tu pour faire entrer
+dans mon coeur les sentimens les plus opposés, pour me faire
+passer tout à coup de l'excès du bonheur à celui de
+l'infortune? Ces yeux si touchans, qu'il est impossible de
+regarder sans la plus vive émotion, ces yeux qui
+n'appartiennent qu'à Claire, l'idole chérie de mon coeur, la
+première femme que j'aie aimée, la seule que j'aimerai jamais;
+ces yeux où elle me permettait hier de lire l'expression de la
+tendresse, sont voilés aujourd'hui par la douleur et la
+sévérité; et mon âme, où tu règnes despotiquement, mon âme,
+qui n'a maintenant plus de sentimens que tu n'aies fait
+naître, gémit de ta peine sans en connaître la cause. O ma
+douce, ma charmante amie! garde-toi bien de te croire
+coupable, ni de t'affliger du bonheur que tu m'as donné; le
+repentir ne doit point entrer dans une âme dont le mal
+n'approcha jamais. Toi, craindre le crime, Claire! ton seul
+regard le tuerait. Femme adorée et trop craintive, oses-tu
+penser que la divinité qui te forma à son image, nous entraîne
+vers le vice par tout ce que la félicité a de plus doux! Non,
+non; ces élans, ces transports, ces émotions enchanteresses me
+rassurent contre le remords, et je me sens trop heureux pour
+me croire criminel. Ah! laisse-moi retrouver ces instans où,
+t'enlaçant dans mes bras et respirant ton souffle, j'ai
+recueilli sur tes lèvres tout ce que l'immensité de l'univers
+et de la vie peut donner de félicité à un mortel.
+
+Claire, tu m'as éloigné de toi, mais je ne t'ai point quittée;
+mon imagination te plaçait sur mon sein, je t'inondais de
+caresses et de larmes; ma bouche avide pressait la tienne:
+Claire ne s'en défendait point, Claire partageait mes
+transports; sans autre guide que son coeur et la nature, elle
+oubliait le monde, ne sentait que l'amour, ne voyait que son
+amant; nous étions dans les cieux. Ah! Claire, ce n'est pas là
+qu'est le crime.
+
+Claire, je t'idolâtre avec frénésie, ton image me dévore, ton
+approche me brûle; trop de feux me consument: il faut mourir
+ou les satisfaire. Laisse-moi te voir, je t'en conjure; ne me
+fuis point, laisse-moi te presser encore une fois entre mes
+bras: je les étends pour te saisir; mais c'est une ombre qui
+m'échappe. Je t'écris à genoux, mon papier est baigné de mes
+pleurs! O Claire! un de tes baisers, un seul encore! Il est
+des plaisirs trop vifs pour pouvoir les goûter deux fois sans
+mourir.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+
+Je ne puis dormir; j'erre dans ta maison, je cherche la
+dernière place que tu as occupée; ma bouche presse ce fauteuil
+où ton bras reposa long-temps; je m'empare de cette fleur
+échappée de ton sein; je baise la trace de tes pas, je
+m'approche de l'appartement où tu dors, de ce sanctuaire qui
+serait l'objet de mes ardens desirs, s'il n'était celui de mon
+profond respect. Mes larmes baignent le seuil de ta porte;
+j'écoute si le silence de la nuit ne me laissera pas
+recueillir quelqu'un de tes mouvemens...... J'écoute.... O
+Claire! Claire! je n'en doute pas, j'ai entendu des sanglots.
+Mon amie, tu pleures! qui peut donc causer ta peine (1) [(1)
+S'il ne faisait pas cette question, il serait un monstre; car
+la folie de l'amour ne serait pas complète.]? Quand je te
+dois un bonheur dont le reste du monde ne peut concevoir
+l'idée, puisque nul mortel ne fut aimé de toi, qui peut
+t'affliger encore? Claire, que ton amour est faible, s'il te
+laisse une pensée ou un sentiment qui ne soit pas pour lui, et
+si sa puissance n'a pas anéanti toutes les autres facultés de
+ton âme! Pour moi, il n'est plus de passé ni d'avenir: absorbé
+par toi, je ne vois que toi, je n'ai plus un instant de ma vie
+qui ne soit à toi; tous les autres êtres sont nuls et
+anéantis; ils passent devant moi comme des ombres: je n'ai
+plus de sens pour les voir, ni de coeur pour les aimer.
+Amitié, devoir, reconnaissance, je ne sens plus rien, l'amour,
+l'ardent amour a tout dévoré; il a réuni en un seul point
+toutes les parties sensibles de mon être, et il y a placé
+l'image de Claire: c'est là le temple où je te recueille, où
+je t'adore en silence, quand tu es loin de moi; mais si
+j'entends le son de ta voix, si tu fais un mouvement, si mes
+regards rencontrent tes regards, si je te presse doucement sur
+mon sein... alors ce n'est plus seulement mon coeur qui
+palpite, c'est tout mon être, c'est tout mon sang, qui
+frémissent de desir et de plaisir, un torrent de volupté sort
+de tes yeux et vient inonder mon âme. Perdu d'amour et de
+tendresse, je sens que tout moi s'élance vers toi, je voudrais
+te couvrir de baisers, recevoir ton haleine, te tenir dans mes
+bras, sentir ton coeur battre contre mon coeur, et m'abîmer
+avec toi dans un océan de bonheur et de vie.... Mais, ô ma
+Claire! Seule, tu réunis ce mélange inconcevable de décence et
+de volupté qui éloigne et attire sans cesse, et qui éternise
+l'amour. Seule, tu réunis ce qui commande le respect et ce qui
+allume les desirs; mais comment exprimer ce qu'est et ce
+qu'inspire une femme enchanteresse, la plus parfaite de toutes
+les créatures, l'image vivante de la divinité? et quelle
+langue sera digne d'elle? Je sens que mes idées se troublent
+devant toi comme devant un ange descendu du ciel: rempli de
+ton image adorée, je n'ai plus d'autre sentiment que l'amour
+et l'adoration de tes perfections; toute autre pensée que la
+tienne s'évanouit; en vain je cherche à les fixer, à les
+rassembler, à les éclaircir; en vain je cherche à tracer
+quelques lignes qui te peignent ce que je sens: les termes me
+manquent, ma plume se traîne péniblement, et si mon premier
+besoin n'était pas de verser dans ton coeur tous les sentimens
+qui m'oppressent, effrayé de la grandeur de ma tâche, je me
+tairais, accablé sous ta puissance, et sentant trop pour
+pouvoir penser.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+CLAIRE A FREDERIC.
+
+
+Non, je ne vous verrai point; trop de présomption m'a perdue,
+et je suis payée pour n'oser plus me fier à moi-même. Je vous
+écris, parce que j'ai beaucoup à vous dire, et qu'il faut un
+terme enfin à l'état affreux où nous sommes.
+
+Je devrais commencer par vous ordonner de ne plus m'écrire,
+car ces lettres si tendres, malgré moi je les presse sur mes
+lèvres, je les pose contre mon coeur; c'est du poison qu'elles
+respirent.... Frédéric, je vous aime, et n'ai jamais aimé que
+vous; l'image de votre bonheur, de ce bonheur que vous me
+demandez, et que je pourrais faire, égare mes sens et trouble
+ma raison; pour le satisfaire, je compterais pour rien la vie,
+l'honneur, et jusqu'à ma destinée future: vous rendre heureux
+et mourir après, ce serait tout pour Claire, elle aurait assez
+vécu; mais acheter votre bonheur par une perfidie! Frédéric
+vous ne le voudriez pas... Insensé! tu veux que Claire soit à
+toi, uniquement à toi! Est-elle donc libre de se donner?
+s'appartient-elle encore? Si tes yeux osent se fixer sur ce
+ciel que nous outrageons, tu y verras les sermens qu'elle a
+faits: c'est là qu'ils sont écrits! et qui veux-tu qu'elle
+trahisse? son époux et ton bienfaiteur, celui qui t'a appelé
+dans son sein, qui te nourrit, qui t'éleva et qui t'aime,
+celui dont la confiance a remis dans nos mains le dépôt de son
+bonheur! Un assassin ne lui ôterait que la vie; et toi, pour
+prix de ses bontés, tu veux souiller son asile, ravir sa
+compagne, remplacer par l'adultère et la trahison la candeur
+et la vertu qui régnaient ici, et que tu en as chassées. Ose
+te regarder, Frédéric, et dis qu'est-ce qu'un monstre ferait
+de plus que toi? Quoi? ton coeur est-il sourd à cette voix qui
+te crie que tu violes l'hospitalité et la reconnaissance? Ton
+regard ose-t-il se porter sur cet homme respectable que tu
+dois frémir de nommer ton père? Ta main peut-elle presser la
+sienne sans être déchirée d'épines? Enfin, n'as-tu rien senti
+en voyant hier des larmes dans ses yeux? Ah, que n'ai-je pu
+les payer de tout mon sang! tu étais agité, j'étais pâle et
+tremblante. Il a tout vu, il sait tout, c'en est fait, et
+l'innocent porte la peine due au vice..... Malheureuse Claire!
+était-ce donc pour empoisonner sa vie que tu juras de lui
+consacrer la tienne? Femme perfide, te sied-il d'accuser un
+autre, quand tu es toi-même si coupable! Frédéric, vous fûtes
+faible, et je suis criminelle. Il me semble que toute la
+nature crie après moi et me réprouve; je n'ose regarder ni le
+ciel, ni vous, ni mon époux, ni moi-même. Si je veux embrasser
+mes enfans, je rougis de les presser contre un coeur d'où
+l'innocence est bannie; les objets qui me sont les plus chers,
+sont ceux que je repousse avec le plus d'effroi.... Toi-même,
+Frédéric, c'est parce que je t'adore, que tu m'es odieux;
+c'est parce que je n'ai plus de forces pour te résister, que
+ta présence me fait mourir, et mon amour ne me paraît un crime
+que parce que je brûle de m'y livrer. O Frédéric! éloigne-toi;
+si ce n'est pas par devoir, que ce soit par pitié: ta vue est
+un reproche dont je ne peux plus supporter le tourment; si ma
+vie et la vertu te sont chères, fuis sans tarder davantage:
+quelles que soient tes résolutions, de quelque force que
+l'honneur les soutienne, elles ne résisteraient point à
+l'occasion ni à l'amour; songe, Frédéric, qu'un instant peut
+faire de toi le dernier des hommes, et me faire mourir
+déshonorée, et que si, après y avoir pensé, il était
+nécessaire de te répéter encore de fuir, tu serais si vil à
+mes yeux, que je ne te craindrais plus.
+
+Je vous le répète, je suis sûre que mon mari a tout deviné;
+ainsi je n'ai malheureusement plus à redouter les soupçons que
+votre départ peut occasionner. D'ailleurs, vous savez que les
+affaires d'Elise s'accumulent de plus en plus et lui donnent
+le besoin d'un aide; soyez le sien, Frédéric, devenez utile à
+mon amie, allez mériter d'elle le pardon des maux que vous
+m'avez faits; vous trouverez dans cette femme chérie une autre
+Claire, mais sans faiblesse et sans erreurs. Montrez-vous tel
+à ses yeux, qu'elle puisse dire qu'il n'y avait qu'une Elise
+ou un ange capable de vous résister: que vos vertus
+m'obtiennent ma grâce, et que votre travail me rende mon amie;
+que ce soit à vous que je doive son retour ici, afin que
+chaque heure, chaque minute où je jouirai d'elle, soit un
+bienfait que je vous doive, et que je puisse remonter à vous
+comme à la source de ma félicité. Frédéric, il dépend de vous
+que je m'enorgueillisse de la tendresse que j'éprouve et de
+celle que j'inspire: élevez-vous par elle au-dessus de vous-même;
+qu'elle vous rattache à toutes les idées de vertu et
+d'honneur, pour que je puisse fixer mes yeux sur vous chaque
+fois que l'idée du bien se présentera. Enfin, en devenant le
+plus grand et le meilleur des hommes, forcez ma conscience à
+se taire, pour qu'elle laisse mon coeur vous aimer sans
+remords. O Frédéric, s'il est vrai que je te sois chère,
+apprends de moi à chérir assez notre amour pour ne le souiller
+jamais par rien de bas ni de méprisable. Si tu es tout pour
+moi, mon univers, mon bonheur, le dieu que j'adore; si la
+nature entière ne me présente plus que ton image; si c'est par
+toi seul que j'existe, et pour toi seul que je respire; si ce
+cri de mon coeur, qu'il ne m'est plus possible de retenir,
+t'apprend une faible partie du sentiment qui m'entraîne, je ne
+suis point coupable. Ai-je pu l'empêcher de naître? suis-je
+maîtresse de l'anéantir? dépend-il de moi d'éteindre ce qu'une
+puissance supérieure alluma dans mon sein? Mais, de ce que je
+ne puis donner de pareils sentimens à mon époux, s'ensuit-il
+que je ne doive point lui garder la foi jurée? Oserais-tu le
+dire, Frédéric, oserais-tu le vouloir? L'idée de Claire livrée
+à l'opprobre ne glace-t-elle pas tous tes desirs, et ton amour
+n'a-t-il pas plus besoin encore d'estime que de jouissance?
+Non, non; je la connais bien cette âme qui s'est donnée à moi;
+c'est parce que je la connais que je t'ai adoré. Je sais qu'il
+n'est point de sacrifice au-dessus de ton courage; et quand je
+t'aurai rappelé que l'honneur commande que tu partes, et que
+le repos de Claire l'exige, Frédéric n'hésitera pas.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+FREDERIC A CLAIRE.
+
+
+J'ai lu votre lettre, et la vérité, la cruelle vérité, a
+détruit les prestiges enchanteurs dont je me berçais; les
+tortures de l'enfer sont dans mon coeur, l'abîme du désespoir
+s'est ouvert devant moi: Claire ordonne que je m'y précipite,
+je partirai.
+
+Ce sacrifice, que la vertu ne m'eût jamais fait faire, et que
+vous seule pouviez obtenir de moi, ce sacrifice auquel nul
+autre ne peut être comparé, puisqu'il n'y a qu'une Claire au
+monde, et qu'un coeur comme le mien pour l'aimer, ce
+sacrifice, dont je ne peux moi-même mesurer l'étendue, quel
+que soit le mal qu'il me cause, je te jure, ô ma Claire! de ne
+jamais attenter à des jours qui te sont consacrés et qui
+t'appartiennent; mais si la douleur, plus forte que mon
+courage, dessèche les sources de ma vie, me fait succomber
+sous le poids de ton absence, promets-moi, Claire, de me
+pardonner ma mort, et de ne point haïr ma mémoire. Sois sûre
+que l'infortuné qui t'adore eût préféré t'obéir, en se
+dévouant à des tourmens éternels et inouïs, que de descendre
+dans la paix du tombeau que tu lui refuses.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Elise, il me quitte demain, et c'est chez toi que je l'envoie;
+en le remettant dans tes bras, je tiens encore à lui, et, près
+de mon amie il ne m'aura pas perdue tout-à-fait. Soulage sa
+douleur; conserve-lui la vie, et, s'il est possible, fais plus
+encore, arrache-moi de son coeur. Elise, Elise, que l'objet de
+ma tendresse ne soit pas celui de ton inimitié! Pourquoi le
+mépriserais-tu, puisque tu m'estimes encore? pourquoi le haïr,
+quand tu m'aimes toujours? pourquoi ton injustice l'accuse-t-elle
+plus que moi? s'il a troublé ma paix, n'ai-je pas
+empoisonné son coeur, ne sommes-nous pas également coupables?
+Que dis-je? ne le suis-je pas bien plus? son amour l'emporte-t-il
+sur le mien? ne suis-je pas dévorée en secret des mêmes
+desirs que lui? Il voulait que Claire lui appartînt; eh! ne
+s'est-elle pas donnée mille fois à lui dans son coeur! Enfin,
+que peux-tu lui reprocher dont je sois innocente? Nos torts
+sont égaux, Elise, et nos devoirs ne l'étaient pas: j'étais
+épouse et mère; il était sans liens: je connaissais le monde;
+il n'avait aucune expérience: mon sort était fixé et mon coeur
+rempli; lui, à l'aurore de sa vie, dans l'effervescence des
+passions, on le jette, à dix-neuf ans, dans une solitude
+délicieuse, près d'une femme qui lui prodigue la plus tendre
+amitié, près d'une femme jeune et sensible, et qui l'a
+peut-être devancé dans un coupable amour. J'étais épouse et mère,
+Elise, et ni ce que je devais à mon époux, à mes enfans, ni
+respect humain, ni devoirs sacrés, rien ne m'a retenue; j'ai
+vu Frédéric, et j'ai été séduite. Quand les titres les plus
+saints n'ont pu me préserver de l'erreur, tu lui ferais un
+crime d'y être tombé! Quand tu me crois plus malheureuse que
+coupable, l'infortuné qui fut appelé ici comme une victime, et
+qui s'en arrache par un effort dont je n'aurais pas été
+capable peut-être, ne deviendrait pas l'objet de ta plus
+tendre indulgence et de ton ardente pitié! O mon Elise!
+recueille-le dans ton sein; que ta main essuie ses larmes.
+Songe qu'à dix-neuf ans il n'a connu des passions que les
+douleurs qu'elles causent et le vide qu'elles laissent;
+qu'anéanti par ce coup, il aurait terminé ses jours, s'il
+n'avait craint pour les miens. Songe, Elise, que tu lui dois
+ma vie.... Tu lui dois plus peut-être; il m'a respectée quand
+je ne me respectais plus moi-même; il a su contenir ses
+transports, quand je ne rougissais pas d'exhaler les miens;
+enfin, s'il n'était pas le plus noble des hommes, ton amie
+serait peut-être à présent la plus vile des créatures.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Inexprimables mouvemens du coeur humain! il est parti, Elise,
+et je n'ai pas versé une larme; il est parti, et il semble que
+ce départ m'ait donné une nouvelle vie; j'éprouve une force
+inconnue qui me commande une activité continuelle; je ne puis
+rester en place, ni garder le silence, ni dormir; le repos
+m'est impossible, et je sens que la gaieté même est plus près
+de moi que le calme. J'ai ri, j'ai plaisanté avec mon mari,
+j'étais montée sur un ton extraordinaire; je ne savais pas ce
+que je faisais, je ne me reconnaissais plus moi-même. Si tu
+pouvais voir comme je suis loin d'être triste, je n'éprouve
+pas non plus cette satisfaction douce et paisible qui naît de
+l'idée d'avoir fait son devoir, mais quelque chose de
+désordonné et de dévorant, qui ressemblerait à la fièvre, si
+je n'étais d'ailleurs en parfaite santé. Croirais-tu que je
+n'ai aucune impatience d'avoir de ses nouvelles, et que je
+suis aussi indifférente sur ce qui le regarde que sur tout le
+reste du monde? Je t'assure, mon Elise, que ce départ m'a fait
+beaucoup de bien, et je me crois absolument guérie..... N'est-ce
+pas ce matin qu'il nous a quittés? Je ne sais plus comment
+marche le temps: il me semble que tout ce qui s'est passé dans
+mon âme depuis hier, n'a pu avoir lieu dans un espace aussi
+court.... Cependant il est bien vrai, c'est ce matin que
+Frédéric s'est arraché d'ici; je n'ai compté que douze heures
+depuis son départ, pourquoi donc le son de l'airain a-t-il
+pris quelque chose de si lugubre? Chaque fois qu'il retentit,
+j'éprouve un frémissement involontaire.... Pauvre Frédéric!
+chaque coup t'éloigne de moi, chaque instant qui s'écoule
+repousse vers le passé l'instant où je te voyais encore; le
+temps l'éloigne, le dévore: ce n'est plus qu'une ombre
+fugitive que je ne puis saisir, et ces heures de félicité que
+je passais près de toi, sont déjà englouties par le néant.
+Accablante vérité! les jours vont se succéder; l'ordre général
+ne sera pas interrompu, et pourtant tu seras loin d'ici. La
+lumière reparaîtra sans toi, et mes tristes yeux, ouverts sur
+l'univers, n'y verront plus le seul être qui l'habite. Quel
+désert, mon Elise! Je me perds dans une immensité sans rivage;
+je suis accablée de l'éternité de la vie; c'est en vain que je
+me débats pour échapper à moi-même, je succombe sous le poids
+d'une heure; et pour aiguiser mon mal, la pensée, comme un
+vautour déchirant, vient m'entourer de toutes celles qui me
+sont encore réservées..... Mais pourquoi te dis-je tout cela?
+Mon projet était autre: je voulais te parler de son départ,
+qu'est-ce donc qui m'arrête? Lorsque je veux fixer ma pensée
+sur ce sujet, un instinct confus le repousse; il me semble,
+quand la nuit m'environne et que le sommeil pèse sur
+l'univers, que peut-être ce départ aussi n'est qu'un
+songe..... Mais je ne puis m'abuser plus long-temps: il est
+trop vrai! Frédéric est parti; ma main glacée est restée sans
+mouvement dans la sienne; mes yeux n'ont pas eu une larme à
+lui donner, ni ma bouche un mot à lui dire... J'ai vu sur ces
+lambris son ombre paraître et s'effacer pour jamais; j'ai
+entendu le seuil de la porte retenir sous ses derniers pas, et
+le bruit de la voiture qui l'emportait se perdre peu à peu
+dans le vide et le néant.... Mon Elise, j'ai été obligée de
+suspendre ma lettre; je souffrais d'un mal singulier: c'est le
+seul qui me reste, j'en guérirai sans doute. J'éprouve un
+étouffement insupportable, les artères de mon coeur se
+gonflent, je n'ai plus de place pour respirer, il me faut de
+l'air. J'ai été dans le jardin; déjà la fraîcheur commençait à
+me soulager, lorsque j'ai vu de la lumière dans l'appartement
+de M. d'Albe; j'ai cru même l'apercevoir à travers ses
+croisées; et, dans la crainte qu'il n'attribuât au départ de
+Frédéric la cause qui troublait mon repos, je me suis hâtée de
+rentrer; mais, hélas! mon Elise, je suis presque sûre,
+non-seulement qu'il m'a vue, mais qu'il sait tout ce qui se passe
+dans mon coeur. J'avais espéré pourtant l'arracher au soupçon
+en parlant la première du départ de Frédéric, et, par un
+effort dont son intérêt seul pouvait me rendre capable, je le
+fis sans trouble et sans embarras. Dès le premier mot je crus
+voir un léger signe de joie dans ses yeux; cependant il me
+demanda gravement quels motifs me faisaient approuver ce
+projet; je lui répondis que tes affaires demandant un aide, et
+ce moment-ci étant un temps de vacance pour la manufacture, je
+pensais que c'était celui où Frédéric pouvait le plus
+s'absenter; que pour moi, je souhaitais vivement qu'il allât
+t'aider à venir plus tôt ici. Frédéric était là quand j'avais
+commencé à parler, mais il n'avait pas dit un mot; il
+attendait, pâle, et les yeux baissés, la réponse de M. d'Albe:
+celui-ci, nous regardant fixement tous deux, me répondit:
+"Pourquoi n'irais-je pas à la place de Frédéric? J'entends
+mieux que lui le genre d'affaires de votre amie; au lieu qu'il
+est en état de suivre les miennes ici: d'ailleurs il dirige
+les études d'Adolphe avec un zèle dont je suis très-satisfait,
+et j'ai été touché plus d'une fois, en le voyant, auprès de
+cet enfant, user d'une patience qui prouve toute sa tendresse
+pour le père..." Ces mots ont atterré Frédéric. Il est affreux
+sans doute de recevoir un éloge de la bouche de l'ami qu'on
+trahit, et une estime que le coeur dément, avilit plus que
+l'aveu même d'avoir cessé de la mériter. Nous avons tous gardé
+le silence; mon mari attendait une réponse; ne la recevant
+pas, il a interrogé Frédéric. "Que décidez-vous, mon ami?
+a-t-il dit: est-ce à vous de rester, est-ce à moi de partir?"
+Frédéric s'est précipité à ses pieds, et les baignant de
+larmes: "Je partirai, s'est-il écrié avec un accent énergique
+et déchirant, je partirai, mon père, et du moins une fois
+serai-je digne de vous!" M. d'Albe, sans avoir l'air de
+combattre ces derniers mots, ni en demander l'explication, l'a
+relevé avec tendresse, et le pressant dans ses bras: "Pars,
+mon fils, lui a-t-il dit: souviens-toi de ton père, sers la
+vertu de tout ton courage, et ne reviens que quand le but de
+ton voyage sera rempli. Claire, a-t-il ajouté en se retournant
+vers moi, recevez ses adieux et la promesse que je fais en son
+nom de ne jamais oublier la femme de son ami, la respectable
+mère de famille; ce sont là les traits qui ont dû vous graver
+dans son âme: l'image de votre beauté pourra s'effacer de sa
+mémoire, mais celle de vos vertus y vivra toujours. Mon fils,
+a-t-il continué, je me charge du soin de vous parler de vos
+amis: il me sera si doux à remplir, que je le réserve pour moi
+seul..." Ce mot, Elise, est une défense, je l'ai trop entendu;
+mais je n'en avais pas besoin: quand je me sépare de Frédéric,
+nul n'a le droit de douter de mon courage. Ah! sans doute cet
+inconcevable effort me relève de ma faiblesse, et plus le
+penchant était irrésistible, plus le triomphe est glorieux!
+Non, non, si le coeur de Claire fut trop tendre pour être à
+l'abri d'un sentiment coupable, il est trop grand peut-être
+pour être soupçonné d'une lâcheté. Pourquoi M. d'Albe
+paraissait-il donc craindre de me laisser seule avec Frédéric
+dans ces derniers momens? Croyait-il que je ne saurais pas
+accomplir le sacrifice en entier? ne m'a-t-il pas vue regarder
+d'un oeil sec tous les apprêts de ce départ? ma fermeté m'a-t-elle
+abandonnée depuis? Enfin, Elise, le croiras-tu, je n'ai
+point senti le besoin d'être seule, et de tout le jour je n'ai
+pas quitté M. d'Albe; j'ai soutenu la conversation avec une
+aisance, une vivacité, une volubilité qui ne m'est pas
+ordinaire; j'ai parlé de Frédéric comme d'un autre, je crois
+même que j'ai plaisanté; j'ai joué avec mes enfans, et tout
+cela, Elise, se faisait sans effort; il y a seulement un peu
+de trouble dans mes idées, et je sens qu'il m'arrive
+quelquefois de parler sans penser. Je crains que M. d'Albe
+n'ait imaginé qu'il y avait de la contrainte dans ma conduite,
+car il n'a cessé de me regarder avec tristesse et sollicitude;
+le soir, il a passé la main sur mon front, et l'ayant trouvé
+brûlant: "Vous n'êtes pas bien, Claire, m'a-t-il dit, je vous
+crois même un peu de fièvre; allez vous reposer, mon enfant. -
+En effet, ai-je repris, je crois avoir besoin de sommeil."
+Mais ayant fixé la glace en prononçant ces mots, j'ai vu que
+le brillant extraordinaire de mes yeux démentait ce que je
+venais de dire, et, tremblant que M. d'Albe ne soupçonnât que
+je faisais un mensonge pour m'éloigner de lui, je me suis
+rassise. "Je préférerais passer la nuit ici, lui ai-je dit, je
+ne me sens bien qu'auprès de vous. -- Claire, a-t-il repris, ce
+que vous dites là est peut-être plus vrai que vous ne le
+pensez vous-même; je vous connais bien, mon enfant, et je sais
+qu'il ne peut y avoir de paix, et par conséquent de bonheur
+pour vous, hors du sentier de l'innocence. -- Que voulez-vous
+dire? me suis-je écriée. -- Claire, a-t-il répondu, vous me
+comprenez et je vous ai devinée; qu'il vous suffise de savoir
+que je suis content de vous, ne me questionnez pas davantage:
+à présent, mon amie, retirez-vous, et calmez, s'il se peut,
+l'excessive agitation de vos esprits." Alors, sans ajouter un
+mot ni me faire une caresse, il est sorti de la chambre; je
+suis restée seule: quel vide! quel silence! partout je voyais
+de lugubres fantômes, chaque objet me paraissait une ombre,
+chaque son un cri de mort; je ne pouvais ni dormir, ni penser,
+ni vivre; j'ai erré dans la maison pour me sauver de moi-même;
+ne pouvant y réussir, j'ai pris la plume pour t'écrire: cette
+lettre du moins ira où il est, ses yeux verront ce papier que
+mes mains ont touché; il pensera que Claire y aura tracé son
+nom, ce sera un lien, c'est le dernier fil qui nous retiendra
+au bonheur et à la vie..... Mais hélas! le ciel ne nous
+ordonne-t-il pas de les briser tous? et cette secrète douceur
+que je trouve à penser qu'au milieu du néant qui nous entoure,
+nos âmes conserveront une sorte de communication, n'est-elle
+pas le dernier noeud qui m'attache à ma faiblesse? Ah! faut-il
+donc que mes barbares mains les anéantissent tous! Faut-il
+enfin cesser de penser à lui, et vivre étrangère à tout ce qui
+fait vivre? O mon Elise! quand le devoir me lie sur la terre
+et me commande d'oublier Frédéric; que ne puis-je oublier
+aussi qu'on peut mourir!
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+ELISE A M. D'ALBE.
+
+
+Mon amie, en s'unissant à vous, m'ôta le droit de disposer
+d'elle. Je puis vous donner des avis; mais je dois respecter
+vos volontés: vous m'ordonnez donc de lui taire l'état de
+Frédéric: j'obéirai. Cependant, mon cousin, s'il y a des
+inconvéniens à la vérité, il y en a plus encore à la
+dissimulation; l'exemple de Claire en est la preuve; il nous
+apprend que celui qui se sert du mal, même pour arriver au
+bien, en est tôt ou tard la victime. Si dès le premier instant
+elle vous eût fait l'aveu de l'amour de Frédéric, cet
+infortuné aurait pu être arraché à sa destinée; ma vertueuse
+amie serait pure de toute faiblesse, et vous-même n'auriez pas
+été déchiré par l'angoisse d'un doute; et pourtant où fut-il
+jamais des motifs plus plausibles, plus délicats, plus forts
+que les siens pour se taire? Le bonheur de votre vie entière
+lui semblait compromis par cet aveu: quel autre intérêt au
+monde était capable de lui faire sacrifier la vérité? Qui
+saura jamais apprécier ce qui lui en a coûté pour vous
+tromper? Ah! pour user de dissimulation, il lui a fallu toute
+l'intrépidité de la vertu.
+
+Moi-même, lorsqu'elle me confia ses raisons, je les approuvai:
+je crus qu'elle aurait le temps et la force d'éloigner
+Frédéric avant que vous eussiez soupçonné les feux dont il
+brûlait. J'espérais encore que le voeu unique et permanent de
+Claire, ce voeu de n'avoir été pour vous pendant sa vie qu'une
+source de bonheur, pouvait être rempli.... Un instant a tout
+détruit: ces mots échappés à mon amie dans le délire de la
+fièvre, éveillèrent vos soupçons, l'état de Frédéric les
+confirma. Vous fûtes même plus malheureux que vous ne deviez
+l'être, puisque vous crûtes voir dans l'excessive douleur de
+Claire la preuve de son ignominie. Ses caresses vous
+rassurèrent bientôt, vous connaissiez trop votre femme pour
+douter qu'elle n'eût repoussé les bras de son époux, si elle
+n'avait pas été digne de s'y jeter. J'ai approuvé la
+délicatesse qui vous a dicté de ne point l'aider dans le
+sacrifice qu'elle voulait faire, afin qu'en ayant seule le
+mérite, il pût la raccommoder avec elle-même. Mais je suis
+loin de redouter comme vous le désespoir de Claire; cet état
+demande des forces, et tant qu'elle en aura, elles tourneront
+toutes au profit de la vertu. En lui peignant Frédéric tel
+qu'il est, je donnerai sans doute plus d'énergie à sa douleur;
+mais, dans les âmes comme la sienne, il faut de grands
+mouvemens pour soutenir de grandes résolutions; au lieu que
+si, fidèle à votre plan, je lui laisse entrevoir qu'elle a mal
+connu Frédéric; que non-seulement il peut l'oublier, mais
+qu'une autre est prête à la remplacer; si je lui montre léger
+et sans foi ce qu'elle a vu noble et grand; enfin si j'éveille
+sa défiance sur un point où elle a mis tout son coeur, la
+vérité, l'honneur même ne seront plus pour elle qu'un
+problème. Si vous lui faites douter de Frédéric, craignez
+qu'elle ne doute de tout, et qu'en lui persuadant que son
+amour ne fut qu'une erreur, elle ne se demande si la vertu
+aussi n'en est pas une.
+
+Mon ami, il est des âmes privilégiées qui reçurent de la
+nature une idée plus exquise et plus délicate du beau moral;
+elles n'ont besoin ni de raison, ni de principes pour faire le
+bien, elles sont nées pour l'aimer, comme l'eau pour suivre
+son cours, et nulle cause ne peut arrêter leur marche, à moins
+qu'on ne dessèche leur source; mais si, remontant pour ainsi
+dire vers le point visuel de leur existence, vous parvenez, en
+l'effaçant entièrement, à ébranler l'autel qu'elles se sont
+créé, vous les précipitez dans un vague où elles se perdent
+pour jamais: car, après l'appui qu'elles ont perdu, elles ne
+peuvent plus en trouver d'autre: elles aimeront toujours le
+bien; mais, ne croyant plus à sa réalité, elles n'auront plus
+de forces pour le faire; et cependant comme cet aliment seul
+était digne de les nourrir, et qu'après lui l'univers ne peut
+rien offrir qui leur convienne, elles languissent dans un
+dégoût universel, jusqu'à l'instant où le créateur les réunit
+à leur essence.
+
+Mon cousin, je ne risque rien à vous montrer Claire telle
+qu'elle est; dans aucun moment elle ne perdra à se laisser
+voir en entier, et il n'est point de faiblesse que ses
+angéliques vertus ne rachètent. J'oserai donc tout vous dire:
+le mépris qu'elle concevra pour Frédéric pourra lui arracher
+la vie, mais le devoir seul peut lui ôter son amour. Fiez-vous
+à elle pour y travailler, personne ne le veut davantage; si
+elle n'y réussit pas, nul n'aurait réussi: et du moins si tous
+les moyens échouent, réservez-vous la consolation de n'en
+avoir employé que de dignes d'elle.
+
+Je ne lui écris point aujourd'hui; j'attends votre réponse
+pour lui parler de Frédéric.
+
+Je le connais donc enfin cet étonnant jeune homme: jamais
+Claire ne me l'a peint comme il m'a paru: c'est la tête
+d'Antinoüs sur le corps de l'Apollon, et le charme de sa
+figure n'est pas même effacé par le sombre désespoir empreint
+dans tous ses traits. Il ne parle point, il répond à peine;
+enfin, jusqu'au nom de Claire, rien ne l'arrache à son morne
+silence: les grandes blessures de l'âme et du corps ne
+saignent point au moment qu'elles sont faites, elles
+n'impriment pas si tôt leurs plus vives douleurs, et dans les
+violentes commotions c'est le contre-coup qui tue.
+
+La seule excuse de ce jeune homme, mon cousin, est dans
+l'excès même de sa passion: s'il n'en était pas tyrannisé au
+point de n'avoir pas une idée qui ne fût pour elle, si les
+desirs que Claire lui inspire n'étouffaient pas jusqu'au
+sentiment de ce qu'il vous doit: s'il pouvait, en l'aimant, se
+ressouvenir de vous, ce ne serait plus un malheureux insensé,
+mais un monstre. Vous avez tort, je crois, de ne point
+permettre que Claire lui écrive; dans ce moment il ne peut
+entendre qu'elle; elle seule l'a fait partir, seule elle peut
+pénétrer dans son âme, lui rappeler ses devoirs et le faire
+rougir des torts affreux dont il s'est rendu coupable. Mon
+ami, je ne crains point de le dire, en interceptant toute
+communication entre ces deux êtres, vous les isolez sur la
+terre; aucune voix ne pourra ni les sauver ni les guérir, car
+nulle autre n'arrivera jusqu'à eux. Croyez-moi, pour un
+sentiment comme celui-là il faut d'autres moyens que ceux qui
+réussissent à tout le monde; laissez-les déifier leur amour en
+le rendant la base de toutes les vertus, peu à peu la vérité
+saura briser l'idole et se substituer à sa place.
+
+Frédéric est arrivé hier; j'avais du monde chez moi, je me
+suis esquivée pour l'aller recevoir; je voulais qu'il ne parût
+point, qu'il restât dans son appartement, parce que je sais
+que, dans les passions extrêmes, l'instinct dicte des cris,
+des mouvemens et des gestes qui donnent un cours aux esprits
+et font diversion à la douleur; mais il s'est refusé à tous
+ces ménagemens. "Non, m'a-t-il dit, au milieu du monde, comme
+ici, partout je suis seul; elle n'y est plus." Il est descendu
+avec moi; son regard avait quelque chose de si sinistre, que
+je n'ai pu m'empêcher de frémir en lui voyant manier des
+pistolets qu'il sortait de la voiture. Il a deviné ma pensée.
+"Ne craignez rien, m'a-t-il dit avec un sourire affreux, je
+lui ai promis de n'en pas faire usage." Le reste de la soirée
+il a paru assez tranquille; cependant je ne le perdais pas de
+vue. Tout à coup je me suis aperçue qu'il pâlissait, sa tête a
+fléchi, et en un instant il a été couvert de sang; des
+artères, comprimées par la violence de la douleur, s'étaient
+brisées dans sa poitrine. J'ai fait appeler des secours, et,
+d'après ce qu'on m'a dit, il est possible que cette crise de
+la nature, en l'affaiblissant beaucoup, contribue à le sauver:
+je réponds de lui si je peux l'amener à l'attendrissement;
+mais comment l'espérer, si un mot de Claire ne vient lui
+demander des larmes? car il ne peut plus en verser que pour
+elle.
+
+Mon ami, en vous ouvrant tout mon coeur sur ce sujet, je vous
+ai donné la plus haute preuve d'estime qu'il soit possible de
+recevoir: de pareilles vérités ne pouvaient être entendues que
+par un homme assez grand pour se mettre au-dessus de ses
+propres passions, afin de juger celles des autres; assez juste
+pour que ce qu'il y a de plus vif dans l'intérêt personnel ne
+dénature pas son jugement; assez bon pour que le mal dont il
+souffre n'endurcisse pas son coeur contre ceux qui le lui
+causent, et il n'appartenait qu'à l'époux de Claire d'être cet
+homme-là.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+ELISE A M. D'ALBE.
+
+
+Je gémis de votre erreur, et je m'y soumets; puissiez-vous ne
+vous repentir jamais d'avoir assez peu apprécié votre femme,
+pour croire que ce qui pouvait être bon pour une autre pouvait
+lui convenir. J'ai éprouvé une répugnance extrême à déguiser
+la vérité à mon amie: c'est la première fois que cela
+m'arrive; mon coeur me dit que c'est mal, et il ne m'a jamais
+trompée. Croyez néanmoins que je sens toute la force de vos
+raisons, et que je n'ignore pas combien il est dangereux pour
+Claire de lui laisser croire qu'aimer Frédéric, c'est aimer la
+vertu. Ce coloris pernicieux dont la passion embellit le vice,
+est assurément le plus subtil des poisons, car il sait
+s'insinuer dans les âmes honnêtes, mettre la sensibilité de
+son parti, et intéresser à tous ses égaremens. Je m'indigne
+comme vous du pouvoir de l'imagination, qui, à l'aide de
+sophismes adroits et touchans, nous fait pardonner des choses
+qui feraient horreur si on les dépouillait de leur voile.
+Ainsi, ne croyez pas que si je voyais Claire chercher des
+illusions pour colorer ses torts, ma lâche complaisance
+autorisât son erreur: mais l'infortunée a senti toute
+l'étendue de sa faute, et son coeur gémit écrasé sous ce
+poids. Ah! que pouvons-nous lui dire dont elle ne soit
+pénétrée? Qui peut la voir plus coupable qu'elle ne se voit
+elle-même? Accablée de vos bontés et de votre indulgence,
+tourmentée du remords affreux d'avoir empoisonné vos jours,
+elle voit avec horreur ce qui se passe dans son âme, et
+tremble que vous n'y pénétriez; et ne croyez pas que cet
+effroi soit causé par la crainte de votre indignation: non,
+elle ne redoute que votre douleur. Si elle ne pensait qu'à
+elle, elle parlerait; il lui serait doux d'être punie comme
+elle croit le mériter, et les reproches d'un époux outragé
+l'aviliraient moins à son gré qu'une indulgence dont elle ne
+se sent pas digne; mais elle croit ne pouvoir effacer sa
+faiblesse qu'en l'expiant, ni s'acquitter avec la justice,
+qu'en portant seule tout le poids des maux qu'elle vous a
+faits.
+
+Sa dernière lettre me dit qu'elle commence à soupçonner
+fortement que vous êtes instruit de tout ce qui se passe dans
+son coeur; mais elle ne rompra le silence que quand elle en
+sera sûre. Croyez-moi, allez au-devant de sa confiance;
+relevez son courage abattu; joignez à la délicatesse qui vous
+a fait attendre pour le départ de Frédéric qu'elle l'eût
+décidé elle-même, la générosité qui ne craint point de le
+montrer aussi intéressant qu'il l'est; qu'elle vous voie enfin
+si grand, si magnanime, que ce soit sur vous qu'elle soit
+forcée d'attacher les yeux pour revenir à la vertu. Enfin, si
+les conseils de mon ardente amitié peuvent ébranler votre
+résolution, le seul artifice que vous vous permettrez avec
+Claire, sera de lui dire que je vous avais suggéré l'idée de
+la tromper; mais que l'opinion que vous avez d'elle vous a
+fait rejeter tout moyen petit et bas; que vous la jugez digne
+de tout entendre, comme vous l'êtes de tout savoir. En
+l'élevant ainsi, vous la forcez à ne pas déchoir sans se
+dégrader; en lui confiant toutes vos pensées, vous lui faites
+sentir qu'elle vous doit toutes les siennes; et, pour vous les
+communiquer sans rougir, elle parviendra à les épurer. O mon
+cousin! quand nos intérêts sont semblables, pourquoi nos
+opinions le sont-elles si peu, et comment ne marche-t-on pas
+ensemble quand on tend au même but?
+
+Vous trouverez ci-joint la lettre que j'écris à Claire, et où
+je lui parle de Frédéric sous des couleurs si étrangères à la
+vérité. Depuis son accident il n'a pas quitté le lit; au
+moindre mouvement le vaisseau se rouvre, une simple sensation
+produit cet effet. Hier, j'étais près de son lit, on m'apporte
+mes lettres, il distingue l'écriture de Claire. A cette vue,
+il jette un cri perçant, s'élance et saisit le papier, il le
+porte sur son coeur; en un instant il est couvert de sang et
+de larmes. Une faiblesse longue et effrayante succède à cette
+violente agitation. Je veux profiter de cet instant pour lui
+ôter le fatal papier; mais, par une sorte de convulsion
+nerveuse, il le tient fortement collé sur son sein; alors j'ai
+vu qu'il fallait attendre, pour le ravoir, que la connaissance
+lui fût revenue. En effet, en reprenant ses sens, sa première
+pensée a été de me le rendre en silence sans rien demander,
+mais en retenant ma main comme ne pouvant s'en détacher, et
+avec un regard!..... Mon cousin, qui n'a pas vu Frédéric, ne
+peut avoir l'idée de ce qu'est l'expression; tous ses traits
+parlent; ses yeux sont vivans d'éloquence, et si la vertu
+elle-même descendait du ciel, elle ne le verrait point sans
+émotion; et c'est auprès d'une femme belle et sensible que
+vous l'avez placé, au milieu d'une nature dont l'attrait parle
+au coeur, à l'imagination et aux sens; c'est là que vous les
+laissiez tête à tête, sans moyens d'échapper à eux-mêmes!
+Quand tout tendait à les rapprocher, pouvaient-ils y rester
+impunément? Il eût été beau de le pouvoir, il était insensé de
+le risquer, et vous deviez songer que toute force employée à
+combattre la nature, succombe tôt ou tard. Dans une pareille
+situation, il n'y avait qu'une femme supérieure à tout son
+sexe, qu'une Claire, enfin, qui pût rester honnête; mais, pour
+n'être pas sensible, ô mon imprudent ami! il fallait être un
+ange.
+
+En vous engageant à n'user d'aucune réserve avec Claire, je ne
+vous peins que les avantages qui doivent résulter de la
+franchise: mais qui peut nombrer les terribles inconvéniens de
+la dissimulation, s'ils viennent à la découvrir? et c'est ce
+qui arrivera infailliblement, quels que soient les moyens que
+nous emploierons pour les tromper; deux coeurs animés d'une
+semblable passion ont un instinct plus sûr que notre adresse;
+ils sont dans un autre univers, ils parlent un autre langage;
+sans se voir ils s'entendent, sans se communiquer ils se
+comprennent; ils se devineront et ne nous croiront pas. Prenez
+garde de mettre la vérité de leur parti, et de les rapprocher
+en leur faisant sentir que, hors eux, tout les trompe autour
+d'eux; prenez garde enfin d'avoir un tort avec Claire: ce
+n'est pas qu'elle s'en prévalût, elle n'en a pas le droit, et
+ne peut en avoir la volonté; mais ce n'est qu'en excitant dans
+son âme tout ce que la reconnaissance a de plus vif, et
+l'admiration de plus grand, que vous pouvez la ramener à vous
+et l'arracher à l'ascendant qui l'entraîne.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+CLAIRE A ELISE
+
+
+L'univers entier me l'eût dit, j'aurais démenti l'univers!
+mais toi, Elise, tu ne me tromperais pas, et quelque changée
+que je sois, je n'ai pas appris encore à douter de mon
+amie..... Frédéric n'est point ce qu'il me paraissait être;
+ardent et impétueux dans ses sensations, il est léger et
+changeant dans ses sentimens: on peut captiver son
+imagination, émouvoir ses sens, et non pénétrer son coeur.
+C'est ainsi que tu l'as jugé, c'est ainsi que tu l'as vu;
+c'est Elise qui le dit, et c'est de Frédéric qu'elle parle! O
+mortelle angoisse! si ce sentiment profond, indestructible,
+qui me crie qu'il est toujours vertueux et fidèle, qu'on me
+trompe et qu'on le calomnie; si ce sentiment, qui est devenu
+l'unique substance de mon âme, est réel, c'est donc toi qui me
+trahis? Toi, Elise! quel horrible blasphème! toi, ma soeur, ma
+compagne, mon amie, tu aurais cessé d'être vraie avec moi?
+Non, non; en vain je m'efforce à le penser, en vain je
+voudrais justifier Frédéric aux dépens de l'amitié même; la
+vertu outragée étouffe la voix de mon coeur, et m'empêche de
+douter d'Elise: ce mot terrible que tu as dit a retenti dans
+tout mon être, chaque partie de moi-même est en proie à la
+douleur, et semble se multiplier pour souffrir; je ne sais où
+porter mes pas, ni où reposer ma tête; ce mot terrible me
+poursuit, il est partout, il a séché mon âme et renversé
+toutes mes espérances.
+
+Hélas! depuis quelques jours ma passion ne m'effrayait plus;
+pour sauver Frédéric je me sentais le courage d'en guérir.
+Déjà, dans un lointain avenir, j'entrevoyais le calme succéder
+à l'orage: déjà je formais des plans secrets pour une union,
+qui, en le rendant heureux, lui aurait permis de se réunir à
+nous; notre pure amitié embellissait la vie de mon époux, et
+nos tendres soins effaçaient la peine passagère que nous lui
+avions causée. Combien j'avais de courage pour un pareil but!
+nul effort ne m'eût coûté pour l'atteindre, chacun devait me
+rapprocher de Frédéric! Mais quand il a cessé d'aimer, quand
+Frédéric est faux et frivole, qu'ai-je besoin de me surmonter?
+ma tendresse n'est-elle pas évanouie avec l'erreur qui l'avait
+fait naître? et que doit-il me rester d'elle, qu'un profond et
+douloureux repentir de l'avoir éprouvée? O mon Elise, tu ne
+peux savoir combien il est affreux d'être un objet de mépris
+pour soi-même. Quand je voyais dans Frédéric la plus parfaite
+des créatures, je pouvais estimer encore une âme qui n'avait
+failli que pour lui; mais quand je considère pour qui je fus
+coupable, pour qui j'offensais mon époux, je me sens à un tel
+degré de bassesse, que j'ai cessé d'espérer de pouvoir
+remonter à la vertu.
+
+Elise, je renonce à Frédéric, à toi, au monde entier; ne
+m'écris plus, je ne me sens plus digne de communiquer avec
+toi; je ne veux plus faire rougir ton front de ce nom d'amie
+que je te donne ici pour la dernière fois; laisse-moi seule;
+l'univers et tout ce qui l'habite n'est plus rien pour moi:
+pleure ta Claire, elle a cessé d'exister.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Hélas! mon Elise, tu as été bien prompte à m'obéir, et il t'en
+a peu coûté de renoncer à ton amie! ton silence ne me dit que
+trop combien ce nom n'est plus fait pour moi, et cependant,
+tout en étant indigne de le porter, mon âme déchirée le chérit
+encore, et ne peut se résoudre à y renoncer. Il est donc vrai,
+Elise, toi aussi tu as cessé de m'aimer? La misérable Claire
+se verra donc mourir dans le coeur de tout ce qui lui fut
+cher, et exhalera sa vie sans obtenir un regret ni une larme!
+Elle qui se voyait naguère heureuse mère, sage épouse, aimée,
+honorée de tout ce qui l'entourait, n'ayant point une pensée
+dont elle pût rougir, satisfaite du passé, tranquille sur
+l'avenir, la voilà maintenant méprisée par son amie, baissant
+un front humilié devant son époux, n'osant soutenir les
+regards de personne: la honte la suit, l'environne; il semble
+que, comme un cercle redoutable, elle la sépare du reste du
+monde, et se place entre tous les êtres et elle. O tourmens
+que je ne puis dépeindre! quand je veux fuir, quand je veux
+détourner mes regards de moi-même, le remords, comme la griffe
+du tigre, s'enfonce dans mon coeur et déchire ses blessures.
+Oui, il faut succomber sous de si amères douleurs, celui qui
+aurait la force de les soutenir ne les sentirait pas; mon sang
+se glace, mes yeux se ferment, et, dans l'accablement où je
+suis, j'ignore ce qui me reste à faire pour mourir... Mais,
+Elise, si mon trépas expie ma faute, et que ta sagesse daigne
+s'attendrir sur ma mémoire, souviens-toi de ma fille, c'est
+pour elle que je t'implore: que l'image de celle qui lui donna
+la vie ne la prive pas de ton affection; recueille-la dans ton
+sein, et ne lui parle de sa mère que pour lui dire que mon
+dernier soupir fut un regret de n'avoir pu vivre pour elle.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Pardonne, ô mon unique consolation! mon amie, mon refuge,
+pardonne, si j'ai pu douter de ta tendresse! Je t'ai jugée,
+non sur ce que tu es, mais sur ce que je méritais; je te
+trouvais juste dans ta sévérité, comme tu me parais à présent
+aveugle dans ton indulgence. Non, mon amie, non, celle qui a
+porté le trouble dans sa maison et la défiance dans l'âme de
+son époux, ne mérite plus le nom de vertueuse, et tu ne me
+nommes ainsi que parce que tu me vois dans ton coeur.
+
+Malgré tes conseils, je n'ai point parlé avec confiance à mon
+mari; je l'aurais desiré, et plus d'une fois je lui ai donné
+occasion d'entamer ce sujet; mais il a toujours paru
+l'éloigner: sans doute il rougirait de m'entendre; je dois lui
+épargner la honte d'un pareil aveu, et je sens que son silence
+me prescrit de guérir sans me plaindre. Elise, tu peux me
+croire, le règne de l'amour est passé: mais le coup qu'il m'a
+porté a frappé trop violemment sur mon coeur, je n'en guérirai
+pas. Il est des douleurs que le temps peut user, on se résigne
+à celles émanées du ciel: on courbe sa tête sous les décrets
+éternels, et le reproche s'éteint quand il faut l'adresser à
+Dieu; mais ici tout conspire à rendre ma peine plus cuisante:
+je ne peux en accuser personne; tous les maux qu'elle cause
+refoulent vers mon coeur, car c'est là qu'en est la source...
+Cependant je suis calme, car il n'y a plus d'agitation pour
+celui qui a tout perdu. Néanmoins je vois avec plaisir que M.
+d'Albe est content de l'espèce de tranquillité dont il me voit
+jouir. Il a saisi cet instant pour me parler de la lettre où
+tu lui apprends la réunion imprévue d'Adèle et de Frédéric;
+pourquoi donc m'en faire un mystère, Elise? Si cette charmante
+personne parvient à le fixer, crains-tu que je m'en afflige,
+crois-tu que je le blâme? Non, mon amie, je pense au contraire
+que Frédéric a senti que quand l'attachement était un crime,
+l'inconstance devenait une vertu, et il remplit, en
+m'oubliant, un devoir que l'honneur et la reconnaissance lui
+imposaient également; c'est ce que j'ai fait entendre à M.
+d'Albe, lorsqu'il est entré dans les détails de ce que tu lui
+écrivais. J'ai vu qu'il était étonné et ravi de ma réponse;
+son approbation m'a ranimée, et l'image de son bonheur m'est
+si douce, que j'en remplirais encore tout mon avenir, si je ne
+sentais pas mes forces s'épuiser, et la coupe de la vie se
+retirer de moi.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIX.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Non, mon amie, je ne suis pas malade, je ne suis pas triste
+non plus, mes journées se déroulent et se remplissent comme
+autrefois: à l'extérieur, je suis presque la même; mais
+l'extrême faiblesse de mon corps et de mes esprits, le profond
+dégoût qui flétrit mon âme, m'apprennent qu'il est des
+chagrins auxquels on ne résiste pas. La vertu fut ma première
+idole, l'amour la détruisit; il s'est détruit à son tour, et
+me laisse seule au monde: il faut mourir avec lui. Ah! mon
+Elise! je souffre bien moins du changement de Frédéric, que de
+l'avoir si mal jugé: tu ne peux comprendre jusqu'où allait ma
+confiance en lui; enfin, te le dirai-je? il a été un moment où
+j'ai pensé que tu étais d'accord avec mon époux pour me
+tromper, et que vous vous réunissiez pour me peindre sous des
+couleurs infidèles et odieuses l'infortuné qui expirait de mon
+absence; il me semblait voir ce malheureux que j'avais envoyé
+vers toi pour reposer sa douleur sur ton sein, abusé par tes
+fausses larmes, confiant entre tes bras, tandis que tu le
+trahissais auprès de ton amie, enfin mon criminel amour,
+répandant son venin sur tes lettres et sur les discours de mon
+époux, m'y faisait trouver des signes nombreux de fausseté.
+Elise, conçois-tu ce qu'est une passion qui a pu me faire
+douter de toi? Ah! sans doute, c'est là son plus grand
+forfait!
+
+Mon amie, le coup qui me tue est d'avoir été trompée sur
+Frédéric; je croyais si bien le connaître! il me semblait que
+mon existence eût commencé avec la sienne, et que nos deux
+âmes, confondues ensemble, s'étaient identifiées par tous les
+points. On se console d'une erreur de l'esprit, et non d'un
+égarement du coeur: le mien m'a trop mal guidée pour que j'ose
+y compter encore, et je dois voir avec inquiétude jusqu'aux
+mouvemens qui le portent vers toi. O Frédéric! mon estime pour
+toi fut de l'idolâtrie; en me forçant à y renoncer, tu
+ébranles mon opinion sur la vertu même; le monde ne me paraît
+plus qu'une vaste solitude, et les appuis que j'y trouvais,
+que des ombres vaines qui échappent sous ma main. Elise, tu
+peux me parler de Frédéric: Frédéric n'est point celui que
+j'aimais: semblable au païen qui rend un culte à l'idole qu'il
+a créée, j'adorais en Frédéric l'ouvrage de mon imagination;
+la vérité ou Elise ont déchiré le voile, Frédéric n'est plus
+rien pour moi; mais comme je peux tout entendre avec
+indifférence, de même je peux tout ignorer sans peine, et
+peut-être devrais-je vouloir que tu continues à garder le
+silence, afin de pouvoir consacrer entièrement mes dernières
+pensées à mon époux et à mes enfans.
+
+
+
+
+LETTRE XL.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Je n'en puis plus, la langueur m'accable, l'ennui me dévore,
+le dégoût m'empoisonne; je souffre sans pouvoir dire le
+remède; le passé et l'avenir, la vérité et les chimères ne me
+présentent plus rien d'agréable, je suis importune à moi-même;
+je voudrais me fuir et je ne puis me quitter: rien ne me
+distrait, les plaisirs ont perdu leur piquant, et les devoirs
+leur importance. Je suis mal partout: si je marche, la fatigue
+me force à m'asseoir; quand je me repose, l'agitation m'oblige
+à marcher. Mon coeur n'a pas assez de place, il étouffe et
+palpite violemment; je veux respirer, et de longs et profonds
+soupirs s'échappent de ma poitrine. Où est donc la verdure des
+arbres? les oiseaux ne chantent plus. L'eau murmure-t-elle
+encore? Où est la fraîcheur? où est l'air? Un feu brûlant
+court dans mes veines et me consume; des larmes rares et
+amères mouillent mes yeux et ne me soulagent pas. Que faire?
+où porter mes pas? pourquoi rester ici? pourquoi aller
+ailleurs? J'irai lentement errer dans la campagne; là,
+choisissant des lieux écartés, j'y recueillerai quelques
+fleurs sauvages et desséchées comme moi, quelques soucis,
+emblèmes de ma tristesse: je n'y mêlerai aucun feuillage, la
+verdure est morte dans la nature, comme l'espérance dans mon
+coeur. Dieu! que l'existence me pèse! l'amitié l'embellissait
+jadis, tous mes jours étaient sereins, une voluptueuse
+mélancolie m'attirait sous l'ombre des bois, j'y jouissais du
+repos et du charme de la nature. Mes enfans! je pensais à vous
+alors, je n'y pense plus maintenant que pour être importunée
+de vos jeux, et tyrannisée par l'obligation de vous rendre des
+soins. Je voudrais vous ôter d'auprès de moi, je voudrais en
+ôter tout le monde, je voudrais m'en ôter moi-même.... Lorsque
+le jour paraît, je sens mon mal redoubler. Que d'instans
+comptés par la douleur! Le soleil se lève, brille sur toute la
+nature et la ranime de ses feux; moi seule, importunée de son
+éclat, il m'est odieux et me flétrit: semblable au fruit qu'un
+insecte dévore au coeur, je porte un mal invisible..... et
+pourtant de vives et rapides émotions viennent souvent frapper
+mes sens; je me sens frissonner dans tout mon corps; mes yeux
+se portent du même côté, s'attachent sur le même objet; ce
+n'est qu'avec effort que je les en détourne. Mon âme, étonnée,
+cherche et ne trouve point ce qu'elle attend; alors plus
+agitée, mais affaiblie par les impressions que j'ai reçues, je
+succombe tout-à-fait, ma tête penche, je fléchis, et dans mon
+morne abattement, je ne me débats plus contre le mal qui me
+tue.
+
+
+
+
+LETTRE XLI.
+
+ELISE A M. D'ALBE.
+
+
+Votre lettre m'a rassurée, mon cousin, j'en avais besoin, et
+je me féliciterais bien plus des changemens que vous avez
+observés chez Claire, si je ne craignais qu'abusé par votre
+tendresse, vous ne prissiez l'affaissement total des organes
+pour la tranquillité, et la mort de l'âme pour la résignation.
+
+Je ne m'étonne point de ce que vous inspire la conduite de
+Claire: je reconnais là cette femme dont chaque pensée était
+une vertu, et chaque mouvement un exemple. Son coeur a besoin
+de vous dédommager de ce qu'il a donné involontairement à un
+autre, et elle ne peut être en paix avec elle-même qu'en vous
+consacrant tout ce qui lui reste de force et de vie. Vous êtes
+touché de sa constante attention envers vous, de l'expression
+tendre dont elle l'anime; vous êtes surpris des soins
+continuels de son active bienfaisance envers tout ce qui
+l'entoure. Eh! mon cousin, ignorez-vous que le coeur de Claire
+fut créé dans un jour de fête, qu'il s'échappa parfait des
+mains de la nature, et que son essence étant la bonté, elle ne
+peut cesser de faire le bien qu'en cessant de vivre?
+
+Je ne vous peindrai point le mal que m'ont fait ses lettres;
+je rejette avec effroi cette confiance sans borne qui, lui
+faisant étouffer jusqu'à l'instinct de son coeur, me rend
+responsable de sa vie; elle se reproche, comme un forfait,
+d'avoir pu douter de son époux et de son amie, et ce forfait,
+il faut le dire, c'est nous qui l'avons commis, car c'en est
+un de tromper une femme comme elle; ses torts furent
+involontaires, les nôtres sont calculés; elle repousse les
+siens avec horreur, nous persistons dans les nôtres de sang-froid.
+Animée par un motif sublime, elle put se résoudre à
+taire la vérité: nous! nous l'avons souillée par de
+méprisables détours, sans avoir même la certitude de réussir;
+cependant je ne me reproche rien, et la vie de Claire dût-elle
+être le prix de l'exécution de vos volontés, en m'y
+soumettant, en la sacrifiant elle-même au moindre de vos
+desirs, je remplis son voeu, je ne fais que ce qu'elle m'eût
+prescrit, que ce qu'elle ferait elle-même avec transport.
+
+Ne pensez pas pourtant que je fusse d'avis de changer de plan;
+non, à présent il faut le suivre jusqu'au bout, et il n'est
+plus temps de reculer, une nouvelle secousse l'épuiserait;
+mais n'attendez pas que je persiste à lui donner des détails
+imaginaires sur l'état de Frédéric: non, elle-même ayant senti
+que la raison nous engageait à n'en parler jamais, je me
+bornerai à garder un silence absolu sur ce sujet.
+
+Depuis que Frédéric commence à se lever, il m'a conjurée de
+lui donner le détail de mes affaires; je l'ai fait avec
+empressement, dans l'espérance de le distraire; il les a
+saisies avec intelligence, il les suit avec opiniâtreté:
+comment s'en étonner? Claire lui ordonna ce travail.
+
+Il a reçu hier votre lettre, celle où, sans lui parler
+directement de votre femme, vous la lui peignez à chaque page,
+gaie et tranquille. J'ignore l'effet que ces nouvelles ont
+produit sur lui, il ne m'en a rien dit; j'observe seulement
+que son regard est plus sombre, et son silence plus absolu: il
+concentre toutes ses sensations en lui-même, rien ne perce,
+rien ne l'atteint, rien ne le touche. Ce matin, tandis qu'il
+travaillait auprès de moi, pour le tirer de sa morne stupeur,
+j'ai sorti le portrait de Claire de mon sein et l'ai posé
+auprès de lui: son premier mouvement a été de me regarder avec
+surprise, comme pour me demander ce que cela signifiait, et
+puis, reportant ses yeux sur l'objet qui lui était offert, il
+l'a contemplé long-temps; enfin, me le rendant avec froideur:
+"Ce n'est pas elle," m'a-t-il dit, puis il s'est tu, et s'est
+remis à l'ouvrage. Quelques heures se sont passées dans un
+mutuel silence; il ne me questionne que sur mes affaires; si
+je l'interroge sur tout autre sujet que Claire, il n'a pas
+l'air de m'entendre, ou bien il me répond par un signe ou un
+monosyllabe; j'écarte avec grand soin toute conversation
+tendant à une entière confiance, car je ne me sentirais pas la
+force de continuer à le tromper. A chaque instant la pitié
+m'entraîne à lui ouvrir mon coeur; c'est un besoin qui
+s'accroît de jour en jour, et mon courage n'est pas à
+l'épreuve de sa douleur: je n'ai pourtant rien dit encore;
+mais il ne faut peut-être qu'un mot de sa part, qu'un instant
+d'épanchement pour m'arracher votre secret! Ah! mon cousin,
+pardonnez mon incertitude; mais voir souffrir un malheureux,
+pouvoir le soulager d'un mot, et se taire, c'est un effort
+auquel je ne peux pas espérer d'atteindre. Puis-je même le
+desirer? Voudrais-je étouffer dans mon âme cet ascendant qui
+nous pousse à adoucir les maux d'autrui? Ah! si c'est là une
+faiblesse, je ne sais quel courage la vaudrait! Il y a une
+heure que j'étais avec Frédéric; les cris de ma fille m'ayant
+forcée à sortir avec précipitation, j'ai oublié sur ma
+cheminée une lettre de Claire, que je venais de recevoir.
+L'idée que Frédéric pouvait la lire m'a fait frémir, je suis
+remontée comme un éclair, il la tenait dans sa main.
+"Frédéric, qu'avez-vous fait? me suis-je écriée. -- Rien
+qu'elle ne m'eût permis! m'a-t-il répondu. -Vous n'avez donc
+pas lu cette lettre? ai-je repris. -- Non! elle m'aurait
+méprisé, m'a-t-il dit en me la remettant." J'ai voulu louer sa
+discrétion, sa délicatesse, il m'a interrompue. "Non, Elise,
+vous vous méprenez; je n'ai plus ni délicatesse, ni vertu; je
+n'agis, ne sens et n'existe plus que par elle, et peut-être
+eussé-je lu ce papier, si la crainte de lui déplaire ne m'eût
+arrêté." En finissant cette phrase, il est retombé dans son
+immobilité accoutumée. Que ne donnerais-je pas pour qu'il
+exhalât ses transports, pour l'entendre pousser des cris
+aigus, pour le voir se livrer à un désespoir forcené! combien
+cet état serait moins effrayant que celui où il est!
+Concentrant dans son sein toutes les furies de l'enfer, elles
+le déchirent par cent forces diverses, et ses blessures qu'il
+renferme, s'aigrissent, s'enveniment sur son coeur, et portent
+dans tout son être des germes de destruction. L'infortuné
+mérite votre pitié; et quelle que fût son ingratitude envers
+vous, son supplice l'expie et l'emporte sur elle.
+
+
+
+
+LETTRE XLII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Elise, je crois que le ciel a béni mes efforts, et qu'il n'a
+pas voulu me retirer du monde avant de m'avoir rendue à moi-même:
+depuis quelques jours un calme salutaire s'insinue dans
+mes veines; je souris avec satisfaction à mes devoirs; la vue
+de mon mari ne me trouble plus, et je partage le contentement
+qu'il éprouve à se trouver près de moi; je vois qu'il me sait
+gré de toute la tendresse que je lui montre, et qu'il en
+distingue bien toute la sincérité. Son indulgence m'encourage,
+ses éloges me relèvent, et je ne me crois plus méprisable
+quand je vois qu'il m'estime encore; mais à mesure que mon âme
+se fortifie, mon corps s'affaiblit. Je voudrais vivre pour mon
+digne époux, c'est là le voeu que j'adresse au ciel tous les
+jours, c'est là le seul prix dont je pourrais racheter ma
+faute; mais il faut renoncer à cet espoir. La mort est dans
+mon sein, Elise, je la sens qui me mine, et ses progrès lents
+et continus m'approchent insensiblement de ma tombe. O mon
+excellente amie! ne pleure pas sur mon trépas, mais sur la
+cause qui me le donne; s'il m'eût été permis de sacrifier ma
+vie pour toi, mes enfans ou mon époux, ma mort aurait fait mon
+bonheur et ma gloire; mais périr victime de la perfidie d'un
+homme, mais mourir de la main de Frédéric!.... O Frédéric! ô
+souvenir mille fois trop cher! Hélas! ce nom fut jadis pour
+moi l'image de la plus noble candeur; à ce nom se rattachaient
+toutes les idées du beau et du grand; lui seul me paraissait
+exempt de cette contagion funeste que la fausseté a soufflée
+sur l'univers; lui seul me présentait ce modèle de perfection
+dont j'avais souvent nourri mes rêveries, et c'est de cette
+hauteur où l'amour l'avait élevé qu'il tombe.... Frédéric, il
+est impossible d'oublier si vite l'amour dont tu prétendais
+être atteint; tu as donc feint de le sentir? L'artifice d'un
+homme ordinaire ne paraît qu'une faute commune; mais Frédéric
+artificieux est un monstre: la distance de ce que tu es, à ce
+que tu feignais d'être, est immense, et il n'y a pas de crime
+pareil au tien. Mon plus grand tourment est bien moins de
+renoncer à toi que d'être forcée de te mépriser, et ta
+bassesse était le seul coup que je ne pouvais supporter.
+
+Mon amie, cette lettre-ci est la dernière où je te parlerai de
+lui; désormais mes pensées vont se porter sur de plus dignes
+objets; le seul moyen d'obtenir la miséricorde céleste, est
+sans doute d'employer le reste de ma vie au bonheur de ce qui
+m'entoure; je visite mon hospice tous les jours; je vois avec
+plaisir que ma longue absence n'a point interrompu l'ordre que
+j'y avais établi. Je lèguerai à mon Elise le soin de
+l'entretenir; c'est d'elle que ma Laure apprendra à y veiller
+à son tour: puisse cette fille chérie se former auprès de toi
+à toutes les vertus qui manquèrent à sa mère! parle-lui de mes
+torts, surtout de mon repentir; dis-lui que si je t'avais
+écoutée, j'aurais vécu paisible et honorée, et que je t'aurais
+value peut-être. Que ses tendres soins dédommagent son vieux
+père de tout le mal que je lui causai; et pour payer tout ce
+qu'elle tiendra de toi, puisse-t-elle t'aimer comme
+Claire!.... Adieu, mon coeur se déchire à l'aspect de tout ce
+que j'aime; c'est au moment de quitter des objets si chers,
+que je sens combien ils m'attachent à la vie. Elise, tu
+consoleras mon digne époux, tu ne le laisseras pas isolé sur
+la terre; tu deviendras son amie, de même que la mère de mes
+enfans; ils n'auront pas perdu au change.
+
+
+
+
+LETTRE XLIII.
+
+CLAIRE A ELISE.
+
+
+Ne t'afflige point, mon amie, la douce paix que Dieu répand
+sur mes derniers jours m'est un garant de sa clémence;
+quelques instans encore, et mon âme s'envolera vers
+l'éternité. Dans ce sanctuaire immortel, si j'ai à rougir d'un
+sentiment qui fut involontaire, peut-être l'aurai-je trop
+expié sur la terre pour en être punie dans le ciel. Chaque
+jour, prosternée devant la majesté suprême, j'admire sa
+puissance et j'implore sa bonté; elle enveloppe de sa
+bienfaisance tout ce qui respire, tout ce qui sent, tout ce
+qui souffre: c'est là le manteau dont les malheureux doivent
+réchauffer leurs coeurs........ Mais, quand la nuit a laissé
+tomber son obscur rideau, je crois voir l'ombre du bras de
+l'Eternel étendu vers moi; dans ces instans d'un calme
+parfait, l'âme s'élance vers le ciel et correspond avec Dieu,
+et la conscience, reprenant ses droits, pèse le passé et
+pressent l'avenir. C'est alors que, jetant un coup-d'oeil sur
+ces jours engloutis par le temps, on se demande, non sans
+effroi, comment ils ont été employés, et en faisant la revue
+de sa vie on compte par ses actions les témoins qui déposeront
+bientôt pour ou contre soi. Quel calcul! qui osera le faire
+sans une profonde humilité, sans un repentir poignant de
+toutes les fautes auxquelles on fut entraîné? O Frédéric!
+comment supporteras-tu ces redoutables momens? Quand il se
+pourrait qu'innocent d'artifice, tu aies cru sentir tout ce
+que tu m'exprimais, songe, malheureux, que pour t'absoudre de
+ton ingratitude envers ton père, il aurait fallu que le ciel
+lui-même eût allumé les feux dont tu prétendais brûler, et
+ceux-là ne s'éteignent point. Et toi, mon Elise, pardonne, si
+le souvenir de Frédéric vient encore se mêler à mes dernières
+pensées; le silence absolu que tu gardes à ce sujet me dit
+assez que je devrais t'imiter; mais, avant de quitter cette
+terre que Frédéric habite encore, permets-moi du moins de lui
+adresser un dernier adieu, et de lui dire que je lui pardonne:
+s'il reste à cet infortuné quelques traits de ressemblance
+avec celui que j'aimai, l'idée d'avoir causé ma mort
+accélérera la sienne, et peut-être n'est-il pas éloigné
+l'instant qui doit nous réunir sous la voûte céleste. Ah!
+quand c'est là seulement que je dois le revoir, serais-je donc
+coupable de souhaiter cet instant?
+
+
+
+
+LETTRE XLIV.
+
+ELISE A M. D'ALBE.
+
+
+Il est donc vrai, mon amie s'affaiblit et chancelle, et vous
+êtes inquiet sur son état! Ces évanouissemens longs et
+fréquens sont un symptôme effrayant, et un obstacle au desir
+que vous auriez de lui faire changer d'air! Ah! sans doute, je
+volerai auprès d'elle: je confierai mes deux fils à Frédéric;
+c'est une chaîne dont je l'attacherai ici; je dissimule ma
+douleur devant lui, car, s'il pouvait soupçonner le motif de
+mon voyage; s'il se doutait que tout ce que vous lui dites de
+Claire n'est qu'une erreur, s'il voyait ces terribles paroles
+que vous n'avez point tracées sans frémir, et que je n'ai pu
+lire sans désespoir, déjà les ombres de la mort couvrent son
+visage, aucune force humaine ne le retiendrait ici.
+
+Non, mon ami, non, je ne vous fais pas de reproches, je n'en
+fais pas même à l'auteur de tous nos désastres. Dès qu'un être
+est atteint par le malheur, il devient sacré pour moi, et
+Frédéric est dans un état trop affreux pour que l'amertume de
+ma douleur tourne contre lui; mais mon âme est brisée de
+tristesse, et je n'ai point d'expressions pour ce que
+j'éprouve. Claire était le flambeau, la gloire, le délice de
+ma vie; si je la perds, tous les liens qui me restent me
+deviendront odieux; mes enfans, oui, mes enfans eux-mêmes ne
+seront plus pour moi qu'une charge pesante: chaque jour, en
+les embrassant, je penserai que ce sont eux qui m'empêchent de
+la rejoindre; dans ma profonde douleur, je rejette, et leurs
+caresses, et les jouissances qu'ils me promettaient, et tous
+les noeuds qui m'attachent au monde; et mon âme désespérée
+déteste les plaisirs que Claire ne peut plus partager.
+
+Ah! croyez-moi, laissez-lui remplir tous ses exercices de
+piété, ce ne sont point eux qui l'affaiblissent; au contraire,
+les âmes passionnées comme la sienne ont besoin d'aliment, et
+cherchent toujours leurs ressources ou très-loin ou très-près
+d'elles, dans les idées religieuses ou dans les idées
+sensibles, et le vide terrible que l'amour y laisse ne peut
+être rempli que par Dieu même.
+
+Annoncez-moi à Claire; je compte partir dans deux ou trois
+jours. Fiez-vous à ma foi, je saurai respecter votre volonté,
+ma parole et l'état de mon amie, et elle ignorera toujours que
+son époux, cessant un moment de l'apprécier, la traita comme
+une femme ordinaire.
+
+
+
+
+LETTRE XLV.
+
+ELISE A M. D'ALBE.
+
+
+O mon cousin! Frédéric est parti, et je suis sûre qu'il est
+allé chez vous, et je tremble que cette lettre, que je vous
+envoie par un exprès, n'arrive trop tard, et ne puisse
+empêcher les maux terribles qu'une explication entraînerait
+après elle. Comment vous peindre la scène qui vient de se
+passer? Aujourd'hui, pour la première fois, Frédéric m'a
+accompagnée dans une maison étrangère: muet, taciturne, son
+regard ne fixait aucun objet, il semblait ne prendre part à
+rien de ce qui se faisait autour de lui, et répondait à peine
+quelques mots au hasard aux différentes questions qu'on lui
+adressait. Tout à coup un homme inconnu prononce le nom de
+madame d'Albe, il dit qu'il vient de chez elle, qu'elle est
+mal, mais très-mal..... Frédéric jette sur moi un oeil hagard
+et interrogatif, et voyant des larmes dans mes yeux, il ne
+doute plus de son malheur. Alors il s'approche de cet homme et
+le questionne. En vain je l'appelle, en vain je lui promets de
+lui tout dire, il me repousse avec violence en s'écriant:
+"Non, vous m'avez trompé, je ne vous crois plus..." L'homme
+qui venait de parler, et qui n'avait été chez vous que pour
+des affaires relatives à votre commerce, étourdi de l'effet
+inattendu de ce qu'il a dit, hésite à répondre aux questions
+pressantes de Frédéric. Cependant, effrayé de l'accent
+terrible de ce jeune homme, il n'ose résister ni à son ton ni
+à son air. "Ma foi, dit-il, madame d'Albe se meurt, et on
+assure que c'est à cause de l'infidélité d'un jeune homme
+qu'elle aimait, et que son mari a chassé de chez elle."
+
+A ces mots, Frédéric jette un cri perçant, renverse tout ce
+qui se trouve sur son passage, et s'élance hors de la chambre;
+je me précipite après lui, je l'appelle: c'est au nom de
+Claire que je le supplie de m'entendre, il n'écoute rien,
+nulle force ne peut le retenir, il écrase tout ce qui s'oppose
+à sa fuite; je le perds de vue, je ne l'ai plus revu, et
+j'ignore ce qu'il est devenu; mais je ne doute point qu'il
+n'ait porté ses pas vers l'asile de Claire, je tremble qu'elle
+ne le voie; la surprise, l'émotion épuiseraient ses forces. O
+mon ami! puisse ma lettre arriver à temps pour prévenir un
+pareil malheur! L'insensé, dans son féroce délire, il ne songe
+pas que son apparition subite peut tuer celle qu'il aime. Ah!
+s'il se peut, empêchez-les de se voir, repoussez-le de votre
+maison; qu'il ne retrouve plus en vous ce père indulgent qui
+justifiait tous ses torts; faites tonner l'honneur outragé,
+accablez-le de votre indignation: que vous font sa fureur, ses
+imprécations, sa douleur même? Songez que c'est lui qui est le
+meurtrier de Claire, que c'est lui qui a porté le trouble dans
+cette âme céleste, et qui a terni une réputation sans tache;
+car enfin les discours de cet homme inconnu ne sont-ils pas
+l'écho fidèle de l'opinion publique? Ce monde barbare, odieux
+et injuste, a déshonoré mon amie; sans égard pour ce qu'elle
+fut, il la juge à la rigueur sur de trompeuses apparences,
+mais ne distingue pas la femme tendre et irréprochable de la
+femme adultère. Eh! quand ma Claire retrouverait toutes ses
+forces contre l'amour, en aurait-elle contre la perte de
+l'estime publique? Celle qui la respecta toujours, qui la
+regardait comme le plus bel ornement de son sexe, pourrait-elle
+vivre après l'avoir perdue? Non, Claire, meurs, quitte
+une terre qui ne sut pas te connaître, et qui n'était pas
+digne de te porter: abreuvée de larmes et d'outrages, va
+demander au ciel le prix de tes douleurs, et que les anges,
+empressés auprès de toi, ouvrent leurs bras pour recevoir leur
+semblable.
+
+
+
+
+Ici finissent les lettres de Claire; le reste est un récit
+écrit de la main d'Elise. Sans doute elle en aura recueilli
+les principaux traits de la bouche de son amie, et elle les
+aura confiés au papier, pour que la jeune Laure, en les lisant
+un jour, pût se préserver des passions dont sa déplorable mère
+avait été la victime.
+
+
+
+
+Il était tard, la nuit commençait à s'étendre sur l'univers;
+Claire, faible et languissante, s'était fait conduire au bas
+de son jardin, sous l'ombre des peupliers qui couvrent l'urne
+de son père, et où sa piété consacra un autel à la Divinité.
+Humblement prosternée sur le dernier degré, le coeur toujours
+dévoré de l'image de Frédéric, elle implorait la clémence du
+ciel pour un être si cher, et des forces pour l'oublier. Tout
+à coup une marche précipitée l'arrache à ses méditations, elle
+s'étonne qu'on vienne la troubler; et, tournant la tête, le
+premier objet qui la frappe c'est Frédéric! Frédéric pâle,
+éperdu, couvert de sueur et de poussière. A cet aspect, elle
+croit rêver, et reste immobile comme craignant de faire un
+mouvement qui lui arrache son erreur. Frédéric la voit et
+s'arrête, il contemple ce visage charmant qu'il avait laissé
+naguère brillant de fraîcheur et de jeunesse, il le retrouve
+flétri, abattu; ce n'est plus que l'ombre de Claire, et le
+sceau de la mort est déjà empreint dans tous ses traits: il
+veut parler, et ne peut articuler un mot; la violence de la
+douleur a suspendu son être. Claire, toujours immobile, les
+bras étendus vers lui, laisse échapper le nom de Frédéric: à
+cette voix il retrouve la chaleur et la vie, et saisissant sa
+main décolorée: "Non, s'écrie-t-il, tu ne l'as pas cru que
+Frédéric ait cessé de t'aimer. Non, ce blasphème horrible,
+épouvantable, a été démenti par ton coeur. O ma Claire! en te
+quittant, en renonçant à toi pour jamais, en supportant la vie
+pour t'obéir, j'avais cru avoir épuisé la coupe amère de
+l'infortune; mais si tu as douté de ma foi, je n'en ai goûté
+que la moindre partie.......... Parle donc, Claire, rassure-moi,
+romps ce silence mortel qui me glace d'effroi." En disant
+ces mots, il la pressait sur son sein avec ardeur. Claire, le
+repoussant doucement, se lève, fixe les yeux sur lui, et le
+parcourant long-temps avec surprise: "O toi, dit-elle, qui me
+présentes l'image de celui que j'ai tant aimé, toi, l'ombre de
+ce Frédéric dont j'avais fait mon dieu! dis, descends-tu du
+céleste séjour pour m'apprendre que ma dernière heure
+approche? et es-tu l'ange destiné à me guider vers l'éternelle
+région? -- Qu'ai-je entendu? lui répond Frédéric, est-ce toi
+qui me méconnais? Claire, ton coeur est-il donc changé comme
+tes traits, et reste-t-il insensible auprès de moi? -- Quoi! il
+se pourrait que tu sois toujours Frédéric! s'écrie-t-elle; mon
+Frédéric existerait encore? On me l'avait dit perdu, l'amitié
+m'aurait-elle donc trompée? -- Oui, interrompit-il avec
+véhémence, une affreuse trahison me faisait paraître infidèle
+à tes yeux, et te peignait à moi gaie et paisible; on nous
+faisait mourir victimes l'un de l'autre, on voulait que nous
+enfonçassions mutuellement le poignard dans nos coeurs. Crois-moi,
+Claire, amitié, foi, honneur, tout est faux dans le
+monde; il n'y a de vrai que l'amour; il n'y a de réel que ce
+sentiment puissant et indestructible qui m'attache à ton être,
+et qui dans ce moment même te domine ainsi que moi: ne le
+combats plus, ô mon âme! livre-toi à ton amant; partage ses
+transports, et sur les bornes de la vie où nous touchons l'un
+et l'autre, goûtons, avant de la quitter, cette félicité
+suprême qui nous attend dans l'éternité." Frédéric dit, et
+saisissant Claire, il la serre dans ses bras, il la couvre de
+baisers, il lui prodigue ses brûlantes caresses; l'infortunée,
+abattue par tant de sensations, palpitante, oppressée, à
+demi-vaincue par son coeur et par sa faiblesse, résiste encore, le
+repousse et s'écrie: "Malheureux! quand l'éternité va
+commencer pour moi, veux-tu que je paraisse déshonorée devant
+le tribunal de Dieu! Frédéric, c'est pour toi que je
+t'implore, la responsabilité de mon crime retombera sur ta
+tête. -- Eh bien! je l'accepte, interrompit-il d'une voix
+terrible, il n'est aucun prix dont je ne veuille acheter la
+possession de Claire; qu'elle m'appartienne un instant sur la
+terre, et que le ciel m'écrase pendant l'éternité!" L'amour a
+doublé les forces de Frédéric, l'amour et la maladie ont
+épuisé celles de Claire. Elle n'est plus à elle, elle n'est
+plus à la vertu; Frédéric est tout, Frédéric l'emporte.....
+Elle l'a goûté dans toute sa plénitude, cet éclair de délice
+qu'il n'appartient qu'à l'amour de sentir; elle l'a connue,
+cette jouissance délicieuse et unique, rare et divine comme le
+sentiment qui l'a créée: son âme, confondue dans celle de son
+amant, nage dans un torrent de volupté. Il fallait mourir
+alors: mais Claire était coupable, et la punition l'attendait
+au réveil. Qu'il fut terrible! quel gouffre il présenta à
+celle qui vient de rêver le ciel! Elle a violé la foi
+conjugale! elle a souillé le lit de son époux! la noble Claire
+n'est plus qu'une infâme adultère! Des années d'une vertu sans
+tache, des mois de combats et de victoires sont effacés par ce
+seul instant! elle le voit, et n'a plus de larmes pour son
+malheur, le sentiment de son crime l'a dénaturée; ce n'est
+plus cette femme douce et tendre dont l'accent pénétrant
+maîtrisait l'âme des êtres sensibles, et en créait une aux
+indifférens; c'est une femme égarée, furieuse, qui ne peut se
+cacher sa perfidie, et qui ne peut la supporter. Elle
+s'éloigne de Frédéric avec horreur, et élevant ses mains
+tremblantes vers le ciel: "Eternelle justice! s'écrie-t-elle,
+s'il te reste quelque pitié pour la vile créature qui ose
+t'implorer encore, punis le lâche artisan de mon malheur;
+qu'errant, isolé dans le monde, il y soit toujours poursuivi
+par l'ignominie de Claire et les cris de son bienfaiteur! Et
+toi, homme perfide et cruel, contemple ta victime, mais écoute
+les derniers cris de son coeur; il te hait, ce coeur, plus
+encore qu'il ne t'a aimé; ton approche le fait frémir, et ta
+vue est son plus grand supplice; éloigne-toi, va, ne me
+souille plus de tes indignes regards." Frédéric, embrasé
+d'amour et dévoré de remords, veut fléchir son amante:
+prosterné à ses pieds, il l'implore, la conjure; elle n'écoute
+rien; le crime a anéanti l'amour, et la voix de Frédéric ne va
+plus à son coeur. Il fait un mouvement pour se rapprocher
+d'elle; effrayée, elle s'élance auprès de l'autel divin, et
+l'entourant de ses bras, elle dit: "Ta main sacrilége osera-t-elle
+m'atteindre jusqu'ici? Si ton âme basse et rampante n'a
+pas craint de profaner tout ce qu'il y a de saint sur la
+terre, respecte au moins le ciel, et que ton impiété ne vienne
+pas m'outrager jusque dans ce dernier asile. C'est ici,
+ajouta-t-elle dans un transport prophétique, que je jure que
+cet instant où je te vois est le dernier où mes yeux
+s'ouvriront sur toi; si tu demeures encore, je saurai trouver
+une mort prompte, et que le ciel m'anéantisse à l'instant où
+tu oserais reparaître devant moi."
+
+Frédéric, terrassé par cette horrible imprécation, et
+frémissant que le moindre délai n'assassine son amante,
+s'éloigne avec impétuosité. Mais à peine est-il hors de sa
+vue, qu'il s'arrête; il ne peut sortir du bois épais qui les
+couvre, sans l'avoir entendue encore une fois, et élevant la
+voix, il s'écrie: "O toi, que je ne dois plus revoir! toi qui,
+d'accord avec le ciel, viens de maudire l'infortuné qui
+t'adorait! toi qui, pour prix d'un amour sans exemple, le
+condamnes à un exil éternel! toi, enfin, dont la haine l'a
+proscrit de la surface du monde, ô Claire! avant que
+l'immensité nous sépare à jamais, avant que le néant soit
+entre nous deux, que j'entende encore ton accent, et au nom du
+tourment que j'endure, que ce soit un accent de pitié!........
+" Il se tait, il ne respire pas, il étouffe les horribles
+battemens de son coeur pour mieux écouter, il attend la voix
+de Claire...... Enfin ces mots faibles, tremblans, et qui
+percent à peine le repos universel de la nature, viennent
+frapper ses oreilles et calmer ses sens: _Va, malheureux, je te
+pardonne_.
+
+L'indignation avait ranimé les forces de Claire,
+l'attendrissement les anéantit: subjuguée par l'ascendant de
+Frédéric, à l'instant où, en lui pardonnant, elle sentit
+qu'elle l'aimait encore, elle tomba sans mouvement sur les
+degrés de l'autel.
+
+Cependant M. d'Albe qui n'avait point reçu la lettre d'Elise,
+et qui était sorti pour quelques heures, apprend à son retour
+que Frédéric a paru dans la maison; il frémit, et demande sa
+femme; on lui dit qu'elle est allée, selon son usage, se
+recueillir près du tombeau de son père. Il dirige ses pas de
+ce côté; la lune éclairait faiblement les objets: il appelle
+Claire, elle ne répond point; sa première idée est qu'elle a
+fui avec Frédéric; la seconde, plus juste, mais plus terrible
+encore, est qu'elle a cessé d'exister. Il se hâte d'arriver;
+enfin, à la lueur des rayons argentés qui percent à travers
+les tremblans peupliers, il aperçoit un objet..... une robe
+blanche..... il approche..... c'est Claire étendue sur le
+marbre et aussi froide que lui. A cette vue il jette des cris
+perçans; ses gens l'entendent et accourent. Ah! comment
+peindre la consternation universelle! Cette femme céleste
+n'est plus, cette maîtresse adorée, cet ange de bienfaisance
+n'est plus qu'une froide poussière! La désolation s'empare de
+tous les coeurs: cependant un mouvement a ranimé l'espérance;
+on se hâte, on la transporte, les secours volent de tous
+côtés. La nuit entière se passe dans l'incertitude; mais le
+lendemain une ombre de chaleur renaît, et ses yeux se rouvrent
+au jour, au moment même où Elise arrivait auprès d'elle.
+
+Cette tendre amie avait suivi sa lettre de près, mais sa
+lettre n'était point arrivée; un mot de M. d'Albe l'instruit
+de tout, elle entre éperdue. Claire ne la méconnaît point,
+elle lui tend les bras. Elise se précipite, Claire la presse
+sur son coeur déjà atteint des glaces de la mort. Elle veut
+que l'amitié la ranime et lui rende la force d'exprimer ses
+dernières volontés: son oeil mourant cherche son époux; sa
+voix éteinte l'appelle; elle prend sa main, et l'unissant à
+celle de son amie, elle les regarde tous deux avec tristesse,
+et dit: "Le ciel n'a pas voulu que je meure innocente:
+l'infortunée que vous voyez devant vous s'est couverte du
+dernier opprobre; mes sens égarés m'ont trahie; et un ingrat,
+abusant de ma faiblesse, a brisé les noeuds sacrés qui
+m'attachaient à mon époux. Je ne demande point d'indulgence,
+ni lui ni moi n'avons droit d'y prétendre: il est des crimes
+que la passion n'excuse pas, et que le pardon ne peut
+atteindre....." Elle se tait. En l'écoutant, l'âme d'Elise se
+ferme à toute espérance, elle est sûre que son amie ne
+survivra pas à sa honte.
+
+M. d'Albe, consterné de ce qu'il entend, ne repousse pas
+néanmoins la main qui l'a trahi. "Claire, lui dit-il, votre
+faute est grande sans doute; mais il vous reste encore assez
+de vertus pour faire mon bonheur; et le seul tort que je ne
+vous pardonne pas, est de souhaiter une mort qui me laisserait
+seul au monde." A ces mots, sa femme lève sur lui un oeil
+attendri et reconnaissant: "Cher et respectable ami, lui dit-elle,
+croyez que c'est pour vous seul que je voudrais vivre,
+et que mourir indigne de vous est ce qui rend ma dernière
+heure si amère. Mais je sens que mes forces diminuent,
+éloignez-vous l'un et l'autre, j'ai besoin de me recueillir
+quelques momens, afin de vous parler encore."
+
+Elise ferme doucement le rideau, et ne profère pas une parole;
+elle n'a rien à dire, rien à demander, rien à attendre: l'aveu
+de son amie lui a appris que tout était fini, que l'arrêt du
+sort était irrévocable, et que Claire était perdue pour elle.
+
+M. d'Albe, qui la connaît moins, s'agite et se tourmente; plus
+heureux qu'Elise, il craint, car il espère; il s'étonne de la
+tranquillité de celle-ci, sa muette consternation lui paraît
+de la froideur, il le dit et s'en irrite. Elise, sans
+s'émouvoir de sa colère, se lève doucement, et l'entraînant
+hors de la chambre: "Au nom de Dieu! lui dit-elle, ne troublez
+pas la solennité de ces momens par de vains secours qui ne la
+sauveront point, et calmez un emportement qui peut rompre le
+dernier fil qui la retient à la vie. Craignez qu'elle ne
+s'éteigne avant de nous avoir parlé de ses enfans; sans doute
+son dernier voeu sera pour eux; tel qu'il soit, fût-il de lui
+survivre, je jure de le remplir. Quant à son existence
+terrestre elle est finie; du moment que Claire fut coupable,
+elle a dû renoncer au jour: je l'aime trop pour vouloir
+qu'elle vive, et je la connais trop pour l'espérer." L'air
+imposant et assuré dont Elise accompagna ces mots, fut un coup
+de foudre pour M. d'Albe; il lui apprit que sa femme était
+morte.
+
+Elise se rapprocha du lit de son amie: assise à son chevet,
+toujours immobile et silencieuse, il semblait qu'elle attendît
+le dernier souffle de Claire pour exhaler le sien.
+
+Au bout de quelques heures, Claire étendit la main, et prenant
+celle d'Elise: "Je sens que je m'éteins, dit-elle, il faut me
+hâter de parler; fais sortir tout le monde, et que M. d'Albe
+reste seul avec toi." Elise fait un signe, chacun se retire;
+le malheureux époux s'avance, sans avoir le courage de jeter
+les yeux sur celle qu'il va perdre; il se reproche
+intérieurement d'avoir peut-être causé sa mort en la trompant.
+Claire devine son repentir, et croit que son amie le partage;
+elle se hâte de les rassurer. "Ne vous reprochez point, leur
+dit-elle, de m'avoir déguisé la vérité, votre motif fut bon,
+et ce moyen pouvait seul réussir; sans doute, il m'eût guérie,
+si l'effrayante fatalité qui me poursuit n'eût renversé tous
+vos projets." Elise ne répond rien, elle sait que Claire ne
+dit cela que pour calmer leur conscience agitée, et elle ne se
+justifie pas d'un tort qui retomberait en entier sur M.
+d'Albe; mais celui-ci s'accuse, il rend à Elise la justice qui
+lui est due, en apprenant à Claire qu'elle n'a cédé qu'à sa
+volonté. Elle est dédommagée de sa droiture; un léger
+serrement de main que M. d'Albe n'aperçoit pas, la récompense
+sans le punir. Claire reprend la parole. "O mon ami! dit-elle
+en regardant tendrement son mari; nul n'est ici coupable que
+moi; vous, qui n'eûtes jamais de pensées que mon bonheur, et
+que j'offensai avec tant d'ingratitude, est-ce à vous à vous
+repentir?" M. d'Albe prend la main de sa femme et la couvre de
+larmes; elle continue: "Ne pleurez point, mon ami, ce n'est
+pas à présent que vous me perdez, mais quand, par une honteuse
+faiblesse j'autorisai l'amour de Frédéric; quand par un
+raisonnement spécieux je manquai de confiance en vous pour la
+première fois de ma vie; ce fut alors que, cessant d'être moi-même,
+je cessai d'exister pour vous; dès l'instant où je
+m'écartai de mes principes, les anneaux sacrés qui les liaient
+ensemble se brisèrent, et me laissèrent sans appui dans le
+vague de l'incertitude; alors la séduction s'empara de moi,
+fascina mes yeux, obscurcit le sacré flambeau de la vertu, et
+s'insinua dans tous mes sens; au lieu de m'arracher à
+l'attrait qui m'entraînait, je l'excusai, et dès lors la chute
+devint inévitable. O toi, mon Elise! continua-t-elle avec un
+accent plus élevé, toi qui vas devenir la mère de mes enfans,
+je ne te recommande point mon fils, il aura les exemples de
+son père; mais veille sur ma Laure, que son intérêt l'emporte
+sur ton amitié. Si quelques vertus honorèrent ma vie, dis-lui
+que ma faute les effaça toutes; en lui racontant la cause de
+ma mort, garde-toi bien de l'excuser, car dès lors tu
+l'intéresserais à mon crime: qu'elle sache que ce qui m'a
+perdue est d'avoir coloré le vice des charmes de la vertu;
+dis-lui bien que celui qui la déguise est plus coupable encore
+que celui qui la méconnaît; car, en la faisant servir de voile
+à son hideux ennemi, on nous trompe, on nous égare, et on nous
+approche de lui quand nous croyons n'aimer qu'elle........
+Enfin, Elise, ajouta-t-elle en s'affaiblissant, répète souvent
+à ma Laure, que si une main courageuse et sévère, avait
+dépouillé le prestige dont j'entourais mon amour, et qu'on
+n'eût pas craint de me dire que celle qui compose avec
+l'honneur l'a déjà perdu, et que jamais il n'y eut de nobles
+effets d'une cause vicieuse, alors, sans doute, j'eusse foulé
+aux pieds le sentiment dont j'expire aujourd'hui...." Ici
+Claire fut forcée de s'interrompre, en vain elle voulut
+achever sa pensée, ses idées se troublèrent, et sa langue
+glacée ne put articuler que des mots entrecoupés. Au bout de
+quelques instans elle demanda la bénédiction de son époux; en
+la recevant, un éclair de joie ranima ses yeux. "A présent je
+meurs en paix, dit-elle, je peux paraître devant Dieu..... je
+vous offensai plus que lui, il ne sera pas plus sévère que
+vous." Alors, jetant sur lui un dernier regard, et serrant la
+main de son amie, elle prononça le nom de Frédéric, soupira et
+mourut.
+
+Quelques jours après, M. d'Albe reçut ce billet écrit par
+Elise et dicté par Claire.
+
+
+CLAIRE A M. D'ALBE.
+
+Je ne veux point faire rougir mon époux, en prononçant devant
+lui un nom qu'il déteste peut-être; mais pourra-t-il oublier
+que cet infortuné voulait fuir cet asile, et que mon ordre
+seul l'y a retenu; que, dans notre situation mutuelle, ses
+devoirs étant moindres, ses torts le sont aussi, et que mon
+amour fut un crime quand le sien n'était qu'une faiblesse? Il
+est errant sur la terre, il a vos malheurs à se reprocher, il
+croira avoir causé ma mort, et son coeur est né pour aimer la
+vertu. O mon époux! mon digne époux! la pitié ne vous dit-elle
+rien pour lui, et n'obtiendra-t-il pas une miséricorde que
+vous ne m'avez pas refusée?
+
+
+
+
+Pour remplir les dernières volontés de sa femme, M. d'Albe
+s'informa de Frédéric dans tous les environs, il fit faire les
+perquisitions les plus exactes dans le lieu de sa naissance;
+tout fut inutile, ses recherches furent infructueuses; jamais
+on n'a pu découvrir où il avait traîné sa déplorable
+existence, ni quand il l'avait terminée. Jamais nul être
+vivant n'a su ce qu'il était devenu: on dit seulement qu'aux
+funérailles de Claire, un homme inconnu, enveloppé d'une
+épaisse redingotte, et couvert d'un large chapeau, avait suivi
+le convoi dans un profond silence; qu'au moment où l'on avait
+posé le cercueil dans la terre, il avait tressailli, et
+s'était prosterné la face dans la poussière, et qu'aussitôt
+que la fosse avait été comblée, il s'était enfui
+impétueusement en s'écriant: "A présent je suis libre, tu n'y
+seras pas long-temps seule!"
+
+
+
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+
+IMPRIMERIE DE DEMONVILLE.
+
+
+
+
+
+
+
+Erreurs typographiques:
+
+
+
+Lettre 2: =bâtimens dépendans= remplacé par =bâtimens dépendant"
+
+Lettre 2: =bienfait de mon père= remplacé par =bienfait de votre
+père=
+
+Lettre 5: =aigre.= remplacé par =aigre."=
+
+Lettre 6: =serré dans ses bras= remplacé par =serrée dans ses
+bras=
+
+Lettre 7: =aie vue encore= remplacé par =aie vu encore=
+
+Lettre 10: =schall= remplacé par =châle=
+
+Lettre 11: =J'ai nommé Adèle= remplacé par ="J'ai nommé Adèle=
+
+Lettre 13: =bois des peupliers= remplacé par =bois de peupliers=
+
+Lettre 13: =pour un Dieu= remplacé par =pour un dieu=
+
+Lettre 13: =presse ma pensée= remplacé par =pressent ma pensée=
+
+Lettre 17: =Adèle impatiente= remplacé par =Adèle, impatiente=
+
+Lettre 17: =Ce n'est pas là= remplacé par ="Ce n'est pas là=
+
+Lettre 17: =un de ses momens.= remplacé par =un de ses momens. --=
+
+Lettre 18: =aidé à faire= remplacé par =aidés à faire=
+
+Lettre 18: =je la presse.= remplacé par =je la presse."=
+
+Lettre 18: =Il m'a atterré= remplacé par =Il m'a atterrée=
+
+Lettre 18: =bonne Claire?....= remplacé par =bonne Claire?...."=
+
+Lettre 20: =jusque là= remplacé par =jusque-là=
+
+Lettre 23: =faites. "Mon mari= remplacé par =faites."
+Mon mari=
+
+Lettre 23: =Je ne vous ai jamais vue= remplacé par ="Je ne
+vous ai jamais vue=
+
+Lettre 23: =Il a prie Frédéric= remplacé par =Il a prié
+Frédéric=
+
+Lettre 25: =il vous était doux= remplacé par mais =il vous
+était doux=
+
+Lettre 26: =t'agite? Ah!= remplacé par =t'agite? -- Ah!=
+
+Lettre 27: =mes sens! "Si je t'aime= remplacé par =mes sens!
+-- Si je t'aime=
+
+Lettre 27: =par tout je le trouve= remplacé par =partout je
+le trouve=
+
+Lettre 33: =Je partirai= remplacé par ="Je partirai=
+
+Lettre 33: =ce sont-là= remplacé par =ce sont là=
+
+Lettre 41: =conjuré= remplacé par =conjurée=
+
+Lettre 42: =valu= remplacé par =value=
+
+Epilogue: =à cette fois= remplacé par =à cette voix=
+
+Epilogue: =pendant l'éternité!= remplacé par =pendant
+l'éternité!"=
+
+Epilogue: =le condamne= remplacé =par le condamnes=
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Claire d'Albe, by Sophie Cottin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE D'ALBE ***
+
+***** This file should be named 26811-8.txt or 26811-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26811/
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
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+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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+1.F.
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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