summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--26813-8.txt9386
-rw-r--r--26813-8.zipbin0 -> 146511 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 9402 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/26813-8.txt b/26813-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..972fec8
--- /dev/null
+++ b/26813-8.txt
@@ -0,0 +1,9386 @@
+The Project Gutenberg EBook of La destinée, by Lucie des Ages
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La destinée
+
+Author: Lucie des Ages
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26813]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DESTINÉE ***
+
+
+
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+[Transcriber's note: Lucie des Ages (1845-?), _La destinée_ (1891),
+édition de 1891. L'orthographe et la ponctuation de l'édition de 1891
+ont été conservées.]
+
+
+
+
+
+
+LA DESTINEE
+
+
+
+
+DU MEME AUTEUR:
+
+La Prophétie de Maurice. 1 vol. in-12...... 3fr.
+
+
+IMP. GEORGES JACOB. - ORLEANS.
+
+
+
+
+
+
+LUCIE DES AGES
+
+
+LA
+
+DESTINEE
+
+
+PARIS
+
+LIBRAIRIE BLERIOT
+
+HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR
+
+55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55
+
+
+(Tous droits réservés.)
+
+
+LA DESTINEE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+
+Le jeune docteur Martelac, les deux mains dans ses poches et
+les yeux fixés sur les pavés inégaux entre lesquels une pluie
+d'orage venait de laisser des plaques d'eau jaunâtre,
+descendait une longue rue en pente comme il y a tant à
+Poitiers. Cette ville, dont une partie est sur une hauteur,
+est séparée des coteaux connus sous le nom de dunes, qui
+l'entourent presque entièrement, par des faubourgs étalés sur
+les rives du Clain. Des rues, partant du plateau sur lequel
+s'élèvent ses principaux édifices, vont aboutir aux boulevards
+qui longent la rivière et forment une ceinture trop souvent
+poussiéreuse à la vieille cité.
+
+Robert Martelac marchait depuis dix minutes et atteignait une
+ruelle peu éclairée quand un jeune officier, venant d'une rue
+opposée, se trouva subitement en face de lui, le regarda un
+instant avec hésitation et parut disposé à l'arrêter. La rue
+était déserte, étroite; les trottoirs attestaient plus
+d'ambition que d'espace, le ruisseau coulait encore lentement
+et reflétait les étoiles, à présent visibles dans le ciel
+redevenu clair.
+
+Il était difficile aux deux jeunes gens de passer ensemble, à
+pied sec du moins; il fallait que l'un des deux s'effaçât
+contre le mur pour faire place à l'autre. Mais le nouveau venu
+s'était carrément installé devant Robert et paraissait oublier
+l'urbanité française au point de lui barrer le chemin. Le
+docteur, ayant levé les yeux,, parut étonné de cet arrêt
+imposé à sa promenade par un inconnu.
+
+- Voulez-vous me faire place? demanda-t-il.
+
+Celui à qui il s'adressait était petit et mince. Son képi
+enfoncé sur ses yeux et les ténèbres de la rue, fort mal
+éclairée par de rares becs de gaz dont la lumière était
+énergiquement secouée par le vent, ne permettaient guère de
+distinguer ses traits. Il parut ne pas entendre cette parole,
+demeurant immobile devant Robert comme s'il eût cherché à le
+reconnaître.
+
+- Que demandez-vous? reprit ce dernier, non sans une certaine
+impatience.
+
+L'officier continua à le regarder en murmurant.
+
+- C'est sa voix, sûrement!
+
+- Enfin, parlez! s'écria le docteur ou laissez le passage
+libre. Si votre costume, sur lequel je distingue il me semble
+les galons d'un grade, ne me rassurait, cette singulière
+insistance me ferait croire à une attaque nocturne. Toutefois,
+si vous vous êtes posté là pour demander la bourse ou la vie,
+vous vous adressez mal. Ma bourse, assez légère en ce moment,
+ne peut tenter personne; de plus, je compte la garder pour mon
+usage personnel. Quant à ma vie, j'y tiens plus encore qu'à ma
+monnaie et je suis prêt à la défendre bravement.
+
+Le premier mouvement d'irritation éprouvé par Robert était
+passé, et ce petit discours, prononcé d'un ton railleur,
+prouvait combien le jeune homme prenait peu au sérieux cette
+attaque nocturne et ses propres paroles.
+
+A vrai dire, les silhouettes des deux interlocuteurs (si
+toutefois on peut donner ce nom au silencieux personnage qui
+n'avait encore rien fait pour le justifier) eussent facilement
+fait comprendre l'inutilité de la lutte, s'il eût dû y en
+avoir une. Autant le docteur était grand et fort, autant celui
+auquel il parlait était grêle et délicat.
+
+- Je n'en veux ni à l'un ni à l'autre, dit enfin ce dernier,
+mais je vous prierai, s'il n'y a aucune indiscrétion à vous
+adresser pareille demande, de venir avec moi sous ce
+réverbère.
+
+- Pourquoi?
+
+- Pour que je puisse vous voir.
+
+Un éclat de rire résonna dans le silence de la rue, où ne se
+faisait entendre que le bruit des gouttes d'eau, tombant à
+intervalles de plus en plus éloignés des toits encore
+ruisselants. Poitiers est une ville paisible, et le quartier
+où se rencontraient les deux jeunes gens était éloigné du
+centre, seul endroit où le mouvement se prolonge après la
+tombée de la nuit.
+
+Parbleu! Il ne sera pas dit que je vous aurai refusé cette
+satisfaction, si vous y tenez! répondit joyeusement Robert.
+Vous désirez, il paraît, avant d'entamer une conversation,
+savoir si votre auditeur possède une honnête figure? A votre
+aise! Je me prête de bon coeur à l'accomplissement de ce désir;
+d'autant que vous me permettrez, je suppose, le même examen de
+votre personne. Toutefois, laissez-moi vous communiquer ma
+première impression. Vous ne sauriez être tout au plus qu'un
+diminutif de brigand! La voix de Fra Diavolo devait avoir
+d'autres intonations que la vôtre, dont le timbre doux et
+caressant me semble propre à soupirer de sentimentales paroles
+plus qu'à effrayer les passants. Tenez, mon lieutenant,
+ajouta-t-il en passant la main sur la manche du jeune officier
+et en comptant les galons d'or qui luisaient sur le vêtement
+sombre, allez roucouler quelque refrain d'amour, mais ne vous
+avisez plus de jouer au voleur! Le rôle ne vous convient pas.
+
+Cette singulière aventure mettait le docteur en gaîté.
+Complaisamment, il se laissa conduire par l'inconnu sous un
+réverbère dont la lumière vacillante pouvait permettre de
+distinguer ses traits.
+
+- Voici! dit-il en enlevant son chapeau et en relevant
+légèrement la tête pour laisser la lumière se répandre sur son
+front et éclairer ses yeux souriants.
+
+- Robert Martelac!
+
+Robert tressaillit et subitement son visage redevint sérieux.
+Quelque chose comme un son lointain avait frappé son oreille;
+il se pencha en avant pour examiner à son tour celui qui était
+devant lui. Au bout d'un instant, la mémoire lui revenant:
+
+- Jacques Hilleret! s'écria-t-il.
+
+Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
+
+- Toi? C'est toi qui joues ainsi au voleur? disait Robert avec
+bonne humeur. Du diable si je croyais te rencontrer ce soir
+sur mon chemin! Si tu ne m'avais poliment prié de me montrer,
+j'eusse passé près de toi sans te reconnaître, grâce au
+parcimonieux éclairage de cette rue. Je suis ravi!
+
+En même temps, il serrait chaleureusement les mains du jeune
+lieutenant.
+
+- Quel bonheur de te retrouver! murmurait celui-ci, dont la
+frêle personne semblait secouée par l'émotion.
+
+- Toujours le même! dit Robert. Aussi profondément touché par
+l'émotion qu'une femme ou un enfant! Mon pauvre Jacques, il
+faut être plus fort.
+
+Ces paroles étaient prononcées sur un ton d'affectueuse
+remontrance.
+
+- Oui, comme autrefois, répondit l'officier en souriant à ce
+souvenir, quand tu me disais qu'il fallait apprendre à me
+défendre contre mes camarades. Je n'ai jamais su!
+
+- Et pourtant, j'en suis sûr, malgré cette nature
+impressionnable à l'excès, tu feras toujours honneur à
+l'uniforme que tu portes.
+
+En disant cela, le docteur prenait le bras de Jacques et
+rebroussait chemin sans que son ami fît aucune résistance.
+
+- Certes! Je l'espère. J'aime ma carrière avec passion.
+
+- Je n'en doute pas. Le Français est né soldat. L'amour de son
+pays l'électrise. Les enfants timides et doux eux-mêmes, tels
+que tu l'étais jadis, rêvent d'exterminer le monde afin de
+faire plus grande et plus glorieuse la part de leur pays. Tu
+es en garnison ici?
+
+- J'arrive aujourd'hui et je n'ai pas encore eu le temps de me
+découvrir un gîte définitif.
+
+- Alors, je t'emmène chez ma mère.
+
+- Impossible! A pareille heure, ce serait une invasion que je
+ne saurais me permettre qu'en pays conquis! Je n'ai pas
+l'honneur de la connaître.
+
+- Vous ferez connaissance. Elle accueille toujours très bien
+les amis de son fils.
+
+Jacques se débattit un instant, trouvant la chose indiscrète
+de sa part. Mais Robert insista et eut facilement raison des
+scrupules du lieutenant, trop heureux d'ailleurs de la
+perspective d'une soirée passée avec lui pour résister
+longtemps à cette invitation.
+
+- Je n'espérais pas te trouver ici en ce moment, reprit M.
+Hilleret, quand il eut enfin consenti à se laisser diriger
+vers la maison de Madame Martelac. Je te croyais à Paris, où
+ta réputation grandit malgré ta jeunesse et c'est pourquoi
+j'ai hésité à t'arrêter.
+
+- Non pas à m'arrêter, mon ami, car tu l'as fait avec une
+crâne désinvolture, il faut l'avouer! Tout au plus as-tu
+hésité à me questionner pour t'assurer de mon identité. Je
+bénis le hasard qui me fait te rencontrer justement le jour de
+ton arrivée ici quand moi-même j'y suis pour quelques heures
+seulement. Je retourne après-demain à Paris, mais je viens
+voir ma mère toutes les fois qu'il m'est possible de
+m'arracher à mes occupations.
+
+Les deux jeunes gens avaient tout en causant remonté la rue.
+Robert s'arrêta devant une vieille maison à laquelle on
+arrivait par un perron de trois marches, profondément usées au
+milieu par les pas de nombreuses générations. De chaque côté
+une rampe en fer offrait un appui pour les gravir. Le docteur
+sonna, et se tournant ensuite vers Jacques, il lui dit:
+
+- Sois le bienvenu dans cette chère demeure qui m'a vu naître
+après avoir abrité un nombre considérable de Martelac, peu
+fortunés, je crois, si j'en juge par l'aspect de la maison
+qu'ils m'ont léguée.
+
+Cette maison, en effet, ne pouvait donner une haute idée de la
+fortune de ses propriétaires passés et présents. Humblement
+retirée, un peu en arrière de l'alignement de la rue, elle
+semblait faire timidement place à deux constructions neuves
+qui s'étaient élevées de chaque côté d'elle et l'écrasaient de
+leur jeunesse arrogante. Son toit affaissé était couvert de
+tuiles brunies par le temps et ses fenêtres s'ouvraient, les
+unes larges au-delà de l'ordinaire, les autres longues et
+étroites comme des meurtrières, suivant le goût capricieux de
+l'architecte chargé de la construire. La lumière tremblotante
+des becs de gaz revêtait sa façade noircie d'une teinte jaune,
+tandis qu'elle faisait briller par instants la blancheur neuve
+de ses voisines.
+
+Madame Martelac était venue habiter là aussitôt après son
+mariage; son fils y était né, son mari y était mort et pour
+rien au monde elle n'eût consenti à abandonner cette demeure
+imprégnée de ses souvenirs.
+
+Nos pères avaient l'amour de _la maison_, l'amour du chez soi,
+et ils s'en trouvaient bien. Les générations se succédaient
+entre les mêmes murs, en face des mêmes horizons. Elles
+grandissaient dans le même milieu, transformé lentement par le
+temps, et s'attachaient instinctivement à ces habitations dans
+lesquelles leurs ancêtres avaient eu leurs joies et leurs
+peines, comme elles-mêmes à leur tour y avaient les leurs.
+Elles retrouvaient là les traces de leurs ascendants et les
+exemples sur lesquels elles cherchaient à former leur vie.
+L'amour du changement est venu, amenant le besoin de
+locomotion et emportant du même coup cette austère recherche
+des leçons du passé. Nous secouons au vent des excursions
+lointaines les souvenirs au milieu desquels nos prédécesseurs
+s'enfermaient pieusement.
+
+En valons-nous mieux parce que le cercle de nos connaissances
+s'est agrandi; parce que nos yeux se reposent sur un horizon
+plus étendu et que, dédaigneusement, nous abandonnons l'humble
+toit sous lequel dormaient nos pères pour aller au loin bâtir
+des demeures destinées à ne garder aucun de nos souvenirs,
+sortes de caravansérails des grandes villes, abritant l'une
+après l'autre les familles voyageuses dont aucune ne saurait
+s'y dire _chez elle?_
+
+Le jeune docteur avait appris de sa mère à aimer la vieille
+demeure des Martelac, et appuyé sur la rampe de l'escalier, il
+jeta sur elle un regard d'affection.
+
+- Elle est laide, vieille et pauvre d'apparence, dit-il en
+souriant, trois qualités avec lesquelles on ne réussit guère
+en ce monde! Et pourtant, je l'aime, car c'est pour moi la
+maison.
+
+La porte, en s'ouvrant, empêcha Jacques de répondre. Il suivit
+son ami dans le long corridor étroit et sombre qui servait de
+vestibule et dont la lumière tenue par la domestique ne
+pouvait éclairer les profondeurs lointaines.
+
+Le salon, ouvrant sur ce corridor, était d'une simplicité
+presque monacale. Il était grand, assez bas d'étage et entouré
+de sièges raides et froids sous leurs housses de bazin gris
+rayé de rouge.
+
+Autour des murs, quelques portraits de famille offraient
+d'honnêtes et parfois d'intelligentes physionomies des
+Martelac défunts, braves gens de moyenne condition qui
+s'étaient fait peindre, fiers et dignes, dans leurs habits de
+gala. Leurs épouses, en beaux atours, minaudaient, les unes
+avec une fleur à la main, les autres avec un trousseau de
+clefs, symbole de leurs attributions de ménagères.
+
+On respirait dans cette pièce cette vague odeur de moisi et de
+renfermé, particulière aux anciennes maisons de province
+habitées depuis des siècles par des familles enserrées dans
+les humbles préoccupations d'une économie obligatoire ou
+voulue. Mme Martelac aérait pourtant l'appartement lorsque son
+fils venait à Poitiers; car d'ordinaire le salon restait
+fermé, la bonne dame se tenant dans sa chambre et y recevant
+ses connaissances intimes. Mais lorsque le docteur annonçait
+son arrivée, on permettait au soleil d'entrer et de venir
+caresser les murs tendus de papier à fleurs bleues que
+l'humidité faisait tourner au jaune ou au vert en certains
+endroits.
+
+Connaissant les goûts artistiques de son fils et ayant entrevu
+le luxe raffiné qui pénètre les plus sévères intérieurs
+parisiens, elle avait essayé de donner à cette pièce une
+apparence plus élégante. Sa tâche était difficile, surtout
+pour elle, dont la vie sévère et uniquement remplie par
+d'obscurs devoirs l'avait rendue inhabile en ces sortes de
+choses.
+
+Au-dessus de la cheminée, un grand christ attestait les idées
+chrétiennes de Mme Martelac; au-dessous étaient suspendues les
+photographies de son mari et de son fils. Devant la pendule à
+colonnes recouverte d'un globe, se voyait une petite statue de
+sainte Radegonde, reine de France et patronne de Poitiers, où
+son culte demeure populaire malgré la diminution de la foi
+dans notre temps.
+
+Certainement, l'aspect de ce salon était peu agréable, pour
+suite de sa nudité mesquine. Mais la paisible physionomie de
+Mme Martelac mettait un rayon adouci au milieu de cette
+pauvreté.
+
+- Ma mère, je vous présente mon ami, Jacques Hilleret, dit
+Robert en entrant.
+
+La tête de la maîtresse de maison, penchée sur son ouvrage, se
+releva et son sourire fut éclairé par la lumière de la lampe
+près de laquelle elle travaillait. Jacques ne vit plus cette
+pièce froide et sombre, mais seulement ce sourire
+bienveillant, et il se sentit immédiatement conquis.
+
+La mère du docteur était une femme de cinquante ans dont le
+visage presque diaphane laissait entrevoir au regard attentif
+une partie des privations et des souffrances qu'elle avait
+endurées. D'un caractère calme et fort, elle avait supporté
+les longues épreuves d'une vie difficile, non seulement sans
+se plaindre, mais sans paraître même les remarquer,
+courageusement, le regard vers Dieu, demandant peu de chose
+aux autres et beaucoup à elle-même. Bien qu'elle fût très
+intelligente, elle ne s'était jamais départie du rôle effacé
+que la plupart des femmes de sa classe jouent dans la famille.
+Son mari, très inférieur à elle sous le rapport de
+l'instruction, ne s'en était jamais douté, tant il avait
+confiance en lui et tant elle savait mettre d'affectueuse
+humilité à entretenir cette confiance.
+
+- Pardonnez-moi de me présenter à pareille heure, Madame, dit
+Jacques en s'avançant dans le cercle de lumière circonscrit
+par l'abat-jour de la lampe. Arrivé dans la journée, je me
+promenais avant d'aller me renfermer dans une chambre d'hôtel
+lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer Robert. Il a insisté
+pour m'amener ici et je me suis laissé tenter.
+
+Mme Martelac tendit la main au jeune homme:
+
+- Je suis enchantée de vous recevoir, Monsieur, et Robert sait
+combien je suis heureuse de faire la connaissance d'un ami
+dont je lui ai souvent entendu prononcer le nom.
+
+Elle pria son fils de sonner afin de prévenir Catherine
+qu'elle eût à préparer la chambre du lieutenant.
+
+- Je ne sais si vous vous trouverez mieux chez moi que dans
+une chambre d'hôtel, mais, du moins, vous dormirez sous un
+toit ami.
+
+- Demain, afin de ne pas abuser de votre hospitalité, Madame,
+dit Jacques, je me mettrai en quête d'un logement; mais je
+suis on ne peut plus reconnaissant d'échapper ce soir à la
+banalité de l'hôtel, grâce à votre aimable invitation. Dans
+notre vie de campements souvent transportés d'une endroit à
+l'autre, c'est un vrai plaisir pour nous de saisir au passage
+une soirée de famille.
+
+- Peut-être trouvera-t-on à te loger dans nos environs, dit le
+docteur.
+
+- Il y a un petit appartement à louer chez Nicolas Larousse,
+le marchand de vieux meubles, dit Mme Martelac. J'ai vu
+l'affiche ces jours-ci en passant.
+
+- C'est assez près de nous, au bas de la rue. Si tu veux,
+Jacques, nous pourrons aller voir ensemble s'il te convient?
+demanda Robert.
+
+- Volontiers. Je serai heureux d'habiter dans votre voisinage.
+
+- Mais rien ne presse, reprit la maîtresse de la maison.
+Restez avec nous jusqu'à ce que vous trouviez à vous caser à
+votre fantaisie.
+
+A peine les deux jeunes gens étaient-ils dans le salon qu'on
+sonna de nouveau à la porte de la rue, et un instant après une
+jeune fille, grande, belle et fraîche comme la jeunesse elle-même,
+entra dans l'appartement. Elle embrassa Mme Martelac en
+la nommant sa tante, donna une poignée de main à Robert, dont
+le regard se leva vers elle avec une expression qui n'échappa
+point à Jacques et salua celui-ci, tandis que la mère du
+docteur les présentait l'un à l'autre.
+
+Comme vous avez bien fait de venir, Anne! dit Robert en
+s'empressant pour lui offrir un fauteuil.
+
+- Mon père m'a amenée en allant à son cercle. Je n'étais pas à
+la maison tantôt quand vous y êtes venu et j'ai voulu vous
+voir un moment ce soir.
+
+Le visage du docteur s'illumina à cette réponse, et profitant
+d'un moment où Mme Martelac détournait l'attention du
+lieutenant en lui adressant une question, il se pencha vers sa
+voisine et demanda à voix basse:
+
+- Vous êtes venue pour moi, alors? Merci, Anne.
+
+Celle-ci sourit sans répondre et ses grands yeux bleus se
+détournèrent du regard reconnaissant qu'ils semblaient refuser
+de comprendre.
+
+La soirée se passa gaiement jusqu'au moment où M. Duplay vint
+reprendre sa fille. Anne plaisantait, causait, brillait et
+paraissait ravie. Les yeux de Jacques s'arrêtaient
+involontairement sur ce beau visage resplendissant, et la
+jeune fille, à laquelle n'échappait point cette admiration,
+semblait l'agréer comme un tribut auquel elle était
+accoutumée.
+
+- Ma tante, dit-elle tout à coup, mon père consent à m'emmener
+à Royan cette année. Nous y passerons un mois et je suis en ce
+moment fort occupée de mes toilettes.
+
+- Ceci est une grave question! dit Mme Martelac en souriant.
+
+- Oh! très grave, répéta Anne en frappant ses deux mains l'une
+contre l'autre.
+
+- Ne serez-vous pas toujours la plus belle? dit Robert,
+regardant le fin visage auquel la lumière laissait des ombres
+adoucies et vaporeuses.
+
+Un sourire le remercia de ce compliment échappé à sa gravité
+habituelle.
+
+- Peut-être! répondit Anne, avec un doute mélangé pourtant
+d'une naïve confiance. Toutefois, il faut venir en aide à la
+nature et j'ai passé de longues heures à combiner mes
+costumes.
+
+- Et qu'as-tu choisi, chère enfant?
+
+- Une toilette rose, une bleue et une... Oh! mais je n'ose pas
+vous le dire! Cela va vous sembler absurde.
+
+En disant ce dernier mot, elle parut s'adresser, non pas à Mme
+Martelac, à laquelle elle répondait, mais à Robert. Penché
+devant elle et paraissant sous le charme, il écoutait à peine
+le babillage de sa cousine, absorbé qu'il était par la
+contemplation de sa beauté. Il revint à lui en voyant son
+regard devenu subitement interrogateur.
+
+- N'est-ce pas, Robert, vous allez blâmer mon goût?
+
+- Pourquoi cela?
+
+- Parce que vous êtes la raison même, vous! dit-elle avec une
+légère expression de raillerie.
+
+- Eh bien! la troisième? demanda Mme Martelac.
+
+- La troisième est rouge des pieds à la tête! Et même au-dessus
+de la tête, car l'ombrelle est assortie. Robe, chapeau,
+voile, tout d'un rouge éclatant! Ce sera délicieux!
+
+- Vous porterez cela? dit Robert.
+
+- Certainement. Pourquoi ne le ferais-je pas?
+
+Le docteur secoua la tête.
+
+- Quelle singulière idée de vous habiller ainsi! dit-il d'un
+ton de doux reproche.
+
+- Voyez-vous! s'écria Anne. Je savais bien que vous alliez me
+blâmer. Nos goûts sont si différents!
+
+Une nuance de tristesse parut sur la physionomie de Robert.
+
+- Il est sûr que cela est bien voyant, dit Mme Martelac.
+
+- Sans doute! Au bord de la mer, tout le monde adopte les
+couleurs voyantes. C'est pittoresque.
+
+- C'est possible! Mais tenez-vous à poser pour les paysages?
+demanda le docteur, devenu sérieux.
+
+- Pourquoi pas? répondit la jeune fille en riant.
+
+- Tout le monde aura les yeux fixés sur vous.
+
+- Tant mieux! J'aime qu'on me regarde!
+
+Anne dit cela d'un air de défi jeté à son cousin. Evidemment
+le blâme apporté par lui au choix de cette toilette lui
+déplaisait et elle tenait à l'en faire repentir.
+
+Heureusement, Mme Martelac mit promptement fin à cette légère
+escarmouche entre eux et la fit oublier en changeant la
+conversation qui reprit un tour amical. La jeune fille parut
+elle-même chercher à effacer le mécontentement passager
+éprouvé par Robert, et la magie de ses regards eut facilement
+raison de la gravité un peu triste amenée par ses paroles sur
+le visage de son cousin.
+
+Ce petit incident n'eut aucune suite, et le docteur, redevenu
+gai, raconta à Anne sa rencontre avec Jacques. Il mit tant de
+verve spirituelle dans son récit que Mlle Duplay rit aux
+éclats. La présence d'Anne le transfigurait et son sourire
+heureux laissait lire l'amour dont son coeur était rempli,
+amour profond, sérieux comme l'âme qui l'avait conçu et auquel
+celle qui en était l'objet semblait presque indifférente, ce
+dont le lieutenant ne pouvait se rendre compte.
+
+Il n'osa interroger son ami. La visite d'Anne, attribuée par
+elle-même au désir de le revoir, avait rempli le coeur de
+Robert du joyeux espoir d'être aimé et avait un instant fermé
+ses yeux sur les véritables sentiments de sa cousine,
+sentiments que parfois pourtant, quand s'accentuaient les
+différences existant, comme elle venait de le constater, entre
+leurs goûts, le jeune docteur craignait de deviner.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+
+Nicolas Larousse, dont avait parlé Mme Martelac, habitait une
+grande maison située au bas d'une de ces rues populeuses qui
+descendent jusqu'au boulevards. Changeant de nom deux ou trois
+fois sur son parcours, cette rue conserve à peu près partout
+son même aspect et des troupes d'enfants sales et déguenillés
+l'encombrent pendant la belle saison, à l'heure où l'école les
+rend à leurs familles. Si je ne craignais d'accuser à tort
+l'édilité poitevine, je soupçonnerais cette rue de n'être
+guère nettoyée que grâce à sa pente rapide, lorsqu'une averse
+orageuse vient la changer en torrent. Alors, l'eau emporte les
+débris de toute sorte dont la jonchent sans scrupule les
+ménagères peu soigneuses qui l'habitent.
+
+La rue habitée par Nicolas conserve plusieurs monuments
+anciens et historiques, et à l'endroit où elle quitte le nom
+de Saint-Michel pour prendre celui de Saint-Etienne, on
+montrait encore au commencement de notre siècle une pierre sur
+laquelle Jeanne d'Arc, logée à l'hôtel de la Rose, mit le pied
+pour monter à cheval lorsqu'elle quitta Poitiers, où elle
+avait été amenée, en 1428, afin d'y être interrogée par les
+docteurs de la faculté.
+
+A ce moment, la cité poitevine était une ville importante, où
+était le parlement, où siégeait le conseil et où se trouvaient
+les membres de l'Université de Paris demeurée fidèles à
+l'héritier de Charles VI. Ce jeune prince, doutant de la
+mission de Jeanne d'Arc, lui fit subir à Poitiers une épreuve
+solennelle. Elle fut interrogée par les docteurs les plus
+autorisés de l'Eglise et de l'Etat. A la suite de cet
+interrogatoire, qui dura trois semaines et auquel elle
+répondit de façon à ce que ces doctes personnages fussent
+_grandement ébahis_, dit la chronique, par la sagesse de ses
+paroles, ils conclurent en sa faveur. Ces juges intègres
+reconnurent n'avoir trouvé en elle, après une sérieuse
+enquête, que "bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté,
+simplesse". Tout ce qui rappelle le souvenir de notre grande
+héroïne doit être pieusement conservé; aussi cette pierre
+rendue précieuse par la tradition est aujourd'hui déposée à
+l'hôtel de ville.
+
+La demeure de Nicolas se trouvait à l'angle de la rue, sur le
+boulevard; elle était formée d'un grand bâtiment en ruines et
+conservant l'apparence recueillie et calme d'un couvent, car
+il avait autrefois fait partie d'un vaste monastère qui
+étendait ses dépendances jusqu'au bord du Clain. Les habitants
+de la rue se hasardaient rarement de ce côté dès que la nuit
+arrivait, et vous n'eussiez pas trouvé dans cette population
+besogneuse une femme ou un enfant pour faire une commission
+chez Nicolas, lorsque sa maison n'était plus éclairée que par
+sa petite lampe de cuivre. On disait qu'il _y revenait_ et
+peut-être le vieillard entretenait-il ce bruit afin d'éloigner les
+curieux.
+
+Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans,
+chétive et pâle, qu'on s'étonnait de voir grandir, si
+lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air
+qu'il lui faisait. Sarah sortait rarement; elle ne jouait
+jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de
+temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler
+à un groupe d'entre eux; une fillette à laquelle elle tendait
+la main pour prendre part à une ronde s'était retirée avec un
+geste d'effroi à cette parole de son frère:
+
+- Laisse-la, c'est la petite-fille du juif!
+
+Ces mots firent le vide autour d'elle; tous s'éloignèrent en
+la regardant avec une curiosité maligne.
+
+Depuis, Sarah n'essaya jamais d'adresser la parole à aucun
+d'eux; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas
+solliciter ce qu'on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on?
+Elle l'ignorait. Juive? Elle ne l'était pas, elle savait à
+peine ce que signifiait ce mot.
+
+La pauvre innocente portait au cou une médaille d'or sur
+laquelle était inscrit son nom: Sarah Alain, et la date de son
+baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace
+convoitise de son grand-père? Lorsqu'il s'était trouvé
+l'unique protecteur de l'enfant, il avait, il est vrai, essayé
+de s'emparer de cette médaille; mais Sarah s'était révoltée,
+et cédant à ses pleurs, il s'était contenté de prendre, pour
+la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un
+matin, en s'éveillant, la petite fille l'avait trouvée
+remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La
+présence de la médaille l'avait pourtant consolée de cette
+disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile
+souvenir qu'elle gardait comme un talisman. La petite-fille de
+M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même,
+quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de
+savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu'ils étaient
+venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s'installer dans le
+quartier qu'ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les
+pieds à l'église et lui reconnaissant les instincts rapaces
+propres à la race maudite, les voisins l'avaient surnommé "le
+juif". Il n'avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de
+lui demeurer.
+
+Sarah formait toute sa famille; du moins, personne ne lui
+connaissait aucun autre parent et personne n'en avait jamais
+vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n'était point
+du pays. Quand il s'était décidé à se fixer à Poitiers, ce
+n'avait été qu'après différents changements de résidence. Les
+gens qu'il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient
+avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante; mais le vieux
+marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son
+isolement, et bien que l'enfant eût seule droit à son
+affection, il n'en était pas plus tendre à son égard, l'unique
+attachement dont il parût capable étant sa passion de l'or. Il
+était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner
+à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il
+exploita le pus tôt possible la précoce intelligence de sa
+petite-fille. L'activité enfantine de celle-ci lui épargna de
+bonne heure les gages d'une femme de service.
+
+Nicolas était marchand d'antiquités et Sarah était chargée de
+mettre de l'ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée
+entier de cette grand maison. Il y avait là cinq
+pièces d'inégales grandeurs, reliées entre elles par des
+couloirs étroits et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se
+trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur
+lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles
+conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait
+consacré à son usage particulier.
+
+Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin
+et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y
+faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à
+travers mille détours pour se livrer en liberté à ses
+distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas
+nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se
+dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après
+des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une
+table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa
+petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie,
+son chat entre les bras, le caressant et le berçant par
+quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes
+recueillies par elle dans les chants de la rue.
+
+M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles
+passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au
+ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui
+représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour
+unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un
+ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que
+cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance,
+tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les
+régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs
+rondes audacieuses au milieu du magasin.
+
+Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux
+mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts
+sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une
+élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire,
+armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans
+doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et
+des plus sordides défroques.
+
+Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se
+choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes
+résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille
+n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don
+d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument
+incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels
+elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de
+prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode
+n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne
+âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite,
+accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies,
+essayant elle-même et seule les loques les moins usées,
+d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se
+perdait sa taille enfantine.
+
+Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à
+examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont
+l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en
+retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un
+portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les
+différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour
+rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah
+soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée
+tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près
+usée, mais conservant encore une certaine apparence
+d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main
+et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle
+est ornée.
+
+- Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des
+femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion
+de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont
+pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi.
+J'en tirerai bien quelques sous.
+
+- Oh! grand-père, donnez-la-moi.
+
+Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant
+ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa
+timidité native.
+
+- Qu'en ferais-tu?
+
+Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre
+qu'elle semble de bonne grandeur pour elle:
+
+- Je la porterais.
+
+- Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille
+de.....
+
+Il s'interrompit.
+
+- Une fille de quoi? reprend l'enfant.
+
+Le vieillard fait un geste d'impatience.
+
+- Je m'entends, dit-il, et ça suffit.
+
+Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés
+sur lui avec étonnement:
+
+- Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la
+grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais
+pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu
+voudrais être mise comme une demoiselle!
+
+Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du
+moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa
+tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et
+cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme
+beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans
+avoir amené aucun résultat.
+
+Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur; on
+dirait qu'à travers cette frêle et misérable créature qu'il
+accuse de vanité et d'amour du luxe, son regard haineux
+remonte vers une autre personne qu'elle lui rappelle.
+
+- Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a
+pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et
+s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire.
+
+- Eh bien! si elle est belle, elle se vendra.
+
+Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a
+pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe
+bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les
+objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les
+dentelles jaunies qui l'avaient séduite.
+
+Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi
+sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne
+l'était alors celle du vieux marchand.
+
+- Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit
+prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.
+
+Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le
+plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées
+avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course
+lointaine, remise depuis plusieurs jours.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+
+Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec
+indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont
+familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis
+plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne
+d'ordinaire sur sa physionomie.
+
+En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses
+larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un
+plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de
+contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses
+rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa
+vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés
+habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie
+monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui
+réagit sur sa santé.
+
+L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque
+autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or,
+la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses
+nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande
+partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si
+le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie
+dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à
+traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les
+vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or
+devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du
+magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du
+dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un
+cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant
+laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile
+promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au
+milieu de laquelle se meuvent des milliers d'atômes.
+
+Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas
+de coussins en pile, la petite fille s'y est jetée et
+immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la
+matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans
+l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le
+voir l'étrange ameublement qui l'entoure.
+
+Devant elle, une haute glace reflète les objets et les
+nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une
+étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à
+demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui
+n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en
+gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une
+console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des
+amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des
+candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses
+et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la
+console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent
+sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort
+étrangement d'un casque du seizième siècle.
+
+Les regards de la petite fille passent distraitement d'un
+objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination
+remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle
+a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est
+sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude.
+
+Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides
+éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se
+demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend
+ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien
+nette pour elle: c'est que ses premières années se sont
+écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une
+lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle
+appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne
+et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui
+de la demeure de Nicolas.
+
+Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du
+voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter
+des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle
+soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour
+errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit
+la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors
+et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce
+moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la
+façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que
+tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.
+
+Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort
+de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées
+dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une
+distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa
+portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les
+examine les uns après les autres. Un collier d'un travail
+souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et
+sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son
+image.
+
+La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle
+jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un
+accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses
+pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des
+épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets,
+elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.
+
+A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et
+la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant
+sa tête à travers les coussins.
+
+- Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant.
+
+Son compagnon parcourt la boutique du regard:
+
+- Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le
+contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se
+douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme
+tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme
+doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition
+les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans
+quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par
+une châtelaine u moyen âge.
+
+- Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil
+luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa
+réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille
+générosité en ta faveur!
+
+- Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix.
+
+- On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie;
+mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour
+ton argent?
+
+Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans
+laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans
+que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas
+la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un
+mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se
+cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête
+abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du
+chasseur.
+
+- Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée,
+dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses
+semblables!
+
+- Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas
+qu'il y ait personne autre dans la maison.
+
+- Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant.
+
+Sarah ne bougea pas.
+
+- Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton
+insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon,
+mais un regard vous démontrera que je n'ai rien de si
+terrifiant que vous semblez le croire.
+
+Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir
+entendu cette invitation.
+
+Il se retourna d'un air découragé vers le docteur:
+
+- Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément
+de me donner audience!
+
+- Ton uniforme l'effraie peut-être.
+
+- C'est donc une princesse bien sauvage! Essaie alors de
+l'apprivoiser, mon ami.
+
+- Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de
+nous répondre.
+
+- Voilà, je pense, une façon civile d'interroger les gens!
+murmura Jacques.
+
+- Où est M. Larousse? reprit le docteur, s'adressant encore à
+la petite fille.
+
+Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un
+regard sur les visiteurs.
+
+- Par où êtes-vous entrés? demanda-t-elle avec autant
+d'étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d'une
+paire d'ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que
+le soleil envoyait dans l'appartement.
+
+- Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne
+pas comprendre que nous ayons usé d'un moyen si naturel de
+pénétrer chez vous! Par où pensez-vous donc que nous ayons
+l'habitude de nous introduire dans les magasins?
+
+Le jeune officier s'amusait de l'attitude effarouchée de Sarah
+et trouvait plaisant de la taquiner; mais Robert eut pitié
+d'elle:
+
+- Je t'en prie, ne l'effraie pas. Elle est déjà assez
+difficile à approcher! Si tu continues, nous n'en tirerons
+rien.
+
+Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand
+était restée dans la même position, hésitant à inspecter
+encore ceux qui lui parlaient:
+
+- Peut-on voir Nicolas Larousse?
+
+Sans doute, l'enfant sentit une intonation protectrice dans
+cette voix, adoucie pour la rassurer; relevant ses paupières
+aux longs cils et repoussant d'un geste ses cheveux, qui
+s'étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le
+jeune homme.
+
+Le docteur Martelac n'était rien moins que rassurant au
+premier abord; ses traits trop forts, son regard grave et sa
+taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une
+sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au
+contraire, avait une apparence d'élégance et de jeunesse; ses
+traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache
+blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire,
+formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut
+satisfaite, sans doute, par le rapide coup d'oeil qu'elle avait
+jeté sur le premier, car ce fut à lui qu'elle s'adressa quand
+elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité:
+
+- Il est sorti. Habituellement, il ne sort jamais sans fermer
+à clé la porte de la rue. Elle ne l'était donc pas?
+
+- Non, nous avons frappé longtemps et appelé quelqu'un.
+Personne ne nous ayant répondu, nous nous sommes décidés à
+ouvrir et votre rire de toute à l'heure nous a amenés vers
+vous.
+
+- Comme vous êtes belle! dit Jacques en montrant du doigt le
+collier de l'enfant. Vous êtes couverte de bijoux comme les
+fées des contes enfantins.
+
+La comparaison, en ce moment, semblait juste. Debout, car elle
+avait enfin quitté l'abri des coussins pour répondre à Robert,
+elle retenait autour d'elle l'étoffe aux vives couleurs avec
+sa main chargée de bracelets trop grands pour son poignet
+délicat. Sa chevelure, à travers laquelle glissaient les
+épingles de corail qui l'avaient retenue, tombait sur ses
+épaules et elle regardait, de ses grands yeux sauvages et
+encore effrayés, les deux jeunes gens étonnés. A la remarque
+de Jacques, elle tourna les yeux vers la glace et dit:
+
+- Mon grand-père a tant de choses comme celles-là!
+
+- Il est donc riche?
+
+- Oui, je pense. Il doit l'être, il aime beaucoup l'argent et
+en amasse le plus possible.
+
+Puis, oubliant un instant sa timidité pour raconter le secret
+surpris:
+
+- Tenez, là, ajouta-t-elle en montrant la direction dans
+laquelle se trouvait le cabinet de Nicolas, il a beaucoup
+d'or. Il ne croit pas que je le sais, car il se plaint
+toujours devant moi et ne cesse de m'engager à économiser sur
+notre nourriture. Un soir qu'il me croyait endormie, je suis
+venue doucement pour savoir ce qu'il faisait; j'ai vu la lueur
+de sa lampe à travers la porte entrebâillée et je me suis
+avancée. Assis devant un grand coffre où il y avait des
+billets et des pièces d'or, il mettait les pièces en piles,
+les comptait et les remettait dans la caisse.
+
+- Rit-il souvent? demanda Robert, frappé de l'expression
+sérieuse de cette figure enfantine.
+
+- Jamais, dit Sarah en secouant la tête.
+
+- Vous aime-t-il?
+
+- Je ne sais pas.
+
+L'aimer? Elle? Qui donc l'avait aimée? Peut-être celle à
+laquelle elle avait donné le dom de mère. Encore, Sarah
+n'avait aucun souvenir de ces expansives tendresses par
+lesquelles tant de jeunes têtes se trouvent entourées, mais
+seulement d'un amour glacé, souvent dur, tel que peuvent
+l'éprouver les créatures inférieures dont l'instinct maternel
+consiste à sauvegarder la vie de ceux auxquels elles ont donné
+le jour.
+
+Puis la mort était venue fermer cette source avare et sa main
+enfantine placée dans la main desséchée de Nicolas, elle avait
+commencé à marcher dans cette vie dont les duretés imprévues
+avaient imprégné ses regards d'une tristesse singulière.
+
+Tout en parlant, elle enlevait le collier, les bracelets et
+les épingles piquées dans ses cheveux; alors, elle laissa
+retomber à ses pieds l'étoffe rayée dont son innocente vanité
+s'était fait une toilette fantaisiste et parut revêtue de ses
+misérables vêtements, absolument comme l'héroïne des contes de
+Perrault, subitement dépouillée des riches parures dues à la
+baguette magique de sa marraine.
+
+Sarah était petite, même pour son âge. Mais ses membres
+délicats parfaitement modelés, sa taille gracieuse, son teint
+d'une blancheur mate sous laquelle on voyait par instant
+glisser un sang pâle qui donnait à ses joues une teinte rosée,
+ses yeux grands et intelligents, si lumineux qu'on les eût
+dits parfois pailletés d'or, tout cela en faisait une jolie
+enfant, malgré les vêtements misérables dont elle était
+revêtue. Ce fut l'avis des deux jeunes gens, et Jacques
+murmura à l'oreille de son ami:
+
+- Elle a du feu dans les yeux, cette enfant, sous la couche de
+tristesse qui semble leur être habituelle. Puis, quelle
+délicatesse de teint! On dirait une petite rose de Bengale, à
+mesure que ses joues se colorent sous l'empire de la timidité.
+Ne voilà-t-il pas un délicieux modèle de jeune princesse! Car
+il n'y a pas à dire, la petite-fille de ce vieux grippe-sou ne
+déparerait [pas] les marches d'un trône!
+
+Le docteur sourit. Mais remarquant le regard inquiet de Sarah
+en voyant remuer les lèvres du lieutenant, dont elle ne
+pouvait entendre les paroles, il ne répondit pas à ses
+remarques et dit en s'adressant à l'enfant:
+
+- Il y a ici une chambre à louer, nous sommes venus la
+visiter. Voulez-vous nous la montrer?
+
+- Volontiers. Elle est de l'autre côté de la cour. Suivez-moi.
+
+Les guidant, elle leur fit parcourir de longs corridors
+tortueux, monter un escalier et ouvrit une porte dont la clef
+était dans la serrure. La pièce dans laquelle ils entrèrent
+précédait une grande chambre gaie, bien aérée, donnant sur le
+boulevard et à laquelle on avait accès par un second escalier
+ouvrant directement dans la cour.
+
+Lorsque Robert et Jacques sortirent de chez le marchand
+d'antiquités, le premier dit en regardant interrogativement
+son ami:
+
+- Eh bien?
+
+- Ce logement me convient, je m'en contenterai si ce brave
+homme ne m'étrangle pas trop.
+
+- Ce _brave homme_, comme tu dis, t'étranglera autant qu'il le
+pourra, attendu qu'il est juif ou à peu près, à ce qu'il
+paraît, et cette qualité lui concède le droit de pressurer de
+son mieux les honnêtes chrétiens qui ont affaire à lui.
+Toutefois, si juif qu'il soit, il ne peut avoir la prétention
+de te demander une somme folle pour la location de ce palais.
+
+- Palais en rapport avec mon opulence! reprit le jeune
+lieutenant en riant. Sais-tu que ce fils d'Israël me paraît
+devoir être riche? ajouta-t-il.
+
+- Tu vois ce que nous a dit sa petite-fille.
+
+- Si son vieil avare de grand-père l'avait entendue!
+
+- Pourquoi?
+
+- Comment, pourquoi? Ne vois-tu pas qu'il y a de quoi faire
+venir l'eau à la bouche d'un voleur? Des monceaux d'or
+derrière la porte qu'elle nous a montrée! Ah! si j'étais
+voleur!
+
+- Heureusement, tu n'exerces pas cette honorable profession.
+Espérons qu'elle ne fera cette confidence qu'à d'honnêtes gens
+comme nous.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+
+Jacques Hilleret, lieutenant au 33e régiment de ligne, en
+garnison à Poitiers, et Robert Martelac, docteur en médecine,
+étaient deux amis de collège, bien que le second fût un peu
+plus âgé que le jeune officier.
+
+Lorsque Jacques était arrivé en pension, il avait une douzaine
+d'années; son visage pâle et maladif, son air timide, le
+désignaient tout naturellement comme victime aux plaisanteries
+inconsciemment cruelles parfois des autres enfants de sa
+classe. On se trouvait en été et les élèves prenaient leurs
+récréations dans la cour, les petits d'un côté et les grands
+de l'autre, sans qu'aucune séparation les empêchât de se
+confondre souvent dans l'ardeur du jeu.
+
+Un matin de juillet, Robert et quelques jeunes gens de son âge
+se promenaient en causant sous une rangée d'arbres rabougris
+plantés à une petite distance du mur. Le soleil, en ce moment
+très élevé, tombait d'aplomb sur cette immense cour, dans
+laquelle l'ombre de ces arbres jetait la seule note adoucie au
+milieu de la lumière brûlante réfléchie de tous les côtés par
+les hautes murailles. Resserrés les uns contre les autres et
+couverts d'une couche de poussière sous laquelle leur
+feuillage avait une teinte sale, on eût dit qu'ils boudaient
+contre leur sort et consentaient à regret à égayer la cour
+d'un établissement que tant d'enfants, habitués aux gâteries
+du foyer paternel, considéraient comme une prison.
+
+Depuis un instant, les regards de Robert s'étaient arrêtés sur
+un groupe d'élève acharnés autour de Jacques. Celui-ci, debout
+contre le mur, sur lequel sa fluette petite personne
+s'appuyait, avait une expression dans laquelle la crainte se
+mêlait à une impuissante colère à la vue du nombre grossissant
+de ses adversaires.
+
+- Lâches! lâches! criait-il tandis que ses mains faibles et
+tremblantes essayaient vainement de les repousser.
+
+Son poing, dirigé au hasard, s'abattit sur une tête brune qui
+se redressa en riant d'un air moqueur; un coup solidement
+appliqué par celui auquel elle appartenait vint le faire
+repentir de son audace:
+
+- Petit moucheron! _Nouveau_ de malheur! Attends, voilà de quoi
+te corriger!
+
+Les larmes roulèrent sur le visage du _nouveau_, larmes de rage
+plus encore que de souffrance, car il sentait à peine les
+coups, tant il était en proie à une sorte de désespoir. Sa
+tête, fine et douce comme une tête d'ange, se rejetait en
+arrière pour dominer ses persécuteurs et ses yeux avaient à
+travers leurs larmes des éclairs de fureur contrastant avec
+les lignes pures et encore enfantines de son visage.
+
+Ayant suivi cette scène des yeux, Robert n'y tint plus. Il se
+précipita avec indignation au milieu du groupe, le dispersa
+par quelques coups habilement distribués et se campant
+fièrement devant Jacques, il regarda les petits bourreaux
+terrifiés en s'écriant:
+
+- Le premier qui lui [sic] touchera aura les oreilles tirées
+de façon à rester privé à jamais de cet ornement naturel et
+précieux!
+
+Puis se tournant vers son protégé, il le toisa du regard:
+
+- Et toi, il faut te défendre. Dégourdis-toi! Tu ne peux pas
+rester toute ta vie comme une poule mouillée et te laisser
+plumer par de petits vauriens sans coeur!
+
+La taille élevée de Robert, son ton froid, ses traits
+fortement accentués et une teinte bleuâtre qui marquait déjà
+comme un collier autour du visage la place de la barbe lui
+donnaient presque l'apparence d'un homme. Ses yeux graves
+considéraient Jacques tremblant devant lui.
+
+Tu ressembles à une petite demoiselle, dit-il.
+
+Son visage s'illumina subitement d'un sourire protecteur; les
+yeux de Jacques, encore humides de larmes, reflétèrent ce
+sourire et le regardèrent avec une confiante reconnaissance.
+
+- Comment t'appelles-tu?
+
+- Jacques Hilleret.
+
+- Moi, Robert Martelac. Chaque fois qu'on te cherchera
+querelle, appelle-moi. A nous deux, nous aurons raison de tout
+ton cours.
+
+Jacques inclina la tête et mit sa petite main dans la main
+large et nerveuse que lui tendait Robert. Ainsi fut scellée
+l'amitié des jeunes gens, amitié solide faite d'estime
+mutuelle et de protection acceptée de la part du plus faible,
+fier de la haute considération dont son défenseur jouissait au
+collège.
+
+La promesse de Robert fut tenue consciencieusement et il sut
+donner de sévères leçons aux persécuteurs de son nouvel ami.
+
+J'ai connu un petit garçon qui tirait vanité de la véhémence
+avec laquelle son père le corrigeait par des arguments
+frappants.
+
+- Oh! papa, disait-il, il est fort, il fouette bien!
+
+L'honneur d'avoir un tel père adoucissait-il pour lui la dure
+et un peu brutale expiation de ses fautes enfantines? C'est
+possible, car son visage rayonnait de fierté au milieu des
+larmes arrachées par la souffrance.
+
+Cette sorte d'orgueil légèrement sauvage, Jacques aurait pu
+l'avoir à l'égard de son protecteur improvisé, mais la force
+de Robert s'était faite pour lui uniquement bienfaisante, et,
+peu à peu, la première reconnaissance éprouvée par l'enfant se
+changea en une affection telle qu'il eût pu l'éprouver pour un
+frère aîné. Robert devint le confident ordinaire de ses peines
+et de ses plaisirs et Jacques, sûr de trouver là une
+indulgente sympathie, s'adressait à lui en toute circonstance,
+au risque parfois d'importuner le jeune homme. Mais jamais il
+ne fut repoussé, tant il est vrai que les bienfaits
+s'enchaînent et que souvent nous sommes plus attachés à nos
+amis par les services que nous leur avons rendus que par ceux
+qu'ils peuvent nous rendre.
+
+Du reste, le jeune Martelac avait su se faire aimer ou au
+moins respecter de tous ses condisciples. Tous reconnaissaient
+la générosité et la droiture naturelle de son caractère, et
+sans s'en rendre compte, ils subissaient son influence et le
+prenaient volontiers pour arbitre de leurs discussions. Une
+injustice le révoltait, une action basse soulevait son
+indignation et il n'avais jamais hésité à prendre le parti du
+plus faible contre le plus fort. Ce grand garçon, taillé en
+hercule et peu gracieux comme la plupart des jeunes gens de
+son âge, disait vrai quand il répondait à ceux qui
+prétendaient que les plus jeunes devaient s'habituer aux
+coups:
+
+- Bah! bah! Tapez sur moi si vous voulez, je saurai me
+défendre. Mais je n'aime pas qu'on abuse de sa force contre
+les petits.
+
+La sortie du collège, que Robert quitta plusieurs années avant
+Jacques sépara les deux amis sans effacer le souvenir des
+circonstances auxquelles ils avaient dû leur rapprochement.
+Leurs relations furent de plus en plus rares, mais le jeune
+Hilleret garda au protecteur de son enfance un attachement qui
+prit une nuance admirative quand il entendit parler de ses
+succès. Robert, ayant suivi à paris les cours de médecine, fut
+reçu docteur après de remarquables études. Au moment de sa
+rencontre avec Jacques à Poitiers, il avait une réputation
+établie et tout faisait prévoir qu'avant peu d'années, il
+atteindrait une célébrité méritée.
+
+Mme Martelac était justement fière de son fils, retenu loin
+d'elle par sa position et par l'avenir brillant préparé par
+son travail. Elle avait sacrifié avec joie les économies de
+toute sa vie afin de lui permettre d'achever les études
+coûteuses auxquelles il se livrait; mais elle regardait
+l'avenir sans crainte, sûre du coeur de ce fils dont pourtant,
+elle le savait, elle n'était pas l'unique tendresse.
+
+Anne Duplay, la belle cousine du jeune docteur, élevée près de
+lui dans l'intimité de la famille et de l'amitié, était
+devenue l'idole de Robert. Son amour pour elle datait presque
+du temps où la jeune fille était encore au berceau; il ne se
+souvenait pas d'avoir rencontré sans un tressaillement joyeux
+le joli regard et le sourire un peu impérieux de sa petite
+amie.
+
+Anne, ayant perdu sa mère de bonne heure, était souvent venue
+dans son enfance chercher près de Mme Martelac les caresses
+qui lui manquaient au foyer paternel; elle trouvait alors près
+de sa tante son grand cousin, toujours prêt à la gâter, à
+l'amuser et à essuyer ses larmes, au risque parfois
+d'amoindrir le résultat des leçons de la bonne dame, effrayée
+de la liberté laissée par M. Duplay à sa fille et du manque
+absolu de direction qu'on sentait autour d'elle.
+
+- Cette petite se gâte, disait-elle parfois tristement,
+lorsqu'elle se retrouvait seule avec son fils après les
+visites d'Anne. Son père l'adule trop, il ne sait rien lui
+refuser, et toi-même, Robert, tu n'es pas raisonnable avec
+elle, tu cèdes sans cesse à ses caprices.
+
+- Peut-être avez-vous raison, ma mère, répondait le jeune
+homme sérieusement. Je serai plus ferme avec elle désormais,
+je vous le promets.
+
+Mais sa résolution ne tenait pas longtemps, et quand la petite
+fille, grimpant sur ses genoux, le prenait par le cou et
+appuyait contre son visage sa jolie tête enfantine, elle
+obtenait immédiatement de lui ce que demandaient ses grands
+yeux suppliants et ses lèvres roses, prêtes à donner un baiser
+en retour.
+
+Tant qu'elle avait été enfant, Anne avait, au travers de ses
+caprices, montré de délicieux élans de tendresse à l'égard de
+ceux qui l'aimaient. Puis, peu à peu, son coeur s'était
+refermé; la vanité, l'orgueil de sa beauté, trop tôt vantée en
+sa présence, l'égoïsme particulier aux créatures gâtées et
+adulées, cet égoïsme si naïf qu'il n'a pas même conscience de
+son existence et sacrifierait sans remords le monde entier à
+son plaisir, tout s'était rencontré pour étouffer les
+heureuses dispositions de son âme. Les années, en s'ajoutant
+les unes aux autres, avaient développé les grâces de la jeune
+fille, mais elles avaient resserré son coeur, et Robert, tout
+en gardant pour elle l'amour de sa jeunesse augmenté par la
+radieuse beauté de sa cousine, se heurtait parfois chez elle à
+une absence de sentiments qui l'effrayait.
+
+Le mariage des deux cousins était un projet ancien entre leurs
+familles, bien que ce projet n'eût jamais peut-être été
+formulé.
+
+Mme Martelac se demandait si Anne pouvait faire le bonheur de
+son fils; elle constatait ses défauts fortifiés par le temps,
+et poussée par cette crainte, elle eût volontiers renoncé à
+l'espoir de cette union. Mais l'amour de Robert ne pouvait
+échapper à son regard maternel et elle n'eût pas osé aborder
+avec lui un pareil sujet. Quant à Ane, tout en paraissant
+adopter l'avenir préparé pour elle, elle avait parfois des
+mots cruels qui attestaient une sorte de révolte et de
+revendication de sa liberté. Elle acceptait l'amour
+complaisant, dévoué et sûr de son cousin; mais elle rêvait le
+luxe, le plaisir, l'entraînement du monde, et elle le sentait,
+cet homme austère, pour le moment sans fortune, ne saurait lui
+donner ce qu'elle voulait.
+
+L'aimait-elle? Qui eût pu le dire? Parfois Robert en doutait
+et une douleur aiguë lui serrait le coeur. Pourtant, si un
+clair regard s'arrêtait sur lui avec une sorte de rayonnement
+affectueux et un sourire dû peut-être à la coquetterie, le
+pauvre garçon reprenait confiance et s'efforçait de se croire
+aimé. Notre coeur n'a-t-il pas mille ressources pour se dérober
+à la désillusion qui le lui [sic] déchirerait et ne combat-il
+pas avec passion afin de conserver un reste de foi dans l'être
+auquel il a donné son amour?
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+
+Le jeune lieutenant eut peu de rapports avec Nicolas. Le
+marchand, avec son visage pointu, au nez recourbé et aux
+petits yeux de fouine toujours clignotants, comme s'ils
+n'eussent pas été faits pour la lumière du jour, ne lui
+inspirait aucune sympathie. Toutefois, la personne
+souffreteuse de Sarah l'intéressait, et souvent il entrait
+dans le magasin pour dire bonjour à la petite fille, de
+laquelle ces courtes visites étaient l'unique distraction.
+
+Il était à Poitiers depuis quelques mois, quand un matin,
+revenant de la caserne, il eut la pensée d'entrer chez Nicolas
+avant de remonter dans sa chambre. Il n'avait pas vu Sarah
+depuis plusieurs jours et s'étonnait de ne pas l'avoir
+entendue remuer dans la maison ou dans la cour. Bien qu'elle
+fût d'un naturel tranquille et n'eût jamais connu jusqu'alors
+ces exubérances de gaîté familières aux enfants de son âge,
+elle chantait parfois en allant et venant. Ou bien encore,
+elle adressait tout haut à son chat, le seul être vivant qui
+partageât sa solitude, un de ces monologues enfantins, dont
+naturellement elle se chargeait de faire les frais, l'animal
+se contentant de lui répondre par le seul langage en son
+pouvoir, c'est-à-dire en se frottant contre elle, en faisant
+le gros dos et en la regardant de ses yeux ronds et brillants.
+
+Ce jour-là, la petite fille ne semblait guère en disposition
+de chanter ou de jouer; il la trouva assise tristement sur un
+vieux coffre placé près d'un poêle, dans lequel, à l'insu de
+son grand-père, elle entassait le charbon de terre. Elle
+essayait ainsi de combattre le froid qui l'envahissait, la
+fièvre se joignant à la température glaciale du dehors.
+
+Quand elle prenait avec la main un morceau de charbon, elle le
+plaçait doucement sur la flamme et jetait un regard effrayé
+vers Nicolas en entendant le crépitement joyeux fait par le
+bloc noir au contact du feu. Mais le marchand ne remarquait
+rien; une plume à la main, il faisait des comptes et semblait
+absorbé.
+
+Lorsque Jacques entra, Sarah, le menton dans la main et les
+joues plus animées que de coutume, était immobile depuis
+quelques instants. Elle ne leva pas les yeux.
+
+- Qu'avez-vous donc? dit-il en s'approchant. Vous paraissez
+souffrante.
+
+- Oui, Monsieur, répondit, répondit la petite fille en
+tournant lentement la tête, ce simple mouvement lui étant
+pénible. Je suis malade.
+
+- Où avez-vous mal?
+
+- Là, surtout!
+
+Elle portait la main à son front.
+
+- Et dans tous les membres, d'ailleurs. Je ne puis les remuer
+sans souffrir.
+
+- Etes-vous ainsi depuis longtemps?
+
+- Depuis trois ou quatre jours.
+
+- Avez-vous vu le médecin?
+
+- Le médecin? répéta-t-elle avec étonnement.
+
+Puis elle secoua négativement la tête et, serrant autour
+d'elle le vieux vêtement déchiré (un paletot d'homme!) dont
+elle s'était couverte, car elle grelottait, elle retomba dans
+sa somnolence fiévreuse.
+
+Jacques la considérait avec pitié. Son visage, habituellement
+pâle, prenait une teinte terreuse, et ses grands cils baissés
+ajoutaient leur ombre au cercle bleuâtre qui entourait ses
+yeux battus par la fatigue. Ses lèvres, décolorées, semblaient
+retenir avec peine un sanglot prêt à lui échapper, car Sarah
+n'était encore qu'une enfant et la souffrance lui arrachait
+des larmes, bien qu'elle n'eût autour d'elle aucune tendresse
+pour les essuyer. Ses petites mains tremblaient en refermant
+de leur mieux le collet de velours rougi dans lequel se
+perdait sa figure.
+
+Pauvre rose de Bengale! La première fois qu'il l'avait vue,
+Jacques avait comparé Sarah à cette fleur délicate dont les
+pétales s'effeuillent au moindre souffle, et qui, pourtant,
+s'entr'ouvre encore sous le soleil d'automne. En ce moment,
+pâle et frissonnante, elle ressemblait aux dernières roses,
+surprises par l'hiver et répandant sur le gazon leurs corolles
+sans parfum et sans couleur. Le poêle avait beau ronfler
+sourdement et sa plaque devenir étincelante, grâce au
+combustible qu'elle y avait amassé clandestinement, sa chaleur
+ne parvenait pas à réchauffer la pauvre enfant, abattue par la
+maladie.
+
+Le jeune officier s'approcha du grand-père.
+
+- Monsieur Larousse, dit-il, votre petite-fille est malade.
+
+Le vieil avare arrêta un instant ses calculs pour tourner les
+yeux vers Sarah. Il plaça derrière son oreille la plume dont
+il se servait, et, frottant l'une contre l'autre ses mains
+ridées qui rendirent un son de parchemin froissé, il répondit:
+
+- Un peu, mais ce n'est rien.
+
+- Elle a une fièvre ardente.
+
+Jacques, s'approchant de Sarah, avait pris dans les siennes la
+main brûlante de l'enfant.
+
+- C'est une fièvre de croissance. Tous les enfants y sont
+sujets, reprit Nicolas.
+
+Le jeune homme secoua la tête.
+
+- Elle ne grandit guère! J'ai peine à croire que cela la
+fatigue. Il faudrait la soigner.
+
+- Je lui ai fait de la tisane d'orge, et elle s'entête à ne
+pas la prendre. C'est dommage! ajouta le marchand en jetant un
+regard douloureux vers le poêle, j'en ai acheté pour vingt
+centimes!
+
+Cette grosse somme, si follement dépensée, lui pesait sur le
+coeur.
+
+Sur la plaque de fonte du poêle, il y avait, en effet, une
+tasse ébréchée, contenant un liquide incolore que Jacques
+soupçonna être la coûteuse tisane. Le bonhomme n'ayant pas
+acheté de sucre pour y ajouter, - cette marchandise n'entrait
+jamais dans la consommation de son ménage, - la petite fille
+s'était obstinément refusée à boire la tisane.
+
+- Il faudrait faire venir le médecin.
+
+Nicolas regarda son locataire d'une air mécontent.
+
+- Vous n'y pensez pas! Cela coûte, et Sarah guérira sans
+médecin.
+
+Jacques se tourna vers la petite malade. Elle étouffait de son
+mieux les sanglots qui lui montaient à la gorge, mais de
+grosses larmes roulaient le long de ses joues et glissaient
+sur ses vêtements, où elle séchaient presque instantanément,
+tant était ardente la chaleur dégagée par le poêle près duquel
+elle était.
+
+- C'est nécessaire, je vous assure, reprit le jeune homme, ému
+par cette vue.
+
+- Bah! bah! dit l'avare.
+
+D'un mouvement brusque, il enleva sa plume de derrière son
+oreille, la plongea jusqu'au manche dans la bouteille dont il
+se servait en guise d'encrier et essaya de se remettre à ses
+comptes, en maugréant intérieurement contre les importuns qui
+se mêlent des affaires d'autrui.
+
+La vue du visage décomposé de Sarah rendit le jeune homme
+tenace. Il posa la main sur l'épaule du vieillard.
+
+- Monsieur Larousse!
+
+Celui-ci fit un soubresaut d'impatience.
+
+- Quoi encore? murmura-t-il d'un ton maussade. Ne peut-on être
+malade à son gré sans que les voisins viennent voir ce que
+vous avez?
+
+- A son gré? repartit Jacques en souriant malgré lui. Le gré
+de Sarah ne saurait être d'être malade. On ne l'est jamais par
+plaisir.
+
+Le visage revêche de Nicolas ne sourcilla pas.
+
+- Si j'insiste, c'est pour le bien de votre petite-fille. La
+pauvre enfant n'est pas, il me semble, habituée à être
+dorlotée, et ne se plaint pas pour vous attendrir inutilement.
+
+Le vieux marchand déposa sa plume sur la table et croisa les
+bras avec résignation, n'osant imposer silence à son locataire
+et paraissant attendre ce qu'il désirait lui dire encore.
+
+- Je voulais vous faire une proposition, reprit le lieutenant.
+
+- Laquelle?
+
+- Mon ami, le docteur Martelac, est ici en ce moment. Si vous
+voulez, je lui parlerai de Sarah et je l'amènerai la voir.
+
+- Le docteur Martelac! s'écria l'avare en bondissant sur son
+siège. Une célébrité! Etes-vous fou?
+
+- Pourquoi cela?
+
+- Parce que la science se paie, mon cher Monsieur!
+
+- Avez-vous un autre médecin attitré et auquel vous tenez?
+
+- Non, certes!
+
+Le vieillard dit cela d'un ton fier comme s'il se félicitait
+d'avoir su se passer jusque-là de tout membre du corps
+médical.
+
+- Je n'ai jamais employé de médecin! Ces gens-là ne servent
+qu'à alléger les bourses bien garnies.
+
+- Pourtant, on est parfois obligé de recourir à leurs soins.
+
+- Qu'ils font payer les yeux de la tête!
+
+- Robert Martelac est aussi généreux que savant et je me porte
+garant de la sagesse de ses demandes.
+
+Nicolas garda le silence.
+
+- Cette enfant a une fièvre très forte, reprit le jeune homme,
+et elle souffre, m'a-t-elle dit, depuis plusieurs jours. Cela
+pourrait bien être le début d'une maladie grave, et si vous ne
+la prenez pas à temps, il faudra ensuite de longs mois pendant
+lesquels elle sera incapable de vous rendre service dans votre
+ménage comme elle le faisait jusqu'ici.
+
+Le vieux marchand se gratta la tête, sur laquelle poussaient
+au hasard de longues mèches grises qu'il coupait inégalement
+suivant son caprice. Le coiffeur n'avait jamais, pour cause
+d'économie, déployé son art sur cette chevelure inculte. Il
+jeta un regard sur sa petite-fille, ramassée douloureusement
+sur elle-même, le plus près possible du poêle, et sa
+résolution parut ébranlée. Ce n'est pas qu'il fût attendri par
+la vue de Sarah, son vieux coeur endurci ne pouvait être touché
+que par ses intérêts matériels et le dernier argument du jeune
+lieutenant lui donnait à réfléchir.
+
+Seul avec l'enfant, sa dépense était presque insignifiante; il
+lui mesurait la nourriture de façon à contenter son avarice.
+Mais avec une domestique, c'était tout autre chose! Il en
+avait eu une lorsque Sarah était toute petite et incapable de
+travailler. Dieu sait les exigences de cette femme, qui
+prétendait être payée et nourrie comme une chrétienne! disait-elle.
+Nicolas en pleurait de rage en ce temps-là; aussi, pour
+se soustraire à de si ruineuses exigences, il avait dressé sa
+petite-fille à la remplacer le plus vite possible et il
+s'était débarrassé de cette plaie qui rognait sa bourse et
+rongeait son coeur par la folle défense qu'elle occasionnait
+dans la maison de l'avare.
+
+- Vous êtes sûr qu'il ne demandera pas cher? dit-il avec
+hésitation.
+
+- J'en réponds. D'ailleurs, vous vous entendrez avec lui.
+Voulez-vous que je vous l'amène?
+
+- Enfin, oui, dit Nicolas en soupirant. Nous verrons.
+
+Deux minutes après avoir donné ce consentement, il le
+regrettait, mais Jacques avait saisi promptement le mot si
+péniblement obtenu pour sortir du magasin et courir chez
+Robert, où il était du reste invité à déjeuner ce jour-là. Le
+vieillard dut donc en prendre son parti, il envoya Sarah se
+coucher, éteignit le poêle afin de rattraper sur le
+combustible quelque chose de l'argent qu'allait coûter la
+visite du médecin, et, serrant sur son corps maigre et osseux
+sa vielle redingote râpée, il se mit à déjeuner d'un morceau
+de pain et d'un débris de fromage, convoité de loin par le
+chat, seul témoin de ce frugal repas.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+
+En sortant de chez Nicolas, Jacques s'était donc aussitôt
+rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou
+trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive
+sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et
+ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le
+lieutenant, ajoutant qu'on l'attendait à déjeuner chez elle.
+
+L'heure du repas n'étant pas encore arrivée, Jacques entra
+directement dans la chambre du docteur et lui serra la main
+avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une
+opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec
+éloge, et son ami le félicita.
+
+- Ainsi, te voilà célèbre? lui dit-il.
+
+- Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins,
+répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et
+je n'y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part;
+tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent
+m'avoir pour les opérer.
+
+- Bah! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On
+t'élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t'en
+réponds!
+
+- Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps
+qui court!
+
+- C'est vrai! On en couvre la France. Nos descendants ne
+pourront nous reprocher de n'avoir su rendre hommage au
+mérite! Il n'y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa
+statue! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que
+nombre de ces honnêtes célébrités qu'on nous a fait admirer en
+marbre ou en bronze. J'apprécie dans mon ami d'enfance non
+seulement la science de l'habile praticien, mais surtout le
+noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face.
+
+- Pourquoi?
+
+- Eh! parbleu! pour que je puisse voir le visage d'un homme
+supérieur. On n'a pas tous les jours l'occasion de satisfaire
+une pareille curiosité!
+
+Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains
+sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d'aigle
+dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence.
+
+-Tu es un caractère antique! reprit le jeune officier sans
+détourner la tête.
+
+- Pourquoi cela?
+
+- N'as-tu pas sevré ta jeunesse de tous les plaisirs et ne
+dois-tu pas à un travail acharné la position exceptionnelle
+que tu as conquise à ton âge?
+
+- Si j'ai, comme tu le dis, vécu en dehors de tous les
+plaisirs malsains, il y avait, tu le sais, un nom qui me
+gardait un souvenir qui hantait mes jours et mes nuits de
+travail, planant sur eux pour les dérober à la tentation du
+mal.
+
+- Ta cousine Anne?
+
+Robert inclina la tête et ajouta gravement en laissant
+retomber ses deux mains:
+
+- D'ailleurs, la vie ne nous est pas donnée pour la jeter à
+tous les vents du ciel et le vrai bonheur ici-bas, c'est de
+s'y sentir utile.
+
+- Si nous avions dans notre génération beaucoup d'hommes comme
+toi, nous serions plus forts.
+
+- Allons donc! mon ami, ton rôle n'est pas moins beau que le
+mien et je ne sais pourquoi tu exaltes ainsi mon orgueil par
+ton enthousiaste affection. Le soldat tombant ignoré sur un
+champ de bataille n'a-t-il pas autant mérité de son pays que
+le savant, dont le succès peut, au moins, venir payer le
+dévouement à l'humanité?
+
+- C'est si naturel d'aimer son pays! répondit le jeune
+officier.
+
+- Oui, et pourtant, combien de gens chez nous sont au nombre
+de ces amis maladroits qui nuisent à ceux qu'ils aiment!
+Tiens, reprit Robert, en montrant un journal qu'il venait de
+parcourir, nos pires ennemis ne pourraient dire de nous plus
+de mal que n'en dit cette feuille française.
+
+- C'est indigne! s'écria Jacques avec chaleur. Le journaliste
+qui se permet ainsi d'abaisser son pays dans les articles lus
+par les étrangers et commentés avec joie par eux mériterait
+d'être sévèrement châtié. La France est coupable, je le veux
+bien, mais c'est un beau et noble pays. Dieu ne l'abandonnera
+pas et il se relèvera un jour.
+
+Le docteur sourit de l'ardeur juvénile de son ami.
+
+- Tu as raison; on pourrait lui dire la vérité sans l'abaisser
+ainsi. Je suis, comme toi, écoeuré de ces articles sortis de
+plumes soi-disant patriotes, et qui ne savent pas respecter la
+patrie en lui laissant la foi en elle-même, la meilleure force
+que nous puissions avoir après la foi en Dieu. Enfin, tu n'es
+pas de ceux-là, mon ami, et il reste en France une multitude
+de coeurs comme le tien, croyant au relèvement du pays et prêts
+à tout pour y concourir, fût-ce à donner leur vie pour lui.
+
+- Cela ne demande aucun effort de notre part, à nous. Mais
+cette science qui soulage tes semblables t'a coûté et te coûte
+encore un pénible travail. Nous autres, nous allons à la mort
+soutenus par un élan généreux; à toi, il faut un courage de
+tous les instants et un oubli constant de toi-même. Je suis
+une de ces milliers d'unités dont est formée l'armée
+française, où le courage et l'amour du pays sont de tradition.
+Toi, tu es une exception parmi tes collègues, et, lorsque tes
+cheveux auront blanchi, tu seras une des premières autorités
+dans le monde médical. Cette perspective me rendrait fou
+d'orgueil! Et pourtant, tu restes froid dans le succès. Cela
+prouve, ajouta le jeune homme en riant, que je fais partie du
+vulgaire, susceptible de subir les impressions de la vanité;
+toi, mon ami, tu es doué de façon à les dominer.
+
+- Ah ça! es-tu venu me voir aujourd'hui dans l'unique but de
+me faire des compliments? demanda Robert d'un ton moitié fâché
+moitié souriant. Assieds-toi en attendant le déjeuner, et
+causons puisque j'ai ici le temps de causer et ne serai
+dérangé par aucun malade.
+
+- Hélas! il me faut t'enlever cette illusion, répondit Jacques
+en acceptant un siège. J'ai pris sur moi de promettre une
+visite de toi aujourd'hui même.
+
+- Une visite! A qui?
+
+Le jeune officier expliqua comment il l'avait proposé pour la
+petite fille de son propriétaire. Il ne lui fut pas difficile
+d'intéresser le docteur à la pauvre enfant et d'obtenir ce
+qu'il demandait.
+
+- J'irai dans la journée, dit Robert.
+
+- Ne te laisse pas attendrir par les lamentations de Nicolas,
+au moins, recommanda Jacques. Il est d'une avarice
+phénoménale! Sa réputation à ce sujet n'est pas surfaite. De
+plus, il est riche, et, s'il n'est pas juif, ce dont je me
+suis assuré, il est digne de l'être et entasse des trésors.
+Demande-lui des honoraires.
+
+- Il refusera peut-être de le laisser voir Sarah s'il
+entrevoit la nécessité de débourser quelque chose à la fin de
+ma consultation.
+
+- Je l'ai prévenu, et il est résigné à payer une somme
+modeste.
+
+- Alors, sois tranquille; je demanderai un prix raisonnable,
+afin de ne pas effaroucher son avarice.
+
+- Oh! cette avarice jettera toujours les hauts cris, il faut
+s'y attendre. Rien ne peut donner une idée de l'amour du
+bonhomme pour son argent; il s'y cramponne et pleurerait la
+perte d'un sou! Pauvre petite Rose de Bengale! ajouta Jacques
+pensivement.
+
+Il avait pris l'habitude, en parlant de Sarah, de l'appeler
+ainsi.
+
+- Elle semble dépaysée chez Nicolas, reprit-il.
+
+- Tu t'intéresses à elle?
+
+- Elle me fait pitié. Son grand-père lui fournit à peine le
+strict nécessaire et l'habille de misérables vêtements.
+
+- Et quelle éducation reçoit-elle?
+
+- Aucune. Elle ignore les premiers éléments de toute science
+humaine et ne connaît ni Dieu ni ses semblables.
+
+- Pauvre enfant!
+
+- Ce vilain vieillard ne sacrifierait pas un centime pour
+elle. Cependant, elle est intelligente; on n'a pas ces
+regards-là quand on ne l'est pas. Ses yeux brillent parfois
+comme des étoiles et expriment une profonde reconnaissance
+quand on lui témoigne un peu de bonté. L'autre jour, en allant
+payer mon terme à Nicolas, j'avais joint à l'argent un jouet
+pour Sarah; c'est sans doute le seul qu'elle ait reçu dans
+toute sa petite vie. Si tu savais avec quelle joie elle l'a
+accueilli! Mais elle n'en a pas joui longtemps; son vieux
+monstre de grand-père l'a vendu le lendemain à une personne
+venue chez lui pour acheter des meubles. J'étais outré quand
+la petite m'a raconté cela, et j'en ai fait le reproche à
+Nicolas. Crois-tu qu'il en ait rougi? Pas le moins du monde!
+Il m'a répondu avec cynisme que les jouets étaient faits pour
+les enfants riches, et que sa petite-fille n'avait pas le
+temps de jouer. Vois-tu cela? A dix ans! Il vendrait sa propre
+chair s'il espérait en tirer un peu de monnaie!
+
+- Eh bien! je te promets de soigner de mon mieux ta petite
+protégée, dit le docteur, et de tâcher d'arracher à son grand-père
+un peu de bien-être pour elle.
+
+- Cela, tu ne saurais y parvenir, répondit Jacques avec
+conviction.
+
+- Et maintenant, causons, reprit Robert, prenant une chaise en
+face de son ami.
+
+- Mais il me semble que c'est ce que nous faisons depuis mon
+arrivée chez toi. De quoi ou de qui plutôt désires-tu causer?
+D'Anne, sans doute?
+
+Le docteur rougit.
+
+- Que faut-il en dire? demanda le jeune officier en souriant,
+C'est à toi de parler sur un pareil sujet. Tu en as le coeur
+plein, n'est-ce pas?
+
+- Et toi? reprit Robert en regardant son ami.
+
+- Moi? dit celui-ci avec étonnement. Que veux-tu dire?
+
+- Tu la vois souvent chez ma mère?
+
+- Souvent, oui.
+
+- Anne est élevée un peu à l'américaine, jouissant d'une
+liberté d'allures qu'on refuse d'ordinaire aux jeunes filles
+françaises.
+
+- C'est vrai; mais quel inconvénient y vois-tu? Elle n'en
+abuse certainement pas et n'a guère occasion de _flirter_, comme
+disent les Anglais.
+
+Les yeux du docteur demeuraient fixés sur son ami avec une
+persistance qui étonnait Jacques, dont le regard ouvert et
+souriant restait calme; rien en lui ne trahissait qu'il eût
+saisi le motif de la préoccupation de Robert.
+
+- En es-tu sûr?
+
+- Sûr!... Pourquoi me fais-tu une pareille question? Ta cousine
+est très jolie, c'est vrai; mais...
+
+Un changement soudain s'était fait sur les traits du jeune
+Martelac, et son visage exprimait une si réelle souffrance que
+Jacques s'arrêta subitement.
+
+- Qu'as-tu donc?
+
+Robert se leva d'un brusque mouvement. Il n'était pas dans sa
+nature de louvoyer longtemps, et, la droiture de son âme
+triomphant de l'humiliation qu'il éprouvait, il dit en tendant
+la main au lieutenant:
+
+- Pardonne-moi, mon ami. Ta statue a des pieds d'argile, et la
+supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les
+faiblesses humaines. Je suis jaloux!
+
+- Jaloux! Toi! Et de qui, mon Dieu?
+
+- Ne te fâche pas; ne t'étonne pas. C'est une folie, je le
+sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte
+au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et
+crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études:
+je suis loin, et tu vois Anne si souvent!
+
+- Anne est ta cousine, l'amie de ta jeunesse, puisque tu ne te
+rappelles pas un jour où tu ne l'aies aimée; plus que cela,
+elle est à peu près ta fiancée, si j'ai bien compris. Je ne
+vois rien autre chose en elle.
+
+- Mais elle? Oh! ce n'est pas de toi dont j'ai peur! Tu es
+trop généreux pour m'enlever l'affection...
+
+Le docteur s'interrompit un instant, comme si ce mot exprimait
+mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer:
+
+- L'affection! Cela méritait-il un pareil nom? C'était une
+sorte d'habitude de me considérer comme son futur mari, et, en
+attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N'a-t-elle
+pas fait de moi tout ce qu'elle voulait depuis sa plus petite
+enfance? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu'elle
+désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes
+désespérées de son caprice, je me jetai à l'eau, où je faillis
+mourir, emporté par un courant furieux, jusqu'à celui où,
+devenue femme, elle jura de n'épouser qu'un homme riche et fit
+naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec
+ma nature, et que je suis honteux de constater!
+
+Jacques fit un mouvement d'incrédulité.
+
+- Toi, dit-il, tu auras beau faire; tu ne parviendras pas à te
+rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout
+l'amour de ton coeur ne saurait la rabaisser jusqu'au désir du
+gain
+
+- Qui sait? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à
+l'heure de mon dévoûment à l'humanité et de ma passion pour la
+science; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi; ils
+m'élèvent, je le sens; mais il en est un autre bien différent.
+Celui-ci s'est attaché à mon coeur et l'humilie jusqu'à la
+recherche de l'or, et c'est mon amour pour Anne! Elle veut
+être riche; elle est si belle! Peut-on lui reprocher de
+désirer un entourage élégant et digne de sa beauté?
+
+Un sourire d'indulgente tendresse souligna ces dernières
+paroles.
+
+- Pourquoi doutes-tu de l'amour de ta cousine?
+
+- Pourquoi! reprit le docteur, dont le visage avait repris son
+expression grave. Parce que je lui fais peur; parce qu'elle me
+trouve sévère; parce que je ne puis m'empêcher d'essayer de
+ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de
+coquetterie; parce que, parfois enfin, je la juge froide et
+incapable d'aimer.
+
+- Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché?
+
+- Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je
+la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette
+fatale beauté qui m'ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à
+un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle
+de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D'autres
+peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu'elle a reçu du
+ciel.
+
+- D'autres? Moi, tu veux dire?
+
+Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une
+profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son
+coeur.
+
+Jacques plaça la main sur le bras de son ami.
+
+- Je le jure devant Dieu! Seul, il nous entend en ce moment.
+Je briserais mon coeur en mille éclats plutôt que de le laisser
+aller à cette lâcheté!
+
+Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre:
+
+- Me crois-tu? dit-il.
+
+Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée
+sur son bras.
+
+- Oui, je te crois. Pardonne-moi d'avoir eu cette pensée. Si
+tu savais combien il est dur d'être attaché à un coeur qui nous
+échappe sans cesse sous l'empire de l'égoïsme ou de la vanité!
+
+- Pauvre ami, dit Jacques avec compassion.
+
+Il n'ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable,
+puisqu'il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se
+rendre si bien compte des défauts de la jeune fille.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+
+Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se
+présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à
+Sarah. Jacques l'accompagna jusqu'au seuil du magasin et le
+quitta en disant:
+
+- Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche
+qu'il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si
+pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si
+elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de
+la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet
+affreux bonhomme! Que lui donne-t-il à manger, je me le
+demande?
+
+- Oh! sûrement peu de chose. Encore doit-il regretter ce peu
+qu'il lui donne, et j'ai peur de ne rien obtenir sous ce
+rapport. L'avarice racornit les coeurs et les endurcit de façon
+à ce que les arguments les plus indiscutables ne puissent y
+pénétrer. Enfin, je ferai de mon mieux.
+
+Les deux jeunes gens se séparèrent, et Robert entra chez le
+marchand.
+
+- Avant tout, combien faites-vous payer vos visites? demanda
+celui-ci aussitôt qu'il eut passé le seuil de la porte.
+
+Nicolas se tenait à l'entrée, comme pour empêcher le docteur
+d'avancer, au cas où les honoraires lui eussent paru trop
+exorbitants.
+
+- Ce sera cinq francs.
+
+Le vieillard ouvrit les yeux autant qu'il pouvait le faire, et
+leva les mains avec une exclamation de terreur:
+
+- Cinq francs! Dieu puissant! Me prenez-vous pour un
+Rotschild?
+
+- Je demanderais sûrement beaucoup plus si j'avais l'honneur
+de soigner ces riches personnages, dit le docteur, amusé de
+l'effroi peint sur les traits de son interlocuteur.
+
+- A la bonne heure! Ceux-là, oui, vous pourriez les faire
+payer cher. Mais moi! moi! Un pauvre homme! disait l'avare en
+gémissant. Vous vous moquez!
+
+Le jeune homme regarda autour de lui.
+
+- Si j'en juge par ce que je vois ici, je ne saurais me
+décider à vous plaindre et à vous regarder comme un pauvre
+homme! En vérité, votre magasin est fort bien monté!
+
+- Ah! Monsieur! Monsieur, il ne faut pas vous fier aux
+apparences, je suis obligé d'avoir beaucoup de marchandises
+afin d'en vendre un peu. Les clients sont si difficiles, ils
+exigent tant de choix! Mas c'est lourd pour moi, allez! Car je
+suis pauvre, je vous assure, répondit Nicolas d'un ton
+lamentable. Cinq francs!
+
+Il remit sur sa tête, d'un air désespéré, le vieux bonnet
+d'étoffe jadis noire qu'il avait ôté pour saluer le docteur.
+
+- Cinq francs! répétait-il avec des larmes dans la voix.
+
+- Où est la malade? demanda Robert, sans paraître tenir compte
+des lamentations de l'avare.
+
+Comme il passait devant Nicolas, paraissant disposé à aller
+lui-même à la recherche de Sarah, le vieillard l'arrêta de
+nouveau.
+
+- Attendez, dit-il; ne pourriez-vous baisser votre prix? Ce
+n'est qu'une enfant, vous savez?
+
+- Mais, cher Monsieur, dit le docteur, voyant le débat menacer
+de se prolonger indéfiniment, croyez-vous qu'il en soit de mes
+soins comme des billets de chemins de fer ou des entrées dans
+les ménageries, moins chers pour les enfants que pour les
+grandes personnes?
+
+- Ce n'est pas votre dernier mot?
+
+- Si, et dépêchons-nous. On m'attend chez un de mes amis et
+j'ai à peine le temps de voir votre petite-fille.
+
+Nicolas parut se résigner douloureusement à son sort en voyant
+l'impossibilité de faire changer le docteur. Précédant celui-ci,
+il le conduisit à la chambre de Sarah, humble réduit
+éclairé par une étroite fenêtre donnant sur la rue. Cette
+petite pièce avait sans doute été une cellule, la seule qu'on
+eût laissée intacte. Les cloisons qui séparaient, comme les
+alvéoles d'une ruche, tout un côté de la maison, avaient été
+enlevées par Nicolas, afin de faire place à ses marchandises.
+
+Sarah, les yeux grands ouverts, était étendue sur son étroite
+couchette sans rideaux, et avait amoncelé, en guise de
+couvertures, toutes les vieilles nippes dont, grâce à la
+générosité de son grand-père, elle pouvait disposer. Deux
+taches rouges, mises en ce moment sur ses joues par la fièvre,
+faisaient ressortir davantage le velours brillant de ses
+larges prunelles. En entendant la porte s'ouvrir, elle releva
+d'un geste rapide les mèches de cheveux qui couvraient son
+front moite, et ses regards s'adoucirent quand elle reconnut
+Robert. Habituée aux duretés de tous, la petite fille gardait
+le souvenir des rares paroles dans lesquelles elle avait cru
+sentir la compassion et elle se rappelait que la première fois
+qu'elle l'avait vu, le docteur lui avait parlé avec bonté.
+
+- Ah! c'est vous, Monsieur? murmura-t-elle.
+
+- Oui, je viens pour vous guérir. Vous m'obériez, n'est-ce
+pas?
+
+- Oui, répondit-elle avec soumission.
+
+- Elle ne veut même pas prendre de la tisane, grogna Nicolas.
+
+Sarah jeta un regard inquiet sur le docteur.
+
+- Elle est mauvaise, dit-elle à voix basse.
+
+- Elle en prendra désormais, dit doucement Robert.
+
+- Vous ne la connaissez pas, elle est si entêtée! reprit le
+marchand.
+
+Des larmes parurent dans les yeux de l'enfant.
+
+- Mais non, s'empressa de répondre le jeune Martelac, elle ne
+sera plus entêtée, je vous le promets. Vous sucrerez bien les
+tisanes que vous lui donnerez, ajouta-t-il en s'adressant à
+Nicolas, se doutant qu'une pareille recommandation était
+nécessaire.
+
+La petite fille vit la grimace faite par son grand-père à ce
+dernier mot, mais elle n'osa expliquer que sa répugnance pour
+la tisane venait justement de ce qu'elle n'était pas sucrée.
+
+La visite fut courte. Il suffit de peu d'instants à Robert
+pour constater que l'état maladif de Sarah était dû au régime
+parcimonieux du vieux marchand. Ce dernier écouta en gémissant
+la recommandation de donner à l'enfant une nourriture
+fortifiante (cela était, affirma-t-il, au-dessus de ses
+moyens!). Quand aux remèdes inscrits sur l'ordonnance, il
+frémit en les lisant et murmura avec humeur:
+
+- M'est avis que ces drogues-là lui abîmeront l'estomac et
+mettront ma bourse à sec!
+
+- L'enfant a une vie sédentaire et paraît étiolée, dit Robert.
+
+
+Etiolée! étiolée! grommela Nicolas. Qu'entendez-vous par là?
+
+- Elle n'a pas assez de mouvement et d'air.
+
+- Va-t-il pas falloir lui acheter un château et un parc pour
+fournir le grand air à cette demoiselle? demanda l'avare en
+jetant un mauvais regard vers Sarah.
+
+- Ce serait certainement beaucoup mieux, répondit le docteur
+en souriant, et le séjour de la campagne lui donnerait bien
+vite des forces.
+
+Le marchand leva les épaules.
+
+- Mais on a l'air à meilleur marché, Dieu merci! reprit
+Robert. La Providence le dispense largement autour de nous. Il
+suffit d'aller le chercher ailleurs que dans cette petite
+chambre ou dans votre magasin, où il est obstrué par
+l'entassement de vos richesses.
+
+Le jeune homme semblait prendre plaisir à taquiner la
+monomanie qu'avait Nicolas de se faire passer pour pauvre.
+
+- Mes richesses! reprit le vieil entêté en levant les yeux au
+plafond comme pour protester contre un pareil mot.
+
+- Enfin, elle a besoin de stimulants. Du reste, soyez
+tranquille. Vous êtes un homme économe, je le sais, et j'ai eu
+égard à votre désir en prescrivant des remèdes peu coûteux.
+Mais il faudra absolument les employer si vous voulez la
+fortifier.
+
+- On verra! repartit le vieillard soucieux.
+
+Son ton ne faisait rien augurer de bon quant aux soins dont il
+comptait entourer Sarah. Il consentit seulement à promettre
+d'aller chercher une dose de quinine nécessaire pour le moment
+et remit à plus tard les autres remèdes. Il espérait bien
+qu'une fois la petite fille debout, il serait dispensé de
+faire un plus forte dépense. Tous les discours de Robert pour
+lui montrer l'utilité de soins persistants ne purent rien
+obtenir, parce qu'ils se traduisaient à ses yeux par
+l'obligation de débourser un peu de monnaie.
+
+Enfin, il tira de sa poche une bourse crasseuse, l'ouvrit
+lentement, caressa deux ou trois fois la pièce de cinq francs
+qu'il en sortit, comme si ses doigts crochus eussent répugné à
+s'en séparer, hésita, et, finalement, la tendit à Robert avec
+un vague espoir de la lui voir refuser.
+
+Mais cette espérance ayant été déçue et le jeune docteur ayant
+accepté la pièce, non sans sourire à la vue du combat auquel
+il assistait, l'avare eut une subite inspiration. Il arrêta
+Robert au moment où celui-ci allait sortir, et, déboutonnant
+rapidement son vêtement, il lui dit, en s'approchant de lui:
+
+- A mon tour, maintenant, vous allez l'ausculter.
+
+Le médecin le regarda, ébahi:
+
+- Etes-vous malade?
+
+- Je ne sais pas. Mais j'en veux avoir pour mon argent, et
+puisque vous demandez une telle somme, il faut au moins que
+vous me soigniez aussi.
+
+Pour le coup, Robert ne put s'empêcher de rire.
+
+- Vous vous portez comme un pont neuf! ainsi qu'on dit
+vulgairement, s'écria-t-il. Je n'ai nul besoin de vous
+ausculter pour le voir. Quelle verte vieillesse vous avez!
+
+Il considérait d'un air amusé ce rapace vieillard
+vigoureusement charpenté, et dont les privations imposées par
+son avarice n'avaient pu entamer la robuste constitution.
+
+- Quelle vie dans le regard! Vous êtes taillé pour aller
+jusqu'à cent ans!
+
+- C'est égal! J'en veux pour mon argent, reprit l'entêté
+bonhomme. Il ne sera pas dit que j'aurai donné cinq francs
+pour une enfant de dix ans. Je ne veux pas avoir à me
+reprocher une pareille sottise! ajouta-t-il avec un air aussi
+contrit que s'il se fût agi d'une faute sérieuse. Cinq francs!
+répétait-il d'un ton de profond regret.
+
+Ses yeux clignotants, à demi clos par ses épaisses paupières
+plissées, laissaient échapper leur petite flamme intermittente
+dans laquelle se reflétait la vile convoitise de l'avare, et
+il passait sa main ridée sur son menton sans barbe, avec un
+certain contentement de l'idée qui lui était venue.
+
+Après s'être vu contraint de se séparer de son argent, Nicolas
+semblait maintenant exercer une sorte de vengeance envers le
+docteur; sa figure d'oiseau de proie affamé exprimait la
+ténacité de son idée. On eût dit qu'il faisait amende
+honorable à son avarice pour la prodigalité à laquelle il
+s'était laissé aller en consentant à la visite de Robert. Son
+vêtement ouvert, il tendait sa poitrine velue au docteur.
+Celui-ci, pour le contenter, consentit à y appliquer son
+oreille et prit plaisir à lui ordonner des médicaments chers
+et inoffensifs qu'il savait bien que Nicolas ne ferait jamais
+la folie d'acheter.
+
+Quand Jacques revint le lendemain matin demander des nouvelles
+de Sarah:
+
+- Eh bien! dit l'avare triomphant, j'ai eu mes consultations
+pour deux francs cinquante centimes chacune.
+
+- Comment cela? demanda le lieutenant, ne comprenant pas.
+
+- C'est bien simple. J'ai consulté, moi aussi.
+
+- Vous êtes donc malade?
+
+- Non, je me porte bien, Dieu merci, et j'ai gardé
+l'ordonnance du docteur pour une autre fois. Elle me servira
+et m'épargnera une visite de médecin.
+
+- Peut-être les remèdes ne seront-ils pas alors ceux qu'il
+vous faudra, dit le jeune homme en riant.
+
+- Bah! ce griffonnage vaut de l'argent, je ne le perdrai pas.
+Vous comprenez que cinq francs, c'était vraiment trop cher
+pour la petite. M. Martelac n'a pas voulu en démordre; alors,
+je l'ai obligé à m'ausculter aussi, afin de ne pas perdre tant
+d'argent. C'est pourtant une grosse somme dépensée! soupira-t-il.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+
+Le docteur Martelac est retourné à Paris et n'a pas pu le
+quitter depuis trois mois, car une violente épidémie y sévit
+et Robert n'est pas homme à déserter son poste à l'heure du
+danger. Jacques a peu à peu pris l'habitude de venir passer la
+soirée avec la mère de son ami. Celle-ci lui témoigne une
+véritable affection par suite de sa liaison avec son fils et à
+cause aussi des qualités naturelles du jeune homme, qualités
+qu'elle a été à même d'apprécier depuis son arrivée à
+Poitiers.
+
+Le lieutenant rencontre souvent Anne Duplay chez Mme Martelac,
+et peut-être le prétexte de venir distraire la vieille dame ne
+suffirait-il pas absolument sans cela à expliquer l'assiduité
+de ses visites.
+
+Les deux jeunes gens, sans s'en rendre compte, s'habituent à
+se voir, mais il n'entre pas dans leur pensée que ces réunions
+journalières eussent pu inquiéter Robert s'il les eût connues.
+Leurs relations sont d'ailleurs peu sympathiques en apparence,
+et s'il s'opère un changement sous ce rapport, il est si lent
+qu'il demeure presque invisible aux yeux des indifférents.
+
+L'été est venu. Ils passent maintenant leurs soirées dans le
+jardin rempli d'arbres et ressemblant à un immense bouquet de
+verdure. Les clématites, les jasmins et les chèvrefeuilles
+font disparaître les murs sous leur feuillage, d'où
+s'échappent mille parfums, et ce petit enclos garde une
+fraîcheur délicieuse à respirer après les journées brûlantes.
+Ce n'est pas qu'il ait rien emprunté aux modes d'aujourd'hui;
+mais avec son apparence de forêt vierge en miniature et son
+air un peu abandonné, il offre, au centre de la ville et dans
+ce quartier populeux, quelque chose du charme de la campagne.
+L'allée principale s'allonge toute droite entre deux bordures
+de lavande dont les fleurs violettes dégagent une suave odeur;
+à son extrémité, un talus, couvert de verdure et garni de
+bancs, s'élève contre le mur et permet de dominer la rue.
+
+Anne vient d'arriver; elle a dit bonjour à sa tante, occupée
+dans la maison par quelque soin de ménage, et est venue
+l'attendre sur ce talus où déjà se trouve le jeune lieutenant.
+Celui-ci s'est levé pour lui céder la place, et elle regarde
+dans la rue, où les marchands se reposent et respirent l'air
+du soir en causant sur le seuil des magasins.
+
+- Il fait à peine frais en ce moment, dit-elle en tournant la
+tête vers Jacques, placé plus bas qu'elle, sur la pente du
+talus, où il s'appuie contre un arbre.
+
+- Le pauvre Robert, enfermé dans Paris, doit beaucoup souffrir
+de cette chaleur.
+
+Depuis quelque temps, Jacques redouble de zèle pour rappeler
+son ami au souvenir de la jeune fille. On dirait qu'il se
+raidit contre un danger imminent et se rattache en désespéré à
+la pensée du docteur. Tout l'y ramène, surtout lorsqu'il se
+trouve avec Anne.
+
+Celle-ci lève légèrement les épaules.
+
+- Sans doute! murmure-t-elle avec indifférence.
+
+Ils demeurent un instant silencieux. Madame Martelac agit sans
+cérémonie avec l'un comme avec l'autre, et obligée de combiner
+avec Catherine certains arrangements de maison, elle ne se
+presse pas de venir les retrouver.
+
+La nuit tombe, enveloppant de ses ombres mystérieuses les
+allées au-dessus desquelles les arbres se rejoignent et laisse
+seulement les dernières clartés du jour se jouer sur les cimes
+des quatre vieux ifs taillés en pointe depuis un temps
+immémorial. On entend dans l'air les cris aigus des martinets
+se poursuivant en cercle autour des toits et le bourdonnement
+lointain des bruits de la ville. Tout auprès des deux jeunes
+gens, un grillon blotti dans l'herbe envoie vers eux sa
+chanson monotone, et le ciel, embrasé pendant tout le jour,
+atténue son éclat et se revêt d'azur, pâli vers le couchant
+par l'adieu du soleil, disparu derrière des nuages d'or.
+
+Anne, tournée vers Jacques, fixe de ses beaux yeux au regard
+clair les ombres feuillues du jardin; ses traits s'estompent
+sous la brume descendant rapidement et le lieutenant ne peut
+s'empêcher de remarquer qu'en adoucissant sa fière beauté, ce
+demi-jour la rend plus séduisante. Faisant effort pour rompre
+ce dangereux silence, il reprend:
+
+- C'est le plus noble coeur que je connaisse!
+
+- Qui? demande Anne.
+
+- Robert. Je pensais à lui.
+
+La jeune fille eut un mouvement d'impatience.
+
+- Vous l'aimez beaucoup?
+
+- Oui. Et vous aussi, vous l'aimez?
+
+- Oh! moi, cela dépend des jours! dit-elle en secouant la
+tête.
+
+- Il vous aime tant?
+
+- Oui, je crois, répondit-elle nonchalamment.
+
+- C'est pour vous qu'il tient à la fortune.
+
+- Il le sait. Je ne pourrais m'en passer.
+
+- Et pourtant, je doute qu'il y arrive. De si tôt, du moins!
+L'amour du gain est antipathique à sa nature.
+
+- Alors!
+
+- Alors, quoi? dit Jacques.
+
+- Eh bien! dans ce cas, prononce Anne lentement, j'en
+épouserai un autre.
+
+Jacques tressaille. Il ne distingue presque plus le visage de
+la jeune fille, mais le son de sa voix le glace. Cette voix a
+quelque chose de métallique en harmonie avec les sentiments
+qu'elle exprime.
+
+- Vous ne l'aimez pas?
+
+Un instant, il est sur le point d'ajouter:
+
+- Vous êtes indigne de lui!
+
+Mais il se retient et Anne répond froidement:
+
+- Pas comme vous le comprenez, non. Oh! je ne suis pas
+romanesque, moi!
+
+Non certes, elle ne l'est pas. Cette enfant de vingt ans le
+crie bien haut, elle calcule! Son coeur n'existe pas. Ne
+l'ayant jamais senti battre, elle le nie, et dans son erreur
+orgueilleuse, elle se donne tout entière à l'or et à la
+vanité. Est-elle franche en parlant ainsi? Aveuglée sur ce qui
+se passe au fond de son âme, ne force-t-elle point elle-même
+le côté mauvais de sa nature? Peut-être. Tant de femmes valent
+mieux que leurs paroles! Et s'il était possible parfois
+d'ouvrir leur âme et de les forcer à y regarder, ne
+comprendraient-elles pas qu'elles se font un stupide plaisir
+d'étouffer leurs aspirations élevées pour complaire au monde
+et s'abaisser à son niveau?
+
+- Je ne puis me passer de fortune, bien que je doive en avoir
+peu moi-même, reprend la jeune fille. Mon père ne m'a jamais
+rien refusé et je n'entends pas me marier pour être en proie à
+ces affreux tiraillements d'argent que je vois dans certains
+ménages. Je serais malheureuse si je ne me sentais entourée du
+confortable le plus élégant, et si Robert ne m'apporte pas la
+fortune, je ne puis songer à lui faire subir le contre-coup de
+mon malheur.
+
+- Il méritait un amour plus désintéressé.
+
+- Je n'en disconviens pas.
+
+- C'est un homme remarquable.
+
+- Trop peut-être! dit Anne en tournant un instant la tête du
+côté de la rue.
+
+Mais ce mouvement, s'il est destiné à cacher sa pensée, est
+inutile; le crépuscule ne permet pas de lire sur ses traits
+l'explication ce cette parole.
+
+- Il arrivera un jour à cette position exceptionnelle que vous
+désirez, reprend Jacques.
+
+- Quand?
+
+- Il est déjà sur le chemin de la célébrité.
+
+- On le dit. Mais il faut attendre que cette célébrité
+entraîne la fortune et je ne veux pas attendre.
+
+- Je le plains, murmure le lieutenant.
+
+- De s'être attaché à moi?
+
+- Oui.
+
+Cette dure franchise échappe à son indignation contre la jeune
+fille qui fait si bon marché du bonheur d'un homme comme son
+ami.
+
+- Tant d'autres femmes seraient fières de son amour!
+
+- Ma tante ne vient pas nous rejoindre, rentrons-nous? demande
+Anne en se levant sans répondre au reproche contenu dans les
+paroles du jeune officier.
+
+L'ont-elles froissée? On ne peut rien lire sur son visage et
+elle ne juge pas à propos de le laisser paraître. Au fond,
+peut-être reconnaît-elle la justesse des remarques de Jacques
+et se sent-elle indigne de son cousin.
+
+- Si vous voulez, répond le lieutenant. La lune se lève et
+vous ne devez guère aimer les rêveries protégées par cet
+astre! ajouta-t-il d'un ton un peu ironique.
+
+- Non, je suis positive.
+
+Elle descend le talus gazonné et reprend le chemin de la
+maison pour aller retrouver sa tante. Il la suit à quelques
+pas, considérant sa silhouette gracieuse avec une expression
+dans laquelle perce un peu de rancune.
+
+Pourtant, lorsque, rentré dans sa chambre chez Nicolas,
+Jacques songe à cette conversation, il sent l'indulgence
+succéder dans son esprit à l'indignation éprouvée au premier
+abord. Après tout, Robert, cet homme grave, bon certainement,
+mais un peu austère, a-t-il raison de vouloir unir à sa vie
+cette compagne élégante, toute pétrie extérieurement de grâce
+et de légèreté féminine? Qui sait si les rêves luxueux d'Anne
+eussent tenu devant un amour moins élevé et moins fort que
+celui de son cousin?
+
+Il s'endort dans ces pensées et la radieuse image de
+Mademoiselle Duplay passe dans ses rêves, non pas revêtue de
+cet orgueilleux égoïsme qu'elle ne songe même pas à cacher,
+mais à travers la lumière adoucie dont s'entoure à nos yeux
+l'idole de notre coeur. Hélas! cette indulgence tient à une
+cause que le pauvre garçon cherche à se cacher à lui-même.
+
+Insensiblement, Anne change vis-à-vis de lui, il le voit, il
+le sent; lui-même perd une à une ses idées premières sur la
+jeune fille. Il trouve des excuses à ses défauts et s'explique
+comme Robert et plus que lui peut-être que cette femme si
+belle désire un cadre magnifique à sa beauté. Lorsque le soir,
+à son entrée chez Mme Martelac, il ne voit pas se lever vers
+lui les yeux bleus de Mlle Duplay, lorsque la vieille dame est
+seule, le front courbé sur son ouvrage ou sur un livre, le
+jeune officier éprouve une déception contre laquelle il réagit
+de son mieux en redoublant de gaîté. Mais il sent bien vite
+l'ennui le gagner, abrège la soirée et rentre chez Nicolas ou
+erre dans les rues comme une âme en peine.
+
+Anne semble elle-même éprouver ces singuliers symptômes. En
+s'adressant à lui, sa voix prend des inflexions dont s'étonne
+le jeune homme; elle paraît éprouver parfois un besoin de
+soumission, elle, si indépendante et si entière vis-à-vis de
+tout autre!
+
+Lentement, à coups imperceptibles, elle se glisse dans les
+pensées de Jacques. Le poison s'infiltre sans que le
+lieutenant en ait conscience; Robert est parti depuis quelques
+mois à peine et ses pressentiments sont réalisés. Toutefois,
+ce qui eût été évident à ses yeux si ses occupations ne
+l'eussent retenu si longtemps à Paris, est encore ignoré de
+son ami lui-même. Une circonstance bien minime en apparence va
+faire tomber le voile placé sur ses yeux.
+
+Un soir, il s'était comme de coutume rendu chez Mme Martelac.
+La pluie tombant depuis plusieurs heures avait empêché la
+vieille dame de rester dans le jardin; un instant, Jacques et
+elle causèrent sur le seuil de la maison, regardant la verdure
+courbée sous les rafales du vent et les fleurs chargées d'eau
+se jetant follement les unes sur les autres dans les deux
+massifs cultivés avec soin par la mère de Robert. Le petit
+jardin, un peu desséché par la chaleur de l'été, semblait
+renaître sous cette averse, et il s'échappait de la terre
+longtemps privée d'eau une fraîcheur qui présageait un
+renouveau dans sa végétation et faisait sourire sa
+propriétaire. Celle-ci se décida enfin à rentrer, et, voulant
+travailler, elle fit allumer une lampe, bien qu'au dehors il
+fît encore presque jour.
+
+Le jeune homme semblait distrait, il écoutait les bruits de la
+rue; évidemment, il attendait quelqu'un et son visage
+exprimait le désappointement en ne voyant rien venir. S'en
+rendait-il compte? Peut-être non. Le coeur humain a des détours
+infinis même dans les plus franches natures.
+
+Un coup de sonnette le fit tressaillir. Un instant après,
+Anne, superbe dans une toilette claire, entrait dans la petite
+pièce où se tenaient sa tante et Jacques.
+
+- Oh! que tu es belle, aujourd'hui! s'écria Mme Martelac, au
+moment où la jeune fille s'avançait vers elle pour lui dire
+bonjour.
+
+- Vous ressemblez à une princesse! dit Jacques en souriant et
+en la regardant avec admiration.
+
+- Voyons les détails de cette toilette, reprit Madame Martelac
+en ajustant ses lunettes.
+
+Anne se plaça devant elle et Jacques souleva complaisamment la
+lampe pour permettre à la vieille dame de satisfaire sa
+curiosité.
+
+- Ce costume te va à ravir et me semble du meilleur goût, dit
+la mère de Robert. Jacques a raison, tu jouerais au naturel
+les rôles de princesses!
+
+La jeune fille relevait fièrement sa belle tête couronnée de
+cheveux châtains, et une expression de vanité satisfaite parut
+sur sa physionomie et dans ses yeux bleus et brillants comme
+des saphirs. Ses lèvres, un peu dédaigneuses, s'épanouirent
+dans un sourire, et une nuance plus rosée, passant sur ses
+joues, leur donna un nouvel éclat. Blanche, mince et élancée,
+elle ressemblait à un grand lys, ou, comme le disaient sa
+tante et Jacques, à une jeune reine. N'avait-elle point, en
+effet, reçu en partage la fragile couronne de la beauté?
+
+Quelques mois plus tôt, le jeune officier eût vu, dans
+l'étalage de cette beauté, une coquetterie puérile; mais il
+était devenu complaisant et se contenta de sourire.
+
+- Je vais passer la soirée chez une de mes amies qui a du
+monde, dit Anne. Mon père doit m'y rejoindre; il était retardé
+par une affaire. Je me suis sauvée, ayant l'intention de
+m'arrêter en passant pour vous dire bonsoir.
+
+- Assieds-toi un instant, dit sa tante.
+
+- Oh! cinq minutes seulement. La voiture m'attend à la porte
+et doit retourner chercher mon père lorsqu'elle m'aura
+conduite chez mon amie.
+
+Anne était venue chercher une satisfaction de vanité en se
+montrant ainsi parée; elle ne pouvait douter d'avoir réussi
+devant le regard admiratif du lieutenant. Cette rayonnante
+beauté dans tout son éclat avait soudain illuminé le petit
+appartement, dans lequel, avant son entrée, on n'entendait que
+le bruit du vent jetant la pluie contre les vitres et les
+rares paroles échangées entre la maîtresse de la maison et son
+visiteur.
+
+Lorsque Anne se leva pour partir, Jacques alla la reconduire
+jusqu'à la porte de la rue. Au moment de monter dans la
+voiture, elle se retourna pour lui tendre la main. Il serra
+cette petite main gantée et leva les yeux vers ce beau visage
+éclairé par la lampe, qu'il venait de déposer près de lui, sur
+un meuble. Quelque chose d'attendri, que le jeune officier ne
+lui connaissait pas, passa dans le regard de la jeune fille.
+Ce sourire ému répondait-il à l'émotion inconsciente de
+Jacques? Il n'eût pu le dire. Mais, fasciné par ces yeux bleus
+qui le fixaient, il se baissa et posa ardemment ses lèvres sur
+la main qu'on lui tendait.
+
+Un instant après, la voiture roulait sur le pavé de la rue, et
+le lieutenant, seul dans le vestibule de la vieille maison, se
+frappait le front en murmurant:
+
+- Robert!
+
+L'éclair, en entr'ouvrant le coeur d'Anne et le sien, avait, du
+même coup, éclairé son âme. Il le savait maintenant. La beauté
+d'Anne avait jeté ses lacets autour de lui, et un amour,
+jusque-là inconscient dans sons coeur, avait jailli sous
+l'étincelle de ces yeux bleus.
+
+Le réveil venait à temps pour rappeler le jeune homme au
+serment fait à son ami.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+
+Quelques semaines plus tard, Jacques quittait Poitiers. Il
+avait demandé à un ami, en garnison à Alger, de permuter avec
+lui; le jeune homme auquel il s'adressa, regrettant son
+éloignement, accepta avec joie sa proposition. Les démarches
+nécessaires pour obtenir ce changement furent promptement
+faites, et, durant les derniers jours passés à Poitiers, le
+lieutenant évita, sous prétexte d'occupations, de venir le
+soir chez Mme Martelac.
+
+La chambre occupée par lui chez Nicolas allait donc se trouver
+de nouveau vacante. Bien que ses relations avec son
+propriétaire eussent été peu fréquentes, son départ fut un
+vrai chagrin pour Sarah; la petite fille se sentait moins
+isolée en l'entendant aller et venir.
+
+Le prisonnier concentre toutes ses pensées sur le peu de vie
+qui s'agite autour de lui. Le pas de la sentinelle, dont la
+surveillance le sépare de la liberté, lui est une distraction;
+le mouvement de l'insecte qui suspend sa toile aux barreaux de
+fer de sa fenêtre, moins que cela, la tige grêle d'une
+giroflée se faisant place à travers les fentes de la pierre,
+tout attache son âme et intéresse son esprit. Pour la petite-fille
+du vieux marchand, le magasin sombre et froid, dans
+lequel les grands meubles obstruaient le passage de la
+lumière, ressemblait à une prison. L'air y était lourd et
+rarement renouvelé; le silence y régnait habituellement, rompu
+parfois, subitement, par les craquements produits dans le bois
+de quelque armoire plus neuve que les autres; chacune des
+fenêtres se trouvait partagée et protégée en même temps par
+une barre de fer garnie de piquants, comme pour garder les
+habitants contre les tentations du dehors.
+
+Tandis que l'ordonnance de Jacques faisait descendre les
+malles du jeune homme et veillait aux apprêts du départ,
+Sarah, ayant, avec un coin de son mouchoir légèrement mouillé,
+nettoyé un petit espace de la vitre, encrassée depuis
+longtemps, regardait s'opérer ce déménagement qui lui serrait
+le coeur. Désormais, elle retombait avec son grand-père dans la
+solitude, et cette pensée lui était pénible, sans qu'elle sût
+bien définir son impression.
+
+Quand, la dernière caisse étant disparue, la porte se referma,
+la petite fille se retourna vers Nicolas, assis dans le
+magasin et explorant attentivement un tas de vêtements jetés à
+terre devant lui. Il sondait avec soin chaque poche, chaque
+doublure, comme s'il eût craint qu'une fortune fût cachée dans
+leurs profondeurs. Dieu sait si le vice ou la misère, auxquels
+avaient appartenu ces vêtements, y avaient jamais rien déposé
+de semblable!
+
+Sarah vint s'asseoir près de lui et le regarda faire cette
+opération.
+
+Ayant trouvé quelques menus objets qui lui parurent valoir la
+peine d'être gardés, il chercha autour de lui un meuble où il
+pût les serrer, et, tout étant rempli, il prit une malle
+placée sous une table et allait les y déposer quand Sarah
+s'écria, en se penchant vers la malle ouverte et en saisissant
+une petite peinture sans cadre, qui s'y trouvait:
+
+- Qu'est-ce que cela, grand-père?
+
+Le vieillard prit le portrait, et, ses regards étant tombés
+sur ce visage, auquel un peintre habile avait su donner une
+apparence de vie, il tressaillit et le rejeta de côté sans
+répondre. Mais, cette peinture ayant intéressé l'enfant, elle
+insista:
+
+- Dites-moi de qui est ce portrait?
+
+- Que t'importe?
+
+Le ton de Nicolas était dur et irrité.
+
+- J'ai tant envie de le savoir!
+
+- Tu es bien curieuse!
+
+- Je vous en prie, grand-père, dites-le-moi?
+
+- Le sais-je? Il y a comme cela tant d'autres peintures dans
+le magasin!
+
+Sarah eut une sorte d'intuition qu'il ne disait pas la vérité
+en prétendant ignorer ce qu'elle désirait savoir. Elle reprit:
+
+- Vous paraissez le connaître, et, si c'était un portrait à
+vendre, vous le mettriez en évidence. On vous l'achèterait.
+Cela me semble aussi joli que ceux que vous vendez tous les
+jours bien chers. Pourquoi n'en tirez-vous pas de l'argent?
+
+Elle connaissait bien son aïeul, et le seul fait de garder
+inutilement cette peinture, sans chercher à s'en défaire
+avantageusement, lui faisait soupçonner quelque mystère.
+
+Son insinuation parut frapper le vieillard, cette idée de gain
+le faisant réfléchir. Il prit le portrait et le regarda avec
+hésitation; mais il le laissa retomber en disant:
+
+- C'est un misérable!
+
+- Comment se nomme-t-il?
+
+- Tu ne le sauras jamais, j'espère! Notre malheur a été de
+l'avoir connu.
+
+- Il a pourtant une jolie figure, dit Sarah timidement,
+n'osant contredire ouvertement son grand-père et baissant les
+yeux vers la peinture, qui, du fond de la malle ouverte, la
+regardait en souriant.
+
+Nicolas leva les épaules.
+
+- Sottises! Rien n'est menteur comme ces visages de grands
+seigneurs!
+
+- C'est donc un grand seigneur?
+
+A vrai dire, Sarah ne se rendait pas un compte exact de ce que
+signifiait cette expression. Ne causant guère avec personne,
+si ce n'est parfois avec son grand-père, la pauvre enfant
+ignorait la signification d'un grand nombre de mots. Le vieux
+marchand la regarda avec des yeux dans lesquels brillait une
+haineuse colère.
+
+- Oui, oui, grand seigneur! Il s'en vantait et regrettait son
+mariage. Mais aujourd'hui, il est bien au-dessous de ceux
+qu'il méprisait alors.
+
+- Où est-il?
+
+- Assez! Interrompit brusquement Nicolas, mettant fin à cet
+interrogatoire. Cet homme n'a jamais existé pour toi. Ne t'en
+occupe plus. J'ai déjà trop complaisamment répondu à tes
+questions. Va veiller à ton dîner.
+
+Sarah n'osa répliquer; le ton et le regard de son grand-père
+l'effrayaient. Elle se dirigea vers le réchaud sur lequel
+chauffait la maigre pitance qui devait composer leur repas et
+l'examina soigneusement, comme s'il se fût agi d'un mets
+délicat confié à son talent culinaire.
+
+A cet instant, Jacques entra, venant faire ses adieux au
+propriétaire de la maison.
+
+- Où est Sarah? demanda-t-il, voulant revoir l'enfant avant
+son départ.
+
+- Elle veille au dîner, répondit Nicolas.
+
+- Elle est bien jeune pour pareille besogne!
+
+- Ah! dame! mon cher Monsieur, les pauvres gens sont obligés
+d'employer leurs enfants de bonne heure.
+
+Jacques pensa aux piles d'or dont leur avait parlé la petite-fille
+de l'avare.
+
+- Elle semble si délicate!
+
+- Délicate! Elle! Mais non; je vous assure. Depuis que votre
+ami le docteur Martelac m'a ruiné en remèdes et en visites
+pour elle, elle se porte très bien.
+
+- En remèdes et en visites! reprit Jacques d'un ton moqueur.
+Il ne lui a jamais fait qu'une visite, et encore, pour la
+modique somme de cinq francs, vous avez su lui extorquer une
+consultation pour vous! Quant aux remèdes, ils sont, je le
+parie, encore chez le pharmacien!
+
+Le bonhomme sourit d'un air malin.
+
+- Une personne riche comme vous! reprit Jacques.
+
+- Puisqu'elle se porte bien sans cela, c'était inutile d'aller
+manger de l'argent si difficile à gagner!
+
+- Ah! vous ne le dépensez pas inutilement, j'en réponds!
+
+- C'est une qualité, une grande qualité! reprit Nicolas avec
+aplomb.
+
+- Hum! Enfin, je n'entreprendrai pas votre conversion sous ce
+rapport, vous êtes trop endurci. Mais je voudrais au moins
+obtenir quelque chose pour Sarah. Si vous vouliez, elle
+pourrait mener une vie gaie, heureuse, comme il convient à une
+enfant. Ma pauvre petite Rose de Bengale!
+
+- Pourquoi l'appelez-vous ainsi?
+
+- Parce qu'elle a dans toute sa personne quelque chose de
+gracieux, de distingué, une délicatesse de teint, de manières
+et d'extérieur qui la fait paraître dépaysée dans le milieu où
+elle est. Ne le trouvez-vous pas? Cela m'a frappé dès mon
+arrivée ici et je lui ai donné ce surnom.
+
+Nicolas leva les épaules en grommelant:
+
+- Quelles absurdités! Sarah est ma petite-fille et ne déroge
+point en faisant le ménage, ajouta-t-il d'un air mécontent.
+
+- Que faisait son père?
+
+- Son père était un pauvre homme sans le sou.
+
+Cette phrase fut prononcée avec une expression de profond
+mépris, tel que pouvait l'éprouver, à l'égard d'une personne
+en de pareilles conditions, un avare comme le marchand
+d'antiquités.
+
+- Ma fille l'a épousé dans un jour de folie, et cela n'a pas
+duré longtemps, du reste. Elle a vite compris quelle sottise
+elle avait faite.
+
+Au moment où le vieillard disait ces mots, Jacques, levant les
+yeux, vit la figure ébouriffée de Sarah paraître entre un
+bahut antique et le haut dossier d'un siège moyen âge,
+ressemblant à un trône avec son écusson sculpté et ses bras
+formés de deux lévriers couchés. Les yeux profonds de la
+petite fille se fixaient pensivement sur son grand-père, et
+les boucles de ses cheveux accentuaient leur expression par
+l'ombre qu'elles jetaient sur le haut de son visage penché en
+avant. Elle avait entendu causer dans le magasin et avait
+quitté le réduit où elle préparait le dîner, afin de voir qui
+était là.
+
+Jacques lui fit signe d'approcher et lui remit un paquet de
+bonbons dont il s'était muni à son intention.
+
+- Ah! Monsieur Hilleret, quelle perte est pour moi votre
+départ! disait Nicolas. Quand louerai-je votre chambre? Le
+loyer, si modique qu'il fût, nous aidait à vivre, Sarah et
+moi; il nous fera défaut maintenant.
+
+Le jeune homme parut prendre peu d'intérêt à ces doléances. Il
+se contenta de dire quelques paroles amicales à l'enfant, dont
+le visage attristé exprimait son chagrin de ce départ, et,
+avant de s'éloigner, il serra avec un sentiment de répulsion
+la main du vieil avare. L'avarice est, d'ordinaire, le
+sentiment le plus antipathique à la jeunesse, et Jacques
+n'avait pu pardonner à Nicolas cet amour passionné de l'or,
+métal dont, à son âge et surtout avec sa profession, on se
+montre peu ambitieux. Puis, seul et soucieux, il remonta cette
+longue rue, ayant préféré se rendre à pied à la gare.
+
+La veille, il avait fait ses adieux à Mme Martelac et avait
+entrevu Anne un instant. Tout en marchant, il secouait parfois
+subitement la tête pour chasser un souvenir importun. C'était
+le visage de Mlle Duplay qui hantait son imagination; il
+revoyait malgré lui ces traits brillants de jeunesse dans
+lesquels il avait cru un soir lire un commencement d'amour. Le
+sacrifice lui pesait; pourtant, il l'accomplissait
+généreusement, et quand, la tête penchée à la portière du
+wagon emporté par la vapeur, il vit disparaître peu à peu la
+vieille ville dont les clochers se perdirent à l'horizon, il
+poussa un soupir de soulagement et se rejeta dans un coin en
+murmurant:
+
+- Allons, je dois oublier! Elle sera la femme du docteur
+Martelac, mon meilleur ami.
+
+Un sourire triste, mais courageux, passa sur sa physionomie,
+et, sans se laisser aller davantage à ses regrets, il prit un
+journal et tâcha de s'absorber dans la lecture des nouvelles
+du jour.
+
+Dans la soirée de ce même jour, Sarah, épiant le moment où son
+grand-père était sorti, ouvrit la malle et y prit la peinture
+qu'il y avait rejetée; elle l'emporta dans sa chambre et se
+mit à l'examiner avec un véritable intérêt, n'ayant pas osé le
+faire devant Nicolas. Ce portrait, dont le cadre, ayant une
+certaine valeur, avait été vendu par le marchand, représentait
+un homme jeune, blond, aux traits délicats. Le regard semblait
+s'arrêter avec complaisance sur Sarah et suivre tous ses
+mouvements avec une persistance qui la tenait sous le charme.
+Elle éprouvait tout à la fois un vague désir d se soustraite à
+ce regard et un attrait irrésistible vers lui.
+
+- Pourquoi me regarde-t-il ainsi? se dit-elle à demi-voix, je
+voudrais le savoir.
+
+Elle plaça la peinture sur la cheminée, s'éloigna, se
+rapprocha, alla d'un bout à l'autre de la chambre, et partout
+le regard en la suivant semblait la magnétiser. Enfin, elle
+revint en face de lui, et s'écria en joignant les mains:
+
+- Grand-père dit que ce visage est menteur. C'est impossible.
+Il semble si bon!
+
+Puis, plus bas, elle ajouta:
+
+- Oh! que je voudrais le connaître!
+
+Un instant elle demeura immobile, ses yeux attachés sur ceux
+du portrait qui semblaient s'animer sous son regard. Tout à
+coup, elle éprouva une étrange sensation; il lui sembla avoir,
+à travers cette toile insensible, évoqué une âme, et, baissant
+la tête, elle rougit, comme si celui auquel appartenait cette
+âme avait entendu son exclamation enfantine.
+
+Craignant que son grand-père ne lui enlevât la peinture à
+laquelle l'attachait cet attrait inexplicable, elle la déroba
+à ses regards en la cachant sous ses vêtements, dans le coffre
+profond, unique mobilier de sa chambre. Lorsque Sarah allait
+se coucher, Nicolas ne lui permettait jamais d'emporter la
+lampe dont elle servait au magasin; elle montait dans les
+ténèbres l'escalier vermoulu et procédait à sa toilette à
+l'aide d'un réverbère, justement placé devant sa fenêtre,
+comme pour venir en aide à l'avarice du vieux marchand.
+Souvent, le soir, la petite fille sortait la peinture de sa
+cachette, et, se hissant sur la pointe des pieds pour
+s'approcher de la lumière de la rue, elle contemplait ce
+visage inconnu qui remuait si profondément son coeur innocent.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+
+Le docteur était venu plusieurs fois à Poitiers depuis le
+départ de Jacques. Etonné de la subite résolution de son ami,
+il avait causé de lui avec sa mère, et, sur les remarques de
+cette dernière, il était facilement arrivé à soupçonner le
+véritable motif de la fuite du lieutenant. Robert avait senti
+s'accroître son affection pour lui de toute sa reconnaissance
+pour ce généreux sacrifice.
+
+Quand à Anne, elle avait été froissée du départ du jeune homme
+comme d'une injure personnelle, d'autant plus pénible qu'elle
+ne pouvait s'en plaindre à personne. Seule, Mme Martelac avait
+pu se douter du commencement de sympathie née entre elle et
+Jacques, et Mlle Duplay était assez fière pour garder le
+silence sur la déconvenue qu'elle subissait. La coquetterie
+l'avait, il est vrai, poussée à essayer son pouvoir sur le
+jeune officier et à vaincre l'éloignement qu'elle avait lu
+dans ses yeux à l'énoncé de ses projets ambitieux de fortune.
+Mais une âme humaine est si complexe! Peut-être y avait-il au
+fond du sentiment d'irritation qu'elle éprouvait quelque chose
+comme un regret.
+
+Il y eut à cet instant une sorte d'hésitation dans sa vie;
+pendant plusieurs jours, son beau visage fut grave et ses yeux
+bleus parurent retenir des larmes. Etait-ce orgueil froissé,
+ou son coeur était-il atteint? Dans ce dernier cas, la blessure
+fut peu grave, et le balancement entre le bien et le mal fut
+de courte durée. Le soir du départ de Jacques, agenouillée sur
+son prie-Dieu, le front dans ses mains, elle demeura longtemps
+pensive, et ses lèvres murmurèrent même une prière; mais cette
+prière ne sortait pas du fond du coeur, et l'impression sous
+laquelle elle jaillissait devait être fugitive. Mélangée
+d'orgueil plus que de véritable souffrance, elle ne pouvait
+s'élever jusqu'au ciel et s'éteignit subitement dans une
+révolte d'égoïsme; ce bon mouvement n'eut aucune suite.
+
+Refoulant la tristesse qui menaçait de ternir son regard et
+cédant à la légèreté naturelle de son caractère, la jeune
+fille se releva rayonnante, et le regret, s'il exista,
+l'aveugla davantage.
+
+Prise d'une frénésie de vanité, elle oublia toute raison, la
+lueur à peine née dans son coeur fut étouffée immédiatement,
+et, s'élançant étourdiment vers l'avenir, elle se jura de
+n'avoir, désormais, d'autre objectif qu'un mariage riche.
+Ayant résolûment fermé son esprit à toute pensée grave, le
+bonheur de son cousin et l'amour qu'il lui témoignait depuis
+son enfance ne pouvaient entrer dans ses calculs. Elevée par
+un père insouciant qui mettait au premier rang des choses
+désirables les aises de la vie et le confortable donné par la
+fortune, Anne avait distancé à ce sujet les idées paternelles.
+Elle oublia donc promptement le léger trouble apporté dans son
+coeur par la présence de Jacques, et se dit que le luxe devant
+lui faire goûter le bonheur rêvé par son imagination, elle
+l'achèterait en s'aidant de sa beauté par un riche mariage.
+
+Hé! mon Dieu! qui donc en ce monde si délicat aurait droit de
+se dire sans pêché sous ce rapport? Un riche mariage! N'est-ce
+pas le rêve de toutes les mères qui sèchent sur pied en
+attendant qu'il se présente pour leur fille? Et quel père ne
+se rengorge fièrement quand un gendre nanti de nombreux et
+solides titres de rentes vient solliciter une main qu'on
+tremble de joie en lui accordant? Peut-être la jeune fille
+isolée et laissée à elle-même serait-elle inaccessible au
+désir d'un mariage brillant. Mais sitôt qu'elle a mis le pied
+dans ce qu'on appelle le monde, sitôt qu'elle a été initiée
+par lui à l'éblouissement de l'or, pour elle aussi le mariage
+riche miroite à l'horizon, et elle parvient à comprendre
+comment tout est sacrifié pour y arriver. Elle se prête alors
+de tout son pouvoir aux combinaisons qui ont pour but de la
+vendre le plus cher possible au candidat désiré par toute sa
+famille.
+
+Jacques est en Algérie depuis plusieurs mois lorsque nous
+retrouvons Robert et Anne dans le salon de Mme Martelac.
+
+La conversation est engagée entre eux depuis un certain temps,
+et, sans doute, elle est pénible pour le docteur, car son
+visage est triste. Debout près de sa cousine, dont la figure
+exprime un peu d'ennui, il a pris dans les siennes la main de
+la jeune fille et demande:
+
+- Ne m'aimez-vous pas assez pour attendre? Je vous le jure,
+dans quelques années, ma position sera telle que vous n'auriez
+rien à envier à personne.
+
+- Quelques années! reprend Anne avec un peu d'ironie. Vous n'y
+songez pas? J'ai vingt ans sonnés!
+
+- Rien ne presse, il me semble! fait observer Robert avec un
+léger sourire.
+
+- Je suis lasse de ma vie retirée. Je veux en finir, et j'ai
+la prétention de ne pas me morfondre à attendre.
+
+- Vous n'êtes pas malheureuse pourtant. Votre père fait tout
+ce qui vous plaît et vous laisse toute liberté.
+
+- C'est vrai; mais je suis décidée à changer de position, et
+le plus tôt sera le mieux.
+
+- Pourquoi tant vous presser?
+
+- Parce que j'en ai assez de cette vie monotone! répond-elle
+avec un peu d'impatience.
+
+Ses regards, fixés à travers la fenêtre près de laquelle elle
+est placée, se détournent de Robert. Evidemment, il y a, au
+fond de son âme, une résolution prise; mais il lui coûte de la
+faire connaître à son cousin.
+
+Sans avoir une idée bien nette de sa conduite, un vague
+instinct lui dit qu'elle fait mal, et elle éprouve une
+certaine honte à exprimer avec une si triste franchise des
+sentiments que tant d'autres prennent beaucoup de peine à
+voiler d'apparences trompeuses. Il faut être bien
+inexpérimenté ou bien blasé pour faire, devant un de nos
+semblables, abstraction complète des sentiments généralement
+estimés autour de nous.
+
+Toutefois, Anne prit son parti. Comme les gens timides, qui
+exagèrent l'audace quand une fois ils ont résolu d'aller en
+avant, elle tourna la tête vers son cousin, et, lorsque celui-ci
+lui dit presque humblement:
+
+- Anne, vous n'avez donc aucune affection pour moi? Pourtant,
+il y a quelques années, vous sembliez m'aimer; l'avez-vous
+complètement oublié?
+
+Elle eut un geste irrité.
+
+- Je vous voyais sans cesse alors, dans l'intimité de la
+famille. Est-ce qu'une jeune fille n'a pas toujours quelque
+cousin qu'elle s'imagine aimer?
+
+A cette dure repartie, Robert avait tressailli. Une flamme,
+traversant son regard, parut illuminer subitement la blessure
+faite à cette âme par les paroles d'Anne. Elle eut un instant
+de remords et dit sur un ton moins acerbe et comme une excuse:
+
+- Vous le savez bien, je ne suis pas romanesque; ainsi, ne
+faisons pas de sentiment, n'est-ce pas?
+
+- Pas romanesque, non, Anne. Moi non plus, je ne le suis pas,
+et je crois qu'il n'y a pas une heure de ma vie qui ait jamais
+été livrée à ces rêves sans but, auxquels se laissent aller
+les esprits romanesques. Mais, quoique vous en disiez, il me
+faut bien faire du sentiment, puisque vous appelez ainsi vous
+parler de cette affection profonde, sérieuse, et, si vous le
+vouliez, immortelle, qui remplit mon coeur depuis tant
+d'années! Dépend-il de moi de lui imposer silence, et ne puis-je
+essayer de la défendre à vos yeux? Puis-je oublier tout à
+coup l'amour dont mon coeur a vécu jusqu'ici, le seul qui l'ait
+fait battre et ait répandu son chaud rayon sur ma jeunesse
+laborieuse, cet amour unique pour lequel j'ai gardé avec une
+fière jalousie toutes les tendresses de mon âme? Vous n'avez
+donc pas compris que mon bonheur dépend de vous, et que je
+suis prêt à tout pour vous donner celui auquel vous aspirez?
+
+- Même à sacrifier le vôtre?
+
+Elle levait les yeux vers lui avec une expression singulière.
+
+- Oui, Anne, même cela! dit-il doucement, sentant sa pensée
+sans qu'elle l'eût exprimée.
+
+Un mouvement attendri se fit sur la belle physionomie de la
+jeune fille.
+
+Un instant, il la crut touchée; mais elle se raidit contre
+cette impression involontaire et reprit froidement:
+
+- Nous ne saurions trouver le bonheur dans les mêmes éléments.
+Vous êtes un homme supérieur, dit-on; je ne le nie pas. Mais
+je ne suis pas la compagne qu'il vous faut.
+
+Il parut accorder peu d'attention à cet aveu, et, croisant
+avec supplication ses mains, qui tenaient celle de la jeune
+fille, il dit:
+
+- Donnez-moi seulement deux ou trois années.
+
+- Rien que cela! s'écria-t-elle.
+
+- Ce serait bien court si vous m'aimiez, et que cette attente
+dût aboutir au bonheur!
+
+- Je languirais si longtemps dans l'ennui d'une vie de
+recluse! Car enfin, mon père a beau faire, il ne peut me
+donner les plaisirs coûteux, et il me faut compter avec sa
+modeste fortune.
+
+- Un peu de patience, et je vous donnerai une vie plus en
+rapport avec vos goûts.
+
+Anne secoua la tête avec incrédulité.
+
+- Vous êtes trop raisonnable! dit-elle avec conviction. Et
+puis, cette fortune dont vous parlez peut vous faire défaut.
+
+- Je travaillerai tant pour vous voir heureuse suivant vos
+désirs!
+
+Elle hésita un instant, regardant son cousin en silence, et
+reprit tout à coup:
+
+- Savez-vous, mon pauvre Robert, que j'ai là, sous la main,
+des millions qui m'attendent? Je n'ai qu'à dire oui pour en
+jouir.
+
+Enfin, l'ambitieuse jeune fille dévoilait la vérité! C'étaient
+ces millions dont les scintillements aveuglaient sa vanité et
+lui faisaient dédaigner l'amour sérieux et fidèle du jeune
+homme.
+
+- Qui? demanda celui-ci, sans prendre la peine d'expliquer sa
+pensée.
+
+- M. Tissier.
+
+- Un vieillard!
+
+- Qu'importe?
+
+- Comment, qu'importe! Vous ne ferez pas un tel marché? Car
+c'est un marché cela, Anne, un marché honteux! Donner votre
+jeunesse, votre beauté, votre amour, pour de l'or!
+
+- Oh! de l'amour! Il n'en demande pas tant. Il n'exige rien.
+
+- Il le dit; il sait bien qu'à son âge il serait ridicule en
+prétendant vous inspirer une passion. Mais, quand vous serez
+sa femme, savez-vous de quelles chaînes sa jalouse
+surveillance vous entourera? Avez-vous songé aux difficultés
+et parfois aux douleurs d'une union si disproportionnée?
+
+- Nous verrons! dit Anne en levant les épaules, comme pour
+nier les difficultés de l'esclavage qu'elle acceptait si
+légèrement.
+
+Gâtée et élevée sans religion, Mlle Duplay ne savait et ne
+voulait savoir qu'une seule chose: c'est qu'ayant reçu en
+partage une beauté remarquable, elle avait, sur ceux qui
+l'entouraient, un très grand ascendant. Dans son aveugle
+vanité, elle ne doutait pas de prendre facilement le même
+empire sur son mari. Cet ensemble séduisant, formé par la
+pureté parfaite des lignes du visage et de la personne, le
+charme de deux grands yeux limpides et brillants, le sourire
+qui ajoute une grâce indéfinissable à la fraîcheur de la
+jeunesse, tout cela constitue une royauté, éphémère sans
+doute, mais non moins réelle, et Anne savait bien qu'elle
+portait au front cette couronne dont le prestige soumet les
+hommes à son empire.
+
+Depuis un instant, Robert avait laissé retomber la main de sa
+cousine et regardait les feuilles se détacher des arbres du
+jardin et tomber à travers les plates-bandes, dans lesquelles
+les chrysanthèmes secouaient leur fleurs mélancoliques. Dans
+ce coeur fort et fidèle, il se faisait un déchirement profond,
+vaguement redouté peut-être depuis un certain temps, mais
+d'autant plus cruel que les sentiments du jeune docteur ne
+pouvaient être que sérieux.
+
+Peut-être toutefois, la crainte de s'être attaché à un être
+indigne de son amour est-elle plus douloureuse pour une âme
+droite et fière que celle de n'être pas aimé? Aussi, quand
+Robert tourna de nouveau la tête vers la jeune fille, il la
+regarda avec une tristesse mêlée d'amertume en disant:
+
+- Anne, je crois qu'il est des âmes dans lesquelles un premier
+amour jette des racines que rien ne saurait arracher
+complètement. Je tâcherai pourtant d'oublier, puisque mes
+rêves ou plutôt ceux que nous avions faits autrefois ensemble
+ne sauraient vous donner le bonheur. Vous le cherchez
+ailleurs, et, je le crains, vous êtes dans une erreur terrible
+à ce sujet. Dieu vous garde et vous éclaire! Croyez-le
+toutefois, vous trouverez toujours en moi un ami! Puissiez-vous
+ne jamais vous repentir du mariage que vous méditez de
+faire!
+
+Sa voix tremblait en faisant ce dernier souhait, et son regard
+sérieux enveloppa un instant sa cousine, comme s'il eût
+cherché, sous cette radieuse enveloppe terrestre, à pénétrer
+jusqu'au coeur. Il crut voir sur ses traits une lueur
+d'émotion, contre laquelle elle réagit de nouveau en disant
+brusquement:
+
+- Bah! suivons chacun notre voie! Je regrette la peine que
+vous fait ma détermination; mais peut-être, avant peu,
+regretterais-je aussi de m'être laissé aller à un moment
+d'attendrissement. Vous m'oublierez facilement, je l'espère;
+et, quand vous n'aurez plus souvenir des enfantillages de
+notre jeunesse, vous épouserez une femme digne de bous. Quant
+à moi, soyez tranquille, la fortune seule me rendra heureuse.
+J'ai besoin de luxe, et je ne saurais me contenter d'une vie
+bourgeoisement économe, comme celle qu'il m'a fallu mener
+jusqu'ici.
+
+Robert ne répondit rien; il baissa la tête devant cette
+obstination et accepta sans reproches la décision qui brisait
+ainsi toutes les chères espérances de son coeur.
+
+Quelques mois plus tard, Anne se jetait, tête baissée, dans
+cet avenir dont le reflet doré avait séduit son imagination.
+Elle épousait, à vingt et un ans, M. Tissier, qui en avait
+près de soixante et possédait plusieurs millions.
+
+Les nouveaux époux quittèrent immédiatement Poitiers et
+allèrent s'installer à Paris. Fière du luxe princier dont elle
+se vit entourée, la jeune femme oublia et dédaigna même les
+mesquins projets d'alliance qu'elle avait pu former autrefois.
+Elle dit adieu à Mme Martelac avec une expression triomphante
+qui fit sourire la vieille dame. Au fond du coeur, la mère de
+Robert, tout en prenant part à la cruelle déception de son
+fils, ne pouvait regretter pour lui la femme frivole qui avait
+orgueilleusement tout sacrifié afin de s'assurer cette
+existence de millionnaire.
+
+Le jeune docteur se dispensa de venir assister au mariage de
+sa cousine et eut recours au prétexte tout trouvé d'une vie
+absorbée par le travail lorsque M. et Mme Tissier cherchèrent
+à l'attirer, à Paris, dans leur intimité.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+
+Sarah, assise près de la porte du magasin d'antiquités et
+cachée derrière le rideau, qu'elle a relevé en partie, afin
+d'y voir plus clair, travaille. Elle semble éprouver cette
+difficulté des enfants inhabiles quand ils tiennent une
+aiguille qu'ils ne sont point habitués à manier.
+
+La tête baissée, rouge et fatiguée par cette application
+inusitée, elle raccommode un vêtement à son grand-père. C'est
+une vieille redingote usée, râpée, verdie par le temps et
+l'usage; la trame, visible tout le long des coutures, semble
+prête à céder sous l'aiguille, et Sarah redouble de soin, tout
+en faisant des reprises aux mille sinuosités. Si l'étoffe
+venait à craquer, elle aurait une augmentation de travail et
+se verrait forcée de faire coutures sur coutures, Nicolas lui
+ayant déclaré qu'il comptait porter ce vêtement pendant un an
+ou deux encore.
+
+Le vieil avare se résigne à changer de paletot seulement
+lorsque celui qui couvre ses épaules pointues se réduit en
+lambeaux. Encore gémit-il alors sur la mauvaise qualité des
+étoffes d'aujourd'hui, bien que, généralement, il leur ait
+demandé un usage beaucoup au-dessus de l'ordinaire.
+
+Il n'y a personne en ce moment dans la rue remplie d'une brume
+épaisse et glaciale. Le ciel est gris et semble toucher les
+toitures, tant ce brouillard remplit l'atmosphère de sa masse
+légèrement bleutée. La petite fille, afin de terminer son
+ouvrage avant la nuit, se décide à ouvrir la porte et à
+s'installer sur le seuil, car elle n'y voit plus assez dans
+l'intérieur du magasin; impatiente de finir ce raccommodage
+très difficile à son avis, elle fait courir sur l'étoffe ses
+petites mains rougies, sans se soucier du froid humide dont
+elle est pénétrée.
+
+Absorbée par ses reprises, fort irrégulières il faut l'avouer,
+elle ne voit pas tourner à l'angle du boulevard un homme qui
+marche d'un pas alourdi et traînant. Ce doit être un ouvrier
+voyageur; du moins il en a l'apparence. Vêtu d'une blouse
+grise souillée de poussière, d'un pantalon de velours à côtes
+usé et dont la couleur primitive est méconnaissable tant il a
+été traîné à la pluie depuis de longs mois, coiffé d'un
+chapeau de paille qu'il rabat sur ses yeux, il porte sur son
+épaule un bâton au bout duquel se balance le léger paquet
+composé de ses effets. Il semble fatigué, car, en arrivant
+devant la maison de Nicolas, il ôte son bâton de dessus son
+épaule, prend d'une main le mouchoir à carreaux bleus et
+jaunes qui renferme son mince trousseau et s'appuie de l'autre
+sur le bâton.
+
+Péniblement, il fait encore quelques pas et s'arrête contre
+une fenêtre en face de Sarah, qu'il regarde longtemps sans
+remuer.
+
+C'est un homme grand et mince, courbé par la fatigue, épuisé
+par l'inconduite et par la misère venue à sa suite. Son visage
+pâle entouré d'un collier de barbe inculte a une expression
+peu rassurante, et le regard de ses yeux noirs et éraillés est
+arrêté sur la petite fille avec persistance. Ce regard brille
+d'une façon inquiétante au milieu de sa figure jaunie; il
+offre un mélange de ruse et de volonté qui tiendrait en arrêt
+un agent de la police si le hasard en amenait un dans la rue
+en ce moment. Mais personne, par ce brouillard intense et à
+pareille heure de la soirée, n'est là pour observer le
+voyageur. Il examine la maison depuis ses toits enfoncés et
+couverts de mousse jusqu'au bas des murs lézardés et se dit à
+voix basse:
+
+- C'est ici.
+
+Est-ce l'intuition du regard attaché sur elle ou simplement la
+conscience d'avoir fait tout le travail possible dans le
+vêtement de son grand-père? Toujours est-il que Sarah se lève
+tout à coup, et ses yeux s'étant arrêtés sur l'étranger, elle
+éprouve un moment de peur irraisonnée, ramasse précipitamment
+son ouvrage, prend sa chaise et rentre dans le magasin en
+fermant la porte derrière elle. Dans l'intérieur de la maison,
+il commence à faire nuit et l'enfant allume sa petite lampe
+afin de s'occuper du dîner. Nicolas, retiré dans son cabinet,
+fait ses comptes de la journée; mais lui aussi n'y voit plus,
+et, ne voulant pour rien au monde entretenir deux lampes, si
+modestes soient-elles, il quitte son travail et vient
+retrouver Sarah dans le réduit où elle fait sa cuisine et où
+elle va et vient avec une activité et une entente bien au-dessus
+de son âge. Assis devant le feu, les jambes croisées,
+le marchand siffle entre ses dents, tout en regardant tomber
+dans la soupière les tranches de pain que l'enfant taille pour
+la soupe.
+
+La petite lampe jette sa clarté sur ce groupe et combat avec
+peine le crépuscule envahissant le magasin. Elle laisse dans
+une nuit profonde les nombreux recoins formés par les grandes
+armoires qui entourent la cuisine et la séparent seules du
+reste de la salle, repoussant la lumière sur le visage pointu
+du vieux marchand dont l'ombre danse à la lueur fantasque de
+la flamme du foyer.
+
+- Inutile! inutile! s'écrie-t-il avec empressement en voyant
+Sarah s'apprêter à couper un mince petit morceau de beurre
+pour le mettre dans le potage. Apprends donc à être économe!
+Tu ne seras jamais riche!
+
+- Qui sait? dit brusquement une voix étrangère. Ne doit-elle
+pas hériter de vous comme moi-même?
+
+La petite fille venait de se pencher pour déposer la soupière
+à terre, afin d'y verser le contenu du vase placé devant le
+feu. Elle se releva subitement et poussa une exclamation de
+terreur en apercevant devant elle l'homme qu'elle avait vu
+dans la rue. Nicolas s'était retourné sur son siège. Il hésita
+un instant, les yeux fixés sur la tête qui émergeait de
+l'ombre entre deux meubles et dont la pâleur cadavérique et
+les prunelles luisantes comme des charbons avaient quelque
+chose de fantastique.
+
+- Pas vous, sûrement! dit-il en devenant blême quand il
+reconnu celui qui avait parlé. D'où venez-vous?
+
+Sa voix tremblait. On ne saurait dire si c'était de colère ou
+d'effroi.
+
+- De loin, comme vous voyez, répondit le nouveau venu sans se
+troubler.
+
+Il montrait ses vêtements et ses chaussures souillées de
+poussière et de boue.
+
+- Je vous croyais mort, n'entendant plus parler de vous.
+
+- Vous caressiez cet honnête espoir! Mais pour le cas où
+j'eusse vécu encore, vous aviez pris vos précautions! Quelle
+peine j'ai eue à retrouver vos traces! Et quand enfin je vous
+rencontre, grâce à des recherches si longues, vous me recevez
+ainsi! Vraiment, la fibre paternelle est chez vous d'une
+sensibilité merveilleuse! reprend son interlocuteur,
+ironiquement. Quel accueil! l'Enfant Prodigue ne pouvait en
+recevoir un plus tendre!
+
+- Monte dans ta chambre et restes-y jusqu'à ce que je
+t'appelle, dit durement Nicolas, se retournant vers Sarah,
+immobile et terrifiée par cette apparition.
+
+La petite fille obéit sans dire un mot.
+
+- Il ne vous plaît pas de faire connaître notre parenté? Non,
+n'est-ce pas? Pourtant, je me sens au coeur un certain besoin
+de la vie de famille et voilà pourquoi vous me voyez ce soir.
+
+En disant cela, l'étranger prend un siège et s'assied aussi
+paisiblement que s'il s'installait pour passer la soirée. Le
+visage parcheminé du marchand d'antiquités exprimait une
+violente colère.
+
+- Marc, s'écrie-t-il, dis tout de suite pourquoi tu es revenu?
+Tu m'avais juré de ne plus remettre les pieds en France!
+
+- Ah! vous reprenez le tutoiement des anciens jours? Vrai,
+cela m'attendrit! dit hypocritement celui auquel il s'adresse.
+Au fond, voyez-vous, je ne suis pas mauvais et j'ai l'esprit
+de famille, au point même de croire tout commun entre père et
+fils, n'est-ce pas?
+
+Ses petits yeux pétillèrent d'ironique douceur et glissent
+entre ses paupières à demi fermées leurs regards menteurs vers
+Nicolas.
+
+- Je vous répondrai qu'à ce moment-là j'avais mes raisons pour
+vous quitter. J'emportais un petit magot dont la perte vous
+arrachait des larmes, mais, en même temps, consolait mon amour
+filial de l'obligation où j'étais de m'éloigner de vous.
+Hélas! la faim, dit-on, chasse le loup du bois et le besoin
+ramène d'Amérique ceux qui laissent en France un héritage à
+surveiller.
+
+- Ton serment de disparaître pour toujours m'avait seul amené
+à faire ce que j'ai fait.
+
+- Votre haine y trouvait aussi un bon moyen de se satisfaire,
+avouez-le? Où, diable, aviez-vous la tête quand vous avez
+consenti à ce mariage?
+
+- Consenti! consenti! répliqua le vieillard, tu en parles à
+ton aise. Je n'ai pas pu en empêcher. Marguerite était comme
+ensorcelée!
+
+- Ca n'a pas duré longtemps!
+
+- Non.
+
+- Un coup de tête, quoi?
+
+- Il a coûté cher!
+
+Revenant subitement à la situation présente:
+
+- Enfin, que veux-tu?
+
+- Mon bon père, répond Marc d'un ton mielleux, je viens
+d'avoir le plaisir de vous le dire: je reviens vous voir.
+
+Le bonhomme murmure entre ses dents quelques mots qu'on peut
+supposer n'être en rien des compliments de bienvenue.
+
+- Je voulais avoir de vos nouvelles.
+
+- Et de celles de ma bourse?
+
+Debout en face l'un de l'autre, le père et le fils louvoient à
+qui mieux mieux, reculant le plus possible le moment que
+chacun d'eux sait inévitable. Marc joue avec Nicolas comme le
+chat avec la souris; sûr de le tenir entre ses griffes, il se
+fait un cruel plaisir de prolonger les angoisses clairement
+visibles dans le regard de l'avare. Celui-ci, connaissant son
+fils, ne doute pas du motif auquel il doit sa visite; mais il
+essaie de gagner du temps, comptant sur il ne sait quelle
+circonstance impossible pour sauver son trésor menacé.
+
+- Celles-là, répond Marc, vous ne les donnez pas volontiers,
+il faut les prendre violemment. Quelle peine vous m'avez
+imposée la dernière fois, hein?
+
+A ces paroles, le vieillard se met à trembler, et regarde avec
+terreur le grimaçant sourire de son fils.
+
+- Rassurez-vous, mon bon père, dit celui-ci, je ne tiens pas à
+vous forcer. Vous vous exécuterez généreusement et de bonne
+volonté, j'en suis sûr.
+
+Le ricanement dont sont accompagnées ces paroles augmente le
+tremblement qui a succédé chez Nicolas au premier accès de
+colère.
+
+- Le ciel m'a pourvu d'un père riche d'économies. Car il n'y a
+pas à dire, la somme enlevée jadis à votre caisse ne
+représentait qu'une modeste partie de votre fortune, je le
+sais bien! Depuis, le reste a dû faire la boule de neige, et
+c'est pitié de voir le fils d'un richard comme vous courir le
+monde dans cet accoutrement! Vous devriez avoir honte de moi.
+
+Il s'approchait davantage de la lampe, afin d'éclairer sa
+toilette en piteux état.
+
+- Tu pouvais travailler, hasarda le marchand.
+
+- Travailler? Moi! Allons donc! Quand vous avez de bonnes et
+belles rentes qui font de vous un Crésus! D'ailleurs, ajouta-t-il
+complaisamment, je suis un fils de famille et je ne me
+sens pas né pour le travail. C'est pourquoi l'auteur de mes
+jours doit se charger de fournir à mes dépenses et pourquoi
+j'ai de nouveau résolu d'avoir recours à lui.
+
+Il paraît avec un audacieux cynisme qui faisait de plus en
+plus blêmir le visage de Nicolas.
+
+- Dis ce que tu demandes, balbutia ce dernier.
+
+- Voyez-vous! j'aime à vous voir ainsi; vous parlez doucement
+comme un bon père parle à son fils de retour après une longue
+absence. Songez donc! Onze ans passés depuis notre dernière
+entrevue! C'est navrant de rester séparés si longtemps. Il
+n'en sera plus ainsi, j'espère.
+
+- Espères-tu revenir encore? dit le vieillard avec effroi.
+J'aimerais mieux te dénoncer à la police.
+
+- Oh! que non pas! Vous n'irez pas livrer votre fils; ce
+serait horrible! Et puis vous me causeriez une peine inutile.
+L'autre a fait son temps et il est revenu.
+
+- Où est-il?
+
+Marc haussa les épaules avec indifférence.
+
+- Le sais-je? J'ai pris la peine de vous chercher et je suis
+parvenu à vous rencontrer, y trouvant un grand intérêt; mais
+lui? Je n'ai rien de bon à attendre de sa connaissance! Il est
+mort de faim, sans doute. C'est ce qu'il avait de mieux à
+faire. Ah! comme vous l'aimiez! Et ma pauvre soeur, quelle
+tendresse conjugale! C'est si touchant de voir une pareille
+union exister dans une famille!
+
+Le misérable passa sur ses yeux, comme pour y essuyer des
+larmes, la manche déchirée et sale de sa blouse; puis, tout à
+coup; il se mit à éclater de rire.
+
+- Ah! ah! Vous avez joliment débrouillé mon affaire! Avec quel
+aplomb vous avez affirmé l'avoir reconnu et comme vous avez
+bien su persuader à Marguerite qu'il était coupable! Elle ne
+demandait pas mieux, il est vrai, de s'en débarrasser, ma
+chère petite soeur. Et elle ignorait mon retour en France; sans
+cela, peut-être m'eût-elle soupçonné, car elle n'a jamais eu
+pour moi l'estime dont j'étais digne.
+
+- Je me suis repenti bien des fois de t'avoir sauvé! dit
+Nicolas avec rancune.
+
+- Pourquoi donc l'avez-vous fait?
+
+- Parce que...
+
+Il hésitait.
+
+- Tu étais mon fils et je t'avais toujours aimé.
+
+- Jusqu'à la bourse, oui! dit Marc en riant. La preuve, c'est
+que j'ai été obligé d'en venir à cette extrémité pour me
+procurer un à-compte sur votre héritage.
+
+- Enfin, combien demandes-tu pour me délivrer de ta présence?
+
+- Combien me donnerez-vous? Ou plutôt, combien avez-vous en
+caisse!
+
+- Rien, ou presque rien, répondit vivement Nicolas. Les
+affaires ne vont pas, et je ne me suis jamais relevé de la
+perte que tu m'as fait subir.
+
+Marc leva les épaules avec ironie.
+
+- A d'autres, mon père, dit-il. Conduisez-moi où est votre
+argent, nous allons être promptement renseignés sur votre
+franchise. Je vais vous éclairer.
+
+En disant cela, Marc se lève et prend la lampe dans sa main.
+Le vieux marchand hésite.
+
+Allons! vous me connaissez! dit son fils.
+
+La menace contenue dans ces paroles triompha des dernières
+hésitations de l'avare. Jugeant la résistance dangereuse, il
+se dirigea vers son cabinet, et, d'une main tremblante, ouvrit
+sa caisse. Marc, ébloui, entassa avec empressement dans ses
+poches les piles d'or et les billets. Tout y passa, et l'air
+navré de Nicolas, dont les yeux sortaient de leurs orbites à
+la vue de ce pillage, n'y fit rien.
+
+Anéanti, comme pétrifié par ce spectacle, le vieillard, appuyé
+sur le dossier d'une chaise, contemplait avec horreur son fils
+le dépouillant ainsi des épargnes de son avarice. Ses jambes
+flageolaient, le sang lui montait aux joues, une sueur froide
+s'amassait en gouttelettes sur ses tempes desséchées, et, s'il
+ne se fût cramponné à la chaise, il serait tombé, car tout
+dansait devant ses yeux, et un bourdonnement effrayant
+secouait son cerveau affolé. Il essaya à plusieurs reprises
+d'étendre la main pour arrêter le voleur, mais le geste qu'il
+crut faire, il ne le fit pas; ses membres lui refusaient le
+service, et les paroles qu'il crut prononcer ne sortirent pas
+de son gosier. Un son inarticulé parvint seul à Marc, qui
+haussa les épaules tout en continuant son opération. Quand
+tout ce qu'il pouvait prendre fut enlevé, il se retourna vers
+son père:
+
+- Adieu et merci maintenant. Vous ne vous rendez pas de bon
+coeur à mes demandes, et vous semblez ahuri du soulagement
+apporté à votre caisse trop pleine! Mais je me contente de
+votre manière de faire. Je me sauve maintenant. Bonne nuit!
+ajouta-t-il ironiquement.
+
+Nicolas ne répondit pas et demeura immobile, les mains
+crispées sur le dossier de la chaise contre laquelle il
+s'appuyait. Quand il revint enfin à lui, Marc avait disparu,
+il se trouva seul en face de sa caisse vide et murmura avec
+désespoir:
+
+- Misérable! Gredin! Bandit!
+
+Et autres aménités à l'adresse de celui qui ne s'en souciait
+nullement et venait de s'installer dans un wagon de chemin de
+fer où, seul et ricanant dans sa barbe, il comptait sans aucun
+remords et entassait dans son portefeuille les billets
+soustraits à l'avarice paternelle.
+
+Le marchand s'assit devant la caisse ouverte et passa ses
+mains jaunes et ridées à travers ses cheveux gris avec un
+geste désespéré. A présent qu'il ne sentait plus peser sur lui
+la terrifiante présence de son fils, la colère lui montait de
+nouveau à la tête.
+
+- Ah! voleur, va, tu ne l'emporteras pas en paradis! Disait-il,
+je te dénoncerai et tu expieras ton crime cette fois! Ai-je
+été fou de lui substituer un remplaçant!
+
+Ses mains agitées de mouvements convulsifs retombaient sur les
+bras du fauteuil dans lequel il s'était assis, et ses ongles
+crochus s'enfonçaient dans le crin laissé à découvert par
+l'étoffe en lambeaux. Son visage pointu, dont le profil
+semblait découpé dans une lame d'acier tant la maigre chère à
+laquelle il s'astreignait l'avait desséché, exprimait en ce
+moment un tel désir de vengeance que ce masque dur et sournois
+eût effrayé Marc lui-même. Peut-être le digne fils d'un tel
+père eût-il jugé prudent pour sa liberté d'avoir recours à un
+moyen extrême, moyen devant lequel il avait reculé jusque-là,
+grâce à la crainte inspirée à Nicolas qui le savait capable de
+l'employer.
+
+Le marchand d'antiquités prit une feuille de papier, écrivit
+nerveusement quelques lignes, signa et rejeta cet écrit dans
+sa caisse à la place des valeurs emportées par son fils. Puis
+il ferma la caisse en disant:
+
+- Voilà ma vengeance! dès demain, j'enverrai cela à qui de
+droit.
+
+Il se leva en chancelant et sortit du cabinet. Tout était
+calme dans le magasin, la porte laissée ouverte par Marc,
+battait doucement, poussée par l'air de la rue. Le feu s'était
+éteint de lui-même, la soupière demeurée intacte près du
+foyer, ne fumait plus depuis longtemps. L'avare ne songea pas
+à dîner ni à faire dîner sa petite-fille; il posa sa lampe sur
+le poêle refroidi et allant fermer la porte de la rue, il se
+prépara à aller se coucher.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+
+Le quartier populeux habité par Nicolas commence à s'éveiller,
+les cloches des nombreuses chapelles et des couvents qui
+forment comme la garde d'honneur de la majestueuse cathédrale
+ont envoyé l'une après l'autre leurs tintements pieux dans
+l'air du matin. Le brouillard se dissipe sous le soleil et
+laisse apercevoir le miroitement du Clain le long du
+boulevard. Les saules, dont les branches dépouillées sont
+encore couvertes de la froide rosée de la nuit, trempent leurs
+extrémités dans ces eaux pailletées d'or par la lumière
+éclatante de la matinée. Au bord de la rivière, les roseaux
+reflètent dans cet humide miroir leurs touffes épaisses et
+sombres et déjà deux ou trois laveuses matinales travaillent à
+briser la légère couche de glace qui forme une frange argentée
+le long de la rive afin de commencer leur rude journée de
+travail.
+
+Pourtant, le vieux marchand qui d'ordinaire précède tous ses
+voisins, n'a pas encore paru. Les contrevents blindés, seul
+luxe qu'il se soit permis pour protéger ses richesses, sont
+fermés, la maison reste silencieuse et Sarah ouvre les yeux,
+étonnée de n'avoir entendu aucun appel. Elle se jette à bas de
+sa pauvre couche en constatant que le soleil est déjà bien
+haut, puisqu'il lance un de ses rayons à travers les vieux
+carreaux verdâtres de sa fenêtre. Craignant d'être en retard,
+elle revêt à la hâte ses vêtements.
+
+Nicolas est dur pour l'enfant comme pour lui-même; chaque
+matin, il l'appelle dès l'aurore afin de lui faire faire
+l'ouvrage de la maison, ouvrage trop pénible pour elle et
+après lequel elle se sent brisée quand vient la nuit.
+
+A peine habillée, elle se rend dans le magasin, pensant y
+trouver son grand-père. Dans ces grandes pièces sombres, il ne
+se fait aucun mouvement, si ce n'est le brusque réveil du
+chat, qui a passé la nuit étendu sur un fauteuil et saute à
+terre à son approche pour venir se frotter contre elle en
+miaulant. Rien n'est ouvert et de minces filets de lumière
+pénètrent seuls à travers les interstices des contrevents. Il
+semble à l'enfant que quelque chose d'étrange flotte dans cet
+air humide comme celui d'une prison.
+
+- Grand-père! appelle-t-elle.
+
+Personne ne répond. Elle avance doucement, se frappant aux
+meubles qui élèvent leurs formes indécises dans l'ombre du
+magasin. Enfin, elle arrive à la dernière pièce et parvient à
+la porte de la rue que ses petites mains maigres ont peine à
+ouvrir.
+
+Quand cette porte cède à ses efforts, un flot de lumière entre
+et un moment éblouie, Sarah se retourne en mettant la main sur
+ses yeux. Lorsqu'elle la laisse retomber, elle jette un cri. A
+quelques pas d'elle, son grand-père est étendu, rigide, la
+face congestionnée et les yeux grands ouverts. L'enfant porte
+de nouveau la main à son visage et s'élance dans la rue.
+
+En quelques minutes, tous les voisins sont réunis, hommes et
+femmes, discutant sur l'évènement et jetant un regard curieux
+dans cette demeure où ils n'ont jamais pénétré.
+
+Ce fut un brouhaha indescriptible au milieu duquel se
+croisaient les exclamations des femmes terrifiées, les
+explications qu'elles croyaient pouvoir donner sur cette mort
+inattendue et les empressements de quelques-unes d'entre
+elles, lesquelles n'ayant pas perdu tout espoir, coururent les
+unes chez un prêtre, les autres chez le docteur le plus
+proche. Les premières pensaient avec raison que le vieillard,
+s'il vivait encore, pouvait avoir un rude compte à rendre à
+Dieu avant de partir pour l'autre monde.
+
+Mais tout fut inutile. Quand on releva Nicolas, il n'était
+plus qu'un cadavre et le docteur accouru en hâte, constata la
+mort, due à un de ces accidents que rien ne saurait faire
+prévoir et qui frappent les mieux constitués. Personne ne
+pouvait savoir quelle circonstance avait brisé subitement
+cette vie misérablement attachée aux richesses de ce monde.
+Sarah, seule avait vu l'étrange visiteur venu dans la soirée
+au magasin; retirée dans sa chambre sur l'ordre de Nicolas,
+elle avait d'abord écouté avec terreur l'éclat des voix
+s'élevant comme dans une discussion. Puis le bruit s'étant
+apaisé, elle s'était rassurée et avec l'insouciance de son
+âge, l'enfant s'était endormie, sans se douter du passage de
+la mort si près d'elle.
+
+Ainsi, le vieux marchand était tombé victime de son avarice;
+sa douleur d'être dépouillé de ses trésors avait été d'une
+telle violence qu'elle avait rompu l'équilibre de sa vie.
+Tombé dans l'éternité sans peut-être en avoir conscience, il
+avait quitté les trésors amassés avec tant de soins et ses
+yeux subitement fermés de ce côté-ci de la tombe, s'étaient
+ouverts sur la vie éternelle, où notre seul trésor sera celui
+que _les vers ne rongent point_ et que les voleurs ne sauraient
+dérober.
+
+Sarah, épouvantée, se tenait à distance, osant à peine tourner
+les yeux vers le lit sur lequel on avait déposé son grand-père;
+elle regardait d'un air inquiet cette foule curieuse
+qui, maintenant, allait et venait devant la porte sans entrer,
+car un agent de police avait été appelé et avait fait évacuer
+la maison. Quelques femmes essayèrent de lui parler, mais
+repoussée de tous jusque-là à cause de son grand-père, elle se
+montra sauvage et reçut froidement ces consolations de deux ou
+trois voisines compatissantes.
+
+Appuyée près de la fenêtre, les mains croisées, les traits
+sévères et comme empreints de la rigidité du cadavre, le coeur
+serré par une angoisse inconnue, la pauvre petite ne savait
+que devenir. Ses regards craintifs allaient du docteur à
+l'agent de police, sans comprendre les paroles qu'ils
+échangeaient. Enfin, ce dernier se tourna vers elle:
+
+- C'était votre grand-père? demanda-t-il en indiquant du geste
+le corps étendu sur le lit.
+
+L'enfant inclina la tête.
+
+- Où sont votre père et votre mère?
+
+- Ils sont morts.
+
+- Avez-vous d'autres parents?
+
+- Aucun.
+
+- Connaissez-vous quelqu'un chez qui vous puissiez aller pour
+le moment?
+
+- Non, répondit-elle, laconiquement.
+
+L'impression qu'elle éprouvait lui serrait la gorge et lui
+permettait à peine ces courtes réponses.
+
+L'homme de la police dit quelques mots au docteur et ils
+parurent se concerter sur ce qu'il y avait à faire. Un voisin
+et sa femme étaient seuls restés dans la maison pour le cas où
+l'on eût eu besoin de leurs services; le médecin, les
+connaissant, s'adressa à eux et leur demanda divers
+renseignements.
+
+Durant cette conversation, Sarah jetait des regards
+effarouchés sur les interlocuteurs et paraissait chercher à
+saisir le sens de leurs paroles. Ils s'arrêtèrent enfin à une
+résolution dont ils ne firent point part à l'enfant. Le
+docteur et l'agent de police sortirent en fermant la porte
+derrière eux; la foule rassemblée dans la rue ne trouvant plus
+moyen de satisfaire sa curiosité, se dispersa et le silence se
+rétablit autour de la maison de Nicolas. La petite fille
+demeurait seule avec l'homme et la femme chargés de la lugubre
+toilette du mort.
+
+La pauvre enfant se laissa alors tomber sur une chaise et y
+demeura immobile, pétrifiée par le sinistre spectacle qu'elle
+avait sous les yeux depuis son réveil.
+
+A quoi pensait-elle? Qui le sait? Une enfant de douze ans,
+ayant vécu en dehors de tout rapport habituel avec ses
+semblables, a sans doute des idées bien peu arrêtées sur la
+vie. Trop intelligente pour s'engourdir dans ce milieu
+restreint où son grand-père l'avait retenue, elle avait vécu
+jusque-là en compagnie des souvenirs de sa petite enfance,
+souvenirs confusément mêlés aux élucubrations de sa jeune
+imagination. Son ignorance absolue avait fermé tout champ
+nouveau aux pensées de l'orpheline; aussi le moindre incident
+dans sa vie de recluse avait un retentissement dans cette âme
+frêle et naturellement impressionnable. Quelle ne dût donc pas
+être la secousse qu'elle éprouva de cette mort subite et des
+préparatifs dont elle fut le témoin muet, pendant les heures
+qui suivirent?
+
+La chambre dans laquelle on avait transporté Nicolas était
+contiguë au magasin et paraissait en faire partie, car à part
+le lit sur lequel avait été déposé le corps, elle était
+remplie de meubles à vendre. Lorsqu'elle fut tranquille et
+quand tout fut remis en ordre, la femme chargée de ce soin
+s'approcha de Sarah:
+
+- Il faut déjeûner, lui dit-elle. Vous êtes à jeun, sans
+doute?
+
+La petite fille leva les yeux vers elle:
+
+- Je n'ai pas faim.
+
+- Voyons, reprenez courage. Si vous voulez, je vais vous
+apporter ce qu'il vous faut?
+
+- Là? Oh! non.
+
+Elle avait frémi, en jetant un regard du côté du lit.
+
+- Alors, venez.
+
+La voisine entraîna l'enfant et celle-ci éprouva un immense
+soulagement à quitter, ne fût-ce qu'un instant, le voisinage
+de ce lit et du triste fardeau qu'il portait. Tandis qu'elle
+essayait d'avaler le lait chaud présenté par cette femme,
+celle-ci la questionna:
+
+- Vous n'avez donc plus personne de votre famille pour veiller
+sur vous?
+
+Sarah secoua la tête avec indifférence. Ce qu'elle avait
+éprouvé depuis le matin, c'était la frayeur due à un événement
+si lugubre et auquel rien ne l'avait préparée, mais ce n'était
+pas le chagrin.
+
+- Je n'ai pas de famille.
+
+- Des amis?
+
+- Je ne connais personne.
+
+- Pas une âme au monde, alors, ne s'intéresse à vous?
+
+La petite fille fixa son regard étonné sur son interlocutrice:
+
+- Comment est-il possible d'être, à votre âge, si complètement
+seule ici-bas?
+
+Il y avait tant de compassion dans le ton dont fut dite cette
+parole et l'enfant lut une pitié si profonde dans les yeux qui
+la regardaient que, soudain, elle comprit l'isolement fait
+autour d'elle par cette mort, isolement duquel à cause de sa
+jeunesse et de son ignorance, elle ne s'était pas rendu compte
+immédiatement. Lentement, ses yeux s'humectèrent, puis ses
+larmes se mirent à couler et tombèrent comme des perles dans
+la tasse qu'elle tenait. Quand elle l'eut remise entre les
+mains de celle qui la lui avait préparée, elle appuya son
+front sur ses deux mains et se mit à sangloter.
+
+Pleurait-elle le vieillard qui avait fait de son enfance un
+long et morne désert? Regrettait-elle cette unique protection
+dans laquelle jamais elle n'avait senti une étincelle de
+tendresse?
+
+Non, sans doute. Sarah était trop peu au courant de la vie
+pour comprendre ce que lui réservait son isolement. Mais la
+bonté visible dans les traits de cette pauvre femme avait fait
+déborder le coeur de l'enfant, ce coeur comprimé depuis des
+années; elle avait amené tout à coup une rosée bienfaisante
+qui devait le dilater et rendre moins sévère dans sa tristesse
+le visage enfantin sur lequel elle coulait.
+
+Dans la soirée, les hommes d'affaires vinrent et prirent des
+dispositions pour sauvegarder les intérêts de l'unique
+héritière de Nicolas.
+
+Bientôt, l'abandonnant à la personne qu'on avait chargée de
+prendre soin d'elle et de garder la maison du marchand
+d'antiquités, les habitants du quartier ne songèrent plus à
+Sarah, si ce n'est pour envier le riche héritage de la petite
+orpheline.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+
+A quelques jours de là, à l'heure où les boutiques
+commençaient à se fermer, la rue où se trouvait la maison de
+Nicolas était déserte. De loin en loin seulement, un cabaret
+borgne restait ouvert et l'on pouvait y voir à travers les
+vitres quelques hommes attablés, chantant ou discutant sur la
+politique, politique d'ivrogne aboutissant immanquablement à
+cette conclusion: Il faut gagner le plus d'argent possible et
+peu travailler.
+
+Il faisait froid. La lune combattant les dernières clartés du
+jour, se levait et jetait sa lumière pâle dans la rue. La
+maison de Nicolas était silencieuse, plus encore qu'autrefois,
+semblait-il; elle était entièrement sombre à l'intérieur, mais
+ses fenêtres d'inégale grandeur recevaient quelques rayons de
+lune dans leurs petits carreaux épais.
+
+Le docteur Martelac, en ce moment à Poitiers, passait par
+hasard en face de cette maison, et se trouvait dans l'ombre
+projetée jusqu'au milieu de la rue par les hauts bâtiments
+longés par le trottoir sur lequel son pas résonnait dans le
+silence. Le jeune homme marchait vite, activé par le froid,
+les mains cachées dans les poches de son pardessus et la tête
+inclinée par un mouvement naturel contre le vent glacé qui lui
+gelait la figure. Il songeait tout en marchant et nous pouvons
+croire, connaissant Robert, que ses pensées étaient sérieuses
+et l'absorbaient entièrement.
+
+Pourtant, au moment de tourner l'angle du boulevard, il leva
+les yeux et s'arrêta étonné. Vis-à-vis lui, au coin de la
+maison de Nicolas, appuyée contre la borne, une ombre se
+détachait, petite, immobile et clairement dessinée par la
+lune. Le docteur chercha à deviner quel était l'être qui
+rêvait ainsi dehors par cette soirée glaciale. Il traversa
+doucement la rue et vit une enfant, les bras passés au-dessus
+de sa tête et les yeux fixés dans le vide, à travers les
+arbres du boulevard sur lequel se trouvait une des façades de
+la maison.
+
+- Que fait là cette pauvre créature? pensa-t-il. Il fait bien
+froid pour une enfant si jeune, et vraiment un séjour dans la
+rue à pareille heure ne saurait avoir pour personne un grand
+attrait. Serait-ce la petite-fille du vieil avare?
+
+En passant, il frôla les vêtements de l'enfant. Elle tourna la
+tête et il la reconnut:
+
+- Que faites-vous là, Sarah?
+
+Outre la visite qu'il lui avait faite lorsqu'elle était
+malade, le docteur avait eu quelquefois occasion de
+l'apercevoir pendant le séjour de Jacques Hilleret chez le
+marchand d'antiquités, et il avait partagé la compassion de
+son ami pour la triste vie de la petite-fille de Nicolas. Pour
+elle, elle le regarda sans le reconnaître. Le visage du jeune
+homme se trouvait dans l'ombre au moment où il lui parlait;
+d'ailleurs, son chapeau, enfoncé sur ses yeux et le collet de
+son pardessus relevé avec soin autour de son cou, ne
+laissaient guère voir ses traits.
+
+- J'attends.
+
+- Qu'attendez-vous? Votre grand-père?
+
+Sarah ouvrit de grands yeux effrayés.
+
+Certes, les joues de la pauvre enfant n'avaient même pas en ce
+moment les nuances délicates de la rose de Bengale et Jacques
+n'eût pu employer à son égard sa comparaison favorite. Sa
+figure semblait plus pâle et plus maigre qu'autrefois, et,
+dans ce visage d'une blancheur de cire, ses regards brillants,
+éclairés par la lune, avaient quelque chose de fantastique. On
+eût dit un être surnaturel: fée, lutin ou djinn, une de ces
+légères créations des peuples auxquelles ils prêtent un
+caractère étrange et capricieux. Toute la vie de Sarah
+semblait s'être concentrée dans son regard et sa personne
+diaphane s'amincissait encore sous cette clarté blanche. Ses
+vêtements étaient trop grands et formaient des plis flasques
+sur ses membres grêles. Pourtant, pour la première fois depuis
+qu'elle était dans la vieille maison, elle avait revêtu une
+robe faite pour elle, une robe de deuil payée par cet argent
+entassé par Nicolas, qui n'en avait jamais distrait un
+centime, afin d'habiller convenablement sa petite-fille. Un
+fichu noir encadrant sa figure était noué sous le menton, et
+les mèches de ses cheveux tombaient en désordre sur ses
+épaules frissonnantes de froid.
+
+- Vous ne savez donc pas qu'il est mort? dit-elle. Comme cela,
+tout d'un coup! Et il était violet et tout froid quand je l'ai
+trouvé le matin.
+
+Ce souvenir, empreint dans son imagination, la fit frissonner
+et elle ferma les yeux en détournant la tête, comme si elle
+voulait éloigner d'elle cet affreux spectacle dont le tableau
+la harcelait.
+
+- J'ai peur dans la maison, maintenant; je n'ose pas y rester
+seule. Une voisine vient tous les jours; mais elle va chez
+elle dans la soirée pour faire le dîner de son mari et de ses
+enfants et elle rentre tard. Je l'attends dans la rue.
+
+- Pauvre enfant! j'ignorais la mort de votre grand-père.
+Est-il mort depuis longtemps?
+
+- C'est le cinquième jour aujourd'hui.
+
+- Vous n'aviez donc pas d'autres parents?
+
+- Non, je n'en connais pas.
+
+- Vous n'êtes pas de Poitiers, je crois?
+
+- Non.
+
+- Et vous n'avez pas de connaissances?
+
+Ces questions, tous les lui posaient successivement avec un
+ton compatissant; cette fois encore Sarah répondit:
+
+- Non, nous n'avions pas d'amis.
+
+Des larmes coulaient sur sa joue, elle les essuya du revers de
+sa main:
+
+Je suis si triste depuis ces quelques jours! Je suis seule
+presque toute la journée, car cette femme a sans cesse besoin
+d'aller chez elle. Alors, je n'ose pas remuer dans la maison,
+mes propres mouvements m'effraient; je reste tout le temps
+près de la fenêtre de la rue dont le bruit me rassure. Mais
+dès que la nuit arrive, je sors; je n'ose pas fixer l'endroit
+où je l'ai trouvé étendu. J'ai si peur! ajouta-t-elle en
+croisant des petites mains avec angoisse.
+
+- Personne ne vient donc vous voir?
+
+- Personne.
+
+- Comment n'a-t-on pas pitié de votre âge et de votre
+solitude? demanda Robert comme s'il se parlait à lui-même.
+
+Sarah secoua la tête doucement.
+
+Elle n'avait jamais formé aucune relation avec le voisinage.
+Il régnait contre elle une sorte d'antipathie qui la tenait à
+distance, soit que ce sentiment fût dû au peu d'estime
+accordée à Nicolas, soit que l'enfant elle-même, naturellement
+fière et sauvage, inspirât de l'éloignement aux humbles
+familles du quartier.
+
+- On m'appelle: la Juive! dit-elle avec amertume au bout d'un
+instant.
+
+Elle ajouta, relevant ses yeux humides vers le jeune homme:
+
+- Pourtant, je suis chrétienne, j'en suis sûre. Je me souviens
+d'avoir été à l'église avec ma mère et elle me faisait dire
+des prières comme en disent les enfants d'ici.
+
+- Les dites-vous encore?
+
+- Je ne sais plus.
+
+Tous les isolements se trouvaient donc réunis autour de cette
+pauvre petite créature à laquelle on n'avait même pas appris à
+élever la voix vers le père qui est dans les cieux.
+
+- Votre grand-père a dû laisser une certaine fortune? demanda
+Robert.
+
+- Oui, je crois. Le jour se sa mort, des messieurs sont venus
+mettre les scellés. Ils ont dit qu'il y avait dans la magasin
+des marchandises pour une somme importante et qu'ils
+reviendraient en faire l'inventaire.
+
+- Au moins, vous serez à l'abri du besoin, ma pauvre enfant.
+
+Sarah eut un geste d'indifférence.
+
+- J'espère qu'on prendra soin de vous, mieux peut-être qu'on
+ne l'a fait jusqu'à présent.
+
+- Qui cela?
+
+- Les gens chargés de vos intérêts.
+
+L'enfant parut peu sensible à cet espoir. Tout entière au
+moment présent, elle se préoccupait de sa gardienne et se
+penchait de temps en temps, afin de voir si elle venait. Quand
+un pas retentissait sur la terre glacée, elle tressaillait,
+mais le pas prenait une autre direction et Sarah retrouvait
+son attente anxieuse.
+
+- Elle ne vient pas encore, murmura-t-elle après une de ces
+déceptions.
+
+- Pourquoi n'allez-vous pas chez elle?
+
+- Je n'ose plus.
+
+- Pourquoi cela?
+
+- J'y suis allée une fois et son mari s'est fâché.
+
+- Comment, fâché?
+
+- Il était ivre et j'ai peur de lui.
+
+- Mais enfin, cette femme est payée, sans doute, pour prendre
+soin de vous?
+
+- Oui, elle devrait être toujours avec moi dans la maison,
+mais, comme je vous l'ai dit; elle me laisse presque toute la
+journée seule; ce soir, elle est sortie de bonne heure afin de
+s'occuper de ses enfants.
+
+- Le quartier est bien désert. Vous devriez rentrer chez vous
+en l'attendant.
+
+Sarah eut un mouvement d'effroi:
+
+- Je n'oserais jamais!
+
+- Je ne veux pourtant pas vous laisser seule à cette heure.
+Comment faire?
+
+- J'aime mieux être dans la rue que de rentrer! reprit la
+petite fille, épouvantée par la pensée de se retrouver seule
+dans les ténèbres de cette grande maison. J'attendrai ici.
+Peut-être va-t-elle enfin venir.
+
+Le jeune docteur la regardait avec pitié:
+
+- Vous êtes bien pâle! Vous avez froid. Puis je vous trouve,
+il me semble, encore plus maigre qu'autrefois.
+
+- Vous me connaissez? demanda-t-elle.
+
+- Je vous ai vue chez votre grand-père.
+
+- Cela m'explique comment vous m'avez appelée par mon nom, ce
+dont j'ai été étonnée.
+
+Robert se nomma.
+
+- Ah! je me souviens. Vous veniez voir votre ami, M. Hilleret,
+lorsqu'il était ici. Vous êtes venu me voir aussi un jour que
+j'étais malade et vous paraissiez très bon. J'ai bien regretté
+le départ de votre ami. Où est-il?
+
+- Toujours en Algérie, où il est allé en quittant Poitiers.
+
+Le docteur, debout près de Sarah, recevait en plein visage une
+bise froide qui le glaçait jusqu'aux os. Il commençait à
+perdre patience sans pouvoir, toutefois, se décider à
+abandonner l'enfant. Deux ivrognes passèrent en titubant et en
+se tenant bras-dessus bras-dessous, afin d'unir le peu
+d'équilibre qu'ils n'avaient pas laissé au fond de leurs
+verres. Ils chantaient un duo discordant, d'une voix à
+effrayer les corbeaux nichés dans les tours de la cathédrale,
+qu'on apercevait au-dessus des toits, perdues dans le ciel
+bleu. Sarah les suivait d'un oeil mélancolique.
+
+- Nous ne pouvons passer la nuit ici où il fait un froid de
+tous les diables! reprit le docteur. Votre compagne vient-elle
+aussi tard tous les soirs?
+
+- Jamais.
+
+- Savez-vous où elle demeure?
+
+- Oui, sur le boulevard, là-bas, un peu plus loin.
+
+- Allons voir pourquoi elle ne vient pas.
+
+Il tendit la main à la petite fille qui y mit la sienne en
+disant craintivement:
+
+- Et son mari?
+
+- Vous n'avez rien à craindre avec moi.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+
+Il faisait sombre sous les arbres du boulevard; bien qu'ils
+fussent dépouillés, leurs branches formaient un inextricable
+réseau laissant à peine parvenir quelque clarté sur le chemin
+suivi par Robert et par l'enfant. Les maisons étaient fermées
+et leurs lumières éteintes. Une seule brillait encore et
+projetait sa lueur au-dehors à travers les vitres de la
+fenêtre.
+
+- C'est là-bas, dit Sarah en montrant ce carré de lumière
+dessiné sur le sol.
+
+Le bruit d'une dispute parvenait jusqu'à eux à mesure qu'ils
+approchaient.
+
+- Il y a du tapage, je crois, dit le docteur.
+
+- Le mari est ivre peut-être, murmura Sarah en tirant la main
+du jeune homme pour lui faire rebrousser chemin.
+
+Ils arrivaient devant la porte.
+
+- N'ayez pas peur, dit Robert, la retenant près de lui.
+
+Ils s'arrêtèrent avant de frapper Dans le silence de la nuit à
+peine troublé au loin par les derniers bruits de la vieille
+cité au moment de s'endormir, on entendait distinctement ce
+qui se passait dans la maison où une voix avinée faisait
+entendre une série de jurons dont l'enfant frissonna. Elle
+jeta un regard par la fenêtre éclairée et vit cet homme en
+costume débraillé, le poing levé vers une malheureuse femme
+debout devant lui et qui semblait s'être placée là pour
+protéger deux enfants cachées derrière elle.
+
+- Pierre, écoute-moi, disait-elle, je gagne cher à aller dans
+cette maison. Je devais y passer la journée, j'ai promis à ces
+messieurs de le faire et de soigner la petite; il faut que j'y
+aille. Laisse-moi coucher les enfants, ils dormiront et tu
+n'auras pas à t'en occuper.
+
+- Non, répondit l'homme en la repoussant brutalement, c'est
+ton affaire à toi, les mioches! Je ne veux pas que tu les
+quittes. Ils m'ont réveillé la nuit dernière.
+
+- Ils ne le feront plus, je te le promets.
+
+- Laisse-moi tranquille!
+
+- Nous avons tant besoin d'argent!
+
+- Tu es une dépensière!
+
+La pauvre femme se privait parfois du nécessaire afin de faire
+plus grande la part de son mari et de ses enfants, elle
+travaillait encore nuit et jour pour remplacer l'argent
+dépensé par Pierre au cabaret. Mais elle ne releva point ce
+reproche. A quoi bon?
+
+- Que va devenir la petite fille? Elle mourra de frayeur! Se
+dit-elle à demi-voix.
+
+Elle était mère et se sentait au coeur une pitié naturelle pour
+l'orpheline.
+
+- Le beau malheur! repartit son mari, qui avait entendu. Une
+fille de juif!
+
+- Elle est chrétienne comme notre propre fille. Elle porte au
+cou une médaille avec la date de son baptême.
+
+- Chrétienne! Ca! dit Pierre avec un profond mépris en levant
+les épaules.
+
+- Puisqu'elle a été baptisée!
+
+- Je te jure qu'elle est juive! reprit avec une véritable
+fureur l'ouvrier, auquel l'ivresse donnait une irritation
+stupide.
+
+A cet instant, la porte s'ouvrit et Robert, après avoir
+vainement attendu que la querelle se calmât, entra ayant Sarah
+sur ses talons.
+
+A l'aspect du jeune homme, Pierre Bléreau porta machinalement
+la main à sa casquette absente. Ce mouvement était un reste de
+sa première éducation, mais il reprit promptement son
+assurance insolente et le ton d'égalité avec lequel, depuis
+quelque temps, il avait appris à traiter ce qu'il nommait: _le
+bourgeois_.
+
+Pierre, au fond, n'était pas un méchant homme; longtemps même,
+il avait passé pour être un des meilleurs ouvriers de la
+fabrique dans laquelle il travaillait depuis son enfance. Un
+jour, cette fabrique ayant changé de maître était tombée entre
+les mains d'un propriétaire antireligieux, qui avait laissé
+les mauvais journaux et les mauvais livres se répandre autour
+de lui. Il avait même employé sa puissante influence à
+renverser les principes de morale entretenus avec soin par son
+prédécesseur. Les anciens ouvriers, ceux qui croyaient en Dieu
+et savaient se contenter de leur sort, avaient opposé une
+assez vive résistance à ces efforts coupables; puis, peu à
+peu, les doctrines du patron avaient fait des adeptes et
+Pierre était de ces derniers.
+
+Sa femme, chargée de trois enfants, l'avait entendu avec
+effroi redire au sortir de l'atelier quelques-unes de ces
+phrases creuses que les plus habiles lisaient dans leurs
+journaux et qu'ils ressassaient à leurs camarades. Quand elle
+l'avait vu faire le lundi, ce qui ne lui était jamais arrivé
+durant les quatre premières années de leur union, et rentrer
+en rapportant seulement une partie de sa paie, elle avait
+essayé quelques remontrances.
+
+- De quoi? De quoi? avait-il répondu. Je suis le peuple, moi!
+
+Et le peuple souverain, entends-tu?
+
+- Souverain de quoi, mon pauvre homme? Triste souverain qui
+mourra de faim, s'il se nourrit de ces sottises-là! Que
+signifient-elles, mon Dieu?
+
+- Elles signifient.....
+
+Pierre resta coi au commencement de sa phrase. Il n'était pas
+un beau parleur et n'avait pas reçu ce don fatal don abusent
+ceux qui soufflent la haine entre les différentes classes de
+la société. Mais il écoutait volontiers les discoureurs de
+cette sorte et sa courte intelligence avait saisi seulement
+les promesses avec lesquelles ils éveillent les convoitises de
+la foule. Il avait vu briller à travers les fumées du vin bu
+au cabaret, des mots qui jusque-là avaient à peine existé pour
+lui, dont la jeunesse calme et digne s'était passée dans un
+travail paisible, satisfaisant à ses besoins et à ceux de sa
+famille.
+
+Cette science était de date trop récente pour qu'avec un
+esprit peu délié, il sût répéter les absurdes commentaires
+dont était suivie cette déclaration dans le journal où on la
+lui avait lue.
+
+- Ceux qui t'entraînent au cabaret te disent des bêtises!
+Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi, si tu les écoutes?
+
+Cette question était posée avec une profonde tristesse. Bien
+qu'elle fût jeune, la femme de Pierre avait l'expérience des
+femmes du peuple; après avoir vu quelques-unes de ses
+compagnes mariées à des ivrognes et à des paresseux, elle
+savait où conduit le vice, et la misère lui apparaissait
+faisant irruption dans son ménage.
+
+La pauvre créature ne s'était pas trompée dans ses prévisions,
+et la vue lamentable de cet intérieur étonna Robert à son
+entrée. Le plus petit des enfants dormait dans son berceau;
+les deux autres, sales et déguenillés, demeuraient cachés
+derrière leur mère afin d'éviter les coups de l'ivrogne.
+Accoutumés à ce spectacle, ils riaient entre eux, tout en se
+tenant à distance du chef de famille. Sur une table boiteuse,
+placée au milieu de la chambre, se trouvaient les restes du
+souper et plusieurs bouteilles pleines ou à demi vides qui,
+depuis quelque temps, étaient en permanence à la portée de
+Pierre, quand il rentrait à la maison. Il exigeait ce luxe,
+même dans son intérieur où le pain se faisait, hélas! souvent
+rare.
+
+Le lit des enfants et celui du père n'avaient pas été faits,
+et des vêtements souillés et déchirés étaient épars sur toutes
+les chaises. La mère de famille avait passé au bord de la
+rivière afin d'y laver l'absolu nécessaire tout le temps
+dérobé aux soins qu'elle devait à Sarah, et elle était rentrée
+pour préparer en hâte le maigre repas du soir.
+
+Un des carreaux de la fenêtre était cassé, le vent
+s'engouffrait par cette ouverture, menaçant d'éteindre la
+lampe placée sur la table et dont la lumière jetait dans tous
+les sens sa flamme allongée et fumeuse. Sur les murs, dont en
+plein jour on eût vu le crépissage gris de poussière et
+tapissé de toiles d'araignées, pendaient quelques images aux
+couleurs voyantes que les enfants, dans leurs heures de
+solitude, s'étaient amusés à maculer ou dont ils avaient
+emporté des lambeaux. Enfin tout, même à cette lumière dont
+l'odeur âcre remplissait la chambre, représentait le désordre
+et la gêne qui le suit inévitablement.
+
+Certes, il y avait loin de cet intérieur à celui de Pierre
+pendant les premières années de son mariage, quand sa femme,
+active et laborieuse, entretenait avec soin son ménage et
+s'occupait uniquement, grâce au gain fidèlement rapporté
+intact par son mari, à soigner ses enfants et à préparer les
+vêtements de la famille. Aujourd'hui, triste, découragée par
+l'inutilité de ses efforts pour le retenir sur la pente où il
+se perdait, affolée par la besogne dont elle se chargeait afin
+de gagner quelques sous, elle n'avait plus de coeur à rien,
+comme elle le disait elle-même, et, s'abandonnant au
+découragement, elle travaillait dans l'unique but de fournir
+l'absolu nécessaire à ses enfants et à elle. Le chef de la
+famille ayant abandonné ses devoir, sa compagne se sentait
+impuissante à le remplacer et ne se soutenait plus guère que
+par l'instinct de la bête luttant pour sa vie.
+
+- Bonsoir, dit le docteur en entrant.
+
+- Bonsoir. Qu'y a-t-il pour votre service? demanda brusquement
+Pierre Bléreau.
+
+Robert attira Sarah devant lui.
+
+- J'ai trouvé cette enfant grelottant dehors en attendant
+votre femme. Ne viendra-t-elle pas ce soir?
+
+- Non.
+
+Le visage rouge de Pierre s'était levé hardiment vers le jeune
+homme, et il avait sentencieusement prononcé ce mot avec
+l'orgueil évident de faire peser sur quelqu'un son autorité.
+
+- Pierre... commença la femme.
+
+- Tais-toi! Je suis le maître.
+
+La malheureuse baissa la tête. Elle lisait dans les yeux
+injectés de sang de son seigneur et maître une irrévocable
+résolution, et depuis quelque temps les coups lui avaient
+appris la limite de résistance qui lui était permise.
+
+- Comment faire? dit le docteur. Cette petite n'osera pas
+rentrer seule dans la maison.
+
+- Oh! non, murmura Sarah en se pressant contre lui.
+
+- Comme elle voudra! Je garde ma femme pour soigner mes
+enfants, je ne veux pas qu'elle les quitte pour aller soigner
+ceux des autres.
+
+- Elle est payée pour cela, il me semble, dit Robert
+gravement, et elle s'est engagée à le faire.
+
+Payée ou non, elle restera ici.
+
+Devant cet entêtement d'ivrogne, le docteur n'insista pas.
+Tenant la petite-fille de Nicolas par la main, il se tourna
+vers la porte en disant:
+
+- Vous êtes libre. Adieu.
+
+- Où aller? s'écria Sarah, aussitôt qu'ils eurent passé le
+seuil de la maison.
+
+Ce mot prononcé avec une sorte de désespoir résonna comme une
+plainte dans la nuit et tomba sur le coeur de Robert, ému de
+compassion. La résolution du jeune homme fut promptement
+arrêtée. Il serra la petite main tremblante qui s'accrochait à
+la sienne dans son enfantine terreur et répondit doucement:
+
+- Avec moi, men enfant. Je connais quelqu'un qui aura pitié de
+vous.
+
+Les yeux de la petite fille, ces yeux parfois si étrangement
+étincelants, se levèrent, confiants et rassurés, vers le
+docteur. Un mince rayon de lune, pénétrant tout à coup les
+ténèbres du boulevard, tomba à travers les branches des arbres
+sur la tête de l'orpheline, et, éclairant son visage, permit
+d'y lire la foi naïve qu'elle éprouvait en son protecteur
+improvisé.
+
+Une heure plus tard, Sarah, assise devant le feu, répondait
+timidement aux questions de Mme Martelac. Etonnée en entrant
+dans cet intérieur si différent de celui de son grand-père,
+elle sentait une jouissance inconnue pénétrer tout son être,
+et ses yeux rayonnants allaient de la flamme du foyer à la
+figure sympathique de la mère de Robert. Son visage, sur
+lequel la chaleur avait amené une teinte rosée, avait une
+expression de contentement qui depuis bien des années n'y
+avait pas fait son apparition. Comme l'oiseau né pendant
+l'hiver s'élance, joyeusement surpris, dans l'air tiède d'une
+première journée de printemps, la petite-fille du vieil avare
+était transportée dans un monde nouveau, et son âme ignorante
+et pure se sentit immédiatement à l'aise dans ce nid paisible
+où la Providence l'avait amenée.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+
+La première impression ne fut pas trompeuse, et Sarah fut
+promptement habituée chez Mme Martelac. Celle-ci, de son côté,
+ayant consenti à s'en charger, trouva en elle une compagne
+intelligente et docile.
+
+Tout était à faire dans l'éducation de l'enfant, Nicolas ayant
+négligé les plus simples éléments d'instruction qu'il eût pu
+lui faire donner. Le vieil avare avait pour principe que
+l'unique science utile en cas bas monde est l'économie.
+
+M. d'Hassonville raconte, dans un de ses ouvrages, qu'un
+paysan, après lui avoir fait l'éloge de son fils, ajouta avec
+émotion: "Et puis, Monsieur, il est si intéressé!" L'économie
+poussée jusque-là était pour lui la première de toutes les
+vertus. Nicolas Larousse eût, certes, dépassé de beaucoup à
+l'égard de Sarah l'estime de ce brave paysan pour son fils;
+mais la consolation de lui donner un pareil éloge ne lui fut
+jamais accordée, et sa petite-fille témoigna toujours une
+profonde insouciance des marchés heureux dont il se vantait
+parfois devant elle, n'ayant personne autre aux yeux de qui il
+pût faire valoir son habileté en affaires.
+
+Lui trouvant l'esprit réfractaire quand il cherchait à lui
+faire suivre ses calculs sordides, il avait abandonné l'espoir
+de la former à son image et la considérait comme un être mal
+doué, incapable de s'élever au-dessus des occupations
+auxquelles elle s'était accoutumée mécaniquement pendant les
+quelques années de sa vie chez lui.
+
+Nature absolument neuve, mais, contrairement aux méprisantes
+conjectures de Nicolas, riche de tous les dons de
+l'intelligence et du coeur, Sarah reçut avec joie et
+reconnaissance les impressions nouvelles d'une éducation bien
+différente. Grâce à la fortune entassée sou à sou par l'avare,
+on put charger d'excellents professeurs de réparer le temps
+perdu pour son instruction. Mme Martelac se chargea elle-même
+de l'initier à la science religieuse, dont elle ignorait
+encore le premier mot, et l'âme de l'enfant s'éleva rapidement
+sous la pieuse influence de celle qu'elle aima bientôt comme
+une mère.
+
+La petite-fille du marchand d'antiquités n'avait, au moins,
+subi aucune mauvaise direction. N'ayant point vécu au contact
+d'enfants étrangers et n'ayant guère vu de près personne autre
+que son grand-père, son intelligence était une page blanche
+encore ou à peu près, puisqu'elle ne contenait que les
+souvenirs éloignés et presque illisibles de sa première
+enfance.
+
+Nicolas était mort depuis quelques mois, quand un matin Mme
+Martelac entra dans la chambre de Sarah, communiquant avec la
+sienne. La vieille dame tenait une lettre à la main et son
+visage était fort ému. La petite fille, occupée à un devoir
+d'écriture, laissa en commencement le mot auquel elle donnait
+à ce moment-là toute son application et se leva, comprenant
+qu'il y avait quelque chose de nouveau.
+
+- Sarah, lui dit sa protectrice, connaissiez-vous le frère de
+votre mère?
+
+- Je l'ai vu, vous le savez, un instant seulement, la veille
+de la mort de mon grand-père, comme je vous l'ai raconté, mais
+j'ignorais qu'il fût mon parent, et c'est seulement après ce
+triste événement que j'ai su quel était cet homme, duquel
+j'avais été si effrayée.
+
+- Et votre père, l'avez-vous connu?
+
+- Non, Madame.
+
+- Vous en êtes sûre? Rappelez bien vos souvenirs.
+
+L'enfant s'arrêta un moment pour faire appel à sa mémoire et
+répondit avec assurance:
+
+- Je ne l'ai pas connu. J'ai connu ma mère pendant quelques
+années, mais je ne me souviens pas d'avoir vu près d'elle
+personne autre que mon grand-père.
+
+- Celui-ci vous a-t-il parlé de votre père?
+
+- Il ne m'a jamais parlé d'aucun des membres de ma famille.
+
+Ce n'était pas la première fois depuis son séjour chez la mère
+du docteur qu'on questionnait ainsi l'enfant; mais elle était
+toujours obligée de faire les mêmes réponses, car elle ne se
+rappelait rien de ce qui avait eu lieu avant son arrivée à
+Poitiers avec son grand-père, et celui-ci n'avait jamais pris
+la peine de causer de ses parents avec elle.
+
+- Savez-vous où vous êtes née?
+
+- Non, Madame.
+
+La mère du docteur fit un geste découragé.
+
+- N'avez-vous dans l'esprit aucun indice pouvant le faire
+soupçonner? Rien ne réveille-t-il vos souvenirs?
+
+- Pas grand'chose, non. Je crois, pourtant, qu'il faisait très
+chaud dans l'endroit où nous étions alors; car, bien que je
+fusse toute jeune au moment de mon arrivée ici, la différence
+de température me frappa et j'ai, malgré les années, gardé
+souvenir de cette impression.
+
+- Vous ne savez rien sur vous-même? dit Mme Martelac avec
+compassion. Vous êtes en ce monde comme un pauvre petit être
+tombé on ne sait d'où et uniquement confié à la Providence.
+
+- Pourquoi me faites-vous encore une fois toutes ces
+questions? dit Sarah en regardant la lettre tenue par sa
+protectrice, se doutant bien qu'il existait un rapport
+quelconque entre elle et l'interrogatoire qu'elle subissait.
+
+- Asseyez-vous et je vais vous l'expliquer. Mais nous ne
+savons pas grand'chose de nouveau, vraiment! Et ni la justice
+ni vos amis ne parviendront à voir clair dans votre histoire
+si Dieu n'y met la main.
+
+La petite fille s'assit en face de Mme Martelac, en tournant
+vers elle la chaise sur laquelle elle était au moment de son
+entrée.
+
+- Vous savez, reprit celle-ci, qu'après la mort de votre
+grand-père on trouva, dans sa caisse vide, un billet, dont
+alors on vous lut le contenu, espérant pouvoir obtenir de vous
+quelques renseignements. Ce billet était, il est vrai, signé
+par M. Larousse, mais il était bien insuffisant pour éclairer
+les démarches de la justice. C'était une dénonciation contre
+son propre fils. Il l'accusait de l'avoir, à deux reprises,
+dépouillé des valeurs qu'il possédait chez lui et avouait
+l'avoir sauvé une première fois en sacrifiant le mari de sa
+fille et en le faisant condamner. Ce papier ne contenait ni la
+date du premier vol, ni, ce qui sans doute eût rendu les
+recherches plus faciles, l'endroit où il avait eu lieu et où
+votre père avait subi le jugement. M. Larousse écrivit cela
+sous l'empire de la colère qui, probablement, détermina la
+congestion dont il est mort; l'écriture était tremblée, formée
+avec peine et à la hâte. Frappé soudainement, il n'eut pas le
+temps de relire cette déclaration et de la compléter assez
+pour permettre de réparer le crime dont il s'était rendu
+coupable en faisant condamner un innocent. Eh bien! par une
+inconcevable fatalité, une nouvelle déclaration, celle-là du
+coupable lui-même, est interrompue aussi par la mort. L'aveu
+de Marc Larousse ne peut, pas plus que l'écrit de votre grand-père,
+nous mettre sur la voie pour retrouver, s'il vit encore,
+et pour réhabiliter votre malheureux père.
+
+- On a retrouvé le frère de ma mère? s'écria Sarah.
+
+Mme Martelac lui montra la lettre envoyée par le docteur et
+qu'elle tenait à la main.
+
+- Robert m'écrit ce matin et joint cette lettre à la sienne
+afin de nous tenir au courant des événements ayant rapport à
+votre situation. Elle est de M. Hilleret, que vous avez connu
+pendant son séjour ici; le plus grand des hasards l'a fait
+assister aux derniers moments de Marc Larousse. Après avoir
+volé à son père tout ce qu'il pouvait emporter, le misérable
+est passé en Algérie, où il s'est mis à faire le commerce avec
+les Arabes, se hasardant, paraît-il, au milieu de tribus mal
+soumises, et courant parfois de grands dangers dans lesquels
+l'appât du gain et son humeur aventureuse le poussaient malgré
+les avis des colons qu'il connaissait. Il y a quelques jours,
+on l'a trouvé frappé à mort, après avoir été dépouillé de tout
+ce qu'il portait avec lui. Le détachement qui l'a rencontré au
+moment où il allait rendre le dernier soupir était justement
+commandé par Jacques Hilleret. Celui-ci l'a, dit-il, préparé
+de son mieux à rendre à Dieu son âme si coupable, et, à défaut
+du prêtre absent dans cet endroit désert, il a reçu ses
+dernières confidences et l'aveu de son désir de réparer son
+crime. Malheureusement, il perdit presque immédiatement la
+parole, sans avoir pu compléter ses renseignements et les mots
+prononcés par lui viennent seulement confirmer la déclaration
+de son père.
+
+- Oh! Madame, quel malheur! Si mon pauvre père vit, je serais
+si heureuse de pouvoir le consoler et lui faire oublier
+l'horrible injustice ont il a été victime!
+
+- Peut-être n'existe-t-il plus, ma pauvre enfant. Votre grand-père
+ne vous traitait-il pas comme une véritable orpheline?
+
+- Sans doute et longtemps, ignorant les raisons qu'il avait
+pour me le faire croire, je me suis aussi regardée comme
+telle; mais aujourd'hui, un secret espoir s'est emparé de moi
+et je m'explique que mon grand-père, dans de telles
+conditions, ait pu sans aucune certitude me laisser croire à
+la mort de mon père.
+
+Mme Martelac secoua la tête.
+
+- Confions-nous en Dieu! Le docteur fera tout au monde pour
+savoir la vérité à ce sujet. Il s'est déjà livré à bien des
+recherches dans les différentes parties de la France; mais
+nulle part il n'a obtenu un renseignement sur un condamné de
+votre nom.
+
+La petite fille écoutait ces paroles, les yeux pleins de
+larmes et les mains croisées.
+
+- Il faut prier, mon enfant; le ciel nous viendra en aide.
+S'il a permis que ces deux tentatives de réparation
+demeurassent inachevées, c'est pour nous éprouver; mais si
+votre pauvre père existe encore, il vous donnera, je l'espère,
+la joie de le revoir.
+
+Sarah écouta ces paroles avec cette confiance particulière à
+la jeunesse, toujours croyante en l'avenir. Pourtant les mois
+s'écoulèrent, l'année se passa, une autre lui succéda et
+Robert n'aboutit à rien, bien qu'il mît tout en oeuvre. Sa mère
+et lui finirent par penser que le père de leur petite protégée
+était maintenant dans un autre monde où la justice infaillible
+de Dieu rend à l'innocent et au coupable ce qui leur est dû.
+Toutefois, ne voulant point affliger Sarah, ils continuaient à
+l'engager à s'adresser à Dieu pour obtenir la consolation
+qu'ils étaient impuissants à lui donner, malgré leur active
+affection.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+
+Deux années se passèrent ainsi. Sarah grandissait à peine,
+assez pourtant pour accuser ses quatorze ans. Son visage, aux
+teintes délicates, était éclairé par ses yeux noirs dans
+lesquels semblait, malgré la gaîté de son esprit, se refléter
+le vague souvenir des tristes années passées chez son grand-père.
+La vie laisse sa marque indélébile sur notre front et
+l'âme qui a souffert, fût-ce sans avoir conscience de sa
+souffrance, garde une empreinte mélancolique, surnageant
+parfois à travers les joies présentes et leur communiquant une
+puissance plus grande en accentuant par le souvenir leur
+contraste avec le passé. Un soir, assise devant une table sur
+laquelle étaient ses livres d'étude, la petite-fille du
+marchand d'antiquités apprenait ses leçons. Mme Martelac,
+placée près de la lampe, dont l'abat-jour rejetait la lumière
+sur ses cheveux blanchis et sur son front calme, travaillait
+en silence afin de ne pas la troubler.
+
+Le salon avait gardé son apparence austère, la mère de Robert
+ayant tenu à ce que rien de la fortune de sa pupille ne vînt
+apporter le luxe dans son intérieur. Elle évaluait ses soins
+et son affection trop haut pour en retirer un avantage
+matériel et pensait en être payée par la tendresse de l'enfant
+et par la joie de la former à une vie utile et sérieuse.
+Sarah, indifférente à un confortable qu'elle n'avait jamais
+connu du vivant de son grand-père, acceptait avec
+reconnaissance la place qu'on lui faisait à ce foyer.
+
+Quand elle sut ses leçons, appuyant le coude sur la table et
+le menton dans sa main, elle regarda sa compagne en silence.
+Aucun bruit ne troublait la tranquille soirée des deux femmes;
+dans la rue, des chants se faisaient entendre, adoucis par
+l'éloignement, et le cloches de l'église de Notre-Dame,
+sonnant le couvre-feu, dominaient les derniers bruits de la
+journée arrivée à sa fin. Mme Martelac et Sarah ne voyaient
+personne, elles sortaient rarement, sauf pour la promenade de
+chaque jour, conseillée par Robert pour la santé de l'enfant.
+La mère du docteur se donnait entièrement au devoir qu'elle
+avait accepté et, surveillant l'éducation de la petite fille,
+elle avait éloigné au moins pour quelques années les relations
+qui eussent pu la distraire de cette surveillance.
+
+Sarah se trouvait parfaitement heureuse et n'ambitionnait
+aucune distraction nouvelle. Elle avait voué à sa protectrice
+une tendresse profonde qui s'était tout naturellement
+implantée dans son coeur au contact de cette âme élevée et
+douce.
+
+Mme Martelac, levant les yeux et la voyant immobile, lui dit:
+
+- A quoi pensez-vous, Sarah?
+
+- Je pense, Madame, que le docteur, avec toute l'apparence de
+la force, vous ressemble par la douceur.
+
+- A quel propos dites-vous cela?
+
+- Je pensais à lui et je ne puis le faire sans songer à sa
+bonté à mon égard et à l'égard de tous ceux qui ont besoin de
+lui.
+
+- Oui, il est bon, c'est vrai, dit Mme Martelac avec
+conviction.
+
+- Il le prouve en toutes circonstances. Tenez, à son dernier
+voyage ici, il y a deux mois, je l'ai vu soigner Catherine
+lorsqu'elle s'est cassé le bras, j'ai été frappée de sa
+douceur en le soignant.
+
+- Il aime beaucoup notre fidèle domestique.
+
+En disant cela, la mère du docteur s'était remise à son
+travail.
+
+- N'êtes-vous pas heureuse d'avoir un fils comme celui-ci?
+repartit Sarah.
+
+Mme Martelac laissa son ouvrage appuyé sur ses genoux et
+releva la tête; un fier sourire éclairait son regard.
+
+- Certainement, c'est un coeur excellent, noble et droit.
+
+- Et un homme remarquable! reprit l'enfant avec chaleur. On
+dit qu'il est déjà célèbre.
+
+A ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir les deux
+femmes.
+
+- Qui cela? s'écria Sarah.
+
+Elle s'était levée brusquement, mais elle retomba sur son
+siège en voyant la porte s'ouvrir. Celui dont elle venait de
+parler entrait dans le salon.
+
+- Toi, Robert! quelle bonne surprise!
+
+Mme Martelac s'était levée et serrait le jeune homme dans ses
+bras.
+
+La mère et le fils avaient toujours été intimement unis. Le
+docteur, arrivé à la maturité de l'âge, chérissait et
+respectait celle qui, demeurée veuve et dans une position
+précaire, avait su se sacrifier cependant de longues années
+pour lui fournir mes moyens de terminer ses études et de
+parvenir à la situation qu'il avait conquise. Il avait pour
+elle des égards attendris et touchants; la vieille dame se
+sentait récompensée de son amour par la profonde tendresse de
+ce fils, l'unique consolation de sa vie triste et isolée. Ses
+succès, dont le retentissement arrivait jusqu'à elle, lui
+faisaient éprouver ce légitime orgueil de l'heureuse mère d'un
+homme esclave du travail et du devoir et dont les hautes
+facultés sont noblement employées.
+
+Les regards du docteur rayonnaient d'une joie sincère tandis
+qu'il tenait dans les siennes les mains de sa mère et lui
+disait tendrement:
+
+- Je suis si heureux de cette occasion de vous revoir! J'ai
+été appelé à quelques lieues d'ici pour soigner un richissime
+vieillard qui a eu la malencontreuse idée de venir tomber
+malade à la campagne. A Paris, il est de mes clients et
+prétend être ici consciencieusement empoisonné par le médecin
+de son village, bien que le brave homme ait l'intention de le
+soulager et fasse de son mieux pour y arriver. Mais l'usage de
+la fortune rend parfois fantasques certains caractères, et mon
+malade est de ce nombre; il maltraite son docteur de campagne
+et me suppose le pouvoir de le rendre immortel. Bref, il m'a
+fait venir ce matin, espérant que je puisse lui rendre un peu
+de ce que les années en s'accumulant sur sa tête lui ont
+enlevé, c'est-à-dire les forces de l'âge mûr. Je me suis
+échappé de son château, où il m'a accueilli comme le Messie,
+car ce nabab a une peur horrible d'abandonner les biens de ce
+monde, et j'ai pu venir passer quelques heures avec vous.
+
+Tandis qu'il parlait, Sarah n'avait pas fait un mouvement. Ses
+yeux fixés sur lui l'examinaient avec un curiosité admirative
+à laquelle, absorbé par la joie de revoir sa mère, il ne fit
+pas attention au premier abord. Quand enfin il se tourna vers
+elle, elle baissa la tête en rougissant.
+
+- Eh bien! Sarah, vous ne me dites pas bonjour? dit-il en lui
+tendant la main.
+
+Elle y mit la sienne avec un embarras visible. Son visage
+recevait en plein la lumière de la lampe et Mme Martelac
+remarqua cet embarras.
+
+- Pourquoi rougissez-vous ainsi, mon enfant? demanda-t-elle
+étonnée.
+
+- Redevenez-vous aussi sauvage que le jour où Jacques Hilleret
+et moi, nous vous avons inopinément surprise dans le magasin
+de votre grand-père? dit Robert en plaisantant. Ou m'avez-vous
+oublié au point de ne plus me reconnaître?
+
+- Je ne vous ai point oublié! dit vivement la petite fille; je
+parlais de vous au moment où vous êtes arrivé. Mais... Elle
+s'arrêta et rougit.
+
+- Mais quoi? reprit Mme Martelac en insistant et sans
+comprendre un accès de timidité peu ordinaire chez sa pupille.
+
+La petite-fille de Nicolas avait en effet abandonné depuis
+longtemps l'attitude craintive qui lui était habituelle
+pendant sa vie chez le vieil avare. Heureuse et aimée depuis
+lors, elle avait facilement laissé s'ouvrir son esprit et son
+coeur; après avoir été comprimée durant son enfance, sa nature
+expansive avait maintenant de joyeux élans de confiance qui
+faisaient le charme de son intimité.
+
+- Allons, qu'avez-vous? Regardez-moi.
+
+Robert avait pris une chaise basse et s'était assis près de sa
+mère, en face de Sarah, qu'il examinait en lui parlant ainsi.
+
+- Je n'ose pas, dit-elle, en détournant son regard devant ces
+yeux interrogateurs.
+
+- Pourquoi?
+
+Elle garda le silence.
+
+- Ne sommes-nous plus amis?
+
+Il lui tendait de nouveau la main.
+
+- Oh! si, dit-elle avec un vague sourire et en baissant la
+tête.
+
+- Eh bien, alors?
+
+Il attendait la réponse, elle hésita un instant.
+
+- Voilà! dit-elle enfin franchement, mais sans oser le
+regarder en face. Vous êtes, a-t-on dit l'autre jour devant
+moi, un homme illustre et cette pensée me rend maintenant
+timide en votre présence.
+
+Une légère rougeur passa sur le visage de Robert. Si grand, si
+fort qu'il soit, le coeur humain reste sensible à la louange
+surtout lorsqu'elle sort de lèvres innocentes qu'on ne peut
+soupçonner de mesquins calculs. Le jeune docteur sourit, et ce
+sourire illuminant son regard y ajouta une nuance de bonté qui
+donnait à cet homme austère un attrait irrésistible.
+
+- Illustre! Attendez mes cheveux blancs, chère enfant, pour
+croire à un pareil éloge, dit-il. Puis, quand cela serait,
+deviendrions-nous étrangers?
+
+Il y avait dans son ton un léger reproche.
+
+- Non, vous avez été trop bons pour moi, répondit Sarah,
+surmontant enfin le premier mouvement d'embarras. Votre mère
+et vous, je vous aimerai toujours.
+
+- A la bonne heure! dit Mme Martelac, je vous retrouve comme à
+votre ordinaire; j'étais déroutée par cet accès inusité de
+timidité. Vous nous aimez, dites-vous, enfant? Vous avez bien
+raison, car nous vous le rendons de tout notre coeur.
+
+- Quelle singulière personne vous faites! reprit Robert en
+riant. Vous êtes, je crois, seule de votre espèce.
+
+- Ce n'est pas ma faute! répondit Sarah d'un air attristé.
+
+- Oh! je n'ai pas l'intention, en faisant cette remarque, de
+vous adresser un reproche, repartit aussitôt le docteur. Au
+contraire, je suis heureux de constater en vous ces
+particularités; je déteste la banalité, et j'aime bien vous
+voir ainsi, pourvu que vous gardiez et développiez même, sous
+l'influence de ma mère, les charmantes qualités de votre
+esprit et de votre coeur.
+
+- Ces nuances personnelles chez Sarah, et grâce auxquelles
+elle ne ressemble à aucune autre, tiennent sans doute, dit Mme
+Martelac, au milieu et à l'isolement à peu près complet où
+elle a été élevée; mais nous en ferons, tu verras, une très
+bonne et très aimable jeune fille.
+
+Elle regardait avec une affectueuse indulgence l'enfant, dont
+la figure souriante gardait encore une teinte rosée, dernier
+vestige de timidité.
+
+- Je n'en doute pas, répondit le docteur avec conviction, en
+fixant sur Sarah ce regard grave, qui semblait fouiller aussi
+profondément le coeur humain que son scalpel l'être physique de
+ses semblables.
+
+Cette fois, la petite fille ne détourna pas les yeux et
+soutint l'examen de Robert avec cette confiante franchise de
+l'âme innocente et n'ayant rien à cacher.
+
+- Comment va Anne? demanda Mme Martelac à son fils lorsque la
+conversation eut pris un autre cours.
+
+- Bien, mais son mari est souffrant depuis quelque temps.
+
+- La pauvre enfant! Sa vie est-elle ce qu'elle la désirait au
+moins?
+
+- Non, je crois; elle est sévère et ne doit guère lui offrir
+les plaisirs qu'elle enviait. Même avant d'être malade, M.
+Tissier était d'humeur morose et retenait sa femme dans son
+intérieur, dont il lui permettait rarement de sortir et jamais
+sans être accompagnée par lui.
+
+- Cela a dû lui sembler dur?
+
+- Je le pense; d'après les idées énoncées par Anne jadis, elle
+ne devait pas être préparée à une semblable existence et a dû
+avoir de la peine à se faire à cette vie de recluse.
+
+- Les vois-tu souvent?
+
+Elle levait la tête vers Robert, afin d'examiner son visage,
+dont l'expression s'était attristée.
+
+- Très rarement. Mes occupations ne me permettent pas de
+relations suivies.
+
+- Est-elle toujours la même?
+
+- Je la crois devenue plus sérieuse. Sans doute, l'atmosphère
+dans laquelle elle vit forcément influe sur son esprit. Son
+mari est loin d'être un homme ordinaire, et son contact oblige
+Anne à oublier un peu les petites vanités que vous lui
+reprochiez autrefois de tant aimer. Elle voit peu de monde et
+seulement de vieux savants, amis de M. Tissier.
+
+- Que sont devenus ses rêves d'élégance et d'amusements? dit
+Mme Martelac pensivement.
+
+- Ils ont été cruellement déçus, au moins pour les amusements;
+car son mari ne lui refuse aucun luxe d'intérieur.
+
+- Et ton ami, M. Hilleret, donne-moi de ses nouvelles? dit
+tout à coup la mère du docteur.
+
+- Il vient d'être promu au grade de capitaine et persiste à
+rester loin de nous.
+
+Puis il ajouta plus bas, et tandis que Sarah se levait pour
+aller chercher, à l'extrémité du salon, un travail qu'elle
+voulait continuer:
+
+- J'ai souvent pensé qu'il eût mieux fait de ne pas partir.
+Peut-être Anne n'eût-elle pas alors consenti à épouser M.
+Tissier?
+
+Mme Martelac secoua la tête.
+
+- Peut-être. Il y avait certainement, entre elle et lui, un
+commencement de sympathie qui eût pu triompher de la vanité de
+ta cousine. Mais, à ce moment-là, le devoir de M. Hilleret
+vis-à-vis de toi était de partir. Il savait ta passion pour
+Anne et ton espoir de l'épouser. S'il eût eu la faiblesse de
+rester près d'elle, tu n'eusses pu t'empêcher de le blâmer...
+
+- Et de lui garder malgré moi un peu de rancune, hélas! La
+nature humaine est bien mesquine, malheureusement!
+
+- Pas toujours, reprit vivement la mère; et tu aurais su, je
+n'en doute pas, te montrer généreux comme Jacques lui-même a
+su le faire; car il a agi noblement.
+
+- C'est vrai, répondit le jeune docteur, et je l'en estime et
+l'en aime davantage. Mais, aujourd'hui, je juge différemment
+la chose, et je comprends qu'il convenait mieux que moi au
+bonheur d'Anne.
+
+Mme Martelac regardait son fils. Sur son large front, il y
+avait certainement un peu de mélancolie, mais non plus ce
+chagrin profond qu'elle y avait vu quelques années auparavant,
+lorsqu'il avait dû renoncer à épouser sa cousine. Elle avait
+craint de plus longs regrets et se félicita de le voir en voie
+de guérison.
+
+- Pourquoi ne te marierais-tu pas à ton tour? lui dit-elle
+doucement.
+
+Il tressaillit, comme si une telle pensée lui était
+douloureuse.
+
+- Ma mère, ne me parlez jamais de cela! dit-il simplement et
+avec une expression de prière.
+
+Sarah revenait prendre sa place, munie de son ouvrage; Mme
+Martelac baissa la tête sur le sien, ne voulant pas, devant
+l'enfant, continuer cette conversation.
+
+- La blessure saigne encore, se dit-elle intérieurement. Comme
+il l'aimait!
+
+Involontairement, elle en voulait à la jeune femme d'avoir
+méconnu un amour si sûr, et dont tant d'autres se fussent
+montrées fières; elle lui en voulait surtout de la souffrance
+imposée à son fils. Et pourtant, elle le sentait bien, Anne
+n'était pas la femme qu'il eût fallu à Robert, et non
+seulement elle lui eût pardonné, mais elle l'eût remerciée de
+l'avoir repoussé si le docteur s'était heureusement marié. De
+telles contradictions sont fréquentes dans le coeur des mères;
+leur amour exclusif n'admet pas que leurs enfants puissent
+n'être pas appréciés par tous comme ils le sont par elles-mêmes.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+
+Il pleut depuis plusieurs jours. Sarah, âgée maintenant de
+dix-huit ans, erre dans la maison, s'arrêtant à chaque fenêtre
+pour regarder tomber cette pluie diluvienne, qui voile
+l'horizon et forme une nappe unie et grise, d'un aspect fort
+peu récréatif, trouve-t-elle.
+
+- Vraiment, les belles-filles de Noé étaient bien pardonnables
+si elles étaient animées de sentiments mélancoliques pendant
+leur séjour dans l'arche! s'écrie-t-elle enfin.
+
+-Oui, mais elles devaient éprouver aussi une profonde
+reconnaissance envers Dieu, en se sentant, grâce à Lui, à
+l'abri d'une averse de quarante jours! répond en riant Mme
+Martelac, installée près de la fenêtre et essayant, avec le
+concours de ses lunettes, de lutter contre le jour obscurci
+par la pluie, pour exécuter une reprise difficile.
+
+- C'est vrai. Absolument comme moi, je dois être
+reconnaissante d'avoir été recueillie dans cette chère vieille
+maison.
+
+Sarah professe pour l'antique demeure si laide des Martelac un
+culte presque aussi respectueux et presque aussi ardent que
+celui du docteur.
+
+- Songez donc! J'ai été bien heureuse de trouver cet asile au
+lieu de rester au dehors, où j'aurais été, pauvre petite
+abandonnée, submergée par cette grande mer du monde!
+
+En disant cela, elle vient s'agenouiller devant Mme Martelac,
+et, d'un geste caressant, enserre dans les siennes la main qui
+travaillait, et dont elle arrête le mouvement.
+
+La mère du docteur répond à cette caresse en baisant le front
+de la jeune fille.
+
+- Que serais-je devenue sans vous, mon Dieu?
+
+- La Providence, toujours bonne et compatissante, a mis Robert
+sur votre chemin.
+
+- Et il m'a amenée à vous, qui m'avez si généreusement fait
+place à votre foyer et m'avez reçue ici comme votre enfant.
+
+- Ce dont je suis bien récompensée par votre affection, Sarah!
+
+Les deux femmes demeurent un instant silencieuses: la plus
+jeune, appuyée avec confiance sur le fauteuil de sa compagne,
+garde dans ses mains celle de Mme Martelac, et celle-ci passe
+doucement sa main restée libre sur les cheveux de sa fille
+d'adoption.
+
+- Robert arrive ce soir, dit-elle enfin en tirant de sa poche
+une lettre reçue un instant auparavant.
+
+La physionomie de Sarah s'éclaire d'un joyeux sourire.
+
+- Etes-vous contente? demande la mère du docteur.
+
+Sarah baisse légèrement la tête en répondant:
+
+- Certes, oui, je suis heureuse de le revoir!
+
+- C'est un de vos amis, n'est-ce pas?
+
+- Le meilleur de tous! répond Sarah avec chaleur et en
+redressant son charmant visage, couvert en ce moment d'une
+vive rougeur.
+
+Ses yeux se lèvent vers son interlocutrice, et celle-ci y lit
+sans doute quelque chose qui lui fait plaisir; car elle
+embrasse de nouveau la jeune fille et dit d'un ton bas et
+sérieux, comme se parlant à elle-même:
+
+- Dieu mène tout à bien; confions-lui l'avenir.
+
+- Quand je dis le meilleur, reprend Sarah sans remarquer ces
+paroles, je ne vous oublie pas pourtant; mais vous n'êtes même
+plus une amie pour moi, chère Madame. Il me semble être votre
+enfant.
+
+- Vous avez raison. Je me sens une tendresse maternelle pour
+ma chère petite orpheline.
+
+Ce dernier mot amène une expression pénible dans les grands
+yeux sombres de Sarah. Elle a appuyé ses deux mains croisées
+sur les genoux de sa protectrice et dit avec hésitation:
+
+- Orpheline? Le suis-je? Les années ont beau s'écouler,
+j'attends et j'espère toujours.
+
+- Hélas! ma pauvre enfant, vous le savez, toutes les démarches
+de Robert demeurent sans résultat. N'ayant aucun indice pour
+nous guider, ignorant absolument le lieu de votre naissance,
+nous ne trouvons rien. J'en ai peur, il faut vous résigner.
+Votre pauvre père est mort sans doute et Dieu l'aura, dans une
+vie meilleure, consolé de l'horrible injustice dont il a été
+victime dans celle-ci.
+
+- Je ne puis le croire. Je désire tant le retrouver!
+
+Mme Martelac n'insista pas. Elle savait combien, à l'âge de
+Sarah, il est difficile d'abandonner une espérance et de
+croire que la vie nous refusera la réalisation de nos souhaits
+les plus ardents.
+
+A cet instant, la porte s'ouvrit et une jeune femme en deuil
+entra dans le salon. Sarah se leva vivement et vint à elle
+avec affection.
+
+- Anne, combien vous êtes aimable de braver ce déluge pour
+venir nous voir! Vous ressemblez vraiment à la colombe de
+l'arche.
+
+La nouvelle venue la regarda, étonnée de cette comparaison:
+
+- Oui, il y a un instant, cette pluie persistante me faisait
+penser à la famille de Noé et j'essayais de me rendre compte
+des sentiments qu'elle a dû éprouver pendant quarante jours de
+réclusion. Venez-vous comme la colombe nous annoncer enfin la
+cessation de ce nouveau déluge?
+
+Avec cette facilité d'impressions qui est l'apanage de la
+jeunesse, le visage attristé de Sarah a repris à l'arrivée
+d'Anne son expression souriante.
+
+- Malheureusement non, dit celle-ci, le ciel est encore tout
+noir et ne semble pas disposé à fermer immédiatement ses
+cataractes; nous aurons, sans doute, plusieurs heures de pluie
+et je ne puis, malgré ma bonne volonté, vous donner aucun
+espoir sous ce rapport. Vous êtes donc condamnée à rester
+enfermée, à moins que, comme moi, vous n'affrontiez cette
+averse et ne vous hasardiez dans la rue malgré les ruisseaux
+qui y coulent.
+
+- Mieux vaut rester ici alors, puisque vous avez eu le courage
+de venir nous trouver, répond Sarah en amenant la jeune femme
+à un fauteuil près de Mme Martelac. Nous profiterons de votre
+aimable visite et nous en jouirons en comparant notre sort à
+celui des belles-filles de Noé, lesquelles n'avaient pas une
+ressource de ce genre pour faire agréablement passer le temps.
+
+S'installant ensuite sur une petite chaise entre Anne et sa
+tante, elle demeure comme absorbée devant la beauté de Mme
+Tissier, beauté en plein épanouissement et qui emprunte un
+éclat adouci au deuil dont elle est revêtue.
+
+Anne, veuve depuis un an ou deux, est revenue habiter avec son
+père. Elle n'a point été heureuse au milieu de ce luxe,
+ambition de sa jeunesse, et a souvent regretté sa vie simple
+mais libre de la province. M. Tissier était un maître sévère
+qui la parait comme une idole à laquelle il refusait des
+adorateurs; il l'avait tenue dans un isolement absolu par
+jalousie et par égoïsme. Etant souffrant et d'humeur
+mélancolique, il ne permettait pas à sa femme d'aller chercher
+des distractions qu'il ne pouvait pas partager, si innocentes
+fussent-elles. Ces quelques années de ménage s'étaient donc
+passées pour Anne dans un somptueux appartement dont elle
+franchissait rarement le seuil.
+
+Que fût devenue la jeune femme si elle n'eût trouvé aucune
+ressource contre l'ennui? Heureusement, si son coeur paraissait
+desséché par l'éducation, s'il était resté fermé aux bonnes et
+nobles inspirations, si la vanité, prenant la direction de sa
+vie, l'avait amenée aux bas calculs auxquels elle avait tout
+sacrifié, Anne était bien jeune encore et son esprit était
+bien peu formé au moment de son mariage avec M. Tissier.
+Celui-ci, homme instruit et grave, s'il n'avait pas su lui
+donner le bonheur, avait au moins eu l'avantage de l'élever à
+son contact.
+
+Anne était intelligente, et, dans la sévère retraite à
+laquelle elle s'était subitement trouvée condamnée, elle avait
+réfléchi et avait compris le vide de ses aspirations vers le
+plaisir. Souvent, son mari l'avait priée de lui faire la
+lecture; elle s'y prêta d'abord à regret, son esprit n'ayant
+jamais eu l'habitude de s'arrêter à rien de sérieux; peu à
+peu, l'effort qu'elle était obligée de faire pour obéir fut
+moins pénible et elle finit par y prendre goût. Ces lectures
+variaient de sujets, mais généralement M. Tissier les
+choisissait graves et chrétiennes, car il appartenait à une
+famille sévèrement attachée à ses devoirs religieux et de
+laquelle il conservait pieusement les convictions.
+
+Transportée dans un pareil milieu, la pauvre Anne avait
+longtemps pleuré ses illusions et avait, au premier abord,
+essayé de se révolter et d'imposer sa légèreté comme une loi
+dans la demeure de son mari; elle s'était heurtée à une
+volonté ferme de la part de celui-ci et avait dû courber la
+tête, regrettant en secret la folie de sa vanité. Puis, un
+jour, elle avait eu entre les mains un de ces ouvrages communs
+aujourd'hui qui racontent les sublimes dévoûments de quelques
+âmes vouées aux oeuvres de charité. Ane avait dévoré le livre;
+elle l'avait lu les larmes aux yeux et son âme, non pas morte,
+mais endormie, avait secoué son engourdissement. Le
+rayonnement de la charité avait renouvelé le miracle du Maître
+et réveillé dans son sommeil celle qui paraissait morte aux
+yeux de tous. La lumière se levant, elle était venue
+docilement vers la lumière.
+
+Qui dira le bien accompli par l'exemple? Et quels ravissements
+donneront aux âmes des saints les cris de reconnaissance qui
+leur viendront de tous les siècles de la part de ceux
+qu'entraîne sur leurs traces le récit de leur vie!
+
+Les côtés sérieux du caractère d'Anne prirent le dessus et la
+firent sortir de l'engourdissement où l'avaient assoupie
+l'orgueil de sa beauté et l'égoïsme de sa nature. Etonnée
+d'abord en découvrant un monde nouveau et dont son éducation
+ne lui avait pas laissé soupçonner l'existence, elle demeura
+comme aveuglée en face de l'horizon ouvert devant son
+intelligence. Puis, quand, jetant les yeux vers sa jeunesse
+pour y retrouver ses pensées et ses joies d'autrefois, la
+jeune femme se sentit humiliée d'avoir pu se contenter de
+pareils enfantillages, elle mesura le chemin parcouru, et
+comprit qu'il y a pour l'âme humaine un bonheur plus élevé et
+plus complet que l'amusement de la vanité et la distraction
+des futilités de la vie.
+
+Quand son mari mourut, Anne abandonna sans regret Paris, où
+jadis elle rêvait de briller, et vint retrouver son père à
+Poitiers; l'immense fortune que lui avait léguée M. Tissier
+lui permit à son tour de faire du bien.
+
+Sarah l'a souvent vue agenouillée à une messe matinale et
+priant avec ferveur; la jeune fille s'est prise d'amitié pour
+la belle et riche veuve, dont la vie semble désormais
+consacrée à la charité. Jamais, avant son mariage, Anne
+n'avait songé à se rapprocher de Dieu. L'imagination pleine de
+vanités, elle se contentait d'une religion superficielle. La
+Providence l'avait attendue au désenchantement éprouvé dans
+cette union et elle était devenue sérieuse et chrétienne, tout
+en conservant une teinte attristée, suite de la déception
+subie par sa jeunesse.
+
+- Ne soyez jamais ambitieuse, avait-elle dit un jour à Sarah.
+La fortune ne suffit pas au bonheur.
+
+- N'avez-vous pas été heureuse, vous? demanda la jeune fille.
+
+Anne soupira et dit avec regret:
+
+- J'aurais pu l'être!
+
+Quel souvenir avait alors mis des larmes dans les beaux yeux
+qui se détournaient pour les cacher?
+
+Sarah n'osa questionner. Elle était bien enfant encore pour
+être la confidente de la jeune veuve, et, tout en lui donnant
+une sincère affection, la petite-fille de Nicolas Larousse se
+sentait parfois un peu intimidée en face de cette grande et
+belle personne, plus âgée qu'elle de plusieurs années.
+
+- Savez-vous ce que je pense? dit-elle un peu après le départ
+d'Anne, quand celle-ci, voyant la pluie cesser un instant, en
+profita pour quitter sa tante et son amie.
+
+La jeune fille, laissant retomber le rideau quelle avait
+soulevé pour regarder dans la rue, se tournait vers Mme
+Martelac.
+
+- Je ne sais, petite, dit la vieille dame. Ce doivent être des
+choses bien graves, car, depuis le départ d'Anne, vous
+paraissez absorbée dans de sérieuses réflexions.
+
+- Très graves, en effet! repartit Sarah en secouant le tête.
+Il s'agit de l'avenir.
+
+- Ah! seriez-vous prophète?
+
+- Peut-être! En ceci, du moins.
+
+- Vous m'intriguez. Et dites-moi, je vous prie, ce que
+découvre dans l'avenir votre jeune sagesse?
+
+- Eh bien! Anne et le docteur se marieront, vous verrez.
+
+- Chacun séparément, je le crois, répondit la mère de Robert
+en souriant; je l'espère pour mon fils, et Anne est jeune,
+riche et belle, cela en fera tout naturellement un parti très
+recherché.
+
+- Non, pas séparément, mais ensemble!
+
+La figure de Sarah avait une singulière expression, tandis
+qu'elle accentuait ces derniers mots; elle souriait, mais ses
+yeux, incapables de tromper, démentaient ce sourire.
+
+- Pourquoi cela? demanda Mme Martelac.
+
+- Elle est si belle!
+
+La jeune fille ajouta en se rapprochant:
+
+- Le croyez-vous?
+
+Son interlocutrice arrêta un instant son travail pour la
+regarder et demanda:
+
+- En seriez-vous contente?
+
+Sarah rougit, hésita un instant et tourna brusquement la tête
+en disant:
+
+- Pourquoi non? Je souhaite de tout mon coeur qu'il soit
+heureux.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+
+Anne et Sarah reviennent ensemble de la messe; la jeune femme
+ramène sa petite amie jusqu'au seuil de la maison de Mme
+Martelac, et elles s'arrêtent toutes les deux au bas du
+perron.
+
+- Entrez-vous un instant? demande Sarah.
+
+- Non, merci, j'ai deux personnes à voir ce matin, je leur ai
+promis ma visite et je tiens à ne pas leur manquer de parole.
+
+- Ce sont des pauvres? Je suis sûre d'avoir deviné, n'est-ce
+pas? Toutes vos matinées se passent ainsi à distribuer vos
+aumônes; sans compter celles que vous répandez par des mains
+amies! Aussi, la supérieure de nos Soeurs parle de vous avec
+enthousiasme, car depuis votre retour au pays elle peut, grâce
+à votre générosité, secourir largement ses clients.
+
+- Il m'est si facile maintenant de lui aider [sic] à faire du
+bien! répond Anne en rougissant. Ce n'était, pourtant, guère
+le but que j'ambitionnais jadis en désirant une grande
+fortune! ajouta-t-elle avec un peu de mélancolie.
+
+- Le bon Dieu se sert de tous les moyens pour nous amener à
+Lui.
+
+- Oui. Il m'a fait comprendre la folie de mon amour pour le
+luxe, et en voyant de près certaines misères, j'ai honte
+d'avoir, pendant quelques années, sacrifié tant d'argent à
+cette passion dont j'étais esclave.
+
+- Vous rachetez cela aujourd'hui.
+
+- J'essaie! dit Anne en souriant. Allons, je vous quitte, j'ai
+à peine le temps de faire mes deux courses avant le déjeuner
+de mon père.
+
+- Vous verra-t-on tantôt?
+
+- Je ne pense pas, je veux finir un travail pressé et ne
+sortirai probablement pas. Adieu.
+
+Sarah serre la main que lui tend son amie; elle monte le
+perron et élève le bras vers la sonnette, quand tout à coup,
+se souvenant d'avoir oublié quelque chose, elle se retourne
+vivement et fait un petit appel. Anne, à peine éloignée de
+quelques pas, revient aussitôt.
+
+- J'oubliais de vous dire que M. Hilleret vous fait présenter
+ses hommages.
+
+- M. Hilleret?
+
+Anne rougit en prononçant ce nom, mais Sarah continue sans le
+remarquer:
+
+- Il a écrit à Mme Martelac et lui parle de vous.
+
+- Que dit-il?
+
+Les beaux yeux de la jeune veuve se lèvent avec intérêt vers
+celle qu'elle interroge. Cette dernière, placée sur la marche
+la plus élevée du perron, se penche sur la rampe, au pied de
+laquelle Anne s'est approchée, et elles parlent à voix basse,
+car la rue est en mouvement. Les enfants s'y ébattent en toute
+liberté et les femmes des ouvriers vont et viennent, les unes
+afin de les ressaisir pour procéder à leur toilette, les
+autres pour entourer les petites charrettes des marchands et
+acheter, après un long marchandage, les denrées nécessaires à
+la vie de chaque jour.
+
+- Il semble s'intéresser vivement à vous et demande beaucoup
+de détails sur votre nouvelle existence depuis votre veuvage.
+Mme Martelac vous racontera cela à votre prochaine visite.
+Peut-être même ai-je fait une indiscrétion en vous en parlant
+la première. Voilà ce que c'est que la beauté! reprend la
+jeune fille en riant; elle laisse des souvenirs ineffaçables.
+Il ne vous a pas vue depuis cinq ou six ans et il se souvient
+si bien de vous!
+
+- Simple curiosité! dit Mme Tissier en affectant
+l'indifférence.
+
+- Qui sait?
+
+Sarah dit ce mot uniquement pour taquiner son amie, car elle
+attache peu d'importance à l'intérêt manifesté par Jacques
+Hilleret et associe toujours dans sa pensée la vie de la belle
+veuve avec celle du docteur.
+
+Anne secoue la tête en souriant, et le bruit de la rue
+devenant assourdissant, grâce à un embarras de charrettes dont
+les conducteurs s'injurient et se disputent, à la grande joie
+des commères accourues sur le seuil de leurs portes pour
+assister à ce tapage, elle serre de nouveau la main de Sarah
+et reprend sa marche. Son front est baissé; à travers le petit
+voile de tulle bordé de crêpe qui couvre son visage, on peut
+lire sur ses traits une expression sérieuse et un peu triste,
+en rapport avec sa toilette de deuil. Pourtant, quelque chose
+s'est réveillé dans son coeur, un souvenir, un espoir de ses
+vingt ans. Elle se demande si, par hasard, la vie, dans ses
+changements rapides, ne pourrait ramener à sa portée le
+bonheur entrevu autrefois.
+
+Elle est veuve depuis deux années, et la pensée d'un mari pour
+lequel elle n'a jamais dû éprouver aucun amour ne saurait
+l'empêcher de songer parfois à une vision de sa jeunesse,
+vision trop promptement évanouie, sympathie à peine ébauchée
+et brusquement brisée sans qu'Anne en ait alors deviné le
+véritable motif.
+
+Tout en songeant ainsi, Anne marchait. Elle releva la tête en
+passant devant une chapelle, dont la porte grande ouverte
+laissait apercevoir l'autel avec ses cierges allumés. Derrière
+l'autel, le soleil embrasait un vitrail enchâssé dans une
+fenêtre étroite et haute et jetait ses rayons dans le calme
+recueilli du lieu saint. On disait une messe, et de rares
+fidèles, disséminés dans la nef, inclinaient la tête avec
+piété. La petite cloche de l'enfant de choeur résonna, et,
+poussée par un mouvement instinctif, Anne répondit à son appel
+en entrant dans l'église.
+
+Là, elle s'agenouilla un instant, et, la tête dans ses mains,
+elle s'abandonna à Celui qu'elle avait appris à connaître et
+dont l'amour trace paternellement la voie devant chacune de
+ses créatures.
+
+Dans l'après-midi, malgré ce qu'elle avait dit à Sarah, Mme
+Tissier vint voir sa tante. Elle prétexta la beauté de la
+température l'invitant à sortir pour s'expliquer à elle-même
+ce changement dans ses projets et remit à un autre jour à
+terminer le travail pressé dont elle avait parlé à son amie.
+Celle-ci, n'attendant pas sa visite, venait de sortir avec
+Catherine au moment où elle arriva chez Mme Martelac. La mère
+du docteur était donc seule, et, au fond, sa nièce en éprouva
+une sorte de contentement, préférant recevoir les commissions
+de Jacques Hilleret sans sentir le regard intelligent de Sarah
+arrêté sur son visage.
+
+Les deux femmes causèrent un moment de choses indifférentes,
+et Anne se garda bien d'aborder le sujet auquel elle pensait
+depuis le matin.
+
+Etait-ce simple curiosité si elle avait tenu à s'assurer au
+plus tôt de ce que Jacques Hilleret disait à son sujet? Non,
+sans doute, car elle tressaillit et rougit comme un enfant
+quand sa tante lui dit tout à coup:
+
+- Anne, te rappelles-tu M. Hilleret?
+
+- Certainement, ma tante. C'était l'ami de Robert.
+
+- Et peut-être un peu le tien?
+
+- Peut-être oui, répondit Mme Tissier en souriant. Du moins,
+il s'en fallait bien peu qu'il le devînt quand il se décida
+subitement à permuter pour aller en Algérie.
+
+- Sa résolution fut prompte, en effet, et généreusement
+exécutée.
+
+- Se plaît-il un peu là-bas?
+
+- Hum! Se plaire? Je ne sais pas si le pauvre garçon s'y est
+jamais beaucoup plu!
+
+- Alors, pourquoi ne demande-t-il pas à rentrer en France?
+
+Mme Martelac regarda un instant sa nièce et répondit:
+
+- Il ne demanderait, sans doute, pas mieux que de faire des
+démarches pour revenir si...
+
+- Si? reprit la jeune femme en se penchant vers elle.
+
+- Eh bien! si on l'y invitait sérieusement et s'il pouvait
+espérer voir se renouer une sympathie qu'il a dû fuir
+autrefois.
+
+Mme Tissier appuya son beau front sur sa main, réfléchit
+quelques minutes et finit par dire:
+
+- Ma tante, je n'ai rien à vous cacher. Vous avez deviné et
+mieux compris que moi alors le sentiment éclos dans mon âme.
+J'étais trop légère à ce moment-là pour apprécier la
+délicatesse des sentiments de M. Hilleret, et je ne vis
+d'autre remède à ma déception que de m'étourdir dans l'éclat
+de la fortune. Pourtant, le sentiment par lequel j'étais
+attirée eût pu m'épargner des regrets et j'eusse été meilleure
+si j'avais eu le temps de m'y laisser aller. Mais M. Hilleret
+le partageait-il sérieusement?
+
+- Cela est à croire, mon enfant. Tu ne saurais douter d'un
+amour qui a survécu à une longue absence? D'ailleurs, voici la
+meilleure preuve de la fidélité de ce souvenir.
+
+Mme Martelac déplia la lettre de Jacques, demeurée sur la
+table près d'elle, et montra à sa nièce un passage qu'elle
+s'était abstenue de lire devant Sarah:
+
+"Dites-moi si Robert aime encore sa cousine, chère Madame?
+D'après ses rares lettres, il me semble avoir oublié peu à peu
+la déception de sa jeunesse. Pourtant, elle est si belle! Et
+je crois que son cher cousin, malgré sa grande intelligence,
+ne se rendait pas un compte exact de la richesse de cette
+nature un peu déprimée peut-être par l'éducation, mais
+susceptible de subir une meilleure influence. Il me semble
+difficile de l'oublier, et maintenant que je la sais veuve,
+j'y pense souvent. Mais c'est folie, n'est-ce pas? Et elle-même
+a sûrement oublié le jeune officier jadis si disposé à
+l'aimer follement!"
+
+Anne parcourut ces lignes et son visage laissa parfaitement
+lire à Mme Martelac la joyeuse surprise éprouvée par elle.
+
+- Robert est guéri, dit-elle, et je le méritais. Je n'étais
+pas digne de lui.
+
+- Mais son ami semble ne pas être guéri, lui, et paraît ne pas
+désirer de l'être. Tu connais ses qualités?
+
+- Oui, Robert l'estime et si je n'ai pas su apprécier les
+avantages supérieurs de mon cousin, du moins j'ai pleine
+confiance dans son jugement.
+
+- Alors quelle réponse dois-je faire?
+
+Anne se leva comme pour partir et dit avec un peu d'embarras:
+
+- Probablement, s'il prenait un congé pour revenir en France,
+il ne repartirait pas seul.
+
+- M'autorises-tu à lui donner cet espoir? Sa fortune n'est
+plus à comparer avec la tienne, fit observer Mme Martelac,
+croyant devoir faire réfléchir sa nièce.
+
+- Oh! la fortune! répondit celle-ci avec une expression
+triste, je ne l'apprécie plus autant qu'autrefois! Et elle
+pèsera bien peu dans ma décision!
+
+- Je puis donc lui écrire de demander un congé?
+
+- Après tout, oui, dit Anne en hésitant. J'ai éprouvé un vrai
+regret quand il a quitté la ville et je n'ai eu à l'égard de
+personne autre au monde un sentiment analogue.
+
+- Il était alors conduit par un scrupule de délicatesse et ne
+voulait pas aller sur les brisées de Robert, dont il
+connaissait l'amour pour toi.
+
+Anne était pensive. Elle tendit la main à sa tante et dit:
+
+- Oui, dans mon enfance, il y avait eu des projets formés dans
+notre famille et j'ai été coupable vis-à-vis de Robert. Mais
+il était trop parfait pour moi, et Dieu, dans sa miséricorde,
+s'est servi de mon orgueil lui-même pour m'amener à une vie
+plus sérieuse. Je souhaite à mon cousin une compagne digne de
+lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+
+- Docteur, que pensez-vous de votre malade?
+
+Cette question était posée par le malade lui-même et ses yeux
+anxieux interrogeaient au moins autant que ses lèvres le
+visage de celui auquel il s'adressait.
+
+- Oh! ce n'est pas que je regrette la vie, croyez-le!
+
+- Et quand vous la regretteriez? répondit gravement Robert,
+car c'était lui qui se tenait près du lit. N'est-elle pas un
+grand bienfait de Celui auquel nous la devons?
+
+Son regard, empreint d'une immense compassion, s'était arrêté
+sur les yeux bleus du malade.
+
+- Un bienfait! répondit celui-ci. Oui, pour certains, mais pas
+pour tous. Pas pour ceux qui n'ont à attendre d'elle que la
+douleur.
+
+- Même alors, elle l'est. Expiation ou épreuve, nous n'avons
+pas le droit de la maudire.
+
+Le malade se souleva:
+
+- Vous êtes chrétien, docteur?
+
+- Oui, du fond du coeur! répondit énergiquement Robert.
+
+Son interlocuteur le regarda un instant en silence; puis il
+dit:
+
+- Vous êtes heureux de l'être. Peut-être est-ce là une force.
+
+- La seule que nous puissions avoir ici-bas!
+
+- Mais qu'il ne dépend pas de nous d'obtenir, ajouta le malade
+en retombant épuisé sur son lit.
+
+Son visage émacié portait l'empreinte d'une lassitude
+profonde, d'un abandon moral si grand qu'il avait atteint les
+sources de la vie physique elle-même. Une respiration
+haletante soulevait d'un mouvement pressé et inégal sa
+poitrine creuse et ses yeux enfoncés dans leurs orbites
+semblaient fatigués par la clarté venue de la fenêtre placée
+en face du lit. Ses paupières se baissaient comme si la mort
+fût déjà arrivée et une teinte jaune qui avait envahi ses
+tempes et s'étendait sur toute la face, augmentait l'illusion.
+
+De quoi mourait cet homme? Nul autour de lui n'eût pu le dire.
+
+Dans la maison qu'il habitait, maison de chétive apparence et
+où il occupait une seule chambre, on ne savait rien de son
+passé. Il vivait simplement, peut-être même humblement dans
+son intérieur; mais personne n'eût osé essayer de s'en
+assurer, car il tenait tout le monde à distance.
+
+On savait seulement qu'il écrivait sous un pseudonyme dans
+différentes revues; encore était-il probablement sans grand
+bénéfice, car on ne le voyait jamais se permettre aucune
+dépense inutile. Il était jeune encore, d'aspect distingué et
+d'une apparence qui eût éloigné toute relation vulgaire.
+Depuis une quinzaine de jours, il était malade et sa demeure
+se trouvant voisine de celle du docteur Martelac, celui-ci
+avait été appelé près de lui. Sa maladie déroutait la science
+de Robert. Elle attirait, non pas sa curiosité car il
+respectait l'intime secret de la conscience humaine, mais une
+sympathique commisération de sa part. Il se demandait quel mal
+moral éteignait l'énergie dans cette âme et épuisait ce
+courage.
+
+Dans une relation de voyage à la Nouvelle Grenade Elisée
+Reclus raconte que "pendant la construction du chemin de fer
+qui réunit Aspinwall à Panama, une terrible mortalité décimait
+les milliers d'ouvriers entraînés là par la promesse d'une
+paie très élevée. Ils travaillaient souvent dans la vase
+brûlante et fétide des marécages à scier les troncs des
+palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier
+du sable et des cailloux dans l'air corrompu. Au plus fort de
+l'épidémie, une multitude de Chinois, attirés là par l'appât
+du gain et frappés de désespoir en voyant leurs compagnons
+mourir par centaines, alla s'asseoir à la chute du jour sur
+les sables de la baie de Panama, qu'avaient abandonnés depuis
+quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles,
+regardant à l'Occident le soleil qui se couchait au-dessus de
+leur patrie lointaine, ils attendirent ainsi que le flot
+remontât. Bientôt, en effet, les vagues revinrent
+tourbillonner sur les sables de la plage et les malheureux se
+laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse."
+
+Le malade près duquel Robert avait été appelé semblait comme
+ces infortunés toucher à cette heure où le désespoir reste
+maître des âmes abandonnées à elles-mêmes. Il laissait le flot
+mortel envahir son coeur et tarir lentement, mais sûrement, sa
+vie.
+
+Le docteur n'avait pas répondu à la dernière parole de son
+client. Sa consultation était terminée et pourtant, il restait
+là, hésitant, sentant cet homme livré à ce désespoir sans
+remède et ne sachant comment offrir son aide.
+
+- Vous êtes bien isolé dans cette chambre, dit-il enfin.
+Voulez-vous que je vous envoie une garde?
+
+Un pénible sourire passa sur les traits amaigris du malade,
+ses paupières se relevèrent.
+
+- Une garde? Non, merci, je n'ai plus besoin de personne.
+
+Et comme s'il eût craint en rejetant cette offre de blesser
+celui qui la lui faisait, il ajouta avec une expression
+d'excuse:
+
+- Je suis habitué à ma solitude et je l'aime. J'ai appris à
+supporter même ces longues heures de la nuit où, bercé entre
+la veille et le sommeil que je n'atteins jamais, je parviens
+parfois à oublier le présent qu'aucun mouvement humain ne me
+rappelle. Dans la journée, une voisine s'est chargée des soins
+nécessaires et vient de temps en temps me donner ce qu'il me
+faut.
+
+- Avez-vous quelque membre de votre famille que l'on peut
+prévenir de votre état?
+
+Le malade répondit en rougissant:
+
+- Aucun: je n'ai ni famille ni amis.
+
+Il y avait une si douloureuse amertume dans la façon dont
+furent prononcées ces paroles que Robert lui tendit
+spontanément la main en disant:
+
+- Croyez-le, il n'y a aucune curiosité de ma part à insister
+ainsi. L'isolement est difficile à supporter quand on souffre,
+c'est pourquoi je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de vous
+l'épargner.
+
+- Je ne doute nullement du motif de vos questions et je vous
+en suis reconnaissant, docteur; mais vous ne pouvez rien
+contre le mur infranchissable qui me sépare de mes semblables!
+
+- En êtes-vous sûr?
+
+- Non, rien! reprit doucement l'infortuné.
+
+- Vous n'avez pas d'amis, dites-vous? répliqua Robert ému. Si
+vous voulez m'accorder ce titre, je suis prêt à l'accepter.
+
+- Vous connaissez à peine celui auquel vous faites une si
+généreuse proposition.
+
+- C'est vrai; mais vous souffrez, et toute créature humaine a
+droit, dans le malheur, à notre sympathie. D'ailleurs, je vous
+observe depuis ces quinze jours, et j'ai peine à croire que
+vous soyez indigne de l'estime et de l'attachement de vos
+semblables.
+
+Robert avait fixé son regard sur le visage de son
+interlocuteur; celui-ci parut touché et répondit:
+
+- Merci. Que ce Dieu auquel vous croyez vous récompense d'une
+telle parole! Vous ignorez quel bien elle me fait!
+
+- Si vous avez besoin d'un service, comptez sur moi.
+
+Le malade serra avec effusion la main du jeune Martelac.
+
+- Je l'ai bien compris: votre âme est généreuse et loyale
+autant qu'il est donné de l'être à une âme humaine! Vous êtes
+jeune, mais votre profession vous a apporté plus d'expérience
+qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge, et, par un privilège
+bien rare, cette expérience n'a pas défloré la noblesse de
+votre nature, comme il arrive à ceux qui heurtent trop souvent
+les misères morales et corporelles de l'humanité. Je vous ai
+vu à l'oeuvre depuis ces quinze jours, et je sais avec quel
+dévoûment vous traitez, non seulement le corps, mais l'âme de
+vos malades. Oh! si vous saviez!
+
+Il avait laissé retomber la main de Robert et croisait les
+siennes avec abattement.
+
+-Vous niez que nous ayons le droit de maudire la vie? reprit-il
+tout à coup. Quand elle torture notre âme et l'étreint dans
+un cercle infranchissable d'humiliantes douleurs, nous
+n'aurions pas le droit d'appeler la délivrance? Quand elle
+jette les lambeaux de notre coeur sur la voie que nous
+parcourons, nous devrions adorer la Puissance capable
+d'ordonner un si odieux martyre? Il nous faudrait courber le
+front sous ce joug honteux sans sentir un impérieux besoin de
+révolte pour soulever un pareil fardeau? Est-ce à une âme
+humaine ou à une brute inconsciente qu'on impose ce devoir?
+
+Les yeux du malade brillaient; son visage sortait de la
+torpeur, et ses traits s'étaient empreints d'une amère ironie.
+
+Le docteur, au lieu de le quitter comme il en avait eu
+l'intention, s'assit sur le siège placé près du lit et
+attendit en silence que cette émotion se calmât. Puis,
+doucement, il appuya sa main sur celle qui s'agitait
+fiévreusement sous la couverture.
+
+- Que Dieu vous pardonne de telles paroles! dit-il. Votre
+martyre a dû, en effet, être bien terrible pour vous inspirer
+ces pensées, et toute la compatissante pitié de l'humanité
+passerait comme un flot inutile sur votre coeur révolté si la
+lumière d'en haut ne vient vous éclairer miséricordieusement.
+Le joug de Celui qui dirige notre vie, loin d'être un joug
+honteux, est noble, au contraire, et notre honneur est de
+pouvoir nous y soumettre volontairement. La grandeur de notre
+âme consiste à s'élever au-dessus des tortures dont vous
+parlez. La brute inconsciente, atteinte par la souffrance, se
+couche et meurt, incapable d'en triompher; mais l'âme humaine
+peut, d'un bond, s'élancer au-delà de cette vie douloureuse.
+Elle a pour perspective consolante l'éternité, près de
+laquelle disparaissent nos souffrances d'un jour.
+
+Il se fit un silence entre les deux hommes.
+
+Quelles pensées pesaient sur le coeur et sur l'intelligence du
+malade? Robert l'ignorait, mais il n'osa parler davantage; sa
+foi profonde avait jeté des accents convaincus devant les
+paroles révoltées qu'il venait d'entendre. A présent, il se
+taisait; car, il le sentait, il se faisait dans ce coeur un
+travail de déchirement, et il allait jeter au dehors un cri de
+détresse d'autant plus ardent que, depuis de longues années
+sans doute, il s'était renfermé en lui-même. L'isolement
+absolu dans lequel vivait le malade en faisait foi; aucun
+amour, aucune pitié même, n'avait adouci son supplice, et
+jamais il n'avait, en se versant dans un autre coeur, trouvé un
+soulagement à ses maux.
+
+Mais l'heure de la confiance était venue, et, sous l'empire de
+la charitable compassion qu'on lui témoignait, il paraissait
+disposé à se détendre et à s'ouvrir.
+
+- Docteur, votre vie est bien occupée, et chaque heure de vos
+journées est prise par l'accomplissement d'un devoir.
+Pourtant, j'ose vous demander de me consacrer un moment.
+
+Le malade s'était redressé et regardait Robert en face.
+Certes, la pâleur moite de son front, ses tempes jaunies et
+creusées et la teinte terreuse de son teint, attestaient les
+ravages de la maladie; mais il semblait galvanisé par ses
+souvenirs et par le subit désir de se confier.
+
+- Vous m'écouterez, n'est-ce pas?
+
+- Je suis tout disposé à vous entendre, répondit le jeune
+Martelac, et vous ne sauriez douter de l'intérêt profond avec
+lequel je le ferai.
+
+- Quand vous saurez tout, lorsque le douloureux mystère de ma
+vie vous sera révélé, vous comprendrez que la révolte soit
+entrée dans mon coeur; car mes fautes n'avaient aucune
+proportion avec l'expiation dont elles ont été suivies, et ce
+que vous appelez la justice de Dieu s'est appesanti sur moi
+d'une manière terrible.
+
+- Vous oubliez que, sur cette terre, cette justice est
+conduite par l'amour, dit doucement Robert.
+
+Le malade secoua la tête avec un geste de doute. Il était pour
+le moment incapable de comprendre et d'accepter une vérité si
+dure à ceux qui souffrent sans lever les yeux vers le ciel.
+
+Redressé sur son lit, ses regards fixés sur le docteur, comme
+pour suivre dans sa physionomie l'impression causée par son
+récit, il commença, lentement d'abord, comme s'il eût eu peine
+à renverser la dernière digue élevée par son orgueil,
+l'histoire de sa vie.
+
+Peu à peu, se laissant entraîner par l'intérêt évident
+rencontré dans son auditeur, il en vint à exprimer avec une
+ardente éloquence les souffrances auxquelles il était en proie
+depuis plusieurs années.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+
+- Je me nomme Alain de La Croix-Morgan. J'appartiens à une
+ancienne famille du midi, dont quelques membres vivent encore
+et m'ont à jamais rayé de l'arbre généalogique, auquel mon nom
+ne saurait apporter que le déshonneur. Ils me croient mort, du
+reste, et se félicitent du silence fait autour de moi depuis
+de longues années.
+
+La noblesse de ma famille remonte aux temps les plus reculés
+et se justifia, de génération en génération, par des actes
+glorieux qui prirent place dans l'histoire de notre pays. Si
+la vanité des distinctions humaines se retrouve au-delà du
+tombeau, et si les actions d'éclat gardent aux morts l'honneur
+tel que nous l'entendons ici-bas, mes ancêtres eussent dû
+tressaillir dans leur poussière et se lever comme une légion
+de héros pour foudroyer les misérables qui traînèrent
+injustement leur descendant dans les humiliations d'une cour
+d'assises.
+
+Mais les siècles s'écoulent, indifférents pour ceux qui les
+suivent, et le bruit fait autour de mon nom ne réveilla aucune
+courageuse protestation de la part de mes parents, morts ou
+vivants. Le seul effort fait par ces derniers tendit à obtenir
+que le silence se fît le plus promptement possible sur moi,
+aussitôt après ma condamnation.
+
+Riche et libre de bonne heure, par suite de la mort de mon
+père et de ma mère, dont j'étais l'unique enfant, l'histoire
+de ma jeunesse fut celle de beaucoup de jeunes gens trop tôt
+livrés à eux-mêmes. J'abusai promptement de ma situation, et,
+en peu de temps, j'eus dissipé la fortune laissée par mes
+parents. Obligé alors de chercher des moyens d'existence,
+j'obtins une position dans une banque importante dont le chef
+avait autrefois reçu quelques services de mon père. Grâce à ce
+souvenir et par égard pour le nom honorable que je portais, il
+voulut bien fermer les yeux sur les folies par lesquelles j'en
+étais arrivé à me réduire moi-même à la pauvreté et sur les
+habitudes légères auxquelles j'étais abandonné.
+
+Je dois le dire, une fois accueilli par lui, il n'eut guère de
+reproches à me faire, et, sans être un modèle de travail et
+d'exactitude, je sus me montrer fidèle aux résolutions que
+j'avais prises. Si rien n'était venu me détourner de cette
+voie, peut-être eussé-je remonté peu à peu le courant. Je puis
+au moins l'affirmer, je fusse reste gentilhomme dans mon
+humble condition, et mon nom fût demeuré intact. Mais qui peut
+connaître et éviter l'écueil auquel doit se heurter sa vie?
+Nous marchons en aveugles, et seuls ceux qui, comme vous,
+docteur, croient à une direction venue d'en haut et
+s'abandonnent à elle, sont en sécurité, puisqu'ils sont
+convaincus que tout en ce monde arrive pour leur plus grand
+bien!
+
+Malheureusement, un de mes anciens amis, me voyant dans une
+position si différente de celle dans laquelle j'avais été
+élevé, eut la malencontreuse idée de me marier avec une riche
+héritière d'infime naissance, et dont la fortune devait, ainsi
+qu'il est d'usage de le dire, redorer mon blason. Cet ami,
+compagnon de ma jeunesse, avait partagé mes folies et souvent
+les avait encouragées; je l'avais connu au collège, où j'ai
+passé quelques années, et il avait pris sur moi un ascendant
+auquel je dois certainement la mauvaise direction de ma vie.
+D'une classe inférieure à la mienne et d'ailleurs en contact
+fréquent avec tous ceux qui exploitent les jeunes gens vicieux
+ou désoeuvrés, il avait des relations dans un monde auquel
+j'étais étranger; sans souci de ma dignité et de mon bonheur,
+ce fut là qu'il me chercha une compagne.
+
+Je le laissai agir avec une insouciance coupable; car, il faut
+l'avouer, mes principes étaient peu profonds; mes idées sur le
+mariage et sur les devoirs qu'il impose se ressentaient de mon
+éducation superficielle et n'avaient rien de sérieux. Je vis
+seulement dans l'union qu'on me proposait un moyen de
+reconquérir ma position indépendante.
+
+Comment Nicolas Larousse a-t-il consenti à me donner sa fille?
+Comment elle-même se décida-t-elle à épouser un jeune homme
+qui ne possédait absolument plus rien? Voilà deux questions
+auxquelles je n'ai jamais pu donner une réponse satisfaisante.
+Le père fit, je crois, longtemps opposition à notre mariage,
+mais Marguerite, dont l'avarice était sans doute, par suite de
+sa jeunesse, moins profonde, céda peut-être à un mouvement de
+vanité dont elle se repentit promptement et finit par obtenir
+le consentement dont elle avait besoin.
+
+Je soupçonne l'ami qui avait eu la pensée de cette union
+d'avoir eu beaucoup de peine à la mener à bonne fin, espérant
+lui-même en tirer profit si je parvenais à me rendre maître de
+la fortune de Nicolas. Pour ma part, je demeurai étranger à
+ses manoeuvres, me contentant de donner mon nom à une jeune
+fille inconnue, mais fort belle, je dois le dire, et au fond,
+méprisant le bonhomme auquel je faisais, à mon avis, un très
+grand honneur en consentant à devenir son gendre.
+
+J'épousai donc Marguerite Larousse, fille d'un marchand
+d'antiquités qui vivait misérablement, mais possédait une
+fortune considérable, cachée soigneusement aux yeux du public
+par son avarice. Un hasard avait mis mon ami au courant de
+cette situation et lui avait suggéré l'idée de me proposer ce
+mariage.
+
+Au nom de Nicolas Larousse, le docteur avait tressailli; mais
+ce mouvement échappa au malade, absorbé par son récit.
+
+- Votre beau-père n'avait-il pas d'autres enfants que Mme de
+la Croix-Morgan? Demanda Robert.
+
+- Ne l'appelez pas ainsi! dit vivement son interlocuteur. La
+plus grande faute de ma vie a été d'introduire cette femme
+dans une famille dont elle était indigne de faire partie.
+J'aurais pu en me mariant ainsi au hasard tomber sur une de
+ces douces créatures, aimantes et dévouées, comme on en
+rencontre parfois dans les plus pauvres milieux. Ce fut tout
+le contraire et je puis difficilement pardonner à la fille de
+Nicolas l'attitude prise par elle à l'égard de celui qu'elle
+avait accepté pour époux. Elle-même, du reste, a renoncé à
+porter mon nom.
+
+Il y avait un profond ressentiment dans la façon dont furent
+prononcées ces paroles.
+
+- Mais je me laisse emporter par mes souvenirs, reprit-il.
+Vous me demandez si cette femme était la fille unique de
+Nicolas? Non, il avait un fils, paraît-il. Ce fils avait
+quitté le pays depuis longtemps, après une jeunesse orageuse
+et de nombreuses disputes avec son père. N'entendant plus
+parler de lui, on le croyait mort et Marguerite était
+considérée comme devant être l'unique héritière du marchand
+d'antiquités.
+
+- Comment s'appelait ce jeune homme?
+
+- Marc, je crois. Je ne l'ai jamais vu et on n'en parlait
+jamais devant moi. Fort probablement, il repose depuis
+longtemps dans sa tombe.
+
+Le docteur secoua la tête sans faire aucune réflexion; il
+remettait à plus tard les explications.
+
+- Les préliminaires du mariage furent pénibles pour moi,
+continua le malade, sans se préoccuper des questions de
+Robert; mais décidé à ajouter cette folie à toutes celles que
+j'avais déjà faites, je pris mon parti de tout subir, espérant
+jouir plus tard du fruit de mon odieux calcul en devenant
+maître de la fortune de mon beau-père.
+
+Tenez, docteur, vous devez me mépriser quand je vous montre
+ainsi à nu la misérable faiblesse de mon âme, capable, pour un
+peu d'or et de jouissances matérielles, de sacrifier sa
+dignité et ses plus nobles sentiments. Des années de malsains
+plaisirs et de honteuse liberté avaient amoncelé les ténèbres
+autour de moi et il a fallu un coup terrible pour dissiper ces
+nuages et me faire sortir d'un abaissement pour lequel je
+n'étais pas né.
+
+J'avais compté sans Nicolas et sans sa fille, digne élève de
+son père; ils surent m'enlever le bénéfice que j'attendais de
+cette union. Ma femme n'avait et ne pouvait avoir avec moi
+aucune affinité de goûts et d'idées; nos éducations avaient
+été trop dissemblables. De plus, elle était dure, impérieuse,
+et tenait de son père des habitudes dont l'âpre économie
+creusait un abîme entre nous et révoltait tous mes instincts.
+Nicolas refusa absolument de se défaire en notre faveur d'une
+partie, si minime qu'elle fût, de sa fortune et grâce à cette
+avarice, je ne retirai aucun avantage de la triste alliance à
+laquelle je m'étais abaissé.
+
+Mon ami, chargé de régler toutes les questions concernant mon
+mariage, avait stipulé que M. Larousse donnerait une dot à sa
+fille; mais à l'instigation de celle-ci et dans la crainte de
+me voir dissiper la somme convenue pour cela, mon beau-père ne
+lui donna jamais cet argent et il me restait assez de fierté
+pour renoncer à la réclamer, puisque ma femme elle-même
+désirait la laisser aux mains de son père. La seule chose
+faite pour nous par ce dernier fut de nous recevoir chez lui
+pendant les quelques années que je passai avec sa fille.
+
+Ai-je besoin de vous dire combien l'existence entre ces deux
+êtres grossiers et avares me devint promptement intolérable?
+Je maudis souvent l'inepte insouciance avec laquelle j'avais
+consenti à nouer de pareils liens et à peine avais-je eu le
+temps d'apprécier le naturel de Marguerite, que j'éprouvai
+pour elle un éloignement surpassé seulement par l'aversion
+qu'elle ne tarda pas à me témoigner. Il me vint souvent l'idée
+de la fuir afin de m'épargner le supplice de vivre entre elle
+et son père. Que n'ai-je alors suivi cette tentation!
+
+J'avais conservé ma place dans la banque et me rendais chaque
+matin à mon bureau, où je passais la plus grande partie de mes
+journées. Le temps employé à ce travail abrutissant, entre les
+chiffres et les paperasses, était alors le meilleur de mon
+existence. Sans prendre un goût réel pour de semblables
+occupations, je ne manquais jamais d'y consacrer les heures
+convenues avec le chef de la maison et il n'avait aucun sujet
+de m'adresser des reproches. Enfin, rendu un peu taciturne par
+mes ennuis domestiques, j'avais abandonné les compagnons de
+mes plaisirs passés et je _m'étais rangé_, comme on dit, bien
+que M. Larousse et sa fille, sans doute pour se fournir à
+eux-mêmes un prétexte de haine, affectassent de me croire livré
+comme auparavant aux égarements de ma jeunesse.
+
+Un matin, le chef de la banque dans laquelle j'étais employé
+m'ayant demandé un travail pressé, je me levai de bonne heure
+et sortis pour me rendre à mon bureau avant que personne dans
+la maison de mon beau-père n'eût quitté sa chambre.
+
+Lorsque je revins deux heures plus tard, ma femme, ouvrant
+brusquement la porte d'une pièce dans laquelle elle était à
+mon entrée, se précipita au-devant de moi; comme une furie,
+elle m'accueillit par des injures et des reproches sanglants
+auxquels je ne compris rien tant ils me semblaient étranges.
+
+- Misérable assassin! s'écria-t-elle. Comment osez-vous
+reparaître dans cette maison? Votre crime ne restera pas
+impuni, croyez-le, et si Dieu n'a pas permis qu'il fût
+consommé, vous irez du moins l'expier pendant des années qui
+nous délivreront de vous!
+
+Je la crus atteinte de folie en l'entendant parler ainsi et la
+regardai avec effroi; au lieu de m'emporter à mon tour comme
+j'avais le tort de le faire parfois à son égard, je la pris
+doucement par le bras et l'écartai de mon chemin afin d'entrer
+dans la chambre dans laquelle je savais trouver Nicolas.
+J'avais l'intention de lui demander l'explication de la
+conduite de sa fille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction?
+Mon beau-père était étendu sur un lit, la tête bandée, entouré
+du docteur et de plusieurs hommes que je reconnus pour faire
+partie de ce qu'on appelle "la justice" et qui pour moi devait
+se montrer si injuste. Il était pâle et encore en proie à
+l'épouvante éprouvée pendant la nuit.
+
+A mon aspect, il ferma les yeux avec terreur et j'eus un
+frisson inconscient en voyant les regards de ceux qui
+l'entouraient se fixer sur moi.
+
+- C'est lui! murmura-t-il sans oser me regarder de nouveau.
+
+Au moment où je vous parle, je revois cette scène, il me
+semble, cette chambre un peu sombre dans laquelle on avait
+transporté le blessé à la hâte, ces hommes sévères et méfiants
+par état, attendant dans un pesant silence la terrible
+révélation. Les siècles passeraient sur ma mémoire sans
+emporter dans leurs brouillards l'impression du premier moment
+où, sans même qu'elle se fût formulée dans mon esprit, la
+certitude d'une perte irréparable fit irruption en moi. Je ne
+savais rien, on ne m'avait rien expliqué; mais une étreinte
+horrible me serra le coeur, et sans rien demander, sans
+m'enquérir auparavant de ce qui était arrivé, je courus vers
+le lit en m'écriant:
+
+- Que dites-vous? De quoi m'accusez-vous?
+
+Le blessé s'était mis à trembler à mon approche; le docteur,
+debout à son chevet, me repoussa du geste tandis qu'un des
+assistants demandait à haute et intelligible voix:
+
+- Monsieur Larousse, est-ce bien là celui que vous accusez?
+
+Une seconde à peine se passa entre la question et la réponse;
+mais je le pense, l'horrible anxiété qui pesait sur mon coeur
+doit faire partie des tourments de l'enfer. Je regardai ce
+visage sec, ridé et jaune, entouré d'une bandage déjà imbibé
+de sang, et l'expression de mes yeux devait avoir quelque
+chose de semblable à l'épouvante de l'âme, attendant de la
+bouche du souverain juge la sentence d'éternelle réprobation.
+
+- Oui, répondit Nicolas.
+
+Je bondis de nouveau près du lit.
+
+- C'est une infâme calomnie! Rétractez-vous! Vous êtes fou!
+
+Cette fois, le blessé soutint mon regard et je vis tant de
+haine briller à travers ses prunelles que j'eus peur.
+
+- Dites! dites! m'écriai-je, frémissant, ce n'est pas vrai!
+
+Il y eut une minute de silence; on entendait à peine le
+souffle de ces respirations humaines presque interrompues par
+une solennelle attente.
+
+- C'est lui! reprit Nicolas, distinctement et sans hésiter.
+
+Etait-il trompé par une terrible ressemblance? Ou était-ce de
+propos délibéré qu'il me jetait dans le gouffre?
+
+Je crus lire dans ses yeux la certitude de cette dernière
+hypothèse. A cet instant, sa fille fit irruption dans la
+chambre. Elle s'approcha de moi avec un regard où se
+concentrait toute la rancune amassée dans son âme depuis
+plusieurs années contre celui chez lequel un reste de
+sentiments élevés avait froissé ses instincts vulgaires. Avec
+une assurance plus convaincante que ses premiers emportements
+n'avaient pu l'être pour les témoins de cette scène, elle dit:
+
+- Oui, c'est lui! Comment pourrait-on en douter? Mon pauvre
+père l'a parfaitement reconnu et a lutté vainement avec cet
+ennemi qu'il nourrit et abrite depuis tant d'années. Voyez, il
+était bâillonné avec ce foulard, que Monsieur de la Croix-Morgan
+portait encore hier soir au cou.
+
+Avec quelle insultante ironie cette femme jetait à l'opprobre
+le nom de ma famille! Avec quelle haine elle le prononçait!
+Elle semblait lui en vouloir de la vanité à laquelle elle
+s'était laissée aller en l'acceptant.
+
+- Il n'est pas rentré à l'heure accoutumée (c'était vrai,
+j'étais sorti dans la soirée et étais rentré vers minuit). Il
+a une clé de la maison. Lui seul connaît les habitudes de mon
+père et l'endroit où il serre son argent. Ne pouvant lui
+arracher des ressources pour reprendre la vie désordonnée
+qu'il menait avant notre malheureux mariage, il les a
+demandées au vol et n'a pas reculé devant le crime.
+
+J'écoutais atterré, immobile, ce torrent de folies, car cela
+me paraissait tel, tombant sur ma tête et me surprenant, moi,
+léger, insouciant et méritant sans doute bien des reproches,
+mais honnête et droit, j'ose le dire, autant que peut l'être
+le plus honnête et le plus droit de mes semblables! Il me
+semblait que subitement la nuit s'était faite autour de moi et
+que je m'enfonçais dans les ténèbres.
+
+Puis, peu à peu la lumière vint, atroce, épouvantable! Je
+commençai à comprendre, et sans que j'eusse posé une question,
+celles auxquelles on m'astreignit à répondre suffirent à me
+montrer l'odieuse chute que je faisais.
+
+Nicolas Larousse avait été dévalisé pendant la nuit. L'auteur
+du vol l'avait surpris au moment où, avant d'aller se reposer,
+il était venu ouvrir sa caisse et se complaisait sans doute
+dans la contemplation de son trésor. En voulant défendre son
+or, il était tombé, poussé brutalement, dit-il, par le
+criminel et s'était fait à la tête une grave blessure. Le
+matin, on l'avait trouvé sans connaissance, baignant dans son
+sang, attaché solidement et bâillonné avec le foulard que je
+portais habituellement. Ce foulard s'était sans doute
+rencontré par hasard sous la main du coupable et il s'en était
+servi pour égarer plus facilement les soupçons. A femme, peut-être
+par erreur, car je n'ose la soupçonner de m'avoir accusé
+sciemment d'un crime dont elle me savait innocent, affirma me
+l'avoir vu au cou au moment où je sortais le soir de la maison
+et on en conclut que moi seul avais pu l'employer à l'usage
+auquel il avait servi.
+
+Le blessé m'accusait et malgré tout ce qu'on put essayer, il
+persista dans ses affirmations d'une façon si assurée qu'il
+convainquit mes juges.
+
+J'avais erré toute la soirée au hasard, écoeuré par les
+perpétuels reproches de Marguerite et fuyant cet intérieur
+déplorable; il me fut impossible de prouver ma présence nulle
+part à l'heure où le crime avait dû être commis. Je sortais
+parfois ainsi le soir et je marchais longtemps à travers les
+rues pour calmer la fièvre désespérée que me causaient les
+scènes pénibles auxquelles je me trouvais soumis.
+
+Bien plus, par une aberration et une fatalité inconcevable, la
+domestique de la maison prétendit avoir entendu ma voix se
+mêlant à celle de mon beau-père vers onze heures.
+Naturellement, ma présence près de lui ne lui avait causé
+aucune alarme et elle était montée dans sa chambre sans s'en
+préoccuper.
+
+Enfin, ma femme elle-même me déclarait coupable et me livrait
+à la justice avec une fureur sauvage, expliquée par son amour
+pour son père et par son aversion pour moi.
+
+Que vous dirai-je, docteur? J'étais perdu. Je me débattais
+vainement contre les preuves accumulées devant moi. Comprenez-vous
+ce que ce peut être que de se savoir innocent et de se
+sentir écrasé par ces témoignages dont la brutalité renverse à
+tout instant les affirmations de votre propre conscience et
+vous éclaire d'une lumière menteuse? Alors, l'âme se sent
+envahie par une haine profonde contre la vie, contre les
+hommes aveugles et contre elle-même, incapable de faire
+éclater au grand jour cette vérité qu'elle seule connaît et
+qui la sauverait!
+
+La justice s'empara de moi et je passai deux années dans une
+maison de détention, où mon plus affreux supplice fut
+l'écoeurant contact avec les gredins qui me prenaient pour leur
+pareil. Parfois, tout à coup, le rouge me monte au visage et
+une sueur froide couvre mon front au seul souvenir de cette
+honte. Il me semble avoir rapporté une souillure ineffaçable
+de ces rapports journaliers avec de pareils misérables au
+milieu desquels j'étais confondu!
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+
+Le malade s'était arrêté et ses mains croisées s'étaient
+crispées dans un geste d'horreur pour le souvenir qu'il venait
+d'évoquer. De grosses gouttes de sueur perlaient sur ses
+tempes et le sang amené par la fatigue à ses joues creuses
+triomphait de leur pâleur maladive.
+
+- Le véritable coupable n'a-t-il jamais été retrouvé? demanda
+Robert.
+
+- Jamais.
+
+- N'avez-vous aucun soupçon?
+
+- Comment en aurais-je? Personne ne venait chez mon beau-père
+et les clients qui entraient dans le magasin ne pénétraient
+jamais dans l'intérieur de la maison. Comme tous les avares
+soucieux de dérober leurs richesses dans la crainte de les
+exposer à l'envie, M. Larousse était défiant et prenait mille
+précautions pour cacher à tous sa position de fortune.
+Personne ne pouvait se douter en voyant son extérieur que cet
+homme économe et pauvrement vêtu eût chez lui des valeurs
+considérables.
+
+- Sa famille devait savoir à quoi s'en tenir.
+
+- Je ne lui ai jamais connu de famille. Peu lui importaient
+les liens de la parenté! Son unique souci était d'amasser l'or
+et de l'entasser; s'il en distrayait parfois une partie,
+c'était qu'une occasion se présentait de le placer à un taux
+exorbitant. Mais il aimait, d'ordinaire, à le garder chez lui
+afin de se procurer le suprême bonheur de l'avare: se repaître
+à loisir de la vue de son idole!
+
+- Son fils? ce Marc Larousse... dit le docteur en hésitant.
+
+M. de la Croix-Morgan tressaillit:
+
+- Cette idée m'est venue quelquefois.
+
+- Ah! Et pourquoi n'avez-vous pas alors communiqué vos
+soupçons à votre défenseur?
+
+- Ils ne reposaient sur rien! Avais-je le droit de rejeter sur
+un autre, ne le connaissant même pas et n'ayant aucune raison
+à faire valoir pour expliquer ma pensée, le fardeau écrasant
+sous lequel je succombais? D'après quelques paroles échappées
+parfois à ma femme et à mon beau-père, je le savais, il est
+vrai, capable de tout. Mais on n'entendait plus parler de lui
+et Nicolas, après avoir redouté son retour, semblait le croire
+mort.
+
+- Peut-être n'était-ce pour lui qu'une espérance.
+
+- C'est possible. Je ne m'en préoccupais guère, et avec tout
+le monde, je considérais ma femme comme l'unique enfant du
+marchand d'antiquités. C'est seulement dans les longs silences
+de mes années de détention, lorsque mon imagination affolée
+creusait incessamment mes souvenirs dans l'espoir de découvrir
+le nom du coupable, que je songeai au frère de Marguerite.
+
+- Si vous aviez seulement prononcé son nom, on l'eût cherché,
+on se fût renseigné et peut-être se fût-on convaincu de sa
+culpabilité.
+
+- Vous semblez y croire? dit Alain en fixant ses yeux sur le
+visage du docteur. Quelle apparence pourtant y a-t-il à ce
+qu'après une absence d'un certain nombre d'années, il soit
+subitement revenu, sans être vu de personne que de son père?
+
+- Le coup même qu'il méditait pouvait lui inspirer ces
+précautions. Les gens de son espèce sont habiles à combiner
+leurs projets.
+
+M. de la Croix-Morgan secoua la tête d'un air de doute.
+
+- Je crois qu'à ce moment-là, le fils de M. Larousse
+n'existait plus; son long silence à l'égard de son père, dont
+il ne devait pas ignorer les ressources, le prouverait au
+besoin.
+
+- Une circonstance quelconque pouvait en être cause.
+
+- C'est vrai. Mais les fils prodigues n'abandonnent pas si
+facilement et si longtemps un père riche, fût-il avare comme
+Nicolas Larousse! Personne ne connaîtra jamais la vérité,
+ajouta-t-il tristement. A ce moment-là, la justice ne vit que
+moi.
+
+- Vos amis ne firent-ils aucune démarche pour vous sauver?
+
+- Si, je trouvai dans mon malheur quelques dévouements. Non
+pas de la part de ma famille! Elle m'avait renié depuis ma
+ruine et surtout depuis mon mariage; au moment où je fus
+arrêté, ses membres se félicitèrent sans doute de n'avoir
+conservé aucune relation avec un malheureux capable de traîner
+leur nom devant la cour d'assises. Mais j'avais quelques amis,
+ils essayèrent de me disculper; puis devant les difficultés,
+leur zèle s'arrêta. Hélas! docteur, le malheur humiliant ne
+rencontre guère de défenseur convaincu! Les hommes craignent
+les éclaboussures qui pourraient rejaillir sur eux s'ils
+osaient se déclarer pour un accusé; ils aiment mieux douter de
+lui et accepter les apparences comme des preuves. Les
+témoignages rendus par les circonstances et surtout
+l'assurance de Nicolas, qui persista dans son accusation,
+l'impossibilité où je fus d'indiquer l'endroit précis où
+j'étais à l'heure du crime, tout était contre moi, jusqu'à ma
+vie légère et à la certitude que tous avaient autour de moi
+que l'appât de la fortune m'avait seul engagé à faire ce
+triste mariage. Mes ennemis dirent, et mes amis finirent par
+penser comme eux, que, attendant un héritage trop long à venir
+à mon gré, j'avais cherché par la force à m'en faire
+abandonner une partie. Et pourtant, mes mains sont innocentes
+d'un tel crime et ma pensée eût frémi d'indignation s'il se
+fût présenté à elle!
+
+- Je vous crois! dit Robert simplement.
+
+L'accent et le regard du malade l'eussent convaincu s'il n'eût
+eu des preuves de sa véracité et s'il eût pu douter un instant
+en voyant ce visage dont les lignes flétries accusaient la
+noblesse et la loyauté naturelles.
+
+- Merci, docteur! Hélas! malgré mon innocence, la justice a
+suivi son cours, consacrant ainsi une erreur fatale. Elle m'a,
+il est vrai, condamné comme à regret dans la personne des
+jurés, qui semblaient, en prononçant leur verdict, chercher à
+diminuer ma peine le plus possible.
+
+- Savez-vous ce que devinrent votre femme et son père?
+
+- Le premier fut longtemps malade des suites de sa blessure et
+plus encore peut-être du chagrin causé par la perte des
+valeurs soustraites dans sa caisse et qu'on ne retrouva pas,
+naturellement. C'était ou c'est encore, car j'ignore s'il vit,
+l'être le plus rapace qu'on puisse voir et cela explique
+l'aversion qu'il me témoignait, mes habitudes et mes goûts
+étant en complet désaccord avec les siens. Quant à ma femme,
+au moment où, venant d'être condamné, je quittai la ville où
+nous habitions, je reçus une lettre d'elle. Après avoir
+renouvelé les injures et les reproches dont elle m'avait
+accablé, elle ajoutait: "Jamais mon enfant ne saura même le
+nom de cette noble famille dont le représentant va porter en
+prison ce qui lui restait d'honneur."
+
+Car, pour comble de malheur, nous attendions un enfant,
+misérable petit être condamné à naître et à vivre dans cet
+infime milieu et dont l'ignorance au sujet de son père devait
+être un bienfait. Lorsque Nicolas fut rétabli, il quitta la
+ville avec sa fille, et quand, plus tard, je questionnai
+timidement, n'osant me faire reconnaître, j'appris que ma
+femme était morte peu d'années après la naissance de mon
+enfant. C'était une fille et l'on l'avait nommée Sarah Alain,
+lui laissant ainsi le nom de baptême de son père.
+
+Au nom de Sarah, le docteur se leva brusquement. Depuis le
+commencement de ce récit, auquel il avait prêté une oreille
+attentive, il attendait ce nom. Sitôt que le malade eut parlé
+de Nicolas Larousse, Robert comprit qu'il avait devant lui le
+père de la pupille de Mme Martelac et sa pensée considérait
+avec admiration les voies de la Providence, le mettant en
+présence de celui dont il avait un soir recueilli l'enfant
+isolée en ce monde.
+
+- Vous n'avez jamais entendu parler de votre fille? demanda-t-il.
+
+- Jamais.
+
+- Peut-être fussiez-vous, par quelques recherches, parvenu à
+la retrouver?
+
+- A quoi bon? répondit M. de la Croix-Morgan avec
+découragement.
+
+- Vous eussiez été moins seul ici-bas.
+
+Le malade parut hésiter un instant, puis il dit doucement:
+
+- Oui, j'ai parfois rêvé de sa tendresse d'enfant, surtout
+lorsqu'elle était toute petite et que je n'étais pas encore
+habitué à mon fardeau d'angoisses! lorsqu'un reflet de ma
+jeunesse montait à mon front et qu'oubliant la catastrophe qui
+m'avait brisé, je me croyais comme les autres hommes apte à
+jouir d'une innocente affection! Mais le rêve durait peu et se
+terminait toujours par le serment d'éviter à cette enfant le
+rejaillissement de ma honte. Depuis, elle a grandi, et sous
+l'influence de son grand-père elle n'a pu que devenir la copie
+de sa mère. Ma soif de la connaître s'est éteinte dans cette
+pensée.
+
+- Qui sait? Il y a là-haut une puissance providentielle et
+elle veille sur l'enfance.
+
+Alain secoua la tête d'un air de doute.
+
+- Peut-être, au contraire, son âme s'est-elle formée à votre
+image et à celle de vos ancêtres.
+
+- J'ai peine à croire qu'aucun de ceux-ci pût reconnaître dans
+la petite-fille de Nicolas Larousse une femme digne de lui!
+répondit amèrement le malade.
+
+- Dieu veuille que vous vous trompiez! dit Robert.
+
+Il avait été au moment de protester avec vivacité, mais ne
+voulant pas faire connaître immédiatement la vérité, il s'en
+était abstenu.
+
+- A votre place, j'aurais pourtant essayé de la retrouver.
+
+- Aurais-je pu lui faire partager mon humiliation et ma
+misère? Car je n'ai jamais eu un centime de cet or que j'étais
+accusé d'avoir volé et j'ai vécu avec peine pendant ces
+longues années. Que faire? Où me placer? Cette condamnation,
+en pesant sur moi, me fermait toutes les voies. Alors, j'ai
+essayé d'écrire et parfois, dans cette carrière, j'ai entrevu
+le succès succédant au travail dans lequel je trouvais un
+certain apaisement à mes maux, puis je n'avais même plus le
+courage de le poursuivre. Car le succès, c'est le bruit autour
+d'un nom d'auteur, et même caché derrière un pseudonyme, je ne
+saurais demeurer longtemps à l'abri de la curiosité du public,
+si avide aujourd'hui de jeter ses regards importuns dans le
+sanctuaire intime de ses favoris. Je dois donc vouloir le
+silence, où je puis cacher le passé.
+
+Robert saisit avec compassion les mains de son interlocuteur
+et dit:
+
+- Dieu est clairvoyant et bon. Il fera éclater enfin votre
+innocence.
+
+- Vous croyez en Dieu, vous! Et cette croyance soutient votre
+espoir en une justice, même tardive. Pour moi, mes dernières
+croyances ont sombré dans le désastre de mon honneur.
+
+- Ne parlez pas ainsi! Ne blasphémez pas Celui qui vous a
+durement éprouvé, c'est vrai, mais qui peut seul vous relever
+et vous consoler.
+
+- Puis-je parler autrement?
+
+- Ayez foi et confiance en Lui!
+
+M. de la Croix-Morgan eut un geste d'incrédulité désespérée.
+
+- Il vous faudra bien y croire pourtant lorsque sa Providence
+éclatera à vos yeux.
+
+Le malade garda le silence, soit qu'il se refusât à contredire
+celui à la sympathie duquel il venait de donner un si grand
+témoignage de confiance, soit qu'épuisé par cette longue
+conversation, la fatigue lui imposât le silence. Il se laissa
+retomber sur l'oreiller et ses yeux creux et brillants se
+fixèrent sur le docteur. Celui-ci lui prit le poignet entre
+ses mains et constatant une fièvre ardente, suite des émotions
+renouvelées dans cet entretien, il jugea prudent d'attendre
+pour causer à Alain une secousse heureuse il est vrai, mais si
+peu attendue par lui.
+
+- Croyez-moi, mon ami, dit-il, ne désespérez jamais.
+
+La main de Dieu conduit les événements en dehors de toutes nos
+prévisions. Vous avez désormais en moi un véritable ami, et à
+nous deux, nous travaillerons à vous relever de ces
+humiliations si peu méritées! Je vous quitte pour aller voir
+mes autres malades. Reposez-vous et reprenez courage, voilà
+mon ordonnance pour aujourd'hui. Je vais en sortant prévenir
+votre voisine et la charger de préparer la potion dont vous
+avez besoin pour la journée. Demain, je reviendrai.
+
+- Je veux vous remercier...
+
+Alain s'était soulevé de nouveau pour exprimer ce qu'il
+éprouvait, mais Robert l'interrompit et le força à reposer la
+tête sur le lit.
+
+- Plus un mot, maintenant! Je sais et je comprends ce que vous
+pensez; mais vous êtes épuisé. Je vous ai permis de parler
+longtemps, sachant le bien que pouvait faire à votre pauvre
+âme si éprouvée un peu de confiance, et je vous ai écouté en
+ami. A présent, le médecin parle et vous ordonne pour le
+moment un repos complet.
+
+Docilement, M. de la Croix-Morgan, chez lequel une sorte
+d'atonie succédait à la surexcitation amenée par son récit,
+ferma les yeux, et Robert, ayant de nouveau appuyé le doigt
+sur son pouls et constaté cette excessive fatigue, sortit de
+la chambre et donna ses ordres à la voisine chargée du malade.
+
+En rentrant chez lui et avant même de donner audience aux
+personnes qui attendaient sa consultation, Robert écrivit à sa
+mère, la priant de se rendre immédiatement à Paris avec Sarah.
+Les raisons qu'il lui donnait aussi succinctement que possible
+firent trembler d'émotion et de surprise les mains de Mme
+Martelac quand elle lut et relut la lettre de son fils.
+
+- Sarah! Sarah! s'écria-t-elle, venez vite! Venez!
+
+Celle qu'elle appelait si vivement, relevant sa robe d'une
+main et tenant de l'autre un petit arrosoir, s'en allait à
+travers l'allée principale du jardin, donnant ici et là un peu
+d'eau à des jacinthes et à des crocus qu'elle avait plantés
+avec soin et qui souffrant, croyait-elle, de la sécheresse, ne
+montraient pas assez promptement, à son gré, leurs fleurs
+printanières. Elle releva la tête, étonnée de l'empressement
+inusité avec lequel sa protectrice l'appelait, et vit Mme
+Martelac, une lettre à la main, et lui faisant signe de venir
+la retrouver.
+
+L'arrosoir se versa, je crois, tout entier sur une tige de
+jacinthe, sans doute écrasée par cette avalanche, la pauvre!
+La jeune fille bondit jusqu'à la maison et fut en un instant
+près de la mère de Robert. Celle-ci s'était laissée tomber sur
+un siège. Elle tendit la lettre du docteur:
+
+- Lisez et partons!
+
+Sarah parcourut cette bienheureuse lettre, porteur de la
+nouvelle, et tombant à genoux près de sa mère adoptive, elle
+s'écria en cachant dans ses mains son visage rayonnant:
+
+- J'en étais sûre! Quelque chose me disait qu'il vivait. Oh!
+que Dieu est bon!
+
+Les préparatifs furent promptement faits et le soir même, la
+fille d'Alain de la Croix-Morgan et Mme Martelac partaient
+pour Paris, où Sarah n'était jamais allée mais dont les
+magnificences n'avaient aucune part dans son ardent désir
+d'arriver au plus vite.
+
+La tête appuyée contre la vitre de la portière fermée à cause
+de la fraîcheur de la nuit, elle regardait sans les voir les
+villes endormies dans les vapeurs froides et blanches du
+brouillard, les campagnes solitaires baignées par le clair de
+lune et disparaissant les unes après les autres, rapidement
+traversées par le train qui l'emportait vers ce père inconnu,
+mais déjà aimé.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+
+Le lendemain de ce jour, Alain de la Croix-Morgan, un peu
+moins faible et surtout plus calme depuis ses confidences à
+Robert et depuis qu'il avait la certitude de l'amitié du
+docteur, avait essayé de se lever. Sa santé, gravement
+atteinte, ne permettait aucun espoir de guérison, et le jeune
+Martelac, ne pouvant se faire illusion, avait hâté la venue de
+Sarah et se promettait d'entourer d'un pue de bonheur les
+derniers jours de son malade.
+
+Assis près de la fenêtre de sa chambre, Alain regardait tantôt
+le ciel bleu, illuminé d'un soleil de printemps, tantôt la
+rue, dans laquelle se croisaient les nombreux passants,
+heureux de jouir de ces premiers beaux jours.
+
+Au loin, les tours de Notre-Dame élevaient leurs silhouettes
+noircies par les siècles et un pointillement d'or se projetait
+dans l'azur, dessinant la flèche élégante de la Sainte-Chapelle,
+ce joyeux précieux, plus digne de reposer sur le velours et le
+satin d'un écrin que tous les diamants de la terre.
+
+Un bruit immense dans lequel se confondaient le roulement des
+voitures, les cris des mariniers de la Seine, les millions
+d'appels de voix, de chants qui se croisent et se mêlent dans
+cet amas de créatures humaines, s'élevait de la cité reine,
+bafouée, insultée par fois pour sa vanité puérile, son
+insolence élégante et son stupide amour du factice et de
+l'apparence et pourtant singée des autres capitales, obligées
+d'admirer son artistique amour du beau, son enthousiasme pour
+le grand et cet intelligent entendement de tout ce qui enlève
+l'humanité aux abaissements de la terre.
+
+Misères et grandeurs, vices honteux et vertus sublimes,
+lâchetés et héroïsmes, Paris offre tout cela dans un
+étourdissant mélange. Ce jour-là, il rayonnait sous la
+physionomie pimpante et joyeuse qu'il sait prendre dès
+qu'arrive la belle saison. Comme une coquette vieillie et
+fatiguée de plaisirs, la ville élégante semblait maussade sous
+les brouillards et le ciel de l'hiver; mais dès que le soleil
+brille et que les feuilles pointent aux branches des arbres,
+elle sort jeune et pleine de vie de ses voiles glacés.
+Immédiatement, cet ensemble si disparate dont se compose la
+population parisienne se revêt d'une uniforme teinte de gaîté;
+le souffle tiède, en mettant des pousses nouvelles aux arbres
+et une nuance veloutée aux pelouses des squares, semble
+apporter une vie plus joyeuse aux classes laborieuses courbées
+sous un travail incessant.
+
+Le ciel lumineux éclaire les hautes maisons si sombres
+l'hiver, il dore les murs noircis et égaie leur vieillesse
+d'un reflet de son azur. Dans les rues, les marchands de
+fleurs offrent leur récolte embaumée et la jeune ouvrière,
+toute frêle et pâle des privations et du froid de la mauvaise
+saison, ne sait pas résister à la tentation. Elle jette un
+regard sur la fraîche marchandise et commet la folie de
+fleurir son corsage d'un bouquet de violettes. Les vieillards,
+les malades, descendent dans la rue, et, tout heureux, s'en
+vont respirer dans le jardin voisin cet air nouveau qui leur
+fait éprouver un bien-être inconnu depuis de longs et tristes
+mois.
+
+Le paysan, si dur que soit son travail, si pénibles que soient
+ses fatigues, est riche d'air et de lumière dans ces immenses
+étendues où s'écoule sa vie. Ceux-là seulement qui ont passé
+l'hiver parqués dans un modeste logis d'ouvriers, entassés
+dans une maison de Paris, savent apprécier un rayon de soleil
+et l'espoir, ou tout au moins l'adoucissement qu'il met au
+coeur quand il envoie sa flèche d'or à travers la fenêtre
+ouverte pour lui livrer passage.
+
+Tout en laissant de temps en temps ses regards errer sur la
+foule qui remplissait la rue ou s'élever vers le ciel entrevu
+comme une longue bande bleue entre les maisons, Alain baissait
+parfois la tête et paraissait chercher à fixer son esprit sur
+un travail qu'il essayait.
+
+Un crayon d'une main et un cahier de l'autre, il voulait
+écrire, mais l'imagination refusait de s'éloigner des
+douloureuses réalités de son existence. Il lutta vainement;
+les figures entrevues un instant fuyaient devant lui et se
+perdaient dans le vague sans lui laisser le temps de les
+saisir pour les retracer. Malgré la nécessité absolue de
+demander à sa plume le renouvellement des ressources épuisées
+par ces trois semaines de maladie, le pauvre homme se vit
+contraint d'abandonner son travail. Il reposa sur le dossier
+du fauteuil sa tête trop faible pour créer les fictions à
+peine ébauchées dans ses rêves et auxquelles il ne se sentait
+pas la force de communiquer la vie.
+
+Ses yeux se fermèrent et une indicible expression d'angoisse
+passa sur son visage. Le besoin matériel allait-il donc aussi
+l'atteindre? Devait-il lutter contre la faim, ce mal terrible
+qui s'attaque aux entrailles même de l'humanité et lui arrache
+ses plus profondes lamentations? Irait-il échouer sur le lit
+d'un hôpital et dormir son dernier sommeil dans la fosse
+commune? La vie, après avoir placé son berceau au milieu des
+grandeurs de ce monde, se révervait-elle, l'ayant ballotté à
+travers les hontes et les humiliations les plus cruelles, de
+s'acharner sur lui jusqu'à son dernier souffle? N'aurait-il
+donc jamais ici-bas un instant de repos, ce malheureux qui
+n'espérait même pas, au-delà de la tombe, d'être consolé!
+
+Ces questions se pressaient en foule dans son cerveau affolé.
+Si son imagination avait, du moins, la force d'exprimer sa
+souffrance, son cri, lui semblait-il, soulèverait le monde et
+traduirait cet immense concert de plaintes qui s'élève à toute
+heure de la terre vers le ciel! Mais ce cri eût été âpre,
+révolté et plus profondément désolé qu'aucun autre, puisqu'il
+n'eût pas porté en lui la croyance en cette bonté divine
+planant pour l'éclairer sur ce lieu de travail et de
+souffrance.
+
+Immobile, abandonné aux cauchemars de la fièvre lente qui le
+consumait, il demeurait étendu; l'air entrait par la fenêtre
+ouverte et caressait doucement ses paupières closes sans lui
+apporter comme à tous l'adoucissant espoir des beaux jours.
+L'impossibilité qu'il venait de constater pour lui de se
+remettre au travail l'avait replongé dans le désespoir.
+
+Tout à coup, on frappa à la porte de sa chambre:
+
+- Entrez.
+
+En prononçant ce mot, le malade s'était redressé et tournait
+les yeux vers la porte, qui s'ouvrit. Debout sur le seuil,
+Sarah se tenait, n'osant avancer.
+
+- Allez et Dieu vous inspire! lui dit à voix basse le docteur
+Martelac, qui l'avait amenée. C'est lui.
+
+La porte se referma doucement et la jeune fille traversa d'un
+pas léger cette grande chambre nue et sombre, éclairée par
+l'unique fenêtre peu large près de laquelle se tenait M. de la
+Croix-Morgan. Ses formes sveltes et gracieuses, le mouvement
+lent, un peu craintif, et l'entrée si peu attendue de Sarah,
+amenèrent une expression de vif étonnement dans les regards du
+malade.
+
+Etait-ce une de ces visions poursuivies sans succès un instant
+auparavant et qui, capricieuse et mobile comme tous les
+produits de l'imagination, se décidait à répondre à son appel?
+
+Il suivait la jeune fille du regard comme s'il eût craint de
+la voir s'évanouir subitement. Tête nue, ses cheveux relevés
+sur la tête en un noeud d'où s'échappaient tout naturellement
+quelques légères boucles, les lèvres entr'ouvertes par
+l'émotion, ses grands yeux fixés sur lui, elle semblait une
+vague apparition, et il n'eût su définir en cet instant si
+elle tenait du rêve ou de la réalité.
+
+Elle vint vers la fenêtre, et silencieusement se mit à genoux
+devant lui. Sarah ignorait ce qu'elle allait dire, et son coeur
+battait à se rompre sous ce regard qui la fixait avec la même
+persistance dont elle s'étonnait tant autrefois dans celui du
+portrait trouvé chez Nicolas. Immobile, les yeux levés vers M.
+de la Croix-Morgan et comme magnétisée par la ressemblance des
+traits qu'elle avait devant elle avec ceux de ce portrait si
+souvent contemplés depuis des années, la jeune fille comprit
+quelle étrange puissance a la voix du sang, faisant trembler
+le coeur de l'enfant devant l'image de son père inconnu.
+
+- Mon père! dit-elle en croisant ses deux petites mains sur le
+bras du fauteuil.
+
+A cet appel, le malade passa la main sur son front comme pour
+chasser un rêve.
+
+- Mon père, reprit la jeune fille en tremblant, mon père, me
+voici.
+
+D'un mouvement doux et calme, il appuya ses deux mains sur les
+épaules de Sarah et lui fit tourner son visage vers le jour.
+
+- Comment vous nommez-vous? demanda-t-il.
+
+Et comme, émue par le son de cette voix, elle hésitait un
+moment.
+
+- Votre nom? reprit-il, toujours avec calme.
+
+Le romancier et le poète sont moins étonnés que d'autres par
+les événements. Habitués aux brusques ressauts qu'ils
+décrivent dans leurs fictions, il leur semble les retrouver
+dans les secousses inattendues de l'existence, et leurs
+regards, encore empreints des rêves de leur imagination,
+voient parfois avec une singulière tranquillité les
+changements subits produits par la vie. La jeune fille mit
+sous les yeux du malade la médaille de son baptême:
+
+- Sarah Alain, vous le voyez.
+
+Il se frappa le front.
+
+- Serait-ce vrai?
+
+La réalité et le rêve se combattaient encore dans son esprit.
+Il doutait.
+
+- Je suis votre fille!
+
+Cette parole résonna si doucement aux oreilles du malheureux
+qu'il se pencha vers Sarah et la considéra en silence. Tout à
+coup, entourant de ses deux bras cette jeune tête levée vers
+lui, il la serra dans une étreinte passionnée.
+
+- O mon enfant! s'écria-t-il.
+
+Un flot de pleurs monta subitement de ce coeur battu par la vie
+et coula de ces yeux qui, peut-être, n'avaient jamais pleuré
+depuis son enfance. Les années d'isolement, d'humiliation,
+s'évanouirent en face de ce regard jeune et pur, et un instant
+il crut entrevoir les clartés divines d'une vie régénérée et
+fière.
+
+
+Toi! Enfin, je ne suis plus seul! disait-il en contemplant le
+visage de sa fille.
+
+- Non, mon père, vous ne serez plus seul. Nous serons deux
+pour lutter contre le malheur dont vous avez souffert. Je
+serai si heureuse de vous apporter la consolation!
+
+- Merci d'être venue! Le docteur a raison, il y a une
+Providence, je ne saurais en douter en ce moment!
+
+Les bras passés autour du cou de Sarah, M. de la Croix-Morgan
+parla longuement. Qui sait ce qu'il raconta dans ce subit
+épanchement? Les paroles s'échappèrent de ses lèvres,
+pressées, rapides, ardentes. Comme le forçat, rendu à la
+liberté, ne regarde pas en arrière et s'élance vers l'horizon
+ouvert devant lui; ainsi le malade oubliait le passé en voyant
+s'avancer vers lui cette tendresse inconnue et qui tout à coup
+faisait battre son coeur d'un sentiment nouveau, bien qu'il lui
+semblât avoir existé de tout temps dans les fibres intimes de
+son être.
+
+Hélas! Ce bonheur ne dura qu'un instant. L'âme courbée sous la
+honte ne peut longtemps oublier le poids qui pèse sur elle. Le
+souvenir soudain de son fardeau humiliant s'empara de M. de la
+Croix-Morgan et il sentit un morne désespoir succéder à cette
+joie d'un moment. Sa fille allait douter de lui et rougir de
+son passé.
+
+Sarah vit s'obscurcir son regard rayonnant.
+
+- Mon père, lui dit-elle, je vous apporte le bonheur.
+
+Il eut un triste sourire:
+
+- Pauvre enfant, le bonheur n'est pas fait pour moi!
+
+Il l'avait relevée et l'avait fait asseoir près de lui.
+
+- Ne vais-je point, au contraire, jeter par mon nom seul un
+voile sur ta vie?
+
+- Le docteur m'a tout dit.
+
+Il baissa la tête.
+
+Sarah prit ses deux mains dans les siennes et les baisa
+tendrement:
+
+- Je le sais, vous êtes innocent!
+
+Il eut un mouvement désespéré:
+
+- Qui te le prouve? En ce moment, tu le crois. Mais viendra le
+jour peut-être où, toi aussi, tu douteras!
+
+Elle fit un mouvement de dénégation.
+
+- Mieux vaudrait alors pour moi n'avoir jamais connu la joie
+de cette heure!
+
+- Mon père, dit la jeune fille, Dieu m'est témoin que je
+n'eusse jamais douté de vous! Mais le public n'a pas les mêmes
+raisons que moi de croire en vous; aussi la Providence a remis
+entre nos mains la preuve de votre innocence.
+
+- La preuve? répéta le malade.
+
+Une émotion profonde se lisait sur ses traits bouleversés.
+L'apparition de sa fille l'avait remué jusqu'au fond du coeur;
+elle avait infiltré dans son âme un apaisement réel. Et
+pourtant, il restait au fond de son être une douleur intense,
+brûlante; il se sentait marqué de la trace ineffaçable du
+déshonneur et cette pensée avait submergé sa joie d'un moment.
+Mais voilà qu'en lui rendant son enfant, Dieu, du même coup,
+éteignait cette atroce souffrance du mépris de ses semblables
+et Alain, à cette annonce, regardait sa fille avec un
+sentiment de bonheur qui touchait à l'angoisse. Ses yeux
+interrogeaient Sarah.
+
+- Oui, nous avons la preuve de votre innocence, reprit celle-ci.
+Le docteur Martelac a voulu me laisser la joie de vous
+faire connaître son existence et de la remettre moi-même entre
+vos mains. La voici.
+
+Elle lui présentait la déclaration signée de Nicolas
+reconnaissant son fils, Marc Larousse, pour le véritable
+coupable.
+
+- C'était bien lui! murmura M. de la Croix-Morgan. Mes
+pressentiments ne m'avaient pas trompé.
+
+- Le coupable a avoué sa faute; malheureusement la mort a
+interrompu son aveu, et, pendant bien des années, ignorant
+votre véritable nom et même celui de la ville dans laquelle
+vous aviez été jugé, nos démarches sont demeurées stériles.
+Enfin, vous voici, et désormais, nous serons ensemble et nous
+arriverons à vous faire rendre justice!
+
+Elle s'était levée, vaillante et fière, et sa tête un peu
+pâle, mais dont les traits délicats empruntaient tant de
+charme à l'éclat de ses yeux noirs, se trouvait illuminée par
+un rayon de soleil. Placée devant la fenêtre, un coin du ciel
+bleu formait le fond sur lequel sa petite personne se
+détachait, et le printemps qui rayonnait au dehors l'entourait
+de ses effluves attiédies.
+
+- Vous verrez, mon bon père, comme nous serons heureux
+maintenant! dit-elle avec conviction.
+
+Il la regardait, attendri. La jeune fille, sa fille à lui, le
+pauvre homme! lui parut à cet instant la personnification même
+de ce printemps qui chantait dans toute la nature. Il lui
+tendit les bras, et, vaincu par cette émotion profonde, le
+coeur de l'infortuné éleva vers le ciel un ardent remercîment.
+
+- Je le suis, Sarah, je le suis déjà, et cet inconnu, qu'on
+nomme ici-bas le bonheur, vient d'entrer avec toi dans ma vie!
+Dieu soit béni! ce Dieu que, toi aussi, tu dois aimer et
+servir! Il m'a bien fait souffrir, mais cet instant efface
+toutes mes souffrances!
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+
+La santé de M. de la Croix-Morgan déclinait rapidement. Un
+instant, la joie qu'il avait éprouvée lui avait rendu une
+apparence de forces; mais la réaction s'était promptement
+faite, et Sarah, elle-même, malgré sa jeunesse et les moments
+d'espoir qu'elle devait à son âge, conservait peu d'illusions.
+
+On avait transporté le malade dans un petit appartement loué
+par Robert, et Mme Martelac et Sarah entouraient de leurs
+soins affectueux les dernières semaines de son existence.
+Robert passait là toutes ses heures de liberté, épuisant les
+ressources de sa science afin de prolonger cette vie si
+durement éprouvée et dont le déclin venait d'être consolé par
+la présence et la tendresse de la jeune fille. Celle-ci,
+heureuse d'accomplir un devoir qu'elle n'ose plus espérer de
+remplir longtemps encore, comble son père d'attentions
+filiales et le distrait parfois par cette gaîté inhérente à la
+jeunesse et dont elle ne saurait se défaire entièrement, même
+aux jours les plus douloureux.
+
+Le visage de Sarah n'a pas une beauté parfaitement régulière,
+mais il possède au suprême degré ce qu'on est convenu
+d'appeler: "le charme", ce je ne sais quoi d'attractif qui
+brille dans le regard et répand son expression sur l'ensemble
+des traits.
+
+Agenouillée devant la cheminée dans laquelle il y a un peu de
+feu, bien qu'il fasse déjà presque chaud et que la fenêtre
+soit entr'ouverte, nous la trouvons occupée à surveiller une
+cafetière contenant la tisane ordonnée pour son père. Son
+visage, penché vers la flamme qui s'échappe du menu bois
+allumé pour cette préparation, en reçoit un reflet rose, et
+ses cheveux châtains, un peu crêpelés, forment une ombre fine
+et douce sur son cou.
+
+Mme Martelac, assise près de la fenêtre, tricote activement,
+et, de temps en temps, lève les yeux pour regarder Sarah aller
+et venir à travers la chambre ou pour examiner la figure
+fatiguée du malade. Sans doute, cet examen ne lui apprend rien
+de bon, car la vieille dame arrête en ce moment sur sa fille
+d'adoption un regard dans lequel se lit une affectueuse pitié.
+Le docteur cause avec M. de la Croix-Morgan. Celui-ci se lève
+encore chaque jour pour s'installer dans son fauteuil, mais le
+soleil, en l'éclairant, permet d'apprécier les ravages faits
+dans toute sa personne par la maladie.
+
+L'aspect des deux hommes diffère essentiellement. Robert est
+fort, brun; sa physionomie calme et ferme semble refléter la
+force de son âme, qui n'a jamais dévié un seul instant de la
+ligne droite. Sa personne énergique ne connaît d'autre fatigue
+que la saine fatigue du travail. Alain est grand, mince,
+blond; sa taille, aujourd'hui courbée par la maladie, a dû
+être élégante. Dans ses traits revêtus de ce je ne sais quoi
+d'un peu efféminé qu'on nomme "la distinction" et qui semble
+être le plus habituellement le résultat du raffinement des
+races, une certaine faiblesse se combine visiblement avec la
+fougue d'un caractère qui a subi longtemps le joug des
+passions. Leur empreinte, mêlée d'une amère révolte contre la
+fatalité qui a humilié une âme fière, reste marquée sur ce
+front blanc, rayé prématurément par des rides, dans ces yeux
+bleus dont le regard hésitant semble raconter la lutte sous
+laquelle il a dû se courber pendant tant d'années et dans ces
+lèvres fines, légèrement agitées à la moindre émotion.
+
+Il y a peu de différence d'âge entre ces deux hommes; mais le
+docteur, dans toute la force d'une jeunesse qui touche à son
+déclin, semble à peine parvenir à la maturité de la vie,
+tandis que son malade, usé par ses folies et par le malheur
+dont elles ont été suivies, se trouve épuisé et sans ressort
+contre le mal auquel il succombe.
+
+Tout à coup, Mme Martelac, après avoir regardé dans la rue,
+tourne la tête vers l'appartement.
+
+- Sarah, venez donc voir Mlle Nissel, elle passe de l'autre
+côté de la rue.
+
+Sarah se relève vivement et vient vers la fenêtre en disant:
+
+- Oh! je suis curieuse de la voir.
+
+Elle se penche au-dessus de la rue et ses regards suivent avec
+une expression singulière une grande jeune fille blonde, dont
+le profil se reflète dans les devantures des magasins le long
+desquels elle passe avec toute l'élégante vivacité d'une
+démarche essentiellement parisienne. Elle est suivie à une
+petite distance par une femme de chambre, et Sarah ne la
+quitte des yeux qu'au moment où, tournant l'angle de la rue,
+elle disparaît.
+
+- Elle est belle femme, n'est-ce pas? dit Mme Martelac.
+
+- Oui, répond Sarah en rougissant.
+
+Un regard jeté vers une glace placée sur le côté lui a montré
+sa petite taille, bien que parfaitement proportionnée. Est-ce
+la comparaison involontaire qu'elle a faite d'elle-même avec
+la jeune fille de la rue que la petite-fille de Nicolas doit
+le vif incarnat répandu sur ses joues?
+
+- Elle ne paraît pas jolie, reprend-elle timidement.
+
+- Non, mais la beauté est peu de chose, répond vivement Mme
+Martelac, en jetant un regard vers son fils, comme pour
+s'assurer qu'il n'a pas entendu.
+
+- C'est vrai, dit Sarah.
+
+- Elle est agréable, sinon belle.
+
+- Et peut-être très bonne, cela est le principal.
+
+On voit que Sarah fait un effort pour faire cette remarque, et
+Robert, qui a levé les yeux, la regarde en souriant.
+
+- De qui parlez-vous ainsi? demande M. de la Croix-Morgan.
+
+Absorbé par sa conversation avec le docteur, il n'a pas
+remarqué le petit incident qui vient de se produire et entend
+seulement les dernières paroles de sa fille.
+
+- D'une charmante personne, très riche et parfaitement bien,
+dit-on. Robert n'est pas de cet avis.
+
+- Par exemple! s'écrie le docteur; avec une indignation dans
+laquelle on peut deviner une nuance d'ironie.
+
+- Pourtant, tu refuses de faire sa connaissance!
+
+- Ai-je besoin de connaissances de ce genre? répond le jeune
+homme en riant. D'ailleurs, comment osez-vous me reprocher
+d'avoir refusé de la voir? Hélas! sa vue m'a coûté assez cher!
+
+- Tu l'as vue?
+
+- Mais oui, reprend Robert avec un calme superbe, et qui fait
+ouvrir tout grands les yeux de Mme Martelac.
+
+La bonne dame a repoussé sur son front lisse les lunettes dont
+elle se servait, et regarde son fils avec étonnement.
+
+- Où l'as-tu vue?
+
+- A une vente de charité, et j'ai payé d'un billet de cent
+francs une affreuse petite blague au crochet qu'elle m'a
+affirmé être sortie de ses blanches mains, et dans laquelle je
+n'ai même pas la consolation de pouvoir mettre mon tabac,
+parce qu'il s'est fait un noeud à la cordelière qui la ferme et
+je ne sais comment faire pour l'ouvrir.
+
+- Tu es généreux!
+
+- C'était à prendre ou à laisser! Elle m'encourageait de son
+plus doux sourire à me défaire en sa faveur de mon billet de
+cent francs, et je voyais les regards envieux d'un essaim de
+jeunes vendeuses qui nous examinaient et devant lesquelles
+elle eût été humiliée si j'eusse refusé sa marchandise.
+
+- Tu t'es laissé toucher, c'est de bon augure!
+
+Robert lève les épaules en souriant.
+
+- N'en concluez rien, ma mère, vous auriez tort.
+
+Sarah paraît ne pas faire attention à la conversation;
+pourtant, certainement, ses yeux, qui ont repris subitement
+leur expression mélancolique, ne saisissent plus guère le
+mouvement de la rue, bien qu'ils semblent le regarder. Son
+père a jeté un furtif regard de son côté et reprend doucement
+en s'adressant à Robert:
+
+- Je crois comprendre le motif de votre mère, mon ami. Elle a
+raison, vous deviez vous marier.
+
+- N'est-ce pas? dit avec empressement Mme Martelac. Que ne
+pouvez-vous le convertir à cette idée?
+
+Le plus cher désir de la mère du docteur est de voir son fils
+se créer un intérieur et oublier ainsi complètement la
+déception éprouvée par son amour pour sa cousine Anne.
+
+Le docteur garde le silence et continue à couper lentement les
+feuillets d'un livre qu'il vient d'apporter à l'intention de
+Sarah.
+
+- Il ne veut entendre parler d'aucun mariage, reprend Mme
+Martelac en jetant un regard de maternel reproche du côté de
+son fils. Pourtant, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'avais
+fait un si bon rêve de bonheur pour lui!
+
+Robert, à ces mots, fait un brusque mouvement, et M. de la
+Croix-Morgan, qui le regarde, remarque qu'il a pâli
+subitement.
+
+- Et pourquoi notre cher docteur repousse-t-il ce rêve?
+demande-t-il.
+
+- Il affirme que l'amour maternel seul a pu lui donner
+naissance.
+
+- L'amour maternel voit clair peut-être! murmure le malade.
+
+La vieille dame soupire et reprend:
+
+- Il est intraitable, et je n'ose plus en parler. Mais une
+femme bonne, attentive et affectueuse lui ferait un intérieur
+agréable, ce qu'il n'a pas lorsqu'il est seul à Paris.
+
+- Vous croyez, ma mère, que je trouverais tout cela dans une
+de ces charmantes poupées de salon dont on vous parle? demande
+Robert.
+
+Le ton avec lequel il pose cette question a quelque chose
+d'amer qui ne lui est pas habituel et dont M. de la Croix-Morgan
+est frappé.
+
+- Mlle Nissel est pieuse et sérieuse, assure-t-on.
+
+- On le dit toujours de la jeune fille que l'on veut faire
+épouser à un homme de ma profession, n'aimant guère le monde
+et ses frivolités.
+
+- Alors, cherche une autre jeune fille.
+
+Le docteur secoue la tête sans rien répondre, et Sarah s'étant
+décidée à quitter la fenêtre pour revenir surveiller la
+tisane, la conversation change. Mais M. de la Croix-Morgan,
+dont la pâle figure a pris une expression soucieuse, suit
+longtemps des yeux la personne de sa fille allant et venant
+dans la chambre. Puis, ses regards se reportent avec
+hésitation sur le grave visage du docteur; il semble chercher
+le mot d'une énigme dont il entrevoit la solution.
+
+Encore quelques semaines, deux ou trois tout au plus, et le
+dernier jour arriva pour cet homme durement éprouvé. Il
+s'éteignit doucement, et son lit de mort s'éclaira de clartés
+pieuses, entouré comme il l'était par Robert et par les deux
+femmes. Il accepta le consolations de la religion, et le
+prêtre amené à son chevet entendit tomber de sa bouche
+repentante le pardon chrétien pour ses bourreaux, pardon
+auquel devait répondre du haut du ciel celui de Dieu lui-même.
+
+Peu d'heures avant de finir, il pria le docteur de rester seul
+avec lui.
+
+- Docteur, lui dit-il, le temps s'en va pour moi, vous ne m'en
+voudrez pas de mes paroles?
+
+Robert s'était assis près de lui, il répondit doucement:
+
+- Vous pouvez parler, mon ami. Vous savez si ma mère et moi
+nous vous sommes sincèrement attachés!
+
+- Est-il vrai que vous ayez renoncé pour toujours au mariage?
+Dites-moi la vérité.
+
+Et comme le jeune homme avait tressailli à cette question:
+
+- Pardonnez à un mourant, reprit-il. J'avais cru saisir
+quelque chose,... mais peut-être est-ce un sentiment fugitif qui
+ne saurait prendre aucune consistance. Sarah...
+
+- Sarah est notre enfant, interrompit le docteur, comme s'il
+eût craint les paroles qui allaient suivre. Ne vous tourmentez
+pas à son sujet. Je vous jure de veiller sur elle et de
+l'aimer toujours avec une tendresse paternelle.
+
+Le mourant leva avec indécision ses regards vers lui.
+
+- J'avais cru que peut-être... Elle est bien jeune, c'est vrai,
+mais c'est une femme sérieuse; élevée par votre mère et par
+vous, elle me semblait digne de devenir votre compagne.
+
+Une violente rougeur monta au visage de Robert.
+
+- Ce serait égoïsme de ma part, dit-il. L'enfant aimera un
+homme jeune comme elle, et jamais je ne me mettrai entre elle
+et son bonheur.
+
+- Son bonheur! murmura M. de la Croix-Morgan. Qui vous dit
+qu'elle ne le trouverait pas près de vous?
+
+- Comment pourrai-je le croire?
+
+La voix de Robert tremblait en posant cette question. Le
+mourant lui tendit la main.
+
+- Dans un an, demandez-lui ce qu'elle en pense et n'écoutez
+pas les scrupules délicats qui éloigneraient d'elle et de vous
+l'avenir préparé par Dieu même. Croyez-moi, un homme qui va
+mourir est bien clairvoyant quand il lit dans les regards de
+son enfant!
+
+
+Le jeune docteur serra la main moite qui se tendait vers lui
+et dit:
+
+- Je vous promets de faire tout au monde pour donner à Sarah
+un bonheur en rapport avec ses désirs.
+
+Un dernier rayon de joie passa à travers les voiles dont
+commençaient à se couvrir les yeux du malade.
+
+- Merci, dit-il d'une voix éteinte.
+
+Puis, avec un effort:
+
+- J'ai foi en vous et je vous la confie!
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+
+- Oui, Sarah, vous êtes appelée à être heureuse. Pourquoi en
+doutez-vous?
+
+- Heureuse! Moi? répond la jeune fille vivement.
+
+Puis elle ajoute avec douceur:
+
+- J'espère l'être toujours comme je le suis aujourd'hui.
+
+- Mieux que cela! reprend Anne en souriant. Votre plus cher
+rêve se réalisera.
+
+Sarah secoue la tête avec incrédulité.
+
+- Vous êtes donc aveugle? demande Mme Tissier.
+
+- Aveugle? Non certes! Et c'est parce que je ne le suis pas
+que je vois clairement combien vous l'emportez sur moi, Anne.
+Vous êtes bonne, belle, très riche. De plus, le docteur vous a
+toujours aimée.
+
+En disant ces paroles, le regard pensif de la jeune fille suit
+distraitement le vol d'un papillon, dont les ailes à peine
+teintées de jaune se détachent comme une fleur subitement
+éclose à travers une touffe de Reine-des-Prés penchées au bord
+de la rivière.
+
+Assises près du Clain, par une chaude après-midi de la fin de
+l'été, Anne et Sarah causent confidentiellement. Les feuilles
+d'un bouquet de peupliers qui se mirent dans l'eau tombent
+autour d'elle; le vent les détache et en emporte quelques-unes
+dans le courant. Il les roule lentement jusqu'à ce qu'elles se
+trouvent arrêtées par une touffe de roseaux qui termine leur
+voyage. La jeune femme a voulu profiter de cette belle journée
+et est allée chercher sa petite amie pour lui proposer une
+promenade. Lassées par une longue course, elles se reposent en
+considérant la campagne, si belle à ce moment de l'année.
+
+Devant elle, la ville est cachée à leurs regards par un rideau
+d'arbres plantés de l'autre côté de la rivière. Dans cette
+prairie fraîche, petite et entourée de haies élevées comme
+d'une couronne de verdure, on se croirait isolé du monde
+entier; le terrain, derrière le pré, se relève subitement pour
+former une colline couverte de bois. A droite seulement, une
+étroite échappée permet d'apercevoir une longue étendue de la
+vallée, à travers laquelle le Clain promène ses eaux entre
+deux rives vertes qui se perdent peu à peu dans un vague
+horizon doré de soleil. Au-dessus, les arbres, en rejoignant
+le feuillage léger de leurs cimes, découpent le bleu du ciel
+comme une dentelle.
+
+- Folle! Robert ne songe plus à moi depuis bien longtemps. En
+revanche, ses graves regards s'arrêtent sans cesse sur une
+charmante petite personne de ma connaissance.
+
+- Vous croyez?
+
+Sarah questionne anxieusement Mme Tissier, avec l'espérance
+évidente d'avoir une réponse identique à celle de son coeur.
+Elle serait bien déçue s'il en était autrement.
+
+- Certainement, je le crois. Mon cher cousin vous aimait
+autrefois comme une enfant; mais son amour a pris une autre
+forme à présent et il ne tient qu'à vous d'être heureuse.
+
+Les yeux de Sarah rayonnent et leur éclat profond exprime la
+joie qu'elle éprouve en entendant ces paroles.
+
+- Il est si sérieux!
+
+
+Dites donc: Et si bon! si grand! si dévoué! reprend Anne en
+plaisantant. Vous le pensez, n'est-ce pas?
+
+La jeune fille baisse la tête en rougissant. Mme Tissier
+l'embrasse avec affection et reprend:
+
+- Allons, je vous taquine méchamment. Tout le monde pense
+comme vous à son sujet.
+
+- Je ne suis pas assez bonne pour être sa femme.
+
+-Il vous aidera à le devenir. D'ailleurs, vous l'êtes, il me
+semble, pas mal comme cela!
+
+Sarah sourit.
+
+- Tenez, pour vous faire oublier ma méchanceté, voulez-vous un
+trait de mon cousin?
+
+- Lequel? demande la jeune fille avec empressement.
+
+- Oh! il y en a beaucoup, car sa vie se passe à faire le bien.
+Mais celui-ci est inédit, je vous le jure! Ce n'est pas lui
+qui l'a publié, du moins et comme le père de ceux qui en ont
+été l'objet est resté longtemps sans savoir à qui adresser sa
+reconnaissance, personne ne pouvait le raconter. Je vous
+engage toutefois à n'y pas faire allusion devant Robert, si
+vous ne voulez voir se froncer son front sévère. Je l'ai
+appris ce matin même dans ma tournée de pauvres. Pendant son
+séjour ici l'hiver dernier, il a tiré de l'eau les deux
+enfants du père Maurel, le jardinier qui habite au bas de
+Blossac, vous savez? Mon cousin passait, paraît-il, un soir
+après le coucher du soleil, le long de la rivière quand il
+entendit des cris. C'étaient ces petits garçons qui en jouant
+venaient de tomber dans l'eau glacée. Il commençait à faire
+nuit, m'a dit le père Maurel et le Clain est là comme en bien
+des endroits très dangereux. Robert n'a fait ni une ni deux,
+il s'est jeté à l'eau, au risque d'attraper la mort, a saisi
+avec grand'peine les deux enfants, lesquels heureusement se
+tenaient serrés l'un contre l'autre et les a rapportés,
+péniblement vous pouvez le croire, chez leurs parents qui ne
+se doutaient de rien. Imaginez-vous qu'il leur ait dit son
+nom? Ah! bien oui! Il l'a caché soigneusement au contraire
+comme si ce fût lui qui les eût jetés à l'eau!
+
+- Il ne nous a jamais parlé de cela!
+
+- Sans doute! Mon cher cousin fait le bien en se cachant,
+comme les autres font le mal.
+
+- Comment le père Maurel a-t-il su que c'était lui?
+
+- Le docteur fut obligé de se sécher à la flamme allumée
+immédiatement chez le jardinier et celui-ci voulant, vous le
+pensez, connaître le sauveur de ses enfants, l'a bien examiné
+afin de pouvoir se le faire nommer. Il y est parvenu
+difficilement, Robert n'habitant pas Poitiers d'ordinaire;
+mais enfin, il le sait depuis hier et il est venu hier soir
+voir mon cousin pour le remercier, ce que celui-ci a paru
+trouver inutile pour si peu de chose! Vous ne saviez pas cette
+bonne action, n'est-ce pas?
+
+- Non, mais ce n'en est qu'une de plus à son actif et je le
+sais capable de faire beaucoup de bien.
+
+- Vous avez raison et rien en peut étonner de lui sous ce
+rapport.
+
+- Qu'allez-vous devenir, Anne, si vous n'épousez pas votre
+cousin? J'avais toujours pensé que vous étiez destinée à
+devenir sa femme et je croyais qu'il l'espérait, puisqu'il
+refuse tous les autres partis.
+
+En posant cette question, Sarah se penche curieusement vers
+son amie, dont les beaux yeux suivent avec attention, semble-t-il,
+les capricieux dessins qu'elle trace du bout de son
+ombrelle à travers l'herbe touffue.
+
+- Oh! je le sais, reprend la jeune fille, vous pouvez rester
+comme vous êtes en ce moment et votre vie est très employée,
+très occupée; l'avenir n'a pas sujet de vous embarrasser. Je
+vous adresse là une question oiseuse!
+
+Anne secoue la tête en souriant; puis la relevant tout à coup:
+
+- Et pourtant j'ai l'intention de me remarier.
+
+- Avec qui, alors?
+
+La figure de Sarah exprime un profond étonnement.
+
+- Je ne me figure pas vous voir mariée avec un autre qu'avec
+le docteur!
+
+- _L'homme propose_... Vous savez combien il arrive souvent que
+Dieu dispose, comme le dit le proverbe! Autrefois... il y a bien
+des années! Peut-être avais-je à peine l'âge de raison, mon
+père rêvait déjà en effet de m'unir à mon cousin. Plus tard,
+lui-même adopta ce projet. Et pourtant, il en a été autrement.
+Robert m'a oubliée et de mon côté, je puis avouer devant vous
+que jamais, malgré ma profonde estime pour lui, je ne me
+serais prêtée volontiers au désir de nos familles.
+Heureusement la providence a pris soin d'amener dans la maison
+des Martelac une compagne digne de notre cher docteur.
+
+- Mais enfin, qui épousez-vous?
+
+- Vous êtes bien intriguée!
+
+- Vous me faites languir! Dites-moi vite son nom?
+
+Dans son impatience, Sarah s'est levée d'un bond et se tient
+debout devant Anne, sans quitter du regard le beau visage dont
+l'expression mystérieuse la taquine.
+
+- Le capitaine Hilleret!
+
+- C'est donc pour arranger ce mariage qu'il est venu en congé
+ici il y a peu de temps?
+
+Mme Tissier incline la tête:
+
+- Je ne me suis doutée de rien! Suis-je naïve!
+
+- Et ce qui est mieux, vous vous mettiez martel en tête au
+sujet de Robert, me faisant l'honneur de croire qu'il pensait
+encore à moi!
+
+- Mais alors, vous allez nous quitter? reprend Sarah,
+subitement redevenue grave.
+
+- Pourquoi cela?
+
+- Pour suivre votre mari là-bas.
+
+- Rassurez-vous. Je ne puis abandonner mon père, trop âgé
+maintenant pour rester seul ici, et M. Hilleret, en se
+mariant, abandonne sa carrière. Il viendra se fixer à
+Poitiers.
+
+Sarah se jette à genoux près de son amie et l'embrasse avec
+effusion:
+
+- Quel bonheur, alors! Je vous garde et je vous félicite de ce
+mariage, car le docteur aime tant son ami! M. Hilleret doit
+lui ressembler! Mme Martelac connaît votre décision?
+
+- Ma tante est depuis longtemps au courant. Allons, vous
+n'avez plus peur de me voir vous enlever le coeur de Robert?
+
+- O Anne, répond la jeune fille, vous me jugez mal! Je ne suis
+pas jalouse.
+
+- Non, mais vous eussiez souffert, avouez-le?
+
+- Peut-être. Mais j'aurais été vaillante! Le bon Dieu n'est-il
+pas là pour nous aider à supporter toutes les peines, quelles
+qu'elles soient?
+
+- Celle-là, du moins, vous sera épargnée.
+
+- Il finira toujours par se marier. Sa mère le désire vivement
+et moi-même je le souhaite pour son bonheur.
+
+Il y a dans ces paroles une teinte de tristesse qui n'échappe
+pas à Mme Tissier
+
+- Vous êtes incorrigible! Vous ne croirez à l'affection de
+Robert, que lorsqu'il ne vous restera aucun refuge pour
+abriter votre doute obstiné!
+
+- Je suis une enfant vis-à-vis de lui et un homme si grave n'a
+pu songer à moi!
+
+Anne lève légèrement les épaules en souriant:
+
+- Incrédule! Il vous aime et vous épousera. A moins que chacun
+de vous, par excès de délicatesse, vous ne passiez près du
+bonheur sans le saisir.
+
+Sarah garde le silence. Appuyée contre un saule dont les
+branches vertes sortent d'un tronc presque complètement réduit
+à son écorce sillonnée de rides, la jeune fille regarde l'eau
+sombre, au-dessus de laquelle de temps en temps un poisson
+s'élance d'un saut rapide qui fait briller comme un éclair son
+corps argenté. Le vent s'élève et jette plus abondamment
+autour des deux femmes leurs premières feuilles mortes; elles
+tourbillonnent un instant et viennent se poser sur le tapis
+vert de la prairie. Une petite barque passe, elle glisse en
+laissant sur le Clain son sillon vite effacé et déjà elle a
+disparu derrière les arbres, qu'Anne et Sarah entendent encore
+le bruit des rames et le clapotis de l'eau autour d'elles. Les
+hommes qu'elle portait se mettent à chanter et leurs voix
+s'élèvent dans l'air calme. La jeune femme et sa compagne
+prolongent leur silence pour les écouter et quand les voix se
+perdent dans le lointain, ne laissant plus parvenir à leurs
+oreilles que quelques notes élevées, elles demeurent sous le
+charme.
+
+- Anne, s'écrie tout à coup Sarah, émue par cet ensemble de la
+nature, que Dieu est bon d'avoir fait tout si beau autour de
+nous!
+
+- Je le pensais aussi, répond Mme Tissier. Sa main nous
+entoure de merveilles et nous le remercions peu, lors même que
+nous en jouissons profondément. Ce n'est pas seulement le
+monde extérieur qui nous raconte son amour, mais tout en nous
+comme autour de nous. Il dirige notre vie. N'en sommes-nous
+pas, vous et moi, des exemples frappants? Malgré l'orgueil et
+la légèreté de ma jeunesse, il a eu pitié de moi et m'a amenée
+avec douceur à un salutaire changement. Quant à vous, Sarah,
+la Providence s'est montrée une mère à votre égard, n'est-ce
+pas?
+
+- Oh! moi, rien ne peut rendre sa bonté pour une pauvre petite
+créature isolée comme je l'étais. Le soir où, seule, effrayée,
+abandonnée de tous, j'ai rencontré la main du docteur pour me
+protéger et me recueillir, il me semble que Dieu lui-même
+s'est penché vers moi.
+
+- C'était Lui en effet, dans la personne de ma tante et de mon
+cousin.
+
+- Sans famille, sans amis, ne connaissant personne sur la
+terre, ne sachant rien des choses de la vie, j'étais là comme
+une épave rejetée par le flot inconscient et dont nul ne prend
+souci.
+
+- Qui eut dit alors à Robert et à sa mère que dans la personne
+de cette petite fille sauvage, ignorante et chétive, ils
+introduisaient le bonheur sous leur toit?
+
+En disant ces paroles, Anne s'est levée pour partir. Elle
+prend le bras de Sarah et ajoute:
+
+- Et que la petite rose de Bengale, comme vous appelait alors
+M. Hilleret, était destinée à fleurir pour eux et à réjouir
+l'avenir de leur foyer? Quand Robert, comme il me l'a conté
+bien des fois, aperçut, éclairée par la lune et glacée par le
+vent d'hiver, cette petite fille peureuse et triste, eût-il
+deviné qu'en lui offrant un asile, il ouvrait les portes de sa
+demeure à la compagne de sa vie?
+
+Sarah secoua la tête en souriant:
+
+- Tout au moins l'a-t-il ouverte ce jour-là à une amie dévouée
+et reconnaissante!
+
+Elles se sont remises en marche et suivent rapidement les
+sinuosités du Clain.
+
+- Je crains d'être en retard, dit Anne, nous nous sommes
+attardées dans notre conversation et j'avais promis à mon père
+d'être rentrée à cinq heures. Il en est déjà quatre; voyez, le
+soleil commence à baisser à l'horizon.
+
+Elle montre du regard les toits de la ville, recevant
+obliquement les rayons adoucis qui semblent les couvrir d'une
+poudre d'or. La masse noire de la cathédrale élève devant
+elles ses vieux murs massifs et sombres et domine les pointes
+aiguës des flèches des chapelles et celle de l'église de
+Sainte-Radegonde qui porte dans les airs la couronne de la
+grande reine. Autour de ces édifices, les toits amoncelés
+paraissent monter à l'assaut à l'envi les uns des autres dans
+une irrégularité pittoresque. Sur l'autre rive du Clain, les
+dunes élèvent leurs rochers escarpés du haut desquels la
+statue dorée de la Vierge, levant son bras sur la ville pour
+la protéger et la bénir, éblouit le regard.
+
+Une heure plus tard, Sarah en arrivant dans la vieille maison
+à la porte de laquelle Anne l'avait conduite, ouvre comme un
+ouragan la porte de l'appartement dans lequel se tient Mme
+Martelac, un livre à la main et plongée dans une pieuse
+lecture. La mère du docteur lève la tête:
+
+- Qu'avez-vous? dit-elle avec le calme dont elle ne se
+départait jamais.
+
+La jeune fille jette sur la table son chapeau qu'elle vient
+d'enlever, relève de ses deux petites mains encore gantées les
+fins cheveux ébouriffés autour de sa figure et vient se placer
+devant sa protectrice.
+
+- Anne épouse M. Hilleret!
+
+- Eh bien?
+
+La maîtresse de la maison semble attendre l'explication de
+l'étonnement causé à Sarah par cette nouvelle; mais un sourire
+erre sur ses lèvres.
+
+- Je n'aurais jamais cru cela!
+
+- Elle vous en a fait part?
+
+- Tout à l'heure, pendant notre promenade, oui.
+
+- Cette promenade a dû vous faire du bien, car vous avez un
+air radieux, et en ce moment, vous êtes plus fraîche que les
+plus fraîches de nos roses du Bengale!
+
+- Il faisait un temps délicieux! Nous nous sommes assises au
+bord du Clain dans un oasis de verdure où on ne voyait que
+l'eau entre ses rives vertes et quelques petits coins du ciel
+bleu.
+
+- Votre conversation avec Anne vous a, je crois, charmée
+aussi, n'est-ce pas?
+
+- Anne est toujours bonne et aimable, vous savez bien. Puis,
+j'ai été contente d'apprendre son mariage avec M. Hilleret.
+
+- Vous ne vous en doutiez pas?
+
+- Oh! pas le moins du monde! Je pensais qu'elle épouserait le
+docteur.
+
+Mme Martelac secoue la tête:
+
+- Ce n'était pas sa destinée! Vous savez ce que les bonnes
+femmes de nos compagnes appellent _la dédiure?_
+
+Sarah se met à rire et, prenant un tabouret placé devant Mme
+Martelac, elle s'y asseoit, croise ses deux mains autour de
+son genou et regarde son interlocutrice en disant:
+
+- Et moi, quelle est ma _dédiure?_
+
+Puis elle ajoute en riant:
+
+- Je resterai vieille fille et votre compagne, dites?
+
+- Je souhaite de tout mon coeur que la seconde partie de cette
+destinée s'accomplisse, répond Mme Martelac.
+
+- Nous serons bien heureuses, vous verrez! Je vous aiderai à
+raccommoder le linge, à soigner vos fleurs, à faire les
+confitures en été; j'irai l'hiver visiter vos pauvres, afin
+que vous ne preniez pas froid dans ces visites comme vous le
+faites chaque année, et je les soignerai de mon mieux pour
+vous remplacer près d'eux. Je vous ferai la lecture le soir,
+j'écrirai au docteur sous votre dictée, lorsque vous
+deviendrez trop vieille pour le faire vous-même. Enfin, je
+vous aimerai, je vous soignerai et nous mènerons toutes les
+deux une petite vie très tranquille qui nous conduira au
+paradis par un chemin bien uni et bien doux!
+
+- Bah! bah! enfant, les chemins raboteux y mènent plus
+sûrement que ces chemins doux et paisibles. Vieille fille ou
+non, il faut vous attendre à être souvent déchirée par les
+épines. Les vies les plus simples en sont hérissées, et que ce
+soit le coeur, l'esprit ou le corps, il y a quelque chose en
+nous qui ne doit arriver au paradis qu'à travers les
+meurtrissures!
+
+- N'y a-t-il aucun moyen d'y échapper? demande Sarah, devenue
+sérieuse.
+
+- Aucun, cette destinée-là est universelle. Les âmes arrivent
+là-haut portant toutes au front la marque sacrée devant
+laquelle seule, s'ouvrent les portes célestes.
+
+- Eh bien! nous souffrirons ensemble et le bon Dieu sera là en
+troisième pour nous aider à accomplir la destinée, quelle
+qu'elle soit! reprend Sarah en relevant d'un courageux
+mouvement de tête son charmant visage rosé.
+
+- Sans doute, il nous aidera! Puisque cette destinée n'a pas
+d'autre origine que la volonté divine elle-même, par laquelle
+elle est réglée et dirigée, en dehors, bien souvent, de toutes
+nos prévisions.
+
+Pendant toute la soirée, la mère de Robert sourit bien des
+fois en constatant l'exubérante gaîté de sa fille d'adoption.
+Sarah rit, plaisante et paraît heureuse. Sa voix s'élève et
+descend en roulades harmonieuses d'un bout à l'autre de la
+vieille maison, le long de l'étroit corridor éclairé par un
+oeil-de-boeuf, ou dans l'escalier de pierre, qu'elle monte en
+courant, plus légère et plus vive qu'à l'ordinaire, semble-t-il!
+
+La nouvelle du mariage d'Anne avec un autre que le docteur a
+apporté dans sons esprit une impression joyeuse, dont elle
+jouit inconsciemment, mais dont la vieille dame expérimentée
+se rend compte.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+
+- Entrez!
+
+Ce mot répond à un coup hardi et ferme frappé à la porte du
+cabinet de Robert. Celui-ci, entouré de livres, de fioles,
+d'instruments de chirurgie et de papiers couverts de notes,
+lève la tête avec une expression de contrariété visible.
+
+- Du diable! Si c'est encore Mme d'Ambleuse, je l'éconduis
+moins civilement cette fois!
+
+Mais ce n'est point une main de femme qui ouvre la porte, et
+la façon même dont on avait frappé eût dû éclairer le docteur
+s'il n'eût eu l'esprit préoccupé malgré lui de celle dont il
+maudissait l'importunité, tout en la plaignant du fond du
+coeur. Son visage s'éclaire subitement, et il se jette dans les
+bras du nouvel arrivant.
+
+- Enfin, te voilà! Sais-tu qu'on t'attend avec impatience!
+
+- Qui cela?
+
+- Tous et surtout toutes, à Poitiers. Anne fait des projets de
+bonheur; ma mère se réjouit de te voir te fixer près d'elle,
+et il n'y a pas jusqu'à ta petite Rose de Bengale qui n'ait
+été ravie d'apprendre ton mariage avec son amie. Quant à moi,
+ai-je besoin de te dire combien je suis heureux de ton retour
+définitif en France?
+
+Le jeune homme auquel s'adressent ces effusions a bien changé
+depuis le jour où Robert l'a rencontré, un soir, dans les rues
+de Poitiers. Son teint a bruni au soleil d'Afrique, et toute
+sa physionomie a pris une expression martiale, qui ne déplaît
+pas sur ce joli visage, autrefois un peu trop efféminé.
+
+Jacques Hilleret revient d'Algérie pour épouser Anne, veuve de
+M. Tissier, et, en passant à Paris, il s'y est arrêté quelques
+heures, afin de voir son ami.
+
+- Mon premier mouvement avait été de maudire l'ennuyeux
+visiteur qui m'enlevait à mon travail. Mais c'est toi! Et il
+n'y a plus de travail pour moi en ce moment!
+
+Il repousse les papiers, les instruments et les fioles, et,
+appuyant son coude sur la table, il s'installe en face de
+Jacques, qu'il a fait asseoir.
+
+- Je t'arrive au débotté, dit celui-ci; tu me donneras à
+déjeuner, et je repars ce soir pour Poitiers.
+
+- Où tu porteras toutes mes amitiés à tous, n'est-ce pas? Je
+ne sais quand il me sera possible d'y aller, et pourtant j'en
+forme le projet. Mais je suis retenu ici par plusieurs malades
+gravement atteints et surtout un enfant auquel je dois faire,
+ces jours-ci, une opération difficile. Lorsque tu as frappé à
+ma porte, j'ai cru que sa mère venait encore me relancer. La
+pauvre femme est comme affolée par la pensée de cette
+opération; elle ne me laisse pas un jour de repos et vient à
+tout instant me consulter pour son fils.
+
+- Qu'a-t-il donc?
+
+Robert secoua la tête.
+
+- Une infirmité dont nous arriverons, j'espère, à le délivrer.
+Malheureusement, c'est de plus en enfant chétif, malingre et
+nerveux, comme nous en envoyons en quantité dans les grands
+centres et surtout dans certains milieux, où la vie s'écoule
+comme dans une serre chaude.
+
+- Pauvre mère! dit Jacques avec compassion.
+
+- Sans doute: pauvre mère! repartit Robert en riant. Tu peux
+bien ajouter: pauvre docteur! aussi; car Mme d'Ambleuse abuse
+de ma patience!
+
+- Bah! tu es très bon pour elle et pour son enfant, j'en
+jurerais!
+
+- Allons, tu reviens d'Afrique avec ta même confiance en moi!
+
+- Sûrement! N'es-tu plus mon généreux ami d'autrefois?
+
+Le docteur tendit la main à Jacques.
+
+- Générosité largement payée par toi, mon ami, en repoussant
+sans espoir de retour un bonheur que tu me sacrifiais! Je n'ai
+pas été dupe, crois-le, de ta conduite, il y a quelques
+années. Mais alors je me faisais illusion, et je m'imaginais
+pouvoir rendre Anne heureuse en accomplissant le projet de
+notre famille. Dieu merci! le bonheur a frappé deux fois à ta
+porte, ce qu'il ne fait guère pour personne.
+
+- Il viendra aussi quelque jour à la tienne, je l'espère. Du
+moins y a-t-il déjà amené la réputation, et, je pense aussi,
+la fortune.
+
+- La fortune? C'est vrai, dit le docteur en riant, je devrais
+être riche.
+
+- Ne l'es-tu pas!
+
+- Non, il me semble. L'argent vient, c'est certain; mais il
+coule! il coule!
+
+- Je vois ce que c'est, dit le capitaine, tu ne sais pas le
+retenir; tu es trop généreux. J'en avais toujours jugé ainsi.
+
+- On rencontre tant de misères dans notre profession!
+
+- Et tu donnes sans compter! Et on en abuse! Car quelle est la
+charité dont il ne se trouve quelqu'un pour abuser? C'est très
+bon et très bien de donner aux pauvres l'argent que les riches
+te donnent en retour de tes soins; mais, mon ami, permets-moi
+de te faire la morale...
+
+- Très volontiers! dit Robert en l'interrompant et en croisant
+les bras pour écouter gravement.
+
+- Il faut songer aussi à te créer un intérieur et à retenir
+pour cela un peu de cette fortune qui coule entre tes mains.
+
+Robert leva les épaules.
+
+- Bah! un intérieur; j'en ai un dont le luxe est bien
+suffisant pour un vieux garçon travailleurs.
+
+- Tu ne resteras pas éternellement vieux garçon!
+
+- Je pense que si, dit Robert avec calme.
+
+- Bah! reprit Jacques avec étonnement.
+
+- Je travaille tant, que je n'aurais pas le temps de m'occuper
+de ma femme, dit le docteur, sans paraître remarquer cet
+étonnement. Quant à ma mère, sois tranquille, je prélève sur
+mes revenus ce qu'il lui faut avant d'abandonner le reste aux
+infortunes qui se le disputent. Enfin, Sarah, à laquelle je
+penserais certainement si elle en avait besoin, est riche,
+grâce à l'avarice de son grand-père, plus riche même qu'il
+n'est nécessaire, et elle se met souvent de moitié dans les
+bonnes oeuvres de ta fiancée.
+
+Le visage du docteur avait pris une expression pensive et son
+ami, après l'avoir regardé un instant jeta sur la table son
+képi qu'il tenait à la main et dit vivement:
+
+- Pourquoi t'obstines-tu à rester vieux garçon!
+
+- Parce que je n'ai plus envie de me marier.
+
+- En voilà une réponse ridicule! Regarde-moi, je te prie?
+
+Les yeux bruns et profonds de Robert se fixèrent sur le jeune
+capitaine.
+
+- Tu m'as juré que tu n'aimais plus Anne?
+
+Une crainte vague se faisait sentir dans cette question.
+
+- Je te le jure encore. Mon amour pour elle est mort. Tu ne
+crois pas cela possible, n'est-ce pas? et moi-même, je me
+serais révolté autrefois, si on m'avait dit qu'il en était
+ainsi. Mais, Dieu a été infiniment miséricordieux en nous
+rendant l'oubli possible. Un erreur de notre jeunesse serait
+irréparable si notre coeur devait garder intact son premier
+amour, lors même que cet amour lui refuse le bonheur.
+
+- Aimes-tu quelqu'un?
+
+Une hésitation à peine saisissable arrêta la réponse.
+
+- Non, je n'aime personne.
+
+Une rougeur intense monta au front de Robert, et il se pencha
+subitement pour ramasser une feuille de papier tombée du
+bureau près duquel il était. Pour la première fois de sa vie
+peut-être il mentait, lui dont la noble nature avait toujours
+profondément méprisé le mensonge.
+
+- Alors, Anne et moi, nous te chercherons une compagne, je te
+le promets.
+
+- C'est bien inutile! Un médecin a assez d'occupations sans
+s'embarrasser d'une femme et des enfants qui font du bruit et
+causent souvent tant d'inquiétudes!
+
+- Tu ne reculerais certainement pas devant un motif d'égoïsme.
+
+- Pourquoi non? Je suis tranquille ainsi, laisse-moi jouir de
+mon repos.
+
+Jacques leva les épaules avec incrédulité.
+
+- Ce n'est pas de toi, cela! Enfin nous verrons! J'en parlerai
+à Anne.
+
+Il changea la conversation, remettant à plus tard d'aborder
+sérieusement ce sujet avec son ami.
+
+Quelques jours après, Jacques durant une visite à Mme Tissier,
+lui ayant parlé de son cousin, la jeune veuve prit un air
+mystérieux en l'entendant déplorer l'éloignement de Robert
+pour le mariage.
+
+- A quoi attribuez-vous ce désir de rester seul? demanda-t-il
+à sa fiancée.
+
+- Etes-vous bien sûr de l'existence de ce désir?
+
+- Oui, il se trouve heureux ainsi et repousse l'idée d'un
+avenir différent.
+
+Anne s'arrêta un moment à le regarder.
+
+- Vous n'avez rien deviné?
+
+- Que voulez-vous que je devine?
+
+- C'est vrai, vous n'avez pas vécu ici depuis bien des années
+et vous avez vu Robert en passant seulement à votre dernier
+voyage en France. Mais, c'est égal! Liés comme vous l'êtes
+ensemble, il a dû se trahir devant vous. En vérité, les hommes
+sont aveugles! Une femme serait vite sur la voie.
+
+- Sur quelle voie? Aime-t-il quelqu'un?
+
+- C'est assez probable! répondit Anne, dont les grands yeux
+avaient une expression malicieuse.
+
+- Qui?
+
+- Cherchez!
+
+- Je ne puis la connaître!
+
+- Si, vous la connaissez.
+
+Jacques demeurait perplexe en face d'elle, se remémorant un à
+un tous les noms des jeunes filles, peu nombreuses du reste,
+qu'il savait avoir eu autrefois quelques relations avec la
+mère du docteur. Il les nommait l'une après l'autre et Anne,
+s'amusant à ce jeu, secouait la tête à chaque nom.
+
+- Je ne trouve pas, dit-il enfin.
+
+- Donnez-vous votre langue au chat? Il y en a qui étaient
+enfants autrefois et qui sont devenues jeunes filles.
+
+Cette parole fit venir un nom aux lèvres du capitaine.
+
+- Sarah? dit-il en hésitant.
+
+Sa figure exprimait une telle incertitude, que Mme Tissier ne
+put s'empêcher de rire en inclinant la tête en signe
+d'acquiescement.
+
+- Mais c'est une enfant!
+
+- Une enfant de dix-huit ans sonnés! En âge de se marier, par
+conséquent.
+
+- Il l'a élevée!
+
+- Eh bien! tant qu'a duré l'éducation, il l'a aimée comme une
+petite fille. Et puis, peu à peu, sans que ni l'un ni l'autre
+s'en doutât, ce sentiment tout paternel a changé et mon cher
+cousin, le plus grave et le plus sérieux des hommes passés,
+présents et futurs, aime votre petite Rose de Bengale et ne se
+marie pas uniquement, parce que, dans sa sagesse, il a décidé
+qu'il ne devait pas condamner la rieuse pupille de sa mère à
+devenir la femme d'un austère personnage comme lui.
+
+- Comment savez-vous cela? Robert vous a-t-il prise pour
+confidente?
+
+- Robert, y pensez-vous? répondit Anne en plaisantant. J'ai
+bien toute seule compris la chose!
+
+- En êtes-vous sûre?
+
+- Sûre? Notre cher docteur croit son secret assez enseveli
+dans son coeur; mais les yeux parlent et je l'y ai lu aussi
+facilement que je lirais cette page de la Bible!
+
+Elle appuyait la main sur une bible ouverte devant elle et
+qu'elle feuilletait au moment où Jacques était entré pour y
+admirer les merveilleuses illustrations dues au crayon de
+Gustave Doré.
+
+Le jeune homme devenait rêveur.
+
+- Sarah! dit-il lentement, comme s'il n'eût pu faire entrer
+cette idée dans sa tête et qu'il eût voulu la forcer à y
+pénétrer en en raisonnant la possibilité, Sarah! la petite-fille
+du vieux marchand d'antiquités, cette pauvre petite
+orpheline recueillie un soir par lui, Sarah! Devenir la femme
+de Robert!
+
+- Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? La petite orpheline
+abandonnée est devenue sérieuse, bonne, pieuse et digne en
+tout d'associer sa vie à celle du docteur.
+
+- Je le sais. Il m'a une ou deux fois fait son éloge et s'est
+félicité de l'avoir recueillie.
+
+- Il n'a pu dire d'elle plus de bien que tous nous en pensons,
+dit Anne, dont l'affection pour Sarah était très profonde.
+
+- Et que je n'en pense moi-même, sans toutefois avoir pu
+l'apprécier comme vous.
+
+- Alors?
+
+- Elle est encore si jeune pour épouser un homme de l'âge de
+Robert?
+
+- Que voulez-vous? La vie nous réserve tous les jours des
+surprises de ce genre.
+
+- Sans doute! Ainsi, Robert l'aime?
+
+- Je vous dit que oui.
+
+- Et elle?
+
+- Elle? Peut-être!
+
+- Si elle allait ne pas l'aimer!
+
+Anne leva les épaules et se dit en souriant que les hommes les
+plus intelligents sont parfois bien naïfs pour démêler les
+sentiments intimes qu'on ne leur exprime pas en termes précis!
+
+- Parlez-lui du docteur et vous verrez! C'est-à-dire non, vous
+ne verrez rien! reprit-elle en riant, car je commence à avoir
+peu de confiance en votre perspicacité!
+
+Jacques prit l'air offensé, bien que le radieux sourire, même
+taquin, de sa fiancée, lui plût naturellement beaucoup et le
+tînt sous le charme:
+
+- Vous méconnaissez mes aptitudes! Je verrai du premier coup
+si elle l'aime.
+
+- Vous croyez? dit Anne, d'un air de doute.
+
+- Vous me faites injure? Je suis plus clairvoyant que vous ne
+pensez.
+
+- Eh bien! faites-en l'expérience.
+
+La sonnette retentissait avec un carillon vif et argentin
+annonçant pour Anne l'arrivée de son amie dont elle
+connaissait les habitudes. En effet, Sarah entra dans le
+salon, tenant dans les mains un gros bouquet venant du jardin
+de Mme Martelac. Elle le déposa sur les genoux de Mme Tissier:
+
+- Je vous apporte des fleurs cultivées par moi, voyez comme
+elles sont belles!
+
+- Superbes! dit la jeune femme en l'embrassant. Vous entourez
+de tant de soins ceux que vous aimez!
+
+- Et j'aime particulièrement les fleurs. Seulement comme elles
+viennent dans mon coeur après mes amis, je cultive les
+premières afin de les leur offrir.
+
+- Ma tante et Robert les aiment aussi.
+
+- Oui, beaucoup. Quand le docteur est ici, il fait remplir le
+jardin de fleurs nouvelles. Nous sommes obligées de lui
+disputer nos pauvres vieilles fleurs d'autrefois dont nous
+prenons la défense, car il prétend les faire remplacer par des
+espèces rares. Les rosiers seuls obtiennent grâce devant lui
+et il a fait planter une haie de rosiers de Bengale qui, dans
+leur floraison, sont du plus charmant effet.
+
+- Ceci est en votre honneur, dit Anne. Si vous vous en
+souvenez, Jacques vous avait autrefois surnommée: Rose de
+Bengale, et c'est sûrement à cause de vous que Robert soigne
+ainsi vos soeurs.
+
+- Vous croyez? demanda Sarah en rougissant. Il ne m'a jamais
+appelée ainsi et il doit avoir oublié la fantaisie de M.
+Hilleret.
+
+Anne secoua la tête en riant, mais n'insista pas.
+
+- A propos, dit Jacques brusquement, nous allons, je crois,
+marier notre cher docteur.
+
+Une longue branche de sauge, que Sarah avait gardée à la main,
+lui échappa, et lorsque, s'étant penchée pour la ramasser, la
+jeune fille se redressa, la fleur, rapprochée dans ce
+mouvement de son visage, y fit l'effet d'une traînée de sang
+sur un lys, tant il avait subitement perdu ses couleurs.
+
+Elle se tourna aussitôt vers Anne et celle-ci put seule lire,
+dans les yeux noirs de sa petite amie, l'impression qu'elle
+ressentait. Quand Sarah répondit au capitaine, elle avait si
+vaillamment surmonté ce premier mouvement que sa voix même ne
+tremblait pas.
+
+- Avec qui?
+
+- Avec une jeune fille charmante.
+
+- Elle sera digne de lui, j'espère, et le rendra heureux.
+
+Anne eut pitié du combat qu'elle sentait dans le coeur de la
+pauvre enfant.
+
+- Soyez tranquille, Sarah, dit-elle, s'il ne dépend que de
+nous, Robert et ceux qui l'aiment seront heureux.
+
+- Mme Martelac sera ravie du mariage de son fils, dit
+doucement la jeune fille.
+
+Puis, comme si la lutte contre elle-même eût été au-dessus de
+ses forces, elle l'abrégea et reprit avec autant
+d'indifférence qu'il lui fut possible:
+
+- Je me sauve à la réunion du travail pour les pauvres; je me
+suis arrêtée seulement pour vous apporter ces fleurs.
+
+Mme Tissier se leva, et, à la porte du salon, elle l'embrassa
+en murmurant:
+
+- Ce n'est pas vrai. Il ne se marie pas.
+
+Un sourire traversa la physionomie de Sarah et elle dit adieu
+à Jacques avec un regard joyeux. Le capitaine, n'ayant pas
+saisi le mouvement des lèvres de sa fiancée, ne vit que le
+visage gai de la pupille de Mme Martelac.
+
+- Voyez-vous, s'écria-t-il, quand la porte de la rue se fut
+refermée sur elle. Elle ne l'aime pas!
+
+Anne était restée debout à l'endroit où elle avait reconduit
+son amie, elle tenait dans ses mains les fleurs apportées par
+Sarah et sourit avec indulgence.
+
+- Aveugle! murmura-t-elle.
+
+- Comment, vous me traitez encore d'aveugle? Vous avez bien vu
+avec quelle indifférence et même quel plaisir elle a accueilli
+la nouvelle du mariage de Robert. Pauvre Robert! si bon! si
+grand! si parfait!
+
+Anne se mit à rire franchement.
+
+- Et dans peu de temps, vous pourrez dire: si heureux! Car
+elle l'aime profondément.
+
+Jacques ouvrit de grands yeux:
+
+- A quoi voyez-vous cela?
+
+- A mille symptômes imperceptibles et qui vous échappent à
+vous autres, Messieurs.
+
+- Oh! je parie que vous vous trompez!
+
+Anne prit les fleurs d'une seule main et tendit l'autre au
+jeune homme:
+
+- Je parie que Robert et Sarah se marieront aussi promptement
+que nous devons le faire nous-mêmes! prononça-t-elle
+fermement. Il est temps d'en finir et de les éclairer tous les
+deux, afin qu'ils ne se trompent pas de route, et trouvent le
+bonheur dont ils sont dignes l'un et l'autre.
+
+Cette fois, Jacques se baissa pour baiser la petite main
+qu'elle lui avait tendue et répondit:
+
+- Alors, ouvrez-leur les yeux, car je finis par me rendre à
+votre avis. Vous devez mieux que moi connaître le coeur d'une
+jeune fille et je me déclare humblement inhabile en ces sortes
+de choses, malgré les prétentions affichées tout à l'heure en
+plaisantant.
+
+Le lendemain, Anne eut une conférence secrète avec sa tante;
+ce qui fut décidé dans ce conciliabule, Sarah, occupée durant
+ce temps à déchiffrer une partition sur le piano placé dans sa
+chambre, ne s'en douta pas. Mais plusieurs fois dans la
+soirée, le regard attendri de la mère de Robert s'arrêta sur
+la jeune fille avec une sorte de reconnaissance. Jusque-là,
+Mme Martelac avait parfois douté des sentiments qu'elle
+croyait entrevoir; sa nièce lui avait affirmé qu'elle ne se
+trompait pas et avec la grâce de Dieu, elle était résolue à
+donner le bonheur à ses enfants.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+
+Le salon de la vieille maison commence à devenir sombre; à
+l'extrémité opposée à la fenêtre, les portraits raides et
+compassés des Martelac d'autrefois flottent dans l'indécis et
+leurs couleurs semblent se fondre uniformément à travers la
+teinte grise du crépuscule qui envahit l'appartement.
+
+L'angélus sonne à une chapelle voisine, annonçant la fin du
+jour et élevant un instant vers le ciel les âmes courbées
+durant la journée sous le travail et les préoccupations de la
+vie terrestre. On entend le pas de Catherine, alourdie par les
+années, dans la salle à manger où elle dispose tout pour le
+dîner et le silence qui règne dans le salon est troublé
+seulement par ces bruits du dehors, par le mouvement de la
+pendule et par celui d'une grosse mouche affairée qui
+bourdonne encore en cherchant à travers les rideaux une
+retraite pour la nuit.
+
+La maîtresse de la maison tient en ses mains un chapelet
+qu'elle vient de réciter pieusement; elle baise le petit
+crucifix qui le termine, puis le serre lentement dans son étui
+de paille coloriée et le remet dans sa poche.
+
+Un moment, elle demeure silencieuse, les deux mains croisées
+sur le bord de la petite table placée près d'elle. Est-elle
+encore sous l'empire du recueillement? Ou poursuit-elle les
+pensées et les désirs dont elle a parlé à Dieu dans sa prière?
+Mme Martelac est une de ces âmes dont les fibres intimes sont
+pénétrées de confiance et d'abandon à Dieu; elle vit sous son
+regard, le voit en tout événement et possède cette foi
+profonde qui fait à la créature une union filiale avec son
+Créateur. Ses yeux sont levés vers Sarah.
+
+Celle-ci, debout devant la fenêtre, lui tourne le dos; elle ne
+s'est pas aperçue que Mme Martelac avait terminé sa prière,
+et, le front appuyé contre la vitre, elle regarde l'horizon,
+encore éclairé par les dernières lueurs du jour prêt à finir.
+
+Les deux femmes attendent Robert pour le dîner dont l'heure
+est arrivée, et plusieurs fois déjà, en entendant dans la rue
+un pas ferme et pressé, la vieille Catherine s'est arrêtée
+pour écouter si ce n'était point le docteur, afin d'aller
+ouvrir et de lui éviter l'attente à la porte. Mais, arrivé le
+matin à Poitiers pour repartir dans le courant de la nuit
+suivante, Robert est allée voir Jacques Hilleret et s'oublie
+avec lui.
+
+La petite personne de Sarah se détache au milieu de la lumière
+adoucie qui vient du dehors, et seule elle reste complètement
+éclairée, tandis que le salon se remplit peu à peu d'ombres
+confuses. Absorbées par ses réflexions, elle tressaille
+lorsque Mme Martelac lui adresse la parole.
+
+- Savez-vous si le jour du mariage d'Anne est définitivement
+fixé?
+
+La jeune fille se retourne.
+
+- J'ignorais que vous eussiez fini vos prières, dit-elle, et
+je m'oubliais à regardes les fines nuances violacées du
+couchant, encore pénétrées, dirait-on, des derniers rayons du
+soleil.
+
+Mme Martelac répète sa question.
+
+- Anne pense que cela pourra se faire dans un mois, dit Sarah,
+ce n'est guère possible plus tôt.
+
+- Un mois? C'est long, il me semble.
+
+- Elle a beaucoup de préparatifs à faire. Puis la démission de
+M. Hilleret n'est pas acceptée.
+
+- Il aimait sa carrière et doit regretter de l'abandonner.
+
+- Sans doute! Mais il aura fort à faire. La fortune d'Anne est
+considérable et l'occupera. D'ailleurs, elle espère bien le
+voir prendre intérêt à ses bonnes oeuvres et l'y mette de
+moitié; or, vous savez si la vie de Mme Tissier est bien
+employée!
+
+- Oui, pour ceux qui l'ont vue autrefois si frivole et si
+vaniteuse, elle est méconnaissable. C'est une véritable
+conversion!
+
+- Tous ses anciens amis le disent aussi.
+
+- Elle sera heureuse, j'espère.
+
+- Elle la paraît déjà, et je crois la capitaine très bon.
+
+- Il l'a toujours été.
+
+Le silence se fait de nouveau entre les deux femmes.
+Evidemment, ni l'une ni l'autre n'a mis dans cette courte et
+banale conversation la pensée intime qui la rend sérieuse et
+occupe en ce moment son esprit. Chacune d'elles s'intéresse au
+bonheur de la jeune veuve et fait des voeux en sa faveur; mais
+l'idée même de ce bonheur a fait surgir un foule d'autres
+idées, sous l'empire desquelles elles paraissent plus graves
+qu'à l'ordinaire.
+
+Cette heure du crépuscule apporte, d'ailleurs, avec elle une
+sorte d'apaisement particulier; pour l'homme comme pour la
+nature, le repos semble précédé par des heures plus douces où
+le tapage de la vie se tait, où l'agitation de notre esprit se
+calme. Les cercles se resserrent dans l'intimité, les voix
+s'abaissent dans les épanchements faciles, et les souvenirs
+viennent hanter le foyer désert de l'isolé, pour lui ramener
+comme une ombre attendrie de ceux qui ne sont plus.
+
+La nature s'enveloppe des premiers brouillards de la nuit; ces
+voiles bleuâtres, traversés çà et là par les clartés du jour
+qui s'éteint, jettent autour de nous une douceur mélancolique
+et pénètrent notre être d'un charme étranger et doux.
+
+Sarah, une main appuyée sur l'espagnolette de la fenêtre,
+s'est retournée à demi vers le jardin et regarde une branche
+de jasmin qui se balance contre le mur et vient jeter ses
+étoiles blanches jusqu'auprès des vitres.
+
+- Et vous, enfant, quand nous marierons-vous [sic]?
+
+Cette question, posée avec une tendre inflexion de voix, fait
+sortir Sarah de sa rêverie et l'amène aux pieds de sa
+protectrice.
+
+Agenouillée près de Mme Martelac, elle pose sa jolie tête sur
+les deux mains blanches appuyées sur la table et ne répond
+pas. A quoi pense-t-elle et pourquoi cache-t-elle ainsi son
+visage? Ses cheveux, retenus sur la tête par des épingles
+d'écaille, ont, à cette clarté douteuse, quelques reflets
+brillants. La mère du docteur regarde en souriant les petites
+boucles indociles qui tombent sur le cou de la jeune fille et
+sa taille élégante courbée devant elle.
+
+Il y a une grande tendresse dans les regards maternels dont
+elle enveloppe sa fille adoptive, et nul n'eût pensé, en les
+voyant ainsi, que la nature les avait fait naître étrangères
+l'une à l'autre. L'amour dont Mme Martelac entoure Sarah
+depuis tant d'années, a créé dans son coeur une source si
+réelle d'affection et de dévoûment, que l'enfant a depuis
+longtemps oublié les isolements et les duretés de sa vie
+d'autrefois.
+
+Tout à coup, la mère de Robert sent une larme rouler sur ses
+doigts. Subitement, elle relève la tête de la jeune fille, et,
+la tenant entre ses mains, elle dit en la regardant dans les
+yeux:
+
+- Vous pleurez? Pourquoi?
+
+La lumière indécise, venant de la fenêtre, donne sur le visage
+de Sarah, et permet de voir des larmes trembler encore comme
+de petites perles au bord de ses cils.
+
+- Qu'avez-vous? répète la vieille dame avec une inquiète
+tendresse.
+
+- Rien, murmure Sarah en cherchant à dégager sa tête des mains
+qui la retiennent, afin de cacher de nouveau son visage.
+
+- Rien? Vous me trompez!
+
+Puis, comme frappée d'une idée subite:
+
+- Ma chère fille! reprend-elle doucement.
+
+Ses deux mains retombent sur ses genoux, et Sarah appuie sa
+tête sur l'épaule de la protectrice de son enfance.
+
+Anne m'a dit hier une chose...
+
+- Laquelle? demande Sarah, dont les mains tremblent dans celle
+de Mme Martelac.
+
+- Que ma chère enfant d'adoption aimait quelqu'un dont elle
+seule peut aujourd'hui faire le bonheur.
+
+Sarah pleure un instant sans répondre.
+
+- J'avais cru le deviner, mais je n'osais le croire, reprend
+la vieille dame. Est-ce vrai? Dites-moi la vérité?
+
+- Il me trouverait trop enfant pour lui! murmure Sarah. Il est
+si sérieux! Il ne m'aimera jamais!
+
+A cet instant, la porte s'ouvre, et la haute silhouette du
+docteur se dégage de la demi-obscurité répandue dans
+l'appartement. Catherine, ayant guetté son arrivée, lui a
+ouvert avant qu'il n'eût sonné, et les deux femmes ne l'ont
+pas entendu entrer. Etonné, il demeure sur le seuil, et, quand
+Mme Martelac, levant les yeux, l'aperçoit, elle lui tend la
+main en disant:
+
+- C'est Dieu qui t'envoie! Viens consoler notre chère enfant.
+Elle affirme que celui qu'elle aime assez pour devenir sa
+femme fidèle et dévouée ne l'aime pas et la trouve trop enfant
+pour la prendre pour compagne. Rassure-la, je t'en prie. Toi
+seul peux le faire.
+
+Sarah s'était vivement relevée en entendant la porte s'ouvrir,
+et, d'un mouvement instinctif, elle avait tourné le dos à la
+fenêtre, afin de cacher ses larmes et l'émotion encore visible
+sur ses traits.
+
+Le docteur murmura quelques mots inintelligibles, et, ses yeux
+graves fixés, à travers cette lueur adoucie, sur sa mère et
+sur Sarah, il demeura comme fasciné.
+
+Que se passait-il dans ce coeur d'ordinaire si fort et pourtant
+si faible en ce moment?
+
+Peut-être allait-il reculer en face du bonheur, lorsque sa
+mère, qui s'était levée aussi, prit la main de la jeune fille,
+et, marchant à lui, dit à Sarah:
+
+- Votre jeunesse l'effraie. Il craint que la reconnaissance
+seule vous fasse agir. C'est donc à vous, mon enfant, de faire
+les premiers pas.
+
+A cet instant, le visage de Sarah se transfigura; devant cette
+assurance donnée par Mme Martelac, ses doutes tombèrent. Elle
+prit, enserrée dans ses deux petites mains, la main loyale de
+Robert, et dit à voix basse:
+
+- Robert, voulez-vous de moi pour compagne?
+
+D'un élan spontané, il entoura de son bras la tête de celle
+qu'il avait aimée jadis comme son enfant, et, un instant, il
+la pressa contre lui, tandis que, de son autre main, il
+serrait celle de sa mère en lui disant:
+
+- Merci!
+
+La soirée qui suivit fut une joyeuse soirée, une des plus
+joyeuses sans doute qu'eussent vues les murs de la vieille
+maison, et les visages raides et froids des Martelac défunts
+parurent eux-mêmes sourire, du haut de leurs cadres, à la
+gaîté expansive des habitants de leur demeure.
+
+Au dehors, le vent secouait les dernières fleurs du jardin et
+venait jeter ses sifflements aigus à travers les portes mal
+jointes, élevant parfois sa chanson, comme pour troubler la
+conversation. Mais les choses de ce monde nous paraissent
+gaies ou tristes suivant la disposition de notre âme, et ces
+plaintes, si souvent écoutées avec mélancolie par Sarah, lui
+semblèrent, ce soir-là; apporter une harmonie de plus au
+concert dont son âme était remplie.
+
+Mme Martelac, Robert et elle, se réunirent tous les trois
+auprès de la cheminée, dans laquelle, pour la première fois de
+la saison, Catherine avait allumé du feu, et ils attendirent
+ensemble l'heure du départ du docteur, obligé de retourner
+immédiatement à Paris. La flamme faisait danser des ombres sur
+le visage de la jeune fille, assise sur une chaise basse, et
+les étincelles qui s'échappaient du foyer n'étaient guère plus
+brillantes que leurs reflets dans les yeux souriants de la
+fiancée du docteur.
+
+- Vous souvenez-vous, disait-elle à Robert, d'une autre
+soirée, passée depuis bien longtemps, où une pauvre enfant,
+glacée autant de l'âme que du corps, vint aussi se réchauffer
+à cette même cheminée?
+
+- Oui, oui, je me souviens, et le conducteur de l'enfant
+n'était guère moins glacé qu'elle-même, je vous assure! Quel
+froid de loup il faisait au coin de cette rue!
+
+- Je ne puis croire que je sois moi-même! s'écria Sarah.
+
+Mme Martelac se mit à rire.
+
+- Oh! si vous m'aviez vue chez mon grand-père, ébouriffée,
+habillée à la diable, sauvage et muette la plupart du temps,
+je suis sûre que vous douteriez de mon identité! Alors, je
+semblais destinée à me traîner dans une vie d'ignorance et de
+misères sans nom; car tout l'argent de mon grand-père ne m'eût
+pas donné ce que je dois à votre bonté!
+
+Elle avait posé sa main sur les genoux de Mme Martelac et la
+regardait avec tendresse.
+
+- Mais aussi, quelle récompense Dieu accorde à nos soins!
+répondit celle-ci. Vous devenez la joie et la gloire de ce
+foyer, auquel, comme vous le disiez tout à l'heure, vous êtes
+venue un soir réchauffer votre corps et votre pauvre petit
+coeur d'enfant.
+
+- Anne et Jacques seront bien étonnés demain lorsque vous leur
+annoncerez notre mariage, dit le docteur.
+
+- Etonnés? pas le moins du monde! répondit Mme Martelac. Anne
+avait deviné la chose depuis longtemps, et elle-même m'a
+engagée à brusquer le dénoûment.
+
+- Vraiment! dit Robert. Quelle singulière chose que la
+destinée! ajouta-t-il pensivement. Une circonstance
+insignifiante, et à laquelle nous n'attachons aucune
+importance, influe parfois d'une étrange façon sur notre
+avenir. Telle a été pour moi votre rencontre la nuit où je
+vous ai amenée chez ma mère, Sarah, et, si j'avais lu ce soir-là
+dans le livre où s'inscrivent les décisions providentielles
+qui dirigent ma vie, j'eusse pu intituler le chapitre qui
+s'ouvrait alors: _Changement de route_. A ce moment, je n'avais
+nul souci du bonheur dont je jouis aujourd'hui et auquel nul
+autre, il me semble, ne saurait être comparé. Dieu fait bien
+tout ce qu'Il fait, et nous ne saurions mieux faire que de
+nous laisser conduire par son amour.
+
+Peu de temps après cette soirée, Mme Martelac accompagnait à
+l'église, à quelques jours de distance, sa nièce et Sarah.
+
+La veille du mariage de cette dernière, le docteur plaça dans
+les mains de sa jeune fiancée l'acte de réhabilitation de M.
+de la Croix-Morgan, acte qu'il n'avait cessé de travailler à
+obtenir depuis qu'il avait retrouvé le père de Sarah. Celle-ci
+le remercia d'un sourire de ses grands yeux bruns, si
+brillants ce soir-là que, grâce à sa jeunesse et au charme
+extrême dégagé par toute sa personne, elle pouvait rivaliser
+avec la belle Mme Hilleret, d'ailleurs oublieuse en ce moment
+de sa beauté personnelle et tout entière à la joie de sa jeune
+amie.
+
+- Pauvre père! dit Sarah à Robert avec une inflexion de voix
+reconnaissante. Combien il eût été heureux de lire dans
+l'avenir!
+
+- Il y lisait, répondit le docteur. Il me savait en mains les
+preuves irrécusables de son innocence, et au coeur une
+affection capable de braver toutes les difficultés pour vous
+donner la joie de retrouver sans tache le nom de votre
+famille.
+
+Mlle de la Croix-Morgan le regarda avec étonnement.
+
+- Lui aviez-vous dit que...?
+
+Elle s'arrêta.
+
+- Je ne vous déplaisais pas? termina-t-elle en riant.
+
+Les regards sérieux de Robert étaient fixés sur le visage rose
+levé vers lui, et il répondit:
+
+- Non, mais lui aussi l'avait deviné. Car, vous le voyez,
+Sarah, ni l'un ni l'autre, nous ne savons mentir! Avant sa
+mort, il exigea de moi la promesse de vous rendre heureuse
+suivant vos désirs. Puis-je espérer d'y réussir?
+
+Elle lui tendit sa petite main en disant:
+
+- Je remercierai Dieu tous les jours de ma vie, et, quelque
+douleur qu'Il me réserve, rien ne me fera oublier la bonté de
+sa providence, qui m'a amenée et fixée pour toujours à votre
+foyer.
+
+
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+
+
+Erreurs typographiques:
+
+
+chapitre 1: =d'obscures devoirs= remplacé par =d'obscurs devoirs=
+
+chapitre 1: =qui reprit, un tour amical= remplacé par =qui
+reprit un tour amical=
+
+chapitre 2: =qni descendent jusqu'au boulevards= remplacé par
+=qui descendent jusqu'au boulevards=
+
+chapitre 3: =Les regards de la petite-fille passent= remplacé
+par =Les regards de la petite fille passent=
+
+chapitre 6: =à tous les vents, du ciel= replacé par =à tous les
+vents du ciel=
+
+chapitre 6: =beaucoup d'hommes, comme toi= remplacé par
+=beaucoup d'hommes comme toi=
+
+chapitre 7: =L'avarice raccornit les coeurs= remplacé par
+=L'avarice racornit les coeurs=
+
+chapitre 10: =tout ce qui vous plait= remplacé par =tout ce qui
+vous plaît=
+
+chapitre 11: =La petite-fille obéit sans dire un mot= remplacé
+par =La petite fille obéit sans dire un mot=
+
+chapitre 11: =blémir le visage de Nicolas= remplacé par =blêmir
+le visage de Nicolas=
+
+chapitre 11: =ses jambes flageollaient= remplacé par =ses jambes
+flageolaient=
+
+chapitre 11: =ses oncles crochus= remplacé par =ses ongles crochus=
+
+chapitre 11: =eut effrayé Marc lui-même= remplacé par =eût
+effrayé Marc lui-même=
+
+chapitre 11: =Voila, ma vengeance= remplacé par =Voilà ma
+vengeance=
+
+chapitre 12: =trois voisines compâtissantes= remplacé par =trois
+voisines compatissantes=
+
+chapitre 12: =isolement, duquel= remplacé par =isolement duquel=
+
+chapitre 12: =une étincelle de tendresse.= remplacé par =une
+étincelle de tendresse?=
+
+chapitre 13: =an coin de la maison de Nicolas= remplacé par =au
+coin de la maison de Nicolas=
+
+chapitre 13: =s'etre concentrée= remplacé par =s'être concentrée=
+
+chapitre 13: =qui est dans les cieux?= remplacé par =qui est
+dans les cieux.=
+
+chapitre 13: =Ils ont dit qu il y avait= remplacé =Ils ont dit
+qu'il y avait=
+
+chapitre 13: =reprit la petite-fille= remplacé par =reprit la
+petite fille=
+
+chapitre 13: =la main à la petite-fille= remplacé par =la main à
+la petite fille=
+
+chapitre 14: =quelques unes de ces phrases creuses= remplacé
+par =quelques-unes de ces phrases creuses=
+
+chapitre 13: =des mots qui jusque là= remplacé par =des mots qui
+jusque-là=
+
+chapitre 13: =son intérieur, où le pain= remplacé par =son
+intérieur où le pain=
+
+chapitre 14: =la Providence l'avait amené= remplacé par =la
+Providence l'avait amenée=
+
+chapitre 15: =l'année se passa une autre= remplacé par =l'année
+se passa, une autre=
+
+chapitre 16: =lu faisaient éprouver= remplacé par =lui faisaient
+éprouver=
+
+chapitre 16: =espérant que je puis lui rendre= remplacé par
+=espérant que je puisse lui rendre=
+
+chapitre 16: =qu'elle voulait continuer;= remplacé par =qu'elle
+voulait continuer:=
+
+chapitre 17: =les belles filles de Noé= remplacé par =les
+belles-filles de Noé=
+
+chapitre 17: =des belles filles de Noé= remplacé par =des
+belles-filles de Noé=
+
+chapitre 18: =disséminés dans le nef= remplacé par =disséminés
+dans la nef=
+
+chapitre 19: =palétuviers à enfoncer= remplacé par =palétuviers,
+à enfoncer=
+
+chapitre 20: =moins, profonde= remplacé par =moins profonde=
+
+chapitre 20: =introduire cettte femme= remplacé par =introduire
+cette femme=
+
+chapitre 20: =baîllonné= remplacé par =bâillonné=
+
+chapitre 20: =au vol et et n'a pas= remplacé par =au vol et n'a pas=
+
+chapitre 20: =écoutais attéré= remplacé par =écoutais atterré=
+
+chapitre 20: =on pût esssayer= remplacé par =on put essayer=
+
+chapitre 20: =sueur froide, couvre= remplacé par =sueur froide
+couvre=
+
+chapitre 21: =parvenue à la retrouver= remplacé par =parvenu à
+la retrouver=
+
+chapitre 21: =pût reconnaitre= remplacé par =pût reconnaître=
+
+chapitre 21: =Croyez-moi, monami= remplacé par =Croyez-moi, mon ami=
+
+chapitre 21: =croyait-elle= remplacé par =croyait-elle,=
+
+chapitre 21: =la jeune fille bondit= remplacé par =La jeune
+fille bondit=
+
+chapitre 21: =et le soir, même= remplacé par =et le soir même=
+
+chapitre 23: =devait à son age= remplacé par =devait à son âge=
+
+chapitre 23: =crépelés= remplacé par =crêpelés=
+
+chapitre 24: =elle se reposent= remplacé par =elles se reposent=
+
+chapitre 24: =Mon cousin, passait= remplacé par =Mon cousin
+passait=
+
+chapitre 24: =avec grand peine= remplacé par =avec grand'peine=
+
+chapitre 24: =qu n'échappe pas= remplacé par =qui n'échappe pas=
+
+chapitre 25: =je 'éconduis= remplacé par =je l'éconduis=
+
+chapitre 25: =Un hésitation= remplacé par =Une hésitation=
+
+chapitre 25: =sans s'embarasser= remplacé par =sans
+s'embarrasser=
+
+chapitre 25: =se rémemorant= remplacé par =se remémorant=
+
+chapitre 25: =ne pût s'empêcher= remplacé par =ne put s'empêcher=
+
+chapitre 25: =comme une petite-fille= remplacé par =comme une
+petite fille=
+
+chapitre 25: =pris comme confidente= remplacé par =prise comme
+confidente=
+
+chapitre 25: =moment ou Jacques= remplacé par =moment où Jacques=
+
+chapitre 25: =se fût refermée= remplacé par =se fut refermée=
+
+chapitre 25: =résolue a donner= remplacé par =résolue à donner=
+
+chapitre 26: =reprend-t-elle doucement= remplacé par =reprend-elle
+doucement=
+
+chapitre 26: =faire le bonheur,= remplacé par =faire le bonheur.=
+
+chapitre 26: =eussent vu= remplacé par =eussent vues=
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La destinée, by Lucie des Ages
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DESTINÉE ***
+
+***** This file should be named 26813-8.txt or 26813-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26813/
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/26813-8.zip b/26813-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..8eb552c
--- /dev/null
+++ b/26813-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..2e99ad0
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #26813 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26813)