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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/26813-8.txt b/26813-8.txt new file mode 100644 index 0000000..972fec8 --- /dev/null +++ b/26813-8.txt @@ -0,0 +1,9386 @@ +The Project Gutenberg EBook of La destinée, by Lucie des Ages + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La destinée + +Author: Lucie des Ages + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26813] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DESTINÉE *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Lucie des Ages (1845-?), _La destinée_ (1891), +édition de 1891. L'orthographe et la ponctuation de l'édition de 1891 +ont été conservées.] + + + + + + +LA DESTINEE + + + + +DU MEME AUTEUR: + +La Prophétie de Maurice. 1 vol. in-12...... 3fr. + + +IMP. GEORGES JACOB. - ORLEANS. + + + + + + +LUCIE DES AGES + + +LA + +DESTINEE + + +PARIS + +LIBRAIRIE BLERIOT + +HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR + +55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55 + + +(Tous droits réservés.) + + +LA DESTINEE + + + + +CHAPITRE PREMIER + + +Le jeune docteur Martelac, les deux mains dans ses poches et +les yeux fixés sur les pavés inégaux entre lesquels une pluie +d'orage venait de laisser des plaques d'eau jaunâtre, +descendait une longue rue en pente comme il y a tant à +Poitiers. Cette ville, dont une partie est sur une hauteur, +est séparée des coteaux connus sous le nom de dunes, qui +l'entourent presque entièrement, par des faubourgs étalés sur +les rives du Clain. Des rues, partant du plateau sur lequel +s'élèvent ses principaux édifices, vont aboutir aux boulevards +qui longent la rivière et forment une ceinture trop souvent +poussiéreuse à la vieille cité. + +Robert Martelac marchait depuis dix minutes et atteignait une +ruelle peu éclairée quand un jeune officier, venant d'une rue +opposée, se trouva subitement en face de lui, le regarda un +instant avec hésitation et parut disposé à l'arrêter. La rue +était déserte, étroite; les trottoirs attestaient plus +d'ambition que d'espace, le ruisseau coulait encore lentement +et reflétait les étoiles, à présent visibles dans le ciel +redevenu clair. + +Il était difficile aux deux jeunes gens de passer ensemble, à +pied sec du moins; il fallait que l'un des deux s'effaçât +contre le mur pour faire place à l'autre. Mais le nouveau venu +s'était carrément installé devant Robert et paraissait oublier +l'urbanité française au point de lui barrer le chemin. Le +docteur, ayant levé les yeux,, parut étonné de cet arrêt +imposé à sa promenade par un inconnu. + +- Voulez-vous me faire place? demanda-t-il. + +Celui à qui il s'adressait était petit et mince. Son képi +enfoncé sur ses yeux et les ténèbres de la rue, fort mal +éclairée par de rares becs de gaz dont la lumière était +énergiquement secouée par le vent, ne permettaient guère de +distinguer ses traits. Il parut ne pas entendre cette parole, +demeurant immobile devant Robert comme s'il eût cherché à le +reconnaître. + +- Que demandez-vous? reprit ce dernier, non sans une certaine +impatience. + +L'officier continua à le regarder en murmurant. + +- C'est sa voix, sûrement! + +- Enfin, parlez! s'écria le docteur ou laissez le passage +libre. Si votre costume, sur lequel je distingue il me semble +les galons d'un grade, ne me rassurait, cette singulière +insistance me ferait croire à une attaque nocturne. Toutefois, +si vous vous êtes posté là pour demander la bourse ou la vie, +vous vous adressez mal. Ma bourse, assez légère en ce moment, +ne peut tenter personne; de plus, je compte la garder pour mon +usage personnel. Quant à ma vie, j'y tiens plus encore qu'à ma +monnaie et je suis prêt à la défendre bravement. + +Le premier mouvement d'irritation éprouvé par Robert était +passé, et ce petit discours, prononcé d'un ton railleur, +prouvait combien le jeune homme prenait peu au sérieux cette +attaque nocturne et ses propres paroles. + +A vrai dire, les silhouettes des deux interlocuteurs (si +toutefois on peut donner ce nom au silencieux personnage qui +n'avait encore rien fait pour le justifier) eussent facilement +fait comprendre l'inutilité de la lutte, s'il eût dû y en +avoir une. Autant le docteur était grand et fort, autant celui +auquel il parlait était grêle et délicat. + +- Je n'en veux ni à l'un ni à l'autre, dit enfin ce dernier, +mais je vous prierai, s'il n'y a aucune indiscrétion à vous +adresser pareille demande, de venir avec moi sous ce +réverbère. + +- Pourquoi? + +- Pour que je puisse vous voir. + +Un éclat de rire résonna dans le silence de la rue, où ne se +faisait entendre que le bruit des gouttes d'eau, tombant à +intervalles de plus en plus éloignés des toits encore +ruisselants. Poitiers est une ville paisible, et le quartier +où se rencontraient les deux jeunes gens était éloigné du +centre, seul endroit où le mouvement se prolonge après la +tombée de la nuit. + +Parbleu! Il ne sera pas dit que je vous aurai refusé cette +satisfaction, si vous y tenez! répondit joyeusement Robert. +Vous désirez, il paraît, avant d'entamer une conversation, +savoir si votre auditeur possède une honnête figure? A votre +aise! Je me prête de bon coeur à l'accomplissement de ce désir; +d'autant que vous me permettrez, je suppose, le même examen de +votre personne. Toutefois, laissez-moi vous communiquer ma +première impression. Vous ne sauriez être tout au plus qu'un +diminutif de brigand! La voix de Fra Diavolo devait avoir +d'autres intonations que la vôtre, dont le timbre doux et +caressant me semble propre à soupirer de sentimentales paroles +plus qu'à effrayer les passants. Tenez, mon lieutenant, +ajouta-t-il en passant la main sur la manche du jeune officier +et en comptant les galons d'or qui luisaient sur le vêtement +sombre, allez roucouler quelque refrain d'amour, mais ne vous +avisez plus de jouer au voleur! Le rôle ne vous convient pas. + +Cette singulière aventure mettait le docteur en gaîté. +Complaisamment, il se laissa conduire par l'inconnu sous un +réverbère dont la lumière vacillante pouvait permettre de +distinguer ses traits. + +- Voici! dit-il en enlevant son chapeau et en relevant +légèrement la tête pour laisser la lumière se répandre sur son +front et éclairer ses yeux souriants. + +- Robert Martelac! + +Robert tressaillit et subitement son visage redevint sérieux. +Quelque chose comme un son lointain avait frappé son oreille; +il se pencha en avant pour examiner à son tour celui qui était +devant lui. Au bout d'un instant, la mémoire lui revenant: + +- Jacques Hilleret! s'écria-t-il. + +Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. + +- Toi? C'est toi qui joues ainsi au voleur? disait Robert avec +bonne humeur. Du diable si je croyais te rencontrer ce soir +sur mon chemin! Si tu ne m'avais poliment prié de me montrer, +j'eusse passé près de toi sans te reconnaître, grâce au +parcimonieux éclairage de cette rue. Je suis ravi! + +En même temps, il serrait chaleureusement les mains du jeune +lieutenant. + +- Quel bonheur de te retrouver! murmurait celui-ci, dont la +frêle personne semblait secouée par l'émotion. + +- Toujours le même! dit Robert. Aussi profondément touché par +l'émotion qu'une femme ou un enfant! Mon pauvre Jacques, il +faut être plus fort. + +Ces paroles étaient prononcées sur un ton d'affectueuse +remontrance. + +- Oui, comme autrefois, répondit l'officier en souriant à ce +souvenir, quand tu me disais qu'il fallait apprendre à me +défendre contre mes camarades. Je n'ai jamais su! + +- Et pourtant, j'en suis sûr, malgré cette nature +impressionnable à l'excès, tu feras toujours honneur à +l'uniforme que tu portes. + +En disant cela, le docteur prenait le bras de Jacques et +rebroussait chemin sans que son ami fît aucune résistance. + +- Certes! Je l'espère. J'aime ma carrière avec passion. + +- Je n'en doute pas. Le Français est né soldat. L'amour de son +pays l'électrise. Les enfants timides et doux eux-mêmes, tels +que tu l'étais jadis, rêvent d'exterminer le monde afin de +faire plus grande et plus glorieuse la part de leur pays. Tu +es en garnison ici? + +- J'arrive aujourd'hui et je n'ai pas encore eu le temps de me +découvrir un gîte définitif. + +- Alors, je t'emmène chez ma mère. + +- Impossible! A pareille heure, ce serait une invasion que je +ne saurais me permettre qu'en pays conquis! Je n'ai pas +l'honneur de la connaître. + +- Vous ferez connaissance. Elle accueille toujours très bien +les amis de son fils. + +Jacques se débattit un instant, trouvant la chose indiscrète +de sa part. Mais Robert insista et eut facilement raison des +scrupules du lieutenant, trop heureux d'ailleurs de la +perspective d'une soirée passée avec lui pour résister +longtemps à cette invitation. + +- Je n'espérais pas te trouver ici en ce moment, reprit M. +Hilleret, quand il eut enfin consenti à se laisser diriger +vers la maison de Madame Martelac. Je te croyais à Paris, où +ta réputation grandit malgré ta jeunesse et c'est pourquoi +j'ai hésité à t'arrêter. + +- Non pas à m'arrêter, mon ami, car tu l'as fait avec une +crâne désinvolture, il faut l'avouer! Tout au plus as-tu +hésité à me questionner pour t'assurer de mon identité. Je +bénis le hasard qui me fait te rencontrer justement le jour de +ton arrivée ici quand moi-même j'y suis pour quelques heures +seulement. Je retourne après-demain à Paris, mais je viens +voir ma mère toutes les fois qu'il m'est possible de +m'arracher à mes occupations. + +Les deux jeunes gens avaient tout en causant remonté la rue. +Robert s'arrêta devant une vieille maison à laquelle on +arrivait par un perron de trois marches, profondément usées au +milieu par les pas de nombreuses générations. De chaque côté +une rampe en fer offrait un appui pour les gravir. Le docteur +sonna, et se tournant ensuite vers Jacques, il lui dit: + +- Sois le bienvenu dans cette chère demeure qui m'a vu naître +après avoir abrité un nombre considérable de Martelac, peu +fortunés, je crois, si j'en juge par l'aspect de la maison +qu'ils m'ont léguée. + +Cette maison, en effet, ne pouvait donner une haute idée de la +fortune de ses propriétaires passés et présents. Humblement +retirée, un peu en arrière de l'alignement de la rue, elle +semblait faire timidement place à deux constructions neuves +qui s'étaient élevées de chaque côté d'elle et l'écrasaient de +leur jeunesse arrogante. Son toit affaissé était couvert de +tuiles brunies par le temps et ses fenêtres s'ouvraient, les +unes larges au-delà de l'ordinaire, les autres longues et +étroites comme des meurtrières, suivant le goût capricieux de +l'architecte chargé de la construire. La lumière tremblotante +des becs de gaz revêtait sa façade noircie d'une teinte jaune, +tandis qu'elle faisait briller par instants la blancheur neuve +de ses voisines. + +Madame Martelac était venue habiter là aussitôt après son +mariage; son fils y était né, son mari y était mort et pour +rien au monde elle n'eût consenti à abandonner cette demeure +imprégnée de ses souvenirs. + +Nos pères avaient l'amour de _la maison_, l'amour du chez soi, +et ils s'en trouvaient bien. Les générations se succédaient +entre les mêmes murs, en face des mêmes horizons. Elles +grandissaient dans le même milieu, transformé lentement par le +temps, et s'attachaient instinctivement à ces habitations dans +lesquelles leurs ancêtres avaient eu leurs joies et leurs +peines, comme elles-mêmes à leur tour y avaient les leurs. +Elles retrouvaient là les traces de leurs ascendants et les +exemples sur lesquels elles cherchaient à former leur vie. +L'amour du changement est venu, amenant le besoin de +locomotion et emportant du même coup cette austère recherche +des leçons du passé. Nous secouons au vent des excursions +lointaines les souvenirs au milieu desquels nos prédécesseurs +s'enfermaient pieusement. + +En valons-nous mieux parce que le cercle de nos connaissances +s'est agrandi; parce que nos yeux se reposent sur un horizon +plus étendu et que, dédaigneusement, nous abandonnons l'humble +toit sous lequel dormaient nos pères pour aller au loin bâtir +des demeures destinées à ne garder aucun de nos souvenirs, +sortes de caravansérails des grandes villes, abritant l'une +après l'autre les familles voyageuses dont aucune ne saurait +s'y dire _chez elle?_ + +Le jeune docteur avait appris de sa mère à aimer la vieille +demeure des Martelac, et appuyé sur la rampe de l'escalier, il +jeta sur elle un regard d'affection. + +- Elle est laide, vieille et pauvre d'apparence, dit-il en +souriant, trois qualités avec lesquelles on ne réussit guère +en ce monde! Et pourtant, je l'aime, car c'est pour moi la +maison. + +La porte, en s'ouvrant, empêcha Jacques de répondre. Il suivit +son ami dans le long corridor étroit et sombre qui servait de +vestibule et dont la lumière tenue par la domestique ne +pouvait éclairer les profondeurs lointaines. + +Le salon, ouvrant sur ce corridor, était d'une simplicité +presque monacale. Il était grand, assez bas d'étage et entouré +de sièges raides et froids sous leurs housses de bazin gris +rayé de rouge. + +Autour des murs, quelques portraits de famille offraient +d'honnêtes et parfois d'intelligentes physionomies des +Martelac défunts, braves gens de moyenne condition qui +s'étaient fait peindre, fiers et dignes, dans leurs habits de +gala. Leurs épouses, en beaux atours, minaudaient, les unes +avec une fleur à la main, les autres avec un trousseau de +clefs, symbole de leurs attributions de ménagères. + +On respirait dans cette pièce cette vague odeur de moisi et de +renfermé, particulière aux anciennes maisons de province +habitées depuis des siècles par des familles enserrées dans +les humbles préoccupations d'une économie obligatoire ou +voulue. Mme Martelac aérait pourtant l'appartement lorsque son +fils venait à Poitiers; car d'ordinaire le salon restait +fermé, la bonne dame se tenant dans sa chambre et y recevant +ses connaissances intimes. Mais lorsque le docteur annonçait +son arrivée, on permettait au soleil d'entrer et de venir +caresser les murs tendus de papier à fleurs bleues que +l'humidité faisait tourner au jaune ou au vert en certains +endroits. + +Connaissant les goûts artistiques de son fils et ayant entrevu +le luxe raffiné qui pénètre les plus sévères intérieurs +parisiens, elle avait essayé de donner à cette pièce une +apparence plus élégante. Sa tâche était difficile, surtout +pour elle, dont la vie sévère et uniquement remplie par +d'obscurs devoirs l'avait rendue inhabile en ces sortes de +choses. + +Au-dessus de la cheminée, un grand christ attestait les idées +chrétiennes de Mme Martelac; au-dessous étaient suspendues les +photographies de son mari et de son fils. Devant la pendule à +colonnes recouverte d'un globe, se voyait une petite statue de +sainte Radegonde, reine de France et patronne de Poitiers, où +son culte demeure populaire malgré la diminution de la foi +dans notre temps. + +Certainement, l'aspect de ce salon était peu agréable, pour +suite de sa nudité mesquine. Mais la paisible physionomie de +Mme Martelac mettait un rayon adouci au milieu de cette +pauvreté. + +- Ma mère, je vous présente mon ami, Jacques Hilleret, dit +Robert en entrant. + +La tête de la maîtresse de maison, penchée sur son ouvrage, se +releva et son sourire fut éclairé par la lumière de la lampe +près de laquelle elle travaillait. Jacques ne vit plus cette +pièce froide et sombre, mais seulement ce sourire +bienveillant, et il se sentit immédiatement conquis. + +La mère du docteur était une femme de cinquante ans dont le +visage presque diaphane laissait entrevoir au regard attentif +une partie des privations et des souffrances qu'elle avait +endurées. D'un caractère calme et fort, elle avait supporté +les longues épreuves d'une vie difficile, non seulement sans +se plaindre, mais sans paraître même les remarquer, +courageusement, le regard vers Dieu, demandant peu de chose +aux autres et beaucoup à elle-même. Bien qu'elle fût très +intelligente, elle ne s'était jamais départie du rôle effacé +que la plupart des femmes de sa classe jouent dans la famille. +Son mari, très inférieur à elle sous le rapport de +l'instruction, ne s'en était jamais douté, tant il avait +confiance en lui et tant elle savait mettre d'affectueuse +humilité à entretenir cette confiance. + +- Pardonnez-moi de me présenter à pareille heure, Madame, dit +Jacques en s'avançant dans le cercle de lumière circonscrit +par l'abat-jour de la lampe. Arrivé dans la journée, je me +promenais avant d'aller me renfermer dans une chambre d'hôtel +lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer Robert. Il a insisté +pour m'amener ici et je me suis laissé tenter. + +Mme Martelac tendit la main au jeune homme: + +- Je suis enchantée de vous recevoir, Monsieur, et Robert sait +combien je suis heureuse de faire la connaissance d'un ami +dont je lui ai souvent entendu prononcer le nom. + +Elle pria son fils de sonner afin de prévenir Catherine +qu'elle eût à préparer la chambre du lieutenant. + +- Je ne sais si vous vous trouverez mieux chez moi que dans +une chambre d'hôtel, mais, du moins, vous dormirez sous un +toit ami. + +- Demain, afin de ne pas abuser de votre hospitalité, Madame, +dit Jacques, je me mettrai en quête d'un logement; mais je +suis on ne peut plus reconnaissant d'échapper ce soir à la +banalité de l'hôtel, grâce à votre aimable invitation. Dans +notre vie de campements souvent transportés d'une endroit à +l'autre, c'est un vrai plaisir pour nous de saisir au passage +une soirée de famille. + +- Peut-être trouvera-t-on à te loger dans nos environs, dit le +docteur. + +- Il y a un petit appartement à louer chez Nicolas Larousse, +le marchand de vieux meubles, dit Mme Martelac. J'ai vu +l'affiche ces jours-ci en passant. + +- C'est assez près de nous, au bas de la rue. Si tu veux, +Jacques, nous pourrons aller voir ensemble s'il te convient? +demanda Robert. + +- Volontiers. Je serai heureux d'habiter dans votre voisinage. + +- Mais rien ne presse, reprit la maîtresse de la maison. +Restez avec nous jusqu'à ce que vous trouviez à vous caser à +votre fantaisie. + +A peine les deux jeunes gens étaient-ils dans le salon qu'on +sonna de nouveau à la porte de la rue, et un instant après une +jeune fille, grande, belle et fraîche comme la jeunesse elle-même, +entra dans l'appartement. Elle embrassa Mme Martelac en +la nommant sa tante, donna une poignée de main à Robert, dont +le regard se leva vers elle avec une expression qui n'échappa +point à Jacques et salua celui-ci, tandis que la mère du +docteur les présentait l'un à l'autre. + +Comme vous avez bien fait de venir, Anne! dit Robert en +s'empressant pour lui offrir un fauteuil. + +- Mon père m'a amenée en allant à son cercle. Je n'étais pas à +la maison tantôt quand vous y êtes venu et j'ai voulu vous +voir un moment ce soir. + +Le visage du docteur s'illumina à cette réponse, et profitant +d'un moment où Mme Martelac détournait l'attention du +lieutenant en lui adressant une question, il se pencha vers sa +voisine et demanda à voix basse: + +- Vous êtes venue pour moi, alors? Merci, Anne. + +Celle-ci sourit sans répondre et ses grands yeux bleus se +détournèrent du regard reconnaissant qu'ils semblaient refuser +de comprendre. + +La soirée se passa gaiement jusqu'au moment où M. Duplay vint +reprendre sa fille. Anne plaisantait, causait, brillait et +paraissait ravie. Les yeux de Jacques s'arrêtaient +involontairement sur ce beau visage resplendissant, et la +jeune fille, à laquelle n'échappait point cette admiration, +semblait l'agréer comme un tribut auquel elle était +accoutumée. + +- Ma tante, dit-elle tout à coup, mon père consent à m'emmener +à Royan cette année. Nous y passerons un mois et je suis en ce +moment fort occupée de mes toilettes. + +- Ceci est une grave question! dit Mme Martelac en souriant. + +- Oh! très grave, répéta Anne en frappant ses deux mains l'une +contre l'autre. + +- Ne serez-vous pas toujours la plus belle? dit Robert, +regardant le fin visage auquel la lumière laissait des ombres +adoucies et vaporeuses. + +Un sourire le remercia de ce compliment échappé à sa gravité +habituelle. + +- Peut-être! répondit Anne, avec un doute mélangé pourtant +d'une naïve confiance. Toutefois, il faut venir en aide à la +nature et j'ai passé de longues heures à combiner mes +costumes. + +- Et qu'as-tu choisi, chère enfant? + +- Une toilette rose, une bleue et une... Oh! mais je n'ose pas +vous le dire! Cela va vous sembler absurde. + +En disant ce dernier mot, elle parut s'adresser, non pas à Mme +Martelac, à laquelle elle répondait, mais à Robert. Penché +devant elle et paraissant sous le charme, il écoutait à peine +le babillage de sa cousine, absorbé qu'il était par la +contemplation de sa beauté. Il revint à lui en voyant son +regard devenu subitement interrogateur. + +- N'est-ce pas, Robert, vous allez blâmer mon goût? + +- Pourquoi cela? + +- Parce que vous êtes la raison même, vous! dit-elle avec une +légère expression de raillerie. + +- Eh bien! la troisième? demanda Mme Martelac. + +- La troisième est rouge des pieds à la tête! Et même au-dessus +de la tête, car l'ombrelle est assortie. Robe, chapeau, +voile, tout d'un rouge éclatant! Ce sera délicieux! + +- Vous porterez cela? dit Robert. + +- Certainement. Pourquoi ne le ferais-je pas? + +Le docteur secoua la tête. + +- Quelle singulière idée de vous habiller ainsi! dit-il d'un +ton de doux reproche. + +- Voyez-vous! s'écria Anne. Je savais bien que vous alliez me +blâmer. Nos goûts sont si différents! + +Une nuance de tristesse parut sur la physionomie de Robert. + +- Il est sûr que cela est bien voyant, dit Mme Martelac. + +- Sans doute! Au bord de la mer, tout le monde adopte les +couleurs voyantes. C'est pittoresque. + +- C'est possible! Mais tenez-vous à poser pour les paysages? +demanda le docteur, devenu sérieux. + +- Pourquoi pas? répondit la jeune fille en riant. + +- Tout le monde aura les yeux fixés sur vous. + +- Tant mieux! J'aime qu'on me regarde! + +Anne dit cela d'un air de défi jeté à son cousin. Evidemment +le blâme apporté par lui au choix de cette toilette lui +déplaisait et elle tenait à l'en faire repentir. + +Heureusement, Mme Martelac mit promptement fin à cette légère +escarmouche entre eux et la fit oublier en changeant la +conversation qui reprit un tour amical. La jeune fille parut +elle-même chercher à effacer le mécontentement passager +éprouvé par Robert, et la magie de ses regards eut facilement +raison de la gravité un peu triste amenée par ses paroles sur +le visage de son cousin. + +Ce petit incident n'eut aucune suite, et le docteur, redevenu +gai, raconta à Anne sa rencontre avec Jacques. Il mit tant de +verve spirituelle dans son récit que Mlle Duplay rit aux +éclats. La présence d'Anne le transfigurait et son sourire +heureux laissait lire l'amour dont son coeur était rempli, +amour profond, sérieux comme l'âme qui l'avait conçu et auquel +celle qui en était l'objet semblait presque indifférente, ce +dont le lieutenant ne pouvait se rendre compte. + +Il n'osa interroger son ami. La visite d'Anne, attribuée par +elle-même au désir de le revoir, avait rempli le coeur de +Robert du joyeux espoir d'être aimé et avait un instant fermé +ses yeux sur les véritables sentiments de sa cousine, +sentiments que parfois pourtant, quand s'accentuaient les +différences existant, comme elle venait de le constater, entre +leurs goûts, le jeune docteur craignait de deviner. + + + + +CHAPITRE II + + +Nicolas Larousse, dont avait parlé Mme Martelac, habitait une +grande maison située au bas d'une de ces rues populeuses qui +descendent jusqu'au boulevards. Changeant de nom deux ou trois +fois sur son parcours, cette rue conserve à peu près partout +son même aspect et des troupes d'enfants sales et déguenillés +l'encombrent pendant la belle saison, à l'heure où l'école les +rend à leurs familles. Si je ne craignais d'accuser à tort +l'édilité poitevine, je soupçonnerais cette rue de n'être +guère nettoyée que grâce à sa pente rapide, lorsqu'une averse +orageuse vient la changer en torrent. Alors, l'eau emporte les +débris de toute sorte dont la jonchent sans scrupule les +ménagères peu soigneuses qui l'habitent. + +La rue habitée par Nicolas conserve plusieurs monuments +anciens et historiques, et à l'endroit où elle quitte le nom +de Saint-Michel pour prendre celui de Saint-Etienne, on +montrait encore au commencement de notre siècle une pierre sur +laquelle Jeanne d'Arc, logée à l'hôtel de la Rose, mit le pied +pour monter à cheval lorsqu'elle quitta Poitiers, où elle +avait été amenée, en 1428, afin d'y être interrogée par les +docteurs de la faculté. + +A ce moment, la cité poitevine était une ville importante, où +était le parlement, où siégeait le conseil et où se trouvaient +les membres de l'Université de Paris demeurée fidèles à +l'héritier de Charles VI. Ce jeune prince, doutant de la +mission de Jeanne d'Arc, lui fit subir à Poitiers une épreuve +solennelle. Elle fut interrogée par les docteurs les plus +autorisés de l'Eglise et de l'Etat. A la suite de cet +interrogatoire, qui dura trois semaines et auquel elle +répondit de façon à ce que ces doctes personnages fussent +_grandement ébahis_, dit la chronique, par la sagesse de ses +paroles, ils conclurent en sa faveur. Ces juges intègres +reconnurent n'avoir trouvé en elle, après une sérieuse +enquête, que "bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, +simplesse". Tout ce qui rappelle le souvenir de notre grande +héroïne doit être pieusement conservé; aussi cette pierre +rendue précieuse par la tradition est aujourd'hui déposée à +l'hôtel de ville. + +La demeure de Nicolas se trouvait à l'angle de la rue, sur le +boulevard; elle était formée d'un grand bâtiment en ruines et +conservant l'apparence recueillie et calme d'un couvent, car +il avait autrefois fait partie d'un vaste monastère qui +étendait ses dépendances jusqu'au bord du Clain. Les habitants +de la rue se hasardaient rarement de ce côté dès que la nuit +arrivait, et vous n'eussiez pas trouvé dans cette population +besogneuse une femme ou un enfant pour faire une commission +chez Nicolas, lorsque sa maison n'était plus éclairée que par +sa petite lampe de cuivre. On disait qu'il _y revenait_ et +peut-être le vieillard entretenait-il ce bruit afin d'éloigner les +curieux. + +Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans, +chétive et pâle, qu'on s'étonnait de voir grandir, si +lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air +qu'il lui faisait. Sarah sortait rarement; elle ne jouait +jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de +temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler +à un groupe d'entre eux; une fillette à laquelle elle tendait +la main pour prendre part à une ronde s'était retirée avec un +geste d'effroi à cette parole de son frère: + +- Laisse-la, c'est la petite-fille du juif! + +Ces mots firent le vide autour d'elle; tous s'éloignèrent en +la regardant avec une curiosité maligne. + +Depuis, Sarah n'essaya jamais d'adresser la parole à aucun +d'eux; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas +solliciter ce qu'on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on? +Elle l'ignorait. Juive? Elle ne l'était pas, elle savait à +peine ce que signifiait ce mot. + +La pauvre innocente portait au cou une médaille d'or sur +laquelle était inscrit son nom: Sarah Alain, et la date de son +baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace +convoitise de son grand-père? Lorsqu'il s'était trouvé +l'unique protecteur de l'enfant, il avait, il est vrai, essayé +de s'emparer de cette médaille; mais Sarah s'était révoltée, +et cédant à ses pleurs, il s'était contenté de prendre, pour +la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un +matin, en s'éveillant, la petite fille l'avait trouvée +remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La +présence de la médaille l'avait pourtant consolée de cette +disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile +souvenir qu'elle gardait comme un talisman. La petite-fille de +M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même, +quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de +savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu'ils étaient +venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s'installer dans le +quartier qu'ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les +pieds à l'église et lui reconnaissant les instincts rapaces +propres à la race maudite, les voisins l'avaient surnommé "le +juif". Il n'avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de +lui demeurer. + +Sarah formait toute sa famille; du moins, personne ne lui +connaissait aucun autre parent et personne n'en avait jamais +vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n'était point +du pays. Quand il s'était décidé à se fixer à Poitiers, ce +n'avait été qu'après différents changements de résidence. Les +gens qu'il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient +avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante; mais le vieux +marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son +isolement, et bien que l'enfant eût seule droit à son +affection, il n'en était pas plus tendre à son égard, l'unique +attachement dont il parût capable étant sa passion de l'or. Il +était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner +à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il +exploita le pus tôt possible la précoce intelligence de sa +petite-fille. L'activité enfantine de celle-ci lui épargna de +bonne heure les gages d'une femme de service. + +Nicolas était marchand d'antiquités et Sarah était chargée de +mettre de l'ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée +entier de cette grand maison. Il y avait là cinq +pièces d'inégales grandeurs, reliées entre elles par des +couloirs étroits et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se +trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur +lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles +conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait +consacré à son usage particulier. + +Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin +et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y +faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à +travers mille détours pour se livrer en liberté à ses +distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas +nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se +dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après +des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une +table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa +petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, +son chat entre les bras, le caressant et le berçant par +quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes +recueillies par elle dans les chants de la rue. + +M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles +passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au +ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui +représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour +unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un +ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que +cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, +tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les +régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs +rondes audacieuses au milieu du magasin. + +Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux +mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts +sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une +élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, +armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans +doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et +des plus sordides défroques. + +Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se +choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes +résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille +n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don +d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument +incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels +elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de +prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode +n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne +âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, +accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, +essayant elle-même et seule les loques les moins usées, +d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se +perdait sa taille enfantine. + +Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à +examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont +l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en +retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un +portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les +différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour +rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah +soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée +tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près +usée, mais conservant encore une certaine apparence +d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main +et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle +est ornée. + +- Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des +femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion +de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont +pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi. +J'en tirerai bien quelques sous. + +- Oh! grand-père, donnez-la-moi. + +Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant +ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa +timidité native. + +- Qu'en ferais-tu? + +Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre +qu'elle semble de bonne grandeur pour elle: + +- Je la porterais. + +- Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille +de..... + +Il s'interrompit. + +- Une fille de quoi? reprend l'enfant. + +Le vieillard fait un geste d'impatience. + +- Je m'entends, dit-il, et ça suffit. + +Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés +sur lui avec étonnement: + +- Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la +grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais +pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu +voudrais être mise comme une demoiselle! + +Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du +moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa +tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et +cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme +beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans +avoir amené aucun résultat. + +Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur; on +dirait qu'à travers cette frêle et misérable créature qu'il +accuse de vanité et d'amour du luxe, son regard haineux +remonte vers une autre personne qu'elle lui rappelle. + +- Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a +pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et +s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire. + +- Eh bien! si elle est belle, elle se vendra. + +Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a +pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe +bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les +objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les +dentelles jaunies qui l'avaient séduite. + +Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi +sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne +l'était alors celle du vieux marchand. + +- Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit +prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement. + +Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le +plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées +avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course +lointaine, remise depuis plusieurs jours. + + + + +CHAPITRE III + + +Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec +indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont +familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis +plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne +d'ordinaire sur sa physionomie. + +En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses +larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un +plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de +contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses +rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa +vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés +habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie +monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui +réagit sur sa santé. + +L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque +autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or, +la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses +nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande +partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si +le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie +dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à +traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les +vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or +devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du +magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du +dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un +cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant +laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile +promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au +milieu de laquelle se meuvent des milliers d'atômes. + +Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas +de coussins en pile, la petite fille s'y est jetée et +immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la +matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans +l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le +voir l'étrange ameublement qui l'entoure. + +Devant elle, une haute glace reflète les objets et les +nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une +étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à +demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui +n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en +gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une +console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des +amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des +candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses +et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la +console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent +sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort +étrangement d'un casque du seizième siècle. + +Les regards de la petite fille passent distraitement d'un +objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination +remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle +a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est +sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude. + +Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides +éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se +demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend +ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien +nette pour elle: c'est que ses premières années se sont +écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une +lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle +appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne +et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui +de la demeure de Nicolas. + +Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du +voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter +des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle +soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour +errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit +la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors +et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce +moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la +façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que +tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel. + +Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort +de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées +dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une +distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa +portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les +examine les uns après les autres. Un collier d'un travail +souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et +sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son +image. + +La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle +jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un +accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses +pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des +épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, +elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve. + +A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et +la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant +sa tête à travers les coussins. + +- Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant. + +Son compagnon parcourt la boutique du regard: + +- Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le +contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se +douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme +tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme +doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition +les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans +quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par +une châtelaine u moyen âge. + +- Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil +luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa +réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille +générosité en ta faveur! + +- Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix. + +- On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie; +mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour +ton argent? + +Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans +laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans +que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas +la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un +mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se +cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête +abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du +chasseur. + +- Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, +dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses +semblables! + +- Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas +qu'il y ait personne autre dans la maison. + +- Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant. + +Sarah ne bougea pas. + +- Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton +insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon, +mais un regard vous démontrera que je n'ai rien de si +terrifiant que vous semblez le croire. + +Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir +entendu cette invitation. + +Il se retourna d'un air découragé vers le docteur: + +- Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément +de me donner audience! + +- Ton uniforme l'effraie peut-être. + +- C'est donc une princesse bien sauvage! Essaie alors de +l'apprivoiser, mon ami. + +- Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de +nous répondre. + +- Voilà, je pense, une façon civile d'interroger les gens! +murmura Jacques. + +- Où est M. Larousse? reprit le docteur, s'adressant encore à +la petite fille. + +Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un +regard sur les visiteurs. + +- Par où êtes-vous entrés? demanda-t-elle avec autant +d'étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d'une +paire d'ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que +le soleil envoyait dans l'appartement. + +- Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne +pas comprendre que nous ayons usé d'un moyen si naturel de +pénétrer chez vous! Par où pensez-vous donc que nous ayons +l'habitude de nous introduire dans les magasins? + +Le jeune officier s'amusait de l'attitude effarouchée de Sarah +et trouvait plaisant de la taquiner; mais Robert eut pitié +d'elle: + +- Je t'en prie, ne l'effraie pas. Elle est déjà assez +difficile à approcher! Si tu continues, nous n'en tirerons +rien. + +Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand +était restée dans la même position, hésitant à inspecter +encore ceux qui lui parlaient: + +- Peut-on voir Nicolas Larousse? + +Sans doute, l'enfant sentit une intonation protectrice dans +cette voix, adoucie pour la rassurer; relevant ses paupières +aux longs cils et repoussant d'un geste ses cheveux, qui +s'étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le +jeune homme. + +Le docteur Martelac n'était rien moins que rassurant au +premier abord; ses traits trop forts, son regard grave et sa +taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une +sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au +contraire, avait une apparence d'élégance et de jeunesse; ses +traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache +blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire, +formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut +satisfaite, sans doute, par le rapide coup d'oeil qu'elle avait +jeté sur le premier, car ce fut à lui qu'elle s'adressa quand +elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité: + +- Il est sorti. Habituellement, il ne sort jamais sans fermer +à clé la porte de la rue. Elle ne l'était donc pas? + +- Non, nous avons frappé longtemps et appelé quelqu'un. +Personne ne nous ayant répondu, nous nous sommes décidés à +ouvrir et votre rire de toute à l'heure nous a amenés vers +vous. + +- Comme vous êtes belle! dit Jacques en montrant du doigt le +collier de l'enfant. Vous êtes couverte de bijoux comme les +fées des contes enfantins. + +La comparaison, en ce moment, semblait juste. Debout, car elle +avait enfin quitté l'abri des coussins pour répondre à Robert, +elle retenait autour d'elle l'étoffe aux vives couleurs avec +sa main chargée de bracelets trop grands pour son poignet +délicat. Sa chevelure, à travers laquelle glissaient les +épingles de corail qui l'avaient retenue, tombait sur ses +épaules et elle regardait, de ses grands yeux sauvages et +encore effrayés, les deux jeunes gens étonnés. A la remarque +de Jacques, elle tourna les yeux vers la glace et dit: + +- Mon grand-père a tant de choses comme celles-là! + +- Il est donc riche? + +- Oui, je pense. Il doit l'être, il aime beaucoup l'argent et +en amasse le plus possible. + +Puis, oubliant un instant sa timidité pour raconter le secret +surpris: + +- Tenez, là, ajouta-t-elle en montrant la direction dans +laquelle se trouvait le cabinet de Nicolas, il a beaucoup +d'or. Il ne croit pas que je le sais, car il se plaint +toujours devant moi et ne cesse de m'engager à économiser sur +notre nourriture. Un soir qu'il me croyait endormie, je suis +venue doucement pour savoir ce qu'il faisait; j'ai vu la lueur +de sa lampe à travers la porte entrebâillée et je me suis +avancée. Assis devant un grand coffre où il y avait des +billets et des pièces d'or, il mettait les pièces en piles, +les comptait et les remettait dans la caisse. + +- Rit-il souvent? demanda Robert, frappé de l'expression +sérieuse de cette figure enfantine. + +- Jamais, dit Sarah en secouant la tête. + +- Vous aime-t-il? + +- Je ne sais pas. + +L'aimer? Elle? Qui donc l'avait aimée? Peut-être celle à +laquelle elle avait donné le dom de mère. Encore, Sarah +n'avait aucun souvenir de ces expansives tendresses par +lesquelles tant de jeunes têtes se trouvent entourées, mais +seulement d'un amour glacé, souvent dur, tel que peuvent +l'éprouver les créatures inférieures dont l'instinct maternel +consiste à sauvegarder la vie de ceux auxquels elles ont donné +le jour. + +Puis la mort était venue fermer cette source avare et sa main +enfantine placée dans la main desséchée de Nicolas, elle avait +commencé à marcher dans cette vie dont les duretés imprévues +avaient imprégné ses regards d'une tristesse singulière. + +Tout en parlant, elle enlevait le collier, les bracelets et +les épingles piquées dans ses cheveux; alors, elle laissa +retomber à ses pieds l'étoffe rayée dont son innocente vanité +s'était fait une toilette fantaisiste et parut revêtue de ses +misérables vêtements, absolument comme l'héroïne des contes de +Perrault, subitement dépouillée des riches parures dues à la +baguette magique de sa marraine. + +Sarah était petite, même pour son âge. Mais ses membres +délicats parfaitement modelés, sa taille gracieuse, son teint +d'une blancheur mate sous laquelle on voyait par instant +glisser un sang pâle qui donnait à ses joues une teinte rosée, +ses yeux grands et intelligents, si lumineux qu'on les eût +dits parfois pailletés d'or, tout cela en faisait une jolie +enfant, malgré les vêtements misérables dont elle était +revêtue. Ce fut l'avis des deux jeunes gens, et Jacques +murmura à l'oreille de son ami: + +- Elle a du feu dans les yeux, cette enfant, sous la couche de +tristesse qui semble leur être habituelle. Puis, quelle +délicatesse de teint! On dirait une petite rose de Bengale, à +mesure que ses joues se colorent sous l'empire de la timidité. +Ne voilà-t-il pas un délicieux modèle de jeune princesse! Car +il n'y a pas à dire, la petite-fille de ce vieux grippe-sou ne +déparerait [pas] les marches d'un trône! + +Le docteur sourit. Mais remarquant le regard inquiet de Sarah +en voyant remuer les lèvres du lieutenant, dont elle ne +pouvait entendre les paroles, il ne répondit pas à ses +remarques et dit en s'adressant à l'enfant: + +- Il y a ici une chambre à louer, nous sommes venus la +visiter. Voulez-vous nous la montrer? + +- Volontiers. Elle est de l'autre côté de la cour. Suivez-moi. + +Les guidant, elle leur fit parcourir de longs corridors +tortueux, monter un escalier et ouvrit une porte dont la clef +était dans la serrure. La pièce dans laquelle ils entrèrent +précédait une grande chambre gaie, bien aérée, donnant sur le +boulevard et à laquelle on avait accès par un second escalier +ouvrant directement dans la cour. + +Lorsque Robert et Jacques sortirent de chez le marchand +d'antiquités, le premier dit en regardant interrogativement +son ami: + +- Eh bien? + +- Ce logement me convient, je m'en contenterai si ce brave +homme ne m'étrangle pas trop. + +- Ce _brave homme_, comme tu dis, t'étranglera autant qu'il le +pourra, attendu qu'il est juif ou à peu près, à ce qu'il +paraît, et cette qualité lui concède le droit de pressurer de +son mieux les honnêtes chrétiens qui ont affaire à lui. +Toutefois, si juif qu'il soit, il ne peut avoir la prétention +de te demander une somme folle pour la location de ce palais. + +- Palais en rapport avec mon opulence! reprit le jeune +lieutenant en riant. Sais-tu que ce fils d'Israël me paraît +devoir être riche? ajouta-t-il. + +- Tu vois ce que nous a dit sa petite-fille. + +- Si son vieil avare de grand-père l'avait entendue! + +- Pourquoi? + +- Comment, pourquoi? Ne vois-tu pas qu'il y a de quoi faire +venir l'eau à la bouche d'un voleur? Des monceaux d'or +derrière la porte qu'elle nous a montrée! Ah! si j'étais +voleur! + +- Heureusement, tu n'exerces pas cette honorable profession. +Espérons qu'elle ne fera cette confidence qu'à d'honnêtes gens +comme nous. + + + + +CHAPITRE IV + + +Jacques Hilleret, lieutenant au 33e régiment de ligne, en +garnison à Poitiers, et Robert Martelac, docteur en médecine, +étaient deux amis de collège, bien que le second fût un peu +plus âgé que le jeune officier. + +Lorsque Jacques était arrivé en pension, il avait une douzaine +d'années; son visage pâle et maladif, son air timide, le +désignaient tout naturellement comme victime aux plaisanteries +inconsciemment cruelles parfois des autres enfants de sa +classe. On se trouvait en été et les élèves prenaient leurs +récréations dans la cour, les petits d'un côté et les grands +de l'autre, sans qu'aucune séparation les empêchât de se +confondre souvent dans l'ardeur du jeu. + +Un matin de juillet, Robert et quelques jeunes gens de son âge +se promenaient en causant sous une rangée d'arbres rabougris +plantés à une petite distance du mur. Le soleil, en ce moment +très élevé, tombait d'aplomb sur cette immense cour, dans +laquelle l'ombre de ces arbres jetait la seule note adoucie au +milieu de la lumière brûlante réfléchie de tous les côtés par +les hautes murailles. Resserrés les uns contre les autres et +couverts d'une couche de poussière sous laquelle leur +feuillage avait une teinte sale, on eût dit qu'ils boudaient +contre leur sort et consentaient à regret à égayer la cour +d'un établissement que tant d'enfants, habitués aux gâteries +du foyer paternel, considéraient comme une prison. + +Depuis un instant, les regards de Robert s'étaient arrêtés sur +un groupe d'élève acharnés autour de Jacques. Celui-ci, debout +contre le mur, sur lequel sa fluette petite personne +s'appuyait, avait une expression dans laquelle la crainte se +mêlait à une impuissante colère à la vue du nombre grossissant +de ses adversaires. + +- Lâches! lâches! criait-il tandis que ses mains faibles et +tremblantes essayaient vainement de les repousser. + +Son poing, dirigé au hasard, s'abattit sur une tête brune qui +se redressa en riant d'un air moqueur; un coup solidement +appliqué par celui auquel elle appartenait vint le faire +repentir de son audace: + +- Petit moucheron! _Nouveau_ de malheur! Attends, voilà de quoi +te corriger! + +Les larmes roulèrent sur le visage du _nouveau_, larmes de rage +plus encore que de souffrance, car il sentait à peine les +coups, tant il était en proie à une sorte de désespoir. Sa +tête, fine et douce comme une tête d'ange, se rejetait en +arrière pour dominer ses persécuteurs et ses yeux avaient à +travers leurs larmes des éclairs de fureur contrastant avec +les lignes pures et encore enfantines de son visage. + +Ayant suivi cette scène des yeux, Robert n'y tint plus. Il se +précipita avec indignation au milieu du groupe, le dispersa +par quelques coups habilement distribués et se campant +fièrement devant Jacques, il regarda les petits bourreaux +terrifiés en s'écriant: + +- Le premier qui lui [sic] touchera aura les oreilles tirées +de façon à rester privé à jamais de cet ornement naturel et +précieux! + +Puis se tournant vers son protégé, il le toisa du regard: + +- Et toi, il faut te défendre. Dégourdis-toi! Tu ne peux pas +rester toute ta vie comme une poule mouillée et te laisser +plumer par de petits vauriens sans coeur! + +La taille élevée de Robert, son ton froid, ses traits +fortement accentués et une teinte bleuâtre qui marquait déjà +comme un collier autour du visage la place de la barbe lui +donnaient presque l'apparence d'un homme. Ses yeux graves +considéraient Jacques tremblant devant lui. + +Tu ressembles à une petite demoiselle, dit-il. + +Son visage s'illumina subitement d'un sourire protecteur; les +yeux de Jacques, encore humides de larmes, reflétèrent ce +sourire et le regardèrent avec une confiante reconnaissance. + +- Comment t'appelles-tu? + +- Jacques Hilleret. + +- Moi, Robert Martelac. Chaque fois qu'on te cherchera +querelle, appelle-moi. A nous deux, nous aurons raison de tout +ton cours. + +Jacques inclina la tête et mit sa petite main dans la main +large et nerveuse que lui tendait Robert. Ainsi fut scellée +l'amitié des jeunes gens, amitié solide faite d'estime +mutuelle et de protection acceptée de la part du plus faible, +fier de la haute considération dont son défenseur jouissait au +collège. + +La promesse de Robert fut tenue consciencieusement et il sut +donner de sévères leçons aux persécuteurs de son nouvel ami. + +J'ai connu un petit garçon qui tirait vanité de la véhémence +avec laquelle son père le corrigeait par des arguments +frappants. + +- Oh! papa, disait-il, il est fort, il fouette bien! + +L'honneur d'avoir un tel père adoucissait-il pour lui la dure +et un peu brutale expiation de ses fautes enfantines? C'est +possible, car son visage rayonnait de fierté au milieu des +larmes arrachées par la souffrance. + +Cette sorte d'orgueil légèrement sauvage, Jacques aurait pu +l'avoir à l'égard de son protecteur improvisé, mais la force +de Robert s'était faite pour lui uniquement bienfaisante, et, +peu à peu, la première reconnaissance éprouvée par l'enfant se +changea en une affection telle qu'il eût pu l'éprouver pour un +frère aîné. Robert devint le confident ordinaire de ses peines +et de ses plaisirs et Jacques, sûr de trouver là une +indulgente sympathie, s'adressait à lui en toute circonstance, +au risque parfois d'importuner le jeune homme. Mais jamais il +ne fut repoussé, tant il est vrai que les bienfaits +s'enchaînent et que souvent nous sommes plus attachés à nos +amis par les services que nous leur avons rendus que par ceux +qu'ils peuvent nous rendre. + +Du reste, le jeune Martelac avait su se faire aimer ou au +moins respecter de tous ses condisciples. Tous reconnaissaient +la générosité et la droiture naturelle de son caractère, et +sans s'en rendre compte, ils subissaient son influence et le +prenaient volontiers pour arbitre de leurs discussions. Une +injustice le révoltait, une action basse soulevait son +indignation et il n'avais jamais hésité à prendre le parti du +plus faible contre le plus fort. Ce grand garçon, taillé en +hercule et peu gracieux comme la plupart des jeunes gens de +son âge, disait vrai quand il répondait à ceux qui +prétendaient que les plus jeunes devaient s'habituer aux +coups: + +- Bah! bah! Tapez sur moi si vous voulez, je saurai me +défendre. Mais je n'aime pas qu'on abuse de sa force contre +les petits. + +La sortie du collège, que Robert quitta plusieurs années avant +Jacques sépara les deux amis sans effacer le souvenir des +circonstances auxquelles ils avaient dû leur rapprochement. +Leurs relations furent de plus en plus rares, mais le jeune +Hilleret garda au protecteur de son enfance un attachement qui +prit une nuance admirative quand il entendit parler de ses +succès. Robert, ayant suivi à paris les cours de médecine, fut +reçu docteur après de remarquables études. Au moment de sa +rencontre avec Jacques à Poitiers, il avait une réputation +établie et tout faisait prévoir qu'avant peu d'années, il +atteindrait une célébrité méritée. + +Mme Martelac était justement fière de son fils, retenu loin +d'elle par sa position et par l'avenir brillant préparé par +son travail. Elle avait sacrifié avec joie les économies de +toute sa vie afin de lui permettre d'achever les études +coûteuses auxquelles il se livrait; mais elle regardait +l'avenir sans crainte, sûre du coeur de ce fils dont pourtant, +elle le savait, elle n'était pas l'unique tendresse. + +Anne Duplay, la belle cousine du jeune docteur, élevée près de +lui dans l'intimité de la famille et de l'amitié, était +devenue l'idole de Robert. Son amour pour elle datait presque +du temps où la jeune fille était encore au berceau; il ne se +souvenait pas d'avoir rencontré sans un tressaillement joyeux +le joli regard et le sourire un peu impérieux de sa petite +amie. + +Anne, ayant perdu sa mère de bonne heure, était souvent venue +dans son enfance chercher près de Mme Martelac les caresses +qui lui manquaient au foyer paternel; elle trouvait alors près +de sa tante son grand cousin, toujours prêt à la gâter, à +l'amuser et à essuyer ses larmes, au risque parfois +d'amoindrir le résultat des leçons de la bonne dame, effrayée +de la liberté laissée par M. Duplay à sa fille et du manque +absolu de direction qu'on sentait autour d'elle. + +- Cette petite se gâte, disait-elle parfois tristement, +lorsqu'elle se retrouvait seule avec son fils après les +visites d'Anne. Son père l'adule trop, il ne sait rien lui +refuser, et toi-même, Robert, tu n'es pas raisonnable avec +elle, tu cèdes sans cesse à ses caprices. + +- Peut-être avez-vous raison, ma mère, répondait le jeune +homme sérieusement. Je serai plus ferme avec elle désormais, +je vous le promets. + +Mais sa résolution ne tenait pas longtemps, et quand la petite +fille, grimpant sur ses genoux, le prenait par le cou et +appuyait contre son visage sa jolie tête enfantine, elle +obtenait immédiatement de lui ce que demandaient ses grands +yeux suppliants et ses lèvres roses, prêtes à donner un baiser +en retour. + +Tant qu'elle avait été enfant, Anne avait, au travers de ses +caprices, montré de délicieux élans de tendresse à l'égard de +ceux qui l'aimaient. Puis, peu à peu, son coeur s'était +refermé; la vanité, l'orgueil de sa beauté, trop tôt vantée en +sa présence, l'égoïsme particulier aux créatures gâtées et +adulées, cet égoïsme si naïf qu'il n'a pas même conscience de +son existence et sacrifierait sans remords le monde entier à +son plaisir, tout s'était rencontré pour étouffer les +heureuses dispositions de son âme. Les années, en s'ajoutant +les unes aux autres, avaient développé les grâces de la jeune +fille, mais elles avaient resserré son coeur, et Robert, tout +en gardant pour elle l'amour de sa jeunesse augmenté par la +radieuse beauté de sa cousine, se heurtait parfois chez elle à +une absence de sentiments qui l'effrayait. + +Le mariage des deux cousins était un projet ancien entre leurs +familles, bien que ce projet n'eût jamais peut-être été +formulé. + +Mme Martelac se demandait si Anne pouvait faire le bonheur de +son fils; elle constatait ses défauts fortifiés par le temps, +et poussée par cette crainte, elle eût volontiers renoncé à +l'espoir de cette union. Mais l'amour de Robert ne pouvait +échapper à son regard maternel et elle n'eût pas osé aborder +avec lui un pareil sujet. Quant à Ane, tout en paraissant +adopter l'avenir préparé pour elle, elle avait parfois des +mots cruels qui attestaient une sorte de révolte et de +revendication de sa liberté. Elle acceptait l'amour +complaisant, dévoué et sûr de son cousin; mais elle rêvait le +luxe, le plaisir, l'entraînement du monde, et elle le sentait, +cet homme austère, pour le moment sans fortune, ne saurait lui +donner ce qu'elle voulait. + +L'aimait-elle? Qui eût pu le dire? Parfois Robert en doutait +et une douleur aiguë lui serrait le coeur. Pourtant, si un +clair regard s'arrêtait sur lui avec une sorte de rayonnement +affectueux et un sourire dû peut-être à la coquetterie, le +pauvre garçon reprenait confiance et s'efforçait de se croire +aimé. Notre coeur n'a-t-il pas mille ressources pour se dérober +à la désillusion qui le lui [sic] déchirerait et ne combat-il +pas avec passion afin de conserver un reste de foi dans l'être +auquel il a donné son amour? + + + + +CHAPITRE V + + +Le jeune lieutenant eut peu de rapports avec Nicolas. Le +marchand, avec son visage pointu, au nez recourbé et aux +petits yeux de fouine toujours clignotants, comme s'ils +n'eussent pas été faits pour la lumière du jour, ne lui +inspirait aucune sympathie. Toutefois, la personne +souffreteuse de Sarah l'intéressait, et souvent il entrait +dans le magasin pour dire bonjour à la petite fille, de +laquelle ces courtes visites étaient l'unique distraction. + +Il était à Poitiers depuis quelques mois, quand un matin, +revenant de la caserne, il eut la pensée d'entrer chez Nicolas +avant de remonter dans sa chambre. Il n'avait pas vu Sarah +depuis plusieurs jours et s'étonnait de ne pas l'avoir +entendue remuer dans la maison ou dans la cour. Bien qu'elle +fût d'un naturel tranquille et n'eût jamais connu jusqu'alors +ces exubérances de gaîté familières aux enfants de son âge, +elle chantait parfois en allant et venant. Ou bien encore, +elle adressait tout haut à son chat, le seul être vivant qui +partageât sa solitude, un de ces monologues enfantins, dont +naturellement elle se chargeait de faire les frais, l'animal +se contentant de lui répondre par le seul langage en son +pouvoir, c'est-à-dire en se frottant contre elle, en faisant +le gros dos et en la regardant de ses yeux ronds et brillants. + +Ce jour-là, la petite fille ne semblait guère en disposition +de chanter ou de jouer; il la trouva assise tristement sur un +vieux coffre placé près d'un poêle, dans lequel, à l'insu de +son grand-père, elle entassait le charbon de terre. Elle +essayait ainsi de combattre le froid qui l'envahissait, la +fièvre se joignant à la température glaciale du dehors. + +Quand elle prenait avec la main un morceau de charbon, elle le +plaçait doucement sur la flamme et jetait un regard effrayé +vers Nicolas en entendant le crépitement joyeux fait par le +bloc noir au contact du feu. Mais le marchand ne remarquait +rien; une plume à la main, il faisait des comptes et semblait +absorbé. + +Lorsque Jacques entra, Sarah, le menton dans la main et les +joues plus animées que de coutume, était immobile depuis +quelques instants. Elle ne leva pas les yeux. + +- Qu'avez-vous donc? dit-il en s'approchant. Vous paraissez +souffrante. + +- Oui, Monsieur, répondit, répondit la petite fille en +tournant lentement la tête, ce simple mouvement lui étant +pénible. Je suis malade. + +- Où avez-vous mal? + +- Là, surtout! + +Elle portait la main à son front. + +- Et dans tous les membres, d'ailleurs. Je ne puis les remuer +sans souffrir. + +- Etes-vous ainsi depuis longtemps? + +- Depuis trois ou quatre jours. + +- Avez-vous vu le médecin? + +- Le médecin? répéta-t-elle avec étonnement. + +Puis elle secoua négativement la tête et, serrant autour +d'elle le vieux vêtement déchiré (un paletot d'homme!) dont +elle s'était couverte, car elle grelottait, elle retomba dans +sa somnolence fiévreuse. + +Jacques la considérait avec pitié. Son visage, habituellement +pâle, prenait une teinte terreuse, et ses grands cils baissés +ajoutaient leur ombre au cercle bleuâtre qui entourait ses +yeux battus par la fatigue. Ses lèvres, décolorées, semblaient +retenir avec peine un sanglot prêt à lui échapper, car Sarah +n'était encore qu'une enfant et la souffrance lui arrachait +des larmes, bien qu'elle n'eût autour d'elle aucune tendresse +pour les essuyer. Ses petites mains tremblaient en refermant +de leur mieux le collet de velours rougi dans lequel se +perdait sa figure. + +Pauvre rose de Bengale! La première fois qu'il l'avait vue, +Jacques avait comparé Sarah à cette fleur délicate dont les +pétales s'effeuillent au moindre souffle, et qui, pourtant, +s'entr'ouvre encore sous le soleil d'automne. En ce moment, +pâle et frissonnante, elle ressemblait aux dernières roses, +surprises par l'hiver et répandant sur le gazon leurs corolles +sans parfum et sans couleur. Le poêle avait beau ronfler +sourdement et sa plaque devenir étincelante, grâce au +combustible qu'elle y avait amassé clandestinement, sa chaleur +ne parvenait pas à réchauffer la pauvre enfant, abattue par la +maladie. + +Le jeune officier s'approcha du grand-père. + +- Monsieur Larousse, dit-il, votre petite-fille est malade. + +Le vieil avare arrêta un instant ses calculs pour tourner les +yeux vers Sarah. Il plaça derrière son oreille la plume dont +il se servait, et, frottant l'une contre l'autre ses mains +ridées qui rendirent un son de parchemin froissé, il répondit: + +- Un peu, mais ce n'est rien. + +- Elle a une fièvre ardente. + +Jacques, s'approchant de Sarah, avait pris dans les siennes la +main brûlante de l'enfant. + +- C'est une fièvre de croissance. Tous les enfants y sont +sujets, reprit Nicolas. + +Le jeune homme secoua la tête. + +- Elle ne grandit guère! J'ai peine à croire que cela la +fatigue. Il faudrait la soigner. + +- Je lui ai fait de la tisane d'orge, et elle s'entête à ne +pas la prendre. C'est dommage! ajouta le marchand en jetant un +regard douloureux vers le poêle, j'en ai acheté pour vingt +centimes! + +Cette grosse somme, si follement dépensée, lui pesait sur le +coeur. + +Sur la plaque de fonte du poêle, il y avait, en effet, une +tasse ébréchée, contenant un liquide incolore que Jacques +soupçonna être la coûteuse tisane. Le bonhomme n'ayant pas +acheté de sucre pour y ajouter, - cette marchandise n'entrait +jamais dans la consommation de son ménage, - la petite fille +s'était obstinément refusée à boire la tisane. + +- Il faudrait faire venir le médecin. + +Nicolas regarda son locataire d'une air mécontent. + +- Vous n'y pensez pas! Cela coûte, et Sarah guérira sans +médecin. + +Jacques se tourna vers la petite malade. Elle étouffait de son +mieux les sanglots qui lui montaient à la gorge, mais de +grosses larmes roulaient le long de ses joues et glissaient +sur ses vêtements, où elle séchaient presque instantanément, +tant était ardente la chaleur dégagée par le poêle près duquel +elle était. + +- C'est nécessaire, je vous assure, reprit le jeune homme, ému +par cette vue. + +- Bah! bah! dit l'avare. + +D'un mouvement brusque, il enleva sa plume de derrière son +oreille, la plongea jusqu'au manche dans la bouteille dont il +se servait en guise d'encrier et essaya de se remettre à ses +comptes, en maugréant intérieurement contre les importuns qui +se mêlent des affaires d'autrui. + +La vue du visage décomposé de Sarah rendit le jeune homme +tenace. Il posa la main sur l'épaule du vieillard. + +- Monsieur Larousse! + +Celui-ci fit un soubresaut d'impatience. + +- Quoi encore? murmura-t-il d'un ton maussade. Ne peut-on être +malade à son gré sans que les voisins viennent voir ce que +vous avez? + +- A son gré? repartit Jacques en souriant malgré lui. Le gré +de Sarah ne saurait être d'être malade. On ne l'est jamais par +plaisir. + +Le visage revêche de Nicolas ne sourcilla pas. + +- Si j'insiste, c'est pour le bien de votre petite-fille. La +pauvre enfant n'est pas, il me semble, habituée à être +dorlotée, et ne se plaint pas pour vous attendrir inutilement. + +Le vieux marchand déposa sa plume sur la table et croisa les +bras avec résignation, n'osant imposer silence à son locataire +et paraissant attendre ce qu'il désirait lui dire encore. + +- Je voulais vous faire une proposition, reprit le lieutenant. + +- Laquelle? + +- Mon ami, le docteur Martelac, est ici en ce moment. Si vous +voulez, je lui parlerai de Sarah et je l'amènerai la voir. + +- Le docteur Martelac! s'écria l'avare en bondissant sur son +siège. Une célébrité! Etes-vous fou? + +- Pourquoi cela? + +- Parce que la science se paie, mon cher Monsieur! + +- Avez-vous un autre médecin attitré et auquel vous tenez? + +- Non, certes! + +Le vieillard dit cela d'un ton fier comme s'il se félicitait +d'avoir su se passer jusque-là de tout membre du corps +médical. + +- Je n'ai jamais employé de médecin! Ces gens-là ne servent +qu'à alléger les bourses bien garnies. + +- Pourtant, on est parfois obligé de recourir à leurs soins. + +- Qu'ils font payer les yeux de la tête! + +- Robert Martelac est aussi généreux que savant et je me porte +garant de la sagesse de ses demandes. + +Nicolas garda le silence. + +- Cette enfant a une fièvre très forte, reprit le jeune homme, +et elle souffre, m'a-t-elle dit, depuis plusieurs jours. Cela +pourrait bien être le début d'une maladie grave, et si vous ne +la prenez pas à temps, il faudra ensuite de longs mois pendant +lesquels elle sera incapable de vous rendre service dans votre +ménage comme elle le faisait jusqu'ici. + +Le vieux marchand se gratta la tête, sur laquelle poussaient +au hasard de longues mèches grises qu'il coupait inégalement +suivant son caprice. Le coiffeur n'avait jamais, pour cause +d'économie, déployé son art sur cette chevelure inculte. Il +jeta un regard sur sa petite-fille, ramassée douloureusement +sur elle-même, le plus près possible du poêle, et sa +résolution parut ébranlée. Ce n'est pas qu'il fût attendri par +la vue de Sarah, son vieux coeur endurci ne pouvait être touché +que par ses intérêts matériels et le dernier argument du jeune +lieutenant lui donnait à réfléchir. + +Seul avec l'enfant, sa dépense était presque insignifiante; il +lui mesurait la nourriture de façon à contenter son avarice. +Mais avec une domestique, c'était tout autre chose! Il en +avait eu une lorsque Sarah était toute petite et incapable de +travailler. Dieu sait les exigences de cette femme, qui +prétendait être payée et nourrie comme une chrétienne! disait-elle. +Nicolas en pleurait de rage en ce temps-là; aussi, pour +se soustraire à de si ruineuses exigences, il avait dressé sa +petite-fille à la remplacer le plus vite possible et il +s'était débarrassé de cette plaie qui rognait sa bourse et +rongeait son coeur par la folle défense qu'elle occasionnait +dans la maison de l'avare. + +- Vous êtes sûr qu'il ne demandera pas cher? dit-il avec +hésitation. + +- J'en réponds. D'ailleurs, vous vous entendrez avec lui. +Voulez-vous que je vous l'amène? + +- Enfin, oui, dit Nicolas en soupirant. Nous verrons. + +Deux minutes après avoir donné ce consentement, il le +regrettait, mais Jacques avait saisi promptement le mot si +péniblement obtenu pour sortir du magasin et courir chez +Robert, où il était du reste invité à déjeuner ce jour-là. Le +vieillard dut donc en prendre son parti, il envoya Sarah se +coucher, éteignit le poêle afin de rattraper sur le +combustible quelque chose de l'argent qu'allait coûter la +visite du médecin, et, serrant sur son corps maigre et osseux +sa vielle redingote râpée, il se mit à déjeuner d'un morceau +de pain et d'un débris de fromage, convoité de loin par le +chat, seul témoin de ce frugal repas. + + + + +CHAPITRE VI + + +En sortant de chez Nicolas, Jacques s'était donc aussitôt +rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou +trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive +sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et +ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le +lieutenant, ajoutant qu'on l'attendait à déjeuner chez elle. + +L'heure du repas n'étant pas encore arrivée, Jacques entra +directement dans la chambre du docteur et lui serra la main +avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une +opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec +éloge, et son ami le félicita. + +- Ainsi, te voilà célèbre? lui dit-il. + +- Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins, +répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et +je n'y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part; +tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent +m'avoir pour les opérer. + +- Bah! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On +t'élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t'en +réponds! + +- Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps +qui court! + +- C'est vrai! On en couvre la France. Nos descendants ne +pourront nous reprocher de n'avoir su rendre hommage au +mérite! Il n'y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa +statue! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que +nombre de ces honnêtes célébrités qu'on nous a fait admirer en +marbre ou en bronze. J'apprécie dans mon ami d'enfance non +seulement la science de l'habile praticien, mais surtout le +noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face. + +- Pourquoi? + +- Eh! parbleu! pour que je puisse voir le visage d'un homme +supérieur. On n'a pas tous les jours l'occasion de satisfaire +une pareille curiosité! + +Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains +sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d'aigle +dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence. + +-Tu es un caractère antique! reprit le jeune officier sans +détourner la tête. + +- Pourquoi cela? + +- N'as-tu pas sevré ta jeunesse de tous les plaisirs et ne +dois-tu pas à un travail acharné la position exceptionnelle +que tu as conquise à ton âge? + +- Si j'ai, comme tu le dis, vécu en dehors de tous les +plaisirs malsains, il y avait, tu le sais, un nom qui me +gardait un souvenir qui hantait mes jours et mes nuits de +travail, planant sur eux pour les dérober à la tentation du +mal. + +- Ta cousine Anne? + +Robert inclina la tête et ajouta gravement en laissant +retomber ses deux mains: + +- D'ailleurs, la vie ne nous est pas donnée pour la jeter à +tous les vents du ciel et le vrai bonheur ici-bas, c'est de +s'y sentir utile. + +- Si nous avions dans notre génération beaucoup d'hommes comme +toi, nous serions plus forts. + +- Allons donc! mon ami, ton rôle n'est pas moins beau que le +mien et je ne sais pourquoi tu exaltes ainsi mon orgueil par +ton enthousiaste affection. Le soldat tombant ignoré sur un +champ de bataille n'a-t-il pas autant mérité de son pays que +le savant, dont le succès peut, au moins, venir payer le +dévouement à l'humanité? + +- C'est si naturel d'aimer son pays! répondit le jeune +officier. + +- Oui, et pourtant, combien de gens chez nous sont au nombre +de ces amis maladroits qui nuisent à ceux qu'ils aiment! +Tiens, reprit Robert, en montrant un journal qu'il venait de +parcourir, nos pires ennemis ne pourraient dire de nous plus +de mal que n'en dit cette feuille française. + +- C'est indigne! s'écria Jacques avec chaleur. Le journaliste +qui se permet ainsi d'abaisser son pays dans les articles lus +par les étrangers et commentés avec joie par eux mériterait +d'être sévèrement châtié. La France est coupable, je le veux +bien, mais c'est un beau et noble pays. Dieu ne l'abandonnera +pas et il se relèvera un jour. + +Le docteur sourit de l'ardeur juvénile de son ami. + +- Tu as raison; on pourrait lui dire la vérité sans l'abaisser +ainsi. Je suis, comme toi, écoeuré de ces articles sortis de +plumes soi-disant patriotes, et qui ne savent pas respecter la +patrie en lui laissant la foi en elle-même, la meilleure force +que nous puissions avoir après la foi en Dieu. Enfin, tu n'es +pas de ceux-là, mon ami, et il reste en France une multitude +de coeurs comme le tien, croyant au relèvement du pays et prêts +à tout pour y concourir, fût-ce à donner leur vie pour lui. + +- Cela ne demande aucun effort de notre part, à nous. Mais +cette science qui soulage tes semblables t'a coûté et te coûte +encore un pénible travail. Nous autres, nous allons à la mort +soutenus par un élan généreux; à toi, il faut un courage de +tous les instants et un oubli constant de toi-même. Je suis +une de ces milliers d'unités dont est formée l'armée +française, où le courage et l'amour du pays sont de tradition. +Toi, tu es une exception parmi tes collègues, et, lorsque tes +cheveux auront blanchi, tu seras une des premières autorités +dans le monde médical. Cette perspective me rendrait fou +d'orgueil! Et pourtant, tu restes froid dans le succès. Cela +prouve, ajouta le jeune homme en riant, que je fais partie du +vulgaire, susceptible de subir les impressions de la vanité; +toi, mon ami, tu es doué de façon à les dominer. + +- Ah ça! es-tu venu me voir aujourd'hui dans l'unique but de +me faire des compliments? demanda Robert d'un ton moitié fâché +moitié souriant. Assieds-toi en attendant le déjeuner, et +causons puisque j'ai ici le temps de causer et ne serai +dérangé par aucun malade. + +- Hélas! il me faut t'enlever cette illusion, répondit Jacques +en acceptant un siège. J'ai pris sur moi de promettre une +visite de toi aujourd'hui même. + +- Une visite! A qui? + +Le jeune officier expliqua comment il l'avait proposé pour la +petite fille de son propriétaire. Il ne lui fut pas difficile +d'intéresser le docteur à la pauvre enfant et d'obtenir ce +qu'il demandait. + +- J'irai dans la journée, dit Robert. + +- Ne te laisse pas attendrir par les lamentations de Nicolas, +au moins, recommanda Jacques. Il est d'une avarice +phénoménale! Sa réputation à ce sujet n'est pas surfaite. De +plus, il est riche, et, s'il n'est pas juif, ce dont je me +suis assuré, il est digne de l'être et entasse des trésors. +Demande-lui des honoraires. + +- Il refusera peut-être de le laisser voir Sarah s'il +entrevoit la nécessité de débourser quelque chose à la fin de +ma consultation. + +- Je l'ai prévenu, et il est résigné à payer une somme +modeste. + +- Alors, sois tranquille; je demanderai un prix raisonnable, +afin de ne pas effaroucher son avarice. + +- Oh! cette avarice jettera toujours les hauts cris, il faut +s'y attendre. Rien ne peut donner une idée de l'amour du +bonhomme pour son argent; il s'y cramponne et pleurerait la +perte d'un sou! Pauvre petite Rose de Bengale! ajouta Jacques +pensivement. + +Il avait pris l'habitude, en parlant de Sarah, de l'appeler +ainsi. + +- Elle semble dépaysée chez Nicolas, reprit-il. + +- Tu t'intéresses à elle? + +- Elle me fait pitié. Son grand-père lui fournit à peine le +strict nécessaire et l'habille de misérables vêtements. + +- Et quelle éducation reçoit-elle? + +- Aucune. Elle ignore les premiers éléments de toute science +humaine et ne connaît ni Dieu ni ses semblables. + +- Pauvre enfant! + +- Ce vilain vieillard ne sacrifierait pas un centime pour +elle. Cependant, elle est intelligente; on n'a pas ces +regards-là quand on ne l'est pas. Ses yeux brillent parfois +comme des étoiles et expriment une profonde reconnaissance +quand on lui témoigne un peu de bonté. L'autre jour, en allant +payer mon terme à Nicolas, j'avais joint à l'argent un jouet +pour Sarah; c'est sans doute le seul qu'elle ait reçu dans +toute sa petite vie. Si tu savais avec quelle joie elle l'a +accueilli! Mais elle n'en a pas joui longtemps; son vieux +monstre de grand-père l'a vendu le lendemain à une personne +venue chez lui pour acheter des meubles. J'étais outré quand +la petite m'a raconté cela, et j'en ai fait le reproche à +Nicolas. Crois-tu qu'il en ait rougi? Pas le moins du monde! +Il m'a répondu avec cynisme que les jouets étaient faits pour +les enfants riches, et que sa petite-fille n'avait pas le +temps de jouer. Vois-tu cela? A dix ans! Il vendrait sa propre +chair s'il espérait en tirer un peu de monnaie! + +- Eh bien! je te promets de soigner de mon mieux ta petite +protégée, dit le docteur, et de tâcher d'arracher à son grand-père +un peu de bien-être pour elle. + +- Cela, tu ne saurais y parvenir, répondit Jacques avec +conviction. + +- Et maintenant, causons, reprit Robert, prenant une chaise en +face de son ami. + +- Mais il me semble que c'est ce que nous faisons depuis mon +arrivée chez toi. De quoi ou de qui plutôt désires-tu causer? +D'Anne, sans doute? + +Le docteur rougit. + +- Que faut-il en dire? demanda le jeune officier en souriant, +C'est à toi de parler sur un pareil sujet. Tu en as le coeur +plein, n'est-ce pas? + +- Et toi? reprit Robert en regardant son ami. + +- Moi? dit celui-ci avec étonnement. Que veux-tu dire? + +- Tu la vois souvent chez ma mère? + +- Souvent, oui. + +- Anne est élevée un peu à l'américaine, jouissant d'une +liberté d'allures qu'on refuse d'ordinaire aux jeunes filles +françaises. + +- C'est vrai; mais quel inconvénient y vois-tu? Elle n'en +abuse certainement pas et n'a guère occasion de _flirter_, comme +disent les Anglais. + +Les yeux du docteur demeuraient fixés sur son ami avec une +persistance qui étonnait Jacques, dont le regard ouvert et +souriant restait calme; rien en lui ne trahissait qu'il eût +saisi le motif de la préoccupation de Robert. + +- En es-tu sûr? + +- Sûr!... Pourquoi me fais-tu une pareille question? Ta cousine +est très jolie, c'est vrai; mais... + +Un changement soudain s'était fait sur les traits du jeune +Martelac, et son visage exprimait une si réelle souffrance que +Jacques s'arrêta subitement. + +- Qu'as-tu donc? + +Robert se leva d'un brusque mouvement. Il n'était pas dans sa +nature de louvoyer longtemps, et, la droiture de son âme +triomphant de l'humiliation qu'il éprouvait, il dit en tendant +la main au lieutenant: + +- Pardonne-moi, mon ami. Ta statue a des pieds d'argile, et la +supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les +faiblesses humaines. Je suis jaloux! + +- Jaloux! Toi! Et de qui, mon Dieu? + +- Ne te fâche pas; ne t'étonne pas. C'est une folie, je le +sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte +au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et +crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études: +je suis loin, et tu vois Anne si souvent! + +- Anne est ta cousine, l'amie de ta jeunesse, puisque tu ne te +rappelles pas un jour où tu ne l'aies aimée; plus que cela, +elle est à peu près ta fiancée, si j'ai bien compris. Je ne +vois rien autre chose en elle. + +- Mais elle? Oh! ce n'est pas de toi dont j'ai peur! Tu es +trop généreux pour m'enlever l'affection... + +Le docteur s'interrompit un instant, comme si ce mot exprimait +mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer: + +- L'affection! Cela méritait-il un pareil nom? C'était une +sorte d'habitude de me considérer comme son futur mari, et, en +attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N'a-t-elle +pas fait de moi tout ce qu'elle voulait depuis sa plus petite +enfance? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu'elle +désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes +désespérées de son caprice, je me jetai à l'eau, où je faillis +mourir, emporté par un courant furieux, jusqu'à celui où, +devenue femme, elle jura de n'épouser qu'un homme riche et fit +naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec +ma nature, et que je suis honteux de constater! + +Jacques fit un mouvement d'incrédulité. + +- Toi, dit-il, tu auras beau faire; tu ne parviendras pas à te +rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout +l'amour de ton coeur ne saurait la rabaisser jusqu'au désir du +gain + +- Qui sait? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à +l'heure de mon dévoûment à l'humanité et de ma passion pour la +science; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi; ils +m'élèvent, je le sens; mais il en est un autre bien différent. +Celui-ci s'est attaché à mon coeur et l'humilie jusqu'à la +recherche de l'or, et c'est mon amour pour Anne! Elle veut +être riche; elle est si belle! Peut-on lui reprocher de +désirer un entourage élégant et digne de sa beauté? + +Un sourire d'indulgente tendresse souligna ces dernières +paroles. + +- Pourquoi doutes-tu de l'amour de ta cousine? + +- Pourquoi! reprit le docteur, dont le visage avait repris son +expression grave. Parce que je lui fais peur; parce qu'elle me +trouve sévère; parce que je ne puis m'empêcher d'essayer de +ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de +coquetterie; parce que, parfois enfin, je la juge froide et +incapable d'aimer. + +- Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché? + +- Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je +la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette +fatale beauté qui m'ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à +un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle +de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D'autres +peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu'elle a reçu du +ciel. + +- D'autres? Moi, tu veux dire? + +Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une +profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son +coeur. + +Jacques plaça la main sur le bras de son ami. + +- Je le jure devant Dieu! Seul, il nous entend en ce moment. +Je briserais mon coeur en mille éclats plutôt que de le laisser +aller à cette lâcheté! + +Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre: + +- Me crois-tu? dit-il. + +Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée +sur son bras. + +- Oui, je te crois. Pardonne-moi d'avoir eu cette pensée. Si +tu savais combien il est dur d'être attaché à un coeur qui nous +échappe sans cesse sous l'empire de l'égoïsme ou de la vanité! + +- Pauvre ami, dit Jacques avec compassion. + +Il n'ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable, +puisqu'il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se +rendre si bien compte des défauts de la jeune fille. + + + + +CHAPITRE VII + + +Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se +présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à +Sarah. Jacques l'accompagna jusqu'au seuil du magasin et le +quitta en disant: + +- Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche +qu'il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si +pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si +elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de +la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet +affreux bonhomme! Que lui donne-t-il à manger, je me le +demande? + +- Oh! sûrement peu de chose. Encore doit-il regretter ce peu +qu'il lui donne, et j'ai peur de ne rien obtenir sous ce +rapport. L'avarice racornit les coeurs et les endurcit de façon +à ce que les arguments les plus indiscutables ne puissent y +pénétrer. Enfin, je ferai de mon mieux. + +Les deux jeunes gens se séparèrent, et Robert entra chez le +marchand. + +- Avant tout, combien faites-vous payer vos visites? demanda +celui-ci aussitôt qu'il eut passé le seuil de la porte. + +Nicolas se tenait à l'entrée, comme pour empêcher le docteur +d'avancer, au cas où les honoraires lui eussent paru trop +exorbitants. + +- Ce sera cinq francs. + +Le vieillard ouvrit les yeux autant qu'il pouvait le faire, et +leva les mains avec une exclamation de terreur: + +- Cinq francs! Dieu puissant! Me prenez-vous pour un +Rotschild? + +- Je demanderais sûrement beaucoup plus si j'avais l'honneur +de soigner ces riches personnages, dit le docteur, amusé de +l'effroi peint sur les traits de son interlocuteur. + +- A la bonne heure! Ceux-là, oui, vous pourriez les faire +payer cher. Mais moi! moi! Un pauvre homme! disait l'avare en +gémissant. Vous vous moquez! + +Le jeune homme regarda autour de lui. + +- Si j'en juge par ce que je vois ici, je ne saurais me +décider à vous plaindre et à vous regarder comme un pauvre +homme! En vérité, votre magasin est fort bien monté! + +- Ah! Monsieur! Monsieur, il ne faut pas vous fier aux +apparences, je suis obligé d'avoir beaucoup de marchandises +afin d'en vendre un peu. Les clients sont si difficiles, ils +exigent tant de choix! Mas c'est lourd pour moi, allez! Car je +suis pauvre, je vous assure, répondit Nicolas d'un ton +lamentable. Cinq francs! + +Il remit sur sa tête, d'un air désespéré, le vieux bonnet +d'étoffe jadis noire qu'il avait ôté pour saluer le docteur. + +- Cinq francs! répétait-il avec des larmes dans la voix. + +- Où est la malade? demanda Robert, sans paraître tenir compte +des lamentations de l'avare. + +Comme il passait devant Nicolas, paraissant disposé à aller +lui-même à la recherche de Sarah, le vieillard l'arrêta de +nouveau. + +- Attendez, dit-il; ne pourriez-vous baisser votre prix? Ce +n'est qu'une enfant, vous savez? + +- Mais, cher Monsieur, dit le docteur, voyant le débat menacer +de se prolonger indéfiniment, croyez-vous qu'il en soit de mes +soins comme des billets de chemins de fer ou des entrées dans +les ménageries, moins chers pour les enfants que pour les +grandes personnes? + +- Ce n'est pas votre dernier mot? + +- Si, et dépêchons-nous. On m'attend chez un de mes amis et +j'ai à peine le temps de voir votre petite-fille. + +Nicolas parut se résigner douloureusement à son sort en voyant +l'impossibilité de faire changer le docteur. Précédant celui-ci, +il le conduisit à la chambre de Sarah, humble réduit +éclairé par une étroite fenêtre donnant sur la rue. Cette +petite pièce avait sans doute été une cellule, la seule qu'on +eût laissée intacte. Les cloisons qui séparaient, comme les +alvéoles d'une ruche, tout un côté de la maison, avaient été +enlevées par Nicolas, afin de faire place à ses marchandises. + +Sarah, les yeux grands ouverts, était étendue sur son étroite +couchette sans rideaux, et avait amoncelé, en guise de +couvertures, toutes les vieilles nippes dont, grâce à la +générosité de son grand-père, elle pouvait disposer. Deux +taches rouges, mises en ce moment sur ses joues par la fièvre, +faisaient ressortir davantage le velours brillant de ses +larges prunelles. En entendant la porte s'ouvrir, elle releva +d'un geste rapide les mèches de cheveux qui couvraient son +front moite, et ses regards s'adoucirent quand elle reconnut +Robert. Habituée aux duretés de tous, la petite fille gardait +le souvenir des rares paroles dans lesquelles elle avait cru +sentir la compassion et elle se rappelait que la première fois +qu'elle l'avait vu, le docteur lui avait parlé avec bonté. + +- Ah! c'est vous, Monsieur? murmura-t-elle. + +- Oui, je viens pour vous guérir. Vous m'obériez, n'est-ce +pas? + +- Oui, répondit-elle avec soumission. + +- Elle ne veut même pas prendre de la tisane, grogna Nicolas. + +Sarah jeta un regard inquiet sur le docteur. + +- Elle est mauvaise, dit-elle à voix basse. + +- Elle en prendra désormais, dit doucement Robert. + +- Vous ne la connaissez pas, elle est si entêtée! reprit le +marchand. + +Des larmes parurent dans les yeux de l'enfant. + +- Mais non, s'empressa de répondre le jeune Martelac, elle ne +sera plus entêtée, je vous le promets. Vous sucrerez bien les +tisanes que vous lui donnerez, ajouta-t-il en s'adressant à +Nicolas, se doutant qu'une pareille recommandation était +nécessaire. + +La petite fille vit la grimace faite par son grand-père à ce +dernier mot, mais elle n'osa expliquer que sa répugnance pour +la tisane venait justement de ce qu'elle n'était pas sucrée. + +La visite fut courte. Il suffit de peu d'instants à Robert +pour constater que l'état maladif de Sarah était dû au régime +parcimonieux du vieux marchand. Ce dernier écouta en gémissant +la recommandation de donner à l'enfant une nourriture +fortifiante (cela était, affirma-t-il, au-dessus de ses +moyens!). Quand aux remèdes inscrits sur l'ordonnance, il +frémit en les lisant et murmura avec humeur: + +- M'est avis que ces drogues-là lui abîmeront l'estomac et +mettront ma bourse à sec! + +- L'enfant a une vie sédentaire et paraît étiolée, dit Robert. + + +Etiolée! étiolée! grommela Nicolas. Qu'entendez-vous par là? + +- Elle n'a pas assez de mouvement et d'air. + +- Va-t-il pas falloir lui acheter un château et un parc pour +fournir le grand air à cette demoiselle? demanda l'avare en +jetant un mauvais regard vers Sarah. + +- Ce serait certainement beaucoup mieux, répondit le docteur +en souriant, et le séjour de la campagne lui donnerait bien +vite des forces. + +Le marchand leva les épaules. + +- Mais on a l'air à meilleur marché, Dieu merci! reprit +Robert. La Providence le dispense largement autour de nous. Il +suffit d'aller le chercher ailleurs que dans cette petite +chambre ou dans votre magasin, où il est obstrué par +l'entassement de vos richesses. + +Le jeune homme semblait prendre plaisir à taquiner la +monomanie qu'avait Nicolas de se faire passer pour pauvre. + +- Mes richesses! reprit le vieil entêté en levant les yeux au +plafond comme pour protester contre un pareil mot. + +- Enfin, elle a besoin de stimulants. Du reste, soyez +tranquille. Vous êtes un homme économe, je le sais, et j'ai eu +égard à votre désir en prescrivant des remèdes peu coûteux. +Mais il faudra absolument les employer si vous voulez la +fortifier. + +- On verra! repartit le vieillard soucieux. + +Son ton ne faisait rien augurer de bon quant aux soins dont il +comptait entourer Sarah. Il consentit seulement à promettre +d'aller chercher une dose de quinine nécessaire pour le moment +et remit à plus tard les autres remèdes. Il espérait bien +qu'une fois la petite fille debout, il serait dispensé de +faire un plus forte dépense. Tous les discours de Robert pour +lui montrer l'utilité de soins persistants ne purent rien +obtenir, parce qu'ils se traduisaient à ses yeux par +l'obligation de débourser un peu de monnaie. + +Enfin, il tira de sa poche une bourse crasseuse, l'ouvrit +lentement, caressa deux ou trois fois la pièce de cinq francs +qu'il en sortit, comme si ses doigts crochus eussent répugné à +s'en séparer, hésita, et, finalement, la tendit à Robert avec +un vague espoir de la lui voir refuser. + +Mais cette espérance ayant été déçue et le jeune docteur ayant +accepté la pièce, non sans sourire à la vue du combat auquel +il assistait, l'avare eut une subite inspiration. Il arrêta +Robert au moment où celui-ci allait sortir, et, déboutonnant +rapidement son vêtement, il lui dit, en s'approchant de lui: + +- A mon tour, maintenant, vous allez l'ausculter. + +Le médecin le regarda, ébahi: + +- Etes-vous malade? + +- Je ne sais pas. Mais j'en veux avoir pour mon argent, et +puisque vous demandez une telle somme, il faut au moins que +vous me soigniez aussi. + +Pour le coup, Robert ne put s'empêcher de rire. + +- Vous vous portez comme un pont neuf! ainsi qu'on dit +vulgairement, s'écria-t-il. Je n'ai nul besoin de vous +ausculter pour le voir. Quelle verte vieillesse vous avez! + +Il considérait d'un air amusé ce rapace vieillard +vigoureusement charpenté, et dont les privations imposées par +son avarice n'avaient pu entamer la robuste constitution. + +- Quelle vie dans le regard! Vous êtes taillé pour aller +jusqu'à cent ans! + +- C'est égal! J'en veux pour mon argent, reprit l'entêté +bonhomme. Il ne sera pas dit que j'aurai donné cinq francs +pour une enfant de dix ans. Je ne veux pas avoir à me +reprocher une pareille sottise! ajouta-t-il avec un air aussi +contrit que s'il se fût agi d'une faute sérieuse. Cinq francs! +répétait-il d'un ton de profond regret. + +Ses yeux clignotants, à demi clos par ses épaisses paupières +plissées, laissaient échapper leur petite flamme intermittente +dans laquelle se reflétait la vile convoitise de l'avare, et +il passait sa main ridée sur son menton sans barbe, avec un +certain contentement de l'idée qui lui était venue. + +Après s'être vu contraint de se séparer de son argent, Nicolas +semblait maintenant exercer une sorte de vengeance envers le +docteur; sa figure d'oiseau de proie affamé exprimait la +ténacité de son idée. On eût dit qu'il faisait amende +honorable à son avarice pour la prodigalité à laquelle il +s'était laissé aller en consentant à la visite de Robert. Son +vêtement ouvert, il tendait sa poitrine velue au docteur. +Celui-ci, pour le contenter, consentit à y appliquer son +oreille et prit plaisir à lui ordonner des médicaments chers +et inoffensifs qu'il savait bien que Nicolas ne ferait jamais +la folie d'acheter. + +Quand Jacques revint le lendemain matin demander des nouvelles +de Sarah: + +- Eh bien! dit l'avare triomphant, j'ai eu mes consultations +pour deux francs cinquante centimes chacune. + +- Comment cela? demanda le lieutenant, ne comprenant pas. + +- C'est bien simple. J'ai consulté, moi aussi. + +- Vous êtes donc malade? + +- Non, je me porte bien, Dieu merci, et j'ai gardé +l'ordonnance du docteur pour une autre fois. Elle me servira +et m'épargnera une visite de médecin. + +- Peut-être les remèdes ne seront-ils pas alors ceux qu'il +vous faudra, dit le jeune homme en riant. + +- Bah! ce griffonnage vaut de l'argent, je ne le perdrai pas. +Vous comprenez que cinq francs, c'était vraiment trop cher +pour la petite. M. Martelac n'a pas voulu en démordre; alors, +je l'ai obligé à m'ausculter aussi, afin de ne pas perdre tant +d'argent. C'est pourtant une grosse somme dépensée! soupira-t-il. + + + + +CHAPITRE VIII + + +Le docteur Martelac est retourné à Paris et n'a pas pu le +quitter depuis trois mois, car une violente épidémie y sévit +et Robert n'est pas homme à déserter son poste à l'heure du +danger. Jacques a peu à peu pris l'habitude de venir passer la +soirée avec la mère de son ami. Celle-ci lui témoigne une +véritable affection par suite de sa liaison avec son fils et à +cause aussi des qualités naturelles du jeune homme, qualités +qu'elle a été à même d'apprécier depuis son arrivée à +Poitiers. + +Le lieutenant rencontre souvent Anne Duplay chez Mme Martelac, +et peut-être le prétexte de venir distraire la vieille dame ne +suffirait-il pas absolument sans cela à expliquer l'assiduité +de ses visites. + +Les deux jeunes gens, sans s'en rendre compte, s'habituent à +se voir, mais il n'entre pas dans leur pensée que ces réunions +journalières eussent pu inquiéter Robert s'il les eût connues. +Leurs relations sont d'ailleurs peu sympathiques en apparence, +et s'il s'opère un changement sous ce rapport, il est si lent +qu'il demeure presque invisible aux yeux des indifférents. + +L'été est venu. Ils passent maintenant leurs soirées dans le +jardin rempli d'arbres et ressemblant à un immense bouquet de +verdure. Les clématites, les jasmins et les chèvrefeuilles +font disparaître les murs sous leur feuillage, d'où +s'échappent mille parfums, et ce petit enclos garde une +fraîcheur délicieuse à respirer après les journées brûlantes. +Ce n'est pas qu'il ait rien emprunté aux modes d'aujourd'hui; +mais avec son apparence de forêt vierge en miniature et son +air un peu abandonné, il offre, au centre de la ville et dans +ce quartier populeux, quelque chose du charme de la campagne. +L'allée principale s'allonge toute droite entre deux bordures +de lavande dont les fleurs violettes dégagent une suave odeur; +à son extrémité, un talus, couvert de verdure et garni de +bancs, s'élève contre le mur et permet de dominer la rue. + +Anne vient d'arriver; elle a dit bonjour à sa tante, occupée +dans la maison par quelque soin de ménage, et est venue +l'attendre sur ce talus où déjà se trouve le jeune lieutenant. +Celui-ci s'est levé pour lui céder la place, et elle regarde +dans la rue, où les marchands se reposent et respirent l'air +du soir en causant sur le seuil des magasins. + +- Il fait à peine frais en ce moment, dit-elle en tournant la +tête vers Jacques, placé plus bas qu'elle, sur la pente du +talus, où il s'appuie contre un arbre. + +- Le pauvre Robert, enfermé dans Paris, doit beaucoup souffrir +de cette chaleur. + +Depuis quelque temps, Jacques redouble de zèle pour rappeler +son ami au souvenir de la jeune fille. On dirait qu'il se +raidit contre un danger imminent et se rattache en désespéré à +la pensée du docteur. Tout l'y ramène, surtout lorsqu'il se +trouve avec Anne. + +Celle-ci lève légèrement les épaules. + +- Sans doute! murmure-t-elle avec indifférence. + +Ils demeurent un instant silencieux. Madame Martelac agit sans +cérémonie avec l'un comme avec l'autre, et obligée de combiner +avec Catherine certains arrangements de maison, elle ne se +presse pas de venir les retrouver. + +La nuit tombe, enveloppant de ses ombres mystérieuses les +allées au-dessus desquelles les arbres se rejoignent et laisse +seulement les dernières clartés du jour se jouer sur les cimes +des quatre vieux ifs taillés en pointe depuis un temps +immémorial. On entend dans l'air les cris aigus des martinets +se poursuivant en cercle autour des toits et le bourdonnement +lointain des bruits de la ville. Tout auprès des deux jeunes +gens, un grillon blotti dans l'herbe envoie vers eux sa +chanson monotone, et le ciel, embrasé pendant tout le jour, +atténue son éclat et se revêt d'azur, pâli vers le couchant +par l'adieu du soleil, disparu derrière des nuages d'or. + +Anne, tournée vers Jacques, fixe de ses beaux yeux au regard +clair les ombres feuillues du jardin; ses traits s'estompent +sous la brume descendant rapidement et le lieutenant ne peut +s'empêcher de remarquer qu'en adoucissant sa fière beauté, ce +demi-jour la rend plus séduisante. Faisant effort pour rompre +ce dangereux silence, il reprend: + +- C'est le plus noble coeur que je connaisse! + +- Qui? demande Anne. + +- Robert. Je pensais à lui. + +La jeune fille eut un mouvement d'impatience. + +- Vous l'aimez beaucoup? + +- Oui. Et vous aussi, vous l'aimez? + +- Oh! moi, cela dépend des jours! dit-elle en secouant la +tête. + +- Il vous aime tant? + +- Oui, je crois, répondit-elle nonchalamment. + +- C'est pour vous qu'il tient à la fortune. + +- Il le sait. Je ne pourrais m'en passer. + +- Et pourtant, je doute qu'il y arrive. De si tôt, du moins! +L'amour du gain est antipathique à sa nature. + +- Alors! + +- Alors, quoi? dit Jacques. + +- Eh bien! dans ce cas, prononce Anne lentement, j'en +épouserai un autre. + +Jacques tressaille. Il ne distingue presque plus le visage de +la jeune fille, mais le son de sa voix le glace. Cette voix a +quelque chose de métallique en harmonie avec les sentiments +qu'elle exprime. + +- Vous ne l'aimez pas? + +Un instant, il est sur le point d'ajouter: + +- Vous êtes indigne de lui! + +Mais il se retient et Anne répond froidement: + +- Pas comme vous le comprenez, non. Oh! je ne suis pas +romanesque, moi! + +Non certes, elle ne l'est pas. Cette enfant de vingt ans le +crie bien haut, elle calcule! Son coeur n'existe pas. Ne +l'ayant jamais senti battre, elle le nie, et dans son erreur +orgueilleuse, elle se donne tout entière à l'or et à la +vanité. Est-elle franche en parlant ainsi? Aveuglée sur ce qui +se passe au fond de son âme, ne force-t-elle point elle-même +le côté mauvais de sa nature? Peut-être. Tant de femmes valent +mieux que leurs paroles! Et s'il était possible parfois +d'ouvrir leur âme et de les forcer à y regarder, ne +comprendraient-elles pas qu'elles se font un stupide plaisir +d'étouffer leurs aspirations élevées pour complaire au monde +et s'abaisser à son niveau? + +- Je ne puis me passer de fortune, bien que je doive en avoir +peu moi-même, reprend la jeune fille. Mon père ne m'a jamais +rien refusé et je n'entends pas me marier pour être en proie à +ces affreux tiraillements d'argent que je vois dans certains +ménages. Je serais malheureuse si je ne me sentais entourée du +confortable le plus élégant, et si Robert ne m'apporte pas la +fortune, je ne puis songer à lui faire subir le contre-coup de +mon malheur. + +- Il méritait un amour plus désintéressé. + +- Je n'en disconviens pas. + +- C'est un homme remarquable. + +- Trop peut-être! dit Anne en tournant un instant la tête du +côté de la rue. + +Mais ce mouvement, s'il est destiné à cacher sa pensée, est +inutile; le crépuscule ne permet pas de lire sur ses traits +l'explication ce cette parole. + +- Il arrivera un jour à cette position exceptionnelle que vous +désirez, reprend Jacques. + +- Quand? + +- Il est déjà sur le chemin de la célébrité. + +- On le dit. Mais il faut attendre que cette célébrité +entraîne la fortune et je ne veux pas attendre. + +- Je le plains, murmure le lieutenant. + +- De s'être attaché à moi? + +- Oui. + +Cette dure franchise échappe à son indignation contre la jeune +fille qui fait si bon marché du bonheur d'un homme comme son +ami. + +- Tant d'autres femmes seraient fières de son amour! + +- Ma tante ne vient pas nous rejoindre, rentrons-nous? demande +Anne en se levant sans répondre au reproche contenu dans les +paroles du jeune officier. + +L'ont-elles froissée? On ne peut rien lire sur son visage et +elle ne juge pas à propos de le laisser paraître. Au fond, +peut-être reconnaît-elle la justesse des remarques de Jacques +et se sent-elle indigne de son cousin. + +- Si vous voulez, répond le lieutenant. La lune se lève et +vous ne devez guère aimer les rêveries protégées par cet +astre! ajouta-t-il d'un ton un peu ironique. + +- Non, je suis positive. + +Elle descend le talus gazonné et reprend le chemin de la +maison pour aller retrouver sa tante. Il la suit à quelques +pas, considérant sa silhouette gracieuse avec une expression +dans laquelle perce un peu de rancune. + +Pourtant, lorsque, rentré dans sa chambre chez Nicolas, +Jacques songe à cette conversation, il sent l'indulgence +succéder dans son esprit à l'indignation éprouvée au premier +abord. Après tout, Robert, cet homme grave, bon certainement, +mais un peu austère, a-t-il raison de vouloir unir à sa vie +cette compagne élégante, toute pétrie extérieurement de grâce +et de légèreté féminine? Qui sait si les rêves luxueux d'Anne +eussent tenu devant un amour moins élevé et moins fort que +celui de son cousin? + +Il s'endort dans ces pensées et la radieuse image de +Mademoiselle Duplay passe dans ses rêves, non pas revêtue de +cet orgueilleux égoïsme qu'elle ne songe même pas à cacher, +mais à travers la lumière adoucie dont s'entoure à nos yeux +l'idole de notre coeur. Hélas! cette indulgence tient à une +cause que le pauvre garçon cherche à se cacher à lui-même. + +Insensiblement, Anne change vis-à-vis de lui, il le voit, il +le sent; lui-même perd une à une ses idées premières sur la +jeune fille. Il trouve des excuses à ses défauts et s'explique +comme Robert et plus que lui peut-être que cette femme si +belle désire un cadre magnifique à sa beauté. Lorsque le soir, +à son entrée chez Mme Martelac, il ne voit pas se lever vers +lui les yeux bleus de Mlle Duplay, lorsque la vieille dame est +seule, le front courbé sur son ouvrage ou sur un livre, le +jeune officier éprouve une déception contre laquelle il réagit +de son mieux en redoublant de gaîté. Mais il sent bien vite +l'ennui le gagner, abrège la soirée et rentre chez Nicolas ou +erre dans les rues comme une âme en peine. + +Anne semble elle-même éprouver ces singuliers symptômes. En +s'adressant à lui, sa voix prend des inflexions dont s'étonne +le jeune homme; elle paraît éprouver parfois un besoin de +soumission, elle, si indépendante et si entière vis-à-vis de +tout autre! + +Lentement, à coups imperceptibles, elle se glisse dans les +pensées de Jacques. Le poison s'infiltre sans que le +lieutenant en ait conscience; Robert est parti depuis quelques +mois à peine et ses pressentiments sont réalisés. Toutefois, +ce qui eût été évident à ses yeux si ses occupations ne +l'eussent retenu si longtemps à Paris, est encore ignoré de +son ami lui-même. Une circonstance bien minime en apparence va +faire tomber le voile placé sur ses yeux. + +Un soir, il s'était comme de coutume rendu chez Mme Martelac. +La pluie tombant depuis plusieurs heures avait empêché la +vieille dame de rester dans le jardin; un instant, Jacques et +elle causèrent sur le seuil de la maison, regardant la verdure +courbée sous les rafales du vent et les fleurs chargées d'eau +se jetant follement les unes sur les autres dans les deux +massifs cultivés avec soin par la mère de Robert. Le petit +jardin, un peu desséché par la chaleur de l'été, semblait +renaître sous cette averse, et il s'échappait de la terre +longtemps privée d'eau une fraîcheur qui présageait un +renouveau dans sa végétation et faisait sourire sa +propriétaire. Celle-ci se décida enfin à rentrer, et, voulant +travailler, elle fit allumer une lampe, bien qu'au dehors il +fît encore presque jour. + +Le jeune homme semblait distrait, il écoutait les bruits de la +rue; évidemment, il attendait quelqu'un et son visage +exprimait le désappointement en ne voyant rien venir. S'en +rendait-il compte? Peut-être non. Le coeur humain a des détours +infinis même dans les plus franches natures. + +Un coup de sonnette le fit tressaillir. Un instant après, +Anne, superbe dans une toilette claire, entrait dans la petite +pièce où se tenaient sa tante et Jacques. + +- Oh! que tu es belle, aujourd'hui! s'écria Mme Martelac, au +moment où la jeune fille s'avançait vers elle pour lui dire +bonjour. + +- Vous ressemblez à une princesse! dit Jacques en souriant et +en la regardant avec admiration. + +- Voyons les détails de cette toilette, reprit Madame Martelac +en ajustant ses lunettes. + +Anne se plaça devant elle et Jacques souleva complaisamment la +lampe pour permettre à la vieille dame de satisfaire sa +curiosité. + +- Ce costume te va à ravir et me semble du meilleur goût, dit +la mère de Robert. Jacques a raison, tu jouerais au naturel +les rôles de princesses! + +La jeune fille relevait fièrement sa belle tête couronnée de +cheveux châtains, et une expression de vanité satisfaite parut +sur sa physionomie et dans ses yeux bleus et brillants comme +des saphirs. Ses lèvres, un peu dédaigneuses, s'épanouirent +dans un sourire, et une nuance plus rosée, passant sur ses +joues, leur donna un nouvel éclat. Blanche, mince et élancée, +elle ressemblait à un grand lys, ou, comme le disaient sa +tante et Jacques, à une jeune reine. N'avait-elle point, en +effet, reçu en partage la fragile couronne de la beauté? + +Quelques mois plus tôt, le jeune officier eût vu, dans +l'étalage de cette beauté, une coquetterie puérile; mais il +était devenu complaisant et se contenta de sourire. + +- Je vais passer la soirée chez une de mes amies qui a du +monde, dit Anne. Mon père doit m'y rejoindre; il était retardé +par une affaire. Je me suis sauvée, ayant l'intention de +m'arrêter en passant pour vous dire bonsoir. + +- Assieds-toi un instant, dit sa tante. + +- Oh! cinq minutes seulement. La voiture m'attend à la porte +et doit retourner chercher mon père lorsqu'elle m'aura +conduite chez mon amie. + +Anne était venue chercher une satisfaction de vanité en se +montrant ainsi parée; elle ne pouvait douter d'avoir réussi +devant le regard admiratif du lieutenant. Cette rayonnante +beauté dans tout son éclat avait soudain illuminé le petit +appartement, dans lequel, avant son entrée, on n'entendait que +le bruit du vent jetant la pluie contre les vitres et les +rares paroles échangées entre la maîtresse de la maison et son +visiteur. + +Lorsque Anne se leva pour partir, Jacques alla la reconduire +jusqu'à la porte de la rue. Au moment de monter dans la +voiture, elle se retourna pour lui tendre la main. Il serra +cette petite main gantée et leva les yeux vers ce beau visage +éclairé par la lampe, qu'il venait de déposer près de lui, sur +un meuble. Quelque chose d'attendri, que le jeune officier ne +lui connaissait pas, passa dans le regard de la jeune fille. +Ce sourire ému répondait-il à l'émotion inconsciente de +Jacques? Il n'eût pu le dire. Mais, fasciné par ces yeux bleus +qui le fixaient, il se baissa et posa ardemment ses lèvres sur +la main qu'on lui tendait. + +Un instant après, la voiture roulait sur le pavé de la rue, et +le lieutenant, seul dans le vestibule de la vieille maison, se +frappait le front en murmurant: + +- Robert! + +L'éclair, en entr'ouvrant le coeur d'Anne et le sien, avait, du +même coup, éclairé son âme. Il le savait maintenant. La beauté +d'Anne avait jeté ses lacets autour de lui, et un amour, +jusque-là inconscient dans sons coeur, avait jailli sous +l'étincelle de ces yeux bleus. + +Le réveil venait à temps pour rappeler le jeune homme au +serment fait à son ami. + + + + +CHAPITRE IX + + +Quelques semaines plus tard, Jacques quittait Poitiers. Il +avait demandé à un ami, en garnison à Alger, de permuter avec +lui; le jeune homme auquel il s'adressa, regrettant son +éloignement, accepta avec joie sa proposition. Les démarches +nécessaires pour obtenir ce changement furent promptement +faites, et, durant les derniers jours passés à Poitiers, le +lieutenant évita, sous prétexte d'occupations, de venir le +soir chez Mme Martelac. + +La chambre occupée par lui chez Nicolas allait donc se trouver +de nouveau vacante. Bien que ses relations avec son +propriétaire eussent été peu fréquentes, son départ fut un +vrai chagrin pour Sarah; la petite fille se sentait moins +isolée en l'entendant aller et venir. + +Le prisonnier concentre toutes ses pensées sur le peu de vie +qui s'agite autour de lui. Le pas de la sentinelle, dont la +surveillance le sépare de la liberté, lui est une distraction; +le mouvement de l'insecte qui suspend sa toile aux barreaux de +fer de sa fenêtre, moins que cela, la tige grêle d'une +giroflée se faisant place à travers les fentes de la pierre, +tout attache son âme et intéresse son esprit. Pour la petite-fille +du vieux marchand, le magasin sombre et froid, dans +lequel les grands meubles obstruaient le passage de la +lumière, ressemblait à une prison. L'air y était lourd et +rarement renouvelé; le silence y régnait habituellement, rompu +parfois, subitement, par les craquements produits dans le bois +de quelque armoire plus neuve que les autres; chacune des +fenêtres se trouvait partagée et protégée en même temps par +une barre de fer garnie de piquants, comme pour garder les +habitants contre les tentations du dehors. + +Tandis que l'ordonnance de Jacques faisait descendre les +malles du jeune homme et veillait aux apprêts du départ, +Sarah, ayant, avec un coin de son mouchoir légèrement mouillé, +nettoyé un petit espace de la vitre, encrassée depuis +longtemps, regardait s'opérer ce déménagement qui lui serrait +le coeur. Désormais, elle retombait avec son grand-père dans la +solitude, et cette pensée lui était pénible, sans qu'elle sût +bien définir son impression. + +Quand, la dernière caisse étant disparue, la porte se referma, +la petite fille se retourna vers Nicolas, assis dans le +magasin et explorant attentivement un tas de vêtements jetés à +terre devant lui. Il sondait avec soin chaque poche, chaque +doublure, comme s'il eût craint qu'une fortune fût cachée dans +leurs profondeurs. Dieu sait si le vice ou la misère, auxquels +avaient appartenu ces vêtements, y avaient jamais rien déposé +de semblable! + +Sarah vint s'asseoir près de lui et le regarda faire cette +opération. + +Ayant trouvé quelques menus objets qui lui parurent valoir la +peine d'être gardés, il chercha autour de lui un meuble où il +pût les serrer, et, tout étant rempli, il prit une malle +placée sous une table et allait les y déposer quand Sarah +s'écria, en se penchant vers la malle ouverte et en saisissant +une petite peinture sans cadre, qui s'y trouvait: + +- Qu'est-ce que cela, grand-père? + +Le vieillard prit le portrait, et, ses regards étant tombés +sur ce visage, auquel un peintre habile avait su donner une +apparence de vie, il tressaillit et le rejeta de côté sans +répondre. Mais, cette peinture ayant intéressé l'enfant, elle +insista: + +- Dites-moi de qui est ce portrait? + +- Que t'importe? + +Le ton de Nicolas était dur et irrité. + +- J'ai tant envie de le savoir! + +- Tu es bien curieuse! + +- Je vous en prie, grand-père, dites-le-moi? + +- Le sais-je? Il y a comme cela tant d'autres peintures dans +le magasin! + +Sarah eut une sorte d'intuition qu'il ne disait pas la vérité +en prétendant ignorer ce qu'elle désirait savoir. Elle reprit: + +- Vous paraissez le connaître, et, si c'était un portrait à +vendre, vous le mettriez en évidence. On vous l'achèterait. +Cela me semble aussi joli que ceux que vous vendez tous les +jours bien chers. Pourquoi n'en tirez-vous pas de l'argent? + +Elle connaissait bien son aïeul, et le seul fait de garder +inutilement cette peinture, sans chercher à s'en défaire +avantageusement, lui faisait soupçonner quelque mystère. + +Son insinuation parut frapper le vieillard, cette idée de gain +le faisant réfléchir. Il prit le portrait et le regarda avec +hésitation; mais il le laissa retomber en disant: + +- C'est un misérable! + +- Comment se nomme-t-il? + +- Tu ne le sauras jamais, j'espère! Notre malheur a été de +l'avoir connu. + +- Il a pourtant une jolie figure, dit Sarah timidement, +n'osant contredire ouvertement son grand-père et baissant les +yeux vers la peinture, qui, du fond de la malle ouverte, la +regardait en souriant. + +Nicolas leva les épaules. + +- Sottises! Rien n'est menteur comme ces visages de grands +seigneurs! + +- C'est donc un grand seigneur? + +A vrai dire, Sarah ne se rendait pas un compte exact de ce que +signifiait cette expression. Ne causant guère avec personne, +si ce n'est parfois avec son grand-père, la pauvre enfant +ignorait la signification d'un grand nombre de mots. Le vieux +marchand la regarda avec des yeux dans lesquels brillait une +haineuse colère. + +- Oui, oui, grand seigneur! Il s'en vantait et regrettait son +mariage. Mais aujourd'hui, il est bien au-dessous de ceux +qu'il méprisait alors. + +- Où est-il? + +- Assez! Interrompit brusquement Nicolas, mettant fin à cet +interrogatoire. Cet homme n'a jamais existé pour toi. Ne t'en +occupe plus. J'ai déjà trop complaisamment répondu à tes +questions. Va veiller à ton dîner. + +Sarah n'osa répliquer; le ton et le regard de son grand-père +l'effrayaient. Elle se dirigea vers le réchaud sur lequel +chauffait la maigre pitance qui devait composer leur repas et +l'examina soigneusement, comme s'il se fût agi d'un mets +délicat confié à son talent culinaire. + +A cet instant, Jacques entra, venant faire ses adieux au +propriétaire de la maison. + +- Où est Sarah? demanda-t-il, voulant revoir l'enfant avant +son départ. + +- Elle veille au dîner, répondit Nicolas. + +- Elle est bien jeune pour pareille besogne! + +- Ah! dame! mon cher Monsieur, les pauvres gens sont obligés +d'employer leurs enfants de bonne heure. + +Jacques pensa aux piles d'or dont leur avait parlé la petite-fille +de l'avare. + +- Elle semble si délicate! + +- Délicate! Elle! Mais non; je vous assure. Depuis que votre +ami le docteur Martelac m'a ruiné en remèdes et en visites +pour elle, elle se porte très bien. + +- En remèdes et en visites! reprit Jacques d'un ton moqueur. +Il ne lui a jamais fait qu'une visite, et encore, pour la +modique somme de cinq francs, vous avez su lui extorquer une +consultation pour vous! Quant aux remèdes, ils sont, je le +parie, encore chez le pharmacien! + +Le bonhomme sourit d'un air malin. + +- Une personne riche comme vous! reprit Jacques. + +- Puisqu'elle se porte bien sans cela, c'était inutile d'aller +manger de l'argent si difficile à gagner! + +- Ah! vous ne le dépensez pas inutilement, j'en réponds! + +- C'est une qualité, une grande qualité! reprit Nicolas avec +aplomb. + +- Hum! Enfin, je n'entreprendrai pas votre conversion sous ce +rapport, vous êtes trop endurci. Mais je voudrais au moins +obtenir quelque chose pour Sarah. Si vous vouliez, elle +pourrait mener une vie gaie, heureuse, comme il convient à une +enfant. Ma pauvre petite Rose de Bengale! + +- Pourquoi l'appelez-vous ainsi? + +- Parce qu'elle a dans toute sa personne quelque chose de +gracieux, de distingué, une délicatesse de teint, de manières +et d'extérieur qui la fait paraître dépaysée dans le milieu où +elle est. Ne le trouvez-vous pas? Cela m'a frappé dès mon +arrivée ici et je lui ai donné ce surnom. + +Nicolas leva les épaules en grommelant: + +- Quelles absurdités! Sarah est ma petite-fille et ne déroge +point en faisant le ménage, ajouta-t-il d'un air mécontent. + +- Que faisait son père? + +- Son père était un pauvre homme sans le sou. + +Cette phrase fut prononcée avec une expression de profond +mépris, tel que pouvait l'éprouver, à l'égard d'une personne +en de pareilles conditions, un avare comme le marchand +d'antiquités. + +- Ma fille l'a épousé dans un jour de folie, et cela n'a pas +duré longtemps, du reste. Elle a vite compris quelle sottise +elle avait faite. + +Au moment où le vieillard disait ces mots, Jacques, levant les +yeux, vit la figure ébouriffée de Sarah paraître entre un +bahut antique et le haut dossier d'un siège moyen âge, +ressemblant à un trône avec son écusson sculpté et ses bras +formés de deux lévriers couchés. Les yeux profonds de la +petite fille se fixaient pensivement sur son grand-père, et +les boucles de ses cheveux accentuaient leur expression par +l'ombre qu'elles jetaient sur le haut de son visage penché en +avant. Elle avait entendu causer dans le magasin et avait +quitté le réduit où elle préparait le dîner, afin de voir qui +était là. + +Jacques lui fit signe d'approcher et lui remit un paquet de +bonbons dont il s'était muni à son intention. + +- Ah! Monsieur Hilleret, quelle perte est pour moi votre +départ! disait Nicolas. Quand louerai-je votre chambre? Le +loyer, si modique qu'il fût, nous aidait à vivre, Sarah et +moi; il nous fera défaut maintenant. + +Le jeune homme parut prendre peu d'intérêt à ces doléances. Il +se contenta de dire quelques paroles amicales à l'enfant, dont +le visage attristé exprimait son chagrin de ce départ, et, +avant de s'éloigner, il serra avec un sentiment de répulsion +la main du vieil avare. L'avarice est, d'ordinaire, le +sentiment le plus antipathique à la jeunesse, et Jacques +n'avait pu pardonner à Nicolas cet amour passionné de l'or, +métal dont, à son âge et surtout avec sa profession, on se +montre peu ambitieux. Puis, seul et soucieux, il remonta cette +longue rue, ayant préféré se rendre à pied à la gare. + +La veille, il avait fait ses adieux à Mme Martelac et avait +entrevu Anne un instant. Tout en marchant, il secouait parfois +subitement la tête pour chasser un souvenir importun. C'était +le visage de Mlle Duplay qui hantait son imagination; il +revoyait malgré lui ces traits brillants de jeunesse dans +lesquels il avait cru un soir lire un commencement d'amour. Le +sacrifice lui pesait; pourtant, il l'accomplissait +généreusement, et quand, la tête penchée à la portière du +wagon emporté par la vapeur, il vit disparaître peu à peu la +vieille ville dont les clochers se perdirent à l'horizon, il +poussa un soupir de soulagement et se rejeta dans un coin en +murmurant: + +- Allons, je dois oublier! Elle sera la femme du docteur +Martelac, mon meilleur ami. + +Un sourire triste, mais courageux, passa sur sa physionomie, +et, sans se laisser aller davantage à ses regrets, il prit un +journal et tâcha de s'absorber dans la lecture des nouvelles +du jour. + +Dans la soirée de ce même jour, Sarah, épiant le moment où son +grand-père était sorti, ouvrit la malle et y prit la peinture +qu'il y avait rejetée; elle l'emporta dans sa chambre et se +mit à l'examiner avec un véritable intérêt, n'ayant pas osé le +faire devant Nicolas. Ce portrait, dont le cadre, ayant une +certaine valeur, avait été vendu par le marchand, représentait +un homme jeune, blond, aux traits délicats. Le regard semblait +s'arrêter avec complaisance sur Sarah et suivre tous ses +mouvements avec une persistance qui la tenait sous le charme. +Elle éprouvait tout à la fois un vague désir d se soustraite à +ce regard et un attrait irrésistible vers lui. + +- Pourquoi me regarde-t-il ainsi? se dit-elle à demi-voix, je +voudrais le savoir. + +Elle plaça la peinture sur la cheminée, s'éloigna, se +rapprocha, alla d'un bout à l'autre de la chambre, et partout +le regard en la suivant semblait la magnétiser. Enfin, elle +revint en face de lui, et s'écria en joignant les mains: + +- Grand-père dit que ce visage est menteur. C'est impossible. +Il semble si bon! + +Puis, plus bas, elle ajouta: + +- Oh! que je voudrais le connaître! + +Un instant elle demeura immobile, ses yeux attachés sur ceux +du portrait qui semblaient s'animer sous son regard. Tout à +coup, elle éprouva une étrange sensation; il lui sembla avoir, +à travers cette toile insensible, évoqué une âme, et, baissant +la tête, elle rougit, comme si celui auquel appartenait cette +âme avait entendu son exclamation enfantine. + +Craignant que son grand-père ne lui enlevât la peinture à +laquelle l'attachait cet attrait inexplicable, elle la déroba +à ses regards en la cachant sous ses vêtements, dans le coffre +profond, unique mobilier de sa chambre. Lorsque Sarah allait +se coucher, Nicolas ne lui permettait jamais d'emporter la +lampe dont elle servait au magasin; elle montait dans les +ténèbres l'escalier vermoulu et procédait à sa toilette à +l'aide d'un réverbère, justement placé devant sa fenêtre, +comme pour venir en aide à l'avarice du vieux marchand. +Souvent, le soir, la petite fille sortait la peinture de sa +cachette, et, se hissant sur la pointe des pieds pour +s'approcher de la lumière de la rue, elle contemplait ce +visage inconnu qui remuait si profondément son coeur innocent. + + + + +CHAPITRE X + + +Le docteur était venu plusieurs fois à Poitiers depuis le +départ de Jacques. Etonné de la subite résolution de son ami, +il avait causé de lui avec sa mère, et, sur les remarques de +cette dernière, il était facilement arrivé à soupçonner le +véritable motif de la fuite du lieutenant. Robert avait senti +s'accroître son affection pour lui de toute sa reconnaissance +pour ce généreux sacrifice. + +Quand à Anne, elle avait été froissée du départ du jeune homme +comme d'une injure personnelle, d'autant plus pénible qu'elle +ne pouvait s'en plaindre à personne. Seule, Mme Martelac avait +pu se douter du commencement de sympathie née entre elle et +Jacques, et Mlle Duplay était assez fière pour garder le +silence sur la déconvenue qu'elle subissait. La coquetterie +l'avait, il est vrai, poussée à essayer son pouvoir sur le +jeune officier et à vaincre l'éloignement qu'elle avait lu +dans ses yeux à l'énoncé de ses projets ambitieux de fortune. +Mais une âme humaine est si complexe! Peut-être y avait-il au +fond du sentiment d'irritation qu'elle éprouvait quelque chose +comme un regret. + +Il y eut à cet instant une sorte d'hésitation dans sa vie; +pendant plusieurs jours, son beau visage fut grave et ses yeux +bleus parurent retenir des larmes. Etait-ce orgueil froissé, +ou son coeur était-il atteint? Dans ce dernier cas, la blessure +fut peu grave, et le balancement entre le bien et le mal fut +de courte durée. Le soir du départ de Jacques, agenouillée sur +son prie-Dieu, le front dans ses mains, elle demeura longtemps +pensive, et ses lèvres murmurèrent même une prière; mais cette +prière ne sortait pas du fond du coeur, et l'impression sous +laquelle elle jaillissait devait être fugitive. Mélangée +d'orgueil plus que de véritable souffrance, elle ne pouvait +s'élever jusqu'au ciel et s'éteignit subitement dans une +révolte d'égoïsme; ce bon mouvement n'eut aucune suite. + +Refoulant la tristesse qui menaçait de ternir son regard et +cédant à la légèreté naturelle de son caractère, la jeune +fille se releva rayonnante, et le regret, s'il exista, +l'aveugla davantage. + +Prise d'une frénésie de vanité, elle oublia toute raison, la +lueur à peine née dans son coeur fut étouffée immédiatement, +et, s'élançant étourdiment vers l'avenir, elle se jura de +n'avoir, désormais, d'autre objectif qu'un mariage riche. +Ayant résolûment fermé son esprit à toute pensée grave, le +bonheur de son cousin et l'amour qu'il lui témoignait depuis +son enfance ne pouvaient entrer dans ses calculs. Elevée par +un père insouciant qui mettait au premier rang des choses +désirables les aises de la vie et le confortable donné par la +fortune, Anne avait distancé à ce sujet les idées paternelles. +Elle oublia donc promptement le léger trouble apporté dans son +coeur par la présence de Jacques, et se dit que le luxe devant +lui faire goûter le bonheur rêvé par son imagination, elle +l'achèterait en s'aidant de sa beauté par un riche mariage. + +Hé! mon Dieu! qui donc en ce monde si délicat aurait droit de +se dire sans pêché sous ce rapport? Un riche mariage! N'est-ce +pas le rêve de toutes les mères qui sèchent sur pied en +attendant qu'il se présente pour leur fille? Et quel père ne +se rengorge fièrement quand un gendre nanti de nombreux et +solides titres de rentes vient solliciter une main qu'on +tremble de joie en lui accordant? Peut-être la jeune fille +isolée et laissée à elle-même serait-elle inaccessible au +désir d'un mariage brillant. Mais sitôt qu'elle a mis le pied +dans ce qu'on appelle le monde, sitôt qu'elle a été initiée +par lui à l'éblouissement de l'or, pour elle aussi le mariage +riche miroite à l'horizon, et elle parvient à comprendre +comment tout est sacrifié pour y arriver. Elle se prête alors +de tout son pouvoir aux combinaisons qui ont pour but de la +vendre le plus cher possible au candidat désiré par toute sa +famille. + +Jacques est en Algérie depuis plusieurs mois lorsque nous +retrouvons Robert et Anne dans le salon de Mme Martelac. + +La conversation est engagée entre eux depuis un certain temps, +et, sans doute, elle est pénible pour le docteur, car son +visage est triste. Debout près de sa cousine, dont la figure +exprime un peu d'ennui, il a pris dans les siennes la main de +la jeune fille et demande: + +- Ne m'aimez-vous pas assez pour attendre? Je vous le jure, +dans quelques années, ma position sera telle que vous n'auriez +rien à envier à personne. + +- Quelques années! reprend Anne avec un peu d'ironie. Vous n'y +songez pas? J'ai vingt ans sonnés! + +- Rien ne presse, il me semble! fait observer Robert avec un +léger sourire. + +- Je suis lasse de ma vie retirée. Je veux en finir, et j'ai +la prétention de ne pas me morfondre à attendre. + +- Vous n'êtes pas malheureuse pourtant. Votre père fait tout +ce qui vous plaît et vous laisse toute liberté. + +- C'est vrai; mais je suis décidée à changer de position, et +le plus tôt sera le mieux. + +- Pourquoi tant vous presser? + +- Parce que j'en ai assez de cette vie monotone! répond-elle +avec un peu d'impatience. + +Ses regards, fixés à travers la fenêtre près de laquelle elle +est placée, se détournent de Robert. Evidemment, il y a, au +fond de son âme, une résolution prise; mais il lui coûte de la +faire connaître à son cousin. + +Sans avoir une idée bien nette de sa conduite, un vague +instinct lui dit qu'elle fait mal, et elle éprouve une +certaine honte à exprimer avec une si triste franchise des +sentiments que tant d'autres prennent beaucoup de peine à +voiler d'apparences trompeuses. Il faut être bien +inexpérimenté ou bien blasé pour faire, devant un de nos +semblables, abstraction complète des sentiments généralement +estimés autour de nous. + +Toutefois, Anne prit son parti. Comme les gens timides, qui +exagèrent l'audace quand une fois ils ont résolu d'aller en +avant, elle tourna la tête vers son cousin, et, lorsque celui-ci +lui dit presque humblement: + +- Anne, vous n'avez donc aucune affection pour moi? Pourtant, +il y a quelques années, vous sembliez m'aimer; l'avez-vous +complètement oublié? + +Elle eut un geste irrité. + +- Je vous voyais sans cesse alors, dans l'intimité de la +famille. Est-ce qu'une jeune fille n'a pas toujours quelque +cousin qu'elle s'imagine aimer? + +A cette dure repartie, Robert avait tressailli. Une flamme, +traversant son regard, parut illuminer subitement la blessure +faite à cette âme par les paroles d'Anne. Elle eut un instant +de remords et dit sur un ton moins acerbe et comme une excuse: + +- Vous le savez bien, je ne suis pas romanesque; ainsi, ne +faisons pas de sentiment, n'est-ce pas? + +- Pas romanesque, non, Anne. Moi non plus, je ne le suis pas, +et je crois qu'il n'y a pas une heure de ma vie qui ait jamais +été livrée à ces rêves sans but, auxquels se laissent aller +les esprits romanesques. Mais, quoique vous en disiez, il me +faut bien faire du sentiment, puisque vous appelez ainsi vous +parler de cette affection profonde, sérieuse, et, si vous le +vouliez, immortelle, qui remplit mon coeur depuis tant +d'années! Dépend-il de moi de lui imposer silence, et ne puis-je +essayer de la défendre à vos yeux? Puis-je oublier tout à +coup l'amour dont mon coeur a vécu jusqu'ici, le seul qui l'ait +fait battre et ait répandu son chaud rayon sur ma jeunesse +laborieuse, cet amour unique pour lequel j'ai gardé avec une +fière jalousie toutes les tendresses de mon âme? Vous n'avez +donc pas compris que mon bonheur dépend de vous, et que je +suis prêt à tout pour vous donner celui auquel vous aspirez? + +- Même à sacrifier le vôtre? + +Elle levait les yeux vers lui avec une expression singulière. + +- Oui, Anne, même cela! dit-il doucement, sentant sa pensée +sans qu'elle l'eût exprimée. + +Un mouvement attendri se fit sur la belle physionomie de la +jeune fille. + +Un instant, il la crut touchée; mais elle se raidit contre +cette impression involontaire et reprit froidement: + +- Nous ne saurions trouver le bonheur dans les mêmes éléments. +Vous êtes un homme supérieur, dit-on; je ne le nie pas. Mais +je ne suis pas la compagne qu'il vous faut. + +Il parut accorder peu d'attention à cet aveu, et, croisant +avec supplication ses mains, qui tenaient celle de la jeune +fille, il dit: + +- Donnez-moi seulement deux ou trois années. + +- Rien que cela! s'écria-t-elle. + +- Ce serait bien court si vous m'aimiez, et que cette attente +dût aboutir au bonheur! + +- Je languirais si longtemps dans l'ennui d'une vie de +recluse! Car enfin, mon père a beau faire, il ne peut me +donner les plaisirs coûteux, et il me faut compter avec sa +modeste fortune. + +- Un peu de patience, et je vous donnerai une vie plus en +rapport avec vos goûts. + +Anne secoua la tête avec incrédulité. + +- Vous êtes trop raisonnable! dit-elle avec conviction. Et +puis, cette fortune dont vous parlez peut vous faire défaut. + +- Je travaillerai tant pour vous voir heureuse suivant vos +désirs! + +Elle hésita un instant, regardant son cousin en silence, et +reprit tout à coup: + +- Savez-vous, mon pauvre Robert, que j'ai là, sous la main, +des millions qui m'attendent? Je n'ai qu'à dire oui pour en +jouir. + +Enfin, l'ambitieuse jeune fille dévoilait la vérité! C'étaient +ces millions dont les scintillements aveuglaient sa vanité et +lui faisaient dédaigner l'amour sérieux et fidèle du jeune +homme. + +- Qui? demanda celui-ci, sans prendre la peine d'expliquer sa +pensée. + +- M. Tissier. + +- Un vieillard! + +- Qu'importe? + +- Comment, qu'importe! Vous ne ferez pas un tel marché? Car +c'est un marché cela, Anne, un marché honteux! Donner votre +jeunesse, votre beauté, votre amour, pour de l'or! + +- Oh! de l'amour! Il n'en demande pas tant. Il n'exige rien. + +- Il le dit; il sait bien qu'à son âge il serait ridicule en +prétendant vous inspirer une passion. Mais, quand vous serez +sa femme, savez-vous de quelles chaînes sa jalouse +surveillance vous entourera? Avez-vous songé aux difficultés +et parfois aux douleurs d'une union si disproportionnée? + +- Nous verrons! dit Anne en levant les épaules, comme pour +nier les difficultés de l'esclavage qu'elle acceptait si +légèrement. + +Gâtée et élevée sans religion, Mlle Duplay ne savait et ne +voulait savoir qu'une seule chose: c'est qu'ayant reçu en +partage une beauté remarquable, elle avait, sur ceux qui +l'entouraient, un très grand ascendant. Dans son aveugle +vanité, elle ne doutait pas de prendre facilement le même +empire sur son mari. Cet ensemble séduisant, formé par la +pureté parfaite des lignes du visage et de la personne, le +charme de deux grands yeux limpides et brillants, le sourire +qui ajoute une grâce indéfinissable à la fraîcheur de la +jeunesse, tout cela constitue une royauté, éphémère sans +doute, mais non moins réelle, et Anne savait bien qu'elle +portait au front cette couronne dont le prestige soumet les +hommes à son empire. + +Depuis un instant, Robert avait laissé retomber la main de sa +cousine et regardait les feuilles se détacher des arbres du +jardin et tomber à travers les plates-bandes, dans lesquelles +les chrysanthèmes secouaient leur fleurs mélancoliques. Dans +ce coeur fort et fidèle, il se faisait un déchirement profond, +vaguement redouté peut-être depuis un certain temps, mais +d'autant plus cruel que les sentiments du jeune docteur ne +pouvaient être que sérieux. + +Peut-être toutefois, la crainte de s'être attaché à un être +indigne de son amour est-elle plus douloureuse pour une âme +droite et fière que celle de n'être pas aimé? Aussi, quand +Robert tourna de nouveau la tête vers la jeune fille, il la +regarda avec une tristesse mêlée d'amertume en disant: + +- Anne, je crois qu'il est des âmes dans lesquelles un premier +amour jette des racines que rien ne saurait arracher +complètement. Je tâcherai pourtant d'oublier, puisque mes +rêves ou plutôt ceux que nous avions faits autrefois ensemble +ne sauraient vous donner le bonheur. Vous le cherchez +ailleurs, et, je le crains, vous êtes dans une erreur terrible +à ce sujet. Dieu vous garde et vous éclaire! Croyez-le +toutefois, vous trouverez toujours en moi un ami! Puissiez-vous +ne jamais vous repentir du mariage que vous méditez de +faire! + +Sa voix tremblait en faisant ce dernier souhait, et son regard +sérieux enveloppa un instant sa cousine, comme s'il eût +cherché, sous cette radieuse enveloppe terrestre, à pénétrer +jusqu'au coeur. Il crut voir sur ses traits une lueur +d'émotion, contre laquelle elle réagit de nouveau en disant +brusquement: + +- Bah! suivons chacun notre voie! Je regrette la peine que +vous fait ma détermination; mais peut-être, avant peu, +regretterais-je aussi de m'être laissé aller à un moment +d'attendrissement. Vous m'oublierez facilement, je l'espère; +et, quand vous n'aurez plus souvenir des enfantillages de +notre jeunesse, vous épouserez une femme digne de bous. Quant +à moi, soyez tranquille, la fortune seule me rendra heureuse. +J'ai besoin de luxe, et je ne saurais me contenter d'une vie +bourgeoisement économe, comme celle qu'il m'a fallu mener +jusqu'ici. + +Robert ne répondit rien; il baissa la tête devant cette +obstination et accepta sans reproches la décision qui brisait +ainsi toutes les chères espérances de son coeur. + +Quelques mois plus tard, Anne se jetait, tête baissée, dans +cet avenir dont le reflet doré avait séduit son imagination. +Elle épousait, à vingt et un ans, M. Tissier, qui en avait +près de soixante et possédait plusieurs millions. + +Les nouveaux époux quittèrent immédiatement Poitiers et +allèrent s'installer à Paris. Fière du luxe princier dont elle +se vit entourée, la jeune femme oublia et dédaigna même les +mesquins projets d'alliance qu'elle avait pu former autrefois. +Elle dit adieu à Mme Martelac avec une expression triomphante +qui fit sourire la vieille dame. Au fond du coeur, la mère de +Robert, tout en prenant part à la cruelle déception de son +fils, ne pouvait regretter pour lui la femme frivole qui avait +orgueilleusement tout sacrifié afin de s'assurer cette +existence de millionnaire. + +Le jeune docteur se dispensa de venir assister au mariage de +sa cousine et eut recours au prétexte tout trouvé d'une vie +absorbée par le travail lorsque M. et Mme Tissier cherchèrent +à l'attirer, à Paris, dans leur intimité. + + + + +CHAPITRE XI + + +Sarah, assise près de la porte du magasin d'antiquités et +cachée derrière le rideau, qu'elle a relevé en partie, afin +d'y voir plus clair, travaille. Elle semble éprouver cette +difficulté des enfants inhabiles quand ils tiennent une +aiguille qu'ils ne sont point habitués à manier. + +La tête baissée, rouge et fatiguée par cette application +inusitée, elle raccommode un vêtement à son grand-père. C'est +une vieille redingote usée, râpée, verdie par le temps et +l'usage; la trame, visible tout le long des coutures, semble +prête à céder sous l'aiguille, et Sarah redouble de soin, tout +en faisant des reprises aux mille sinuosités. Si l'étoffe +venait à craquer, elle aurait une augmentation de travail et +se verrait forcée de faire coutures sur coutures, Nicolas lui +ayant déclaré qu'il comptait porter ce vêtement pendant un an +ou deux encore. + +Le vieil avare se résigne à changer de paletot seulement +lorsque celui qui couvre ses épaules pointues se réduit en +lambeaux. Encore gémit-il alors sur la mauvaise qualité des +étoffes d'aujourd'hui, bien que, généralement, il leur ait +demandé un usage beaucoup au-dessus de l'ordinaire. + +Il n'y a personne en ce moment dans la rue remplie d'une brume +épaisse et glaciale. Le ciel est gris et semble toucher les +toitures, tant ce brouillard remplit l'atmosphère de sa masse +légèrement bleutée. La petite fille, afin de terminer son +ouvrage avant la nuit, se décide à ouvrir la porte et à +s'installer sur le seuil, car elle n'y voit plus assez dans +l'intérieur du magasin; impatiente de finir ce raccommodage +très difficile à son avis, elle fait courir sur l'étoffe ses +petites mains rougies, sans se soucier du froid humide dont +elle est pénétrée. + +Absorbée par ses reprises, fort irrégulières il faut l'avouer, +elle ne voit pas tourner à l'angle du boulevard un homme qui +marche d'un pas alourdi et traînant. Ce doit être un ouvrier +voyageur; du moins il en a l'apparence. Vêtu d'une blouse +grise souillée de poussière, d'un pantalon de velours à côtes +usé et dont la couleur primitive est méconnaissable tant il a +été traîné à la pluie depuis de longs mois, coiffé d'un +chapeau de paille qu'il rabat sur ses yeux, il porte sur son +épaule un bâton au bout duquel se balance le léger paquet +composé de ses effets. Il semble fatigué, car, en arrivant +devant la maison de Nicolas, il ôte son bâton de dessus son +épaule, prend d'une main le mouchoir à carreaux bleus et +jaunes qui renferme son mince trousseau et s'appuie de l'autre +sur le bâton. + +Péniblement, il fait encore quelques pas et s'arrête contre +une fenêtre en face de Sarah, qu'il regarde longtemps sans +remuer. + +C'est un homme grand et mince, courbé par la fatigue, épuisé +par l'inconduite et par la misère venue à sa suite. Son visage +pâle entouré d'un collier de barbe inculte a une expression +peu rassurante, et le regard de ses yeux noirs et éraillés est +arrêté sur la petite fille avec persistance. Ce regard brille +d'une façon inquiétante au milieu de sa figure jaunie; il +offre un mélange de ruse et de volonté qui tiendrait en arrêt +un agent de la police si le hasard en amenait un dans la rue +en ce moment. Mais personne, par ce brouillard intense et à +pareille heure de la soirée, n'est là pour observer le +voyageur. Il examine la maison depuis ses toits enfoncés et +couverts de mousse jusqu'au bas des murs lézardés et se dit à +voix basse: + +- C'est ici. + +Est-ce l'intuition du regard attaché sur elle ou simplement la +conscience d'avoir fait tout le travail possible dans le +vêtement de son grand-père? Toujours est-il que Sarah se lève +tout à coup, et ses yeux s'étant arrêtés sur l'étranger, elle +éprouve un moment de peur irraisonnée, ramasse précipitamment +son ouvrage, prend sa chaise et rentre dans le magasin en +fermant la porte derrière elle. Dans l'intérieur de la maison, +il commence à faire nuit et l'enfant allume sa petite lampe +afin de s'occuper du dîner. Nicolas, retiré dans son cabinet, +fait ses comptes de la journée; mais lui aussi n'y voit plus, +et, ne voulant pour rien au monde entretenir deux lampes, si +modestes soient-elles, il quitte son travail et vient +retrouver Sarah dans le réduit où elle fait sa cuisine et où +elle va et vient avec une activité et une entente bien au-dessus +de son âge. Assis devant le feu, les jambes croisées, +le marchand siffle entre ses dents, tout en regardant tomber +dans la soupière les tranches de pain que l'enfant taille pour +la soupe. + +La petite lampe jette sa clarté sur ce groupe et combat avec +peine le crépuscule envahissant le magasin. Elle laisse dans +une nuit profonde les nombreux recoins formés par les grandes +armoires qui entourent la cuisine et la séparent seules du +reste de la salle, repoussant la lumière sur le visage pointu +du vieux marchand dont l'ombre danse à la lueur fantasque de +la flamme du foyer. + +- Inutile! inutile! s'écrie-t-il avec empressement en voyant +Sarah s'apprêter à couper un mince petit morceau de beurre +pour le mettre dans le potage. Apprends donc à être économe! +Tu ne seras jamais riche! + +- Qui sait? dit brusquement une voix étrangère. Ne doit-elle +pas hériter de vous comme moi-même? + +La petite fille venait de se pencher pour déposer la soupière +à terre, afin d'y verser le contenu du vase placé devant le +feu. Elle se releva subitement et poussa une exclamation de +terreur en apercevant devant elle l'homme qu'elle avait vu +dans la rue. Nicolas s'était retourné sur son siège. Il hésita +un instant, les yeux fixés sur la tête qui émergeait de +l'ombre entre deux meubles et dont la pâleur cadavérique et +les prunelles luisantes comme des charbons avaient quelque +chose de fantastique. + +- Pas vous, sûrement! dit-il en devenant blême quand il +reconnu celui qui avait parlé. D'où venez-vous? + +Sa voix tremblait. On ne saurait dire si c'était de colère ou +d'effroi. + +- De loin, comme vous voyez, répondit le nouveau venu sans se +troubler. + +Il montrait ses vêtements et ses chaussures souillées de +poussière et de boue. + +- Je vous croyais mort, n'entendant plus parler de vous. + +- Vous caressiez cet honnête espoir! Mais pour le cas où +j'eusse vécu encore, vous aviez pris vos précautions! Quelle +peine j'ai eue à retrouver vos traces! Et quand enfin je vous +rencontre, grâce à des recherches si longues, vous me recevez +ainsi! Vraiment, la fibre paternelle est chez vous d'une +sensibilité merveilleuse! reprend son interlocuteur, +ironiquement. Quel accueil! l'Enfant Prodigue ne pouvait en +recevoir un plus tendre! + +- Monte dans ta chambre et restes-y jusqu'à ce que je +t'appelle, dit durement Nicolas, se retournant vers Sarah, +immobile et terrifiée par cette apparition. + +La petite fille obéit sans dire un mot. + +- Il ne vous plaît pas de faire connaître notre parenté? Non, +n'est-ce pas? Pourtant, je me sens au coeur un certain besoin +de la vie de famille et voilà pourquoi vous me voyez ce soir. + +En disant cela, l'étranger prend un siège et s'assied aussi +paisiblement que s'il s'installait pour passer la soirée. Le +visage parcheminé du marchand d'antiquités exprimait une +violente colère. + +- Marc, s'écrie-t-il, dis tout de suite pourquoi tu es revenu? +Tu m'avais juré de ne plus remettre les pieds en France! + +- Ah! vous reprenez le tutoiement des anciens jours? Vrai, +cela m'attendrit! dit hypocritement celui auquel il s'adresse. +Au fond, voyez-vous, je ne suis pas mauvais et j'ai l'esprit +de famille, au point même de croire tout commun entre père et +fils, n'est-ce pas? + +Ses petits yeux pétillèrent d'ironique douceur et glissent +entre ses paupières à demi fermées leurs regards menteurs vers +Nicolas. + +- Je vous répondrai qu'à ce moment-là j'avais mes raisons pour +vous quitter. J'emportais un petit magot dont la perte vous +arrachait des larmes, mais, en même temps, consolait mon amour +filial de l'obligation où j'étais de m'éloigner de vous. +Hélas! la faim, dit-on, chasse le loup du bois et le besoin +ramène d'Amérique ceux qui laissent en France un héritage à +surveiller. + +- Ton serment de disparaître pour toujours m'avait seul amené +à faire ce que j'ai fait. + +- Votre haine y trouvait aussi un bon moyen de se satisfaire, +avouez-le? Où, diable, aviez-vous la tête quand vous avez +consenti à ce mariage? + +- Consenti! consenti! répliqua le vieillard, tu en parles à +ton aise. Je n'ai pas pu en empêcher. Marguerite était comme +ensorcelée! + +- Ca n'a pas duré longtemps! + +- Non. + +- Un coup de tête, quoi? + +- Il a coûté cher! + +Revenant subitement à la situation présente: + +- Enfin, que veux-tu? + +- Mon bon père, répond Marc d'un ton mielleux, je viens +d'avoir le plaisir de vous le dire: je reviens vous voir. + +Le bonhomme murmure entre ses dents quelques mots qu'on peut +supposer n'être en rien des compliments de bienvenue. + +- Je voulais avoir de vos nouvelles. + +- Et de celles de ma bourse? + +Debout en face l'un de l'autre, le père et le fils louvoient à +qui mieux mieux, reculant le plus possible le moment que +chacun d'eux sait inévitable. Marc joue avec Nicolas comme le +chat avec la souris; sûr de le tenir entre ses griffes, il se +fait un cruel plaisir de prolonger les angoisses clairement +visibles dans le regard de l'avare. Celui-ci, connaissant son +fils, ne doute pas du motif auquel il doit sa visite; mais il +essaie de gagner du temps, comptant sur il ne sait quelle +circonstance impossible pour sauver son trésor menacé. + +- Celles-là, répond Marc, vous ne les donnez pas volontiers, +il faut les prendre violemment. Quelle peine vous m'avez +imposée la dernière fois, hein? + +A ces paroles, le vieillard se met à trembler, et regarde avec +terreur le grimaçant sourire de son fils. + +- Rassurez-vous, mon bon père, dit celui-ci, je ne tiens pas à +vous forcer. Vous vous exécuterez généreusement et de bonne +volonté, j'en suis sûr. + +Le ricanement dont sont accompagnées ces paroles augmente le +tremblement qui a succédé chez Nicolas au premier accès de +colère. + +- Le ciel m'a pourvu d'un père riche d'économies. Car il n'y a +pas à dire, la somme enlevée jadis à votre caisse ne +représentait qu'une modeste partie de votre fortune, je le +sais bien! Depuis, le reste a dû faire la boule de neige, et +c'est pitié de voir le fils d'un richard comme vous courir le +monde dans cet accoutrement! Vous devriez avoir honte de moi. + +Il s'approchait davantage de la lampe, afin d'éclairer sa +toilette en piteux état. + +- Tu pouvais travailler, hasarda le marchand. + +- Travailler? Moi! Allons donc! Quand vous avez de bonnes et +belles rentes qui font de vous un Crésus! D'ailleurs, ajouta-t-il +complaisamment, je suis un fils de famille et je ne me +sens pas né pour le travail. C'est pourquoi l'auteur de mes +jours doit se charger de fournir à mes dépenses et pourquoi +j'ai de nouveau résolu d'avoir recours à lui. + +Il paraît avec un audacieux cynisme qui faisait de plus en +plus blêmir le visage de Nicolas. + +- Dis ce que tu demandes, balbutia ce dernier. + +- Voyez-vous! j'aime à vous voir ainsi; vous parlez doucement +comme un bon père parle à son fils de retour après une longue +absence. Songez donc! Onze ans passés depuis notre dernière +entrevue! C'est navrant de rester séparés si longtemps. Il +n'en sera plus ainsi, j'espère. + +- Espères-tu revenir encore? dit le vieillard avec effroi. +J'aimerais mieux te dénoncer à la police. + +- Oh! que non pas! Vous n'irez pas livrer votre fils; ce +serait horrible! Et puis vous me causeriez une peine inutile. +L'autre a fait son temps et il est revenu. + +- Où est-il? + +Marc haussa les épaules avec indifférence. + +- Le sais-je? J'ai pris la peine de vous chercher et je suis +parvenu à vous rencontrer, y trouvant un grand intérêt; mais +lui? Je n'ai rien de bon à attendre de sa connaissance! Il est +mort de faim, sans doute. C'est ce qu'il avait de mieux à +faire. Ah! comme vous l'aimiez! Et ma pauvre soeur, quelle +tendresse conjugale! C'est si touchant de voir une pareille +union exister dans une famille! + +Le misérable passa sur ses yeux, comme pour y essuyer des +larmes, la manche déchirée et sale de sa blouse; puis, tout à +coup; il se mit à éclater de rire. + +- Ah! ah! Vous avez joliment débrouillé mon affaire! Avec quel +aplomb vous avez affirmé l'avoir reconnu et comme vous avez +bien su persuader à Marguerite qu'il était coupable! Elle ne +demandait pas mieux, il est vrai, de s'en débarrasser, ma +chère petite soeur. Et elle ignorait mon retour en France; sans +cela, peut-être m'eût-elle soupçonné, car elle n'a jamais eu +pour moi l'estime dont j'étais digne. + +- Je me suis repenti bien des fois de t'avoir sauvé! dit +Nicolas avec rancune. + +- Pourquoi donc l'avez-vous fait? + +- Parce que... + +Il hésitait. + +- Tu étais mon fils et je t'avais toujours aimé. + +- Jusqu'à la bourse, oui! dit Marc en riant. La preuve, c'est +que j'ai été obligé d'en venir à cette extrémité pour me +procurer un à-compte sur votre héritage. + +- Enfin, combien demandes-tu pour me délivrer de ta présence? + +- Combien me donnerez-vous? Ou plutôt, combien avez-vous en +caisse! + +- Rien, ou presque rien, répondit vivement Nicolas. Les +affaires ne vont pas, et je ne me suis jamais relevé de la +perte que tu m'as fait subir. + +Marc leva les épaules avec ironie. + +- A d'autres, mon père, dit-il. Conduisez-moi où est votre +argent, nous allons être promptement renseignés sur votre +franchise. Je vais vous éclairer. + +En disant cela, Marc se lève et prend la lampe dans sa main. +Le vieux marchand hésite. + +Allons! vous me connaissez! dit son fils. + +La menace contenue dans ces paroles triompha des dernières +hésitations de l'avare. Jugeant la résistance dangereuse, il +se dirigea vers son cabinet, et, d'une main tremblante, ouvrit +sa caisse. Marc, ébloui, entassa avec empressement dans ses +poches les piles d'or et les billets. Tout y passa, et l'air +navré de Nicolas, dont les yeux sortaient de leurs orbites à +la vue de ce pillage, n'y fit rien. + +Anéanti, comme pétrifié par ce spectacle, le vieillard, appuyé +sur le dossier d'une chaise, contemplait avec horreur son fils +le dépouillant ainsi des épargnes de son avarice. Ses jambes +flageolaient, le sang lui montait aux joues, une sueur froide +s'amassait en gouttelettes sur ses tempes desséchées, et, s'il +ne se fût cramponné à la chaise, il serait tombé, car tout +dansait devant ses yeux, et un bourdonnement effrayant +secouait son cerveau affolé. Il essaya à plusieurs reprises +d'étendre la main pour arrêter le voleur, mais le geste qu'il +crut faire, il ne le fit pas; ses membres lui refusaient le +service, et les paroles qu'il crut prononcer ne sortirent pas +de son gosier. Un son inarticulé parvint seul à Marc, qui +haussa les épaules tout en continuant son opération. Quand +tout ce qu'il pouvait prendre fut enlevé, il se retourna vers +son père: + +- Adieu et merci maintenant. Vous ne vous rendez pas de bon +coeur à mes demandes, et vous semblez ahuri du soulagement +apporté à votre caisse trop pleine! Mais je me contente de +votre manière de faire. Je me sauve maintenant. Bonne nuit! +ajouta-t-il ironiquement. + +Nicolas ne répondit pas et demeura immobile, les mains +crispées sur le dossier de la chaise contre laquelle il +s'appuyait. Quand il revint enfin à lui, Marc avait disparu, +il se trouva seul en face de sa caisse vide et murmura avec +désespoir: + +- Misérable! Gredin! Bandit! + +Et autres aménités à l'adresse de celui qui ne s'en souciait +nullement et venait de s'installer dans un wagon de chemin de +fer où, seul et ricanant dans sa barbe, il comptait sans aucun +remords et entassait dans son portefeuille les billets +soustraits à l'avarice paternelle. + +Le marchand s'assit devant la caisse ouverte et passa ses +mains jaunes et ridées à travers ses cheveux gris avec un +geste désespéré. A présent qu'il ne sentait plus peser sur lui +la terrifiante présence de son fils, la colère lui montait de +nouveau à la tête. + +- Ah! voleur, va, tu ne l'emporteras pas en paradis! Disait-il, +je te dénoncerai et tu expieras ton crime cette fois! Ai-je +été fou de lui substituer un remplaçant! + +Ses mains agitées de mouvements convulsifs retombaient sur les +bras du fauteuil dans lequel il s'était assis, et ses ongles +crochus s'enfonçaient dans le crin laissé à découvert par +l'étoffe en lambeaux. Son visage pointu, dont le profil +semblait découpé dans une lame d'acier tant la maigre chère à +laquelle il s'astreignait l'avait desséché, exprimait en ce +moment un tel désir de vengeance que ce masque dur et sournois +eût effrayé Marc lui-même. Peut-être le digne fils d'un tel +père eût-il jugé prudent pour sa liberté d'avoir recours à un +moyen extrême, moyen devant lequel il avait reculé jusque-là, +grâce à la crainte inspirée à Nicolas qui le savait capable de +l'employer. + +Le marchand d'antiquités prit une feuille de papier, écrivit +nerveusement quelques lignes, signa et rejeta cet écrit dans +sa caisse à la place des valeurs emportées par son fils. Puis +il ferma la caisse en disant: + +- Voilà ma vengeance! dès demain, j'enverrai cela à qui de +droit. + +Il se leva en chancelant et sortit du cabinet. Tout était +calme dans le magasin, la porte laissée ouverte par Marc, +battait doucement, poussée par l'air de la rue. Le feu s'était +éteint de lui-même, la soupière demeurée intacte près du +foyer, ne fumait plus depuis longtemps. L'avare ne songea pas +à dîner ni à faire dîner sa petite-fille; il posa sa lampe sur +le poêle refroidi et allant fermer la porte de la rue, il se +prépara à aller se coucher. + + + + +CHAPITRE XII + + +Le quartier populeux habité par Nicolas commence à s'éveiller, +les cloches des nombreuses chapelles et des couvents qui +forment comme la garde d'honneur de la majestueuse cathédrale +ont envoyé l'une après l'autre leurs tintements pieux dans +l'air du matin. Le brouillard se dissipe sous le soleil et +laisse apercevoir le miroitement du Clain le long du +boulevard. Les saules, dont les branches dépouillées sont +encore couvertes de la froide rosée de la nuit, trempent leurs +extrémités dans ces eaux pailletées d'or par la lumière +éclatante de la matinée. Au bord de la rivière, les roseaux +reflètent dans cet humide miroir leurs touffes épaisses et +sombres et déjà deux ou trois laveuses matinales travaillent à +briser la légère couche de glace qui forme une frange argentée +le long de la rive afin de commencer leur rude journée de +travail. + +Pourtant, le vieux marchand qui d'ordinaire précède tous ses +voisins, n'a pas encore paru. Les contrevents blindés, seul +luxe qu'il se soit permis pour protéger ses richesses, sont +fermés, la maison reste silencieuse et Sarah ouvre les yeux, +étonnée de n'avoir entendu aucun appel. Elle se jette à bas de +sa pauvre couche en constatant que le soleil est déjà bien +haut, puisqu'il lance un de ses rayons à travers les vieux +carreaux verdâtres de sa fenêtre. Craignant d'être en retard, +elle revêt à la hâte ses vêtements. + +Nicolas est dur pour l'enfant comme pour lui-même; chaque +matin, il l'appelle dès l'aurore afin de lui faire faire +l'ouvrage de la maison, ouvrage trop pénible pour elle et +après lequel elle se sent brisée quand vient la nuit. + +A peine habillée, elle se rend dans le magasin, pensant y +trouver son grand-père. Dans ces grandes pièces sombres, il ne +se fait aucun mouvement, si ce n'est le brusque réveil du +chat, qui a passé la nuit étendu sur un fauteuil et saute à +terre à son approche pour venir se frotter contre elle en +miaulant. Rien n'est ouvert et de minces filets de lumière +pénètrent seuls à travers les interstices des contrevents. Il +semble à l'enfant que quelque chose d'étrange flotte dans cet +air humide comme celui d'une prison. + +- Grand-père! appelle-t-elle. + +Personne ne répond. Elle avance doucement, se frappant aux +meubles qui élèvent leurs formes indécises dans l'ombre du +magasin. Enfin, elle arrive à la dernière pièce et parvient à +la porte de la rue que ses petites mains maigres ont peine à +ouvrir. + +Quand cette porte cède à ses efforts, un flot de lumière entre +et un moment éblouie, Sarah se retourne en mettant la main sur +ses yeux. Lorsqu'elle la laisse retomber, elle jette un cri. A +quelques pas d'elle, son grand-père est étendu, rigide, la +face congestionnée et les yeux grands ouverts. L'enfant porte +de nouveau la main à son visage et s'élance dans la rue. + +En quelques minutes, tous les voisins sont réunis, hommes et +femmes, discutant sur l'évènement et jetant un regard curieux +dans cette demeure où ils n'ont jamais pénétré. + +Ce fut un brouhaha indescriptible au milieu duquel se +croisaient les exclamations des femmes terrifiées, les +explications qu'elles croyaient pouvoir donner sur cette mort +inattendue et les empressements de quelques-unes d'entre +elles, lesquelles n'ayant pas perdu tout espoir, coururent les +unes chez un prêtre, les autres chez le docteur le plus +proche. Les premières pensaient avec raison que le vieillard, +s'il vivait encore, pouvait avoir un rude compte à rendre à +Dieu avant de partir pour l'autre monde. + +Mais tout fut inutile. Quand on releva Nicolas, il n'était +plus qu'un cadavre et le docteur accouru en hâte, constata la +mort, due à un de ces accidents que rien ne saurait faire +prévoir et qui frappent les mieux constitués. Personne ne +pouvait savoir quelle circonstance avait brisé subitement +cette vie misérablement attachée aux richesses de ce monde. +Sarah, seule avait vu l'étrange visiteur venu dans la soirée +au magasin; retirée dans sa chambre sur l'ordre de Nicolas, +elle avait d'abord écouté avec terreur l'éclat des voix +s'élevant comme dans une discussion. Puis le bruit s'étant +apaisé, elle s'était rassurée et avec l'insouciance de son +âge, l'enfant s'était endormie, sans se douter du passage de +la mort si près d'elle. + +Ainsi, le vieux marchand était tombé victime de son avarice; +sa douleur d'être dépouillé de ses trésors avait été d'une +telle violence qu'elle avait rompu l'équilibre de sa vie. +Tombé dans l'éternité sans peut-être en avoir conscience, il +avait quitté les trésors amassés avec tant de soins et ses +yeux subitement fermés de ce côté-ci de la tombe, s'étaient +ouverts sur la vie éternelle, où notre seul trésor sera celui +que _les vers ne rongent point_ et que les voleurs ne sauraient +dérober. + +Sarah, épouvantée, se tenait à distance, osant à peine tourner +les yeux vers le lit sur lequel on avait déposé son grand-père; +elle regardait d'un air inquiet cette foule curieuse +qui, maintenant, allait et venait devant la porte sans entrer, +car un agent de police avait été appelé et avait fait évacuer +la maison. Quelques femmes essayèrent de lui parler, mais +repoussée de tous jusque-là à cause de son grand-père, elle se +montra sauvage et reçut froidement ces consolations de deux ou +trois voisines compatissantes. + +Appuyée près de la fenêtre, les mains croisées, les traits +sévères et comme empreints de la rigidité du cadavre, le coeur +serré par une angoisse inconnue, la pauvre petite ne savait +que devenir. Ses regards craintifs allaient du docteur à +l'agent de police, sans comprendre les paroles qu'ils +échangeaient. Enfin, ce dernier se tourna vers elle: + +- C'était votre grand-père? demanda-t-il en indiquant du geste +le corps étendu sur le lit. + +L'enfant inclina la tête. + +- Où sont votre père et votre mère? + +- Ils sont morts. + +- Avez-vous d'autres parents? + +- Aucun. + +- Connaissez-vous quelqu'un chez qui vous puissiez aller pour +le moment? + +- Non, répondit-elle, laconiquement. + +L'impression qu'elle éprouvait lui serrait la gorge et lui +permettait à peine ces courtes réponses. + +L'homme de la police dit quelques mots au docteur et ils +parurent se concerter sur ce qu'il y avait à faire. Un voisin +et sa femme étaient seuls restés dans la maison pour le cas où +l'on eût eu besoin de leurs services; le médecin, les +connaissant, s'adressa à eux et leur demanda divers +renseignements. + +Durant cette conversation, Sarah jetait des regards +effarouchés sur les interlocuteurs et paraissait chercher à +saisir le sens de leurs paroles. Ils s'arrêtèrent enfin à une +résolution dont ils ne firent point part à l'enfant. Le +docteur et l'agent de police sortirent en fermant la porte +derrière eux; la foule rassemblée dans la rue ne trouvant plus +moyen de satisfaire sa curiosité, se dispersa et le silence se +rétablit autour de la maison de Nicolas. La petite fille +demeurait seule avec l'homme et la femme chargés de la lugubre +toilette du mort. + +La pauvre enfant se laissa alors tomber sur une chaise et y +demeura immobile, pétrifiée par le sinistre spectacle qu'elle +avait sous les yeux depuis son réveil. + +A quoi pensait-elle? Qui le sait? Une enfant de douze ans, +ayant vécu en dehors de tout rapport habituel avec ses +semblables, a sans doute des idées bien peu arrêtées sur la +vie. Trop intelligente pour s'engourdir dans ce milieu +restreint où son grand-père l'avait retenue, elle avait vécu +jusque-là en compagnie des souvenirs de sa petite enfance, +souvenirs confusément mêlés aux élucubrations de sa jeune +imagination. Son ignorance absolue avait fermé tout champ +nouveau aux pensées de l'orpheline; aussi le moindre incident +dans sa vie de recluse avait un retentissement dans cette âme +frêle et naturellement impressionnable. Quelle ne dût donc pas +être la secousse qu'elle éprouva de cette mort subite et des +préparatifs dont elle fut le témoin muet, pendant les heures +qui suivirent? + +La chambre dans laquelle on avait transporté Nicolas était +contiguë au magasin et paraissait en faire partie, car à part +le lit sur lequel avait été déposé le corps, elle était +remplie de meubles à vendre. Lorsqu'elle fut tranquille et +quand tout fut remis en ordre, la femme chargée de ce soin +s'approcha de Sarah: + +- Il faut déjeûner, lui dit-elle. Vous êtes à jeun, sans +doute? + +La petite fille leva les yeux vers elle: + +- Je n'ai pas faim. + +- Voyons, reprenez courage. Si vous voulez, je vais vous +apporter ce qu'il vous faut? + +- Là? Oh! non. + +Elle avait frémi, en jetant un regard du côté du lit. + +- Alors, venez. + +La voisine entraîna l'enfant et celle-ci éprouva un immense +soulagement à quitter, ne fût-ce qu'un instant, le voisinage +de ce lit et du triste fardeau qu'il portait. Tandis qu'elle +essayait d'avaler le lait chaud présenté par cette femme, +celle-ci la questionna: + +- Vous n'avez donc plus personne de votre famille pour veiller +sur vous? + +Sarah secoua la tête avec indifférence. Ce qu'elle avait +éprouvé depuis le matin, c'était la frayeur due à un événement +si lugubre et auquel rien ne l'avait préparée, mais ce n'était +pas le chagrin. + +- Je n'ai pas de famille. + +- Des amis? + +- Je ne connais personne. + +- Pas une âme au monde, alors, ne s'intéresse à vous? + +La petite fille fixa son regard étonné sur son interlocutrice: + +- Comment est-il possible d'être, à votre âge, si complètement +seule ici-bas? + +Il y avait tant de compassion dans le ton dont fut dite cette +parole et l'enfant lut une pitié si profonde dans les yeux qui +la regardaient que, soudain, elle comprit l'isolement fait +autour d'elle par cette mort, isolement duquel à cause de sa +jeunesse et de son ignorance, elle ne s'était pas rendu compte +immédiatement. Lentement, ses yeux s'humectèrent, puis ses +larmes se mirent à couler et tombèrent comme des perles dans +la tasse qu'elle tenait. Quand elle l'eut remise entre les +mains de celle qui la lui avait préparée, elle appuya son +front sur ses deux mains et se mit à sangloter. + +Pleurait-elle le vieillard qui avait fait de son enfance un +long et morne désert? Regrettait-elle cette unique protection +dans laquelle jamais elle n'avait senti une étincelle de +tendresse? + +Non, sans doute. Sarah était trop peu au courant de la vie +pour comprendre ce que lui réservait son isolement. Mais la +bonté visible dans les traits de cette pauvre femme avait fait +déborder le coeur de l'enfant, ce coeur comprimé depuis des +années; elle avait amené tout à coup une rosée bienfaisante +qui devait le dilater et rendre moins sévère dans sa tristesse +le visage enfantin sur lequel elle coulait. + +Dans la soirée, les hommes d'affaires vinrent et prirent des +dispositions pour sauvegarder les intérêts de l'unique +héritière de Nicolas. + +Bientôt, l'abandonnant à la personne qu'on avait chargée de +prendre soin d'elle et de garder la maison du marchand +d'antiquités, les habitants du quartier ne songèrent plus à +Sarah, si ce n'est pour envier le riche héritage de la petite +orpheline. + + + + +CHAPITRE XIII + + +A quelques jours de là, à l'heure où les boutiques +commençaient à se fermer, la rue où se trouvait la maison de +Nicolas était déserte. De loin en loin seulement, un cabaret +borgne restait ouvert et l'on pouvait y voir à travers les +vitres quelques hommes attablés, chantant ou discutant sur la +politique, politique d'ivrogne aboutissant immanquablement à +cette conclusion: Il faut gagner le plus d'argent possible et +peu travailler. + +Il faisait froid. La lune combattant les dernières clartés du +jour, se levait et jetait sa lumière pâle dans la rue. La +maison de Nicolas était silencieuse, plus encore qu'autrefois, +semblait-il; elle était entièrement sombre à l'intérieur, mais +ses fenêtres d'inégale grandeur recevaient quelques rayons de +lune dans leurs petits carreaux épais. + +Le docteur Martelac, en ce moment à Poitiers, passait par +hasard en face de cette maison, et se trouvait dans l'ombre +projetée jusqu'au milieu de la rue par les hauts bâtiments +longés par le trottoir sur lequel son pas résonnait dans le +silence. Le jeune homme marchait vite, activé par le froid, +les mains cachées dans les poches de son pardessus et la tête +inclinée par un mouvement naturel contre le vent glacé qui lui +gelait la figure. Il songeait tout en marchant et nous pouvons +croire, connaissant Robert, que ses pensées étaient sérieuses +et l'absorbaient entièrement. + +Pourtant, au moment de tourner l'angle du boulevard, il leva +les yeux et s'arrêta étonné. Vis-à-vis lui, au coin de la +maison de Nicolas, appuyée contre la borne, une ombre se +détachait, petite, immobile et clairement dessinée par la +lune. Le docteur chercha à deviner quel était l'être qui +rêvait ainsi dehors par cette soirée glaciale. Il traversa +doucement la rue et vit une enfant, les bras passés au-dessus +de sa tête et les yeux fixés dans le vide, à travers les +arbres du boulevard sur lequel se trouvait une des façades de +la maison. + +- Que fait là cette pauvre créature? pensa-t-il. Il fait bien +froid pour une enfant si jeune, et vraiment un séjour dans la +rue à pareille heure ne saurait avoir pour personne un grand +attrait. Serait-ce la petite-fille du vieil avare? + +En passant, il frôla les vêtements de l'enfant. Elle tourna la +tête et il la reconnut: + +- Que faites-vous là, Sarah? + +Outre la visite qu'il lui avait faite lorsqu'elle était +malade, le docteur avait eu quelquefois occasion de +l'apercevoir pendant le séjour de Jacques Hilleret chez le +marchand d'antiquités, et il avait partagé la compassion de +son ami pour la triste vie de la petite-fille de Nicolas. Pour +elle, elle le regarda sans le reconnaître. Le visage du jeune +homme se trouvait dans l'ombre au moment où il lui parlait; +d'ailleurs, son chapeau, enfoncé sur ses yeux et le collet de +son pardessus relevé avec soin autour de son cou, ne +laissaient guère voir ses traits. + +- J'attends. + +- Qu'attendez-vous? Votre grand-père? + +Sarah ouvrit de grands yeux effrayés. + +Certes, les joues de la pauvre enfant n'avaient même pas en ce +moment les nuances délicates de la rose de Bengale et Jacques +n'eût pu employer à son égard sa comparaison favorite. Sa +figure semblait plus pâle et plus maigre qu'autrefois, et, +dans ce visage d'une blancheur de cire, ses regards brillants, +éclairés par la lune, avaient quelque chose de fantastique. On +eût dit un être surnaturel: fée, lutin ou djinn, une de ces +légères créations des peuples auxquelles ils prêtent un +caractère étrange et capricieux. Toute la vie de Sarah +semblait s'être concentrée dans son regard et sa personne +diaphane s'amincissait encore sous cette clarté blanche. Ses +vêtements étaient trop grands et formaient des plis flasques +sur ses membres grêles. Pourtant, pour la première fois depuis +qu'elle était dans la vieille maison, elle avait revêtu une +robe faite pour elle, une robe de deuil payée par cet argent +entassé par Nicolas, qui n'en avait jamais distrait un +centime, afin d'habiller convenablement sa petite-fille. Un +fichu noir encadrant sa figure était noué sous le menton, et +les mèches de ses cheveux tombaient en désordre sur ses +épaules frissonnantes de froid. + +- Vous ne savez donc pas qu'il est mort? dit-elle. Comme cela, +tout d'un coup! Et il était violet et tout froid quand je l'ai +trouvé le matin. + +Ce souvenir, empreint dans son imagination, la fit frissonner +et elle ferma les yeux en détournant la tête, comme si elle +voulait éloigner d'elle cet affreux spectacle dont le tableau +la harcelait. + +- J'ai peur dans la maison, maintenant; je n'ose pas y rester +seule. Une voisine vient tous les jours; mais elle va chez +elle dans la soirée pour faire le dîner de son mari et de ses +enfants et elle rentre tard. Je l'attends dans la rue. + +- Pauvre enfant! j'ignorais la mort de votre grand-père. +Est-il mort depuis longtemps? + +- C'est le cinquième jour aujourd'hui. + +- Vous n'aviez donc pas d'autres parents? + +- Non, je n'en connais pas. + +- Vous n'êtes pas de Poitiers, je crois? + +- Non. + +- Et vous n'avez pas de connaissances? + +Ces questions, tous les lui posaient successivement avec un +ton compatissant; cette fois encore Sarah répondit: + +- Non, nous n'avions pas d'amis. + +Des larmes coulaient sur sa joue, elle les essuya du revers de +sa main: + +Je suis si triste depuis ces quelques jours! Je suis seule +presque toute la journée, car cette femme a sans cesse besoin +d'aller chez elle. Alors, je n'ose pas remuer dans la maison, +mes propres mouvements m'effraient; je reste tout le temps +près de la fenêtre de la rue dont le bruit me rassure. Mais +dès que la nuit arrive, je sors; je n'ose pas fixer l'endroit +où je l'ai trouvé étendu. J'ai si peur! ajouta-t-elle en +croisant des petites mains avec angoisse. + +- Personne ne vient donc vous voir? + +- Personne. + +- Comment n'a-t-on pas pitié de votre âge et de votre +solitude? demanda Robert comme s'il se parlait à lui-même. + +Sarah secoua la tête doucement. + +Elle n'avait jamais formé aucune relation avec le voisinage. +Il régnait contre elle une sorte d'antipathie qui la tenait à +distance, soit que ce sentiment fût dû au peu d'estime +accordée à Nicolas, soit que l'enfant elle-même, naturellement +fière et sauvage, inspirât de l'éloignement aux humbles +familles du quartier. + +- On m'appelle: la Juive! dit-elle avec amertume au bout d'un +instant. + +Elle ajouta, relevant ses yeux humides vers le jeune homme: + +- Pourtant, je suis chrétienne, j'en suis sûre. Je me souviens +d'avoir été à l'église avec ma mère et elle me faisait dire +des prières comme en disent les enfants d'ici. + +- Les dites-vous encore? + +- Je ne sais plus. + +Tous les isolements se trouvaient donc réunis autour de cette +pauvre petite créature à laquelle on n'avait même pas appris à +élever la voix vers le père qui est dans les cieux. + +- Votre grand-père a dû laisser une certaine fortune? demanda +Robert. + +- Oui, je crois. Le jour se sa mort, des messieurs sont venus +mettre les scellés. Ils ont dit qu'il y avait dans la magasin +des marchandises pour une somme importante et qu'ils +reviendraient en faire l'inventaire. + +- Au moins, vous serez à l'abri du besoin, ma pauvre enfant. + +Sarah eut un geste d'indifférence. + +- J'espère qu'on prendra soin de vous, mieux peut-être qu'on +ne l'a fait jusqu'à présent. + +- Qui cela? + +- Les gens chargés de vos intérêts. + +L'enfant parut peu sensible à cet espoir. Tout entière au +moment présent, elle se préoccupait de sa gardienne et se +penchait de temps en temps, afin de voir si elle venait. Quand +un pas retentissait sur la terre glacée, elle tressaillait, +mais le pas prenait une autre direction et Sarah retrouvait +son attente anxieuse. + +- Elle ne vient pas encore, murmura-t-elle après une de ces +déceptions. + +- Pourquoi n'allez-vous pas chez elle? + +- Je n'ose plus. + +- Pourquoi cela? + +- J'y suis allée une fois et son mari s'est fâché. + +- Comment, fâché? + +- Il était ivre et j'ai peur de lui. + +- Mais enfin, cette femme est payée, sans doute, pour prendre +soin de vous? + +- Oui, elle devrait être toujours avec moi dans la maison, +mais, comme je vous l'ai dit; elle me laisse presque toute la +journée seule; ce soir, elle est sortie de bonne heure afin de +s'occuper de ses enfants. + +- Le quartier est bien désert. Vous devriez rentrer chez vous +en l'attendant. + +Sarah eut un mouvement d'effroi: + +- Je n'oserais jamais! + +- Je ne veux pourtant pas vous laisser seule à cette heure. +Comment faire? + +- J'aime mieux être dans la rue que de rentrer! reprit la +petite fille, épouvantée par la pensée de se retrouver seule +dans les ténèbres de cette grande maison. J'attendrai ici. +Peut-être va-t-elle enfin venir. + +Le jeune docteur la regardait avec pitié: + +- Vous êtes bien pâle! Vous avez froid. Puis je vous trouve, +il me semble, encore plus maigre qu'autrefois. + +- Vous me connaissez? demanda-t-elle. + +- Je vous ai vue chez votre grand-père. + +- Cela m'explique comment vous m'avez appelée par mon nom, ce +dont j'ai été étonnée. + +Robert se nomma. + +- Ah! je me souviens. Vous veniez voir votre ami, M. Hilleret, +lorsqu'il était ici. Vous êtes venu me voir aussi un jour que +j'étais malade et vous paraissiez très bon. J'ai bien regretté +le départ de votre ami. Où est-il? + +- Toujours en Algérie, où il est allé en quittant Poitiers. + +Le docteur, debout près de Sarah, recevait en plein visage une +bise froide qui le glaçait jusqu'aux os. Il commençait à +perdre patience sans pouvoir, toutefois, se décider à +abandonner l'enfant. Deux ivrognes passèrent en titubant et en +se tenant bras-dessus bras-dessous, afin d'unir le peu +d'équilibre qu'ils n'avaient pas laissé au fond de leurs +verres. Ils chantaient un duo discordant, d'une voix à +effrayer les corbeaux nichés dans les tours de la cathédrale, +qu'on apercevait au-dessus des toits, perdues dans le ciel +bleu. Sarah les suivait d'un oeil mélancolique. + +- Nous ne pouvons passer la nuit ici où il fait un froid de +tous les diables! reprit le docteur. Votre compagne vient-elle +aussi tard tous les soirs? + +- Jamais. + +- Savez-vous où elle demeure? + +- Oui, sur le boulevard, là-bas, un peu plus loin. + +- Allons voir pourquoi elle ne vient pas. + +Il tendit la main à la petite fille qui y mit la sienne en +disant craintivement: + +- Et son mari? + +- Vous n'avez rien à craindre avec moi. + + + + +CHAPITRE XIV + + +Il faisait sombre sous les arbres du boulevard; bien qu'ils +fussent dépouillés, leurs branches formaient un inextricable +réseau laissant à peine parvenir quelque clarté sur le chemin +suivi par Robert et par l'enfant. Les maisons étaient fermées +et leurs lumières éteintes. Une seule brillait encore et +projetait sa lueur au-dehors à travers les vitres de la +fenêtre. + +- C'est là-bas, dit Sarah en montrant ce carré de lumière +dessiné sur le sol. + +Le bruit d'une dispute parvenait jusqu'à eux à mesure qu'ils +approchaient. + +- Il y a du tapage, je crois, dit le docteur. + +- Le mari est ivre peut-être, murmura Sarah en tirant la main +du jeune homme pour lui faire rebrousser chemin. + +Ils arrivaient devant la porte. + +- N'ayez pas peur, dit Robert, la retenant près de lui. + +Ils s'arrêtèrent avant de frapper Dans le silence de la nuit à +peine troublé au loin par les derniers bruits de la vieille +cité au moment de s'endormir, on entendait distinctement ce +qui se passait dans la maison où une voix avinée faisait +entendre une série de jurons dont l'enfant frissonna. Elle +jeta un regard par la fenêtre éclairée et vit cet homme en +costume débraillé, le poing levé vers une malheureuse femme +debout devant lui et qui semblait s'être placée là pour +protéger deux enfants cachées derrière elle. + +- Pierre, écoute-moi, disait-elle, je gagne cher à aller dans +cette maison. Je devais y passer la journée, j'ai promis à ces +messieurs de le faire et de soigner la petite; il faut que j'y +aille. Laisse-moi coucher les enfants, ils dormiront et tu +n'auras pas à t'en occuper. + +- Non, répondit l'homme en la repoussant brutalement, c'est +ton affaire à toi, les mioches! Je ne veux pas que tu les +quittes. Ils m'ont réveillé la nuit dernière. + +- Ils ne le feront plus, je te le promets. + +- Laisse-moi tranquille! + +- Nous avons tant besoin d'argent! + +- Tu es une dépensière! + +La pauvre femme se privait parfois du nécessaire afin de faire +plus grande la part de son mari et de ses enfants, elle +travaillait encore nuit et jour pour remplacer l'argent +dépensé par Pierre au cabaret. Mais elle ne releva point ce +reproche. A quoi bon? + +- Que va devenir la petite fille? Elle mourra de frayeur! Se +dit-elle à demi-voix. + +Elle était mère et se sentait au coeur une pitié naturelle pour +l'orpheline. + +- Le beau malheur! repartit son mari, qui avait entendu. Une +fille de juif! + +- Elle est chrétienne comme notre propre fille. Elle porte au +cou une médaille avec la date de son baptême. + +- Chrétienne! Ca! dit Pierre avec un profond mépris en levant +les épaules. + +- Puisqu'elle a été baptisée! + +- Je te jure qu'elle est juive! reprit avec une véritable +fureur l'ouvrier, auquel l'ivresse donnait une irritation +stupide. + +A cet instant, la porte s'ouvrit et Robert, après avoir +vainement attendu que la querelle se calmât, entra ayant Sarah +sur ses talons. + +A l'aspect du jeune homme, Pierre Bléreau porta machinalement +la main à sa casquette absente. Ce mouvement était un reste de +sa première éducation, mais il reprit promptement son +assurance insolente et le ton d'égalité avec lequel, depuis +quelque temps, il avait appris à traiter ce qu'il nommait: _le +bourgeois_. + +Pierre, au fond, n'était pas un méchant homme; longtemps même, +il avait passé pour être un des meilleurs ouvriers de la +fabrique dans laquelle il travaillait depuis son enfance. Un +jour, cette fabrique ayant changé de maître était tombée entre +les mains d'un propriétaire antireligieux, qui avait laissé +les mauvais journaux et les mauvais livres se répandre autour +de lui. Il avait même employé sa puissante influence à +renverser les principes de morale entretenus avec soin par son +prédécesseur. Les anciens ouvriers, ceux qui croyaient en Dieu +et savaient se contenter de leur sort, avaient opposé une +assez vive résistance à ces efforts coupables; puis, peu à +peu, les doctrines du patron avaient fait des adeptes et +Pierre était de ces derniers. + +Sa femme, chargée de trois enfants, l'avait entendu avec +effroi redire au sortir de l'atelier quelques-unes de ces +phrases creuses que les plus habiles lisaient dans leurs +journaux et qu'ils ressassaient à leurs camarades. Quand elle +l'avait vu faire le lundi, ce qui ne lui était jamais arrivé +durant les quatre premières années de leur union, et rentrer +en rapportant seulement une partie de sa paie, elle avait +essayé quelques remontrances. + +- De quoi? De quoi? avait-il répondu. Je suis le peuple, moi! + +Et le peuple souverain, entends-tu? + +- Souverain de quoi, mon pauvre homme? Triste souverain qui +mourra de faim, s'il se nourrit de ces sottises-là! Que +signifient-elles, mon Dieu? + +- Elles signifient..... + +Pierre resta coi au commencement de sa phrase. Il n'était pas +un beau parleur et n'avait pas reçu ce don fatal don abusent +ceux qui soufflent la haine entre les différentes classes de +la société. Mais il écoutait volontiers les discoureurs de +cette sorte et sa courte intelligence avait saisi seulement +les promesses avec lesquelles ils éveillent les convoitises de +la foule. Il avait vu briller à travers les fumées du vin bu +au cabaret, des mots qui jusque-là avaient à peine existé pour +lui, dont la jeunesse calme et digne s'était passée dans un +travail paisible, satisfaisant à ses besoins et à ceux de sa +famille. + +Cette science était de date trop récente pour qu'avec un +esprit peu délié, il sût répéter les absurdes commentaires +dont était suivie cette déclaration dans le journal où on la +lui avait lue. + +- Ceux qui t'entraînent au cabaret te disent des bêtises! +Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi, si tu les écoutes? + +Cette question était posée avec une profonde tristesse. Bien +qu'elle fût jeune, la femme de Pierre avait l'expérience des +femmes du peuple; après avoir vu quelques-unes de ses +compagnes mariées à des ivrognes et à des paresseux, elle +savait où conduit le vice, et la misère lui apparaissait +faisant irruption dans son ménage. + +La pauvre créature ne s'était pas trompée dans ses prévisions, +et la vue lamentable de cet intérieur étonna Robert à son +entrée. Le plus petit des enfants dormait dans son berceau; +les deux autres, sales et déguenillés, demeuraient cachés +derrière leur mère afin d'éviter les coups de l'ivrogne. +Accoutumés à ce spectacle, ils riaient entre eux, tout en se +tenant à distance du chef de famille. Sur une table boiteuse, +placée au milieu de la chambre, se trouvaient les restes du +souper et plusieurs bouteilles pleines ou à demi vides qui, +depuis quelque temps, étaient en permanence à la portée de +Pierre, quand il rentrait à la maison. Il exigeait ce luxe, +même dans son intérieur où le pain se faisait, hélas! souvent +rare. + +Le lit des enfants et celui du père n'avaient pas été faits, +et des vêtements souillés et déchirés étaient épars sur toutes +les chaises. La mère de famille avait passé au bord de la +rivière afin d'y laver l'absolu nécessaire tout le temps +dérobé aux soins qu'elle devait à Sarah, et elle était rentrée +pour préparer en hâte le maigre repas du soir. + +Un des carreaux de la fenêtre était cassé, le vent +s'engouffrait par cette ouverture, menaçant d'éteindre la +lampe placée sur la table et dont la lumière jetait dans tous +les sens sa flamme allongée et fumeuse. Sur les murs, dont en +plein jour on eût vu le crépissage gris de poussière et +tapissé de toiles d'araignées, pendaient quelques images aux +couleurs voyantes que les enfants, dans leurs heures de +solitude, s'étaient amusés à maculer ou dont ils avaient +emporté des lambeaux. Enfin tout, même à cette lumière dont +l'odeur âcre remplissait la chambre, représentait le désordre +et la gêne qui le suit inévitablement. + +Certes, il y avait loin de cet intérieur à celui de Pierre +pendant les premières années de son mariage, quand sa femme, +active et laborieuse, entretenait avec soin son ménage et +s'occupait uniquement, grâce au gain fidèlement rapporté +intact par son mari, à soigner ses enfants et à préparer les +vêtements de la famille. Aujourd'hui, triste, découragée par +l'inutilité de ses efforts pour le retenir sur la pente où il +se perdait, affolée par la besogne dont elle se chargeait afin +de gagner quelques sous, elle n'avait plus de coeur à rien, +comme elle le disait elle-même, et, s'abandonnant au +découragement, elle travaillait dans l'unique but de fournir +l'absolu nécessaire à ses enfants et à elle. Le chef de la +famille ayant abandonné ses devoir, sa compagne se sentait +impuissante à le remplacer et ne se soutenait plus guère que +par l'instinct de la bête luttant pour sa vie. + +- Bonsoir, dit le docteur en entrant. + +- Bonsoir. Qu'y a-t-il pour votre service? demanda brusquement +Pierre Bléreau. + +Robert attira Sarah devant lui. + +- J'ai trouvé cette enfant grelottant dehors en attendant +votre femme. Ne viendra-t-elle pas ce soir? + +- Non. + +Le visage rouge de Pierre s'était levé hardiment vers le jeune +homme, et il avait sentencieusement prononcé ce mot avec +l'orgueil évident de faire peser sur quelqu'un son autorité. + +- Pierre... commença la femme. + +- Tais-toi! Je suis le maître. + +La malheureuse baissa la tête. Elle lisait dans les yeux +injectés de sang de son seigneur et maître une irrévocable +résolution, et depuis quelque temps les coups lui avaient +appris la limite de résistance qui lui était permise. + +- Comment faire? dit le docteur. Cette petite n'osera pas +rentrer seule dans la maison. + +- Oh! non, murmura Sarah en se pressant contre lui. + +- Comme elle voudra! Je garde ma femme pour soigner mes +enfants, je ne veux pas qu'elle les quitte pour aller soigner +ceux des autres. + +- Elle est payée pour cela, il me semble, dit Robert +gravement, et elle s'est engagée à le faire. + +Payée ou non, elle restera ici. + +Devant cet entêtement d'ivrogne, le docteur n'insista pas. +Tenant la petite-fille de Nicolas par la main, il se tourna +vers la porte en disant: + +- Vous êtes libre. Adieu. + +- Où aller? s'écria Sarah, aussitôt qu'ils eurent passé le +seuil de la maison. + +Ce mot prononcé avec une sorte de désespoir résonna comme une +plainte dans la nuit et tomba sur le coeur de Robert, ému de +compassion. La résolution du jeune homme fut promptement +arrêtée. Il serra la petite main tremblante qui s'accrochait à +la sienne dans son enfantine terreur et répondit doucement: + +- Avec moi, men enfant. Je connais quelqu'un qui aura pitié de +vous. + +Les yeux de la petite fille, ces yeux parfois si étrangement +étincelants, se levèrent, confiants et rassurés, vers le +docteur. Un mince rayon de lune, pénétrant tout à coup les +ténèbres du boulevard, tomba à travers les branches des arbres +sur la tête de l'orpheline, et, éclairant son visage, permit +d'y lire la foi naïve qu'elle éprouvait en son protecteur +improvisé. + +Une heure plus tard, Sarah, assise devant le feu, répondait +timidement aux questions de Mme Martelac. Etonnée en entrant +dans cet intérieur si différent de celui de son grand-père, +elle sentait une jouissance inconnue pénétrer tout son être, +et ses yeux rayonnants allaient de la flamme du foyer à la +figure sympathique de la mère de Robert. Son visage, sur +lequel la chaleur avait amené une teinte rosée, avait une +expression de contentement qui depuis bien des années n'y +avait pas fait son apparition. Comme l'oiseau né pendant +l'hiver s'élance, joyeusement surpris, dans l'air tiède d'une +première journée de printemps, la petite-fille du vieil avare +était transportée dans un monde nouveau, et son âme ignorante +et pure se sentit immédiatement à l'aise dans ce nid paisible +où la Providence l'avait amenée. + + + + +CHAPITRE XV + + +La première impression ne fut pas trompeuse, et Sarah fut +promptement habituée chez Mme Martelac. Celle-ci, de son côté, +ayant consenti à s'en charger, trouva en elle une compagne +intelligente et docile. + +Tout était à faire dans l'éducation de l'enfant, Nicolas ayant +négligé les plus simples éléments d'instruction qu'il eût pu +lui faire donner. Le vieil avare avait pour principe que +l'unique science utile en cas bas monde est l'économie. + +M. d'Hassonville raconte, dans un de ses ouvrages, qu'un +paysan, après lui avoir fait l'éloge de son fils, ajouta avec +émotion: "Et puis, Monsieur, il est si intéressé!" L'économie +poussée jusque-là était pour lui la première de toutes les +vertus. Nicolas Larousse eût, certes, dépassé de beaucoup à +l'égard de Sarah l'estime de ce brave paysan pour son fils; +mais la consolation de lui donner un pareil éloge ne lui fut +jamais accordée, et sa petite-fille témoigna toujours une +profonde insouciance des marchés heureux dont il se vantait +parfois devant elle, n'ayant personne autre aux yeux de qui il +pût faire valoir son habileté en affaires. + +Lui trouvant l'esprit réfractaire quand il cherchait à lui +faire suivre ses calculs sordides, il avait abandonné l'espoir +de la former à son image et la considérait comme un être mal +doué, incapable de s'élever au-dessus des occupations +auxquelles elle s'était accoutumée mécaniquement pendant les +quelques années de sa vie chez lui. + +Nature absolument neuve, mais, contrairement aux méprisantes +conjectures de Nicolas, riche de tous les dons de +l'intelligence et du coeur, Sarah reçut avec joie et +reconnaissance les impressions nouvelles d'une éducation bien +différente. Grâce à la fortune entassée sou à sou par l'avare, +on put charger d'excellents professeurs de réparer le temps +perdu pour son instruction. Mme Martelac se chargea elle-même +de l'initier à la science religieuse, dont elle ignorait +encore le premier mot, et l'âme de l'enfant s'éleva rapidement +sous la pieuse influence de celle qu'elle aima bientôt comme +une mère. + +La petite-fille du marchand d'antiquités n'avait, au moins, +subi aucune mauvaise direction. N'ayant point vécu au contact +d'enfants étrangers et n'ayant guère vu de près personne autre +que son grand-père, son intelligence était une page blanche +encore ou à peu près, puisqu'elle ne contenait que les +souvenirs éloignés et presque illisibles de sa première +enfance. + +Nicolas était mort depuis quelques mois, quand un matin Mme +Martelac entra dans la chambre de Sarah, communiquant avec la +sienne. La vieille dame tenait une lettre à la main et son +visage était fort ému. La petite fille, occupée à un devoir +d'écriture, laissa en commencement le mot auquel elle donnait +à ce moment-là toute son application et se leva, comprenant +qu'il y avait quelque chose de nouveau. + +- Sarah, lui dit sa protectrice, connaissiez-vous le frère de +votre mère? + +- Je l'ai vu, vous le savez, un instant seulement, la veille +de la mort de mon grand-père, comme je vous l'ai raconté, mais +j'ignorais qu'il fût mon parent, et c'est seulement après ce +triste événement que j'ai su quel était cet homme, duquel +j'avais été si effrayée. + +- Et votre père, l'avez-vous connu? + +- Non, Madame. + +- Vous en êtes sûre? Rappelez bien vos souvenirs. + +L'enfant s'arrêta un moment pour faire appel à sa mémoire et +répondit avec assurance: + +- Je ne l'ai pas connu. J'ai connu ma mère pendant quelques +années, mais je ne me souviens pas d'avoir vu près d'elle +personne autre que mon grand-père. + +- Celui-ci vous a-t-il parlé de votre père? + +- Il ne m'a jamais parlé d'aucun des membres de ma famille. + +Ce n'était pas la première fois depuis son séjour chez la mère +du docteur qu'on questionnait ainsi l'enfant; mais elle était +toujours obligée de faire les mêmes réponses, car elle ne se +rappelait rien de ce qui avait eu lieu avant son arrivée à +Poitiers avec son grand-père, et celui-ci n'avait jamais pris +la peine de causer de ses parents avec elle. + +- Savez-vous où vous êtes née? + +- Non, Madame. + +La mère du docteur fit un geste découragé. + +- N'avez-vous dans l'esprit aucun indice pouvant le faire +soupçonner? Rien ne réveille-t-il vos souvenirs? + +- Pas grand'chose, non. Je crois, pourtant, qu'il faisait très +chaud dans l'endroit où nous étions alors; car, bien que je +fusse toute jeune au moment de mon arrivée ici, la différence +de température me frappa et j'ai, malgré les années, gardé +souvenir de cette impression. + +- Vous ne savez rien sur vous-même? dit Mme Martelac avec +compassion. Vous êtes en ce monde comme un pauvre petit être +tombé on ne sait d'où et uniquement confié à la Providence. + +- Pourquoi me faites-vous encore une fois toutes ces +questions? dit Sarah en regardant la lettre tenue par sa +protectrice, se doutant bien qu'il existait un rapport +quelconque entre elle et l'interrogatoire qu'elle subissait. + +- Asseyez-vous et je vais vous l'expliquer. Mais nous ne +savons pas grand'chose de nouveau, vraiment! Et ni la justice +ni vos amis ne parviendront à voir clair dans votre histoire +si Dieu n'y met la main. + +La petite fille s'assit en face de Mme Martelac, en tournant +vers elle la chaise sur laquelle elle était au moment de son +entrée. + +- Vous savez, reprit celle-ci, qu'après la mort de votre +grand-père on trouva, dans sa caisse vide, un billet, dont +alors on vous lut le contenu, espérant pouvoir obtenir de vous +quelques renseignements. Ce billet était, il est vrai, signé +par M. Larousse, mais il était bien insuffisant pour éclairer +les démarches de la justice. C'était une dénonciation contre +son propre fils. Il l'accusait de l'avoir, à deux reprises, +dépouillé des valeurs qu'il possédait chez lui et avouait +l'avoir sauvé une première fois en sacrifiant le mari de sa +fille et en le faisant condamner. Ce papier ne contenait ni la +date du premier vol, ni, ce qui sans doute eût rendu les +recherches plus faciles, l'endroit où il avait eu lieu et où +votre père avait subi le jugement. M. Larousse écrivit cela +sous l'empire de la colère qui, probablement, détermina la +congestion dont il est mort; l'écriture était tremblée, formée +avec peine et à la hâte. Frappé soudainement, il n'eut pas le +temps de relire cette déclaration et de la compléter assez +pour permettre de réparer le crime dont il s'était rendu +coupable en faisant condamner un innocent. Eh bien! par une +inconcevable fatalité, une nouvelle déclaration, celle-là du +coupable lui-même, est interrompue aussi par la mort. L'aveu +de Marc Larousse ne peut, pas plus que l'écrit de votre grand-père, +nous mettre sur la voie pour retrouver, s'il vit encore, +et pour réhabiliter votre malheureux père. + +- On a retrouvé le frère de ma mère? s'écria Sarah. + +Mme Martelac lui montra la lettre envoyée par le docteur et +qu'elle tenait à la main. + +- Robert m'écrit ce matin et joint cette lettre à la sienne +afin de nous tenir au courant des événements ayant rapport à +votre situation. Elle est de M. Hilleret, que vous avez connu +pendant son séjour ici; le plus grand des hasards l'a fait +assister aux derniers moments de Marc Larousse. Après avoir +volé à son père tout ce qu'il pouvait emporter, le misérable +est passé en Algérie, où il s'est mis à faire le commerce avec +les Arabes, se hasardant, paraît-il, au milieu de tribus mal +soumises, et courant parfois de grands dangers dans lesquels +l'appât du gain et son humeur aventureuse le poussaient malgré +les avis des colons qu'il connaissait. Il y a quelques jours, +on l'a trouvé frappé à mort, après avoir été dépouillé de tout +ce qu'il portait avec lui. Le détachement qui l'a rencontré au +moment où il allait rendre le dernier soupir était justement +commandé par Jacques Hilleret. Celui-ci l'a, dit-il, préparé +de son mieux à rendre à Dieu son âme si coupable, et, à défaut +du prêtre absent dans cet endroit désert, il a reçu ses +dernières confidences et l'aveu de son désir de réparer son +crime. Malheureusement, il perdit presque immédiatement la +parole, sans avoir pu compléter ses renseignements et les mots +prononcés par lui viennent seulement confirmer la déclaration +de son père. + +- Oh! Madame, quel malheur! Si mon pauvre père vit, je serais +si heureuse de pouvoir le consoler et lui faire oublier +l'horrible injustice ont il a été victime! + +- Peut-être n'existe-t-il plus, ma pauvre enfant. Votre grand-père +ne vous traitait-il pas comme une véritable orpheline? + +- Sans doute et longtemps, ignorant les raisons qu'il avait +pour me le faire croire, je me suis aussi regardée comme +telle; mais aujourd'hui, un secret espoir s'est emparé de moi +et je m'explique que mon grand-père, dans de telles +conditions, ait pu sans aucune certitude me laisser croire à +la mort de mon père. + +Mme Martelac secoua la tête. + +- Confions-nous en Dieu! Le docteur fera tout au monde pour +savoir la vérité à ce sujet. Il s'est déjà livré à bien des +recherches dans les différentes parties de la France; mais +nulle part il n'a obtenu un renseignement sur un condamné de +votre nom. + +La petite fille écoutait ces paroles, les yeux pleins de +larmes et les mains croisées. + +- Il faut prier, mon enfant; le ciel nous viendra en aide. +S'il a permis que ces deux tentatives de réparation +demeurassent inachevées, c'est pour nous éprouver; mais si +votre pauvre père existe encore, il vous donnera, je l'espère, +la joie de le revoir. + +Sarah écouta ces paroles avec cette confiance particulière à +la jeunesse, toujours croyante en l'avenir. Pourtant les mois +s'écoulèrent, l'année se passa, une autre lui succéda et +Robert n'aboutit à rien, bien qu'il mît tout en oeuvre. Sa mère +et lui finirent par penser que le père de leur petite protégée +était maintenant dans un autre monde où la justice infaillible +de Dieu rend à l'innocent et au coupable ce qui leur est dû. +Toutefois, ne voulant point affliger Sarah, ils continuaient à +l'engager à s'adresser à Dieu pour obtenir la consolation +qu'ils étaient impuissants à lui donner, malgré leur active +affection. + + + + +CHAPITRE XVI + + +Deux années se passèrent ainsi. Sarah grandissait à peine, +assez pourtant pour accuser ses quatorze ans. Son visage, aux +teintes délicates, était éclairé par ses yeux noirs dans +lesquels semblait, malgré la gaîté de son esprit, se refléter +le vague souvenir des tristes années passées chez son grand-père. +La vie laisse sa marque indélébile sur notre front et +l'âme qui a souffert, fût-ce sans avoir conscience de sa +souffrance, garde une empreinte mélancolique, surnageant +parfois à travers les joies présentes et leur communiquant une +puissance plus grande en accentuant par le souvenir leur +contraste avec le passé. Un soir, assise devant une table sur +laquelle étaient ses livres d'étude, la petite-fille du +marchand d'antiquités apprenait ses leçons. Mme Martelac, +placée près de la lampe, dont l'abat-jour rejetait la lumière +sur ses cheveux blanchis et sur son front calme, travaillait +en silence afin de ne pas la troubler. + +Le salon avait gardé son apparence austère, la mère de Robert +ayant tenu à ce que rien de la fortune de sa pupille ne vînt +apporter le luxe dans son intérieur. Elle évaluait ses soins +et son affection trop haut pour en retirer un avantage +matériel et pensait en être payée par la tendresse de l'enfant +et par la joie de la former à une vie utile et sérieuse. +Sarah, indifférente à un confortable qu'elle n'avait jamais +connu du vivant de son grand-père, acceptait avec +reconnaissance la place qu'on lui faisait à ce foyer. + +Quand elle sut ses leçons, appuyant le coude sur la table et +le menton dans sa main, elle regarda sa compagne en silence. +Aucun bruit ne troublait la tranquille soirée des deux femmes; +dans la rue, des chants se faisaient entendre, adoucis par +l'éloignement, et le cloches de l'église de Notre-Dame, +sonnant le couvre-feu, dominaient les derniers bruits de la +journée arrivée à sa fin. Mme Martelac et Sarah ne voyaient +personne, elles sortaient rarement, sauf pour la promenade de +chaque jour, conseillée par Robert pour la santé de l'enfant. +La mère du docteur se donnait entièrement au devoir qu'elle +avait accepté et, surveillant l'éducation de la petite fille, +elle avait éloigné au moins pour quelques années les relations +qui eussent pu la distraire de cette surveillance. + +Sarah se trouvait parfaitement heureuse et n'ambitionnait +aucune distraction nouvelle. Elle avait voué à sa protectrice +une tendresse profonde qui s'était tout naturellement +implantée dans son coeur au contact de cette âme élevée et +douce. + +Mme Martelac, levant les yeux et la voyant immobile, lui dit: + +- A quoi pensez-vous, Sarah? + +- Je pense, Madame, que le docteur, avec toute l'apparence de +la force, vous ressemble par la douceur. + +- A quel propos dites-vous cela? + +- Je pensais à lui et je ne puis le faire sans songer à sa +bonté à mon égard et à l'égard de tous ceux qui ont besoin de +lui. + +- Oui, il est bon, c'est vrai, dit Mme Martelac avec +conviction. + +- Il le prouve en toutes circonstances. Tenez, à son dernier +voyage ici, il y a deux mois, je l'ai vu soigner Catherine +lorsqu'elle s'est cassé le bras, j'ai été frappée de sa +douceur en le soignant. + +- Il aime beaucoup notre fidèle domestique. + +En disant cela, la mère du docteur s'était remise à son +travail. + +- N'êtes-vous pas heureuse d'avoir un fils comme celui-ci? +repartit Sarah. + +Mme Martelac laissa son ouvrage appuyé sur ses genoux et +releva la tête; un fier sourire éclairait son regard. + +- Certainement, c'est un coeur excellent, noble et droit. + +- Et un homme remarquable! reprit l'enfant avec chaleur. On +dit qu'il est déjà célèbre. + +A ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir les deux +femmes. + +- Qui cela? s'écria Sarah. + +Elle s'était levée brusquement, mais elle retomba sur son +siège en voyant la porte s'ouvrir. Celui dont elle venait de +parler entrait dans le salon. + +- Toi, Robert! quelle bonne surprise! + +Mme Martelac s'était levée et serrait le jeune homme dans ses +bras. + +La mère et le fils avaient toujours été intimement unis. Le +docteur, arrivé à la maturité de l'âge, chérissait et +respectait celle qui, demeurée veuve et dans une position +précaire, avait su se sacrifier cependant de longues années +pour lui fournir mes moyens de terminer ses études et de +parvenir à la situation qu'il avait conquise. Il avait pour +elle des égards attendris et touchants; la vieille dame se +sentait récompensée de son amour par la profonde tendresse de +ce fils, l'unique consolation de sa vie triste et isolée. Ses +succès, dont le retentissement arrivait jusqu'à elle, lui +faisaient éprouver ce légitime orgueil de l'heureuse mère d'un +homme esclave du travail et du devoir et dont les hautes +facultés sont noblement employées. + +Les regards du docteur rayonnaient d'une joie sincère tandis +qu'il tenait dans les siennes les mains de sa mère et lui +disait tendrement: + +- Je suis si heureux de cette occasion de vous revoir! J'ai +été appelé à quelques lieues d'ici pour soigner un richissime +vieillard qui a eu la malencontreuse idée de venir tomber +malade à la campagne. A Paris, il est de mes clients et +prétend être ici consciencieusement empoisonné par le médecin +de son village, bien que le brave homme ait l'intention de le +soulager et fasse de son mieux pour y arriver. Mais l'usage de +la fortune rend parfois fantasques certains caractères, et mon +malade est de ce nombre; il maltraite son docteur de campagne +et me suppose le pouvoir de le rendre immortel. Bref, il m'a +fait venir ce matin, espérant que je puisse lui rendre un peu +de ce que les années en s'accumulant sur sa tête lui ont +enlevé, c'est-à-dire les forces de l'âge mûr. Je me suis +échappé de son château, où il m'a accueilli comme le Messie, +car ce nabab a une peur horrible d'abandonner les biens de ce +monde, et j'ai pu venir passer quelques heures avec vous. + +Tandis qu'il parlait, Sarah n'avait pas fait un mouvement. Ses +yeux fixés sur lui l'examinaient avec un curiosité admirative +à laquelle, absorbé par la joie de revoir sa mère, il ne fit +pas attention au premier abord. Quand enfin il se tourna vers +elle, elle baissa la tête en rougissant. + +- Eh bien! Sarah, vous ne me dites pas bonjour? dit-il en lui +tendant la main. + +Elle y mit la sienne avec un embarras visible. Son visage +recevait en plein la lumière de la lampe et Mme Martelac +remarqua cet embarras. + +- Pourquoi rougissez-vous ainsi, mon enfant? demanda-t-elle +étonnée. + +- Redevenez-vous aussi sauvage que le jour où Jacques Hilleret +et moi, nous vous avons inopinément surprise dans le magasin +de votre grand-père? dit Robert en plaisantant. Ou m'avez-vous +oublié au point de ne plus me reconnaître? + +- Je ne vous ai point oublié! dit vivement la petite fille; je +parlais de vous au moment où vous êtes arrivé. Mais... Elle +s'arrêta et rougit. + +- Mais quoi? reprit Mme Martelac en insistant et sans +comprendre un accès de timidité peu ordinaire chez sa pupille. + +La petite-fille de Nicolas avait en effet abandonné depuis +longtemps l'attitude craintive qui lui était habituelle +pendant sa vie chez le vieil avare. Heureuse et aimée depuis +lors, elle avait facilement laissé s'ouvrir son esprit et son +coeur; après avoir été comprimée durant son enfance, sa nature +expansive avait maintenant de joyeux élans de confiance qui +faisaient le charme de son intimité. + +- Allons, qu'avez-vous? Regardez-moi. + +Robert avait pris une chaise basse et s'était assis près de sa +mère, en face de Sarah, qu'il examinait en lui parlant ainsi. + +- Je n'ose pas, dit-elle, en détournant son regard devant ces +yeux interrogateurs. + +- Pourquoi? + +Elle garda le silence. + +- Ne sommes-nous plus amis? + +Il lui tendait de nouveau la main. + +- Oh! si, dit-elle avec un vague sourire et en baissant la +tête. + +- Eh bien, alors? + +Il attendait la réponse, elle hésita un instant. + +- Voilà! dit-elle enfin franchement, mais sans oser le +regarder en face. Vous êtes, a-t-on dit l'autre jour devant +moi, un homme illustre et cette pensée me rend maintenant +timide en votre présence. + +Une légère rougeur passa sur le visage de Robert. Si grand, si +fort qu'il soit, le coeur humain reste sensible à la louange +surtout lorsqu'elle sort de lèvres innocentes qu'on ne peut +soupçonner de mesquins calculs. Le jeune docteur sourit, et ce +sourire illuminant son regard y ajouta une nuance de bonté qui +donnait à cet homme austère un attrait irrésistible. + +- Illustre! Attendez mes cheveux blancs, chère enfant, pour +croire à un pareil éloge, dit-il. Puis, quand cela serait, +deviendrions-nous étrangers? + +Il y avait dans son ton un léger reproche. + +- Non, vous avez été trop bons pour moi, répondit Sarah, +surmontant enfin le premier mouvement d'embarras. Votre mère +et vous, je vous aimerai toujours. + +- A la bonne heure! dit Mme Martelac, je vous retrouve comme à +votre ordinaire; j'étais déroutée par cet accès inusité de +timidité. Vous nous aimez, dites-vous, enfant? Vous avez bien +raison, car nous vous le rendons de tout notre coeur. + +- Quelle singulière personne vous faites! reprit Robert en +riant. Vous êtes, je crois, seule de votre espèce. + +- Ce n'est pas ma faute! répondit Sarah d'un air attristé. + +- Oh! je n'ai pas l'intention, en faisant cette remarque, de +vous adresser un reproche, repartit aussitôt le docteur. Au +contraire, je suis heureux de constater en vous ces +particularités; je déteste la banalité, et j'aime bien vous +voir ainsi, pourvu que vous gardiez et développiez même, sous +l'influence de ma mère, les charmantes qualités de votre +esprit et de votre coeur. + +- Ces nuances personnelles chez Sarah, et grâce auxquelles +elle ne ressemble à aucune autre, tiennent sans doute, dit Mme +Martelac, au milieu et à l'isolement à peu près complet où +elle a été élevée; mais nous en ferons, tu verras, une très +bonne et très aimable jeune fille. + +Elle regardait avec une affectueuse indulgence l'enfant, dont +la figure souriante gardait encore une teinte rosée, dernier +vestige de timidité. + +- Je n'en doute pas, répondit le docteur avec conviction, en +fixant sur Sarah ce regard grave, qui semblait fouiller aussi +profondément le coeur humain que son scalpel l'être physique de +ses semblables. + +Cette fois, la petite fille ne détourna pas les yeux et +soutint l'examen de Robert avec cette confiante franchise de +l'âme innocente et n'ayant rien à cacher. + +- Comment va Anne? demanda Mme Martelac à son fils lorsque la +conversation eut pris un autre cours. + +- Bien, mais son mari est souffrant depuis quelque temps. + +- La pauvre enfant! Sa vie est-elle ce qu'elle la désirait au +moins? + +- Non, je crois; elle est sévère et ne doit guère lui offrir +les plaisirs qu'elle enviait. Même avant d'être malade, M. +Tissier était d'humeur morose et retenait sa femme dans son +intérieur, dont il lui permettait rarement de sortir et jamais +sans être accompagnée par lui. + +- Cela a dû lui sembler dur? + +- Je le pense; d'après les idées énoncées par Anne jadis, elle +ne devait pas être préparée à une semblable existence et a dû +avoir de la peine à se faire à cette vie de recluse. + +- Les vois-tu souvent? + +Elle levait la tête vers Robert, afin d'examiner son visage, +dont l'expression s'était attristée. + +- Très rarement. Mes occupations ne me permettent pas de +relations suivies. + +- Est-elle toujours la même? + +- Je la crois devenue plus sérieuse. Sans doute, l'atmosphère +dans laquelle elle vit forcément influe sur son esprit. Son +mari est loin d'être un homme ordinaire, et son contact oblige +Anne à oublier un peu les petites vanités que vous lui +reprochiez autrefois de tant aimer. Elle voit peu de monde et +seulement de vieux savants, amis de M. Tissier. + +- Que sont devenus ses rêves d'élégance et d'amusements? dit +Mme Martelac pensivement. + +- Ils ont été cruellement déçus, au moins pour les amusements; +car son mari ne lui refuse aucun luxe d'intérieur. + +- Et ton ami, M. Hilleret, donne-moi de ses nouvelles? dit +tout à coup la mère du docteur. + +- Il vient d'être promu au grade de capitaine et persiste à +rester loin de nous. + +Puis il ajouta plus bas, et tandis que Sarah se levait pour +aller chercher, à l'extrémité du salon, un travail qu'elle +voulait continuer: + +- J'ai souvent pensé qu'il eût mieux fait de ne pas partir. +Peut-être Anne n'eût-elle pas alors consenti à épouser M. +Tissier? + +Mme Martelac secoua la tête. + +- Peut-être. Il y avait certainement, entre elle et lui, un +commencement de sympathie qui eût pu triompher de la vanité de +ta cousine. Mais, à ce moment-là, le devoir de M. Hilleret +vis-à-vis de toi était de partir. Il savait ta passion pour +Anne et ton espoir de l'épouser. S'il eût eu la faiblesse de +rester près d'elle, tu n'eusses pu t'empêcher de le blâmer... + +- Et de lui garder malgré moi un peu de rancune, hélas! La +nature humaine est bien mesquine, malheureusement! + +- Pas toujours, reprit vivement la mère; et tu aurais su, je +n'en doute pas, te montrer généreux comme Jacques lui-même a +su le faire; car il a agi noblement. + +- C'est vrai, répondit le jeune docteur, et je l'en estime et +l'en aime davantage. Mais, aujourd'hui, je juge différemment +la chose, et je comprends qu'il convenait mieux que moi au +bonheur d'Anne. + +Mme Martelac regardait son fils. Sur son large front, il y +avait certainement un peu de mélancolie, mais non plus ce +chagrin profond qu'elle y avait vu quelques années auparavant, +lorsqu'il avait dû renoncer à épouser sa cousine. Elle avait +craint de plus longs regrets et se félicita de le voir en voie +de guérison. + +- Pourquoi ne te marierais-tu pas à ton tour? lui dit-elle +doucement. + +Il tressaillit, comme si une telle pensée lui était +douloureuse. + +- Ma mère, ne me parlez jamais de cela! dit-il simplement et +avec une expression de prière. + +Sarah revenait prendre sa place, munie de son ouvrage; Mme +Martelac baissa la tête sur le sien, ne voulant pas, devant +l'enfant, continuer cette conversation. + +- La blessure saigne encore, se dit-elle intérieurement. Comme +il l'aimait! + +Involontairement, elle en voulait à la jeune femme d'avoir +méconnu un amour si sûr, et dont tant d'autres se fussent +montrées fières; elle lui en voulait surtout de la souffrance +imposée à son fils. Et pourtant, elle le sentait bien, Anne +n'était pas la femme qu'il eût fallu à Robert, et non +seulement elle lui eût pardonné, mais elle l'eût remerciée de +l'avoir repoussé si le docteur s'était heureusement marié. De +telles contradictions sont fréquentes dans le coeur des mères; +leur amour exclusif n'admet pas que leurs enfants puissent +n'être pas appréciés par tous comme ils le sont par elles-mêmes. + + + + +CHAPITRE XVII + + +Il pleut depuis plusieurs jours. Sarah, âgée maintenant de +dix-huit ans, erre dans la maison, s'arrêtant à chaque fenêtre +pour regarder tomber cette pluie diluvienne, qui voile +l'horizon et forme une nappe unie et grise, d'un aspect fort +peu récréatif, trouve-t-elle. + +- Vraiment, les belles-filles de Noé étaient bien pardonnables +si elles étaient animées de sentiments mélancoliques pendant +leur séjour dans l'arche! s'écrie-t-elle enfin. + +-Oui, mais elles devaient éprouver aussi une profonde +reconnaissance envers Dieu, en se sentant, grâce à Lui, à +l'abri d'une averse de quarante jours! répond en riant Mme +Martelac, installée près de la fenêtre et essayant, avec le +concours de ses lunettes, de lutter contre le jour obscurci +par la pluie, pour exécuter une reprise difficile. + +- C'est vrai. Absolument comme moi, je dois être +reconnaissante d'avoir été recueillie dans cette chère vieille +maison. + +Sarah professe pour l'antique demeure si laide des Martelac un +culte presque aussi respectueux et presque aussi ardent que +celui du docteur. + +- Songez donc! J'ai été bien heureuse de trouver cet asile au +lieu de rester au dehors, où j'aurais été, pauvre petite +abandonnée, submergée par cette grande mer du monde! + +En disant cela, elle vient s'agenouiller devant Mme Martelac, +et, d'un geste caressant, enserre dans les siennes la main qui +travaillait, et dont elle arrête le mouvement. + +La mère du docteur répond à cette caresse en baisant le front +de la jeune fille. + +- Que serais-je devenue sans vous, mon Dieu? + +- La Providence, toujours bonne et compatissante, a mis Robert +sur votre chemin. + +- Et il m'a amenée à vous, qui m'avez si généreusement fait +place à votre foyer et m'avez reçue ici comme votre enfant. + +- Ce dont je suis bien récompensée par votre affection, Sarah! + +Les deux femmes demeurent un instant silencieuses: la plus +jeune, appuyée avec confiance sur le fauteuil de sa compagne, +garde dans ses mains celle de Mme Martelac, et celle-ci passe +doucement sa main restée libre sur les cheveux de sa fille +d'adoption. + +- Robert arrive ce soir, dit-elle enfin en tirant de sa poche +une lettre reçue un instant auparavant. + +La physionomie de Sarah s'éclaire d'un joyeux sourire. + +- Etes-vous contente? demande la mère du docteur. + +Sarah baisse légèrement la tête en répondant: + +- Certes, oui, je suis heureuse de le revoir! + +- C'est un de vos amis, n'est-ce pas? + +- Le meilleur de tous! répond Sarah avec chaleur et en +redressant son charmant visage, couvert en ce moment d'une +vive rougeur. + +Ses yeux se lèvent vers son interlocutrice, et celle-ci y lit +sans doute quelque chose qui lui fait plaisir; car elle +embrasse de nouveau la jeune fille et dit d'un ton bas et +sérieux, comme se parlant à elle-même: + +- Dieu mène tout à bien; confions-lui l'avenir. + +- Quand je dis le meilleur, reprend Sarah sans remarquer ces +paroles, je ne vous oublie pas pourtant; mais vous n'êtes même +plus une amie pour moi, chère Madame. Il me semble être votre +enfant. + +- Vous avez raison. Je me sens une tendresse maternelle pour +ma chère petite orpheline. + +Ce dernier mot amène une expression pénible dans les grands +yeux sombres de Sarah. Elle a appuyé ses deux mains croisées +sur les genoux de sa protectrice et dit avec hésitation: + +- Orpheline? Le suis-je? Les années ont beau s'écouler, +j'attends et j'espère toujours. + +- Hélas! ma pauvre enfant, vous le savez, toutes les démarches +de Robert demeurent sans résultat. N'ayant aucun indice pour +nous guider, ignorant absolument le lieu de votre naissance, +nous ne trouvons rien. J'en ai peur, il faut vous résigner. +Votre pauvre père est mort sans doute et Dieu l'aura, dans une +vie meilleure, consolé de l'horrible injustice dont il a été +victime dans celle-ci. + +- Je ne puis le croire. Je désire tant le retrouver! + +Mme Martelac n'insista pas. Elle savait combien, à l'âge de +Sarah, il est difficile d'abandonner une espérance et de +croire que la vie nous refusera la réalisation de nos souhaits +les plus ardents. + +A cet instant, la porte s'ouvrit et une jeune femme en deuil +entra dans le salon. Sarah se leva vivement et vint à elle +avec affection. + +- Anne, combien vous êtes aimable de braver ce déluge pour +venir nous voir! Vous ressemblez vraiment à la colombe de +l'arche. + +La nouvelle venue la regarda, étonnée de cette comparaison: + +- Oui, il y a un instant, cette pluie persistante me faisait +penser à la famille de Noé et j'essayais de me rendre compte +des sentiments qu'elle a dû éprouver pendant quarante jours de +réclusion. Venez-vous comme la colombe nous annoncer enfin la +cessation de ce nouveau déluge? + +Avec cette facilité d'impressions qui est l'apanage de la +jeunesse, le visage attristé de Sarah a repris à l'arrivée +d'Anne son expression souriante. + +- Malheureusement non, dit celle-ci, le ciel est encore tout +noir et ne semble pas disposé à fermer immédiatement ses +cataractes; nous aurons, sans doute, plusieurs heures de pluie +et je ne puis, malgré ma bonne volonté, vous donner aucun +espoir sous ce rapport. Vous êtes donc condamnée à rester +enfermée, à moins que, comme moi, vous n'affrontiez cette +averse et ne vous hasardiez dans la rue malgré les ruisseaux +qui y coulent. + +- Mieux vaut rester ici alors, puisque vous avez eu le courage +de venir nous trouver, répond Sarah en amenant la jeune femme +à un fauteuil près de Mme Martelac. Nous profiterons de votre +aimable visite et nous en jouirons en comparant notre sort à +celui des belles-filles de Noé, lesquelles n'avaient pas une +ressource de ce genre pour faire agréablement passer le temps. + +S'installant ensuite sur une petite chaise entre Anne et sa +tante, elle demeure comme absorbée devant la beauté de Mme +Tissier, beauté en plein épanouissement et qui emprunte un +éclat adouci au deuil dont elle est revêtue. + +Anne, veuve depuis un an ou deux, est revenue habiter avec son +père. Elle n'a point été heureuse au milieu de ce luxe, +ambition de sa jeunesse, et a souvent regretté sa vie simple +mais libre de la province. M. Tissier était un maître sévère +qui la parait comme une idole à laquelle il refusait des +adorateurs; il l'avait tenue dans un isolement absolu par +jalousie et par égoïsme. Etant souffrant et d'humeur +mélancolique, il ne permettait pas à sa femme d'aller chercher +des distractions qu'il ne pouvait pas partager, si innocentes +fussent-elles. Ces quelques années de ménage s'étaient donc +passées pour Anne dans un somptueux appartement dont elle +franchissait rarement le seuil. + +Que fût devenue la jeune femme si elle n'eût trouvé aucune +ressource contre l'ennui? Heureusement, si son coeur paraissait +desséché par l'éducation, s'il était resté fermé aux bonnes et +nobles inspirations, si la vanité, prenant la direction de sa +vie, l'avait amenée aux bas calculs auxquels elle avait tout +sacrifié, Anne était bien jeune encore et son esprit était +bien peu formé au moment de son mariage avec M. Tissier. +Celui-ci, homme instruit et grave, s'il n'avait pas su lui +donner le bonheur, avait au moins eu l'avantage de l'élever à +son contact. + +Anne était intelligente, et, dans la sévère retraite à +laquelle elle s'était subitement trouvée condamnée, elle avait +réfléchi et avait compris le vide de ses aspirations vers le +plaisir. Souvent, son mari l'avait priée de lui faire la +lecture; elle s'y prêta d'abord à regret, son esprit n'ayant +jamais eu l'habitude de s'arrêter à rien de sérieux; peu à +peu, l'effort qu'elle était obligée de faire pour obéir fut +moins pénible et elle finit par y prendre goût. Ces lectures +variaient de sujets, mais généralement M. Tissier les +choisissait graves et chrétiennes, car il appartenait à une +famille sévèrement attachée à ses devoirs religieux et de +laquelle il conservait pieusement les convictions. + +Transportée dans un pareil milieu, la pauvre Anne avait +longtemps pleuré ses illusions et avait, au premier abord, +essayé de se révolter et d'imposer sa légèreté comme une loi +dans la demeure de son mari; elle s'était heurtée à une +volonté ferme de la part de celui-ci et avait dû courber la +tête, regrettant en secret la folie de sa vanité. Puis, un +jour, elle avait eu entre les mains un de ces ouvrages communs +aujourd'hui qui racontent les sublimes dévoûments de quelques +âmes vouées aux oeuvres de charité. Ane avait dévoré le livre; +elle l'avait lu les larmes aux yeux et son âme, non pas morte, +mais endormie, avait secoué son engourdissement. Le +rayonnement de la charité avait renouvelé le miracle du Maître +et réveillé dans son sommeil celle qui paraissait morte aux +yeux de tous. La lumière se levant, elle était venue +docilement vers la lumière. + +Qui dira le bien accompli par l'exemple? Et quels ravissements +donneront aux âmes des saints les cris de reconnaissance qui +leur viendront de tous les siècles de la part de ceux +qu'entraîne sur leurs traces le récit de leur vie! + +Les côtés sérieux du caractère d'Anne prirent le dessus et la +firent sortir de l'engourdissement où l'avaient assoupie +l'orgueil de sa beauté et l'égoïsme de sa nature. Etonnée +d'abord en découvrant un monde nouveau et dont son éducation +ne lui avait pas laissé soupçonner l'existence, elle demeura +comme aveuglée en face de l'horizon ouvert devant son +intelligence. Puis, quand, jetant les yeux vers sa jeunesse +pour y retrouver ses pensées et ses joies d'autrefois, la +jeune femme se sentit humiliée d'avoir pu se contenter de +pareils enfantillages, elle mesura le chemin parcouru, et +comprit qu'il y a pour l'âme humaine un bonheur plus élevé et +plus complet que l'amusement de la vanité et la distraction +des futilités de la vie. + +Quand son mari mourut, Anne abandonna sans regret Paris, où +jadis elle rêvait de briller, et vint retrouver son père à +Poitiers; l'immense fortune que lui avait léguée M. Tissier +lui permit à son tour de faire du bien. + +Sarah l'a souvent vue agenouillée à une messe matinale et +priant avec ferveur; la jeune fille s'est prise d'amitié pour +la belle et riche veuve, dont la vie semble désormais +consacrée à la charité. Jamais, avant son mariage, Anne +n'avait songé à se rapprocher de Dieu. L'imagination pleine de +vanités, elle se contentait d'une religion superficielle. La +Providence l'avait attendue au désenchantement éprouvé dans +cette union et elle était devenue sérieuse et chrétienne, tout +en conservant une teinte attristée, suite de la déception +subie par sa jeunesse. + +- Ne soyez jamais ambitieuse, avait-elle dit un jour à Sarah. +La fortune ne suffit pas au bonheur. + +- N'avez-vous pas été heureuse, vous? demanda la jeune fille. + +Anne soupira et dit avec regret: + +- J'aurais pu l'être! + +Quel souvenir avait alors mis des larmes dans les beaux yeux +qui se détournaient pour les cacher? + +Sarah n'osa questionner. Elle était bien enfant encore pour +être la confidente de la jeune veuve, et, tout en lui donnant +une sincère affection, la petite-fille de Nicolas Larousse se +sentait parfois un peu intimidée en face de cette grande et +belle personne, plus âgée qu'elle de plusieurs années. + +- Savez-vous ce que je pense? dit-elle un peu après le départ +d'Anne, quand celle-ci, voyant la pluie cesser un instant, en +profita pour quitter sa tante et son amie. + +La jeune fille, laissant retomber le rideau quelle avait +soulevé pour regarder dans la rue, se tournait vers Mme +Martelac. + +- Je ne sais, petite, dit la vieille dame. Ce doivent être des +choses bien graves, car, depuis le départ d'Anne, vous +paraissez absorbée dans de sérieuses réflexions. + +- Très graves, en effet! repartit Sarah en secouant le tête. +Il s'agit de l'avenir. + +- Ah! seriez-vous prophète? + +- Peut-être! En ceci, du moins. + +- Vous m'intriguez. Et dites-moi, je vous prie, ce que +découvre dans l'avenir votre jeune sagesse? + +- Eh bien! Anne et le docteur se marieront, vous verrez. + +- Chacun séparément, je le crois, répondit la mère de Robert +en souriant; je l'espère pour mon fils, et Anne est jeune, +riche et belle, cela en fera tout naturellement un parti très +recherché. + +- Non, pas séparément, mais ensemble! + +La figure de Sarah avait une singulière expression, tandis +qu'elle accentuait ces derniers mots; elle souriait, mais ses +yeux, incapables de tromper, démentaient ce sourire. + +- Pourquoi cela? demanda Mme Martelac. + +- Elle est si belle! + +La jeune fille ajouta en se rapprochant: + +- Le croyez-vous? + +Son interlocutrice arrêta un instant son travail pour la +regarder et demanda: + +- En seriez-vous contente? + +Sarah rougit, hésita un instant et tourna brusquement la tête +en disant: + +- Pourquoi non? Je souhaite de tout mon coeur qu'il soit +heureux. + + + + +CHAPITRE XVIII + + +Anne et Sarah reviennent ensemble de la messe; la jeune femme +ramène sa petite amie jusqu'au seuil de la maison de Mme +Martelac, et elles s'arrêtent toutes les deux au bas du +perron. + +- Entrez-vous un instant? demande Sarah. + +- Non, merci, j'ai deux personnes à voir ce matin, je leur ai +promis ma visite et je tiens à ne pas leur manquer de parole. + +- Ce sont des pauvres? Je suis sûre d'avoir deviné, n'est-ce +pas? Toutes vos matinées se passent ainsi à distribuer vos +aumônes; sans compter celles que vous répandez par des mains +amies! Aussi, la supérieure de nos Soeurs parle de vous avec +enthousiasme, car depuis votre retour au pays elle peut, grâce +à votre générosité, secourir largement ses clients. + +- Il m'est si facile maintenant de lui aider [sic] à faire du +bien! répond Anne en rougissant. Ce n'était, pourtant, guère +le but que j'ambitionnais jadis en désirant une grande +fortune! ajouta-t-elle avec un peu de mélancolie. + +- Le bon Dieu se sert de tous les moyens pour nous amener à +Lui. + +- Oui. Il m'a fait comprendre la folie de mon amour pour le +luxe, et en voyant de près certaines misères, j'ai honte +d'avoir, pendant quelques années, sacrifié tant d'argent à +cette passion dont j'étais esclave. + +- Vous rachetez cela aujourd'hui. + +- J'essaie! dit Anne en souriant. Allons, je vous quitte, j'ai +à peine le temps de faire mes deux courses avant le déjeuner +de mon père. + +- Vous verra-t-on tantôt? + +- Je ne pense pas, je veux finir un travail pressé et ne +sortirai probablement pas. Adieu. + +Sarah serre la main que lui tend son amie; elle monte le +perron et élève le bras vers la sonnette, quand tout à coup, +se souvenant d'avoir oublié quelque chose, elle se retourne +vivement et fait un petit appel. Anne, à peine éloignée de +quelques pas, revient aussitôt. + +- J'oubliais de vous dire que M. Hilleret vous fait présenter +ses hommages. + +- M. Hilleret? + +Anne rougit en prononçant ce nom, mais Sarah continue sans le +remarquer: + +- Il a écrit à Mme Martelac et lui parle de vous. + +- Que dit-il? + +Les beaux yeux de la jeune veuve se lèvent avec intérêt vers +celle qu'elle interroge. Cette dernière, placée sur la marche +la plus élevée du perron, se penche sur la rampe, au pied de +laquelle Anne s'est approchée, et elles parlent à voix basse, +car la rue est en mouvement. Les enfants s'y ébattent en toute +liberté et les femmes des ouvriers vont et viennent, les unes +afin de les ressaisir pour procéder à leur toilette, les +autres pour entourer les petites charrettes des marchands et +acheter, après un long marchandage, les denrées nécessaires à +la vie de chaque jour. + +- Il semble s'intéresser vivement à vous et demande beaucoup +de détails sur votre nouvelle existence depuis votre veuvage. +Mme Martelac vous racontera cela à votre prochaine visite. +Peut-être même ai-je fait une indiscrétion en vous en parlant +la première. Voilà ce que c'est que la beauté! reprend la +jeune fille en riant; elle laisse des souvenirs ineffaçables. +Il ne vous a pas vue depuis cinq ou six ans et il se souvient +si bien de vous! + +- Simple curiosité! dit Mme Tissier en affectant +l'indifférence. + +- Qui sait? + +Sarah dit ce mot uniquement pour taquiner son amie, car elle +attache peu d'importance à l'intérêt manifesté par Jacques +Hilleret et associe toujours dans sa pensée la vie de la belle +veuve avec celle du docteur. + +Anne secoue la tête en souriant, et le bruit de la rue +devenant assourdissant, grâce à un embarras de charrettes dont +les conducteurs s'injurient et se disputent, à la grande joie +des commères accourues sur le seuil de leurs portes pour +assister à ce tapage, elle serre de nouveau la main de Sarah +et reprend sa marche. Son front est baissé; à travers le petit +voile de tulle bordé de crêpe qui couvre son visage, on peut +lire sur ses traits une expression sérieuse et un peu triste, +en rapport avec sa toilette de deuil. Pourtant, quelque chose +s'est réveillé dans son coeur, un souvenir, un espoir de ses +vingt ans. Elle se demande si, par hasard, la vie, dans ses +changements rapides, ne pourrait ramener à sa portée le +bonheur entrevu autrefois. + +Elle est veuve depuis deux années, et la pensée d'un mari pour +lequel elle n'a jamais dû éprouver aucun amour ne saurait +l'empêcher de songer parfois à une vision de sa jeunesse, +vision trop promptement évanouie, sympathie à peine ébauchée +et brusquement brisée sans qu'Anne en ait alors deviné le +véritable motif. + +Tout en songeant ainsi, Anne marchait. Elle releva la tête en +passant devant une chapelle, dont la porte grande ouverte +laissait apercevoir l'autel avec ses cierges allumés. Derrière +l'autel, le soleil embrasait un vitrail enchâssé dans une +fenêtre étroite et haute et jetait ses rayons dans le calme +recueilli du lieu saint. On disait une messe, et de rares +fidèles, disséminés dans la nef, inclinaient la tête avec +piété. La petite cloche de l'enfant de choeur résonna, et, +poussée par un mouvement instinctif, Anne répondit à son appel +en entrant dans l'église. + +Là, elle s'agenouilla un instant, et, la tête dans ses mains, +elle s'abandonna à Celui qu'elle avait appris à connaître et +dont l'amour trace paternellement la voie devant chacune de +ses créatures. + +Dans l'après-midi, malgré ce qu'elle avait dit à Sarah, Mme +Tissier vint voir sa tante. Elle prétexta la beauté de la +température l'invitant à sortir pour s'expliquer à elle-même +ce changement dans ses projets et remit à un autre jour à +terminer le travail pressé dont elle avait parlé à son amie. +Celle-ci, n'attendant pas sa visite, venait de sortir avec +Catherine au moment où elle arriva chez Mme Martelac. La mère +du docteur était donc seule, et, au fond, sa nièce en éprouva +une sorte de contentement, préférant recevoir les commissions +de Jacques Hilleret sans sentir le regard intelligent de Sarah +arrêté sur son visage. + +Les deux femmes causèrent un moment de choses indifférentes, +et Anne se garda bien d'aborder le sujet auquel elle pensait +depuis le matin. + +Etait-ce simple curiosité si elle avait tenu à s'assurer au +plus tôt de ce que Jacques Hilleret disait à son sujet? Non, +sans doute, car elle tressaillit et rougit comme un enfant +quand sa tante lui dit tout à coup: + +- Anne, te rappelles-tu M. Hilleret? + +- Certainement, ma tante. C'était l'ami de Robert. + +- Et peut-être un peu le tien? + +- Peut-être oui, répondit Mme Tissier en souriant. Du moins, +il s'en fallait bien peu qu'il le devînt quand il se décida +subitement à permuter pour aller en Algérie. + +- Sa résolution fut prompte, en effet, et généreusement +exécutée. + +- Se plaît-il un peu là-bas? + +- Hum! Se plaire? Je ne sais pas si le pauvre garçon s'y est +jamais beaucoup plu! + +- Alors, pourquoi ne demande-t-il pas à rentrer en France? + +Mme Martelac regarda un instant sa nièce et répondit: + +- Il ne demanderait, sans doute, pas mieux que de faire des +démarches pour revenir si... + +- Si? reprit la jeune femme en se penchant vers elle. + +- Eh bien! si on l'y invitait sérieusement et s'il pouvait +espérer voir se renouer une sympathie qu'il a dû fuir +autrefois. + +Mme Tissier appuya son beau front sur sa main, réfléchit +quelques minutes et finit par dire: + +- Ma tante, je n'ai rien à vous cacher. Vous avez deviné et +mieux compris que moi alors le sentiment éclos dans mon âme. +J'étais trop légère à ce moment-là pour apprécier la +délicatesse des sentiments de M. Hilleret, et je ne vis +d'autre remède à ma déception que de m'étourdir dans l'éclat +de la fortune. Pourtant, le sentiment par lequel j'étais +attirée eût pu m'épargner des regrets et j'eusse été meilleure +si j'avais eu le temps de m'y laisser aller. Mais M. Hilleret +le partageait-il sérieusement? + +- Cela est à croire, mon enfant. Tu ne saurais douter d'un +amour qui a survécu à une longue absence? D'ailleurs, voici la +meilleure preuve de la fidélité de ce souvenir. + +Mme Martelac déplia la lettre de Jacques, demeurée sur la +table près d'elle, et montra à sa nièce un passage qu'elle +s'était abstenue de lire devant Sarah: + +"Dites-moi si Robert aime encore sa cousine, chère Madame? +D'après ses rares lettres, il me semble avoir oublié peu à peu +la déception de sa jeunesse. Pourtant, elle est si belle! Et +je crois que son cher cousin, malgré sa grande intelligence, +ne se rendait pas un compte exact de la richesse de cette +nature un peu déprimée peut-être par l'éducation, mais +susceptible de subir une meilleure influence. Il me semble +difficile de l'oublier, et maintenant que je la sais veuve, +j'y pense souvent. Mais c'est folie, n'est-ce pas? Et elle-même +a sûrement oublié le jeune officier jadis si disposé à +l'aimer follement!" + +Anne parcourut ces lignes et son visage laissa parfaitement +lire à Mme Martelac la joyeuse surprise éprouvée par elle. + +- Robert est guéri, dit-elle, et je le méritais. Je n'étais +pas digne de lui. + +- Mais son ami semble ne pas être guéri, lui, et paraît ne pas +désirer de l'être. Tu connais ses qualités? + +- Oui, Robert l'estime et si je n'ai pas su apprécier les +avantages supérieurs de mon cousin, du moins j'ai pleine +confiance dans son jugement. + +- Alors quelle réponse dois-je faire? + +Anne se leva comme pour partir et dit avec un peu d'embarras: + +- Probablement, s'il prenait un congé pour revenir en France, +il ne repartirait pas seul. + +- M'autorises-tu à lui donner cet espoir? Sa fortune n'est +plus à comparer avec la tienne, fit observer Mme Martelac, +croyant devoir faire réfléchir sa nièce. + +- Oh! la fortune! répondit celle-ci avec une expression +triste, je ne l'apprécie plus autant qu'autrefois! Et elle +pèsera bien peu dans ma décision! + +- Je puis donc lui écrire de demander un congé? + +- Après tout, oui, dit Anne en hésitant. J'ai éprouvé un vrai +regret quand il a quitté la ville et je n'ai eu à l'égard de +personne autre au monde un sentiment analogue. + +- Il était alors conduit par un scrupule de délicatesse et ne +voulait pas aller sur les brisées de Robert, dont il +connaissait l'amour pour toi. + +Anne était pensive. Elle tendit la main à sa tante et dit: + +- Oui, dans mon enfance, il y avait eu des projets formés dans +notre famille et j'ai été coupable vis-à-vis de Robert. Mais +il était trop parfait pour moi, et Dieu, dans sa miséricorde, +s'est servi de mon orgueil lui-même pour m'amener à une vie +plus sérieuse. Je souhaite à mon cousin une compagne digne de +lui. + + + + +CHAPITRE XIX + + +- Docteur, que pensez-vous de votre malade? + +Cette question était posée par le malade lui-même et ses yeux +anxieux interrogeaient au moins autant que ses lèvres le +visage de celui auquel il s'adressait. + +- Oh! ce n'est pas que je regrette la vie, croyez-le! + +- Et quand vous la regretteriez? répondit gravement Robert, +car c'était lui qui se tenait près du lit. N'est-elle pas un +grand bienfait de Celui auquel nous la devons? + +Son regard, empreint d'une immense compassion, s'était arrêté +sur les yeux bleus du malade. + +- Un bienfait! répondit celui-ci. Oui, pour certains, mais pas +pour tous. Pas pour ceux qui n'ont à attendre d'elle que la +douleur. + +- Même alors, elle l'est. Expiation ou épreuve, nous n'avons +pas le droit de la maudire. + +Le malade se souleva: + +- Vous êtes chrétien, docteur? + +- Oui, du fond du coeur! répondit énergiquement Robert. + +Son interlocuteur le regarda un instant en silence; puis il +dit: + +- Vous êtes heureux de l'être. Peut-être est-ce là une force. + +- La seule que nous puissions avoir ici-bas! + +- Mais qu'il ne dépend pas de nous d'obtenir, ajouta le malade +en retombant épuisé sur son lit. + +Son visage émacié portait l'empreinte d'une lassitude +profonde, d'un abandon moral si grand qu'il avait atteint les +sources de la vie physique elle-même. Une respiration +haletante soulevait d'un mouvement pressé et inégal sa +poitrine creuse et ses yeux enfoncés dans leurs orbites +semblaient fatigués par la clarté venue de la fenêtre placée +en face du lit. Ses paupières se baissaient comme si la mort +fût déjà arrivée et une teinte jaune qui avait envahi ses +tempes et s'étendait sur toute la face, augmentait l'illusion. + +De quoi mourait cet homme? Nul autour de lui n'eût pu le dire. + +Dans la maison qu'il habitait, maison de chétive apparence et +où il occupait une seule chambre, on ne savait rien de son +passé. Il vivait simplement, peut-être même humblement dans +son intérieur; mais personne n'eût osé essayer de s'en +assurer, car il tenait tout le monde à distance. + +On savait seulement qu'il écrivait sous un pseudonyme dans +différentes revues; encore était-il probablement sans grand +bénéfice, car on ne le voyait jamais se permettre aucune +dépense inutile. Il était jeune encore, d'aspect distingué et +d'une apparence qui eût éloigné toute relation vulgaire. +Depuis une quinzaine de jours, il était malade et sa demeure +se trouvant voisine de celle du docteur Martelac, celui-ci +avait été appelé près de lui. Sa maladie déroutait la science +de Robert. Elle attirait, non pas sa curiosité car il +respectait l'intime secret de la conscience humaine, mais une +sympathique commisération de sa part. Il se demandait quel mal +moral éteignait l'énergie dans cette âme et épuisait ce +courage. + +Dans une relation de voyage à la Nouvelle Grenade Elisée +Reclus raconte que "pendant la construction du chemin de fer +qui réunit Aspinwall à Panama, une terrible mortalité décimait +les milliers d'ouvriers entraînés là par la promesse d'une +paie très élevée. Ils travaillaient souvent dans la vase +brûlante et fétide des marécages à scier les troncs des +palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier +du sable et des cailloux dans l'air corrompu. Au plus fort de +l'épidémie, une multitude de Chinois, attirés là par l'appât +du gain et frappés de désespoir en voyant leurs compagnons +mourir par centaines, alla s'asseoir à la chute du jour sur +les sables de la baie de Panama, qu'avaient abandonnés depuis +quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, +regardant à l'Occident le soleil qui se couchait au-dessus de +leur patrie lointaine, ils attendirent ainsi que le flot +remontât. Bientôt, en effet, les vagues revinrent +tourbillonner sur les sables de la plage et les malheureux se +laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse." + +Le malade près duquel Robert avait été appelé semblait comme +ces infortunés toucher à cette heure où le désespoir reste +maître des âmes abandonnées à elles-mêmes. Il laissait le flot +mortel envahir son coeur et tarir lentement, mais sûrement, sa +vie. + +Le docteur n'avait pas répondu à la dernière parole de son +client. Sa consultation était terminée et pourtant, il restait +là, hésitant, sentant cet homme livré à ce désespoir sans +remède et ne sachant comment offrir son aide. + +- Vous êtes bien isolé dans cette chambre, dit-il enfin. +Voulez-vous que je vous envoie une garde? + +Un pénible sourire passa sur les traits amaigris du malade, +ses paupières se relevèrent. + +- Une garde? Non, merci, je n'ai plus besoin de personne. + +Et comme s'il eût craint en rejetant cette offre de blesser +celui qui la lui faisait, il ajouta avec une expression +d'excuse: + +- Je suis habitué à ma solitude et je l'aime. J'ai appris à +supporter même ces longues heures de la nuit où, bercé entre +la veille et le sommeil que je n'atteins jamais, je parviens +parfois à oublier le présent qu'aucun mouvement humain ne me +rappelle. Dans la journée, une voisine s'est chargée des soins +nécessaires et vient de temps en temps me donner ce qu'il me +faut. + +- Avez-vous quelque membre de votre famille que l'on peut +prévenir de votre état? + +Le malade répondit en rougissant: + +- Aucun: je n'ai ni famille ni amis. + +Il y avait une si douloureuse amertume dans la façon dont +furent prononcées ces paroles que Robert lui tendit +spontanément la main en disant: + +- Croyez-le, il n'y a aucune curiosité de ma part à insister +ainsi. L'isolement est difficile à supporter quand on souffre, +c'est pourquoi je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de vous +l'épargner. + +- Je ne doute nullement du motif de vos questions et je vous +en suis reconnaissant, docteur; mais vous ne pouvez rien +contre le mur infranchissable qui me sépare de mes semblables! + +- En êtes-vous sûr? + +- Non, rien! reprit doucement l'infortuné. + +- Vous n'avez pas d'amis, dites-vous? répliqua Robert ému. Si +vous voulez m'accorder ce titre, je suis prêt à l'accepter. + +- Vous connaissez à peine celui auquel vous faites une si +généreuse proposition. + +- C'est vrai; mais vous souffrez, et toute créature humaine a +droit, dans le malheur, à notre sympathie. D'ailleurs, je vous +observe depuis ces quinze jours, et j'ai peine à croire que +vous soyez indigne de l'estime et de l'attachement de vos +semblables. + +Robert avait fixé son regard sur le visage de son +interlocuteur; celui-ci parut touché et répondit: + +- Merci. Que ce Dieu auquel vous croyez vous récompense d'une +telle parole! Vous ignorez quel bien elle me fait! + +- Si vous avez besoin d'un service, comptez sur moi. + +Le malade serra avec effusion la main du jeune Martelac. + +- Je l'ai bien compris: votre âme est généreuse et loyale +autant qu'il est donné de l'être à une âme humaine! Vous êtes +jeune, mais votre profession vous a apporté plus d'expérience +qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge, et, par un privilège +bien rare, cette expérience n'a pas défloré la noblesse de +votre nature, comme il arrive à ceux qui heurtent trop souvent +les misères morales et corporelles de l'humanité. Je vous ai +vu à l'oeuvre depuis ces quinze jours, et je sais avec quel +dévoûment vous traitez, non seulement le corps, mais l'âme de +vos malades. Oh! si vous saviez! + +Il avait laissé retomber la main de Robert et croisait les +siennes avec abattement. + +-Vous niez que nous ayons le droit de maudire la vie? reprit-il +tout à coup. Quand elle torture notre âme et l'étreint dans +un cercle infranchissable d'humiliantes douleurs, nous +n'aurions pas le droit d'appeler la délivrance? Quand elle +jette les lambeaux de notre coeur sur la voie que nous +parcourons, nous devrions adorer la Puissance capable +d'ordonner un si odieux martyre? Il nous faudrait courber le +front sous ce joug honteux sans sentir un impérieux besoin de +révolte pour soulever un pareil fardeau? Est-ce à une âme +humaine ou à une brute inconsciente qu'on impose ce devoir? + +Les yeux du malade brillaient; son visage sortait de la +torpeur, et ses traits s'étaient empreints d'une amère ironie. + +Le docteur, au lieu de le quitter comme il en avait eu +l'intention, s'assit sur le siège placé près du lit et +attendit en silence que cette émotion se calmât. Puis, +doucement, il appuya sa main sur celle qui s'agitait +fiévreusement sous la couverture. + +- Que Dieu vous pardonne de telles paroles! dit-il. Votre +martyre a dû, en effet, être bien terrible pour vous inspirer +ces pensées, et toute la compatissante pitié de l'humanité +passerait comme un flot inutile sur votre coeur révolté si la +lumière d'en haut ne vient vous éclairer miséricordieusement. +Le joug de Celui qui dirige notre vie, loin d'être un joug +honteux, est noble, au contraire, et notre honneur est de +pouvoir nous y soumettre volontairement. La grandeur de notre +âme consiste à s'élever au-dessus des tortures dont vous +parlez. La brute inconsciente, atteinte par la souffrance, se +couche et meurt, incapable d'en triompher; mais l'âme humaine +peut, d'un bond, s'élancer au-delà de cette vie douloureuse. +Elle a pour perspective consolante l'éternité, près de +laquelle disparaissent nos souffrances d'un jour. + +Il se fit un silence entre les deux hommes. + +Quelles pensées pesaient sur le coeur et sur l'intelligence du +malade? Robert l'ignorait, mais il n'osa parler davantage; sa +foi profonde avait jeté des accents convaincus devant les +paroles révoltées qu'il venait d'entendre. A présent, il se +taisait; car, il le sentait, il se faisait dans ce coeur un +travail de déchirement, et il allait jeter au dehors un cri de +détresse d'autant plus ardent que, depuis de longues années +sans doute, il s'était renfermé en lui-même. L'isolement +absolu dans lequel vivait le malade en faisait foi; aucun +amour, aucune pitié même, n'avait adouci son supplice, et +jamais il n'avait, en se versant dans un autre coeur, trouvé un +soulagement à ses maux. + +Mais l'heure de la confiance était venue, et, sous l'empire de +la charitable compassion qu'on lui témoignait, il paraissait +disposé à se détendre et à s'ouvrir. + +- Docteur, votre vie est bien occupée, et chaque heure de vos +journées est prise par l'accomplissement d'un devoir. +Pourtant, j'ose vous demander de me consacrer un moment. + +Le malade s'était redressé et regardait Robert en face. +Certes, la pâleur moite de son front, ses tempes jaunies et +creusées et la teinte terreuse de son teint, attestaient les +ravages de la maladie; mais il semblait galvanisé par ses +souvenirs et par le subit désir de se confier. + +- Vous m'écouterez, n'est-ce pas? + +- Je suis tout disposé à vous entendre, répondit le jeune +Martelac, et vous ne sauriez douter de l'intérêt profond avec +lequel je le ferai. + +- Quand vous saurez tout, lorsque le douloureux mystère de ma +vie vous sera révélé, vous comprendrez que la révolte soit +entrée dans mon coeur; car mes fautes n'avaient aucune +proportion avec l'expiation dont elles ont été suivies, et ce +que vous appelez la justice de Dieu s'est appesanti sur moi +d'une manière terrible. + +- Vous oubliez que, sur cette terre, cette justice est +conduite par l'amour, dit doucement Robert. + +Le malade secoua la tête avec un geste de doute. Il était pour +le moment incapable de comprendre et d'accepter une vérité si +dure à ceux qui souffrent sans lever les yeux vers le ciel. + +Redressé sur son lit, ses regards fixés sur le docteur, comme +pour suivre dans sa physionomie l'impression causée par son +récit, il commença, lentement d'abord, comme s'il eût eu peine +à renverser la dernière digue élevée par son orgueil, +l'histoire de sa vie. + +Peu à peu, se laissant entraîner par l'intérêt évident +rencontré dans son auditeur, il en vint à exprimer avec une +ardente éloquence les souffrances auxquelles il était en proie +depuis plusieurs années. + + + + +CHAPITRE XX + + +- Je me nomme Alain de La Croix-Morgan. J'appartiens à une +ancienne famille du midi, dont quelques membres vivent encore +et m'ont à jamais rayé de l'arbre généalogique, auquel mon nom +ne saurait apporter que le déshonneur. Ils me croient mort, du +reste, et se félicitent du silence fait autour de moi depuis +de longues années. + +La noblesse de ma famille remonte aux temps les plus reculés +et se justifia, de génération en génération, par des actes +glorieux qui prirent place dans l'histoire de notre pays. Si +la vanité des distinctions humaines se retrouve au-delà du +tombeau, et si les actions d'éclat gardent aux morts l'honneur +tel que nous l'entendons ici-bas, mes ancêtres eussent dû +tressaillir dans leur poussière et se lever comme une légion +de héros pour foudroyer les misérables qui traînèrent +injustement leur descendant dans les humiliations d'une cour +d'assises. + +Mais les siècles s'écoulent, indifférents pour ceux qui les +suivent, et le bruit fait autour de mon nom ne réveilla aucune +courageuse protestation de la part de mes parents, morts ou +vivants. Le seul effort fait par ces derniers tendit à obtenir +que le silence se fît le plus promptement possible sur moi, +aussitôt après ma condamnation. + +Riche et libre de bonne heure, par suite de la mort de mon +père et de ma mère, dont j'étais l'unique enfant, l'histoire +de ma jeunesse fut celle de beaucoup de jeunes gens trop tôt +livrés à eux-mêmes. J'abusai promptement de ma situation, et, +en peu de temps, j'eus dissipé la fortune laissée par mes +parents. Obligé alors de chercher des moyens d'existence, +j'obtins une position dans une banque importante dont le chef +avait autrefois reçu quelques services de mon père. Grâce à ce +souvenir et par égard pour le nom honorable que je portais, il +voulut bien fermer les yeux sur les folies par lesquelles j'en +étais arrivé à me réduire moi-même à la pauvreté et sur les +habitudes légères auxquelles j'étais abandonné. + +Je dois le dire, une fois accueilli par lui, il n'eut guère de +reproches à me faire, et, sans être un modèle de travail et +d'exactitude, je sus me montrer fidèle aux résolutions que +j'avais prises. Si rien n'était venu me détourner de cette +voie, peut-être eussé-je remonté peu à peu le courant. Je puis +au moins l'affirmer, je fusse reste gentilhomme dans mon +humble condition, et mon nom fût demeuré intact. Mais qui peut +connaître et éviter l'écueil auquel doit se heurter sa vie? +Nous marchons en aveugles, et seuls ceux qui, comme vous, +docteur, croient à une direction venue d'en haut et +s'abandonnent à elle, sont en sécurité, puisqu'ils sont +convaincus que tout en ce monde arrive pour leur plus grand +bien! + +Malheureusement, un de mes anciens amis, me voyant dans une +position si différente de celle dans laquelle j'avais été +élevé, eut la malencontreuse idée de me marier avec une riche +héritière d'infime naissance, et dont la fortune devait, ainsi +qu'il est d'usage de le dire, redorer mon blason. Cet ami, +compagnon de ma jeunesse, avait partagé mes folies et souvent +les avait encouragées; je l'avais connu au collège, où j'ai +passé quelques années, et il avait pris sur moi un ascendant +auquel je dois certainement la mauvaise direction de ma vie. +D'une classe inférieure à la mienne et d'ailleurs en contact +fréquent avec tous ceux qui exploitent les jeunes gens vicieux +ou désoeuvrés, il avait des relations dans un monde auquel +j'étais étranger; sans souci de ma dignité et de mon bonheur, +ce fut là qu'il me chercha une compagne. + +Je le laissai agir avec une insouciance coupable; car, il faut +l'avouer, mes principes étaient peu profonds; mes idées sur le +mariage et sur les devoirs qu'il impose se ressentaient de mon +éducation superficielle et n'avaient rien de sérieux. Je vis +seulement dans l'union qu'on me proposait un moyen de +reconquérir ma position indépendante. + +Comment Nicolas Larousse a-t-il consenti à me donner sa fille? +Comment elle-même se décida-t-elle à épouser un jeune homme +qui ne possédait absolument plus rien? Voilà deux questions +auxquelles je n'ai jamais pu donner une réponse satisfaisante. +Le père fit, je crois, longtemps opposition à notre mariage, +mais Marguerite, dont l'avarice était sans doute, par suite de +sa jeunesse, moins profonde, céda peut-être à un mouvement de +vanité dont elle se repentit promptement et finit par obtenir +le consentement dont elle avait besoin. + +Je soupçonne l'ami qui avait eu la pensée de cette union +d'avoir eu beaucoup de peine à la mener à bonne fin, espérant +lui-même en tirer profit si je parvenais à me rendre maître de +la fortune de Nicolas. Pour ma part, je demeurai étranger à +ses manoeuvres, me contentant de donner mon nom à une jeune +fille inconnue, mais fort belle, je dois le dire, et au fond, +méprisant le bonhomme auquel je faisais, à mon avis, un très +grand honneur en consentant à devenir son gendre. + +J'épousai donc Marguerite Larousse, fille d'un marchand +d'antiquités qui vivait misérablement, mais possédait une +fortune considérable, cachée soigneusement aux yeux du public +par son avarice. Un hasard avait mis mon ami au courant de +cette situation et lui avait suggéré l'idée de me proposer ce +mariage. + +Au nom de Nicolas Larousse, le docteur avait tressailli; mais +ce mouvement échappa au malade, absorbé par son récit. + +- Votre beau-père n'avait-il pas d'autres enfants que Mme de +la Croix-Morgan? Demanda Robert. + +- Ne l'appelez pas ainsi! dit vivement son interlocuteur. La +plus grande faute de ma vie a été d'introduire cette femme +dans une famille dont elle était indigne de faire partie. +J'aurais pu en me mariant ainsi au hasard tomber sur une de +ces douces créatures, aimantes et dévouées, comme on en +rencontre parfois dans les plus pauvres milieux. Ce fut tout +le contraire et je puis difficilement pardonner à la fille de +Nicolas l'attitude prise par elle à l'égard de celui qu'elle +avait accepté pour époux. Elle-même, du reste, a renoncé à +porter mon nom. + +Il y avait un profond ressentiment dans la façon dont furent +prononcées ces paroles. + +- Mais je me laisse emporter par mes souvenirs, reprit-il. +Vous me demandez si cette femme était la fille unique de +Nicolas? Non, il avait un fils, paraît-il. Ce fils avait +quitté le pays depuis longtemps, après une jeunesse orageuse +et de nombreuses disputes avec son père. N'entendant plus +parler de lui, on le croyait mort et Marguerite était +considérée comme devant être l'unique héritière du marchand +d'antiquités. + +- Comment s'appelait ce jeune homme? + +- Marc, je crois. Je ne l'ai jamais vu et on n'en parlait +jamais devant moi. Fort probablement, il repose depuis +longtemps dans sa tombe. + +Le docteur secoua la tête sans faire aucune réflexion; il +remettait à plus tard les explications. + +- Les préliminaires du mariage furent pénibles pour moi, +continua le malade, sans se préoccuper des questions de +Robert; mais décidé à ajouter cette folie à toutes celles que +j'avais déjà faites, je pris mon parti de tout subir, espérant +jouir plus tard du fruit de mon odieux calcul en devenant +maître de la fortune de mon beau-père. + +Tenez, docteur, vous devez me mépriser quand je vous montre +ainsi à nu la misérable faiblesse de mon âme, capable, pour un +peu d'or et de jouissances matérielles, de sacrifier sa +dignité et ses plus nobles sentiments. Des années de malsains +plaisirs et de honteuse liberté avaient amoncelé les ténèbres +autour de moi et il a fallu un coup terrible pour dissiper ces +nuages et me faire sortir d'un abaissement pour lequel je +n'étais pas né. + +J'avais compté sans Nicolas et sans sa fille, digne élève de +son père; ils surent m'enlever le bénéfice que j'attendais de +cette union. Ma femme n'avait et ne pouvait avoir avec moi +aucune affinité de goûts et d'idées; nos éducations avaient +été trop dissemblables. De plus, elle était dure, impérieuse, +et tenait de son père des habitudes dont l'âpre économie +creusait un abîme entre nous et révoltait tous mes instincts. +Nicolas refusa absolument de se défaire en notre faveur d'une +partie, si minime qu'elle fût, de sa fortune et grâce à cette +avarice, je ne retirai aucun avantage de la triste alliance à +laquelle je m'étais abaissé. + +Mon ami, chargé de régler toutes les questions concernant mon +mariage, avait stipulé que M. Larousse donnerait une dot à sa +fille; mais à l'instigation de celle-ci et dans la crainte de +me voir dissiper la somme convenue pour cela, mon beau-père ne +lui donna jamais cet argent et il me restait assez de fierté +pour renoncer à la réclamer, puisque ma femme elle-même +désirait la laisser aux mains de son père. La seule chose +faite pour nous par ce dernier fut de nous recevoir chez lui +pendant les quelques années que je passai avec sa fille. + +Ai-je besoin de vous dire combien l'existence entre ces deux +êtres grossiers et avares me devint promptement intolérable? +Je maudis souvent l'inepte insouciance avec laquelle j'avais +consenti à nouer de pareils liens et à peine avais-je eu le +temps d'apprécier le naturel de Marguerite, que j'éprouvai +pour elle un éloignement surpassé seulement par l'aversion +qu'elle ne tarda pas à me témoigner. Il me vint souvent l'idée +de la fuir afin de m'épargner le supplice de vivre entre elle +et son père. Que n'ai-je alors suivi cette tentation! + +J'avais conservé ma place dans la banque et me rendais chaque +matin à mon bureau, où je passais la plus grande partie de mes +journées. Le temps employé à ce travail abrutissant, entre les +chiffres et les paperasses, était alors le meilleur de mon +existence. Sans prendre un goût réel pour de semblables +occupations, je ne manquais jamais d'y consacrer les heures +convenues avec le chef de la maison et il n'avait aucun sujet +de m'adresser des reproches. Enfin, rendu un peu taciturne par +mes ennuis domestiques, j'avais abandonné les compagnons de +mes plaisirs passés et je _m'étais rangé_, comme on dit, bien +que M. Larousse et sa fille, sans doute pour se fournir à +eux-mêmes un prétexte de haine, affectassent de me croire livré +comme auparavant aux égarements de ma jeunesse. + +Un matin, le chef de la banque dans laquelle j'étais employé +m'ayant demandé un travail pressé, je me levai de bonne heure +et sortis pour me rendre à mon bureau avant que personne dans +la maison de mon beau-père n'eût quitté sa chambre. + +Lorsque je revins deux heures plus tard, ma femme, ouvrant +brusquement la porte d'une pièce dans laquelle elle était à +mon entrée, se précipita au-devant de moi; comme une furie, +elle m'accueillit par des injures et des reproches sanglants +auxquels je ne compris rien tant ils me semblaient étranges. + +- Misérable assassin! s'écria-t-elle. Comment osez-vous +reparaître dans cette maison? Votre crime ne restera pas +impuni, croyez-le, et si Dieu n'a pas permis qu'il fût +consommé, vous irez du moins l'expier pendant des années qui +nous délivreront de vous! + +Je la crus atteinte de folie en l'entendant parler ainsi et la +regardai avec effroi; au lieu de m'emporter à mon tour comme +j'avais le tort de le faire parfois à son égard, je la pris +doucement par le bras et l'écartai de mon chemin afin d'entrer +dans la chambre dans laquelle je savais trouver Nicolas. +J'avais l'intention de lui demander l'explication de la +conduite de sa fille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction? +Mon beau-père était étendu sur un lit, la tête bandée, entouré +du docteur et de plusieurs hommes que je reconnus pour faire +partie de ce qu'on appelle "la justice" et qui pour moi devait +se montrer si injuste. Il était pâle et encore en proie à +l'épouvante éprouvée pendant la nuit. + +A mon aspect, il ferma les yeux avec terreur et j'eus un +frisson inconscient en voyant les regards de ceux qui +l'entouraient se fixer sur moi. + +- C'est lui! murmura-t-il sans oser me regarder de nouveau. + +Au moment où je vous parle, je revois cette scène, il me +semble, cette chambre un peu sombre dans laquelle on avait +transporté le blessé à la hâte, ces hommes sévères et méfiants +par état, attendant dans un pesant silence la terrible +révélation. Les siècles passeraient sur ma mémoire sans +emporter dans leurs brouillards l'impression du premier moment +où, sans même qu'elle se fût formulée dans mon esprit, la +certitude d'une perte irréparable fit irruption en moi. Je ne +savais rien, on ne m'avait rien expliqué; mais une étreinte +horrible me serra le coeur, et sans rien demander, sans +m'enquérir auparavant de ce qui était arrivé, je courus vers +le lit en m'écriant: + +- Que dites-vous? De quoi m'accusez-vous? + +Le blessé s'était mis à trembler à mon approche; le docteur, +debout à son chevet, me repoussa du geste tandis qu'un des +assistants demandait à haute et intelligible voix: + +- Monsieur Larousse, est-ce bien là celui que vous accusez? + +Une seconde à peine se passa entre la question et la réponse; +mais je le pense, l'horrible anxiété qui pesait sur mon coeur +doit faire partie des tourments de l'enfer. Je regardai ce +visage sec, ridé et jaune, entouré d'une bandage déjà imbibé +de sang, et l'expression de mes yeux devait avoir quelque +chose de semblable à l'épouvante de l'âme, attendant de la +bouche du souverain juge la sentence d'éternelle réprobation. + +- Oui, répondit Nicolas. + +Je bondis de nouveau près du lit. + +- C'est une infâme calomnie! Rétractez-vous! Vous êtes fou! + +Cette fois, le blessé soutint mon regard et je vis tant de +haine briller à travers ses prunelles que j'eus peur. + +- Dites! dites! m'écriai-je, frémissant, ce n'est pas vrai! + +Il y eut une minute de silence; on entendait à peine le +souffle de ces respirations humaines presque interrompues par +une solennelle attente. + +- C'est lui! reprit Nicolas, distinctement et sans hésiter. + +Etait-il trompé par une terrible ressemblance? Ou était-ce de +propos délibéré qu'il me jetait dans le gouffre? + +Je crus lire dans ses yeux la certitude de cette dernière +hypothèse. A cet instant, sa fille fit irruption dans la +chambre. Elle s'approcha de moi avec un regard où se +concentrait toute la rancune amassée dans son âme depuis +plusieurs années contre celui chez lequel un reste de +sentiments élevés avait froissé ses instincts vulgaires. Avec +une assurance plus convaincante que ses premiers emportements +n'avaient pu l'être pour les témoins de cette scène, elle dit: + +- Oui, c'est lui! Comment pourrait-on en douter? Mon pauvre +père l'a parfaitement reconnu et a lutté vainement avec cet +ennemi qu'il nourrit et abrite depuis tant d'années. Voyez, il +était bâillonné avec ce foulard, que Monsieur de la Croix-Morgan +portait encore hier soir au cou. + +Avec quelle insultante ironie cette femme jetait à l'opprobre +le nom de ma famille! Avec quelle haine elle le prononçait! +Elle semblait lui en vouloir de la vanité à laquelle elle +s'était laissée aller en l'acceptant. + +- Il n'est pas rentré à l'heure accoutumée (c'était vrai, +j'étais sorti dans la soirée et étais rentré vers minuit). Il +a une clé de la maison. Lui seul connaît les habitudes de mon +père et l'endroit où il serre son argent. Ne pouvant lui +arracher des ressources pour reprendre la vie désordonnée +qu'il menait avant notre malheureux mariage, il les a +demandées au vol et n'a pas reculé devant le crime. + +J'écoutais atterré, immobile, ce torrent de folies, car cela +me paraissait tel, tombant sur ma tête et me surprenant, moi, +léger, insouciant et méritant sans doute bien des reproches, +mais honnête et droit, j'ose le dire, autant que peut l'être +le plus honnête et le plus droit de mes semblables! Il me +semblait que subitement la nuit s'était faite autour de moi et +que je m'enfonçais dans les ténèbres. + +Puis, peu à peu la lumière vint, atroce, épouvantable! Je +commençai à comprendre, et sans que j'eusse posé une question, +celles auxquelles on m'astreignit à répondre suffirent à me +montrer l'odieuse chute que je faisais. + +Nicolas Larousse avait été dévalisé pendant la nuit. L'auteur +du vol l'avait surpris au moment où, avant d'aller se reposer, +il était venu ouvrir sa caisse et se complaisait sans doute +dans la contemplation de son trésor. En voulant défendre son +or, il était tombé, poussé brutalement, dit-il, par le +criminel et s'était fait à la tête une grave blessure. Le +matin, on l'avait trouvé sans connaissance, baignant dans son +sang, attaché solidement et bâillonné avec le foulard que je +portais habituellement. Ce foulard s'était sans doute +rencontré par hasard sous la main du coupable et il s'en était +servi pour égarer plus facilement les soupçons. A femme, peut-être +par erreur, car je n'ose la soupçonner de m'avoir accusé +sciemment d'un crime dont elle me savait innocent, affirma me +l'avoir vu au cou au moment où je sortais le soir de la maison +et on en conclut que moi seul avais pu l'employer à l'usage +auquel il avait servi. + +Le blessé m'accusait et malgré tout ce qu'on put essayer, il +persista dans ses affirmations d'une façon si assurée qu'il +convainquit mes juges. + +J'avais erré toute la soirée au hasard, écoeuré par les +perpétuels reproches de Marguerite et fuyant cet intérieur +déplorable; il me fut impossible de prouver ma présence nulle +part à l'heure où le crime avait dû être commis. Je sortais +parfois ainsi le soir et je marchais longtemps à travers les +rues pour calmer la fièvre désespérée que me causaient les +scènes pénibles auxquelles je me trouvais soumis. + +Bien plus, par une aberration et une fatalité inconcevable, la +domestique de la maison prétendit avoir entendu ma voix se +mêlant à celle de mon beau-père vers onze heures. +Naturellement, ma présence près de lui ne lui avait causé +aucune alarme et elle était montée dans sa chambre sans s'en +préoccuper. + +Enfin, ma femme elle-même me déclarait coupable et me livrait +à la justice avec une fureur sauvage, expliquée par son amour +pour son père et par son aversion pour moi. + +Que vous dirai-je, docteur? J'étais perdu. Je me débattais +vainement contre les preuves accumulées devant moi. Comprenez-vous +ce que ce peut être que de se savoir innocent et de se +sentir écrasé par ces témoignages dont la brutalité renverse à +tout instant les affirmations de votre propre conscience et +vous éclaire d'une lumière menteuse? Alors, l'âme se sent +envahie par une haine profonde contre la vie, contre les +hommes aveugles et contre elle-même, incapable de faire +éclater au grand jour cette vérité qu'elle seule connaît et +qui la sauverait! + +La justice s'empara de moi et je passai deux années dans une +maison de détention, où mon plus affreux supplice fut +l'écoeurant contact avec les gredins qui me prenaient pour leur +pareil. Parfois, tout à coup, le rouge me monte au visage et +une sueur froide couvre mon front au seul souvenir de cette +honte. Il me semble avoir rapporté une souillure ineffaçable +de ces rapports journaliers avec de pareils misérables au +milieu desquels j'étais confondu! + + + + +CHAPITRE XXI + + +Le malade s'était arrêté et ses mains croisées s'étaient +crispées dans un geste d'horreur pour le souvenir qu'il venait +d'évoquer. De grosses gouttes de sueur perlaient sur ses +tempes et le sang amené par la fatigue à ses joues creuses +triomphait de leur pâleur maladive. + +- Le véritable coupable n'a-t-il jamais été retrouvé? demanda +Robert. + +- Jamais. + +- N'avez-vous aucun soupçon? + +- Comment en aurais-je? Personne ne venait chez mon beau-père +et les clients qui entraient dans le magasin ne pénétraient +jamais dans l'intérieur de la maison. Comme tous les avares +soucieux de dérober leurs richesses dans la crainte de les +exposer à l'envie, M. Larousse était défiant et prenait mille +précautions pour cacher à tous sa position de fortune. +Personne ne pouvait se douter en voyant son extérieur que cet +homme économe et pauvrement vêtu eût chez lui des valeurs +considérables. + +- Sa famille devait savoir à quoi s'en tenir. + +- Je ne lui ai jamais connu de famille. Peu lui importaient +les liens de la parenté! Son unique souci était d'amasser l'or +et de l'entasser; s'il en distrayait parfois une partie, +c'était qu'une occasion se présentait de le placer à un taux +exorbitant. Mais il aimait, d'ordinaire, à le garder chez lui +afin de se procurer le suprême bonheur de l'avare: se repaître +à loisir de la vue de son idole! + +- Son fils? ce Marc Larousse... dit le docteur en hésitant. + +M. de la Croix-Morgan tressaillit: + +- Cette idée m'est venue quelquefois. + +- Ah! Et pourquoi n'avez-vous pas alors communiqué vos +soupçons à votre défenseur? + +- Ils ne reposaient sur rien! Avais-je le droit de rejeter sur +un autre, ne le connaissant même pas et n'ayant aucune raison +à faire valoir pour expliquer ma pensée, le fardeau écrasant +sous lequel je succombais? D'après quelques paroles échappées +parfois à ma femme et à mon beau-père, je le savais, il est +vrai, capable de tout. Mais on n'entendait plus parler de lui +et Nicolas, après avoir redouté son retour, semblait le croire +mort. + +- Peut-être n'était-ce pour lui qu'une espérance. + +- C'est possible. Je ne m'en préoccupais guère, et avec tout +le monde, je considérais ma femme comme l'unique enfant du +marchand d'antiquités. C'est seulement dans les longs silences +de mes années de détention, lorsque mon imagination affolée +creusait incessamment mes souvenirs dans l'espoir de découvrir +le nom du coupable, que je songeai au frère de Marguerite. + +- Si vous aviez seulement prononcé son nom, on l'eût cherché, +on se fût renseigné et peut-être se fût-on convaincu de sa +culpabilité. + +- Vous semblez y croire? dit Alain en fixant ses yeux sur le +visage du docteur. Quelle apparence pourtant y a-t-il à ce +qu'après une absence d'un certain nombre d'années, il soit +subitement revenu, sans être vu de personne que de son père? + +- Le coup même qu'il méditait pouvait lui inspirer ces +précautions. Les gens de son espèce sont habiles à combiner +leurs projets. + +M. de la Croix-Morgan secoua la tête d'un air de doute. + +- Je crois qu'à ce moment-là, le fils de M. Larousse +n'existait plus; son long silence à l'égard de son père, dont +il ne devait pas ignorer les ressources, le prouverait au +besoin. + +- Une circonstance quelconque pouvait en être cause. + +- C'est vrai. Mais les fils prodigues n'abandonnent pas si +facilement et si longtemps un père riche, fût-il avare comme +Nicolas Larousse! Personne ne connaîtra jamais la vérité, +ajouta-t-il tristement. A ce moment-là, la justice ne vit que +moi. + +- Vos amis ne firent-ils aucune démarche pour vous sauver? + +- Si, je trouvai dans mon malheur quelques dévouements. Non +pas de la part de ma famille! Elle m'avait renié depuis ma +ruine et surtout depuis mon mariage; au moment où je fus +arrêté, ses membres se félicitèrent sans doute de n'avoir +conservé aucune relation avec un malheureux capable de traîner +leur nom devant la cour d'assises. Mais j'avais quelques amis, +ils essayèrent de me disculper; puis devant les difficultés, +leur zèle s'arrêta. Hélas! docteur, le malheur humiliant ne +rencontre guère de défenseur convaincu! Les hommes craignent +les éclaboussures qui pourraient rejaillir sur eux s'ils +osaient se déclarer pour un accusé; ils aiment mieux douter de +lui et accepter les apparences comme des preuves. Les +témoignages rendus par les circonstances et surtout +l'assurance de Nicolas, qui persista dans son accusation, +l'impossibilité où je fus d'indiquer l'endroit précis où +j'étais à l'heure du crime, tout était contre moi, jusqu'à ma +vie légère et à la certitude que tous avaient autour de moi +que l'appât de la fortune m'avait seul engagé à faire ce +triste mariage. Mes ennemis dirent, et mes amis finirent par +penser comme eux, que, attendant un héritage trop long à venir +à mon gré, j'avais cherché par la force à m'en faire +abandonner une partie. Et pourtant, mes mains sont innocentes +d'un tel crime et ma pensée eût frémi d'indignation s'il se +fût présenté à elle! + +- Je vous crois! dit Robert simplement. + +L'accent et le regard du malade l'eussent convaincu s'il n'eût +eu des preuves de sa véracité et s'il eût pu douter un instant +en voyant ce visage dont les lignes flétries accusaient la +noblesse et la loyauté naturelles. + +- Merci, docteur! Hélas! malgré mon innocence, la justice a +suivi son cours, consacrant ainsi une erreur fatale. Elle m'a, +il est vrai, condamné comme à regret dans la personne des +jurés, qui semblaient, en prononçant leur verdict, chercher à +diminuer ma peine le plus possible. + +- Savez-vous ce que devinrent votre femme et son père? + +- Le premier fut longtemps malade des suites de sa blessure et +plus encore peut-être du chagrin causé par la perte des +valeurs soustraites dans sa caisse et qu'on ne retrouva pas, +naturellement. C'était ou c'est encore, car j'ignore s'il vit, +l'être le plus rapace qu'on puisse voir et cela explique +l'aversion qu'il me témoignait, mes habitudes et mes goûts +étant en complet désaccord avec les siens. Quant à ma femme, +au moment où, venant d'être condamné, je quittai la ville où +nous habitions, je reçus une lettre d'elle. Après avoir +renouvelé les injures et les reproches dont elle m'avait +accablé, elle ajoutait: "Jamais mon enfant ne saura même le +nom de cette noble famille dont le représentant va porter en +prison ce qui lui restait d'honneur." + +Car, pour comble de malheur, nous attendions un enfant, +misérable petit être condamné à naître et à vivre dans cet +infime milieu et dont l'ignorance au sujet de son père devait +être un bienfait. Lorsque Nicolas fut rétabli, il quitta la +ville avec sa fille, et quand, plus tard, je questionnai +timidement, n'osant me faire reconnaître, j'appris que ma +femme était morte peu d'années après la naissance de mon +enfant. C'était une fille et l'on l'avait nommée Sarah Alain, +lui laissant ainsi le nom de baptême de son père. + +Au nom de Sarah, le docteur se leva brusquement. Depuis le +commencement de ce récit, auquel il avait prêté une oreille +attentive, il attendait ce nom. Sitôt que le malade eut parlé +de Nicolas Larousse, Robert comprit qu'il avait devant lui le +père de la pupille de Mme Martelac et sa pensée considérait +avec admiration les voies de la Providence, le mettant en +présence de celui dont il avait un soir recueilli l'enfant +isolée en ce monde. + +- Vous n'avez jamais entendu parler de votre fille? demanda-t-il. + +- Jamais. + +- Peut-être fussiez-vous, par quelques recherches, parvenu à +la retrouver? + +- A quoi bon? répondit M. de la Croix-Morgan avec +découragement. + +- Vous eussiez été moins seul ici-bas. + +Le malade parut hésiter un instant, puis il dit doucement: + +- Oui, j'ai parfois rêvé de sa tendresse d'enfant, surtout +lorsqu'elle était toute petite et que je n'étais pas encore +habitué à mon fardeau d'angoisses! lorsqu'un reflet de ma +jeunesse montait à mon front et qu'oubliant la catastrophe qui +m'avait brisé, je me croyais comme les autres hommes apte à +jouir d'une innocente affection! Mais le rêve durait peu et se +terminait toujours par le serment d'éviter à cette enfant le +rejaillissement de ma honte. Depuis, elle a grandi, et sous +l'influence de son grand-père elle n'a pu que devenir la copie +de sa mère. Ma soif de la connaître s'est éteinte dans cette +pensée. + +- Qui sait? Il y a là-haut une puissance providentielle et +elle veille sur l'enfance. + +Alain secoua la tête d'un air de doute. + +- Peut-être, au contraire, son âme s'est-elle formée à votre +image et à celle de vos ancêtres. + +- J'ai peine à croire qu'aucun de ceux-ci pût reconnaître dans +la petite-fille de Nicolas Larousse une femme digne de lui! +répondit amèrement le malade. + +- Dieu veuille que vous vous trompiez! dit Robert. + +Il avait été au moment de protester avec vivacité, mais ne +voulant pas faire connaître immédiatement la vérité, il s'en +était abstenu. + +- A votre place, j'aurais pourtant essayé de la retrouver. + +- Aurais-je pu lui faire partager mon humiliation et ma +misère? Car je n'ai jamais eu un centime de cet or que j'étais +accusé d'avoir volé et j'ai vécu avec peine pendant ces +longues années. Que faire? Où me placer? Cette condamnation, +en pesant sur moi, me fermait toutes les voies. Alors, j'ai +essayé d'écrire et parfois, dans cette carrière, j'ai entrevu +le succès succédant au travail dans lequel je trouvais un +certain apaisement à mes maux, puis je n'avais même plus le +courage de le poursuivre. Car le succès, c'est le bruit autour +d'un nom d'auteur, et même caché derrière un pseudonyme, je ne +saurais demeurer longtemps à l'abri de la curiosité du public, +si avide aujourd'hui de jeter ses regards importuns dans le +sanctuaire intime de ses favoris. Je dois donc vouloir le +silence, où je puis cacher le passé. + +Robert saisit avec compassion les mains de son interlocuteur +et dit: + +- Dieu est clairvoyant et bon. Il fera éclater enfin votre +innocence. + +- Vous croyez en Dieu, vous! Et cette croyance soutient votre +espoir en une justice, même tardive. Pour moi, mes dernières +croyances ont sombré dans le désastre de mon honneur. + +- Ne parlez pas ainsi! Ne blasphémez pas Celui qui vous a +durement éprouvé, c'est vrai, mais qui peut seul vous relever +et vous consoler. + +- Puis-je parler autrement? + +- Ayez foi et confiance en Lui! + +M. de la Croix-Morgan eut un geste d'incrédulité désespérée. + +- Il vous faudra bien y croire pourtant lorsque sa Providence +éclatera à vos yeux. + +Le malade garda le silence, soit qu'il se refusât à contredire +celui à la sympathie duquel il venait de donner un si grand +témoignage de confiance, soit qu'épuisé par cette longue +conversation, la fatigue lui imposât le silence. Il se laissa +retomber sur l'oreiller et ses yeux creux et brillants se +fixèrent sur le docteur. Celui-ci lui prit le poignet entre +ses mains et constatant une fièvre ardente, suite des émotions +renouvelées dans cet entretien, il jugea prudent d'attendre +pour causer à Alain une secousse heureuse il est vrai, mais si +peu attendue par lui. + +- Croyez-moi, mon ami, dit-il, ne désespérez jamais. + +La main de Dieu conduit les événements en dehors de toutes nos +prévisions. Vous avez désormais en moi un véritable ami, et à +nous deux, nous travaillerons à vous relever de ces +humiliations si peu méritées! Je vous quitte pour aller voir +mes autres malades. Reposez-vous et reprenez courage, voilà +mon ordonnance pour aujourd'hui. Je vais en sortant prévenir +votre voisine et la charger de préparer la potion dont vous +avez besoin pour la journée. Demain, je reviendrai. + +- Je veux vous remercier... + +Alain s'était soulevé de nouveau pour exprimer ce qu'il +éprouvait, mais Robert l'interrompit et le força à reposer la +tête sur le lit. + +- Plus un mot, maintenant! Je sais et je comprends ce que vous +pensez; mais vous êtes épuisé. Je vous ai permis de parler +longtemps, sachant le bien que pouvait faire à votre pauvre +âme si éprouvée un peu de confiance, et je vous ai écouté en +ami. A présent, le médecin parle et vous ordonne pour le +moment un repos complet. + +Docilement, M. de la Croix-Morgan, chez lequel une sorte +d'atonie succédait à la surexcitation amenée par son récit, +ferma les yeux, et Robert, ayant de nouveau appuyé le doigt +sur son pouls et constaté cette excessive fatigue, sortit de +la chambre et donna ses ordres à la voisine chargée du malade. + +En rentrant chez lui et avant même de donner audience aux +personnes qui attendaient sa consultation, Robert écrivit à sa +mère, la priant de se rendre immédiatement à Paris avec Sarah. +Les raisons qu'il lui donnait aussi succinctement que possible +firent trembler d'émotion et de surprise les mains de Mme +Martelac quand elle lut et relut la lettre de son fils. + +- Sarah! Sarah! s'écria-t-elle, venez vite! Venez! + +Celle qu'elle appelait si vivement, relevant sa robe d'une +main et tenant de l'autre un petit arrosoir, s'en allait à +travers l'allée principale du jardin, donnant ici et là un peu +d'eau à des jacinthes et à des crocus qu'elle avait plantés +avec soin et qui souffrant, croyait-elle, de la sécheresse, ne +montraient pas assez promptement, à son gré, leurs fleurs +printanières. Elle releva la tête, étonnée de l'empressement +inusité avec lequel sa protectrice l'appelait, et vit Mme +Martelac, une lettre à la main, et lui faisant signe de venir +la retrouver. + +L'arrosoir se versa, je crois, tout entier sur une tige de +jacinthe, sans doute écrasée par cette avalanche, la pauvre! +La jeune fille bondit jusqu'à la maison et fut en un instant +près de la mère de Robert. Celle-ci s'était laissée tomber sur +un siège. Elle tendit la lettre du docteur: + +- Lisez et partons! + +Sarah parcourut cette bienheureuse lettre, porteur de la +nouvelle, et tombant à genoux près de sa mère adoptive, elle +s'écria en cachant dans ses mains son visage rayonnant: + +- J'en étais sûre! Quelque chose me disait qu'il vivait. Oh! +que Dieu est bon! + +Les préparatifs furent promptement faits et le soir même, la +fille d'Alain de la Croix-Morgan et Mme Martelac partaient +pour Paris, où Sarah n'était jamais allée mais dont les +magnificences n'avaient aucune part dans son ardent désir +d'arriver au plus vite. + +La tête appuyée contre la vitre de la portière fermée à cause +de la fraîcheur de la nuit, elle regardait sans les voir les +villes endormies dans les vapeurs froides et blanches du +brouillard, les campagnes solitaires baignées par le clair de +lune et disparaissant les unes après les autres, rapidement +traversées par le train qui l'emportait vers ce père inconnu, +mais déjà aimé. + + + + +CHAPITRE XXII + + +Le lendemain de ce jour, Alain de la Croix-Morgan, un peu +moins faible et surtout plus calme depuis ses confidences à +Robert et depuis qu'il avait la certitude de l'amitié du +docteur, avait essayé de se lever. Sa santé, gravement +atteinte, ne permettait aucun espoir de guérison, et le jeune +Martelac, ne pouvant se faire illusion, avait hâté la venue de +Sarah et se promettait d'entourer d'un pue de bonheur les +derniers jours de son malade. + +Assis près de la fenêtre de sa chambre, Alain regardait tantôt +le ciel bleu, illuminé d'un soleil de printemps, tantôt la +rue, dans laquelle se croisaient les nombreux passants, +heureux de jouir de ces premiers beaux jours. + +Au loin, les tours de Notre-Dame élevaient leurs silhouettes +noircies par les siècles et un pointillement d'or se projetait +dans l'azur, dessinant la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, +ce joyeux précieux, plus digne de reposer sur le velours et le +satin d'un écrin que tous les diamants de la terre. + +Un bruit immense dans lequel se confondaient le roulement des +voitures, les cris des mariniers de la Seine, les millions +d'appels de voix, de chants qui se croisent et se mêlent dans +cet amas de créatures humaines, s'élevait de la cité reine, +bafouée, insultée par fois pour sa vanité puérile, son +insolence élégante et son stupide amour du factice et de +l'apparence et pourtant singée des autres capitales, obligées +d'admirer son artistique amour du beau, son enthousiasme pour +le grand et cet intelligent entendement de tout ce qui enlève +l'humanité aux abaissements de la terre. + +Misères et grandeurs, vices honteux et vertus sublimes, +lâchetés et héroïsmes, Paris offre tout cela dans un +étourdissant mélange. Ce jour-là, il rayonnait sous la +physionomie pimpante et joyeuse qu'il sait prendre dès +qu'arrive la belle saison. Comme une coquette vieillie et +fatiguée de plaisirs, la ville élégante semblait maussade sous +les brouillards et le ciel de l'hiver; mais dès que le soleil +brille et que les feuilles pointent aux branches des arbres, +elle sort jeune et pleine de vie de ses voiles glacés. +Immédiatement, cet ensemble si disparate dont se compose la +population parisienne se revêt d'une uniforme teinte de gaîté; +le souffle tiède, en mettant des pousses nouvelles aux arbres +et une nuance veloutée aux pelouses des squares, semble +apporter une vie plus joyeuse aux classes laborieuses courbées +sous un travail incessant. + +Le ciel lumineux éclaire les hautes maisons si sombres +l'hiver, il dore les murs noircis et égaie leur vieillesse +d'un reflet de son azur. Dans les rues, les marchands de +fleurs offrent leur récolte embaumée et la jeune ouvrière, +toute frêle et pâle des privations et du froid de la mauvaise +saison, ne sait pas résister à la tentation. Elle jette un +regard sur la fraîche marchandise et commet la folie de +fleurir son corsage d'un bouquet de violettes. Les vieillards, +les malades, descendent dans la rue, et, tout heureux, s'en +vont respirer dans le jardin voisin cet air nouveau qui leur +fait éprouver un bien-être inconnu depuis de longs et tristes +mois. + +Le paysan, si dur que soit son travail, si pénibles que soient +ses fatigues, est riche d'air et de lumière dans ces immenses +étendues où s'écoule sa vie. Ceux-là seulement qui ont passé +l'hiver parqués dans un modeste logis d'ouvriers, entassés +dans une maison de Paris, savent apprécier un rayon de soleil +et l'espoir, ou tout au moins l'adoucissement qu'il met au +coeur quand il envoie sa flèche d'or à travers la fenêtre +ouverte pour lui livrer passage. + +Tout en laissant de temps en temps ses regards errer sur la +foule qui remplissait la rue ou s'élever vers le ciel entrevu +comme une longue bande bleue entre les maisons, Alain baissait +parfois la tête et paraissait chercher à fixer son esprit sur +un travail qu'il essayait. + +Un crayon d'une main et un cahier de l'autre, il voulait +écrire, mais l'imagination refusait de s'éloigner des +douloureuses réalités de son existence. Il lutta vainement; +les figures entrevues un instant fuyaient devant lui et se +perdaient dans le vague sans lui laisser le temps de les +saisir pour les retracer. Malgré la nécessité absolue de +demander à sa plume le renouvellement des ressources épuisées +par ces trois semaines de maladie, le pauvre homme se vit +contraint d'abandonner son travail. Il reposa sur le dossier +du fauteuil sa tête trop faible pour créer les fictions à +peine ébauchées dans ses rêves et auxquelles il ne se sentait +pas la force de communiquer la vie. + +Ses yeux se fermèrent et une indicible expression d'angoisse +passa sur son visage. Le besoin matériel allait-il donc aussi +l'atteindre? Devait-il lutter contre la faim, ce mal terrible +qui s'attaque aux entrailles même de l'humanité et lui arrache +ses plus profondes lamentations? Irait-il échouer sur le lit +d'un hôpital et dormir son dernier sommeil dans la fosse +commune? La vie, après avoir placé son berceau au milieu des +grandeurs de ce monde, se révervait-elle, l'ayant ballotté à +travers les hontes et les humiliations les plus cruelles, de +s'acharner sur lui jusqu'à son dernier souffle? N'aurait-il +donc jamais ici-bas un instant de repos, ce malheureux qui +n'espérait même pas, au-delà de la tombe, d'être consolé! + +Ces questions se pressaient en foule dans son cerveau affolé. +Si son imagination avait, du moins, la force d'exprimer sa +souffrance, son cri, lui semblait-il, soulèverait le monde et +traduirait cet immense concert de plaintes qui s'élève à toute +heure de la terre vers le ciel! Mais ce cri eût été âpre, +révolté et plus profondément désolé qu'aucun autre, puisqu'il +n'eût pas porté en lui la croyance en cette bonté divine +planant pour l'éclairer sur ce lieu de travail et de +souffrance. + +Immobile, abandonné aux cauchemars de la fièvre lente qui le +consumait, il demeurait étendu; l'air entrait par la fenêtre +ouverte et caressait doucement ses paupières closes sans lui +apporter comme à tous l'adoucissant espoir des beaux jours. +L'impossibilité qu'il venait de constater pour lui de se +remettre au travail l'avait replongé dans le désespoir. + +Tout à coup, on frappa à la porte de sa chambre: + +- Entrez. + +En prononçant ce mot, le malade s'était redressé et tournait +les yeux vers la porte, qui s'ouvrit. Debout sur le seuil, +Sarah se tenait, n'osant avancer. + +- Allez et Dieu vous inspire! lui dit à voix basse le docteur +Martelac, qui l'avait amenée. C'est lui. + +La porte se referma doucement et la jeune fille traversa d'un +pas léger cette grande chambre nue et sombre, éclairée par +l'unique fenêtre peu large près de laquelle se tenait M. de la +Croix-Morgan. Ses formes sveltes et gracieuses, le mouvement +lent, un peu craintif, et l'entrée si peu attendue de Sarah, +amenèrent une expression de vif étonnement dans les regards du +malade. + +Etait-ce une de ces visions poursuivies sans succès un instant +auparavant et qui, capricieuse et mobile comme tous les +produits de l'imagination, se décidait à répondre à son appel? + +Il suivait la jeune fille du regard comme s'il eût craint de +la voir s'évanouir subitement. Tête nue, ses cheveux relevés +sur la tête en un noeud d'où s'échappaient tout naturellement +quelques légères boucles, les lèvres entr'ouvertes par +l'émotion, ses grands yeux fixés sur lui, elle semblait une +vague apparition, et il n'eût su définir en cet instant si +elle tenait du rêve ou de la réalité. + +Elle vint vers la fenêtre, et silencieusement se mit à genoux +devant lui. Sarah ignorait ce qu'elle allait dire, et son coeur +battait à se rompre sous ce regard qui la fixait avec la même +persistance dont elle s'étonnait tant autrefois dans celui du +portrait trouvé chez Nicolas. Immobile, les yeux levés vers M. +de la Croix-Morgan et comme magnétisée par la ressemblance des +traits qu'elle avait devant elle avec ceux de ce portrait si +souvent contemplés depuis des années, la jeune fille comprit +quelle étrange puissance a la voix du sang, faisant trembler +le coeur de l'enfant devant l'image de son père inconnu. + +- Mon père! dit-elle en croisant ses deux petites mains sur le +bras du fauteuil. + +A cet appel, le malade passa la main sur son front comme pour +chasser un rêve. + +- Mon père, reprit la jeune fille en tremblant, mon père, me +voici. + +D'un mouvement doux et calme, il appuya ses deux mains sur les +épaules de Sarah et lui fit tourner son visage vers le jour. + +- Comment vous nommez-vous? demanda-t-il. + +Et comme, émue par le son de cette voix, elle hésitait un +moment. + +- Votre nom? reprit-il, toujours avec calme. + +Le romancier et le poète sont moins étonnés que d'autres par +les événements. Habitués aux brusques ressauts qu'ils +décrivent dans leurs fictions, il leur semble les retrouver +dans les secousses inattendues de l'existence, et leurs +regards, encore empreints des rêves de leur imagination, +voient parfois avec une singulière tranquillité les +changements subits produits par la vie. La jeune fille mit +sous les yeux du malade la médaille de son baptême: + +- Sarah Alain, vous le voyez. + +Il se frappa le front. + +- Serait-ce vrai? + +La réalité et le rêve se combattaient encore dans son esprit. +Il doutait. + +- Je suis votre fille! + +Cette parole résonna si doucement aux oreilles du malheureux +qu'il se pencha vers Sarah et la considéra en silence. Tout à +coup, entourant de ses deux bras cette jeune tête levée vers +lui, il la serra dans une étreinte passionnée. + +- O mon enfant! s'écria-t-il. + +Un flot de pleurs monta subitement de ce coeur battu par la vie +et coula de ces yeux qui, peut-être, n'avaient jamais pleuré +depuis son enfance. Les années d'isolement, d'humiliation, +s'évanouirent en face de ce regard jeune et pur, et un instant +il crut entrevoir les clartés divines d'une vie régénérée et +fière. + + +Toi! Enfin, je ne suis plus seul! disait-il en contemplant le +visage de sa fille. + +- Non, mon père, vous ne serez plus seul. Nous serons deux +pour lutter contre le malheur dont vous avez souffert. Je +serai si heureuse de vous apporter la consolation! + +- Merci d'être venue! Le docteur a raison, il y a une +Providence, je ne saurais en douter en ce moment! + +Les bras passés autour du cou de Sarah, M. de la Croix-Morgan +parla longuement. Qui sait ce qu'il raconta dans ce subit +épanchement? Les paroles s'échappèrent de ses lèvres, +pressées, rapides, ardentes. Comme le forçat, rendu à la +liberté, ne regarde pas en arrière et s'élance vers l'horizon +ouvert devant lui; ainsi le malade oubliait le passé en voyant +s'avancer vers lui cette tendresse inconnue et qui tout à coup +faisait battre son coeur d'un sentiment nouveau, bien qu'il lui +semblât avoir existé de tout temps dans les fibres intimes de +son être. + +Hélas! Ce bonheur ne dura qu'un instant. L'âme courbée sous la +honte ne peut longtemps oublier le poids qui pèse sur elle. Le +souvenir soudain de son fardeau humiliant s'empara de M. de la +Croix-Morgan et il sentit un morne désespoir succéder à cette +joie d'un moment. Sa fille allait douter de lui et rougir de +son passé. + +Sarah vit s'obscurcir son regard rayonnant. + +- Mon père, lui dit-elle, je vous apporte le bonheur. + +Il eut un triste sourire: + +- Pauvre enfant, le bonheur n'est pas fait pour moi! + +Il l'avait relevée et l'avait fait asseoir près de lui. + +- Ne vais-je point, au contraire, jeter par mon nom seul un +voile sur ta vie? + +- Le docteur m'a tout dit. + +Il baissa la tête. + +Sarah prit ses deux mains dans les siennes et les baisa +tendrement: + +- Je le sais, vous êtes innocent! + +Il eut un mouvement désespéré: + +- Qui te le prouve? En ce moment, tu le crois. Mais viendra le +jour peut-être où, toi aussi, tu douteras! + +Elle fit un mouvement de dénégation. + +- Mieux vaudrait alors pour moi n'avoir jamais connu la joie +de cette heure! + +- Mon père, dit la jeune fille, Dieu m'est témoin que je +n'eusse jamais douté de vous! Mais le public n'a pas les mêmes +raisons que moi de croire en vous; aussi la Providence a remis +entre nos mains la preuve de votre innocence. + +- La preuve? répéta le malade. + +Une émotion profonde se lisait sur ses traits bouleversés. +L'apparition de sa fille l'avait remué jusqu'au fond du coeur; +elle avait infiltré dans son âme un apaisement réel. Et +pourtant, il restait au fond de son être une douleur intense, +brûlante; il se sentait marqué de la trace ineffaçable du +déshonneur et cette pensée avait submergé sa joie d'un moment. +Mais voilà qu'en lui rendant son enfant, Dieu, du même coup, +éteignait cette atroce souffrance du mépris de ses semblables +et Alain, à cette annonce, regardait sa fille avec un +sentiment de bonheur qui touchait à l'angoisse. Ses yeux +interrogeaient Sarah. + +- Oui, nous avons la preuve de votre innocence, reprit celle-ci. +Le docteur Martelac a voulu me laisser la joie de vous +faire connaître son existence et de la remettre moi-même entre +vos mains. La voici. + +Elle lui présentait la déclaration signée de Nicolas +reconnaissant son fils, Marc Larousse, pour le véritable +coupable. + +- C'était bien lui! murmura M. de la Croix-Morgan. Mes +pressentiments ne m'avaient pas trompé. + +- Le coupable a avoué sa faute; malheureusement la mort a +interrompu son aveu, et, pendant bien des années, ignorant +votre véritable nom et même celui de la ville dans laquelle +vous aviez été jugé, nos démarches sont demeurées stériles. +Enfin, vous voici, et désormais, nous serons ensemble et nous +arriverons à vous faire rendre justice! + +Elle s'était levée, vaillante et fière, et sa tête un peu +pâle, mais dont les traits délicats empruntaient tant de +charme à l'éclat de ses yeux noirs, se trouvait illuminée par +un rayon de soleil. Placée devant la fenêtre, un coin du ciel +bleu formait le fond sur lequel sa petite personne se +détachait, et le printemps qui rayonnait au dehors l'entourait +de ses effluves attiédies. + +- Vous verrez, mon bon père, comme nous serons heureux +maintenant! dit-elle avec conviction. + +Il la regardait, attendri. La jeune fille, sa fille à lui, le +pauvre homme! lui parut à cet instant la personnification même +de ce printemps qui chantait dans toute la nature. Il lui +tendit les bras, et, vaincu par cette émotion profonde, le +coeur de l'infortuné éleva vers le ciel un ardent remercîment. + +- Je le suis, Sarah, je le suis déjà, et cet inconnu, qu'on +nomme ici-bas le bonheur, vient d'entrer avec toi dans ma vie! +Dieu soit béni! ce Dieu que, toi aussi, tu dois aimer et +servir! Il m'a bien fait souffrir, mais cet instant efface +toutes mes souffrances! + + + + +CHAPITRE XXIII + + +La santé de M. de la Croix-Morgan déclinait rapidement. Un +instant, la joie qu'il avait éprouvée lui avait rendu une +apparence de forces; mais la réaction s'était promptement +faite, et Sarah, elle-même, malgré sa jeunesse et les moments +d'espoir qu'elle devait à son âge, conservait peu d'illusions. + +On avait transporté le malade dans un petit appartement loué +par Robert, et Mme Martelac et Sarah entouraient de leurs +soins affectueux les dernières semaines de son existence. +Robert passait là toutes ses heures de liberté, épuisant les +ressources de sa science afin de prolonger cette vie si +durement éprouvée et dont le déclin venait d'être consolé par +la présence et la tendresse de la jeune fille. Celle-ci, +heureuse d'accomplir un devoir qu'elle n'ose plus espérer de +remplir longtemps encore, comble son père d'attentions +filiales et le distrait parfois par cette gaîté inhérente à la +jeunesse et dont elle ne saurait se défaire entièrement, même +aux jours les plus douloureux. + +Le visage de Sarah n'a pas une beauté parfaitement régulière, +mais il possède au suprême degré ce qu'on est convenu +d'appeler: "le charme", ce je ne sais quoi d'attractif qui +brille dans le regard et répand son expression sur l'ensemble +des traits. + +Agenouillée devant la cheminée dans laquelle il y a un peu de +feu, bien qu'il fasse déjà presque chaud et que la fenêtre +soit entr'ouverte, nous la trouvons occupée à surveiller une +cafetière contenant la tisane ordonnée pour son père. Son +visage, penché vers la flamme qui s'échappe du menu bois +allumé pour cette préparation, en reçoit un reflet rose, et +ses cheveux châtains, un peu crêpelés, forment une ombre fine +et douce sur son cou. + +Mme Martelac, assise près de la fenêtre, tricote activement, +et, de temps en temps, lève les yeux pour regarder Sarah aller +et venir à travers la chambre ou pour examiner la figure +fatiguée du malade. Sans doute, cet examen ne lui apprend rien +de bon, car la vieille dame arrête en ce moment sur sa fille +d'adoption un regard dans lequel se lit une affectueuse pitié. +Le docteur cause avec M. de la Croix-Morgan. Celui-ci se lève +encore chaque jour pour s'installer dans son fauteuil, mais le +soleil, en l'éclairant, permet d'apprécier les ravages faits +dans toute sa personne par la maladie. + +L'aspect des deux hommes diffère essentiellement. Robert est +fort, brun; sa physionomie calme et ferme semble refléter la +force de son âme, qui n'a jamais dévié un seul instant de la +ligne droite. Sa personne énergique ne connaît d'autre fatigue +que la saine fatigue du travail. Alain est grand, mince, +blond; sa taille, aujourd'hui courbée par la maladie, a dû +être élégante. Dans ses traits revêtus de ce je ne sais quoi +d'un peu efféminé qu'on nomme "la distinction" et qui semble +être le plus habituellement le résultat du raffinement des +races, une certaine faiblesse se combine visiblement avec la +fougue d'un caractère qui a subi longtemps le joug des +passions. Leur empreinte, mêlée d'une amère révolte contre la +fatalité qui a humilié une âme fière, reste marquée sur ce +front blanc, rayé prématurément par des rides, dans ces yeux +bleus dont le regard hésitant semble raconter la lutte sous +laquelle il a dû se courber pendant tant d'années et dans ces +lèvres fines, légèrement agitées à la moindre émotion. + +Il y a peu de différence d'âge entre ces deux hommes; mais le +docteur, dans toute la force d'une jeunesse qui touche à son +déclin, semble à peine parvenir à la maturité de la vie, +tandis que son malade, usé par ses folies et par le malheur +dont elles ont été suivies, se trouve épuisé et sans ressort +contre le mal auquel il succombe. + +Tout à coup, Mme Martelac, après avoir regardé dans la rue, +tourne la tête vers l'appartement. + +- Sarah, venez donc voir Mlle Nissel, elle passe de l'autre +côté de la rue. + +Sarah se relève vivement et vient vers la fenêtre en disant: + +- Oh! je suis curieuse de la voir. + +Elle se penche au-dessus de la rue et ses regards suivent avec +une expression singulière une grande jeune fille blonde, dont +le profil se reflète dans les devantures des magasins le long +desquels elle passe avec toute l'élégante vivacité d'une +démarche essentiellement parisienne. Elle est suivie à une +petite distance par une femme de chambre, et Sarah ne la +quitte des yeux qu'au moment où, tournant l'angle de la rue, +elle disparaît. + +- Elle est belle femme, n'est-ce pas? dit Mme Martelac. + +- Oui, répond Sarah en rougissant. + +Un regard jeté vers une glace placée sur le côté lui a montré +sa petite taille, bien que parfaitement proportionnée. Est-ce +la comparaison involontaire qu'elle a faite d'elle-même avec +la jeune fille de la rue que la petite-fille de Nicolas doit +le vif incarnat répandu sur ses joues? + +- Elle ne paraît pas jolie, reprend-elle timidement. + +- Non, mais la beauté est peu de chose, répond vivement Mme +Martelac, en jetant un regard vers son fils, comme pour +s'assurer qu'il n'a pas entendu. + +- C'est vrai, dit Sarah. + +- Elle est agréable, sinon belle. + +- Et peut-être très bonne, cela est le principal. + +On voit que Sarah fait un effort pour faire cette remarque, et +Robert, qui a levé les yeux, la regarde en souriant. + +- De qui parlez-vous ainsi? demande M. de la Croix-Morgan. + +Absorbé par sa conversation avec le docteur, il n'a pas +remarqué le petit incident qui vient de se produire et entend +seulement les dernières paroles de sa fille. + +- D'une charmante personne, très riche et parfaitement bien, +dit-on. Robert n'est pas de cet avis. + +- Par exemple! s'écrie le docteur; avec une indignation dans +laquelle on peut deviner une nuance d'ironie. + +- Pourtant, tu refuses de faire sa connaissance! + +- Ai-je besoin de connaissances de ce genre? répond le jeune +homme en riant. D'ailleurs, comment osez-vous me reprocher +d'avoir refusé de la voir? Hélas! sa vue m'a coûté assez cher! + +- Tu l'as vue? + +- Mais oui, reprend Robert avec un calme superbe, et qui fait +ouvrir tout grands les yeux de Mme Martelac. + +La bonne dame a repoussé sur son front lisse les lunettes dont +elle se servait, et regarde son fils avec étonnement. + +- Où l'as-tu vue? + +- A une vente de charité, et j'ai payé d'un billet de cent +francs une affreuse petite blague au crochet qu'elle m'a +affirmé être sortie de ses blanches mains, et dans laquelle je +n'ai même pas la consolation de pouvoir mettre mon tabac, +parce qu'il s'est fait un noeud à la cordelière qui la ferme et +je ne sais comment faire pour l'ouvrir. + +- Tu es généreux! + +- C'était à prendre ou à laisser! Elle m'encourageait de son +plus doux sourire à me défaire en sa faveur de mon billet de +cent francs, et je voyais les regards envieux d'un essaim de +jeunes vendeuses qui nous examinaient et devant lesquelles +elle eût été humiliée si j'eusse refusé sa marchandise. + +- Tu t'es laissé toucher, c'est de bon augure! + +Robert lève les épaules en souriant. + +- N'en concluez rien, ma mère, vous auriez tort. + +Sarah paraît ne pas faire attention à la conversation; +pourtant, certainement, ses yeux, qui ont repris subitement +leur expression mélancolique, ne saisissent plus guère le +mouvement de la rue, bien qu'ils semblent le regarder. Son +père a jeté un furtif regard de son côté et reprend doucement +en s'adressant à Robert: + +- Je crois comprendre le motif de votre mère, mon ami. Elle a +raison, vous deviez vous marier. + +- N'est-ce pas? dit avec empressement Mme Martelac. Que ne +pouvez-vous le convertir à cette idée? + +Le plus cher désir de la mère du docteur est de voir son fils +se créer un intérieur et oublier ainsi complètement la +déception éprouvée par son amour pour sa cousine Anne. + +Le docteur garde le silence et continue à couper lentement les +feuillets d'un livre qu'il vient d'apporter à l'intention de +Sarah. + +- Il ne veut entendre parler d'aucun mariage, reprend Mme +Martelac en jetant un regard de maternel reproche du côté de +son fils. Pourtant, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'avais +fait un si bon rêve de bonheur pour lui! + +Robert, à ces mots, fait un brusque mouvement, et M. de la +Croix-Morgan, qui le regarde, remarque qu'il a pâli +subitement. + +- Et pourquoi notre cher docteur repousse-t-il ce rêve? +demande-t-il. + +- Il affirme que l'amour maternel seul a pu lui donner +naissance. + +- L'amour maternel voit clair peut-être! murmure le malade. + +La vieille dame soupire et reprend: + +- Il est intraitable, et je n'ose plus en parler. Mais une +femme bonne, attentive et affectueuse lui ferait un intérieur +agréable, ce qu'il n'a pas lorsqu'il est seul à Paris. + +- Vous croyez, ma mère, que je trouverais tout cela dans une +de ces charmantes poupées de salon dont on vous parle? demande +Robert. + +Le ton avec lequel il pose cette question a quelque chose +d'amer qui ne lui est pas habituel et dont M. de la Croix-Morgan +est frappé. + +- Mlle Nissel est pieuse et sérieuse, assure-t-on. + +- On le dit toujours de la jeune fille que l'on veut faire +épouser à un homme de ma profession, n'aimant guère le monde +et ses frivolités. + +- Alors, cherche une autre jeune fille. + +Le docteur secoue la tête sans rien répondre, et Sarah s'étant +décidée à quitter la fenêtre pour revenir surveiller la +tisane, la conversation change. Mais M. de la Croix-Morgan, +dont la pâle figure a pris une expression soucieuse, suit +longtemps des yeux la personne de sa fille allant et venant +dans la chambre. Puis, ses regards se reportent avec +hésitation sur le grave visage du docteur; il semble chercher +le mot d'une énigme dont il entrevoit la solution. + +Encore quelques semaines, deux ou trois tout au plus, et le +dernier jour arriva pour cet homme durement éprouvé. Il +s'éteignit doucement, et son lit de mort s'éclaira de clartés +pieuses, entouré comme il l'était par Robert et par les deux +femmes. Il accepta le consolations de la religion, et le +prêtre amené à son chevet entendit tomber de sa bouche +repentante le pardon chrétien pour ses bourreaux, pardon +auquel devait répondre du haut du ciel celui de Dieu lui-même. + +Peu d'heures avant de finir, il pria le docteur de rester seul +avec lui. + +- Docteur, lui dit-il, le temps s'en va pour moi, vous ne m'en +voudrez pas de mes paroles? + +Robert s'était assis près de lui, il répondit doucement: + +- Vous pouvez parler, mon ami. Vous savez si ma mère et moi +nous vous sommes sincèrement attachés! + +- Est-il vrai que vous ayez renoncé pour toujours au mariage? +Dites-moi la vérité. + +Et comme le jeune homme avait tressailli à cette question: + +- Pardonnez à un mourant, reprit-il. J'avais cru saisir +quelque chose,... mais peut-être est-ce un sentiment fugitif qui +ne saurait prendre aucune consistance. Sarah... + +- Sarah est notre enfant, interrompit le docteur, comme s'il +eût craint les paroles qui allaient suivre. Ne vous tourmentez +pas à son sujet. Je vous jure de veiller sur elle et de +l'aimer toujours avec une tendresse paternelle. + +Le mourant leva avec indécision ses regards vers lui. + +- J'avais cru que peut-être... Elle est bien jeune, c'est vrai, +mais c'est une femme sérieuse; élevée par votre mère et par +vous, elle me semblait digne de devenir votre compagne. + +Une violente rougeur monta au visage de Robert. + +- Ce serait égoïsme de ma part, dit-il. L'enfant aimera un +homme jeune comme elle, et jamais je ne me mettrai entre elle +et son bonheur. + +- Son bonheur! murmura M. de la Croix-Morgan. Qui vous dit +qu'elle ne le trouverait pas près de vous? + +- Comment pourrai-je le croire? + +La voix de Robert tremblait en posant cette question. Le +mourant lui tendit la main. + +- Dans un an, demandez-lui ce qu'elle en pense et n'écoutez +pas les scrupules délicats qui éloigneraient d'elle et de vous +l'avenir préparé par Dieu même. Croyez-moi, un homme qui va +mourir est bien clairvoyant quand il lit dans les regards de +son enfant! + + +Le jeune docteur serra la main moite qui se tendait vers lui +et dit: + +- Je vous promets de faire tout au monde pour donner à Sarah +un bonheur en rapport avec ses désirs. + +Un dernier rayon de joie passa à travers les voiles dont +commençaient à se couvrir les yeux du malade. + +- Merci, dit-il d'une voix éteinte. + +Puis, avec un effort: + +- J'ai foi en vous et je vous la confie! + + + + +CHAPITRE XXIV + + +- Oui, Sarah, vous êtes appelée à être heureuse. Pourquoi en +doutez-vous? + +- Heureuse! Moi? répond la jeune fille vivement. + +Puis elle ajoute avec douceur: + +- J'espère l'être toujours comme je le suis aujourd'hui. + +- Mieux que cela! reprend Anne en souriant. Votre plus cher +rêve se réalisera. + +Sarah secoue la tête avec incrédulité. + +- Vous êtes donc aveugle? demande Mme Tissier. + +- Aveugle? Non certes! Et c'est parce que je ne le suis pas +que je vois clairement combien vous l'emportez sur moi, Anne. +Vous êtes bonne, belle, très riche. De plus, le docteur vous a +toujours aimée. + +En disant ces paroles, le regard pensif de la jeune fille suit +distraitement le vol d'un papillon, dont les ailes à peine +teintées de jaune se détachent comme une fleur subitement +éclose à travers une touffe de Reine-des-Prés penchées au bord +de la rivière. + +Assises près du Clain, par une chaude après-midi de la fin de +l'été, Anne et Sarah causent confidentiellement. Les feuilles +d'un bouquet de peupliers qui se mirent dans l'eau tombent +autour d'elle; le vent les détache et en emporte quelques-unes +dans le courant. Il les roule lentement jusqu'à ce qu'elles se +trouvent arrêtées par une touffe de roseaux qui termine leur +voyage. La jeune femme a voulu profiter de cette belle journée +et est allée chercher sa petite amie pour lui proposer une +promenade. Lassées par une longue course, elles se reposent en +considérant la campagne, si belle à ce moment de l'année. + +Devant elle, la ville est cachée à leurs regards par un rideau +d'arbres plantés de l'autre côté de la rivière. Dans cette +prairie fraîche, petite et entourée de haies élevées comme +d'une couronne de verdure, on se croirait isolé du monde +entier; le terrain, derrière le pré, se relève subitement pour +former une colline couverte de bois. A droite seulement, une +étroite échappée permet d'apercevoir une longue étendue de la +vallée, à travers laquelle le Clain promène ses eaux entre +deux rives vertes qui se perdent peu à peu dans un vague +horizon doré de soleil. Au-dessus, les arbres, en rejoignant +le feuillage léger de leurs cimes, découpent le bleu du ciel +comme une dentelle. + +- Folle! Robert ne songe plus à moi depuis bien longtemps. En +revanche, ses graves regards s'arrêtent sans cesse sur une +charmante petite personne de ma connaissance. + +- Vous croyez? + +Sarah questionne anxieusement Mme Tissier, avec l'espérance +évidente d'avoir une réponse identique à celle de son coeur. +Elle serait bien déçue s'il en était autrement. + +- Certainement, je le crois. Mon cher cousin vous aimait +autrefois comme une enfant; mais son amour a pris une autre +forme à présent et il ne tient qu'à vous d'être heureuse. + +Les yeux de Sarah rayonnent et leur éclat profond exprime la +joie qu'elle éprouve en entendant ces paroles. + +- Il est si sérieux! + + +Dites donc: Et si bon! si grand! si dévoué! reprend Anne en +plaisantant. Vous le pensez, n'est-ce pas? + +La jeune fille baisse la tête en rougissant. Mme Tissier +l'embrasse avec affection et reprend: + +- Allons, je vous taquine méchamment. Tout le monde pense +comme vous à son sujet. + +- Je ne suis pas assez bonne pour être sa femme. + +-Il vous aidera à le devenir. D'ailleurs, vous l'êtes, il me +semble, pas mal comme cela! + +Sarah sourit. + +- Tenez, pour vous faire oublier ma méchanceté, voulez-vous un +trait de mon cousin? + +- Lequel? demande la jeune fille avec empressement. + +- Oh! il y en a beaucoup, car sa vie se passe à faire le bien. +Mais celui-ci est inédit, je vous le jure! Ce n'est pas lui +qui l'a publié, du moins et comme le père de ceux qui en ont +été l'objet est resté longtemps sans savoir à qui adresser sa +reconnaissance, personne ne pouvait le raconter. Je vous +engage toutefois à n'y pas faire allusion devant Robert, si +vous ne voulez voir se froncer son front sévère. Je l'ai +appris ce matin même dans ma tournée de pauvres. Pendant son +séjour ici l'hiver dernier, il a tiré de l'eau les deux +enfants du père Maurel, le jardinier qui habite au bas de +Blossac, vous savez? Mon cousin passait, paraît-il, un soir +après le coucher du soleil, le long de la rivière quand il +entendit des cris. C'étaient ces petits garçons qui en jouant +venaient de tomber dans l'eau glacée. Il commençait à faire +nuit, m'a dit le père Maurel et le Clain est là comme en bien +des endroits très dangereux. Robert n'a fait ni une ni deux, +il s'est jeté à l'eau, au risque d'attraper la mort, a saisi +avec grand'peine les deux enfants, lesquels heureusement se +tenaient serrés l'un contre l'autre et les a rapportés, +péniblement vous pouvez le croire, chez leurs parents qui ne +se doutaient de rien. Imaginez-vous qu'il leur ait dit son +nom? Ah! bien oui! Il l'a caché soigneusement au contraire +comme si ce fût lui qui les eût jetés à l'eau! + +- Il ne nous a jamais parlé de cela! + +- Sans doute! Mon cher cousin fait le bien en se cachant, +comme les autres font le mal. + +- Comment le père Maurel a-t-il su que c'était lui? + +- Le docteur fut obligé de se sécher à la flamme allumée +immédiatement chez le jardinier et celui-ci voulant, vous le +pensez, connaître le sauveur de ses enfants, l'a bien examiné +afin de pouvoir se le faire nommer. Il y est parvenu +difficilement, Robert n'habitant pas Poitiers d'ordinaire; +mais enfin, il le sait depuis hier et il est venu hier soir +voir mon cousin pour le remercier, ce que celui-ci a paru +trouver inutile pour si peu de chose! Vous ne saviez pas cette +bonne action, n'est-ce pas? + +- Non, mais ce n'en est qu'une de plus à son actif et je le +sais capable de faire beaucoup de bien. + +- Vous avez raison et rien en peut étonner de lui sous ce +rapport. + +- Qu'allez-vous devenir, Anne, si vous n'épousez pas votre +cousin? J'avais toujours pensé que vous étiez destinée à +devenir sa femme et je croyais qu'il l'espérait, puisqu'il +refuse tous les autres partis. + +En posant cette question, Sarah se penche curieusement vers +son amie, dont les beaux yeux suivent avec attention, semble-t-il, +les capricieux dessins qu'elle trace du bout de son +ombrelle à travers l'herbe touffue. + +- Oh! je le sais, reprend la jeune fille, vous pouvez rester +comme vous êtes en ce moment et votre vie est très employée, +très occupée; l'avenir n'a pas sujet de vous embarrasser. Je +vous adresse là une question oiseuse! + +Anne secoue la tête en souriant; puis la relevant tout à coup: + +- Et pourtant j'ai l'intention de me remarier. + +- Avec qui, alors? + +La figure de Sarah exprime un profond étonnement. + +- Je ne me figure pas vous voir mariée avec un autre qu'avec +le docteur! + +- _L'homme propose_... Vous savez combien il arrive souvent que +Dieu dispose, comme le dit le proverbe! Autrefois... il y a bien +des années! Peut-être avais-je à peine l'âge de raison, mon +père rêvait déjà en effet de m'unir à mon cousin. Plus tard, +lui-même adopta ce projet. Et pourtant, il en a été autrement. +Robert m'a oubliée et de mon côté, je puis avouer devant vous +que jamais, malgré ma profonde estime pour lui, je ne me +serais prêtée volontiers au désir de nos familles. +Heureusement la providence a pris soin d'amener dans la maison +des Martelac une compagne digne de notre cher docteur. + +- Mais enfin, qui épousez-vous? + +- Vous êtes bien intriguée! + +- Vous me faites languir! Dites-moi vite son nom? + +Dans son impatience, Sarah s'est levée d'un bond et se tient +debout devant Anne, sans quitter du regard le beau visage dont +l'expression mystérieuse la taquine. + +- Le capitaine Hilleret! + +- C'est donc pour arranger ce mariage qu'il est venu en congé +ici il y a peu de temps? + +Mme Tissier incline la tête: + +- Je ne me suis doutée de rien! Suis-je naïve! + +- Et ce qui est mieux, vous vous mettiez martel en tête au +sujet de Robert, me faisant l'honneur de croire qu'il pensait +encore à moi! + +- Mais alors, vous allez nous quitter? reprend Sarah, +subitement redevenue grave. + +- Pourquoi cela? + +- Pour suivre votre mari là-bas. + +- Rassurez-vous. Je ne puis abandonner mon père, trop âgé +maintenant pour rester seul ici, et M. Hilleret, en se +mariant, abandonne sa carrière. Il viendra se fixer à +Poitiers. + +Sarah se jette à genoux près de son amie et l'embrasse avec +effusion: + +- Quel bonheur, alors! Je vous garde et je vous félicite de ce +mariage, car le docteur aime tant son ami! M. Hilleret doit +lui ressembler! Mme Martelac connaît votre décision? + +- Ma tante est depuis longtemps au courant. Allons, vous +n'avez plus peur de me voir vous enlever le coeur de Robert? + +- O Anne, répond la jeune fille, vous me jugez mal! Je ne suis +pas jalouse. + +- Non, mais vous eussiez souffert, avouez-le? + +- Peut-être. Mais j'aurais été vaillante! Le bon Dieu n'est-il +pas là pour nous aider à supporter toutes les peines, quelles +qu'elles soient? + +- Celle-là, du moins, vous sera épargnée. + +- Il finira toujours par se marier. Sa mère le désire vivement +et moi-même je le souhaite pour son bonheur. + +Il y a dans ces paroles une teinte de tristesse qui n'échappe +pas à Mme Tissier + +- Vous êtes incorrigible! Vous ne croirez à l'affection de +Robert, que lorsqu'il ne vous restera aucun refuge pour +abriter votre doute obstiné! + +- Je suis une enfant vis-à-vis de lui et un homme si grave n'a +pu songer à moi! + +Anne lève légèrement les épaules en souriant: + +- Incrédule! Il vous aime et vous épousera. A moins que chacun +de vous, par excès de délicatesse, vous ne passiez près du +bonheur sans le saisir. + +Sarah garde le silence. Appuyée contre un saule dont les +branches vertes sortent d'un tronc presque complètement réduit +à son écorce sillonnée de rides, la jeune fille regarde l'eau +sombre, au-dessus de laquelle de temps en temps un poisson +s'élance d'un saut rapide qui fait briller comme un éclair son +corps argenté. Le vent s'élève et jette plus abondamment +autour des deux femmes leurs premières feuilles mortes; elles +tourbillonnent un instant et viennent se poser sur le tapis +vert de la prairie. Une petite barque passe, elle glisse en +laissant sur le Clain son sillon vite effacé et déjà elle a +disparu derrière les arbres, qu'Anne et Sarah entendent encore +le bruit des rames et le clapotis de l'eau autour d'elles. Les +hommes qu'elle portait se mettent à chanter et leurs voix +s'élèvent dans l'air calme. La jeune femme et sa compagne +prolongent leur silence pour les écouter et quand les voix se +perdent dans le lointain, ne laissant plus parvenir à leurs +oreilles que quelques notes élevées, elles demeurent sous le +charme. + +- Anne, s'écrie tout à coup Sarah, émue par cet ensemble de la +nature, que Dieu est bon d'avoir fait tout si beau autour de +nous! + +- Je le pensais aussi, répond Mme Tissier. Sa main nous +entoure de merveilles et nous le remercions peu, lors même que +nous en jouissons profondément. Ce n'est pas seulement le +monde extérieur qui nous raconte son amour, mais tout en nous +comme autour de nous. Il dirige notre vie. N'en sommes-nous +pas, vous et moi, des exemples frappants? Malgré l'orgueil et +la légèreté de ma jeunesse, il a eu pitié de moi et m'a amenée +avec douceur à un salutaire changement. Quant à vous, Sarah, +la Providence s'est montrée une mère à votre égard, n'est-ce +pas? + +- Oh! moi, rien ne peut rendre sa bonté pour une pauvre petite +créature isolée comme je l'étais. Le soir où, seule, effrayée, +abandonnée de tous, j'ai rencontré la main du docteur pour me +protéger et me recueillir, il me semble que Dieu lui-même +s'est penché vers moi. + +- C'était Lui en effet, dans la personne de ma tante et de mon +cousin. + +- Sans famille, sans amis, ne connaissant personne sur la +terre, ne sachant rien des choses de la vie, j'étais là comme +une épave rejetée par le flot inconscient et dont nul ne prend +souci. + +- Qui eut dit alors à Robert et à sa mère que dans la personne +de cette petite fille sauvage, ignorante et chétive, ils +introduisaient le bonheur sous leur toit? + +En disant ces paroles, Anne s'est levée pour partir. Elle +prend le bras de Sarah et ajoute: + +- Et que la petite rose de Bengale, comme vous appelait alors +M. Hilleret, était destinée à fleurir pour eux et à réjouir +l'avenir de leur foyer? Quand Robert, comme il me l'a conté +bien des fois, aperçut, éclairée par la lune et glacée par le +vent d'hiver, cette petite fille peureuse et triste, eût-il +deviné qu'en lui offrant un asile, il ouvrait les portes de sa +demeure à la compagne de sa vie? + +Sarah secoua la tête en souriant: + +- Tout au moins l'a-t-il ouverte ce jour-là à une amie dévouée +et reconnaissante! + +Elles se sont remises en marche et suivent rapidement les +sinuosités du Clain. + +- Je crains d'être en retard, dit Anne, nous nous sommes +attardées dans notre conversation et j'avais promis à mon père +d'être rentrée à cinq heures. Il en est déjà quatre; voyez, le +soleil commence à baisser à l'horizon. + +Elle montre du regard les toits de la ville, recevant +obliquement les rayons adoucis qui semblent les couvrir d'une +poudre d'or. La masse noire de la cathédrale élève devant +elles ses vieux murs massifs et sombres et domine les pointes +aiguës des flèches des chapelles et celle de l'église de +Sainte-Radegonde qui porte dans les airs la couronne de la +grande reine. Autour de ces édifices, les toits amoncelés +paraissent monter à l'assaut à l'envi les uns des autres dans +une irrégularité pittoresque. Sur l'autre rive du Clain, les +dunes élèvent leurs rochers escarpés du haut desquels la +statue dorée de la Vierge, levant son bras sur la ville pour +la protéger et la bénir, éblouit le regard. + +Une heure plus tard, Sarah en arrivant dans la vieille maison +à la porte de laquelle Anne l'avait conduite, ouvre comme un +ouragan la porte de l'appartement dans lequel se tient Mme +Martelac, un livre à la main et plongée dans une pieuse +lecture. La mère du docteur lève la tête: + +- Qu'avez-vous? dit-elle avec le calme dont elle ne se +départait jamais. + +La jeune fille jette sur la table son chapeau qu'elle vient +d'enlever, relève de ses deux petites mains encore gantées les +fins cheveux ébouriffés autour de sa figure et vient se placer +devant sa protectrice. + +- Anne épouse M. Hilleret! + +- Eh bien? + +La maîtresse de la maison semble attendre l'explication de +l'étonnement causé à Sarah par cette nouvelle; mais un sourire +erre sur ses lèvres. + +- Je n'aurais jamais cru cela! + +- Elle vous en a fait part? + +- Tout à l'heure, pendant notre promenade, oui. + +- Cette promenade a dû vous faire du bien, car vous avez un +air radieux, et en ce moment, vous êtes plus fraîche que les +plus fraîches de nos roses du Bengale! + +- Il faisait un temps délicieux! Nous nous sommes assises au +bord du Clain dans un oasis de verdure où on ne voyait que +l'eau entre ses rives vertes et quelques petits coins du ciel +bleu. + +- Votre conversation avec Anne vous a, je crois, charmée +aussi, n'est-ce pas? + +- Anne est toujours bonne et aimable, vous savez bien. Puis, +j'ai été contente d'apprendre son mariage avec M. Hilleret. + +- Vous ne vous en doutiez pas? + +- Oh! pas le moins du monde! Je pensais qu'elle épouserait le +docteur. + +Mme Martelac secoue la tête: + +- Ce n'était pas sa destinée! Vous savez ce que les bonnes +femmes de nos compagnes appellent _la dédiure?_ + +Sarah se met à rire et, prenant un tabouret placé devant Mme +Martelac, elle s'y asseoit, croise ses deux mains autour de +son genou et regarde son interlocutrice en disant: + +- Et moi, quelle est ma _dédiure?_ + +Puis elle ajoute en riant: + +- Je resterai vieille fille et votre compagne, dites? + +- Je souhaite de tout mon coeur que la seconde partie de cette +destinée s'accomplisse, répond Mme Martelac. + +- Nous serons bien heureuses, vous verrez! Je vous aiderai à +raccommoder le linge, à soigner vos fleurs, à faire les +confitures en été; j'irai l'hiver visiter vos pauvres, afin +que vous ne preniez pas froid dans ces visites comme vous le +faites chaque année, et je les soignerai de mon mieux pour +vous remplacer près d'eux. Je vous ferai la lecture le soir, +j'écrirai au docteur sous votre dictée, lorsque vous +deviendrez trop vieille pour le faire vous-même. Enfin, je +vous aimerai, je vous soignerai et nous mènerons toutes les +deux une petite vie très tranquille qui nous conduira au +paradis par un chemin bien uni et bien doux! + +- Bah! bah! enfant, les chemins raboteux y mènent plus +sûrement que ces chemins doux et paisibles. Vieille fille ou +non, il faut vous attendre à être souvent déchirée par les +épines. Les vies les plus simples en sont hérissées, et que ce +soit le coeur, l'esprit ou le corps, il y a quelque chose en +nous qui ne doit arriver au paradis qu'à travers les +meurtrissures! + +- N'y a-t-il aucun moyen d'y échapper? demande Sarah, devenue +sérieuse. + +- Aucun, cette destinée-là est universelle. Les âmes arrivent +là-haut portant toutes au front la marque sacrée devant +laquelle seule, s'ouvrent les portes célestes. + +- Eh bien! nous souffrirons ensemble et le bon Dieu sera là en +troisième pour nous aider à accomplir la destinée, quelle +qu'elle soit! reprend Sarah en relevant d'un courageux +mouvement de tête son charmant visage rosé. + +- Sans doute, il nous aidera! Puisque cette destinée n'a pas +d'autre origine que la volonté divine elle-même, par laquelle +elle est réglée et dirigée, en dehors, bien souvent, de toutes +nos prévisions. + +Pendant toute la soirée, la mère de Robert sourit bien des +fois en constatant l'exubérante gaîté de sa fille d'adoption. +Sarah rit, plaisante et paraît heureuse. Sa voix s'élève et +descend en roulades harmonieuses d'un bout à l'autre de la +vieille maison, le long de l'étroit corridor éclairé par un +oeil-de-boeuf, ou dans l'escalier de pierre, qu'elle monte en +courant, plus légère et plus vive qu'à l'ordinaire, semble-t-il! + +La nouvelle du mariage d'Anne avec un autre que le docteur a +apporté dans sons esprit une impression joyeuse, dont elle +jouit inconsciemment, mais dont la vieille dame expérimentée +se rend compte. + + + + +CHAPITRE XXV + + +- Entrez! + +Ce mot répond à un coup hardi et ferme frappé à la porte du +cabinet de Robert. Celui-ci, entouré de livres, de fioles, +d'instruments de chirurgie et de papiers couverts de notes, +lève la tête avec une expression de contrariété visible. + +- Du diable! Si c'est encore Mme d'Ambleuse, je l'éconduis +moins civilement cette fois! + +Mais ce n'est point une main de femme qui ouvre la porte, et +la façon même dont on avait frappé eût dû éclairer le docteur +s'il n'eût eu l'esprit préoccupé malgré lui de celle dont il +maudissait l'importunité, tout en la plaignant du fond du +coeur. Son visage s'éclaire subitement, et il se jette dans les +bras du nouvel arrivant. + +- Enfin, te voilà! Sais-tu qu'on t'attend avec impatience! + +- Qui cela? + +- Tous et surtout toutes, à Poitiers. Anne fait des projets de +bonheur; ma mère se réjouit de te voir te fixer près d'elle, +et il n'y a pas jusqu'à ta petite Rose de Bengale qui n'ait +été ravie d'apprendre ton mariage avec son amie. Quant à moi, +ai-je besoin de te dire combien je suis heureux de ton retour +définitif en France? + +Le jeune homme auquel s'adressent ces effusions a bien changé +depuis le jour où Robert l'a rencontré, un soir, dans les rues +de Poitiers. Son teint a bruni au soleil d'Afrique, et toute +sa physionomie a pris une expression martiale, qui ne déplaît +pas sur ce joli visage, autrefois un peu trop efféminé. + +Jacques Hilleret revient d'Algérie pour épouser Anne, veuve de +M. Tissier, et, en passant à Paris, il s'y est arrêté quelques +heures, afin de voir son ami. + +- Mon premier mouvement avait été de maudire l'ennuyeux +visiteur qui m'enlevait à mon travail. Mais c'est toi! Et il +n'y a plus de travail pour moi en ce moment! + +Il repousse les papiers, les instruments et les fioles, et, +appuyant son coude sur la table, il s'installe en face de +Jacques, qu'il a fait asseoir. + +- Je t'arrive au débotté, dit celui-ci; tu me donneras à +déjeuner, et je repars ce soir pour Poitiers. + +- Où tu porteras toutes mes amitiés à tous, n'est-ce pas? Je +ne sais quand il me sera possible d'y aller, et pourtant j'en +forme le projet. Mais je suis retenu ici par plusieurs malades +gravement atteints et surtout un enfant auquel je dois faire, +ces jours-ci, une opération difficile. Lorsque tu as frappé à +ma porte, j'ai cru que sa mère venait encore me relancer. La +pauvre femme est comme affolée par la pensée de cette +opération; elle ne me laisse pas un jour de repos et vient à +tout instant me consulter pour son fils. + +- Qu'a-t-il donc? + +Robert secoua la tête. + +- Une infirmité dont nous arriverons, j'espère, à le délivrer. +Malheureusement, c'est de plus en enfant chétif, malingre et +nerveux, comme nous en envoyons en quantité dans les grands +centres et surtout dans certains milieux, où la vie s'écoule +comme dans une serre chaude. + +- Pauvre mère! dit Jacques avec compassion. + +- Sans doute: pauvre mère! repartit Robert en riant. Tu peux +bien ajouter: pauvre docteur! aussi; car Mme d'Ambleuse abuse +de ma patience! + +- Bah! tu es très bon pour elle et pour son enfant, j'en +jurerais! + +- Allons, tu reviens d'Afrique avec ta même confiance en moi! + +- Sûrement! N'es-tu plus mon généreux ami d'autrefois? + +Le docteur tendit la main à Jacques. + +- Générosité largement payée par toi, mon ami, en repoussant +sans espoir de retour un bonheur que tu me sacrifiais! Je n'ai +pas été dupe, crois-le, de ta conduite, il y a quelques +années. Mais alors je me faisais illusion, et je m'imaginais +pouvoir rendre Anne heureuse en accomplissant le projet de +notre famille. Dieu merci! le bonheur a frappé deux fois à ta +porte, ce qu'il ne fait guère pour personne. + +- Il viendra aussi quelque jour à la tienne, je l'espère. Du +moins y a-t-il déjà amené la réputation, et, je pense aussi, +la fortune. + +- La fortune? C'est vrai, dit le docteur en riant, je devrais +être riche. + +- Ne l'es-tu pas! + +- Non, il me semble. L'argent vient, c'est certain; mais il +coule! il coule! + +- Je vois ce que c'est, dit le capitaine, tu ne sais pas le +retenir; tu es trop généreux. J'en avais toujours jugé ainsi. + +- On rencontre tant de misères dans notre profession! + +- Et tu donnes sans compter! Et on en abuse! Car quelle est la +charité dont il ne se trouve quelqu'un pour abuser? C'est très +bon et très bien de donner aux pauvres l'argent que les riches +te donnent en retour de tes soins; mais, mon ami, permets-moi +de te faire la morale... + +- Très volontiers! dit Robert en l'interrompant et en croisant +les bras pour écouter gravement. + +- Il faut songer aussi à te créer un intérieur et à retenir +pour cela un peu de cette fortune qui coule entre tes mains. + +Robert leva les épaules. + +- Bah! un intérieur; j'en ai un dont le luxe est bien +suffisant pour un vieux garçon travailleurs. + +- Tu ne resteras pas éternellement vieux garçon! + +- Je pense que si, dit Robert avec calme. + +- Bah! reprit Jacques avec étonnement. + +- Je travaille tant, que je n'aurais pas le temps de m'occuper +de ma femme, dit le docteur, sans paraître remarquer cet +étonnement. Quant à ma mère, sois tranquille, je prélève sur +mes revenus ce qu'il lui faut avant d'abandonner le reste aux +infortunes qui se le disputent. Enfin, Sarah, à laquelle je +penserais certainement si elle en avait besoin, est riche, +grâce à l'avarice de son grand-père, plus riche même qu'il +n'est nécessaire, et elle se met souvent de moitié dans les +bonnes oeuvres de ta fiancée. + +Le visage du docteur avait pris une expression pensive et son +ami, après l'avoir regardé un instant jeta sur la table son +képi qu'il tenait à la main et dit vivement: + +- Pourquoi t'obstines-tu à rester vieux garçon! + +- Parce que je n'ai plus envie de me marier. + +- En voilà une réponse ridicule! Regarde-moi, je te prie? + +Les yeux bruns et profonds de Robert se fixèrent sur le jeune +capitaine. + +- Tu m'as juré que tu n'aimais plus Anne? + +Une crainte vague se faisait sentir dans cette question. + +- Je te le jure encore. Mon amour pour elle est mort. Tu ne +crois pas cela possible, n'est-ce pas? et moi-même, je me +serais révolté autrefois, si on m'avait dit qu'il en était +ainsi. Mais, Dieu a été infiniment miséricordieux en nous +rendant l'oubli possible. Un erreur de notre jeunesse serait +irréparable si notre coeur devait garder intact son premier +amour, lors même que cet amour lui refuse le bonheur. + +- Aimes-tu quelqu'un? + +Une hésitation à peine saisissable arrêta la réponse. + +- Non, je n'aime personne. + +Une rougeur intense monta au front de Robert, et il se pencha +subitement pour ramasser une feuille de papier tombée du +bureau près duquel il était. Pour la première fois de sa vie +peut-être il mentait, lui dont la noble nature avait toujours +profondément méprisé le mensonge. + +- Alors, Anne et moi, nous te chercherons une compagne, je te +le promets. + +- C'est bien inutile! Un médecin a assez d'occupations sans +s'embarrasser d'une femme et des enfants qui font du bruit et +causent souvent tant d'inquiétudes! + +- Tu ne reculerais certainement pas devant un motif d'égoïsme. + +- Pourquoi non? Je suis tranquille ainsi, laisse-moi jouir de +mon repos. + +Jacques leva les épaules avec incrédulité. + +- Ce n'est pas de toi, cela! Enfin nous verrons! J'en parlerai +à Anne. + +Il changea la conversation, remettant à plus tard d'aborder +sérieusement ce sujet avec son ami. + +Quelques jours après, Jacques durant une visite à Mme Tissier, +lui ayant parlé de son cousin, la jeune veuve prit un air +mystérieux en l'entendant déplorer l'éloignement de Robert +pour le mariage. + +- A quoi attribuez-vous ce désir de rester seul? demanda-t-il +à sa fiancée. + +- Etes-vous bien sûr de l'existence de ce désir? + +- Oui, il se trouve heureux ainsi et repousse l'idée d'un +avenir différent. + +Anne s'arrêta un moment à le regarder. + +- Vous n'avez rien deviné? + +- Que voulez-vous que je devine? + +- C'est vrai, vous n'avez pas vécu ici depuis bien des années +et vous avez vu Robert en passant seulement à votre dernier +voyage en France. Mais, c'est égal! Liés comme vous l'êtes +ensemble, il a dû se trahir devant vous. En vérité, les hommes +sont aveugles! Une femme serait vite sur la voie. + +- Sur quelle voie? Aime-t-il quelqu'un? + +- C'est assez probable! répondit Anne, dont les grands yeux +avaient une expression malicieuse. + +- Qui? + +- Cherchez! + +- Je ne puis la connaître! + +- Si, vous la connaissez. + +Jacques demeurait perplexe en face d'elle, se remémorant un à +un tous les noms des jeunes filles, peu nombreuses du reste, +qu'il savait avoir eu autrefois quelques relations avec la +mère du docteur. Il les nommait l'une après l'autre et Anne, +s'amusant à ce jeu, secouait la tête à chaque nom. + +- Je ne trouve pas, dit-il enfin. + +- Donnez-vous votre langue au chat? Il y en a qui étaient +enfants autrefois et qui sont devenues jeunes filles. + +Cette parole fit venir un nom aux lèvres du capitaine. + +- Sarah? dit-il en hésitant. + +Sa figure exprimait une telle incertitude, que Mme Tissier ne +put s'empêcher de rire en inclinant la tête en signe +d'acquiescement. + +- Mais c'est une enfant! + +- Une enfant de dix-huit ans sonnés! En âge de se marier, par +conséquent. + +- Il l'a élevée! + +- Eh bien! tant qu'a duré l'éducation, il l'a aimée comme une +petite fille. Et puis, peu à peu, sans que ni l'un ni l'autre +s'en doutât, ce sentiment tout paternel a changé et mon cher +cousin, le plus grave et le plus sérieux des hommes passés, +présents et futurs, aime votre petite Rose de Bengale et ne se +marie pas uniquement, parce que, dans sa sagesse, il a décidé +qu'il ne devait pas condamner la rieuse pupille de sa mère à +devenir la femme d'un austère personnage comme lui. + +- Comment savez-vous cela? Robert vous a-t-il prise pour +confidente? + +- Robert, y pensez-vous? répondit Anne en plaisantant. J'ai +bien toute seule compris la chose! + +- En êtes-vous sûre? + +- Sûre? Notre cher docteur croit son secret assez enseveli +dans son coeur; mais les yeux parlent et je l'y ai lu aussi +facilement que je lirais cette page de la Bible! + +Elle appuyait la main sur une bible ouverte devant elle et +qu'elle feuilletait au moment où Jacques était entré pour y +admirer les merveilleuses illustrations dues au crayon de +Gustave Doré. + +Le jeune homme devenait rêveur. + +- Sarah! dit-il lentement, comme s'il n'eût pu faire entrer +cette idée dans sa tête et qu'il eût voulu la forcer à y +pénétrer en en raisonnant la possibilité, Sarah! la petite-fille +du vieux marchand d'antiquités, cette pauvre petite +orpheline recueillie un soir par lui, Sarah! Devenir la femme +de Robert! + +- Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? La petite orpheline +abandonnée est devenue sérieuse, bonne, pieuse et digne en +tout d'associer sa vie à celle du docteur. + +- Je le sais. Il m'a une ou deux fois fait son éloge et s'est +félicité de l'avoir recueillie. + +- Il n'a pu dire d'elle plus de bien que tous nous en pensons, +dit Anne, dont l'affection pour Sarah était très profonde. + +- Et que je n'en pense moi-même, sans toutefois avoir pu +l'apprécier comme vous. + +- Alors? + +- Elle est encore si jeune pour épouser un homme de l'âge de +Robert? + +- Que voulez-vous? La vie nous réserve tous les jours des +surprises de ce genre. + +- Sans doute! Ainsi, Robert l'aime? + +- Je vous dit que oui. + +- Et elle? + +- Elle? Peut-être! + +- Si elle allait ne pas l'aimer! + +Anne leva les épaules et se dit en souriant que les hommes les +plus intelligents sont parfois bien naïfs pour démêler les +sentiments intimes qu'on ne leur exprime pas en termes précis! + +- Parlez-lui du docteur et vous verrez! C'est-à-dire non, vous +ne verrez rien! reprit-elle en riant, car je commence à avoir +peu de confiance en votre perspicacité! + +Jacques prit l'air offensé, bien que le radieux sourire, même +taquin, de sa fiancée, lui plût naturellement beaucoup et le +tînt sous le charme: + +- Vous méconnaissez mes aptitudes! Je verrai du premier coup +si elle l'aime. + +- Vous croyez? dit Anne, d'un air de doute. + +- Vous me faites injure? Je suis plus clairvoyant que vous ne +pensez. + +- Eh bien! faites-en l'expérience. + +La sonnette retentissait avec un carillon vif et argentin +annonçant pour Anne l'arrivée de son amie dont elle +connaissait les habitudes. En effet, Sarah entra dans le +salon, tenant dans les mains un gros bouquet venant du jardin +de Mme Martelac. Elle le déposa sur les genoux de Mme Tissier: + +- Je vous apporte des fleurs cultivées par moi, voyez comme +elles sont belles! + +- Superbes! dit la jeune femme en l'embrassant. Vous entourez +de tant de soins ceux que vous aimez! + +- Et j'aime particulièrement les fleurs. Seulement comme elles +viennent dans mon coeur après mes amis, je cultive les +premières afin de les leur offrir. + +- Ma tante et Robert les aiment aussi. + +- Oui, beaucoup. Quand le docteur est ici, il fait remplir le +jardin de fleurs nouvelles. Nous sommes obligées de lui +disputer nos pauvres vieilles fleurs d'autrefois dont nous +prenons la défense, car il prétend les faire remplacer par des +espèces rares. Les rosiers seuls obtiennent grâce devant lui +et il a fait planter une haie de rosiers de Bengale qui, dans +leur floraison, sont du plus charmant effet. + +- Ceci est en votre honneur, dit Anne. Si vous vous en +souvenez, Jacques vous avait autrefois surnommée: Rose de +Bengale, et c'est sûrement à cause de vous que Robert soigne +ainsi vos soeurs. + +- Vous croyez? demanda Sarah en rougissant. Il ne m'a jamais +appelée ainsi et il doit avoir oublié la fantaisie de M. +Hilleret. + +Anne secoua la tête en riant, mais n'insista pas. + +- A propos, dit Jacques brusquement, nous allons, je crois, +marier notre cher docteur. + +Une longue branche de sauge, que Sarah avait gardée à la main, +lui échappa, et lorsque, s'étant penchée pour la ramasser, la +jeune fille se redressa, la fleur, rapprochée dans ce +mouvement de son visage, y fit l'effet d'une traînée de sang +sur un lys, tant il avait subitement perdu ses couleurs. + +Elle se tourna aussitôt vers Anne et celle-ci put seule lire, +dans les yeux noirs de sa petite amie, l'impression qu'elle +ressentait. Quand Sarah répondit au capitaine, elle avait si +vaillamment surmonté ce premier mouvement que sa voix même ne +tremblait pas. + +- Avec qui? + +- Avec une jeune fille charmante. + +- Elle sera digne de lui, j'espère, et le rendra heureux. + +Anne eut pitié du combat qu'elle sentait dans le coeur de la +pauvre enfant. + +- Soyez tranquille, Sarah, dit-elle, s'il ne dépend que de +nous, Robert et ceux qui l'aiment seront heureux. + +- Mme Martelac sera ravie du mariage de son fils, dit +doucement la jeune fille. + +Puis, comme si la lutte contre elle-même eût été au-dessus de +ses forces, elle l'abrégea et reprit avec autant +d'indifférence qu'il lui fut possible: + +- Je me sauve à la réunion du travail pour les pauvres; je me +suis arrêtée seulement pour vous apporter ces fleurs. + +Mme Tissier se leva, et, à la porte du salon, elle l'embrassa +en murmurant: + +- Ce n'est pas vrai. Il ne se marie pas. + +Un sourire traversa la physionomie de Sarah et elle dit adieu +à Jacques avec un regard joyeux. Le capitaine, n'ayant pas +saisi le mouvement des lèvres de sa fiancée, ne vit que le +visage gai de la pupille de Mme Martelac. + +- Voyez-vous, s'écria-t-il, quand la porte de la rue se fut +refermée sur elle. Elle ne l'aime pas! + +Anne était restée debout à l'endroit où elle avait reconduit +son amie, elle tenait dans ses mains les fleurs apportées par +Sarah et sourit avec indulgence. + +- Aveugle! murmura-t-elle. + +- Comment, vous me traitez encore d'aveugle? Vous avez bien vu +avec quelle indifférence et même quel plaisir elle a accueilli +la nouvelle du mariage de Robert. Pauvre Robert! si bon! si +grand! si parfait! + +Anne se mit à rire franchement. + +- Et dans peu de temps, vous pourrez dire: si heureux! Car +elle l'aime profondément. + +Jacques ouvrit de grands yeux: + +- A quoi voyez-vous cela? + +- A mille symptômes imperceptibles et qui vous échappent à +vous autres, Messieurs. + +- Oh! je parie que vous vous trompez! + +Anne prit les fleurs d'une seule main et tendit l'autre au +jeune homme: + +- Je parie que Robert et Sarah se marieront aussi promptement +que nous devons le faire nous-mêmes! prononça-t-elle +fermement. Il est temps d'en finir et de les éclairer tous les +deux, afin qu'ils ne se trompent pas de route, et trouvent le +bonheur dont ils sont dignes l'un et l'autre. + +Cette fois, Jacques se baissa pour baiser la petite main +qu'elle lui avait tendue et répondit: + +- Alors, ouvrez-leur les yeux, car je finis par me rendre à +votre avis. Vous devez mieux que moi connaître le coeur d'une +jeune fille et je me déclare humblement inhabile en ces sortes +de choses, malgré les prétentions affichées tout à l'heure en +plaisantant. + +Le lendemain, Anne eut une conférence secrète avec sa tante; +ce qui fut décidé dans ce conciliabule, Sarah, occupée durant +ce temps à déchiffrer une partition sur le piano placé dans sa +chambre, ne s'en douta pas. Mais plusieurs fois dans la +soirée, le regard attendri de la mère de Robert s'arrêta sur +la jeune fille avec une sorte de reconnaissance. Jusque-là, +Mme Martelac avait parfois douté des sentiments qu'elle +croyait entrevoir; sa nièce lui avait affirmé qu'elle ne se +trompait pas et avec la grâce de Dieu, elle était résolue à +donner le bonheur à ses enfants. + + + + +CHAPITRE XXVI + + +Le salon de la vieille maison commence à devenir sombre; à +l'extrémité opposée à la fenêtre, les portraits raides et +compassés des Martelac d'autrefois flottent dans l'indécis et +leurs couleurs semblent se fondre uniformément à travers la +teinte grise du crépuscule qui envahit l'appartement. + +L'angélus sonne à une chapelle voisine, annonçant la fin du +jour et élevant un instant vers le ciel les âmes courbées +durant la journée sous le travail et les préoccupations de la +vie terrestre. On entend le pas de Catherine, alourdie par les +années, dans la salle à manger où elle dispose tout pour le +dîner et le silence qui règne dans le salon est troublé +seulement par ces bruits du dehors, par le mouvement de la +pendule et par celui d'une grosse mouche affairée qui +bourdonne encore en cherchant à travers les rideaux une +retraite pour la nuit. + +La maîtresse de la maison tient en ses mains un chapelet +qu'elle vient de réciter pieusement; elle baise le petit +crucifix qui le termine, puis le serre lentement dans son étui +de paille coloriée et le remet dans sa poche. + +Un moment, elle demeure silencieuse, les deux mains croisées +sur le bord de la petite table placée près d'elle. Est-elle +encore sous l'empire du recueillement? Ou poursuit-elle les +pensées et les désirs dont elle a parlé à Dieu dans sa prière? +Mme Martelac est une de ces âmes dont les fibres intimes sont +pénétrées de confiance et d'abandon à Dieu; elle vit sous son +regard, le voit en tout événement et possède cette foi +profonde qui fait à la créature une union filiale avec son +Créateur. Ses yeux sont levés vers Sarah. + +Celle-ci, debout devant la fenêtre, lui tourne le dos; elle ne +s'est pas aperçue que Mme Martelac avait terminé sa prière, +et, le front appuyé contre la vitre, elle regarde l'horizon, +encore éclairé par les dernières lueurs du jour prêt à finir. + +Les deux femmes attendent Robert pour le dîner dont l'heure +est arrivée, et plusieurs fois déjà, en entendant dans la rue +un pas ferme et pressé, la vieille Catherine s'est arrêtée +pour écouter si ce n'était point le docteur, afin d'aller +ouvrir et de lui éviter l'attente à la porte. Mais, arrivé le +matin à Poitiers pour repartir dans le courant de la nuit +suivante, Robert est allée voir Jacques Hilleret et s'oublie +avec lui. + +La petite personne de Sarah se détache au milieu de la lumière +adoucie qui vient du dehors, et seule elle reste complètement +éclairée, tandis que le salon se remplit peu à peu d'ombres +confuses. Absorbées par ses réflexions, elle tressaille +lorsque Mme Martelac lui adresse la parole. + +- Savez-vous si le jour du mariage d'Anne est définitivement +fixé? + +La jeune fille se retourne. + +- J'ignorais que vous eussiez fini vos prières, dit-elle, et +je m'oubliais à regardes les fines nuances violacées du +couchant, encore pénétrées, dirait-on, des derniers rayons du +soleil. + +Mme Martelac répète sa question. + +- Anne pense que cela pourra se faire dans un mois, dit Sarah, +ce n'est guère possible plus tôt. + +- Un mois? C'est long, il me semble. + +- Elle a beaucoup de préparatifs à faire. Puis la démission de +M. Hilleret n'est pas acceptée. + +- Il aimait sa carrière et doit regretter de l'abandonner. + +- Sans doute! Mais il aura fort à faire. La fortune d'Anne est +considérable et l'occupera. D'ailleurs, elle espère bien le +voir prendre intérêt à ses bonnes oeuvres et l'y mette de +moitié; or, vous savez si la vie de Mme Tissier est bien +employée! + +- Oui, pour ceux qui l'ont vue autrefois si frivole et si +vaniteuse, elle est méconnaissable. C'est une véritable +conversion! + +- Tous ses anciens amis le disent aussi. + +- Elle sera heureuse, j'espère. + +- Elle la paraît déjà, et je crois la capitaine très bon. + +- Il l'a toujours été. + +Le silence se fait de nouveau entre les deux femmes. +Evidemment, ni l'une ni l'autre n'a mis dans cette courte et +banale conversation la pensée intime qui la rend sérieuse et +occupe en ce moment son esprit. Chacune d'elles s'intéresse au +bonheur de la jeune veuve et fait des voeux en sa faveur; mais +l'idée même de ce bonheur a fait surgir un foule d'autres +idées, sous l'empire desquelles elles paraissent plus graves +qu'à l'ordinaire. + +Cette heure du crépuscule apporte, d'ailleurs, avec elle une +sorte d'apaisement particulier; pour l'homme comme pour la +nature, le repos semble précédé par des heures plus douces où +le tapage de la vie se tait, où l'agitation de notre esprit se +calme. Les cercles se resserrent dans l'intimité, les voix +s'abaissent dans les épanchements faciles, et les souvenirs +viennent hanter le foyer désert de l'isolé, pour lui ramener +comme une ombre attendrie de ceux qui ne sont plus. + +La nature s'enveloppe des premiers brouillards de la nuit; ces +voiles bleuâtres, traversés çà et là par les clartés du jour +qui s'éteint, jettent autour de nous une douceur mélancolique +et pénètrent notre être d'un charme étranger et doux. + +Sarah, une main appuyée sur l'espagnolette de la fenêtre, +s'est retournée à demi vers le jardin et regarde une branche +de jasmin qui se balance contre le mur et vient jeter ses +étoiles blanches jusqu'auprès des vitres. + +- Et vous, enfant, quand nous marierons-vous [sic]? + +Cette question, posée avec une tendre inflexion de voix, fait +sortir Sarah de sa rêverie et l'amène aux pieds de sa +protectrice. + +Agenouillée près de Mme Martelac, elle pose sa jolie tête sur +les deux mains blanches appuyées sur la table et ne répond +pas. A quoi pense-t-elle et pourquoi cache-t-elle ainsi son +visage? Ses cheveux, retenus sur la tête par des épingles +d'écaille, ont, à cette clarté douteuse, quelques reflets +brillants. La mère du docteur regarde en souriant les petites +boucles indociles qui tombent sur le cou de la jeune fille et +sa taille élégante courbée devant elle. + +Il y a une grande tendresse dans les regards maternels dont +elle enveloppe sa fille adoptive, et nul n'eût pensé, en les +voyant ainsi, que la nature les avait fait naître étrangères +l'une à l'autre. L'amour dont Mme Martelac entoure Sarah +depuis tant d'années, a créé dans son coeur une source si +réelle d'affection et de dévoûment, que l'enfant a depuis +longtemps oublié les isolements et les duretés de sa vie +d'autrefois. + +Tout à coup, la mère de Robert sent une larme rouler sur ses +doigts. Subitement, elle relève la tête de la jeune fille, et, +la tenant entre ses mains, elle dit en la regardant dans les +yeux: + +- Vous pleurez? Pourquoi? + +La lumière indécise, venant de la fenêtre, donne sur le visage +de Sarah, et permet de voir des larmes trembler encore comme +de petites perles au bord de ses cils. + +- Qu'avez-vous? répète la vieille dame avec une inquiète +tendresse. + +- Rien, murmure Sarah en cherchant à dégager sa tête des mains +qui la retiennent, afin de cacher de nouveau son visage. + +- Rien? Vous me trompez! + +Puis, comme frappée d'une idée subite: + +- Ma chère fille! reprend-elle doucement. + +Ses deux mains retombent sur ses genoux, et Sarah appuie sa +tête sur l'épaule de la protectrice de son enfance. + +Anne m'a dit hier une chose... + +- Laquelle? demande Sarah, dont les mains tremblent dans celle +de Mme Martelac. + +- Que ma chère enfant d'adoption aimait quelqu'un dont elle +seule peut aujourd'hui faire le bonheur. + +Sarah pleure un instant sans répondre. + +- J'avais cru le deviner, mais je n'osais le croire, reprend +la vieille dame. Est-ce vrai? Dites-moi la vérité? + +- Il me trouverait trop enfant pour lui! murmure Sarah. Il est +si sérieux! Il ne m'aimera jamais! + +A cet instant, la porte s'ouvre, et la haute silhouette du +docteur se dégage de la demi-obscurité répandue dans +l'appartement. Catherine, ayant guetté son arrivée, lui a +ouvert avant qu'il n'eût sonné, et les deux femmes ne l'ont +pas entendu entrer. Etonné, il demeure sur le seuil, et, quand +Mme Martelac, levant les yeux, l'aperçoit, elle lui tend la +main en disant: + +- C'est Dieu qui t'envoie! Viens consoler notre chère enfant. +Elle affirme que celui qu'elle aime assez pour devenir sa +femme fidèle et dévouée ne l'aime pas et la trouve trop enfant +pour la prendre pour compagne. Rassure-la, je t'en prie. Toi +seul peux le faire. + +Sarah s'était vivement relevée en entendant la porte s'ouvrir, +et, d'un mouvement instinctif, elle avait tourné le dos à la +fenêtre, afin de cacher ses larmes et l'émotion encore visible +sur ses traits. + +Le docteur murmura quelques mots inintelligibles, et, ses yeux +graves fixés, à travers cette lueur adoucie, sur sa mère et +sur Sarah, il demeura comme fasciné. + +Que se passait-il dans ce coeur d'ordinaire si fort et pourtant +si faible en ce moment? + +Peut-être allait-il reculer en face du bonheur, lorsque sa +mère, qui s'était levée aussi, prit la main de la jeune fille, +et, marchant à lui, dit à Sarah: + +- Votre jeunesse l'effraie. Il craint que la reconnaissance +seule vous fasse agir. C'est donc à vous, mon enfant, de faire +les premiers pas. + +A cet instant, le visage de Sarah se transfigura; devant cette +assurance donnée par Mme Martelac, ses doutes tombèrent. Elle +prit, enserrée dans ses deux petites mains, la main loyale de +Robert, et dit à voix basse: + +- Robert, voulez-vous de moi pour compagne? + +D'un élan spontané, il entoura de son bras la tête de celle +qu'il avait aimée jadis comme son enfant, et, un instant, il +la pressa contre lui, tandis que, de son autre main, il +serrait celle de sa mère en lui disant: + +- Merci! + +La soirée qui suivit fut une joyeuse soirée, une des plus +joyeuses sans doute qu'eussent vues les murs de la vieille +maison, et les visages raides et froids des Martelac défunts +parurent eux-mêmes sourire, du haut de leurs cadres, à la +gaîté expansive des habitants de leur demeure. + +Au dehors, le vent secouait les dernières fleurs du jardin et +venait jeter ses sifflements aigus à travers les portes mal +jointes, élevant parfois sa chanson, comme pour troubler la +conversation. Mais les choses de ce monde nous paraissent +gaies ou tristes suivant la disposition de notre âme, et ces +plaintes, si souvent écoutées avec mélancolie par Sarah, lui +semblèrent, ce soir-là; apporter une harmonie de plus au +concert dont son âme était remplie. + +Mme Martelac, Robert et elle, se réunirent tous les trois +auprès de la cheminée, dans laquelle, pour la première fois de +la saison, Catherine avait allumé du feu, et ils attendirent +ensemble l'heure du départ du docteur, obligé de retourner +immédiatement à Paris. La flamme faisait danser des ombres sur +le visage de la jeune fille, assise sur une chaise basse, et +les étincelles qui s'échappaient du foyer n'étaient guère plus +brillantes que leurs reflets dans les yeux souriants de la +fiancée du docteur. + +- Vous souvenez-vous, disait-elle à Robert, d'une autre +soirée, passée depuis bien longtemps, où une pauvre enfant, +glacée autant de l'âme que du corps, vint aussi se réchauffer +à cette même cheminée? + +- Oui, oui, je me souviens, et le conducteur de l'enfant +n'était guère moins glacé qu'elle-même, je vous assure! Quel +froid de loup il faisait au coin de cette rue! + +- Je ne puis croire que je sois moi-même! s'écria Sarah. + +Mme Martelac se mit à rire. + +- Oh! si vous m'aviez vue chez mon grand-père, ébouriffée, +habillée à la diable, sauvage et muette la plupart du temps, +je suis sûre que vous douteriez de mon identité! Alors, je +semblais destinée à me traîner dans une vie d'ignorance et de +misères sans nom; car tout l'argent de mon grand-père ne m'eût +pas donné ce que je dois à votre bonté! + +Elle avait posé sa main sur les genoux de Mme Martelac et la +regardait avec tendresse. + +- Mais aussi, quelle récompense Dieu accorde à nos soins! +répondit celle-ci. Vous devenez la joie et la gloire de ce +foyer, auquel, comme vous le disiez tout à l'heure, vous êtes +venue un soir réchauffer votre corps et votre pauvre petit +coeur d'enfant. + +- Anne et Jacques seront bien étonnés demain lorsque vous leur +annoncerez notre mariage, dit le docteur. + +- Etonnés? pas le moins du monde! répondit Mme Martelac. Anne +avait deviné la chose depuis longtemps, et elle-même m'a +engagée à brusquer le dénoûment. + +- Vraiment! dit Robert. Quelle singulière chose que la +destinée! ajouta-t-il pensivement. Une circonstance +insignifiante, et à laquelle nous n'attachons aucune +importance, influe parfois d'une étrange façon sur notre +avenir. Telle a été pour moi votre rencontre la nuit où je +vous ai amenée chez ma mère, Sarah, et, si j'avais lu ce soir-là +dans le livre où s'inscrivent les décisions providentielles +qui dirigent ma vie, j'eusse pu intituler le chapitre qui +s'ouvrait alors: _Changement de route_. A ce moment, je n'avais +nul souci du bonheur dont je jouis aujourd'hui et auquel nul +autre, il me semble, ne saurait être comparé. Dieu fait bien +tout ce qu'Il fait, et nous ne saurions mieux faire que de +nous laisser conduire par son amour. + +Peu de temps après cette soirée, Mme Martelac accompagnait à +l'église, à quelques jours de distance, sa nièce et Sarah. + +La veille du mariage de cette dernière, le docteur plaça dans +les mains de sa jeune fiancée l'acte de réhabilitation de M. +de la Croix-Morgan, acte qu'il n'avait cessé de travailler à +obtenir depuis qu'il avait retrouvé le père de Sarah. Celle-ci +le remercia d'un sourire de ses grands yeux bruns, si +brillants ce soir-là que, grâce à sa jeunesse et au charme +extrême dégagé par toute sa personne, elle pouvait rivaliser +avec la belle Mme Hilleret, d'ailleurs oublieuse en ce moment +de sa beauté personnelle et tout entière à la joie de sa jeune +amie. + +- Pauvre père! dit Sarah à Robert avec une inflexion de voix +reconnaissante. Combien il eût été heureux de lire dans +l'avenir! + +- Il y lisait, répondit le docteur. Il me savait en mains les +preuves irrécusables de son innocence, et au coeur une +affection capable de braver toutes les difficultés pour vous +donner la joie de retrouver sans tache le nom de votre +famille. + +Mlle de la Croix-Morgan le regarda avec étonnement. + +- Lui aviez-vous dit que...? + +Elle s'arrêta. + +- Je ne vous déplaisais pas? termina-t-elle en riant. + +Les regards sérieux de Robert étaient fixés sur le visage rose +levé vers lui, et il répondit: + +- Non, mais lui aussi l'avait deviné. Car, vous le voyez, +Sarah, ni l'un ni l'autre, nous ne savons mentir! Avant sa +mort, il exigea de moi la promesse de vous rendre heureuse +suivant vos désirs. Puis-je espérer d'y réussir? + +Elle lui tendit sa petite main en disant: + +- Je remercierai Dieu tous les jours de ma vie, et, quelque +douleur qu'Il me réserve, rien ne me fera oublier la bonté de +sa providence, qui m'a amenée et fixée pour toujours à votre +foyer. + + + + +FIN. + + + + + + +Erreurs typographiques: + + +chapitre 1: =d'obscures devoirs= remplacé par =d'obscurs devoirs= + +chapitre 1: =qui reprit, un tour amical= remplacé par =qui +reprit un tour amical= + +chapitre 2: =qni descendent jusqu'au boulevards= remplacé par +=qui descendent jusqu'au boulevards= + +chapitre 3: =Les regards de la petite-fille passent= remplacé +par =Les regards de la petite fille passent= + +chapitre 6: =à tous les vents, du ciel= replacé par =à tous les +vents du ciel= + +chapitre 6: =beaucoup d'hommes, comme toi= remplacé par +=beaucoup d'hommes comme toi= + +chapitre 7: =L'avarice raccornit les coeurs= remplacé par +=L'avarice racornit les coeurs= + +chapitre 10: =tout ce qui vous plait= remplacé par =tout ce qui +vous plaît= + +chapitre 11: =La petite-fille obéit sans dire un mot= remplacé +par =La petite fille obéit sans dire un mot= + +chapitre 11: =blémir le visage de Nicolas= remplacé par =blêmir +le visage de Nicolas= + +chapitre 11: =ses jambes flageollaient= remplacé par =ses jambes +flageolaient= + +chapitre 11: =ses oncles crochus= remplacé par =ses ongles crochus= + +chapitre 11: =eut effrayé Marc lui-même= remplacé par =eût +effrayé Marc lui-même= + +chapitre 11: =Voila, ma vengeance= remplacé par =Voilà ma +vengeance= + +chapitre 12: =trois voisines compâtissantes= remplacé par =trois +voisines compatissantes= + +chapitre 12: =isolement, duquel= remplacé par =isolement duquel= + +chapitre 12: =une étincelle de tendresse.= remplacé par =une +étincelle de tendresse?= + +chapitre 13: =an coin de la maison de Nicolas= remplacé par =au +coin de la maison de Nicolas= + +chapitre 13: =s'etre concentrée= remplacé par =s'être concentrée= + +chapitre 13: =qui est dans les cieux?= remplacé par =qui est +dans les cieux.= + +chapitre 13: =Ils ont dit qu il y avait= remplacé =Ils ont dit +qu'il y avait= + +chapitre 13: =reprit la petite-fille= remplacé par =reprit la +petite fille= + +chapitre 13: =la main à la petite-fille= remplacé par =la main à +la petite fille= + +chapitre 14: =quelques unes de ces phrases creuses= remplacé +par =quelques-unes de ces phrases creuses= + +chapitre 13: =des mots qui jusque là= remplacé par =des mots qui +jusque-là= + +chapitre 13: =son intérieur, où le pain= remplacé par =son +intérieur où le pain= + +chapitre 14: =la Providence l'avait amené= remplacé par =la +Providence l'avait amenée= + +chapitre 15: =l'année se passa une autre= remplacé par =l'année +se passa, une autre= + +chapitre 16: =lu faisaient éprouver= remplacé par =lui faisaient +éprouver= + +chapitre 16: =espérant que je puis lui rendre= remplacé par +=espérant que je puisse lui rendre= + +chapitre 16: =qu'elle voulait continuer;= remplacé par =qu'elle +voulait continuer:= + +chapitre 17: =les belles filles de Noé= remplacé par =les +belles-filles de Noé= + +chapitre 17: =des belles filles de Noé= remplacé par =des +belles-filles de Noé= + +chapitre 18: =disséminés dans le nef= remplacé par =disséminés +dans la nef= + +chapitre 19: =palétuviers à enfoncer= remplacé par =palétuviers, +à enfoncer= + +chapitre 20: =moins, profonde= remplacé par =moins profonde= + +chapitre 20: =introduire cettte femme= remplacé par =introduire +cette femme= + +chapitre 20: =baîllonné= remplacé par =bâillonné= + +chapitre 20: =au vol et et n'a pas= remplacé par =au vol et n'a pas= + +chapitre 20: =écoutais attéré= remplacé par =écoutais atterré= + +chapitre 20: =on pût esssayer= remplacé par =on put essayer= + +chapitre 20: =sueur froide, couvre= remplacé par =sueur froide +couvre= + +chapitre 21: =parvenue à la retrouver= remplacé par =parvenu à +la retrouver= + +chapitre 21: =pût reconnaitre= remplacé par =pût reconnaître= + +chapitre 21: =Croyez-moi, monami= remplacé par =Croyez-moi, mon ami= + +chapitre 21: =croyait-elle= remplacé par =croyait-elle,= + +chapitre 21: =la jeune fille bondit= remplacé par =La jeune +fille bondit= + +chapitre 21: =et le soir, même= remplacé par =et le soir même= + +chapitre 23: =devait à son age= remplacé par =devait à son âge= + +chapitre 23: =crépelés= remplacé par =crêpelés= + +chapitre 24: =elle se reposent= remplacé par =elles se reposent= + +chapitre 24: =Mon cousin, passait= remplacé par =Mon cousin +passait= + +chapitre 24: =avec grand peine= remplacé par =avec grand'peine= + +chapitre 24: =qu n'échappe pas= remplacé par =qui n'échappe pas= + +chapitre 25: =je 'éconduis= remplacé par =je l'éconduis= + +chapitre 25: =Un hésitation= remplacé par =Une hésitation= + +chapitre 25: =sans s'embarasser= remplacé par =sans +s'embarrasser= + +chapitre 25: =se rémemorant= remplacé par =se remémorant= + +chapitre 25: =ne pût s'empêcher= remplacé par =ne put s'empêcher= + +chapitre 25: =comme une petite-fille= remplacé par =comme une +petite fille= + +chapitre 25: =pris comme confidente= remplacé par =prise comme +confidente= + +chapitre 25: =moment ou Jacques= remplacé par =moment où Jacques= + +chapitre 25: =se fût refermée= remplacé par =se fut refermée= + +chapitre 25: =résolue a donner= remplacé par =résolue à donner= + +chapitre 26: =reprend-t-elle doucement= remplacé par =reprend-elle +doucement= + +chapitre 26: =faire le bonheur,= remplacé par =faire le bonheur.= + +chapitre 26: =eussent vu= remplacé par =eussent vues= + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La destinée, by Lucie des Ages + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DESTINÉE *** + +***** This file should be named 26813-8.txt or 26813-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26813/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26813-8.zip b/26813-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8eb552c --- /dev/null +++ b/26813-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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