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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/26814-8.txt b/26814-8.txt new file mode 100644 index 0000000..8d018c7 --- /dev/null +++ b/26814-8.txt @@ -0,0 +1,3740 @@ +The Project Gutenberg EBook of Edouard, by Madame de Duras + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Edouard + +Author: Madame de Duras + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26814] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Madame de Duras (Claire-Louisa-Rose-Bonne Lechal +de Kersaint, duchesse de) (1778-1828), _Edouard_ (1825), édition de 1879] + + + + + +MME DE DURAS + + + + +EDOUARD + + + + +PRECEDE D'UNE PREFACE + +PAR + +OCTAVE UZANNE + + +PARIS + +LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES + +Rue Saint-Honoré, 338 + +M CCCC LXXIX + + +(...) + + + + +INTRODUCTION + + +J'allais rejoindre à Baltimore mon régiment, qui faisait +partie des troupes françaises employées dans la guerre +d'Amérique; et, pour éviter les lenteurs d'un convoi, je +m'étais embarqué à Lorient sur un bâtiment marchand armé en +guerre. Ce bâtiment portait avec moi trois autres passagers. +L'un deux m'intéressa dès le premier moment que je l'aperçus: +c'était un grand jeune homme d'une belle figure, dont les +manières étaient simples et la physionomie spirituelle; sa +pâleur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses +actions étaient comme empreintes éveillaient à la fois +l'intérêt et la curiosité. Il était loin de les satisfaire; il +était habituellement silencieux, mais sans dédain; on aurait +dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait survécu à +d'autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement +distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-même de +rien de ce qu'il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du +malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de +pitié que les plaintes les plus éloquentes. + +Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgré +l'espèce d'intimité forcée qu'amène la vie d'un vaisseau, je +n'avançais pas. Lorsque j'allais m'asseoir auprès de lui et +que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions, +et, si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du +coeur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait +quelquefois une réflexion; mais, dès que je voulais entrer +dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'âme, ce +qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque +confidence de sa part, il se levait, il s'éloignait, ou sa +physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le +courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi +de la part de tout autre, car il avait un esprit +singulièrement original; il ne voyait rien d'une manière +commune, et cela venait de ce que la vanité n'était jamais +mêlée à aucun de ses jugements. Il était l'homme le plus +indépendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme +étranger aux autres hommes; il était juste parce qu'il était +impartial, et impartial parce que tout lui était indifférent. +Lorsqu'une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste, +elle développe le jugement et accroît les facultés de +l'intelligence. On voyait que son esprit avait été fort +cultivé; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais +ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la +longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l'arrière du +vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage +à regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur +les flots. Un jour il me dit: "Quel fidèle emblème de la vie! +ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de +misère qui se referme après nous. -- A votre âge, lui dis-je, +comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? -- On est +vieux, dit-il, quand on n'a plus d'espérance. -- Ne peut-elle +donc renaître? lui demandai-je. -- Jamais," répondit-il. Puis, +me regardant tristement: "Vous avez pitié de moi, me dit-il, +je le vois; croyez que j'en suis touché, mais je ne puis vous +ouvrir mon coeur; ne le désirez même pas: il n'y a point de +remède à mes maux, et tout m'est inutile désormais, même un +ami." Il me quitta en prononçant ces dernières paroles. + +J'essayai peu de jours après de reprendre la même +conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je +lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient épargné +une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, être aujourd'hui +pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous +êtes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous +me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez +du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents; +l'âme qui peut les contenir se suffit à elle-même; il faut +entrevoir ailleurs l'espérance pour sentir le besoin de +l'intérêt des autres. A quoi bon toucher à des plaies +inguérissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis +déjà, à mes yeux, comme si je n'étais plus." Il se leva, se +mit à marcher sur le pont, et bientôt alla s'asseoir à l'autre +extrémité du navire. + +Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la +facilité d'y revenir: c'était sa place favorite, et souvent +même il y passait les nuits. Nous étions alors dans le +parallèle des vents alizés, à l'ouest des Açores, et dans un +climat délicieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits +des Tropiques: le firmament, semé d'étoiles, se réfléchit dans +une mer tranquille. On se croirait placé, comme l'Archange de +Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul +coup d'oeil la création tout entière. + +Le jeune passager remarquait un soir ce magnifique spectacle: +"L'infini est partout, dit-il: on le voit là (en montrant le +ciel), on le sent ici (en montrant son coeur); et cependant +quel mystère! qui peut le comprendre! Ah! la mort en a le +secret; elle nous l'apprendra peut-être, ou peut-être nous +fera-t-elle tout oublier. Tout oublier! répéta-t-il d'une voix +tremblante. -- Vous n'entretenez pas une pensée si coupable? +lui dis-je. -- Non, répondit-il: qui pourrait douter de +l'existence de Dieu en contemplant ce beau ciel? Dieu a +répandu ses dons également sur tous les êtres; il est +souverainement bon; mais les institutions des hommes sont +toutes-puissantes aussi, et elles sont la source de mille +douleurs. Les anciens plaçaient la fatalité dans le ciel; +c'est sur la terre qu'elle existe, et il n'y a rien de plus +inflexible dans le monde que l'ordre social tel que les hommes +l'ont créé." Il me quitta en achevant ces mots. Plusieurs fois +je renouvelai mes efforts: tout fut inutile; il me repoussait +sans me blesser, et cette âme inaccessible aux consolations +était encore généreuse, bienveillante, élevée; elle aurait +donné le bonheur qu'elle ne pouvait plus recevoir. + +Le voyage finit; nous débarquâmes à Baltimore. Le jeune +passager me demanda de l'admettre comme volontaire dans mon +régiment; il y fut inscrit, comme sur le registre du vaisseau, +sous le seul nom d'Edouard. Nous entrâmes en campagne, et, dès +les premières affaires que nous eûmes avec l'ennemi, je vis +qu'Edouard s'exposait comme un homme qui veut se débarrasser +de la vie. J'avoue que chaque jour m'attachait davantage à +cette victime du malheur; je lui disais quelquefois: "J'ignore +votre vie, mais je connais votre coeur; vous ne voulez pas me +donner votre confiance, mais je n'en ai pas besoin pour vous +aimer. Souffrir profondément appartient aux âmes distinguées, +car les sentiments communs sont toujours superficiels." + +"Edouard, lui dis-je un jour, est-il donc impossible de vous +faire du bien?" Les larmes lui vinrent aux yeux. "Laissez-moi, +me dit-il; je ne veux pas me rattacher à la vie." Le lendemain +nous attaquâmes un fort sur la Skulkill. S'étant mis à la tête +d'une poignée de soldats, Edouard emporta la redoute l'épée à +la main. Je le suivais de près; je ne sais quel pressentiment +me disait qu'il avait fixé ce jour-là pour trouver la mort +qu'il semblait chercher. En effet, je le vis se jeter dans les +rangs des soldats ennemis qui défendaient les ouvrages +intérieurs du fort. Préoccupé de l'idée de garantir Edouard, +je ne pensais pas à moi-même: je reçus un coup de feu tiré de +fort près et qui lui était destiné. Nos gens arrivèrent et +parvinrent à nous dégager. Edouard me souleva dans ses bras, +me porta dans le fort, banda ma blessure, et, soutenant ma +tête, il attendit ainsi le chirurgien. Jamais je n'ai vu une +physionomie exprimer si vivement des émotions si variées et si +profondes: la douleur, l'inquiétude, la reconnaissance, s'y +peignaient avec tant de force et de fidélité qu'on aurait +voulu qu'un peintre pût en conserver les traits. Lorsque le +chirurgien prononça que mes blessures n'étaient pas mortelles, +des larmes coulèrent des yeux d'Edouard. Il me pressa sur son +coeur. "Je serais mort deux fois," me dit-il. De ce jour il ne +me quitta plus; je languis longtemps: ses soins ne se +démentirent jamais; ils prévenaient tous mes désirs. Edouard, +toujours sérieux, cherchait pourtant à me distraire; son +esprit piquant amenait et faisait naître la plaisanterie: lui +seul n'y prenait aucune part; seul il restait étranger à cette +gaieté qu'il avait excitée lui-même. Souvent il me faisait la +lecture; il devinait ce qui pouvait soulager mes maux. Je ne +sais quoi de paisible, de tendre, se mêlait à ses soins et +leur donnait le charme délicat qu'on attribue à ceux des +femmes: c'est qu'il possédait leur dévouement, cette vertu +touchante qui transporte dans ce que nous aimons ce _moi_, +source de toutes les misères de nos coeurs, quand nous ne le +plaçons pas dans un autre. + +Edouard cependant gardait toujours sur lui-même ce silence qui +m'avait longtemps affligé; mais chaque jour diminuait ma +curiosité, et maintenant je craignais bien plus de l'affliger +que je ne désirais le connaître. Je le connaissais assez: +jamais un coeur plus noble, une âme plus élevée, un caractère +plus aimable, ne s'étaient montrés à moi. L'élégance de ses +manières et de son langage montrait qu'il avait vécu dans la +meilleure compagnie. Le bon goût forme entre ceux qui le +possèdent une sorte de lien qu'on ne saurait définir. Je ne +pouvais concevoir pourquoi je n'avais jamais rencontré +Edouard, tant il paraissait appartenir à la société où j'avais +passé ma vie. Je le lui dis un jour, et cette simple remarque +amena ce que j'avais si long-temps sollicité en vain. "Je ne +dois plus vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que +je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous +faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux +dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté +cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours +il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un +moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre +son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le +remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre, +tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine. +"Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous +plaindrez plus qu'il n'y a pas de _passé_ dans notre amitié. +Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient; +ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On +croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant +quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille +mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots, +et je lus ce qui va suivre. + + + + +EDOUARD + + +Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma +famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a +occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de +cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son +dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. +Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et +de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; +il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il +devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque +importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, +à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique +enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus +dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se +consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père +sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant +avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que +je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait +dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile +et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à +voir le soleil couchant; je serais resté des journées +entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine +la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux +de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme +entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je +rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; +mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes +occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon +père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma +mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de +pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais +je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose +d'incomplet au fond de mon âme. + +Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre +Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions +chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce +temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop +vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière +qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et +souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la +forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se +détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes +montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était +petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre +côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de +la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne +possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée +avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la +vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait +point là de village; il était situé à un quart de lieue plus +haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, +qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous +la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et +enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient +un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs +danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était +pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe +de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me +jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la +nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: +la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu +qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point +d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se +dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité +de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, +ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des +ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes +noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout +de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait +entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des +attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul +point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et +qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce +spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme +comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en +tirer, on me réveillait comme d'un songe. + +Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance +que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était +surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers +les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus +élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que +je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà +de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants +dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me +plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur +défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout +son charme pour moi si je le voyais partagé. + +J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, +mais je restais toujours au même point pour le fruit que je +pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce +feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir +n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère +en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de +mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai +parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était +de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus +ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais +ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je +la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger +était grand, car, en approchant de la forge, la rivière +encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux +qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait +mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: +"Ce que tu fais n'est pas difficile. -- Essaye donc," répondis-je. +Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les +flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, +je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le +courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui +présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me +manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. +Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma +mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie +en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je +croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que +jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la +faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé +de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme +si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était +déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans +les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un +jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup +l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de +la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin +rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; +j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais +dévoué ma vie pour un autre! + +De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par +le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt +qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments +aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. +"Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute +l'éducation." + +Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont +cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. +Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les +moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. +Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les +difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont +point de secret pour qui sait les étudier, point de +contradiction pour qui sait les comprendre. + +Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait +à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il +possédait au suprême degré l'art de faire sortir la +plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées +fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à +trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait +mieux en conjurer le danger. + +C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion +dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les +principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos +guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer +ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits +pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et +dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la +vie amène et produit la mort. + +Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à +mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, +l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de +la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on +prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le +crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient +alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes +les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des +malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et +le plaisir de les réparer. + +La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait +produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de +mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle +déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, +respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type +que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, +n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre +famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès +qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre +vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là +ressemblait si peu. + +Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison +supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées +communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et +piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de +l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils +pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, +et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et +animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. +Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison. + +Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa +célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur +humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès +servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui +faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties +intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse +d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me +donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions +avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du +spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement +on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on +arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père +voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait +assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la +faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour +retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en +attendre. + +Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour +sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du +maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire +avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne +s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, +leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la +parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une +correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se +passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. +le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait +entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me +mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là +qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me +faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant +que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. +"Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; +pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, +et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? -- +Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; +il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des +gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans +le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce +de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances +et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et +que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. -- Ce que vous +dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous +l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On +ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux: + + +_Among unequals no society + +Can sort_ [1]. [ (1) Milton.] + + +-- La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne +l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de +son avis: j'ai le droit de l'être. -- Oui, sans doute, reprit +ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. +Respectons les convenances sociales; admirons même la +hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; +d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, +cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces +conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le +désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle +inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de +mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans +pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne. + +Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent +jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon +temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient +toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail +aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la +nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir. + +A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence +m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma +mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, +et à cette maladie succéda un état de langueur qui se +prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle +me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il +lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle +de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége +que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement +cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la +paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette +existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans +doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je +porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies +communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de +mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois +ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais +qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à +l'avenir. + + +Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au +voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous +distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que +nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! +absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous +croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais +quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. +C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries +se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance +harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A +présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première +fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours +d'accord. + +Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla +loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général +fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, +où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, +me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les +curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que +je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne +devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans +des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune +façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute +espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. +J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet +de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé +et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre +Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha! + +Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne, +parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la +magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe +de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en +rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal +d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au +présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms +historiques et chers à la France, décoraient la plupart des +pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour +vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous +saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs +générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et +à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me +rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; +plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors +j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si +souvent le sujet des conversations de mon père et cette +société dont il m'avait parlé tant de fois. + +Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque +nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès +de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les +mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous +voilà! Vous m'amenez Edouard... Savez-vous, Edouard, que vous +venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le +plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" +Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés +de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir +de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? -- Je n'ai pas +eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," +répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon +éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air +modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il +réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. +J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient +les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les +lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On +parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en +Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous +l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant +combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon +père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec +respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé +tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux +cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à +tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. +le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui +était favorable aux institutions anglaises, et les personnes +qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur +un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, +mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury +comme un monument vénérable des anciennes coutumes +germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et +leur respect pour le passé dans l'existence de ces +institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans +le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon +père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage +perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, +a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands +mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme +un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à +l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que +les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans +la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur +seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la +vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. +"Admirable institution, dit mon père, que celle qui est +parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les +plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une +convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit +encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, +Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si +le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, +c'est que la classe qui le compose en Angleterre est +remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En +Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les +individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. +-- Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette +conversation, que ces institutions conviennent mieux à +l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les +nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le +fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus +qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom +même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: +_subir la loi du vainqueur_, a un sens plus étendu qu'on ne lui +le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que +de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en +Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu +conquérir la loi." + +Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient +pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la +conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette +une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en +écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon +sens d'un homme d'esprit. + +Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer +ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal +d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le +voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me +rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne +leur trouvais point de sens... Rien ne m'était étranger dans +la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me +trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne +sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de +la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme +le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus +chère encore. + +"Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal +d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez +un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le +temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et +qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans +alors. -- Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là, +tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. -- Oui, +reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas +se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes +derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son +obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous +partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père. +Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari, +qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est +mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et +charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de +ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser +sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur +ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père; +mais je n'ai jamais pu les approuver." + +Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première +fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la +peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était +qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette +femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble +formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la +voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je +doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme +de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me +faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara +de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude +qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé +ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma +folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma +vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai +au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je +conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je +n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à +moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je +l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je +mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre. + +Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait +être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace +lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la +grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se +souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle +répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses +expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père +le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux +idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de +dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette +conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née +défiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie +de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots: +je me sentis rougir, elle sourit; peut-être vit-elle en ce +moment en moi la preuve de la vérité de sa remarque. + +Depuis ce jour, je retournai chaque jour à l'hôtel d'Olonne. +Habituellement peu confiant, je n'eus pas à dissimuler: l'idée +que je pusse aimer Mme de Nevers était si loin de mon père +qu'il n'eut pas le moindre soupçon; il croyait que je me +plaisais chez M. le maréchal d'Olonne, où se réunissait la +société la plus spirituelle de Paris, et il s'en réjouissait. +Mon père, assurément, ne manquait ni de sagacité ni de finesse +d'observation; mais il avait passé l'âge des passions, il +n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances +régnait en lui à l'égal de la religion, de la morale et de +l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de +paraître occupé de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de +mon âme une passion qui prenait chaque jour de nouvelles +forces. + +Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de +Nevers, mais je n'ai vu qu'à elle cette réunion complète de +tout ce qui plaît: la finesse de l'esprit et la simplicité du +coeur, la dignité du maintien et la bienveillance des manières; +Partout la première, elle n'inspirait point l'envie; elle +avait cette supériorité que personne ne conteste, qui semble +servir d'appui et exclut la rivalité. Les fées semblaient +l'avoir douée de tous les talents et de tous les charmes. Sa +voix venait jusqu'au fond de mon âme y porter je ne sais +quelles délices qui m'étaient inconnues. Ah! mon ami! +qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait +éprouver! Quelle longue carrière pourrait me rendre le bonheur +d'un tel amour? + +Il convenait à ma position dans le monde de me mêler peu de la +conversation. M. le maréchal d'Olonne, par bonté pour mon +père, me reprochait quelquefois le silence que je préférais +garder, et je ne résistais pas toujours à montrer devant Mme +de Nevers que j'avais une âme et que j'étais peut-être digne +de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que +j'aimais à entendre: je l'écoutais avec délices, je devinais +ce qu'elle allait dire, ma pensée achevait la sienne, je +voyais se réfléchir sur son front l'impression que je recevais +moi-même, et cependant elle m'était toujours nouvelle, quoique +je la devinasse toujours. + +Un des rapports les plus doux que la société puisse créer, +c'est la certitude qu'on est ainsi deviné. Je ne tardai pas à +m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'était perdu +pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement +la parole, mais elle m'adressait presque toujours la +conversation. Je voyais qu'elle évitait de la laisser tomber +sur des sujets qui m'étaient étrangers, sur un monde que je ne +connaissais pas; elle parlait littérature; elle parlait +quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me +questionnait sur nos montagnes et sur la vérité des +descriptions de d'Urfé. Je ne sais pourquoi il m'était pénible +qu'elle s'occupât ainsi de moi. Les jeunes gens qui +l'entouraient étaient aussi d'une extrême politesse, et j'en +étais involontairement blessé; j'aurais voulu qu'ils fussent +moins polis, ou qu'il me fût permis de l'être davantage. Une +espèce de souffrance sans nom s'emparait de moi dès que je me +voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laissât +seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers. + +Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui +venaient assidûment à l'hôtel d'Olonne, il y en avait deux qui +fixaient plus particulièrement mon attention: le duc de L... +et le prince d'Enrichemont. Ce dernier était de la maison de +Béthune et descendait du grand Sully; il possédait une fortune +immense, une bonne réputation, et je savais que M. le maréchal +d'Olonne désirait qu'il épousât sa fille. Je ne sais ce qu'on +pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne +vois pas non plus qu'il y eût rien à admirer. J'avais appris +un mot nouveau depuis que j'étais dans le monde, et je vais +m'en servir pour lui: ses formes étaient parfaites. Jamais il +ne disait rien qui ne fût convenable et agréablement tourné; +mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il eût +dans l'âme autre chose que ce que l'éducation et l'usage du +monde y avaient mis. Cet acquis était fort étendu et +comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le +prince d'Enrichemont ne se serait jamais trompé sur le +jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une +grande faute; mais, jusqu'à son admiration, tout était +factice: il savait les sentiments, il ne les éprouvait pas, et +l'on restait froid devant sa passion et sérieux devant sa +plaisanterie, parce que la vérité seule touche, et que le +coeur méconnaît tout pouvoir qui n'émane pas de lui. + +Je préférais le duc de L..., quoiqu'il eût mille défauts. +Inconsidéré, moqueur, léger dans ses propos, imprudent dans +ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui était bien, et sa +physionomie exprimait avec fidélité les impressions qu'il +recevait. Mobiles à l'excès, elles n'étaient pas de longue +durée; mais enfin il avait une âme, et c'était assez pour +comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la +vie pour un jour de fête, tant il se livrait à ses plaisirs; +toujours en mouvement, il mettait autant de prix à la rapidité +de ses courses que s'il eût eu les affaires les plus +importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il +n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de +Versailles; il entrait sa montre à la main, en racontant une +histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire +tout le monde. Généreux, magnifique, le duc de L... méprisait +l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodiguât l'un et l'autre +d'une manière souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue à +ma honte que j'étais séduit par cette sorte de dédain de ce +que les hommes prisent le plus. Il y a de la grâce dans un +homme à ne reconnaître aucun obstacle, et, quand on expose +gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa +fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on +n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir +dans une occasion sérieuse. L'élégance du duc de L... me +convenait donc beaucoup plus que les manières un peu +compassées du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'à me +louer de tous deux. Les bontés de M. le maréchal d'Olonne +m'avaient établi dans sa société de la manière qui pouvait le +moins me faire sentir l'infériorité de la place que j'y +occupais. Je n'avais presque pas senti cette infériorité dans +les premiers jours; maintenant elle commençait à peser sur +moi. Je me défendais par le raisonnement, mais le souvenir de +Mme de Nevers était encore un meilleur préservatif: il m'était +bien facile de m'oublier quand je pensais à elle, et j'y +pensais à chaque instant. + +Un jour, on avait parlé longtemps dans le salon du dévouement +de Mme de B..., qui s'était enfermée avec son amie intime, Mme +d'Anville, malade et mourante de la petite vérole. Tout le +monde avait loué cette action, et l'on avait cité plusieurs +amitiés de jeunes femmes dignes d'être comparées à celle-là. +J'étais debout devant la cheminée et près du fauteuil de Mme +de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. -- +J'en ai une qui m'est bien chère, me répondit-elle: c'est la +soeur du duc de L.... Nous sommes liées depuis l'enfance, mais +je crains que nous ne soyons séparées pour bien longtemps: le +marquis de C..., son mari, est ministre en Hollande, et elle +est à La Haye depuis six mois. -- Ressemble-t-elle à son frère? +demandai-je. -- Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est +aussi calme qu'il est étourdi. C'est un grand chagrin pour moi +que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est +nécessaire que Madame de C...: elle est ma raison; je ne me +suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et à présent que +je suis seule je ne sais plus me décider à rien. -- Je ne vous +aurais jamais cru cette indécision dans le caractère, lui +dis-je. -- Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses défauts +dans le monde! Chacun met à peu près le même habit, et ceux +qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont +différents. -- Je rends grâces au Ciel d'avoir été élevé comme +un sauvage, repris-je: cela me préserve de voir le monde dans +cette ennuyeuse uniformité; je suis frappé, au contraire, de +ce que personne ne se ressemble. -- C'est, dit-elle, que vous +avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles +en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir +autre chose que la superficie des objets? -- Mais quand c'est +vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arrêter en chemin. -- +Voilà de la galanterie, dit-elle. -- Ah! m'écriai-je, vous +savez bien le contraire!" Elle ne répondit rien et se mit à +causer avec d'autres personnes. Je fus ému toute la soirée du +souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le +monde allait me deviner. + +Le lendemain, mon père se trouva un peu souffrant. Nous +devions dîner à l'hôtel d'Olonne, et, pour ne pas me priver +d'un plaisir, il fit un effort sur lui-même et sortit. Jamais +son esprit ne parut si libre et si brillant que ce jour-là. +Plusieurs étrangers qui se trouvaient à ce dîner témoignèrent +hautement leur admiration, et je les entendis qui disaient +entre eux qu'un tel homme occuperait en Angleterre les +premières places. La conversation se prolongea longtemps; +enfin la société se dispersa. Mon père resta le dernier, et, +en lui disant adieu, M. le maréchal d'Olonne lui fit promettre +de revenir le lendemain. Le lendemain! grand Dieu! il n'y en +avait plus pour lui! En traversant le vestibule, mon père me +dit: "Je sens que je me trouve mal." Il s'appuya sur moi et +s'évanouit. Les domestiques accoururent: les uns allèrent +avertir M. le maréchal d'Olonne; les autres transportèrent mon +père dans une pièce voisine. On le déposa sur un lit de repos, +et là tous les secours lui furent donnés. Mme de Nevers les +dirigeait avec une présence d'esprit admirable. Bientôt un +chirurgien attaché à la maison de M. le maréchal d'Olonne +arriva, et, voyant que la connaissance ne revenait point à mon +père, il proposa de le saigner. Nous attendions Tronchin, que +Mme de Nevers avait envoyé chercher. Quelle bonté que la +sienne! Elle avait l'air d'un ange descendu du Ciel près de ce +lit de douleur; elle essayait de ranimer les mains glacées de +mon père en les réchauffant dans les siennes. Ah! comment la +vie ne revenait-elle pas à cet appel? Hélas! tout était +inutile. Tronchin arriva et ne donna aucune espérance. La +saignée ramena un instant la connaissance. Mon père ouvrit les +yeux; il fixa sur moi son regard éteint, et sa physionomie +peignit une anxiété douloureuse. M. le maréchal d'Olonne le +comprit; il saisit la main de mon père et la mienne. "Mon ami, +dit-il, soyez tranquille, Edouard sera mon fils." Les yeux de +mon père exprimèrent la reconnaissance; mais cette vie +fugitive disparut bientôt; il poussa un profond gémissement: +il n'était plus! Comment vous peindre l'horreur de ce moment? +Je ne le pourrais même pas. Je me jetai sur le corps de mon +père, et je perdis à la fois la connaissance et le sentiment +de mon malheur. En revenant à moi, j'étais dans le salon; tout +avait disparu. Je crus sortir d'un songe horrible, mais je vis +près de moi Mme de Nevers en larmes. M. le maréchal d'Olonne +me dit: "Mon cher Edouard, il vous reste encore un père." Ce +mot me prouva que tout était fini. Hélas! je doutais encore... +Mon ami, quelle douleur! Accablé, anéanti, mes larmes +coulaient sans diminuer le poids affreux qui m'oppressait. +Nous restâmes longtemps dans le silence; je leur savais gré de +ne pas chercher à me consoler. "J'ai perdu l'ami de toute ma +vie, dit enfin M. le maréchal d'Olonne. -- Il vous a dû sa +dernière consolation, répondis-je. -- Edouard, me dit M. le +maréchal d'Olonne, de ce jour je remplace celui que vous venez +de perdre: vous restez chez moi. J'ai donné l'ordre qu'on +préparât pour vous l'appartement de mon neveu, et j'ai envoyé +l'abbé Tercier prévenir M. d'Herbelot de notre malheur. Mon +cher Edouard, je ne vous donnerai pas de vulgaires +consolations; mais votre père était un chrétien, vous l'êtes +vous-même: un autre monde nous réunira tous." Voyant que je +pleurais, il me serra dans ses bras. "Mon pauvre enfant, dit-il, +je veux vous consoler, et j'aurais besoin de l'être moi-même!" +Nous retombâmes dans le silence. J'aurais voulu +remercier M. le maréchal d'Olonne, et je ne pouvais que verser +des larmes. Au milieu de ma douleur, je ne sais quel sentiment +doux se glissait pourtant dans mon âme: les pleurs que je +voyais répandre à Mme de Nevers étaient déjà une consolation; +je me la reprochais, mais sans pouvoir m'y soustraire. + +Dès que je fus seul dans ma chambre, je me jetai à genoux; je +priai pour mon père, ou plutôt je priai mon père. Hélas! il +avait fourni sa longue carrière de vertu, et je commençais la +mienne en ne voyant devant moi que des orages. "Je fuyais ses +sages conseils quand il vivait, me disais-je, et que +deviendrai-je maintenant que je n'ai plus que moi-même pour +guide et pour juge de mes actions! Je lui cachais les folies +de mon coeur; mais il était là pour me sauver; il était ma +force, ma raison, ma persévérance; j'ai tout perdu avec lui. +Que ferai-je dans le monde sans son appui, sans le respect +qu'il inspirait? Je ne suis rien, je n'étais quelque chose que +par lui; il a disparu, et je reste seul comme une branche +détachée de l'arbre et emportée par les vents!" Mes larmes +recommencèrent; je repassai les souvenirs de mon enfance; je +pleurai de nouveau ma mère, car toutes les douleurs se +tiennent, et la dernière réveille toutes les autres! Plongé +dans mes tristes pensées, je restai longtemps immobile et dans +l'espèce d'abattement qui suit les grandes douleurs: il me +semblait que j'avais perdu la faculté de penser et de sentir; +enfin, je levai les yeux par hasard, et j'aperçus un portrait +de Mme de Nevers... Indigne fils! en le contemplant, je perdis +un instant le souvenir de mon père! Qu'était-elle donc pour +moi? Quoi! déjà son seul souvenir suspendait dans mon coeur la +plus amère de toutes les peines! Mon ami, ce sera un sujet +éternel de remords pour moi que cette faute dont je vous fais +l'aveu: non, je n'ai point assez senti la douleur de la mort +de mon père! Je mesurais toute l'étendue de la perte que +j'avais faite; je pleurais son exemple, ses vertus; son +souvenir déchirait mon coeur, et j'aurais donné mille fois ma +vie pour racheter quelques jours de la sienne; mais, quand je +voyais Mme de Nevers, je ne pouvais pas m'empêcher d'être +heureux. + +Mon père témoignait par son testament le désir de reposer près +de ma mère. Je me décidai à le conduire moi-même à Lyon. +L'accomplissement de ce devoir soulageait un peu mon coeur. +Quitter Mme de Nevers me semblait une expiation du bonheur que +je trouvais près d'elle malgré moi. Mon père me recommandait +aussi de terminer des affaires relatives à la tutelle des +enfants d'un de ses amis: je voulais lui obéir; je me disais +que je reviendrais bientôt, que j'habiterais sous le même toit +que Mme de Nevers, que je la verrais à toute heure; et mon +coupable coeur battait de joie à de telles pensées! + +La veille de mon départ, M. le maréchal d'Olonne alla passer +la journée à Versailles; je dînai seul avec Mme de Nevers et +l'abbé Tercier. Cet abbé demeurait à l'hôtel d'Olonne depuis +cinquante ans; il avait été attaché à l'éducation du maréchal, +et la protection de cette famille lui avait valu un bénéfice +et de l'aisance. Il faisait les fonctions de chapelain, et +était un meuble aussi fidèle du salon de l'hôtel d'Olonne que +les fauteuils et les ottomanes de tapisseries des Gobelins qui +le décoraient. Un attachement si long, de la part de cet abbé, +avait tellement lié sa vie à l'existence de la maison d'Olonne +qu'il n'avait d'intérêt, de gloire, de succès et de plaisirs +que les siens; mais c'était dans la mesure d'un esprit fort +calme et d'une imagination tempérée par cinquante ans de +dépendance. Il avait un caractère fort facile: il était +toujours prêt à jouer aux échecs ou au trictrac, ou à dévider +les écheveaux de soie de Mme de Nevers, et, pourvu qu'il eût +bien dîné, il ne cherchait querelle à personne. La veille donc +du jour où je devais partir, voyant que Mme de Nevers ne +voulait faire usage d'aucun de ses petits talents, l'abbé +s'établit après dîner dans une grande bergère auprès du feu, +et s'endormit bientôt profondément. Je restai ainsi presque +tête à tête avec celle qui m'était déjà si chère. J'aurais dû +être heureux, et cependant un embarras indéfinissable vint me +saisir quand je me vis seul avec elle. Je baissai les yeux, et +je restai dans le silence. Ce fut elle qui le rompit. "A +quelle heure partez-vous demain? me demanda-t-elle. -- A cinq +heures, répondis-je; si je commençais ici la journée, je ne +saurais plus comment partir. -- Et quand reviendrez-vous? dit-elle +encore. -- Il faut que j'exécute les volontés de mon père, +répondis-je; mais je crois que cela ne peut durer plus de +quinze jours, et ces jours seront si longs que le temps ne me +manquera pas pour les affaires. -- Irez-vous en Forez? +demanda-t-elle. -- Je le crois; je compte revenir par là, mais +sans m'y arrêter. -- Ne désirez-vous donc pas revoir ce lieu? me +dit-elle; on aime tant ceux où l'on a passé son enfance! -- Je ne +sais ce qui m'est arrivé, lui dis-je; mais il me semble que je +n'ai plus de souvenirs. -- Tâchez de les retrouver pour moi, +dit-elle. Ne voulez-vous pas me raconter l'histoire de votre +enfance et de votre jeunesse? A présent que vous êtes le fils +de mon père, je ne dois plus rien ignorer de vous. -- J'ai tout +oublié, lui dis-je; il me semble que je n'ai commencé à vivre +que depuis deux mois." Elle se tut un instant, puis elle me +demanda si le monde avait donc si vite effacé le passé de ma +mémoire. "Ah! m'écriai-je, ce n'est pas le monde!" Elle +continua: "Je ne suis pas comme vous, dit-elle; j'ai été +élevée jusqu'à l'âge de sept ans chez ma grand'mère, à +Faverange, dans un vieux château, au fond du Limousin, et je +me le rappelle jusque dans ses moindres détails, quoique je +fusse si jeune; je vois encore la vieille futaie de +châtaigniers et ces grandes salles gothiques boisées de chêne +et ornées de trophées d'armes comme au temps de la chevalerie. +Je trouve qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur +souvenir se rattache à toutes les impressions qu'on a reçues. +-- Je croyais cela autrefois, lui répondis-je; maintenant je ne +sais plus ce que je crois ni ce que je suis." Elle rougit, +puis elle me dit: "Cherchez dans votre mémoire: peut-être +trouverez-vous les faits, si vous avez oublié les sentiments +qu'ils excitaient dans votre âme. Si vous voulez que je pense +quelquefois à vous quand vous serez parti, il faut bien que je +sache où vous prendre, et que je n'ignore pas, comme à +présent, tout le passé de votre vie." + +J'essayai de lui raconter mon enfance et tout ce que contient +le commencement de ce cahier; elle m'écoutait avec attention, +et je vis une larme dans ses yeux quand je lui dis quelle +révolution avait produite en moi l'accident de ce pauvre +enfant dont j'avais sauvé la vie. Je m'aperçus que mes +souvenirs n'étaient pas si effacés que je le croyais, et près +d'elle je trouvais mille impressions nouvelles d'objets qui +jusqu'alors m'avaient été indifférents. Les rêveries de ma +jeunesse étaient comme expliquées par le sentiment nouveau que +j'éprouvais, et la forme et la vie étaient données à tous ces +vagues fantômes de mon imagination. + +L'abbé se réveilla comme je finissais le récit des premiers +jours de ma jeunesse. Un moment après, M. le maréchal d'Olonne +arriva. Mme de Nevers et lui me dirent adieu avec bonté. Il me +recommanda de hâter autant que je le pourrais la fin de mes +affaires, et me dit que pendant mon absence il s'occuperait de +moi. Je ne lui demandai pas d'explication. Mme de Nevers ne me +dit rien; elle me regarda, et je crus lire un peu d'intérêt +dans ses yeux. Mais que je regrettais la fin de notre +conversation! Cependant j'étais content de moi. "Je ne lui ai +rien dit, pensais-je, et elle ne peut m'avoir deviné." C'est +ainsi que je rassurais mon coeur. L'idée que Mme de Nevers +pourrait soupçonner ma passion me glaçait de crainte, et tout +mon bonheur à venir me semblait dépendre du secret que je +garderais sur mes sentiments. + +J'accomplis le triste devoir que je m'étais imposé, et pendant +le voyage je fus un peu moins tourmenté du souvenir de Mme de +Nevers. L'image de mon père mort effaçait toutes les autres. +L'amour mêle souvent l'idée de la mort à celle du bonheur; +mais ce n'est pas la mort dans l'appareil funèbre dont j'étais +environné: c'est l'idée de l'éternité, de l'infini, d'une +éternelle réunion, que l'amour cherche dans la mort; il recule +devant un cercueil solitaire. + +A Lyon, je retrouvai les bords du Rhône et mes rêveries, et +Mme de Nevers régna dans mon coeur plus que jamais. J'étais +loin d'elle, je ne risquais pas de me trahir, et je n'opposai +aucune résistance à la passion qui venait de nouveau s'emparer +de toute mon âme. Cette passion prit la teinte de mon +caractère. Livré à mon unique pensée, absorbé par un seul +souvenir, je vivais encore une fois dans un monde créé par +moi-même et bien différent du véritable: je voyais Mme de +Nevers, j'entendais sa voix; son regard me faisait +tressaillir; je respirais le parfum de ses beaux cheveux. Emu, +attendri, je versais des larmes de plaisir pour des joies +imaginaires. Assis sur une pierre au coin d'un bois, ou seul +dans ma chambre, je consumais ainsi des jours inutiles. +Incapable d'aucune étude et d'aucune affaire, c'était +l'occupation qui me dérangeait; et, malgré que je susse bien +que mon retour à Paris dépendait de la fin de mes affaires, je +ne pouvais prendre sur moi d'en terminer aucune. Je remettais +tout au lendemain; je demandais grâce pour les heures, et les +heures étaient toutes données à ce délice ineffable de penser +sans contrainte à ce que j'aimais. Quelquefois on entrait dans +ma chambre, et on s'étonnait de me voir impatient et contrarié +comme si l'on m'eût interrompu. En apparence, je ne faisais +rien; mais, en réalité, j'étais occupé de la seule chose qui +m'intéressât dans la vie. Deux mois se passèrent ainsi. Enfin, +les affaires dont mon père m'avait chargé finirent, et je fus +libre de quitter Lyon. + + +C'est avec ravissement que je me retrouvai à l'hôtel d'Olonne; +mais cette joie ne fut pas de longue durée. J'appris que Mme +de Nevers partait dans deux jours pour aller voir à La Haye +son amie Madame de C... Je ne pus dissimuler ma tristesse, et +quelquefois je crus remarquer que Mme de Nevers aussi était +triste; mais elle ne me parlait presque pas, ses manières +étaient sérieuses; je la trouvais froide, je ne la +reconnaissais plus, et, ne pouvant deviner la cause de ce +changement, j'en étais au désespoir. + +Après son départ, je restai livré à une profonde tristesse. +Mes rêveries n'étaient plus, comme à Lyon, mon occupation +chérie; je sortais, je cherchais le monde pour y échapper. +L'idée que j'avais déplu à Mme de Nevers, et l'impossibilité +de deviner comment j'étais coupable, faisaient de mes pensées +un tourment continuel. M. le maréchal d'Olonne attribuait à la +mort de mon père l'abattement où il me voyait plongé. "Notre +malheur a fait une cruelle impression sur Natalie, me dit un +jour M. le maréchal d'Olonne; elle ne s'en est point remise, +elle n'a pas cessé d'être triste et souffrante depuis ce +temps-là. Le voyage, j'espère, lui fera du bien. La Hollande +est charmante au printemps; Madame de C... la promènera, et +des objets nouveaux la distrairont." + +Ce peu de mots de M. le maréchal d'Olonne me jeta dans une +nouvelle anxiété. Quoi! c'était depuis la mort de mon père que +Mme de Nevers était triste! Mais qu'était-il arrivé? qu'avais-je +fait? Elle était changée pour moi: voilà ce dont j'étais +trop sûr et ce qui me désespérait. + +M. le maréchal d'Olonne, avec sa bonté accoutumée, s'occupait +de me distraire. Il voulait que j'allasse au spectacle et que +je visse tout ce qu'il croyait digne d'intérêt ou de +curiosité; il me questionnait sur ce que j'avais vu, causait +avec moi comme l'aurait fait mon père, et, pour m'encourager à +la confiance, il me disait que ces conversations l'amusaient +et que mes impressions rajeunissaient les siennes. M. le +maréchal d'Olonne, quoiqu'il ne fût point ministre, avait +cependant beaucoup d'affaires. Ami intime du duc d'A..., il +passait pour avoir plus de crédit qu'en réalité il ne s'était +soucié d'en acquérir; mais les grandes places qu'il occupait +lui donnaient le pouvoir de rendre d'importants services. +Toute la Guyenne, dont il était gouverneur, affluait chez lui. +Pendant la plus grande partie de la matinée, il recevait +beaucoup de monde. Quatre fois par semaine il s'occupait de sa +correspondance, qui était fort étendue. Il avait deux +secrétaires qui travaillaient dans un de ses cabinets, mais il +me demandait souvent de rester dans celui où il écrivait +lui-même; il me parlait des affaires qui l'occupaient avec une +entière confiance; il me faisait quelquefois écrire un mémoire +sur une chose secrète, ou des notes relatives aux affaires +qu'il m'avait confiées, et dont il ne voulait pas que personne +eût connaissance. J'aurais été bien ingrat si je n'eusse été +touché et flatté d'une telle préférence. Je devais à mon père +les bontés de M. le maréchal d'Olonne, mais ce n'était pas une +raison pour en être moins reconnaissant. Je cherchais à me +montrer digne de la confiance dont je recevais tant de +marques, et M. le maréchal d'Olonne me disait quelquefois, +avec un accent qui me rappelait mon père, qu'il était content +de moi. + +Il est singulièrement doux de se sentir à son aise avec des +personnes qui vous sont supérieures. On n'y est point si l'on +éprouve le sentiment de son infériorité; on n'y est pas non +plus en apercevant qu'on l'a perdu: mais on y est si elles +vous le font oublier. M. le maréchal d'Olonne possédait ce don +touchant de la bienveillance et de la bonté; il inspirait +toujours la vénération, et jamais la crainte; il avait cette +sorte de sécurité sur ce qui nous est dû qui permet une +indulgence sans bornes; il savait bien qu'on n'en abuserait +pas et que le respect pour lui était un sentiment auquel on +n'avait jamais besoin de penser. Je sentais mon attachement +pour lui croître chaque jour, et il paraissait touché du +dévouement que je lui montrais. + +J'allais quelquefois chez mon oncle M. d'Herbelot, et j'y +retrouvais la même gaieté, le même mouvement qui m'avaient +tant déplu à mon arrivée à Paris. Mon oncle ne concevait pas +que je fusse heureux dans cet intérieur grave de la famille de +M. le maréchal d'Olonne, et moi je comparais intérieurement +ces deux maisons tellement différentes l'une de l'autre. +Quelque chose de bruyant, de joyeux, faisait de la vie, chez +M. d'Herbelot, comme un étourdissement perpétuel. Là on ne +vivait que pour s'amuser, et une journée qui n'était pas +remplie par le plaisir paraissait vide; là on s'inquiétait des +distractions du jour autant que de ses nécessités, comme si +l'on eût craint que le temps qu'on n'occupait pas de cette +manière ne se fût pas écoulé tout seul. Une troupe de +complaisants, de commensaux, remplissaient le salon de M. +d'Herbelot et paraissaient partager tous ses goûts; ils +exerçaient sur lui un empire auquel je ne pouvais m'habituer: +c'était comme un appui que cherchait sa faiblesse. On aurait +dit qu'il n'était jamais sûr de rien sur sa propre foi: il lui +fallait le témoignage des autres. Toutes les phrases de M. +d'Herbelot commençaient par ces mots: "Luceval et Bertheney +trouvent... Luceval et Bertheney disent..." Et _Luceval_ et +_Bertheney_ précipitaient mon oncle dans toutes les folies et +les ridicules d'un luxe ruineux et d'une vie pleine de +désordres et d'erreurs. Dans cette maison, toutes les +frivolités étaient traitées sérieusement, et toutes les choses +sérieuses l'étaient avec légèreté. Il semblait qu'on voulût +jouir à tout moment de cette fortune récente et de tous les +plaisirs qu'elle peut donner, comme un avare touche son trésor +pour s'assurer qu'il est là. + +Chez M. le maréchal d'Olonne, au contraire, cette possession +des honneurs et de la fortune était si ancienne qu'il n'y +pensait plus; il n'était jamais occupé d'en jouir, mais il +l'était souvent de remplir les obligations qu'elle impose. Des +assidus, des commensaux, remplissaient aussi très-souvent le +salon de l'hôtel d'Olonne; mais c'étaient des parents pauvres, +un neveu officier de marine, venant à Paris demander le prix +de ses services; c'était un vieux militaire couvert de +blessures et réclamant la croix de Saint-Louis; c'étaient +d'anciens aides de camp du maréchal; c'était un voisin de ses +terres; c'était, hélas! le fils d'un ancien ami. Il y avait +une bonne raison à donner pour la présence de chacun d'eux; on +pouvait dire pourquoi ils étaient là, et il y avait une sorte +de paternité dans cette protection bienveillante autour de +laquelle ils venaient tous se ranger. + +Les hommes distingués par l'esprit et le talent étaient tous +accueillis chez M. le maréchal d'Olonne, et ils y valaient +tout ce qu'ils pouvaient valoir: car le bon goût qui régnait +dans cette maison gagnait même ceux à qui il n'aurait pas été +naturel; mais il faut pour cela que le maître en soit le +modèle, et c'est ce qu'était M. le maréchal d'Olonne. + +Je ne crois pas que le bon goût soit une chose si +superficielle qu'on le pense en général. Tant de choses +concourent à le former! La délicatesse de l'esprit, celle des +sentiments; l'habitude des convenances, un certain tact qui +donne la mesure de tout sans avoir besoin d'y penser. Et il y +a aussi des choses de position dans le goût et le ton qui +exercent un tel empire! Il faut une grande naissance, une +grande fortune; de l'élégance, de la magnificence dans les +habitudes de la vie; il faut enfin être supérieur à sa +situation par son âme et ses sentiments, car on n'est à son +aise dans les prospérités de la vie que quand on s'est placé +plus haut qu'elles. M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers +pouvaient être atteints par le malheur sans être abaissés par +lui, car l'âme du moins ne déchoit point, et son rang est +invariable. + +On attendait Mme de Nevers de jour en jour, et mon coeur +palpitait de joie en pensant que j'allais la revoir. Loin +d'elle, je ne pouvais croire longtemps que je l'eusse +offensée. Je sentais que je l'aimais avec tant de +désintéressement, j'avais tellement conscience que j'aurais +donné ma vie pour lui épargner un moment de peine, que je +finissais par ne plus croire qu'elle fût mécontente de moi, à +force d'être assuré qu'elle n'avait pas le droit de l'être. +Mais son retour me détrompa cruellement! + +Dès le même soir, je lui trouvai l'air sérieux et glacé qui +m'avait tant affligé; à peine me parla-t-elle, et mes yeux ne +purent jamais rencontrer les siens. Bientôt il parut que sa +manière de vivre même était changée: elle sortait souvent, et +quand elle restait à l'hôtel d'Olonne elle y avait toujours +beaucoup de monde; elle était depuis quinze jours à Paris, et +je n'avais encore pu me trouver un instant seul avec elle. Un +soir, après souper, on se mit au jeu; Mme de Nevers resta à +causer avec une femme qui ne jouait point. Cette femme, au +bout d'un quart d'heure, se leva pour s'en aller, et je me +sentis tout ému en pensant que j'allais rester tête à tête +avec Mme de Nevers. Après avoir reconduit Madame de R..., Mme +de Nevers fit quelques pas de mon côté; mais, se retournant +brusquement, elle se dirigea vers l'autre extrémité du salon, +et alla s'asseoir auprès de M. le maréchal d'Olonne, qui +jouait au whist, et dont elle se mit à regarder le jeu. Je fus +désespéré. "Elle me méprise! pensai-je; elle me dédaigne! +Qu'est devenue cette bonté touchante qu'elle montra lorsque je +perdis mon père? C'était donc seulement au prix de la plus +amère des douleurs que je devais sentir la plus douce de +toutes les joies! Elle pleurait avec moi alors; à présent, +elle déchire mon coeur, et ne s'en aperçoit même pas." Je +pensai pour la première fois qu'elle avait peut-être pénétré +mes sentiments et qu'elle en était blessée. "Mais pourquoi le +serait-elle? me disais-je: c'est un culte que je lui rends +dans le secret de mon coeur; je ne prétends à rien, je n'espère +rien. L'adorer, c'est ma vie: comment pourrais-je m'empêcher +de vivre?" J'oubliais que j'avais mortellement redouté qu'elle +ne découvrît ma passion, et j'étais si désespéré que je crois +qu'en ce moment je la lui aurais avouée moi-même pour la faire +sortir, fût-ce par la colère, de cette froideur et de cette +indifférence qui me mettaient au désespoir. + +"Si j'étais le prince d'Enrichemont ou le duc de L..., me +disais-je, j'oserais m'approcher d'elle, je la forcerais à +s'occuper de moi; mais, dans ma position, je dois l'attendre, +et, puisqu'elle m'oublie, je veux partir. Oui, je la fuirai, +je quitterai cette maison. Mon père y apportait trente ans de +considération et une célébrité qui le faisait rechercher de +tout le monde; moi, je suis un être obscur, isolé; je n'ai +aucun droit par moi-même, et je ne veux pas des bontés qu'on +accorde au souvenir d'un autre, même de mon père. Personne +aujourd'hui ne s'intéresse à moi; je suis libre, je la fuirai, +j'irai au bout du monde avec son souvenir, le souvenir de ce +qu'elle était il y a six mois! Livré à ces pensées +douloureuses, je me rappelais les rêveries de ma jeunesse, de +ce temps où je n'étais l'inférieur de personne. "Entouré de +mes égaux, pensais-je, je n'avais pas besoin de soumettre mon +instinct à l'examen de ma raison; j'étais bien sûr de n'être +pas _inconvenable_, ce mot créé pour désigner des torts qui n'en +sont pas. Ah! ce malaise affreux que j'éprouve, je ne le +sentais pas avec mes pauvres parents; mais je ne le sentais +pas non plus, il y a six mois, quand Mme de Nevers me +regardait avec douceur, quand elle me faisait raconter ma vie +et qu'elle me disait que j'étais le fils de son père. Avec +elle je retrouverais tout ce qui me manque. Qu'ai-je donc +fait? en quoi l'ai-je offensée?" + +Le jeu était fini; M. le maréchal d'Olonne s'approcha de moi +et me dit: "Certainement, Edouard, vous n'êtes pas bien... +Depuis quelques jours vous êtes fort changé, et ce soir vous +avez l'air tout à fait malade." Je l'assurai que je me portais +bien, et je regardai Mme de Nevers. Elle venait de se +retourner pour parler à quelqu'un. Si j'eusse pu croire +qu'elle savait que je souffrais pour elle, j'aurais été moins +malheureux. Les jours suivants, je crus remarquer un peu plus +de bonté dans ses regards, un peu moins de sérieux dans ses +manières; mais elle sortait toujours presque tous les soirs, +et, quand je la voyais partir à neuf heures, belle, parée, +charmante, pour aller dans ces fêtes où je ne pouvais la +suivre, j'éprouvais des tourments inexprimables; je la voyais +entourée, admirée; je la voyais gaie, heureuse, paisible, et +je dévorais en silence mon humiliation et ma douleur. + +Il était question depuis quelque temps d'un grand bal chez M. +le prince de L..., et l'on vint tourmenter Mme de Nevers pour +la mettre d'un quadrille russe que la princesse voulait qu'on +dansât chez elle et où elle devait danser elle-même. Les +costumes étaient élégants et prêtaient fort à la magnificence. +On arrangea le quadrille; il se composait de huit jeunes +femmes, toutes charmantes, et d'autant de jeunes gens, parmi +lesquels étaient le prince d'Enrichemont et le duc de L.... Ce +dernier fut le danseur de Mme de Nevers, au grand déplaisir du +prince d'Enrichemont. Pendant quinze jours, ce quadrille +devint l'unique occupation de l'hôtel d'Olonne: Gardel venait +le faire répéter tous les matins; les ouvriers de tout genre +employés pour le costume prenaient les ordres; on assortissait +des pierreries, on choisissait des modèles, on consultait des +voyageurs pour s'assurer de la vérité des descriptions et ne +pas s'écarter du type national, qu'avant tout on voulait +conserver. Je savais mauvais gré à Mme de Nevers de cette +frivole occupation, et cependant je ne pouvais me dissimuler +que, si j'eusse été à la place du duc de L..., je me serais +trouvé le plus heureux des hommes. J'avais l'injustice de dire +des mots piquants sur la légèreté en général, comme si ces +mots eussent pu s'appliquer à Mme de Nevers! Des sentiments +indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans +mon coeur. Hélas! il est bien difficile d'être juste dans un +rang inférieur de la société, et ce qui nous prime peut +difficilement ne pas nous blesser. Mme de Nevers cependant +n'était pas gaie, et elle se laissait entraîner à cette fête +plutôt qu'elle n'y entraînait les autres. Elle dit une fois +qu'elle était lasse de tous ces plaisirs; mais pourtant le +jour du quadrille arriva, et Mme de Nevers parut dans le salon +à huit heures en costume et accompagnée de deux ou trois +personnes qui allaient avec elle répéter encore une fois le +quadrille chez la princesse avant le bal. + +Jamais je n'avais vu Mme de Nevers plus ravissante qu'elle ne +l'était ce soir-là. Cette coiffure de velours noir, brodée de +diamants, ne couvrait qu'à demi ses beaux cheveux blonds; un +grand voile brodé d'or et très-léger surmontait cette +coiffure, et tombait avec grâce sur son cou et sur ses +épaules, qui n'étaient cachées que par lui; un corset de soie +rouge boutonné, et aussi orné de diamants, dessinait sa jolie +taille; ses manches blanches étaient retenues par des +bracelets de pierreries, et sa jupe courte laissait voir un +pied charmant, à peine pressé dans une petite chaussure en +brodequin, de soie aussi et lacée d'or; enfin, rien ne peut +peindre la grâce de Mme de Nevers dans cet habit étranger, qui +semblait fait exprès pour le caractère de sa figure et la +proportion de sa taille. Je me sentis troublé en la voyant, +une palpitation me saisit; je fus obligé de m'appuyer contre +une chaise. Je crois qu'elle le remarqua: elle me regarda avec +douceur. Depuis si longtemps je cherchais ce regard qu'il ne +fit qu'ajouter à mon émotion. "N'allez-vous pas au spectacle? +me demanda-t-elle. -- Non, lui dis-je, ma soirée est finie. -- +Cependant, reprit-elle, il n'est pas encore huit heures? -- +N'allez-vous pas sortir?" répondis-je. Elle soupira; puis, me +regardant tristement: "J'aimerais mieux rester," dit-elle. On +l'appela; elle partit. Mais, grand Dieu! quel changement +s'était fait autour de moi! "J'aimerais mieux rester!" Ces +mots si simples avaient bouleversé toute mon âme! "J'aimerais +mieux rester!" Elle me l'avait dit, je l'avais entendu; elle +avait soupiré, et son regard disait plus encore! Elle aimerait +mieux rester! rester pour moi! O Ciel! cette idée contenait +trop de bonheur: je ne pouvais la soutenir; je m'enfuis dans +la bibliothèque; je tombai sur une chaise. Quelques larmes +soulagèrent mon coeur. "Rester pour moi!" répétai-je. +J'entendais sa voix, son soupir; je voyais son regard, il +pénétrait mon âme, et je ne pouvais suffire à tout ce que +j'éprouvais à la fois de sensations délicieuses. Ah! qu'elles +étaient loin, les humiliations de mon amour-propre! que tout +cela me paraissait en ce moment petit et misérable! Je ne +concevais pas que j'eusse jamais été malheureux. "Quoi! elle +aurait pitié de moi!" Je n'osais dire: "Quoi! elle +m'aimerait!" Je doutais, je voulais douter! Mon coeur n'avait +pas la force de soutenir cette joie! Je le tempérais comme on +ferme les yeux à l'éclat d'un beau soleil; je ne pouvais la +supporter tout entière. Mme de Nevers se tenait souvent le +matin dans cette même bibliothèque où je m'étais réfugié: je +trouvai sur la table un de ses gants; je le saisis avec +transport; je le couvris de baisers; je l'inondai de larmes. +Mais bientôt je m'indignai contre moi-même d'oser ainsi +profaner son image par mes coupables pensées; je lui demandais +pardon de la trop aimer. "Qu'elle me permette seulement de +souffrir pour elle! me disais-je; je sais bien que je ne puis +prétendre au bonheur. Mais est-il donc possible que ce qu'elle +m'a dit ait le sens que mon coeur veut lui prêter? Peut-être +que si elle fût restée un instant de plus elle aurait tout +démenti." C'est ainsi que le doute rentrait dans mon âme avec +ma raison; mais bientôt cet accent si doux se faisait entendre +de nouveau au fond de moi-même. Je le retenais, je craignais +qu'il ne s'échappât; il était ma seule espérance, mon seul +bonheur: je le conservais comme une mère serre un enfant dans +ses bras! + +Ma nuit entière se passa sans sommeil. J'aurais été bien fâché +de dormir, et de perdre ainsi le sentiment de mon bonheur. Le +lendemain, M. le maréchal d'Olonne me fit demander dans son +cabinet. Je commençai alors à penser qu'il fallait cacher ce +bonheur, qu'il me semblait que tout le monde allait deviner; +mais je ne pus surmonter mon invincible distraction. Je n'eus +pas besoin longtemps de dissimuler pour avoir l'air triste... +Je revis Mme de Nevers; elle évita mes regards, ne me parla +point, sortit de bonne heure et me laissa au désespoir. +Cependant sa sévérité s'adoucit un peu les jours suivants, et +je crus voir qu'elle n'était pas insensible à la peine qu'elle +me causait. Je ne pouvais presque pas douter qu'elle ne m'eût +deviné: si j'eusse été sûr de sa pitié, je n'aurais pas été +malheureux. + +Je n'avais jamais vu danser Mme de Nevers, et j'avais un +violent désir de la voir, sans en être vu, à une de ces fêtes +où je me la représentais si brillante. On pouvait aller à ces +grands bals comme spectateur: cela s'appelait aller _en beyeux_. +On était sur des tribunes ou sur des gradins séparés du reste +de la société; on y trouvait en général des personnes d'un +rang inférieur et qui ne pouvaient aller à la cour. J'étais +blessé d'aller là, et la pensée de Mme de Nevers pouvait seule +l'emporter sur la répugnance que j'avais d'exposer ainsi à +tous les yeux l'infériorité de ma position. Je ne prétendais à +rien, et cependant me montrer ainsi à côté de mes égaux +m'était pénible. Je me dis qu'en allant de bonne heure je me +cacherais dans la partie du gradin où je serais le moins en +vue, et que dans la foule on ne me remarquerait peut-être pas. +Enfin, le désir de voir Mme de Nevers l'emporta sur tout le +reste, et je pris un billet pour une fête que donnait +l'ambassadeur d'Angleterre et où la reine devait aller. Je me +plaçai en effet sur des gradins qu'on avait construits dans +l'embrasure des fenêtres d'un immense salon. J'avais à côté de +moi un rideau derrière lequel je pouvais me cacher, et +j'attendis là Mme de Nevers, non sans un sentiment pénible, +car tout ce que j'avais prévu arriva, et je ne fus pas plutôt +sur ce gradin que le désespoir me prit d'y être. Le langage +que j'entendais autour de moi blessait mon oreille; quelque +chose de commun, de vulgaire, dans les remarques, me choquait +et m'humiliait comme si j'en eusse été responsable. Cette +société momentanée où je me trouvais avec mes égaux +m'apprenait combien je m'étais placé loin d'eux. Je m'irritais +aussi de ce que je trouvais en moi cette petitesse de +caractère qui me rendait si sensible à leurs ridicules. "Le +vrai mérite dépend-il donc des manières? me disais-je. Qu'il +est indigne à moi de désavouer ainsi au fond de mon âme le +rang où je suis placé et que je tiens de mon père! N'est-il +pas honorable ce rang? Qu'ai-je donc à envier?" Mme de Nevers +entrait en ce moment. Qu'elle était belle et charmante! "Ah! +pensai-je, voilà ce que j'envie; ce n'est pas le rang pour le +rang, c'est qu'il me ferait son égal. O mon Dieu! huit jours +seulement d'un tel bonheur, et puis la mort." Elle s'avança, +et elle allait passer près du gradin sans me voir, lorsque le +duc de L... me découvrit au fond de mon rideau et m'appela en +riant. Je descendis au bord du gradin, car je ne voulais pas +avoir l'air honteux d'être là. Mme de Nevers s'arrêta, et me +dit: "Comment! Vous êtes ici? -- Oui, lui répondis-je; je n'ai +pu résister au désir de vous voir danser. J'en suis puni, car +j'espérais que vous ne me verriez pas." Elle s'assit sur la +banquette qui était devant le gradin, et je continuai à causer +avec elle. Nous n'étions séparés que par la barrière qui +isolait les spectateurs de la société, triste emblème de celle +qui nous séparait pour toujours! L'ambassadeur vint parler à +Mme de Nevers, et lui demanda qui j'étais. "C'est le fils de +M. G..., avec lequel je me rappelle que vous avez dîné chez +mon père, il y a environ un an, lui répondit-elle. -- Je n'ai +jamais rencontré un homme d'un esprit plus distingué," dit +l'ambassadeur. Et, s'adressant à moi: "Je fais un reproche à +Mme de Nevers, dit-il, de ne m'avoir pas procuré le plaisir de +vous inviter plus tôt... Quittez, je vous prie, cette mauvaise +banquette, et venez avec nous." Je fis le tour du gradin, et +l'ambassadeur, continuant: "La profession d'avocat est une des +plus honorées en Angleterre, dit-il; elle mène à tout. Le +grand-chancelier actuel, lord D..., a commencé par être un +simple avocat, et il est aujourd'hui au premier rang dans +notre pays. Le fils de lord D... a épousé une personne que +vous connaissez, Madame, ajouta l'ambassadeur en s'adressant à +Mme de Nevers: c'est lady Sarah Benmore, la fille aînée du duc +de Sunderland. Vous souvenez-vous que nous trouvions qu'elle +vous ressemblait?" L'ambassadeur s'éloigna. "Comme vous êtes +pâle! qu'avez-vous? me dit Mme de Nevers. -- Je l'emmène, dit +le duc de L... sans l'entendre; je veux lui montrer le bal, et +d'ailleurs vous allez danser." Le prince d'Enrichemont vint +chercher Mme de Nevers, et j'allai avec le duc de L... dans la +galerie, où la foule s'était portée, parce que la reine y +était. Le duc de L..., toujours d'un bon naturel, était charmé +de me voir au bal; il me nommait tout le monde, et se moquait +de la moitié de ceux qu'il me nommait. J'étais inquiet, mal à +l'aise; l'idée qu'on pouvait s'étonner de me voir là m'ôtait +tout le plaisir d'y être. Le duc de L... s'arrêta pour parler +à quelqu'un; je m'échappai, je retournai dans le salon où +dansait Mme de Nevers, et je m'assis sur la banquette qu'elle +venait de quitter. Ah! ce n'est pas au bal que je pensais! Je +croyais encore entendre toutes les paroles de l'ambassadeur... +Que j'aimais ce pays où toutes les carrières étaient ouvertes +au mérite, où l'impossible ne s'élevait jamais devant le +talent, où l'on ne disait jamais: "Vous n'irez que jusque-là!" +Emulation, courage, persévérance, tout est réduit par +l'impossible, cet abîme qui sépare du but et qui ne sera +jamais comblé! Et ici l'autorité est nulle comme le talent; la +puissance elle-même ne saurait franchir cet obstacle, et cet +obstacle, c'est ce nom révéré, ce nom sans tache, ce nom de +mon père dont j'ai la lâcheté de rougir! Je m'indignai contre +moi-même, et, m'accusant de ce sentiment comme d'un crime, je +restai absorbé dans mille réflexions douloureuses. En levant +les yeux je vis Mme de Nevers auprès de moi. "Vous étiez bien +loin d'ici, me dit-elle. -- Oui, lui répondis-je; je veux aller +en Angleterre, dans ce pays où rien n'est impossible. -- Ah! +dit-elle, j'étais bien sûre que vous pensiez à cela!... Mais +ne dansez-vous pas? me demanda-t-elle. -- Je crains que cela ne +soit inconvenable, lui dis-je. -- Pourquoi donc? reprit-elle; +puisque vous êtes invité, vous pouvez danser, et je ne vois +pas ce qui vous en empêcherait... Et qui inviterez-vous? +ajouta-t-elle en souriant. -- Je n'ose vous prier, lui dis-je; +je crains qu'on ne trouve déplacé que vous dansiez avec moi. -- +Encore! s'écria-t-elle; voilà réellement de l'humilité +fastueuse. -- Ah! lui dis-je tristement, je vous prierais en +Angleterre." Elle rougit. "Il faut que je quitte le monde, +ajoutai-je; il n'est pas fait pour moi: j'y souffre, et je m'y +sens de plus en plus isolé. Je veux suivre ma profession: +j'irai au Palais. Personne là ne demandera pourquoi j'y suis; +je mettrai une robe noire, et je plaiderai des causes. Me +confierez-vous vos procès? lui demandai-je, je les gagnerai +tous. -- Je voudrais commencer par gagner celui-ci, me dit-elle. +Ne voulez-vous donc pas danser avec moi?" Je ne pus +résister à la tentation: je pris sa main, sa main que je +n'avais jamais touchée! et nous nous mîmes à une contredanse. +Je ne tardai pas à me repentir de ma faiblesse: il me semblait +que tout le monde nous regardait; je croyais lire l'étonnement +sur les physionomies, et je passais du délice de la +contempler, d'être si près d'elle, de la tenir presque dans +mes bras, à la douleur de penser qu'elle faisait peut-être +pour moi une chose inconvenante, et qu'elle en serait blâmée. +Comme la contredanse allait finir, M. le maréchal d'Olonne +s'approcha de nous, et je vis son visage devenir sérieux et +mécontent. Mme de Nevers lui dit quelques mots tout bas, et +son expression habituelle de bonté revint sur-le-champ. Il me +dit: "Je suis bien aise que l'ambassadeur vous ait prié. C'est +aimable à lui." Cela voulait dire: "Il l'a fait pour +m'obliger, et c'est par grâce que vous êtes ici." C'est ainsi +que tout me blessait, et que, jusqu'à cette protection +bienveillante, tout portait un germe de souffrance pour mon +âme et d'humiliation pour mon orgueil. + +Je fus poursuivi pendant plusieurs jours après cette fête par +les réflexions les plus pénibles, et je me promis bien de ne +plus me montrer à un bal. L'infériorité de ma position m'était +bien moins sensible dans l'intérieur de la maison de M. le +maréchal d'Olonne, ou même au milieu de sa société intime, +quoiqu'elle fût composée de grands seigneurs ou d'hommes +célèbres par leur esprit. Mais là, du moins, on pouvait valoir +quelque chose par soi-même, tandis que dans la foule on n'est +distingué que par le nom ou l'habit qu'on porte; et y aller +comme pour y étaler son infériorité me semblait insupportable, +tout en ne pouvant m'empêcher de trouver que cette souffrance +était une faiblesse. Je pensais à l'Angleterre: que j'admirais +ces institutions qui du moins relèvent l'infériorité par +l'espérance! "Quoi! me disais-je, ce qui est ici une folie +sans excuse serait là le but de la plus noble émulation! là je +pourrais conquérir Mme de Nevers! Sept lieues de distance +séparent le bonheur et le désespoir. Qu'elle était bonne et +généreuse à ce bal! Elle a voulu danser avec moi pour me +relever à mes propres yeux, pour me consoler de tout ce +qu'elle sentait bien qui me blessait. Mais est-ce d'une femme, +est-ce de celle qu'on aime, qu'on devrait recevoir protection +et appui? Dans ce monde factice, tout est interverti, ou +plutôt c'est ma passion pour elle qui change ainsi les +rapports naturels; elle n'aurait pas _rendu service_ au prince +d'Enrichemont en le priant à danser. Il prétendait à ce +bonheur, il avait droit d'y prétendre, et moi toutes mes +prétentions sont déplacées, et mon amour pour elle est +ridicule!" J'aurais mieux aimé la mort que cette pensée; elle +s'empara pourtant de moi au point que je mis à fuir Mme de +Nevers autant d'empressement que j'en avais mis à la chercher; +mais c'était sans avoir le courage de me séparer d'elle tout à +fait, en quittant, comme je l'aurais dû peut-être, la maison +de M. le maréchal d'Olonne, et en suivant ma profession. Mme +de Nevers, par un mouvement opposé, m'adressait plus souvent +la parole, et cherchait à dissiper la tristesse où elle me +voyait plongé; elle sortait moins le soir, je la voyais +davantage, et peu à peu sa présence adoucissait l'amertume de +mes sentiments. + +Quelques jours après le bal de l'ambassadeur d'Angleterre, la +conversation se mit sur les fêtes en général; on parla de +celles qui venaient d'avoir lieu, et l'on cita les plus +magnifiques et les plus gaies. "Gaies, s'écria Mme de Nevers; +je ne reconnais pas qu'aucune fête soit gaie; j'ai toujours +été frappée, au contraire, qu'on n'y voyait que des gens +tristes et qui semblaient fuir là quelque grande peine. -- Qui +se serait douté que Mme de Nevers ferait une telle remarque? +dit le duc de L.... Quand on est jeune, belle, heureuse, +comment voit-on autre chose que l'envie qu'on excite et +l'admiration qu'on inspire? -- Je ne vois rien de tout cela, +dit-elle, et j'ai raison; mais, sérieusement, ne trouvez-vous +pas comme moi que la foule est toujours triste? Je suis +persuadée que la dissipation est née du malheur: le bonheur +n'a pas cet air agité. -- Nous interrogerons les assistants au +premier bal, dit en riant le duc de L.... -- Ah! reprit Mme de +Nevers, si cela se pouvait, vous seriez peut-être bien étonné +de leurs réponses! -- S'il y a au bal des malheureux, dit le +duc de L..., ce sont ceux que vous faites, Madame. Voici le +prince d'Enrichemont: je vais l'appeler et invoquer son +témoignage." Le duc de L... se tirait toujours de la +conversation par des plaisanteries: observer et raisonner +était une espèce de fatigue dont il était incapable; son +esprit était comme son corps, et avait besoin de changer de +place à tout moment. Je me demandai aussi pourquoi Mme de +Nevers avait fait cette réflexion sur les fêtes, et pourquoi +depuis six mois elle y avait passé sa vie. Je n'osais croire +ce qui se présentait à mon esprit: j'aurais été trop heureux. + +Les jours suivants, Mme de Nevers me parut triste, mais elle +ne me fuyait pas. Un soir, elle me dit: "Je sais que mon père +s'est occupé de vous, et qu'il espère que vous serez placé +avantageusement au ministère des affaires étrangères. Cela +vous donnera des moyens de vous distinguer prompts et sûrs, et +cela vous mettra aussi dans un monde agréable. -- Je tenais à +la profession de mon père, lui dis-je; mais il me sera doux de +laisser M. le maréchal d'Olonne et vous disposer de ma vie." + +Peu de jours après, elle me dit: "La place est obtenue, mais +mon père ne pourra pas longtemps vous y être utile. -- Les +bruits qu'on fait courir sur la disgrâce de M. le duc d'A... +sont donc vrais? lui demandai-je. -- Ils sont trop vrais, me +répondit-elle, et je crois que mon père la partagera. Suivant +toute apparence, il sera exilé à Faverange, au fond du +Limousin, et je l'y accompagnerai. -- Grand Dieu! m'écriai-je, +et c'est en ce moment que vous me parlez de place? Vous me +connaissez donc bien peu si vous me croyez capable d'accepter +une place pour servir vos ennemis! Je n'ai qu'une place au +monde: c'est à Faverange, et ma seule ambition, c'est d'y être +souffert." Je la quittai en disant ces mots, et j'allai, +encore tout ému, chez M. le maréchal d'Olonne lui dire tout ce +que mon coeur m'inspirait. Il en fut touché. Il me dit qu'en +effet le duc d'A... était disgracié, et que, sans avoir +partagé ni sa faveur ni sa puissance, il partagerait sa +disgrâce. "J'ai dû le soutenir dans une question où son +honneur était compromis, dit-il; je suis tranquille, j'ai fait +mon devoir, et la vérité sera connue tôt ou tard. J'accepterai +votre dévouement, mon cher Edouard, comme j'aurais accepté +celui de votre père; je vous laisserai ici pour quelques +jours; vous terminerez des affaires importantes, que sans +doute on ne me donnera pas le temps de finir. Restez avec moi, +me dit-il; je veux mettre ordre au plus pressé, être prêt et +n'avoir rien à demander, pas même un délai." + +L'ordre d'exil arriva dans la soirée, et répandit la douleur +et la consternation à l'hôtel d'Olonne. M. le maréchal +d'Olonne, avec le plus grand calme, donna des ordres précis, +et, en fixant une occupation à chacun, suspendit les plaintes +inutiles. + +Le duc de L..., le prince d'Enrichemont et les autres amis de +la famille accoururent à l'hôtel d'Olonne au premier bruit de +cette disgrâce. M. le maréchal d'Olonne eut toutes les peines +du monde à contenir le bouillant intérêt du duc de L..., à +enchaîner son zèle inconsidéré et à tempérer la violence de +ses discours. Le prince d'Enrichemont, au contraire, toujours +dans une mesure parfaite, disait tout ce qu'il fallait dire, +et je ne sais comment, en étant si convenable, il trouvait le +moyen de me choquer à tout moment. Quelquefois, en écoutant +ces phrases si bien tournées, je regardais Mme de Nevers, et +je voyais sur ses lèvres un léger sourire, qui me prouvait que +le prince d'Enrichemont n'avait pas auprès d'elle plus de +succès qu'auprès de moi. J'eus à cette époque un chagrin +sensible. M. d'Herbelot se conduisit envers M. le maréchal +d'Olonne de la manière la plus indélicate. Ils avaient eu à +traiter ensemble une affaire relative au gouvernement de +Guienne, et, après des contestations assez vives, mon oncle +avait eu le dessous. Il restait quelques points en litige; mon +oncle crut le moment favorable pour le succès; il intrigua et +fit décider l'affaire en sa faveur. Je fus blessé au coeur de +ce procédé. + +Cependant les ballots, les paquets, remplirent bientôt les +vestibules et les cours de l'hôtel d'Olonne, quelques chariots +partirent en avant avec une partie de la maison, et M. le +maréchal d'Olonne et Mme de Nevers quittèrent Paris le +lendemain, ne voulant être accompagnés que de l'abbé Tercier. +Tout Paris était venu dans la soirée à l'hôtel d'Olonne; mais +M. le maréchal d'Olonne n'avait reçu que ses amis. Il +dédaignait cette insulte au pouvoir, dont les exemples étaient +alors si communs; il trouvait plus de dignité dans un +respectueux silence. Je l'imite, mais je ne doute pas qu'à +cette époque vous n'ayez entendu parler de l'exil de M. le +maréchal d'Olonne comme d'une grande injustice et d'un abus de +pouvoir fondé sur la plus étrange erreur. + + +Les affaires de M. le maréchal d'Olonne me retinrent huit +jours à Paris. Je partis enfin pour Faverange, et mon coeur +battit de joie en songeant que j'allais me trouver presque +seul avec celle que j'adorais. Joie coupable! indigne +personnalité! J'en ai été cruellement puni, et cependant le +souvenir de ces jours orageux que j'ai passés près d'elle sont +encore la consolation et le seul soutien de ma vie. + +J'arrivai à Faverange dans les premiers jours de mai. Le +maréchal d'Olonne se méprit à la joie si vive que je montrai +en le revoyant; il m'en sut gré, et je reçus ses éloges avec +embarras. S'il eût pu lire au fond de mon coeur, combien je lui +aurais paru coupable! Lorsque j'y réfléchis, je ne comprends +pas que M. le maréchal d'Olonne n'eût point encore deviné mes +sentiments secrets; mais la vieillesse et la jeunesse manquent +également de pénétration: l'une ne voit que ses espérances, et +l'autre que ses souvenirs. + +Faverange était ce vieux château où Mme de Nevers avait été +élevée et dont elle m'avait parlé une fois. Situé à quelques +lieues d'Uzerches, sur un rocher, au bord de la Corrèze, sa +position était ravissante. Un grand parc fort sauvage +environnait le château; la rivière qui baignait le pied des +terrasses fermait le parc de trois côtés. Une forêt de vieux +châtaigniers couvrait un espace considérable, et s'étendait +depuis le sommet du coteau jusqu'au bord de la rivière. Ces +arbres vénérables avaient donné leur ombre à plusieurs +générations. On appelait ce lieu la Châtaigneraie. La rivière, +les campagnes, les collines bleuâtres qui fermaient l'horizon, +tout me plaisait dans cet aspect; mais tout m'aurait plu dans +la disposition actuelle de mon âme. La solitude, la vie que +nous menions, l'air de paix, de contentement de Mme de Nevers, +tout me jetait dans cet état si doux où le présent suffit, où +l'on ne demande rien au passé ni à l'avenir, où l'on voudrait +faire durer le temps, retenir l'heure qui s'échappe et le jour +qui va finir. + +M. le maréchal d'Olonne, en arrivant à Faverange, avait établi +une régularité dans la manière de vivre qui laissait du temps +pour tout. Il avait annoncé qu'il recevrait très-peu de monde, +et, avec le bon esprit qui lui était propre, il s'était créé +des occupations qui avaient de l'intérêt, parce qu'elles +avaient un but utile. De grands défrichements, la construction +d'une manufacture, celle d'un hospice, occupaient une partie +de ses matinées; d'autres heures étaient employées dans son +cabinet à écrire des mémoires sur quelques parties de sa vie +plus consacrées aux affaires publiques. Le soir, tous réunis +dans le salon, M. le maréchal d'Olonne animait l'entretien par +ses souvenirs ou ses projets; les gazettes, les lectures, +fournissaient aussi à la conversation, et jamais un moment +d'humeur ne trahissait les regrets de l'ambition dans le grand +seigneur exilé, ni le dépit dans la victime d'une injustice. +Cette simplicité, cette égalité d'âme, n'étaient point un +effort dans M. le maréchal d'Olonne: il était si naturellement +au-dessus de toutes les prospérités et de tous les revers de +la fortune qu'il ne lui en coûtait rien de les dédaigner, et +si la faiblesse humaine, se glissant à son insu dans son coeur, +y eût fait entrer un regret de la vanité, il l'aurait raconté +naïvement et s'en serait moqué le premier. Cette grande bonne +foi d'un caractère élevé est un des spectacles les plus +satisfaisants que l'homme puisse rencontrer; il console et +honore ceux mêmes qui ne sauraient y atteindre. + +Je parlais un jour avec admiration à Mme de Nevers du +caractère de son père. "Vous avez, me dit-elle, tout ce qu'il +faut pour le comprendre. Le monde admire ce qui est bien, mais +c'est souvent sans savoir pourquoi; ce qui est doux, c'est de +retrouver dans une autre âme tous les éléments de la sienne, +et, quoi qu'on fasse, dit-elle, ces âmes se rapprochent: on +veut en vain les séparer! -- Ne dites pas cela! lui répondis-je; +je vous prouverais trop aisément le contraire. -- Peut-être +ce que vous me diriez fortifierait mon raisonnement, reprit-elle; +mais je ne veux pas le savoir." Elle se rapprocha de +l'abbé Tercier, qui était sa ressource pour ne pas rester +seule avec moi. + +Il était impossible qu'elle ne vît pas que je l'adorais: +quelquefois j'oubliais l'obstacle éternel qui nous séparait. +Dans cette solitude, le bonheur était le plus fort. La voir, +l'entendre, marcher près d'elle, sentir son bras s'appuyer sur +le mien, c'étaient autant de délices auxquelles je +m'abandonnais avec transport. Il faut avoir aimé pour savoir +jusqu'où peut aller l'imprévoyance; il semble que la vie soit +concentrée dans un seul point, et que tout le reste ne se +présente plus à l'esprit que comme des images effacées. C'est +avec effort que l'on appelle sa pensée sur d'autres objets, +et, dès que l'effort cesse, on rentre dans la nature de la +passion, dans l'oubli de tout ce qui n'est pas elle. + +Quelquefois je croyais que Mme de Nevers n'était pas +insensible à un sentiment qui ressemblait si peu à ce qu'elle +avait pu inspirer jusqu'alors; mais, par la bizarrerie de ma +situation, l'idée d'être aimé, qui aurait dû me combler de +joie, me glaçait de crainte. Je ne mesurais qu'alors la +distance qui nous séparait; je ne sentais qu'alors de combien +de manières il était impossible que je fusse heureux. Le +remords aussi entrait dans mon âme avec l'idée qu'elle pouvait +m'aimer. Jusqu'ici je l'avais adorée en secret, sans but, sans +projets, et sachant bien que cette passion ne pouvait me +conduire qu'à ma perte; mais enfin je n'étais responsable à +personne du choix que je faisais pour moi-même. Mais, si +j'étais aimé d'elle, combien je devenais coupable! Quoi! je +serais venu chez M. le maréchal d'Olonne, il m'aurait traité +comme un fils, et je n'aurais usé de la confiance qui +m'admettait chez lui que pour adorer sa fille, pour m'en faire +aimer, pour la précipiter peut-être dans les tourments d'une +passion sans espoir! Cette trahison me paraissait indigne de +moi, et l'idée d'être aimé, qui m'enivrait, ne pouvait +pourtant m'aveugler au point de voir une excuse possible à une +telle conduite; mais là encore l'amour était le plus fort: il +n'effaçait pas mes remords, mais il m'ôtait le temps d'y +penser. D'ailleurs, la certitude d'être aimé était bien loin +de moi, et le temps s'écoulait comme il passe à vingt-trois +ans, avec une passion qui vous possède entièrement. + +Un soir, la chaleur était étouffante; on n'avait pu sortir de +tout le jour; le soleil venait de se coucher, et l'on avait +ouvert les fenêtres pour obtenir un peu de fraîcheur. M. le +maréchal d'Olonne, l'abbé et deux hommes d'une petite ville +voisine assez instruits étaient engagés dans une conversation +sur l'économie politique; ils agitaient depuis une heure la +question du commerce des grains, et cela faisait une de ces +conversations pesantes où l'on parle longuement, où l'on suit +un raisonnement, où les arguments s'enchaînent et où +l'attention de ceux qui écoutent est entièrement absorbée; +mais rien aussi n'est si favorable à la rêverie de ceux qui +n'écoutent pas: ils savent qu'ils ne seront pas interrompus et +qu'on est trop occupé pour songer à eux. Mme de Nevers s'était +assise dans l'embrasure d'une des fenêtres pour respirer l'air +frais du soir; un grand jasmin qui tapissait le mur de ce côté +du château montait dans la fenêtre et s'entrelaçait dans le +balcon. Debout à deux pas derrière elle, je voyais son profil +charmant se dessiner sur un ciel d'azur encore doré par les +derniers rayons du couchant; l'air était rempli de ces petites +particules brillantes qui nagent dans l'atmosphère à la fin +d'un jour chaud de l'été; les coteaux, la rivière, la forêt, +étaient enveloppés d'une vapeur violette qui n'était plus le +jour et qui n'était pas encore l'obscurité. Une vive émotion +s'empara de mon coeur. De temps en temps un souffle d'air +arrivait à moi; il m'apportait le parfum du jasmin, et ce +souffle embaumé semblait s'exhaler de celle qui m'était si +chère! Je le respirais avec avidité. La paix de ces campagnes, +l'heure, le silence, l'expression de ce doux visage, si fort +en harmonie avec ce qui l'entourait, tout m'enivrait d'amour. +Mais bientôt mille réflexions douloureuses se présentèrent à +moi. "Je l'adore, pensai-je, et je suis pour jamais séparé +d'elle! Elle est là, je passe ma vie près d'elle, elle lit +dans mon coeur, elle devine mes sentiments, elle les voit peut-être +sans colère: eh bien! jamais, jamais, nous ne serons rien +l'un à l'autre! La barrière qui nous sépare est +insurmontable... Je ne puis que l'adorer; le mépris la +poursuivrait dans mes bras! Et cependant nos coeurs sont créés +l'un pour l'autre. Et n'est-ce pas là peut-être ce qu'elle a +voulu dire l'autre jour!" Un mouvement irrésistible me +rapprocha d'elle; j'allai m'asseoir sur cette même fenêtre où +elle était assise, et j'appuyai ma tête sur le balcon. Mon +coeur était trop plein pour parler. "Edouard, me dit-elle, +qu'avez-vous? -- Ne le savez-vous pas?" lui dis-je. Elle fut un +moment sans répondre; puis elle me dit: "Il est vrai, je le +sais; mais, si vous ne voulez pas m'affliger, ne soyez pas +ainsi malheureux. Quand vous souffrez, je souffre avec vous; +ne le savez-vous pas aussi? -- Je devrais être heureux de ce +que vous me dites, répondis-je, et cependant je ne le puis. -- +Quoi! dit-elle, si nous passions notre vie comme nous avons +passé ces deux mois, vous seriez malheureux?" je n'osai lui +dire que oui; je cueillis des fleurs de ces jasmins qui +l'entouraient et qu'on ne distinguait plus qu'à peine; je les +lui donnai, je les lui repris, puis je les couvris de mes +baisers et de mes larmes. Bientôt j'entendis qu'elle pleurait, +et je fus au désespoir. "Si vous êtes malheureuse, lui dis-je, +combien je suis coupable! Dois-je donc vous fuir? -- Ah! dit-elle, +il est trop tard." On apporta des lumières, je m'enfuis +du salon; je me trouvais si à plaindre! et pourtant j'étais si +heureux que mon âme était entièrement bouleversée. + +Je sortis du château, mais sans pouvoir m'en éloigner; +j'errais sur les terrasses, je m'appuyais sur ces murs qui +renfermaient Mme de Nevers, et je m'abandonnais à tous les +transports de mon coeur. Etre aimé, aimé d'elle! Elle me +l'avait presque dit, mais je ne pouvais le croire. Elle a +pitié de moi, me disais-je: voilà tout; mais n'est-ce pas +assez pour être heureux! Elle n'était plus à la fenêtre; je +vis de la lumière dans une tour qui formait l'un des angles du +château. Cette lumière venait d'un cabinet d'étude qui +dépendait de l'appartement de Mme de Nevers. Un escalier +tournant, pratiqué dans une tourelle, conduisait de la +terrasse à ce cabinet. La porte était ouverte, je m'en +rapprochai involontairement; mais à peine eus-je franchi les +premières marches que je m'arrêtai tout à coup. "Que vais-je +faire? pensai-je; lui déplaire peut-être, l'irriter!" Je +m'assis sur les marches; mais bientôt, entraîné par ma +faiblesse, je montai plus haut. "Je n'entrerai pas, me disais-je; +je resterai à la porte, je l'entendrai seulement, et je me +sentirai près d'elle." Je m'assis sur la dernière marche, à +l'entrée d'une petite pièce qui précédait le cabinet. Mme de +Nevers était dans ce cabinet! Bientôt je l'entendis marcher, +puis s'arrêter, puis marcher encore. Mon coeur, plein d'elle, +battait dans mon sein avec une affreuse violence. Je me levai, +je me rassis, sans savoir ce que je voulais faire. En ce +moment sa porte s'ouvrit: "Agathe, dit-elle, est-ce vous? -- +Non, répondis-je; me pardonnerez-vous? J'ai vu de la lumière +dans ce cabinet... j'ai pensé que vous y étiez... Je ne sais +comment je suis ici. -- Edouard, dit-elle, venez. J'allais vous +écrire; il vaut mieux que je vous parle, et peut-être que +j'aurais dû vous parler plus tôt." Je vis qu'elle avait +pleuré. "Je suis bien coupable, lui dis-je; je vous offense en +vous aimant, et cependant que puis-je faire? Je n'espère rien, +je ne demande rien: je sais trop bien que je ne puis être que +malheureux. Mais dites-moi seulement que, si le sort m'eût +fait votre égal, vous ne m'eussiez pas défendu de vous aimer? +-- Pourquoi ce doute? me dit-elle; ne savez-vous pas, Edouard, +que je vous aime? Nos deux coeurs se sont donnés l'un à l'autre +en même temps; je ne me suis fait aucune illusion sur la folie +de cet attachement; je sais qu'il ne peut que nous perdre. +Mais comment fuir sa destinée? L'absence eût guéri un +sentiment ordinaire: j'allai près de mon amie chercher de +l'appui contre cette passion qui fera, Edouard, le malheur de +tous deux. Eugénie employa toute la force de sa raison pour me +démontrer la nécessité de combattre mes sentiments. Hélas! +vous n'ignorez pas tout ce qui nous sépare! Je crus qu'elle +m'avait persuadée; je revins à Paris armée de sa sagesse bien +plus que de la mienne. Je pris la résolution de vous fuir; je +cherchai la distraction dans ce monde où j'étais sûre de ne +pas vous trouver. Quelle profonde indifférence je portais dans +tous ces lieux où vous n'étiez pas, où vous ne pouviez jamais +venir! Ces portes s'ouvraient sans cesse, et ce n'était jamais +pour vous! Le duc de L... me plaisantait souvent sur mes +distractions. En effet, je sentais bien que je pouvais obéir +aux conseils d'Eugénie et conduire ma personne au bal; mais, +Edouard, n'avez-vous jamais senti que mon âme était errante +autour de vous, que la meilleure moitié de moi-même restait +près de vous, qu'elle ne pouvait pas vous quitter?" Je tombai +à ses pieds. Ah! si j'avais osé la serrer dans mes bras! Mais +je n'avais que de froides paroles pour peindre les transports +de mon coeur. Je lui redis mille fois que j'étais heureux; que +je défiais tous les malheurs de m'atteindre; que ma vie se +passerait près d'elle à l'aimer, à lui obéir; qu'elle ne +pouvait rien m'imposer qui ne me parût facile. En effet, mes +chagrins, mes remords, son rang, ma position, la distance qui +nous séparait, tout avait disparu; il me semblait que je +pouvais tout supporter, tout braver, et que j'étais +inaccessible à tout ce qui n'était pas l'ineffable joie d'être +aimé de Mme de Nevers. "Je ne vous impose qu'une loi, me +dit-elle: c'est la prudence. Que mon père ne puisse jamais +soupçonner nos sentiments: vous savez assez que, s'il en avait +la moindre idée, il se croirait profondément offensé; son +bonheur, son repos, la paix de notre intérieur, seraient +détruits sans retour. C'est de cela que je voulais vous +parler, ajouta-t-elle en rougissant. Voyez, Edouard, si je +dois ainsi rester seule avec vous? Je vous ai dit tout ce que +je ne voulais pas vous dire. Hélas! nous ne savons que trop +bien à présent ce qui est au fond de nos coeurs! Ne nous voyons +plus seuls. -- Je vais vous quitter, lui dis-je; ne m'enviez +pas cet instant de bonheur... Est-il donc déjà fini?" + +L'enchantement d'être aimé suspendit en moi pour quelques +jours toute espèce de réflexion: j'étais devenu incapable d'en +faire. Chacune des paroles de Mme de Nevers s'était gravée +dans mon souvenir et y remplaçait mes propres pensées; je les +répétais sans cesse, et le même sentiment de bonheur les +accompagnait toujours. J'oubliais tout: tout se perdait dans +cette idée ravissante que j'étais aimé; que nos deux coeurs +s'étaient donnés l'un à l'autre en même temps; que, malgré +tous ses efforts, elle n'avait pu se détacher de moi; qu'elle +m'aimait; qu'elle avait accepté mon amour; que ma vie +s'écoulerait près d'elle; que la certitude d'être aimé me +tiendrait lieu de tout bonheur. Je le croyais de bonne foi, et +il me paraissait impossible que la félicité humaine pût aller +au delà de ce que Mme de Nevers venait de me faire éprouver +lorsqu'elle m'avait dit que, même absente, son âme était +errante autour de moi. + +Cet enivrement aurait peut-être duré longtemps si M. le +maréchal d'Olonne, qui se plaisait à louer ceux qu'il aimait, +n'eût voulu un soir faire mon éloge. Il parlait à quelques +voisins qui avaient dîné à Faverange; j'avais essayé de sortir +dès le commencement de la conversation, mais il m'avait forcé +de rester. Ah! quel supplice il m'imposait! M'entendre vanter +pour ma délicatesse, pour ma reconnaissance, pour mon +dévouement! Il n'en fallait pas tant pour rappeler ma raison +égarée et pour faire rentrer le remords dans mon âme. Il s'en +empara avec violence, et me déchira d'autant plus que j'avais +pu l'oublier un moment; mais, par une bizarrerie de mon +caractère, j'éprouvai une sorte de joie de voir pourtant que +je sentais encore ce que devait sentir un homme d'honneur; que +la passion m'entraînait sans m'aveugler, et que du moins Mme +de Nevers ne m'avait pas encore ôté le regret des vertus que +je perdais pour elle. J'essayai de me dire qu'un jour je la +fuirais. Fuir Mme de Nevers! m'en séparer! Je ne pouvais en +soutenir la pensée, et cependant j'avais besoin de me dire que +dans l'avenir j'étais capable de ce sacrifice. Non, je ne +l'étais pas; j'ai senti plus tard que m'arracher d'auprès +d'elle, c'était aussi m'arracher la vie. + +Il était impossible qu'un coeur déchiré comme l'était le mien +pût donner ni recevoir un bonheur paisible. Mme de Nevers me +reprochait l'inégalité de mon humeur. Elle qui n'avait besoin +que d'aimer pour être heureuse, tout était facile de sa part: +c'était elle qui faisait les sacrifices; mais moi, qui +l'adorais et qui étais certain de ne la posséder jamais, +dévoré de remords, obligé de cacher à tous les yeux cette +passion sans espoir, qui ferait ma honte si le hasard la +dévoilait à M. le maréchal d'Olonne! Que me dirait-il? que je +devais fuir? Il aurait raison, et je sentais que je n'avais +d'autre excuse qu'une faiblesse indigne d'un honnête homme, +indigne de mon père, indigne de moi-même; mais cette faiblesse +me maîtrisait entièrement: j'adorais Mme de Nevers, et un de +ses regards payait toutes mes douleurs. Grand Dieu! je n'ose +dire qu'il effaçait tous mes remords. + +On passait ordinairement les matinées dans une grande +bibliothèque, que M. le maréchal d'Olonne avait fait arranger +depuis qu'il était à Faverange. On venait de recevoir de Paris +plusieurs caisses remplies de livres, de gravures, de cartes +géographiques, et un globe fort grand et fort beau +nouvellement tracé d'après les découvertes récentes de Cook et +de Bougainville. Tous ces objets avaient été placés sur des +tables, et M. le maréchal d'Olonne, après les avoir examinés +avec soin, sortit, emmenant avec lui l'abbé Tercier. + +Je demeurai seul avec Mme de Nevers, et nous restâmes quelque +temps, debout devant une table, à faire tourner ce globe avec +l'espèce de rêverie qu'inspire toujours l'image, même si +abrégée, de ce monde que nous habitons. Mme de Nevers fixa ses +regards sur le grand Océan pacifique et sur l'archipel des +îles de la Société, et elle remarqua cette multitude de petits +points qui ne sont marqués que comme des écueils. Je lui +racontai quelque chose du voyage de Cook que je venais de +lire, et des dangers qu'il avait courus dans ces régions +inconnues par ces bancs de corail que nous voyons figurés sur +le globe, et qui entourent cet archipel comme pour lui servir +de défense contre l'Océan. J'essayai de décrire à Mme de +Nevers quelques-unes de ces îles charmantes; elle me montra du +doigt une des plus petites, située un peu au nord du tropique, +et entièrement isolée. "Celle-ci, lui dis-je, est déserte; +mais elle mériterait des habitants: le soleil ne la brûle +jamais, de grands palmiers l'ombragent; l'arbre à pain, le +bananier, l'ananas, y produisent inutilement leurs plus beaux +fruits; ils mûrissent dans la solitude, ils tombent, et +personne ne les recueille. On n'entend d'autre bruit, dans +cette retraite, que le murmure des fontaines et le chant des +oiseaux; on n'y respire que le doux parfum des fleurs; tout +est harmonie, tout est bonheur dans ce désert. Ah! lui dis-je, +il devrait servir d'asile à ceux qui s'aiment. Là, on serait +heureux des seuls biens de la nature, on ne connaîtrait pas la +distinction des rangs, ni l'infériorité de la naissance; là, +on n'aurait pas besoin de porter d'autres noms que ceux que +l'amour donne, on ne serait pas déshonoré de porter le nom de +ce qu'on aime!" Je tombai sur une chaise en disant ces mots; +je cachai mon visage dans mes mains, et je sentis bientôt +qu'il était baigné de mes larmes. Je n'osais lever les yeux +sur Mme de Nevers. "Edouard, me dit-elle, est-ce un reproche? +Pouvez-vous croire que j'appellerais un sacrifice ce qui me +donnerait à vous? Sans mon père, croyez-vous que j'eusse +hésité?" Je me prosternai à ses pieds; je lui demandai pardon +de ce que j'avais osé lui dire: "Lisez dans mon coeur, lui +dis-je; concevez, s'il est possible, une partie de ce que je +souffre, de ce que je vous cache... Si vous me plaignez, je +serai moins malheureux." + +Cette île imaginaire devint l'objet de toutes mes rêveries. +Dupe de mes propres fictions, j'y pensais sans cesse; j'y +transportais en idée celle que j'aimais. Là, elle +m'appartenait; là, elle était à moi, toute à moi! Je vivais de +ce bonheur chimérique; je la fuyais elle-même pour la +retrouver dans cette création de mon imagination, ou, loin de +ces lois sociales, cruelles et impitoyables, je me livrais à +de folles illusions d'amour, qui me consolaient un moment, +pour m'accabler ensuite d'une nouvelle et plus poignante +douleur. + +Il était impossible que ces violentes agitations n'altérassent +pas ma santé: je me sentais dépérir et mourir; d'affreuses +palpitations me faisaient croire quelquefois que je touchais à +la fin de ma vie, et j'étais si malheureux que j'en voyais le +terme avec joie. Je fuyais Mme de Nevers; je craignais de +rester seul avec elle, de l'offenser peut-être en lui montrant +une partie des tourments qui me déchiraient. + +Un jour, elle me dit que je lui tenais mal la promesse que je +lui avais faite d'être heureux du seul bonheur d'être aimé +d'elle. "Vous êtes mauvais juge de ce que je souffre, lui dis-je, +et je ne veux pas vous l'apprendre. Le bonheur n'est pas +fait pour moi, je n'y prétends pas; mais dites-moi seulement, +dites-moi une fois que vous me regretterez quand je ne serai +plus, que ce tombeau qui me renfermera bientôt attirera +quelquefois vos pas; dites que vous eussiez souhaité qu'il n'y +eût pas d'obstacle entre nous." Je la quittai sans attendre sa +réponse; je n'étais plus maître de moi; je sentais que je lui +dirais peut-être ce que je ne voulais pas lui dire, et la +crainte de lui déplaire régnait dans mon âme autant que mon +amour et que ma douleur. Je m'en allais dans la campagne; je +marchais des journées entières, dans l'espérance de fuir deux +pensées déchirantes qui m'assiégeaient tour à tour: l'une, que +je ne posséderais jamais celle que j'aimais; l'autre, que je +manquais à l'honneur en restant chez M. le maréchal d'Olonne. +Je voyais l'ombre de mon père me reprocher ma conduite, me +demander si c'était là le fruit de ses leçons et de ses +exemples; puis à cette vision terrible succédait la douce +image de Mme de Nevers: elle ranimait pour un moment ma triste +vie; je fermais les yeux pour que rien ne vînt me distraire +d'elle. Je la voyais, je me pénétrais d'elle; elle devenait +comme la réalité, elle me souriait, elle me consolait, elle +calmait par degré mes douleurs, elle apaisait mes remords. +Quelquefois je trouvais le sommeil dans les bras de cette +ombre vaine; mais, hélas! j'étais seul à mon réveil! O mon +Dieu! si vous m'eussiez donné seulement quelques jours de +bonheur! Mais jamais, jamais! tout était inutile; et ces deux +coeurs formés l'un pour l'autre, pétris du même limon, pénétrés +du même amour, le sort impitoyable les séparait pour toujours! + +Un soir, revenant d'une de ces longues courses, je m'étais +assis à l'extrémité de la Châtaigneraie, dans l'enceinte du +parc, mais cependant fort loin du château. J'essayais de me +calmer avant que de rentrer dans ce salon où j'allais +rencontrer les regards de M. le maréchal d'Olonne, lorsque je +vis de loin Mme de Nevers qui s'avançait vers moi. Elle +marchait lentement sous les arbres, plongée dans une rêverie +dont j'osai me croire l'objet: elle avait ôté son chapeau, ses +beaux cheveux tombaient en boucles sur ses épaules; son +vêtement léger flottait autour d'elle; son joli pied se posait +sur la mousse si légèrement qu'il ne la foulait même pas; elle +ressemblait à la nymphe de ces bois. Je la contemplais avec +délices; jamais je ne m'étais encore senti entraîné vers elle +avec tant de violence; le désespoir auquel je m'étais livré +tout le jour avait redoublé l'empire de la passion dans mon +coeur. Elle vint à moi, et, dès que j'entendis le son de sa +voix, il me sembla que je reprenais un peu de pouvoir sur +moi-même. "Où avez-vous donc passé la journée? me demanda-t-elle; +ne craignez-vous pas que mon père ne s'étonne de ces longues +absences? -- Qu'importe! lui répondis-je; mon absence bientôt +sera éternelle. -- Edouard, me dit-elle, est-ce donc là les +promesses que vous m'aviez faites? -- Je ne sais ce que j'ai +promis, lui dis-je; mais la vie m'est à charge: je n'ai plus +d'avenir, et je ne vois de repos que dans la mort. Pourquoi +s'en effrayer? Lui dis-je; elle sera plus bienfaisante pour +moi que la vie. Il n'y a pas de rangs dans la mort, je n'y +retrouverai pas l'infériorité de ma naissance, qui m'empêche +d'être à vous, ni mon nom obscur: tous portent le même nom +dans la mort! Mais l'âme ne meurt pas, elle aime encore après +la vie, elle aime toujours. Pourquoi dans cet autre monde ne +serions nous pas unis? -- Nous le serons dans celui-ci, me +dit-elle. Edouard, mon parti est pris: je serai à vous, je serai +votre femme. Hélas! c'est mon bonheur aussi bien que le vôtre +que je veux! Mais dites-moi que je ne verrai plus votre visage +pâle et décomposé comme il l'est depuis quelque temps; +dites-moi que vous reviendrez à la vie, à l'espérance; dites-moi que +vous serez heureux. -- Jamais! m'écriai-je avec désespoir. +Grand Dieu! c'est donc quand vous me proposez le comble de la +félicité que je dois me trouver le plus malheureux de tous les +hommes!... Moi, vous épouser! Moi, vous faire déchoir! vous +rendre l'objet du mépris! changer l'éclat de votre rang contre +mon obscurité! vous faire porter mon nom inconnu! -- Eh! +qu'importe? dit-elle; j'aime mieux ce nom que tous ceux de +l'histoire; je m'honorerai de le porter, il est le nom de ce +que j'aime. Edouard! ne sacrifiez pas notre bonheur à une +fausse délicatesse. -- Ah! ne me parlez pas de bonheur, lui +dis-je; point de bonheur avec la honte! Moi, trahir l'honneur! +trahir M. le maréchal d'Olonne! Je ne pourrais seulement +soutenir son regard! Déjà je voudrais me cacher à ses yeux! De +quelle juste indignation ne m'accablerait-il pas! Le +déshonneur! c'est comme l'impossible; rien à ce prix! -- Eh +bien, Edouard, dit-elle, il faudra donc nous séparer?" Je +demeurai anéanti. "Vous voulez ma mort, lui dis-je; vous avez +raison, elle seule peut tout arranger. Oui, je vais partir; je +me ferai soldat, je n'aurai pas besoin pour cela de prouver ma +noblesse; j'irai me faire tuer. Ah! que la mort me sera douce! +Je bénirais celui qui me la donnerait en ce moment." Je ne +regardais pas Mme de Nevers en prononçant ces affreuses +paroles. Hélas! la vie semblait l'avoir abandonnée. Pâle, +glacée, immobile, je crus un moment qu'elle n'existait plus; +je compris alors qu'il y avait encore d'autres malheurs que +ceux qui m'accablaient! A ses pieds, j'implorai son pardon; je +repris toutes mes paroles, je lui jurai de vivre, de vivre +pour l'adorer, son esclave, son ami, son frère; nous +inventions tous les doux noms qui nous étaient permis. "Viens, +me dit-elle en se jetant à genoux; prions ensemble; demandons +à Dieu de nous aimer dans l'innocence, de nous aimer ainsi +jusqu'à la mort!" Je tombai à genoux à côté d'elle; j'adorai +cet ange presque autant que Dieu même; elle était un souffle +émané de lui; elle avait la beauté, l'angélique pureté des +enfants du Ciel. Comment un désir coupable m'aurait-il atteint +près d'elle? elle était le sanctuaire de tout ce qui était +pur. Mais loin d'elle, hélas! je redevenais homme, et j'aurais +voulu la posséder ou mourir. + +Nous entrâmes bientôt dans la lutte la plus singulière et la +plus pénible, elle pour me déterminer à l'épouser, et moi pour +lui prouver que l'honneur me défendait cette félicité que +j'eusse payée de mon sang et de ma vie. Que ne me dit-elle pas +pour me faire accepter le don de sa main! Le sacrifice de son +nom, de son rang ne lui coûtait rien; elle me le disait, et +j'en étais sûr. Tantôt elle m'offrait la peinture séduisante +de notre vie intérieure. "Retirés, disait-elle, dans notre +humble asile, au fond de nos montagnes, heureux de notre +amour, en paix avec nous-mêmes, saurons-nous seulement si l'on +nous blâme dans le monde?" Et elle disait vrai, et je +connaissais assez la simplicité de ses goûts pour être certain +qu'elle eût été heureuse, sous notre humble toit, avec mon +amour et l'innocence. Quelquefois elle me disait: "Il se peut +que j'offense, en vous aimant, les convenances sociales; mais +je n'offense aucune des lois divines: je suis libre, vous +l'êtes aussi, ou plutôt nous ne le sommes plus ni l'un ni +l'autre. Y a-t-il, Edouard, un lien plus sacré qu'un +attachement comme le nôtre? Que ferions-nous dans la vie, +maintenant, si nous n'étions pas unis? Pourrions-nous faire le +bonheur de personne?" Je ne puis dire ce que me faisait +éprouver un pareil langage: je n'étais pas séduit, je n'étais +pas même ébranlé; mais je l'écoutais comme on prête l'oreille +à des sons harmonieux qui bercent et endorment les douleurs. +Je n'essayais pas de lui répondre; je l'écoutais, et ses +paroles enchanteresses tombaient comme un baume sur mes +blessures. Mais, par une bizarrerie que je ne saurais +expliquer, quelquefois ces mêmes paroles produisaient en moi +un effet tout contraire, et elles me jetaient dans un profond +désespoir. Inconséquence des passions! le bonheur d'être aimé +me consolait de tout ou mettait le comble à mes maux. Mme de +Nevers quelquefois feignait de douter de mon amour. "Vous +m'aimez bien peu, disait-elle, si je ne vous console pas des +mépris du monde. -- J'oublierais tout à vos pieds, lui disais-je, +hors le déshonneur, hors le blâme dont je ne pourrais pas +vous sauver. Je le sais bien, que les maux de la vie ne vous +atteindraient pas dans mes bras; mais le blâme n'est pas comme +les autres blessures, sa pointe aiguë arriverait à mon coeur +avant que de passer au vôtre; mais elle vous frapperait malgré +moi, et j'en serais la cause. De quel nom ne flétrirait-on pas +le sentiment qui nous lie? Je serais un vil séducteur, et vous +une fille dénaturée. Ah! n'acceptons pas le bonheur au prix de +l'infamie! Tâchons de vivre encore comme nous vivons, ou +laissez-moi vous fuir et mourir. Je quitterai la vie sans +regret: qu'a-t-elle qui me retienne? Je désire la mort plutôt; +je ne sais quel pressentiment me dit que nous serons unis +après la mort, qu'elle sera le commencement de notre éternelle +union." + +Nos larmes finissaient ordinairement de telles conversations; +mais, quoique le sujet en fût si triste, elles portaient en +elles je ne sais quelle douceur qui vient de l'amour même. Il +est impossible d'être tout à fait malheureux quand on s'aime, +qu'on se le dit, qu'on est près l'un de l'autre. Ce bien-être +ineffable que donne la passion ne saurait être détruit que par +le changement de ceux qui l'éprouvent, car la passion est plus +forte que tous les malheurs qui ne viennent pas d'elle-même. + +Cependant nous sentions la nécessité de nous distraire +quelquefois de ces pensées douloureuses pour conserver la +force de les supporter. Nous essayâmes de lire ensemble, de +fixer sur d'autres objets que nous-mêmes nos idées et nos +réflexions; mais l'imagination préoccupée par l'amour +ressemble à cette forêt enchantée que nous peint le Tasse, et +dont toutes les issues ramenaient toujours dans le même lieu. +La passion répond à tout, et tout ramène à elle. Si nous +trouvions dans nos lectures quelques sentiments exprimés avec +vérité, c'est qu'ils nous rappelaient les nôtres; si les +descriptions de la nature avaient quelque charme pour nous, +c'est qu'elles retraçaient à nos coeurs l'image de la solitude +où nous eussions voulu vivre. Je trouvais à Mme de Nevers la +beauté et la modestie de l'Eve de Milton, la tendresse de +Juliette, et le dévouement d'Emma. + +La passion, qui produit tous les fruits de la faiblesse, est +cependant ce qui met l'homme de niveau avec tout ce qui est +grand, noble, élevé. Il nous semblait quelquefois que nous +étions capables de tout ce que nous lisions de sublime: rien +ne nous étonnait, et l'idéal de la vie nous semblait l'état +naturel de nos coeurs, tant nous vivions facilement dans cette +sphère élevée des sentiments généreux. Mais quelquefois aussi +un mot qui nous rappelait trop vivement notre propre +situation, ou ces tableaux touchants de l'amour dans le +mariage, qu'on rencontre si fréquemment dans la poésie +anglaise, me précipitaient du faîte de mes illusions dans un +violent désespoir. Mme de Nevers alors me consolait, essayait +de nouveau de me convaincre qu'il n'était pas impossible que +nous fussions heureux, et la même lutte se renouvelait entre +nous et apportait avec elle les mêmes douleurs et les mêmes +consolations. + + +Il y avait environ six mois que M. le maréchal d'Olonne était +à Faverange, et nous touchions aux derniers jours de +l'automne, lorsqu'un soir, comme on allait se retirer, on +entendit un bruit inaccoutumé autour du château: les chiens +aboyaient, les grilles s'ouvraient, les chaînes des ponts +faisaient entendre leur claquement en s'abaissant, les fouets +des postillons, le hennissement des chevaux, tout annonçait +l'arrivée de plusieurs voitures en poste. Je regardai Mme de +Nevers: le même pressentiment nous avait fait pâlir tous deux, +mais nous n'eûmes pas le temps de nous communiquer notre +pensée. La porte s'ouvrit, et le duc de L... et le prince +d'Enrichemont parurent. Leur présence disait tout, car M. le +maréchal d'Olonne avait annoncé qu'il ne voulait recevoir +aucune visite tant que durerait son exil, et il n'était venu à +Faverange que deux ou trois vieux amis, qui même n'y avaient +fait que peu de séjour. M. le maréchal d'Olonne était en effet +rappelé. Le duc de L... le lui annonça avec le bon coeur et la +bonne grâce qu'il mettait à tout, et le prince d'Enrichemont +recommença à dire toutes ces choses convenables que Mme de +Nevers ne pouvait lui pardonner. Il en avait toujours de +prêtes pour la joie comme pour la douleur, et il n'en fut +point avare en cette occasion. Il s'adressait plus +particulièrement à Mme de Nevers. Elle répondait en +plaisantant. La conversation s'animait entre eux, et je +retrouvais ces anciennes souffrances que je ne connaissais +plus depuis six mois; seulement elles me paraissaient encore +plus cruelles par le souvenir du bonheur dont j'avais joui +près de Mme de Nevers, seul en possession du moins de ce +charme de sociabilité qui n'appartenait qu'à elle: à présent +il fallait le partager avec ces nouveaux venus, et, pour que +rien ne me manquât, je retrouvais encore leur politesse, +cérémonieuse de la part du prince d'Enrichemont, cordiale de +la part du duc de L..., mais enfin me faisant toujours +ressouvenir et de ce qu'ils étaient et de ce que j'étais moi-même. + +La conversation s'établit sur les nouvelles de la société, sur +Paris, sur Versailles. Il était simple que M. le maréchal +d'Olonne fût curieux de savoir mille détails que personne +depuis longtemps n'avait pu lui apprendre; mais j'éprouvais un +sentiment de souffrance inexprimable en me sentant si étranger +à ce monde dans lequel Mme de Nevers allait de nouveau passer +sa vie. Le prince d'Enrichemont conta que la reine avait dit +qu'elle espérait que Mme de Nevers serait de retour pour le +premier bal qu'elle donnerait à Trianon. Le duc de L... parla +du voyage de Fontainebleau, qui venait de finir. Je ne pouvais +m'étonner que Mme de Nevers s'occupât de personnes qu'elle +connaissait, de la société dont elle faisait partie; mais +cette conversation était si différente de celles que nous +avions ordinairement ensemble qu'elle me faisait l'effet d'une +langue inconnue, et j'éprouvais une sensation pénible en +voyant cette langue si familière à celle que j'aimais. Hélas! +j'avais oublié qu'elle était la sienne, et le doux langage de +l'amour que nous parlions depuis si longtemps, avait effacé +tout le reste. + +Le duc de L..., qu'on ne fixait jamais longtemps sur le même +sujet, revint à parler de Faverange, et s'engoua de tout ce +qu'il voyait, de l'aspect du château par le clair de lune, de +l'escalier gothique, surtout de la salle où nous étions. Il +admira la vieille boiserie de chêne, noir et poli comme +l'ébène, qui portait dans chacun de ses panneaux un chevalier +armé de toutes pièces, sculptés en relief, avec le nom et la +devise du chevalier, sculptés aussi au bas du panneau. Le duc +de L... lut les devises et plaisanta sur la délivrance de Mme +de Nevers, enfermée dans ce donjon gothique comme une +princesse du temps de la chevalerie. Il lui demanda si elle ne +s'était pas bien ennuyée depuis six mois. "Non sans doute, +dit-elle, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse, et je +suis sûre que mon père quittera Faverange avec regret. -- Oui, +dit M. le maréchal d'Olonne, le souvenir du temps que j'ai +passé ici sera toujours un des plus doux de ma vie. Il y a +deux manières d'être heureux, ajouta M. le maréchal d'Olonne: +on l'est par le bonheur qu'on éprouve ou par celui qu'on fait +éprouver. S'occuper du perfectionnement moral et du bien-être +physique d'un grand nombre d'hommes est certainement la source +des jouissances les plus pures et les plus durables, car le +plaisir dont on se lasse le moins est celui de faire le bien, +et surtout un bien qui doit nous survivre." Je fus frappé au +dernier point de ce peu de paroles. Une pensée traversa mon +esprit. Quoi! M. le maréchal d'Olonne, si je lui ravissais sa +fille, aurait encore une autre manière d'être heureux; et moi, +grand Dieu! en perdant Mme de Nevers, je sentais que tout +était fini pour moi dans la vie! Avenir, repos, vertu même, +tout me devenait indifférent; et jusqu'à ce fantôme d'honneur +auquel je me sacrifiais, je sentais qu'il ne me serait plus +rien si je me séparais d'elle. La mort seule alors deviendrait +ma consolation et mon but: rien n'était plus rien pour moi +dans le monde; le monde lui-même n'était plus qu'un désert et +un tombeau. Cette idée que M. le maréchal d'Olonne serait +heureux sans sa fille était le piége le plus dangereux qu'on +eût encore pu m'offrir. + +Deux jours après l'arrivée des deux amis, M. le maréchal +d'Olonne quitta Faverange. Avec quelle douleur je m'arrachai +de ce lieu où Mme de Nevers m'avait avoué qu'elle m'aimait! Je +ne partis que quelques heures après elle; je les employai à +dire un tendre adieu à tout ce qui restait d'elle. J'entrai +dans le cabinet de la tour, dans ce cabinet où elle n'était +plus; je me mis à genoux devant le siége qu'elle occupait; je +baisais ce qu'elle avait touché; je m'emparais de ce qu'elle +avait oublié; je pressais sur mon coeur ces vestiges qu'avait +laissés sa présence. Hélas! c'était tout ce qu'il m'était +permis de posséder d'elle, mais ils m'étaient chers comme +elle-même, et je ne pouvais m'arracher de ces murs qui +l'avaient entourée, de ce siége où elle s'était assise, de cet +air qu'elle avait respiré. Je savais bien que je serais moins +avec elle où j'allais la retrouver que je ne l'étais en ce +moment dans cette solitude remplie de son image: un triste +pressentiment me disait que j'avais passé à Faverange les +seuls jours heureux que le ciel m'eût destinés. + +En arrivant à l'hôtel d'Olonne, j'éprouvai un premier chagrin: +Mme de Nevers était sortie. Je parcourus ces grands salons +déserts avec une profonde tristesse. Le souvenir de la mort de +mon père se réveilla dans mon coeur. Je ne sais pourquoi cette +maison semblait me présager de nouveaux malheurs. J'allai dans +ma chambre: j'y retrouvai le portrait de Mme de Nevers enfant. +Sa vue me consola un peu, et je restai à le contempler jusqu'à +l'heure du souper. Alors je descendis dans le salon: je le +trouvai plein de monde. Mme de Nevers faisait les honneurs de +ce cercle avec sa grâce accoutumée, mais je ne sais quel nuage +de tristesse couvrait son front. Quand elle m'aperçut, il se +dissipa tout à coup. Magie de l'amour! j'oubliai toutes mes +peines; je me sentis fier de ses succès, de l'admiration qu'on +montrait pour elle. Si j'eusse pu lui ôter une nuance de ce +rang qui nous séparait pour toujours, je n'y aurais pas +consenti. En ce moment, je jouissais de la voir au-dessus de +tous encore plus que je ne souhaitais de la posséder, et +j'éprouvais pour elle un enivrement d'orgueil dont j'étais +incapable pour moi-même. Si j'avais pu ainsi m'oublier +toujours, j'aurais été moins malheureux; mais cela était +impossible: tout me froissait, tout blessait ma fierté. Ce que +j'enviais le plus dans une position élevée, c'est le repos que +je me figurais qu'on devait y éprouver; c'était de ne compter +avec personne et d'être à sa place partout. Cette inquiétude, +ce malaise d'amour-propre, aurait été un véritable malheur si +un sentiment bien plus fort m'eût laissé le temps de m'y +livrer; mais je pensais trop à Mme de Nevers pour que les +chagrins de ma vanité fussent durables, et je les sentais +surtout parce qu'ils étaient une preuve de plus de +l'impossibilité de notre union. Tout ce qui me rabaissait +m'éloignait d'elle, et cette réflexion ajoutait une nouvelle +amertume à des sentiments déjà si amers. + +J'occupai, à mon retour de Faverange, la place que M. le +maréchal d'Olonne m'avait fait obtenir aux affaires +étrangères, et qu'on m'avait conservée par considération pour +lui. Le travail n'en était pas assujettissant, et cependant je +le faisais avec négligence. La passion rend surtout incapable +d'une application suivie: c'est avec effort qu'on écarte de +soi une pensée qui suffit au bonheur, et tout ce qui distrait +d'un objet adoré semble un vol fait à l'amour. Cependant ces +sortes d'affaires sont si faciles qu'on était content de moi +et que je recueillais de ma place à peu près tout ce qu'elle +avait d'agréable; elle me donnait des relations fréquentes +avec les hommes distingués qui affluaient à Paris de toutes +les parties de l'Europe, et je prenais insensiblement un peu +plus de consistance dans le monde, à cause des petits services +que je pouvais rendre. Je logeais toujours à l'hôtel d'Olonne; +j'y passais toutes mes journées, et ce nouvel arrangement +n'avait rien changé à ma vie que de créer quelques rapports de +plus. Les étrangers qui venaient chez M. le maréchal d'Olonne, +me connaissant davantage, me montraient en général plus +d'obligeance et de bonté. + +J'avais bien prévu qu'à Paris je verrais moins Mme de Nevers; +mais je me désespérais des difficultés que je rencontrais à la +voir seule. Je n'osais aller que rarement dans son +appartement, de peur de donner des soupçons à M. le maréchal +d'Olonne, et dans le salon il y avait toujours du monde. Elle +était obligée d'aller assez souvent à Versailles, et +quelquefois d'y passer la journée. Il me semblait que je +n'arriverais jamais à la fin de ces jours où je ne devais pas +la voir: chaque minute tombait comme un poids de plomb sur mon +coeur; il s'écoulait un temps énorme avant qu'une autre minute +vînt remplacer celle-là. Lorsque je pensais qu'il faudrait +supporter ainsi toutes les heures de ce jour éternel, je me +sentais saisi par le désespoir, par le besoin de m'agiter du +moins et de me rapprocher d'elle à tout prix. J'allais à +Versailles; je n'osais entrer dans la ville, de peur d'être +reconnu par les gens de M. le maréchal d'Olonne; mais je me +faisais descendre dans quelque petite auberge d'un quartier +éloigné, et j'allais errer sur les collines qui entourent ce +beau lieu. Je parcourais les bois de Satory ou les hauteurs de +Saint-Cyr. Les arbres, dépouillés par l'hiver, étaient tristes +comme mon coeur. Du haut de ces collines je contemplais ces +magnifiques palais dont j'étais à jamais banni. Ah! je les +aurais tous donnés pour un seul regard de Mme de Nevers! Si +j'avais été le plus grand roi du monde, avec quel bonheur +j'aurais mis à ses pieds toutes mes couronnes! Qu'il est +heureux, l'homme qui peut élever à lui la femme qu'il aime, la +parer de sa gloire, de son nom, de l'éclat de son rang, et, +quand il la serre dans ses bras, sentir qu'elle tient tout de +lui, qu'il est l'appui de sa faiblesse, le soutien de son +innocence! Hélas! je n'avais rien à offrir à celle que +j'aimais qu'un coeur déchiré par la passion et par la douleur! +Je restais longtemps abîmé dans ces pénibles réflexions, et, +quand le jour commençait à tomber, je me rapprochais du +château; j'errais dans ces bosquets déserts qui semblent +attendre encore la grande ombre de Louis XIV. Quelquefois, +assis aux pieds d'une statue, je contemplais ces jardins +enchantés, créés par l'amour; ils ne déplaisaient pas à mon +coeur: leur tristesse, leur solitude, étaient en harmonie avec +la disposition de mon âme. Mais, quand je tournais les yeux +vers ce palais qui contenait le seul bien de ma vie, je +sentais ma douleur redoubler de violence au fond de mon âme. +Ce château magique me paraissait défendu par je ne sais quel +monstre farouche. Mon imagination essayait en vain d'en forcer +l'entrée; elle tentait toutes les issues: toutes étaient +fermées, toutes se terminaient par des barrières +insurmontables, et ces voies trompeuses ne menaient qu'au +désespoir. Je me rappelais alors ce qu'avait dit l'ambassadeur +d'Angleterre. Ah! si j'avais eu une seule carrière ouverte à +mon ambition, quelles difficultés auraient pu m'effrayer? +J'aurais tout vaincu, tout conquis. L'amour est comme la foi +et partage sa toute-puissance; mais l'impossible flétrit toute +la vie! Bientôt la triste vérité venait faire évanouir mes +songes; elle me montrait du doigt cette fatalité de l'ordre +social qui me défendait toute espérance, et j'entendais sa +voix terrible qui criait au fond de mon coeur: "Jamais, jamais +tu ne posséderas Mme de Nevers!" La mort alors m'eût semblé +douce en comparaison des tourments qui me déchiraient. Je +retournais à Paris dans un état digne de pitié, et cependant +je préférais ces agitations à la longue attente de l'absence, +où je me sentais me consumer sans pourtant me sentir vivre. + +Je tombai bientôt dans un état qui tenait le milieu entre le +désespoir et la folie. En proie à une idée fixe, je voyais +sans cesse Mme de Nevers; elle me poursuivait pendant mon +sommeil; je m'élançais pour la saisir dans mes bras, mais un +abîme se creusait tout à coup entre nous deux; j'essayais de +le franchir, et je me sentais retenu par une puissance +invincible; je luttais en vain, je me consumais en efforts +superflus; je sortais épuisé, anéanti, de ce combat qui +n'avait de réel que le mal qu'il me faisait et la passion qui +en était cause. Mystérieuse alliance de l'âme et du corps! +Qu'est-ce que cette enveloppe fragile qui obéit à une pensée, +que le malheur détruit et qu'une idée fait mourir! Je sentais +que je ne résisterais pas longtemps à ces cruelles +souffrances. Mme de Nevers me montrait sans déguisement sa +douleur et son inquiétude; elle cherchait à adoucir mes peines +sans pouvoir y parvenir; sa tendresse ingénieuse me prouvait +sans cesse qu'elle me préférait à tout. Elle, si brillante, si +entourée, elle dédaignait tous les hommages, elle trouvait +moyen de me montrer à chaque instant qu'elle préférait mon +amour aux adorations de l'univers. Une reconnaissance +passionnée venait se joindre à tous les autres sentiments de +mon coeur, qui se concentraient tous en elle seule. Si j'avais +pu lui donner ma vie! mourir pour elle, pour qu'elle fût +heureuse! ajouter mes jours à ses jours, ma vie à sa vie! +Hélas je ne pouvais rien, et elle me donnait ce trésor +inestimable de sa tendresse sans que je pusse lui rien donner +en retour. + +Chaque jour la contrainte où je vivais, la dissimulation à +laquelle j'étais forcé, me devenait plus insupportable. +J'avais renoncé au bonheur, et il me fallait sacrifier +jusqu'au dernier plaisir des malheureux, celui de s'abandonner +sans réserve au sentiment de leurs maux! il me fallait +composer mon visage et feindre quelquefois une gaieté +trompeuse qui pût masquer les tourments de mon coeur et +prévenir des soupçons qui atteindraient Mme de Nevers! La +crainte de la compromettre pouvait seule me donner assez +d'empire sur moi-même pour persévérer dans un rôle qui m'était +si pénible. + +Je m'apercevais depuis quelque temps que cette bienveillance +dont j'avais eu tant à me louer de la part du prince +d'Enrichemont et du duc de L... avait entièrement cessé. Le +prince d'Enrichemont me montrait une froideur qui allait +jusqu'au dédain, et le duc de L... avait avec moi une sorte +d'ironie qui n'était ni dans son caractère ni dans ses +manières habituelles. Si j'eusse été moins préoccupé, j'aurais +fait plus d'attention à ce changement; mais M. le maréchal +d'Olonne me traitait toujours avec la même bonté, me montrait +toujours la même confiance: il me semblait que je n'avais à +craindre que lui seul, et que, tant qu'il ne soupçonnerait pas +mes sentiments pour Mme de Nevers, j'étais en sûreté. La +conduite du prince d'Enrichemont et du duc de L... me blessa +donc sans m'éclairer. Je n'avais jamais aimé le premier, et je +me sentais à mon aise pour le haïr; je n'étais pas jaloux de +lui, je savais que Mme de Nevers ne l'épouserait jamais, et +cependant je l'enviais d'oser prétendre à elle et d'en avoir +le droit. Je lui rendais avec usure la sécheresse et l'aigreur +qu'il me montrait, et je ne perdais pas une occasion de me +moquer devant lui des défauts ou des ridicules dont on pouvait +l'accuser, et de louer avec exagération les qualités qu'on +savait bien qu'il ne possédait pas. + +Un jour M. le maréchal d'Olonne alla souper et coucher à +Versailles: Mme de Nevers devait l'accompagner, mais elle se +trouva souffrante: elle fit fermer sa porte, resta dans son +cabinet, et l'abbé et moi nous passâmes la soirée avec elle. +Jamais je ne l'avais vue si belle que dans cette parure +négligée, à demi couchée sur un canapé, et un peu pâle de la +souffrance qu'elle éprouvait. Je lui lus un roman qui venait +de paraître, et dont quelques situations ne se rapportaient +que trop bien avec la nôtre. Nous pleurâmes tous deux; l'abbé +s'endormit. A dix heures, il se réveilla, et mon coeur battit +de joie en voyant qu'il allait se retirer. Il partit et nous +laissa seuls: dangereux tête-à-tête, pour lequel nous étions +bien mal préparés tous deux! "Edouard, me dit-elle, je veux +vous gronder... Qu'est-ce que ces continuelles altercations +dans lesquelles vous êtes avec le prince d'Enrichemont? Hier +vous lui avez dit les choses les plus aigres et les plus +piquantes. -- Prenez-vous son parti? lui demandai-je. Il est +vrai, je le hais; il prétend à vous, et je ne puis le lui +pardonner. -- Je vous conseille d'être jaloux du prince +d'Enrichemont! me dit-elle; je vous offre ce que je lui +refuse, et vous ne l'acceptez pas! -- Ah! faites-moi le plus +grand roi du monde, m'écriai-je, et je serai à vos genoux pour +vous demander d'être à moi. -- Vous ne voulez pas recevoir de +moi ce que vous voudriez me donner, me dit-elle. Est-ce ainsi +que l'amour calcule? Tout n'est-il pas commun dans l'amour? -- +Ah! sans doute, lui dis-je; mais c'est quand on s'appartient +l'un à l'autre, quand on n'a plus qu'un coeur et qu'une âme! +Alors, en effet, tout est commun dans l'amour. -- Si vous +m'aimiez comme je vous aime, dit-elle, combien il vous en +coûterait peu d'oublier ce qui nous sépare!" Je me mis à ses +pieds. "Ma vie est à vous, lui dis-je, vous le savez bien; +mais l'honneur! il faut le conserver: vous m'ôteriez votre +amour si j'étais déshonoré. -- Vous ne le seriez point, me +dit-elle. Le monde nous blâmerait peut-être... Eh! qu'importe? +quand on est à ce qu'on aime, que faut-il de plus? -- Ayez +pitié de moi, lui dis-je; ne me montrez pas toujours l'image +d'un bonheur auquel je ne puis atteindre: la tentation est +trop forte. -- Je voudrais qu'elle fût irrésistible, dit-elle. +Edouard! ne refusez pas d'être heureux!... Va, dit-elle avec +un regard enivrant, je te ferais tout oublier! -- Vous me +faites mourir, lui dis-je. Eh bien, répondez-moi. Ce sacrifice +que vous me demandez, c'est celui de mon honneur. Le feriez-vous, +ce sacrifice, dites, le feriez-vous, à mon repos? le +feriez-vous, hélas! à ma vie?" Elle ne me comprit que trop +bien. "Edouard, dit-elle d'une voix altérée, est-ce vous qui +me parlez?" J'allai me jeter sur une chaise à l'autre +extrémité du cabinet. Je crus que j'allais mourir: cette voix +sévère avait percé mon coeur comme un poignard. Me voyant si +malheureux, elle s'approcha de moi et voulut prendre ma main. +"Laissez-moi, lui dis-je; ne me faites pas perdre le peu de +raison que je conserve encore." Je me levai pour sortir; elle +me retint. "Non, dit-elle en pleurant, je ne croirai jamais +que vous ayez besoin de me fuir pour me respecter!" Je tombai +à ses genoux. "Ange adoré, je te respecterai toujours, lui +dis-je; mais, tu le vois, tu le sens bien toi-même, que je ne +puis vivre sans toi! Je ne puis être à toi, il faut donc +mourir!... Ne t'effraye pas de cette pensée: nous nous +retrouverons dans une autre vie, bien-aimée de mon coeur! Y +seras-tu belle, charmante, comme tu l'es en ce moment? +viendras-tu là te rejoindre à ton ami? lui tiendras-tu les +promesses de l'amour? Dis, seras-tu à moi dans le Ciel? -- +Edouard, vous le savez bien, dit-elle toute troublée, si vous +mourez, je meurs... Ma vie est dans ton coeur: tu ne peux +mourir sans moi!" Je passai mes bras autour d'elle; elle ne +s'y opposa point; elle pencha sa tête sur mon épaule. "Qu'il +serait doux, dit-elle, de mourir ainsi! -- Ah! lui dis-je, il +serait bien plus doux d'y vivre! Ne sommes-nous pas libres +tous deux? Personne n'a reçu nos serments: qui nous empêche +d'être l'un à l'autre? Dieu aura pitié de nous." Je la serrai +sur mon coeur. "Edouard, dit-elle, aie toi-même pitié de moi, +ne déshonore pas celle que tu aimes! Tu le vois, je n'ai pas +de forces contre toi. Sauve-moi! sauve-moi! S'il ne fallait +que ma vie pour te rendre heureux, il y a longtemps que je te +l'aurais donnée; mais tu ne te consolerais pas toi-même de mon +déshonneur. Eh quoi! tu ne veux pas m'épouser, et tu veux +m'avilir? -- Je ne veux rien, lui dis-je au désespoir, je ne +veux que la mort! Ah! si du moins je pouvais mourir dans tes +bras, exhaler mon dernier soupir sur tes lèvres!" Elle +pleurait; je n'étais plus maître de moi: j'osai ravir ce +baiser qu'elle me refusait. Elle s'arracha de mes bras; ses +larmes, ses sanglots, son désespoir, me firent payer bien cher +cet instant de bonheur: elle me força de la quitter. Je +rentrai dans ma chambre le plus malheureux des hommes, et +pourtant jamais la passion ne m'avait possédé à ce point. +J'avais senti que j'étais aimé; je pressais encore dans mes +bras celle que j'adorais. Au milieu des horreurs de la mort, +j'aurais été heureux de ce souvenir. Ma nuit entière se passa +dans d'affreuses agitations; mon âme était entièrement +bouleversée; j'avais perdu jusqu'à cette vue distincte de mon +devoir qui m'avait guidé jusqu'ici. Je me demandais pourquoi +je n'épouserais pas Mme de Nevers; je cherchais des exemples +qui pussent autoriser ma faiblesse; je me disais que dans une +profonde solitude j'oublierais le monde et le blâme; que, s'il +le fallait, je fuirais avec elle en Amérique et jusque dans +cette île déserte objet de mes anciennes rêveries. Quel lieu +du monde ne me paraîtrait pas un lieu de délices avec la +compagne chérie de mes jours, mon amie, ma bien-aimée? +Natalie! Natalie! Je répétais son nom à demi-voix pour que ces +doux sons vinssent charmer mon oreille et calmer un peu mon +coeur. Le jour parut, et peu d'instants après on me remit une +lettre. Je reconnus l'écriture de Mme de Nevers... Jugez de ce +que je dus éprouver en la lisant! + +"Ne craignez pas mes reproches, Edouard; je ne vous en ferai +point: je sais trop que je suis aussi coupable et plus +coupable que vous; mais que cette leçon nous montre du moins +l'abîme qui est ouvert sous nos pas: il est encore temps de +n'y point tomber. Plus tard, Edouard, cet abîme ensevelirait à +la fois et notre bonheur et notre vertu. Ne trahissons pas les +sentiments qui ont uni nos deux coeurs. C'est par ce qui est +bon, c'est par ce qui est juste, vrai, élevé dans la vie, que +nous nous sommes entendus; nous avons senti que nous parlions +le même langage, et nous nous sommes aimés. Ne démentons pas à +présent ces qualités de l'âme auxquelles nous devons notre +amour, et sachons être heureux dans l'innocence et nous +contenter du bonheur dont nous pouvons jouir devant Dieu. + +"Il le faut, Edouard, oui, il faut nous unir ou nous séparer. +Nous séparer! Crois-tu que je pourrais écrire ce mot si je ne +savais bien que l'effet en est impossible? où trouverais-tu de +la force pour me fuir? Où en trouverais-je pour vivre sans +toi? Toi, moitié de moi-même, sans lequel je ne puis seulement +supporter la vie un seul jour, ne sens-tu pas comme moi que +nous sommes inséparables? Que peux-tu m'opposer? Un fantôme +d'honneur qui ne reposerait sur rien. Le monde t'accuserait de +m'avoir séduite! Eh! quelle séduction y a-t-il, pour deux +êtres qui s'aiment, que la séduction de l'amour? N'est-ce pas +moi, d'ailleurs, qui t'ai séduit? Si je ne t'avais montré que +je t'aimais, m'aurais-tu avoué ta tendresse? Hélas! tu mourais +plutôt que de m'en faire l'aveu! Tu dis que tu ne veux pas +m'abaisser! Mais, pour une femme, y a-t-il une autre gloire +que d'être aimée? un autre rang que d'être aimée? un autre +titre que d'être aimée? Te défies-tu assez de ton coeur pour +croire qu'il ne me rendrait pas tout ce que tu te figures que +tu me ferais perdre? Imagine, si tu le peux, le bonheur qui +nous attend quand nous serons unis, et regrette, si tu l'oses, +ces prétendus avantages que tu m'enlèves. Mon père, Edouard, +est le seul obstacle: je méprise tous les autres, et je les +trouve indignes de nous. Eh bien! je veux t'avouer que je ne +suis pas sans espérance d'obtenir un jour le pardon de mon +père. Oui, Edouard, mon père m'aime; il t'aime aussi: qui ne +t'aimerait pas? Je suis sûre que mon père a regretté mille +fois de ne pouvoir faire de toi son fils: tu lui plais, tu +l'entends, tu es le fils de son coeur. Eh! n'es-tu pas celui de +son vieil ami, qui sauva autrefois son honneur et sa fortune? +Eh bien! nous forcerons mon père d'être heureux par nos soins, +par notre tendresse. S'il nous exile de Paris, il nous +admettra à Faverange. Là, il osera nous reconnaître pour ses +enfants; là, il sera père dans l'ordre de la nature, et non +dans l'ordre des convenances sociales, et la vue de notre +amour lui fera oublier tout le reste. Ne crains rien. Ne +sens-tu pas que tout nous sera possible quand nous serons une fois +l'un à l'autre? Crois-moi, il n'y a d'impossible que de cesser +de nous aimer ou de vivre sans nous le dire. Choisis, Edouard! +ose choisir le bonheur. Ah! ne le refuse pas! Crois-tu n'être +responsable de ton choix qu'à toi seul? Hélas! ne vois-tu pas +que notre vie tient au même fil? Tu choisirais la mort en +choisissant la fuite, et ma mort avec la tienne!" + +En achevant cette lettre, je tombai à genoux; je fis le +serment de consacrer ma vie à celle qui l'avait écrite, de +l'aimer, de l'adorer, de la rendre heureuse. J'étais plongé +dans l'ivresse; tous mes remords avaient disparu, et la +félicité du Ciel régnait seule dans mon coeur. "Mme de Nevers +connaît mieux que moi ce monde où elle passe sa vie, me +disais-je; elle sait ce que nous avons à en redouter. Si elle +croit notre union possible, c'est qu'elle l'est. Que j'étais +insensé de refuser le bonheur! M. d'Olonne nous pardonnera +d'être heureux; un jour il nous bénira tous deux. Et Natalie! +Natalie sera ma compagne chérie, ma femme bien-aimée; je +passerai ma vie entière près d'elle, uni à elle." Je +succombais sous l'empire de ces pensées délicieuses, et mes +larmes seules pouvaient alléger cette joie trop forte pour mon +coeur, cette joie qui succédait à des émotions si amères, si +profondes et souvent si douloureuses. + +J'attendais avec impatience qu'il fût midi, heure à laquelle +je pouvais, sans donner de soupçons, paraître un instant chez +Mme de Nevers et la trouver seule. Les plus doux projets +remplirent cet intervalle; j'étais trop enivré pour qu'aucune +réflexion vînt troubler ma joie. Mon sort était décidé; je me +relevais à mes propres yeux de la préférence que m'accordait +Mme de Nevers, et une pensée, une seule pensée absorbait +toutes les autres: elle sera à moi! elle sera toute à moi! La +mort, s'il eût fallu payer de la mort une telle félicité, m'en +eût semblé un léger salaire. Mais penser que ce serait là le +bonheur, le charme, le devoir de ma vie! Non, l'imagination +chercherait en vain des couleurs pour peindre de tels +sentiments, ou des mots pour les rendre! Que ceux qui les ont +éprouvés les comprennent, et que ceux qui les ignorent les +regrettent: car tout est vide et fini dans la vie sans eux ou +après eux! + +Les deux jours qui suivirent cette décision de notre sort +furent remplis de la félicité la plus pure. Mme de Nevers +essayait de me prouver que c'était moi qui lui faisais des +sacrifices, et que je ne lui devais point de reconnaissance +d'avoir voulu son bonheur, et un bonheur sans lequel elle ne +pouvait plus vivre. Nous convînmes qu'elle irait au mois de +mai en Hollande. Ce voyage était prévu; une visite promise +depuis longtemps à Mme de C... en serait le prétexte naturel. +Je devais de mon côté feindre des affaires en Forez, qui me +forceraient de m'absenter quinze jours; j'irais secrètement +rejoindre Mme de Nevers à La Haye, où le chapelain de +l'ambassade devait nous unir: c'était un vieux prêtre qu'elle +connaissait et sur la fidélité duquel elle comptait +entièrement. Une fois de retour, nous avions mille moyens de +nous voir et d'éviter les soupçons. + +Lorsque je réfléchis aujourd'hui sur quelles bases fragiles +était construit l'édifice de mon bonheur, je m'étonne d'avoir +pu m'y livrer, ne fût-ce qu'un instant, avec une sécurité si +entière; mais la passion crée autour d'elle un monde idéal. On +juge tout par d'autres règles; les proportions sont agrandies; +le factice, le commun disparaissent de la vie; on croit les +autres capables des mêmes sacrifices qu'on ferait soi-même, +et, lorsque le monde réel se présente à vous, armé de sa +froide raison, il cause un douloureux et profond étonnement. + + +Un matin, comme j'allais descendre chez Mme de Nevers, mon +oncle, M. d'Herbelot, entra dans ma chambre. Depuis l'exil de +M. le maréchal d'Olonne, je le voyais peu; ses procédés, à +cette époque, avaient encore augmenté l'éloignement que je +m'étais toujours senti pour lui. Croyant qu'il était de mon +devoir de ne pas me brouiller avec le frère de ma mère, +j'allais chez lui de temps en temps; il me traitait toujours +très-bien, mais depuis près de trois semaines je ne l'avais +pas aperçu* [*On est prié de lire la note à la fin du +volume.]. Il entra avec cet air jovial et goguenard qui +annonçait toujours quelque histoire scandaleuse; il se +plaisait à cette sorte de conversation, et y mêlait une +bonhomie qui m'était encore plus désagréable que la franche +méchanceté: car porter de la simplicité et un bon coeur dans le +vice est le comble de la corruption. + +"Eh bien! Edouard, me dit-il, tu débutes bien dans la +carrière! Vraiment, je te fais mon compliment, tu es passé +maître. Ma foi, nous sommes dans l'admiration, et Luceval et +Bertheney prédisent que tu iras au plus loin. -- Que voulez-vous +dire, mon oncle? lui demandai-je assez sérieusement. -- +Allons donc! dit-il, vas-tu faire le mystérieux? Mon cher, le +secret est bon pour les sots; mais, quand on vise haut, il +faut de la publicité, et la plus grande. On n'a tout de bon +que ce qui est bien constaté; l'une est un moyen d'arriver à +l'autre, et il faudra bientôt grossir ta liste. -- Je ne vous +comprends pas, lui dis-je, et je ne conçois pas de quoi vous +voulez parler. -- Tu t'y es pris au mieux, continua-t-il sans +m'écouter, tu as mis le temps à profit. Que diront les +bégueules et les cagots? Toutes les femmes raffoleront de toi. +-- De moi! répétai-je; qu'est-ce que tout cela signifie? -- Tu +es un beau garçon, je ne suis pas étonné que tu leur plaises. +Diable! elles en ont de plus mal tournés. -- Qui donc? de quoi +parlez-vous? -- Comment! de quoi je parle? Eh! mais, mon cher, +je parle de Mme de Nevers. N'es-tu pas son amant? Tout Paris +le dit. Ma foi, tu ne peux pas avoir une plus jolie femme et +qui te fasse plus d'honneur. Il faut pousser ta pointe; nous +établirons le fait publiquement, et c'est là, Edouard, le +chemin de la mode et de la fortune." Je sentis mon sang se +glacer dans mes veines. "Quelle horreur! m'écriai-je; qui a pu +vous dire une si infâme calomnie? Je veux connaître l'insolent +et lui faire rendre raison de son crime." Mon oncle se mit à +rire. "Comment donc, dit-il, ne serais-tu pas si avancé que je +croyais? Serais-tu amoureux, par hasard? Va, tu te corrigeras +de cette sottise. Mon cher, on a une femme aujourd'hui, une +autre demain; elles ne sont occupées elles-mêmes qu'à +s'enlever leurs amants les unes aux autres. Avoir et enlever, +voilà le monde, Edouard, et la vraie philosophie. -- Je ne sais +où vous avez vu de pareilles moeurs, lui dis-je indigné; grâce +au Ciel, elles me sont étrangères, et elles le sont encore +plus à la femme angélique que vous outragez. Nommez-moi dans +l'instant l'auteur de cette horrible calomnie!" Mon oncle +éclata de rire de nouveau, et me répéta que tout Paris parlait +de ma bonne fortune et me louait d'avoir été assez habile et +assez adroit pour séduire une jeune femme qui était sans doute +fort gardée. "Sa vertu la garde! répliquai-je dans une +indignation dont je n'étais plus le maître; elle n'a pas +besoin d'être autrement gardée. -- C'est étonnant! dit mon +oncle. Mais où as-tu donc vécu? dans un couvent de nonnes? -- +Non, Monsieur, répondis-je; j'ai vécu dans la maison d'un +honnête homme, où vous n'êtes pas digne de rester." -- Et, +oubliant ce que je devais au frère de ma mère, je poussai +dehors M. d'Herbelot et fermai ma porte sur lui. + + +Je demeurai dans un désespoir qui m'ôtait presque l'usage de +la raison. Grand dieu! j'avais flétri la réputation de Mme de +Nevers! La calomnie osait profaner sa vie, et j'en étais +cause! On se servait de mon nom pour outrager l'ange adorable +objet de mon culte et de mon idolâtrie! Ah! j'étais digne de +tous les supplices, mais ils étaient tous dans mon coeur. +"C'est mon amour qui la déshonore, pensai-je, qui la livre au +blâme, au mépris, à cette honte que rien n'efface, qui +reparaît toujours comme la tache sanglante sur la main de +Macbeth! Ah! la calomnie ne se détruit jamais, sa souillure +est éternelle; mais les calomniateurs périront, et je vengerai +l'ange de tous ceux qui l'outragent. Se peut-il qu'oubliant +l'honneur et mon devoir j'aie risqué de mériter ces vils +éloges? Voilà donc comment ma conduite peut se traduire dans +le langage du vice? Hélas! le piége le plus dangereux que la +passion puisse offrir, c'est ce voile d'honnêteté dont elle +s'enveloppe." Je voyais à présent la vérité nue, et je me +trouvais le plus vil comme le plus coupable des hommes. Que +faire? que devenir? Irais-je annoncer à Mme de Nevers qu'elle +est déshonorée, qu'elle l'est par moi? Mon coeur se glaçait +dans mon sein à cette pensée. Hélas! qu'était devenu notre +bonheur? Il avait eu la durée d'un songe! Mon crime était +irréparable! Si j'épousais à présent Mme de Nevers, que +n'imaginerait-on pas? quelle calomnie nouvelle inventerait-on +pour la flétrir? Il fallait fuir! il fallait la quitter! Je le +sentais, je voyais que c'était mon devoir; mais cette +nécessité funeste m'apparaissait comme un fantôme dont je +détournais la vue. Je reculais devant ce malheur, ce dernier +malheur, qui achevait pour moi tous les autres et mettait le +comble à mon désespoir. Je ne pouvais croire que cette +séparation fût possible: le monde ne m'offrait pas un asile +loin d'elle; elle seule était pour moi la patrie, tout le +reste un vaste exil. Déchiré par la douleur, je perdais +jusqu'à la faculté de réfléchir. Je voyais bien que je ne +pouvais rester près de Mme de Nevers; je sentais que je +voulais la venger, surtout sur le duc de L..., que mon oncle +m'avait désigné comme l'un des auteurs de ces calomnies; mais +le désespoir surmontait tout: j'étais comme noyé, abîmé, dans +une mer de pensées accablantes; aucune consolation, aucun +repos, ne se présentait d'aucun côté; je ne pouvais pas même +me dire que le sacrifice que je ferais en partant serait +utile: je le faisais trop tard; je ne prenais pas une +résolution vertueuse; je fuyais Mme de Nevers comme un +criminel, et rien ne pouvait réparer le mal que j'avais fait: +ce mal était irréparable! Tout mon sang versé ne rachèterait +pas sa réputation injustement flétrie! Elle, pure comme les +anges du Ciel, verrait son nom associé à ceux de ces femmes +perdues objets de son juste mépris! et c'était moi, moi seul, +qui versais cet opprobre sur sa tête! La douleur et le +désespoir s'étaient emparés de moi à un point que l'idée de la +vengeance pouvait seule en ce moment m'empêcher de m'ôter la +vie. + +Je balançais si j'irais chez le duc de L... avant de parler à +Mme de Nevers, lorsque j'entendis sonner avec violence les +sonnettes de son appartement. Un mouvement involontaire me fit +courir de ce côté; un domestique m'apprit que Mme de Nevers +venait de se trouver mal et qu'elle était sans connaissance. +Glacé d'effroi, je me précipitai vers son appartement; je +traversai deux ou trois grandes pièces sans savoir ce que je +faisais, et je me trouvai à l'entrée de ce même cabinet où la +veille encore nous avions osé croire au bonheur. Mme de Nevers +était couchée sur un canapé, pâle et sans mouvement. Une jeune +femme que je ne connaissais point la soutenait dans ses bras; +je n'eus que le temps de l'entrevoir. M. le maréchal d'Olonne +vint au-devant de moi. "Que faites-vous ici? me dit-il d'un +air sévère. Sortez. -- Non, lui dis-je; si elle meurt, je +meurs." Je me précipitai au pied du canapé. M. le maréchal +d'Olonne me releva. "Vous ne pouvez rester ici, me dit-il; +allez dans votre chambre... Plus tard je vous parlerai." Sa +sécheresse, sa froideur, aurait percé mon coeur, si j'avais pu +penser à autre chose qu'à Mme de Nevers mourante; mais je +n'entendais qu'à peine M. le maréchal d'Olonne; il me semblait +que ma vie était comme en suspens et ne tenait plus qu'à la +sienne. La jeune femme se tourna vers moi; je vis des larmes +dans ses yeux. "Natalie va vous voir quand elle reprendra +connaissance, dit-elle; votre vue peut lui faire du mal. -- Le +croyez-vous? lui dis-je. Alors je vais sortir." J'allai dans +la pièce qui précédait le cabinet; je ne pus aller plus avant, +je me jetai à genoux: "O mon Dieu! m'écriai-je, sauvez-la! +sauvez-la!" Je ne pouvais répéter que ces seuls mots: "Sauvez-la!" +Bientôt j'entendis qu'elle reprenait connaissance; on +parlait, on s'agitait autour d'elle. Un vieux valet de chambre +de Mme de Nevers, qui la servait depuis son enfance, parut en +ce moment. Me voyant là, il vint à moi. "Il faut rentrer chez +vous, monsieur Edouard, me dit-il. Bon dieu! comme vous êtes +pâle! Pauvre jeune homme! vous vous tuez. Appuyez-vous sur +moi, et regagnons votre chambre." J'allais suivre ce conseil, +lorsque M. le maréchal d'Olonne sortit de chez sa fille. +"Encore ici! dit-il d'une voix altérée. Suivez-moi, Monsieur; +j'ai à vous parler. -- Il ne peut se soutenir, dit le +vieillard. -- Oui, je le puis," dis-je en l'interrompant; et, +essayant de reprendre des forces pour la scène que je +prévoyais, je suivis M. le maréchal d'Olonne dans son +appartement. + +"Les explications sont inutiles entre nous, me dit M. le +maréchal d'Olonne: ma fille m'a tout avoué. Son amie, +instruite plus tôt que moi des calomnies qu'on répandait sur +elle, est venue de Hollande pour l'arracher de l'abîme où elle +était prête à tomber. Je pense que vous n'ignorez pas le tort +que vous avez fait à sa réputation. Votre conduite est +d'autant plus coupable qu'il n'est pas en votre pouvoir de +réparer le mal dont vous êtes cause. Je désire que vous +partiez sur-le-champ. Je n'abandonnerai point le fils d'un +ancien ami, quelque peu digne qu'il se soit montré de ma +protection: j'obtiendrai pour vous une place de secrétaire +d'ambassade dans une cour du nord, vous pouvez y compter. +Partez sans délai pour Lyon, et vous y attendrez votre +nomination. -- Je n'ai besoin de rien, Monsieur, lui dis-je; +permettez-moi de refuser vos offres. Demain je ne serai plus +ici. -- Où irez-vous? me demanda-t-il. -- Je n'en sais rien, +répondis-je. -- Quels sont vos projets? -- Je n'en ai point. -- +Mais que deviendrez-vous? -- Qu'importe? -- Ne croyez pas, +Edouard, que l'amour soit toute la vie. -- Je n'en désire point +une autre, lui dis-je. -- Ne perdez pas votre avenir. -- Je n'ai +plus d'avenir. -- Malheureux! que puis-je donc faire pour toi? +-- Rien. -- Edouard, vous me déchirez mon coeur! Je l'avais armé +de sévérité, mais je ne puis en avoir longtemps avec vous. Je +n'ai point oublié les promesses que je fis à votre père +mourant; je ferais tout pour votre bonheur; mais, vous le +sentez vous-même, Edouard, vous ne pouvez épouser ma fille. -- +Je le sais, Monsieur, je le sais parfaitement: je partirai +demain. Me permettez-vous de me retirer? -- Non, pas ainsi... +Edouard, mon enfant, ne suis-je pas ton second père? -- Ah! lui +dis-je, vous êtes celui de Mme de Nevers! Soignez-la, aimez-la, +consolez-la quand je n'y serai plus. Hélas! elle aura +besoin de consolation!" Je le quittai. J'allai chez moi, dans +cette chambre que j'allais abandonner pour toujours! dans +cette chambre où j'avais tant pensé à elle, où je vivais sous +le même toit qu'elle! "Il faudra donc m'arracher d'ici! me +disais-je. Ah! qu'il vaudrait bien mieux y mourir!" J'eus la +pensée de mettre un terme à ma vie et à mes tourments. L'idée +de la douleur que je causerais à Mme de Nevers et le besoin de +la vengeance me retinrent. + +Ma fureur contre le duc de L... ne connaissait pas de bornes, +car il nous voyait d'assez près pour avoir pu juger que mon +respect pour Mme de Nevers égalait ma passion, et il n'avait +pu feindre de me croire son amant que par une méchanceté +réfléchie, digne de tous les supplices. Je brûlais du désir de +tirer de lui la vengeance qui m'était due, et je jetais sur +lui seul la fureur et le désespoir que tant de causes réunies +avaient amassés dans mon sein. Je passai la nuit à mettre +ordre à quelques affaires; j'écrivis à Mme de Nevers et à M. +le maréchal d'Olonne des lettres qui devaient leur être +remises si je succombais; je fis une espèce de testament pour +assurer le sort de quelques vieux domestiques de mon père que +j'avais laissés en Forez. Je me calmais un peu en songeant que +je vengerais Mme de Nevers, ou que je finirais ma triste vie +et que je serais regretté par elle. Je me défendais de +l'attendrissement qui voulait quelquefois pénétrer dans mon +coeur, et aussi des sentiments religieux dans lesquels j'avais +été élevé et des principes qui, malgré moi, faisaient entendre +leur voix au fond de mon âme. A huit heures, je me rendis chez +le duc de L.... Il n'était pas réveillé. Il me fallut +attendre; je me promenais dans un salon avec une agitation qui +faisait bouillonner mon sang. Enfin je fus admis. Le duc de +L... parut étonné de me voir. "Je viens, Monsieur, lui dis-je, +vous demander raison de l'insulte que vous m'avez faite et des +calomnies que vous avez répandues sur Mme de Nevers à mon +sujet. Vous ne pouvez croire que je supporterai un tel +outrage, et vous vous devez, Monsieur, de m'en donner +satisfaction. -- Ce serait avec le plus grand plaisir, me dit +le duc de L.... Vous savez, Monsieur G..., que je crains peu +ces occasions-là; mais, malheureusement, dans ce cas-ci, c'est +impossible. -- Impossible! m'écriai-je; c'est ce qu'il faudra +voir! Ne croyez pas que je vous laisserai impunément calomnier +la vertu et noircir la réputation d'un ange d'innocence et de +pureté! -- Quant à calomnier, dit en riant le duc de L..., vous +me permettrez de ne pas le prendre de si haut. J'ai cru que +vous étiez l'amant de Mme de Nevers; je le crois encore, je +l'ai dit... Je ne vois pas, en vérité, ce qu'il y a là +d'offensant pour vous. On vous donne la plus charmante femme +de Paris, et vous vous fâchez!... Bien d'autres voudraient +être à votre place, et moi tout le premier. -- Moi, Monsieur, +je rougirais d'être à la vôtre. Mme de Nevers est pure, elle +est vertueuse, elle est irréprochable. La conduite que vous +m'avez prêtée serait celle d'un lâche, et vous devez me rendre +raison de vos indignes propos. -- Mes propos sont ce qu'il me +plaît, dit le duc de L...; je penserai de vous et même de Mme +de Nevers ce que je voudrai. Vous pouvez nier votre bonne +fortune: c'est fort bien fait à vous, quoique ce soit peu +l'usage aujourd'hui. Quant à me battre avec vous, je vous +donne ma parole d'honneur qu'à présent j'en ai autant d'envie +que vous; mais, vous le savez, cela ne se peut pas... Vous +n'êtes point gentilhomme, vous n'avez aucun état dans le +monde, et je me couvrirais de ridicule si je consentais à ce +que vous désirez. Tel est le préjugé. J'en suis désespéré, +ajouta-t-il en se radoucissant; soyez persuadé que je vous +estime du fond du coeur, Monsieur G..., et que j'aurais été +charmé que nous pussions nous battre ensemble. Vous pâlissez! +dit-il; je vous plains, vous êtes un homme d'honneur. Croyez +que je déteste cet usage barbare: je le trouve injuste, je le +trouve absurde; je donnerais mon sang pour qu'il me fût permis +de me battre avec vous. -- Grand Dieu! m'écriai-je, je croyais +avoir épuisé toutes les douleurs! -- Edouard, dit le duc, qui +paraissait de plus en plus touché de ma situation, ne prenez +pas un ami pour un ennemi. Ceci me cause, je vous l'assure, +une véritable peine. Quelques paroles imprudentes ne peuvent-elles +se réparer? -- Jamais! répondis-je. Me refusez-vous la +satisfaction que je vous demande? -- J'y suis forcé, dit le +duc. -- Eh bien! repris-je, vous êtes un lâche, car c'est une +lâcheté que d'insulter un homme d'honneur et de le priver de +la vengeance!" + +Je sortis comme un furieux de la maison du duc de L.... Je +parcourais les rues comme un insensé; toutes mes pensées me +faisaient horreur. Les furies de l'enfer semblaient s'attacher +sur moi: le mal que j'avais fait était irréparable, et on me +refusait la vengeance! Je retrouvais là cette fatalité de +l'ordre social qui me poursuivait partout, et je croyais voir +des ennemis dans tous les êtres vivants ou inanimés qui se +présentaient à mes regards. Je m'aperçus que c'était la mort +que j'avais cherchée chez le duc de L..., car je ne m'étais +occupé de rien au delà de cette visite. La vie se présentait +devant moi comme un champ immense et stérile où je ne pouvais +faire un pas sans dégoût et sans désespoir. Je me sentais +accablé sous le fardeau de mon existence comme sous un manteau +de plomb. Un instant peut me délivrer de ce supplice! pensai-je; +et une tentation affreuse, mais irrésistible, me précipita +du côté de la rivière! + +Le duc de L... logeait à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, +vers les nouveaux boulevards, et je descendais la rue +du Bac avec précipitation dans ces horribles pensées. J'étais +coudoyé et arrêté à chaque instant par la foule qui se +pressait dans cette rue populeuse. Ces hommes qui allaient +tranquillement à leurs affaires me faisaient horreur. La +nature humaine se révolte contre l'isolement; elle a besoin de +compassion: la vue d'un autre homme, d'un semblable, +insensible à nos douleurs, blesse ce don de pitié que Dieu mit +au fond de nos âmes, et que la société étouffe et remplace par +l'égoïsme. Ce sentiment amer augmentait encore mon irritation: +on dirait que le désespoir se multiplie par lui-même. Le mien +était au comble, lorsque tout à coup je crus reconnaître la +voiture de Mme de Nevers qui venait vers moi; je distinguai de +loin ses chevaux et ses gens, et mon coeur battit encore une +fois d'autre chose que de douleur en pensant que j'allais la +voir passer. Cependant la voiture s'arrêta à dix pas de moi et +entra dans la cour du petit couvent de la Visitation des +filles Sainte-Marie. Je jugeai que Mme de Nevers allait y +entendre la messe, et au même instant l'idée me vint de l'y +suivre, de prier avec elle, de prier pour elle, de demander à +Dieu des forces pour nous deux, d'implorer des secours, de la +pitié, de cette source de tout bien, qui donne des +consolations quand rien n'en donne plus! C'est ainsi que cet +ange me sauva, que sa seule présence enchaîna mon désespoir et +me préserva du crime que j'allais commettre. + +Je me jetai à genoux dans un coin obscur de cette petite +église. Avec quelle ferveur je demandai à Dieu de consoler, de +protéger, de bénir celle que j'aimais! Je ne la voyais pas +(elle était dans une tribune grillée), mais je pensais qu'elle +priait peut-être en ce moment elle-même pour son malheureux +ami, et que nos sentiments étaient encore une fois semblables. +"O mon Dieu! que nos prières se confondent en vous, m'écriai-je, +comme nos âmes s'y confondront un jour! C'est ainsi que +nous serons unis, pas autrement. Vous n'avez pas voulu que +nous le fussions sur la terre, mais vous ne nous séparerez pas +dans le Ciel. Ne la rendez pas victime de mes imprudences: +alors je pourrai tout supporter; confondez ses calomniateurs. +Je ne suis pas digne de la venger! dit-on... Qu'importe? +Qu'importe ma vie, qu'importe tout, pourvu qu'elle soit +heureuse, qu'elle soit irréprochable? Seul je suis coupable. +Si j'eusse écouté la voix de mon devoir, je n'aurais pas +troublé sa vie! Il faut maintenant avoir le courage de lui +rendre l'honneur que ma présence lui fait perdre; il faut +partir, partir sans délai." Il me semblait que je retrouvais +dans cette église une force qui m'était inconnue, et que le +repentir, au lieu de me plonger dans le désespoir, m'animait +de je ne sais quel désir d'expier mes fautes en me sacrifiant +moi-même, et de retrouver ainsi la paix, ce premier besoin du +coeur de l'homme. Je pris avec moi-même l'engagement de partir +ce même jour; mais ensuite je ne pus résister à l'espoir de +voir encore une fois Mme de Nevers, quand elle monterait en +voiture. Je sortis: hélas! elle n'y était plus! En quittant le +couvent, je rencontrai un jeune homme que je connaissais un +peu. Il arrivait d'Amérique; il m'en parla. Ce seul mot +d'Amérique m'avait décidé: tout m'était si égal! Je me résolus +à partir dans la soirée. On fait la guerre en Amérique, +pensai-je; je me ferai soldat, je combattrai les ennemis de +mon pays. Mon pays! hélas! ce sentiment était pour moi amer +comme tous les autres. Enfant déshérité de ma patrie, elle me +repousse, elle ne me trouve pas digne de la défendre! +Qu'importe? mon sang coulera pour elle, et, si mes os reposent +dans une terre étrangère, mon âme viendra errer autour de +celle que j'aimerai toujours. Ange de ma vie! tu as seule fait +battre mon coeur, et mon dernier soupir sera pour toi! + +Je rentrai à l'hôtel d'Olonne comme un homme condamné à mort, +mais dont la sentence ne sera exécutée que dans quelque temps. +J'étais résigné, et mon désespoir s'était calmé en pensant que +mon absence rendrait à Mme de Nevers sa réputation et son +repos. C'était du moins me dévouer une dernière fois pour +elle. + +Le vieux valet de chambre de Mme de Nevers vint dans ma +chambre. Il m'apprit qu'elle était restée à la Visitation avec +son amie Madame de C..., et qu'elles n'en reviendraient que le +lendemain. Je perdais ainsi ma dernière espérance de la voir +encore une fois. Je voulus lui écrire, lui expliquer, en la +quittant pour toujours, les motifs de ma conduite, surtout lui +peindre les sentiments qui déchiraient mon coeur. Je n'y +réussis que trop bien: ma lettre était baignée de mes larmes. +A quoi bon augmenter sa douleur? pensai-je; ne lui ai-je pas +fait assez de mal? Et cependant est-ce mon devoir de me +refuser à lui dire une fois, une dernière fois, que je +l'adore? J'ai espéré pouvoir le lui dire tous les jours de ma +vie; elle le voulait, elle croyait que c'était possible! +J'essayai encore d'écrire, de cacher une partie de ce que +j'éprouvais: je ne pus y parvenir. Autant le coeur se resserre +quand on n'aime pas, autant il est impossible de dissimuler +avec ce qu'on aime... La passion perce tous les voiles dont on +voudrait l'envelopper. Je donnai ma lettre au vieux valet de +chambre de Mme de Nevers; il la prit en pleurant. Cet intérêt +silencieux me faisait du bien; je n'aurais pu en supporter un +autre. Je demandai des chevaux de poste à la nuit tombante, et +je m'enfermai dans ma chambre. Ce portrait de Mme de Nevers, +qu'il fallait encore quitter, avec quelle douleur ne lui +dis-je point adieu! Je baisais cette toile froide, je reposais ma +tête contre elle; tous mes souvenirs, tout le passé, toutes +mes espérances, tout semblait réuni là, et je ne sentais pas +en moi-même la faculté de briser le lien qui m'attachait à +cette image chérie; je m'arrachais à ma propre vie en +déchirant ce qui nous unissait: c'était mourir que de renoncer +ainsi à ce qui me faisait vivre. On frappa à ma porte. Tout +était fini... Je me jetai dans une chaise de poste, qui me +conduisit, sans m'arrêter, à Lorient, où je m'embarquai le +lendemain sur le bâtiment qui nous amena ici tous deux. + + +CONCLUSION + + +C'est avec effort que je respectai les intentions d'Edouard et +que j'observai la parole que je lui avais donnée de ne pas +chercher à le voir le reste du jour. L'amitié reconnaît +difficilement son insuffisance: elle croit pouvoir consoler, +et ne sait pas que l'ami dont elle partage les maux, n'est +dans ses bras qu'un vain simulacre privé de sentiment et de +vie. Je préparais cependant une consolation à Edouard: c'était +de parler avec lui de Mme de Nevers. Je la connaissais, et je +savais combien elle était digne de la passion qu'elle avait su +inspirer. Je passai la nuit à réfléchir au sort d'Edouard, à +cette fatalité dont il était la victime, à la bizarrerie de +l'ordre social, à ce malheur indépendant des hommes, et +cependant créé par eux. Je cherchais des remèdes à la +situation de mon malheureux ami, et j'étais forcé de m'avouer +avec douleur qu'elle n'en offrait aucun d'efficace. + +Le lendemain, de bonne heure, j'entrai dans la chambre +d'Edouard; elle était déserte. J'aperçus sur sa table quelques +journaux qui venaient d'arriver de France. Personne ne l'avait +vu sortir. Comme je savais qu'on devait attaquer, ce matin +même, le camp anglais, l'inquiétude me prit; je me fis donner +un cheval, et je courus, encore très-faible, sur les traces de +l'armée. En arrivant, je trouvai une canonnade violente +engagée pour une position dont il paraissait presque +impossible de chasser l'ennemi. Je distinguai Edouard au +premier rang, et j'arrivai pour le voir tomber couvert de +blessures. Je le reçus dans mes bras; son sang coulait à gros +bouillons: je voulus essayer de l'arrêter; il s'y opposa. +"Laissez-moi mourir, me dit-il, et ne me plaignez pas... La +mesure est comblée, la vie m'est odieuse: j'ai tout perdu! Ah! +dit-il, la mort vient trop tard." Il expira, sa tête se pencha +sur moi; je reçus son dernier soupir. Je revins dans un +désespoir dont je ne me croyais plus capable. + +Les gazettes contenaient cet article: + +_Hier, 26 août, à onze heures du matin, on a célébré en l'église et +paroisse de Saint-Sulpice les obsèques et funérailles de T. H. et +T. P. dame Mme Louise-Adélaïde-Henriette-Natalie d'Olonne, veuve de +T. H., T. P., et T. Ill. seigneur Mgr le duc de Nevers, prince de +Châtillon, marquis de Souvigny, etc., etc., décédée en son hôtel, +rue de Bourbon, à l'âge de vingt et un ans, par suite d'une maladie +de langueur. Après la cérémonie, le convoi s'est mis en marche pour +le Limousin, où Mme la duchesse de Nevers a témoigné le désir +d'être enterrée. On la conduit en la baronnie de Faverange, +bailliage de généralité de ***, où elle reposera au caveau de +ses ancêtres, en l'église et chapitre abbatial dudit +Faverange, etc., etc._ + + +Vers la fin de cette même année, la paix me permit de repasser +en France. Je ramenai avec moi le corps de mon malheureux ami. +Je demandai et j'obtins de M. le maréchal d'Olonne la +permission de le déposer dans ce caveau qui contenait l'autre +moitié de lui-même. Je le fis placer au pied du cercueil de +Mme de Nevers, et alors seulement je sentis le premier +soulagement à ma douleur. + +M. le maréchal d'Olonne avait quitté le monde et la cour. Il +habita Faverange jusqu'à la fin de sa vie, qu'il consacra à la +bienfaisance la plus active et la plus éclairée; mais, quoique +sa carrière ait été longue et en apparence paisible, il +conserva toujours une profonde tristesse. Il disait souvent +qu'il s'était trompé en croyant qu'il y avait dans la vie deux +manières d'être heureux. + + +FIN + + +NOTE + +DE LA PAGE 122 + + +Je ne sais si les expressions de cette conversation ne +paraîtront pas un peu forcée; elles sont copiées +textuellement, et on les trouvera toutes dans les mémoires du +temps, dans ceux de Mme d'Epinay, du baron de Bezenval, du duc +de Lauzun; dans les lettres de Mme de Graffigny, etc., etc.; +monuments mémorables d'une époque où le vice était tellement +entré dans les moeurs d'une portion de la société qu'on peut +dire qu'il s'y était établi comme un ami dont la présence ne +dérange plus rien dans la maison. Dans ces moeurs-là, on était +bon, généreux, brave, indulgent et vicieux. A côté des modèles +les plus admirables de l'intégrité de la vie, la corruption se +montrait sans voile et semblait faire gloire d'elle-même; la +perversité était devenue telle que, dans ce monde nouveau, le +vice n'était plus qu'un sujet de plaisanterie; l'esprit, abusé +par de fausses doctrines, niait presque également le bien et +le mal, et ne reconnaissait d'autre culte que le plaisir. Une +seule chose avait survécu à ce naufrage de la morale. Cette +chose était un mot indéfinissable dans sa puissance, et qui +n'avait peut-être échappé à la ruine de toutes les vertus que +par son vague même: c'était l'honneur. Il a été pour nous la +planche dans le naufrage, car il est remarquable que, dans la +Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré dans la +morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration; c'est +l'honneur qui a ramené aux idées religieuses. Dès que le +mépris s'est attaché à la puissance, on a voulu être opprimé; +dès que le déshonneur s'est attaché à l'impiété, on a voulu +être homme de bien: tant il est vrai que les vertus se +tiennent comme les vices, et que, tant qu'on en conserve une, +il ne faut pas désespérer de toutes les autres. + + + + + +Erreurs typographiques corrigées silencieusement: + + +=était à Lyon= remplacé par =étaient à Lyon= + +=charges que, l'Anglais= remplacé par =charges, que l'Anglais= + +=Mais il se peut= remplacé par =-- Mais il se peut= + +=m'a fait éprouver?= remplacé par =m'a fait éprouver!= + +=Mobile à l'excès= remplacé par =Mobiles à l'excès= + +=inconcevable= remplacé par =inconvenable= + +=vivants et inanimés= remplacé par =vivants ou inanimés= + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Edouard, by Madame de Duras + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD *** + +***** This file should be named 26814-8.txt or 26814-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26814/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26814-8.zip b/26814-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b335d49 --- /dev/null +++ b/26814-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..317f677 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #26814 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26814) |
