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+The Project Gutenberg EBook of Edouard, by Madame de Duras
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Edouard
+
+Author: Madame de Duras
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26814]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD ***
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+Produced by Daniel Fromont
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+[Transcriber's note: Madame de Duras (Claire-Louisa-Rose-Bonne Lechal
+de Kersaint, duchesse de) (1778-1828), _Edouard_ (1825), édition de 1879]
+
+
+
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+
+MME DE DURAS
+
+
+
+
+EDOUARD
+
+
+
+
+PRECEDE D'UNE PREFACE
+
+PAR
+
+OCTAVE UZANNE
+
+
+PARIS
+
+LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
+
+Rue Saint-Honoré, 338
+
+M CCCC LXXIX
+
+
+(...)
+
+
+
+
+INTRODUCTION
+
+
+J'allais rejoindre à Baltimore mon régiment, qui faisait
+partie des troupes françaises employées dans la guerre
+d'Amérique; et, pour éviter les lenteurs d'un convoi, je
+m'étais embarqué à Lorient sur un bâtiment marchand armé en
+guerre. Ce bâtiment portait avec moi trois autres passagers.
+L'un deux m'intéressa dès le premier moment que je l'aperçus:
+c'était un grand jeune homme d'une belle figure, dont les
+manières étaient simples et la physionomie spirituelle; sa
+pâleur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses
+actions étaient comme empreintes éveillaient à la fois
+l'intérêt et la curiosité. Il était loin de les satisfaire; il
+était habituellement silencieux, mais sans dédain; on aurait
+dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait survécu à
+d'autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement
+distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-même de
+rien de ce qu'il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du
+malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de
+pitié que les plaintes les plus éloquentes.
+
+Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgré
+l'espèce d'intimité forcée qu'amène la vie d'un vaisseau, je
+n'avançais pas. Lorsque j'allais m'asseoir auprès de lui et
+que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions,
+et, si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du
+coeur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait
+quelquefois une réflexion; mais, dès que je voulais entrer
+dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'âme, ce
+qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque
+confidence de sa part, il se levait, il s'éloignait, ou sa
+physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le
+courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi
+de la part de tout autre, car il avait un esprit
+singulièrement original; il ne voyait rien d'une manière
+commune, et cela venait de ce que la vanité n'était jamais
+mêlée à aucun de ses jugements. Il était l'homme le plus
+indépendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme
+étranger aux autres hommes; il était juste parce qu'il était
+impartial, et impartial parce que tout lui était indifférent.
+Lorsqu'une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste,
+elle développe le jugement et accroît les facultés de
+l'intelligence. On voyait que son esprit avait été fort
+cultivé; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais
+ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la
+longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l'arrière du
+vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage
+à regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur
+les flots. Un jour il me dit: "Quel fidèle emblème de la vie!
+ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de
+misère qui se referme après nous. -- A votre âge, lui dis-je,
+comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? -- On est
+vieux, dit-il, quand on n'a plus d'espérance. -- Ne peut-elle
+donc renaître? lui demandai-je. -- Jamais," répondit-il. Puis,
+me regardant tristement: "Vous avez pitié de moi, me dit-il,
+je le vois; croyez que j'en suis touché, mais je ne puis vous
+ouvrir mon coeur; ne le désirez même pas: il n'y a point de
+remède à mes maux, et tout m'est inutile désormais, même un
+ami." Il me quitta en prononçant ces dernières paroles.
+
+J'essayai peu de jours après de reprendre la même
+conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je
+lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient épargné
+une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, être aujourd'hui
+pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous
+êtes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous
+me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez
+du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents;
+l'âme qui peut les contenir se suffit à elle-même; il faut
+entrevoir ailleurs l'espérance pour sentir le besoin de
+l'intérêt des autres. A quoi bon toucher à des plaies
+inguérissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis
+déjà, à mes yeux, comme si je n'étais plus." Il se leva, se
+mit à marcher sur le pont, et bientôt alla s'asseoir à l'autre
+extrémité du navire.
+
+Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la
+facilité d'y revenir: c'était sa place favorite, et souvent
+même il y passait les nuits. Nous étions alors dans le
+parallèle des vents alizés, à l'ouest des Açores, et dans un
+climat délicieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits
+des Tropiques: le firmament, semé d'étoiles, se réfléchit dans
+une mer tranquille. On se croirait placé, comme l'Archange de
+Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul
+coup d'oeil la création tout entière.
+
+Le jeune passager remarquait un soir ce magnifique spectacle:
+"L'infini est partout, dit-il: on le voit là (en montrant le
+ciel), on le sent ici (en montrant son coeur); et cependant
+quel mystère! qui peut le comprendre! Ah! la mort en a le
+secret; elle nous l'apprendra peut-être, ou peut-être nous
+fera-t-elle tout oublier. Tout oublier! répéta-t-il d'une voix
+tremblante. -- Vous n'entretenez pas une pensée si coupable?
+lui dis-je. -- Non, répondit-il: qui pourrait douter de
+l'existence de Dieu en contemplant ce beau ciel? Dieu a
+répandu ses dons également sur tous les êtres; il est
+souverainement bon; mais les institutions des hommes sont
+toutes-puissantes aussi, et elles sont la source de mille
+douleurs. Les anciens plaçaient la fatalité dans le ciel;
+c'est sur la terre qu'elle existe, et il n'y a rien de plus
+inflexible dans le monde que l'ordre social tel que les hommes
+l'ont créé." Il me quitta en achevant ces mots. Plusieurs fois
+je renouvelai mes efforts: tout fut inutile; il me repoussait
+sans me blesser, et cette âme inaccessible aux consolations
+était encore généreuse, bienveillante, élevée; elle aurait
+donné le bonheur qu'elle ne pouvait plus recevoir.
+
+Le voyage finit; nous débarquâmes à Baltimore. Le jeune
+passager me demanda de l'admettre comme volontaire dans mon
+régiment; il y fut inscrit, comme sur le registre du vaisseau,
+sous le seul nom d'Edouard. Nous entrâmes en campagne, et, dès
+les premières affaires que nous eûmes avec l'ennemi, je vis
+qu'Edouard s'exposait comme un homme qui veut se débarrasser
+de la vie. J'avoue que chaque jour m'attachait davantage à
+cette victime du malheur; je lui disais quelquefois: "J'ignore
+votre vie, mais je connais votre coeur; vous ne voulez pas me
+donner votre confiance, mais je n'en ai pas besoin pour vous
+aimer. Souffrir profondément appartient aux âmes distinguées,
+car les sentiments communs sont toujours superficiels."
+
+"Edouard, lui dis-je un jour, est-il donc impossible de vous
+faire du bien?" Les larmes lui vinrent aux yeux. "Laissez-moi,
+me dit-il; je ne veux pas me rattacher à la vie." Le lendemain
+nous attaquâmes un fort sur la Skulkill. S'étant mis à la tête
+d'une poignée de soldats, Edouard emporta la redoute l'épée à
+la main. Je le suivais de près; je ne sais quel pressentiment
+me disait qu'il avait fixé ce jour-là pour trouver la mort
+qu'il semblait chercher. En effet, je le vis se jeter dans les
+rangs des soldats ennemis qui défendaient les ouvrages
+intérieurs du fort. Préoccupé de l'idée de garantir Edouard,
+je ne pensais pas à moi-même: je reçus un coup de feu tiré de
+fort près et qui lui était destiné. Nos gens arrivèrent et
+parvinrent à nous dégager. Edouard me souleva dans ses bras,
+me porta dans le fort, banda ma blessure, et, soutenant ma
+tête, il attendit ainsi le chirurgien. Jamais je n'ai vu une
+physionomie exprimer si vivement des émotions si variées et si
+profondes: la douleur, l'inquiétude, la reconnaissance, s'y
+peignaient avec tant de force et de fidélité qu'on aurait
+voulu qu'un peintre pût en conserver les traits. Lorsque le
+chirurgien prononça que mes blessures n'étaient pas mortelles,
+des larmes coulèrent des yeux d'Edouard. Il me pressa sur son
+coeur. "Je serais mort deux fois," me dit-il. De ce jour il ne
+me quitta plus; je languis longtemps: ses soins ne se
+démentirent jamais; ils prévenaient tous mes désirs. Edouard,
+toujours sérieux, cherchait pourtant à me distraire; son
+esprit piquant amenait et faisait naître la plaisanterie: lui
+seul n'y prenait aucune part; seul il restait étranger à cette
+gaieté qu'il avait excitée lui-même. Souvent il me faisait la
+lecture; il devinait ce qui pouvait soulager mes maux. Je ne
+sais quoi de paisible, de tendre, se mêlait à ses soins et
+leur donnait le charme délicat qu'on attribue à ceux des
+femmes: c'est qu'il possédait leur dévouement, cette vertu
+touchante qui transporte dans ce que nous aimons ce _moi_,
+source de toutes les misères de nos coeurs, quand nous ne le
+plaçons pas dans un autre.
+
+Edouard cependant gardait toujours sur lui-même ce silence qui
+m'avait longtemps affligé; mais chaque jour diminuait ma
+curiosité, et maintenant je craignais bien plus de l'affliger
+que je ne désirais le connaître. Je le connaissais assez:
+jamais un coeur plus noble, une âme plus élevée, un caractère
+plus aimable, ne s'étaient montrés à moi. L'élégance de ses
+manières et de son langage montrait qu'il avait vécu dans la
+meilleure compagnie. Le bon goût forme entre ceux qui le
+possèdent une sorte de lien qu'on ne saurait définir. Je ne
+pouvais concevoir pourquoi je n'avais jamais rencontré
+Edouard, tant il paraissait appartenir à la société où j'avais
+passé ma vie. Je le lui dis un jour, et cette simple remarque
+amena ce que j'avais si long-temps sollicité en vain. "Je ne
+dois plus vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que
+je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous
+faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux
+dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté
+cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours
+il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un
+moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre
+son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le
+remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre,
+tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine.
+"Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous
+plaindrez plus qu'il n'y a pas de _passé_ dans notre amitié.
+Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient;
+ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On
+croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant
+quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille
+mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots,
+et je lus ce qui va suivre.
+
+
+
+
+EDOUARD
+
+
+Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma
+famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a
+occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de
+cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son
+dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748.
+Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et
+de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau;
+il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il
+devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque
+importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux,
+à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique
+enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus
+dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se
+consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père
+sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant
+avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que
+je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait
+dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile
+et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à
+voir le soleil couchant; je serais resté des journées
+entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine
+la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux
+de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme
+entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je
+rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût;
+mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes
+occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon
+père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma
+mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de
+pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais
+je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose
+d'incomplet au fond de mon âme.
+
+Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre
+Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions
+chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce
+temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop
+vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière
+qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et
+souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la
+forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se
+détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes
+montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était
+petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre
+côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de
+la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne
+possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée
+avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la
+vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait
+point là de village; il était situé à un quart de lieue plus
+haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population,
+qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous
+la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et
+enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient
+un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs
+danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était
+pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe
+de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me
+jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la
+nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme:
+la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu
+qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point
+d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se
+dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité
+de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus,
+ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des
+ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes
+noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout
+de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait
+entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des
+attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul
+point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et
+qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce
+spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme
+comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en
+tirer, on me réveillait comme d'un songe.
+
+Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance
+que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était
+surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers
+les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus
+élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que
+je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà
+de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants
+dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me
+plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur
+défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout
+son charme pour moi si je le voyais partagé.
+
+J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées,
+mais je restais toujours au même point pour le fruit que je
+pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce
+feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir
+n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère
+en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de
+mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai
+parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était
+de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus
+ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais
+ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je
+la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger
+était grand, car, en approchant de la forge, la rivière
+encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux
+qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait
+mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit:
+"Ce que tu fais n'est pas difficile. -- Essaye donc," répondis-je.
+Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les
+flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite,
+je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le
+courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui
+présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me
+manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours.
+Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma
+mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie
+en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je
+croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que
+jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la
+faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé
+de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme
+si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était
+déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans
+les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un
+jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup
+l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de
+la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin
+rencontré le filon de terre qui convient à sa substance;
+j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais
+dévoué ma vie pour un autre!
+
+De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par
+le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt
+qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments
+aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement.
+"Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute
+l'éducation."
+
+Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont
+cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres.
+Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les
+moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins.
+Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les
+difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont
+point de secret pour qui sait les étudier, point de
+contradiction pour qui sait les comprendre.
+
+Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait
+à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il
+possédait au suprême degré l'art de faire sortir la
+plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées
+fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à
+trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait
+mieux en conjurer le danger.
+
+C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion
+dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les
+principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos
+guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer
+ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits
+pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et
+dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la
+vie amène et produit la mort.
+
+Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à
+mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire,
+l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de
+la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on
+prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le
+crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient
+alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes
+les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des
+malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et
+le plaisir de les réparer.
+
+La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait
+produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de
+mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle
+déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens,
+respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type
+que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai,
+n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre
+famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès
+qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre
+vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là
+ressemblait si peu.
+
+Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison
+supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées
+communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et
+piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de
+l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils
+pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents,
+et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et
+animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point.
+Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison.
+
+Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa
+célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur
+humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès
+servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui
+faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties
+intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse
+d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me
+donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions
+avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du
+spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement
+on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on
+arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père
+voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait
+assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la
+faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour
+retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en
+attendre.
+
+Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour
+sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du
+maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire
+avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne
+s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes,
+leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la
+parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une
+correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se
+passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M.
+le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait
+entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me
+mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là
+qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me
+faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant
+que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins.
+"Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père;
+pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre,
+et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? --
+Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs;
+il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des
+gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans
+le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce
+de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances
+et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et
+que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. -- Ce que vous
+dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous
+l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On
+ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux:
+
+
+_Among unequals no society
+
+Can sort_ [1]. [ (1) Milton.]
+
+
+-- La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne
+l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de
+son avis: j'ai le droit de l'être. -- Oui, sans doute, reprit
+ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception.
+Respectons les convenances sociales; admirons même la
+hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable;
+d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la,
+cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces
+conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le
+désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle
+inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de
+mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans
+pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne.
+
+Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent
+jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon
+temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient
+toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail
+aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la
+nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir.
+
+A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence
+m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma
+mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade,
+et à cette maladie succéda un état de langueur qui se
+prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle
+me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il
+lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle
+de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége
+que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement
+cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la
+paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette
+existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans
+doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je
+porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies
+communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de
+mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois
+ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais
+qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à
+l'avenir.
+
+
+Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au
+voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous
+distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que
+nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort!
+absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous
+croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais
+quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens.
+C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries
+se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance
+harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A
+présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première
+fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours
+d'accord.
+
+Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla
+loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général
+fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin,
+où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners,
+me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les
+curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que
+je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne
+devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans
+des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune
+façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute
+espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould.
+J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet
+de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé
+et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre
+Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha!
+
+Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne,
+parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la
+magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe
+de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en
+rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal
+d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au
+présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms
+historiques et chers à la France, décoraient la plupart des
+pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour
+vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous
+saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs
+générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et
+à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me
+rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite;
+plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors
+j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si
+souvent le sujet des conversations de mon père et cette
+société dont il m'avait parlé tant de fois.
+
+Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque
+nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès
+de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les
+mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous
+voilà! Vous m'amenez Edouard... Savez-vous, Edouard, que vous
+venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le
+plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?"
+Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés
+de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir
+de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? -- Je n'ai pas
+eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance,"
+répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon
+éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air
+modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il
+réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation.
+J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient
+les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les
+lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On
+parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en
+Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous
+l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant
+combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon
+père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec
+respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé
+tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux
+cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à
+tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M.
+le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui
+était favorable aux institutions anglaises, et les personnes
+qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur
+un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant,
+mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury
+comme un monument vénérable des anciennes coutumes
+germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et
+leur respect pour le passé dans l'existence de ces
+institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans
+le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon
+père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage
+perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il,
+a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands
+mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme
+un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à
+l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que
+les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans
+la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur
+seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la
+vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours.
+"Admirable institution, dit mon père, que celle qui est
+parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les
+plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une
+convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit
+encore mon père; la magistrature qui a produit Molé,
+Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si
+le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements,
+c'est que la classe qui le compose en Angleterre est
+remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En
+Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les
+individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution.
+-- Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette
+conversation, que ces institutions conviennent mieux à
+l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les
+nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le
+fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus
+qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom
+même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression:
+_subir la loi du vainqueur_, a un sens plus étendu qu'on ne lui
+le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que
+de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en
+Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu
+conquérir la loi."
+
+Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient
+pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la
+conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette
+une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en
+écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon
+sens d'un homme d'esprit.
+
+Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer
+ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal
+d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le
+voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me
+rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne
+leur trouvais point de sens... Rien ne m'était étranger dans
+la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me
+trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne
+sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de
+la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme
+le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus
+chère encore.
+
+"Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal
+d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez
+un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le
+temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et
+qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans
+alors. -- Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là,
+tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. -- Oui,
+reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas
+se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes
+derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son
+obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous
+partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père.
+Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari,
+qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est
+mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et
+charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de
+ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser
+sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur
+ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père;
+mais je n'ai jamais pu les approuver."
+
+Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première
+fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la
+peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était
+qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette
+femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble
+formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la
+voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je
+doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme
+de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me
+faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara
+de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude
+qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé
+ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma
+folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma
+vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai
+au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je
+conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je
+n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à
+moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je
+l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je
+mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre.
+
+Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait
+être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace
+lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la
+grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se
+souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle
+répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses
+expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père
+le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux
+idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de
+dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette
+conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née
+défiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie
+de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots:
+je me sentis rougir, elle sourit; peut-être vit-elle en ce
+moment en moi la preuve de la vérité de sa remarque.
+
+Depuis ce jour, je retournai chaque jour à l'hôtel d'Olonne.
+Habituellement peu confiant, je n'eus pas à dissimuler: l'idée
+que je pusse aimer Mme de Nevers était si loin de mon père
+qu'il n'eut pas le moindre soupçon; il croyait que je me
+plaisais chez M. le maréchal d'Olonne, où se réunissait la
+société la plus spirituelle de Paris, et il s'en réjouissait.
+Mon père, assurément, ne manquait ni de sagacité ni de finesse
+d'observation; mais il avait passé l'âge des passions, il
+n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances
+régnait en lui à l'égal de la religion, de la morale et de
+l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de
+paraître occupé de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de
+mon âme une passion qui prenait chaque jour de nouvelles
+forces.
+
+Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de
+Nevers, mais je n'ai vu qu'à elle cette réunion complète de
+tout ce qui plaît: la finesse de l'esprit et la simplicité du
+coeur, la dignité du maintien et la bienveillance des manières;
+Partout la première, elle n'inspirait point l'envie; elle
+avait cette supériorité que personne ne conteste, qui semble
+servir d'appui et exclut la rivalité. Les fées semblaient
+l'avoir douée de tous les talents et de tous les charmes. Sa
+voix venait jusqu'au fond de mon âme y porter je ne sais
+quelles délices qui m'étaient inconnues. Ah! mon ami!
+qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait
+éprouver! Quelle longue carrière pourrait me rendre le bonheur
+d'un tel amour?
+
+Il convenait à ma position dans le monde de me mêler peu de la
+conversation. M. le maréchal d'Olonne, par bonté pour mon
+père, me reprochait quelquefois le silence que je préférais
+garder, et je ne résistais pas toujours à montrer devant Mme
+de Nevers que j'avais une âme et que j'étais peut-être digne
+de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que
+j'aimais à entendre: je l'écoutais avec délices, je devinais
+ce qu'elle allait dire, ma pensée achevait la sienne, je
+voyais se réfléchir sur son front l'impression que je recevais
+moi-même, et cependant elle m'était toujours nouvelle, quoique
+je la devinasse toujours.
+
+Un des rapports les plus doux que la société puisse créer,
+c'est la certitude qu'on est ainsi deviné. Je ne tardai pas à
+m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'était perdu
+pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement
+la parole, mais elle m'adressait presque toujours la
+conversation. Je voyais qu'elle évitait de la laisser tomber
+sur des sujets qui m'étaient étrangers, sur un monde que je ne
+connaissais pas; elle parlait littérature; elle parlait
+quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me
+questionnait sur nos montagnes et sur la vérité des
+descriptions de d'Urfé. Je ne sais pourquoi il m'était pénible
+qu'elle s'occupât ainsi de moi. Les jeunes gens qui
+l'entouraient étaient aussi d'une extrême politesse, et j'en
+étais involontairement blessé; j'aurais voulu qu'ils fussent
+moins polis, ou qu'il me fût permis de l'être davantage. Une
+espèce de souffrance sans nom s'emparait de moi dès que je me
+voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laissât
+seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers.
+
+Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui
+venaient assidûment à l'hôtel d'Olonne, il y en avait deux qui
+fixaient plus particulièrement mon attention: le duc de L...
+et le prince d'Enrichemont. Ce dernier était de la maison de
+Béthune et descendait du grand Sully; il possédait une fortune
+immense, une bonne réputation, et je savais que M. le maréchal
+d'Olonne désirait qu'il épousât sa fille. Je ne sais ce qu'on
+pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne
+vois pas non plus qu'il y eût rien à admirer. J'avais appris
+un mot nouveau depuis que j'étais dans le monde, et je vais
+m'en servir pour lui: ses formes étaient parfaites. Jamais il
+ne disait rien qui ne fût convenable et agréablement tourné;
+mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il eût
+dans l'âme autre chose que ce que l'éducation et l'usage du
+monde y avaient mis. Cet acquis était fort étendu et
+comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le
+prince d'Enrichemont ne se serait jamais trompé sur le
+jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une
+grande faute; mais, jusqu'à son admiration, tout était
+factice: il savait les sentiments, il ne les éprouvait pas, et
+l'on restait froid devant sa passion et sérieux devant sa
+plaisanterie, parce que la vérité seule touche, et que le
+coeur méconnaît tout pouvoir qui n'émane pas de lui.
+
+Je préférais le duc de L..., quoiqu'il eût mille défauts.
+Inconsidéré, moqueur, léger dans ses propos, imprudent dans
+ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui était bien, et sa
+physionomie exprimait avec fidélité les impressions qu'il
+recevait. Mobiles à l'excès, elles n'étaient pas de longue
+durée; mais enfin il avait une âme, et c'était assez pour
+comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la
+vie pour un jour de fête, tant il se livrait à ses plaisirs;
+toujours en mouvement, il mettait autant de prix à la rapidité
+de ses courses que s'il eût eu les affaires les plus
+importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il
+n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de
+Versailles; il entrait sa montre à la main, en racontant une
+histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire
+tout le monde. Généreux, magnifique, le duc de L... méprisait
+l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodiguât l'un et l'autre
+d'une manière souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue à
+ma honte que j'étais séduit par cette sorte de dédain de ce
+que les hommes prisent le plus. Il y a de la grâce dans un
+homme à ne reconnaître aucun obstacle, et, quand on expose
+gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa
+fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on
+n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir
+dans une occasion sérieuse. L'élégance du duc de L... me
+convenait donc beaucoup plus que les manières un peu
+compassées du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'à me
+louer de tous deux. Les bontés de M. le maréchal d'Olonne
+m'avaient établi dans sa société de la manière qui pouvait le
+moins me faire sentir l'infériorité de la place que j'y
+occupais. Je n'avais presque pas senti cette infériorité dans
+les premiers jours; maintenant elle commençait à peser sur
+moi. Je me défendais par le raisonnement, mais le souvenir de
+Mme de Nevers était encore un meilleur préservatif: il m'était
+bien facile de m'oublier quand je pensais à elle, et j'y
+pensais à chaque instant.
+
+Un jour, on avait parlé longtemps dans le salon du dévouement
+de Mme de B..., qui s'était enfermée avec son amie intime, Mme
+d'Anville, malade et mourante de la petite vérole. Tout le
+monde avait loué cette action, et l'on avait cité plusieurs
+amitiés de jeunes femmes dignes d'être comparées à celle-là.
+J'étais debout devant la cheminée et près du fauteuil de Mme
+de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. --
+J'en ai une qui m'est bien chère, me répondit-elle: c'est la
+soeur du duc de L.... Nous sommes liées depuis l'enfance, mais
+je crains que nous ne soyons séparées pour bien longtemps: le
+marquis de C..., son mari, est ministre en Hollande, et elle
+est à La Haye depuis six mois. -- Ressemble-t-elle à son frère?
+demandai-je. -- Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est
+aussi calme qu'il est étourdi. C'est un grand chagrin pour moi
+que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est
+nécessaire que Madame de C...: elle est ma raison; je ne me
+suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et à présent que
+je suis seule je ne sais plus me décider à rien. -- Je ne vous
+aurais jamais cru cette indécision dans le caractère, lui
+dis-je. -- Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses défauts
+dans le monde! Chacun met à peu près le même habit, et ceux
+qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont
+différents. -- Je rends grâces au Ciel d'avoir été élevé comme
+un sauvage, repris-je: cela me préserve de voir le monde dans
+cette ennuyeuse uniformité; je suis frappé, au contraire, de
+ce que personne ne se ressemble. -- C'est, dit-elle, que vous
+avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles
+en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir
+autre chose que la superficie des objets? -- Mais quand c'est
+vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arrêter en chemin. --
+Voilà de la galanterie, dit-elle. -- Ah! m'écriai-je, vous
+savez bien le contraire!" Elle ne répondit rien et se mit à
+causer avec d'autres personnes. Je fus ému toute la soirée du
+souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le
+monde allait me deviner.
+
+Le lendemain, mon père se trouva un peu souffrant. Nous
+devions dîner à l'hôtel d'Olonne, et, pour ne pas me priver
+d'un plaisir, il fit un effort sur lui-même et sortit. Jamais
+son esprit ne parut si libre et si brillant que ce jour-là.
+Plusieurs étrangers qui se trouvaient à ce dîner témoignèrent
+hautement leur admiration, et je les entendis qui disaient
+entre eux qu'un tel homme occuperait en Angleterre les
+premières places. La conversation se prolongea longtemps;
+enfin la société se dispersa. Mon père resta le dernier, et,
+en lui disant adieu, M. le maréchal d'Olonne lui fit promettre
+de revenir le lendemain. Le lendemain! grand Dieu! il n'y en
+avait plus pour lui! En traversant le vestibule, mon père me
+dit: "Je sens que je me trouve mal." Il s'appuya sur moi et
+s'évanouit. Les domestiques accoururent: les uns allèrent
+avertir M. le maréchal d'Olonne; les autres transportèrent mon
+père dans une pièce voisine. On le déposa sur un lit de repos,
+et là tous les secours lui furent donnés. Mme de Nevers les
+dirigeait avec une présence d'esprit admirable. Bientôt un
+chirurgien attaché à la maison de M. le maréchal d'Olonne
+arriva, et, voyant que la connaissance ne revenait point à mon
+père, il proposa de le saigner. Nous attendions Tronchin, que
+Mme de Nevers avait envoyé chercher. Quelle bonté que la
+sienne! Elle avait l'air d'un ange descendu du Ciel près de ce
+lit de douleur; elle essayait de ranimer les mains glacées de
+mon père en les réchauffant dans les siennes. Ah! comment la
+vie ne revenait-elle pas à cet appel? Hélas! tout était
+inutile. Tronchin arriva et ne donna aucune espérance. La
+saignée ramena un instant la connaissance. Mon père ouvrit les
+yeux; il fixa sur moi son regard éteint, et sa physionomie
+peignit une anxiété douloureuse. M. le maréchal d'Olonne le
+comprit; il saisit la main de mon père et la mienne. "Mon ami,
+dit-il, soyez tranquille, Edouard sera mon fils." Les yeux de
+mon père exprimèrent la reconnaissance; mais cette vie
+fugitive disparut bientôt; il poussa un profond gémissement:
+il n'était plus! Comment vous peindre l'horreur de ce moment?
+Je ne le pourrais même pas. Je me jetai sur le corps de mon
+père, et je perdis à la fois la connaissance et le sentiment
+de mon malheur. En revenant à moi, j'étais dans le salon; tout
+avait disparu. Je crus sortir d'un songe horrible, mais je vis
+près de moi Mme de Nevers en larmes. M. le maréchal d'Olonne
+me dit: "Mon cher Edouard, il vous reste encore un père." Ce
+mot me prouva que tout était fini. Hélas! je doutais encore...
+Mon ami, quelle douleur! Accablé, anéanti, mes larmes
+coulaient sans diminuer le poids affreux qui m'oppressait.
+Nous restâmes longtemps dans le silence; je leur savais gré de
+ne pas chercher à me consoler. "J'ai perdu l'ami de toute ma
+vie, dit enfin M. le maréchal d'Olonne. -- Il vous a dû sa
+dernière consolation, répondis-je. -- Edouard, me dit M. le
+maréchal d'Olonne, de ce jour je remplace celui que vous venez
+de perdre: vous restez chez moi. J'ai donné l'ordre qu'on
+préparât pour vous l'appartement de mon neveu, et j'ai envoyé
+l'abbé Tercier prévenir M. d'Herbelot de notre malheur. Mon
+cher Edouard, je ne vous donnerai pas de vulgaires
+consolations; mais votre père était un chrétien, vous l'êtes
+vous-même: un autre monde nous réunira tous." Voyant que je
+pleurais, il me serra dans ses bras. "Mon pauvre enfant, dit-il,
+je veux vous consoler, et j'aurais besoin de l'être moi-même!"
+Nous retombâmes dans le silence. J'aurais voulu
+remercier M. le maréchal d'Olonne, et je ne pouvais que verser
+des larmes. Au milieu de ma douleur, je ne sais quel sentiment
+doux se glissait pourtant dans mon âme: les pleurs que je
+voyais répandre à Mme de Nevers étaient déjà une consolation;
+je me la reprochais, mais sans pouvoir m'y soustraire.
+
+Dès que je fus seul dans ma chambre, je me jetai à genoux; je
+priai pour mon père, ou plutôt je priai mon père. Hélas! il
+avait fourni sa longue carrière de vertu, et je commençais la
+mienne en ne voyant devant moi que des orages. "Je fuyais ses
+sages conseils quand il vivait, me disais-je, et que
+deviendrai-je maintenant que je n'ai plus que moi-même pour
+guide et pour juge de mes actions! Je lui cachais les folies
+de mon coeur; mais il était là pour me sauver; il était ma
+force, ma raison, ma persévérance; j'ai tout perdu avec lui.
+Que ferai-je dans le monde sans son appui, sans le respect
+qu'il inspirait? Je ne suis rien, je n'étais quelque chose que
+par lui; il a disparu, et je reste seul comme une branche
+détachée de l'arbre et emportée par les vents!" Mes larmes
+recommencèrent; je repassai les souvenirs de mon enfance; je
+pleurai de nouveau ma mère, car toutes les douleurs se
+tiennent, et la dernière réveille toutes les autres! Plongé
+dans mes tristes pensées, je restai longtemps immobile et dans
+l'espèce d'abattement qui suit les grandes douleurs: il me
+semblait que j'avais perdu la faculté de penser et de sentir;
+enfin, je levai les yeux par hasard, et j'aperçus un portrait
+de Mme de Nevers... Indigne fils! en le contemplant, je perdis
+un instant le souvenir de mon père! Qu'était-elle donc pour
+moi? Quoi! déjà son seul souvenir suspendait dans mon coeur la
+plus amère de toutes les peines! Mon ami, ce sera un sujet
+éternel de remords pour moi que cette faute dont je vous fais
+l'aveu: non, je n'ai point assez senti la douleur de la mort
+de mon père! Je mesurais toute l'étendue de la perte que
+j'avais faite; je pleurais son exemple, ses vertus; son
+souvenir déchirait mon coeur, et j'aurais donné mille fois ma
+vie pour racheter quelques jours de la sienne; mais, quand je
+voyais Mme de Nevers, je ne pouvais pas m'empêcher d'être
+heureux.
+
+Mon père témoignait par son testament le désir de reposer près
+de ma mère. Je me décidai à le conduire moi-même à Lyon.
+L'accomplissement de ce devoir soulageait un peu mon coeur.
+Quitter Mme de Nevers me semblait une expiation du bonheur que
+je trouvais près d'elle malgré moi. Mon père me recommandait
+aussi de terminer des affaires relatives à la tutelle des
+enfants d'un de ses amis: je voulais lui obéir; je me disais
+que je reviendrais bientôt, que j'habiterais sous le même toit
+que Mme de Nevers, que je la verrais à toute heure; et mon
+coupable coeur battait de joie à de telles pensées!
+
+La veille de mon départ, M. le maréchal d'Olonne alla passer
+la journée à Versailles; je dînai seul avec Mme de Nevers et
+l'abbé Tercier. Cet abbé demeurait à l'hôtel d'Olonne depuis
+cinquante ans; il avait été attaché à l'éducation du maréchal,
+et la protection de cette famille lui avait valu un bénéfice
+et de l'aisance. Il faisait les fonctions de chapelain, et
+était un meuble aussi fidèle du salon de l'hôtel d'Olonne que
+les fauteuils et les ottomanes de tapisseries des Gobelins qui
+le décoraient. Un attachement si long, de la part de cet abbé,
+avait tellement lié sa vie à l'existence de la maison d'Olonne
+qu'il n'avait d'intérêt, de gloire, de succès et de plaisirs
+que les siens; mais c'était dans la mesure d'un esprit fort
+calme et d'une imagination tempérée par cinquante ans de
+dépendance. Il avait un caractère fort facile: il était
+toujours prêt à jouer aux échecs ou au trictrac, ou à dévider
+les écheveaux de soie de Mme de Nevers, et, pourvu qu'il eût
+bien dîné, il ne cherchait querelle à personne. La veille donc
+du jour où je devais partir, voyant que Mme de Nevers ne
+voulait faire usage d'aucun de ses petits talents, l'abbé
+s'établit après dîner dans une grande bergère auprès du feu,
+et s'endormit bientôt profondément. Je restai ainsi presque
+tête à tête avec celle qui m'était déjà si chère. J'aurais dû
+être heureux, et cependant un embarras indéfinissable vint me
+saisir quand je me vis seul avec elle. Je baissai les yeux, et
+je restai dans le silence. Ce fut elle qui le rompit. "A
+quelle heure partez-vous demain? me demanda-t-elle. -- A cinq
+heures, répondis-je; si je commençais ici la journée, je ne
+saurais plus comment partir. -- Et quand reviendrez-vous? dit-elle
+encore. -- Il faut que j'exécute les volontés de mon père,
+répondis-je; mais je crois que cela ne peut durer plus de
+quinze jours, et ces jours seront si longs que le temps ne me
+manquera pas pour les affaires. -- Irez-vous en Forez?
+demanda-t-elle. -- Je le crois; je compte revenir par là, mais
+sans m'y arrêter. -- Ne désirez-vous donc pas revoir ce lieu? me
+dit-elle; on aime tant ceux où l'on a passé son enfance! -- Je ne
+sais ce qui m'est arrivé, lui dis-je; mais il me semble que je
+n'ai plus de souvenirs. -- Tâchez de les retrouver pour moi,
+dit-elle. Ne voulez-vous pas me raconter l'histoire de votre
+enfance et de votre jeunesse? A présent que vous êtes le fils
+de mon père, je ne dois plus rien ignorer de vous. -- J'ai tout
+oublié, lui dis-je; il me semble que je n'ai commencé à vivre
+que depuis deux mois." Elle se tut un instant, puis elle me
+demanda si le monde avait donc si vite effacé le passé de ma
+mémoire. "Ah! m'écriai-je, ce n'est pas le monde!" Elle
+continua: "Je ne suis pas comme vous, dit-elle; j'ai été
+élevée jusqu'à l'âge de sept ans chez ma grand'mère, à
+Faverange, dans un vieux château, au fond du Limousin, et je
+me le rappelle jusque dans ses moindres détails, quoique je
+fusse si jeune; je vois encore la vieille futaie de
+châtaigniers et ces grandes salles gothiques boisées de chêne
+et ornées de trophées d'armes comme au temps de la chevalerie.
+Je trouve qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur
+souvenir se rattache à toutes les impressions qu'on a reçues.
+-- Je croyais cela autrefois, lui répondis-je; maintenant je ne
+sais plus ce que je crois ni ce que je suis." Elle rougit,
+puis elle me dit: "Cherchez dans votre mémoire: peut-être
+trouverez-vous les faits, si vous avez oublié les sentiments
+qu'ils excitaient dans votre âme. Si vous voulez que je pense
+quelquefois à vous quand vous serez parti, il faut bien que je
+sache où vous prendre, et que je n'ignore pas, comme à
+présent, tout le passé de votre vie."
+
+J'essayai de lui raconter mon enfance et tout ce que contient
+le commencement de ce cahier; elle m'écoutait avec attention,
+et je vis une larme dans ses yeux quand je lui dis quelle
+révolution avait produite en moi l'accident de ce pauvre
+enfant dont j'avais sauvé la vie. Je m'aperçus que mes
+souvenirs n'étaient pas si effacés que je le croyais, et près
+d'elle je trouvais mille impressions nouvelles d'objets qui
+jusqu'alors m'avaient été indifférents. Les rêveries de ma
+jeunesse étaient comme expliquées par le sentiment nouveau que
+j'éprouvais, et la forme et la vie étaient données à tous ces
+vagues fantômes de mon imagination.
+
+L'abbé se réveilla comme je finissais le récit des premiers
+jours de ma jeunesse. Un moment après, M. le maréchal d'Olonne
+arriva. Mme de Nevers et lui me dirent adieu avec bonté. Il me
+recommanda de hâter autant que je le pourrais la fin de mes
+affaires, et me dit que pendant mon absence il s'occuperait de
+moi. Je ne lui demandai pas d'explication. Mme de Nevers ne me
+dit rien; elle me regarda, et je crus lire un peu d'intérêt
+dans ses yeux. Mais que je regrettais la fin de notre
+conversation! Cependant j'étais content de moi. "Je ne lui ai
+rien dit, pensais-je, et elle ne peut m'avoir deviné." C'est
+ainsi que je rassurais mon coeur. L'idée que Mme de Nevers
+pourrait soupçonner ma passion me glaçait de crainte, et tout
+mon bonheur à venir me semblait dépendre du secret que je
+garderais sur mes sentiments.
+
+J'accomplis le triste devoir que je m'étais imposé, et pendant
+le voyage je fus un peu moins tourmenté du souvenir de Mme de
+Nevers. L'image de mon père mort effaçait toutes les autres.
+L'amour mêle souvent l'idée de la mort à celle du bonheur;
+mais ce n'est pas la mort dans l'appareil funèbre dont j'étais
+environné: c'est l'idée de l'éternité, de l'infini, d'une
+éternelle réunion, que l'amour cherche dans la mort; il recule
+devant un cercueil solitaire.
+
+A Lyon, je retrouvai les bords du Rhône et mes rêveries, et
+Mme de Nevers régna dans mon coeur plus que jamais. J'étais
+loin d'elle, je ne risquais pas de me trahir, et je n'opposai
+aucune résistance à la passion qui venait de nouveau s'emparer
+de toute mon âme. Cette passion prit la teinte de mon
+caractère. Livré à mon unique pensée, absorbé par un seul
+souvenir, je vivais encore une fois dans un monde créé par
+moi-même et bien différent du véritable: je voyais Mme de
+Nevers, j'entendais sa voix; son regard me faisait
+tressaillir; je respirais le parfum de ses beaux cheveux. Emu,
+attendri, je versais des larmes de plaisir pour des joies
+imaginaires. Assis sur une pierre au coin d'un bois, ou seul
+dans ma chambre, je consumais ainsi des jours inutiles.
+Incapable d'aucune étude et d'aucune affaire, c'était
+l'occupation qui me dérangeait; et, malgré que je susse bien
+que mon retour à Paris dépendait de la fin de mes affaires, je
+ne pouvais prendre sur moi d'en terminer aucune. Je remettais
+tout au lendemain; je demandais grâce pour les heures, et les
+heures étaient toutes données à ce délice ineffable de penser
+sans contrainte à ce que j'aimais. Quelquefois on entrait dans
+ma chambre, et on s'étonnait de me voir impatient et contrarié
+comme si l'on m'eût interrompu. En apparence, je ne faisais
+rien; mais, en réalité, j'étais occupé de la seule chose qui
+m'intéressât dans la vie. Deux mois se passèrent ainsi. Enfin,
+les affaires dont mon père m'avait chargé finirent, et je fus
+libre de quitter Lyon.
+
+
+C'est avec ravissement que je me retrouvai à l'hôtel d'Olonne;
+mais cette joie ne fut pas de longue durée. J'appris que Mme
+de Nevers partait dans deux jours pour aller voir à La Haye
+son amie Madame de C... Je ne pus dissimuler ma tristesse, et
+quelquefois je crus remarquer que Mme de Nevers aussi était
+triste; mais elle ne me parlait presque pas, ses manières
+étaient sérieuses; je la trouvais froide, je ne la
+reconnaissais plus, et, ne pouvant deviner la cause de ce
+changement, j'en étais au désespoir.
+
+Après son départ, je restai livré à une profonde tristesse.
+Mes rêveries n'étaient plus, comme à Lyon, mon occupation
+chérie; je sortais, je cherchais le monde pour y échapper.
+L'idée que j'avais déplu à Mme de Nevers, et l'impossibilité
+de deviner comment j'étais coupable, faisaient de mes pensées
+un tourment continuel. M. le maréchal d'Olonne attribuait à la
+mort de mon père l'abattement où il me voyait plongé. "Notre
+malheur a fait une cruelle impression sur Natalie, me dit un
+jour M. le maréchal d'Olonne; elle ne s'en est point remise,
+elle n'a pas cessé d'être triste et souffrante depuis ce
+temps-là. Le voyage, j'espère, lui fera du bien. La Hollande
+est charmante au printemps; Madame de C... la promènera, et
+des objets nouveaux la distrairont."
+
+Ce peu de mots de M. le maréchal d'Olonne me jeta dans une
+nouvelle anxiété. Quoi! c'était depuis la mort de mon père que
+Mme de Nevers était triste! Mais qu'était-il arrivé? qu'avais-je
+fait? Elle était changée pour moi: voilà ce dont j'étais
+trop sûr et ce qui me désespérait.
+
+M. le maréchal d'Olonne, avec sa bonté accoutumée, s'occupait
+de me distraire. Il voulait que j'allasse au spectacle et que
+je visse tout ce qu'il croyait digne d'intérêt ou de
+curiosité; il me questionnait sur ce que j'avais vu, causait
+avec moi comme l'aurait fait mon père, et, pour m'encourager à
+la confiance, il me disait que ces conversations l'amusaient
+et que mes impressions rajeunissaient les siennes. M. le
+maréchal d'Olonne, quoiqu'il ne fût point ministre, avait
+cependant beaucoup d'affaires. Ami intime du duc d'A..., il
+passait pour avoir plus de crédit qu'en réalité il ne s'était
+soucié d'en acquérir; mais les grandes places qu'il occupait
+lui donnaient le pouvoir de rendre d'importants services.
+Toute la Guyenne, dont il était gouverneur, affluait chez lui.
+Pendant la plus grande partie de la matinée, il recevait
+beaucoup de monde. Quatre fois par semaine il s'occupait de sa
+correspondance, qui était fort étendue. Il avait deux
+secrétaires qui travaillaient dans un de ses cabinets, mais il
+me demandait souvent de rester dans celui où il écrivait
+lui-même; il me parlait des affaires qui l'occupaient avec une
+entière confiance; il me faisait quelquefois écrire un mémoire
+sur une chose secrète, ou des notes relatives aux affaires
+qu'il m'avait confiées, et dont il ne voulait pas que personne
+eût connaissance. J'aurais été bien ingrat si je n'eusse été
+touché et flatté d'une telle préférence. Je devais à mon père
+les bontés de M. le maréchal d'Olonne, mais ce n'était pas une
+raison pour en être moins reconnaissant. Je cherchais à me
+montrer digne de la confiance dont je recevais tant de
+marques, et M. le maréchal d'Olonne me disait quelquefois,
+avec un accent qui me rappelait mon père, qu'il était content
+de moi.
+
+Il est singulièrement doux de se sentir à son aise avec des
+personnes qui vous sont supérieures. On n'y est point si l'on
+éprouve le sentiment de son infériorité; on n'y est pas non
+plus en apercevant qu'on l'a perdu: mais on y est si elles
+vous le font oublier. M. le maréchal d'Olonne possédait ce don
+touchant de la bienveillance et de la bonté; il inspirait
+toujours la vénération, et jamais la crainte; il avait cette
+sorte de sécurité sur ce qui nous est dû qui permet une
+indulgence sans bornes; il savait bien qu'on n'en abuserait
+pas et que le respect pour lui était un sentiment auquel on
+n'avait jamais besoin de penser. Je sentais mon attachement
+pour lui croître chaque jour, et il paraissait touché du
+dévouement que je lui montrais.
+
+J'allais quelquefois chez mon oncle M. d'Herbelot, et j'y
+retrouvais la même gaieté, le même mouvement qui m'avaient
+tant déplu à mon arrivée à Paris. Mon oncle ne concevait pas
+que je fusse heureux dans cet intérieur grave de la famille de
+M. le maréchal d'Olonne, et moi je comparais intérieurement
+ces deux maisons tellement différentes l'une de l'autre.
+Quelque chose de bruyant, de joyeux, faisait de la vie, chez
+M. d'Herbelot, comme un étourdissement perpétuel. Là on ne
+vivait que pour s'amuser, et une journée qui n'était pas
+remplie par le plaisir paraissait vide; là on s'inquiétait des
+distractions du jour autant que de ses nécessités, comme si
+l'on eût craint que le temps qu'on n'occupait pas de cette
+manière ne se fût pas écoulé tout seul. Une troupe de
+complaisants, de commensaux, remplissaient le salon de M.
+d'Herbelot et paraissaient partager tous ses goûts; ils
+exerçaient sur lui un empire auquel je ne pouvais m'habituer:
+c'était comme un appui que cherchait sa faiblesse. On aurait
+dit qu'il n'était jamais sûr de rien sur sa propre foi: il lui
+fallait le témoignage des autres. Toutes les phrases de M.
+d'Herbelot commençaient par ces mots: "Luceval et Bertheney
+trouvent... Luceval et Bertheney disent..." Et _Luceval_ et
+_Bertheney_ précipitaient mon oncle dans toutes les folies et
+les ridicules d'un luxe ruineux et d'une vie pleine de
+désordres et d'erreurs. Dans cette maison, toutes les
+frivolités étaient traitées sérieusement, et toutes les choses
+sérieuses l'étaient avec légèreté. Il semblait qu'on voulût
+jouir à tout moment de cette fortune récente et de tous les
+plaisirs qu'elle peut donner, comme un avare touche son trésor
+pour s'assurer qu'il est là.
+
+Chez M. le maréchal d'Olonne, au contraire, cette possession
+des honneurs et de la fortune était si ancienne qu'il n'y
+pensait plus; il n'était jamais occupé d'en jouir, mais il
+l'était souvent de remplir les obligations qu'elle impose. Des
+assidus, des commensaux, remplissaient aussi très-souvent le
+salon de l'hôtel d'Olonne; mais c'étaient des parents pauvres,
+un neveu officier de marine, venant à Paris demander le prix
+de ses services; c'était un vieux militaire couvert de
+blessures et réclamant la croix de Saint-Louis; c'étaient
+d'anciens aides de camp du maréchal; c'était un voisin de ses
+terres; c'était, hélas! le fils d'un ancien ami. Il y avait
+une bonne raison à donner pour la présence de chacun d'eux; on
+pouvait dire pourquoi ils étaient là, et il y avait une sorte
+de paternité dans cette protection bienveillante autour de
+laquelle ils venaient tous se ranger.
+
+Les hommes distingués par l'esprit et le talent étaient tous
+accueillis chez M. le maréchal d'Olonne, et ils y valaient
+tout ce qu'ils pouvaient valoir: car le bon goût qui régnait
+dans cette maison gagnait même ceux à qui il n'aurait pas été
+naturel; mais il faut pour cela que le maître en soit le
+modèle, et c'est ce qu'était M. le maréchal d'Olonne.
+
+Je ne crois pas que le bon goût soit une chose si
+superficielle qu'on le pense en général. Tant de choses
+concourent à le former! La délicatesse de l'esprit, celle des
+sentiments; l'habitude des convenances, un certain tact qui
+donne la mesure de tout sans avoir besoin d'y penser. Et il y
+a aussi des choses de position dans le goût et le ton qui
+exercent un tel empire! Il faut une grande naissance, une
+grande fortune; de l'élégance, de la magnificence dans les
+habitudes de la vie; il faut enfin être supérieur à sa
+situation par son âme et ses sentiments, car on n'est à son
+aise dans les prospérités de la vie que quand on s'est placé
+plus haut qu'elles. M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers
+pouvaient être atteints par le malheur sans être abaissés par
+lui, car l'âme du moins ne déchoit point, et son rang est
+invariable.
+
+On attendait Mme de Nevers de jour en jour, et mon coeur
+palpitait de joie en pensant que j'allais la revoir. Loin
+d'elle, je ne pouvais croire longtemps que je l'eusse
+offensée. Je sentais que je l'aimais avec tant de
+désintéressement, j'avais tellement conscience que j'aurais
+donné ma vie pour lui épargner un moment de peine, que je
+finissais par ne plus croire qu'elle fût mécontente de moi, à
+force d'être assuré qu'elle n'avait pas le droit de l'être.
+Mais son retour me détrompa cruellement!
+
+Dès le même soir, je lui trouvai l'air sérieux et glacé qui
+m'avait tant affligé; à peine me parla-t-elle, et mes yeux ne
+purent jamais rencontrer les siens. Bientôt il parut que sa
+manière de vivre même était changée: elle sortait souvent, et
+quand elle restait à l'hôtel d'Olonne elle y avait toujours
+beaucoup de monde; elle était depuis quinze jours à Paris, et
+je n'avais encore pu me trouver un instant seul avec elle. Un
+soir, après souper, on se mit au jeu; Mme de Nevers resta à
+causer avec une femme qui ne jouait point. Cette femme, au
+bout d'un quart d'heure, se leva pour s'en aller, et je me
+sentis tout ému en pensant que j'allais rester tête à tête
+avec Mme de Nevers. Après avoir reconduit Madame de R..., Mme
+de Nevers fit quelques pas de mon côté; mais, se retournant
+brusquement, elle se dirigea vers l'autre extrémité du salon,
+et alla s'asseoir auprès de M. le maréchal d'Olonne, qui
+jouait au whist, et dont elle se mit à regarder le jeu. Je fus
+désespéré. "Elle me méprise! pensai-je; elle me dédaigne!
+Qu'est devenue cette bonté touchante qu'elle montra lorsque je
+perdis mon père? C'était donc seulement au prix de la plus
+amère des douleurs que je devais sentir la plus douce de
+toutes les joies! Elle pleurait avec moi alors; à présent,
+elle déchire mon coeur, et ne s'en aperçoit même pas." Je
+pensai pour la première fois qu'elle avait peut-être pénétré
+mes sentiments et qu'elle en était blessée. "Mais pourquoi le
+serait-elle? me disais-je: c'est un culte que je lui rends
+dans le secret de mon coeur; je ne prétends à rien, je n'espère
+rien. L'adorer, c'est ma vie: comment pourrais-je m'empêcher
+de vivre?" J'oubliais que j'avais mortellement redouté qu'elle
+ne découvrît ma passion, et j'étais si désespéré que je crois
+qu'en ce moment je la lui aurais avouée moi-même pour la faire
+sortir, fût-ce par la colère, de cette froideur et de cette
+indifférence qui me mettaient au désespoir.
+
+"Si j'étais le prince d'Enrichemont ou le duc de L..., me
+disais-je, j'oserais m'approcher d'elle, je la forcerais à
+s'occuper de moi; mais, dans ma position, je dois l'attendre,
+et, puisqu'elle m'oublie, je veux partir. Oui, je la fuirai,
+je quitterai cette maison. Mon père y apportait trente ans de
+considération et une célébrité qui le faisait rechercher de
+tout le monde; moi, je suis un être obscur, isolé; je n'ai
+aucun droit par moi-même, et je ne veux pas des bontés qu'on
+accorde au souvenir d'un autre, même de mon père. Personne
+aujourd'hui ne s'intéresse à moi; je suis libre, je la fuirai,
+j'irai au bout du monde avec son souvenir, le souvenir de ce
+qu'elle était il y a six mois! Livré à ces pensées
+douloureuses, je me rappelais les rêveries de ma jeunesse, de
+ce temps où je n'étais l'inférieur de personne. "Entouré de
+mes égaux, pensais-je, je n'avais pas besoin de soumettre mon
+instinct à l'examen de ma raison; j'étais bien sûr de n'être
+pas _inconvenable_, ce mot créé pour désigner des torts qui n'en
+sont pas. Ah! ce malaise affreux que j'éprouve, je ne le
+sentais pas avec mes pauvres parents; mais je ne le sentais
+pas non plus, il y a six mois, quand Mme de Nevers me
+regardait avec douceur, quand elle me faisait raconter ma vie
+et qu'elle me disait que j'étais le fils de son père. Avec
+elle je retrouverais tout ce qui me manque. Qu'ai-je donc
+fait? en quoi l'ai-je offensée?"
+
+Le jeu était fini; M. le maréchal d'Olonne s'approcha de moi
+et me dit: "Certainement, Edouard, vous n'êtes pas bien...
+Depuis quelques jours vous êtes fort changé, et ce soir vous
+avez l'air tout à fait malade." Je l'assurai que je me portais
+bien, et je regardai Mme de Nevers. Elle venait de se
+retourner pour parler à quelqu'un. Si j'eusse pu croire
+qu'elle savait que je souffrais pour elle, j'aurais été moins
+malheureux. Les jours suivants, je crus remarquer un peu plus
+de bonté dans ses regards, un peu moins de sérieux dans ses
+manières; mais elle sortait toujours presque tous les soirs,
+et, quand je la voyais partir à neuf heures, belle, parée,
+charmante, pour aller dans ces fêtes où je ne pouvais la
+suivre, j'éprouvais des tourments inexprimables; je la voyais
+entourée, admirée; je la voyais gaie, heureuse, paisible, et
+je dévorais en silence mon humiliation et ma douleur.
+
+Il était question depuis quelque temps d'un grand bal chez M.
+le prince de L..., et l'on vint tourmenter Mme de Nevers pour
+la mettre d'un quadrille russe que la princesse voulait qu'on
+dansât chez elle et où elle devait danser elle-même. Les
+costumes étaient élégants et prêtaient fort à la magnificence.
+On arrangea le quadrille; il se composait de huit jeunes
+femmes, toutes charmantes, et d'autant de jeunes gens, parmi
+lesquels étaient le prince d'Enrichemont et le duc de L.... Ce
+dernier fut le danseur de Mme de Nevers, au grand déplaisir du
+prince d'Enrichemont. Pendant quinze jours, ce quadrille
+devint l'unique occupation de l'hôtel d'Olonne: Gardel venait
+le faire répéter tous les matins; les ouvriers de tout genre
+employés pour le costume prenaient les ordres; on assortissait
+des pierreries, on choisissait des modèles, on consultait des
+voyageurs pour s'assurer de la vérité des descriptions et ne
+pas s'écarter du type national, qu'avant tout on voulait
+conserver. Je savais mauvais gré à Mme de Nevers de cette
+frivole occupation, et cependant je ne pouvais me dissimuler
+que, si j'eusse été à la place du duc de L..., je me serais
+trouvé le plus heureux des hommes. J'avais l'injustice de dire
+des mots piquants sur la légèreté en général, comme si ces
+mots eussent pu s'appliquer à Mme de Nevers! Des sentiments
+indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans
+mon coeur. Hélas! il est bien difficile d'être juste dans un
+rang inférieur de la société, et ce qui nous prime peut
+difficilement ne pas nous blesser. Mme de Nevers cependant
+n'était pas gaie, et elle se laissait entraîner à cette fête
+plutôt qu'elle n'y entraînait les autres. Elle dit une fois
+qu'elle était lasse de tous ces plaisirs; mais pourtant le
+jour du quadrille arriva, et Mme de Nevers parut dans le salon
+à huit heures en costume et accompagnée de deux ou trois
+personnes qui allaient avec elle répéter encore une fois le
+quadrille chez la princesse avant le bal.
+
+Jamais je n'avais vu Mme de Nevers plus ravissante qu'elle ne
+l'était ce soir-là. Cette coiffure de velours noir, brodée de
+diamants, ne couvrait qu'à demi ses beaux cheveux blonds; un
+grand voile brodé d'or et très-léger surmontait cette
+coiffure, et tombait avec grâce sur son cou et sur ses
+épaules, qui n'étaient cachées que par lui; un corset de soie
+rouge boutonné, et aussi orné de diamants, dessinait sa jolie
+taille; ses manches blanches étaient retenues par des
+bracelets de pierreries, et sa jupe courte laissait voir un
+pied charmant, à peine pressé dans une petite chaussure en
+brodequin, de soie aussi et lacée d'or; enfin, rien ne peut
+peindre la grâce de Mme de Nevers dans cet habit étranger, qui
+semblait fait exprès pour le caractère de sa figure et la
+proportion de sa taille. Je me sentis troublé en la voyant,
+une palpitation me saisit; je fus obligé de m'appuyer contre
+une chaise. Je crois qu'elle le remarqua: elle me regarda avec
+douceur. Depuis si longtemps je cherchais ce regard qu'il ne
+fit qu'ajouter à mon émotion. "N'allez-vous pas au spectacle?
+me demanda-t-elle. -- Non, lui dis-je, ma soirée est finie. --
+Cependant, reprit-elle, il n'est pas encore huit heures? --
+N'allez-vous pas sortir?" répondis-je. Elle soupira; puis, me
+regardant tristement: "J'aimerais mieux rester," dit-elle. On
+l'appela; elle partit. Mais, grand Dieu! quel changement
+s'était fait autour de moi! "J'aimerais mieux rester!" Ces
+mots si simples avaient bouleversé toute mon âme! "J'aimerais
+mieux rester!" Elle me l'avait dit, je l'avais entendu; elle
+avait soupiré, et son regard disait plus encore! Elle aimerait
+mieux rester! rester pour moi! O Ciel! cette idée contenait
+trop de bonheur: je ne pouvais la soutenir; je m'enfuis dans
+la bibliothèque; je tombai sur une chaise. Quelques larmes
+soulagèrent mon coeur. "Rester pour moi!" répétai-je.
+J'entendais sa voix, son soupir; je voyais son regard, il
+pénétrait mon âme, et je ne pouvais suffire à tout ce que
+j'éprouvais à la fois de sensations délicieuses. Ah! qu'elles
+étaient loin, les humiliations de mon amour-propre! que tout
+cela me paraissait en ce moment petit et misérable! Je ne
+concevais pas que j'eusse jamais été malheureux. "Quoi! elle
+aurait pitié de moi!" Je n'osais dire: "Quoi! elle
+m'aimerait!" Je doutais, je voulais douter! Mon coeur n'avait
+pas la force de soutenir cette joie! Je le tempérais comme on
+ferme les yeux à l'éclat d'un beau soleil; je ne pouvais la
+supporter tout entière. Mme de Nevers se tenait souvent le
+matin dans cette même bibliothèque où je m'étais réfugié: je
+trouvai sur la table un de ses gants; je le saisis avec
+transport; je le couvris de baisers; je l'inondai de larmes.
+Mais bientôt je m'indignai contre moi-même d'oser ainsi
+profaner son image par mes coupables pensées; je lui demandais
+pardon de la trop aimer. "Qu'elle me permette seulement de
+souffrir pour elle! me disais-je; je sais bien que je ne puis
+prétendre au bonheur. Mais est-il donc possible que ce qu'elle
+m'a dit ait le sens que mon coeur veut lui prêter? Peut-être
+que si elle fût restée un instant de plus elle aurait tout
+démenti." C'est ainsi que le doute rentrait dans mon âme avec
+ma raison; mais bientôt cet accent si doux se faisait entendre
+de nouveau au fond de moi-même. Je le retenais, je craignais
+qu'il ne s'échappât; il était ma seule espérance, mon seul
+bonheur: je le conservais comme une mère serre un enfant dans
+ses bras!
+
+Ma nuit entière se passa sans sommeil. J'aurais été bien fâché
+de dormir, et de perdre ainsi le sentiment de mon bonheur. Le
+lendemain, M. le maréchal d'Olonne me fit demander dans son
+cabinet. Je commençai alors à penser qu'il fallait cacher ce
+bonheur, qu'il me semblait que tout le monde allait deviner;
+mais je ne pus surmonter mon invincible distraction. Je n'eus
+pas besoin longtemps de dissimuler pour avoir l'air triste...
+Je revis Mme de Nevers; elle évita mes regards, ne me parla
+point, sortit de bonne heure et me laissa au désespoir.
+Cependant sa sévérité s'adoucit un peu les jours suivants, et
+je crus voir qu'elle n'était pas insensible à la peine qu'elle
+me causait. Je ne pouvais presque pas douter qu'elle ne m'eût
+deviné: si j'eusse été sûr de sa pitié, je n'aurais pas été
+malheureux.
+
+Je n'avais jamais vu danser Mme de Nevers, et j'avais un
+violent désir de la voir, sans en être vu, à une de ces fêtes
+où je me la représentais si brillante. On pouvait aller à ces
+grands bals comme spectateur: cela s'appelait aller _en beyeux_.
+On était sur des tribunes ou sur des gradins séparés du reste
+de la société; on y trouvait en général des personnes d'un
+rang inférieur et qui ne pouvaient aller à la cour. J'étais
+blessé d'aller là, et la pensée de Mme de Nevers pouvait seule
+l'emporter sur la répugnance que j'avais d'exposer ainsi à
+tous les yeux l'infériorité de ma position. Je ne prétendais à
+rien, et cependant me montrer ainsi à côté de mes égaux
+m'était pénible. Je me dis qu'en allant de bonne heure je me
+cacherais dans la partie du gradin où je serais le moins en
+vue, et que dans la foule on ne me remarquerait peut-être pas.
+Enfin, le désir de voir Mme de Nevers l'emporta sur tout le
+reste, et je pris un billet pour une fête que donnait
+l'ambassadeur d'Angleterre et où la reine devait aller. Je me
+plaçai en effet sur des gradins qu'on avait construits dans
+l'embrasure des fenêtres d'un immense salon. J'avais à côté de
+moi un rideau derrière lequel je pouvais me cacher, et
+j'attendis là Mme de Nevers, non sans un sentiment pénible,
+car tout ce que j'avais prévu arriva, et je ne fus pas plutôt
+sur ce gradin que le désespoir me prit d'y être. Le langage
+que j'entendais autour de moi blessait mon oreille; quelque
+chose de commun, de vulgaire, dans les remarques, me choquait
+et m'humiliait comme si j'en eusse été responsable. Cette
+société momentanée où je me trouvais avec mes égaux
+m'apprenait combien je m'étais placé loin d'eux. Je m'irritais
+aussi de ce que je trouvais en moi cette petitesse de
+caractère qui me rendait si sensible à leurs ridicules. "Le
+vrai mérite dépend-il donc des manières? me disais-je. Qu'il
+est indigne à moi de désavouer ainsi au fond de mon âme le
+rang où je suis placé et que je tiens de mon père! N'est-il
+pas honorable ce rang? Qu'ai-je donc à envier?" Mme de Nevers
+entrait en ce moment. Qu'elle était belle et charmante! "Ah!
+pensai-je, voilà ce que j'envie; ce n'est pas le rang pour le
+rang, c'est qu'il me ferait son égal. O mon Dieu! huit jours
+seulement d'un tel bonheur, et puis la mort." Elle s'avança,
+et elle allait passer près du gradin sans me voir, lorsque le
+duc de L... me découvrit au fond de mon rideau et m'appela en
+riant. Je descendis au bord du gradin, car je ne voulais pas
+avoir l'air honteux d'être là. Mme de Nevers s'arrêta, et me
+dit: "Comment! Vous êtes ici? -- Oui, lui répondis-je; je n'ai
+pu résister au désir de vous voir danser. J'en suis puni, car
+j'espérais que vous ne me verriez pas." Elle s'assit sur la
+banquette qui était devant le gradin, et je continuai à causer
+avec elle. Nous n'étions séparés que par la barrière qui
+isolait les spectateurs de la société, triste emblème de celle
+qui nous séparait pour toujours! L'ambassadeur vint parler à
+Mme de Nevers, et lui demanda qui j'étais. "C'est le fils de
+M. G..., avec lequel je me rappelle que vous avez dîné chez
+mon père, il y a environ un an, lui répondit-elle. -- Je n'ai
+jamais rencontré un homme d'un esprit plus distingué," dit
+l'ambassadeur. Et, s'adressant à moi: "Je fais un reproche à
+Mme de Nevers, dit-il, de ne m'avoir pas procuré le plaisir de
+vous inviter plus tôt... Quittez, je vous prie, cette mauvaise
+banquette, et venez avec nous." Je fis le tour du gradin, et
+l'ambassadeur, continuant: "La profession d'avocat est une des
+plus honorées en Angleterre, dit-il; elle mène à tout. Le
+grand-chancelier actuel, lord D..., a commencé par être un
+simple avocat, et il est aujourd'hui au premier rang dans
+notre pays. Le fils de lord D... a épousé une personne que
+vous connaissez, Madame, ajouta l'ambassadeur en s'adressant à
+Mme de Nevers: c'est lady Sarah Benmore, la fille aînée du duc
+de Sunderland. Vous souvenez-vous que nous trouvions qu'elle
+vous ressemblait?" L'ambassadeur s'éloigna. "Comme vous êtes
+pâle! qu'avez-vous? me dit Mme de Nevers. -- Je l'emmène, dit
+le duc de L... sans l'entendre; je veux lui montrer le bal, et
+d'ailleurs vous allez danser." Le prince d'Enrichemont vint
+chercher Mme de Nevers, et j'allai avec le duc de L... dans la
+galerie, où la foule s'était portée, parce que la reine y
+était. Le duc de L..., toujours d'un bon naturel, était charmé
+de me voir au bal; il me nommait tout le monde, et se moquait
+de la moitié de ceux qu'il me nommait. J'étais inquiet, mal à
+l'aise; l'idée qu'on pouvait s'étonner de me voir là m'ôtait
+tout le plaisir d'y être. Le duc de L... s'arrêta pour parler
+à quelqu'un; je m'échappai, je retournai dans le salon où
+dansait Mme de Nevers, et je m'assis sur la banquette qu'elle
+venait de quitter. Ah! ce n'est pas au bal que je pensais! Je
+croyais encore entendre toutes les paroles de l'ambassadeur...
+Que j'aimais ce pays où toutes les carrières étaient ouvertes
+au mérite, où l'impossible ne s'élevait jamais devant le
+talent, où l'on ne disait jamais: "Vous n'irez que jusque-là!"
+Emulation, courage, persévérance, tout est réduit par
+l'impossible, cet abîme qui sépare du but et qui ne sera
+jamais comblé! Et ici l'autorité est nulle comme le talent; la
+puissance elle-même ne saurait franchir cet obstacle, et cet
+obstacle, c'est ce nom révéré, ce nom sans tache, ce nom de
+mon père dont j'ai la lâcheté de rougir! Je m'indignai contre
+moi-même, et, m'accusant de ce sentiment comme d'un crime, je
+restai absorbé dans mille réflexions douloureuses. En levant
+les yeux je vis Mme de Nevers auprès de moi. "Vous étiez bien
+loin d'ici, me dit-elle. -- Oui, lui répondis-je; je veux aller
+en Angleterre, dans ce pays où rien n'est impossible. -- Ah!
+dit-elle, j'étais bien sûre que vous pensiez à cela!... Mais
+ne dansez-vous pas? me demanda-t-elle. -- Je crains que cela ne
+soit inconvenable, lui dis-je. -- Pourquoi donc? reprit-elle;
+puisque vous êtes invité, vous pouvez danser, et je ne vois
+pas ce qui vous en empêcherait... Et qui inviterez-vous?
+ajouta-t-elle en souriant. -- Je n'ose vous prier, lui dis-je;
+je crains qu'on ne trouve déplacé que vous dansiez avec moi. --
+Encore! s'écria-t-elle; voilà réellement de l'humilité
+fastueuse. -- Ah! lui dis-je tristement, je vous prierais en
+Angleterre." Elle rougit. "Il faut que je quitte le monde,
+ajoutai-je; il n'est pas fait pour moi: j'y souffre, et je m'y
+sens de plus en plus isolé. Je veux suivre ma profession:
+j'irai au Palais. Personne là ne demandera pourquoi j'y suis;
+je mettrai une robe noire, et je plaiderai des causes. Me
+confierez-vous vos procès? lui demandai-je, je les gagnerai
+tous. -- Je voudrais commencer par gagner celui-ci, me dit-elle.
+Ne voulez-vous donc pas danser avec moi?" Je ne pus
+résister à la tentation: je pris sa main, sa main que je
+n'avais jamais touchée! et nous nous mîmes à une contredanse.
+Je ne tardai pas à me repentir de ma faiblesse: il me semblait
+que tout le monde nous regardait; je croyais lire l'étonnement
+sur les physionomies, et je passais du délice de la
+contempler, d'être si près d'elle, de la tenir presque dans
+mes bras, à la douleur de penser qu'elle faisait peut-être
+pour moi une chose inconvenante, et qu'elle en serait blâmée.
+Comme la contredanse allait finir, M. le maréchal d'Olonne
+s'approcha de nous, et je vis son visage devenir sérieux et
+mécontent. Mme de Nevers lui dit quelques mots tout bas, et
+son expression habituelle de bonté revint sur-le-champ. Il me
+dit: "Je suis bien aise que l'ambassadeur vous ait prié. C'est
+aimable à lui." Cela voulait dire: "Il l'a fait pour
+m'obliger, et c'est par grâce que vous êtes ici." C'est ainsi
+que tout me blessait, et que, jusqu'à cette protection
+bienveillante, tout portait un germe de souffrance pour mon
+âme et d'humiliation pour mon orgueil.
+
+Je fus poursuivi pendant plusieurs jours après cette fête par
+les réflexions les plus pénibles, et je me promis bien de ne
+plus me montrer à un bal. L'infériorité de ma position m'était
+bien moins sensible dans l'intérieur de la maison de M. le
+maréchal d'Olonne, ou même au milieu de sa société intime,
+quoiqu'elle fût composée de grands seigneurs ou d'hommes
+célèbres par leur esprit. Mais là, du moins, on pouvait valoir
+quelque chose par soi-même, tandis que dans la foule on n'est
+distingué que par le nom ou l'habit qu'on porte; et y aller
+comme pour y étaler son infériorité me semblait insupportable,
+tout en ne pouvant m'empêcher de trouver que cette souffrance
+était une faiblesse. Je pensais à l'Angleterre: que j'admirais
+ces institutions qui du moins relèvent l'infériorité par
+l'espérance! "Quoi! me disais-je, ce qui est ici une folie
+sans excuse serait là le but de la plus noble émulation! là je
+pourrais conquérir Mme de Nevers! Sept lieues de distance
+séparent le bonheur et le désespoir. Qu'elle était bonne et
+généreuse à ce bal! Elle a voulu danser avec moi pour me
+relever à mes propres yeux, pour me consoler de tout ce
+qu'elle sentait bien qui me blessait. Mais est-ce d'une femme,
+est-ce de celle qu'on aime, qu'on devrait recevoir protection
+et appui? Dans ce monde factice, tout est interverti, ou
+plutôt c'est ma passion pour elle qui change ainsi les
+rapports naturels; elle n'aurait pas _rendu service_ au prince
+d'Enrichemont en le priant à danser. Il prétendait à ce
+bonheur, il avait droit d'y prétendre, et moi toutes mes
+prétentions sont déplacées, et mon amour pour elle est
+ridicule!" J'aurais mieux aimé la mort que cette pensée; elle
+s'empara pourtant de moi au point que je mis à fuir Mme de
+Nevers autant d'empressement que j'en avais mis à la chercher;
+mais c'était sans avoir le courage de me séparer d'elle tout à
+fait, en quittant, comme je l'aurais dû peut-être, la maison
+de M. le maréchal d'Olonne, et en suivant ma profession. Mme
+de Nevers, par un mouvement opposé, m'adressait plus souvent
+la parole, et cherchait à dissiper la tristesse où elle me
+voyait plongé; elle sortait moins le soir, je la voyais
+davantage, et peu à peu sa présence adoucissait l'amertume de
+mes sentiments.
+
+Quelques jours après le bal de l'ambassadeur d'Angleterre, la
+conversation se mit sur les fêtes en général; on parla de
+celles qui venaient d'avoir lieu, et l'on cita les plus
+magnifiques et les plus gaies. "Gaies, s'écria Mme de Nevers;
+je ne reconnais pas qu'aucune fête soit gaie; j'ai toujours
+été frappée, au contraire, qu'on n'y voyait que des gens
+tristes et qui semblaient fuir là quelque grande peine. -- Qui
+se serait douté que Mme de Nevers ferait une telle remarque?
+dit le duc de L.... Quand on est jeune, belle, heureuse,
+comment voit-on autre chose que l'envie qu'on excite et
+l'admiration qu'on inspire? -- Je ne vois rien de tout cela,
+dit-elle, et j'ai raison; mais, sérieusement, ne trouvez-vous
+pas comme moi que la foule est toujours triste? Je suis
+persuadée que la dissipation est née du malheur: le bonheur
+n'a pas cet air agité. -- Nous interrogerons les assistants au
+premier bal, dit en riant le duc de L.... -- Ah! reprit Mme de
+Nevers, si cela se pouvait, vous seriez peut-être bien étonné
+de leurs réponses! -- S'il y a au bal des malheureux, dit le
+duc de L..., ce sont ceux que vous faites, Madame. Voici le
+prince d'Enrichemont: je vais l'appeler et invoquer son
+témoignage." Le duc de L... se tirait toujours de la
+conversation par des plaisanteries: observer et raisonner
+était une espèce de fatigue dont il était incapable; son
+esprit était comme son corps, et avait besoin de changer de
+place à tout moment. Je me demandai aussi pourquoi Mme de
+Nevers avait fait cette réflexion sur les fêtes, et pourquoi
+depuis six mois elle y avait passé sa vie. Je n'osais croire
+ce qui se présentait à mon esprit: j'aurais été trop heureux.
+
+Les jours suivants, Mme de Nevers me parut triste, mais elle
+ne me fuyait pas. Un soir, elle me dit: "Je sais que mon père
+s'est occupé de vous, et qu'il espère que vous serez placé
+avantageusement au ministère des affaires étrangères. Cela
+vous donnera des moyens de vous distinguer prompts et sûrs, et
+cela vous mettra aussi dans un monde agréable. -- Je tenais à
+la profession de mon père, lui dis-je; mais il me sera doux de
+laisser M. le maréchal d'Olonne et vous disposer de ma vie."
+
+Peu de jours après, elle me dit: "La place est obtenue, mais
+mon père ne pourra pas longtemps vous y être utile. -- Les
+bruits qu'on fait courir sur la disgrâce de M. le duc d'A...
+sont donc vrais? lui demandai-je. -- Ils sont trop vrais, me
+répondit-elle, et je crois que mon père la partagera. Suivant
+toute apparence, il sera exilé à Faverange, au fond du
+Limousin, et je l'y accompagnerai. -- Grand Dieu! m'écriai-je,
+et c'est en ce moment que vous me parlez de place? Vous me
+connaissez donc bien peu si vous me croyez capable d'accepter
+une place pour servir vos ennemis! Je n'ai qu'une place au
+monde: c'est à Faverange, et ma seule ambition, c'est d'y être
+souffert." Je la quittai en disant ces mots, et j'allai,
+encore tout ému, chez M. le maréchal d'Olonne lui dire tout ce
+que mon coeur m'inspirait. Il en fut touché. Il me dit qu'en
+effet le duc d'A... était disgracié, et que, sans avoir
+partagé ni sa faveur ni sa puissance, il partagerait sa
+disgrâce. "J'ai dû le soutenir dans une question où son
+honneur était compromis, dit-il; je suis tranquille, j'ai fait
+mon devoir, et la vérité sera connue tôt ou tard. J'accepterai
+votre dévouement, mon cher Edouard, comme j'aurais accepté
+celui de votre père; je vous laisserai ici pour quelques
+jours; vous terminerez des affaires importantes, que sans
+doute on ne me donnera pas le temps de finir. Restez avec moi,
+me dit-il; je veux mettre ordre au plus pressé, être prêt et
+n'avoir rien à demander, pas même un délai."
+
+L'ordre d'exil arriva dans la soirée, et répandit la douleur
+et la consternation à l'hôtel d'Olonne. M. le maréchal
+d'Olonne, avec le plus grand calme, donna des ordres précis,
+et, en fixant une occupation à chacun, suspendit les plaintes
+inutiles.
+
+Le duc de L..., le prince d'Enrichemont et les autres amis de
+la famille accoururent à l'hôtel d'Olonne au premier bruit de
+cette disgrâce. M. le maréchal d'Olonne eut toutes les peines
+du monde à contenir le bouillant intérêt du duc de L..., à
+enchaîner son zèle inconsidéré et à tempérer la violence de
+ses discours. Le prince d'Enrichemont, au contraire, toujours
+dans une mesure parfaite, disait tout ce qu'il fallait dire,
+et je ne sais comment, en étant si convenable, il trouvait le
+moyen de me choquer à tout moment. Quelquefois, en écoutant
+ces phrases si bien tournées, je regardais Mme de Nevers, et
+je voyais sur ses lèvres un léger sourire, qui me prouvait que
+le prince d'Enrichemont n'avait pas auprès d'elle plus de
+succès qu'auprès de moi. J'eus à cette époque un chagrin
+sensible. M. d'Herbelot se conduisit envers M. le maréchal
+d'Olonne de la manière la plus indélicate. Ils avaient eu à
+traiter ensemble une affaire relative au gouvernement de
+Guienne, et, après des contestations assez vives, mon oncle
+avait eu le dessous. Il restait quelques points en litige; mon
+oncle crut le moment favorable pour le succès; il intrigua et
+fit décider l'affaire en sa faveur. Je fus blessé au coeur de
+ce procédé.
+
+Cependant les ballots, les paquets, remplirent bientôt les
+vestibules et les cours de l'hôtel d'Olonne, quelques chariots
+partirent en avant avec une partie de la maison, et M. le
+maréchal d'Olonne et Mme de Nevers quittèrent Paris le
+lendemain, ne voulant être accompagnés que de l'abbé Tercier.
+Tout Paris était venu dans la soirée à l'hôtel d'Olonne; mais
+M. le maréchal d'Olonne n'avait reçu que ses amis. Il
+dédaignait cette insulte au pouvoir, dont les exemples étaient
+alors si communs; il trouvait plus de dignité dans un
+respectueux silence. Je l'imite, mais je ne doute pas qu'à
+cette époque vous n'ayez entendu parler de l'exil de M. le
+maréchal d'Olonne comme d'une grande injustice et d'un abus de
+pouvoir fondé sur la plus étrange erreur.
+
+
+Les affaires de M. le maréchal d'Olonne me retinrent huit
+jours à Paris. Je partis enfin pour Faverange, et mon coeur
+battit de joie en songeant que j'allais me trouver presque
+seul avec celle que j'adorais. Joie coupable! indigne
+personnalité! J'en ai été cruellement puni, et cependant le
+souvenir de ces jours orageux que j'ai passés près d'elle sont
+encore la consolation et le seul soutien de ma vie.
+
+J'arrivai à Faverange dans les premiers jours de mai. Le
+maréchal d'Olonne se méprit à la joie si vive que je montrai
+en le revoyant; il m'en sut gré, et je reçus ses éloges avec
+embarras. S'il eût pu lire au fond de mon coeur, combien je lui
+aurais paru coupable! Lorsque j'y réfléchis, je ne comprends
+pas que M. le maréchal d'Olonne n'eût point encore deviné mes
+sentiments secrets; mais la vieillesse et la jeunesse manquent
+également de pénétration: l'une ne voit que ses espérances, et
+l'autre que ses souvenirs.
+
+Faverange était ce vieux château où Mme de Nevers avait été
+élevée et dont elle m'avait parlé une fois. Situé à quelques
+lieues d'Uzerches, sur un rocher, au bord de la Corrèze, sa
+position était ravissante. Un grand parc fort sauvage
+environnait le château; la rivière qui baignait le pied des
+terrasses fermait le parc de trois côtés. Une forêt de vieux
+châtaigniers couvrait un espace considérable, et s'étendait
+depuis le sommet du coteau jusqu'au bord de la rivière. Ces
+arbres vénérables avaient donné leur ombre à plusieurs
+générations. On appelait ce lieu la Châtaigneraie. La rivière,
+les campagnes, les collines bleuâtres qui fermaient l'horizon,
+tout me plaisait dans cet aspect; mais tout m'aurait plu dans
+la disposition actuelle de mon âme. La solitude, la vie que
+nous menions, l'air de paix, de contentement de Mme de Nevers,
+tout me jetait dans cet état si doux où le présent suffit, où
+l'on ne demande rien au passé ni à l'avenir, où l'on voudrait
+faire durer le temps, retenir l'heure qui s'échappe et le jour
+qui va finir.
+
+M. le maréchal d'Olonne, en arrivant à Faverange, avait établi
+une régularité dans la manière de vivre qui laissait du temps
+pour tout. Il avait annoncé qu'il recevrait très-peu de monde,
+et, avec le bon esprit qui lui était propre, il s'était créé
+des occupations qui avaient de l'intérêt, parce qu'elles
+avaient un but utile. De grands défrichements, la construction
+d'une manufacture, celle d'un hospice, occupaient une partie
+de ses matinées; d'autres heures étaient employées dans son
+cabinet à écrire des mémoires sur quelques parties de sa vie
+plus consacrées aux affaires publiques. Le soir, tous réunis
+dans le salon, M. le maréchal d'Olonne animait l'entretien par
+ses souvenirs ou ses projets; les gazettes, les lectures,
+fournissaient aussi à la conversation, et jamais un moment
+d'humeur ne trahissait les regrets de l'ambition dans le grand
+seigneur exilé, ni le dépit dans la victime d'une injustice.
+Cette simplicité, cette égalité d'âme, n'étaient point un
+effort dans M. le maréchal d'Olonne: il était si naturellement
+au-dessus de toutes les prospérités et de tous les revers de
+la fortune qu'il ne lui en coûtait rien de les dédaigner, et
+si la faiblesse humaine, se glissant à son insu dans son coeur,
+y eût fait entrer un regret de la vanité, il l'aurait raconté
+naïvement et s'en serait moqué le premier. Cette grande bonne
+foi d'un caractère élevé est un des spectacles les plus
+satisfaisants que l'homme puisse rencontrer; il console et
+honore ceux mêmes qui ne sauraient y atteindre.
+
+Je parlais un jour avec admiration à Mme de Nevers du
+caractère de son père. "Vous avez, me dit-elle, tout ce qu'il
+faut pour le comprendre. Le monde admire ce qui est bien, mais
+c'est souvent sans savoir pourquoi; ce qui est doux, c'est de
+retrouver dans une autre âme tous les éléments de la sienne,
+et, quoi qu'on fasse, dit-elle, ces âmes se rapprochent: on
+veut en vain les séparer! -- Ne dites pas cela! lui répondis-je;
+je vous prouverais trop aisément le contraire. -- Peut-être
+ce que vous me diriez fortifierait mon raisonnement, reprit-elle;
+mais je ne veux pas le savoir." Elle se rapprocha de
+l'abbé Tercier, qui était sa ressource pour ne pas rester
+seule avec moi.
+
+Il était impossible qu'elle ne vît pas que je l'adorais:
+quelquefois j'oubliais l'obstacle éternel qui nous séparait.
+Dans cette solitude, le bonheur était le plus fort. La voir,
+l'entendre, marcher près d'elle, sentir son bras s'appuyer sur
+le mien, c'étaient autant de délices auxquelles je
+m'abandonnais avec transport. Il faut avoir aimé pour savoir
+jusqu'où peut aller l'imprévoyance; il semble que la vie soit
+concentrée dans un seul point, et que tout le reste ne se
+présente plus à l'esprit que comme des images effacées. C'est
+avec effort que l'on appelle sa pensée sur d'autres objets,
+et, dès que l'effort cesse, on rentre dans la nature de la
+passion, dans l'oubli de tout ce qui n'est pas elle.
+
+Quelquefois je croyais que Mme de Nevers n'était pas
+insensible à un sentiment qui ressemblait si peu à ce qu'elle
+avait pu inspirer jusqu'alors; mais, par la bizarrerie de ma
+situation, l'idée d'être aimé, qui aurait dû me combler de
+joie, me glaçait de crainte. Je ne mesurais qu'alors la
+distance qui nous séparait; je ne sentais qu'alors de combien
+de manières il était impossible que je fusse heureux. Le
+remords aussi entrait dans mon âme avec l'idée qu'elle pouvait
+m'aimer. Jusqu'ici je l'avais adorée en secret, sans but, sans
+projets, et sachant bien que cette passion ne pouvait me
+conduire qu'à ma perte; mais enfin je n'étais responsable à
+personne du choix que je faisais pour moi-même. Mais, si
+j'étais aimé d'elle, combien je devenais coupable! Quoi! je
+serais venu chez M. le maréchal d'Olonne, il m'aurait traité
+comme un fils, et je n'aurais usé de la confiance qui
+m'admettait chez lui que pour adorer sa fille, pour m'en faire
+aimer, pour la précipiter peut-être dans les tourments d'une
+passion sans espoir! Cette trahison me paraissait indigne de
+moi, et l'idée d'être aimé, qui m'enivrait, ne pouvait
+pourtant m'aveugler au point de voir une excuse possible à une
+telle conduite; mais là encore l'amour était le plus fort: il
+n'effaçait pas mes remords, mais il m'ôtait le temps d'y
+penser. D'ailleurs, la certitude d'être aimé était bien loin
+de moi, et le temps s'écoulait comme il passe à vingt-trois
+ans, avec une passion qui vous possède entièrement.
+
+Un soir, la chaleur était étouffante; on n'avait pu sortir de
+tout le jour; le soleil venait de se coucher, et l'on avait
+ouvert les fenêtres pour obtenir un peu de fraîcheur. M. le
+maréchal d'Olonne, l'abbé et deux hommes d'une petite ville
+voisine assez instruits étaient engagés dans une conversation
+sur l'économie politique; ils agitaient depuis une heure la
+question du commerce des grains, et cela faisait une de ces
+conversations pesantes où l'on parle longuement, où l'on suit
+un raisonnement, où les arguments s'enchaînent et où
+l'attention de ceux qui écoutent est entièrement absorbée;
+mais rien aussi n'est si favorable à la rêverie de ceux qui
+n'écoutent pas: ils savent qu'ils ne seront pas interrompus et
+qu'on est trop occupé pour songer à eux. Mme de Nevers s'était
+assise dans l'embrasure d'une des fenêtres pour respirer l'air
+frais du soir; un grand jasmin qui tapissait le mur de ce côté
+du château montait dans la fenêtre et s'entrelaçait dans le
+balcon. Debout à deux pas derrière elle, je voyais son profil
+charmant se dessiner sur un ciel d'azur encore doré par les
+derniers rayons du couchant; l'air était rempli de ces petites
+particules brillantes qui nagent dans l'atmosphère à la fin
+d'un jour chaud de l'été; les coteaux, la rivière, la forêt,
+étaient enveloppés d'une vapeur violette qui n'était plus le
+jour et qui n'était pas encore l'obscurité. Une vive émotion
+s'empara de mon coeur. De temps en temps un souffle d'air
+arrivait à moi; il m'apportait le parfum du jasmin, et ce
+souffle embaumé semblait s'exhaler de celle qui m'était si
+chère! Je le respirais avec avidité. La paix de ces campagnes,
+l'heure, le silence, l'expression de ce doux visage, si fort
+en harmonie avec ce qui l'entourait, tout m'enivrait d'amour.
+Mais bientôt mille réflexions douloureuses se présentèrent à
+moi. "Je l'adore, pensai-je, et je suis pour jamais séparé
+d'elle! Elle est là, je passe ma vie près d'elle, elle lit
+dans mon coeur, elle devine mes sentiments, elle les voit peut-être
+sans colère: eh bien! jamais, jamais, nous ne serons rien
+l'un à l'autre! La barrière qui nous sépare est
+insurmontable... Je ne puis que l'adorer; le mépris la
+poursuivrait dans mes bras! Et cependant nos coeurs sont créés
+l'un pour l'autre. Et n'est-ce pas là peut-être ce qu'elle a
+voulu dire l'autre jour!" Un mouvement irrésistible me
+rapprocha d'elle; j'allai m'asseoir sur cette même fenêtre où
+elle était assise, et j'appuyai ma tête sur le balcon. Mon
+coeur était trop plein pour parler. "Edouard, me dit-elle,
+qu'avez-vous? -- Ne le savez-vous pas?" lui dis-je. Elle fut un
+moment sans répondre; puis elle me dit: "Il est vrai, je le
+sais; mais, si vous ne voulez pas m'affliger, ne soyez pas
+ainsi malheureux. Quand vous souffrez, je souffre avec vous;
+ne le savez-vous pas aussi? -- Je devrais être heureux de ce
+que vous me dites, répondis-je, et cependant je ne le puis. --
+Quoi! dit-elle, si nous passions notre vie comme nous avons
+passé ces deux mois, vous seriez malheureux?" je n'osai lui
+dire que oui; je cueillis des fleurs de ces jasmins qui
+l'entouraient et qu'on ne distinguait plus qu'à peine; je les
+lui donnai, je les lui repris, puis je les couvris de mes
+baisers et de mes larmes. Bientôt j'entendis qu'elle pleurait,
+et je fus au désespoir. "Si vous êtes malheureuse, lui dis-je,
+combien je suis coupable! Dois-je donc vous fuir? -- Ah! dit-elle,
+il est trop tard." On apporta des lumières, je m'enfuis
+du salon; je me trouvais si à plaindre! et pourtant j'étais si
+heureux que mon âme était entièrement bouleversée.
+
+Je sortis du château, mais sans pouvoir m'en éloigner;
+j'errais sur les terrasses, je m'appuyais sur ces murs qui
+renfermaient Mme de Nevers, et je m'abandonnais à tous les
+transports de mon coeur. Etre aimé, aimé d'elle! Elle me
+l'avait presque dit, mais je ne pouvais le croire. Elle a
+pitié de moi, me disais-je: voilà tout; mais n'est-ce pas
+assez pour être heureux! Elle n'était plus à la fenêtre; je
+vis de la lumière dans une tour qui formait l'un des angles du
+château. Cette lumière venait d'un cabinet d'étude qui
+dépendait de l'appartement de Mme de Nevers. Un escalier
+tournant, pratiqué dans une tourelle, conduisait de la
+terrasse à ce cabinet. La porte était ouverte, je m'en
+rapprochai involontairement; mais à peine eus-je franchi les
+premières marches que je m'arrêtai tout à coup. "Que vais-je
+faire? pensai-je; lui déplaire peut-être, l'irriter!" Je
+m'assis sur les marches; mais bientôt, entraîné par ma
+faiblesse, je montai plus haut. "Je n'entrerai pas, me disais-je;
+je resterai à la porte, je l'entendrai seulement, et je me
+sentirai près d'elle." Je m'assis sur la dernière marche, à
+l'entrée d'une petite pièce qui précédait le cabinet. Mme de
+Nevers était dans ce cabinet! Bientôt je l'entendis marcher,
+puis s'arrêter, puis marcher encore. Mon coeur, plein d'elle,
+battait dans mon sein avec une affreuse violence. Je me levai,
+je me rassis, sans savoir ce que je voulais faire. En ce
+moment sa porte s'ouvrit: "Agathe, dit-elle, est-ce vous? --
+Non, répondis-je; me pardonnerez-vous? J'ai vu de la lumière
+dans ce cabinet... j'ai pensé que vous y étiez... Je ne sais
+comment je suis ici. -- Edouard, dit-elle, venez. J'allais vous
+écrire; il vaut mieux que je vous parle, et peut-être que
+j'aurais dû vous parler plus tôt." Je vis qu'elle avait
+pleuré. "Je suis bien coupable, lui dis-je; je vous offense en
+vous aimant, et cependant que puis-je faire? Je n'espère rien,
+je ne demande rien: je sais trop bien que je ne puis être que
+malheureux. Mais dites-moi seulement que, si le sort m'eût
+fait votre égal, vous ne m'eussiez pas défendu de vous aimer?
+-- Pourquoi ce doute? me dit-elle; ne savez-vous pas, Edouard,
+que je vous aime? Nos deux coeurs se sont donnés l'un à l'autre
+en même temps; je ne me suis fait aucune illusion sur la folie
+de cet attachement; je sais qu'il ne peut que nous perdre.
+Mais comment fuir sa destinée? L'absence eût guéri un
+sentiment ordinaire: j'allai près de mon amie chercher de
+l'appui contre cette passion qui fera, Edouard, le malheur de
+tous deux. Eugénie employa toute la force de sa raison pour me
+démontrer la nécessité de combattre mes sentiments. Hélas!
+vous n'ignorez pas tout ce qui nous sépare! Je crus qu'elle
+m'avait persuadée; je revins à Paris armée de sa sagesse bien
+plus que de la mienne. Je pris la résolution de vous fuir; je
+cherchai la distraction dans ce monde où j'étais sûre de ne
+pas vous trouver. Quelle profonde indifférence je portais dans
+tous ces lieux où vous n'étiez pas, où vous ne pouviez jamais
+venir! Ces portes s'ouvraient sans cesse, et ce n'était jamais
+pour vous! Le duc de L... me plaisantait souvent sur mes
+distractions. En effet, je sentais bien que je pouvais obéir
+aux conseils d'Eugénie et conduire ma personne au bal; mais,
+Edouard, n'avez-vous jamais senti que mon âme était errante
+autour de vous, que la meilleure moitié de moi-même restait
+près de vous, qu'elle ne pouvait pas vous quitter?" Je tombai
+à ses pieds. Ah! si j'avais osé la serrer dans mes bras! Mais
+je n'avais que de froides paroles pour peindre les transports
+de mon coeur. Je lui redis mille fois que j'étais heureux; que
+je défiais tous les malheurs de m'atteindre; que ma vie se
+passerait près d'elle à l'aimer, à lui obéir; qu'elle ne
+pouvait rien m'imposer qui ne me parût facile. En effet, mes
+chagrins, mes remords, son rang, ma position, la distance qui
+nous séparait, tout avait disparu; il me semblait que je
+pouvais tout supporter, tout braver, et que j'étais
+inaccessible à tout ce qui n'était pas l'ineffable joie d'être
+aimé de Mme de Nevers. "Je ne vous impose qu'une loi, me
+dit-elle: c'est la prudence. Que mon père ne puisse jamais
+soupçonner nos sentiments: vous savez assez que, s'il en avait
+la moindre idée, il se croirait profondément offensé; son
+bonheur, son repos, la paix de notre intérieur, seraient
+détruits sans retour. C'est de cela que je voulais vous
+parler, ajouta-t-elle en rougissant. Voyez, Edouard, si je
+dois ainsi rester seule avec vous? Je vous ai dit tout ce que
+je ne voulais pas vous dire. Hélas! nous ne savons que trop
+bien à présent ce qui est au fond de nos coeurs! Ne nous voyons
+plus seuls. -- Je vais vous quitter, lui dis-je; ne m'enviez
+pas cet instant de bonheur... Est-il donc déjà fini?"
+
+L'enchantement d'être aimé suspendit en moi pour quelques
+jours toute espèce de réflexion: j'étais devenu incapable d'en
+faire. Chacune des paroles de Mme de Nevers s'était gravée
+dans mon souvenir et y remplaçait mes propres pensées; je les
+répétais sans cesse, et le même sentiment de bonheur les
+accompagnait toujours. J'oubliais tout: tout se perdait dans
+cette idée ravissante que j'étais aimé; que nos deux coeurs
+s'étaient donnés l'un à l'autre en même temps; que, malgré
+tous ses efforts, elle n'avait pu se détacher de moi; qu'elle
+m'aimait; qu'elle avait accepté mon amour; que ma vie
+s'écoulerait près d'elle; que la certitude d'être aimé me
+tiendrait lieu de tout bonheur. Je le croyais de bonne foi, et
+il me paraissait impossible que la félicité humaine pût aller
+au delà de ce que Mme de Nevers venait de me faire éprouver
+lorsqu'elle m'avait dit que, même absente, son âme était
+errante autour de moi.
+
+Cet enivrement aurait peut-être duré longtemps si M. le
+maréchal d'Olonne, qui se plaisait à louer ceux qu'il aimait,
+n'eût voulu un soir faire mon éloge. Il parlait à quelques
+voisins qui avaient dîné à Faverange; j'avais essayé de sortir
+dès le commencement de la conversation, mais il m'avait forcé
+de rester. Ah! quel supplice il m'imposait! M'entendre vanter
+pour ma délicatesse, pour ma reconnaissance, pour mon
+dévouement! Il n'en fallait pas tant pour rappeler ma raison
+égarée et pour faire rentrer le remords dans mon âme. Il s'en
+empara avec violence, et me déchira d'autant plus que j'avais
+pu l'oublier un moment; mais, par une bizarrerie de mon
+caractère, j'éprouvai une sorte de joie de voir pourtant que
+je sentais encore ce que devait sentir un homme d'honneur; que
+la passion m'entraînait sans m'aveugler, et que du moins Mme
+de Nevers ne m'avait pas encore ôté le regret des vertus que
+je perdais pour elle. J'essayai de me dire qu'un jour je la
+fuirais. Fuir Mme de Nevers! m'en séparer! Je ne pouvais en
+soutenir la pensée, et cependant j'avais besoin de me dire que
+dans l'avenir j'étais capable de ce sacrifice. Non, je ne
+l'étais pas; j'ai senti plus tard que m'arracher d'auprès
+d'elle, c'était aussi m'arracher la vie.
+
+Il était impossible qu'un coeur déchiré comme l'était le mien
+pût donner ni recevoir un bonheur paisible. Mme de Nevers me
+reprochait l'inégalité de mon humeur. Elle qui n'avait besoin
+que d'aimer pour être heureuse, tout était facile de sa part:
+c'était elle qui faisait les sacrifices; mais moi, qui
+l'adorais et qui étais certain de ne la posséder jamais,
+dévoré de remords, obligé de cacher à tous les yeux cette
+passion sans espoir, qui ferait ma honte si le hasard la
+dévoilait à M. le maréchal d'Olonne! Que me dirait-il? que je
+devais fuir? Il aurait raison, et je sentais que je n'avais
+d'autre excuse qu'une faiblesse indigne d'un honnête homme,
+indigne de mon père, indigne de moi-même; mais cette faiblesse
+me maîtrisait entièrement: j'adorais Mme de Nevers, et un de
+ses regards payait toutes mes douleurs. Grand Dieu! je n'ose
+dire qu'il effaçait tous mes remords.
+
+On passait ordinairement les matinées dans une grande
+bibliothèque, que M. le maréchal d'Olonne avait fait arranger
+depuis qu'il était à Faverange. On venait de recevoir de Paris
+plusieurs caisses remplies de livres, de gravures, de cartes
+géographiques, et un globe fort grand et fort beau
+nouvellement tracé d'après les découvertes récentes de Cook et
+de Bougainville. Tous ces objets avaient été placés sur des
+tables, et M. le maréchal d'Olonne, après les avoir examinés
+avec soin, sortit, emmenant avec lui l'abbé Tercier.
+
+Je demeurai seul avec Mme de Nevers, et nous restâmes quelque
+temps, debout devant une table, à faire tourner ce globe avec
+l'espèce de rêverie qu'inspire toujours l'image, même si
+abrégée, de ce monde que nous habitons. Mme de Nevers fixa ses
+regards sur le grand Océan pacifique et sur l'archipel des
+îles de la Société, et elle remarqua cette multitude de petits
+points qui ne sont marqués que comme des écueils. Je lui
+racontai quelque chose du voyage de Cook que je venais de
+lire, et des dangers qu'il avait courus dans ces régions
+inconnues par ces bancs de corail que nous voyons figurés sur
+le globe, et qui entourent cet archipel comme pour lui servir
+de défense contre l'Océan. J'essayai de décrire à Mme de
+Nevers quelques-unes de ces îles charmantes; elle me montra du
+doigt une des plus petites, située un peu au nord du tropique,
+et entièrement isolée. "Celle-ci, lui dis-je, est déserte;
+mais elle mériterait des habitants: le soleil ne la brûle
+jamais, de grands palmiers l'ombragent; l'arbre à pain, le
+bananier, l'ananas, y produisent inutilement leurs plus beaux
+fruits; ils mûrissent dans la solitude, ils tombent, et
+personne ne les recueille. On n'entend d'autre bruit, dans
+cette retraite, que le murmure des fontaines et le chant des
+oiseaux; on n'y respire que le doux parfum des fleurs; tout
+est harmonie, tout est bonheur dans ce désert. Ah! lui dis-je,
+il devrait servir d'asile à ceux qui s'aiment. Là, on serait
+heureux des seuls biens de la nature, on ne connaîtrait pas la
+distinction des rangs, ni l'infériorité de la naissance; là,
+on n'aurait pas besoin de porter d'autres noms que ceux que
+l'amour donne, on ne serait pas déshonoré de porter le nom de
+ce qu'on aime!" Je tombai sur une chaise en disant ces mots;
+je cachai mon visage dans mes mains, et je sentis bientôt
+qu'il était baigné de mes larmes. Je n'osais lever les yeux
+sur Mme de Nevers. "Edouard, me dit-elle, est-ce un reproche?
+Pouvez-vous croire que j'appellerais un sacrifice ce qui me
+donnerait à vous? Sans mon père, croyez-vous que j'eusse
+hésité?" Je me prosternai à ses pieds; je lui demandai pardon
+de ce que j'avais osé lui dire: "Lisez dans mon coeur, lui
+dis-je; concevez, s'il est possible, une partie de ce que je
+souffre, de ce que je vous cache... Si vous me plaignez, je
+serai moins malheureux."
+
+Cette île imaginaire devint l'objet de toutes mes rêveries.
+Dupe de mes propres fictions, j'y pensais sans cesse; j'y
+transportais en idée celle que j'aimais. Là, elle
+m'appartenait; là, elle était à moi, toute à moi! Je vivais de
+ce bonheur chimérique; je la fuyais elle-même pour la
+retrouver dans cette création de mon imagination, ou, loin de
+ces lois sociales, cruelles et impitoyables, je me livrais à
+de folles illusions d'amour, qui me consolaient un moment,
+pour m'accabler ensuite d'une nouvelle et plus poignante
+douleur.
+
+Il était impossible que ces violentes agitations n'altérassent
+pas ma santé: je me sentais dépérir et mourir; d'affreuses
+palpitations me faisaient croire quelquefois que je touchais à
+la fin de ma vie, et j'étais si malheureux que j'en voyais le
+terme avec joie. Je fuyais Mme de Nevers; je craignais de
+rester seul avec elle, de l'offenser peut-être en lui montrant
+une partie des tourments qui me déchiraient.
+
+Un jour, elle me dit que je lui tenais mal la promesse que je
+lui avais faite d'être heureux du seul bonheur d'être aimé
+d'elle. "Vous êtes mauvais juge de ce que je souffre, lui dis-je,
+et je ne veux pas vous l'apprendre. Le bonheur n'est pas
+fait pour moi, je n'y prétends pas; mais dites-moi seulement,
+dites-moi une fois que vous me regretterez quand je ne serai
+plus, que ce tombeau qui me renfermera bientôt attirera
+quelquefois vos pas; dites que vous eussiez souhaité qu'il n'y
+eût pas d'obstacle entre nous." Je la quittai sans attendre sa
+réponse; je n'étais plus maître de moi; je sentais que je lui
+dirais peut-être ce que je ne voulais pas lui dire, et la
+crainte de lui déplaire régnait dans mon âme autant que mon
+amour et que ma douleur. Je m'en allais dans la campagne; je
+marchais des journées entières, dans l'espérance de fuir deux
+pensées déchirantes qui m'assiégeaient tour à tour: l'une, que
+je ne posséderais jamais celle que j'aimais; l'autre, que je
+manquais à l'honneur en restant chez M. le maréchal d'Olonne.
+Je voyais l'ombre de mon père me reprocher ma conduite, me
+demander si c'était là le fruit de ses leçons et de ses
+exemples; puis à cette vision terrible succédait la douce
+image de Mme de Nevers: elle ranimait pour un moment ma triste
+vie; je fermais les yeux pour que rien ne vînt me distraire
+d'elle. Je la voyais, je me pénétrais d'elle; elle devenait
+comme la réalité, elle me souriait, elle me consolait, elle
+calmait par degré mes douleurs, elle apaisait mes remords.
+Quelquefois je trouvais le sommeil dans les bras de cette
+ombre vaine; mais, hélas! j'étais seul à mon réveil! O mon
+Dieu! si vous m'eussiez donné seulement quelques jours de
+bonheur! Mais jamais, jamais! tout était inutile; et ces deux
+coeurs formés l'un pour l'autre, pétris du même limon, pénétrés
+du même amour, le sort impitoyable les séparait pour toujours!
+
+Un soir, revenant d'une de ces longues courses, je m'étais
+assis à l'extrémité de la Châtaigneraie, dans l'enceinte du
+parc, mais cependant fort loin du château. J'essayais de me
+calmer avant que de rentrer dans ce salon où j'allais
+rencontrer les regards de M. le maréchal d'Olonne, lorsque je
+vis de loin Mme de Nevers qui s'avançait vers moi. Elle
+marchait lentement sous les arbres, plongée dans une rêverie
+dont j'osai me croire l'objet: elle avait ôté son chapeau, ses
+beaux cheveux tombaient en boucles sur ses épaules; son
+vêtement léger flottait autour d'elle; son joli pied se posait
+sur la mousse si légèrement qu'il ne la foulait même pas; elle
+ressemblait à la nymphe de ces bois. Je la contemplais avec
+délices; jamais je ne m'étais encore senti entraîné vers elle
+avec tant de violence; le désespoir auquel je m'étais livré
+tout le jour avait redoublé l'empire de la passion dans mon
+coeur. Elle vint à moi, et, dès que j'entendis le son de sa
+voix, il me sembla que je reprenais un peu de pouvoir sur
+moi-même. "Où avez-vous donc passé la journée? me demanda-t-elle;
+ne craignez-vous pas que mon père ne s'étonne de ces longues
+absences? -- Qu'importe! lui répondis-je; mon absence bientôt
+sera éternelle. -- Edouard, me dit-elle, est-ce donc là les
+promesses que vous m'aviez faites? -- Je ne sais ce que j'ai
+promis, lui dis-je; mais la vie m'est à charge: je n'ai plus
+d'avenir, et je ne vois de repos que dans la mort. Pourquoi
+s'en effrayer? Lui dis-je; elle sera plus bienfaisante pour
+moi que la vie. Il n'y a pas de rangs dans la mort, je n'y
+retrouverai pas l'infériorité de ma naissance, qui m'empêche
+d'être à vous, ni mon nom obscur: tous portent le même nom
+dans la mort! Mais l'âme ne meurt pas, elle aime encore après
+la vie, elle aime toujours. Pourquoi dans cet autre monde ne
+serions nous pas unis? -- Nous le serons dans celui-ci, me
+dit-elle. Edouard, mon parti est pris: je serai à vous, je serai
+votre femme. Hélas! c'est mon bonheur aussi bien que le vôtre
+que je veux! Mais dites-moi que je ne verrai plus votre visage
+pâle et décomposé comme il l'est depuis quelque temps;
+dites-moi que vous reviendrez à la vie, à l'espérance; dites-moi que
+vous serez heureux. -- Jamais! m'écriai-je avec désespoir.
+Grand Dieu! c'est donc quand vous me proposez le comble de la
+félicité que je dois me trouver le plus malheureux de tous les
+hommes!... Moi, vous épouser! Moi, vous faire déchoir! vous
+rendre l'objet du mépris! changer l'éclat de votre rang contre
+mon obscurité! vous faire porter mon nom inconnu! -- Eh!
+qu'importe? dit-elle; j'aime mieux ce nom que tous ceux de
+l'histoire; je m'honorerai de le porter, il est le nom de ce
+que j'aime. Edouard! ne sacrifiez pas notre bonheur à une
+fausse délicatesse. -- Ah! ne me parlez pas de bonheur, lui
+dis-je; point de bonheur avec la honte! Moi, trahir l'honneur!
+trahir M. le maréchal d'Olonne! Je ne pourrais seulement
+soutenir son regard! Déjà je voudrais me cacher à ses yeux! De
+quelle juste indignation ne m'accablerait-il pas! Le
+déshonneur! c'est comme l'impossible; rien à ce prix! -- Eh
+bien, Edouard, dit-elle, il faudra donc nous séparer?" Je
+demeurai anéanti. "Vous voulez ma mort, lui dis-je; vous avez
+raison, elle seule peut tout arranger. Oui, je vais partir; je
+me ferai soldat, je n'aurai pas besoin pour cela de prouver ma
+noblesse; j'irai me faire tuer. Ah! que la mort me sera douce!
+Je bénirais celui qui me la donnerait en ce moment." Je ne
+regardais pas Mme de Nevers en prononçant ces affreuses
+paroles. Hélas! la vie semblait l'avoir abandonnée. Pâle,
+glacée, immobile, je crus un moment qu'elle n'existait plus;
+je compris alors qu'il y avait encore d'autres malheurs que
+ceux qui m'accablaient! A ses pieds, j'implorai son pardon; je
+repris toutes mes paroles, je lui jurai de vivre, de vivre
+pour l'adorer, son esclave, son ami, son frère; nous
+inventions tous les doux noms qui nous étaient permis. "Viens,
+me dit-elle en se jetant à genoux; prions ensemble; demandons
+à Dieu de nous aimer dans l'innocence, de nous aimer ainsi
+jusqu'à la mort!" Je tombai à genoux à côté d'elle; j'adorai
+cet ange presque autant que Dieu même; elle était un souffle
+émané de lui; elle avait la beauté, l'angélique pureté des
+enfants du Ciel. Comment un désir coupable m'aurait-il atteint
+près d'elle? elle était le sanctuaire de tout ce qui était
+pur. Mais loin d'elle, hélas! je redevenais homme, et j'aurais
+voulu la posséder ou mourir.
+
+Nous entrâmes bientôt dans la lutte la plus singulière et la
+plus pénible, elle pour me déterminer à l'épouser, et moi pour
+lui prouver que l'honneur me défendait cette félicité que
+j'eusse payée de mon sang et de ma vie. Que ne me dit-elle pas
+pour me faire accepter le don de sa main! Le sacrifice de son
+nom, de son rang ne lui coûtait rien; elle me le disait, et
+j'en étais sûr. Tantôt elle m'offrait la peinture séduisante
+de notre vie intérieure. "Retirés, disait-elle, dans notre
+humble asile, au fond de nos montagnes, heureux de notre
+amour, en paix avec nous-mêmes, saurons-nous seulement si l'on
+nous blâme dans le monde?" Et elle disait vrai, et je
+connaissais assez la simplicité de ses goûts pour être certain
+qu'elle eût été heureuse, sous notre humble toit, avec mon
+amour et l'innocence. Quelquefois elle me disait: "Il se peut
+que j'offense, en vous aimant, les convenances sociales; mais
+je n'offense aucune des lois divines: je suis libre, vous
+l'êtes aussi, ou plutôt nous ne le sommes plus ni l'un ni
+l'autre. Y a-t-il, Edouard, un lien plus sacré qu'un
+attachement comme le nôtre? Que ferions-nous dans la vie,
+maintenant, si nous n'étions pas unis? Pourrions-nous faire le
+bonheur de personne?" Je ne puis dire ce que me faisait
+éprouver un pareil langage: je n'étais pas séduit, je n'étais
+pas même ébranlé; mais je l'écoutais comme on prête l'oreille
+à des sons harmonieux qui bercent et endorment les douleurs.
+Je n'essayais pas de lui répondre; je l'écoutais, et ses
+paroles enchanteresses tombaient comme un baume sur mes
+blessures. Mais, par une bizarrerie que je ne saurais
+expliquer, quelquefois ces mêmes paroles produisaient en moi
+un effet tout contraire, et elles me jetaient dans un profond
+désespoir. Inconséquence des passions! le bonheur d'être aimé
+me consolait de tout ou mettait le comble à mes maux. Mme de
+Nevers quelquefois feignait de douter de mon amour. "Vous
+m'aimez bien peu, disait-elle, si je ne vous console pas des
+mépris du monde. -- J'oublierais tout à vos pieds, lui disais-je,
+hors le déshonneur, hors le blâme dont je ne pourrais pas
+vous sauver. Je le sais bien, que les maux de la vie ne vous
+atteindraient pas dans mes bras; mais le blâme n'est pas comme
+les autres blessures, sa pointe aiguë arriverait à mon coeur
+avant que de passer au vôtre; mais elle vous frapperait malgré
+moi, et j'en serais la cause. De quel nom ne flétrirait-on pas
+le sentiment qui nous lie? Je serais un vil séducteur, et vous
+une fille dénaturée. Ah! n'acceptons pas le bonheur au prix de
+l'infamie! Tâchons de vivre encore comme nous vivons, ou
+laissez-moi vous fuir et mourir. Je quitterai la vie sans
+regret: qu'a-t-elle qui me retienne? Je désire la mort plutôt;
+je ne sais quel pressentiment me dit que nous serons unis
+après la mort, qu'elle sera le commencement de notre éternelle
+union."
+
+Nos larmes finissaient ordinairement de telles conversations;
+mais, quoique le sujet en fût si triste, elles portaient en
+elles je ne sais quelle douceur qui vient de l'amour même. Il
+est impossible d'être tout à fait malheureux quand on s'aime,
+qu'on se le dit, qu'on est près l'un de l'autre. Ce bien-être
+ineffable que donne la passion ne saurait être détruit que par
+le changement de ceux qui l'éprouvent, car la passion est plus
+forte que tous les malheurs qui ne viennent pas d'elle-même.
+
+Cependant nous sentions la nécessité de nous distraire
+quelquefois de ces pensées douloureuses pour conserver la
+force de les supporter. Nous essayâmes de lire ensemble, de
+fixer sur d'autres objets que nous-mêmes nos idées et nos
+réflexions; mais l'imagination préoccupée par l'amour
+ressemble à cette forêt enchantée que nous peint le Tasse, et
+dont toutes les issues ramenaient toujours dans le même lieu.
+La passion répond à tout, et tout ramène à elle. Si nous
+trouvions dans nos lectures quelques sentiments exprimés avec
+vérité, c'est qu'ils nous rappelaient les nôtres; si les
+descriptions de la nature avaient quelque charme pour nous,
+c'est qu'elles retraçaient à nos coeurs l'image de la solitude
+où nous eussions voulu vivre. Je trouvais à Mme de Nevers la
+beauté et la modestie de l'Eve de Milton, la tendresse de
+Juliette, et le dévouement d'Emma.
+
+La passion, qui produit tous les fruits de la faiblesse, est
+cependant ce qui met l'homme de niveau avec tout ce qui est
+grand, noble, élevé. Il nous semblait quelquefois que nous
+étions capables de tout ce que nous lisions de sublime: rien
+ne nous étonnait, et l'idéal de la vie nous semblait l'état
+naturel de nos coeurs, tant nous vivions facilement dans cette
+sphère élevée des sentiments généreux. Mais quelquefois aussi
+un mot qui nous rappelait trop vivement notre propre
+situation, ou ces tableaux touchants de l'amour dans le
+mariage, qu'on rencontre si fréquemment dans la poésie
+anglaise, me précipitaient du faîte de mes illusions dans un
+violent désespoir. Mme de Nevers alors me consolait, essayait
+de nouveau de me convaincre qu'il n'était pas impossible que
+nous fussions heureux, et la même lutte se renouvelait entre
+nous et apportait avec elle les mêmes douleurs et les mêmes
+consolations.
+
+
+Il y avait environ six mois que M. le maréchal d'Olonne était
+à Faverange, et nous touchions aux derniers jours de
+l'automne, lorsqu'un soir, comme on allait se retirer, on
+entendit un bruit inaccoutumé autour du château: les chiens
+aboyaient, les grilles s'ouvraient, les chaînes des ponts
+faisaient entendre leur claquement en s'abaissant, les fouets
+des postillons, le hennissement des chevaux, tout annonçait
+l'arrivée de plusieurs voitures en poste. Je regardai Mme de
+Nevers: le même pressentiment nous avait fait pâlir tous deux,
+mais nous n'eûmes pas le temps de nous communiquer notre
+pensée. La porte s'ouvrit, et le duc de L... et le prince
+d'Enrichemont parurent. Leur présence disait tout, car M. le
+maréchal d'Olonne avait annoncé qu'il ne voulait recevoir
+aucune visite tant que durerait son exil, et il n'était venu à
+Faverange que deux ou trois vieux amis, qui même n'y avaient
+fait que peu de séjour. M. le maréchal d'Olonne était en effet
+rappelé. Le duc de L... le lui annonça avec le bon coeur et la
+bonne grâce qu'il mettait à tout, et le prince d'Enrichemont
+recommença à dire toutes ces choses convenables que Mme de
+Nevers ne pouvait lui pardonner. Il en avait toujours de
+prêtes pour la joie comme pour la douleur, et il n'en fut
+point avare en cette occasion. Il s'adressait plus
+particulièrement à Mme de Nevers. Elle répondait en
+plaisantant. La conversation s'animait entre eux, et je
+retrouvais ces anciennes souffrances que je ne connaissais
+plus depuis six mois; seulement elles me paraissaient encore
+plus cruelles par le souvenir du bonheur dont j'avais joui
+près de Mme de Nevers, seul en possession du moins de ce
+charme de sociabilité qui n'appartenait qu'à elle: à présent
+il fallait le partager avec ces nouveaux venus, et, pour que
+rien ne me manquât, je retrouvais encore leur politesse,
+cérémonieuse de la part du prince d'Enrichemont, cordiale de
+la part du duc de L..., mais enfin me faisant toujours
+ressouvenir et de ce qu'ils étaient et de ce que j'étais moi-même.
+
+La conversation s'établit sur les nouvelles de la société, sur
+Paris, sur Versailles. Il était simple que M. le maréchal
+d'Olonne fût curieux de savoir mille détails que personne
+depuis longtemps n'avait pu lui apprendre; mais j'éprouvais un
+sentiment de souffrance inexprimable en me sentant si étranger
+à ce monde dans lequel Mme de Nevers allait de nouveau passer
+sa vie. Le prince d'Enrichemont conta que la reine avait dit
+qu'elle espérait que Mme de Nevers serait de retour pour le
+premier bal qu'elle donnerait à Trianon. Le duc de L... parla
+du voyage de Fontainebleau, qui venait de finir. Je ne pouvais
+m'étonner que Mme de Nevers s'occupât de personnes qu'elle
+connaissait, de la société dont elle faisait partie; mais
+cette conversation était si différente de celles que nous
+avions ordinairement ensemble qu'elle me faisait l'effet d'une
+langue inconnue, et j'éprouvais une sensation pénible en
+voyant cette langue si familière à celle que j'aimais. Hélas!
+j'avais oublié qu'elle était la sienne, et le doux langage de
+l'amour que nous parlions depuis si longtemps, avait effacé
+tout le reste.
+
+Le duc de L..., qu'on ne fixait jamais longtemps sur le même
+sujet, revint à parler de Faverange, et s'engoua de tout ce
+qu'il voyait, de l'aspect du château par le clair de lune, de
+l'escalier gothique, surtout de la salle où nous étions. Il
+admira la vieille boiserie de chêne, noir et poli comme
+l'ébène, qui portait dans chacun de ses panneaux un chevalier
+armé de toutes pièces, sculptés en relief, avec le nom et la
+devise du chevalier, sculptés aussi au bas du panneau. Le duc
+de L... lut les devises et plaisanta sur la délivrance de Mme
+de Nevers, enfermée dans ce donjon gothique comme une
+princesse du temps de la chevalerie. Il lui demanda si elle ne
+s'était pas bien ennuyée depuis six mois. "Non sans doute,
+dit-elle, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse, et je
+suis sûre que mon père quittera Faverange avec regret. -- Oui,
+dit M. le maréchal d'Olonne, le souvenir du temps que j'ai
+passé ici sera toujours un des plus doux de ma vie. Il y a
+deux manières d'être heureux, ajouta M. le maréchal d'Olonne:
+on l'est par le bonheur qu'on éprouve ou par celui qu'on fait
+éprouver. S'occuper du perfectionnement moral et du bien-être
+physique d'un grand nombre d'hommes est certainement la source
+des jouissances les plus pures et les plus durables, car le
+plaisir dont on se lasse le moins est celui de faire le bien,
+et surtout un bien qui doit nous survivre." Je fus frappé au
+dernier point de ce peu de paroles. Une pensée traversa mon
+esprit. Quoi! M. le maréchal d'Olonne, si je lui ravissais sa
+fille, aurait encore une autre manière d'être heureux; et moi,
+grand Dieu! en perdant Mme de Nevers, je sentais que tout
+était fini pour moi dans la vie! Avenir, repos, vertu même,
+tout me devenait indifférent; et jusqu'à ce fantôme d'honneur
+auquel je me sacrifiais, je sentais qu'il ne me serait plus
+rien si je me séparais d'elle. La mort seule alors deviendrait
+ma consolation et mon but: rien n'était plus rien pour moi
+dans le monde; le monde lui-même n'était plus qu'un désert et
+un tombeau. Cette idée que M. le maréchal d'Olonne serait
+heureux sans sa fille était le piége le plus dangereux qu'on
+eût encore pu m'offrir.
+
+Deux jours après l'arrivée des deux amis, M. le maréchal
+d'Olonne quitta Faverange. Avec quelle douleur je m'arrachai
+de ce lieu où Mme de Nevers m'avait avoué qu'elle m'aimait! Je
+ne partis que quelques heures après elle; je les employai à
+dire un tendre adieu à tout ce qui restait d'elle. J'entrai
+dans le cabinet de la tour, dans ce cabinet où elle n'était
+plus; je me mis à genoux devant le siége qu'elle occupait; je
+baisais ce qu'elle avait touché; je m'emparais de ce qu'elle
+avait oublié; je pressais sur mon coeur ces vestiges qu'avait
+laissés sa présence. Hélas! c'était tout ce qu'il m'était
+permis de posséder d'elle, mais ils m'étaient chers comme
+elle-même, et je ne pouvais m'arracher de ces murs qui
+l'avaient entourée, de ce siége où elle s'était assise, de cet
+air qu'elle avait respiré. Je savais bien que je serais moins
+avec elle où j'allais la retrouver que je ne l'étais en ce
+moment dans cette solitude remplie de son image: un triste
+pressentiment me disait que j'avais passé à Faverange les
+seuls jours heureux que le ciel m'eût destinés.
+
+En arrivant à l'hôtel d'Olonne, j'éprouvai un premier chagrin:
+Mme de Nevers était sortie. Je parcourus ces grands salons
+déserts avec une profonde tristesse. Le souvenir de la mort de
+mon père se réveilla dans mon coeur. Je ne sais pourquoi cette
+maison semblait me présager de nouveaux malheurs. J'allai dans
+ma chambre: j'y retrouvai le portrait de Mme de Nevers enfant.
+Sa vue me consola un peu, et je restai à le contempler jusqu'à
+l'heure du souper. Alors je descendis dans le salon: je le
+trouvai plein de monde. Mme de Nevers faisait les honneurs de
+ce cercle avec sa grâce accoutumée, mais je ne sais quel nuage
+de tristesse couvrait son front. Quand elle m'aperçut, il se
+dissipa tout à coup. Magie de l'amour! j'oubliai toutes mes
+peines; je me sentis fier de ses succès, de l'admiration qu'on
+montrait pour elle. Si j'eusse pu lui ôter une nuance de ce
+rang qui nous séparait pour toujours, je n'y aurais pas
+consenti. En ce moment, je jouissais de la voir au-dessus de
+tous encore plus que je ne souhaitais de la posséder, et
+j'éprouvais pour elle un enivrement d'orgueil dont j'étais
+incapable pour moi-même. Si j'avais pu ainsi m'oublier
+toujours, j'aurais été moins malheureux; mais cela était
+impossible: tout me froissait, tout blessait ma fierté. Ce que
+j'enviais le plus dans une position élevée, c'est le repos que
+je me figurais qu'on devait y éprouver; c'était de ne compter
+avec personne et d'être à sa place partout. Cette inquiétude,
+ce malaise d'amour-propre, aurait été un véritable malheur si
+un sentiment bien plus fort m'eût laissé le temps de m'y
+livrer; mais je pensais trop à Mme de Nevers pour que les
+chagrins de ma vanité fussent durables, et je les sentais
+surtout parce qu'ils étaient une preuve de plus de
+l'impossibilité de notre union. Tout ce qui me rabaissait
+m'éloignait d'elle, et cette réflexion ajoutait une nouvelle
+amertume à des sentiments déjà si amers.
+
+J'occupai, à mon retour de Faverange, la place que M. le
+maréchal d'Olonne m'avait fait obtenir aux affaires
+étrangères, et qu'on m'avait conservée par considération pour
+lui. Le travail n'en était pas assujettissant, et cependant je
+le faisais avec négligence. La passion rend surtout incapable
+d'une application suivie: c'est avec effort qu'on écarte de
+soi une pensée qui suffit au bonheur, et tout ce qui distrait
+d'un objet adoré semble un vol fait à l'amour. Cependant ces
+sortes d'affaires sont si faciles qu'on était content de moi
+et que je recueillais de ma place à peu près tout ce qu'elle
+avait d'agréable; elle me donnait des relations fréquentes
+avec les hommes distingués qui affluaient à Paris de toutes
+les parties de l'Europe, et je prenais insensiblement un peu
+plus de consistance dans le monde, à cause des petits services
+que je pouvais rendre. Je logeais toujours à l'hôtel d'Olonne;
+j'y passais toutes mes journées, et ce nouvel arrangement
+n'avait rien changé à ma vie que de créer quelques rapports de
+plus. Les étrangers qui venaient chez M. le maréchal d'Olonne,
+me connaissant davantage, me montraient en général plus
+d'obligeance et de bonté.
+
+J'avais bien prévu qu'à Paris je verrais moins Mme de Nevers;
+mais je me désespérais des difficultés que je rencontrais à la
+voir seule. Je n'osais aller que rarement dans son
+appartement, de peur de donner des soupçons à M. le maréchal
+d'Olonne, et dans le salon il y avait toujours du monde. Elle
+était obligée d'aller assez souvent à Versailles, et
+quelquefois d'y passer la journée. Il me semblait que je
+n'arriverais jamais à la fin de ces jours où je ne devais pas
+la voir: chaque minute tombait comme un poids de plomb sur mon
+coeur; il s'écoulait un temps énorme avant qu'une autre minute
+vînt remplacer celle-là. Lorsque je pensais qu'il faudrait
+supporter ainsi toutes les heures de ce jour éternel, je me
+sentais saisi par le désespoir, par le besoin de m'agiter du
+moins et de me rapprocher d'elle à tout prix. J'allais à
+Versailles; je n'osais entrer dans la ville, de peur d'être
+reconnu par les gens de M. le maréchal d'Olonne; mais je me
+faisais descendre dans quelque petite auberge d'un quartier
+éloigné, et j'allais errer sur les collines qui entourent ce
+beau lieu. Je parcourais les bois de Satory ou les hauteurs de
+Saint-Cyr. Les arbres, dépouillés par l'hiver, étaient tristes
+comme mon coeur. Du haut de ces collines je contemplais ces
+magnifiques palais dont j'étais à jamais banni. Ah! je les
+aurais tous donnés pour un seul regard de Mme de Nevers! Si
+j'avais été le plus grand roi du monde, avec quel bonheur
+j'aurais mis à ses pieds toutes mes couronnes! Qu'il est
+heureux, l'homme qui peut élever à lui la femme qu'il aime, la
+parer de sa gloire, de son nom, de l'éclat de son rang, et,
+quand il la serre dans ses bras, sentir qu'elle tient tout de
+lui, qu'il est l'appui de sa faiblesse, le soutien de son
+innocence! Hélas! je n'avais rien à offrir à celle que
+j'aimais qu'un coeur déchiré par la passion et par la douleur!
+Je restais longtemps abîmé dans ces pénibles réflexions, et,
+quand le jour commençait à tomber, je me rapprochais du
+château; j'errais dans ces bosquets déserts qui semblent
+attendre encore la grande ombre de Louis XIV. Quelquefois,
+assis aux pieds d'une statue, je contemplais ces jardins
+enchantés, créés par l'amour; ils ne déplaisaient pas à mon
+coeur: leur tristesse, leur solitude, étaient en harmonie avec
+la disposition de mon âme. Mais, quand je tournais les yeux
+vers ce palais qui contenait le seul bien de ma vie, je
+sentais ma douleur redoubler de violence au fond de mon âme.
+Ce château magique me paraissait défendu par je ne sais quel
+monstre farouche. Mon imagination essayait en vain d'en forcer
+l'entrée; elle tentait toutes les issues: toutes étaient
+fermées, toutes se terminaient par des barrières
+insurmontables, et ces voies trompeuses ne menaient qu'au
+désespoir. Je me rappelais alors ce qu'avait dit l'ambassadeur
+d'Angleterre. Ah! si j'avais eu une seule carrière ouverte à
+mon ambition, quelles difficultés auraient pu m'effrayer?
+J'aurais tout vaincu, tout conquis. L'amour est comme la foi
+et partage sa toute-puissance; mais l'impossible flétrit toute
+la vie! Bientôt la triste vérité venait faire évanouir mes
+songes; elle me montrait du doigt cette fatalité de l'ordre
+social qui me défendait toute espérance, et j'entendais sa
+voix terrible qui criait au fond de mon coeur: "Jamais, jamais
+tu ne posséderas Mme de Nevers!" La mort alors m'eût semblé
+douce en comparaison des tourments qui me déchiraient. Je
+retournais à Paris dans un état digne de pitié, et cependant
+je préférais ces agitations à la longue attente de l'absence,
+où je me sentais me consumer sans pourtant me sentir vivre.
+
+Je tombai bientôt dans un état qui tenait le milieu entre le
+désespoir et la folie. En proie à une idée fixe, je voyais
+sans cesse Mme de Nevers; elle me poursuivait pendant mon
+sommeil; je m'élançais pour la saisir dans mes bras, mais un
+abîme se creusait tout à coup entre nous deux; j'essayais de
+le franchir, et je me sentais retenu par une puissance
+invincible; je luttais en vain, je me consumais en efforts
+superflus; je sortais épuisé, anéanti, de ce combat qui
+n'avait de réel que le mal qu'il me faisait et la passion qui
+en était cause. Mystérieuse alliance de l'âme et du corps!
+Qu'est-ce que cette enveloppe fragile qui obéit à une pensée,
+que le malheur détruit et qu'une idée fait mourir! Je sentais
+que je ne résisterais pas longtemps à ces cruelles
+souffrances. Mme de Nevers me montrait sans déguisement sa
+douleur et son inquiétude; elle cherchait à adoucir mes peines
+sans pouvoir y parvenir; sa tendresse ingénieuse me prouvait
+sans cesse qu'elle me préférait à tout. Elle, si brillante, si
+entourée, elle dédaignait tous les hommages, elle trouvait
+moyen de me montrer à chaque instant qu'elle préférait mon
+amour aux adorations de l'univers. Une reconnaissance
+passionnée venait se joindre à tous les autres sentiments de
+mon coeur, qui se concentraient tous en elle seule. Si j'avais
+pu lui donner ma vie! mourir pour elle, pour qu'elle fût
+heureuse! ajouter mes jours à ses jours, ma vie à sa vie!
+Hélas je ne pouvais rien, et elle me donnait ce trésor
+inestimable de sa tendresse sans que je pusse lui rien donner
+en retour.
+
+Chaque jour la contrainte où je vivais, la dissimulation à
+laquelle j'étais forcé, me devenait plus insupportable.
+J'avais renoncé au bonheur, et il me fallait sacrifier
+jusqu'au dernier plaisir des malheureux, celui de s'abandonner
+sans réserve au sentiment de leurs maux! il me fallait
+composer mon visage et feindre quelquefois une gaieté
+trompeuse qui pût masquer les tourments de mon coeur et
+prévenir des soupçons qui atteindraient Mme de Nevers! La
+crainte de la compromettre pouvait seule me donner assez
+d'empire sur moi-même pour persévérer dans un rôle qui m'était
+si pénible.
+
+Je m'apercevais depuis quelque temps que cette bienveillance
+dont j'avais eu tant à me louer de la part du prince
+d'Enrichemont et du duc de L... avait entièrement cessé. Le
+prince d'Enrichemont me montrait une froideur qui allait
+jusqu'au dédain, et le duc de L... avait avec moi une sorte
+d'ironie qui n'était ni dans son caractère ni dans ses
+manières habituelles. Si j'eusse été moins préoccupé, j'aurais
+fait plus d'attention à ce changement; mais M. le maréchal
+d'Olonne me traitait toujours avec la même bonté, me montrait
+toujours la même confiance: il me semblait que je n'avais à
+craindre que lui seul, et que, tant qu'il ne soupçonnerait pas
+mes sentiments pour Mme de Nevers, j'étais en sûreté. La
+conduite du prince d'Enrichemont et du duc de L... me blessa
+donc sans m'éclairer. Je n'avais jamais aimé le premier, et je
+me sentais à mon aise pour le haïr; je n'étais pas jaloux de
+lui, je savais que Mme de Nevers ne l'épouserait jamais, et
+cependant je l'enviais d'oser prétendre à elle et d'en avoir
+le droit. Je lui rendais avec usure la sécheresse et l'aigreur
+qu'il me montrait, et je ne perdais pas une occasion de me
+moquer devant lui des défauts ou des ridicules dont on pouvait
+l'accuser, et de louer avec exagération les qualités qu'on
+savait bien qu'il ne possédait pas.
+
+Un jour M. le maréchal d'Olonne alla souper et coucher à
+Versailles: Mme de Nevers devait l'accompagner, mais elle se
+trouva souffrante: elle fit fermer sa porte, resta dans son
+cabinet, et l'abbé et moi nous passâmes la soirée avec elle.
+Jamais je ne l'avais vue si belle que dans cette parure
+négligée, à demi couchée sur un canapé, et un peu pâle de la
+souffrance qu'elle éprouvait. Je lui lus un roman qui venait
+de paraître, et dont quelques situations ne se rapportaient
+que trop bien avec la nôtre. Nous pleurâmes tous deux; l'abbé
+s'endormit. A dix heures, il se réveilla, et mon coeur battit
+de joie en voyant qu'il allait se retirer. Il partit et nous
+laissa seuls: dangereux tête-à-tête, pour lequel nous étions
+bien mal préparés tous deux! "Edouard, me dit-elle, je veux
+vous gronder... Qu'est-ce que ces continuelles altercations
+dans lesquelles vous êtes avec le prince d'Enrichemont? Hier
+vous lui avez dit les choses les plus aigres et les plus
+piquantes. -- Prenez-vous son parti? lui demandai-je. Il est
+vrai, je le hais; il prétend à vous, et je ne puis le lui
+pardonner. -- Je vous conseille d'être jaloux du prince
+d'Enrichemont! me dit-elle; je vous offre ce que je lui
+refuse, et vous ne l'acceptez pas! -- Ah! faites-moi le plus
+grand roi du monde, m'écriai-je, et je serai à vos genoux pour
+vous demander d'être à moi. -- Vous ne voulez pas recevoir de
+moi ce que vous voudriez me donner, me dit-elle. Est-ce ainsi
+que l'amour calcule? Tout n'est-il pas commun dans l'amour? --
+Ah! sans doute, lui dis-je; mais c'est quand on s'appartient
+l'un à l'autre, quand on n'a plus qu'un coeur et qu'une âme!
+Alors, en effet, tout est commun dans l'amour. -- Si vous
+m'aimiez comme je vous aime, dit-elle, combien il vous en
+coûterait peu d'oublier ce qui nous sépare!" Je me mis à ses
+pieds. "Ma vie est à vous, lui dis-je, vous le savez bien;
+mais l'honneur! il faut le conserver: vous m'ôteriez votre
+amour si j'étais déshonoré. -- Vous ne le seriez point, me
+dit-elle. Le monde nous blâmerait peut-être... Eh! qu'importe?
+quand on est à ce qu'on aime, que faut-il de plus? -- Ayez
+pitié de moi, lui dis-je; ne me montrez pas toujours l'image
+d'un bonheur auquel je ne puis atteindre: la tentation est
+trop forte. -- Je voudrais qu'elle fût irrésistible, dit-elle.
+Edouard! ne refusez pas d'être heureux!... Va, dit-elle avec
+un regard enivrant, je te ferais tout oublier! -- Vous me
+faites mourir, lui dis-je. Eh bien, répondez-moi. Ce sacrifice
+que vous me demandez, c'est celui de mon honneur. Le feriez-vous,
+ce sacrifice, dites, le feriez-vous, à mon repos? le
+feriez-vous, hélas! à ma vie?" Elle ne me comprit que trop
+bien. "Edouard, dit-elle d'une voix altérée, est-ce vous qui
+me parlez?" J'allai me jeter sur une chaise à l'autre
+extrémité du cabinet. Je crus que j'allais mourir: cette voix
+sévère avait percé mon coeur comme un poignard. Me voyant si
+malheureux, elle s'approcha de moi et voulut prendre ma main.
+"Laissez-moi, lui dis-je; ne me faites pas perdre le peu de
+raison que je conserve encore." Je me levai pour sortir; elle
+me retint. "Non, dit-elle en pleurant, je ne croirai jamais
+que vous ayez besoin de me fuir pour me respecter!" Je tombai
+à ses genoux. "Ange adoré, je te respecterai toujours, lui
+dis-je; mais, tu le vois, tu le sens bien toi-même, que je ne
+puis vivre sans toi! Je ne puis être à toi, il faut donc
+mourir!... Ne t'effraye pas de cette pensée: nous nous
+retrouverons dans une autre vie, bien-aimée de mon coeur! Y
+seras-tu belle, charmante, comme tu l'es en ce moment?
+viendras-tu là te rejoindre à ton ami? lui tiendras-tu les
+promesses de l'amour? Dis, seras-tu à moi dans le Ciel? --
+Edouard, vous le savez bien, dit-elle toute troublée, si vous
+mourez, je meurs... Ma vie est dans ton coeur: tu ne peux
+mourir sans moi!" Je passai mes bras autour d'elle; elle ne
+s'y opposa point; elle pencha sa tête sur mon épaule. "Qu'il
+serait doux, dit-elle, de mourir ainsi! -- Ah! lui dis-je, il
+serait bien plus doux d'y vivre! Ne sommes-nous pas libres
+tous deux? Personne n'a reçu nos serments: qui nous empêche
+d'être l'un à l'autre? Dieu aura pitié de nous." Je la serrai
+sur mon coeur. "Edouard, dit-elle, aie toi-même pitié de moi,
+ne déshonore pas celle que tu aimes! Tu le vois, je n'ai pas
+de forces contre toi. Sauve-moi! sauve-moi! S'il ne fallait
+que ma vie pour te rendre heureux, il y a longtemps que je te
+l'aurais donnée; mais tu ne te consolerais pas toi-même de mon
+déshonneur. Eh quoi! tu ne veux pas m'épouser, et tu veux
+m'avilir? -- Je ne veux rien, lui dis-je au désespoir, je ne
+veux que la mort! Ah! si du moins je pouvais mourir dans tes
+bras, exhaler mon dernier soupir sur tes lèvres!" Elle
+pleurait; je n'étais plus maître de moi: j'osai ravir ce
+baiser qu'elle me refusait. Elle s'arracha de mes bras; ses
+larmes, ses sanglots, son désespoir, me firent payer bien cher
+cet instant de bonheur: elle me força de la quitter. Je
+rentrai dans ma chambre le plus malheureux des hommes, et
+pourtant jamais la passion ne m'avait possédé à ce point.
+J'avais senti que j'étais aimé; je pressais encore dans mes
+bras celle que j'adorais. Au milieu des horreurs de la mort,
+j'aurais été heureux de ce souvenir. Ma nuit entière se passa
+dans d'affreuses agitations; mon âme était entièrement
+bouleversée; j'avais perdu jusqu'à cette vue distincte de mon
+devoir qui m'avait guidé jusqu'ici. Je me demandais pourquoi
+je n'épouserais pas Mme de Nevers; je cherchais des exemples
+qui pussent autoriser ma faiblesse; je me disais que dans une
+profonde solitude j'oublierais le monde et le blâme; que, s'il
+le fallait, je fuirais avec elle en Amérique et jusque dans
+cette île déserte objet de mes anciennes rêveries. Quel lieu
+du monde ne me paraîtrait pas un lieu de délices avec la
+compagne chérie de mes jours, mon amie, ma bien-aimée?
+Natalie! Natalie! Je répétais son nom à demi-voix pour que ces
+doux sons vinssent charmer mon oreille et calmer un peu mon
+coeur. Le jour parut, et peu d'instants après on me remit une
+lettre. Je reconnus l'écriture de Mme de Nevers... Jugez de ce
+que je dus éprouver en la lisant!
+
+"Ne craignez pas mes reproches, Edouard; je ne vous en ferai
+point: je sais trop que je suis aussi coupable et plus
+coupable que vous; mais que cette leçon nous montre du moins
+l'abîme qui est ouvert sous nos pas: il est encore temps de
+n'y point tomber. Plus tard, Edouard, cet abîme ensevelirait à
+la fois et notre bonheur et notre vertu. Ne trahissons pas les
+sentiments qui ont uni nos deux coeurs. C'est par ce qui est
+bon, c'est par ce qui est juste, vrai, élevé dans la vie, que
+nous nous sommes entendus; nous avons senti que nous parlions
+le même langage, et nous nous sommes aimés. Ne démentons pas à
+présent ces qualités de l'âme auxquelles nous devons notre
+amour, et sachons être heureux dans l'innocence et nous
+contenter du bonheur dont nous pouvons jouir devant Dieu.
+
+"Il le faut, Edouard, oui, il faut nous unir ou nous séparer.
+Nous séparer! Crois-tu que je pourrais écrire ce mot si je ne
+savais bien que l'effet en est impossible? où trouverais-tu de
+la force pour me fuir? Où en trouverais-je pour vivre sans
+toi? Toi, moitié de moi-même, sans lequel je ne puis seulement
+supporter la vie un seul jour, ne sens-tu pas comme moi que
+nous sommes inséparables? Que peux-tu m'opposer? Un fantôme
+d'honneur qui ne reposerait sur rien. Le monde t'accuserait de
+m'avoir séduite! Eh! quelle séduction y a-t-il, pour deux
+êtres qui s'aiment, que la séduction de l'amour? N'est-ce pas
+moi, d'ailleurs, qui t'ai séduit? Si je ne t'avais montré que
+je t'aimais, m'aurais-tu avoué ta tendresse? Hélas! tu mourais
+plutôt que de m'en faire l'aveu! Tu dis que tu ne veux pas
+m'abaisser! Mais, pour une femme, y a-t-il une autre gloire
+que d'être aimée? un autre rang que d'être aimée? un autre
+titre que d'être aimée? Te défies-tu assez de ton coeur pour
+croire qu'il ne me rendrait pas tout ce que tu te figures que
+tu me ferais perdre? Imagine, si tu le peux, le bonheur qui
+nous attend quand nous serons unis, et regrette, si tu l'oses,
+ces prétendus avantages que tu m'enlèves. Mon père, Edouard,
+est le seul obstacle: je méprise tous les autres, et je les
+trouve indignes de nous. Eh bien! je veux t'avouer que je ne
+suis pas sans espérance d'obtenir un jour le pardon de mon
+père. Oui, Edouard, mon père m'aime; il t'aime aussi: qui ne
+t'aimerait pas? Je suis sûre que mon père a regretté mille
+fois de ne pouvoir faire de toi son fils: tu lui plais, tu
+l'entends, tu es le fils de son coeur. Eh! n'es-tu pas celui de
+son vieil ami, qui sauva autrefois son honneur et sa fortune?
+Eh bien! nous forcerons mon père d'être heureux par nos soins,
+par notre tendresse. S'il nous exile de Paris, il nous
+admettra à Faverange. Là, il osera nous reconnaître pour ses
+enfants; là, il sera père dans l'ordre de la nature, et non
+dans l'ordre des convenances sociales, et la vue de notre
+amour lui fera oublier tout le reste. Ne crains rien. Ne
+sens-tu pas que tout nous sera possible quand nous serons une fois
+l'un à l'autre? Crois-moi, il n'y a d'impossible que de cesser
+de nous aimer ou de vivre sans nous le dire. Choisis, Edouard!
+ose choisir le bonheur. Ah! ne le refuse pas! Crois-tu n'être
+responsable de ton choix qu'à toi seul? Hélas! ne vois-tu pas
+que notre vie tient au même fil? Tu choisirais la mort en
+choisissant la fuite, et ma mort avec la tienne!"
+
+En achevant cette lettre, je tombai à genoux; je fis le
+serment de consacrer ma vie à celle qui l'avait écrite, de
+l'aimer, de l'adorer, de la rendre heureuse. J'étais plongé
+dans l'ivresse; tous mes remords avaient disparu, et la
+félicité du Ciel régnait seule dans mon coeur. "Mme de Nevers
+connaît mieux que moi ce monde où elle passe sa vie, me
+disais-je; elle sait ce que nous avons à en redouter. Si elle
+croit notre union possible, c'est qu'elle l'est. Que j'étais
+insensé de refuser le bonheur! M. d'Olonne nous pardonnera
+d'être heureux; un jour il nous bénira tous deux. Et Natalie!
+Natalie sera ma compagne chérie, ma femme bien-aimée; je
+passerai ma vie entière près d'elle, uni à elle." Je
+succombais sous l'empire de ces pensées délicieuses, et mes
+larmes seules pouvaient alléger cette joie trop forte pour mon
+coeur, cette joie qui succédait à des émotions si amères, si
+profondes et souvent si douloureuses.
+
+J'attendais avec impatience qu'il fût midi, heure à laquelle
+je pouvais, sans donner de soupçons, paraître un instant chez
+Mme de Nevers et la trouver seule. Les plus doux projets
+remplirent cet intervalle; j'étais trop enivré pour qu'aucune
+réflexion vînt troubler ma joie. Mon sort était décidé; je me
+relevais à mes propres yeux de la préférence que m'accordait
+Mme de Nevers, et une pensée, une seule pensée absorbait
+toutes les autres: elle sera à moi! elle sera toute à moi! La
+mort, s'il eût fallu payer de la mort une telle félicité, m'en
+eût semblé un léger salaire. Mais penser que ce serait là le
+bonheur, le charme, le devoir de ma vie! Non, l'imagination
+chercherait en vain des couleurs pour peindre de tels
+sentiments, ou des mots pour les rendre! Que ceux qui les ont
+éprouvés les comprennent, et que ceux qui les ignorent les
+regrettent: car tout est vide et fini dans la vie sans eux ou
+après eux!
+
+Les deux jours qui suivirent cette décision de notre sort
+furent remplis de la félicité la plus pure. Mme de Nevers
+essayait de me prouver que c'était moi qui lui faisais des
+sacrifices, et que je ne lui devais point de reconnaissance
+d'avoir voulu son bonheur, et un bonheur sans lequel elle ne
+pouvait plus vivre. Nous convînmes qu'elle irait au mois de
+mai en Hollande. Ce voyage était prévu; une visite promise
+depuis longtemps à Mme de C... en serait le prétexte naturel.
+Je devais de mon côté feindre des affaires en Forez, qui me
+forceraient de m'absenter quinze jours; j'irais secrètement
+rejoindre Mme de Nevers à La Haye, où le chapelain de
+l'ambassade devait nous unir: c'était un vieux prêtre qu'elle
+connaissait et sur la fidélité duquel elle comptait
+entièrement. Une fois de retour, nous avions mille moyens de
+nous voir et d'éviter les soupçons.
+
+Lorsque je réfléchis aujourd'hui sur quelles bases fragiles
+était construit l'édifice de mon bonheur, je m'étonne d'avoir
+pu m'y livrer, ne fût-ce qu'un instant, avec une sécurité si
+entière; mais la passion crée autour d'elle un monde idéal. On
+juge tout par d'autres règles; les proportions sont agrandies;
+le factice, le commun disparaissent de la vie; on croit les
+autres capables des mêmes sacrifices qu'on ferait soi-même,
+et, lorsque le monde réel se présente à vous, armé de sa
+froide raison, il cause un douloureux et profond étonnement.
+
+
+Un matin, comme j'allais descendre chez Mme de Nevers, mon
+oncle, M. d'Herbelot, entra dans ma chambre. Depuis l'exil de
+M. le maréchal d'Olonne, je le voyais peu; ses procédés, à
+cette époque, avaient encore augmenté l'éloignement que je
+m'étais toujours senti pour lui. Croyant qu'il était de mon
+devoir de ne pas me brouiller avec le frère de ma mère,
+j'allais chez lui de temps en temps; il me traitait toujours
+très-bien, mais depuis près de trois semaines je ne l'avais
+pas aperçu* [*On est prié de lire la note à la fin du
+volume.]. Il entra avec cet air jovial et goguenard qui
+annonçait toujours quelque histoire scandaleuse; il se
+plaisait à cette sorte de conversation, et y mêlait une
+bonhomie qui m'était encore plus désagréable que la franche
+méchanceté: car porter de la simplicité et un bon coeur dans le
+vice est le comble de la corruption.
+
+"Eh bien! Edouard, me dit-il, tu débutes bien dans la
+carrière! Vraiment, je te fais mon compliment, tu es passé
+maître. Ma foi, nous sommes dans l'admiration, et Luceval et
+Bertheney prédisent que tu iras au plus loin. -- Que voulez-vous
+dire, mon oncle? lui demandai-je assez sérieusement. --
+Allons donc! dit-il, vas-tu faire le mystérieux? Mon cher, le
+secret est bon pour les sots; mais, quand on vise haut, il
+faut de la publicité, et la plus grande. On n'a tout de bon
+que ce qui est bien constaté; l'une est un moyen d'arriver à
+l'autre, et il faudra bientôt grossir ta liste. -- Je ne vous
+comprends pas, lui dis-je, et je ne conçois pas de quoi vous
+voulez parler. -- Tu t'y es pris au mieux, continua-t-il sans
+m'écouter, tu as mis le temps à profit. Que diront les
+bégueules et les cagots? Toutes les femmes raffoleront de toi.
+-- De moi! répétai-je; qu'est-ce que tout cela signifie? -- Tu
+es un beau garçon, je ne suis pas étonné que tu leur plaises.
+Diable! elles en ont de plus mal tournés. -- Qui donc? de quoi
+parlez-vous? -- Comment! de quoi je parle? Eh! mais, mon cher,
+je parle de Mme de Nevers. N'es-tu pas son amant? Tout Paris
+le dit. Ma foi, tu ne peux pas avoir une plus jolie femme et
+qui te fasse plus d'honneur. Il faut pousser ta pointe; nous
+établirons le fait publiquement, et c'est là, Edouard, le
+chemin de la mode et de la fortune." Je sentis mon sang se
+glacer dans mes veines. "Quelle horreur! m'écriai-je; qui a pu
+vous dire une si infâme calomnie? Je veux connaître l'insolent
+et lui faire rendre raison de son crime." Mon oncle se mit à
+rire. "Comment donc, dit-il, ne serais-tu pas si avancé que je
+croyais? Serais-tu amoureux, par hasard? Va, tu te corrigeras
+de cette sottise. Mon cher, on a une femme aujourd'hui, une
+autre demain; elles ne sont occupées elles-mêmes qu'à
+s'enlever leurs amants les unes aux autres. Avoir et enlever,
+voilà le monde, Edouard, et la vraie philosophie. -- Je ne sais
+où vous avez vu de pareilles moeurs, lui dis-je indigné; grâce
+au Ciel, elles me sont étrangères, et elles le sont encore
+plus à la femme angélique que vous outragez. Nommez-moi dans
+l'instant l'auteur de cette horrible calomnie!" Mon oncle
+éclata de rire de nouveau, et me répéta que tout Paris parlait
+de ma bonne fortune et me louait d'avoir été assez habile et
+assez adroit pour séduire une jeune femme qui était sans doute
+fort gardée. "Sa vertu la garde! répliquai-je dans une
+indignation dont je n'étais plus le maître; elle n'a pas
+besoin d'être autrement gardée. -- C'est étonnant! dit mon
+oncle. Mais où as-tu donc vécu? dans un couvent de nonnes? --
+Non, Monsieur, répondis-je; j'ai vécu dans la maison d'un
+honnête homme, où vous n'êtes pas digne de rester." -- Et,
+oubliant ce que je devais au frère de ma mère, je poussai
+dehors M. d'Herbelot et fermai ma porte sur lui.
+
+
+Je demeurai dans un désespoir qui m'ôtait presque l'usage de
+la raison. Grand dieu! j'avais flétri la réputation de Mme de
+Nevers! La calomnie osait profaner sa vie, et j'en étais
+cause! On se servait de mon nom pour outrager l'ange adorable
+objet de mon culte et de mon idolâtrie! Ah! j'étais digne de
+tous les supplices, mais ils étaient tous dans mon coeur.
+"C'est mon amour qui la déshonore, pensai-je, qui la livre au
+blâme, au mépris, à cette honte que rien n'efface, qui
+reparaît toujours comme la tache sanglante sur la main de
+Macbeth! Ah! la calomnie ne se détruit jamais, sa souillure
+est éternelle; mais les calomniateurs périront, et je vengerai
+l'ange de tous ceux qui l'outragent. Se peut-il qu'oubliant
+l'honneur et mon devoir j'aie risqué de mériter ces vils
+éloges? Voilà donc comment ma conduite peut se traduire dans
+le langage du vice? Hélas! le piége le plus dangereux que la
+passion puisse offrir, c'est ce voile d'honnêteté dont elle
+s'enveloppe." Je voyais à présent la vérité nue, et je me
+trouvais le plus vil comme le plus coupable des hommes. Que
+faire? que devenir? Irais-je annoncer à Mme de Nevers qu'elle
+est déshonorée, qu'elle l'est par moi? Mon coeur se glaçait
+dans mon sein à cette pensée. Hélas! qu'était devenu notre
+bonheur? Il avait eu la durée d'un songe! Mon crime était
+irréparable! Si j'épousais à présent Mme de Nevers, que
+n'imaginerait-on pas? quelle calomnie nouvelle inventerait-on
+pour la flétrir? Il fallait fuir! il fallait la quitter! Je le
+sentais, je voyais que c'était mon devoir; mais cette
+nécessité funeste m'apparaissait comme un fantôme dont je
+détournais la vue. Je reculais devant ce malheur, ce dernier
+malheur, qui achevait pour moi tous les autres et mettait le
+comble à mon désespoir. Je ne pouvais croire que cette
+séparation fût possible: le monde ne m'offrait pas un asile
+loin d'elle; elle seule était pour moi la patrie, tout le
+reste un vaste exil. Déchiré par la douleur, je perdais
+jusqu'à la faculté de réfléchir. Je voyais bien que je ne
+pouvais rester près de Mme de Nevers; je sentais que je
+voulais la venger, surtout sur le duc de L..., que mon oncle
+m'avait désigné comme l'un des auteurs de ces calomnies; mais
+le désespoir surmontait tout: j'étais comme noyé, abîmé, dans
+une mer de pensées accablantes; aucune consolation, aucun
+repos, ne se présentait d'aucun côté; je ne pouvais pas même
+me dire que le sacrifice que je ferais en partant serait
+utile: je le faisais trop tard; je ne prenais pas une
+résolution vertueuse; je fuyais Mme de Nevers comme un
+criminel, et rien ne pouvait réparer le mal que j'avais fait:
+ce mal était irréparable! Tout mon sang versé ne rachèterait
+pas sa réputation injustement flétrie! Elle, pure comme les
+anges du Ciel, verrait son nom associé à ceux de ces femmes
+perdues objets de son juste mépris! et c'était moi, moi seul,
+qui versais cet opprobre sur sa tête! La douleur et le
+désespoir s'étaient emparés de moi à un point que l'idée de la
+vengeance pouvait seule en ce moment m'empêcher de m'ôter la
+vie.
+
+Je balançais si j'irais chez le duc de L... avant de parler à
+Mme de Nevers, lorsque j'entendis sonner avec violence les
+sonnettes de son appartement. Un mouvement involontaire me fit
+courir de ce côté; un domestique m'apprit que Mme de Nevers
+venait de se trouver mal et qu'elle était sans connaissance.
+Glacé d'effroi, je me précipitai vers son appartement; je
+traversai deux ou trois grandes pièces sans savoir ce que je
+faisais, et je me trouvai à l'entrée de ce même cabinet où la
+veille encore nous avions osé croire au bonheur. Mme de Nevers
+était couchée sur un canapé, pâle et sans mouvement. Une jeune
+femme que je ne connaissais point la soutenait dans ses bras;
+je n'eus que le temps de l'entrevoir. M. le maréchal d'Olonne
+vint au-devant de moi. "Que faites-vous ici? me dit-il d'un
+air sévère. Sortez. -- Non, lui dis-je; si elle meurt, je
+meurs." Je me précipitai au pied du canapé. M. le maréchal
+d'Olonne me releva. "Vous ne pouvez rester ici, me dit-il;
+allez dans votre chambre... Plus tard je vous parlerai." Sa
+sécheresse, sa froideur, aurait percé mon coeur, si j'avais pu
+penser à autre chose qu'à Mme de Nevers mourante; mais je
+n'entendais qu'à peine M. le maréchal d'Olonne; il me semblait
+que ma vie était comme en suspens et ne tenait plus qu'à la
+sienne. La jeune femme se tourna vers moi; je vis des larmes
+dans ses yeux. "Natalie va vous voir quand elle reprendra
+connaissance, dit-elle; votre vue peut lui faire du mal. -- Le
+croyez-vous? lui dis-je. Alors je vais sortir." J'allai dans
+la pièce qui précédait le cabinet; je ne pus aller plus avant,
+je me jetai à genoux: "O mon Dieu! m'écriai-je, sauvez-la!
+sauvez-la!" Je ne pouvais répéter que ces seuls mots: "Sauvez-la!"
+Bientôt j'entendis qu'elle reprenait connaissance; on
+parlait, on s'agitait autour d'elle. Un vieux valet de chambre
+de Mme de Nevers, qui la servait depuis son enfance, parut en
+ce moment. Me voyant là, il vint à moi. "Il faut rentrer chez
+vous, monsieur Edouard, me dit-il. Bon dieu! comme vous êtes
+pâle! Pauvre jeune homme! vous vous tuez. Appuyez-vous sur
+moi, et regagnons votre chambre." J'allais suivre ce conseil,
+lorsque M. le maréchal d'Olonne sortit de chez sa fille.
+"Encore ici! dit-il d'une voix altérée. Suivez-moi, Monsieur;
+j'ai à vous parler. -- Il ne peut se soutenir, dit le
+vieillard. -- Oui, je le puis," dis-je en l'interrompant; et,
+essayant de reprendre des forces pour la scène que je
+prévoyais, je suivis M. le maréchal d'Olonne dans son
+appartement.
+
+"Les explications sont inutiles entre nous, me dit M. le
+maréchal d'Olonne: ma fille m'a tout avoué. Son amie,
+instruite plus tôt que moi des calomnies qu'on répandait sur
+elle, est venue de Hollande pour l'arracher de l'abîme où elle
+était prête à tomber. Je pense que vous n'ignorez pas le tort
+que vous avez fait à sa réputation. Votre conduite est
+d'autant plus coupable qu'il n'est pas en votre pouvoir de
+réparer le mal dont vous êtes cause. Je désire que vous
+partiez sur-le-champ. Je n'abandonnerai point le fils d'un
+ancien ami, quelque peu digne qu'il se soit montré de ma
+protection: j'obtiendrai pour vous une place de secrétaire
+d'ambassade dans une cour du nord, vous pouvez y compter.
+Partez sans délai pour Lyon, et vous y attendrez votre
+nomination. -- Je n'ai besoin de rien, Monsieur, lui dis-je;
+permettez-moi de refuser vos offres. Demain je ne serai plus
+ici. -- Où irez-vous? me demanda-t-il. -- Je n'en sais rien,
+répondis-je. -- Quels sont vos projets? -- Je n'en ai point. --
+Mais que deviendrez-vous? -- Qu'importe? -- Ne croyez pas,
+Edouard, que l'amour soit toute la vie. -- Je n'en désire point
+une autre, lui dis-je. -- Ne perdez pas votre avenir. -- Je n'ai
+plus d'avenir. -- Malheureux! que puis-je donc faire pour toi?
+-- Rien. -- Edouard, vous me déchirez mon coeur! Je l'avais armé
+de sévérité, mais je ne puis en avoir longtemps avec vous. Je
+n'ai point oublié les promesses que je fis à votre père
+mourant; je ferais tout pour votre bonheur; mais, vous le
+sentez vous-même, Edouard, vous ne pouvez épouser ma fille. --
+Je le sais, Monsieur, je le sais parfaitement: je partirai
+demain. Me permettez-vous de me retirer? -- Non, pas ainsi...
+Edouard, mon enfant, ne suis-je pas ton second père? -- Ah! lui
+dis-je, vous êtes celui de Mme de Nevers! Soignez-la, aimez-la,
+consolez-la quand je n'y serai plus. Hélas! elle aura
+besoin de consolation!" Je le quittai. J'allai chez moi, dans
+cette chambre que j'allais abandonner pour toujours! dans
+cette chambre où j'avais tant pensé à elle, où je vivais sous
+le même toit qu'elle! "Il faudra donc m'arracher d'ici! me
+disais-je. Ah! qu'il vaudrait bien mieux y mourir!" J'eus la
+pensée de mettre un terme à ma vie et à mes tourments. L'idée
+de la douleur que je causerais à Mme de Nevers et le besoin de
+la vengeance me retinrent.
+
+Ma fureur contre le duc de L... ne connaissait pas de bornes,
+car il nous voyait d'assez près pour avoir pu juger que mon
+respect pour Mme de Nevers égalait ma passion, et il n'avait
+pu feindre de me croire son amant que par une méchanceté
+réfléchie, digne de tous les supplices. Je brûlais du désir de
+tirer de lui la vengeance qui m'était due, et je jetais sur
+lui seul la fureur et le désespoir que tant de causes réunies
+avaient amassés dans mon sein. Je passai la nuit à mettre
+ordre à quelques affaires; j'écrivis à Mme de Nevers et à M.
+le maréchal d'Olonne des lettres qui devaient leur être
+remises si je succombais; je fis une espèce de testament pour
+assurer le sort de quelques vieux domestiques de mon père que
+j'avais laissés en Forez. Je me calmais un peu en songeant que
+je vengerais Mme de Nevers, ou que je finirais ma triste vie
+et que je serais regretté par elle. Je me défendais de
+l'attendrissement qui voulait quelquefois pénétrer dans mon
+coeur, et aussi des sentiments religieux dans lesquels j'avais
+été élevé et des principes qui, malgré moi, faisaient entendre
+leur voix au fond de mon âme. A huit heures, je me rendis chez
+le duc de L.... Il n'était pas réveillé. Il me fallut
+attendre; je me promenais dans un salon avec une agitation qui
+faisait bouillonner mon sang. Enfin je fus admis. Le duc de
+L... parut étonné de me voir. "Je viens, Monsieur, lui dis-je,
+vous demander raison de l'insulte que vous m'avez faite et des
+calomnies que vous avez répandues sur Mme de Nevers à mon
+sujet. Vous ne pouvez croire que je supporterai un tel
+outrage, et vous vous devez, Monsieur, de m'en donner
+satisfaction. -- Ce serait avec le plus grand plaisir, me dit
+le duc de L.... Vous savez, Monsieur G..., que je crains peu
+ces occasions-là; mais, malheureusement, dans ce cas-ci, c'est
+impossible. -- Impossible! m'écriai-je; c'est ce qu'il faudra
+voir! Ne croyez pas que je vous laisserai impunément calomnier
+la vertu et noircir la réputation d'un ange d'innocence et de
+pureté! -- Quant à calomnier, dit en riant le duc de L..., vous
+me permettrez de ne pas le prendre de si haut. J'ai cru que
+vous étiez l'amant de Mme de Nevers; je le crois encore, je
+l'ai dit... Je ne vois pas, en vérité, ce qu'il y a là
+d'offensant pour vous. On vous donne la plus charmante femme
+de Paris, et vous vous fâchez!... Bien d'autres voudraient
+être à votre place, et moi tout le premier. -- Moi, Monsieur,
+je rougirais d'être à la vôtre. Mme de Nevers est pure, elle
+est vertueuse, elle est irréprochable. La conduite que vous
+m'avez prêtée serait celle d'un lâche, et vous devez me rendre
+raison de vos indignes propos. -- Mes propos sont ce qu'il me
+plaît, dit le duc de L...; je penserai de vous et même de Mme
+de Nevers ce que je voudrai. Vous pouvez nier votre bonne
+fortune: c'est fort bien fait à vous, quoique ce soit peu
+l'usage aujourd'hui. Quant à me battre avec vous, je vous
+donne ma parole d'honneur qu'à présent j'en ai autant d'envie
+que vous; mais, vous le savez, cela ne se peut pas... Vous
+n'êtes point gentilhomme, vous n'avez aucun état dans le
+monde, et je me couvrirais de ridicule si je consentais à ce
+que vous désirez. Tel est le préjugé. J'en suis désespéré,
+ajouta-t-il en se radoucissant; soyez persuadé que je vous
+estime du fond du coeur, Monsieur G..., et que j'aurais été
+charmé que nous pussions nous battre ensemble. Vous pâlissez!
+dit-il; je vous plains, vous êtes un homme d'honneur. Croyez
+que je déteste cet usage barbare: je le trouve injuste, je le
+trouve absurde; je donnerais mon sang pour qu'il me fût permis
+de me battre avec vous. -- Grand Dieu! m'écriai-je, je croyais
+avoir épuisé toutes les douleurs! -- Edouard, dit le duc, qui
+paraissait de plus en plus touché de ma situation, ne prenez
+pas un ami pour un ennemi. Ceci me cause, je vous l'assure,
+une véritable peine. Quelques paroles imprudentes ne peuvent-elles
+se réparer? -- Jamais! répondis-je. Me refusez-vous la
+satisfaction que je vous demande? -- J'y suis forcé, dit le
+duc. -- Eh bien! repris-je, vous êtes un lâche, car c'est une
+lâcheté que d'insulter un homme d'honneur et de le priver de
+la vengeance!"
+
+Je sortis comme un furieux de la maison du duc de L.... Je
+parcourais les rues comme un insensé; toutes mes pensées me
+faisaient horreur. Les furies de l'enfer semblaient s'attacher
+sur moi: le mal que j'avais fait était irréparable, et on me
+refusait la vengeance! Je retrouvais là cette fatalité de
+l'ordre social qui me poursuivait partout, et je croyais voir
+des ennemis dans tous les êtres vivants ou inanimés qui se
+présentaient à mes regards. Je m'aperçus que c'était la mort
+que j'avais cherchée chez le duc de L..., car je ne m'étais
+occupé de rien au delà de cette visite. La vie se présentait
+devant moi comme un champ immense et stérile où je ne pouvais
+faire un pas sans dégoût et sans désespoir. Je me sentais
+accablé sous le fardeau de mon existence comme sous un manteau
+de plomb. Un instant peut me délivrer de ce supplice! pensai-je;
+et une tentation affreuse, mais irrésistible, me précipita
+du côté de la rivière!
+
+Le duc de L... logeait à l'extrémité du faubourg Saint-Germain,
+vers les nouveaux boulevards, et je descendais la rue
+du Bac avec précipitation dans ces horribles pensées. J'étais
+coudoyé et arrêté à chaque instant par la foule qui se
+pressait dans cette rue populeuse. Ces hommes qui allaient
+tranquillement à leurs affaires me faisaient horreur. La
+nature humaine se révolte contre l'isolement; elle a besoin de
+compassion: la vue d'un autre homme, d'un semblable,
+insensible à nos douleurs, blesse ce don de pitié que Dieu mit
+au fond de nos âmes, et que la société étouffe et remplace par
+l'égoïsme. Ce sentiment amer augmentait encore mon irritation:
+on dirait que le désespoir se multiplie par lui-même. Le mien
+était au comble, lorsque tout à coup je crus reconnaître la
+voiture de Mme de Nevers qui venait vers moi; je distinguai de
+loin ses chevaux et ses gens, et mon coeur battit encore une
+fois d'autre chose que de douleur en pensant que j'allais la
+voir passer. Cependant la voiture s'arrêta à dix pas de moi et
+entra dans la cour du petit couvent de la Visitation des
+filles Sainte-Marie. Je jugeai que Mme de Nevers allait y
+entendre la messe, et au même instant l'idée me vint de l'y
+suivre, de prier avec elle, de prier pour elle, de demander à
+Dieu des forces pour nous deux, d'implorer des secours, de la
+pitié, de cette source de tout bien, qui donne des
+consolations quand rien n'en donne plus! C'est ainsi que cet
+ange me sauva, que sa seule présence enchaîna mon désespoir et
+me préserva du crime que j'allais commettre.
+
+Je me jetai à genoux dans un coin obscur de cette petite
+église. Avec quelle ferveur je demandai à Dieu de consoler, de
+protéger, de bénir celle que j'aimais! Je ne la voyais pas
+(elle était dans une tribune grillée), mais je pensais qu'elle
+priait peut-être en ce moment elle-même pour son malheureux
+ami, et que nos sentiments étaient encore une fois semblables.
+"O mon Dieu! que nos prières se confondent en vous, m'écriai-je,
+comme nos âmes s'y confondront un jour! C'est ainsi que
+nous serons unis, pas autrement. Vous n'avez pas voulu que
+nous le fussions sur la terre, mais vous ne nous séparerez pas
+dans le Ciel. Ne la rendez pas victime de mes imprudences:
+alors je pourrai tout supporter; confondez ses calomniateurs.
+Je ne suis pas digne de la venger! dit-on... Qu'importe?
+Qu'importe ma vie, qu'importe tout, pourvu qu'elle soit
+heureuse, qu'elle soit irréprochable? Seul je suis coupable.
+Si j'eusse écouté la voix de mon devoir, je n'aurais pas
+troublé sa vie! Il faut maintenant avoir le courage de lui
+rendre l'honneur que ma présence lui fait perdre; il faut
+partir, partir sans délai." Il me semblait que je retrouvais
+dans cette église une force qui m'était inconnue, et que le
+repentir, au lieu de me plonger dans le désespoir, m'animait
+de je ne sais quel désir d'expier mes fautes en me sacrifiant
+moi-même, et de retrouver ainsi la paix, ce premier besoin du
+coeur de l'homme. Je pris avec moi-même l'engagement de partir
+ce même jour; mais ensuite je ne pus résister à l'espoir de
+voir encore une fois Mme de Nevers, quand elle monterait en
+voiture. Je sortis: hélas! elle n'y était plus! En quittant le
+couvent, je rencontrai un jeune homme que je connaissais un
+peu. Il arrivait d'Amérique; il m'en parla. Ce seul mot
+d'Amérique m'avait décidé: tout m'était si égal! Je me résolus
+à partir dans la soirée. On fait la guerre en Amérique,
+pensai-je; je me ferai soldat, je combattrai les ennemis de
+mon pays. Mon pays! hélas! ce sentiment était pour moi amer
+comme tous les autres. Enfant déshérité de ma patrie, elle me
+repousse, elle ne me trouve pas digne de la défendre!
+Qu'importe? mon sang coulera pour elle, et, si mes os reposent
+dans une terre étrangère, mon âme viendra errer autour de
+celle que j'aimerai toujours. Ange de ma vie! tu as seule fait
+battre mon coeur, et mon dernier soupir sera pour toi!
+
+Je rentrai à l'hôtel d'Olonne comme un homme condamné à mort,
+mais dont la sentence ne sera exécutée que dans quelque temps.
+J'étais résigné, et mon désespoir s'était calmé en pensant que
+mon absence rendrait à Mme de Nevers sa réputation et son
+repos. C'était du moins me dévouer une dernière fois pour
+elle.
+
+Le vieux valet de chambre de Mme de Nevers vint dans ma
+chambre. Il m'apprit qu'elle était restée à la Visitation avec
+son amie Madame de C..., et qu'elles n'en reviendraient que le
+lendemain. Je perdais ainsi ma dernière espérance de la voir
+encore une fois. Je voulus lui écrire, lui expliquer, en la
+quittant pour toujours, les motifs de ma conduite, surtout lui
+peindre les sentiments qui déchiraient mon coeur. Je n'y
+réussis que trop bien: ma lettre était baignée de mes larmes.
+A quoi bon augmenter sa douleur? pensai-je; ne lui ai-je pas
+fait assez de mal? Et cependant est-ce mon devoir de me
+refuser à lui dire une fois, une dernière fois, que je
+l'adore? J'ai espéré pouvoir le lui dire tous les jours de ma
+vie; elle le voulait, elle croyait que c'était possible!
+J'essayai encore d'écrire, de cacher une partie de ce que
+j'éprouvais: je ne pus y parvenir. Autant le coeur se resserre
+quand on n'aime pas, autant il est impossible de dissimuler
+avec ce qu'on aime... La passion perce tous les voiles dont on
+voudrait l'envelopper. Je donnai ma lettre au vieux valet de
+chambre de Mme de Nevers; il la prit en pleurant. Cet intérêt
+silencieux me faisait du bien; je n'aurais pu en supporter un
+autre. Je demandai des chevaux de poste à la nuit tombante, et
+je m'enfermai dans ma chambre. Ce portrait de Mme de Nevers,
+qu'il fallait encore quitter, avec quelle douleur ne lui
+dis-je point adieu! Je baisais cette toile froide, je reposais ma
+tête contre elle; tous mes souvenirs, tout le passé, toutes
+mes espérances, tout semblait réuni là, et je ne sentais pas
+en moi-même la faculté de briser le lien qui m'attachait à
+cette image chérie; je m'arrachais à ma propre vie en
+déchirant ce qui nous unissait: c'était mourir que de renoncer
+ainsi à ce qui me faisait vivre. On frappa à ma porte. Tout
+était fini... Je me jetai dans une chaise de poste, qui me
+conduisit, sans m'arrêter, à Lorient, où je m'embarquai le
+lendemain sur le bâtiment qui nous amena ici tous deux.
+
+
+CONCLUSION
+
+
+C'est avec effort que je respectai les intentions d'Edouard et
+que j'observai la parole que je lui avais donnée de ne pas
+chercher à le voir le reste du jour. L'amitié reconnaît
+difficilement son insuffisance: elle croit pouvoir consoler,
+et ne sait pas que l'ami dont elle partage les maux, n'est
+dans ses bras qu'un vain simulacre privé de sentiment et de
+vie. Je préparais cependant une consolation à Edouard: c'était
+de parler avec lui de Mme de Nevers. Je la connaissais, et je
+savais combien elle était digne de la passion qu'elle avait su
+inspirer. Je passai la nuit à réfléchir au sort d'Edouard, à
+cette fatalité dont il était la victime, à la bizarrerie de
+l'ordre social, à ce malheur indépendant des hommes, et
+cependant créé par eux. Je cherchais des remèdes à la
+situation de mon malheureux ami, et j'étais forcé de m'avouer
+avec douleur qu'elle n'en offrait aucun d'efficace.
+
+Le lendemain, de bonne heure, j'entrai dans la chambre
+d'Edouard; elle était déserte. J'aperçus sur sa table quelques
+journaux qui venaient d'arriver de France. Personne ne l'avait
+vu sortir. Comme je savais qu'on devait attaquer, ce matin
+même, le camp anglais, l'inquiétude me prit; je me fis donner
+un cheval, et je courus, encore très-faible, sur les traces de
+l'armée. En arrivant, je trouvai une canonnade violente
+engagée pour une position dont il paraissait presque
+impossible de chasser l'ennemi. Je distinguai Edouard au
+premier rang, et j'arrivai pour le voir tomber couvert de
+blessures. Je le reçus dans mes bras; son sang coulait à gros
+bouillons: je voulus essayer de l'arrêter; il s'y opposa.
+"Laissez-moi mourir, me dit-il, et ne me plaignez pas... La
+mesure est comblée, la vie m'est odieuse: j'ai tout perdu! Ah!
+dit-il, la mort vient trop tard." Il expira, sa tête se pencha
+sur moi; je reçus son dernier soupir. Je revins dans un
+désespoir dont je ne me croyais plus capable.
+
+Les gazettes contenaient cet article:
+
+_Hier, 26 août, à onze heures du matin, on a célébré en l'église et
+paroisse de Saint-Sulpice les obsèques et funérailles de T. H. et
+T. P. dame Mme Louise-Adélaïde-Henriette-Natalie d'Olonne, veuve de
+T. H., T. P., et T. Ill. seigneur Mgr le duc de Nevers, prince de
+Châtillon, marquis de Souvigny, etc., etc., décédée en son hôtel,
+rue de Bourbon, à l'âge de vingt et un ans, par suite d'une maladie
+de langueur. Après la cérémonie, le convoi s'est mis en marche pour
+le Limousin, où Mme la duchesse de Nevers a témoigné le désir
+d'être enterrée. On la conduit en la baronnie de Faverange,
+bailliage de généralité de ***, où elle reposera au caveau de
+ses ancêtres, en l'église et chapitre abbatial dudit
+Faverange, etc., etc._
+
+
+Vers la fin de cette même année, la paix me permit de repasser
+en France. Je ramenai avec moi le corps de mon malheureux ami.
+Je demandai et j'obtins de M. le maréchal d'Olonne la
+permission de le déposer dans ce caveau qui contenait l'autre
+moitié de lui-même. Je le fis placer au pied du cercueil de
+Mme de Nevers, et alors seulement je sentis le premier
+soulagement à ma douleur.
+
+M. le maréchal d'Olonne avait quitté le monde et la cour. Il
+habita Faverange jusqu'à la fin de sa vie, qu'il consacra à la
+bienfaisance la plus active et la plus éclairée; mais, quoique
+sa carrière ait été longue et en apparence paisible, il
+conserva toujours une profonde tristesse. Il disait souvent
+qu'il s'était trompé en croyant qu'il y avait dans la vie deux
+manières d'être heureux.
+
+
+FIN
+
+
+NOTE
+
+DE LA PAGE 122
+
+
+Je ne sais si les expressions de cette conversation ne
+paraîtront pas un peu forcée; elles sont copiées
+textuellement, et on les trouvera toutes dans les mémoires du
+temps, dans ceux de Mme d'Epinay, du baron de Bezenval, du duc
+de Lauzun; dans les lettres de Mme de Graffigny, etc., etc.;
+monuments mémorables d'une époque où le vice était tellement
+entré dans les moeurs d'une portion de la société qu'on peut
+dire qu'il s'y était établi comme un ami dont la présence ne
+dérange plus rien dans la maison. Dans ces moeurs-là, on était
+bon, généreux, brave, indulgent et vicieux. A côté des modèles
+les plus admirables de l'intégrité de la vie, la corruption se
+montrait sans voile et semblait faire gloire d'elle-même; la
+perversité était devenue telle que, dans ce monde nouveau, le
+vice n'était plus qu'un sujet de plaisanterie; l'esprit, abusé
+par de fausses doctrines, niait presque également le bien et
+le mal, et ne reconnaissait d'autre culte que le plaisir. Une
+seule chose avait survécu à ce naufrage de la morale. Cette
+chose était un mot indéfinissable dans sa puissance, et qui
+n'avait peut-être échappé à la ruine de toutes les vertus que
+par son vague même: c'était l'honneur. Il a été pour nous la
+planche dans le naufrage, car il est remarquable que, dans la
+Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré dans la
+morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration; c'est
+l'honneur qui a ramené aux idées religieuses. Dès que le
+mépris s'est attaché à la puissance, on a voulu être opprimé;
+dès que le déshonneur s'est attaché à l'impiété, on a voulu
+être homme de bien: tant il est vrai que les vertus se
+tiennent comme les vices, et que, tant qu'on en conserve une,
+il ne faut pas désespérer de toutes les autres.
+
+
+
+
+
+Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
+
+
+=était à Lyon= remplacé par =étaient à Lyon=
+
+=charges que, l'Anglais= remplacé par =charges, que l'Anglais=
+
+=Mais il se peut= remplacé par =-- Mais il se peut=
+
+=m'a fait éprouver?= remplacé par =m'a fait éprouver!=
+
+=Mobile à l'excès= remplacé par =Mobiles à l'excès=
+
+=inconcevable= remplacé par =inconvenable=
+
+=vivants et inanimés= remplacé par =vivants ou inanimés=
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Edouard, by Madame de Duras
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD ***
+
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+Produced by Daniel Fromont
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+will be renamed.
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
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+works.
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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index 0000000..317f677
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+++ b/README.md
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #26814 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26814)