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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:32:56 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Julia de Trécoeur, by Octave Feuillet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Julia de Trécoeur
+
+Author: Octave Feuillet
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26817]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JULIA DE TRÉCOEUR ***
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+Produced by Daniel Fromont
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+[Transcriber's note: Octave Feuillet, _Julia de Trécoeur_ (1872)]
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+OEUVRES COMPLETES
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+D'OCTAVE FEUILLET
+
+DE L'ACADEMIE FRANCAISE
+
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+MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS
+
+
+OEUVRES COMPLETES
+
+D'OCTAVE FEUILLET
+
+DE L'ACADEMIE FRANCAISE
+
+
+Format grand in-18.
+
+
+M. DE CAMORS, 13e édition 1 vol.
+
+SCENES ET PROVERBES, nouvelle édition 1 vol.
+
+SCENES ET COMEDIES, nouvelle édition 1 vol.
+
+BELLAH, nouvelle édition 1 vol.
+
+LA PETITE COMTESSE, le Parc, Onesta, nouvelle édit. 1 vol.
+
+LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, nouv. édit. 1 vol.
+
+HISTOIRE DE SIBYLLE, nouvelle édition 1 vol.
+
+JULIA DE TRECOEUR 1 vol.
+
+___________
+
+
+JULIE, drame en trois actes, en prose.
+
+LE POUR ET LE CONTRE, comédie en un acte, en prose.
+
+LA CRISE, comédie en quatre actes, en prose.
+
+PERIL EN LA DEMEURE, comédie en deux actes, en prose.
+
+LE VILLAGE, comédie en un acte, en prose.
+
+LA FEE, comédie en un acte, en prose.
+
+DALILA, drame en quatre actes, six parties, en prose.
+
+LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, comédie en cinq actes, sept
+tableaux, en prose.
+
+LA TENTATION, comédie en cinq actes, six tableaux, en prose.
+
+LE CHEVEU BLANC, comédie en un acte, en prose.
+
+REDEMPTION, comédie en cinq actes, en prose.
+
+LA BELLE AU BOIS DORMANT, comédie en cinq actes, en prose.
+
+MONTJOYE, comédie en cinq actes, en prose.
+
+LE CAS DE CONSCIENCE, comédie en un acte, en prose.
+
+
+POISSY. -- TYP. S. LEJAY ET CIE,
+
+
+
+
+JULIA
+
+DE TRECOEUR
+
+
+PAR
+
+
+OCTAVE FEUILLET
+
+DE L'ACADEMIE FRANCAISE
+
+
+CINQUIEME EDITION
+
+
+PARIS
+
+MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS
+
+3, RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA
+
+
+LIBRAIRIE NOUVELLE
+
+BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
+
+
+1872
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés.
+
+
+JULIA
+
+DE TRECOEUR
+
+
+
+
+I
+
+
+Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécoeur dans sa
+première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée.
+Il avait reçu des dons très-remarquables; il reste de lui deux
+ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui
+promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été
+fort mal élevé: il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement
+étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au
+sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par
+ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus
+vifs que malfaisants. Aussi le plaignit-on généralement quand
+il mourut en pleine jeunesse, pour avoir aimé sans discrétion
+tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on,
+n'avait fait de mal qu'à lui; -- ce qui, d'ailleurs, n'était
+pas exact.
+
+Trécoeur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clodilde-Andrée
+de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait
+d'une mondaine que les élégances. Madame de Trécoeur avait
+vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où
+elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait
+de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la
+regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds
+quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle,
+d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans
+un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le
+boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui
+pardonna, naturellement. Toute cette partie dramatique
+troublait Clodilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un
+malheur plus tranquille et sans phrases.
+
+Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et
+avaient fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les
+maris infidèles ne font pas toujours les femmes coupables.
+C'est même souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu
+soumis aux lois de la logique. Bref, madame de Trécoeur, après
+la mort de son mari, demeura sur la rive, épuisée et brisée,
+mais sans tache.
+
+De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que
+son père, malgré toutes les résistances de Clodilde, avait
+gâtée à outrance. On connaissait l'idolâtrie de M. de Trécoeur
+pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement
+habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en
+faveur de ce mérite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est
+pas très-difficile, en effet, d'aimer ses enfants; il suffit
+de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas
+en lui-même une vertu: c'est une passion qui, comme toutes les
+autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître
+ou le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion
+qui puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour
+le mal.
+
+Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent
+et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle,
+comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une
+petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands
+yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles
+et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était
+réservé et hautain; cependant, elle déposait en famille ces
+apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle
+avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons
+d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de
+dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars.
+Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et
+parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.
+
+Elle montrait pour son père une prédilection passionnée,
+bizarrement combattue par les sentiments de pitié attendrie
+qu'inspiraient à son jeune coeur les tristesses de sa mère.
+Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors à ses
+pieds en peloton, et demeurait là pendant des heures, immobile
+et muette, la regardant d'un oeil humide et buvant de temps en
+temps une larme sur sa joue. Elle ne lui demandait jamais
+pourquoi elle pleurait. Elle avait apparemment saisi, comme
+beaucoup d'enfants, quelques échos de douleurs du foyer. Sans
+nul doute, sa vive intelligence se rendait compte des torts de
+son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel, généreux
+et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille, elle
+palpitait de joie quand il la tenait sur son coeur. Elle ne
+pouvait ni le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur.
+Elle se contentait de plaindre et de consoler de son mieux
+cette créature douce et charmante qui était sa mère et qui
+souffrait.
+
+Dans le cercle des relations de madame de Trécoeur, Julia
+passait simplement pour une petite peste. Les _chères madames_,
+comme elle les appelait, qui ornaient les jeudis de sa mère,
+se contaient les unes aux autres avec amertume les scènes
+d'imitation comique dont l'enfant faisait suivre leur entrée
+et leur sortie. Les hommes se regardaient comme favorisés
+quand ils n'emportaient pas un chiffon de soie dans le dos.
+Tout cela divertissait fort M. de Trécoeur. Quand sa fille
+exécutait, avec une demi-douzaine de chaises, quelqu'une de
+ces courses olympiques qui faussaient tous les pianos du
+voisinage:
+
+-- Julia! criait-il, tu ne fais pas assez de bruit... Casse un
+vase!
+
+Et elle cassait un vase; sur quoi, son père l'embrassait avec
+enthousiasme.
+
+Cette méthode d'éducation prit un caractère plus grave à
+mesure que l'enfant grandit et devint une fillette. La
+tendresse de son père se nuança d'une sorte de galanterie. Il
+la menait avec lui au Bois, aux courses, au spectacle. Elle
+n'avait pas une fantaisie qu'il ne prévînt et ne comblât. Elle
+eut à treize ans ses chevaux, son groom, une voiture à son
+chiffre. Déjà malade et se sentant peut-être mortellement
+atteint, ce malheureux homme accablait cette fille chère des
+gages de sa funeste affection. Il éteignait ainsi tous ses
+goûts par une satiété précoce, comme s'il eût voulu ne lui
+laisser que le goût du fruit défendu.
+
+Julia le pleura avec des transports furieux, et conserva pour
+sa mémoire un culte ardent. Elle avait un appartement
+particulier, qu'elle remplit des portraits de son père et de
+mille souvenirs intimes autour desquels elle entretenait des
+fleurs.
+
+Madame de Trécoeur, comme la plupart des cousines qui épousent
+leur cousin, s'était mariée fort jeune. Elle resta veuve à
+vingt-huit ans, et sa mère, la baronne de Pers, qui vivait
+encore, et qui était même des plus vivantes, ne tarda pas à
+lui suggérer discrètement la convenance d'un second mariage.
+Après avoir épuisé les raisons pratiques, et fort sensées
+d'ailleurs, qui semblaient lui conseiller de prendre ce parti,
+la baronne en venait aux raisons sentimentales:
+
+-- De bonne foi, ma pauvre fille, disait-elle, tu n'as pas eu
+jusqu'ici ta part de bonheur terrestre... Je ne voudrais pas
+dire du mal de ton mari, puisqu'il est mort; mais, entre nous,
+c'était un fier animal... Mon Dieu, délicieux par instants, je
+te l'accorde, -- j'y ai été prise moi-même, -- comme tous les
+mauvais sujets!... d'ailleurs, monstrueux,... monstrueux!...
+Eh bien, certes, je ne dirai pas que le mariage soit jamais un
+état de pure félicité;... néanmoins, c'est encore ce qu'on a
+trouvé de mieux jusqu'ici pour jouir honnêtement de la vie
+entre gens comme il faut... Tu es à la fleur de l'âge,... tu
+es fort agréable à voir,... fort agréable!... et tu ne perdras
+rien, par parenthèse, quand tu seras juponnée un peu plus haut
+par derrière, avec un pouf convenable; car tu ne sais même
+plus ce qui se porte, ma pauvre chatte... Tiens, vois! ce sont
+des horreurs... Enfin, que veux-tu, il ne faut pas se faire
+remarquer... Bref, je voulais te dire que tu as encore tout ce
+qu'il faut et même plus qu'il ne faut pour fixer un mari, -- si
+tant est qu'il y en ait de fixes, -- ce que j'aime à croire...
+Il faudrait, d'ailleurs, désespérer absolument de la
+Providence, si elle ne nous réservait pas quelques
+compensations après toutes nos épreuves... C'est déjà un signe
+manifeste de sa bonté que tu aies repris ton embonpoint, ma
+pauvre mignonne! Embrasse ta mère... Voyons, quand marions-nous
+cette jolie femme?
+
+Il n'y avait nulle exagération maternelle dans les compliments
+que la baronne adressait à Clodilde. Tout Paris avait pour
+elle les yeux de sa mère. Elle n'avait jamais été si
+attrayante, et elle l'avait toujours été infiniment. Sa
+personne, reposée dans la paix de son deuil, avait alors
+l'éclat d'un beau fruit mûr et frais. Ses yeux noirs d'une
+tendresse timide, son front pur encadré dans des nattes
+magnifiques et vivaces, ses épaules de marbre rose, sa grâce
+spéciale de jeune matrone à la fois belle, aimante et chaste,
+tout cela, joint à une réputation intacte et à soixante mille
+francs de rente, ne pouvait manquer de susciter des
+prétendants. Il en surgissait effectivement une légion. La
+raison, l'opinion même, qui avait rendu justice à son mari et
+à elle, la poussaient à de secondes noces. Ses sentiments
+particuliers, quelle qu'en fût la délicatesse naturelle, ne
+semblaient pas devoir être un obstacle, car il n'y avait rien
+que de vrai dans son coeur. Elle avait été fidèle à son mari,
+elle avait donné des larmes amères à ce triste compagnon de sa
+jeunesse; mais il avait fatigué et usé son affection, et, sans
+jamais s'associer aux récriminations posthumes de sa mère
+contre M. de Trécoeur, elle sentait qu'elle n'avait plus
+d'autre devoir envers lui que la prière.
+
+Il y avait cependant de longs mois qu'elle était veuve, et
+elle continuait d'opposer aux sollicitations de la baronne une
+résistance dont celle-ci cherchait vainement la raison
+mystérieuse. Elle crut un jour l'avoir découverte.
+
+-- Avoue la vérité, lui dit-elle: tu as peur de contrarier
+Julia. Ah! pour ceci, ma fille, ce serait de la folie pure...
+Tu ne peux avoir de ce côté aucun scrupule sérieux. Julia sera
+très-riche de son chef et n'aura aucun besoin de ta fortune.
+Elle se mariera elle-même dans trois ou quatre ans (je
+souhaite bien du plaisir à son mari, par parenthèse!); et vois
+un peu dans quelle jolie situation tu te trouveras... Mais,
+mon Dieu, nous n'en aurons donc jamais fini? Après le père,
+voilà la fille maintenant... Eh! mon Dieu, qu'elle fabrique
+des chapelles avec les portraits et les éperons de son père
+tant qu'elle voudra, ça la regarde; ce n'est pas moi qui lui
+ferai concurrence, bien certainement; au moins, qu'elle nous
+laisse vivre! Comment! tu ne pourrais pas disposer de toi sans
+lui demander la permission? Alors, si tu es son esclave, ma
+chère petite, mets-moi à la porte! tu ne saurais rien faire
+qui lui soit plus agréable, car elle ne peut pas me sentir, ta
+fille!... Et puis enfin, de bonne foi, qu'est-ce que ça peut
+lui faire que tu te remaries? Un beau-père n'est pas une
+belle-mère,... c'est tout à fait différent. Eh! mon Dieu, son
+beau-père sera charmant pour elle,... tous les hommes seront
+charmants pour elle,... je lui prédis cela: elle peut être
+tranquille!... Enfin conviens-en, c'est là ce qui t'arrête?
+
+-- Je vous assure que non, ma mère, dit Clodilde.
+
+-- Je vous assure que si, ma fille... Eh bien, voyons, veux-tu
+que je parle à Julia, moi, que j'essaie de lui faire entendre
+raison?... J'aimerais mieux lui donner le fouet, mais
+enfin!...
+
+-- Ma pauvre chère maman, reprit Clodilde, faut-il tout vous
+dire?
+
+Elle vint se mettre à genoux devant la baronne.
+
+-- Certainement, ma fillette, dis-moi tout;... mais ne me fais
+pas pleurer, je t'en supplie!... Est-ce très-triste, ce que tu
+as à me dire?
+
+-- Pas très-gai.
+
+-- Mon Dieu!... Enfin, dis toujours.
+
+-- D'abord, ma mère, je vous avoue que je n'éprouverais
+personnellement aucun scrupule à me remarier...
+
+-- Je crois bien... Comment donc! Il ne manquerait plus que
+cela!
+
+-- Quant à Julia, que j'adore, qui m'aime bien et qui vous aime
+bien aussi, quoi que vous en disiez...
+
+-- Persuadée du contraire, dit la baronne. N'importe. Poursuis.
+
+-- Quant à Julia, j'ai plus de confiance que vous dans son bon
+sens et dans son bon coeur;... malgré la tendresse exaltée
+qu'elle conserve pour son père, je suis sûre qu'elle
+comprendrait, qu'elle respecterait ma détermination, et
+qu'elle ne m'en aimerait pas moins, surtout si son beau-père
+ne lui était pas personnellement antipathique; car vous
+connaissez la violence de ses sympathies et de ses
+antipathies...
+
+-- Si je la connais! dit amèrement la baronne. Eh bien, il faut
+lui donner une liste de ces messieurs, à cette chère petite,
+et elle fera elle-même ton choix.
+
+-- C'est inutile, ma bonne mère, dit Clodilde. Le choix est
+fait par la principale intéressée, et je suis certaine qu'il
+ne serait pas désagréable à Julia.
+
+-- Eh bien, alors, ma mignonne, cela va tout seul!
+
+-- Hélas! non. Je vais vous dire une chose qui me couvre de
+confusion... Parmi tous les hommes que nous connaissons, le
+seul que,... le seul qui me plaise enfin, est aussi le seul
+qui n'ait jamais été amoureux de moi.
+
+-- Alors, c'est un sauvage! ça ne peut être qu'un sauvage!...
+Enfin, qui est-ce?
+
+-- Je vous l'ai dit, ma pauvre mère, le seul de nos amis quine
+soit pas amoureux de moi...
+
+-- Bah! qui ça?... Ton cousin Pierre?
+
+-- Non,... mais vous brûlez.
+
+-- M. de Lucan! s'écria la baronne. Ça devait être! c'est la
+fleur des pois! Mon Dieu, ma chère petite, que nous avons donc
+les mêmes goûts toutes deux! Il est charmant... Embrasse-moi...
+Ne cherche plus, ne cherche plus; voilà notre affaire
+positivement!
+
+-- Mais, ma mère, puisqu'il ne veut pas de moi!
+
+-- Bon! il ne veut pas de toi à présent... Quelle histoire!
+qu'en sais-tu? Lui as-tu demandé? D'ailleurs, c'est
+impossible, ma chère petite,... vous êtes faits l'un pour
+l'autre de toute éternité. Il est charmant, distingué, comme
+il faut, riche, spirituel, tout enfin, tout!
+
+-- Excepté amoureux, ma mère.
+
+La baronne se récriant de nouveau contre une si forte
+invraisemblance, Clodilde lui mit sous les yeux une série de
+faits et de détails qui ne laissait point de place aux
+illusions. La mère consternée dut se résigner à cette
+conviction douloureuse, qu'il se trouvait, en effet, dans le
+monde un homme d'assez mauvais goût pour n'être pas amoureux
+de sa fille, et que cet homme était malheureusement M. de
+Lucan.
+
+Elle regagna son hôtel en méditant sur ce mystère inouï, dont
+elle ne devait pas, du reste, attendre longtemps
+l'explication.
+
+
+
+
+II
+
+
+George-René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre
+de Moras, cousin de Clodilde. Tous deux étaient compagnons
+d'enfance, de jeunesse, de voyage et même de bataille; car, le
+hasard les ayant conduits aux Etats-Unis quand la guerre
+civile y éclata, ils avaient trouvé l'occasion bonne pour
+recevoir le baptême du feu. Leur amitié s'était encore plus
+solidement trempée dans ces dangers de guerre soutenus
+fraternellement loin de leur patrie. Cette amitié avait,
+d'ailleurs, depuis longtemps un caractère rare de confiance,
+de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement
+très-haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient
+d'ailleurs sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une
+grande taille, blond comme un Scandinave, beau et fort comme
+un lion, mais comme un lion bon enfant. Lucan était brun,
+mince, élégant, grave. Il y avait dans son regard fier et un
+peu sombre, dans son accent froid et doux, dans sa démarche
+même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait et charmait.
+
+Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral:
+l'un bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur
+insouciant d'une danseuse; l'autre toujours troublé malgré son
+calme extérieur, romanesque, passionné, tourmenté d'amour et
+de théologie. Pierre de Moras, à leur retour d'Amérique, avait
+présenté Lucan chez sa cousine Clodilde, et, dès ce moment, il
+y eut du moins deux points sur lesquels ils furent
+parfaitement d'accord: une profonde estime pour Clodilde et
+une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient,
+d'ailleurs, chacun à sa manière le caractère et la conduite de
+M. de Trécoeur. Pour le comte Pierre, Trécoeur était
+simplement un être malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un
+criminel.
+
+-- Pourquoi criminel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est
+né avec toutes les flammes de l'enfer dans les moelles? Je
+conviens que je lui casserais volontiers la tête, quand je
+vois les yeux rouges de Clodilde; mais je n'y mettrais pas
+plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puisque c'est sa
+nature, à cet homme!
+
+-- Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là
+supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, -- le
+monde moral en un mot... Si nous ne sommes pas maîtres de nos
+passions, du moins dans une large mesure, et si ce sont nos
+passions qui nous maîtrisent fatalement, si un homme est
+nécessairement bon ou mauvais, honnête ou fripon, traître ou
+loyal, au gré de ses instincts, dites-moi donc un peu, je vous
+prie, pourquoi vous m'honorez de votre estime et de votre
+amitié? Je n'y ai pas plus de droits que le premier venu, que
+Trécoeur lui même.
+
+-- Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal,
+je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous
+préfère à Trécoeur. Vous êtes né galant homme; je m'en
+réjouis, et j'en profite.
+
+-- Eh bien, mon cher, vous êtes dans une complète erreur,
+reprenait Lucan. J'étais né, au contraire, avec de détestables
+instincts, avec les germes de tous les vices.
+
+-- Comme Socrate.
+
+-- Comme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas
+fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si
+enfin je n'avais mis moi-même très-énergiquement ma volonté au
+service de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni
+loi.
+
+-- Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat,
+mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à
+son heure. Tout dépend de la force de la tentation... Vous-même,
+quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité,
+êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui
+les domine?... Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle
+circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre
+un crime?
+
+-- Non, dit Lucan; et vous?
+
+-- Moi,... je n'ai aucun mérite,... je n'ai pas de passions...
+J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né
+exemplaire... Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit
+modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule
+différence,... et ça ne me coûte pas du tout... Allons-nous
+chez Clodilde?
+
+-- Allons!
+
+Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de
+l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une
+considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui
+paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures
+élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et
+dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait
+apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts
+d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de
+Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère
+recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et
+allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les
+indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son
+ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait
+même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès
+de sa mère, quand elle les savait là.
+
+Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa
+préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa
+fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour
+douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux
+siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu
+vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée,
+mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était
+sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de
+plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin
+particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde,
+comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune
+femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient
+les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait
+fait confidence à sa mère.
+
+Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces
+pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même
+sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de
+Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au
+Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume.
+Au moment où ils se séparaient:
+
+-- A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie... Je vais voyager.
+
+-- Voyager! où ça?
+
+-- Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.
+
+-- Quelle drôle de chose!... Vous serez longtemps?
+
+-- Deux ou trois mois.
+
+-- Quand partez-vous?
+
+-- Demain.
+
+-- Seul?
+
+-- Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce
+pas?
+
+L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de
+Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put
+tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit
+en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son
+cabinet.
+
+-- Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret,
+vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne
+ressemble à rien... Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous
+allez vous battre hors frontières?
+
+-- Bah!... Je vous emmènerais, vous savez bien!
+
+-- Une femme, alors?
+
+-- Oui, dit sèchement Lucan.
+
+-- Pardon de mon importunité, et adieu.
+
+-- Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.
+
+-- Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos
+secrets;... mais je ne comprends absolument pas le ton de
+contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez
+au sujet de ce voyage... Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier
+symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis
+quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il
+semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;... et
+j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un
+terme.
+
+-- Grand Dieu! murmura Lucan. -- Eh bien, poursuivit-il avec un
+peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la
+vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée,... c'était si
+simple!...Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans
+bientôt,... c'est, je crois, le terme consacré par l'usage...
+Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant
+l'épouser, et vous aurez grandement raison... Rien ne me
+paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de
+vous... Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et
+entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente
+pendant quelque temps. Voilà tout.
+
+M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens
+de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan
+eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme
+s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant
+brusquement et saisissant les deux mains de Lucan:
+
+-- Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue.
+
+Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement:
+
+-- Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie
+épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je
+vous jure que vous y resterez longtemps!
+
+-- Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.
+
+-- Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je
+l'admire;... mais c'est une soeur pour moi, purement une
+soeur... Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon
+rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous;
+seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si
+réfractaire, et dans ces derniers temps surtout... Mon Dieu,
+comme vous êtes pâle, George!
+
+Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au
+lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus
+tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux,
+et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur.
+Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif
+sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser
+éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée.
+Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son
+coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se
+contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles.
+S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan,
+elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de
+Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais
+qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et
+la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée
+seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes:
+elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de
+ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la
+saveur de cette surprise.
+
+Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que
+le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y
+développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité
+auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce
+qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs
+que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours
+tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux,
+et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui
+annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces
+électricités secrètes, et, malgré toutes les objections
+contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle
+était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son
+grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe,
+avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.
+
+Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la
+ravir. Chez de tels hommes, armés de passions puissantes, mais
+sévèrement contenues, habituées à se maîtriser, intrépides et
+calmes, le trouble est effrayant ou charmant.
+
+Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche
+auprès d'elle était une démarche extraordinaire:
+
+-- Madame, ajouta-t-il, la demande que je vais vous adresser
+exige, je le sais, une réponse réfléchie... Aussi vous
+supplierai-je de ne pas me faire cette réponse aujourd'hui,
+d'autant plus qu'il me serait véritablement trop pénible de
+l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas favorable.
+
+-- Mon Dieu, monsieur,... dit Clodilde à demi-voix.
+
+-- Madame votre mère, madame que j'ai eu l'honneur de voir dans
+la journée, a bien voulu m'encourager -- dans une certaine
+mesure -- à espérer que vous m'accordiez quelque estime,... que
+vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention... Quant à
+moi, madame, je... Mon Dieu, je vous aime, en un mot, et je
+n'imagine pas de plus grand bonheur au monde que celui que je
+tiendrais de vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je
+n'ai rien à vous dire de moi... Et maintenant, j'attendrai.
+
+Elle se retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses
+yeux se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses
+mains, et murmura:
+
+-- Pardon! j'ai été si peu heureuse!... Je ne sais pas ce que
+c'est!
+
+Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et, quand leurs
+regards se rencontrèrent, leurs deux coeurs s'emplirent soudain
+comme deux coupes.
+
+-- Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites-moi encore que vous
+m'aimez... J'étais si loin de le croire! Et pourquoi?... Et
+depuis quand?
+
+Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son
+amour pour elle et son amitié pour Pierre.
+
+-- Pauvre Pierre! dit Clodilde, quel brave homme!... Mais
+vraiment non!
+
+Puis il la fit sourire en lui contant la terreur et la
+défiance mortelles qui l'avaient envahi au moment où il lui
+demandait l'arrêt de sa destinée; elle lui avait semblé plus
+que jamais, en cet instant-là, une créature charmante et
+sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa prétention
+d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparue tout à
+coup comme une sorte de folie sacrilége.
+
+-- Oh! mon Dieu, dit-elle, quelle idée vous faites-vous donc de
+moi?... C'est effrayant!... au contraire, je me croyais trop
+simple, trop terre-à-terre pour vous; je me disais que vous
+deviez aimer les passions romanesques, les grandes
+aventures,... vous en avez un peu la mine, et même la
+réputation,... et je suis si peu une femme comme cela!
+
+Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie
+passée, banalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que
+désenchantements et dégoûts. Cependant jamais, avant de
+l'avoir rencontrée, la pensée de se marier ne lui était venue;
+en fait d'amour comme en fait d'amitié, il avait toujours eu
+l'imagination éprise d'un certain idéal, un peu romanesque en
+effet, et il avait craint de ne pas le trouver dans le
+mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes
+aventures, comme elle disait; mais il aimait l'ordre et la
+dignité de la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre
+en guerre avec sa conscience. Telle avait été sa jeunesse
+troublée.
+
+-- Vous me demandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je
+vous aime... Je vous aime parce que vous seule avez mis
+d'accord dans mon coeur deux sentiments qui se l'étaient
+toujours disputé avec de cruels déchirements, la passion et
+l'honnêteté... Jamais, avant de vous connaître, je n'avais
+cédé à l'un de ces sentiments sans être horriblement misérable
+par l'autre... Ils m'avaient toujours paru inconciliables...
+Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais je ne
+lui résistais sans regret... Fort ou faible, j'ai toujours été
+malheureux et torturé... Vous seule m'avez fait comprendre
+qu'on pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la
+dignité de son âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes
+aimante et que vous êtes vraie, parce que vous êtes belle et
+que vous êtes pure, parce que vous êtes le devoir et le
+charme,... l'amour et le respect,... l'ivresse et la paix...
+Voilà pourquoi je vous aime... Voilà quelle femme, quel ange
+vous êtes pour moi Clodilde!
+
+Elle l'écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et
+montrant dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste.
+
+Mais il semble -- qui ne l'a éprouvé? -- que le bonheur humain
+ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. --
+Clodilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se
+dressa. Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi
+du bruit sourd d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et
+vit à deux pas dans le salon voisin Julia étendue sur le
+parquet.
+
+Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi
+quelques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la
+place de son père occupée par un autre, la frappant ainsi sans
+préparation, avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme
+passionnée. Clodilde la suivit dans la chambre, où on la
+porta, et voulut rester seule avec elle. Tout en lui
+prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle
+n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard
+de sa fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec
+égarement, puis avec une sorte de stupeur farouche; l'enfant
+la repoussa doucement; elle se recueillait, et, à mesure que
+la pensée s'affermissait dans ses yeux, sa mère y pouvait lire
+une lutte violente de sentiments contraires.
+
+-- Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait
+Clodilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le
+beau visage pâle de l'enfant.
+
+Tout à coup Julia la saisit par le cou, l'attira sur elle, et,
+l'embrassant follement:
+
+-- Tu me fais bien du mal, dit-elle, oh! bien du mal! plus que
+tu ne peux croire;... mais je t'aime bien,... je t'aime bien!
+je veux t'aimer,... je veux! je veux toujours;... je t'assure!
+
+Elle éclata en sanglots, et toutes deux pleurèrent longtemps,
+étroitement attachées l'une à l'autre.
+
+M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la
+baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon.
+La baronne, en apprenant ce qui se passait, avait montré plus
+d'agitation que de surprise:
+
+-- Mon Dieu, je m'y attendais, mon cher monsieur! Je ne vous
+l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;... mais je
+m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille...
+Elle achèvera ce que son père a si bien commencé,... car c'est
+un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert,
+a repris comme vous la voyez! -- Je les laisse ensemble... Je
+n'y vais pas... Oh! mon Dieu, je n'y vais pas... D'abord,
+j'aurais peur de contrarier ma fille,... et puis je sortirais
+de mon caractère très-certainement.
+
+-- Quel âge a donc mademoiselle Julia? demanda Lucan, qui
+conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie
+tranquille.
+
+-- Mais elle va avoir quinze ans,... et ce n'est pas
+malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut
+espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou
+deux... Oh! elle se mariera facilement, très-facilement, soyez
+sûr... D'abord, elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un
+joli monstre,... on ne peut pas dire le contraire, et il ne
+manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!
+
+Clodilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion
+intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral
+dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et
+douce, aux questions fiévreuses de sa mère: elle demeurait
+persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu
+apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions
+l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé.
+Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire:
+
+-- Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient
+entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que
+vos projets en soient modifiés.
+
+Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan.
+
+-- Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je
+ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a
+parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère
+depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir
+si dignement.
+
+Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant.
+
+-- J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera.
+
+-- Oui, je l'espère, dit Clodilde; cependant, elle veut entrer
+dans un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai
+consenti...
+
+Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent.
+
+-- Pardon, monsieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit
+de vous donner tant de part à mes chagrins... Puis-je vous
+prier de me laisser avec ma mère?
+
+Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il
+était bien vrai, comme il l'avait dit, que Clodilde lui était
+plus chère que jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute
+idée de la valeur morale de cette jeune femme que son attitude
+pendant cette triste soirée. Frappée en plein vol de bonheur,
+elle était tombée sans cri, sans plainte, en voilant sa
+blessure: elle avait montré devant lui cette exquise pudeur de
+la souffrance, si rare chez son sexe. Il lui en savait
+d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi de ces
+démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart des
+femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand
+elles ont la bonté de ne pas la faire naître.
+
+
+
+
+III
+
+
+M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clodilde
+quand le bruit se répandit dans le monde que mademoiselle de
+Trécoeur, cet ancien diable incarné, allait prendre le voile
+dans le couvent du faubourg Saint-Germain où elle s'était
+retirée quelque temps avant le mariage de sa mère. Ce bruit
+était fondé. Julia avait d'abord subi avec peine la discipline
+et les observances auxquelles les simples pensionnaires de la
+communauté devaient elles-mêmes se soumettre; puis elle avait
+été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on était forcé
+de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne pas
+mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait
+pour la vie religieuse, et Clodilde avait difficilement obtenu
+qu'elle ajournât sa résolution jusqu'à l'accomplissement de sa
+seizième année.
+
+Les relations de madame de Lucan avec sa fille depuis son
+mariage étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu
+près chaque jour la visiter, et en recevait toujours de vifs
+témoignages d'affection; mais sur deux points, et les plus
+sensibles, la jeune fille était demeurée impitoyable: elle
+n'avait jamais consenti ni à rentrer sous le toit maternel, ni
+à voir le mari de sa mère. Elle avait même été longtemps sans
+faire la moindre allusion à la situation nouvelle de Clodilde,
+qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne
+intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et,
+fixant sur sa mère son regard étincelant:
+
+-- Eh bien, es-tu heureuse au moins? dit-elle.
+
+-- Comment veux-tu, dit Clodilde, puisque tu hais celui que
+j'aime?
+
+-- Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il,
+ton mari?
+
+Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur
+un ton de politesse indifférente; mais elle ne prononçait
+jamais sans hésitation et sans un malaise évident le nom de
+l'homme qui tenait la place de son père.
+
+Cependant, elle venait d'avoir seize ans. La promesse de sa
+mère avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre
+sa vocation, et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente
+qui édifiait la communauté. Madame de Lucan exprimant un matin
+devant sa mère et son mari les angoisses qui lui serraient le
+coeur pendant ces derniers jours de sursis:
+
+-- Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai que je
+presse de tous mes voeux le moment que tu redoutes...
+L'existence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à
+rien d'humain; mais ce qui en fait le principal supplice,
+c'est la lutte que tu soutiens contre l'obstination de cette
+enfant... Eh bien, quand elle sera religieuse, il n'y aura
+plus de lutte, ce sera plus net au coeur, et remarque bien que
+vous ne serez pas en réalité plus séparées que vous ne l'êtes,
+puisque la maison n'est pas cloîtrée; -- j'aimerais autant
+quelle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est pas... --
+Et puis pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde
+véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de
+cette enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle
+a prise... J'en appelle à ton mari... -- Voyons, je vous
+demande un peu, mon cher monsieur, ce qu'on pourrait attendre
+d'une organisation pareille, si elle était une fois déchaînée
+dans le monde? Elle y ferait des ravages!... Vous savez quelle
+tête elle a,... un volcan! Et notez bien, mon ami, que c'est
+une vraie odalisque, à l'heure qu'il est... Il y a longtemps
+que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle s'est
+développée... Moi qui m'en régale deux fois la semaine, je
+vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise
+comme une déesse... Elle est bien faite, d'ailleurs... Il lui
+faut un rien... Vous lui jetteriez un rideau sur le corps avec
+une fourche, elle aurait l'air de sortir de chez Worth!..
+Tenez, demandez à Pierre ce qu'il en pense, lui qui a
+l'honneur de ses bonnes grâces!
+
+M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait, en
+effet, avec un très-petit nombre d'amis de la famille le
+privilége d'accompagner quelquefois Clodilde au couvent de
+Julia.
+
+-- Eh bien, mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de
+Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était
+vraiment très-heureux qu'elle voulût bien être une sainte,
+attendu qu'autrement elle mettrait Paris en combustion.
+
+-- Parce que? demanda le comte.
+
+-- Parce qu'elle est belle comme le péché!
+
+-- Mais sans doute, elle est très-bien, dit le comte assez
+froidement.
+
+La baronne étant allée faire quelques courses avec Clodilde,
+M. de Moras resta seul avec Lucan.
+
+-- Il me semble vraiment, lui dit-il, qu'on est bien dur pour
+cette pauvre Julia.
+
+-- Comment?
+
+-- Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!... Et
+qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la
+mémoire de son père! Il est excessif, soit; mais la piété
+filiale, même exagérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses
+sentiments sont exaltés; qu'importe, s'ils sont généreux?
+Est-ce une raison pour la vouer aux dieux infernaux et la plonger
+dans les oubliettes?
+
+-- Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan.
+Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez
+pas que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère
+en est désolée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en
+détourner. Quant à moi, je n'ai aucune raison de l'aimer: elle
+m'a causé et me cause encore de grands chagrins; mais vous
+savez assez que j'étais prêt à la recevoir comme ma fille, si
+elle eût daigné nous revenir...
+
+-- Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu; c'est la
+baronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée!
+Julia est sa petite-fille, après tout, et elle jubile, elle
+jubile positivement à la pensée de la voix religieuse!
+
+-- Ma foi, je vous déclare que je suis tout près de jubiler
+aussi. La situation est trop pénible pour Clodilde; il faut en
+finir, et, comme je ne vois pas d'autre dénoûment possible...
+
+-- Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre.
+
+-- Et lequel?
+
+-- Vous pourriez la marier.
+
+-- Bon! comme c'est vraisemblable!... A qui?
+
+Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et,
+souriant avec embarras:
+
+-- A moi, dit-il.
+
+-- Répétez! dit Lucan.
+
+-- Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de
+rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je
+voulais aborder avec vous cette question délicate, mais le
+courage me manquait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me
+l'ôtez pas.
+
+-- Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre,
+car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia?
+
+-- Extraordinairement, mon ami.
+
+-- Non! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce
+moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier
+pour le repos de la famille.
+
+-- Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la
+famille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime
+cette enfant avec une violence de sentiments que je ne
+connaissais pas. Si je ne l'épouse pas, je ne m'en consolerai
+de ma vie.
+
+-- A ce point là? dit Lucan ébahi.
+
+-- Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je
+suis absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche
+sa main, quand sa robe me froisse, je sens courir des philtres
+dans mes veines. J'avais entendu parler de ces sortes
+d'agitations, mais jamais je ne les avais éprouvées. Je vous
+avoue qu'elles me ravissent; en même temps, elles me
+désespèrent, car je ne puis me dissimuler qu'il y a mille
+chances pour que cette passion soit malheureuse, et il me
+semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon coeur
+battra.
+
+-- Quelle aventure! dit Lucan, qui avait repris toute sa
+gravité. C'est très-sérieux, cela, très-ennuyeux...
+
+Il fit quelques pas à travers le salon, absorbé dans les
+réflexions qui paraissaient d'une nature assez sombre.
+
+-- Julia connaît-elle vos sentiments? dit-il tout à coup.
+
+-- Très-certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui
+apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié
+d'être mon interprète auprès de sa mère?
+
+-- Mais,... oui,... très-volontiers, dit Lucan avec une nuance
+d'hésitation qui n'échappa point à son ami.
+
+-- Vous pensez que c'est inutile, n'est ce pas? dit le comte
+avec un sourire contraint.
+
+-- Inutile... Pourquoi?
+
+-- D'abord, il est bien tard.
+
+-- Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais
+je me suis toujours un peu défié de sa vocation... D'ailleurs,
+dans ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus
+sincères de la veille deviennent aisément les dégoûts du
+lendemain.
+
+-- Mais vous doutez que... que je lui plaise?
+
+-- Pourquoi ne lui plairiez-vous pas? Vous êtes plus que bien
+de votre personne... Vous avez trente-deux ans... Elle en a
+seize... Vous êtes un peu plus riche qu'elle... Tout cela va
+très-bien.
+
+-- Enfin, pourquoi hésitez-vous à me servir?
+
+-- Je n'hésite point à vous servir; seulement, je vous vois
+très-amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains
+qu'un état si nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à
+une détermination aussi grave que le mariage. Une femme n'est
+pas une maîtresse... Bref, avant de faire une démarche
+irrévocable, je voudrais vous prier de bien réfléchir encore.
+
+-- Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois
+très-sincèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées.
+Les vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr
+que l'honneur même soit contre elles un argument très-solide.
+Quant à leur opposer la raison, c'est une plaisanterie...
+D'ailleurs, voyons Lucan, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans
+le fait d'épouser une personne que j'aime? Je ne vois pas
+qu'il soit absolument nécessaire de ne pas aimer sa femme...
+Eh bien, puis-je compter sur vous?
+
+-- Complètement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait
+mes objections; maintenant, je suis tout à vous. Je vais
+parler à Clodilde dans un moment. Elle doit aller voir sa
+fille cette après-midi... Venez dîner ce soir avec nous; mais
+rassemblez toute votre fermeté, car enfin le succès est fort
+incertain.
+
+Il ne fut pas difficile à M. de Lucan de gagner la cause de M.
+de Moras auprès de Clodilde. Après l'avoir écouté, non sans
+l'interrompre plus d'une fois par exclamations de surprise:
+
+-- Mon Dieu, reprit-elle, ce serait l'idéal! Non-seulement ce
+mariage romprait des projets qui me navrent, mais il réunit
+toutes les conditions de bonheur que je puis rêver pour ma
+fille, et, de plus, l'amitié qui vous lie avec Pierre
+amènerait tout naturellement quelque jour un rapprochement
+entre sa femme et vous. Tout cela serait trop heureux; mais
+comment espérer une révolution si complète et si soudaine dans
+les idées de Julia? Elle ne me laissera même pas terminer mon
+message!
+
+Elle partit, palpitante d'anxiété. Elle trouva Julia seule
+dans sa chambre, essayant devant une glace sa toilette de
+novice: la guimpe et le voile qui devaient cacher son opulente
+chevelure étaient posés sur le lit; elle était simplement
+vêtue de la longue tunique de laine blanche dont elle
+s'occupait d'ajuster les plis. Elle rougit en voyant entrer sa
+mère; puis, se mettant à rire:
+
+-- Cymodocée dans le cirque, n'est-ce pas, mère?
+
+Clodilde ne répondit pas; elle avait joint les mains dans une
+attitude suppliante et pleurait en la regardant. Julia fut
+émue de cette douleur muette, deux larmes glissèrent de ses
+yeux, et elle sauta au cou de sa mère; puis, la faisant
+asseoir:
+
+-- Que veux-tu! dit-elle, moi aussi, j'ai un peu de chagrin au
+fond, car enfin j'aimais la vie;... mais, à part ma vocation,
+qui est très-réelle, j'obéis à une véritable nécessité... Il
+n'y a plus d'autre existence possible pour moi que celle-là...
+Je sais bien,... c'est ma faute; j'ai été un peu folle...
+J'aurais dû ne pas te quitter d'abord, ou du moins retourner
+chez toi tout de suite après ton mariage... Maintenant, après
+des mois, des années même, est-ce possible, je te le
+demande!... D'abord, je mourrais de confusion... Me vois-tu
+devant ton mari?.. Quelle mine ferais-je? Puis il doit me
+détester,... le pli est pris;... moi-même, qui sait si, en le
+revoyant, dans cette maison... Enfin, de toute façon, je
+serais une gêne terrible entre vous!
+
+-- Mais, ma chère fillette, dit Clodilde, personne ne te
+déteste; tu serais reçue comme l'enfant prodigue, avec des
+transports... Si cela te coûte trop de rentrer chez moi, si tu
+crains d'y trouver ou d'y apporter des ennuis... Dieu sait
+combien tu t'abuses!.. mais, si tu le crains pourtant, est-ce
+une raison pour t'ensevelir toute vivante et pour me briser le
+coeur? Ne pourrais-tu rentrer dans le monde sans rentrer chez
+moi et sans affronter tous ces embarras qui t'effrayent?... Il
+y aurait pour cela un moyen bien simple, tu sais!
+
+-- Quoi? dit tranquillement Julia, me marier?
+
+-- Sans doute, dit Clodilde en secouant doucement la tête et en
+baissant la voix.
+
+-- Mais, mon Dieu, ma mère, quelle apparence! Quand je le
+voudrais, -- et j'en suis loin, -- je ne connais personne,
+personne ne me connaît...
+
+-- Il y a quelqu'un, reprit Clodilde avec une timidité
+croissante, quelqu'un que tu connais parfaitement, et qui...
+qui t'adore.
+
+Julia ouvrit de grands yeux étonnés et pensifs, et, après une
+courte pause de réflexion:
+
+-- Pierre? dit-elle.
+
+-- Oui, murmura Clodilde, pâle d'angoisse.
+
+Les sourcils de Julia se contractèrent doucement: elle dressa
+sa tête charmante et resta quelques secondes les yeux fixés
+sur le plafond; puis, avec un léger mouvement d'épaules:
+
+-- Pourquoi pas? dit-elle d'un ton sérieux. Autant lui qu'un
+autre!
+
+Clodilde laissa échapper un faible cri, et, saisissant les
+deux mains de sa fille:
+
+-- Tu veux? dit-elle; tu veux bien?... C'est vrai?... Tu me
+permets de lui porter cette réponse?
+
+-- Oui... mais changes-en le texte! dit Julia en riant.
+
+-- Oh! ma chère, chère mignonne! s'écria Clodilde, qui couvrait
+de baisers les mains de Julia; mais répète-moi encore que
+c'est bien vrai,... que, demain, tu n'auras pas changé d'avis?
+
+-- Non, dit fermement Julia de sa voix grave et musicale.
+
+Elle médita un peu et reprit:
+
+-- Vraiment, il m'aime, ce grand garçon?
+
+-- Comme un fou.
+
+-- Pauvre homme!... Et il attend la réponse?
+
+-- En tremblant.
+
+-- Eh bien, va le calmer... Nous reprendrons l'entretien
+demain. J'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma tête, tu
+comprends, après tout ce bouleversement; mais sois
+tranquille,... je suis décidée.
+
+Quand madame de Lucan rentra chez elle, Pierre de Moras
+l'attendait dans le salon. Il devint fort pâle en
+l'apercevant.
+
+-- Pierre! dit-elle toute haletante, embrassez-moi, vous êtes
+mon fils!... Avec respect, s'il vous plaît, avec respect!
+ajouta-t-elle en riant pendant qu'il l'enlevait et la serrait
+sur sa poitrine.
+
+Il fit un peu plus tard la même fête à la baronne de Pers, qui
+avait été mandée à la hâte.
+
+-- Mon ami, lui dit la baronne, je suis ravie, ravie,... mais
+vous m'étouffez. Oui, oui,... c'est très-bien, mon garçon,...
+mais vous m'étouffez littéralement! Réservez-vous, mon ami,
+réservez-vous!... Cette chère petite! c'est gentil à elle,
+c'est très-gentil... Au fond, c'est un coeur d'or!... Et puis
+elle a bon goût aussi,... car vous êtes très-beau, vous mon
+cher, très-beau, très-beau! Au reste, je m'étais toujours
+doutée qu'au moment de couper ses cheveux, elle
+réfléchirait... Il est vrai qu'elle les a admirables, pauvre
+enfant!
+
+Et la baronne fondit en larmes; puis, s'adressant au comte à
+travers ses sanglots:
+
+-- Vous ne serez pas malheureux non plus, vous, par parenthèse:
+c'est une déesse!
+
+M. de Lucan, quoique vivement touché de ce tableau de famille
+et surtout de la joie de Clodilde, prenait avec plus de sang-froid
+cet événement inespéré. Outre qu'il se montrait en
+général peu prodigue d'expansions publiques, il était au fond
+de l'âme inquiet et triste. L'avenir de ce mariage lui
+semblait des plus incertains, et sa profonde amitié pour le
+comte s'en alarmait. Il n'avait osé lui dire, par un sentiment
+de délicate réserve à l'égard de Julia, tout ce qu'il pensait
+de ce caractère. Il essayait de repousser comme injuste et
+partiale l'opinion qu'il s'en était faite; mais enfin il se
+rappelait l'enfant terrible qu'il avait autrefois connue,
+tantôt emportée comme un ouragan, tantôt pensive et enfermée
+dans une réserve sombre; il se l'imaginait telle qu'on la lui
+avait représentée depuis, grandie, belle, ascétique; puis il
+la voyait tout à coup jetant ses voiles au vent, comme une des
+nonnes fantastiques de _Robert_, et rentrant dans le monde d'un
+pied léger: de toutes ces impressions diverses, il composait
+malgré lui une figure de chimère et de sphinx qu'il lui était
+très-difficile d'allier à l'idée du bonheur domestique.
+
+On parla en famille, pendant toute la soirée, des
+complications que pouvait soulever ce projet de mariage, et
+des moyens de les éviter. M. de Lucan entra dans ces détails
+avec beaucoup de bonne grâce, et déclara qu'il se prêterait de
+grand coeur, pour sa part, à tous les arrangements que sa
+belle-fille pourrait souhaiter. Cette précaution ne devait pas
+être inutile.
+
+Clodilde était au couvent le lendemain dès le matin. Julia,
+après avoir écouté avec une nonchalance un peu ironique le
+récit que lui fit sa mère des transports et de l'allégresse de
+son fiancé, prit un air plus sérieux.
+
+-- Et ton mari, dit-elle, qu'est-ce qu'il pense?
+
+-- Il est charmé, comme nous tous.
+
+-- Je vais te faire une question singulière: est-ce qu'il
+compte assister à notre mariage?
+
+-- Comme tu voudras.
+
+-- Ecoute, ma bonne petite mère, ne te désole pas d'avance...
+Je sens bien qu'un jour ou l'autre ce mariage doit nous réunir
+tous,... mais qu'on me laisse le temps de m'habituer à cette
+idée... Accordez-moi quelques mois pour faire oublier
+l'ancienne Julia et pour l'oublier moi-même,... n'est-ce pas,
+dis, tu veux bien?
+
+-- Tout ce qui te plaira, dit Clodilde en soupirant.
+
+-- Je t'en prie... Dis-lui que je l'en prie aussi.
+
+-- Je le lui dirai; mais tu sais que Pierre est là?
+
+-- Ah! mon Dieu!... où donc?
+
+-- Je l'ai laissé dans le jardin...
+
+-- Dans le jardin!... quelle imprudence, ma mère! mais ces
+dames vont le déchirer... comme Orphée, car tu peux croire
+qu'il n'est pas en odeur de sainteté ici...
+
+On envoya prévenir M. de Moras, qui arriva en toute hâte.
+Julia se mit à rire quand il parut, ce qui facilita son
+entrée. Elle eut à plusieurs reprises, pendant leur entrevue,
+des accès de ce rire nerveux qui est si utile aux femmes dans
+les circonstances difficiles. Privé de cette ressource, M. de
+Moras se contenta de baiser timidement les belles mains de sa
+cousine, et manqua d'ailleurs d'éloquence; mais ses beaux
+traits mâles resplendissaient, et ses grands yeux bleus
+étaient humides de tendresse heureuse. Il parut laisser une
+impression favorable.
+
+-- Je ne l'avais jamais considéré à ce point de vue, dit Julia
+à sa mère: il est réellement très-bien,... c'est un mari
+superbe.
+
+Le mariage eut lieu trois mois plus tard sans aucun appareil
+et dans l'intimité. Le comte de Moras et sa jeune femme
+partirent le soir même pour l'Italie.
+
+M. de Lucan avait quitté Paris deux ou trois semaines
+auparavant, et s'était installé au fond de la Normandie dans
+une ancienne résidence de sa famille, où Clodilde s'empressa
+de le rejoindre aussitôt après le départ de Julia.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Vastville, domaine patrimonial de la famille de Lucan, est
+situé à peu de distance de la mer sur la côte occidentale du
+Finistère normand. C'est un manoir à toits élevés et à balcons
+de fer ouvragé, qui date du temps de Louis XIII et qui a
+remplacé l'ancien château, dont quelques ruines servent encore
+à la décoration du parc. Il se cache dans un pli de terrain
+très-ombragé, et une longue avenue de vieux ormes le précède.
+L'aspect en est singulièrement retiré et mélancolique à cause
+des bois épais qui l'enveloppent presque de tous côtés. Ce
+massif boisé marque sur ce point de la presqu'île le dernier
+effort de la végétation normande. Dès qu'on en franchit la
+lisière, la vue s'étend tout à coup sans obstacle sur les
+vastes landes qui forment le plateau triangulaire du cap La
+Hague: des champs de bruyères et d'ajoncs, des clôtures en
+pierres sans ciment, çà et là une croix de granit, à droite et
+à gauche les ondulations lointaines de l'Océan, tel est le
+paysage sévère, mais grandiose, qui se développe tout à coup
+sous la pleine lumière du ciel.
+
+M. de Lucan était né à Vastville. Les poétiques souvenirs de
+l'enfance se mêlaient dans son imagination à la poésie
+naturelle de ce site et le lui rendaient cher. Il y venait
+chaque année en pèlerinage sous prétexte de chasse. Depuis son
+mariage seulement, il avait renoncé à cette habitude de coeur
+pour ne pas quitter Clodilde, que sa fille retenait à Paris;
+mais il était convenu qu'ils s'enseveliraient tous deux dans
+cette retraite pendant une saison dès qu'ils auraient recouvré
+leur liberté. Clodilde ne connaissait Vastville que par les
+descriptions enthousiastes de son mari; elle l'aimait de
+confiance, et c'était d'avance pour elle un lieu enchanté.
+Cependant, lorsque la voiture qui l'amenait de la gare
+s'engagea, à la tombée de la nuit, entre les collines chargées
+de bois, dans la sombre avenue en pente qui conduisait au
+château, elle eut une impression de froid.
+
+-- Mon Dieu, mon ami, dit-elle en riant, c'est le château
+d'Udolphe, votre château!
+
+Lucan excusa son château comme il put, et protesta,
+d'ailleurs, qu'il était prêt à le quitter le lendemain, si
+elle ne lui trouvait pas meilleure mine au lever du soleil.
+
+Elle ne tarda pas à l'adorer. Son bonheur, si contraint
+jusque-là, s'épanouit pour la première fois librement dans
+cette solitude et la lui éclaira d'un jour charmant. Elle
+voulut même y passer l'hiver et y attendre Julia, qui devait
+rentrer en France dans le courant de l'année suivante. Lucan
+fit quelque opposition à ce projet, qui lui semblait d'un
+héroïsme excessif pour une Parisienne, et finit pourtant par
+l'adopter, trop heureux lui même d'encadrer dans ce lieu
+romanesque le roman de ses amours. Il s'ingénia, d'ailleurs, à
+atténuer ce que ce séjour pouvait avoir de trop austère en
+ménageant à Clodilde quelques relations dans le voisinage, --
+en lui procurant par intervalle la société de sa mère. Madame
+de Pers voulut bien se prêter à cette combinaison, quoique la
+campagne lui fût généralement répulsive, et que Vastville en
+particulier eût à ses yeux un caractère sinistre. Elle
+prétendait y entendre des bruits dans les murailles et des
+gémissements nocturnes dans les bois. Elle n'y dormait que
+d'un oeil avec deux bougies allumées. Les magnifiques falaises
+qui bordent la côte à peu de distance, et qu'on essayait de
+lui faire admirer, lui causaient une sensation pénible.
+
+-- Très-beau! disait-elle, très-sauvage! tout à fait sauvage!
+Mais cela me fait mal; il me semble que je suis sur le haut
+des tours de Notre-Dame!... Au surplus, mes enfants, l'amour
+embellit tout, et je comprends parfaitement vos transports;
+quant à moi, vous m'excuserez si je ne les partage pas! Jamais
+je ne pourrais m'extasier devant ce pays-ci... J'aime la
+campagne comme une autre; mais ceci, ce n'est pas la campagne,
+c'est le désert, l'Arabie Pétrée, je ne sais pas quoi... Et
+quant à votre château, mon ami, je suis fâchée de vous le
+dire, c'est une maison à crimes... Cherchez bien, vous verrez
+qu'on y a tué quelqu'un.
+
+-- Mais non, chère madame, disait Lucan en riant; je connais
+parfaitement l'histoire de ma famille, et je puis vous
+garantir...
+
+-- Soyez sûr, mon ami, qu'on y a tué quelqu'un... dans le
+temps... Vous savez comme on se gênait peu autrefois pour tout
+ça!
+
+Les lettres de Julia à sa mère étaient fréquentes. C'était un
+vrai journal de voyage, rédigé à la diable, avec une
+saisissante originalité de style, et où la vivacité des
+impressions se corrigeait par cette nuance d'ironie hautaine
+qui était propre à l'auteur. Julia parlait assez brièvement de
+son mari, dont elle ne disait d'ailleurs que du bien. Il y
+avait le plus souvent un _post-scriptum_ rapide et bienveillant
+adressé à M. de Lucan.
+
+M. de Moras était plus sobre de descriptions. Il paraissait ne
+voir que sa femme en Italie. Il vantait sa beauté, encore
+accrue, disait-il, au contact de toutes ces merveilles d'art
+dont elle s'imprégnait; il louait son goût extraordinaire, son
+intelligence et même son caractère. À cet égard, elle était
+extrêmement mûrie, et il la trouvait presque trop sage et trop
+grave pour son âge. Ces détails enchantaient Clodilde, et
+achevaient de lui mettre dans le coeur une paix qu'elle n'avait
+jamais eue.
+
+Les lettres du comte n'étaient pas moins rassurantes pour
+l'avenir que pour le présent. Il ne croyait pas, disait-il,
+devoir presser Julia au sujet de sa réconciliation avec son
+beau-père; mais il l'y sentait disposée. Il l'y préparait, au
+reste, de plus en plus en l'entretenant habituellement de la
+vieille amitié qui l'unissait à M. de Lucan, de leur vie
+passée, de leurs voyages, de leurs périls partagés. Non-seulement
+Julia écoutait ces récits sans révolte, mais souvent
+elle les provoquait, comme si elle eût regretté ses
+préventions, et qu'elle eût cherché de bonnes raisons de les
+oublier:
+
+-- Allons, Pylade, parlez-moi d'Oreste! lui disait-elle.
+
+Après avoir passé en Italie toute la saison d'hiver et une
+partie du printemps, monsieur et madame de Moras visitèrent la
+Suisse, en annonçant l'intention d'y séjourner jusqu'au milieu
+de l'été. Monsieur et madame de Lucan eurent la pensée d'aller
+les rejoindre, et brusquer ainsi un rapprochement qui ne
+paraissait plus être dès ce moment qu'une affaire de forme.
+Clodilde s'apprêtait à soumettre ce projet à sa fille, quand
+elle reçut, par une belle matinée de mai, cette lettre datée
+de Paris:
+
+
+"Mère chérie,
+
+"Plus de Suisse! trop de Suisse! Me voilà. Ne te dérange pas.
+Je sais combien tu te plais à Vastville. Nous irons t'y
+trouver un de ces matins, et nous reviendrons tous ensemble à
+l'automne. Je te demande seulement quelques jours pour
+préparer ici notre future installation.
+
+"Nous sommes au _Grand Hôtel_. Je n'ai pas voulu descendre chez
+toi pour toute sorte de raisons, pas davantage chez ma
+grand'mère, qui me l'a offert toutefois très-gracieusement:
+
+"-- Ah! mon Dieu! mes chers enfants,... mais c'est
+impossible... À l'hôtel!... ce n'est pas convenable! Vous ne
+pouvez pas rester à l'hôtel! Logez chez moi... Mon Dieu, vous
+serez très-mal... Vous serez campés... Je ne sais même pas
+comment je vous nourrirai, car ma cuisinière est dans son lit,
+et mon imbécile de cocher qui a un loriot sur l'oeil, par
+parenthèse! Aussi on n'arrive pas comme cela... Vous me tombez
+là comme deux pots de fleurs! C'est inimaginable! -- Vous vous
+portez bien d'ailleurs, mon ami... Je ne vous le demande
+pas... Ça se voit de reste... -- Et toi, ma belle minette? Mais
+c'est un astre,... un vrai astre... Cache-toi... Tu me fais
+mal aux yeux!... Est-ce que vous avez des bagages?.. Enfin,
+que voulez-vous!... on les mettra dans le salon. Et pour vous,
+je vous donnerai ma chambre. Je prendrai une femme de ménage
+et un cocher de remise... Vous ne me gênerez pas du tout, du
+tout, du tout...
+
+"Bref, nous n'avons pas accepté.
+
+"Mais l'explication de ce retour subit?... La voici:
+
+"-- Est-ce que la Suisse ne vous ennuie pas, mon ami? ai-je
+demandé à mon mari.
+
+"-- La Suisse m'ennuie, m'a répondu cet écho fidèle.
+
+"-- Eh bien, allons-nous-en.
+
+"Et nous sommes partis.
+
+"Contente et troublée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de
+t'embrasser.
+
+
+"Julia.
+
+
+"_P. S_. Je prie M. de Lucan de ne pas m'intimider."
+
+
+Les jours qui suivirent furent délicieusement remplis pour
+Clodilde. Elle défaisait elle-même les caisses qui se
+succédaient sans interruption, et en rangeait le contenu de
+ses mains maternelles. Elle dépliait, elle repliait, elle
+caressait ces jupes, ces corsages, cette lingerie fine et
+parfumée, qui étaient déjà comme une partie, comme une douce
+émanation de la personne de sa fille. Lucan, un peu jaloux, la
+surprenait méditant avec amour sur ces jolies nippes. Elle
+allait aux écuries voir le cheval de Julia, qui avait suivi de
+près les caisses; elle lui donnait du sucre et causait avec
+lui. Elle emplissait de fleurs et de branchages verts
+l'appartement destiné au jeune ménage.
+
+Cette heureuse fièvre eut bientôt son heureux terme. Environ
+huit jours après son arrivée à Paris, Julia lui écrivait
+qu'elle et son mari comptaient partir le soir, et qu'ils
+seraient le lendemain matin à Cherbourg. C'était la station la
+plus rapprochée de Vastville. Clodilde se disposa
+naturellement à les aller prendre avec sa voiture. M. de
+Lucan, après en avoir conféré avec elle, ne crut pas devoir
+l'accompagner. Il craignit de gêner les premières expansions
+du retour, et, ne voulant pas cependant que Julia pût
+interpréter son absence comme un manque d'empressement, il
+résolut d'aller à cheval au-devant des voyageurs.
+
+
+
+
+V
+
+
+On était aux premiers jours de juin. Clodilde partit de grand
+matin, fraîche et radieuse comme l'aube. Lucan se mettait en
+marche deux heures plus tard au petit pas de son cheval. Les
+routes normandes sont charmantes en cette saison. Les haies
+d'épine parfument la campagne, et jettent çà et là sur les
+bords du chemin leur neige rosée. Une profusion de jeune
+verdure constellée de fleurs sauvages couvre le revers des
+fossés. Tout cela, sous le gai soleil du matin, est une fête
+pour les yeux. M. de Lucan n'accordait cependant, contre sa
+coutume, qu'une attention distraite au spectacle de cette
+souriante nature. Il se préoccupait à un degré qui l'étonnait
+lui-même de sa prochaine rencontre avec sa belle-fille. Julia
+avait été pour sa pensée une obsession si forte, que sa pensée
+en avait gardé une empreinte exagérée. Il essayait en vain de
+lui rendre ses proportions véritables, qui n'étaient après
+tout que celles d'une enfant, autrefois enfant terrible,
+aujourd'hui enfant prodigue. Il s'était habitué à lui prêter
+dans son imagination une importance mystérieuse et une sorte
+de puissance fatale dont il avait peine à la dépouiller. Il
+riait et s'irritait de sa faiblesse; mais il éprouvait une
+agitation mêlée de curiosité et de vague inquiétude au moment
+de voir en face ce sphinx dont l'ombre seule avait si
+longtemps troublé sa vie, et qui venait maintenant s'asseoir
+en personne à son foyer.
+
+Une calèche découverte, pavoisée d'ombrelles, parut au haut
+d'une côte: Lucan vit une tête se pencher et un mouchoir
+s'agiter hors de la voiture; il lança aussitôt son cheval au
+galop. Presque au même instant, la calèche s'arrêta, et une
+jeune femme sauta lestement sur la route; elle se retourna
+pour adresser quelques mots à ses compagnons de voyage, et
+s'avança seule au-devant de Lucan. Ne voulant pas se laisser
+dépasser en procédés, il mit lui-même pied à terre, donna son
+cheval au domestique qui le suivait, et se dirigea avec
+empressement vers la jeune femme qu'il ne reconnaissait pas,
+mais qui était évidemment Julia. Elle venait à lui sans hâter
+le pas, d'une démarche glissante, balançant légèrement sa
+taille flexible. Tout en approchant, elle repoussa son voile
+d'un coup de main rapide, et Lucan put retrouver dans ce jeune
+visage, dans ces grands yeux un peu sombres, dans l'arc pur et
+allongé des sourcils, quelques traits de l'enfant qu'il avait
+connue.
+
+Quand le regard de Julia rencontra celui de Lucan, son teint
+pâle se couvrit de pourpre. Il la salua très-bas, avec un
+sourire d'une grâce affectueuse:
+
+-- _Welcome!_ dit-il.
+
+-- Merci, monsieur, dit Julia d'une voix dont la sonorité grave
+et mélodieuse frappa Lucan; -- amis, n'est-ce pas?
+
+Et elle lui tendit ses deux mains avec une résolution
+charmante.
+
+Il l'attira doucement pour l'embrasser; mais, croyant sentir
+un peu de résistance dans les bras subitement roidis de la
+jeune femme, il se borna à lui baiser le poignet au défaut du
+gant. Puis, affectant de la regarder avec une admiration
+polie, qui d'ailleurs était sincère:
+
+-- J'ai vraiment envie de vous demander, dit-il en riant, à qui
+j'ai l'honneur de parler.
+
+-- Vous me trouvez grandie? dit-elle en montrant ses dents
+éblouissantes.
+
+-- Etonnamment, dit Lucan, très-étonnamment. Je comprends
+Pierre à merveille.
+
+-- Pauvre Pierre! dit Julia, il vous aime bien!... Ne le
+faisons pas languir plus longtemps, si vous le voulez.
+
+Ils se dirigèrent vers la calèche devant laquelle M. de Moras
+les attendait, et, tout en marchant côte à côte:
+
+-- Quel joli pays! reprit Julia,... et la mer tout près?
+
+-- Tout près.
+
+-- Nous ferons une promenade à cheval après déjeuner, n'est-ce
+pas?
+
+-- Très-volontiers; mais vous devez être horriblement fatiguée,
+ma chère enfant... Pardon!... ma chère... Au fait, comment
+voulez-vous que je vous appelle?
+
+-- Appelez moi madame... j'ai été si mauvaise enfant!
+
+Et elle eut un accès de ce rire soudain, gracieux, mais un peu
+équivoque, qui lui était familier. Puis, élevant la voix:
+
+-- Vous pouvez venir, Pierre; votre ami est mon ami!
+
+Elle laissa les hommes échanger de cordiales poignées de main,
+s'élança dans la voiture, et, reprenant sa place auprès de sa
+mère:
+
+-- Ma mère, dit-elle en l'embrassant, cela s'est très-bien
+passé... -- N'est-ce pas, monsieur de Lucan?
+
+-- Très-bien, dit Lucan en riant, sauf quelques détails.
+
+-- Oh! trop difficile, monsieur! dit Julia en se drapant dans
+ses fourrures.
+
+L'instant d'après, M. de Lucan galopait à côté de la portière
+pendant que les trois voyageurs de la calèche se livraient à
+une de ces causeries expansives qui suivent les crises
+heureusement dénouées. Clodilde, désormais en possession de
+toutes ses amours, nageait dans le ciel bleu.
+
+-- Vous êtes trop jolie, ma mère, lui dit Julia. Avec une
+grande fille comme moi, c'est coupable!
+
+Et elle l'embrassait.
+
+Lucan, tout en prenant part à l'entretien et en faisant à
+Julia les honneurs du paysage, essayait de résumer à part lui
+ses impressions sur la cérémonie qui venait de s'accomplir. En
+somme, il pensait, comme sa belle-fille, que cela s'était bien
+passé, quoique la perfection n'y fût pas. La perfection eût
+été de trouver en Julia une femme toute simple qui se fût
+jetée bonnement au cou de son beau-père en riant avec lui de
+son escapade d'enfant gâté; mais il n'avait jamais attendu de
+Julia des allures aussi rondes. Elle avait été dans cette
+circonstance tout ce qu'on pouvait attendre d'un naturel comme
+le sien, elle s'était montrée gracieusement amicale; elle
+avait, il est vrai, donné à cette première entrevue un certain
+tour dramatique et solennel: elle était romanesque, et, comme
+Lucan l'était lui-même passablement, cette bizarrerie ne lui
+avait pas déplu.
+
+Il avait été, au reste, agréablement surpris de la beauté de
+madame de Moras, qui était en effet saisissante. La pureté
+sévère de ses traits, l'éclat profond de son regard bleu
+frangé de longs cils noirs, l'exquise harmonie de ses formes,
+n'étaient pas ses seules, ni même ses principales séductions:
+elle devait son attrait rare et personnel à une sorte de grâce
+étrange, mêlée de souplesse et de force, qui enchantait ses
+moindres mouvements. Elle avait dans ses jeux de physionomie,
+dans sa démarche, dans ses gestes, l'aisance souveraine d'une
+femme qui ne sent pas un seul point faible dans sa beauté, et
+qui se meut, se développe et s'épanouit avec toute la liberté
+d'un enfant dans son berceau ou d'un fauve dans les bois.
+Faite comme elle l'était, elle n'avait pas de peine à se bien
+mettre: les plus simples toilettes s'ajustaient sur sa
+personne avec une précision élégante qui faisait dire à la
+baronne de Pers, dans son langage inexact, mais expressif:
+
+-- On l'habillerait avec un gant de Suède!
+
+Dans la même journée et dans les jours qui suivirent, Julia
+s'assura de nouveaux titres aux bonnes grâces de M. de Lucan
+en se prenant d'un goût vif pour le château de Vastville et
+pour les sites environnants. Le château lui plut par son style
+romantique, son jardin à la vieille mode orné de charmilles et
+d'ifs taillés, les allées solitaires du parc et ses bois
+mélancoliques semés de ruines. Elle eut des extases devant les
+grandes plaines de bruyères fouettées par les vents de
+l'Océan, les arbres aux cimes tordues et convulsives, les
+hautes falaises de granit creusées par les vagues éternelles.
+-- Tout cela, disait-elle en riant, avait beaucoup de
+caractère, et, comme elle en avait beaucoup aussi, elle se
+sentait dans son élément. Elle avait trouvé sa patrie, elle
+était heureuse; sa mère, à qui elle payait en effusions
+passionnées tout son arriéré de tendresse, l'était encore
+davantage.
+
+La plupart des journées se passaient en cavalcades. Après le
+dîner, Julia, dans cette humeur joyeuse et un peu fiévreuse
+qui l'animait, racontait ses voyages en parodiant d'une
+manière plaisante ses exaltations et la froideur relative de
+son mari devant les chefs-d'oeuvre de l'art antique. Elle
+illustrait ces souvenirs par des scènes de mimique où elle
+déployait une adresse de fée, une verve d'artiste, et parfois
+une drôlerie de rapin. En un tour de main, avec une fleur, un
+chiffon, une feuille de papier, elle se faisait une coiffure
+napolitaine, romaine, sicilienne. Elle jouait des scènes de
+ballet ou d'opéra en repoussant la queue de sa robe d'un coup
+de pied tragique, et en accentuant fortement les exclamations
+banales du lyrisme italien: -- _O ciel! crudel! perfido! O dio!
+perdona!_ Puis, s'agenouillant sur un fauteuil, elle imitait la
+voix et les gestes d'un prédicateur qu'elle avait entendu à
+Rome, et qui ne paraissait pas l'avoir suffisamment édifiée.
+Dans toutes ces attitudes diverses, elle ne perdait pas un
+atome de sa grâce, et ses poses les plus comiques gardaient de
+l'élégance. À la suite de ces folies, elle reprenait son air
+de reine ennuyée.
+
+Sous le charme du mouvement et des prestiges de cette
+brillante nature, M. de Lucan pardonnait volontiers à Julia
+les caprices et les singularités dont elle était prodigue,
+surtout à l'égard de son beau-père. Elle se montrait en
+général avec lui ce qu'elle avait été dès le début, amicale et
+polie, avec une nuance d'ironie altière; mais elle avait de
+fortes inégalités. Lucan surprenait parfois son regard attaché
+sur lui avec une expression pénible et comme farouche. Un
+jour, elle repoussait avec un brusque maussaderie la main
+qu'il lui offrait pour l'aider à descendre de cheval ou à
+escalader une barrière. Elle semblait fuir les occasions de se
+trouver seule avec lui, et, quand elle ne pouvait échapper à
+quelques moments de tête à tête, elle laissait voir tantôt un
+malaise irrité, tantôt une impertinence railleuse. Lucan
+pensait qu'elle se reprochait parfois de trop démentir ses
+anciens sentiments, et qu'elle croyait se devoir à elle-même
+de leur donner de temps en temps un gage de fidélité. Il lui
+savait gré au surplus de réserver pour lui seul ces signes
+équivoques et de n'en pas troubler sa mère. En somme, il
+n'attachait à ces symptômes qu'une faible importance. S'il y
+avait encore dans les dispositions affectueuses de sa belle-fille
+un peu de lutte et d'effort, c'était de la part de ce
+caractère hautain un trait excusable, une dernière défense
+qu'il se flattait de faire bientôt disparaître en redoublant
+de délicates attentions.
+
+Deux semaines environ après l'arrivée de Julia, il y eut un
+bal chez la marquise de Boisfresnay, en son château de
+Boisfresnay qui est situé à deux ou trois lieues de Vastville.
+Monsieur et madame de Lucan entretenaient des relations de
+voisinage avec la marquise. Ils allèrent à ce bal avec Julia
+et son mari, les hommes dans le coupé, les deux femmes à cause
+de leur toilette, seules dans la calèche. Vers minuit,
+Clodilde prit son mari à part, et, lui montrant sa fille qui
+valsait dans le salon voisin avec un officier de marine:
+
+-- Chut! mon ami, lui dit-elle; j'ai une migraine affreuse, et
+Pierre s'ennuie à mourir; mais nous n'avons pas le courage
+d'emmener Julia de si bonne heure... Voulez-vous être aimable?
+Vous la ramènerez, et nous allons partir, Pierre et moi; nous
+vous laisserons la calèche.
+
+-- Très-bien, ma chère, dit Lucan, sauvez-vous.
+
+Clodilde et M. de Moras s'esquivèrent aussitôt.
+
+Un instant plus tard, Julia, fendant dédaigneusement la foule
+qui s'écartait devant elle comme devant un ange de lumière,
+souleva son front superbe et fit un signe à Lucan.
+
+-- Je ne vois plus ma mère? lui dit-elle.
+
+Lucan l'informa en deux mots de la combinaison qui venait
+d'être arrêtée. Un éclair soudain jaillit des yeux de la jeune
+femme, ses sourcils se plissèrent; elle haussa légèrement les
+épaules sans répondre, et rentra dans le bal en se frayant
+passage avec la même insolence tranquille. Elle s'abandonna de
+nouveau au bras d'un officier de marine, et parut prendre
+plaisir à tourbillonner dans sa splendeur. Sa toilette de bal
+donnait, en effet, à sa beauté un étrange éclat. Son sein et
+ses épaules, sortant de son corsage avec une sorte
+d'insouciance chaste, gardaient dans l'animation de la danse
+la pureté froide et lustrée du marbre.
+
+Lucan lui proposa de valser avec elle; elle hésita, mais,
+ayant consulté sa mémoire, elle découvrit qu'elle n'avait pas
+encore épuisé la liste des officiers de marine qui s'étaient
+précipités par escadres sur cette riche proie. Au bout d'une
+heure, elle se lassa d'être admirée, et demanda la voiture.
+Comme elle s'enveloppait de ses draperies dans le vestibule,
+son beau-père lui offrit ses services.
+
+-- Non! je vous en prie, dit-elle avec impatience; les hommes
+ne savent pas... pas du tout!
+
+Puis elle se jeta dans la voiture d'un air ennuyé. Cependant,
+comme les chevaux se mettaient en marche:
+
+-- Fumez, monsieur, reprit-elle avec plus de bonne grâce.
+
+Lucan la remercia de la permission sans en profiter; puis,
+tout en faisant ses petits arrangements de voisinage:
+
+-- Vous étiez bien belle ce soir, ma chère enfant! lui dit-il.
+
+-- Monsieur, dit Julia d'un ton nonchalant mais affirmatif, je
+vous défends de me trouver belle, et je vous défends de
+m'appeler "ma chère enfant"!
+
+-- Soit, dit Lucan. Eh bien, vous n'êtes pas belle, vous ne
+m'êtes pas chère, et vous n'êtes pas une enfant.
+
+-- Pour enfant! non, dit-elle énergiquement.
+
+Elle s'encapuchonna de son voile, croisa les bras sur son
+sein, et s'accommoda dans son coin, où des clartés de lune
+venaient de temps à autre se jouer dans ses blancheurs.
+
+-- Peut-on dormir? demanda-t-elle.
+
+-- Comment donc! Très-certainement. Voulez-vous que je ferme la
+glace?
+
+-- S'il vous plaît. Mes fleurs ne vous feront pas mal?
+
+-- Pas du tout.
+
+Après un silence:
+
+-- M. de Lucan? reprit Julia.
+
+-- Chère madame?
+
+-- Expliquez-moi donc les usages, car il y a des choses que je
+ne comprends pas bien... Est-ce qu'il est admis,... est-ce
+qu'il est convenable qu'on laisse revenir du bal, en tête-à-tête,
+à deux heures du matin, une femme de mon âge et un monsieur du vôtre?
+
+-- Mais, dit Lucan, non sans une certaine gravité, je ne suis
+pas un monsieur,... je suis le mari de votre mère.
+
+-- Ah! sans doute, vous êtes le mari de ma mère! dit-elle en
+scandant ces mots d'une voix vibrante, qui fit craindre à
+Lucan quelque explosion.
+
+Mais, paraissant dominer une violente émotion, elle poursuivit
+d'un ton presque enjoué:
+
+-- Oui, vous êtes le mari de ma mère, et vous êtes même,
+suivant moi, un très-mauvais mari pour ma mère.
+
+-- Suivant vous, dit tranquillement Lucan. Et pourquoi cela?
+
+-- Parce que vous ne lui convenez pas du tout.
+
+-- Avez-vous consulté votre mère à ce sujet, ma chère dame? Il
+me semble qu'elle en est meilleur juge que vous.
+
+-- Je n'ai pas besoin de la consulter. Il n'y a qu'à vous voir
+tous les deux. Ma mère est une créature angélique,... et vous,
+non.
+
+-- Qu'est-ce que je suis donc?
+
+-- Un romanesque, un tourmenté,... tout le contraire enfin. --
+Un jour ou l'autre, vous la trahirez.
+
+-- Jamais! dit Lucan, avec un peu de sévérité.
+
+-- En êtes-vous bien sûr, monsieur? dit Julia en dirigeant son
+regard sur lui du fond de son capuchon.
+
+-- Chère madame, répondit M. de Lucan, vous me demandiez tout à
+l'heure de vouloir bien vous apprendre ce qui est convenable
+et ce qui ne l'est pas; eh bien, il n'est pas convenable que
+nous prenions, vous votre mère, et moi ma femme, pour texte
+d'une plaisanterie de ce genre, et, par conséquent, il est
+convenable de nous taire.
+
+Elle se tut, resta immobile et ferma les yeux. Après un
+moment, Lucan vit une larme se détacher de ses longs cils, et
+glisser sur sa joue.
+
+-- Mon Dieu, mon enfant, dit-il, je vous ai blessée,... je vous
+fais sincèrement mes excuses.
+
+-- Gardez vos excuses! dit-elle d'une voix sourde en ouvrant
+brusquement ses grands yeux. Je ne veux pas plus de vos
+excuses que de vos leçons!... Vos leçons! comment en ai-je
+mérité l'humiliation?... Je ne comprends pas. Quoi de plus
+innocent que mes paroles, et que voulez-vous donc que je vous
+dise? Est-ce ma faute si je suis là seule avec vous,... si je
+suis obligée de vous parler,... si je ne sais que vous dire?
+Comment m'expose-t-on à cela? Pourquoi m'en demander plus que
+je n'en puis faire? On présume trop de mes forces! C'est
+assez,... c'est mille fois trop déjà de la comédie que je joue
+chaque jour... Dieu sait si j'en suis lasse!
+
+Lucan eut peine à surmonter l'étonnement douloureux qui
+l'avait saisi.
+
+-- Julia, dit-il enfin, vous avez bien voulu me dire que nous
+étions amis; je le croyais... Ce n'est donc pas vrai?
+
+-- Non.
+
+Après avoir lancé ce mot avec une sombre énergie, elle
+s'enveloppa la tête et le visage dans ses voiles, et demeura
+pendant le reste du chemin plongée dans un silence que M. de
+Lucan ne troubla pas.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Après quelques heures d'un sommeil pénible, M. de Lucan se
+leva le lendemain le front chargé de soucis. La reprise
+d'hostilités qui lui avait été si clairement signifiée
+présageait sûrement pour son repos de nouveaux troubles, pour
+le bonheur de Clodilde de nouveaux déchirements. Il allait
+donc rentrer dans ces odieuses agitations qui avaient si
+longtemps désolé sa vie, et, cette fois, sans aucune espérance
+d'en sortir. Comment, en effet, ne pas désespérer à jamais de
+ce caractère indomptable que l'âge et la raison, que tant
+d'égards et de tendresse avaient laissé impassible dans ses
+préventions et ses haines? Comment comprendre et surtout
+comment vaincre jamais le sentiment chimérique ou plutôt la
+manie qui avait pris possession de cette âme concentrée, et
+qui s'y perpétuait sourdement, toujours près d'éclater en
+violences furieuses?
+
+Clodilde et Julia n'avaient pas encore paru. Lucan alla faire
+un tour dans le jardin pour respirer encore une fois la paix
+de sa chère solitude, en attendant les orages prévus. A
+l'extrémité d'un berceau de charmille, il aperçut le comte de
+Moras, le bras appuyé sur le piédestal d'une vieille statue et
+les yeux fixés sur le sol. M. de Moras n'avait jamais été un
+rêveur; mais, depuis son arrivée au château, il avait, dans
+plus d'une occasion déjà, laissé voir à Lucan des dispositions
+mélancoliques très-étrangères à son naturel. Lucan s'en
+inquiétait; cependant, comme il n'aimait pas lui même qu'on
+forçât sa confidence, il s'était abstenu de l'interroger.
+
+Ils prirent la main en s'abordant.
+
+-- Vous êtes revenus tard cette nuit? demanda le comte.
+
+-- Vers trois heures.
+
+-- Oh! _povero!_... A propos, merci de votre complaisance pour
+Julia... Comment a-t-elle été pour vous?
+
+-- Mais... bien, dit Lucan. -- Un peu singulière, comme
+toujours.
+
+-- Oh! singulière... va de soi!
+
+Il sourit assez tristement, prit le bras de Lucan, et,
+l'entraînant dans les dédales de charmille:
+
+-- Voyons, mon cher, lui dit-il d'une voix contenue, entre nous
+deux, qu'est-ce que c'est que Julia?
+
+-- Comment, mon ami?
+
+-- Oui, quelle femme est-ce que ma femme? Si vous le savez, je
+vous en prie, dites-le-moi.
+
+-- Pardon,... mais c'est à vous que je le demanderai.
+
+-- A moi? dit le comte; mais je l'ignore absolument. C'est une
+énigme dont le mot m'échappe. Elle me charme et m'épouvante...
+Elle est singulière, disiez-vous? Elle est plus que cela,...
+elle est fantastique. Elle n'est pas de ce monde. Je ne sais
+qui j'ai épousé... Vous vous rappelez cette belle et froide
+créature des contes arabes qui se relevait la nuit pour aller
+faire des orgies dans les cimetières... C'est absurde, mais
+elle m'y fait songer!
+
+L'oeil troublé du comte, le rire contraint dont il accompagnait
+ses paroles, émurent vivement Lucan.
+
+-- Ainsi, lui dit-il, vous êtes malheureux?
+
+-- On ne peut davantage, répondit le comte en lui serrant la
+main avec force. Je l'adore, et je suis jaloux,... sans savoir
+de qui ni de quoi! Elle ne m'aime pas,... et cependant, elle
+aime,... elle doit aimer! Comment en douter? Vous la voyez,
+c'est l'image même de la passion;... le feu de la passion
+déborde dans ses paroles, dans ses regards, dans le sang de
+ses veines!... Et, près de moi, c'est la statue glacée d'un
+tombeau!
+
+-- Franchement, mon cher, dit Lucan, vous me semblez exagérer
+beaucoup vos désastres. En réalité, ils me paraissent se
+réduire à très-peu de chose. D'abord, vous êtes sérieusement
+amoureux pour la première fois de votre vie, je crois; vous
+aviez beaucoup entendu parler de l'amour, de la passion, et
+peut-être en attendiez-vous des merveilles excessives. En
+second lieu, je vous ferai observer que les très-jeunes femmes
+sont rarement très-passionnées. L'espèce de froideur dont vous
+semblez vous plaindre est donc très-explicable sans
+l'intervention du surnaturel. Les jeunes femmes, je vous le
+répète, sont en général idéalistes; leurs amours n'ont pas de
+corps... Vous demandez de qui ou de quoi vous devez être
+jaloux? Soyez-le donc de tout ce romanesque vague qui
+tourmente les jeunes imaginations, du vent, de la tempête, des
+plaines désertes, des falaises sauvages, de mon vieux manoir,
+de mes bois et de mes ruines, car Julia adore tout cela!
+Soyez-le surtout de ce culte ardent qu'elle conserve à la
+mémoire de son père, et qui absorbe encore -- j'en ai la preuve
+récente -- le plus vif de sa passion.
+
+-- Vous me faites du bien, reprit Pierre de Moras en respirant
+avec allégement, et cependant je m'étais dit tout cela...
+Mais, si elle n'aime pas,... elle aimera,... elle aimera un
+jour,... et si ce n'était pas moi! Si elle donnait à un autre
+tout ce qu'elle me refuse!... mon ami, ajouta le comte, dont
+les beaux traits pâlirent, -- je la tuerais de ma main!
+
+-- Amoureux! dit Lucan; et moi, je ne suis plus rien, alors?
+
+-- Vous, mon ami? dit Moras avec émotion,... vous voyez ma
+confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses... Ah!
+pourquoi ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de
+l'amitié! Elle seule rend tout ce qu'on lui donne, elle
+fortifie au lieu d'énerver; c'est la seule passion digne d'un
+homme... Ne m'abandonnez jamais, mon ami; vous me consolerez
+de tout.
+
+La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au
+château. Julia se disait fatiguée et souffrante. À l'abri de
+ce prétexte, son humeur silencieuse, ses réponses plus que
+sèches aux questions polies de Lucan, passèrent d'abord sans
+éveiller l'attention de sa mère et de son mari; mais, pendant
+le reste de la journée, et parmi les divers incidents de la
+vie de famille, le ton agressif de Julia et ses façons
+maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop fortement
+pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait la
+patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir,
+chacun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut, ce jour-là,
+plus sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers
+la fin du repas sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui
+l'y amena, sans d'ailleurs penser à mal. Elle épuisait sa
+verve railleuse sur un bambin de huit à dix ans, fils de la
+marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort agacée la veille
+en promenant dans le bal sa suffisante petite personne, et en
+se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes des
+danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se
+pâmait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clodilde
+la défendit doucement en alléguant que cet enfant était son
+fils unique.
+
+-- Ce n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un
+drôle de plus, dit Lucan.
+
+-- Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son
+propre avis dès que son beau-père en était, il est
+parfaitement reconnu que les enfants gâtés sont ceux qui
+tournent le mieux.
+
+-- Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement
+Lucan.
+
+-- Je n'en connais pas, dit Julia.
+
+-- Mon Dieu, dit le comte de Moras sur un ton de conciliation,
+à tort ou à raison, c'est fort à la mode aujourd'hui de gâter
+les enfants.
+
+-- C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les
+fouettait, et on en faisait des hommes.
+
+-- Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas
+d'avoir des enfants... et on n'en a pas! ajouta-t-elle avec un
+regard direct qui aggravait encore l'intention désobligeante
+et même cruelle de ses paroles.
+
+M. de Lucan devint très-pâle. Les yeux de Clodilde s'emplirent
+de larmes. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la
+salle. Sa mère, après être restée quelques minutes le visage
+caché dans ses mains, se leva et alla la rejoindre.
+
+-- Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul
+avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous, la nuit
+dernière?... Vous m'aviez bien dit quelque chose de cela
+tantôt,... mais j'étais si absorbé dans mes préoccupations
+égoïstes, que je n'y ai pas pris garde... Enfin, que s'est-il
+passé?
+
+-- Rien de grave. Seulement, j'ai pu me convaincre qu'elle ne
+pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait
+jamais dû être remplie.
+
+-- Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai
+ce que vous voudrez.
+
+-- Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les
+épaules, ne vous offensez pas, mais la vie commune dans ces
+conditions devient difficile. N'attendons pas quelque scène
+irréparable. A Paris, nous pourrons nous voir sans
+inconvénient. Je vous conseille de l'emmener.
+
+-- Si elle ne veut pas?
+
+-- Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux;
+-- j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt,
+mon ami.
+
+M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus
+tard, Clodilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait
+beaucoup pleuré; mais elle lui tendit son front avec son plus
+doux sourire. Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura
+simplement à voix basse:
+
+-- Pardon pour elle!
+
+Et la charmante créature se retira à la hâte en dissimulant
+son émotion.
+
+Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand
+matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de
+la bibliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le
+jardin. Il ne fut pas médiocrement surpris de voir apparaître
+le visage de sa belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille
+qui s'enlaçaient au feuillage de fer du balcon.
+
+-- Monsieur, dit-elle de sa voix chantante, êtes-vous bien
+occupé?
+
+-- Mon Dieu, non! répondit-il en se levant.
+
+-- C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous
+venir vous promener avec moi?
+
+-- Mon Dieu, oui.
+
+-- Eh bien, venez... Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille!
+
+Et elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre
+à Lucan avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa
+boutonnière, en faisant le geste d'un homme qui ne comprend
+rien à ce qui se passe, mais qui n'en est pas fâché.
+
+Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le
+sable de son pied léger et impatient.
+
+-- Monsieur de Lucan, lui dit-elle gaiement, ma mère veut que
+je sois aimable pour vous, mon mari le veut, le Ciel aussi, je
+suppose; c'est pourquoi je le veux également, et je vous
+assure que je suis très-aimable quand je m'en donne la
+peine,... vous verrez ça!
+
+-- Est-il possible? dit Lucan.
+
+-- Vous verrez, monsieur! répondit-elle en lui faisant avec
+toutes ses grâces une révérence théâtrale.
+
+-- Et où allons-nous, madame?
+
+-- Où il vous plaira,... dans les bois, à l'aventure, si vous
+voulez.
+
+Les collines boisées étaient si rapprochées du château,
+qu'elles bordaient d'une frange d'ombre un des côtés de la
+cour. M. de Lucan et Julia s'engagèrent dans le premier
+sentier qui se présenta devant eux; mais Julia ne tarda pas à
+quitter les chemins frayés pour marcher au hasard d'un arbre à
+l'autre, s'égarant à plaisir, battant les fourrés de sa canne,
+cueillant des fleurs ou des feuillages, s'arrêtant en extase
+devant des bandes lumineuses qui rayaient çà et là les tapis
+de mousse, franchement enivrée de mouvement, de plein air, de
+soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon tout en
+marchant des mots de gracieuse camaraderie, des
+interpellations folles, des moqueries d'enfant, et faisait
+retentir les bois de la mélodie de son rire.
+
+Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à
+peu récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la
+charge avec résignation: s'apercevant qu'il succombait sous le
+poids, elle s'assit sur les racines d'un vieux chêne pour
+faire, dit-elle, un triage dans tout ce pêle-mêle. Elle prit
+alors sur ses genoux le paquet d'herbes et de fleurs, et se
+mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qualité inférieure.
+Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce qu'elle
+croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant
+gravement
+
+ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait.
+
+-- Toi, ma chère, trop maigre!... toi, gentille, mais trop
+courte!... toi, tu sens mauvais!... toi, tu as l'air bête!...
+
+Puis, venant brusquement à un autre ordre idées qui ne laissa
+pas d'inquiéter d'abord M. de Lucan:
+
+-- C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui avez conseillé à
+Pierre de me parler avec fermeté?
+
+-- Moi? dit Lucan; quelle idée!
+
+-- Ça doit être vous. -- Toi, poursuivit-elle en continuant de
+s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!... --
+Oui, ça doit être vous... On vous croirait doux, à vous voir,
+et vous êtes très-dur, très-tyrannique...
+
+-- Féroce, dit Lucan.
+
+-- Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison, ce
+pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme
+soit un homme... Il est pourtant très-brave, n'est-ce pas?
+
+-- Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême
+énergie.
+
+-- Il en a l'air, et cependant avec moi... c'est un ange.
+
+-- C'est qu'il vous aime.
+
+-- Très-probable!... -- Il y a de ces fleurs qui sont
+curieuses... On dirait une petite dame, celle-ci!
+
+-- J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre?
+
+-- Très-probable, encore.
+
+Après une pause, elle secoua la tête:
+
+-- Et pourquoi l'aimerais-je?
+
+-- Belle question! dit Lucan; mais parce qu'il est parfaitement
+digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites,
+l'intelligence, le coeur et même la beauté,... enfin, parce que
+vous l'avez épousé.
+
+-- Monsieur de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une
+confidence?
+
+-- Je vous en prie.
+
+-- Ce voyage d'Italie a été très-mauvais pour moi.
+
+-- Comment cela?
+
+-- Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas
+laide précisément, mais je me croyais ordinaire.
+
+-- Oui,... eh bien?
+
+-- Eh bien, en me promenant en Italie, à travers tous ces
+souvenirs et tous ces marbres si admirés, je faisais
+d'étranges réflexions... Je me disais qu'après tout ces
+princesses et ces déesses du monde antique qui rendaient fous
+les bergers et les rois, pour lesquelles éclataient les
+guerres et les sacriléges, étaient à peu près des personnes
+dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté.
+J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle,
+que j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un
+prix vulgaire, qui ne pouvait être que la récompense,... que
+sais-je... d'une grande action... ou d'un grand crime!
+
+Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce
+langage. Il prit le parti d'en rire.
+
+-- Mais, ma chère Julia, dit-il, faites attention: vous vous
+trompez de siècle... Nous ne sommes plus au temps où l'on se
+mettait en guerre pour les beaux yeux des dames... Au reste,
+parlez-en à Pierre: il a tout ce qu'il faut pour vous fournir
+la grande action demandée; quant au crime, je crois que vous
+devez y renoncer.
+
+-- Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage! ajouta-t-elle en
+éclatant de rire. -- Enfin, vous voyez, je vous dis toutes les
+folies qui me passent par la tête... C'est aimable, ça,
+j'espère?
+
+-- C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez.
+
+-- Avec ce précieux encouragement, monsieur!... dit-elle en se
+levant et en achevant sa phrase par une révérence; -- mais,
+pour le moment, allons déjeuner... Je vous recommande mon
+bouquet. Tenez les têtes en bas... Marchez devant, monsieur,
+et par le plus court, je vous prie, car j'ai un appétit qui
+m'arrache des larmes.
+
+Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au
+château. Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une
+cavatine, tantôt lui adressant de nouvelles instructions sur
+la manière de tenir son bouquet, ou le touchant légèrement du
+bout de sa canne pour lui faire admirer quelque oiseau perché
+sur une branche.
+
+Clodilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc
+devant la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur
+visage se dissipa au bruit de la voix rieuse de Julia. Dès
+qu'elle les aperçut, la jeune femme enleva le bouquet à Lucan,
+accourut vers Clodilde, et, lui jetant dans les bras sa
+moisson de fleurs:
+
+-- Ma mère, dit-elle, nous avons fait une délicieuse
+promenade... Je me suis beaucoup amusée. M. de Lucan aussi,...
+et, de plus, il a beaucoup profité dans ma conversation... Je
+lui ai ouvert des horizons!...
+
+Elle décrivit avec la main une grande courbe dans le vide,
+pour indiquer l'immensité des horizons qu'elle avait ouverts à
+M. de Lucan. Puis, entraînant sa mère vers la salle à manger
+et aspirant l'air avec force:
+
+-- Oh! cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arôme!
+
+Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit
+pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le
+lendemain et les jours suivants sans altération sensible. Si
+Julia nourrissait encore quelques restes de ses farouches
+ennuis, elle avait du moins la bonté de les réserver pour elle
+et d'en souffrir seule. Plus d'une fois encore, on la vit
+revenir de ses excursions solitaires, le front soucieux et
+l'oeil sombre; mais elle secouait ces dispositions équivoques
+dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que des
+grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui
+elle sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer.
+Elle absorbait même son temps sans beaucoup de discrétion, et
+le mettait un peu trop souvent en réquisition pour des
+promenades, des dessins de tapisserie, de la musique à quatre
+mains, quelquefois pour rien, simplement pour le déranger, se
+plantant devant ses fenêtres, et lui posant à travers ses
+lectures des séries de questions burlesques. Tout cela était
+charmant: M. de Lucan s'y prêtait avec complaisance, et
+n'avait pas assurément grand mérite.
+
+La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours
+chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du
+changement miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de
+Julia et dans sa manière d'être à l'égard de son beau-père.
+Témoin des gracieuses attentions qu'elle prodiguait à M. de
+Lucan, madame de Pers eut des démonstrations de vive
+satisfaction, au milieu desquelles on retrouvait toutefois
+quelques traces de ses anciennes préventions contre sa petite-fille.
+
+La veille du départ de la baronne on invita quelques voisins à
+dîner pour lui être agréable, car elle n'avait qu'un faible
+goût pour l'intimité de famille, et elle aimait passionnément
+les étrangers. On lui donna donc, faute de temps pour mieux
+faire, le curé de Vastville, le percepteur, le médecin et le
+receveur de l'enregistrement, hôtes assez habituels du château
+et grands admirateurs de Julia. C'était peu de chose sans
+doute, c'était assez cependant pour fournir à la baronne
+l'occasion de mettre une robe habillée.
+
+Julia, pendant le dîner, parut s'appliquer à faire la conquête
+du curé, vieillard candide, qui subissait la fascination de sa
+voisine avec une sorte de stupeur joyeuse. Elle le faisait
+manger, elle le faisait boire, elle le faisait rire.
+
+-- Quel serpent, n'est-ce pas, monsieur le curé? dit la
+baronne.
+
+-- Elle est bien aimable, dit le curé.
+
+-- A faire frémir, reprit la baronne.
+
+Le soir, après quelques tours de valse, Julia, accompagnée par
+son mari, chanta de sa belle voix grave des mélodies inédites,
+des chansons nationales qu'elle avait rapportées d'Italie. Un
+de ces airs lui rappelant une espèce de tarentelle qu'elle
+avait vu danser par des femmes de Procida, elle pria son mari
+de la jouer. Elle contait en même temps avec feu comment se
+dansait cette tarentelle, en donnant une rapide indication des
+pas, des gestes et des attitudes; puis, tout à coup, entraînée
+par l'ardeur de son récit:
+
+-- Attendez, Pierre, dit-elle, je vais la danser... Ce sera
+plus simple.
+
+Elle releva sa traîne, qui la gênait, et pria sa mère de la
+fixer avec des épingles. Pendant ce temps, elle s'occupait
+elle-même activement: il y avait sur la cheminée et sur les
+consoles des vases remplis de fleurs et de verdure; elle y
+puisait de ses mains alertes, et, posée devant une glace elle
+piquait et entrelaçait pêle-mêle dans ses cheveux magnifiques
+des fleurs, des herbes, des grappes, des épis, tout ce qui
+venait sous ses doigts. La tête chargée de cette couronne
+épaisse et frissonnante, elle vint se placer au milieu du
+salon.
+
+-- Allez, mon ami! dit-elle à M. de Moras.
+
+Il joua la tarentelle, qui débutait par une sorte de pas de
+ballet lent et solennel que Julia mima avec ses airs
+souverains, déployant et reployant comme des guirlandes ses
+bras d'almée; puis, le rythme s'animant de plus en plus, elle
+frappa le parquet de ses pas rapides et redoublés avec la
+souplesse sauvage et le sourire épanoui d'une jeune bacchante:
+brusquement elle termina par une glissade prolongée qui
+l'amena toute palpitante devant M. de Lucan, assis en face
+d'elle. Là, elle fléchit un genou, porta d'un geste soudain
+ses deux mains à ses cheveux, et, secouant en même temps sa
+tête penchée, elle fit tomber sa couronne en pluie de fleurs
+aux pieds de Lucan, en disant de sa plus douce voix, sur le
+ton d'un gracieux hommage:
+
+-- Monsieur!...
+
+Après quoi, elle se redressa, toujours glissante, se jeta dans
+un fauteuil, prit gravement le tricorne du curé, et s'en
+éventa le visage.
+
+Au milieu des applaudissements et des rires qui remplissaient
+le salon, la baronne de Pers se rapprocha doucement de Lucan
+sur le canapé qu'ils occupaient en commun, et lui dit tout
+bas:
+
+-- Ah çà, mon cher monsieur, qu'est-ce que c'est donc que ce
+nouveau système-là? Savez-vous que j'aimais encore mieux sa
+première manière, moi?...
+
+-- Comment, chère madame? Pourquoi donc? dit simplement Lucan.
+
+Mais, avant que la baronne eût pu s'expliquer, en supposant
+qu'elle en eût l'intention, Julia fut prise d'une nouvelle
+fantaisie.
+
+-- Décidément j'étouffe,... dit-elle. -- Monsieur de Lucan,
+offrez-moi votre bras.
+
+Elle sortit, et Lucan l'accompagna. Elle s'arrêta dans le
+vestibule pour se couvrir la tête de son grand voile blanc,
+parut hésiter un moment entre la porte du jardin et celle de
+la cour; puis, se décidant:
+
+-- Dans l'allée aux Dames, dit-elle; c'est là qu'il fait le
+plus frais.
+
+L'allée aux Dames qui était le lieu de promenade favori de
+Julia, s'ouvrait en face de l'avenue, à l'autre extrémité de
+la cour. C'était un sentier en pente douce pratiqué entre
+l'escarpement rocheux des coteaux boisés et le bord d'un ravin
+qui paraissait avoir été un des fossés de l'ancien château. Un
+ruisseau coulait au fond de ce ravin avec un bruit
+mélancolique; il allait se perdre, à quelque distance, dans un
+petit étang ombragé de saules, et gardé par deux vieilles
+nymphes de marbre, auxquelles l'allée aux Dames devait son
+nom, consacré par la tradition du pays. A mi-chemin entre la
+cour et l'étang, des fragments de mur et des cintres brisés,
+débris de quelque fortification extérieure, s'étageaient sur
+le revers du coteau; pendant quelques pas, ces ruines
+bordaient le sentier de leurs épais contre-forts, et y
+projetaient, avec des festons de lierre et de ronces, une
+masse d'ombre que la nuit changeait en ténèbres opaques. On
+eût dit alors que le passage était coupé par un abîme. Le
+caractère sombre de ce site n'était pas, d'ailleurs, sans
+quelques adoucissements: un sable fin et sec jonchait le
+sentier; des bancs rustiques étaient adossés çà et là contre
+l'escarpement; enfin, les talus gazonnés qui descendaient dans
+le ravin étaient semés de jacinthes, de violettes et de
+rosiers nains dont le parfum s'élevait et se conservait dans
+cette allée couverte comme l'odeur de l'encens dans une
+église.
+
+On était alors à la fin de juillet, et la chaleur avait été
+accablante dans la journée. En quittant l'atmosphère de la
+cour encore embrasée par les feux du couchant, Julia respira
+avec avidité l'air frais du ruisseau et des bois.
+
+-- Dieu! que c'est bon! dit-elle.
+
+-- Mais j'ai peur que ce ne soit trop bon, dit Lucan;
+permettez-moi...
+
+Et il lui roula en double autour du cou les bouts flottants de
+son voile.
+
+-- Comment! vous tenez donc à mes jours? dit-elle.
+
+-- Mais certainement.
+
+-- C'est magnanime!
+
+Elle fit quelques pas en silence, s'appuyant légèrement sur le
+bras de son compagnon, et balançant à sa manière sa taille
+gracieuse.
+
+-- Votre bon curé doit me prendre pour une espèce de diable?
+reprit-elle.
+
+-- Il n'est pas le seul, dit Lucan avec un sang-froid ironique.
+
+Elle eut un rire bref et contraint; puis, après une nouvelle
+pause, en continuant sa marche, le front penché:
+
+-- Vous devez pourtant me détester un peu moins maintenant,
+dites?
+
+-- Un peu moins.
+
+-- Soyez sérieux, voulez-vous? Je sais que je vous ai fait
+beaucoup souffrir... Commencez-vous à me pardonner?
+
+Sa voix avait pris un accent de sensibilité qui ne lui était
+pas ordinaire, et qui toucha M. de Lucan.
+
+-- Je vous pardonne de grand coeur, mon enfant, répondit-il.
+
+Elle s'arrêta, et, lui saisissant les deux mains:
+
+-- C'est vrai? c'est fini de nous haïr?... dit-elle d'un ton
+bas et comme timide. Vous m'aimez un peu?
+
+-- Je vous remercie, dit Lucan avec une gravité émue; je vous
+remercie, et je vous aime bien.
+
+Comme elle l'attirait doucement, il l'enlaça d'une franche et
+affectueuse étreinte, et posa les lèvres sur son front,
+qu'elle lui tendait; mais, au même instant, il sentit la
+taille souple de la jeune femme se roidir; sa tête se
+renversa, puis elle s'affaissa tout entière, et glissa dans
+ses bras comme une tige fauchée.
+
+Il y avait un banc à deux pas, il l'y porta; mais, après l'y
+avoir déposée, au lieu de lui donner du secours, il demeura
+dans une attitude d'étrange immobilité devant cette forme
+charmante et inerte. Il y eut un long silence que troublait
+seul le bruit doux et triste du ruisseau. Se réveillant enfin
+de stupeur, M. de Lucan appela plusieurs fois d'une voix haute
+et presque dure:
+
+-- Julia! Julia!
+
+Comme elle restait sans mouvement, il descendit dans le ravin
+à la hâte et y puisa de l'eau dans sa main; il lui en baigna
+les tempes. Après un moment, il vit dans l'ombre ses grands
+yeux s'ouvrir, et il l'aida à soulever sa tête.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? dit-elle en le regardant d'un air
+égaré; qu'est-ce qui est arrivé, monsieur?
+
+-- Mais vous vous êtes trouvée mal, dit Lucan en riant.
+
+-- Trouvée mal? répéta Julia.
+
+-- Sans doute; c'est ce que je craignais... Le froid vous aura
+saisie. Pouvez-vous marcher? voyons, essayez.
+
+-- Très-bien, dit-il en lui prenant le bras.
+
+Comme tous ceux qui éprouvent des défaillances subites, Julia
+ne se rappelait que d'une manière très-indistincte la
+circonstance qui avait provoqué son évanouissement.
+
+Ils avaient repris à pas lents le chemin du château.
+
+-- Trouvée mal! reprit-elle gaiement; Dieu! que c'est ridicule!
+
+Puis, avec une vivacité subite:
+
+-- Mais qu'est-ce que j'ai dit? Est-ce que j'ai parlé?
+
+-- Vous avez dit: "J'ai froid!" et puis vous êtes partie.
+
+-- Comme cela?
+
+-- Comme cela.
+
+-- Est-ce que vous avez cru que j'étais morte?
+
+-- Je l'ai espéré un instant, dit froidement Lucan.
+
+-- Quelle horreur!... Mais nous causions avant cela? Qu'est-ce
+que nous disions?
+
+-- Nous faisions un pacte de bonne amitié.
+
+-- Eh bien, il n'y paraît guère... monsieur de Lucan!
+
+-- Madame?
+
+-- Vous avez l'air de m'en vouloir de ce que je me suis trouvée
+mal?
+
+-- Sans doute... D'abord, je n'aime pas les histoires,... et
+puis c'est entièrement votre faute;... vous êtes si
+imprudente, si déraisonnable!
+
+-- Oh! mon Dieu!... voulez-vous un bâton?
+
+Et, comme on apercevait les lumières du château:
+
+-- À propos, n'inquiétez pas ma mère de ce détail, n'est-ce
+pas?
+
+-- Je n'aurai garde; soyez tranquille.
+
+-- Vous êtes parfaitement maussade, vous savez?
+
+-- C'est vrai; mais j'ai passé là quelques minutes tellement
+pénibles...
+
+-- Je vous plains de toute mon âme, dit sèchement Julia.
+
+Elle se débarrassa de son voile dans le vestibule, et rentra
+dans le salon.
+
+La baronne de Pers, qui devait partir le lendemain de bonne
+heure, s'était déjà retirée. Julia joua des sonates à quatre
+mains avec sa mère. M. de Lucan remplaça le mort au whist du
+curé, et la soirée s'acheva paisiblement.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Le lendemain matin, Clodilde allait monter en voiture avec sa
+mère, qu'elle conduisait à la gare; M. de Lucan, retenu au
+château par un rendez-vous d'affaires, assistait à leur
+départ. Il remarqua l'air absorbé de la baronne; elle était
+silencieuse, contre sa coutume, elle jetait sur lui des
+regards embarrassés; elle s'approcha plusieurs fois avec un
+sourire contraint et d'un air de confidence, puis se borna à
+lui adresser des paroles banales. Enfin, profitant d'un moment
+où Clodilde donnait quelques ordres, elle se pencha par la
+portière, et, serrant avec force la main de Lucan:
+
+-- Soyez honnête homme, monsieur! dit-elle.
+
+Il vit en même temps ses yeux se mouiller. La voiture partit
+aussitôt.
+
+L'affaire dont s'occupait alors M. de Lucan, et dont il
+s'entretint longuement le matin même avec son avocat et son
+avoué, arrivés de Caen dans la nuit, était un vieux procès de
+famille que le maire de Vastville, personnage ambitieux et
+taquin, avait mis sa gloire à ressusciter. Il s'agissait d'une
+revendication de biens communaux qui aurait eu pour effet de
+dépouiller M. de Lucan d'une partie de ses bois, et de
+déshonorer son domaine patrimonial. Il avait gagné ce procès
+en première instance; mais on allait bientôt le juger en
+appel, et il conservait des craintes sur le résultat
+définitif. Il n'eut pas de peine à colorer de ce prétexte
+pendant quelques jours aux yeux des habitants du château une
+sévérité de physionomie, une brièveté de langage, et des goûts
+de solitude qui couvraient peut-être des soucis plus graves.
+Ce prétexte ne tarda pas à lui manquer. Un télégramme lui
+apprit, dès le commencement de la semaine suivante, que son
+procès était définitivement gagné, et il dut manifester à
+cette occasion une allégresse qui était loin de son coeur.
+
+Il reprit dès ce moment le train de la vie commune auquel
+Julia continuait d'imprimer tout le mouvement de son active
+imagination. Toutefois, il ne se prêta plus avec la même
+familiarité affectueuse aux caprices de sa belle-fille. Elle
+s'en aperçut; mais elle ne s'en aperçut pas seule. Lucan
+surprit dans les regards de M. de Moras de l'étonnement, dans
+ceux de Clodilde, des reproches. Un danger nouveau lui
+apparut. Il se donnait des torts qu'il était également
+impossible, également redoutable d'expliquer ou de laisser
+interpréter.
+
+Avec le temps d'ailleurs, la lueur effroyable qui lui avait
+traversé le cerveau dans une circonstance récente,
+s'affaiblissait; elle ne jetait plus dans son esprit la même
+force de conviction. Il concevait des doutes; il s'accusait
+par instants d'une véritable aberration; il accusait la
+baronne de préventions cruelles et coupables, il se disait
+enfin qu'en tout cas le parti le plus sage était de ne pas
+croire au drame, et de ne pas le vivifier en y prenant
+sérieusement un rôle. -- Malheureusement, le caractère de
+Julia, plein de surprises et d'imprévu, ne permettait guère de
+suivre avec elle un plan de conduite régulier.
+
+Par une belle après-midi, les hôtes du château, accompagnés de
+quelques voisins, avaient fait une excursion à cheval jusqu'à
+l'extrémité du cap La Hague. Au retour et vers le milieu de la
+route, Julia, qui avait été remarquablement silencieuse tout
+le jour, se détacha du groupe principal, et, jetant de côté à
+M. de Lucan un regard expressif, poussa son cheval un peu en
+avant. Il la rejoignit presque aussitôt. Elle lui lança de
+nouveau un coup d'oeil oblique, et brusquement, de son accent
+le plus amer et le plus haut:
+
+-- Est-ce que ma présence vous est dangereuse, monsieur?
+
+-- Comment, dangereuse? dit-il en riant. Je ne vous comprends
+pas, ma chère dame.
+
+-- Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Que signifient
+ces allures nouvelles et désagréables que vous affectez avec
+moi? C'est une chose vraiment étrange, que vous soyez d'autant
+moins poli que je le suis davantage. On me persécute pendant
+des années pour que je vous fasse des mines gracieuses, et,
+quand je m'épuise à vous en faire, vous boudez! Qu'est-ce que
+cela veut dire? Qu'est-ce qui vous passe par la tête?...
+Infiniment curieuse de le savoir.
+
+-- C'est bien simple, et je vais vous l'apprendre en deux mots.
+Il me passe par la tête qu'après avoir été peu aimable avec
+moi, vous l'êtes maintenant presque trop... J'en suis
+sincèrement touché et charmé; mais je crains véritablement
+quelquefois de trop détourner à mon profit des attentions
+auxquelles je n'ai pas seul droit. Vous savez combien j'aime
+votre mari... Il ne peut être question ici de jalousie, bien
+entendu; mais l'affection d'un homme est fière et ombrageuse.
+Sans descendre à des sentiments bas et d'ailleurs impossibles,
+Pierre, se voyant un peu négligé, pourrait se froisser,
+s'attrister, et nous en serions tous deux désespérés, n'est-ce
+pas?
+
+-- Je ne sais rien faire à demi, dit-elle avec un geste
+d'impatience. On ne change pas son naturel. C'est avec mon
+coeur à moi, et non avec celui d'un autre, que j'aime et que je
+hais... Et puis... pourquoi n'entrerait-il pas dans mes idées
+de donner de la jalousie à Pierre?... Ma vieille haine
+légendaire pour vous a peut-être fait ce savant calcul... Il
+vous tuerait, ou moi, et ce serait un dénoûment comme un
+autre.
+
+-- Vous me permettrez bien d'en préférer un autre, dit Lucan,
+essayant toujours, mais sans grand succès, de donner un tour
+enjoué à ce farouche entretien.
+
+-- Au reste, continua-t-elle, rassurez-vous, mon cher monsieur.
+Pierre n'est pas jaloux... Il ne se doute de rien, comme on
+dit dans les vaudevilles!
+
+Elle eut un de ses rires mauvais et reprit aussitôt d'un ton
+sérieux:
+
+-- Et de quoi se douterait-il? Si je suis aimable pour vous,
+c'est par ordre,... et personne ne peut savoir jusqu'à quel
+point j'y mets du mien.
+
+-- Je suis persuadé que vous ne le savez pas vous même, dit-il
+en riant. Vous êtes une personne naturellement agitée; il vous
+faut de l'orage, et, quand il n'y en a pas, vous l'imitez...
+Que vous aimiez ou que vous n'aimiez pas votre beau-père, cela
+n'a rien au fond de très-dramatique... Il n'y a lieu ici qu'à
+des sentiments très-simples et très-ordinaires... Il faut bien
+les compliquer un peu,... n'est-ce pas, ma chère?
+
+-- Oui, -- mon cher! -- dit-elle en accentuant ironiquement le
+dernier mot.
+
+Puis elle lança son cheval au galop.
+
+On touchait alors à la lisière des bois. Il la vit bientôt
+quitter la route directe qui les traversait et prendre un
+sentier à travers la bruyère comme pour se jeter en pleine
+futaie. Au même instant, Clodilde accourut près de lui, et,
+lui touchant l'épaule du bout de sa cravache:
+
+-- Où va donc Julia? dit-elle vivement.
+
+Lucan répondit par un geste vague et par un sourire.
+
+-- Je suis sûre, reprit Clodilde, qu'elle va boire à cette
+fontaine là-bas... Elle se plaignait tout à l'heure d'avoir
+soif... Suivez-la, mon ami, je vous en prie, et empêchez-la...
+Elle a si chaud!... Cela peut être mortel... Courez, je vous
+en supplie!
+
+M. de Lucan rendit la main à son cheval, qui partit comme le
+vent. Julia avait disparu sous le couvert du bois. Il suivit
+sa trace; mais sous la futaie les racines et la pente du
+terrain ralentirent un peu sa marche. À quelque distance, dans
+une clairière étroite, le travail des siècles et les
+filtrations du sol avaient creusé une de ces fontaines
+mystérieuses dont l'eau limpide, les parois revêtues de mousse
+et l'air de profonde solitude enchantent l'imagination, et en
+ont fait jaillir tant de poétiques légendes. Quand M. de Lucan
+put apercevoir de nouveau Julia à travers les arbres, elle
+avait mis pied à terre. Son cheval, admirablement dressé,
+demeurait immobile à deux pas, broutant le feuillage, pendant
+que sa maîtresse, à genoux et penchée sur le bord de la
+fontaine, buvait dans ses mains.
+
+-- Julia, je vous en prie! dit M. de Lucan en élevant la voix.
+
+Elle s'était relevée par une sorte de bondissement léger: elle
+le salua gaiement.
+
+-- Trop tard, monsieur! dit-elle; mais je n'ai bu que quelques
+gouttes, quelques petites gouttes seulement, je vous jure!
+
+-- Vous êtes vraiment folle! dit Lucan, qui était alors tout
+près d'elle.
+
+-- Le pensez-vous?
+
+Elle agitait ses mains blanches et superbes, qui lui avaient
+servi de coupe et qui semblaient secouer des diamants.
+
+-- Donnez-moi votre mouchoir!
+
+Lucan lui donna son mouchoir. Elle s'essuya les mains
+gravement; puis, en lui rendant le mouchoir de la main droite,
+elle se dressa un peu sur ses pieds et lui présenta sa main
+gauche à la hauteur du visage:
+
+-- Là! ne boudez plus!
+
+Lucan baisa la main.
+
+-- L'autre maintenant, reprit-elle... Ne pâlissez donc pas, mon
+ami!
+
+M. de Lucan affecta de n'avoir pas entendu ces dernières
+paroles, et descendit brusquement de cheval.
+
+-- Il faut que je vous aide à remonter, dit-il d'une voix sèche
+et dure.
+
+Elle mettait ses gants le front baissé. Tout à coup, relevant
+la tête, et, le regard d'un oeil fixe:
+
+-- Quelle misérable je fais, n'est-ce pas? dit-elle.
+
+-- Non, dit Lucan, mais quelle malheureuse!
+
+Elle s'appuya contre un des arbres qui ombrageaient la source,
+la tête à demi renversée et une main sur ses yeux.
+
+-- Venez! dit Lucan.
+
+Elle obéit, et il l'aida à se remettre à cheval. Ils sortirent
+du bois sans se parler, regagnèrent la route et eurent bientôt
+rejoint la cavalcade.
+
+A peine échappé aux angoisses de cette scène, M. de Lucan
+n'hésita point à penser que l'éloignement de Julia et de son
+mari en devait être la conséquence nécessaire et immédiate;
+mais, quand il vint à chercher les moyens de provoquer leur
+brusque départ, son esprit se perdit dans des difficultés
+insolubles. Par quel motif, en effet, justifier aux yeux de
+Clodilde et de M. de Moras une détermination si nouvelle, si
+imprévue? On était arrivé au milieu du mois d'août, et il
+était convenu dès longtemps que toute la famille retournerait
+à Paris le 1er septembre. La proximité même du terme fixé pour
+le départ général donnerait plus d'invraisemblance au prétexte
+invoqué pour expliquer cette séparation soudaine. Il était
+presque impossible qu'elle n'éveillât pas dans l'esprit de
+Clodilde et dans celui du comte des soupçons irréparables, des
+lumières mortelles pour le bonheur de l'un et de l'autre. Le
+remède était véritablement plus menaçant que le mal lui-même;
+car, si le mal était grand, il était du moins inconnu de ceux
+dont il aurait brisé le coeur et la vie, et on pouvait encore
+espérer qu'il continuerait de l'être à jamais. M. de Lucan
+songea un moment à s'éloigner lui-même, mais il était encore
+plus impossible de motiver son départ que celui de Julia.
+
+Toutes ces réflexions faites, il résolut de s'armer de
+patience et de courage. Une fois à Paris, les habitations
+séparées, les relations plus rares, les obligations mondaines,
+l'activité de la vie, ne tarderaient pas à tendre, puis à
+dénouer paisiblement la situation douloureuse et formidable
+sur laquelle il lui était désormais interdit de s'abuser. Il
+compta sur lui-même et aussi sur la générosité naturelle de
+Julia pour gagner sans éclat et sans brisement le terme
+prochain qui devait mettre fin à l'existence commune et à ses
+incessants périls. Il ne devait pas être impossible de
+conjurer encore pendant une courte période de quinze jours
+l'explosion d'un orage qui grondait depuis plusieurs mois sans
+laisser voir ses foudres. -- Il oubliait avec quelle effrayante
+rapidité les maladies de l'âme comme celles du corps, après
+avoir atteint lentement et graduellement certaines crises
+fatales, précipitent soudain leurs progrès et leurs ravages.
+
+M. de Lucan se demanda s'il devait informer Julia de la
+conduite qu'il avait arrêtée et des raisons qui la lui
+dictaient; mais toute ombre d'explication entre eux lui parut
+souverainement malséante et dangereuse. Leur intelligence
+confidentielle sur un tel sujet eût pris un air de complicité
+que repoussaient tous ses sentiments d'honneur. Malgré les
+clartés terribles qui s'étaient faites, il restait cependant
+entre eux quelque chose d'obscur, d'indécis, d'inavoué, qu'il
+crut devoir conserver à tout prix. Aussi, loin de chercher les
+occasions de quelque entretien intime, il les évita dès ce
+moment avec un scrupule absolu. Julia semblait pénétrée de la
+même réserve et préoccupée au même degré que lui de fuir le
+tête-à-tête, tout en sauvegardant les apparences; mais, à cet
+égard, la jeune femme ne disposait pas de la puissance de
+dissimulation que Lucan devait à sa fermeté naturelle et
+acquise. Il pouvait, quant à lui, sans effort visible, cacher
+sous sa contenance habituelle de gravité les anxiétés qui le
+dévoraient. Julia n'arrivait pas sans une contrainte presque
+convulsive à porter d'un front haut et riant le fardeau de sa
+pensée. Pour le seul témoin qui eût le secret de ses combats,
+c'était un spectacle poignant que celui de cette gracieuse et
+fiévreuse animation dont la malheureuse enfant soutenait
+péniblement l'artifice. Il la voyait de loin quelquefois,
+semblable à une comédienne épuisée, s'isoler sur quelque banc
+retiré du jardin, et haleter, la main sur sa poitrine, comme
+pour contenir son coeur révolté. Il se sentait alors, malgré
+tout, devant tant de beauté et de misère, envahi d'une pitié
+immense.
+
+N'était-ce que de la pitié?
+
+L'attitude, les paroles, les regards de Clodilde et du mari de
+Julia étaient en même temps pour M. de Lucan l'objet d'une
+observation constante et inquiète. Clodilde évidemment ne
+concevait pas la moindre alarme. La douce sérénité de ses
+traits demeurait inaltérée. Quelques bizarreries de plus ou de
+moins dans les allures de Julia n'étaient pas chose assez
+nouvelle pour appeler son attention particulière. Sa pensée,
+d'ailleurs, était trop loin des monstrueux abîmes ouverts à
+ses côtés: elle y eût mis le pied et s'y fût engloutie avant
+de les avoir soupçonnés.
+
+La physionomie blonde, calme et belle du comte de Moras
+conservait en tout temps, comme le visage brun de Lucan une
+sorte de fermeté sculpturale. Il était donc assez difficile
+d'y lire les impressions d'une âme qui était naturellement
+forte et très-maîtresse d'elle-même. Sur un point cependant
+cette âme était devenue faible. M. de Lucan ne l'ignorait pas;
+il connaissait l'amour ardent du comte pour Julia et la
+susceptibilité maladive de sa passion. Il était
+invraisemblable qu'un tel sentiment, s'il était sérieusement
+mis en défiance, ne se trahît pas par quelque signe extérieur
+violent ou du moins saisissable. M. de Lucan ne remarquait en
+réalité aucun de ces symptômes redoutés. S'il surprenait par
+moments un pli fugitif du sourcil, une intonation douteuse, un
+regard dérobé ou distrait, il pouvait croire tout au plus à
+quelque retour de cette jalousie vague et chimérique dont il
+savait le comte dès longtemps tourmenté. Il le voyait, du
+reste, apporter dans la vie de famille la même impassibilité
+souriante, et il continuait d'en recevoir les mêmes
+témoignages de cordialité. Obsédé toutefois par ses légitimes
+scrupules de loyauté et d'amitié, il eut la tentation folle de
+prendre le comte pour confident de l'épreuve qui leur
+
+était imposée; mais, en allégeant son propre coeur, cette
+confidence si délicate et si cruelle n'eût-elle pas désespéré
+le coeur de son ami? Et, de plus, ce prétendu trait de loyauté,
+livrant le secret d'une femme, n'eût-il pas été doublé d'une
+lâcheté et d'une trahison?
+
+Il fallait donc, à travers tant d'écueils et d'angoisses,
+soutenir seul jusqu'au bout le poids de cette épreuve, plus
+compliquée et plus périlleuse encore peut-être que M. de Lucan
+ne voulait se l'avouer à lui-même.
+
+Elle devait avoir un terme plus prochain qu'il ne pouvait le
+pressentir.
+
+Clodilde et son mari, accompagnés de M. et madame de Moras,
+allèrent un jour visiter en voiture les débris d'une galerie
+couverte qui est une des rares antiquités druidiques du pays.
+Ces ruines se trouvent au fond d'une anse pittoresque creusée
+dans le flanc de la muraille rocheuse qui borde la côte
+orientale de la presqu'île. Elles jonchent de leurs masses
+informes une de ces croupes gazonnées qui s'avancent çà et là
+au pied des falaises comme de monstrueux contre-forts. On y
+accède, malgré la roideur de la pente, par une route facile
+qui descend en serpentant longuement jusque sur le sable jaune
+de la petite baie. Clodilde et Julia firent un croquis du
+vieux temple celtique pendant que les hommes fumaient; puis on
+s'amusa quelque temps à voir la mer montante étaler sur le
+sable ses franges d'écume. On convint de remonter la côte à
+pied pour soulager les chevaux. La voiture, sur un signe de
+Lucan, se mit en marche; Clodilde prit le bras de M. de Moras,
+et ils commencèrent à gravir lentement la route sinueuse.
+Lucan attendait, pour les suivre, le bon plaisir de Julia;
+elle était restée à quelques pas en conversation animée avec
+un vieux pêcheur qui achevait de tendre ses amorces dans le
+creux des rochers. Elle éleva un peu la voix en se retournant
+vers Lucan:
+
+
+-- Il dit qu'il y a un chemin beaucoup plus court et très-facile,
+là tout près, le long de la falaise... J'ai envie de
+le prendre pour éviter cette ennuyeuse côte.
+
+-- N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très-facile
+pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour
+vous.
+
+Après une nouvelle conférence avec son pêcheur:
+
+-- Il dit, reprit Julia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et
+que les enfants montent et descendent par là tous les jours.
+Il va me conduire jusqu'au bas du sentier, je n'aurai plus
+qu'à monter tout droit... Dites à ma mère que je serai là-haut
+avant vous.
+
+-- Votre mère va mourir d'inquiétude.
+
+-- Dites-lui qu'il n'y a aucun danger.
+
+Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté
+qui devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait
+les châles et l'album de Julia, il le chargea de rassurer
+Clodilde et M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les
+angles de la route; puis, retournant à Julia:
+
+-- Quand vous voudrez, dit-il.
+
+-- Vous venez avec moi?
+
+-- Naturellement.
+
+Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises.
+Au sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré
+d'écueils aux crêtes aiguës, de gigantesques fragments de
+roche, qui rendirent leur marche très-pénible. Quoique la
+distance fût courte, ils étaient déjà brisés de fatigue quand
+ils arrivèrent à la naissance du sentier, qui parut à Lucan et
+peut-être à Julia elle-même beaucoup moins sûr et commode que
+le pêcheur ne prétendait. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne
+voulut faire d'objections. Après quelques recommandations
+dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la
+générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolument
+l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue
+sous le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur
+de trois cents pieds.
+
+Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils
+avaient gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de
+plaisanterie quelques brèves observations sur les agréments de
+ce sentier de chèvres; mais les difficultés réelles et même
+alarmantes du chemin ne tardèrent pas d'absorber toute leur
+attention. La légère trace frayée disparaissait par instant
+sur la roche nue ou sous quelque éboulement de terrain. Ils
+avaient peine à en retrouver le fil rompu. Leurs pieds
+hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur l'herbe
+rase et comme savonneuse. Il y avait des moments où ils se
+sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient
+s'arrêter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts
+sous leurs yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique
+de la mer, leur causaient une impression de vertige et de
+flottement. Bien que le ciel fût bas et couvert, une chaleur
+lourde et orageuse pesait sur eux, et accélérait le mouvement
+de leur sang. Lucan marchait en avant avec une sorte d'ardeur
+fiévreuse, se retournant de temps à autre pour jeter un regard
+sur Julia, qui le suivait de près, puis levant la tête pour
+chercher quelque point de station, quelque plate-forme sur
+laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Au-dessus
+de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois
+surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse:
+
+-- Monsieur! monsieur! je vous prie,... ma tête tourne!
+
+Il redescendit vivement de quelques pas, au risque de se
+précipiter, et, lui saisissant la main avec force:
+
+-- Allons! allons! dit-il en souriant; qu'est-ce que c'est
+donc?... une vaillante personne comme vous!
+
+-- Il faudrait des ailes! dit-elle faiblement.
+
+Lucan se mit aussitôt à gravir le sentier, soutenant et
+traînant à demi Julia presque évanouie.
+
+Il eut enfin la joie de poser le pied sur une projection de
+terrain, une sorte d'étroite esplanade, adossée au rocher. Il
+y attira avec effort Julia toute palpitante. La tête de la
+jeune femme fléchit et se posa sur la poitrine de Lucan. Il
+entendit ses artères et son coeur battre avec une effrayante
+violence. Peu à peu cette agitation se calma. Elle souleva
+lentement sa tête, entr'ouvrit ses longs cils, et le regardant
+d'un oeil enivré:
+
+-- Je suis si heureuse!... murmura-t-elle; je voudrais mourir
+là!
+
+Lucan l'écarta de lui brusquement à la longueur de son bras;
+puis, la ressaisissant tout à coup et l'enlaçant étroitement
+d'un geste terrible, il jeta un regard trouble sur elle, un
+autre sur l'abîme. Elle crut certainement qu'ils allaient
+mourir. Une légère pâleur passa sur ses lèvres qui sourirent;
+sa tête se renversa à demi:
+
+-- Avec vous,... dit-elle, quelle joie!
+
+Au même instant, un bruit de voix se fit entendre à peu de
+distance au-dessus d'eux. Lucan reconnut la voix de Clodilde
+et celle du comte. Son bras se détendit soudain, et se détacha
+de la taille de Julia. Il lui montra sans parler, mais d'un
+signe impérieux, le sentier qui tournait autour du rocher.
+
+-- Sans vous, alors! dit-elle d'un accent doux et fier.
+
+Et elle monta.
+
+Deux minutes après, ils étaient sur le plateau de la falaise,
+racontant à Clodilde les périls de leur ascension, qui
+expliquèrent suffisamment leur trouble visible. Ils le crurent
+du moins.
+
+Dans la soirée de ce même jour, Julia, M. de Moras et Clodilde
+se promenaient après le dîner sous les charmilles du jardin.
+M. de Lucan, après leur avoir tenu compagnie quelque temps,
+venait de se retirer sous prétexte de quelques lettres à
+écrire. Il ne demeura que peu d'instants dans sa bibliothèque,
+où les voix des promeneurs frappaient son oreille et agitaient
+son esprit. Le désir de la solitude absolue, du recueillement,
+peut-être aussi quelque sentiment bizarre et inavoué, le
+conduisirent dans cette allée aux Dames, marquée pour lui d'un
+ineffaçable souvenir. Il y marcha longtemps à pas lents, dans
+l'ombre profonde que la nuit tombante achevait alors d'y
+répandre. Il voulait consulter son âme, pour ainsi dire, face
+à face, sonder en homme sa pensée jusqu'au fond. Ce qu'il y
+découvrit l'épouvanta. C'était une ivresse folle que la saveur
+du crime exaltait. Devoir, loyauté, honneur, tout ce qui se
+dressait devant sa passion pour y faire obstacle en exaspérait
+la fureur. La Vénus païenne lui mordait le coeur, et y faisait
+couler ses poisons. L'image de la fatale beauté était là sans
+trêve, dans son cerveau brûlant, devant ses yeux troublés; il
+en respirait avidement malgré lui la langueur, les parfums, le
+souffle.
+
+Le bruit d'un pas léger sur le sable suspendit sa marche. Il
+entrevit à travers l'obscurité une forme blanche qui venait.
+
+C'était elle.
+
+Par un mouvement à peine réfléchi, il se jeta dans l'angle
+obscur d'un de ces piliers massifs qui soutenaient les ruines
+sur le revers du bois. Un fouillis de verdure y redoublait les
+ténèbres. -- Elle passa, le front penché, de sa démarche souple
+et rhythmée. Elle alla jusqu'au petit étang qui recevait les
+eaux du ruisseau, rêva quelques minutes sur le bord, et
+revint. Une seconde fois, elle passa devant la ruine sans
+lever les yeux, et comme profondément absorbée. -- Lucan
+restait persuadé qu'elle n'avait pas soupçonné sa présence,
+quand tout à coup elle retourna un peu la tête sans
+interrompre sa marche, et elle jeta derrière elle ce seul mot:
+"Adieu!" d'un ton si doux, si musical, si douloureux, qu'on
+eût dit une larme tombée sur un cristal sonore.
+
+Cette minute était suprême. C'était une de ces minutes où la
+vie d'un homme se décide pour l'éternel bien ou pour le mal
+éternel. M. de Lucan le sentit. S'il cédait à l'attrait de
+passion, de vertige, de pitié, qui le poussait avec une
+violence presque irrésistible sur les traces de cette belle et
+malheureuse femme, -- qui allait le précipiter à ses pieds, sur
+son coeur, -- il comprit qu'il était une âme à jamais perdue et
+désespérée. Ce crime, dût-il rester ignoré de tous, le
+séparait à jamais de tout ce qu'il avait eu jusque-là de
+respecté, de sacré, d'inviolable: il n'y avait plus rien pour
+lui sur la terre ni dans le ciel: il n'y avait plus ni foi, ni
+probité, ni honneur, ni ami, ni Dieu! Le monde moral tout
+entier s'évanouissait dans ce seul instant.
+
+Il accepta l'adieu, et n'y répondit pas. La forme blanche
+s'éloigna et s'effaça bientôt dans les ténèbres.
+
+La soirée de famille se passa comme de coutume. Julia, pâle,
+soucieuse et hautaine, travailla en silence à sa tapisserie.
+Lucan remarqua qu'elle embrassait sa mère, en la quittant,
+avec une effusion extraordinaire.
+
+Il ne tarda point à se retirer lui-même. Assailli des plus
+redoutables appréhensions, il ne se coucha pas. Vers le matin
+seulement, il se jeta sur son lit. Il était environ cinq
+heures, et l'aube naissait à peine quand il crut entendre
+marcher avec précaution sur le tapis du corridor et de
+l'escalier. Il se releva. Les fenêtres de sa chambre
+s'ouvraient sur la cour. Il vit Julia la traverser, habillée
+comme pour monter à cheval. Elle entra dans les écuries, et en
+sortit quelques instants après. Un domestique lui amena son
+cheval et l'aida à y monter. Cet homme, habitué aux allures un
+peu excentriques de la jeune femme, ne vit apparemment rien
+d'alarmant dans ce caprice de promenade matinale.
+
+M. de Lucan, après quelques minutes de réflexions agitées,
+prit sa résolution. Il se dirigea vers la chambre du comte de
+Moras. À sa vive surprise, il le trouva levé et habillé. Le
+comte, en voyant entrer Lucan, parut frappé d'étonnement. Il
+attacha sur lui un regard pénétrant et visiblement troublé.
+
+-- Qu'y a-t-il donc? dit-il enfin d'une voix basse et émue.
+
+-- Rien de sérieux, j'espère, répondit Lucan. Cependant, je
+suis inquiet... Julia vient de sortir à cheval... Vous l'avez
+sans doute vue et entendue comme moi, puisque vous êtes
+debout?
+
+-- Oui, dit Moras, qui avait continué de regarder Lucan avec un
+air d'indicible stupeur; oui, répéta-t-il se remettant avec
+peine, et je suis vraiment aise, très-aise de vous voir, mon
+ami.
+
+En prononçant ces simples paroles, la voix de Moras
+s'embarrassa; un voile humide passa sous ses yeux.
+
+-- Où peut-elle aller à cette heure? reprit-il avec sa fermeté
+d'accent accoutumée.
+
+-- Je ne sais;... quelque fantaisie nouvelle, je pense; mais
+enfin elle m'a paru plus étrange depuis quelque temps, plus
+sombre, et je suis inquiet. Essayons de la suivre, si vous
+voulez.
+
+-- Allons, mon ami, dit le comte d'un ton froid après une pause
+d'hésitation bizarre.
+
+Ils sortirent tous deux du château, emportant leurs fusils de
+chasse pour laisser croire qu'ils allaient, suivant une
+habitude assez fréquente, tirer des oiseaux de mer. Au moment
+de prendre une direction, M. de Moras consulta Lucan du
+regard.
+
+-- Je ne vois de danger, dit Lucan, que du côté des
+falaises;... quelques paroles qui lui ont échappé hier me font
+craindre que le péril ne soit là; mais avec son cheval elle
+est forcée de faire un long détour... En traversant les bois,
+nous y serons avant elle.
+
+Ils s'engagèrent sous la futaie, à l'ouest du château, et y
+marchèrent en silence d'un pas rapide. Ce chemin les
+conduisait directement sur le plateau des falaises qu'ils
+avaient visitées la veille. Les bois poussaient de ce côté une
+pointe irrégulière dont les arbres touchaient presque au bord
+même de la falaise. Comme ils approchaient, en accélérant le
+pas fébrilement, de cette lisière extrême, Lucan s'arrêta tout
+à coup:
+
+-- Ecoutez! dit-il.
+
+Le bruit du galop d'un cheval sur un sol dur se faisait
+entendre distinctement. Ils coururent.
+
+Un talus d'une faible élévation séparait le bois du plateau.
+Ils le franchirent à demi en s'aidant des branches pendantes;
+masqués eux-mêmes par les broussailles et le feuillage, ils
+eurent alors sous les yeux un spectacle saisissant: à peu de
+distance, sur leur gauche, Julia arrivait d'une course folle;
+elle longeait la ligne oblique des bois, paraissant se diriger
+en droite ligne vers le bord de la falaise. Ils crurent
+d'abord le cheval emporté; mais ils virent qu'elle lui
+cravachait les flancs pour hâter encore son allure.
+
+Elle était alors à une centaine de pas des deux hommes, et
+elle allait passer devant eux. Lucan s'élançait pour se
+précipiter de l'autre côté du talus, quand la main de M. de
+Moras s'abattit violemment sur son bras et le maintint... Ils
+se regardèrent... Lucan fut stupéfait de la profonde
+altération qui avait subitement contracté le visage du comte
+et creusé ses yeux; il lut en même temps dans son regard fixe
+une douleur immense, mais une résolution inexorable. -- Il
+comprit qu'il n'y avait plus de secret entre eux deux. -- Il
+obéit à ce regard, qui n'avait d'ailleurs pour lui, il le
+sentit, qu'une expression de confiance et de supplication
+amicale. Il saisit de sa main crispée la main de son ami, et
+resta immobile. Le cheval passa à quelques pas comme un trait,
+le poitrail blanc d'écume, tandis que Julia, belle, gracieuse
+et charmante encore à ce moment terrible, bondissait
+légèrement sur la selle.
+
+A quelques pieds de la coupure de la falaise, le cheval,
+sentant l'abîme, se déroba brusquement et marqua, un demi-cercle.
+Elle le ramena sur le plateau, reprit du champ, et, le
+poussant de la cravache et de la voix, elle le lança de
+nouveau vers l'effrayant précipice. L'animal refusant encore
+ce formidable obstacle, la jeune femme, les cheveux dénoués,
+l'oeil étincelant, la narine ouverte, le retourna et le fit
+reculer peu à peu sur l'arête de la falaise. Le cheval,
+fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de
+toute sa hauteur sur le ciel gris du matin.
+
+Lucan sentit les ongles de M. de Moras entrer dans sa chair.
+
+Enfin, le cheval fut vaincu: ses deux pieds de derrière
+quittèrent le sol et rencontrèrent l'espace. Il se renversa,
+ses jambes de devant battirent l'air convulsivement.
+
+L'instant d'après, la falaise était vide. Aucun bruit ne
+s'était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort
+avaient été silencieuses.
+
+
+
+
+Erreurs typographiques:
+
+
+Chapitre 6: =dit Lucan, Autrefois= corrigé en =dit Lucan.
+Autrefois=
+
+Chapitre 6: =M. de Lucan, s'enferma= corrigé en =M. de Lucan
+s'enferma=
+
+Chapitre 7: =crêtes aigues= corrigé en =crêtes aiguës=
+
+Chapitre 7: =Moras, s'abattit= corrigé en =Moras s'abattit=
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Julia de Trécoeur, by Octave Feuillet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JULIA DE TRÉCOEUR ***
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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+
+
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