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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:32:56 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Julia de Trécoeur + +Author: Octave Feuillet + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26817] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JULIA DE TRÉCOEUR *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Octave Feuillet, _Julia de Trécoeur_ (1872)] + + + + + +OEUVRES COMPLETES + +D'OCTAVE FEUILLET + +DE L'ACADEMIE FRANCAISE + + + + +MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS + + +OEUVRES COMPLETES + +D'OCTAVE FEUILLET + +DE L'ACADEMIE FRANCAISE + + +Format grand in-18. + + +M. DE CAMORS, 13e édition 1 vol. + +SCENES ET PROVERBES, nouvelle édition 1 vol. + +SCENES ET COMEDIES, nouvelle édition 1 vol. + +BELLAH, nouvelle édition 1 vol. + +LA PETITE COMTESSE, le Parc, Onesta, nouvelle édit. 1 vol. + +LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, nouv. édit. 1 vol. + +HISTOIRE DE SIBYLLE, nouvelle édition 1 vol. + +JULIA DE TRECOEUR 1 vol. + +___________ + + +JULIE, drame en trois actes, en prose. + +LE POUR ET LE CONTRE, comédie en un acte, en prose. + +LA CRISE, comédie en quatre actes, en prose. + +PERIL EN LA DEMEURE, comédie en deux actes, en prose. + +LE VILLAGE, comédie en un acte, en prose. + +LA FEE, comédie en un acte, en prose. + +DALILA, drame en quatre actes, six parties, en prose. + +LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, comédie en cinq actes, sept +tableaux, en prose. + +LA TENTATION, comédie en cinq actes, six tableaux, en prose. + +LE CHEVEU BLANC, comédie en un acte, en prose. + +REDEMPTION, comédie en cinq actes, en prose. + +LA BELLE AU BOIS DORMANT, comédie en cinq actes, en prose. + +MONTJOYE, comédie en cinq actes, en prose. + +LE CAS DE CONSCIENCE, comédie en un acte, en prose. + + +POISSY. -- TYP. S. LEJAY ET CIE, + + + + +JULIA + +DE TRECOEUR + + +PAR + + +OCTAVE FEUILLET + +DE L'ACADEMIE FRANCAISE + + +CINQUIEME EDITION + + +PARIS + +MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS + +3, RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA + + +LIBRAIRIE NOUVELLE + +BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT + + +1872 + +Droits de reproduction et de traduction réservés. + + +JULIA + +DE TRECOEUR + + + + +I + + +Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécoeur dans sa +première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée. +Il avait reçu des dons très-remarquables; il reste de lui deux +ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui +promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été +fort mal élevé: il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement +étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au +sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par +ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus +vifs que malfaisants. Aussi le plaignit-on généralement quand +il mourut en pleine jeunesse, pour avoir aimé sans discrétion +tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on, +n'avait fait de mal qu'à lui; -- ce qui, d'ailleurs, n'était +pas exact. + +Trécoeur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clodilde-Andrée +de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait +d'une mondaine que les élégances. Madame de Trécoeur avait +vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où +elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait +de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la +regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds +quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle, +d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans +un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le +boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui +pardonna, naturellement. Toute cette partie dramatique +troublait Clodilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un +malheur plus tranquille et sans phrases. + +Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et +avaient fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les +maris infidèles ne font pas toujours les femmes coupables. +C'est même souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu +soumis aux lois de la logique. Bref, madame de Trécoeur, après +la mort de son mari, demeura sur la rive, épuisée et brisée, +mais sans tache. + +De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que +son père, malgré toutes les résistances de Clodilde, avait +gâtée à outrance. On connaissait l'idolâtrie de M. de Trécoeur +pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement +habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en +faveur de ce mérite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est +pas très-difficile, en effet, d'aimer ses enfants; il suffit +de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas +en lui-même une vertu: c'est une passion qui, comme toutes les +autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître +ou le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion +qui puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour +le mal. + +Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent +et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle, +comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une +petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands +yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles +et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était +réservé et hautain; cependant, elle déposait en famille ces +apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle +avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons +d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de +dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars. +Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et +parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas. + +Elle montrait pour son père une prédilection passionnée, +bizarrement combattue par les sentiments de pitié attendrie +qu'inspiraient à son jeune coeur les tristesses de sa mère. +Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors à ses +pieds en peloton, et demeurait là pendant des heures, immobile +et muette, la regardant d'un oeil humide et buvant de temps en +temps une larme sur sa joue. Elle ne lui demandait jamais +pourquoi elle pleurait. Elle avait apparemment saisi, comme +beaucoup d'enfants, quelques échos de douleurs du foyer. Sans +nul doute, sa vive intelligence se rendait compte des torts de +son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel, généreux +et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille, elle +palpitait de joie quand il la tenait sur son coeur. Elle ne +pouvait ni le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur. +Elle se contentait de plaindre et de consoler de son mieux +cette créature douce et charmante qui était sa mère et qui +souffrait. + +Dans le cercle des relations de madame de Trécoeur, Julia +passait simplement pour une petite peste. Les _chères madames_, +comme elle les appelait, qui ornaient les jeudis de sa mère, +se contaient les unes aux autres avec amertume les scènes +d'imitation comique dont l'enfant faisait suivre leur entrée +et leur sortie. Les hommes se regardaient comme favorisés +quand ils n'emportaient pas un chiffon de soie dans le dos. +Tout cela divertissait fort M. de Trécoeur. Quand sa fille +exécutait, avec une demi-douzaine de chaises, quelqu'une de +ces courses olympiques qui faussaient tous les pianos du +voisinage: + +-- Julia! criait-il, tu ne fais pas assez de bruit... Casse un +vase! + +Et elle cassait un vase; sur quoi, son père l'embrassait avec +enthousiasme. + +Cette méthode d'éducation prit un caractère plus grave à +mesure que l'enfant grandit et devint une fillette. La +tendresse de son père se nuança d'une sorte de galanterie. Il +la menait avec lui au Bois, aux courses, au spectacle. Elle +n'avait pas une fantaisie qu'il ne prévînt et ne comblât. Elle +eut à treize ans ses chevaux, son groom, une voiture à son +chiffre. Déjà malade et se sentant peut-être mortellement +atteint, ce malheureux homme accablait cette fille chère des +gages de sa funeste affection. Il éteignait ainsi tous ses +goûts par une satiété précoce, comme s'il eût voulu ne lui +laisser que le goût du fruit défendu. + +Julia le pleura avec des transports furieux, et conserva pour +sa mémoire un culte ardent. Elle avait un appartement +particulier, qu'elle remplit des portraits de son père et de +mille souvenirs intimes autour desquels elle entretenait des +fleurs. + +Madame de Trécoeur, comme la plupart des cousines qui épousent +leur cousin, s'était mariée fort jeune. Elle resta veuve à +vingt-huit ans, et sa mère, la baronne de Pers, qui vivait +encore, et qui était même des plus vivantes, ne tarda pas à +lui suggérer discrètement la convenance d'un second mariage. +Après avoir épuisé les raisons pratiques, et fort sensées +d'ailleurs, qui semblaient lui conseiller de prendre ce parti, +la baronne en venait aux raisons sentimentales: + +-- De bonne foi, ma pauvre fille, disait-elle, tu n'as pas eu +jusqu'ici ta part de bonheur terrestre... Je ne voudrais pas +dire du mal de ton mari, puisqu'il est mort; mais, entre nous, +c'était un fier animal... Mon Dieu, délicieux par instants, je +te l'accorde, -- j'y ai été prise moi-même, -- comme tous les +mauvais sujets!... d'ailleurs, monstrueux,... monstrueux!... +Eh bien, certes, je ne dirai pas que le mariage soit jamais un +état de pure félicité;... néanmoins, c'est encore ce qu'on a +trouvé de mieux jusqu'ici pour jouir honnêtement de la vie +entre gens comme il faut... Tu es à la fleur de l'âge,... tu +es fort agréable à voir,... fort agréable!... et tu ne perdras +rien, par parenthèse, quand tu seras juponnée un peu plus haut +par derrière, avec un pouf convenable; car tu ne sais même +plus ce qui se porte, ma pauvre chatte... Tiens, vois! ce sont +des horreurs... Enfin, que veux-tu, il ne faut pas se faire +remarquer... Bref, je voulais te dire que tu as encore tout ce +qu'il faut et même plus qu'il ne faut pour fixer un mari, -- si +tant est qu'il y en ait de fixes, -- ce que j'aime à croire... +Il faudrait, d'ailleurs, désespérer absolument de la +Providence, si elle ne nous réservait pas quelques +compensations après toutes nos épreuves... C'est déjà un signe +manifeste de sa bonté que tu aies repris ton embonpoint, ma +pauvre mignonne! Embrasse ta mère... Voyons, quand marions-nous +cette jolie femme? + +Il n'y avait nulle exagération maternelle dans les compliments +que la baronne adressait à Clodilde. Tout Paris avait pour +elle les yeux de sa mère. Elle n'avait jamais été si +attrayante, et elle l'avait toujours été infiniment. Sa +personne, reposée dans la paix de son deuil, avait alors +l'éclat d'un beau fruit mûr et frais. Ses yeux noirs d'une +tendresse timide, son front pur encadré dans des nattes +magnifiques et vivaces, ses épaules de marbre rose, sa grâce +spéciale de jeune matrone à la fois belle, aimante et chaste, +tout cela, joint à une réputation intacte et à soixante mille +francs de rente, ne pouvait manquer de susciter des +prétendants. Il en surgissait effectivement une légion. La +raison, l'opinion même, qui avait rendu justice à son mari et +à elle, la poussaient à de secondes noces. Ses sentiments +particuliers, quelle qu'en fût la délicatesse naturelle, ne +semblaient pas devoir être un obstacle, car il n'y avait rien +que de vrai dans son coeur. Elle avait été fidèle à son mari, +elle avait donné des larmes amères à ce triste compagnon de sa +jeunesse; mais il avait fatigué et usé son affection, et, sans +jamais s'associer aux récriminations posthumes de sa mère +contre M. de Trécoeur, elle sentait qu'elle n'avait plus +d'autre devoir envers lui que la prière. + +Il y avait cependant de longs mois qu'elle était veuve, et +elle continuait d'opposer aux sollicitations de la baronne une +résistance dont celle-ci cherchait vainement la raison +mystérieuse. Elle crut un jour l'avoir découverte. + +-- Avoue la vérité, lui dit-elle: tu as peur de contrarier +Julia. Ah! pour ceci, ma fille, ce serait de la folie pure... +Tu ne peux avoir de ce côté aucun scrupule sérieux. Julia sera +très-riche de son chef et n'aura aucun besoin de ta fortune. +Elle se mariera elle-même dans trois ou quatre ans (je +souhaite bien du plaisir à son mari, par parenthèse!); et vois +un peu dans quelle jolie situation tu te trouveras... Mais, +mon Dieu, nous n'en aurons donc jamais fini? Après le père, +voilà la fille maintenant... Eh! mon Dieu, qu'elle fabrique +des chapelles avec les portraits et les éperons de son père +tant qu'elle voudra, ça la regarde; ce n'est pas moi qui lui +ferai concurrence, bien certainement; au moins, qu'elle nous +laisse vivre! Comment! tu ne pourrais pas disposer de toi sans +lui demander la permission? Alors, si tu es son esclave, ma +chère petite, mets-moi à la porte! tu ne saurais rien faire +qui lui soit plus agréable, car elle ne peut pas me sentir, ta +fille!... Et puis enfin, de bonne foi, qu'est-ce que ça peut +lui faire que tu te remaries? Un beau-père n'est pas une +belle-mère,... c'est tout à fait différent. Eh! mon Dieu, son +beau-père sera charmant pour elle,... tous les hommes seront +charmants pour elle,... je lui prédis cela: elle peut être +tranquille!... Enfin conviens-en, c'est là ce qui t'arrête? + +-- Je vous assure que non, ma mère, dit Clodilde. + +-- Je vous assure que si, ma fille... Eh bien, voyons, veux-tu +que je parle à Julia, moi, que j'essaie de lui faire entendre +raison?... J'aimerais mieux lui donner le fouet, mais +enfin!... + +-- Ma pauvre chère maman, reprit Clodilde, faut-il tout vous +dire? + +Elle vint se mettre à genoux devant la baronne. + +-- Certainement, ma fillette, dis-moi tout;... mais ne me fais +pas pleurer, je t'en supplie!... Est-ce très-triste, ce que tu +as à me dire? + +-- Pas très-gai. + +-- Mon Dieu!... Enfin, dis toujours. + +-- D'abord, ma mère, je vous avoue que je n'éprouverais +personnellement aucun scrupule à me remarier... + +-- Je crois bien... Comment donc! Il ne manquerait plus que +cela! + +-- Quant à Julia, que j'adore, qui m'aime bien et qui vous aime +bien aussi, quoi que vous en disiez... + +-- Persuadée du contraire, dit la baronne. N'importe. Poursuis. + +-- Quant à Julia, j'ai plus de confiance que vous dans son bon +sens et dans son bon coeur;... malgré la tendresse exaltée +qu'elle conserve pour son père, je suis sûre qu'elle +comprendrait, qu'elle respecterait ma détermination, et +qu'elle ne m'en aimerait pas moins, surtout si son beau-père +ne lui était pas personnellement antipathique; car vous +connaissez la violence de ses sympathies et de ses +antipathies... + +-- Si je la connais! dit amèrement la baronne. Eh bien, il faut +lui donner une liste de ces messieurs, à cette chère petite, +et elle fera elle-même ton choix. + +-- C'est inutile, ma bonne mère, dit Clodilde. Le choix est +fait par la principale intéressée, et je suis certaine qu'il +ne serait pas désagréable à Julia. + +-- Eh bien, alors, ma mignonne, cela va tout seul! + +-- Hélas! non. Je vais vous dire une chose qui me couvre de +confusion... Parmi tous les hommes que nous connaissons, le +seul que,... le seul qui me plaise enfin, est aussi le seul +qui n'ait jamais été amoureux de moi. + +-- Alors, c'est un sauvage! ça ne peut être qu'un sauvage!... +Enfin, qui est-ce? + +-- Je vous l'ai dit, ma pauvre mère, le seul de nos amis quine +soit pas amoureux de moi... + +-- Bah! qui ça?... Ton cousin Pierre? + +-- Non,... mais vous brûlez. + +-- M. de Lucan! s'écria la baronne. Ça devait être! c'est la +fleur des pois! Mon Dieu, ma chère petite, que nous avons donc +les mêmes goûts toutes deux! Il est charmant... Embrasse-moi... +Ne cherche plus, ne cherche plus; voilà notre affaire +positivement! + +-- Mais, ma mère, puisqu'il ne veut pas de moi! + +-- Bon! il ne veut pas de toi à présent... Quelle histoire! +qu'en sais-tu? Lui as-tu demandé? D'ailleurs, c'est +impossible, ma chère petite,... vous êtes faits l'un pour +l'autre de toute éternité. Il est charmant, distingué, comme +il faut, riche, spirituel, tout enfin, tout! + +-- Excepté amoureux, ma mère. + +La baronne se récriant de nouveau contre une si forte +invraisemblance, Clodilde lui mit sous les yeux une série de +faits et de détails qui ne laissait point de place aux +illusions. La mère consternée dut se résigner à cette +conviction douloureuse, qu'il se trouvait, en effet, dans le +monde un homme d'assez mauvais goût pour n'être pas amoureux +de sa fille, et que cet homme était malheureusement M. de +Lucan. + +Elle regagna son hôtel en méditant sur ce mystère inouï, dont +elle ne devait pas, du reste, attendre longtemps +l'explication. + + + + +II + + +George-René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre +de Moras, cousin de Clodilde. Tous deux étaient compagnons +d'enfance, de jeunesse, de voyage et même de bataille; car, le +hasard les ayant conduits aux Etats-Unis quand la guerre +civile y éclata, ils avaient trouvé l'occasion bonne pour +recevoir le baptême du feu. Leur amitié s'était encore plus +solidement trempée dans ces dangers de guerre soutenus +fraternellement loin de leur patrie. Cette amitié avait, +d'ailleurs, depuis longtemps un caractère rare de confiance, +de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement +très-haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient +d'ailleurs sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une +grande taille, blond comme un Scandinave, beau et fort comme +un lion, mais comme un lion bon enfant. Lucan était brun, +mince, élégant, grave. Il y avait dans son regard fier et un +peu sombre, dans son accent froid et doux, dans sa démarche +même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait et charmait. + +Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral: +l'un bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur +insouciant d'une danseuse; l'autre toujours troublé malgré son +calme extérieur, romanesque, passionné, tourmenté d'amour et +de théologie. Pierre de Moras, à leur retour d'Amérique, avait +présenté Lucan chez sa cousine Clodilde, et, dès ce moment, il +y eut du moins deux points sur lesquels ils furent +parfaitement d'accord: une profonde estime pour Clodilde et +une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient, +d'ailleurs, chacun à sa manière le caractère et la conduite de +M. de Trécoeur. Pour le comte Pierre, Trécoeur était +simplement un être malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un +criminel. + +-- Pourquoi criminel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est +né avec toutes les flammes de l'enfer dans les moelles? Je +conviens que je lui casserais volontiers la tête, quand je +vois les yeux rouges de Clodilde; mais je n'y mettrais pas +plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puisque c'est sa +nature, à cet homme! + +-- Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là +supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, -- le +monde moral en un mot... Si nous ne sommes pas maîtres de nos +passions, du moins dans une large mesure, et si ce sont nos +passions qui nous maîtrisent fatalement, si un homme est +nécessairement bon ou mauvais, honnête ou fripon, traître ou +loyal, au gré de ses instincts, dites-moi donc un peu, je vous +prie, pourquoi vous m'honorez de votre estime et de votre +amitié? Je n'y ai pas plus de droits que le premier venu, que +Trécoeur lui même. + +-- Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal, +je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous +préfère à Trécoeur. Vous êtes né galant homme; je m'en +réjouis, et j'en profite. + +-- Eh bien, mon cher, vous êtes dans une complète erreur, +reprenait Lucan. J'étais né, au contraire, avec de détestables +instincts, avec les germes de tous les vices. + +-- Comme Socrate. + +-- Comme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas +fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si +enfin je n'avais mis moi-même très-énergiquement ma volonté au +service de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni +loi. + +-- Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat, +mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à +son heure. Tout dépend de la force de la tentation... Vous-même, +quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité, +êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui +les domine?... Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle +circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre +un crime? + +-- Non, dit Lucan; et vous? + +-- Moi,... je n'ai aucun mérite,... je n'ai pas de passions... +J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né +exemplaire... Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit +modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule +différence,... et ça ne me coûte pas du tout... Allons-nous +chez Clodilde? + +-- Allons! + +Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de +l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une +considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui +paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures +élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et +dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait +apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts +d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de +Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère +recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et +allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les +indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son +ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait +même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès +de sa mère, quand elle les savait là. + +Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa +préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa +fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour +douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux +siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu +vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée, +mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était +sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de +plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin +particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde, +comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune +femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient +les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait +fait confidence à sa mère. + +Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces +pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même +sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de +Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au +Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume. +Au moment où ils se séparaient: + +-- A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie... Je vais voyager. + +-- Voyager! où ça? + +-- Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède. + +-- Quelle drôle de chose!... Vous serez longtemps? + +-- Deux ou trois mois. + +-- Quand partez-vous? + +-- Demain. + +-- Seul? + +-- Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce +pas? + +L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de +Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put +tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit +en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son +cabinet. + +-- Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret, +vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne +ressemble à rien... Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous +allez vous battre hors frontières? + +-- Bah!... Je vous emmènerais, vous savez bien! + +-- Une femme, alors? + +-- Oui, dit sèchement Lucan. + +-- Pardon de mon importunité, et adieu. + +-- Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant. + +-- Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos +secrets;... mais je ne comprends absolument pas le ton de +contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez +au sujet de ce voyage... Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier +symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis +quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il +semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;... et +j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un +terme. + +-- Grand Dieu! murmura Lucan. -- Eh bien, poursuivit-il avec un +peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la +vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée,... c'était si +simple!...Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans +bientôt,... c'est, je crois, le terme consacré par l'usage... +Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant +l'épouser, et vous aurez grandement raison... Rien ne me +paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de +vous... Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et +entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente +pendant quelque temps. Voilà tout. + +M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens +de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan +eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme +s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant +brusquement et saisissant les deux mains de Lucan: + +-- Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue. + +Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement: + +-- Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie +épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je +vous jure que vous y resterez longtemps! + +-- Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix. + +-- Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je +l'admire;... mais c'est une soeur pour moi, purement une +soeur... Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon +rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous; +seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si +réfractaire, et dans ces derniers temps surtout... Mon Dieu, +comme vous êtes pâle, George! + +Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au +lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus +tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux, +et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur. +Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif +sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser +éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée. +Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son +coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se +contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles. +S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan, +elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de +Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais +qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et +la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée +seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes: +elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de +ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la +saveur de cette surprise. + +Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que +le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y +développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité +auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce +qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs +que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours +tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux, +et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui +annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces +électricités secrètes, et, malgré toutes les objections +contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle +était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son +grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe, +avec un geste d'oiseau qui bat des ailes. + +Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la +ravir. Chez de tels hommes, armés de passions puissantes, mais +sévèrement contenues, habituées à se maîtriser, intrépides et +calmes, le trouble est effrayant ou charmant. + +Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche +auprès d'elle était une démarche extraordinaire: + +-- Madame, ajouta-t-il, la demande que je vais vous adresser +exige, je le sais, une réponse réfléchie... Aussi vous +supplierai-je de ne pas me faire cette réponse aujourd'hui, +d'autant plus qu'il me serait véritablement trop pénible de +l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas favorable. + +-- Mon Dieu, monsieur,... dit Clodilde à demi-voix. + +-- Madame votre mère, madame que j'ai eu l'honneur de voir dans +la journée, a bien voulu m'encourager -- dans une certaine +mesure -- à espérer que vous m'accordiez quelque estime,... que +vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention... Quant à +moi, madame, je... Mon Dieu, je vous aime, en un mot, et je +n'imagine pas de plus grand bonheur au monde que celui que je +tiendrais de vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je +n'ai rien à vous dire de moi... Et maintenant, j'attendrai. + +Elle se retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses +yeux se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses +mains, et murmura: + +-- Pardon! j'ai été si peu heureuse!... Je ne sais pas ce que +c'est! + +Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et, quand leurs +regards se rencontrèrent, leurs deux coeurs s'emplirent soudain +comme deux coupes. + +-- Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites-moi encore que vous +m'aimez... J'étais si loin de le croire! Et pourquoi?... Et +depuis quand? + +Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son +amour pour elle et son amitié pour Pierre. + +-- Pauvre Pierre! dit Clodilde, quel brave homme!... Mais +vraiment non! + +Puis il la fit sourire en lui contant la terreur et la +défiance mortelles qui l'avaient envahi au moment où il lui +demandait l'arrêt de sa destinée; elle lui avait semblé plus +que jamais, en cet instant-là, une créature charmante et +sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa prétention +d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparue tout à +coup comme une sorte de folie sacrilége. + +-- Oh! mon Dieu, dit-elle, quelle idée vous faites-vous donc de +moi?... C'est effrayant!... au contraire, je me croyais trop +simple, trop terre-à-terre pour vous; je me disais que vous +deviez aimer les passions romanesques, les grandes +aventures,... vous en avez un peu la mine, et même la +réputation,... et je suis si peu une femme comme cela! + +Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie +passée, banalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que +désenchantements et dégoûts. Cependant jamais, avant de +l'avoir rencontrée, la pensée de se marier ne lui était venue; +en fait d'amour comme en fait d'amitié, il avait toujours eu +l'imagination éprise d'un certain idéal, un peu romanesque en +effet, et il avait craint de ne pas le trouver dans le +mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes +aventures, comme elle disait; mais il aimait l'ordre et la +dignité de la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre +en guerre avec sa conscience. Telle avait été sa jeunesse +troublée. + +-- Vous me demandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je +vous aime... Je vous aime parce que vous seule avez mis +d'accord dans mon coeur deux sentiments qui se l'étaient +toujours disputé avec de cruels déchirements, la passion et +l'honnêteté... Jamais, avant de vous connaître, je n'avais +cédé à l'un de ces sentiments sans être horriblement misérable +par l'autre... Ils m'avaient toujours paru inconciliables... +Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais je ne +lui résistais sans regret... Fort ou faible, j'ai toujours été +malheureux et torturé... Vous seule m'avez fait comprendre +qu'on pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la +dignité de son âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes +aimante et que vous êtes vraie, parce que vous êtes belle et +que vous êtes pure, parce que vous êtes le devoir et le +charme,... l'amour et le respect,... l'ivresse et la paix... +Voilà pourquoi je vous aime... Voilà quelle femme, quel ange +vous êtes pour moi Clodilde! + +Elle l'écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et +montrant dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste. + +Mais il semble -- qui ne l'a éprouvé? -- que le bonheur humain +ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. -- +Clodilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se +dressa. Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi +du bruit sourd d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et +vit à deux pas dans le salon voisin Julia étendue sur le +parquet. + +Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi +quelques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la +place de son père occupée par un autre, la frappant ainsi sans +préparation, avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme +passionnée. Clodilde la suivit dans la chambre, où on la +porta, et voulut rester seule avec elle. Tout en lui +prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle +n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard +de sa fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec +égarement, puis avec une sorte de stupeur farouche; l'enfant +la repoussa doucement; elle se recueillait, et, à mesure que +la pensée s'affermissait dans ses yeux, sa mère y pouvait lire +une lutte violente de sentiments contraires. + +-- Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait +Clodilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le +beau visage pâle de l'enfant. + +Tout à coup Julia la saisit par le cou, l'attira sur elle, et, +l'embrassant follement: + +-- Tu me fais bien du mal, dit-elle, oh! bien du mal! plus que +tu ne peux croire;... mais je t'aime bien,... je t'aime bien! +je veux t'aimer,... je veux! je veux toujours;... je t'assure! + +Elle éclata en sanglots, et toutes deux pleurèrent longtemps, +étroitement attachées l'une à l'autre. + +M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la +baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon. +La baronne, en apprenant ce qui se passait, avait montré plus +d'agitation que de surprise: + +-- Mon Dieu, je m'y attendais, mon cher monsieur! Je ne vous +l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;... mais je +m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille... +Elle achèvera ce que son père a si bien commencé,... car c'est +un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert, +a repris comme vous la voyez! -- Je les laisse ensemble... Je +n'y vais pas... Oh! mon Dieu, je n'y vais pas... D'abord, +j'aurais peur de contrarier ma fille,... et puis je sortirais +de mon caractère très-certainement. + +-- Quel âge a donc mademoiselle Julia? demanda Lucan, qui +conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie +tranquille. + +-- Mais elle va avoir quinze ans,... et ce n'est pas +malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut +espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou +deux... Oh! elle se mariera facilement, très-facilement, soyez +sûr... D'abord, elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un +joli monstre,... on ne peut pas dire le contraire, et il ne +manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là! + +Clodilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion +intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral +dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et +douce, aux questions fiévreuses de sa mère: elle demeurait +persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu +apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions +l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé. +Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire: + +-- Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient +entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que +vos projets en soient modifiés. + +Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan. + +-- Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je +ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a +parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère +depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir +si dignement. + +Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant. + +-- J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera. + +-- Oui, je l'espère, dit Clodilde; cependant, elle veut entrer +dans un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai +consenti... + +Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent. + +-- Pardon, monsieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit +de vous donner tant de part à mes chagrins... Puis-je vous +prier de me laisser avec ma mère? + +Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il +était bien vrai, comme il l'avait dit, que Clodilde lui était +plus chère que jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute +idée de la valeur morale de cette jeune femme que son attitude +pendant cette triste soirée. Frappée en plein vol de bonheur, +elle était tombée sans cri, sans plainte, en voilant sa +blessure: elle avait montré devant lui cette exquise pudeur de +la souffrance, si rare chez son sexe. Il lui en savait +d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi de ces +démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart des +femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand +elles ont la bonté de ne pas la faire naître. + + + + +III + + +M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clodilde +quand le bruit se répandit dans le monde que mademoiselle de +Trécoeur, cet ancien diable incarné, allait prendre le voile +dans le couvent du faubourg Saint-Germain où elle s'était +retirée quelque temps avant le mariage de sa mère. Ce bruit +était fondé. Julia avait d'abord subi avec peine la discipline +et les observances auxquelles les simples pensionnaires de la +communauté devaient elles-mêmes se soumettre; puis elle avait +été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on était forcé +de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne pas +mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait +pour la vie religieuse, et Clodilde avait difficilement obtenu +qu'elle ajournât sa résolution jusqu'à l'accomplissement de sa +seizième année. + +Les relations de madame de Lucan avec sa fille depuis son +mariage étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu +près chaque jour la visiter, et en recevait toujours de vifs +témoignages d'affection; mais sur deux points, et les plus +sensibles, la jeune fille était demeurée impitoyable: elle +n'avait jamais consenti ni à rentrer sous le toit maternel, ni +à voir le mari de sa mère. Elle avait même été longtemps sans +faire la moindre allusion à la situation nouvelle de Clodilde, +qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne +intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et, +fixant sur sa mère son regard étincelant: + +-- Eh bien, es-tu heureuse au moins? dit-elle. + +-- Comment veux-tu, dit Clodilde, puisque tu hais celui que +j'aime? + +-- Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il, +ton mari? + +Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur +un ton de politesse indifférente; mais elle ne prononçait +jamais sans hésitation et sans un malaise évident le nom de +l'homme qui tenait la place de son père. + +Cependant, elle venait d'avoir seize ans. La promesse de sa +mère avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre +sa vocation, et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente +qui édifiait la communauté. Madame de Lucan exprimant un matin +devant sa mère et son mari les angoisses qui lui serraient le +coeur pendant ces derniers jours de sursis: + +-- Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai que je +presse de tous mes voeux le moment que tu redoutes... +L'existence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à +rien d'humain; mais ce qui en fait le principal supplice, +c'est la lutte que tu soutiens contre l'obstination de cette +enfant... Eh bien, quand elle sera religieuse, il n'y aura +plus de lutte, ce sera plus net au coeur, et remarque bien que +vous ne serez pas en réalité plus séparées que vous ne l'êtes, +puisque la maison n'est pas cloîtrée; -- j'aimerais autant +quelle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est pas... -- +Et puis pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde +véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de +cette enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle +a prise... J'en appelle à ton mari... -- Voyons, je vous +demande un peu, mon cher monsieur, ce qu'on pourrait attendre +d'une organisation pareille, si elle était une fois déchaînée +dans le monde? Elle y ferait des ravages!... Vous savez quelle +tête elle a,... un volcan! Et notez bien, mon ami, que c'est +une vraie odalisque, à l'heure qu'il est... Il y a longtemps +que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle s'est +développée... Moi qui m'en régale deux fois la semaine, je +vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise +comme une déesse... Elle est bien faite, d'ailleurs... Il lui +faut un rien... Vous lui jetteriez un rideau sur le corps avec +une fourche, elle aurait l'air de sortir de chez Worth!.. +Tenez, demandez à Pierre ce qu'il en pense, lui qui a +l'honneur de ses bonnes grâces! + +M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait, en +effet, avec un très-petit nombre d'amis de la famille le +privilége d'accompagner quelquefois Clodilde au couvent de +Julia. + +-- Eh bien, mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de +Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était +vraiment très-heureux qu'elle voulût bien être une sainte, +attendu qu'autrement elle mettrait Paris en combustion. + +-- Parce que? demanda le comte. + +-- Parce qu'elle est belle comme le péché! + +-- Mais sans doute, elle est très-bien, dit le comte assez +froidement. + +La baronne étant allée faire quelques courses avec Clodilde, +M. de Moras resta seul avec Lucan. + +-- Il me semble vraiment, lui dit-il, qu'on est bien dur pour +cette pauvre Julia. + +-- Comment? + +-- Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!... Et +qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la +mémoire de son père! Il est excessif, soit; mais la piété +filiale, même exagérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses +sentiments sont exaltés; qu'importe, s'ils sont généreux? +Est-ce une raison pour la vouer aux dieux infernaux et la plonger +dans les oubliettes? + +-- Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan. +Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez +pas que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère +en est désolée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en +détourner. Quant à moi, je n'ai aucune raison de l'aimer: elle +m'a causé et me cause encore de grands chagrins; mais vous +savez assez que j'étais prêt à la recevoir comme ma fille, si +elle eût daigné nous revenir... + +-- Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu; c'est la +baronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée! +Julia est sa petite-fille, après tout, et elle jubile, elle +jubile positivement à la pensée de la voix religieuse! + +-- Ma foi, je vous déclare que je suis tout près de jubiler +aussi. La situation est trop pénible pour Clodilde; il faut en +finir, et, comme je ne vois pas d'autre dénoûment possible... + +-- Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre. + +-- Et lequel? + +-- Vous pourriez la marier. + +-- Bon! comme c'est vraisemblable!... A qui? + +Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et, +souriant avec embarras: + +-- A moi, dit-il. + +-- Répétez! dit Lucan. + +-- Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de +rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je +voulais aborder avec vous cette question délicate, mais le +courage me manquait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me +l'ôtez pas. + +-- Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre, +car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia? + +-- Extraordinairement, mon ami. + +-- Non! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce +moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier +pour le repos de la famille. + +-- Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la +famille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime +cette enfant avec une violence de sentiments que je ne +connaissais pas. Si je ne l'épouse pas, je ne m'en consolerai +de ma vie. + +-- A ce point là? dit Lucan ébahi. + +-- Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je +suis absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche +sa main, quand sa robe me froisse, je sens courir des philtres +dans mes veines. J'avais entendu parler de ces sortes +d'agitations, mais jamais je ne les avais éprouvées. Je vous +avoue qu'elles me ravissent; en même temps, elles me +désespèrent, car je ne puis me dissimuler qu'il y a mille +chances pour que cette passion soit malheureuse, et il me +semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon coeur +battra. + +-- Quelle aventure! dit Lucan, qui avait repris toute sa +gravité. C'est très-sérieux, cela, très-ennuyeux... + +Il fit quelques pas à travers le salon, absorbé dans les +réflexions qui paraissaient d'une nature assez sombre. + +-- Julia connaît-elle vos sentiments? dit-il tout à coup. + +-- Très-certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui +apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié +d'être mon interprète auprès de sa mère? + +-- Mais,... oui,... très-volontiers, dit Lucan avec une nuance +d'hésitation qui n'échappa point à son ami. + +-- Vous pensez que c'est inutile, n'est ce pas? dit le comte +avec un sourire contraint. + +-- Inutile... Pourquoi? + +-- D'abord, il est bien tard. + +-- Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais +je me suis toujours un peu défié de sa vocation... D'ailleurs, +dans ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus +sincères de la veille deviennent aisément les dégoûts du +lendemain. + +-- Mais vous doutez que... que je lui plaise? + +-- Pourquoi ne lui plairiez-vous pas? Vous êtes plus que bien +de votre personne... Vous avez trente-deux ans... Elle en a +seize... Vous êtes un peu plus riche qu'elle... Tout cela va +très-bien. + +-- Enfin, pourquoi hésitez-vous à me servir? + +-- Je n'hésite point à vous servir; seulement, je vous vois +très-amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains +qu'un état si nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à +une détermination aussi grave que le mariage. Une femme n'est +pas une maîtresse... Bref, avant de faire une démarche +irrévocable, je voudrais vous prier de bien réfléchir encore. + +-- Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois +très-sincèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées. +Les vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr +que l'honneur même soit contre elles un argument très-solide. +Quant à leur opposer la raison, c'est une plaisanterie... +D'ailleurs, voyons Lucan, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans +le fait d'épouser une personne que j'aime? Je ne vois pas +qu'il soit absolument nécessaire de ne pas aimer sa femme... +Eh bien, puis-je compter sur vous? + +-- Complètement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait +mes objections; maintenant, je suis tout à vous. Je vais +parler à Clodilde dans un moment. Elle doit aller voir sa +fille cette après-midi... Venez dîner ce soir avec nous; mais +rassemblez toute votre fermeté, car enfin le succès est fort +incertain. + +Il ne fut pas difficile à M. de Lucan de gagner la cause de M. +de Moras auprès de Clodilde. Après l'avoir écouté, non sans +l'interrompre plus d'une fois par exclamations de surprise: + +-- Mon Dieu, reprit-elle, ce serait l'idéal! Non-seulement ce +mariage romprait des projets qui me navrent, mais il réunit +toutes les conditions de bonheur que je puis rêver pour ma +fille, et, de plus, l'amitié qui vous lie avec Pierre +amènerait tout naturellement quelque jour un rapprochement +entre sa femme et vous. Tout cela serait trop heureux; mais +comment espérer une révolution si complète et si soudaine dans +les idées de Julia? Elle ne me laissera même pas terminer mon +message! + +Elle partit, palpitante d'anxiété. Elle trouva Julia seule +dans sa chambre, essayant devant une glace sa toilette de +novice: la guimpe et le voile qui devaient cacher son opulente +chevelure étaient posés sur le lit; elle était simplement +vêtue de la longue tunique de laine blanche dont elle +s'occupait d'ajuster les plis. Elle rougit en voyant entrer sa +mère; puis, se mettant à rire: + +-- Cymodocée dans le cirque, n'est-ce pas, mère? + +Clodilde ne répondit pas; elle avait joint les mains dans une +attitude suppliante et pleurait en la regardant. Julia fut +émue de cette douleur muette, deux larmes glissèrent de ses +yeux, et elle sauta au cou de sa mère; puis, la faisant +asseoir: + +-- Que veux-tu! dit-elle, moi aussi, j'ai un peu de chagrin au +fond, car enfin j'aimais la vie;... mais, à part ma vocation, +qui est très-réelle, j'obéis à une véritable nécessité... Il +n'y a plus d'autre existence possible pour moi que celle-là... +Je sais bien,... c'est ma faute; j'ai été un peu folle... +J'aurais dû ne pas te quitter d'abord, ou du moins retourner +chez toi tout de suite après ton mariage... Maintenant, après +des mois, des années même, est-ce possible, je te le +demande!... D'abord, je mourrais de confusion... Me vois-tu +devant ton mari?.. Quelle mine ferais-je? Puis il doit me +détester,... le pli est pris;... moi-même, qui sait si, en le +revoyant, dans cette maison... Enfin, de toute façon, je +serais une gêne terrible entre vous! + +-- Mais, ma chère fillette, dit Clodilde, personne ne te +déteste; tu serais reçue comme l'enfant prodigue, avec des +transports... Si cela te coûte trop de rentrer chez moi, si tu +crains d'y trouver ou d'y apporter des ennuis... Dieu sait +combien tu t'abuses!.. mais, si tu le crains pourtant, est-ce +une raison pour t'ensevelir toute vivante et pour me briser le +coeur? Ne pourrais-tu rentrer dans le monde sans rentrer chez +moi et sans affronter tous ces embarras qui t'effrayent?... Il +y aurait pour cela un moyen bien simple, tu sais! + +-- Quoi? dit tranquillement Julia, me marier? + +-- Sans doute, dit Clodilde en secouant doucement la tête et en +baissant la voix. + +-- Mais, mon Dieu, ma mère, quelle apparence! Quand je le +voudrais, -- et j'en suis loin, -- je ne connais personne, +personne ne me connaît... + +-- Il y a quelqu'un, reprit Clodilde avec une timidité +croissante, quelqu'un que tu connais parfaitement, et qui... +qui t'adore. + +Julia ouvrit de grands yeux étonnés et pensifs, et, après une +courte pause de réflexion: + +-- Pierre? dit-elle. + +-- Oui, murmura Clodilde, pâle d'angoisse. + +Les sourcils de Julia se contractèrent doucement: elle dressa +sa tête charmante et resta quelques secondes les yeux fixés +sur le plafond; puis, avec un léger mouvement d'épaules: + +-- Pourquoi pas? dit-elle d'un ton sérieux. Autant lui qu'un +autre! + +Clodilde laissa échapper un faible cri, et, saisissant les +deux mains de sa fille: + +-- Tu veux? dit-elle; tu veux bien?... C'est vrai?... Tu me +permets de lui porter cette réponse? + +-- Oui... mais changes-en le texte! dit Julia en riant. + +-- Oh! ma chère, chère mignonne! s'écria Clodilde, qui couvrait +de baisers les mains de Julia; mais répète-moi encore que +c'est bien vrai,... que, demain, tu n'auras pas changé d'avis? + +-- Non, dit fermement Julia de sa voix grave et musicale. + +Elle médita un peu et reprit: + +-- Vraiment, il m'aime, ce grand garçon? + +-- Comme un fou. + +-- Pauvre homme!... Et il attend la réponse? + +-- En tremblant. + +-- Eh bien, va le calmer... Nous reprendrons l'entretien +demain. J'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma tête, tu +comprends, après tout ce bouleversement; mais sois +tranquille,... je suis décidée. + +Quand madame de Lucan rentra chez elle, Pierre de Moras +l'attendait dans le salon. Il devint fort pâle en +l'apercevant. + +-- Pierre! dit-elle toute haletante, embrassez-moi, vous êtes +mon fils!... Avec respect, s'il vous plaît, avec respect! +ajouta-t-elle en riant pendant qu'il l'enlevait et la serrait +sur sa poitrine. + +Il fit un peu plus tard la même fête à la baronne de Pers, qui +avait été mandée à la hâte. + +-- Mon ami, lui dit la baronne, je suis ravie, ravie,... mais +vous m'étouffez. Oui, oui,... c'est très-bien, mon garçon,... +mais vous m'étouffez littéralement! Réservez-vous, mon ami, +réservez-vous!... Cette chère petite! c'est gentil à elle, +c'est très-gentil... Au fond, c'est un coeur d'or!... Et puis +elle a bon goût aussi,... car vous êtes très-beau, vous mon +cher, très-beau, très-beau! Au reste, je m'étais toujours +doutée qu'au moment de couper ses cheveux, elle +réfléchirait... Il est vrai qu'elle les a admirables, pauvre +enfant! + +Et la baronne fondit en larmes; puis, s'adressant au comte à +travers ses sanglots: + +-- Vous ne serez pas malheureux non plus, vous, par parenthèse: +c'est une déesse! + +M. de Lucan, quoique vivement touché de ce tableau de famille +et surtout de la joie de Clodilde, prenait avec plus de sang-froid +cet événement inespéré. Outre qu'il se montrait en +général peu prodigue d'expansions publiques, il était au fond +de l'âme inquiet et triste. L'avenir de ce mariage lui +semblait des plus incertains, et sa profonde amitié pour le +comte s'en alarmait. Il n'avait osé lui dire, par un sentiment +de délicate réserve à l'égard de Julia, tout ce qu'il pensait +de ce caractère. Il essayait de repousser comme injuste et +partiale l'opinion qu'il s'en était faite; mais enfin il se +rappelait l'enfant terrible qu'il avait autrefois connue, +tantôt emportée comme un ouragan, tantôt pensive et enfermée +dans une réserve sombre; il se l'imaginait telle qu'on la lui +avait représentée depuis, grandie, belle, ascétique; puis il +la voyait tout à coup jetant ses voiles au vent, comme une des +nonnes fantastiques de _Robert_, et rentrant dans le monde d'un +pied léger: de toutes ces impressions diverses, il composait +malgré lui une figure de chimère et de sphinx qu'il lui était +très-difficile d'allier à l'idée du bonheur domestique. + +On parla en famille, pendant toute la soirée, des +complications que pouvait soulever ce projet de mariage, et +des moyens de les éviter. M. de Lucan entra dans ces détails +avec beaucoup de bonne grâce, et déclara qu'il se prêterait de +grand coeur, pour sa part, à tous les arrangements que sa +belle-fille pourrait souhaiter. Cette précaution ne devait pas +être inutile. + +Clodilde était au couvent le lendemain dès le matin. Julia, +après avoir écouté avec une nonchalance un peu ironique le +récit que lui fit sa mère des transports et de l'allégresse de +son fiancé, prit un air plus sérieux. + +-- Et ton mari, dit-elle, qu'est-ce qu'il pense? + +-- Il est charmé, comme nous tous. + +-- Je vais te faire une question singulière: est-ce qu'il +compte assister à notre mariage? + +-- Comme tu voudras. + +-- Ecoute, ma bonne petite mère, ne te désole pas d'avance... +Je sens bien qu'un jour ou l'autre ce mariage doit nous réunir +tous,... mais qu'on me laisse le temps de m'habituer à cette +idée... Accordez-moi quelques mois pour faire oublier +l'ancienne Julia et pour l'oublier moi-même,... n'est-ce pas, +dis, tu veux bien? + +-- Tout ce qui te plaira, dit Clodilde en soupirant. + +-- Je t'en prie... Dis-lui que je l'en prie aussi. + +-- Je le lui dirai; mais tu sais que Pierre est là? + +-- Ah! mon Dieu!... où donc? + +-- Je l'ai laissé dans le jardin... + +-- Dans le jardin!... quelle imprudence, ma mère! mais ces +dames vont le déchirer... comme Orphée, car tu peux croire +qu'il n'est pas en odeur de sainteté ici... + +On envoya prévenir M. de Moras, qui arriva en toute hâte. +Julia se mit à rire quand il parut, ce qui facilita son +entrée. Elle eut à plusieurs reprises, pendant leur entrevue, +des accès de ce rire nerveux qui est si utile aux femmes dans +les circonstances difficiles. Privé de cette ressource, M. de +Moras se contenta de baiser timidement les belles mains de sa +cousine, et manqua d'ailleurs d'éloquence; mais ses beaux +traits mâles resplendissaient, et ses grands yeux bleus +étaient humides de tendresse heureuse. Il parut laisser une +impression favorable. + +-- Je ne l'avais jamais considéré à ce point de vue, dit Julia +à sa mère: il est réellement très-bien,... c'est un mari +superbe. + +Le mariage eut lieu trois mois plus tard sans aucun appareil +et dans l'intimité. Le comte de Moras et sa jeune femme +partirent le soir même pour l'Italie. + +M. de Lucan avait quitté Paris deux ou trois semaines +auparavant, et s'était installé au fond de la Normandie dans +une ancienne résidence de sa famille, où Clodilde s'empressa +de le rejoindre aussitôt après le départ de Julia. + + + + +IV + + +Vastville, domaine patrimonial de la famille de Lucan, est +situé à peu de distance de la mer sur la côte occidentale du +Finistère normand. C'est un manoir à toits élevés et à balcons +de fer ouvragé, qui date du temps de Louis XIII et qui a +remplacé l'ancien château, dont quelques ruines servent encore +à la décoration du parc. Il se cache dans un pli de terrain +très-ombragé, et une longue avenue de vieux ormes le précède. +L'aspect en est singulièrement retiré et mélancolique à cause +des bois épais qui l'enveloppent presque de tous côtés. Ce +massif boisé marque sur ce point de la presqu'île le dernier +effort de la végétation normande. Dès qu'on en franchit la +lisière, la vue s'étend tout à coup sans obstacle sur les +vastes landes qui forment le plateau triangulaire du cap La +Hague: des champs de bruyères et d'ajoncs, des clôtures en +pierres sans ciment, çà et là une croix de granit, à droite et +à gauche les ondulations lointaines de l'Océan, tel est le +paysage sévère, mais grandiose, qui se développe tout à coup +sous la pleine lumière du ciel. + +M. de Lucan était né à Vastville. Les poétiques souvenirs de +l'enfance se mêlaient dans son imagination à la poésie +naturelle de ce site et le lui rendaient cher. Il y venait +chaque année en pèlerinage sous prétexte de chasse. Depuis son +mariage seulement, il avait renoncé à cette habitude de coeur +pour ne pas quitter Clodilde, que sa fille retenait à Paris; +mais il était convenu qu'ils s'enseveliraient tous deux dans +cette retraite pendant une saison dès qu'ils auraient recouvré +leur liberté. Clodilde ne connaissait Vastville que par les +descriptions enthousiastes de son mari; elle l'aimait de +confiance, et c'était d'avance pour elle un lieu enchanté. +Cependant, lorsque la voiture qui l'amenait de la gare +s'engagea, à la tombée de la nuit, entre les collines chargées +de bois, dans la sombre avenue en pente qui conduisait au +château, elle eut une impression de froid. + +-- Mon Dieu, mon ami, dit-elle en riant, c'est le château +d'Udolphe, votre château! + +Lucan excusa son château comme il put, et protesta, +d'ailleurs, qu'il était prêt à le quitter le lendemain, si +elle ne lui trouvait pas meilleure mine au lever du soleil. + +Elle ne tarda pas à l'adorer. Son bonheur, si contraint +jusque-là, s'épanouit pour la première fois librement dans +cette solitude et la lui éclaira d'un jour charmant. Elle +voulut même y passer l'hiver et y attendre Julia, qui devait +rentrer en France dans le courant de l'année suivante. Lucan +fit quelque opposition à ce projet, qui lui semblait d'un +héroïsme excessif pour une Parisienne, et finit pourtant par +l'adopter, trop heureux lui même d'encadrer dans ce lieu +romanesque le roman de ses amours. Il s'ingénia, d'ailleurs, à +atténuer ce que ce séjour pouvait avoir de trop austère en +ménageant à Clodilde quelques relations dans le voisinage, -- +en lui procurant par intervalle la société de sa mère. Madame +de Pers voulut bien se prêter à cette combinaison, quoique la +campagne lui fût généralement répulsive, et que Vastville en +particulier eût à ses yeux un caractère sinistre. Elle +prétendait y entendre des bruits dans les murailles et des +gémissements nocturnes dans les bois. Elle n'y dormait que +d'un oeil avec deux bougies allumées. Les magnifiques falaises +qui bordent la côte à peu de distance, et qu'on essayait de +lui faire admirer, lui causaient une sensation pénible. + +-- Très-beau! disait-elle, très-sauvage! tout à fait sauvage! +Mais cela me fait mal; il me semble que je suis sur le haut +des tours de Notre-Dame!... Au surplus, mes enfants, l'amour +embellit tout, et je comprends parfaitement vos transports; +quant à moi, vous m'excuserez si je ne les partage pas! Jamais +je ne pourrais m'extasier devant ce pays-ci... J'aime la +campagne comme une autre; mais ceci, ce n'est pas la campagne, +c'est le désert, l'Arabie Pétrée, je ne sais pas quoi... Et +quant à votre château, mon ami, je suis fâchée de vous le +dire, c'est une maison à crimes... Cherchez bien, vous verrez +qu'on y a tué quelqu'un. + +-- Mais non, chère madame, disait Lucan en riant; je connais +parfaitement l'histoire de ma famille, et je puis vous +garantir... + +-- Soyez sûr, mon ami, qu'on y a tué quelqu'un... dans le +temps... Vous savez comme on se gênait peu autrefois pour tout +ça! + +Les lettres de Julia à sa mère étaient fréquentes. C'était un +vrai journal de voyage, rédigé à la diable, avec une +saisissante originalité de style, et où la vivacité des +impressions se corrigeait par cette nuance d'ironie hautaine +qui était propre à l'auteur. Julia parlait assez brièvement de +son mari, dont elle ne disait d'ailleurs que du bien. Il y +avait le plus souvent un _post-scriptum_ rapide et bienveillant +adressé à M. de Lucan. + +M. de Moras était plus sobre de descriptions. Il paraissait ne +voir que sa femme en Italie. Il vantait sa beauté, encore +accrue, disait-il, au contact de toutes ces merveilles d'art +dont elle s'imprégnait; il louait son goût extraordinaire, son +intelligence et même son caractère. À cet égard, elle était +extrêmement mûrie, et il la trouvait presque trop sage et trop +grave pour son âge. Ces détails enchantaient Clodilde, et +achevaient de lui mettre dans le coeur une paix qu'elle n'avait +jamais eue. + +Les lettres du comte n'étaient pas moins rassurantes pour +l'avenir que pour le présent. Il ne croyait pas, disait-il, +devoir presser Julia au sujet de sa réconciliation avec son +beau-père; mais il l'y sentait disposée. Il l'y préparait, au +reste, de plus en plus en l'entretenant habituellement de la +vieille amitié qui l'unissait à M. de Lucan, de leur vie +passée, de leurs voyages, de leurs périls partagés. Non-seulement +Julia écoutait ces récits sans révolte, mais souvent +elle les provoquait, comme si elle eût regretté ses +préventions, et qu'elle eût cherché de bonnes raisons de les +oublier: + +-- Allons, Pylade, parlez-moi d'Oreste! lui disait-elle. + +Après avoir passé en Italie toute la saison d'hiver et une +partie du printemps, monsieur et madame de Moras visitèrent la +Suisse, en annonçant l'intention d'y séjourner jusqu'au milieu +de l'été. Monsieur et madame de Lucan eurent la pensée d'aller +les rejoindre, et brusquer ainsi un rapprochement qui ne +paraissait plus être dès ce moment qu'une affaire de forme. +Clodilde s'apprêtait à soumettre ce projet à sa fille, quand +elle reçut, par une belle matinée de mai, cette lettre datée +de Paris: + + +"Mère chérie, + +"Plus de Suisse! trop de Suisse! Me voilà. Ne te dérange pas. +Je sais combien tu te plais à Vastville. Nous irons t'y +trouver un de ces matins, et nous reviendrons tous ensemble à +l'automne. Je te demande seulement quelques jours pour +préparer ici notre future installation. + +"Nous sommes au _Grand Hôtel_. Je n'ai pas voulu descendre chez +toi pour toute sorte de raisons, pas davantage chez ma +grand'mère, qui me l'a offert toutefois très-gracieusement: + +"-- Ah! mon Dieu! mes chers enfants,... mais c'est +impossible... À l'hôtel!... ce n'est pas convenable! Vous ne +pouvez pas rester à l'hôtel! Logez chez moi... Mon Dieu, vous +serez très-mal... Vous serez campés... Je ne sais même pas +comment je vous nourrirai, car ma cuisinière est dans son lit, +et mon imbécile de cocher qui a un loriot sur l'oeil, par +parenthèse! Aussi on n'arrive pas comme cela... Vous me tombez +là comme deux pots de fleurs! C'est inimaginable! -- Vous vous +portez bien d'ailleurs, mon ami... Je ne vous le demande +pas... Ça se voit de reste... -- Et toi, ma belle minette? Mais +c'est un astre,... un vrai astre... Cache-toi... Tu me fais +mal aux yeux!... Est-ce que vous avez des bagages?.. Enfin, +que voulez-vous!... on les mettra dans le salon. Et pour vous, +je vous donnerai ma chambre. Je prendrai une femme de ménage +et un cocher de remise... Vous ne me gênerez pas du tout, du +tout, du tout... + +"Bref, nous n'avons pas accepté. + +"Mais l'explication de ce retour subit?... La voici: + +"-- Est-ce que la Suisse ne vous ennuie pas, mon ami? ai-je +demandé à mon mari. + +"-- La Suisse m'ennuie, m'a répondu cet écho fidèle. + +"-- Eh bien, allons-nous-en. + +"Et nous sommes partis. + +"Contente et troublée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de +t'embrasser. + + +"Julia. + + +"_P. S_. Je prie M. de Lucan de ne pas m'intimider." + + +Les jours qui suivirent furent délicieusement remplis pour +Clodilde. Elle défaisait elle-même les caisses qui se +succédaient sans interruption, et en rangeait le contenu de +ses mains maternelles. Elle dépliait, elle repliait, elle +caressait ces jupes, ces corsages, cette lingerie fine et +parfumée, qui étaient déjà comme une partie, comme une douce +émanation de la personne de sa fille. Lucan, un peu jaloux, la +surprenait méditant avec amour sur ces jolies nippes. Elle +allait aux écuries voir le cheval de Julia, qui avait suivi de +près les caisses; elle lui donnait du sucre et causait avec +lui. Elle emplissait de fleurs et de branchages verts +l'appartement destiné au jeune ménage. + +Cette heureuse fièvre eut bientôt son heureux terme. Environ +huit jours après son arrivée à Paris, Julia lui écrivait +qu'elle et son mari comptaient partir le soir, et qu'ils +seraient le lendemain matin à Cherbourg. C'était la station la +plus rapprochée de Vastville. Clodilde se disposa +naturellement à les aller prendre avec sa voiture. M. de +Lucan, après en avoir conféré avec elle, ne crut pas devoir +l'accompagner. Il craignit de gêner les premières expansions +du retour, et, ne voulant pas cependant que Julia pût +interpréter son absence comme un manque d'empressement, il +résolut d'aller à cheval au-devant des voyageurs. + + + + +V + + +On était aux premiers jours de juin. Clodilde partit de grand +matin, fraîche et radieuse comme l'aube. Lucan se mettait en +marche deux heures plus tard au petit pas de son cheval. Les +routes normandes sont charmantes en cette saison. Les haies +d'épine parfument la campagne, et jettent çà et là sur les +bords du chemin leur neige rosée. Une profusion de jeune +verdure constellée de fleurs sauvages couvre le revers des +fossés. Tout cela, sous le gai soleil du matin, est une fête +pour les yeux. M. de Lucan n'accordait cependant, contre sa +coutume, qu'une attention distraite au spectacle de cette +souriante nature. Il se préoccupait à un degré qui l'étonnait +lui-même de sa prochaine rencontre avec sa belle-fille. Julia +avait été pour sa pensée une obsession si forte, que sa pensée +en avait gardé une empreinte exagérée. Il essayait en vain de +lui rendre ses proportions véritables, qui n'étaient après +tout que celles d'une enfant, autrefois enfant terrible, +aujourd'hui enfant prodigue. Il s'était habitué à lui prêter +dans son imagination une importance mystérieuse et une sorte +de puissance fatale dont il avait peine à la dépouiller. Il +riait et s'irritait de sa faiblesse; mais il éprouvait une +agitation mêlée de curiosité et de vague inquiétude au moment +de voir en face ce sphinx dont l'ombre seule avait si +longtemps troublé sa vie, et qui venait maintenant s'asseoir +en personne à son foyer. + +Une calèche découverte, pavoisée d'ombrelles, parut au haut +d'une côte: Lucan vit une tête se pencher et un mouchoir +s'agiter hors de la voiture; il lança aussitôt son cheval au +galop. Presque au même instant, la calèche s'arrêta, et une +jeune femme sauta lestement sur la route; elle se retourna +pour adresser quelques mots à ses compagnons de voyage, et +s'avança seule au-devant de Lucan. Ne voulant pas se laisser +dépasser en procédés, il mit lui-même pied à terre, donna son +cheval au domestique qui le suivait, et se dirigea avec +empressement vers la jeune femme qu'il ne reconnaissait pas, +mais qui était évidemment Julia. Elle venait à lui sans hâter +le pas, d'une démarche glissante, balançant légèrement sa +taille flexible. Tout en approchant, elle repoussa son voile +d'un coup de main rapide, et Lucan put retrouver dans ce jeune +visage, dans ces grands yeux un peu sombres, dans l'arc pur et +allongé des sourcils, quelques traits de l'enfant qu'il avait +connue. + +Quand le regard de Julia rencontra celui de Lucan, son teint +pâle se couvrit de pourpre. Il la salua très-bas, avec un +sourire d'une grâce affectueuse: + +-- _Welcome!_ dit-il. + +-- Merci, monsieur, dit Julia d'une voix dont la sonorité grave +et mélodieuse frappa Lucan; -- amis, n'est-ce pas? + +Et elle lui tendit ses deux mains avec une résolution +charmante. + +Il l'attira doucement pour l'embrasser; mais, croyant sentir +un peu de résistance dans les bras subitement roidis de la +jeune femme, il se borna à lui baiser le poignet au défaut du +gant. Puis, affectant de la regarder avec une admiration +polie, qui d'ailleurs était sincère: + +-- J'ai vraiment envie de vous demander, dit-il en riant, à qui +j'ai l'honneur de parler. + +-- Vous me trouvez grandie? dit-elle en montrant ses dents +éblouissantes. + +-- Etonnamment, dit Lucan, très-étonnamment. Je comprends +Pierre à merveille. + +-- Pauvre Pierre! dit Julia, il vous aime bien!... Ne le +faisons pas languir plus longtemps, si vous le voulez. + +Ils se dirigèrent vers la calèche devant laquelle M. de Moras +les attendait, et, tout en marchant côte à côte: + +-- Quel joli pays! reprit Julia,... et la mer tout près? + +-- Tout près. + +-- Nous ferons une promenade à cheval après déjeuner, n'est-ce +pas? + +-- Très-volontiers; mais vous devez être horriblement fatiguée, +ma chère enfant... Pardon!... ma chère... Au fait, comment +voulez-vous que je vous appelle? + +-- Appelez moi madame... j'ai été si mauvaise enfant! + +Et elle eut un accès de ce rire soudain, gracieux, mais un peu +équivoque, qui lui était familier. Puis, élevant la voix: + +-- Vous pouvez venir, Pierre; votre ami est mon ami! + +Elle laissa les hommes échanger de cordiales poignées de main, +s'élança dans la voiture, et, reprenant sa place auprès de sa +mère: + +-- Ma mère, dit-elle en l'embrassant, cela s'est très-bien +passé... -- N'est-ce pas, monsieur de Lucan? + +-- Très-bien, dit Lucan en riant, sauf quelques détails. + +-- Oh! trop difficile, monsieur! dit Julia en se drapant dans +ses fourrures. + +L'instant d'après, M. de Lucan galopait à côté de la portière +pendant que les trois voyageurs de la calèche se livraient à +une de ces causeries expansives qui suivent les crises +heureusement dénouées. Clodilde, désormais en possession de +toutes ses amours, nageait dans le ciel bleu. + +-- Vous êtes trop jolie, ma mère, lui dit Julia. Avec une +grande fille comme moi, c'est coupable! + +Et elle l'embrassait. + +Lucan, tout en prenant part à l'entretien et en faisant à +Julia les honneurs du paysage, essayait de résumer à part lui +ses impressions sur la cérémonie qui venait de s'accomplir. En +somme, il pensait, comme sa belle-fille, que cela s'était bien +passé, quoique la perfection n'y fût pas. La perfection eût +été de trouver en Julia une femme toute simple qui se fût +jetée bonnement au cou de son beau-père en riant avec lui de +son escapade d'enfant gâté; mais il n'avait jamais attendu de +Julia des allures aussi rondes. Elle avait été dans cette +circonstance tout ce qu'on pouvait attendre d'un naturel comme +le sien, elle s'était montrée gracieusement amicale; elle +avait, il est vrai, donné à cette première entrevue un certain +tour dramatique et solennel: elle était romanesque, et, comme +Lucan l'était lui-même passablement, cette bizarrerie ne lui +avait pas déplu. + +Il avait été, au reste, agréablement surpris de la beauté de +madame de Moras, qui était en effet saisissante. La pureté +sévère de ses traits, l'éclat profond de son regard bleu +frangé de longs cils noirs, l'exquise harmonie de ses formes, +n'étaient pas ses seules, ni même ses principales séductions: +elle devait son attrait rare et personnel à une sorte de grâce +étrange, mêlée de souplesse et de force, qui enchantait ses +moindres mouvements. Elle avait dans ses jeux de physionomie, +dans sa démarche, dans ses gestes, l'aisance souveraine d'une +femme qui ne sent pas un seul point faible dans sa beauté, et +qui se meut, se développe et s'épanouit avec toute la liberté +d'un enfant dans son berceau ou d'un fauve dans les bois. +Faite comme elle l'était, elle n'avait pas de peine à se bien +mettre: les plus simples toilettes s'ajustaient sur sa +personne avec une précision élégante qui faisait dire à la +baronne de Pers, dans son langage inexact, mais expressif: + +-- On l'habillerait avec un gant de Suède! + +Dans la même journée et dans les jours qui suivirent, Julia +s'assura de nouveaux titres aux bonnes grâces de M. de Lucan +en se prenant d'un goût vif pour le château de Vastville et +pour les sites environnants. Le château lui plut par son style +romantique, son jardin à la vieille mode orné de charmilles et +d'ifs taillés, les allées solitaires du parc et ses bois +mélancoliques semés de ruines. Elle eut des extases devant les +grandes plaines de bruyères fouettées par les vents de +l'Océan, les arbres aux cimes tordues et convulsives, les +hautes falaises de granit creusées par les vagues éternelles. +-- Tout cela, disait-elle en riant, avait beaucoup de +caractère, et, comme elle en avait beaucoup aussi, elle se +sentait dans son élément. Elle avait trouvé sa patrie, elle +était heureuse; sa mère, à qui elle payait en effusions +passionnées tout son arriéré de tendresse, l'était encore +davantage. + +La plupart des journées se passaient en cavalcades. Après le +dîner, Julia, dans cette humeur joyeuse et un peu fiévreuse +qui l'animait, racontait ses voyages en parodiant d'une +manière plaisante ses exaltations et la froideur relative de +son mari devant les chefs-d'oeuvre de l'art antique. Elle +illustrait ces souvenirs par des scènes de mimique où elle +déployait une adresse de fée, une verve d'artiste, et parfois +une drôlerie de rapin. En un tour de main, avec une fleur, un +chiffon, une feuille de papier, elle se faisait une coiffure +napolitaine, romaine, sicilienne. Elle jouait des scènes de +ballet ou d'opéra en repoussant la queue de sa robe d'un coup +de pied tragique, et en accentuant fortement les exclamations +banales du lyrisme italien: -- _O ciel! crudel! perfido! O dio! +perdona!_ Puis, s'agenouillant sur un fauteuil, elle imitait la +voix et les gestes d'un prédicateur qu'elle avait entendu à +Rome, et qui ne paraissait pas l'avoir suffisamment édifiée. +Dans toutes ces attitudes diverses, elle ne perdait pas un +atome de sa grâce, et ses poses les plus comiques gardaient de +l'élégance. À la suite de ces folies, elle reprenait son air +de reine ennuyée. + +Sous le charme du mouvement et des prestiges de cette +brillante nature, M. de Lucan pardonnait volontiers à Julia +les caprices et les singularités dont elle était prodigue, +surtout à l'égard de son beau-père. Elle se montrait en +général avec lui ce qu'elle avait été dès le début, amicale et +polie, avec une nuance d'ironie altière; mais elle avait de +fortes inégalités. Lucan surprenait parfois son regard attaché +sur lui avec une expression pénible et comme farouche. Un +jour, elle repoussait avec un brusque maussaderie la main +qu'il lui offrait pour l'aider à descendre de cheval ou à +escalader une barrière. Elle semblait fuir les occasions de se +trouver seule avec lui, et, quand elle ne pouvait échapper à +quelques moments de tête à tête, elle laissait voir tantôt un +malaise irrité, tantôt une impertinence railleuse. Lucan +pensait qu'elle se reprochait parfois de trop démentir ses +anciens sentiments, et qu'elle croyait se devoir à elle-même +de leur donner de temps en temps un gage de fidélité. Il lui +savait gré au surplus de réserver pour lui seul ces signes +équivoques et de n'en pas troubler sa mère. En somme, il +n'attachait à ces symptômes qu'une faible importance. S'il y +avait encore dans les dispositions affectueuses de sa belle-fille +un peu de lutte et d'effort, c'était de la part de ce +caractère hautain un trait excusable, une dernière défense +qu'il se flattait de faire bientôt disparaître en redoublant +de délicates attentions. + +Deux semaines environ après l'arrivée de Julia, il y eut un +bal chez la marquise de Boisfresnay, en son château de +Boisfresnay qui est situé à deux ou trois lieues de Vastville. +Monsieur et madame de Lucan entretenaient des relations de +voisinage avec la marquise. Ils allèrent à ce bal avec Julia +et son mari, les hommes dans le coupé, les deux femmes à cause +de leur toilette, seules dans la calèche. Vers minuit, +Clodilde prit son mari à part, et, lui montrant sa fille qui +valsait dans le salon voisin avec un officier de marine: + +-- Chut! mon ami, lui dit-elle; j'ai une migraine affreuse, et +Pierre s'ennuie à mourir; mais nous n'avons pas le courage +d'emmener Julia de si bonne heure... Voulez-vous être aimable? +Vous la ramènerez, et nous allons partir, Pierre et moi; nous +vous laisserons la calèche. + +-- Très-bien, ma chère, dit Lucan, sauvez-vous. + +Clodilde et M. de Moras s'esquivèrent aussitôt. + +Un instant plus tard, Julia, fendant dédaigneusement la foule +qui s'écartait devant elle comme devant un ange de lumière, +souleva son front superbe et fit un signe à Lucan. + +-- Je ne vois plus ma mère? lui dit-elle. + +Lucan l'informa en deux mots de la combinaison qui venait +d'être arrêtée. Un éclair soudain jaillit des yeux de la jeune +femme, ses sourcils se plissèrent; elle haussa légèrement les +épaules sans répondre, et rentra dans le bal en se frayant +passage avec la même insolence tranquille. Elle s'abandonna de +nouveau au bras d'un officier de marine, et parut prendre +plaisir à tourbillonner dans sa splendeur. Sa toilette de bal +donnait, en effet, à sa beauté un étrange éclat. Son sein et +ses épaules, sortant de son corsage avec une sorte +d'insouciance chaste, gardaient dans l'animation de la danse +la pureté froide et lustrée du marbre. + +Lucan lui proposa de valser avec elle; elle hésita, mais, +ayant consulté sa mémoire, elle découvrit qu'elle n'avait pas +encore épuisé la liste des officiers de marine qui s'étaient +précipités par escadres sur cette riche proie. Au bout d'une +heure, elle se lassa d'être admirée, et demanda la voiture. +Comme elle s'enveloppait de ses draperies dans le vestibule, +son beau-père lui offrit ses services. + +-- Non! je vous en prie, dit-elle avec impatience; les hommes +ne savent pas... pas du tout! + +Puis elle se jeta dans la voiture d'un air ennuyé. Cependant, +comme les chevaux se mettaient en marche: + +-- Fumez, monsieur, reprit-elle avec plus de bonne grâce. + +Lucan la remercia de la permission sans en profiter; puis, +tout en faisant ses petits arrangements de voisinage: + +-- Vous étiez bien belle ce soir, ma chère enfant! lui dit-il. + +-- Monsieur, dit Julia d'un ton nonchalant mais affirmatif, je +vous défends de me trouver belle, et je vous défends de +m'appeler "ma chère enfant"! + +-- Soit, dit Lucan. Eh bien, vous n'êtes pas belle, vous ne +m'êtes pas chère, et vous n'êtes pas une enfant. + +-- Pour enfant! non, dit-elle énergiquement. + +Elle s'encapuchonna de son voile, croisa les bras sur son +sein, et s'accommoda dans son coin, où des clartés de lune +venaient de temps à autre se jouer dans ses blancheurs. + +-- Peut-on dormir? demanda-t-elle. + +-- Comment donc! Très-certainement. Voulez-vous que je ferme la +glace? + +-- S'il vous plaît. Mes fleurs ne vous feront pas mal? + +-- Pas du tout. + +Après un silence: + +-- M. de Lucan? reprit Julia. + +-- Chère madame? + +-- Expliquez-moi donc les usages, car il y a des choses que je +ne comprends pas bien... Est-ce qu'il est admis,... est-ce +qu'il est convenable qu'on laisse revenir du bal, en tête-à-tête, +à deux heures du matin, une femme de mon âge et un monsieur du vôtre? + +-- Mais, dit Lucan, non sans une certaine gravité, je ne suis +pas un monsieur,... je suis le mari de votre mère. + +-- Ah! sans doute, vous êtes le mari de ma mère! dit-elle en +scandant ces mots d'une voix vibrante, qui fit craindre à +Lucan quelque explosion. + +Mais, paraissant dominer une violente émotion, elle poursuivit +d'un ton presque enjoué: + +-- Oui, vous êtes le mari de ma mère, et vous êtes même, +suivant moi, un très-mauvais mari pour ma mère. + +-- Suivant vous, dit tranquillement Lucan. Et pourquoi cela? + +-- Parce que vous ne lui convenez pas du tout. + +-- Avez-vous consulté votre mère à ce sujet, ma chère dame? Il +me semble qu'elle en est meilleur juge que vous. + +-- Je n'ai pas besoin de la consulter. Il n'y a qu'à vous voir +tous les deux. Ma mère est une créature angélique,... et vous, +non. + +-- Qu'est-ce que je suis donc? + +-- Un romanesque, un tourmenté,... tout le contraire enfin. -- +Un jour ou l'autre, vous la trahirez. + +-- Jamais! dit Lucan, avec un peu de sévérité. + +-- En êtes-vous bien sûr, monsieur? dit Julia en dirigeant son +regard sur lui du fond de son capuchon. + +-- Chère madame, répondit M. de Lucan, vous me demandiez tout à +l'heure de vouloir bien vous apprendre ce qui est convenable +et ce qui ne l'est pas; eh bien, il n'est pas convenable que +nous prenions, vous votre mère, et moi ma femme, pour texte +d'une plaisanterie de ce genre, et, par conséquent, il est +convenable de nous taire. + +Elle se tut, resta immobile et ferma les yeux. Après un +moment, Lucan vit une larme se détacher de ses longs cils, et +glisser sur sa joue. + +-- Mon Dieu, mon enfant, dit-il, je vous ai blessée,... je vous +fais sincèrement mes excuses. + +-- Gardez vos excuses! dit-elle d'une voix sourde en ouvrant +brusquement ses grands yeux. Je ne veux pas plus de vos +excuses que de vos leçons!... Vos leçons! comment en ai-je +mérité l'humiliation?... Je ne comprends pas. Quoi de plus +innocent que mes paroles, et que voulez-vous donc que je vous +dise? Est-ce ma faute si je suis là seule avec vous,... si je +suis obligée de vous parler,... si je ne sais que vous dire? +Comment m'expose-t-on à cela? Pourquoi m'en demander plus que +je n'en puis faire? On présume trop de mes forces! C'est +assez,... c'est mille fois trop déjà de la comédie que je joue +chaque jour... Dieu sait si j'en suis lasse! + +Lucan eut peine à surmonter l'étonnement douloureux qui +l'avait saisi. + +-- Julia, dit-il enfin, vous avez bien voulu me dire que nous +étions amis; je le croyais... Ce n'est donc pas vrai? + +-- Non. + +Après avoir lancé ce mot avec une sombre énergie, elle +s'enveloppa la tête et le visage dans ses voiles, et demeura +pendant le reste du chemin plongée dans un silence que M. de +Lucan ne troubla pas. + + + + +VI + + +Après quelques heures d'un sommeil pénible, M. de Lucan se +leva le lendemain le front chargé de soucis. La reprise +d'hostilités qui lui avait été si clairement signifiée +présageait sûrement pour son repos de nouveaux troubles, pour +le bonheur de Clodilde de nouveaux déchirements. Il allait +donc rentrer dans ces odieuses agitations qui avaient si +longtemps désolé sa vie, et, cette fois, sans aucune espérance +d'en sortir. Comment, en effet, ne pas désespérer à jamais de +ce caractère indomptable que l'âge et la raison, que tant +d'égards et de tendresse avaient laissé impassible dans ses +préventions et ses haines? Comment comprendre et surtout +comment vaincre jamais le sentiment chimérique ou plutôt la +manie qui avait pris possession de cette âme concentrée, et +qui s'y perpétuait sourdement, toujours près d'éclater en +violences furieuses? + +Clodilde et Julia n'avaient pas encore paru. Lucan alla faire +un tour dans le jardin pour respirer encore une fois la paix +de sa chère solitude, en attendant les orages prévus. A +l'extrémité d'un berceau de charmille, il aperçut le comte de +Moras, le bras appuyé sur le piédestal d'une vieille statue et +les yeux fixés sur le sol. M. de Moras n'avait jamais été un +rêveur; mais, depuis son arrivée au château, il avait, dans +plus d'une occasion déjà, laissé voir à Lucan des dispositions +mélancoliques très-étrangères à son naturel. Lucan s'en +inquiétait; cependant, comme il n'aimait pas lui même qu'on +forçât sa confidence, il s'était abstenu de l'interroger. + +Ils prirent la main en s'abordant. + +-- Vous êtes revenus tard cette nuit? demanda le comte. + +-- Vers trois heures. + +-- Oh! _povero!_... A propos, merci de votre complaisance pour +Julia... Comment a-t-elle été pour vous? + +-- Mais... bien, dit Lucan. -- Un peu singulière, comme +toujours. + +-- Oh! singulière... va de soi! + +Il sourit assez tristement, prit le bras de Lucan, et, +l'entraînant dans les dédales de charmille: + +-- Voyons, mon cher, lui dit-il d'une voix contenue, entre nous +deux, qu'est-ce que c'est que Julia? + +-- Comment, mon ami? + +-- Oui, quelle femme est-ce que ma femme? Si vous le savez, je +vous en prie, dites-le-moi. + +-- Pardon,... mais c'est à vous que je le demanderai. + +-- A moi? dit le comte; mais je l'ignore absolument. C'est une +énigme dont le mot m'échappe. Elle me charme et m'épouvante... +Elle est singulière, disiez-vous? Elle est plus que cela,... +elle est fantastique. Elle n'est pas de ce monde. Je ne sais +qui j'ai épousé... Vous vous rappelez cette belle et froide +créature des contes arabes qui se relevait la nuit pour aller +faire des orgies dans les cimetières... C'est absurde, mais +elle m'y fait songer! + +L'oeil troublé du comte, le rire contraint dont il accompagnait +ses paroles, émurent vivement Lucan. + +-- Ainsi, lui dit-il, vous êtes malheureux? + +-- On ne peut davantage, répondit le comte en lui serrant la +main avec force. Je l'adore, et je suis jaloux,... sans savoir +de qui ni de quoi! Elle ne m'aime pas,... et cependant, elle +aime,... elle doit aimer! Comment en douter? Vous la voyez, +c'est l'image même de la passion;... le feu de la passion +déborde dans ses paroles, dans ses regards, dans le sang de +ses veines!... Et, près de moi, c'est la statue glacée d'un +tombeau! + +-- Franchement, mon cher, dit Lucan, vous me semblez exagérer +beaucoup vos désastres. En réalité, ils me paraissent se +réduire à très-peu de chose. D'abord, vous êtes sérieusement +amoureux pour la première fois de votre vie, je crois; vous +aviez beaucoup entendu parler de l'amour, de la passion, et +peut-être en attendiez-vous des merveilles excessives. En +second lieu, je vous ferai observer que les très-jeunes femmes +sont rarement très-passionnées. L'espèce de froideur dont vous +semblez vous plaindre est donc très-explicable sans +l'intervention du surnaturel. Les jeunes femmes, je vous le +répète, sont en général idéalistes; leurs amours n'ont pas de +corps... Vous demandez de qui ou de quoi vous devez être +jaloux? Soyez-le donc de tout ce romanesque vague qui +tourmente les jeunes imaginations, du vent, de la tempête, des +plaines désertes, des falaises sauvages, de mon vieux manoir, +de mes bois et de mes ruines, car Julia adore tout cela! +Soyez-le surtout de ce culte ardent qu'elle conserve à la +mémoire de son père, et qui absorbe encore -- j'en ai la preuve +récente -- le plus vif de sa passion. + +-- Vous me faites du bien, reprit Pierre de Moras en respirant +avec allégement, et cependant je m'étais dit tout cela... +Mais, si elle n'aime pas,... elle aimera,... elle aimera un +jour,... et si ce n'était pas moi! Si elle donnait à un autre +tout ce qu'elle me refuse!... mon ami, ajouta le comte, dont +les beaux traits pâlirent, -- je la tuerais de ma main! + +-- Amoureux! dit Lucan; et moi, je ne suis plus rien, alors? + +-- Vous, mon ami? dit Moras avec émotion,... vous voyez ma +confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses... Ah! +pourquoi ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de +l'amitié! Elle seule rend tout ce qu'on lui donne, elle +fortifie au lieu d'énerver; c'est la seule passion digne d'un +homme... Ne m'abandonnez jamais, mon ami; vous me consolerez +de tout. + +La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au +château. Julia se disait fatiguée et souffrante. À l'abri de +ce prétexte, son humeur silencieuse, ses réponses plus que +sèches aux questions polies de Lucan, passèrent d'abord sans +éveiller l'attention de sa mère et de son mari; mais, pendant +le reste de la journée, et parmi les divers incidents de la +vie de famille, le ton agressif de Julia et ses façons +maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop fortement +pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait la +patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir, +chacun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut, ce jour-là, +plus sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers +la fin du repas sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui +l'y amena, sans d'ailleurs penser à mal. Elle épuisait sa +verve railleuse sur un bambin de huit à dix ans, fils de la +marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort agacée la veille +en promenant dans le bal sa suffisante petite personne, et en +se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes des +danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se +pâmait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clodilde +la défendit doucement en alléguant que cet enfant était son +fils unique. + +-- Ce n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un +drôle de plus, dit Lucan. + +-- Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son +propre avis dès que son beau-père en était, il est +parfaitement reconnu que les enfants gâtés sont ceux qui +tournent le mieux. + +-- Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement +Lucan. + +-- Je n'en connais pas, dit Julia. + +-- Mon Dieu, dit le comte de Moras sur un ton de conciliation, +à tort ou à raison, c'est fort à la mode aujourd'hui de gâter +les enfants. + +-- C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les +fouettait, et on en faisait des hommes. + +-- Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas +d'avoir des enfants... et on n'en a pas! ajouta-t-elle avec un +regard direct qui aggravait encore l'intention désobligeante +et même cruelle de ses paroles. + +M. de Lucan devint très-pâle. Les yeux de Clodilde s'emplirent +de larmes. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la +salle. Sa mère, après être restée quelques minutes le visage +caché dans ses mains, se leva et alla la rejoindre. + +-- Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul +avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous, la nuit +dernière?... Vous m'aviez bien dit quelque chose de cela +tantôt,... mais j'étais si absorbé dans mes préoccupations +égoïstes, que je n'y ai pas pris garde... Enfin, que s'est-il +passé? + +-- Rien de grave. Seulement, j'ai pu me convaincre qu'elle ne +pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait +jamais dû être remplie. + +-- Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai +ce que vous voudrez. + +-- Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les +épaules, ne vous offensez pas, mais la vie commune dans ces +conditions devient difficile. N'attendons pas quelque scène +irréparable. A Paris, nous pourrons nous voir sans +inconvénient. Je vous conseille de l'emmener. + +-- Si elle ne veut pas? + +-- Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux; +-- j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt, +mon ami. + +M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus +tard, Clodilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait +beaucoup pleuré; mais elle lui tendit son front avec son plus +doux sourire. Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura +simplement à voix basse: + +-- Pardon pour elle! + +Et la charmante créature se retira à la hâte en dissimulant +son émotion. + +Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand +matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de +la bibliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le +jardin. Il ne fut pas médiocrement surpris de voir apparaître +le visage de sa belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille +qui s'enlaçaient au feuillage de fer du balcon. + +-- Monsieur, dit-elle de sa voix chantante, êtes-vous bien +occupé? + +-- Mon Dieu, non! répondit-il en se levant. + +-- C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous +venir vous promener avec moi? + +-- Mon Dieu, oui. + +-- Eh bien, venez... Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille! + +Et elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre +à Lucan avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa +boutonnière, en faisant le geste d'un homme qui ne comprend +rien à ce qui se passe, mais qui n'en est pas fâché. + +Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le +sable de son pied léger et impatient. + +-- Monsieur de Lucan, lui dit-elle gaiement, ma mère veut que +je sois aimable pour vous, mon mari le veut, le Ciel aussi, je +suppose; c'est pourquoi je le veux également, et je vous +assure que je suis très-aimable quand je m'en donne la +peine,... vous verrez ça! + +-- Est-il possible? dit Lucan. + +-- Vous verrez, monsieur! répondit-elle en lui faisant avec +toutes ses grâces une révérence théâtrale. + +-- Et où allons-nous, madame? + +-- Où il vous plaira,... dans les bois, à l'aventure, si vous +voulez. + +Les collines boisées étaient si rapprochées du château, +qu'elles bordaient d'une frange d'ombre un des côtés de la +cour. M. de Lucan et Julia s'engagèrent dans le premier +sentier qui se présenta devant eux; mais Julia ne tarda pas à +quitter les chemins frayés pour marcher au hasard d'un arbre à +l'autre, s'égarant à plaisir, battant les fourrés de sa canne, +cueillant des fleurs ou des feuillages, s'arrêtant en extase +devant des bandes lumineuses qui rayaient çà et là les tapis +de mousse, franchement enivrée de mouvement, de plein air, de +soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon tout en +marchant des mots de gracieuse camaraderie, des +interpellations folles, des moqueries d'enfant, et faisait +retentir les bois de la mélodie de son rire. + +Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à +peu récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la +charge avec résignation: s'apercevant qu'il succombait sous le +poids, elle s'assit sur les racines d'un vieux chêne pour +faire, dit-elle, un triage dans tout ce pêle-mêle. Elle prit +alors sur ses genoux le paquet d'herbes et de fleurs, et se +mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qualité inférieure. +Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce qu'elle +croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant +gravement + +ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait. + +-- Toi, ma chère, trop maigre!... toi, gentille, mais trop +courte!... toi, tu sens mauvais!... toi, tu as l'air bête!... + +Puis, venant brusquement à un autre ordre idées qui ne laissa +pas d'inquiéter d'abord M. de Lucan: + +-- C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui avez conseillé à +Pierre de me parler avec fermeté? + +-- Moi? dit Lucan; quelle idée! + +-- Ça doit être vous. -- Toi, poursuivit-elle en continuant de +s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!... -- +Oui, ça doit être vous... On vous croirait doux, à vous voir, +et vous êtes très-dur, très-tyrannique... + +-- Féroce, dit Lucan. + +-- Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison, ce +pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme +soit un homme... Il est pourtant très-brave, n'est-ce pas? + +-- Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême +énergie. + +-- Il en a l'air, et cependant avec moi... c'est un ange. + +-- C'est qu'il vous aime. + +-- Très-probable!... -- Il y a de ces fleurs qui sont +curieuses... On dirait une petite dame, celle-ci! + +-- J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre? + +-- Très-probable, encore. + +Après une pause, elle secoua la tête: + +-- Et pourquoi l'aimerais-je? + +-- Belle question! dit Lucan; mais parce qu'il est parfaitement +digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites, +l'intelligence, le coeur et même la beauté,... enfin, parce que +vous l'avez épousé. + +-- Monsieur de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une +confidence? + +-- Je vous en prie. + +-- Ce voyage d'Italie a été très-mauvais pour moi. + +-- Comment cela? + +-- Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas +laide précisément, mais je me croyais ordinaire. + +-- Oui,... eh bien? + +-- Eh bien, en me promenant en Italie, à travers tous ces +souvenirs et tous ces marbres si admirés, je faisais +d'étranges réflexions... Je me disais qu'après tout ces +princesses et ces déesses du monde antique qui rendaient fous +les bergers et les rois, pour lesquelles éclataient les +guerres et les sacriléges, étaient à peu près des personnes +dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté. +J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle, +que j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un +prix vulgaire, qui ne pouvait être que la récompense,... que +sais-je... d'une grande action... ou d'un grand crime! + +Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce +langage. Il prit le parti d'en rire. + +-- Mais, ma chère Julia, dit-il, faites attention: vous vous +trompez de siècle... Nous ne sommes plus au temps où l'on se +mettait en guerre pour les beaux yeux des dames... Au reste, +parlez-en à Pierre: il a tout ce qu'il faut pour vous fournir +la grande action demandée; quant au crime, je crois que vous +devez y renoncer. + +-- Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage! ajouta-t-elle en +éclatant de rire. -- Enfin, vous voyez, je vous dis toutes les +folies qui me passent par la tête... C'est aimable, ça, +j'espère? + +-- C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez. + +-- Avec ce précieux encouragement, monsieur!... dit-elle en se +levant et en achevant sa phrase par une révérence; -- mais, +pour le moment, allons déjeuner... Je vous recommande mon +bouquet. Tenez les têtes en bas... Marchez devant, monsieur, +et par le plus court, je vous prie, car j'ai un appétit qui +m'arrache des larmes. + +Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au +château. Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une +cavatine, tantôt lui adressant de nouvelles instructions sur +la manière de tenir son bouquet, ou le touchant légèrement du +bout de sa canne pour lui faire admirer quelque oiseau perché +sur une branche. + +Clodilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc +devant la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur +visage se dissipa au bruit de la voix rieuse de Julia. Dès +qu'elle les aperçut, la jeune femme enleva le bouquet à Lucan, +accourut vers Clodilde, et, lui jetant dans les bras sa +moisson de fleurs: + +-- Ma mère, dit-elle, nous avons fait une délicieuse +promenade... Je me suis beaucoup amusée. M. de Lucan aussi,... +et, de plus, il a beaucoup profité dans ma conversation... Je +lui ai ouvert des horizons!... + +Elle décrivit avec la main une grande courbe dans le vide, +pour indiquer l'immensité des horizons qu'elle avait ouverts à +M. de Lucan. Puis, entraînant sa mère vers la salle à manger +et aspirant l'air avec force: + +-- Oh! cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arôme! + +Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit +pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le +lendemain et les jours suivants sans altération sensible. Si +Julia nourrissait encore quelques restes de ses farouches +ennuis, elle avait du moins la bonté de les réserver pour elle +et d'en souffrir seule. Plus d'une fois encore, on la vit +revenir de ses excursions solitaires, le front soucieux et +l'oeil sombre; mais elle secouait ces dispositions équivoques +dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que des +grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui +elle sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer. +Elle absorbait même son temps sans beaucoup de discrétion, et +le mettait un peu trop souvent en réquisition pour des +promenades, des dessins de tapisserie, de la musique à quatre +mains, quelquefois pour rien, simplement pour le déranger, se +plantant devant ses fenêtres, et lui posant à travers ses +lectures des séries de questions burlesques. Tout cela était +charmant: M. de Lucan s'y prêtait avec complaisance, et +n'avait pas assurément grand mérite. + +La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours +chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du +changement miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de +Julia et dans sa manière d'être à l'égard de son beau-père. +Témoin des gracieuses attentions qu'elle prodiguait à M. de +Lucan, madame de Pers eut des démonstrations de vive +satisfaction, au milieu desquelles on retrouvait toutefois +quelques traces de ses anciennes préventions contre sa petite-fille. + +La veille du départ de la baronne on invita quelques voisins à +dîner pour lui être agréable, car elle n'avait qu'un faible +goût pour l'intimité de famille, et elle aimait passionnément +les étrangers. On lui donna donc, faute de temps pour mieux +faire, le curé de Vastville, le percepteur, le médecin et le +receveur de l'enregistrement, hôtes assez habituels du château +et grands admirateurs de Julia. C'était peu de chose sans +doute, c'était assez cependant pour fournir à la baronne +l'occasion de mettre une robe habillée. + +Julia, pendant le dîner, parut s'appliquer à faire la conquête +du curé, vieillard candide, qui subissait la fascination de sa +voisine avec une sorte de stupeur joyeuse. Elle le faisait +manger, elle le faisait boire, elle le faisait rire. + +-- Quel serpent, n'est-ce pas, monsieur le curé? dit la +baronne. + +-- Elle est bien aimable, dit le curé. + +-- A faire frémir, reprit la baronne. + +Le soir, après quelques tours de valse, Julia, accompagnée par +son mari, chanta de sa belle voix grave des mélodies inédites, +des chansons nationales qu'elle avait rapportées d'Italie. Un +de ces airs lui rappelant une espèce de tarentelle qu'elle +avait vu danser par des femmes de Procida, elle pria son mari +de la jouer. Elle contait en même temps avec feu comment se +dansait cette tarentelle, en donnant une rapide indication des +pas, des gestes et des attitudes; puis, tout à coup, entraînée +par l'ardeur de son récit: + +-- Attendez, Pierre, dit-elle, je vais la danser... Ce sera +plus simple. + +Elle releva sa traîne, qui la gênait, et pria sa mère de la +fixer avec des épingles. Pendant ce temps, elle s'occupait +elle-même activement: il y avait sur la cheminée et sur les +consoles des vases remplis de fleurs et de verdure; elle y +puisait de ses mains alertes, et, posée devant une glace elle +piquait et entrelaçait pêle-mêle dans ses cheveux magnifiques +des fleurs, des herbes, des grappes, des épis, tout ce qui +venait sous ses doigts. La tête chargée de cette couronne +épaisse et frissonnante, elle vint se placer au milieu du +salon. + +-- Allez, mon ami! dit-elle à M. de Moras. + +Il joua la tarentelle, qui débutait par une sorte de pas de +ballet lent et solennel que Julia mima avec ses airs +souverains, déployant et reployant comme des guirlandes ses +bras d'almée; puis, le rythme s'animant de plus en plus, elle +frappa le parquet de ses pas rapides et redoublés avec la +souplesse sauvage et le sourire épanoui d'une jeune bacchante: +brusquement elle termina par une glissade prolongée qui +l'amena toute palpitante devant M. de Lucan, assis en face +d'elle. Là, elle fléchit un genou, porta d'un geste soudain +ses deux mains à ses cheveux, et, secouant en même temps sa +tête penchée, elle fit tomber sa couronne en pluie de fleurs +aux pieds de Lucan, en disant de sa plus douce voix, sur le +ton d'un gracieux hommage: + +-- Monsieur!... + +Après quoi, elle se redressa, toujours glissante, se jeta dans +un fauteuil, prit gravement le tricorne du curé, et s'en +éventa le visage. + +Au milieu des applaudissements et des rires qui remplissaient +le salon, la baronne de Pers se rapprocha doucement de Lucan +sur le canapé qu'ils occupaient en commun, et lui dit tout +bas: + +-- Ah çà, mon cher monsieur, qu'est-ce que c'est donc que ce +nouveau système-là? Savez-vous que j'aimais encore mieux sa +première manière, moi?... + +-- Comment, chère madame? Pourquoi donc? dit simplement Lucan. + +Mais, avant que la baronne eût pu s'expliquer, en supposant +qu'elle en eût l'intention, Julia fut prise d'une nouvelle +fantaisie. + +-- Décidément j'étouffe,... dit-elle. -- Monsieur de Lucan, +offrez-moi votre bras. + +Elle sortit, et Lucan l'accompagna. Elle s'arrêta dans le +vestibule pour se couvrir la tête de son grand voile blanc, +parut hésiter un moment entre la porte du jardin et celle de +la cour; puis, se décidant: + +-- Dans l'allée aux Dames, dit-elle; c'est là qu'il fait le +plus frais. + +L'allée aux Dames qui était le lieu de promenade favori de +Julia, s'ouvrait en face de l'avenue, à l'autre extrémité de +la cour. C'était un sentier en pente douce pratiqué entre +l'escarpement rocheux des coteaux boisés et le bord d'un ravin +qui paraissait avoir été un des fossés de l'ancien château. Un +ruisseau coulait au fond de ce ravin avec un bruit +mélancolique; il allait se perdre, à quelque distance, dans un +petit étang ombragé de saules, et gardé par deux vieilles +nymphes de marbre, auxquelles l'allée aux Dames devait son +nom, consacré par la tradition du pays. A mi-chemin entre la +cour et l'étang, des fragments de mur et des cintres brisés, +débris de quelque fortification extérieure, s'étageaient sur +le revers du coteau; pendant quelques pas, ces ruines +bordaient le sentier de leurs épais contre-forts, et y +projetaient, avec des festons de lierre et de ronces, une +masse d'ombre que la nuit changeait en ténèbres opaques. On +eût dit alors que le passage était coupé par un abîme. Le +caractère sombre de ce site n'était pas, d'ailleurs, sans +quelques adoucissements: un sable fin et sec jonchait le +sentier; des bancs rustiques étaient adossés çà et là contre +l'escarpement; enfin, les talus gazonnés qui descendaient dans +le ravin étaient semés de jacinthes, de violettes et de +rosiers nains dont le parfum s'élevait et se conservait dans +cette allée couverte comme l'odeur de l'encens dans une +église. + +On était alors à la fin de juillet, et la chaleur avait été +accablante dans la journée. En quittant l'atmosphère de la +cour encore embrasée par les feux du couchant, Julia respira +avec avidité l'air frais du ruisseau et des bois. + +-- Dieu! que c'est bon! dit-elle. + +-- Mais j'ai peur que ce ne soit trop bon, dit Lucan; +permettez-moi... + +Et il lui roula en double autour du cou les bouts flottants de +son voile. + +-- Comment! vous tenez donc à mes jours? dit-elle. + +-- Mais certainement. + +-- C'est magnanime! + +Elle fit quelques pas en silence, s'appuyant légèrement sur le +bras de son compagnon, et balançant à sa manière sa taille +gracieuse. + +-- Votre bon curé doit me prendre pour une espèce de diable? +reprit-elle. + +-- Il n'est pas le seul, dit Lucan avec un sang-froid ironique. + +Elle eut un rire bref et contraint; puis, après une nouvelle +pause, en continuant sa marche, le front penché: + +-- Vous devez pourtant me détester un peu moins maintenant, +dites? + +-- Un peu moins. + +-- Soyez sérieux, voulez-vous? Je sais que je vous ai fait +beaucoup souffrir... Commencez-vous à me pardonner? + +Sa voix avait pris un accent de sensibilité qui ne lui était +pas ordinaire, et qui toucha M. de Lucan. + +-- Je vous pardonne de grand coeur, mon enfant, répondit-il. + +Elle s'arrêta, et, lui saisissant les deux mains: + +-- C'est vrai? c'est fini de nous haïr?... dit-elle d'un ton +bas et comme timide. Vous m'aimez un peu? + +-- Je vous remercie, dit Lucan avec une gravité émue; je vous +remercie, et je vous aime bien. + +Comme elle l'attirait doucement, il l'enlaça d'une franche et +affectueuse étreinte, et posa les lèvres sur son front, +qu'elle lui tendait; mais, au même instant, il sentit la +taille souple de la jeune femme se roidir; sa tête se +renversa, puis elle s'affaissa tout entière, et glissa dans +ses bras comme une tige fauchée. + +Il y avait un banc à deux pas, il l'y porta; mais, après l'y +avoir déposée, au lieu de lui donner du secours, il demeura +dans une attitude d'étrange immobilité devant cette forme +charmante et inerte. Il y eut un long silence que troublait +seul le bruit doux et triste du ruisseau. Se réveillant enfin +de stupeur, M. de Lucan appela plusieurs fois d'une voix haute +et presque dure: + +-- Julia! Julia! + +Comme elle restait sans mouvement, il descendit dans le ravin +à la hâte et y puisa de l'eau dans sa main; il lui en baigna +les tempes. Après un moment, il vit dans l'ombre ses grands +yeux s'ouvrir, et il l'aida à soulever sa tête. + +-- Qu'est-ce que c'est? dit-elle en le regardant d'un air +égaré; qu'est-ce qui est arrivé, monsieur? + +-- Mais vous vous êtes trouvée mal, dit Lucan en riant. + +-- Trouvée mal? répéta Julia. + +-- Sans doute; c'est ce que je craignais... Le froid vous aura +saisie. Pouvez-vous marcher? voyons, essayez. + +-- Très-bien, dit-il en lui prenant le bras. + +Comme tous ceux qui éprouvent des défaillances subites, Julia +ne se rappelait que d'une manière très-indistincte la +circonstance qui avait provoqué son évanouissement. + +Ils avaient repris à pas lents le chemin du château. + +-- Trouvée mal! reprit-elle gaiement; Dieu! que c'est ridicule! + +Puis, avec une vivacité subite: + +-- Mais qu'est-ce que j'ai dit? Est-ce que j'ai parlé? + +-- Vous avez dit: "J'ai froid!" et puis vous êtes partie. + +-- Comme cela? + +-- Comme cela. + +-- Est-ce que vous avez cru que j'étais morte? + +-- Je l'ai espéré un instant, dit froidement Lucan. + +-- Quelle horreur!... Mais nous causions avant cela? Qu'est-ce +que nous disions? + +-- Nous faisions un pacte de bonne amitié. + +-- Eh bien, il n'y paraît guère... monsieur de Lucan! + +-- Madame? + +-- Vous avez l'air de m'en vouloir de ce que je me suis trouvée +mal? + +-- Sans doute... D'abord, je n'aime pas les histoires,... et +puis c'est entièrement votre faute;... vous êtes si +imprudente, si déraisonnable! + +-- Oh! mon Dieu!... voulez-vous un bâton? + +Et, comme on apercevait les lumières du château: + +-- À propos, n'inquiétez pas ma mère de ce détail, n'est-ce +pas? + +-- Je n'aurai garde; soyez tranquille. + +-- Vous êtes parfaitement maussade, vous savez? + +-- C'est vrai; mais j'ai passé là quelques minutes tellement +pénibles... + +-- Je vous plains de toute mon âme, dit sèchement Julia. + +Elle se débarrassa de son voile dans le vestibule, et rentra +dans le salon. + +La baronne de Pers, qui devait partir le lendemain de bonne +heure, s'était déjà retirée. Julia joua des sonates à quatre +mains avec sa mère. M. de Lucan remplaça le mort au whist du +curé, et la soirée s'acheva paisiblement. + + + + +VII + + +Le lendemain matin, Clodilde allait monter en voiture avec sa +mère, qu'elle conduisait à la gare; M. de Lucan, retenu au +château par un rendez-vous d'affaires, assistait à leur +départ. Il remarqua l'air absorbé de la baronne; elle était +silencieuse, contre sa coutume, elle jetait sur lui des +regards embarrassés; elle s'approcha plusieurs fois avec un +sourire contraint et d'un air de confidence, puis se borna à +lui adresser des paroles banales. Enfin, profitant d'un moment +où Clodilde donnait quelques ordres, elle se pencha par la +portière, et, serrant avec force la main de Lucan: + +-- Soyez honnête homme, monsieur! dit-elle. + +Il vit en même temps ses yeux se mouiller. La voiture partit +aussitôt. + +L'affaire dont s'occupait alors M. de Lucan, et dont il +s'entretint longuement le matin même avec son avocat et son +avoué, arrivés de Caen dans la nuit, était un vieux procès de +famille que le maire de Vastville, personnage ambitieux et +taquin, avait mis sa gloire à ressusciter. Il s'agissait d'une +revendication de biens communaux qui aurait eu pour effet de +dépouiller M. de Lucan d'une partie de ses bois, et de +déshonorer son domaine patrimonial. Il avait gagné ce procès +en première instance; mais on allait bientôt le juger en +appel, et il conservait des craintes sur le résultat +définitif. Il n'eut pas de peine à colorer de ce prétexte +pendant quelques jours aux yeux des habitants du château une +sévérité de physionomie, une brièveté de langage, et des goûts +de solitude qui couvraient peut-être des soucis plus graves. +Ce prétexte ne tarda pas à lui manquer. Un télégramme lui +apprit, dès le commencement de la semaine suivante, que son +procès était définitivement gagné, et il dut manifester à +cette occasion une allégresse qui était loin de son coeur. + +Il reprit dès ce moment le train de la vie commune auquel +Julia continuait d'imprimer tout le mouvement de son active +imagination. Toutefois, il ne se prêta plus avec la même +familiarité affectueuse aux caprices de sa belle-fille. Elle +s'en aperçut; mais elle ne s'en aperçut pas seule. Lucan +surprit dans les regards de M. de Moras de l'étonnement, dans +ceux de Clodilde, des reproches. Un danger nouveau lui +apparut. Il se donnait des torts qu'il était également +impossible, également redoutable d'expliquer ou de laisser +interpréter. + +Avec le temps d'ailleurs, la lueur effroyable qui lui avait +traversé le cerveau dans une circonstance récente, +s'affaiblissait; elle ne jetait plus dans son esprit la même +force de conviction. Il concevait des doutes; il s'accusait +par instants d'une véritable aberration; il accusait la +baronne de préventions cruelles et coupables, il se disait +enfin qu'en tout cas le parti le plus sage était de ne pas +croire au drame, et de ne pas le vivifier en y prenant +sérieusement un rôle. -- Malheureusement, le caractère de +Julia, plein de surprises et d'imprévu, ne permettait guère de +suivre avec elle un plan de conduite régulier. + +Par une belle après-midi, les hôtes du château, accompagnés de +quelques voisins, avaient fait une excursion à cheval jusqu'à +l'extrémité du cap La Hague. Au retour et vers le milieu de la +route, Julia, qui avait été remarquablement silencieuse tout +le jour, se détacha du groupe principal, et, jetant de côté à +M. de Lucan un regard expressif, poussa son cheval un peu en +avant. Il la rejoignit presque aussitôt. Elle lui lança de +nouveau un coup d'oeil oblique, et brusquement, de son accent +le plus amer et le plus haut: + +-- Est-ce que ma présence vous est dangereuse, monsieur? + +-- Comment, dangereuse? dit-il en riant. Je ne vous comprends +pas, ma chère dame. + +-- Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Que signifient +ces allures nouvelles et désagréables que vous affectez avec +moi? C'est une chose vraiment étrange, que vous soyez d'autant +moins poli que je le suis davantage. On me persécute pendant +des années pour que je vous fasse des mines gracieuses, et, +quand je m'épuise à vous en faire, vous boudez! Qu'est-ce que +cela veut dire? Qu'est-ce qui vous passe par la tête?... +Infiniment curieuse de le savoir. + +-- C'est bien simple, et je vais vous l'apprendre en deux mots. +Il me passe par la tête qu'après avoir été peu aimable avec +moi, vous l'êtes maintenant presque trop... J'en suis +sincèrement touché et charmé; mais je crains véritablement +quelquefois de trop détourner à mon profit des attentions +auxquelles je n'ai pas seul droit. Vous savez combien j'aime +votre mari... Il ne peut être question ici de jalousie, bien +entendu; mais l'affection d'un homme est fière et ombrageuse. +Sans descendre à des sentiments bas et d'ailleurs impossibles, +Pierre, se voyant un peu négligé, pourrait se froisser, +s'attrister, et nous en serions tous deux désespérés, n'est-ce +pas? + +-- Je ne sais rien faire à demi, dit-elle avec un geste +d'impatience. On ne change pas son naturel. C'est avec mon +coeur à moi, et non avec celui d'un autre, que j'aime et que je +hais... Et puis... pourquoi n'entrerait-il pas dans mes idées +de donner de la jalousie à Pierre?... Ma vieille haine +légendaire pour vous a peut-être fait ce savant calcul... Il +vous tuerait, ou moi, et ce serait un dénoûment comme un +autre. + +-- Vous me permettrez bien d'en préférer un autre, dit Lucan, +essayant toujours, mais sans grand succès, de donner un tour +enjoué à ce farouche entretien. + +-- Au reste, continua-t-elle, rassurez-vous, mon cher monsieur. +Pierre n'est pas jaloux... Il ne se doute de rien, comme on +dit dans les vaudevilles! + +Elle eut un de ses rires mauvais et reprit aussitôt d'un ton +sérieux: + +-- Et de quoi se douterait-il? Si je suis aimable pour vous, +c'est par ordre,... et personne ne peut savoir jusqu'à quel +point j'y mets du mien. + +-- Je suis persuadé que vous ne le savez pas vous même, dit-il +en riant. Vous êtes une personne naturellement agitée; il vous +faut de l'orage, et, quand il n'y en a pas, vous l'imitez... +Que vous aimiez ou que vous n'aimiez pas votre beau-père, cela +n'a rien au fond de très-dramatique... Il n'y a lieu ici qu'à +des sentiments très-simples et très-ordinaires... Il faut bien +les compliquer un peu,... n'est-ce pas, ma chère? + +-- Oui, -- mon cher! -- dit-elle en accentuant ironiquement le +dernier mot. + +Puis elle lança son cheval au galop. + +On touchait alors à la lisière des bois. Il la vit bientôt +quitter la route directe qui les traversait et prendre un +sentier à travers la bruyère comme pour se jeter en pleine +futaie. Au même instant, Clodilde accourut près de lui, et, +lui touchant l'épaule du bout de sa cravache: + +-- Où va donc Julia? dit-elle vivement. + +Lucan répondit par un geste vague et par un sourire. + +-- Je suis sûre, reprit Clodilde, qu'elle va boire à cette +fontaine là-bas... Elle se plaignait tout à l'heure d'avoir +soif... Suivez-la, mon ami, je vous en prie, et empêchez-la... +Elle a si chaud!... Cela peut être mortel... Courez, je vous +en supplie! + +M. de Lucan rendit la main à son cheval, qui partit comme le +vent. Julia avait disparu sous le couvert du bois. Il suivit +sa trace; mais sous la futaie les racines et la pente du +terrain ralentirent un peu sa marche. À quelque distance, dans +une clairière étroite, le travail des siècles et les +filtrations du sol avaient creusé une de ces fontaines +mystérieuses dont l'eau limpide, les parois revêtues de mousse +et l'air de profonde solitude enchantent l'imagination, et en +ont fait jaillir tant de poétiques légendes. Quand M. de Lucan +put apercevoir de nouveau Julia à travers les arbres, elle +avait mis pied à terre. Son cheval, admirablement dressé, +demeurait immobile à deux pas, broutant le feuillage, pendant +que sa maîtresse, à genoux et penchée sur le bord de la +fontaine, buvait dans ses mains. + +-- Julia, je vous en prie! dit M. de Lucan en élevant la voix. + +Elle s'était relevée par une sorte de bondissement léger: elle +le salua gaiement. + +-- Trop tard, monsieur! dit-elle; mais je n'ai bu que quelques +gouttes, quelques petites gouttes seulement, je vous jure! + +-- Vous êtes vraiment folle! dit Lucan, qui était alors tout +près d'elle. + +-- Le pensez-vous? + +Elle agitait ses mains blanches et superbes, qui lui avaient +servi de coupe et qui semblaient secouer des diamants. + +-- Donnez-moi votre mouchoir! + +Lucan lui donna son mouchoir. Elle s'essuya les mains +gravement; puis, en lui rendant le mouchoir de la main droite, +elle se dressa un peu sur ses pieds et lui présenta sa main +gauche à la hauteur du visage: + +-- Là! ne boudez plus! + +Lucan baisa la main. + +-- L'autre maintenant, reprit-elle... Ne pâlissez donc pas, mon +ami! + +M. de Lucan affecta de n'avoir pas entendu ces dernières +paroles, et descendit brusquement de cheval. + +-- Il faut que je vous aide à remonter, dit-il d'une voix sèche +et dure. + +Elle mettait ses gants le front baissé. Tout à coup, relevant +la tête, et, le regard d'un oeil fixe: + +-- Quelle misérable je fais, n'est-ce pas? dit-elle. + +-- Non, dit Lucan, mais quelle malheureuse! + +Elle s'appuya contre un des arbres qui ombrageaient la source, +la tête à demi renversée et une main sur ses yeux. + +-- Venez! dit Lucan. + +Elle obéit, et il l'aida à se remettre à cheval. Ils sortirent +du bois sans se parler, regagnèrent la route et eurent bientôt +rejoint la cavalcade. + +A peine échappé aux angoisses de cette scène, M. de Lucan +n'hésita point à penser que l'éloignement de Julia et de son +mari en devait être la conséquence nécessaire et immédiate; +mais, quand il vint à chercher les moyens de provoquer leur +brusque départ, son esprit se perdit dans des difficultés +insolubles. Par quel motif, en effet, justifier aux yeux de +Clodilde et de M. de Moras une détermination si nouvelle, si +imprévue? On était arrivé au milieu du mois d'août, et il +était convenu dès longtemps que toute la famille retournerait +à Paris le 1er septembre. La proximité même du terme fixé pour +le départ général donnerait plus d'invraisemblance au prétexte +invoqué pour expliquer cette séparation soudaine. Il était +presque impossible qu'elle n'éveillât pas dans l'esprit de +Clodilde et dans celui du comte des soupçons irréparables, des +lumières mortelles pour le bonheur de l'un et de l'autre. Le +remède était véritablement plus menaçant que le mal lui-même; +car, si le mal était grand, il était du moins inconnu de ceux +dont il aurait brisé le coeur et la vie, et on pouvait encore +espérer qu'il continuerait de l'être à jamais. M. de Lucan +songea un moment à s'éloigner lui-même, mais il était encore +plus impossible de motiver son départ que celui de Julia. + +Toutes ces réflexions faites, il résolut de s'armer de +patience et de courage. Une fois à Paris, les habitations +séparées, les relations plus rares, les obligations mondaines, +l'activité de la vie, ne tarderaient pas à tendre, puis à +dénouer paisiblement la situation douloureuse et formidable +sur laquelle il lui était désormais interdit de s'abuser. Il +compta sur lui-même et aussi sur la générosité naturelle de +Julia pour gagner sans éclat et sans brisement le terme +prochain qui devait mettre fin à l'existence commune et à ses +incessants périls. Il ne devait pas être impossible de +conjurer encore pendant une courte période de quinze jours +l'explosion d'un orage qui grondait depuis plusieurs mois sans +laisser voir ses foudres. -- Il oubliait avec quelle effrayante +rapidité les maladies de l'âme comme celles du corps, après +avoir atteint lentement et graduellement certaines crises +fatales, précipitent soudain leurs progrès et leurs ravages. + +M. de Lucan se demanda s'il devait informer Julia de la +conduite qu'il avait arrêtée et des raisons qui la lui +dictaient; mais toute ombre d'explication entre eux lui parut +souverainement malséante et dangereuse. Leur intelligence +confidentielle sur un tel sujet eût pris un air de complicité +que repoussaient tous ses sentiments d'honneur. Malgré les +clartés terribles qui s'étaient faites, il restait cependant +entre eux quelque chose d'obscur, d'indécis, d'inavoué, qu'il +crut devoir conserver à tout prix. Aussi, loin de chercher les +occasions de quelque entretien intime, il les évita dès ce +moment avec un scrupule absolu. Julia semblait pénétrée de la +même réserve et préoccupée au même degré que lui de fuir le +tête-à-tête, tout en sauvegardant les apparences; mais, à cet +égard, la jeune femme ne disposait pas de la puissance de +dissimulation que Lucan devait à sa fermeté naturelle et +acquise. Il pouvait, quant à lui, sans effort visible, cacher +sous sa contenance habituelle de gravité les anxiétés qui le +dévoraient. Julia n'arrivait pas sans une contrainte presque +convulsive à porter d'un front haut et riant le fardeau de sa +pensée. Pour le seul témoin qui eût le secret de ses combats, +c'était un spectacle poignant que celui de cette gracieuse et +fiévreuse animation dont la malheureuse enfant soutenait +péniblement l'artifice. Il la voyait de loin quelquefois, +semblable à une comédienne épuisée, s'isoler sur quelque banc +retiré du jardin, et haleter, la main sur sa poitrine, comme +pour contenir son coeur révolté. Il se sentait alors, malgré +tout, devant tant de beauté et de misère, envahi d'une pitié +immense. + +N'était-ce que de la pitié? + +L'attitude, les paroles, les regards de Clodilde et du mari de +Julia étaient en même temps pour M. de Lucan l'objet d'une +observation constante et inquiète. Clodilde évidemment ne +concevait pas la moindre alarme. La douce sérénité de ses +traits demeurait inaltérée. Quelques bizarreries de plus ou de +moins dans les allures de Julia n'étaient pas chose assez +nouvelle pour appeler son attention particulière. Sa pensée, +d'ailleurs, était trop loin des monstrueux abîmes ouverts à +ses côtés: elle y eût mis le pied et s'y fût engloutie avant +de les avoir soupçonnés. + +La physionomie blonde, calme et belle du comte de Moras +conservait en tout temps, comme le visage brun de Lucan une +sorte de fermeté sculpturale. Il était donc assez difficile +d'y lire les impressions d'une âme qui était naturellement +forte et très-maîtresse d'elle-même. Sur un point cependant +cette âme était devenue faible. M. de Lucan ne l'ignorait pas; +il connaissait l'amour ardent du comte pour Julia et la +susceptibilité maladive de sa passion. Il était +invraisemblable qu'un tel sentiment, s'il était sérieusement +mis en défiance, ne se trahît pas par quelque signe extérieur +violent ou du moins saisissable. M. de Lucan ne remarquait en +réalité aucun de ces symptômes redoutés. S'il surprenait par +moments un pli fugitif du sourcil, une intonation douteuse, un +regard dérobé ou distrait, il pouvait croire tout au plus à +quelque retour de cette jalousie vague et chimérique dont il +savait le comte dès longtemps tourmenté. Il le voyait, du +reste, apporter dans la vie de famille la même impassibilité +souriante, et il continuait d'en recevoir les mêmes +témoignages de cordialité. Obsédé toutefois par ses légitimes +scrupules de loyauté et d'amitié, il eut la tentation folle de +prendre le comte pour confident de l'épreuve qui leur + +était imposée; mais, en allégeant son propre coeur, cette +confidence si délicate et si cruelle n'eût-elle pas désespéré +le coeur de son ami? Et, de plus, ce prétendu trait de loyauté, +livrant le secret d'une femme, n'eût-il pas été doublé d'une +lâcheté et d'une trahison? + +Il fallait donc, à travers tant d'écueils et d'angoisses, +soutenir seul jusqu'au bout le poids de cette épreuve, plus +compliquée et plus périlleuse encore peut-être que M. de Lucan +ne voulait se l'avouer à lui-même. + +Elle devait avoir un terme plus prochain qu'il ne pouvait le +pressentir. + +Clodilde et son mari, accompagnés de M. et madame de Moras, +allèrent un jour visiter en voiture les débris d'une galerie +couverte qui est une des rares antiquités druidiques du pays. +Ces ruines se trouvent au fond d'une anse pittoresque creusée +dans le flanc de la muraille rocheuse qui borde la côte +orientale de la presqu'île. Elles jonchent de leurs masses +informes une de ces croupes gazonnées qui s'avancent çà et là +au pied des falaises comme de monstrueux contre-forts. On y +accède, malgré la roideur de la pente, par une route facile +qui descend en serpentant longuement jusque sur le sable jaune +de la petite baie. Clodilde et Julia firent un croquis du +vieux temple celtique pendant que les hommes fumaient; puis on +s'amusa quelque temps à voir la mer montante étaler sur le +sable ses franges d'écume. On convint de remonter la côte à +pied pour soulager les chevaux. La voiture, sur un signe de +Lucan, se mit en marche; Clodilde prit le bras de M. de Moras, +et ils commencèrent à gravir lentement la route sinueuse. +Lucan attendait, pour les suivre, le bon plaisir de Julia; +elle était restée à quelques pas en conversation animée avec +un vieux pêcheur qui achevait de tendre ses amorces dans le +creux des rochers. Elle éleva un peu la voix en se retournant +vers Lucan: + + +-- Il dit qu'il y a un chemin beaucoup plus court et très-facile, +là tout près, le long de la falaise... J'ai envie de +le prendre pour éviter cette ennuyeuse côte. + +-- N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très-facile +pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour +vous. + +Après une nouvelle conférence avec son pêcheur: + +-- Il dit, reprit Julia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et +que les enfants montent et descendent par là tous les jours. +Il va me conduire jusqu'au bas du sentier, je n'aurai plus +qu'à monter tout droit... Dites à ma mère que je serai là-haut +avant vous. + +-- Votre mère va mourir d'inquiétude. + +-- Dites-lui qu'il n'y a aucun danger. + +Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté +qui devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait +les châles et l'album de Julia, il le chargea de rassurer +Clodilde et M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les +angles de la route; puis, retournant à Julia: + +-- Quand vous voudrez, dit-il. + +-- Vous venez avec moi? + +-- Naturellement. + +Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises. +Au sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré +d'écueils aux crêtes aiguës, de gigantesques fragments de +roche, qui rendirent leur marche très-pénible. Quoique la +distance fût courte, ils étaient déjà brisés de fatigue quand +ils arrivèrent à la naissance du sentier, qui parut à Lucan et +peut-être à Julia elle-même beaucoup moins sûr et commode que +le pêcheur ne prétendait. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne +voulut faire d'objections. Après quelques recommandations +dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la +générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolument +l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue +sous le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur +de trois cents pieds. + +Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils +avaient gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de +plaisanterie quelques brèves observations sur les agréments de +ce sentier de chèvres; mais les difficultés réelles et même +alarmantes du chemin ne tardèrent pas d'absorber toute leur +attention. La légère trace frayée disparaissait par instant +sur la roche nue ou sous quelque éboulement de terrain. Ils +avaient peine à en retrouver le fil rompu. Leurs pieds +hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur l'herbe +rase et comme savonneuse. Il y avait des moments où ils se +sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient +s'arrêter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts +sous leurs yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique +de la mer, leur causaient une impression de vertige et de +flottement. Bien que le ciel fût bas et couvert, une chaleur +lourde et orageuse pesait sur eux, et accélérait le mouvement +de leur sang. Lucan marchait en avant avec une sorte d'ardeur +fiévreuse, se retournant de temps à autre pour jeter un regard +sur Julia, qui le suivait de près, puis levant la tête pour +chercher quelque point de station, quelque plate-forme sur +laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Au-dessus +de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois +surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse: + +-- Monsieur! monsieur! je vous prie,... ma tête tourne! + +Il redescendit vivement de quelques pas, au risque de se +précipiter, et, lui saisissant la main avec force: + +-- Allons! allons! dit-il en souriant; qu'est-ce que c'est +donc?... une vaillante personne comme vous! + +-- Il faudrait des ailes! dit-elle faiblement. + +Lucan se mit aussitôt à gravir le sentier, soutenant et +traînant à demi Julia presque évanouie. + +Il eut enfin la joie de poser le pied sur une projection de +terrain, une sorte d'étroite esplanade, adossée au rocher. Il +y attira avec effort Julia toute palpitante. La tête de la +jeune femme fléchit et se posa sur la poitrine de Lucan. Il +entendit ses artères et son coeur battre avec une effrayante +violence. Peu à peu cette agitation se calma. Elle souleva +lentement sa tête, entr'ouvrit ses longs cils, et le regardant +d'un oeil enivré: + +-- Je suis si heureuse!... murmura-t-elle; je voudrais mourir +là! + +Lucan l'écarta de lui brusquement à la longueur de son bras; +puis, la ressaisissant tout à coup et l'enlaçant étroitement +d'un geste terrible, il jeta un regard trouble sur elle, un +autre sur l'abîme. Elle crut certainement qu'ils allaient +mourir. Une légère pâleur passa sur ses lèvres qui sourirent; +sa tête se renversa à demi: + +-- Avec vous,... dit-elle, quelle joie! + +Au même instant, un bruit de voix se fit entendre à peu de +distance au-dessus d'eux. Lucan reconnut la voix de Clodilde +et celle du comte. Son bras se détendit soudain, et se détacha +de la taille de Julia. Il lui montra sans parler, mais d'un +signe impérieux, le sentier qui tournait autour du rocher. + +-- Sans vous, alors! dit-elle d'un accent doux et fier. + +Et elle monta. + +Deux minutes après, ils étaient sur le plateau de la falaise, +racontant à Clodilde les périls de leur ascension, qui +expliquèrent suffisamment leur trouble visible. Ils le crurent +du moins. + +Dans la soirée de ce même jour, Julia, M. de Moras et Clodilde +se promenaient après le dîner sous les charmilles du jardin. +M. de Lucan, après leur avoir tenu compagnie quelque temps, +venait de se retirer sous prétexte de quelques lettres à +écrire. Il ne demeura que peu d'instants dans sa bibliothèque, +où les voix des promeneurs frappaient son oreille et agitaient +son esprit. Le désir de la solitude absolue, du recueillement, +peut-être aussi quelque sentiment bizarre et inavoué, le +conduisirent dans cette allée aux Dames, marquée pour lui d'un +ineffaçable souvenir. Il y marcha longtemps à pas lents, dans +l'ombre profonde que la nuit tombante achevait alors d'y +répandre. Il voulait consulter son âme, pour ainsi dire, face +à face, sonder en homme sa pensée jusqu'au fond. Ce qu'il y +découvrit l'épouvanta. C'était une ivresse folle que la saveur +du crime exaltait. Devoir, loyauté, honneur, tout ce qui se +dressait devant sa passion pour y faire obstacle en exaspérait +la fureur. La Vénus païenne lui mordait le coeur, et y faisait +couler ses poisons. L'image de la fatale beauté était là sans +trêve, dans son cerveau brûlant, devant ses yeux troublés; il +en respirait avidement malgré lui la langueur, les parfums, le +souffle. + +Le bruit d'un pas léger sur le sable suspendit sa marche. Il +entrevit à travers l'obscurité une forme blanche qui venait. + +C'était elle. + +Par un mouvement à peine réfléchi, il se jeta dans l'angle +obscur d'un de ces piliers massifs qui soutenaient les ruines +sur le revers du bois. Un fouillis de verdure y redoublait les +ténèbres. -- Elle passa, le front penché, de sa démarche souple +et rhythmée. Elle alla jusqu'au petit étang qui recevait les +eaux du ruisseau, rêva quelques minutes sur le bord, et +revint. Une seconde fois, elle passa devant la ruine sans +lever les yeux, et comme profondément absorbée. -- Lucan +restait persuadé qu'elle n'avait pas soupçonné sa présence, +quand tout à coup elle retourna un peu la tête sans +interrompre sa marche, et elle jeta derrière elle ce seul mot: +"Adieu!" d'un ton si doux, si musical, si douloureux, qu'on +eût dit une larme tombée sur un cristal sonore. + +Cette minute était suprême. C'était une de ces minutes où la +vie d'un homme se décide pour l'éternel bien ou pour le mal +éternel. M. de Lucan le sentit. S'il cédait à l'attrait de +passion, de vertige, de pitié, qui le poussait avec une +violence presque irrésistible sur les traces de cette belle et +malheureuse femme, -- qui allait le précipiter à ses pieds, sur +son coeur, -- il comprit qu'il était une âme à jamais perdue et +désespérée. Ce crime, dût-il rester ignoré de tous, le +séparait à jamais de tout ce qu'il avait eu jusque-là de +respecté, de sacré, d'inviolable: il n'y avait plus rien pour +lui sur la terre ni dans le ciel: il n'y avait plus ni foi, ni +probité, ni honneur, ni ami, ni Dieu! Le monde moral tout +entier s'évanouissait dans ce seul instant. + +Il accepta l'adieu, et n'y répondit pas. La forme blanche +s'éloigna et s'effaça bientôt dans les ténèbres. + +La soirée de famille se passa comme de coutume. Julia, pâle, +soucieuse et hautaine, travailla en silence à sa tapisserie. +Lucan remarqua qu'elle embrassait sa mère, en la quittant, +avec une effusion extraordinaire. + +Il ne tarda point à se retirer lui-même. Assailli des plus +redoutables appréhensions, il ne se coucha pas. Vers le matin +seulement, il se jeta sur son lit. Il était environ cinq +heures, et l'aube naissait à peine quand il crut entendre +marcher avec précaution sur le tapis du corridor et de +l'escalier. Il se releva. Les fenêtres de sa chambre +s'ouvraient sur la cour. Il vit Julia la traverser, habillée +comme pour monter à cheval. Elle entra dans les écuries, et en +sortit quelques instants après. Un domestique lui amena son +cheval et l'aida à y monter. Cet homme, habitué aux allures un +peu excentriques de la jeune femme, ne vit apparemment rien +d'alarmant dans ce caprice de promenade matinale. + +M. de Lucan, après quelques minutes de réflexions agitées, +prit sa résolution. Il se dirigea vers la chambre du comte de +Moras. À sa vive surprise, il le trouva levé et habillé. Le +comte, en voyant entrer Lucan, parut frappé d'étonnement. Il +attacha sur lui un regard pénétrant et visiblement troublé. + +-- Qu'y a-t-il donc? dit-il enfin d'une voix basse et émue. + +-- Rien de sérieux, j'espère, répondit Lucan. Cependant, je +suis inquiet... Julia vient de sortir à cheval... Vous l'avez +sans doute vue et entendue comme moi, puisque vous êtes +debout? + +-- Oui, dit Moras, qui avait continué de regarder Lucan avec un +air d'indicible stupeur; oui, répéta-t-il se remettant avec +peine, et je suis vraiment aise, très-aise de vous voir, mon +ami. + +En prononçant ces simples paroles, la voix de Moras +s'embarrassa; un voile humide passa sous ses yeux. + +-- Où peut-elle aller à cette heure? reprit-il avec sa fermeté +d'accent accoutumée. + +-- Je ne sais;... quelque fantaisie nouvelle, je pense; mais +enfin elle m'a paru plus étrange depuis quelque temps, plus +sombre, et je suis inquiet. Essayons de la suivre, si vous +voulez. + +-- Allons, mon ami, dit le comte d'un ton froid après une pause +d'hésitation bizarre. + +Ils sortirent tous deux du château, emportant leurs fusils de +chasse pour laisser croire qu'ils allaient, suivant une +habitude assez fréquente, tirer des oiseaux de mer. Au moment +de prendre une direction, M. de Moras consulta Lucan du +regard. + +-- Je ne vois de danger, dit Lucan, que du côté des +falaises;... quelques paroles qui lui ont échappé hier me font +craindre que le péril ne soit là; mais avec son cheval elle +est forcée de faire un long détour... En traversant les bois, +nous y serons avant elle. + +Ils s'engagèrent sous la futaie, à l'ouest du château, et y +marchèrent en silence d'un pas rapide. Ce chemin les +conduisait directement sur le plateau des falaises qu'ils +avaient visitées la veille. Les bois poussaient de ce côté une +pointe irrégulière dont les arbres touchaient presque au bord +même de la falaise. Comme ils approchaient, en accélérant le +pas fébrilement, de cette lisière extrême, Lucan s'arrêta tout +à coup: + +-- Ecoutez! dit-il. + +Le bruit du galop d'un cheval sur un sol dur se faisait +entendre distinctement. Ils coururent. + +Un talus d'une faible élévation séparait le bois du plateau. +Ils le franchirent à demi en s'aidant des branches pendantes; +masqués eux-mêmes par les broussailles et le feuillage, ils +eurent alors sous les yeux un spectacle saisissant: à peu de +distance, sur leur gauche, Julia arrivait d'une course folle; +elle longeait la ligne oblique des bois, paraissant se diriger +en droite ligne vers le bord de la falaise. Ils crurent +d'abord le cheval emporté; mais ils virent qu'elle lui +cravachait les flancs pour hâter encore son allure. + +Elle était alors à une centaine de pas des deux hommes, et +elle allait passer devant eux. Lucan s'élançait pour se +précipiter de l'autre côté du talus, quand la main de M. de +Moras s'abattit violemment sur son bras et le maintint... Ils +se regardèrent... Lucan fut stupéfait de la profonde +altération qui avait subitement contracté le visage du comte +et creusé ses yeux; il lut en même temps dans son regard fixe +une douleur immense, mais une résolution inexorable. -- Il +comprit qu'il n'y avait plus de secret entre eux deux. -- Il +obéit à ce regard, qui n'avait d'ailleurs pour lui, il le +sentit, qu'une expression de confiance et de supplication +amicale. Il saisit de sa main crispée la main de son ami, et +resta immobile. Le cheval passa à quelques pas comme un trait, +le poitrail blanc d'écume, tandis que Julia, belle, gracieuse +et charmante encore à ce moment terrible, bondissait +légèrement sur la selle. + +A quelques pieds de la coupure de la falaise, le cheval, +sentant l'abîme, se déroba brusquement et marqua, un demi-cercle. +Elle le ramena sur le plateau, reprit du champ, et, le +poussant de la cravache et de la voix, elle le lança de +nouveau vers l'effrayant précipice. L'animal refusant encore +ce formidable obstacle, la jeune femme, les cheveux dénoués, +l'oeil étincelant, la narine ouverte, le retourna et le fit +reculer peu à peu sur l'arête de la falaise. Le cheval, +fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de +toute sa hauteur sur le ciel gris du matin. + +Lucan sentit les ongles de M. de Moras entrer dans sa chair. + +Enfin, le cheval fut vaincu: ses deux pieds de derrière +quittèrent le sol et rencontrèrent l'espace. Il se renversa, +ses jambes de devant battirent l'air convulsivement. + +L'instant d'après, la falaise était vide. Aucun bruit ne +s'était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort +avaient été silencieuses. + + + + +Erreurs typographiques: + + +Chapitre 6: =dit Lucan, Autrefois= corrigé en =dit Lucan. +Autrefois= + +Chapitre 6: =M. de Lucan, s'enferma= corrigé en =M. de Lucan +s'enferma= + +Chapitre 7: =crêtes aigues= corrigé en =crêtes aiguës= + +Chapitre 7: =Moras, s'abattit= corrigé en =Moras s'abattit= + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Julia de Trécoeur, by Octave Feuillet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JULIA DE TRÉCOEUR *** + +***** This file should be named 26817-8.txt or 26817-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26817/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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