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+The Project Gutenberg EBook of Caroline de Lichtfield, by Madame de Montolieu
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Caroline de Lichtfield
+ ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne
+
+Author: Madame de Montolieu
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26819]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CAROLINE DE LICHTFIELD ***
+
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+Produced by Daniel Fromont
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+[Transcriber's note: Madame de Montolieu (1751-1832)
+(Elisabeth-Jeanne-Pauline Polier de Bottens, puis Madame de Crousaz,
+puis Isabelle, baronne de Montolieu), _Caroline de Lichtfield
+ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne_,
+1786, édition de 1843]
+
+
+
+
+
+
+CAROLINE
+
+DE LICHTFIELD.
+
+
+ Idole d'un coeur juste et passion du sage,
+ Amitié! que ton nom soutienne cet ouvrage;
+ Règne dans mes écrits ainsi que dans mon coeur;
+ Tu m'appris à connaître, à sentir le bonheur.
+
+
+PARIS. -- IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNO
+
+IMPRIMEURS DE L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE,
+
+Rue Racine, 28, près de l'Odéon.
+
+
+
+CAROLINE
+
+DE LICHTFIELD
+
+ou
+
+MEMOIRES D'UNE FAMILLE PRUSSIENNE;
+
+
+
+Par Madame la Baronne
+
+ISABELLE DE MONTOLIEU.
+
+Nouvelle Edition.
+
+PARIS.
+
+ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-EDITEUR,
+
+RUE HAUTEFEUILLE, 23.
+
+1843
+
+
+
+PREFACE.
+
+Il y a, ce me semble, beaucoup de présomption et de témérité à
+offrir encore au public une nouvelle édition de cette _Caroline
+de Lichtfield_, déjà si connue, qu'elle ne présente plus aucun
+intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n'a
+rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a
+survécu à tant d'autres qui valaient sans doute beaucoup
+mieux; ce succès, dis-je, auquel j'étais loin de m'attendre,
+m'a toujours paru quelque chose de si singulier, de si
+surnaturel, que j'ose encore espérer la continuation de cet
+étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma _Caroline_ à sa
+naissance ne l'abandonneront pas à sa rentrée dans le monde.
+Les enfants de ceux qui l'honorèrent de leur suffrage la
+reliront peut-être avec plaisir; on daignera se souvenir que
+la cour alors voulut bien l'approuver, s'en amuser quelques
+instants, et peut-être voudra-t-elle aujourd'hui la protéger
+encore: dès lors je n'ai rien à craindre, et je présente
+_Caroline_ avec la douce espérance qu'elle sera bien reçue et
+qu'elle retrouvera les mêmes bontés, la même indulgence. Les
+François ne sont point aussi légers qu'on se plaît à le dire;
+ils aiment toujours ce qu'ils ont aimé une fois; s'ils ont
+quelque temps perdu vue les objets de leur affection, ils les
+retrouvent avec transport; et j'ose croire, j'ose espérer que
+le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline,
+Lindorf et Matilde leur plairont encore, quoique ce ne soient
+pas de nouvelles connaissances.
+
+Lorsque _Caroline_ fut imprimée le première fois, ce fut
+vraiment _sans mon aveu_. Un de mes amis, homme de lettres,
+connu par la seule bonne traduction du célèbre roman de
+_Werther_, me demanda mon manuscrit, que j'avais écrit
+uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnais
+tous mes soins, et je ne songeais pas à le publier. Il le fit
+imprimer sans me le dire et sans nom d'auteur, en ajoutant
+seulement au titre: _Publié par le traducteur de Werther_.
+Plusieurs personnes ont cru, d'après cela, que c'était moi qui
+avais traduit _Werther_, et je saisis cette occasion de détruire
+cette erreur: c'est M. George d'Eyverdun, l'ami dévoué du
+célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les _Mémoires_ de
+ce dernier (1) [(1) _Voyez_ Mémoires de Gibbon, tome II, page
+402.], et j'étais alors cette _madame de Crousas_ qu'il veut
+bien aussi nommer avec amitié. Il s'en est peu fallu que mon
+modeste petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M.
+d'Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et lorsque je
+m'en plaignis, il me dit: "Je suis si sûr du succès de votre
+roman, que, si vous voulez me le donner, j'y mettrai mon nom."
+Je lui assurai que personne ne voudrait croire que le Tacite
+anglais eût fait un roman; mais du moins il ne s'est pas
+trompé, et _Caroline_, sans nom d'auteur, sans protection (1)
+[(1) Je me trompe; madame de Genlis voulut bien protéger, dans
+le temps, cette première édition.], arrivant d'une petite
+ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu'il fallut
+pardonner aux traîtres amis qui l'avaient fait connaître.
+J'étais cependant alors si peu aguerrie avec le titre
+d'auteur, avec l'idée de voir mon nom à la tête d'un livre,
+que je ne pus me résoudre à l'y placer, lorsque, deux ou trois
+ans après, j'en fis une seconde édition, imprimée à Paris avec
+quelques changements, pour la distinguer de la foule des
+contrefaçons et d'éditions fautives qui en paraissaient
+journellement. Je mis seulement à celle-ci mes lettres
+initiales, comme éditeur, _publié par madame le B. de M_, et
+j'ajoutai un nom d'auteur supposé, pris dans le roman même,
+celui du baron de Lindorf; ce qui donnait, à mon avis, plus
+d'intérêt et de vraisemblance au roman. A présent que les
+années, et plus de soixante volumes que j'ai signés m'ont
+familiarisée avec ce genre de célébrité, je veux que _Caroline_,
+qui contribue au succès de tous les autres, porte aussi mon
+nom en toutes lettres.
+
+Ce serait, je crois, le moment de répondre à l'obligeant
+reproche qu'on m'adresse sans cesse, de traduire au lieu de
+composer. Il suffirait peut-être d'un seul aveu, assez
+humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c'est que je
+manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui
+fait inventer des situations nouvelles, des événements
+frappants ou intéressants, des caractères originaux; enfin de
+tout ce qui entre dans la composition d'un bon roman. Il faut,
+pour m'inspirer, que quelque chose, soit en réalité, soit en
+récit, me saisisse, m'électrise: alors je puis peut-être
+développer cette impulsion, l'étendre, y ajouter des
+incidents, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti.
+C'est ainsi que j'ai agi avec plusieurs de mes traductions; et
+_Caroline_ elle-même doit son origine à un petit conte allemand
+qui m'en avait fourni la première idée. Je dois dire cependant
+que, dans la troisième édition, j'ai changé tout ce que
+j'avais tiré de cette source, et que l'auteur du petit conte
+lui-même, M. Antoine Wall, n'a pas voulu croire, en lisant
+_Caroline_, qu'il m'eût aidée en rien. Mais il n'en est pas
+moins vrai que j'ai besoin d'un peu d'aide. Quelques-unes de
+mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce
+ne sont pas les meilleures. Et qu'importe au lecteur, pourvu
+que ce qu'il lit l'amuse et l'intéresse, que ce soit une idée
+d'Isabelle de Montolieu, de madame de Pichler, d'Auguste
+Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus? Je suis bien
+plus sûre d'y parvenir en m'associant avec eux qu'en
+travaillant toute seule, et j'ai un peu moins de
+responsabilité. Je ne donne du moins au public français que
+des ouvrages dont le succès est assuré, et que je m'efforce de
+les rendre aussi agréables qu'il m'est possible sous leur
+nouveau costume, éludant ainsi une espèce de voeu téméraire que
+je fis lorsque je vis le succès inattendu de _Caroline_. Je
+résolus en effet de m'en tenir là, et de ne pas risquer, par
+une seconde production, de détruire l'espèce de charme ou de
+prestige qui semblait attaché à la première. Il ne faut pas
+fatiguer le bonheur; il s'échappe si facilement! Celui qui a
+toujours accompagné _Caroline_ depuis son apparition se serait
+peut-être évanoui sans retour si je lui avais donné bien des
+frères ou des soeurs; ils auraient déplu peut-être, parce qu'on
+ne plaît pas toujours, et la pauvre soeur aînée aurait été
+enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m'aurait, je
+crois, stimulée à tâcher de faire mieux: celui-là m'a
+découragée, ou plutôt j'ai voulu en jouir sans craindre de le
+perdre. La nombreuse famille étrangère qui j'ai adoptée n'a
+pas nui à _Caroline;_ elle est restée l'enfant gâtée du public,
+quoiqu'il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les
+charmants _Tableaux de Famille_, _Marie Menzikoff_, _Falkenberg_ et
+_Agathoclès_, auraient dû la faire oublier. Mais puisqu'on veut
+bien l'aimer encore, la voilà mieux soignée et plus digne des
+bontés qu'on a pour elle. Je n'y ai d'ailleurs rien changé,
+puisqu'elle a plu telle qu'elle est; mais j'ai corrigé avec
+grand soin les négligences de style et la musique des trois
+romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n'avait pas
+paru; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux
+paroles. Je n'aurais pu faire mieux, et je les ai seulement un
+peu rajeunis. J'en aurais sûrement trouvé de beaucoup plus
+jolis dans la foule de ceux qu'on a bien voulu composer sur
+mes paroles; mais un choix aurait été difficile et
+désobligeant: c'est le seul motif qui m'ait décidée à préférer
+ceux que j'ai faits moi-même sans être musicienne, et pour
+lesquels j'ai surtout à réclamer l'indulgence.
+
+Isabelle de Montolieu.
+
+
+
+AU PUBLIC.
+
+ J'aime les champs; c'est là, pendant l'été,
+ Près d'un ruisseau, dans un bois écarté,
+ Que je me livre aux rêves d'un coeur tendre.
+ L'hiver, rendue à la société,
+ Quelques amis se plaisent à m'entendre.
+ Dans les loisirs du champêtre séjour,
+ Quand j'essayai de peindre Caroline,
+ Quand j'embellis des roses de l'amour
+ L'hymen forcé de ma jeune héroïne;
+ Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein,
+ A l'amitié j'élevais un trophée,
+ Mon cher lecteur, je n'eus d'autre dessein
+ Que d'amuser, l'hiver, à la veillée,
+ Le cercle étroit des indulgents amis
+ Qui veulent bien, près d'un feu réunis,
+ Me consacrer leur oisive soirée.
+ Mais je n'eus point l'orgueilleuse pensée
+ Qu'au rang d'auteur tout à coup élevée,
+ J'occuperais les presses de Paris.
+ Qui m'aurait dit que ce modeste ouvrage,
+ Sans mon aveu, me vaudrait cet honneur,
+ Et du public obtiendrait le suffrage?
+ Le bon Gresset, dans un accès d'humeur,
+ Du nom d'auteur déplorant l'étalage,
+
+Dit quelque part que c'est un grand malheur (1) [(1) Epître à
+sa Muse, tome I.];
+
+ Mais si ce nom vous faisait tant de peur,
+ Eh! mon ami, qui vous forçait d'écrire?
+ J'aime bien mieux ici, mon cher lecteur,
+ A mon destin tout bonnement souscrire;
+ Car, après tout, un auteur a beau dire,
+ On n'est plus dupe, et l'on sait aujourd'hui
+ Qu'au fond du coeur le plus sage désire
+ Que dans le monde on parle un peu de lui.
+ Mais, dira-t-on, la mode, le caprice,
+ Ont au public extorqué maint arrêt
+ Dont nos neveux un jour feront justice.
+ Je le veux bien; mais le dépit secret,
+ Mais l'amour-propre ont-ils moins d'intérêt
+ A l'accuser d'erreur ou de malice?
+ Moi, je te juge avec plus d'équité,
+ Mon cher public, et, tout bas, je suppose
+ En ma faveur que mon sexe t'impose,
+ Et me soustrait à ta sévérité.
+ Ton indulgence est-elle méritée?
+ Je n'en sais rien, mais je veux en jouir.
+ D'un peu d'encens on peut être flattée,
+ Et son parfum nous fait toujours plaisir.
+ Dans ses ennuis, qu'un auteur misanthrope,
+ Qui de son siècle essuya les dédains
+ Mette sa gloire au bout d'un télescope,
+ Dans les brouillards et les siècles lointains;
+ Ah! laissons-lui cette flatteuse idée!
+ Moi, sans viser à tant de renommée,
+ J'aime bien mieux des succès plus certains.
+ Oui, du public, si ma plume estimée
+ Avec éloge est quelquefois citée;
+ Si je puis plaire à mes contemporains;
+ De mes amis si je suis regrettée
+ Quand du Léthé j'aurai franchi le bord,
+ Postérité tant de fois réclamée,
+ Je te tiens quitte, et je bénis mon sort.
+
+Isabelle de MONTOLIEU.
+
+
+
+Caroline de Lichtfield (1) [(1) Le nom de _Lichtfield_ est
+plutôt anglais qu'allemand: en effet, la famille du
+chambellan, père de Caroline, était originaire d'Angleterre,
+quoique naturalisée depuis longtemps à Berlin.], à peine âgée
+de quinze ans, revenait un soir d'une noce de village. Ses
+seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand
+chambellan du roi de Prusse, une fortune immense,
+n'empêchaient point Caroline de regarder les villageois comme
+des hommes, d'égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de
+les animer par sa présence, de partager leurs innocents
+plaisirs.
+
+Le coeur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante
+joie, des danses sous l'ormeau, de la collation champêtre,
+Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse
+de Rindaw, et lui dit avec feu: -- O maman, maman! comme c'est
+joli une noce! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée?
+
+Cette question et le titre de celle à qui elle était adressée
+disent assez que ce nom si doux de mère était donné par
+l'amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n'était
+pas même parente de la baronne de Rindaw; mais si
+l'attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus
+peuvent quelquefois remplacer ceux d'une mère, jamais on n'eut
+plus le droit d'être appelée _maman_. Caroline avait perdu la
+sienne en naissant, elle ne lui devait que la vie: combien
+elle devait plus à la bonne chanoinesse!
+
+Depuis l'instant où celle-ci avait pris cet enfant chez elle,
+occupée d'elle seule, n'existant que pour sa chère Caroline,
+elle s'était consacrée entièrement à son éducation; mais elle
+en était bien récompensée par les grâces, les vertus, l'amour
+de sa fille adoptive. Chaque jour augmentait leur amitié
+mutuelle. A mesure que la raison et la sensibilité de Caroline
+de développaient, elle sentait tout ce qu'elle devait à son
+amie; et la reconnaissance et l'habitude serraient un lien
+plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l'âge et la
+légèreté de Caroline n'avaient pas encore permis d'y joindre
+la confiance: elle ignorait donc les motifs de la retraite, du
+célibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle.
+
+Un sourire équivoque redouble sa curiosité; elle répète plus
+vivement encore sa question. -- Ma bonne maman, pourquoi ne
+vous êtes-vous mariée? Pourquoi ne suis-je pas tout de bon
+votre fille? Je ne vous aimerais pas mieux, mais il me semble
+que vous seriez plus heureuse.
+
+La chanoinesse s'attendrit, embrassa son élève. -- Ma chère
+fille!.... oui, tu devais l'être... oui, je méritais ce
+bonheur; et si ton père... Mais c'est une trop longue
+histoire... une autre fois.
+
+Annoncer une histoire à une fille de quinze ans, et ne pas la
+lui raconter, c'est une chose impossible.
+
+Voilà Caroline à genoux: elle prie; elle presse; elle joint
+ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus
+tendre amie; et cette amie, qui ne pouvait rien lui refuser,
+qui d'ailleurs aimait beaucoup à parler, et surtout d'elle-même,
+qui depuis longtemps n'a de confidents que les arbres de
+ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à
+Caroline, attentive, ce que nous allons dire le plus
+brièvement possible.
+
+La baronne de Rindaw n'avait pas toujours vécu dans la
+retraite.
+
+Première dame d'honneur de la reine, sa beauté a fait jadis
+grand bruit à la cour, et lui valut bien des hommages. Elle
+distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron
+de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors libre,
+jeune, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus
+séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes.
+
+Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la
+plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme
+elle aimait, contente de régner sur un coeur aussi fidèle, elle
+attendait sans impatience que de légers obstacles qui
+retardaient leur union fussent levés, et lui permissent enfin
+de pouvoir couronner l'amour et la constance de son cher
+baron.
+
+Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutait encore
+à son bonheur. Elle jouissait de tous les plaisirs du
+sentiment; et en attendant l'instant d'être la plus heureuse
+des femme, elle était la plus heureuse des amantes et des
+amies.
+
+Cette amie qu'elle chérissait si tendrement, acquit à cette
+époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea
+vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore; car,
+huit jours après cet événement, une belle lettre, signée par
+son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu'ils
+étaient mariés.
+
+A cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et
+se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha
+au fond d'un tiroir cette fatale lettre moins effacée par le
+temps que par ses larmes. Elle la lut; et Caroline, la douleur
+dans l'âme, disait en gémissant: C'est mon père, c'est ma mère
+qui vous ont rendue si malheureuse!... ah! comment pouvez-vous
+m'aimer?
+
+Chère enfant, je serais trop injuste si je te rendais
+responsable de leurs torts envers moi; je le serais même d'en
+vouloir encore à tes parents. Ta pauvre mère a bien expié ses
+torts par sa mort prématurée, ton père a voulu réparer la
+sienne; et toi, ma Caroline, ne fais-tu pas le bonheur de ma
+vie? Puis-je m'affliger d'une union que t'a donné la
+naissance? Crois plutôt que je la bénis tous les jours.
+T'aurais-je raconté cette histoire, si je n'avais pu justifier
+tes parents à tes yeux? Aime ton père, ma fille, respecte la
+mémoire de ta mère: écoute la fin de mon récit, et console-toi.
+
+Un doux sourire effaça l'impression du chagrin sur le charmant
+visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se
+rapprocha d'elle, et lui prêta de nouveau toute son attention.
+
+La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout
+à fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de
+cette lettre; de la résolution qu'elle prit à l'instant même
+de quitter pour jamais le cour et le monde, de fuir tous les
+hommes, de renoncer au mariage, et d'ensevelir dans la plus
+profonde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette
+résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa
+place à sa cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque
+temps, puis obtint une permission d'habiter son château de
+Rindaw, qu'elle ne quitta plus.
+
+Penser à son perfide amant, renouveler ses serments de
+constance éternelle, lire des romans du matin au soir,
+chercher des rapports de situation entre elle et l'héroïne du
+livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets; voilà quelle
+fut sa triste existence pendant quelques années. Elle
+commençait enfin à s'accoutumer à cette vie, à oublier les
+ingrats dont elle se croyait oubliée, lorsqu'une lettre de
+l'infidèle chambellan vint le rappeler à son souvenir; et
+cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservait
+toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu'elle affecta
+beaucoup.
+
+Le chambellan apprenait à son ancienne amie et la naissance de
+sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette
+naissance devait coûter la vie; car il ne restait plus
+d'espoir de la sauver. Tourmentée du remords, son unique désir
+était d'obtenir, avant d'expirer, le pardon de la chanoinesse;
+elle osait la conjurer de venir recevoir son dernier soupir;
+le chambellan sollicitait instamment cette grâce; tous deux
+connaissaient trop bien son âme généreuse pour craindre un
+refus.
+
+Ah! maman! maman!.... dit Caroline en sanglotant....... ô mon
+Dieu, quelle fut votre réponse? -- Mon unique réponse, mon
+enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême
+diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première
+entrevue auprès du lit de ta mère expirante, fut tout ce qu'on
+peut imaginer de plus touchant. Je n'ai lu dans aucun roman de
+scène plus intéressante; il faudrait un Richardson pour la
+décrire, et je ne l'essayerai pas: le souvenir d'ailleurs me
+donne trop d'émotion; mais tu peux te la représenter. -- Ah!
+oui, oui, dit Caroline, je vous vois pardonner de bon coeur à
+ma pauvre mère, et vous charger d'élever son enfant. Ah!
+maman, ma bonne maman, que ne vous dois-je pas! Celle qui m'a
+donné le jour est morte en paix, et vous l'avez remplacée.
+
+C'est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta mère que
+tout était oublié, je la vis se tourmenter encore de l'idée
+que sa fille serait mal élevée et peut-être malheureuse. Ton
+père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au
+prince, t'aurait sans doute négligée. J'approuvai ses tendres
+craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre
+avec moi, de te garder jusqu'à ton mariage, de te servir de
+mère. Elle voulait plus encore..... Ah! soyez-la réellement,
+me disait-elle; remplacez-moi tout à fait; épousez son père;
+reprenez vos droits sur ce coeur que je vous ai si indignement
+enlevé.... que ma mort expie et répare ce crime! -- Ah! oui,
+maman, interrompit Caroline, je pensais bien aussi cela.
+Pourquoi donc n'avez-vous pas épousé mon père?
+
+L'amour outragé ne doit jamais pardonner, dit la chanoinesse
+avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l'amitié,
+c'est autre chose. Elle peut être indulgente; mais
+l'amour..... l'amour a ses lois immuables; il y aurait de la
+lâcheté à s'en écarter. Un amant infidèle est un être contre
+nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. -- Cependant vous
+avez pardonné à mon père. -- Oui, mais seulement depuis qu'il
+se content d'être mon ami, et que l'amour est presque éteint
+dans mon coeur. Il m'a témoigné tant de respect, de soumission,
+de reconnaissance, quand il a vu que je t'adoptais également
+pour ma fille et mon héritière, que j'ai fini par en être
+touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan; il
+sent ce qu'on fait pour lui.
+
+Elles en étaient là quand le bruit d'un carrosse interrompit
+leur entretien.
+
+On regarde, c'était le grand chambellan lui-même.
+
+Caroline courut au-devant de son père. La chanoinesse
+s'approche d'une glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son
+grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec
+toute la majesté convenable, et l'attend avec la tendre
+émotion qu'il lui inspirait toujours.
+
+L'histoire de la baronne avait un peu prévenu la jeune
+Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins
+de joie qu'à l'ordinaire au-devant de lui; mais les tendres
+caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts
+passés; elle y fut d'autant plus sensible, qu'elle n'y était
+pas accoutumée.
+
+Froid, égoïste, courtisan enfin s'il en fut jamais, il
+connaissait peu les doux sentiments de la nature. Séparé de sa
+fille dès sa naissance, ne la voyant qu'une ou deux fois par
+an, il la connaissait à peine, et l'aimait plutôt comme
+l'héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que
+comme la plus aimable des jeunes filles.
+
+Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse, cet héritage
+qu'elle destinait à son élève était le moindre de ses
+bienfaits. Caroline lui devait l'éducation la plus soignée et
+pour le coeur et pour l'esprit, une raison souvent au-dessus de
+son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée
+cependant des grâces et de l'usage du monde, qui, jadis à la
+cour, distinguaient madame de Rindaw, et qu'elle avait
+conservés dans sa retraite. Elle avait développé chez son
+élève des talents qui n'attendaient que l'occasion de se
+perfectionner: on ne s'apercevait enfin que Caroline était
+élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une
+aimable franchise, une ignorance du mal, une gaieté douce,
+continuelle, que l'on conserve rarement à la ville, même
+jusqu'à l'âge de quinze ans.
+
+Mais comment cette chanoinesse, qui n'a lu que des romans, qui
+ne s'est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable
+d'élever cette fille charmante? On aurait tort de juger madame
+de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins
+l'extrême bonté de son coeur et la simplicité de son caractère.
+Confiante à l'excès, jugeant tout le monde d'après elle-même,
+ne sachant pas garder un secret au delà d'une demi-heure,
+ignorant l'art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on
+ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde, et surtout
+à la cour.
+
+L'événement qui la força à la retrait fut plutôt un bonheur
+qu'une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son
+indiscrétion, sa bonté même, lui auraient sans doute attiré de
+plus grands chagrins encore dans le séjour de l'intrigue et de
+la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir; et
+ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire
+refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais
+satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle
+amitié, s'attacha à son enfant comme la mère la plus tendre,
+et se mit réellement en état, par de bonnes lectures, des
+études suivies, de remplir la tâche qu'elle s'était imposée.
+Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu'une tournure
+sentimentale, romanesque, et quelques légers ridicules bien
+rachetés par les vertus les plus réelles, l'âme la plus
+sensible, le coeur le plus excellent.
+
+Allons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il
+fit à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva
+charmante, remercia beaucoup son amie de l'avoir rendue telle,
+et finit par dire qu'il l'emmènerait le lendemain; qu'il
+venait la chercher par l'ordre du roi pour qu'elle assistât à
+de brillantes fêtes qu'on devait donner à la cour.
+
+Le commencement de ce discours avait d'abord effrayé Caroline.
+Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa
+volière, ses bons amis du village...... Elle rougit, et baissa
+des yeux qui se remplissaient de larmes; mais la suite vint
+les tarir.
+
+Quelle est la fille de quinze ans que le mot de _fêtes
+brillantes_ n'ait pas émue et consolée? Elle releva ses yeux
+animés par le plaisir. -- Ce sera donc bien beau, papa? Je
+danserai; j'irai à la comédie; je..... Ah! je reviendrai
+bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se
+précipitant dans les bras de son amie....... ou, je n'irai
+pas... oui, j'aime mieux n'y pas aller, si papa le permet.
+
+Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissait à l'idée de
+se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite
+et si touchante.
+
+Son père ne répondit rien; mais, se levant avec solennité, il
+pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une
+audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit: il
+lui présenta respectueusement la main; tous deux sortirent, et
+laissèrent Caroline hésiter sur ce qu'elle voulait, désirant
+les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne
+point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l'amitié.
+
+La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne
+rentrèrent qu'après une demi-heure. La baronne paraissait
+avoir pleuré; cependant elle sourit à Caroline, lui dit
+qu'elle consentait avec plaisir à son petit voyage a Berlin,
+qu'elle le désirait même: et si cela ne suffit pas, dit-elle,
+je l'ordonnerai.
+
+Caroline, forte content d'accorder le plaisir et le devoir,
+promit d'obéir, et courut se préparer à partir le lendemain
+matin. La soirée était déjà avancée; elle revit peu son amie;
+mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappait, ce peu
+de temps aurait suffi pour l'éclairer sur les motifs de ce
+voyage. Elle n'entendit rien, ne comprit rien.
+
+Pendant tout le souper elle ne songe qu'aux belles fêtes,
+trouve le roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de
+revenir bientôt lui conter tout ce qu'elle aura vu, puis la
+quitte baignée de ses larmes et de celles qu'elle verse elle-même,
+et qui sont bientôt essuyées par l'espérance du plaisir
+et par celle du retour.
+
+La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au roi
+par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze
+ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée
+avec l'élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à
+une fête nouvelle, Caroline ne pensait à Rindaw que pour
+écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenait une exacte
+correspondance.
+
+Dans les premières lettres qu'elle reçue d'elle, Caroline crut
+entrevoir qu'il était question de la marier, et que c'était
+dans ce but qu'on l'avait amenée à Berlin; mais cette idée
+glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d'autant
+plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisait
+la cour; aucun n'était admis chez son père, et lui-même
+paraissait plus occupé de la garder avec soin que de penser
+encore à l'établir.
+
+Deux mois s'écoulèrent ainsi. Ils avaient paru bien courts à
+Caroline; et lorsque son père lui dit un jour en finissant de
+déjeuner: Eh bien! ma fille, voici deux mois que vous êtes à
+la Cour; comment trouvez-vous ce séjour? Charmant! Répondit-elle
+bien vite. Mais quoi! déjà deux mois? je ne l'aurais pas
+cru. Ah! comme je me suis amusée pendant ce temps-là! -- Votre
+réponse me plaît et m'inquiète, ma chère enfant. Je suis
+charmé d'apprendre que vous aimez le lieu où vous êtes appelée
+à vivre; mais je ne voudrais pas qu'une préférence
+secrète...... Mon enfant, dit-il en écartant la table à thé,
+et avançant son fauteuil plus près d'elle, ouvre ton coeur à
+ton père; ce coeur est-il aussi libre que lorsque tu quittas
+Rindaw, et depuis que tu es à la cour n'as-tu distingué
+personne?
+
+Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou
+moins celle à qui elle s'adresse.
+
+Cependant Caroline aurait pu répondre hardiment. Son jeune
+coeur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins
+de son enfance, n'avait encore palpité que pour des plaisirs
+innocents comme elle.
+
+A Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui
+chantait mieux que les autres, la lecture d'un conte des fées,
+une noce champêtre et l'histoire de son amie, avaient eu seuls
+le droit de l'intéresser et de l'émouvoir. Depuis qu'elle
+habitait la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode
+nouvelle, les avaient remplacés; mais Caroline n'imaginait pas
+même encore qu'un homme pût influer sur le bonheur ou le
+malheur de sa vie. Dans des instants de loisir ou d'insomnie
+(et ils étaient rares), il lui était arrivé de penser pendant
+deux minutes à l'histoire de sa bonne maman, à cette passion
+si tendre et si mal récompensée. Maman était bien bonne,
+disait-elle alors, de s'affliger ainsi; ne croirait-on pas
+qu'il n'y avait que mon père au monde? Il fallait l'oublier
+bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n'imaginait
+aucun chagrin dont une valse ou une contre-danse ne dût la
+consoler; et les meilleurs, les plus infatigables danseurs
+étaient sans contredit ceux qu'elle préférait. Mais, le bal
+fini, Caroline dormait douze heures de suite, se réveillait en
+chantant, et se préparait à une nouvelle fête sans songer au
+danseur de la veille. La question de son père la surprit donc
+plutôt qu'elle ne l'embarrassa.
+
+Caroline garda quelques minutes le silence; puis elle dit avec
+un sourire ingénu: Je ne vous comprends pas bien, mon père.
+Distinguer quelqu'un....., je n'entends pas ce mot.....
+Serait-ce aimer, par hasard?
+
+-- Distinguer, c'est-à-dire préférer...., aimer, si tu le veux,
+désirer d'unir son sort à l'objet de cette préférence.
+
+-- Ah! j'y suis, dit-elle étourdiment..... C'est ce que ma
+bonne maman de Rindaw sentait pour vous autrefois. Ah!
+vraiment non, papa, je n'ai garde d'aimer quelqu'un ainsi;
+cela cause trop de chagrin...... Elle allait continuer, mais
+elle vit son père froncer le sourcil; elle craignit de lui
+avoir fait de la peine, et se tut baissant les yeux. -- Je ne
+sais, reprit le chambellan en se levant, ce que madame de
+Rindaw a pu vous confier; mais vous avez dû voir, par son
+exemple, que les beaux sentiments ne servent à rien, et par le
+mien, que l'on peut, que l'on doit toujours les sacrifier aux
+convenances. Si, en suivant cette belle passion, je n'avais
+point épousé votre mère, Caroline de Lichtfield serait-elle
+actuellement héritière de vingt-cinq mille écus de rente?
+Pourrait-elle prétendre au premier parti du royaume? Plus
+heureuse que moi, ma fille, tu n'as point de sacrifices à
+faire, puisque ton coeur est libre. Cette fortune immense, que
+tu me dois, te dispense d'en chercher ailleurs, mais non de
+remplir tous les voeux d'un père qui ne désire que ta gloire et
+ton bonheur. Tu n'as qu'à dire un mot, ils sont assurés pour
+la vie. -- Et quel est ce mot, mon père? reprend Caroline avec
+une émotion qui s'augmentait à chaque instant. Mille idées
+confuses se croisaient dans sa tête: il s'agissait d'un
+mariage; cela n'était pas douteux. Elle pensa rapidement aux
+hommes qu'elle avait vus, et ne s'arrêta sur aucun, parce
+qu'ils lui étaient tous également indifférents. Elle attendait
+cependant avec impatience la réponse de son père: il avait
+l'air de la préparer.
+
+Vous ne connaissez encore, ma chère fille, lui dit-il d'un ton
+sentimental et pathétique, que les beaux côtés de votre
+situation; vous ignorez combien nos chaînes dorées sont
+quelquefois pesantes...... L'effroi se peignit dans les yeux
+de Caroline... Mais j'espère, ajouta-t-il, que celles qui
+doivent lier ma Caroline seront aussi douces, aussi légères
+qu'elle le mérite; elles seront du moins assez brillantes pour
+faire envier son sort à toutes les femmes. Dis-moi, mon
+enfant, ne seras-tu pas bien enchantée d'être dans quelques
+jours comtesse de Walstein, ambassadrice en Russie, et
+l'épouse du favori déclaré de ton roi? Ne crois pas, d'après
+cela, que je te destine à devenir la femme d'un vieillard.
+L'époux que je te propose doit ses honneurs à son nom, à son
+mérite, à la faveur dont il jouit; il n'a guère plus de trente
+ans. -- Et je serai sa femme? dit Caroline en levant sur son
+père des yeux où brillait une modeste joie; je serai comtesse,
+ambassadrice? -- Tu n'as qu'à dire un mot: _Mon père, j'y
+consens, et je vous le promets_. -- Ah! de tout mon coeur,
+dit-elle en lui tendant la main et baisant les siennes avec
+transport. Oui, papa, je vous le promets, et j'obéirai avec
+plaisir... Mais..., mais, ajouta-t-elle après un instant de
+réflexion, où donc est-il ce comte? je ne l'ai jamais vu... Si
+j'allais ne pas l'aimer... ou ne pas lui plaire? -- Vous
+l'épouseriez également, ma fille. Ce n'est pas votre coeur
+qu'on vous demande, c'est votre main; et c'est un monarque
+absolu qui vous fait l'honneur d'en disposer en faveur de
+l'homme qu'il aime le mieux. On se plaît toujours assez quand
+on réunit de part et d'autre toutes les convenances; cet
+établissement remplirait les voeux du père les plus
+ambitieux......
+
+Cependant Caroline demandait toujours où se cachait M. de
+Walstein, et pourquoi elle ne l'avait point vu.
+
+Son père lui apprit alors que le comte était arrivé, seulement
+de la veille de son ambassade de Saint-Pétersbourg; que
+c'était par l'ordre du roi qu'il était allé chercher sa fille
+à Rindaw pour la marier. La chanoinesse en était instruite;
+elle approuvait cette alliance.
+
+Le chambellan remit à Caroline une lettre de son amie, où
+celle-ci la pressait d'obéir à son père, et qui peut-être eût
+achevé de la décider quand elle aurait balancé; mais elle n'y
+songeait pas. Son père lui dit encore qu'elle serait déjà
+mariée, sans une maladie fâcheuse qui avait retenu le comte
+plus d'un mois à Dantzick: on avait même craint pour sa vie;
+et le chambellan n'avait pas cru devoir parler à sa fille d'un
+engagement qui peut-être allait se rompre de lui-même. J'en
+aurais été bien fâchée, dit la naïve Caroline. -- Et moi
+peut-être plus encore, reprit le chambellan. On ne retrouve pas
+facilement un tel établissement; mais toutes mes craintes sont
+évanouies. Le comte arriva hier au soir très-bien portant. Le
+roi me fit appeler à l'instant, me présenta mon gendre futur,
+et m'ordonna de tout préparer pour qu'il le devînt au plus
+tôt. Je ne pouvais donc plus retarder de vous apprendre votre
+sort: il est fixé sans retour. Ma seule crainte était que
+votre coeur n'eût fait un choix parmi nos jeunes seigneurs, et
+que je ne fusse dans le cas d'exiger un sacrifice; mais je
+suis bien rassuré; je vois que vous sentez, comme vous le
+devez, les avantages de l'union que vous allez former. Je vais
+à la cour annoncer votre consentement, j'y dînerai, et ce soir
+je vous amènerai le comte. Allez vous habiller, ma fille, et
+vous préparer à le recevoir comme celui à qui vous
+appartiendrez dans quelques jours.
+
+La docile Caroline lui renouvela sa promesse. Il l'embrassa
+tendrement, et sortit bien content d'elle, et plus encore de
+lui-même et de ses talents pour les négociations.
+
+Il est certain que lorsque son intérêt était en jeu, il avait
+une certaine éloquence naturelle qui, dans l'occasion, lui
+tenait lieu d'esprit, de sensibilité, et le faisait parvenir à
+son but; mais cette fois il avait eu un peu de peine à
+réussir. Caroline n'aimait encore que le plaisir, et ne voyait
+dans ce brillant mariage qu'un moyen de le fixer: aussi ce fut
+la seule idée qui l'occupa lorsque son père l'eut laissée.
+
+On s'attend peut-être qu'elle va réfléchir bien sérieusement
+sur tout ce qu'on vient de lui dire, sur l'engagement qu'elle
+a pris, sur le changement prochain de son sort. A vingt ans,
+il y aurait là de quoi rêver au moins toute la matinée; mais à
+quinze, on ne peut s'occuper si longtemps du même objet.
+Cependant Caroline resta bien dix minutes immobile à la place
+où son père l'avait laissée; et c'était beaucoup pour elle.
+Enfin, voyant qu'à force d'avoir à penser, elle ne pensait à
+rien, et que ses idées s'embrouillaient dans sa tête, elle se
+leva brusquement, courut à son piano, où, pendant une demi-heure,
+elle joua des contre-danses et des valses. Il lui vint
+tout à coup à l'esprit, en les jouant, que le comte les
+répéterait avec elle, et qu'il serait assez doux d'avoir
+toujours un danseur à ses ordres... Un danseur!.... son
+excellence! Eh! oui, sans doute, un danseur. On sait que le
+baron avait eu soin de prévenir sa fille que, malgré son rang,
+ses dignités, M. l'ambassadeur n'avait tout au plus que trente
+ans, et cette circonstance lui plaisait peut-être tout autant
+que les titres. Quoique ce fût le double de l'âge de Caroline,
+elle avait fort bien remarqué depuis qu'elle était à la cour,
+que les hommes de trente et les femmes de quinze pouvaient se
+convenir parfaitement.
+
+Ce fut donc en formant un projet de danse continuelle dans son
+nouveau ménage, qu'elle courut au jardin cueillir son bouquet
+pour la soirée. Tout en le cueillant, elle vit voltiger autour
+des fleurs quelques beaux papillons, s'échauffa longtemps à
+les poursuivre, n'en prit pas un seul, et se consola en
+pensant que le comte serait peut-être plus leste qu'elle, et
+saurait mieux les attraper. Quand nos serons deux, dit-elle en
+sautant, ce serait avoir bien du malheur de les laisser
+échapper.
+
+Elle alla ensuite se mettre à sa toilette, où bientôt l'idée
+des bijoux qu'elle allait avoir, des parures de toute espèce,
+des équipages, etc., effaça celle des papillons et de la
+danse, ou plutôt la promena de plaisirs en plaisirs.
+
+Comme madame l'ambassadrice sera brillante, fêtée, enviée!
+comme de beaux diamants feront mieux dans mes cheveux que
+cette fleur! Enfin le bonheur conjugal de Caroline, fondé sur
+la danse, les papillons et la parure, lui parut la chose du
+monde la plus assurée. Elle se trouva d'avance la plus
+heureuse des femmes, employa tous ses soins pour être belle
+aux yeux du comte, et l'attendit avec une impatience mêlée
+tout au plus d'une sorte de crainte de ne pas lui plaire:
+quant à lui, elle était sûre qu'il lui plairait à l'excès.
+
+Caroline réfléchissait quelquefois. Une réflexion profonde
+l'avait persuadée que le comte était tout ce qu'il y avait de
+plus charmant. Il est le _favori_ du roi, lui avait dit son
+père: or ce mot de _favori_ signifiait beaucoup de choses dans
+l'idée de Caroline. Elle se rappelait fort bien qu'à la
+campagne elle avait aussi sa petite cour, et ses petits
+favoris: l'oiseau _favori_, le chien _favori_, le mouton _favori_,
+toujours les plus jolis de leur espèce: donc le _favori_ d'un
+roi devait nécessairement être le phénix de la sienne, et le
+plus beau et le plus aimable des êtres.
+
+Elle en était si convaincue, et se réjouissait si fort de le
+voir, que, lorsqu'on vint l'avertir qu'il était là et que son
+père l'attendait, elle ne fit qu'un saut jusqu'à la porte du
+salon. Elle y trouva le chambellan, qui lui rappela sa
+promesse, lui prit une main qui tremblait peut-être autant de
+plaisir que d'émotion, et, l'exhortant à être bien
+raisonnable, la conduisit auprès de ce favori du roi.
+
+Caroline leva les yeux, et fut si frappée de ce qu'elle vit,
+que, les couvrant à l'instant de ses deux mains, elle fit un
+cri perçant, et disparut comme un éclair.
+
+Pendant que son père la suit, qu'il emploie toute l'éloquence
+paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le
+portrait du comte, et justifions l'effroi qu'il inspire à
+l'innocente et jeune Caroline.
+
+Le comte de Walstein n'avait en effet guère plus de trente
+ans; mais une énorme cicatrice qui lui couvrit toute une joue,
+sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille
+voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnaient l'air
+d'en avoir au moins cinquante. Son grand oeil noir était assez
+beau; mais, hélas! il n'en avait qu'un: l'autre, caché sous un
+large ruban noir, était sans doute perdu par le coup de feu
+qu'il avait reçu. Il était né pour être grand et bien taillé;
+mais son attitude courbée lui ôtait cet avantage. Il avait le
+jambe belle; mais cet homme, qui devait danser du matin
+jusqu'au soir et courir après des papillons, marchait avec
+peine en boitant excessivement.
+
+Tel était l'extérieur du comte: on verra dans la suite si le
+moral y répondait. En voilà bien assez sans doute pour excuser
+le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être si
+elle se fût donné le temps de l'examiner, aurait-elle trouvé
+sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la
+caractérisait; mais elle n'avait vu que la cicatrice, que
+l'oeil qui lui manquait, que son dos voûté, sa perruque et sa
+jambe traînante.
+
+La première impression était reçue; et la triste Caroline,
+presque évanouie dans son appartement, entendait à peine les
+sollicitations de son père pour l'engager à revenir. Elle n'y
+répondait que par des torrents de larmes; enfin elle se trouva
+si mal, qu'il fallut la délacer. Son père, voyant qu'il était
+impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du
+comte; il réfléchit même qu'il valait mieux rentrer seul, et
+qu'un mal subit survenu à sa fille lui servirait d'excuse.
+
+Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu'on
+lui avait faite, et n'en soupçonnant que trop le motif; mais
+le grand chambellan avait une éloquence si persuasive quand il
+voulait parvenir à ses fins, et l'employa avec tant de succès
+dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu'une douleur
+de tête violente, suite de l'émotion de la journée, avait
+seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être
+aussi feignait-il de le croire; on ne sait trop sur quoi
+compter avec les courtisans; ils savent dérouter l'historien
+le plus exact. Quoi qu'il en soit, il se sépara du chambellan
+avec l'espoir de retrouver le lendemain mademoiselle de
+Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond
+de ce qui venait de se passer.
+
+Il ne pouvait être amoureux de Caroline, qu'à peine il avait
+entrevue; mais ce mariage lui convenait à tant d'égards, qu'il
+y avait attaché l'idée du bonheur de sa vie; ensuite le roi le
+voulait, raison qui devait être aussi décisive pour son favori
+que pour son chambellan; elle était si forte pour celui-ci,
+qu'il n'avait pas même imaginé qu'on pût lui résister.
+
+Il aurait mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la
+figure du comte. Il le sentit trop tard, et s'en repentit
+mortellement; mais il avait cru qu'il valait mieux d'abord
+extorquer sa promesse; que Caroline, intimidée, n'oserait y
+manquer; et il n'avait point prévu l'effet de son
+saisissement, rendu plus profond par l'idée qu'elle s'était
+formée du comte.
+
+Dès qu'il fut libre, il revint auprès d'elle, et la trouva
+dans le même état où il l'avait laissée; elle eut cependant la
+force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas
+sacrifier sa fille. Il vit qu'elle était trop émue dans ce
+moment pour qu'il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même
+de l'excès de sa douleur; et, la relevant avec tendresse,
+il lui dit de se calmer; qu'il lui parlerait le lendemain
+matin; qu'il ne voulait que son bonheur. Il la quitta en
+l'exhortant à prendre quelque repos.
+
+Le malheureux qui se noie s'accroche à un brin de paille.
+Caroline saisit avec ardeur cette lueur d'espérance, et fut
+presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle; il m'aime;
+il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah! s'il veut le bonheur
+de Caroline, il ne l'unira pas à son monstre qui a une bosse,
+une perruque, et n'a qu'un oeil et qu'une jambe.
+
+Elle était dans l'âge où l'on porte à l'extrême la douleur et
+la joie. D'abord elle s'était crue perdue sans ressource: à
+présent elle se croit pour jamais délivrée du comte, et
+reprend à peu près sa gaieté du matin; mais encore abattue,
+elle se couche, et s'endort en pensant au singulier goût des
+rois dans le choix de leurs favoris, protestant bien que, si
+elle était reine, le comte de Walstein ne serait pas le sien.
+
+Son sommeil fut aussi doux, son réveil aussi tranquille que si
+rien ne l'avait agitée. A peine lui restait-il encore, le
+lendemain, cette légère impression d'effroi que laisse un
+songe fâcheux, et lorsque son père entra chez elle, il
+retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec
+lesquels il était reçu tous les matins. Plus caressante, plus
+empressée même qu'à l'ordinaire, elle semblait le remercier à
+chaque instant de sa condescendance dont elle ne doutait pas;
+et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s'était passé
+la veille, tout en elle exprimait la reconnaissance, la joie.
+Elle se livrait d'autant plus à l'espoir, que son père, au
+lieu de lui faire des reproches, l'accablait d'amitiés.
+
+Aimable enfant! jouis de ta douce illusion; tu n'as vécu que
+deux mois à la cour; tu ne sais pas encore que l'âme d'un
+courtisan est fermée à tous les sentiments de la nature. Tu
+crois avoir un père, un tendre père; et tu vas bientôt
+apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux
+que ceux de ministre et de grand chambellan.
+
+Cependant le baron chérissait sa fille. Après ses emplois, sa
+fortune, elle était certainement ce qu'il aimait le plus au
+monde; mais ces deux objets passaient avant tout. D'ailleurs
+il croyait de bonne foi assurer le parfait bonheur de Caroline
+par un mariage aussi brillant, fait sous les auspices du roi
+et par son ordre. Très-décidé à le terminer de gré ou de
+force, il voulut d'abord essayer d'y parvenir par la douceur.
+Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les
+serrant tendrement: Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père? --
+Oh! si je l'aime! répondit-elle en embrassant ses genoux,
+qu'il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra
+jusqu'où peuvent aller l'amour, le respect de sa
+reconnaissante fille. -- Je n'en doute pas, mais j'exige une
+autre preuve. -- Tout, tout ce que vous voudrez, mon père,
+excepté... Elle allait dire d'épouser le comte; mais le baron,
+reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la
+bouche avec la main... Point d'exception, Caroline; la
+première preuve d'amour que je vous demande, c'est de
+m'écouter en silence.
+
+Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père était entre
+vos mains? -- Votre vie? Je la sauverais aux dépens de la
+mienne; en pouvez-vous douter?.... Mais comment....,
+pourquoi... -- Je n'en attendais pas moins de vous, ma chère
+enfant; vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui,
+mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N'espérez pas
+que je survive un jour à ma disgrâce; elle est assurée si
+votre union avec le comte de Walstein n'a pas lieu. Hier, en
+vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage,
+j'allai me jeter aux pieds du roi; j'osai le conjurer de nous
+rendre notre promesse et notre liberté. -- Caroline est un
+enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui
+convient, et dont on doit faire ce qu'on veut. Cependant vous
+êtes bien le maître de disposer d'elle à votre gré; mais si
+elle persiste dans son refus, nous pouvez la reconduire dans
+sa retraite et y rester avec elle: un père aussi faible ne
+peut être un bon ministre.... Il me tourna le dos, et ne m'a
+pas dit un mot de la soirée. Jugez de mon état! je n'ai que
+trop vu que l'on soupçonnait ma disgrâce prochaine, qu'on
+disposait déjà de mes emplois. O ma fille, ma fille! seras-tu
+donc la cause de malheur, que dis-je du malheur? de la mort
+certaine de celui qui t'a donné le jour?
+
+La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de
+cette idée qu'elle ne l'avait été de l'aspect du comte, se
+précipita en frémissant dans les bras de son père: Oh!
+j'obéirai, j'obéirai, répétait-elle en sanglotant; j'épouserai
+le comte à l'instant même, s'il le faut. Causer votre mort!
+moi, grand Dieu! O mon père! courez vite; allez dire au roi
+que je ferai tout ce qu'il voudra, pour qu'il vous rende son
+amitié. Je vous promets, je vous jure d'être au comte, mais
+promettez-moi donc que vous ne mourrez pas.
+
+Cette idée de mort l'avait tellement frappée, qu'elle
+craignait qu'un instant de retard ne coûtât la vie à son père.
+Elle aurait voulu aller dire elle-même au comte qu'elle était
+prête à l'épouser. Elle s'engagea de nouveau par les promesses
+les plus fortes, les plus positives, et ne laissa aucun repose
+au baron qu'il ne fût parti.
+
+Laissée seule encore cette fois, elle ne pensa ni à danser, ni
+à courir après des papillons: tristement appuyée sur une main
+dont elle se couvrait les yeux, elle était agitée de mille
+sentiments contraires, et semblait craindre de faire un seul
+mouvement, comme s'il pouvait décider de son sort. Quelquefois
+son enthousiasme filial se ranimait; sa tête s'exaltait en
+pensant au sacrifice qu'elle allait faire à son père. Il me
+devra la vie, disait-elle avec une tendresse mêlée
+d'admiration pour elle-même, qui produisait une sensation
+assez douce. Oui, mais à quel prix, et avec qui vais-je passer
+la mienne? Alors l'image du comte se présentait, celle du père
+s'effaçait; Caroline frémissait, et ne comprenait pas qu'elle
+pût avoir la force de tenir ce qu'elle avait promis.
+
+Elle était encore et dans la même attitude et dans le même
+trouble lorsque son père rentra avec précipitation, la joie
+peinte sur tous ses traits. Il put à peine lui dire, tant il
+était hors d'haleine, que le roi lui-même était en chemin pour
+venir chez elle, et lui amenait le comte. Oui, le roi en
+personne, répétait-il; cela fera du bruit, et ceux qui se
+réjouissaient hier de ma disgrâce pourront s'affliger ce
+matin. Voyez, Caroline, ce que c'est que d'être obéissante, et
+comme vous en êtes récompensée!
+
+La pauvre Caroline, peu sensible à cette récompense, n'y vit
+qu'une conformation du cruel engagement qu'elle venait de
+prendre, et qu'une raison de plus de s'affliger. Son père la
+gronda de n'avoir pas employé à sa toilette le temps de son
+absence. Quelques jours auparavant, elle eût été bien fâchée
+elle-même d'être surprise par le roi dans son négligé du
+matin; mais tout lui devenait si indifférent, qu'elle attendit
+cette auguste visite dans le salon sans avoir même jeté un
+coup d'oeil sur son miroir.
+
+Le baron lui répétait, pour la quatrième fois, comment elle
+devait recevoir le roi, quand le bruit des carrosses
+l'interrompit. Il courut au devant de son maître. La
+tremblante Caroline se leva, se rassit, respira des sels, et
+rassembla toutes ses forces pour cette pénible entrevue.
+
+Le monarque entra, suivi seulement de son favori et de son
+chambellan, que tant d'honneur gonflait de joie.
+
+Belle Caroline, dit-il en s'avançant près d'elle, et lui
+présentant le comte, soyez la récompense des services qu'il
+m'a rendus; et vous, mon cher comte, recevez de ma main celle
+de cette charmante épouse, et sentez bien tout le prix du
+présent que je vous fais.
+
+Le comte alors s'approchant de Caroline, et prenant cette main
+qu'elle retirait à demi, la pria, d'une voix basse et timide,
+de vouloir bien confirmer son bonheur.
+
+Pour le monde entier Caroline n'aurait pu articuler une seule
+parole. Si elle eût levé les yeux sur son futur époux, peut-être
+eût-elle trouvé la force de dire non; mais elle avait
+pris le sage parti de ne point le regarder. Elle se contenta
+d'une révérence respectueuse, et s'assit en silence par
+l'ordre du roi. Il en était temps; peu s'en fallut qu'elle ne
+réitérât la scène de la veille. Un tremblement général l'avait
+saisie. Elle fut encore obligée d'avoir recours à sa flacon,
+peut-être allait-elle se trahir par un évanouissement ou par
+un déluge de larmes; mais un regard jeté sur son père, près de
+se trouver mal lui-même d'inquiétude, lui rendit toute sa
+fermeté. Elle lui sourit à demi pour le rassurer, trouva la
+force de dire que ce n'était rien, et tout fut mis sur le
+compte de la timidité d'une jeune fille élevée à la campagne.
+
+Elle espérait que la compagnie allait se retirer, ou tout au
+moins changer de sujet de conversation; mais elle se trompait.
+Ce que les rois entendent le moins, c'est de ménager la
+sensibilité de leurs sujets. Celui-ci, charmé du mariage qu'il
+venait de conclure, ne pouvait parler d'autre chose; et, sans
+s'apercevoir de tout ce qu'il faisait souffrir à la pauvre
+petite, il s'appesantissait cruellement sur les détails. Il
+fallait indiquer le jour, l'heure, le lieu de la cérémonie.
+Enfin Caroline, n'y pouvant plus tenir, retrouva la parole
+pour demander la permission de se retirer: elle lui fut
+accordée; et sa Majesté ne manqua point, lorsqu'elle sortit,
+de la saluer sous le nom de comtesse de Walstein.
+
+La malheureuse petite comtesse, seule dans son appartement,
+s'affligea d'abord à l'excès. Enfin, après avoir beaucoup
+pleuré, elle comprit que cela ne changerait rien à son sort,
+qu'il était décidé sans retour, qu'il fallait bien s'y
+soumettre, et tâcher d'en tirer le meilleur parti possible.
+
+Qu'on ne s'étonne point de voir une étourdie de quinze ans
+raisonner aussi sensément. Rien ne forme une jeune fille comme
+le malheur; et ces trois jours de trouble, d'inquiétude, de
+chagrins, avaient plus appris à Caroline à réfléchir, que
+n'auraient fait dix années d'une vie tranquille. Elle entendit
+enfin partir le carrosse du roi avec moins d'émotion qu'elle
+ne l'avait entendu arriver; et son père eut le plaisir de la
+trouver assez calme lorsqu'il vint lui faire part des
+arrangements.
+
+Le mariage était fixé à huitaine. Le comte avait désiré qu'il
+fût tenu secret; aussi devait-il être célébré dans sa terre de
+Walstein, à six lieues de Berlin. Les fêtes, les présentations
+à cour, les visites, les présents, ne devaient avoir lieu
+qu'après la célébration.
+
+Caroline approuva fort ce projet, et demanda à son père de
+passer dans la retraite les huit jours de liberté qui lui
+restaient. Il était si content de sa docilité, qu'à la rupture
+près de son mariage, elle aurait pu lui demander tout sans
+crainte d'être refusée. Il le lui promit, et tint parole. Sa
+solitude ne fut interrompue que par quelques visites de son
+futur époux. Le baron se chargeait de l'entretenir, et pendant
+qu'ils se perdaient dans la politique, Caroline se confirmait
+dans la résolution qu'elle avait prise.
+
+Nous ne la suivrons point dans le détail des tristes idées qui
+l'occupèrent pendant ces huit jours. Il suffit de savoir
+qu'elle réfléchit plus qu'elle n'avait fait dans tout le cours
+de sa vie; nous verrons bientôt ce qui en résulta.
+
+Le temps passe dans la douleur tout comme dans le plaisir.
+Voilà bientôt Caroline arrivée à ce jour redouté qui doit la
+lier irrévocablement. Elle avait eu le temps de s'y préparer,
+elle paraissait tout à fait résignée; son père était au comble
+de la joie et des honneurs.
+
+Le monarque en personne voulait accompagner Caroline à
+l'autel. Il aurait bien désiré, le bon chambellan, que toute
+la terre en fût témoin; mais deux ou trois seigneurs et leurs
+épouses furent seuls nommés pour y assister. Il s'en consola,
+dans l'espoir d'avoir beaucoup de choses à raconter au retour.
+
+On part pour la terre du comte. La jeune fiancée, plus occupée
+que triste, soutint assez bien le voyage et même la cérémonie,
+qui se fit en arrivant; et son père, s'applaudissant de
+l'habileté avec laquelle il l'avait amenée à obéir, eut enfin
+le bonheur de la présenter au roi sous le titre de _comtesse de
+Walstein_. Ce fut le seul moment où la fermeté de Caroline
+parut l'abandonner. Troublée par les caresses du chambellan,
+qui l'accablait d'éloges, elle s'en défendait, le suppliait de
+l'épargner; et plus le père paraissait content, plus la
+tristesse de sa fille augmentait.
+
+On devait retourner le soir à Berlin, installer la jeune
+comtesse dans son nouvel hôtel, et l'on parlait déjà de
+repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux était
+seul dans une embrasure de fenêtre, elle s'approcha de lui,
+lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec
+indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit
+qu'elle attendrait sa réponse et ses ordres. Surpris autant
+qu'on peut l'être, le comte ouvrit promptement le papier, et
+lut ce qui suit:
+
+"J'ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père
+et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous
+appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous;
+je ne reconnais plus d'autre maître. C'est à vous seul à
+disposer actuellement de mon sort, et c'est de vous que j'ose
+attendre de la bonté, de l'indulgence, de la générosité. Oui,
+c'est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je
+veux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et
+sans doute le sien. O monsieur le comte! vous ne savez pas,
+vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous
+venez de donner votre main et votre nom en est peu digne
+encore! combien elle est enfant, peu raisonnable! combien elle
+a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite,
+auprès de l'amie respectable qui lui servit de mère!
+Consentez, oh! consentez, de grâce, que je retourne ce soir
+même à Rindaw, et que j'attende là que ma raison ait fait
+assez de progrès pour me soumettre sans mourir aux liens que
+j'ai formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive
+reconnaissance; il avancera peut-être cette époque. Un refus,
+au contraire.... soyez sûr qu'un refus vous priverait
+également, et pour jamais, de la malheureuse Caroline.
+
+"Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me
+faire. Cette lettre aurait dû vous parvenir plus tôt; mais en
+vous confiant ma résolution avant notre union, je risquais la
+vie de mon père: à présent je ne risque plus que la mienne. Il
+m'a juré qu'il n'aurait pas soutenu sa disgrâce; elle était
+sûre si je ne devenais pas votre épouse... Je vous appartiens;
+le roi doit être content. J'ose encore attendre de vous qu'il
+ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle
+lui déplaît. Ah! ce n'est pas au roi à se plaindre de son
+zèle, de son dévouement! Je ne m'en plaindrai pas non plus, si
+vous consentez à ce que je vous demande."
+
+Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant
+les huit jours précédents, avait été finie telle qu'on vient
+de la lire le matin même avant le départ.
+
+Si jamais un homme fut frappé d'étonnement, ce fut le comte de
+Walstein; il ne pouvait en croire ses yeux. Quoi! cette enfant
+si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose
+avoir une volonté, et l'annoncer avec cette fermeté, ce
+courage! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus
+tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors
+qu'elle avait été sacrifiée au despotisme du roi, à l'ambition
+de son père, et il se reprocha mortellement d'en avoir été la
+cause et l'objet.
+
+Quoiqu'on se fasse toujours un peu d'illusion sur sa figure,
+et que le comte n'en fût peut-être pas plus exempt qu'un
+autre, il se rendait cependant assez de justice pour n'avoir
+jamais imaginé qu'on pût l'épouser par goût: mais du moins il
+avait cru, sur les assurances les plus positives du
+chambellan, sur la résignation apparente de Caroline, que
+c'était sans répugnance, et surtout sans contrainte.
+
+L'instant où il apprit qu'il s'était trompé, ou plutôt qu'on
+l'avait trompé, fut sans doute affreux pour lui; mais il ne
+balança pas une minute sur le parti qu'il avait à prendre; et
+voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un
+crayon, dans l'enveloppe de son billet:
+
+"Intéressante et malheureuse victime de l'obéissance, vous
+allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que
+vous me demandez, et réparer, autant qu'il est possible, une
+tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si
+j'étais refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous
+rendre cette liberté qu'on vous a si cruellement ravie. Je
+sens tout le prix de votre confiance en moi, je saurai la
+mériter, Caroline, en vous sacrifiant tout mon bonheur:
+heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle
+qui en est l'objet!"
+
+Il entr'ouvrit la porte du cabinet où Caroline s'était
+retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit
+écrit, qu'elle reçut en tremblant, comme l'arrêt de son sort,
+et disparut à l'instant même.
+
+Elle le lut avec saisissement; et pendant un moment elle en
+fut si touchée, si reconnaissante, qu'elle aurait presque
+voulu rappeler le comte; mais, malheureusement pour lui, en
+jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans
+les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui
+étaient pas aussi favorables que la lecture de ses billets,
+les bonnes dispositions de Caroline s'évanouirent à l'instant.
+Elle sentit plus que jamais le vif désir de retourner dans sa
+retraite; pensant d'ailleurs qu'il était trop tard, qu'elle en
+avait trop fait pour ne pas achever, qu'elle passerait pour
+capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant
+le comte, son petit billet, roulé dans ses doigts, s'effaçait
+avec l'impression qu'il avait produite.
+
+Pendant ce temps-là, son généreux époux usait de tout son
+ascendant sur l'esprit du roi pour l'engager à consentir aux
+volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre: au lieu de
+l'irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme
+intéressèrent le monarque.
+
+-- Il y a de l'énergie dans ce caractère, dit-il en la
+finissant; et regardant le comte en la lui rendant, il ne put
+s'empêcher de convenir en lui-même que son favori n'était
+véritablement pas fait pour être celui d'une beauté de quinze
+ans.
+
+C'était s'en aviser un peu tard; mais ce moment fut si
+favorable à Caroline, qu'il ajouta tout de suite: Allons, mon
+ami, passons-lui cette fantaisie: c'est une enfant qu'il faut
+ménager, et que l'ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est
+à vous, c'est l'essentiel: on vit toujours assez avec sa
+femme.
+
+En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé.
+Le nouveau projet lui fut communiqué; on lui montra la lettre
+de sa fille, qui, ainsi que son départ pour Rindaw, excita sa
+colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il
+renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder
+quelques objections. Le roi, qui l'avait toujours vu de son
+avis, ne trouva pas bon qu'il voulût même essayer d'en avoir
+un autre; il lui témoigna son mécontentement: le chambellan,
+effrayé, et s'inclinant profondément, le supplia de lui
+pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.
+
+Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retournerait à
+Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d'y rester
+autant qu'elle le voudrait, espérant bien qu'elle ne le
+voudrait pas longtemps.
+
+On ajouta même une condition qui semblait rendre impossible
+une bien longue retraite, c'était le secret le plus profond
+sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l'exiger.
+On a présumé qu'il avait craint que cette histoire ne répandît
+une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son
+autorité.
+
+Quoi qu'il en soit, il prononça que, jusqu'au moment de la
+réunion des époux, Caroline portât le nom de Lichtfield, et
+qu'on laissât ignorer à tout le monde qu'elle fût comtesse de
+Walstein. Il déclara que du moment qu'il en transpirerait la
+moindre chose, Caroline rentrerait sous la puissance de son
+mari, et que l'indiscret perdrait sans retour sa confiance: il
+le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l'assurer
+qu'il observerait un profond silence.
+
+Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avaient été
+témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n'en
+firent confidence, sous le sceau du secret, qu'à une trentaine
+d'amis. Avant le fin de la semaine personne n'en doutait à
+Berlin; et pendant huit jours au moins on ne s'abordait qu'en
+se disant à l'oreille ou derrière l'éventail: Savez-vous que
+le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield? Le roi y
+était; c'est toute une histoire. Je la sais de la première
+main; n'en parlez pas; ne me nommez pas surtout.
+
+Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu'on ne revit point
+Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade,
+que le chambellan se taisait, et que bien d'autres secrets de
+cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire,
+ou plutôt par n'y plus penser.
+
+Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu'on ne
+l'avait imaginé. Le baron fut chargé d'apprendre à sa fille
+qu'on lui laissait la liberté de se confiner à Rindaw. Il
+devait aussi la conduire; mais le comte, craignant qu'il ne se
+vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettait à sa
+colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce
+désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père
+qu'il lui était essentiel de ne pas s'éloigner de la cour dans
+ce moment critique; et comme celui-ci n'avait nulle envie de
+partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier
+à des domestiques sûrs, et de la charger d'une lettre qu'il
+écrivit à la baronne de Rindaw.
+
+La réputation d'indiscrétion et d'imprudence de la bonne
+chanoinesse était si bien faite; elle était si bien connue,
+même à la cour, pour n'avoir jamais su garder un secret,
+qu'elle ne fut point exceptée de celui qu'on exigeait sur le
+mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa
+fille de le lui cacher avec soin.
+
+Caroline, qui redoutait les remontrances, les persécutions
+journalières, ne demandait pas mieux; et l'obéissant baron,
+toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par ordre
+à son amie: "Que le mariage projeté pour sa fille étant
+retardé de quelque temps, il la lui confiait de nouveau."
+
+Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en
+lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand
+chambellan, satisfait de l'être toujours, lui accorda l'un et
+l'autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit
+partir pour Rindaw, qui n'était qu'à sept ou huit lieues de
+là; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et
+l'ambassadeur.
+
+Caroline fut d'abord un peu surprise de se trouver seule dans
+une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des
+événements de la journée, il lui eût été difficile de rendre
+raison de ce qui se passait dans sa tête, où tout était
+désordre et tumulte: elle ne savait si elle devait se réjouir
+ou s'affliger.
+
+Certainement tout allait comme elle l'avait voulu, comme elle
+l'avait demandé; mais peut-être, sans trop se l'avouer à
+elle-même, avait-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent
+la grande facilité d'obtenir ce qu'on désire en diminue bien
+le prix; d'ailleurs, sa petite vanité eût été du moins
+satisfaite si l'on eût eu beaucoup de peine à se séparer
+d'elle.
+
+Quoi! disait-elle avec un mouvement qui tenait presque du
+dépit, je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'on me
+laisse aller! mon père, le roi, le comte, sont à l'instant
+tous d'accord pour m'abandonner! Est-ce indifférence, colère,
+ou générosité?
+
+Elle regardait son petit billet déchiré; elle cherchait à se
+rappeler les expressions. Il lui paraissait qu'au moins, de la
+part du comte, c'était pure bonté. Elle s'attendrissait, et
+disait en soupirant: Quel dommage qu'il soit si laid!
+
+Son imagination, ses regrets s'arrêtèrent aussi sur son père,
+qu'elle quittait, qu'elle affligeait, puis sur les plaisirs
+qu'elle abandonnait, et sur les beaux titres qu'elle aurait pu
+porter. Madame le comtesse, madame l'ambassadrice, ne sera
+donc que la petite Caroline!
+
+Il y eut des moments où sa tête fut à moitié hors de la
+portière pour dire au cocher de retourner à Berlin; mais ils
+furent courts, et l'image du comte encore présente à ses yeux
+la faisait rentrer bien vite au fond de la voiture, en se
+félicitant d'avoir su l'éviter. Non, non, c'était impossible,
+disait-elle alors; jamais je n'aurais pu m'accoutumer à lui;
+il me faisait mourir de peur; et le voir toujours là, le jour,
+la nuit, continuellement? non, c'était impossible. Alors elle
+s'applaudissait de son courage, et d'avoir su concilier ses
+devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et
+conserver sa liberté.
+
+Ces différentes idées l'occupèrent pendant les deux tiers de
+la route; mais plus elle se rapprochait de Rindaw, plus tout
+ce qui tenait aux regrets s'affaiblissait. Bientôt elle ne
+sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si
+chérie qui lui avait tenu lieu de la mère la plus tendre, et
+qui semblait avoir transporté sur elle tous les tendres
+sentiments qu'elle avait eus pour son père. Lorsque celui-ci
+était venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que
+c'était pour la marier, son désespoir fut si grand, et
+l'effort qu'elle fit pour s'en séparer si violent, que sa
+santé en avait été altérée. Depuis, elle n'avait fait que
+languir. Gaieté, plaisir, bonheur, tout avait disparu de
+Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les
+domestiques, tout ce village, dont elle était l'âme et les
+délices, ne cessaient de parler d'elle, de la regretter, et de
+dire qu'ils avaient tout perdu.
+
+Qu'on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu'un
+soir, par un beau clair de lune, un équipage s'arrête devant
+le château. C'était une chose si rare à Rindaw, qu'ils
+accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu'ils en
+virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces
+grâces qui lui gagnaient tous les coeurs!
+
+-- Mes bons amis, je reviens vivre avec vous, leur dit-elle,
+n'êtes-vous pas bien aises de me revoir?
+
+En un instant, elle fut entourée, pressée, et presque portée
+dans l'appartement de la chanoinesse, qui s'approchait attirée
+par le bruit qu'elle entendait, et qui faillit à mourir de
+saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie,
+s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant
+de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne
+veut plus vous quitter; et des voix confuses répétaient autour
+d'elles: Elle ne veut plus nous quitter!
+
+La sensible chanoinesse, dont la santé était faible et les
+nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant
+quelques instants, elle put à peine respirer; mais comme les
+émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt,
+et put demander à son élève par quel enchantement elle la
+revoyait.
+
+Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan.
+Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissements sur ce mariage
+différé au moment de se conclure.
+
+Par le dernier courrier, disait-elle, j'ai reçu une lettre de
+ton père, qui m'apprenait que le jour était fixé à..... à
+aujourd'hui, je crois. Revoyons..... oui, c'était bien
+aujourd'hui; et qui m'aurait dit que ce soir même.... -- C'est
+l'aventure la plus singulière. -- Et je les aime à la folie les
+aventures singulières; conte-moi tout bien en détail. S'il
+n'en faut pas parler, tu peux être assurée que je n'en dirai
+rien.
+
+Caroline savait positivement le contraire; elle eut cependant
+bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui
+jusqu'alors avait partagé tous ses petits chagrins, tous ses
+petits plaisirs. C'était le premier mystère qu'elle lui
+faisait de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la
+terrible condition qu'on y avait attachée, la bonne maman eût
+tout su. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui
+fut possible, elle avoua que les obstacles venaient d'elle
+seule; qu'elle n'avait jamais pu s'accoutumer à l'excessive
+laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder
+un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai
+jamais."
+
+Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du
+comte, et ne l'embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser
+achever, tant elle était courroucée qu'on eût jamais eu l'idée
+d'unir sa Caroline à un tel monstre.
+
+"Il faut que le chambellan n'ait plus la tête à lui,
+répétait-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais,
+quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout à
+fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie, je te le
+promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de
+Walstein, ni la femme d'un borgne ou d'un boiteux. Nous te
+trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura de bons,
+de beaux yeux, et marchera droit. Le bel accouplement que ce
+comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir
+résisté. A ton âge, on voulut aussi me marier sans me
+consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchait
+horriblement, et je ne voulus plus en entendre parler. Il est
+vrai que j'aimais déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a
+rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand
+système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on
+s'unit; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les
+peines du mariage. Les liens que forme une passion ardente
+sont les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point
+voulu contracter d'autres, ni entendre parler de mariage après
+celui de ton père, parce que mon coeur n'était plus susceptible
+que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur.
+L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage."
+
+Caroline, embarrassée de son secret, écoutait en silence, les
+yeux baissés, ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui,
+depuis trois mois, n'avait pas eu l'occasion de parler à son
+aise, s'en dédommageait, et n'exigeait pas de réponse.
+
+Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air
+fin: Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne serait-ce
+point l'amour qui t'aurait donné la force de résister? Prends-moi
+pour ta confidente; conviens que tu connais quelqu'un qui
+te plairait mieux que ce comte. -- Oh! tous ceux que j'ai vus
+me plairaient plus que lui, dit ingénument Caroline. -- Tous?
+c'est beaucoup! et tu n'as distingué personne en particulier?
+Tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrais passer ta vie? Ton
+coeur n'est point occupé? -- Non, maman, dit Caroline en
+soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a
+pour moi. -- Non! c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne
+voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends
+patience, mon enfant; cela viendra, il s'en trouvera; mais
+qu'on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne
+l'épouseras de ta vie.
+
+La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond
+soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié
+suffisait à son bonheur, et alla dans son ancien appartement
+se reposer d'une journée bien fatigante.
+
+Le lendemain, en se réveillant, elle ne savait trop où elle
+était, ni ce qu'elle était.
+
+Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien
+vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour la vie, je ne
+jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, qu'on peut
+m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce
+moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens!
+J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le
+droit de disposer de moi-même?
+
+Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa
+quelques jours sur son coeur avec assez de force pour détruire
+presque toute sa gaieté. L'indulgente chanoinesse attribuant
+sa tristesse à la privation des plaisirs, feignait de ne pas
+s'en apercevoir, et redoublait de soins, de caresses pour lui
+faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement,
+jusqu'aux petits animaux que Caroline avait élevés, tous les
+individus de château lui témoignaient à leur manière leur joie
+de son retour, et l'attachement qu'ils avaient pour elle.
+
+Le tendre coeur de Caroline n'y pouvait être insensible; et le
+charme attaché aux lieux où l'on a passé son enfance, la
+douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eurent leur
+effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes
+habitudes; ses occupations journalières redevinrent des
+plaisirs aussi vifs qu'avant son séjour à Berlin. Son
+parterre, négligé depuis son absence, retrouva, par, ses soins
+un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa
+volière se peupla d'oiseaux nouveaux. La récolte des foins,
+des blés, les nombreux troupeaux qui couvraient la prairie,
+les danses sous l'ormeau, les flageolets rustiques,
+l'amusèrent, l'intéressèrent tout autant qu'avant d'avoir vu
+les spectacles, les fêtes de la cour. Elle n'avait qu'effleuré
+tous ces plaisirs factices; ils l'avaient plutôt éblouie
+qu'enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature,
+toujours préférés par ceux dont l'habitude du grand monde n'a
+point corrompu le coeur et le goût, les eurent bientôt effacés;
+et l'été s'écoula sans qu'elle eût éprouvé ni vide ni regret.
+
+Caroline avait rarement des nouvelles de Berlin. Son père,
+encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui
+écrivait peu, et son époux jamais. Le chambellan avait encore
+un autre motif pour garder le silence; il espérait la ramener
+par l'ennui. Le comte ne voyait que l'embarras qu'elle aurait
+à lui répondre, et ne pensait qu'à le lui épargner; d'ailleurs
+il ne savait trop que dire lui-même à une enfant qu'il ne
+connaissait point, dont il n'était point connu, et qui ne
+voyait sans doute en lui qu'un tyran odieux. Espérant tout du
+temps, des progrès de raison, il prit patience, et repartit
+pour Pétersbourg bientôt après son mariage.
+
+Chargé, dans la suite, d'affaires très-importantes qui
+l'occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme
+un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçait
+tout naturellement, pendant son absence, comme il l'aurait
+désiré sans oser l'exiger.
+
+Il en résulta que Caroline n'eut pas passé trois mois à
+Rindaw, que tout ce qui lui était arrivé lui parut un songe
+dont elle se souvenait à peine, ou plutôt auquel elle ne
+pensait jamais. Elle éloignait elle-même de son esprit toute
+idée relative au comte, et personne ne cherchait à le lui
+rappeler. Son amie, s'étant aperçue qu'à ce nom seul un nuage
+obscurcissait ses traits, ne le prononçait plus. Son
+engagement s'effaça donc si bien de sa mémoire, que, si
+quelqu'un lui avait dit qu'elle était mariée, elle eût assuré
+de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvait
+pas.
+
+Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de
+perfectionner ses talents: l'hiver fut employé à cette
+occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venaient
+de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y
+joignit l'étude de l'anglais et de l'italien: elle savait déjà
+le français. N'étant distraite par rien, ayant une mémoire de
+quinze ans, le plus grand désir de s'instruire et beaucoup de
+temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit
+s'ornait en même temps par des lectures suivies qu'elle
+faisait chaque soir à sa bonne maman: sa figure aussi gagnait
+autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle
+était d'ailleurs dans cet âge heureux où l'on embellit chaque
+jour, où chaque année qui s'écoule développe une grâce
+nouvelle, et ajoute aux attraits de l'innocence tous ceux de
+la jeunesse.
+
+Elle grandit. Sa taille se forma, s'élança, et prit toutes les
+proportions, tous les contours de la beauté. Son teint devint
+comme la rose naissante, elle en avait la fraîcheur et
+l'éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie. Ce
+n'était plus cette petite fille dont les regards vagues
+n'annonçaient que l'étourderie ou la timidité. Ses grands yeux
+bleu foncé brillaient quelquefois de tout le feu de
+l'intelligence et du génie, et lorsqu'ils étaient baissés et
+voilés à demi par de longues paupières, ils étaient l'image
+parlante de la modestie et de la sensibilité.
+
+Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit
+à la ménager. Sans être bien étendue, elle avait cette
+justesse, cette flexibilité qui plaisent bien davantage; et
+lorsqu'elle chantait des romances, lorsqu'elle s'accompagnait
+de la harpe ou de la guitare, on ne pouvait résister à la
+douce émotion qu'elle inspirait et qu'elle partageait elle-même.
+
+A tous ces talents elle joignait celui, plus rare peut-être
+qu'on ne le pense, d'être toujours mise avec une élégance
+noble et simple, qui ajoutait encore à tous ses charmes. Une
+robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de
+velours noir, marquait, sans la gêner, sa taille souple et
+déliée; un chapeau de paille ombragé de plumes rassemblait une
+forêt de cheveux blond cendré; les boucles qui s'échappaient
+retombaient avec grâce sur un cou d'albâtre, et son joli pied
+n'aurait pas eu besoin, pour paraître avec avantage, du petit
+soulier noir qui l'enfermait.
+
+Telle était Caroline à seize ans; et tant d'attraits n'étaient
+vus, tant de talents n'étaient admirés que de la bonne
+chanoinesse, qui en était, il est vrai, toute extasiée, et qui
+ne cessait de regretter les temps heureux de la chevalerie, où
+sa Caroline aurait été sans doute le but de tous les exploits,
+l'objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.
+
+Oh! combien de fois, en la regardant jura-t-elle ses grands
+dieux que le comte de Walstein ne posséderait jamais tant de
+charmes! Comme elle aurait été furieuse, si elle avait su
+qu'ils lui appartenaient déjà, et que c'était pour lui seul
+que Caroline embellissait! Elle trouvait qu'elle méritait pour
+le moins un prince; mais elle lui désirait plus encore, un
+mari tel qu'elle en avait vu dans les romans, beau comme
+Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et
+s'étonnait beaucoup qu'ils n'accourussent pas en foule à
+Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.
+
+Quant à sa jeune pupille, elle ne désirait que de rester comme
+elle était alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui
+paraissait le comble du bonheur; quelquefois seulement,
+lorsqu'elle était seule, et même au milieu de ses occupations
+les plus chères, elle éprouvait une sorte de mélancolie douce,
+ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvait se
+rendre raison. Cette espèce de tristesse était bien différente
+de celle que lui avait occasionnée son mariage. Celle-là était
+un état très-pénible; celle-ci, au contraire, avait un attrait
+incroyable. Si elle ne l'avait pas surmontée avec effort, elle
+serait restée des heures entières à rêver doucement, sans
+pouvoir dire à quoi.
+
+Tout en rêvant et en s'occupant, l'hiver s'écoula assez vite.
+Tous les moments de Caroline étaient remplis; et il n'y a rien
+de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour
+du printemps; mais à peine avait-elle commencé d'en jouir, que
+son tranquille bonheur fut cruellement troublé.
+
+Sa bonne maman, qui, depuis quelque temps, était languissante,
+tomba dangereusement malade. Il faudrait avoir le coeur de
+Caroline, savoir à quel point elle lui était attachée, pour
+exprimer l'excès de son inquiétude et des soins qu'elle lui
+rendit: pendant près d'un mois que dura le danger, elle ne
+quitta pas son chevet; et c'était avec peine qu'on pouvait
+obtenir d'elle de prendre quelques instants de repos.
+
+On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de
+son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causait cette
+douleur si vive. Non; cette pensée, toute naturelle qu'elle
+était, ne se présenta pas une fois à son esprit; absorbée dans
+le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir
+ses souffrances, Caroline ne pensait pas à elle-même.
+
+Si, pour la rendre à vie, il eût fallu consacrer la sienne au
+comte, elle y eût consenti sans balancer un instant; mais elle
+ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché
+de ses larmes, lui en conserva l'objet; la bonne chanoinesse
+se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y
+contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine:
+du moins le disait-elle.
+
+Elles eurent, à cette époque, la visite du grand chambellan.
+Alarmé du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw
+avec l'espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir
+ramener sa fille; mais toujours contrarié dans ses projets, il
+trouva la malade presque convalescente, et Caroline
+transportée de joie, qui ne pouvait se lasser de la regarder,
+et ne la perdait pas de vue un instant.
+
+Ce n'était pas assurément le moment de parler de retour; aussi
+n'en fut-il pas question, non plus que du comte, qui était
+encore à son ambassade. La chanoinesse aurait voulu parler de
+lui, pour témoigner son indignation de ce mariage; mais, trop
+faible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au
+chambellan que sa fille était un ange, qu'elle lui devait la
+vie, et qu'elle voulait la consacrer à son bonheur.
+
+Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour
+l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa
+fille qu'il espérait la trouver alors tout à fait raisonnable.
+
+Dans tout autre moment, la visite de son père aurait vivement
+rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçait d'oublier; mais elle
+était alors trop occupée de son amie: elle avait été
+dernièrement trop agitée pour penser beaucoup à autre chose.
+Un danger présent efface ou du moins affaiblit la crainte d'un
+danger à venir, et Caroline se trouvait si heureuse d'avoir
+encore cette amie, qu'il lui semblait qu'elle n'avait plus de
+malheurs à redouter.
+
+Cependant au moment du départ de son père, cette visite,
+annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa
+un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser
+à l'émotion qu'elle allait causer à sa chère convalescente,
+elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains,
+qu'elle mouillait de ses larmes, elle lui disait: Maman, bonne
+maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrais ne plus
+vous quitter, passer avec vous ma vie entière!
+
+La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et
+lui promit que, s'il était possible, elles ne se sépareraient
+jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de
+Caroline: elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme
+était éloigné.
+
+Est-ce à seize ans qu'on s'effraye six mois à l'avance?
+D'ailleurs, elle avait bien autre chose à faire alors qu'à
+s'effrayer! Elle était dans l'enchantement, parcourait du
+matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvait se
+lasser d'admirer les progrès qu'avait faits la nature pendant
+ce mois de retraite et de douleur, où elle n'avait vu que son
+amie souffrante.
+
+Jamais le retour du printemps ne lui avait fait une impression
+aussi vive, ou plutôt c'était la première fois de sa vie
+qu'elle remarquait, qu'elle sentait tout le charme de cette
+belle saison où l'on voit tout renaître, où l'on respire un
+air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et
+toujours plus intéressant.
+
+La nature était alors dans sa plus grand beauté, et dut
+paraître plus belle encore à Caroline. Quel contraste
+frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont
+elle n'était point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse
+inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à
+tout ce qu'elle voyait autour d'elle! Les champs, les prairies
+étalaient au loin le vert naissant le plus agréable; la rose
+de mai commençait à s'épanouir; tous les arbres étaient en
+fleurs; le lilas, le chèvre-feuille, la violette embaumaient
+l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone, la tulipe,
+émaillaient son parterre de leurs brillantes couleurs.
+
+Dès le point du jour, on entendait de tous côtés les chants
+variés de mille oiseaux différents; et le soir, après le
+coucher du soleil, le rossignol, la fauvette prolongeaient
+seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à
+l'autre, formaient les concerts les plus délicieux.
+
+Rien n'était perdu pour Caroline. Elle sentait tout; elle
+jouissait de tout avec délices, croyait habiter un monde
+enchanté; et son bonheur n'était plus troublé par aucune
+inquiétude. Cette saison charmante, qui ranime tous les êtres,
+influait aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissait
+à vue d'oeil: une grande faiblesse dans les jambes et une
+fluxion sur les yeux la retiennent encore dans son
+appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur
+du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans ses
+jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent;
+elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et
+jouit comme elle de ses innocents plaisirs.
+
+Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au
+bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée
+d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du
+rétablissement de son amie, et, voulant lui causer une
+surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci était
+encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son
+insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout à
+fait au bout du jardin, et qui le terminait de ce côté-là.
+
+C'était un bosquet irrégulier et assez touffu de hêtres, de
+coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des
+cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante,
+qui venait des grands jets d'eau du parterre, et produisait là
+un effet charmant.
+
+La chanoinesse avait fait planter ce bosquet dans le temps de
+sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan
+était tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres;
+toujours elle avait conservé de la prédilection pour cet
+endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimait aussi,
+parce que l'ombre et la fraîcheur y attiraient les oiseaux;
+et, l'été précédent, elle y avait passé de délicieux moments
+avec sa bonne amie.
+
+Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le
+monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa
+confidence: il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les
+ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvrait
+précisément là sur la route lui donna la facilité de les faire
+entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle était trop
+aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion;
+et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta
+de rien.
+
+Peut-être Caroline elle-même se serait-elle trahie; mais elle
+commençait à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta
+moins que le précédent. Ni ses soins ni l'argent ne furent
+épargnés: elle y mettait un zèle, une activité qui en
+inspiraient à tous les ouvriers; elle leur donnait des idées;
+elle travaillait elle-même aux dessins, et toujours elle était
+le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une
+promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument
+achevé.
+
+Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la
+pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera
+du bien; il est si joli cette année! --Je le crois, mon enfant;
+mais je ne puis aller jusque-là. -- Maman, je vous y porterai
+plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne
+savait pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son
+fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance
+lorsqu'elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa
+fille adoptive.
+
+C'était une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de
+l'architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par
+huit colonnes de stuc blanc, qui formaient dans le bas un
+salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au
+milieu s'élevait un autel de marbre blanc, orné de festons de
+fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel était le buste
+de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que
+Caroline avait d'elle. Elle avait été belle dans sa jeunesse,
+et lorsque le chambellan l'aimait, il avait eu plus d'un
+rival. Elle disait souvent avec complaisance qu'on trouvait
+qu'elle ressemblait beaucoup aux statues de la belle
+Cléopâtre. Quoique les chagrins, les années eussent altéré sa
+fraîcheur et la ressemblance, ses traits étaient encore assez
+bien conservés pour faire un buste fort agréable.
+
+Caroline aurait bien désiré de graver quatre vers sur une des
+faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il était
+consacré; mais elle ne voulait rien d'emprunt: il fallait donc
+qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les
+talents, elle n'avait pas encore celui de la poésie: elle
+essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y
+a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se
+présentaient en foule, mais quatre vers n'en rendaient pas la
+moitié; il fallait en sacrifier à la rime, à la mesure; enfin,
+après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle
+parvint à faire des vers qui pouvaient être entendus une fois
+avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle
+en fut enchantée: bientôt, elle frémit de l'idée qu'ils
+seraient toujours là, que tout le monde les lirait. Renonçant
+donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement
+en lettres d'or, au-dessous du buste: "Tel jour, tel mois,
+telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au
+bonheur."
+
+Un double escalier de marbre blanc conduisait dans le pavillon
+construit au-dessus des colonnes. C'était un second salon de
+la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais
+fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un
+dôme élevé, et peint avec tant d'art, qu'il imitait
+parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui
+séparaient les croisées, des peintures emblématiques
+rappelaient l'objet pour lequel ce pavillon était élevé.
+
+Dans l'un, on voyait Caroline à genoux devant une statue
+d'Esculape, l'invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie
+expirante.
+
+Dans le second panneau, elle lui aidait à se soulever, pendant
+que de petits génies dansaient autour d'elle, écartaient les
+coussins, renversaient une petite table chargée de remèdes, et
+brisaient la faux de la mort, qui s'enfuyait dans le lointain.
+
+Dans le troisième, on élevait le pavillon. Caroline posait le
+buste sur l'autel, le génie de l'amitié et celui de la
+reconnaissance écrivaient l'inscription.
+
+Enfin, dans le dernier, on la voyait soutenir d'une main la
+chanoinesse, dont l'attitude exprimait la surprise et la joie,
+et lui montrer de l'autre le petit édifice dont elle lui
+faisait hommage. Derrière ces panneaux, on avait pratiqué des
+armoires pour des livres; une petite cheminée dans une des
+croisées; une table ronde dans le milieu; autour, des siéges
+portatifs et commodes.
+
+Rien n'était oublié, et tout avait été conduit par une enfant
+de seize ans; mais cette enfant était guidée elle-même par un
+sentiment vif, tendre, qui remplissait actuellement son coeur.
+Son ignorance totale de toute autre espèce d'affection
+tournait au profit de l'amitié; et cette âme aimante, ne
+connaissant encore d'autre objet d'attachement que son unique
+amie, avait concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que
+la crainte de la perdre avait encore animée.
+
+Caroline était d'ailleurs dans l'âge où le génie se développe,
+où l'esprit, l'imagination ont un feu, une activité qui
+demandent de l'aliment. Indépendamment du plaisir qu'elle
+préparait à son amie, elle en eut beaucoup, pour son propre
+compte, à faire construire ce petit édifice. C'était en
+quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle était une vraie
+jouissance, et l'exécution et l'effet lui causaient des
+transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne
+fut plus heureuse que pendant cette douce occupation; elle l'a
+dit souvent depuis, et n'a jamais revu ce monument sans
+émotion.
+
+Que le lecteur se représente, s'il le peut, l'extase de la
+sentimentale chanoinesse. C'était vraiment une surprise de
+roman faite exprès pour elle..... Ce pavillon, qui se trouvait
+là comme par enchantement.... On la voit serrer dans ses bras
+l'intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit
+celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer, par
+son touchant silence, tout ce qu'elle sent, et toutes les deux
+ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la
+reconnaissance.
+
+Caroline goûta dans ce instant le bonheur le plus pur, sans
+aucun mélange de peines, sans qu'il fût troublé par aucune
+idée fâcheuse.
+
+Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où
+l'on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans
+crainte pour l'avenir!
+
+Le séjour de Rindaw était alors l'univers entier pour
+Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en
+était engouée au point d'y passer exactement tout le temps
+qu'elle n'était pas auprès de son amie. Dès qu'elle la
+quittait, c'était pour voler au pavillon, dont elle avait
+toujours de la peine à sortir. Sa construction élevée et
+terminée par un dôme était si favorable à la musique!... Tous
+les instruments y furent portés, et bientôt il ne fut plus
+possible d'en jouer ni de chanter autre part que dans le
+pavillon. Le jour était excellent pour le dessin. Au moyen des
+quatre croisées et des jalousies, on pouvait, à toutes les
+heures, avoir celui qu'on voulait, et tout l'attirail
+nécessaire à la peinture y fut aussitôt établit. On y lisait
+si tranquillement, sans bruit, sans distraction, la
+bibliothèque de Caroline y fut toute transportée; enfin, elle
+n'eut presque plus d'autre appartement. Elle n'entrait dans le
+sien que pour faire sa toilette a la hâte; et souvent dans
+celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l'impatience
+d'en sortir: tant il est vrai qu'une passion nouvelle peut
+anéantir toutes les autres! Il faut cependant rendre justice à
+Caroline: elle désirait plus vivement encore que son amie pût
+venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n'avait de
+plaisirs que ceux de son élève, riait de son engouement, et
+lui facilitait les moyens de s'y livrer. Voyons s'il durera,
+et si longtemps encore elle aimera son pavillon pour lui seul.
+Jusqu'à présent sa vie tranquille s'est écoulée entre l'étude
+et l'amitié, sans qu'aucun sentiment plus vif en ait troublé
+le cours, sans qu'elle ait connu ni l'amour ni la haine: car
+sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui,
+n'étaient pas de la haine; et si par hasard elle pensait à
+lui, c'était plutôt avec un sentiment de reconnaissance pour
+la liberté qu'il lui laissait.
+
+Mais disons vrai; avouons que ce hasard arrivait bien
+rarement, que le comte ne se présentait presque jamais à son
+idée, et que son engagement s'effaçait chaque jour de son
+esprit. Elle jouissait de sa liberté comme si elle eût été
+réelle, et ne ressemblait pas mal à ces oiseaux attachés par
+un fil: ils planent dans l'air; ils chantent; ils se croient
+aussi libres que leurs camarades qu'ils voient voler autour
+d'eux; ils oublient leur lien, et ne s'en aperçoivent que
+lorsque la main qui les retient les attire, et les remet
+doucement dans leur cage.
+
+Caroline avait reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique
+nouvelle, entre autres un recueil de romances, dont elle était
+passionnée. Une surtout lui plaisait excessivement; l'air
+convenait à sa voix, et les paroles à son coeur. Elle la
+chantait du matin au soir, l'accompagnait alternativement sur
+la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvait toujours un
+nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos
+jeunes lecteurs. Il s'en trouvera peut-être à qui elle pourra
+plaire aussi, et l'on sera bien aise sans doute de connaître
+ce qui plaisait à Caroline.
+
+
+
+ROMANCE
+
+AVEC ACCOMPAGNEMENT DE GUITARE.
+
+Air noté à la fin.
+
+
+ La jeune Hortense, au fond d'un vert bocage,
+ Rêvait un jour seule sur le gazon;
+ La jeune Hortense, au printemps de son âge,
+ Ne connaissait de l'amour que le nom.
+ A ce nom souvent elle pense,
+ Craint et désire un doux lien:
+ Oh! ma paisible indifférence
+ Est-elle un mal? est-elle un bien?
+
+ Je vois l'amour dans tout ce qui respire,
+ Il est partout, excepté dans mon coeur.
+ Autour de moi tout aime, tout soupire:
+ Serait-ce donc le souverain bonheur?
+ Tout s'anime par sa présence;
+ Moi seule, hélas! je ne sens rien:
+ Oh! ma paisible indifférence
+ Est donc un mal plutôt qu'un bien!
+
+ Oui, mais je vois errer dans la prairie
+ De fleurs en fleurs le papillon léger,
+ Abandonnant celle qu'il a chérie:
+ Ainsi que lui, tout amant peut changer.
+ Vif emblème de l'inconstance,
+ Tu me dis qu'il faut n'aimer rien.
+ Oh! ma paisible indifférence,
+ Loin d'être un mal, est donc un bien.
+
+ J'ai vu souvent, pour un berger volage,
+ J'ai vu gémir d'innocentes beautés;
+ Elles fuyaient tous les jeux du village,
+ Pour des ingrats toujours trop regrettés:
+ Moi je ris, je change et je danse;
+ Tous les ingrats ne me font rien.
+ O ma paisible indifférence!
+ Vous êtes mon unique bien.
+
+ Ainsi chantait cette jeune bergère.
+ Amour l'entend, Amour se vengera:
+ Il tient déjà dans sa main meurtrière
+ Le trait fatal dont il la percera.
+ Bientôt, jeune et sensible Hortense,
+ En formant un tendre lien,
+ En perdant ton indifférence,
+ Tu vas connaître le vrai bien.
+
+
+Elle la chantait un jour dans le pavillon, et cette fois-là
+c'était avec sa guitare. Elle répétait avec expression: _O ma
+paisible indifférence! vous êtes mon unique bien_, lorsqu'elle
+entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la
+sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantait en second
+dessus: _Oh! perdez cette indifférence, et vous connaîtrez le
+vrai bien_.
+
+Ces accents, biens différents des chants rustiques auxquels
+elle était accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut,
+écouta; et, n'entendant plus rien, elle recommença à chanter
+plus doucement, à s'accompagner plus légèrement, et à entendre
+plus distinctement la voix qui la suivait. Alors, sa guitare à
+la main, elle courut à la croisée qui donnait sur la route.
+Elle entrevit, à quelques pas d'elle, un beau jeune homme en
+habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étaient
+attachés sur le pavillon. C'était sans doute le chanteur en
+question; je dis qu'elle ne fit que l'entrevoir, parce qu'au
+même instant où elle l'aperçut, interdite et confuse d'avoir
+été entendue et d'être vue, elle recula bien vite au fond du
+pavillon; et là, s'élevant sur la pointe des pieds, et tendant
+le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu'elle
+venait de quitter. Mais elle était trop éloignée; elle
+n'aperçut rien. Elle aurait bien voulu chanter sa romance,
+seulement pour voir si on l'accompagnerait encore; mais la
+voix lui manqua, elle n'osa jamais, et put à peine toucher
+légèrement quelques cordes de sa guitare.
+
+Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas
+en avant et autant en arrière, elle reprit courage, et se
+retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n'était plus là.
+Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s'éloignant lentement,
+et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon.
+
+Cette petite aventure n'était rien, moins que rien assurément.
+Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon
+neuf et très-orné, il le remarque; il entend une musique
+délicieuse, il l'écoute; il voit à une croisée une femme
+charmante, il la regarde.
+
+Il n'y a rien dans tout cela que de naturel, et cependant
+Caroline en fut occupée toute la journée, comme d'un événement
+fort extraordinaire. Il est vrai que tout devait faire
+événement pour elle; et tout être qui interrompt une solitude
+aussi profonde que l'était la sienne devient un être très-intéressant.
+
+Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois
+qui ce pouvait être, et ce qu'il faisait là sur cette route
+écartée. Mais elle n'en parla point, parce qu'elle eut une
+idée vague qu'on pourrait lui interdire son cher pavillon, et
+que c'eût été lui ôter la vie.
+
+Elle y vola le lendemain plus vite encore qu'à l'ordinaire; et
+après avoir passé près d'un quart d'heure à la croisée qui
+donnait sur le chemin, et s'être assurée, en regardant
+beaucoup de tous côtés, qu'on ne pouvait ni la voir ni
+l'entendre, elle prit sa guitare, s'assit dans l'embrasure de
+la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier
+couplet jusqu'au dernier; et ce dernier, qu'elle avait
+toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là.
+Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la
+romance d'un bout jusqu'à l'autre. Elle l'accompagna sur la
+harpe, mais non pas sur le piano-forté. Il était à l'autre
+bout du pavillon, et Caroline se trouvait si bien auprès de
+cette croisée! Elle nota le second dessus qu'elle avait
+entendu la veille; elle répéta sur tous les tons, _que sa
+paisible indifférence était son unique bien_, et personne ne
+vint lui dire le contraire.
+
+Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si
+longtemps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses
+instruments, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit
+confusément une petite corbeille qui se trouvait là, et, ne
+sachant à quoi s'amuser, elle se mit à la peindre. D'abord
+elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardait plus
+souvent la croisée que son vélin; mais peu à peu son ouvrage
+l'attacha et l'occupa tout entière. Elle y travaillait avec
+application, et les fleurs naissaient sous son pinceau,
+lorsqu'elle entendit tout à coup dans le lointain le galop
+d'un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus
+de la veille. Il ne ressemblait point au pas lent et pesant
+des chevaux du village.
+
+Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau;
+et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés.
+
+Elle vit à cinquante pas un très-bel homme monté sur un cheval
+gris, fringant et fougueux, qu'il maniait avec grâce. Voyez
+comme les femmes ont le coup d'oeil juste et perçant! Elle
+avait à peine entrevu l'étranger de la veille; il était en
+habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes; il
+était à pied, celui-ci à cheval; il chantait, celui-ci
+galopait. Jusque-là il n'y a nul rapport, et cependant
+Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même
+et c'était véritablement l'homme au second dessus. Comment
+résister à l'envie de le voir passer, et de savoir s'il
+montait aussi bien à cheval qu'il accompagnait les romances?
+
+Il avançait cet homme, ou plutôt son cheval, qu'il avait peine
+à dompter et à conduire, et qu'il oublia dès qu'il aperçut
+Caroline. Il voulut la saluer; mais l'animal profitant de la
+liberté qu'on lui laissait, peut-être effrayé du mouvement,
+fit un écart prodigieux, qui aurait désarçonné un cavalier
+moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair,
+emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour
+le retenir. Caroline, très-effrayée, jeta un cri perçant, et
+les suivit des yeux aussi loin qu'elle le put. Ils disparurent
+bientôt à sa vue; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus
+tranquille, et regarda bien longtemps encore après qu'elle eut
+cessé de les apercevoir. Elle se représentait le cavalier
+tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé... Si du moins ce
+maudit cheval s'était emporté dans le village, on aurait pu
+l'arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au
+château. Elle eut bien l'idée d'envoyer sur-le-champ un
+domestique.....mais après qui? Elle l'ignorait elle-même; et
+sur quelle route? Il y en avait plusieurs qui se croisaient
+là. D'ailleurs, il n'est pas aisé de courir après un cheval
+emporté; et puis comment en donner l'ordre? Elle ne l'oserait
+jamais; et il fallut bien rester avec son inquiétude.
+
+Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier
+montait bien, comme il avait l'air ferme et sûr avant ce
+malheureux salut qu'elle se reprochait. Elle espéra que le
+maître n'ayant plus personne à saluer, le cheval se serait
+calmé; elle eut même l'idée qu'il pourrait bien passer encore
+le lendemain.
+
+En vérité il le devrait, dit-elle, pour me rassurer. L'émotion
+lui ayant ôté l'envie de chanter et de dessiner, elle fit
+quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier,
+et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n'en parla
+point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi.
+Elle se coucha avec l'impatience d'être au lendemain, et
+l'espérance que le jour ne passerait pas sans qu'elle fût
+rassurée sur la vie de l'inconnu. Hier, c'était simple
+curiosité qui l'agitait en pensant à lui; aujourd'hui
+l'humanité s'y joint pour un pauvre homme en danger. Après
+s'en être beaucoup occupée par bonté d'âme, elle s'endormit
+bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent
+pas d'être honnête impunément.
+
+Le lendemain... le lendemain, il tomba des torrents de pluie
+toute la journée. Il fut aussi impossible d'aller au pavillon,
+que d'imaginer qu'on pût monter à cheval. Caroline, fort
+contrariée, trouva la journée d'une longueur assommante,
+s'ennuya à la mort, et ne sut à quoi s'occuper. Tout était au
+pavillon, et ses livres, et sa musique, et ses crayons. Elle
+aurait bien voulu y être aussi, mais c'était impossible. On
+causa comme on put avec la bonne amie; on parla même avec
+assez d'intérêt de la pluie et du beau temps; on fit des voeux
+très-sincères pour le retour de ce dernier; on chanta
+quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second
+dessus, et au cheval qui galopait; et la journée s'écoula dans
+l'espérance du lendemain.
+
+Ce lendemain... hélas! il pleuvait encore plus que la veille.
+Tous les nuages semblaient s'être donné rendez-vous à Rindaw.
+Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l'humeur, et le
+témoigna de bonne foi. "Voyez que c'est affreux! disait-elle à
+la baronne; ma corbeille qui est commencée; mes fleurs que je
+retrouverai toutes fanées; et celles du jardin que cette
+malheureuse pluie abîme! Je suis sûre que toutes les roses
+vont s'effeuiller, et qu'il ne me restera que les épines." --
+Pauvre petite! elles sont déjà dans ton coeur. Tu n'as plus
+cette gaieté soutenue, cette insouciance qui te faisaient
+supporter tous les temps, et rire et chanter les jours
+pluvieux comme ceux où le soleil le plus brillant éclairait
+l'horizon.
+
+Elle s'impatientait si fort de le revoir ce soleil, que cette
+journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les
+gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel
+s'éclaircissait: il fondait toujours en eau. Enfin, sur le
+soir, un léger nuage de pourpre donna quelque espérance; un
+vent frais la confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux,
+Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à
+travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son
+appartement.
+
+La contrariété qu'elle avait éprouvée en augmenta la prix. A
+peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés, pour
+courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n'eurent
+ni ses premiers regards ni ses premiers soins.
+
+Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt
+d'un côté, tantôt d'un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne
+voyant, n'entendant rien, elle cherche à remarquer sur le
+terrain humecté si elle n'apercevra point les traces fraîches
+des pas d'un cheval. Oh! si je pouvais seulement savoir qu'il
+est passé, et qu'il n'a point eu d'accident! je serais
+tranquille et contente; car, au fait, si je n'étais pas
+restée, s'il ne m'avait pas saluée, son cheval ne l'aurait
+point emporté: mais que je l'aperçoive seulement, et je me
+retirerai, pour qu'il ne soit plus tenté de me saluer.
+
+Au même instant elle fit plus que de l'apercevoir; elle le vit
+très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même
+cheval gris, et s'avançant au grand trot du côté du pavillon,
+dont il était encore assez éloigné. Eh bien, il se porte à
+merveille: et voilà sans doute Caroline tranquille; elle va se
+retirer, comme elle se l'est promis, et n'y plus penser.
+
+Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie? D'où
+vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les
+battements de son coeur? Je n'en sais rien; mais je sais bien
+qu'elle l'éprouve, et que tous ses mouvements s'en ressentent.
+Elle veut s'éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu'elle
+avait posé sur la tablette, et sur lequel elle était appuyée,
+n'étant plus retenu, s'échappe, et tombe dans le chemin: elle
+en fut au désespoir. Cet accident était bien involontaire, et
+pouvait ne pas en avoir l'air: elle sentit aussi que c'était
+bien pis que le salut qu'elle voulait éviter, et qu'il est
+encore plus difficile, lorsqu'on est à cheval, de ramasser un
+mouchoir que d'ôter son chapeau.
+
+Ce calcul était juste; mais celui qu'elle fit sur les
+distances l'était moins. Elle jugea que le cavalier était
+encore assez éloigné du pavillon pour qu'elle eût le temps
+d'aller reprendre bien vite son mouchoir, et d'être rentrée
+avant qu'il passât sous la croisée. Cette idée lui parut
+excellente: elle remédiait à tout; c'était même le seul moyen
+de prouver bien clairement que le mouchoir n'avait pas été
+jeté tout exprès pour qu'on le lui rapportât; mais elle
+n'avait pas de temps à perdre en réflexions.
+
+Elle courut aussi vite qu'elle le put à la petite porte qui
+donnait sur la route, et l'ouvrit précisément au moment où
+l'officier, déjà descendu de cheval, relevait le mouchoir. Il
+s'approche d'elle avec grâce et noblesse, et le lui présente
+en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut lui et
+l'autre d'un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre
+lorsqu'il lui demanda la permission de voir de plus près ce
+jardin et ce pavillon, qui lui paraissaient charmants.
+
+Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un
+consentement, il attacha promptement son cheval à la porte
+même, et la suivit. Elle avait bien le sentiment secret
+qu'elle aurait dû l'en empêcher; mais comment? Voilà ce dont
+elle n'avait pas même l'idée; peut-être aussi n'y vit-elle pas
+grand mal. Son innocence, sa parfaite ignorance du monde, lui
+cachaient le danger de recevoir un inconnu. D'ailleurs,
+l'uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de
+cet inconnu, annonçaient un homme d'une naissance distinguée:
+il avait cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la
+bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu'on en fait
+partie.
+
+Je ne parle point d'une figure charmante, Caroline osait à
+peine le regarder. Cependant elle pourrait déjà nous dire que
+ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d'expression; que
+le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents;
+que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils
+très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée; que son
+teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la
+santé; que sa physionomie, ouverte et franche, inspirait la
+confiance et l'amitié au premier abord.
+
+Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avaient
+très-bien su remarquer, et ce qui pourrait peut-être excuser
+la facilité avec laquelle elle l'introduisait dans le
+pavillon, à moins qu'on n'aime mieux la rejeter uniquement sur
+l'innocence. Quoi qu'il en soit, il y est: il regarde, il
+admire, il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les
+talents de celle qui l'a décoré. L'autel et les peintures le
+frappent: il en demande l'explication, on la lui donne, et il
+saisit cette occasion d'apprendre adroitement où il est, et
+avec qui il est, sans avoir l'air de s'en informer; mais les
+noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni
+plus honnête, ni plus respectueux, parce que c'était
+impossible. La guitare et la romance, encore posées sur le
+clavecin, l'engagent à dire un mot en souriant du second
+dessus, et à demander pardon d'avoir osé mêler sa voix aux
+accents flatteurs qu'il entendait, et qu'il voudrait bien
+entendre encore; mais voyant l'embarras de Caroline augmenter,
+il n'insista pas, parla de musique en homme qui s'y connaît,
+et fut le premier à proposer de sortir du pavillon, et de se
+promener dans le jardins.
+
+Caroline commençait à se rassurer. La conversation de
+l'inconnu, simple, agréable, animée, devait la remettre à son
+aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instants de
+promenade, elle lui parlait aussi naturellement que si elle
+l'eût connu toute sa vie.
+
+Elle lui raconta naïvement tout l'effroi qu'elle avait eu du
+cheval s'emporter, et son inquiétude pendant ces deux jours de
+pluie. Mais quelque envie qu'elle eût de savoir son nom, elle
+n'osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu'il
+était capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces
+deux circonstances lui firent un grand plaisir: l'une
+l'assurait qu'il était un homme à voir, et l'autre, qu'elle le
+reverrait. Enfin, au bout d'un quart d'heure, qui leur parut
+bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la
+porte s'impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien
+malgré lui, de remonter dessus.
+
+En vérité, lui dit Caroline pendant qu'il le détachait, à
+votre place je n'aimerais point un cheval qui ne veut ni qu'on
+salue ni qu'on se promène. L'inconnu, en souriant, lui assura
+qu'il serait certainement réformé, qu'il lui jouait de trop
+mauvais tours pour ne pas s'en défaire, et, sautant légèrement
+dessus, après remercié mille fois Caroline de sa complaisance,
+il s'éloigna d'elle le plus lentement qu'il lui fut possible,
+obligeant cette fois son cheval à n'aller que le pas.
+
+Et Caroline aussi revint lentement au pavillon, lorsqu'elle
+l'eut perdu de vue. Sa tête et même son coeur étaient
+uniquement occupés de celui qu'elle venait de quitter. Qu'il
+est aimable! pensait-elle; et pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas
+accordé un frère comme lui? Oh! combien je l'aurais aimé! Mais
+pourquoi ne l'aimerais-je pas comme un frère, comme un ami,
+que le ciel m'envoie dans ma solitude? Eh! qui m'a dit que je
+le reverrais.... peut-être de ma vie?... Je ne sais quelle
+triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son
+coeur oppressé et ses yeux humectés de larmes: elle en fut
+elle-même effrayée; et, voulant se distraire, elle eut recours
+à sa musique; mais ces deux jours de pluie avaient relâché les
+cordes de sa harpe et de sa guitare, elle fut obligée de les
+laisser; et après avoir joué sur le piano-forté quelques
+adagio qui ne firent qu'augmenter sa tristesse, elle essaya le
+dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore
+moins: trois ou quatre livres qu'elle ouvrit lui parurent
+ennuyeux, mal écrits, quoiqu'elle en lût à peine une phrase;
+enfin, tout lui déplaisait ce jour-là. Elle laissa tout,
+revint au jardin, et fit exactement le même tour qu'elle
+venait de faire avec l'inconnu, s'arrêtant aux mêmes endroits,
+et se rappelant jusqu'à la moindre de ses expressions.
+
+Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de
+savoir si elle en parlerait ou non à sa bonne maman. Elle
+souffrait de lui faire encore ce mystère; mais il était bien
+moins essentiel que celui qu'on exigeait d'elle. L'habitude de
+cacher un tel secret avait dû nécessairement la rendre moins
+confiante. "D'ailleurs, pourquoi le lui dire? A quel propos
+lui parler d'un homme que je ne reverrai peut-être jamais,
+dont j'ignore le nom? S'il revient, ce sera toujours assez
+tôt, et si elle allait me blâmer de l'avoir reçu, m'interdire
+mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle
+en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour
+auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire
+mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.
+
+Comme madame de Rindaw ne voyait jamais aucun de ses voisins,
+Caroline ignorait qui ils étaient, et jusqu'alors ne s'en
+était pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquait de
+connaître à fond leur familles, et tous leurs alentours.
+C'était la prendre par son faible, que de la questionner sur
+les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des
+histoires à entendre, et la seule qui l'intéressât n'arrivait
+point: il n'y avait rien qui eût le moindre rapport à son
+inconnu.
+
+Là, c'était un vieux baron retiré du service, et sa femme
+aussi vieille que lui, qui vivaient tête à tête dans leur
+château.
+
+Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfants; mais ce
+n'étaient que des filles.
+
+Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre
+teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante.
+Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils
+unique de vingt-cinq ans.
+
+Ici, Caroline, qui bâillait, se réveille; elle écoute avec
+attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille: il
+n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et malgré ses
+grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah!
+ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la
+baronne allait son train, et racontait toujours; enfin,
+Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se souciait
+point de savoir, et désirant d'être seule, prétexta un mal de
+tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire.
+
+"Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en
+soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le verrai
+plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout."
+_Mais_, comme dit Montcrif, _en songeant qu'il faut qu'on
+l'oublie on s'en souvient_.
+
+Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle
+s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de
+celui qu'elle voulait oublier. Sans doute le projet de n'y
+plus penser fut la première idée qu'elle eut à son réveil.
+Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de
+toute la matinée. L'habitude en était si forte, qu'elle eut de
+la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle
+s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se
+répétant toujours à chaque instant: _Il n'y faut plus penser;_
+et regardant souvent du côté du pavillon. "Oh! ce cher
+pavillon! disait-elle, je ne suis heureuse que là: je ne
+résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard,
+bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène
+plus."
+
+La journée lui avait paru si longue, que, vers les quatre ou
+cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il était bien
+tard; et elle allait s'acheminer du côté du pavillon,
+lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas
+d'un cheval qu'elle commençait à connaître, et qui fit
+palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce
+M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle
+cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer;
+et bientôt le charmant inconnu du pavillon paraît avec toutes
+ses grâces.
+
+Oh! pauvre Caroline, comme elle est émue! comme elle se
+reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie!
+Combien elle allait avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis
+du baron de Lindorf! Soit qu'il parle, soit qu'il se
+taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence.
+Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté
+sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge
+et pâle, le saluait en baissant les yeux d'un air confus, le
+mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la
+voyait pour la première fois de sa vie; et s'adressant à
+madame de Rindaw, il se félicita d'avoir le bonheur d'être son
+voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de
+cet avantage.
+
+La chanoinesse, qui ne connaissait point ce charmant voisin,
+demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre
+teutonique avait été malade aussi; mais, moins heureux
+qu'elle, il était mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf,
+son neveu et son héritier, était venu prendre possession de la
+terre et du château de Risberg, qui touchaient à la baronnie
+de Rindaw. Il avait compté d'abord n'y rester que peu de
+temps; mais ce pays lui plaisait infiniment, et depuis deux
+jours il avait pris la résolution d'y passer au moins toute la
+belle saison. Alors son premier désir avait été de connaître
+ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de
+solliciter la permission de les renouveler quelquefois.
+
+Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux
+attachés sur son métier, travaillait ou gâtait son ouvrage, et
+gardait le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne
+chanoinesse, la conversation ne tarissait pas.
+
+Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie, ensuite
+des lamentations sur celle du commandeur et sur sa mort,
+qu'elle avait ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le
+nommai à Caroline, qui s'informait de mes voisins." Ici le
+baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut
+près de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des
+félicitations sur l'héritage, qui devait être considérable;
+puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avait entre
+le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à
+merveille. Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans
+doute; c'est du côté de madame votre mère? N'était-ce pas une
+baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne
+connais que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une
+de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que
+moi. Elle me contait le mariage de sa soeur avec monsieur votre
+père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier.
+C'était une inclination mutuelle: il n'y avait rien de si
+touchant! Je lui faisais mes confidences aussi.... Il me
+semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand
+garçon.... L'aîné de la famille, je suppose?.... Est-elle
+nombreuse? Avez-vous encore monsieur votre père, madame votre
+mère? Ils s'adorent toujours, sans doute?... Il n'y a que cela
+pour être heureux.... Et votre tante, cette chère amie dont je
+vous parlais tout à l'heure, est-elle mariée? est-elle morte?
+Depuis bien des années j'ai perdu cela de vue."
+
+Toute ces questions se succédaient si rapidement, que le
+baron, surpris de cette volubilité, pouvait à peine placer de
+temps en temps un _oui_, un _non_. "J'étais fils unique; j'ai eu
+le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux fixés sur
+Caroline lui auraient dit bien des choses, si elle avait voulu
+les entendre.
+
+Elle n'avait pas encore levé les siens ni prononcé un seul
+mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de
+l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et ne
+prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre
+la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avait été
+élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les
+peintures; et la surprise, et tout ce qu'il savait aussi bien
+qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre.
+
+C'en était trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvait
+plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie,
+surprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon,
+lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une
+migraine affreuse, inouïe, l'empêchait de faire un seul pas:
+et vraiment elle était si changée, sa voix même était si
+altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire et s'en
+inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui
+dit-elle en lui touchant le font. Déjà hier au soir vous me
+frappâtes à votre rentrée; vous aviez l'air rêveur, occupé.
+Vous me quittâtes plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours
+précédents, vous fûtes d'une tristesse et d'une agitation
+singulières; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce
+pavillon qui vous tue.... Monsieur le baron, c'est une rage
+que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court
+d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité:
+aussi voilà ce que c'est...."
+
+D'après tout ce qu'on lui disait, monsieur le baron pouvait,
+sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part;
+mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la
+tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces
+dames espérant, dit-il, que la migraine n'aurait pas de suite.
+Caroline ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à
+M. de Lindorf qu'elle le priait de profiter beaucoup du
+voisinage et de venir souvent partager leur solitude... "Il
+n'y a qu'un pas d'ici chez vous. Ce pauvre commandeur
+souffrait de la goutte les trois quarts de l'année, et ne
+sortait point de chez lui. Pour vous, monsieur, qui êtes
+jeune, ingambe, ce ne sera qu'une promenade. Mademoiselle de
+Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un
+autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la
+musique. Vous êtes musicien, sans doute? vous en ferez
+ensemble."
+
+Ce dernier trait manquait à Caroline pour augmenter son
+embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et
+la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus
+soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses
+deux mains, elle retenait avec peine les larmes et les
+sanglots qui l'oppressaient. Son amie, attribuant tout à la
+violente migraine dont elle s'était plainte, l'engagea à se
+retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son
+chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put
+s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand
+Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi
+de son côté, avait des idées moins tristes. Le beau, l'aimable
+Lindorf avait tout à fait gagné son coeur. C'était précisément
+l'époux qu'il fallait à sa chère Caroline. Quel bonheur de
+pouvoir la fixer auprès d'elle, au moins une partie de
+l'année, et par un établissement aussi brillant à tous égards!
+Lindorf réunissait tout, jeunesse, figure, esprit, naissance,
+fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il
+jouissait déjà, puisqu'il était fils unique et qu'il avait
+perdu ses parents, l'héritage de l'avare commandeur devait
+être immense.
+
+Déjà très-avancé au service, il paraît fait pour prétendre et
+parvenir à tout. Qu'on ajoute tant d'avantages à la fortune de
+Caroline, son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même,
+qui n'étaient pas à dédaigner...; enfin ils paraissaient
+se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait
+_baronne de Lindorf_, ou qu'elle y perdrait ses peines; elle
+fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à
+la visite promise par le chambellan.
+
+Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline,
+son idée et ses projets. Sans doute il lui serait bien
+difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout
+ce qui tenait du romanesque, l'emportait encore sur son
+indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de
+laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès
+dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur
+passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de
+couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y
+attendraient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle
+ne pouvait se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret.
+L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétait
+guère; il était impossible qu'elle ne fît pas entendre raison
+au chambellan. Il devait savoir par lui-même ce que c'est
+qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que
+nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera d'autant
+plus, que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il
+verra ce charmant Lindorf; et pourra-t-il balancer entre lui
+et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la
+tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est
+assuré pour la vie."
+
+Pendant que la bonne chanoinesse arrangeait son petit roman,
+jouissant à l'avance des tendres scènes dont elle serait le
+témoin et du plaisir de faire deux heureux, Caroline
+continuait à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devait
+pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassait
+dans son esprit tout ce que la baronne lui avait dit
+très-innocemment, et n'y voyait que de nouveaux sujets de honte et
+de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disait-elle, ne plus
+le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque
+un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée
+que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est
+impossible. Alors elle imaginait tous les moyens de se
+justifier dans son esprit, et n'en trouvait pas un qui ne la
+compromît mille fois davantage.
+
+Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras.
+Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de
+ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle cette nuit!
+et combien son agitation augmenta le lendemain matin lorsqu'on
+lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de
+Lindorf venait d'apporter, et dont il attendait la réponse!
+
+Caroline, indignée, faillit le renvoyer à l'instant. Eh quoi!
+dit-elle, il ose déjà m'écrire! N'est-ce pas me dire à quel
+point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai
+hier de moi peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne
+doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas la seule
+coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il était
+honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue.
+
+Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible;
+le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le
+moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenait, le retournait
+en tous sens, et le regardait comme si ses yeux avaient pu
+percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup
+comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à
+l'appartement de la bonne maman, d'ouvrir ses rideaux, de se
+précipiter à genoux à côté de son lit, et là de lui faire, en
+fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'était
+passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le
+second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et
+la promenade au jardin; elle avoua tout, jusqu'aux motifs
+secrets de son silence, dont elle avait été si cruellement
+punie.
+
+"Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite! disait-elle:
+grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disait rien
+non plus, comme si nous avions été d'accord; et vous, maman,
+qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah!
+pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches, je
+les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais
+à moi-même."
+
+Hélas! la bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses
+pleurs et de son récit, ne songeait à lui faire aucun
+reproche. Elle s'était occupée toute la nuit de son mariage,
+qui l'enchantait toujours de plus en plus. Sa seule crainte
+était que M. de Lindorf, depuis longtemps au service et
+très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres
+engagements; mais la petite historie de Caroline, et la
+manière dont ils avaient fait connaissance, la rassurèrent
+parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une
+sympathie secrète, qui lui donnèrent les plus grands
+espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc
+Caroline en l'embrassant tendrement, et en lui disant qu'elle
+n'avait rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle
+venait de lui raconter. "Seulement, si j'avais su cela.... Il
+est vrai que je n'aurais pas dit bien des choses: les hommes
+sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les
+distingue!... Au reste, celui-ci me paraît bien différent des
+autres. Il a l'air si modeste, si honnête! -- Ah! maman, dit
+Caroline en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent
+tous. Celui-ci n'ose-t-il pas m'écrire ce matin! -- T'écrire,
+mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? --
+Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa
+poche: voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman;
+vous en ferez tout ce que vous voudrez." Et ce qu'elle voulut,
+ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que
+celui de Caroline, dont la crainte diminuait beaucoup la
+curiosité.
+
+On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple
+et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présentait ses
+hommages à ses voisines, s'informait de leur santé et de la
+migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'était là que le
+prétexte, et cette carte ne méritait assurément pas le grand
+cachet qu'on avait rompu. On passa donc bien vite à un papier
+plié en quatre qui se trouvait sous la carte. Caroline
+l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et
+lut à son amie ce qui suit:
+
+Du château de Risberg, 9 juin 17...
+
+"Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à
+votre colère en osant vous écrire, je le sais; je vois déjà
+votre indignation; j'en sens déjà tout le poids, et cependant
+je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement
+parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui
+vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la
+lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous
+conviendrez du moins que je ne pouvais m'adresser qu'à vous
+seule.
+
+Vous ne connaissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous
+ne les connaissez pas, et cependant vous me traitez avec
+autant de sévérité que si vous saviez combien je suis
+coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien
+à votre ignorance: ma franchise m'obtiendra peut-être un
+généreux pardon.
+
+Je passai hier quatre fois dans la matinée, à différentes
+heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver
+et de vous demander la permission de me présenter chez vous.
+Il fut toujours trompé cet espoir, vous ne parûtes point dans
+ce pavillon chéri qu'auparavant vous habitiez sans cesse; et
+moi, loin d'imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette
+absence, j'osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw.
+Instruite de ma témérité, ne connaissant point celui qui
+s'était introduit dans votre asile, sans doute elle exigeait
+de vous d'y renoncer! Insensé!..... J'osai même croire que
+vous obéissiez peut-être à regret. J'étais certain en me
+nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense,
+et je ne balançai plus à me présenter l'après-midi chez elle.
+O mademoiselle! combien vous avez puni ma folle présomption!
+Votre accueil, si différent du sien, me prouva bientôt à quel
+point je m'étais abusé, et que c'était votre volonté seule qui
+vous éloignait du malheureux inconnu. Vous n'avez pas voulu me
+laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je
+vis au premier instant que cette madame de Rindaw ignorait mon
+existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je
+croyais soumise aux ordres, aux conseils d'une amie trop
+sévère, n'avait eu besoin que de ceux qu'elle reçoit d'une
+prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette
+prudence n'avait pour objet que l'inconnu; mais je me suis
+nommé, et je n'ai pas obtenu un regard! Votre silence obstiné,
+votre refus de me conduire au pavillon, ne m'ont que trop
+confirmé que c'est moi personnellement qui me suis attiré
+votre colère. Ah! quels que soient mes torts, je n'aurai pas
+celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu; mais
+j'ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez
+été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw
+m'a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la
+quittant. O mademoiselle! que pouvais-je lui répondre, et que
+dois-je faire? Parlez; décidez absolument de ma conduite, de
+mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de
+Rindaw, et me soumettre à l'arrêt tacite que vous avez
+prononcé contre moi? Dois-je vous supplier de le révoquer?
+J'attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront
+sacrés. Mais serez-vous inexorable? Et celui que votre
+respectable amie daigne honorer de sa protection, n'obtiendra-t-il
+pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur
+de sa vie?"
+
+Caroline, en lisant cette lettre, éprouvait un mélange de
+sentiments confus, opposés les uns aux autres, et presque
+indéfinissables; d'abord la plus grande surprise de se
+trouver, sans s'en être doutée, une prudence aussi consommée;
+ensuite, cette espèce de honte d'un coeur honnête et vrai, qui
+reçoit une louange peu méritée; puis la joie la plus pure de
+se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le
+chagrin de ce pauvre baron, et l'embarras de le faire cesser
+sans démentir l'opinion qu'il avait d'elle. Tout cela se
+peignait alternativement sur sa physionomie; cependant le
+plaisir dominait. Il lui semblait qu'on avait soulagé son coeur
+d'un poids énorme. Lorsqu'elle eut fini, elle aurait voulu
+presser le consolant écrit contre ses lèvres; mais elle le
+posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains,
+elle la couvrit de baisers et de larmes. La baronne reprit la
+lettre, la parcourut encore: elle en était tout enchantée. "Et
+bien! quand je vous disais que ce jeune homme ne ressemblait
+point aux autres, avais-je tort? J'ai vu cela tout de suite.
+Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence! Et votre
+embarras, qu'il prend pour de la colère! est-ce qu'il y a rien
+de plus modeste et de plus honnête? Un de vos fats de la cour
+aurait bien su interpréter votre conduite à son avantage; mais
+ce Lindorf... En vérité, il est charmant; il faut le rassurer.
+Prenez une écritoire, mon enfant; mettez-vous là, et écrivez.
+-- Moi, maman? dit Caroline en rougissant, je croyais que ce
+serait vous. -- Vous savez bien que j'ai beaucoup de peine à
+écrire (elle avait en effet mal aux yeux depuis sa maladie, et
+sa vue s'affaiblissait tous les jours); mais c'est égal, vous
+écrirez en mon nom, et je vous dicterai."
+
+Caroline obéit; mais l'encre était épaisse, la plume allait
+mal, le papier ne valait rien. Enfin, tout étant prêt avec
+assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle
+lui dicta ce qui suit:
+
+MONSIEUR LE BARON,
+
+"Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline;
+elle avait été toute la nuit dans le plus violent désespoir."
+-- En vérité, maman, dit Caroline en s'arrêtant, je ne mettrai
+point cela; c'est contredire absolument ce qu'il pense de moi.
+La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce
+commencement fut déchiré; on prit un autre papier. Elle rêva
+encore, et dicta de nouveau:
+
+MONSIEUR LE BARON,
+
+"Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de
+voir que..." -- Eh! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je
+vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie.
+Pour cette fois, la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit
+qu'elle n'avait qu'à faire sa lettre elle-même. Caroline
+commençait à croire en effet qu'elle n'en irait que mieux; et
+après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou
+quatre commencements, elle eut le bon esprit de penser que la
+tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle
+écrivit:
+
+"Nous vous remercions, monsieur, de l'intérêt que vous prenez
+à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement
+dissipée; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux,
+ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je
+viens de lui communiquer. Elle me charge de le faire pour
+elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne,
+de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être
+bien sûr, dès qu'il est connu, de la manière dont il sera
+reçu.
+
+"C. D. L."
+
+La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et
+bien trivial. Il y avait, selon elle, mille autres choses à
+dire; mais Caroline tint bon, n'y voulut rien changer, apaisa
+son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé
+de sa réponse.
+
+On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d'une fois
+dans la journée, et que, lorsqu'il arriva le soir, on aurait
+pu la lui réciter sans y manquer d'un mot. Ce qu'il y a de sûr
+au moins, c'est que cette lecture répétée acheva de dissiper
+jusqu'à la moindre trace du chagrin de Caroline. A force de
+lire qu'elle était d'une prudence rare, elle finit par le
+croire elle-même, tout en s'avouant qu'elle n'avait jamais
+pensé au bon effet que produirait son absence du pavillon, et
+le mystère qu'elle avait fait à son amie. Il est certain du
+moins que c'était elle qui avait eu l'idée de n'y point aller
+et de se taire.
+
+Ainsi relevée à ses propres yeux, n'ayant plus à rougir ni
+avec sa maman, ni avec elle-même, ni avec cet aimable Lindorf,
+elle l'attendit avec impatience et le vit arriver avec joie,
+mais non pas sans émotion: lui-même était déconcerté, un doux
+sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur
+aise, et la baronne leur fut d'un grand secours. Elle
+plaisanta agréablement sur l'inconnu, sur le mystère, sur la
+lettre, et sauva à Caroline une explication qu'elle ne
+demandait pas mieux que d'éviter.
+
+Le pénétrant Lindorf s'en aperçut sans doute. Ils allèrent au
+pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce
+qui s'était passé. Seulement il la pria de lui chanter la
+romance de _la jeune Hortense_, elle y consentit; ce fut lui qui
+l'accompagna sur le clavecin. Il savait très-bien la musique;
+cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline
+embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut
+tellement, qu'il la demanda; elle lui fut accordée, et tout de
+suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui
+présentait, et dire à demi-voix: "Comme vous êtes bonne
+aujourd'hui! et quelle différence de mon sort à celui d'hier!"
+L'ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu'elle se
+trouvait aussi beaucoup plus heureuse; mais elle se retint.
+Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de
+Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain.
+
+Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se ressemblèrent
+exactement: et voici l'histoire de leur vie.
+
+Caroline reprit le matin l'habitude de son pavillon, et
+Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux était
+devenu si sage, qu'il s'arrêtait quelquefois une demi-heure
+entière sous cette croisée, qu'il apprit enfin à connaître, et
+devant laquelle il ne passa plus sans s'arrêter. Tous les
+après-dînées, le baron arrivait de très-bonne heure à Rindaw,
+où souvent il était retenu à souper; et toutes les soirées,
+lorsqu'il était parti, la chanoinesse, toujours plus enchantée
+de lui, en parlait avec enthousiasme: Caroline l'approuvait
+modestement. Elles se séparaient en disant toutes deux qu'il
+était le plus aimable des hommes. Caroline s'endormait en le
+répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant
+dans ses projets d'une union que tout semblait favoriser.
+
+Et Lindorf... Lindorf aimait avec une passion qu'il ne
+cherchait plus à combattre et que chaque jour augmentait. Né
+avec la sensibilité la plus active et les passion les plus
+vives, il n'était pas parvenu jusqu'à vingt-cinq ans sans
+connaître l'amour, ou sans croire le connaître. Mais quelle
+différence de l'ardeur tumultueuse qu'il avait éprouvée à ce
+sentiment tendre et profond dont il était pénétré pour
+Caroline! Heureux de la voir, de l'entendre, de vivre avec
+elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne
+autorise, il ne désirait pas pour le moment d'autre bonheur.
+Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la
+musique et les infirmités de la baronne rendaient assez
+fréquents, il avait été sur le point de se trahir et de
+risquer l'aveu de ses sentiments, une sorte de timidité et de
+respect, suite ordinaire du véritable amour, l'avait toujours
+retenu. Caroline se confiait à lui avec tant d'innocence et de
+sécurité; il voyait si bien qu'elle ne lisait ni dans son coeur
+ni dans le sien propre, qu'il aurait regardé comme un crime de
+troubler cette heureuse ignorance ayant l'instant où lui-même
+serait libre de décider de son sort; et peut-être, hélas!
+n'est-il guère plus libre que Caroline! D'ailleurs, à quoi lui
+aurait servi cet aveu? A savoir qu'il était aimé autant qu'il
+aimait? Il n'en doutait pas un instant; et quand les hommes
+n'auraient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les
+femmes, Caroline était trop franche, elle connaissait trop peu
+l'art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentiments. Elle
+seule ne s'en doutait pas encore: ils étaient voilés dans son
+coeur sous le nom de l'amitié. Elle croyait aimer Lindorf comme
+on aimerait un frère, s'applaudissait de trouver chaque jour
+de nouvelles raisons de l'aimer davantage, et n'imaginait pas
+qu'un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à
+des liens qu'elle respectait, mais qu'elle éloignait toujours
+de plus en plus de sa pensée.
+
+Eh! dans quel moment aurait-elle pu s'en occuper? Tant que
+Lindorf était là, et il y était souvent, on ne pensait qu'à
+lui seul au monde: dès qu'il n'y était plus, on ne pensait
+encore qu'au plaisir de l'avoir vu et à l'impatience de le
+revoir. Aucun autre objet ne se présentait à son esprit:
+absent ou présent, il était toujours avec elle; et Lindorf et
+son amie étaient alors pour Caroline les seuls êtres de
+l'univers.
+
+Cette imprudente amie ajoutait encore, par son enthousiasme,
+au charme dont Caroline était environnée. Accoutumée, dès son
+enfance, à ne penser que d'après elle, à ne voir que par ses
+yeux, cela seul aurait suffi peut-être pour attacher Caroline
+à l'objet de la prédilection de la baronne; et cette
+prédilection augmentait chaque jour. Plusieurs fois,
+lorsqu'elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui
+échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez
+clairs, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'obtenir Caroline, et
+qu'elle le regardait déjà comme un fils.
+
+Ainsi l'heureux Lindorf, chéri d'une de ces femmes, adoré de
+l'autre, jouissant peut-être plus délicieusement que s'il eût
+été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu'il
+parlerait, attendait sans trop d'impatience le moment où,
+dégagé des liens qui l'avaient retenu jusqu'alors, il serait
+libre d'avouer ses sentiments à Caroline, et de lui offrir son
+coeur et sa main. Il travaillait cependant à l'accélérer ce
+moment; et depuis quelque temps un peu plus d'agitation,
+quelques instants de tristesse, décelaient son inquiétude et
+ses craintes.
+
+Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu'il
+craignait de ne pas les revoir le lendemain; il vouloir aller
+lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes
+qu'il attendait avec impatience...... Mais, ajouta-t-il d'un
+ton plus animé qu'à l'ordinaire, on voudra bien me permettre
+de venir après-demain matin me dédommager de cette journée
+perdue. La chanoinesse l'invita pour le déjeuner; Caroline
+l'accompagna jusqu'au jardin, et ils se séparèrent avec
+l'impatience d'être au surlendemain.
+
+Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux
+mois, qu'on avait passée sans voir Lindorf, leur parut longue
+à toutes les deux. La bonne chanoinesse l'aimait au point que,
+sans son amitié pour Caroline, qui dominait cependant
+toujours, il n'aurait, je pense, tenu qu'à lui de remplacer
+entièrement le chambellan dans son coeur; elle assurait du
+moins qu'il le lui rappelait à chaque instant, tel qu'il était
+dans le temps de leurs amours. -- "Mon père a donc bien changé?
+disait Caroline. -- Hélas! oui, mon enfant. Tel que tu le vois,
+il était charmant, et il m'aimait à l'idolâtrie... Si ta mère
+n'avait pas été aussi riche..., jamais, j'en suis sûre, il ne
+m'aurait abandonnée. Mais ce cher chambellan était un peu trop
+ambitieux. -- Ah! pensa Caroline avec douleur, il n'a donc pas
+changé; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette
+cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié."
+
+Cette conversation, ce triste retour sur elle-même,
+l'amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son
+union avec lui. L'absence de Lindorf, la certitude de ne pas
+le voir de toute la journée, avaient disposé dès le matin son
+âme à l'abattement et à la langueur. Elle alla promener le
+soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses
+sombres idées la suivirent et l'accompagnèrent; celle du comte
+surtout la tourmentait. Malgré tous ses efforts pour
+l'éloigner et s'occuper d'autre chose, elle y revenait
+toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées,
+lui rappelèrent que l'automne approchait; et son coeur se serra
+douloureusement; un poids énorme semblait l'accabler.
+
+Quoi! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus
+heureux de ma vie! Il s'est écoulé comme un instant, et il ne
+reviendra plus; non, il n'y aura plus de bonheur pour
+Caroline. Voilà déjà l'automne; et si mon père allait revenir
+et m'arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne
+maman; et si ce comte voulait... Et toi, cher Lindorf, mon
+frère, mon ami, mon unique ami, il faudrait donc ne plus te
+revoir... Ah! pauvre Caroline! pourquoi l'as-tu connu,
+puisqu'il fallait t'en séparer?
+
+C'était la première fois qu'elle faisait cette réflexion. Elle
+lui parut bien cruelle, et l'affecta au point
+qu'insensiblement elle absorba toutes ses pensées.
+
+En rêvant profondément à cette séparation qu'elle redoutait si
+fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du
+pavillon. Elle était ouverte; et Caroline fut tentée de
+profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans
+un bois qu'elle voyait en face, de l'autre côté du chemin.
+Depuis longtemps elle en avait l'envie; mais il ne convenait
+pas de s'éloigner trop du château avec le baron. Elle était
+seule ce jour-là; il n'y avait rien à dire: c'était le vrai
+moment de satisfaire sa fantaisie, et d'aller rêver dans un
+bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit
+véritablement émue du spectacle qui s'offrait à ses yeux
+étonnés. La soirée était superbe; les derniers rayons du
+soleil couchant, étincelants d'or et de pourpre, coloraient
+l'horizon, et répandaient des flots de lumière qui perçaient à
+travers l'épais feuillage des chênes antiques, élancés
+jusqu'aux nues. Les oiseaux faisaient entendre de tous côtés
+leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement
+doux et monotone.
+
+Oh! si jamais un être vraiment sensible n'est entré dans un
+bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur
+un jeune coeur exalté par un sentiment vif et tendre! Caroline,
+d'ailleurs, n'était presque point sortie de l'enceinte du
+château. Accoutumée aux petits arbres de ses petits bosquets,
+elle se voyait seule, pour la première fois de sa vie, sous
+ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature; et sa
+disposition actuelle à la mélancolie ajoutait encore à
+l'émotion qu'elle éprouvait.
+
+Elle prit au hasard la première route qui s'offrait à elle, et
+qui paraissait traverser le bois dans sa longueur. Elle la
+suivit longtemps sans s'en apercevoir. Enfin quelque bruit la
+tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle s'était
+plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face
+et presque dans l'avenue d'un grand et beau château. Elle
+n'eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à
+qui il pouvait appartenir... Lindorf parait dans cette avenue;
+il a déjà vu Caroline; il a déjà franchi d'un saut le petit
+mur qui les séparait; il est déjà près d'elle, et lui témoigne
+plus par ses regards que par ses paroles, et son étonnement,
+et sa joie de la trouver presque dans sa demeure.
+
+Caroline, confuse, interdite, rougissait jusqu'au blanc des
+yeux, n'osait les lever sur Lindorf, et disait en balbutiant
+qu'elle s'était égarée, qu'elle ignorait absolument... qu'elle
+croyait Risberg d'un tout autre côté. Lindorf eut tout à fait
+l'air de la croire; et loin de la presser de s'arrêter plus
+longtemps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins,
+il eut la délicatesse de lui dire qu'il allait tout de suite
+la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils
+prendraient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute
+qu'il entendait par ce mot le chemin le plus long, celui-ci
+l'était du double. Caroline ne put s'empêcher de le remarquer,
+en s'appuyant sur un bras qu'elle avait d'abord refusé, et que
+la fatigue l'obligea de prendre. "Ce chemin, dit-elle, est
+bien plus long que celui du bois. -- Il est vrai; c'est un
+détour. Pardon; j'ai voulu vous faire faire une fois ce que je
+fais tous les jours. -- Comment? -- Oui, quand je vais à Rindaw,
+je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens
+chez moi, je prends toujours celui-ci." Caroline rougit et ne
+répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de
+la journée, ou de l'embarras qu'elle avait éprouvé en se
+trouvant chez Lindorf, sa présence n'avait point eu cette fois
+son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle
+l'avait augmentée; des larmes roulaient dans ses yeux; elle
+sentait que si elle eût dit un seul mot elles auraient inondé
+ses joues.
+
+Lindorf, au contraire, avait d'abord paru plus content qu'à
+l'ordinaire. La joie le plus pure était répandue sur sa
+physionomie; elle animait tous ses traits, toutes ses
+expressions. Il lui parlait avec feu de la beauté de la
+campagne, du délice d'y vivre auprès de l'objet qui nous
+intéresse, etc. Elle répondait à peine par quelques
+monosyllabes, et son coeur, était toujours plus oppressé. Son
+abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l'observa avec des
+regards où se peignaient alternativement le doute, la crainte,
+la tendresse et l'espérance. Il semblait avoir à dire quelque
+chose qu'il n'osait prononcer. La lune s'était levée; sa douce
+lumière éclairait leur marche silencieuse, et ajoutait encore
+à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline, ayant pris sur elle
+de prononcer quelques mots, lui demanda s'il avait reçu les
+lettres qu'il attendait avec tant d'impatience. -- Ces lettres,
+répondit Lindorf avec un ton passionné..., ô Caroline! vous ne
+savez pas, vous n'imaginez pas à quel point elles pouvaient
+influer sur mon bonheur... Demain matin j'irai, je vous les
+communiquerai. Chère Caroline! ô ma tendre amie! vous lirez
+enfin dans ce coeur qui brûle de s'ouvrir entièrement à
+vous..., vous saurez tout ce que je pense, tout ce que je
+sens; et cet entretien que je vous demande décidera du sort de
+toute ma vie.
+
+Ces mots, et plus encore le ton dont ils étaient prononcés,
+effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le
+voile qui déjà commençait à s'entr'ouvrir. Sans avoir la force
+de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras,
+qu'il pressait avec ardeur; et se trouvant précisément alors
+devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec
+précipitation, en lui disant d'une voix étouffée: Adieu,
+Lindorf; à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous
+apprendrai... vous saurez...
+
+Alors elle n'y put tenir plus longtemps. Sa tête se pencha sur
+son sein; ses larmes, trop longtemps retenues, coulèrent en
+abondance; un tremblement universel la força de s'asseoir sur
+un banc que se trouvait derrière elle. Et Lindorf... Lindorf
+l'a suivie; il est à ses pieds; il presse avec transport ses
+deux mains qu'il couvre de baisers, et qu'elle ne songe point
+à retirer; il ose même la serrer dans ses bras; et la tête de
+Caroline se penche sur son épaule. O ma bien aimée! lui
+disait-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui
+sont le gage de mon bonheur... Fille adorée, calme-toi,
+rassure-toi; c'est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux
+qui t'en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même
+et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin
+d'elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot; et
+frémissant du danger qu'elle avait couru, elle sentit que dans
+ce moment la fuite était le seul parti qu'elle eût à prendre.
+Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui voulait
+la retenir, elle s'échappa, et courut se renfermer dans son
+appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu'elle trouva,
+et fut assez mal pendant quelques instants, pour perdre toutes
+ses idées. Cet état dura peu, et celui qui le suivit fut bien
+plus affreux.
+
+Heureusement pour elle, son amie s'était mise au lit avant le
+souper, ce qui lui arrivait quelquefois, et dormait
+profondément. Elle fut donc dispensée de paraître; et pour
+être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins,
+elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme
+de chambre.
+
+Dès qu'elle put réfléchir, non pas de sang-froid, mais avec un
+peu plus de calme, à sa situation actuelle, elle sentit qu'il
+fallait au plus tôt instruire Lindorf qu'elle n'était plus
+libre, et se condamner à ne plus le revoir. L'arrêt était bien
+dur; la vertu le prononça, mais le coeur en gémit. Il n'était
+plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur
+la nature de ses sentiments. C'était l'amour dans toute sa
+force, et d'autant plus violent, qu'il se faisait connaître
+par les traits les plus aigus de la douleur. Si son désespoir
+en augmenta, elle n'en fut que plus confirmée dans la
+résolution qu'elle venait de prendre. Le danger était trop
+pressant pour balancer un instant...
+
+Mais comment lui faire cette terrible confidence? La scène de
+la veille était trop présente à son esprit pour risquer de la
+renouveler. Elle sentait qu'il lui serait impossible de le
+voir, de lui parler, de lui dire elle-même: Séparons-nous pour
+toujours. Une lettre était donc le seul moyen, elle s'en
+occupa toute la nuit. Elle n'était pas facile à composer cette
+lettre; chaque expression ou chaque phrase lui paraissait trop
+froide ou trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près
+le tour qu'elle voulait lui donner, elle s'impatienta que le
+jour parût pour l'écrire. Elle ouvrait à chaque instant ses
+rideaux; et dès qu'elle aperçut les premiers rayons de
+l'aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut
+commencer sa pénible tâche. Mais on sait que tous ses meubles
+avaient insensiblement pris le chemin du pavillon, son
+secrétaire y avait passé comme tout le reste. Elle ne trouva
+pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut
+prendre patience, attendre que les gens du château fussent
+levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d'eux n'avait
+d'amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure.
+Caroline la passa à sa fenêtre.
+
+Il n'aurait tenu qu'à elle d'y jouir d'un spectacle ravissant;
+et sans doute, pour la première fois de sa vie, le
+développement insensible du jour, les gradations de la
+lumière, enfin le lever du soleil paraissant dans toute sa
+gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression
+sur son coeur déchiré. Lindorf, qu'elle allait éloigner d'elle
+et rendre malheureux; Lindorf, dont elle n'avait connu l'amour
+et senti combien il lui était cher qu'au moment de s'en
+séparer pour toujours, obscurcissait tout à ses yeux. Elle ne
+pensa qu'à lui, elle ne vit que lui; et les brillantes
+couleurs de l'aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de
+la nature, tout fut perdu pour elle.
+
+Dès qu'elle put sortir, elle courut au pavillon. Il était
+essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d'arriver à
+Rindaw; et Caroline ne doutait pas qu'il n'y vînt aussitôt
+qu'il lui serait possible: elle s'achemina donc tristement.
+Mais que devint-elle lorsqu'en entrant dans le pavillon, dont
+la porte était ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même,
+assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en
+désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paraissait
+plongé dans une profonde rêverie! Je dis qu'elle crut le voir,
+parce qu'elle eut un instant l'idée que c'était une illusion
+de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un
+cri perçant, et ne put douter que ce ne fût bien lui-même,
+lorsqu'à ce cri elle le vit s'élancer de sa place, courir à
+elle, tomber à ses pieds, et lui dire avec une impétuosité
+qu'elle ne put arrêter: O Caroline! pardonnez... celui qui
+vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant,
+je rentrai chez moi, j'y ai passé la nuit; mais pensez-vous
+que le sommeil ait approché de mes paupières? Au point du
+jour, je me suis levé; je suis sorti; cette porte était restée
+ouverte... Je ne sais comment je me suis trouvé ici; mais,
+Caroline, je le jure, je n'en sortirai pas que tu n'aies
+décidé de mon sort.., ou plutôt laisse interpréter ton silence
+et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit; et
+sûr de ton aveu, sûr de l'aveu de notre amie, je cours obtenir
+celui de ton père... Demain peut-être, demain c'est à ton époux
+que tu pourras avouer sans rougir que tu l'aimes.
+
+C'était sans doute le moment de parler, de détruire d'un seul
+mot les douces illusions de l'amant; mais qu'il était pénible
+à proférer ce mot cruel! Il s'arrêta sur les lèvres de
+Caroline; elle voulait et ne pouvait l'articuler.
+
+Lindorf, abusé, continuait à interpréter ce silence en sa
+faveur, à l'attribuer à la modestie, l'embarras, à la
+timidité; et voulant enfin les vaincre et forcer Caroline à
+parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu'il
+avait posé sur le clavecin: Chère amie! dit-il en le prenant,
+je n'ai pas un instant à perdre quand il s'agit d'assurer mon
+bonheur. Je n'exige plus un aveu qui paraît trop vous coûter;
+mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l'instant
+à Berlin, et j'en reviens bientôt, je l'espère, avec le droit
+de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes
+ses forces, court à lui: "Qu'allez-vous faire, Lindorf? Vous
+ne savez pas... apprenez... -- Quoi donc? -- Un secret. -- Quel
+secret? Parlez, Caroline; vous me faites mourir. -- Eh bien! je
+suis... -- Vous êtes...? -- Mariée..."
+
+La foudre tombée aux pieds de Lindorf l'aurait sans doute
+moins atterré -- Mariée! répéta-t-il avec l'accent de la
+terreur; et le plus profond silence succéda à ce mot, ou
+plutôt à ce cri. Caroline tremblante s'était assise, et
+couvrait son visage de son mouchoir... Lindorf se promenait à
+grands pas... -- Mariée! répéta-t-il encore en se frappant le
+front. Et après un autre moment de silence... Non, non, c'est
+impossible, absolument impossible. Vous m'abusez, Caroline;
+vous vous jouez d'un malheureux dont vous égarez la raison.
+Cessez ce jeu cruel; dites... dites-moi que vous n'êtes point
+mariée. -- Il n'est que trop vrai que je le suis, répondit
+Caroline d'une voix altérée. -- Mais votre amie? -- Elle
+l'ignore; je vous l'ai dit, c'est un secret. -- O Caroline!
+Caroline! où m'avez-vous conduit? Fatal secret! Malheureux
+pour toute ma vie!!!
+
+Pendant quelques moments il fut dans une agitation que tenait
+du délire: il s'asseyait, se levait, appuyait sa tête contre
+le mur; tous ses mouvements tenaient de la fureur. Lindorf,
+cher Lindorf, disait Caroline, au nom du ciel, calmez-vous.
+Eh! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore?... -- Vous
+malheureuse! ô Caroline!... Alors l'attendrissement prenant le
+dessus, des larmes... oui, des larmes, tout amères qu'elles
+étaient, le soulagèrent un peu. Quelques moments après, il put
+se rapprocher d'elle.
+
+Caroline, lui dit-il d'un ton plus doux, expliquez-moi le donc
+ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet
+inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même,
+négliger à cet excès le plus grand des biens?
+
+Caroline, qui pouvait à peine parler, consolée cependant de la
+voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l'histoire
+de son mariage avec un seigneur de la cour qu'elle ne nomma
+point, voulant respecter le secret du comte; et, sans parler
+même de ce qui pouvait le désigner, elle dit seulement qu'une
+répugnance invincible pour un lien auquel elle s'était soumise
+par obéissance l'avait obligée à demander cette séparation, au
+moins pour quelque temps; qu'on la lui avait accordée sous la
+condition de garder le secret. "Je manque peut-être, dit-elle,
+à un de mes devoirs en le révélant; mais du moins je saurai
+remplir tous les autres, quelque pénibles qu'il soient à mon
+coeur. Adieu, Lindorf, séparons-nous; fuyez-moi pour toujours;
+oubliez, s'il est possible, l'infortunée Caroline. -- Que je
+vous fuie! que je vous oublie! reprit Lindorf, dont la
+physionomie s'était éclaircie pendant le court récit de
+Caroline: ah! jamais, jamais... Mes espérances se raniment, et
+j'ose encore entrevoir le bonheur. -- Que dites-vous, Lindorf?
+La douleur vous égare. -- Non, je puis encore être heureux, si
+vous daignez y consentir... O ma Caroline! écoute-moi: ton
+coeur m'est connu; tu t'en défendrais en vain. Il m'appartient
+ce coeur que j'a mérité par l'excès de mon amour; et mes droits
+sont bien plus sacrés que ceux d'un tyrannique époux, qui
+abusa de l'autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces
+liens abhorrés seront brisés; ils le seront, j'ose vous
+l'assurer. Le roi est juste; il m'aime, il m'entendra: et
+d'ailleurs, j'ai un moyen sûr, un appui. -- Malheureux Lindorf!
+interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique; le roi
+lui-même les a formés ces noeuds que rien ne peut rompre. Et quel
+appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein?
+-- Du comte de Walstein! reprit Lindorf. -- Son nom m'est
+échappé, dit Caroline; mais je compte sur votre discrétion.
+Jugez donc s'il vous reste le moindre espoir. -- Quoi! c'est
+lui qui.... -- Oui, le comte de Walstein est mon époux."
+
+Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne
+répondit pas un mot; il paraissait absolument absorbé dans ses
+pensées. Enfin, sortant tout à coup de cet état de stupeur:
+"Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je
+vais vous quitter; mais je reviendrai demain matin. Il est
+essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure,
+soyez ici dans ce pavillon. Je l'exige de votre amitié. Dites,
+puis-je y compter? y serez-vous demain matin à huit heures?
+vous trouverai-je ici? -- J'y serai, dit Caroline sans trop
+savoir ce qu'elle répondait. -- A demain donc," reprit Lindorf
+en faisant un pas pour se rapprocher d'elle; mais se reculant
+tout à coup, il prit son chapeau, et disparut.
+
+Qu'on juge de l'état où il laissa Caroline, de la confusion
+d'idées qui remplissaient sa tête et son coeur: celle de le
+revoir encore fut la première.
+
+Mais que pouvait-il avoir à lui confier, qu'il n'eût pu dire
+dans ce moment? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant
+d'instance, et même avec une sorte de solennité?
+
+Elle se repentait presque d'y avoir consenti; cependant
+aurait-elle pu le refuser? D'ailleurs, il était possible qu'il
+n'eût pas perdu l'idée de faire rompre son mariage. Il n'avait
+point dit qu'il y eût renoncé; il était donc essentiel de le
+revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui
+n'aboutiraient qu'à découvrir leur liaison, et rendre Caroline
+plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous.
+Elle pensa ensuite à l'embarras de cacher plus longtemps
+sa position à la chanoinesse. Qu'allait-elle penser de
+l'absence de son cher Lindorf? Et Caroline elle-même sentait
+que ce serait une consolation pour elle de pouvoir épancher sa
+douleur et verser des larmes dans le sein de cette indulgente
+et tendre amie. Mais on avait exigé d'elle une promesse si
+forte, si positive, et la punition dont elle était menacée lui
+paraissait si terrible, qu'elle n'osait confier son secret
+sans permission. C'était assez, c'était trop même d'en avoir
+instruit Lindorf; et son motif pouvait seul la justifier. Elle
+prit donc le parti d'écrire tout de suite à son père pour lui
+demander cette permission.
+
+"Il ne lui était plus possible, disait-elle, de dissimuler
+avec sa bonne maman, ni de lui cacher plus longtemps son
+mariage. L'ignorance où était celle-ci à cet égard l'exposait
+à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se
+trahir à chaque instant, elle demandait en grâce la permission
+d'avouer un secret qui coûtait trop à son coeur, et blessait la
+reconnaissance et l'amitié qu'elle devait à madame de Rindaw.
+Que pouvait-on craindre? La mauvaise santé de la baronne, son
+goût pour la retraite, répondaient de sa discrétion. A qui le
+dirait-elle, puisqu'elle ne voyait jamais personne?
+D'ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite
+et les persécutions qu'elle redoutait, décidée comme je le
+suis à ne point la quitter, à rester auprès d'elle autant
+qu'elle vivra, il m'est affreux de n'oser ouvrir mon coeur à
+celle qui m'a tenu lieu de mère.... Oui, mon père, il m'en
+coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d'une fille
+qui, si vous l'eussiez voulu, ne vous aurait jamais quitté,
+dont la vie aurait été consacrée à vous prouver sa tendresse;
+mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu'à mon
+tour j'use de la liberté que mon époux et mon roi m'ont
+donnée. _Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai_.
+Tel est l'arrêt qu'ils ont prononcé, et que je n'ai point
+oublié.... Je déclare donc que je le voudrai aussi longtemps
+que mon unique amie existera, et que mon coeur et ma raison se
+refuseront aux liens que j'ai formés, etc., etc."
+
+Caroline connaissait trop bien le despotisme de son père, pour
+croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait également
+l'épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois
+encore de s'adresser directement à lui, et de lui déclarer ses
+intentions futures avec cette fermeté qui lui avait déjà si
+bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette
+démarche, qui ne laissait pas de lui coûter infiniment, fût du
+moins décisive, et sentant qu'elle ne pouvait être excusée que
+par une répugnance invincible, elle prit sur elle de
+s'exprimer, non pas avec une dureté dont elle était incapable,
+mais d'une manière assez positive pour ne pas laisser au comte
+le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la
+permission d'avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour
+rester à Rindaw, elle ajoutait: "Ce n'est plus un enfant,
+monsieur le comte, qui cède à un caprice, à un effroi
+imaginaire; c'est après avoir fait et les réflexions les plus
+sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je
+sens l'impossibilité et de vous rendre heureux en vivant avec
+vous, et de l'être moi-même ailleurs que dans la retraite où
+je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes
+jours.
+
+"Je crois, monsieur le comte, qu'il vaut mieux vous avouer à
+présent mes sentiments, que de vous exposer à voir périr sous
+vos yeux une infortunée victime de l'obéissance. Ce spectacle
+n'est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu'elle peut,
+au contraire, jouir de la douce certitude d'avoir fait mon
+bonheur en m'accordant ce que je vous demande avec instance.
+
+"Je sens que ces liens, que mon coeur repousse malgré ma
+raison, doivent vous être aussi pesants, aussi pénibles qu'ils
+me le sont à moi-même... Ah! que ne puis-je, au prix de toute
+cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre
+votre liberté! Vous feriez sans doute le bonheur de toute
+autre femme; et moi peut-être... Nous ne sommes pas les
+maîtres d'écouter là-dessus le voeu de nos coeurs; mais vous
+l'êtes d'alléger autant qu'il est possible le poids de ces
+liens.
+
+"J'ose l'attendre et de votre générosité, et d'une
+indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que
+vous attachiez le moindre prix à vivre avec _Caroline_."
+
+Il est très-vrai qu'elle y croyait à cette indifférence. Elle
+s'était efforcée de se persuader qu'elle n'était pas plus
+aimée de son époux qu'elle ne l'aimait, et qu'il lui saurait
+gré de s'éloigner de lui. La facilité avec laquelle il
+consentit à se séparer d'elle, son silence absolu depuis ce
+temps, toute la conduite du comte de Walstein semblait
+confirmer cette idée, excusait Caroline à ses propres yeux, et
+doit l'excuser de cette lettre à ceux du lecteur. Elle était
+cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous
+pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna
+seul le courage de l'écrire dans ce premier moment de
+désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la
+cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit
+partir l'une pour Berlin, et l'autre pour Pétersbourg (1) [(1)
+Cette lettre ne trouva plus le comte à Pétersbourg; il était
+en route pour revenir à Berlin. O, la lui envoya, et l'on
+verra dans la suite à quelle époque il la reçut.]. Elle se
+sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu'elle
+pensa qu'elle aurait dans quelques jours la liberté de
+l'avouer; et l'idée qu'elle ne serait point obligée de revoir
+le comte lui fit supporter avec moins de peine celle de ne
+plus revoir Lindorf. C'est trop d'avoir le double tourment de
+renoncer à ce qu'on aime, et la crainte de vivre avec ce que
+l'on hait.
+
+Persuadée que sa fermeté la dispenserait de ce dernier
+malheur, elle se sentit la force de soutenir l'autre. Je ne le
+verrai plus, dit-elle; mais au moins je ne verrai personne, et
+je pourrai penser sans cesse à lui dans ces lieux qu'il m'a
+rendus si chers.
+
+Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de
+supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandait
+à chaque instant si elle ne croyait pas que M. de Lindorf
+viendrait ce jour-là, et qui s'étonnait beaucoup qu'il ne fût
+point arrivé de bonne heure comme il l'avait dit.
+
+Sans son mal d'yeux, qui empirait tous les jours, elle se
+serait aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du
+trouble de Caroline; mais elle ne vit rien, ne parla que de
+son cher baron, s'inquiéta de son absence, et se promit bien
+d'envoyer le lendemain savoir de ses nouvelles, s'il ne
+paraissait point ce jour-là. Enfin elle se retira dans son
+appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit
+comme la précédente.
+
+Dès qu'elle fut levée, elle courut au pavillon. L'heure du
+rendez-vous était passée, et Lindorf n'arrivait point. Elle
+attendit une demi-heure, qui lui parut un siècle, et pendant
+laquelle elle ouvrit et referma dix fois la petite porte et la
+croisée qui donnaient sur le chemin. Elle allait sans cesse de
+l'une à l'autre, regardait du côté par où Lindorf devait
+venir, aussi loin que sa vue pouvait aller.
+
+Enfin elle l'aperçut, et son émotion fut si vive, qu'elle fut
+forcée de s'asseoir, et qu'elle ne put le saluer, lorsqu'il
+entra, que par une inclination de tête. Sa pâleur extrême, son
+abattement la frappèrent. Il s'avançait en tremblant et sans
+prononcer un seul mot. Quand il fut près d'elle, il mit un
+genou en terre, et, lui présentant un gros paquet cacheté et
+une boîte à portrait: "Recevez ceci, dit-il d'une voix basse
+et altérée, de la part d'un ami. Adieu, Caroline, adieu; soyez
+heureuse." Et lui ayant baisé deux fois la main avec passion
+et respect, il se releva, mit son mouchoir sur ses yeux, et
+sortit du pavillon.
+
+Sans le paquet et la boîte qui étaient là sur ses genoux,
+Caroline aurait cru que cette apparition subite était un
+songe, une illusion. Elle suivit Lindorf des yeux avec un
+étonnement stupide. Dès qu'elle ne le vit plus, ses bras
+s'étendirent d'eux-mêmes vers la porte. O Lindorf, Lindorf!
+s'écria-t-elle. Mais Lindorf n'y était plus, il ne l'entendait
+plus.
+
+Elle se lève avec transport, laisse tomber ce qu'il lui a
+remis, court à la croisée, et le voit encore qui s'éloigne
+avec rapidité. Bientôt elle l'a perdu de vue: alors ses larmes
+coulent en abondance, et préviennent peut-être un
+évanouissement. Pendant longtemps elle se livre au plus
+violent désespoir. C'en est fait, je ne le reverrai plus; il
+est perdu pour moi... Et les sanglots coupaient sa voix,
+arrêtaient sa respiration; et ses larmes recommençaient avec
+plus de violence. Enfin ses yeux se portèrent sur le paquet et
+la boîte qu'il lui avait laissés, et qui étaient à terre
+devant elle. Sans doute elle y trouverait quelques
+éclaircissements sur cet adieu si singulier. Elle relève
+d'abord la boîte: C'est son image que je vais voir, pensait-elle
+en cherchant à l'ouvrir. Cher Lindorf! en ai-je besoin
+pour me rappeler tes traits? C'était cependant une consolation
+dont elle sentait tout le prix. Elle ouvre: quelle est sa
+surprise!.... C'est bien l'uniforme de Lindorf, c'est bien un
+capitaine aux gardes, mais ce n'est point celui qu'elle aime;
+c'est bien un très-bel homme, mais entièrement différent de
+Lindorf, et qui lui est inconnu. Elle referme promptement la
+boîte, la jette sur la table avec colère, et court au papier:
+Voyons, dit-elle, si cet homme inconcevable m'expliquera ce
+mystère. De qui donc est ce portrait? et qu'est-ce qu'il veut
+que j'en fasse? Elle décachette le paquet: il renfermait
+beaucoup de papiers de l'écriture de Lindorf, et des lettres
+ouvertes d'une autre main. Caroline était si saisie, qu'elle
+ne comprenait d'abord à ce qu'elle lisait; cependant elle
+rassembla toutes ses idées, s'assit auprès d'une fenêtre, prit
+les papiers écrits par Lindorf, et commença sa lecture.
+
+1ER CAHIER DE LINDORF.
+
+Du château de Risberg, neuf heures du matin (1) [(1) Il était
+daté de la veille, après l'avoir quittée.]
+
+
+"Le général de Walstein, père de l'ambassadeur, ayant, dans sa
+jeunesse, fait un voyage en Angleterre, vit lady Mathilde
+Seymour. Il l'aima, lui plut, demanda sa main, l'obtint, la
+ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des
+femmes. Deux enfants seulement furent le fuit de cette union.
+Ils eurent d'abord un fils qui remplit tous leurs voeux (c'est
+le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui
+s'éteindrait avec lui), et douze ans après une fille, dont la
+naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère.
+
+"Le général fut au désespoir. Il avait adoré son épouse; il
+demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara
+qu'il ne formerait point de nouveaux liens, et qu'il
+consacrerait le reste de ses jours au service de son prince,
+de sa patrie, et à l'éducation de ses enfants. Sa fille, à
+laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de
+la soeur du général qui avait épousé le baron de Zastrow,
+gentilhomme saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte
+qu'elle fut également sous les yeux de son père.
+
+"Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l'honneur et
+de la vertu, annonçait dès son enfance tout ce qu'il devait
+être un jour. Il donnait à ce tendre père les espérances les
+plus flatteuses, et lui promettait la plus douce récompense de
+ses soins.
+
+"Hélas! il n'en jouit pas longtemps. La guerre était allumée
+entre l'Autriche et la Prusse. Le général, commandant une
+partie de notre armée victorieuse, s'était signalé dans
+plusieurs occasions. Le roi le distinguait déjà comme un de
+ses meilleurs officiers, lorsqu'il eut le bonheur de pouvoir
+prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui
+sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz (1) [(1) Fait
+historique.].
+
+"Le roi, n'écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se
+trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques
+hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure
+qui l'empêchait d'avancer, il risquait d'être pris ou tué,
+lorsque le général de Walstein s'en aperçut. Suivi seulement
+de son fils, âgé de seize ans, qui faisait sa première
+campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite
+entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de
+donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite
+ceux qui le poursuivent, et reçoit lui-même le coup mortel
+destiné sans doute au monarque.
+
+"Son fils et quelques officiers, du nombre desquels était mon
+père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le
+roi consterné les suivit. Les chirurgiens, ayant examiné sa
+blessure, prononcèrent qu'il n'avait plus que quelques
+instants à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se
+livrait au plus vif désespoir, et ne cessait de répéter: O mon
+père! pourquoi n'est-ce pas moi qu'ils ont tué?
+
+"Le général rassembla le peu de forces qui lui restaient, pour
+le consoler et pour le recommander au roi. Sire, lui dit-il,
+je vous le remets; il a partagé mes périls et ma gloire, et il
+saura comme moi vivre et mourir pour vous; vous lui servirez
+de père: ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui.
+
+"Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté; enviez ma mort
+glorieuse au lieu de la pleurer, et méritez, par votre
+courage, l'auguste père auquel je vous confie.
+
+"Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et
+touché, en serrant dans ses bras le jeune comte; je
+n'oublierai jamais que c'est pour moi qu'il a perdu le sien et
+que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et
+mon ami; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment
+une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa
+jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je
+répandrai sur lui.
+
+"Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et
+n'entendit peut-être pas ce que le roi disait. Une expression
+de reconnaissance et de joie se peignit encore sur le visage
+du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des
+ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l'autre à son
+fils, et faisant encore un effort, il dit à ce dernier: Mon
+fils... votre soeur... ma chère petite Matilde... c'est à vous
+que je confie le soin de son bonheur... Pauvre enfant!... Mais
+vous lui resterez... vous remplacerez... -- Il ne put achever.
+Le comte voulut lui répondre, les sanglots étouffèrent sa
+voix; mais l'ardeur avec laquelle il baisa la main du général
+valait bien tout ce qu'il aurait pu lui dire. Cette main était
+déjà glacée; et l'instant après il rendit le dernier soupir
+dans les bras de mon père, qui le soutenait, en lui disant: Et
+vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfants... O mon roi,
+mon fils, mon ami, ne me regrettez pas! je meurs le plus
+heureux des sujets et des pères.
+
+"Peut-être, madame, que ces intéressants détails ne vous sont
+point inconnus; mais dans ce cas-là, j'ai cru pouvoir au moins
+vous les retracer: cependant j'ai lieu de présumer que vous
+les avez ignorés. Ils auraient sans doute fait sur votre âme
+la même impression qu'ils faisaient sur la mienne, quand mon
+père, témoin de cette scène touchante, se plaisait à me la
+raconter. Oh! comme elle enflammait mon coeur! comme elle
+excitait en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros,
+qui dans un âge aussi tendre avait déjà sauvé la vie à son
+roi, et su montrer à la fois tant de courage et de
+sensibilité! Avec quelle ardeur je désirais de le connaître,
+m'attacher à lui, s'il m'était possible! Combien je sollicitai
+mon père, ou de me mener à Berlin, ou d'obtenir du roi que le
+comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous!
+
+"La mauvaise santé de mon père l'avait obligé de quitter le
+service peu d'années après la mort du général, et depuis ce
+temps il s'était absolument fixé dans une terre au fond de la
+Silésie.
+
+"Plusieurs années s'écoulèrent sans que le désir que j'avais
+de voir le comte pût être satisfaite. J'étais trop jeune
+encore pour paraître à la cour. Ensuite mes études
+commencèrent; on ne voulut pas les interrompre, et mon père,
+malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvait obtenir du
+roi qu'il se séparât de son fils adoptif, auquel il
+s'attachait tous les jours davantage.
+
+"Jamais peut-être on n'avait joui d'un tel degré de faveur;
+mais jamais aussi il n'en fut de plus méritée. Loin de s'en
+prévaloir, le jeune comte ne se servait de son ascendant sur
+l'esprit de son maître que pour faire des heureux: aussi, loin
+d'être envié, il était adoré, et le nom de Walstein ne se
+prononçait point sans attendrissement et sans éloges. Tous les
+pères le proposaient pour modèle à leurs fils; toutes les
+mères faisaient des voeux pour qu'il devînt l'époux de leurs
+filles; mais peu osaient s'en flatter. Le monarque annonçait
+qu'il voulait le marier lui-même, et sans doute la plus
+aimable des femmes lui était destinée... O Caroline!...
+Caroline!... Mais ai-je le droit de murmurer? Non, vous deviez
+appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses
+vertus, et le comte de Walstein pouvait seul vous mériter.
+
+"Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connaître
+arriva. Au retour d'une campagne fatigante, le jeune comte,
+ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le
+roi de lui permettre de passer le reste de l'été à Ronnebourg
+(c'est la terre que mon père habitait). Il n'était pas au
+pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser; il l'obtint,
+quoique avec peine. J'appris cette nouvelle avec transport. Il
+arriva; et je vis que la renommée, loin d'avoir exagéré, était
+bien au-dessous de la réalité.
+
+"Le comte, dans la fleur de l'âge (il avait alors vingt-quatre
+ans), joignait à la figure la plus noble les traits les plus
+réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux
+surtout étaient le miroir de son âme. Ils peignaient à la fois
+sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d'un trait de
+vertu ou de courage, ils s'animaient et brillaient comme
+l'éclair. Il était fort grand, très-bien proportionné, avait
+assez d'embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre
+surprise, Caroline... Oui, tel était alors votre époux; tel il
+serait encore, si... O Caroline, j'implore votre pitié!...
+Dans quels affreux détails je vais entrer! quel terrible aveu
+je dois vous faire! Peut-être dans quelques moments serai-je
+odieux à celle... Mais non, non, l'âme sensible de Caroline
+s'attendrira sur mon sort; elle saura me pardonner et me
+plaindre... Ah! quels que soient mes torts, je suis assez
+puni."
+
+En cet endroit, les larmes qui offusquaient les yeux de
+Caroline l'obligèrent à discontinuer. Le cahier s'échappa de
+ses mains; ses regards se portèrent d'eux-mêmes sur la boîte à
+portrait. Elle comprit de qui il pouvait être, étendit le bras
+pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la
+toucher. Son coeur palpitait avec force; toutes ses idées
+étaient confuses; elle eut besoin de les rappeler, et de se
+recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle
+soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur
+cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et
+continua avec une émotion qui s'augmentait à chaque ligne.
+
+"J'étais dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à
+Ronnebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos
+positions, il me prévint par les offres et l'assurance d'une
+amitié dont je fus d'autant plus flatté, que j'avais
+précisément alors le plus grand besoin d'un ami. Mon coeur
+brûlait de s'épancher avec quelqu'un qui pût me comprendre.
+J'aimais avec fureur... Mais non, non, je n'aimais pas; ce
+serait profaner ce mot, et j'ai trop appris depuis à connaître
+le véritable amour, pour le confondre avec ce que j'éprouvais.
+
+"Je désirais avec passion, avec égarement, une jeune fille née
+dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits
+auraient mérité un trône... O Caroline!... pardonnez si j'ose
+vous parler de l'objet de cette passion insensée, et entrer
+dans des détails qui doivent peu vous intéresser; mais j'ai
+besoin d'excuses pour les excès où l'amour va m'entraîner, et
+je n'en puis trouver que dans les charmes de celle qui me
+l'inspirait. Oui, Caroline, Louise était belle; elle l'était
+sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et
+vous le dire."
+
+Ici Caroline eut une espèce d'étouffement ou de serrement de
+coeur qui l'empêcha de respirer. Elle se pencha sur son siége,
+eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle
+continua sa lecture.
+
+"Mon intention, en commençant, était d'extraire du manuscrit
+que je joins ici, ce qui regardait directement le comte de
+Walstein et pouvait vous apprendre à le connaître. L'état
+actuel de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps
+que j'ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrais
+d'ailleurs d'affaiblir la vérité en retranchant la moindre
+chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point
+je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc
+cet écrit tel qu'il fut tracé dans le temps même avec l'unique
+but de graver dans ma mémoire et mes remords et le souvenir de
+mon crime. J'étais loin de prévoir qu'il pût servir un jour à
+le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation... O
+Caroline... Caroline!... il est donc vrai que vous allez avoir
+le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je
+vais détruire ces sentiments qui m'avaient fait oublier
+combine j'en étais peu digne! Le seul titre d'ami de Caroline
+me rendait fier de mon existence, anéantissait pour moi le
+passé. L'ai-je donc perdu sans retour ce titre si cher, si
+précieux?... Non, non, je vais au contraire commencer à le
+mériter, en vous faisant connaître le seul mortel digne de
+vous. Lisez ce cahier."
+
+
+(Tout ce qui précède était écrit sur une grande feuille à part
+qui enveloppait un cahier daté _du château de Ronnebourg_, et
+antérieur de cinq années. Caroline le prit, et lut ce qui
+suit.)
+
+_Ecrit au château de Ronnebourg, dans la chambre du comte de
+Walstein_.
+
+Août 17...
+
+"Louise était fille d'un ancien sergent du régiment de mon
+père, et d'une femme de chambre de ma mère. Ils vivaient, à un
+quart de lieue au plus de Ronnebourg, dans une petite ferme
+que mes parents leur avaient donnée pour récompense de leurs
+services. Pendant mon enfance, j'étais continuellement chez
+eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m'avait
+nourri, et qui m'aimait comme son propre fils. Fritz, mon
+frère de lait, était mon intime ami; Louise, plus jeune de
+quelques années, était bien plus encore pour moi. Je ne
+pouvais me séparer d'elle un instant, ni quitter la ferme du
+bon Johanes.
+
+"Il fallut m'éloigner cependant de cette famille qui m'était
+si chère; et lorsqu'on m'envoya dans une université, je versai
+autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et
+surtout de ma chère petite Louise, qu'en quittant la maison
+paternelle.
+
+"J'obtins la permission d'emmener Fritz avec moi, et de me
+l'attacher pour toujours. J'ignorais alors que ce garçon avait
+l'âme aussi vile, aussi basse que ses parents l'avaient
+honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s'était point
+encore développé. Je le voyais actif, intelligent, fidèle,
+zélé pour mon service et pour mes intérêts. Il était fils de
+ma nourrice, frère de Louise; que de titres pour l'aimer et
+lui accorder toute ma confiance! Aussi fut-il plutôt avec moi
+sur le pied d'un ami que sur celui d'un domestique.
+
+"Quelques années de séjour à Erlang affaiblirent beaucoup le
+souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon
+enfance. Ils se renouvelaient cependant quelquefois par les
+lettres que Fritz recevait de sa soeur et qu'il me montrait. Il
+y avait toujours un petit article si tendre pour son jeune
+maître; elle lui recommandait si fort de l'aimer, de le bien
+servir; elle lui demandait avec tant d'empressement de mes
+nouvelles, que j'étais attendri en les lisant, et que
+j'éprouvais une véritable impatience de revoir celle qui les
+écrivait.
+
+"Fritz en reçut une qui lui apprenait la mort de leur mère, ma
+bonne et chère Christine. Louise était désespérée. Elle
+peignait sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que
+le coeur le plus dur en aurait été touché. Je pleurai
+sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m'avait prodigué
+les soins les plus tendres; je la pleurai plus que Fritz, et
+je fus moins vite consolé. Je me suis rappelé, depuis, qu'un
+jour que je lui parlais de mes regrets sur la mort de sa mère,
+il lui échappa de me dire: Vous pourrez voir Louise bien plus
+librement.
+
+"Si j'avais eu plus d'âge et d'expérience, ce seul mot
+m'aurait dévoilé son odieux caractère; mais j'avais encore
+cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le
+mal, et je n'y fis alors aucune attention.
+
+"Peu de temps après, je fus rappelé dans ma famille. Je revins
+à Ronnebourg quelques mois avant l'arrivée du comte, et dès le
+lendemain je courus à la ferme de Johanes, accompagné de
+Fritz. Grand Dieu! que devins-je en revoyant Louise! quel
+changement inouï quelques années avaient apporté à sa figure!
+quelle l'impression elle me fit! Jamais je n'avais rien vu
+d'aussi beau. Elle était en deuil. Son corset noir marquait sa
+taille charmante, et faisait ressortir sa blancheur; l'émotion
+et le plaisir animaient son teint des plus belles couleurs, et
+ses grands yeux bruns de l'expression la plus vive et la plus
+touchante; ses cheveux noirs comme le ruban qui les nouait,
+rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevaient
+toute la fraîcheur et tout l'éclat de la jeunesse. A peine
+l'eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu'elle
+produisit sur moi l'effet le plus prompt et le plus terrible.
+
+"En allant à la ferme, j'avais résolu, pour m'amuser, de
+laisser deviner à Louise lequel des deux était son frère, et
+pour cela je m'étais mis à peu près comme lui; mais mon
+extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt.
+Fritz riait, et voyait avec joie l'impression que sa soeur
+faisait sur moi.
+
+"Elle était accourue les bras ouverts et le plaisir dans les
+yeux; mais tout à coup elle s'arrêta devant moi, me fit une
+révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se
+jetant au cou de son frère, elle fondit en larmes. J'étais
+tout aussi ému qu'elle: le vieux Johanes vint ajouter encore à
+mon émotion; il me reçut avec tendresse et respect. Nous
+entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort,
+de ses regrets, de tout ce qu'elle avait dit sur Fritz et sur
+moi. Je voulais répondre, et je ne pouvais que regarder Louise
+et pleurer avec elle.
+
+"Johanes me parla ensuite de ses enfants. Il me demanda si
+j'étais content de son fils... Louise est une bonne fille, me
+dit-il: elle a soin de moi et de mon ménage; elle remplace sa
+mère aussi bien qu'elle le peut. Tant qu'elle sera sage, et
+que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et
+heureux, jusqu'à ce que j'aille à mon tour rejoindre me chère
+Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à monsieur le
+baron, pour avoir soin de ma petite famille. N'est-ce pas, mes
+enfants, vous consolerez votre vieux père?
+
+"Louise se précipite à ses pieds, dans ses bras. Fritz
+s'approche aussi; mais il me parut faiblement touché, ou
+plutôt je ne voyais que Louise, la belle et sensible Louise.
+J'aurais voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le
+nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai
+contre mes lèvres: le père de Louise était alors pour moi
+l'être le plus respectable. Il était temps que cette scène
+touchante finît; mon coeur ne pouvait plus suffire à tout ce
+qu'il éprouvait. Je sortis de la ferme, emportant dans ce coeur
+éperdu d'amour l'image de Louise: Fritz s'en aperçut
+facilement; c'était tout ce qu'il désirait. Une liaison entre
+sa soeur et moi l'assurait de ma faveur et de sa fortune;
+peut-être même allait-il plus loin encore, et se flattait-il de
+devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile,
+intéressée, comptait pour rien le déshonneur de sa famille ou
+de la mienne, pourvu qu'il y trouvât son compte. Il fit donc
+son possible pour attiser le feu dont j'étais dévoré, et n'y
+réussit que trop aisément.
+
+"N'est-il pas vrai, monsieur, me disait-il, que Louise est
+devenue bien jolie? Quel dommage si quelque malheureux manant
+possédait tant de charmes! Tenez, je crois que j'aimerais
+mieux la voir maîtresse d'un brave seigneur comme vous, que la
+femme d'un rustre qui ne sentirait pas ce qu'elle vaut.
+
+"Ce propos et d'autres semblables ne me révoltèrent pas comme
+ils l'auraient fait sans doute avant que j'eusse vu Louise. La
+seule idée de la posséder, n'importe à quel titre, me
+transportait. J'avalais chaque jour, à longs traits, le poison
+qui corrompait mon faible coeur; il ne s'en passait point que
+je n'allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et
+toujours j'y étais bien reçu et par Johanes et par sa fille
+lorsqu'ils étaient ensemble. Dès que j'arrivais, Louise
+courait à la laiterie; elle m'apportait elle-même un grand
+vase rempli de lait; elle y coupait du pain bis; elle en
+mangeait quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontait ses
+anciennes campagnes en vidant sa bouteille de bière: je
+feignais de l'écouter, tandis que je dévorais sa fille des
+yeux; et je sortais toujours plus passionné.
+
+"Si je la trouvais seule, ces attentions si touchantes, cet
+air de plaisir et d'amitié, faisaient place à l'embarras le
+plus marqué. Elle commençait des phrases qu'elle n'achevait
+pas; elle avait quelquefois l'air ému, attendri. Alors je ne
+me possédais plus, je m'approchais d'elle avec transport, je
+hasardais de petites libertés, je lui rappelais les jeux de
+notre enfance: mais elle me repoussait avec un ton si ferme,
+si sérieux, si décidé, qu'elle m'imposait malgré moi, et que
+je n'osais aller plus loin.
+
+"De retour chez moi, je me plaignais à Fritz de la réserve de
+sa soeur; je le conjurais de la voir, de lui parler en ma
+faveur, de l'engager à me montrer plus d'amitié, de confiance.
+Il riait. Il m'assurait que j'étais aimé, passionnément aimé;
+qu'il le savait bien, et que l'embarras même de Louise dans
+nos tête-à-tête en était la preuve. Mais ces jeunes filles,
+disait-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de
+céder, veulent au moins avoir une excuse.
+
+"Enhardi par cette espérance, je revolais à la ferme: si
+Johanes y était, on me recevait avec toutes sortes de grâces;
+s'il n'y était pas, je retrouvais le même embarras; et si je
+devenais pressant, la même résistance. Cette conduite me
+désespérait; et mon amour en augmentait au point qu'il ne
+connaissait plus de bornes.
+
+"J'étais dans cet état de trouble et d'effervescence quand le
+comte vint à Ronnebourg. Je ne voyais plus que Louise; je
+n'existais plus que pour elle: la posséder ou mourir était le
+cri continuel de mon coeur. Il ne fallut pas moins que la
+réputation de sagesse que le comte s'était acquise, pour
+m'empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l'aveu de ma
+passion. Je redoutais d'abord son excessive raison; mais il
+savait si bien cacher une supériorité qu'il avait l'air
+d'ignorer lui-même; son âme, en même temps qu'elle était
+grande et forte, était si douce et si sensible; il joignait
+avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité
+de l'âge mûr, que celle-ci paraissait à peine, et finit par ne
+plus m'effrayer. J'osai compter sur son indulgence; et un jour
+qu'en me promenant avec lui il me raillait sur mon air
+absorbé, rêveur, j'osai lui en dévoiler la cause et lui ouvrir
+mon coeur. Je n'omis aucun détail; j'y mis sans doute la
+chaleur et le feu dont j'étais pénétré. Il me parut que
+Walstein m'écoutait avec beaucoup d'émotion et d'intérêt.
+Quand j'eus fini il me serra dans ses bras: O mon jeune et
+sensible ami! me dit-il, que de chagrins vous vous préparez!
+Il allait ajouter quelques conseils, je l'interrompis: Cher
+comte! ce ne sont pas des conseils que je vous demande, c'est
+de la pitié, c'est de l'indulgence; c'est de consentir à voir
+ma Louise, et d'attendre pour me juger que vous l'ayez vue. Et
+en disant cela, je l'entraînai du côté de la ferme.
+
+"Louise était seule et fort triste; il me parut même qu'elle
+avait pleuré, mais elle n'en était que plus intéressante. A
+notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son
+beau visage d'une rougeur modeste; sa timidité, son embarras
+ajoutaient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous
+reçut aussi bien qu'il fut possible. J'observai qu'elle
+regardait souvent le comte, et qu'il lui échappait des soupirs
+qu'elle s'efforçait d'étouffer: lui la suivait des yeux avec
+étonnement, et les jetait ensuite sur moi avec une expression
+de douleur.
+
+"Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise
+cultivait, il y avait aussi quelques fleurs. Elle nous
+cueillit à chacun un oeillet. Je ne pus m'empêcher de remarquer
+qu'elle donna le plus beau à mon ami; mais ce n'était sans
+doute qu'une politesse, et je ne pouvais pas être jaloux du
+comte, qu'elle voyait pour la première fois. J'étais plutôt
+charmé qu'elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir
+en sa faveur. Je voyais que rien n'échappait à Walstein,
+l'arrangement du petit jardin, la propreté du ménage: il eut
+l'air de tout voir, de tout sentir.
+
+"Nous sortîmes, et nous rencontrâmes à quelques pas Johanes,
+qui revenait des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe
+blanche frappèrent le comte. C'est le père de Louise, lui dis-je.
+Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens
+accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchais
+à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regards ardents
+cherchaient à pénétrer sa pensée; il gardait aussi le silence;
+enfin je le rompais le premier...
+
+"Eh bien! mon cher comte, suis-je donc si coupable d'adorer
+Louise? -- Non, non, me répondit-il, vous n'êtes encore que
+malheureux, je le vois; vous deviez l'aimer, l'idolâtrer...
+Et, m'embrassant avec tendresse: Non, vous n'êtes pas
+coupable; mais un jour de plus, et peut-être vous le
+deviendrez. Fuyez, mon cher Lindorf, fuyez cette fille
+dangereuse; il ne vous reste d'autre ressource. Si l'amitié la
+plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la
+mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas; je vous mènerai à
+Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit
+loin d'ici. -- La fuir! m'éloigner d'elle! vivre sans Louise!
+non, jamais, jamais. -- Eh, grand Dieu! que prétendez-vous? me
+dit-il vivement; quel peut être votre espoir, en vous livrant
+à cette passion? L'épouser? Pensez à vos parents que vous
+plongeriez dans le tombeau. La séduire? Je n'imagine pas que
+vous en ayez la détestable idée. Louise est l'image de la
+vertu, de l'honnêteté; et ce respectable vieillard, qui vous
+estime, qui vous aime, qui vous reçoit chez lui, trahiriez-vous
+sa confiance pour lui ravir ce qu'il a de plus cher au
+monde? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité.
+Il écoutera la voix de l'honneur, de la raison, de la
+véritable amitié; et s'il verse des larmes, ce ne sera pas du
+moins le remords déchirant qui les fera couler...
+
+"Les regards, la voix du comte, avaient une expression que je
+ne puis rendre, et qui pénétra jusqu'au fond de mon coeur. Il
+me semblait que c'était un dieu, une intelligence suprême
+descendue du ciel pour m'éclairer. Tout ce que je venais
+d'entendre était si différent de ce que me disait Fritz tous
+les jours; je m'étais si peu accoutumé à envisager ma passion
+sous un point de vue aussi criminel, que je fus absolument
+atterré; je n'eus pas la force de répondre un mot. Le comte
+qui m'observait, voyant ce qui se passait dans mon âme, prit
+ma main, et la serrant dans les siennes: Je vois, me dit-il,
+que ce que je vous dis fait impression sur vous et que la
+vertu va reprendre son empire. Venez, mon ami; allons demander
+à votre père la permission de faire un petit voyage; nous
+partirons dès demain. -- Demain! m'écriai-je avec transport;
+partir demain! m'éloigner d'elle! ne pas la revoir! ignorer si
+je suis aimé, si je la retrouverai! Non, Walstein, non, ne
+l'espérez pas; je ne le puis; ce serait m'ôter la vie. Alors
+appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes
+brûlantes, j'ajoutai: Oui, sans doute, vos discours m'ont
+frappé, et j'en ai senti toute la force. Que n'avais-je un ami
+comme vous dans les commencements de cette fatale passion! A
+présent il est trop tard. C'est un feu qui me brûle, qui me
+dévore. Je le sens trop, il n'y a plus pour moi que Louise ou
+la mort. Cependant vous le voulez, j'essayerai de suivre en
+partie vos conseils, d'être quelques jours sans la revoir,
+sans aller à la ferme; mais au moins que je sente que je suis
+près d'elle. O mon cher comte! je suis un malade à qui il faut
+des ménagements, et qu'un remède trop violent tuerait sur-le-champ.
+
+"Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me
+consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai
+de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans
+doute m'amener par degrés à consentir à une plus longue
+absence.
+
+"Dès le soir, je dis que je n'étais pas bien. Je voulais
+m'imposer l'obligation de rester dans ma chambre. Je sentais
+que si j'en étais sorti, mes pas se seraient portés d'eux-mêmes
+chez Louise. Une feinte maladie m'en ôtait la liberté;
+mais elle n'était pas feinte depuis plusieurs jours. J'étais
+consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes
+passion. Je ne dormais plus; je mangeais à peine. Mon
+changement excessif alarmait mes parents; mais je leur assurai
+que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiraient
+pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à
+ma fermeté, me quittait peu. Tant qu'il était auprès de moi,
+il animait mon courage, il soutenait ma raison, et je sentais
+moins le tourment de ma passion; mais dès qu'il s'éloignait,
+elle reprenait tout son empire, et Fritz y ajoutait de
+nouvelles forces.
+
+"Il s'était bien aperçu, par quelques mots qu'il avait
+entendus et par ceux qui m'échappaient à moi-même, que le
+comte combattait mon amour. Il en travaillait avec plus
+d'ardeur à l'exciter, et il ne fallait pas pour cela de grands
+efforts. Dès que j'étais seul avec lui, je ne pouvais
+m'empêcher de lui parler de sa soeur. Il m'assurait quelle
+gémissait de mon absence, et de me savoir malade; que depuis
+quatre jours qu'elle ne m'avait vu, elle ne faisait que
+pleurer. Cette pauvre fille vous ferait pitié, monsieur le
+baron; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son
+coeur. Pour moi, je crains qu'elle n'en meure. Je suis toujours
+à la rassurer, à lui dire qu'elle n'est pas la première
+paysanne qui ait aimé un grand seigneur; qu'elle serait trop
+heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que
+certainement vous ne l'abandonneriez jamais.
+
+"Ces conversations, souvent répétées, enflammaient mon
+imagination et mon coeur, affaiblissaient ma résolution. Enfin
+un soir, c'était le cinquième ou le sixième jour de ma
+retraite, le comte m'ayant quitté pour aller à la chasse, et
+Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure,
+je ne pus y résister. Je m'échappe comme un enfant que son
+Mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant
+bien être de retour avant l'arrivée du comte.
+
+"Johanes était aux champs, et Louise seule à la maison, son
+rouet devant elle. Elle ne filait pas, cependant; sa tête
+était appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses
+yeux. Elle ne me vit point d'abord, mais, au bruit que je fis
+en fermant la porte, elle leva les yeux, et fit un cri. Eh!
+mon Dieu! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment!
+c'est vous! On disait que vous étiez si malade! je suis bien
+aise de voir que... Je ne lui laissai pas le temps d'achever.
+L'intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur,
+ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet
+amour dont Fritz me parlait sans cesse.
+
+"Enchanté, transporté et de la revoir et de la trouver
+sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je
+lui dis; ma tête n'y était plus, et je m'exprimais avec tant
+de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée; mais elle
+ne pouvait ni m'arrêter ni m'échapper. Je m'étais saisi de ses
+deux mains, que je tenais avec force et que je couvrais de
+baisers, lorsque la porte s'ouvre, et le comte paraît.
+
+"Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La
+surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita
+bien vite pour sortir précipitamment. Je m'étais relevé; mais
+je n'osais regarder mon ami. -- Vous ici, Lindorf! me dit-il
+enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous
+retrouve aux pieds de Louise! -- Ce n'est donc pas moi que vous
+y veniez chercher? répliquai-je avec un étonnement plus grand
+encore que le sien. Je ne sais ce qui se passait alors dans
+mon âme. Je n'avais pas de soupçon, non, je n'en avais pas;
+cependant je ne savais comment expliquer son arrivée
+inattendue à la ferme.
+
+"J'avais pensé d'abord que ne m'ayant pas trouvé chez moi, il
+m'avait soupçonné là; mais la surprise qu'il n'avait pu cacher
+détruisait cette idée. -- Non, me dit-il en se remettant, ce
+n'était pas vous que je cherchais ici; j'avais à parler à
+Johanes. Je vous expliquerai... et, me prenant sous le bras, il
+m'emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes
+dehors, il me raconta que son sergent recrutait au village
+prochain, qu'il venait de lui parler, et qu'ayant engagé
+plusieurs hommes que le vieux Johanes devait connaître, il
+était entré en passant pour lui demander des renseignements.
+
+"Cela me parut plausible, et détruisit l'espèce d'inquiétude
+vague que j'avais malgré moi. -- A présent, me dit le comte,
+permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez
+là, ce que vous disiez à Louise dans une attitude aussi
+pressante et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m'avez
+accordé votre confiance; je croirais la trahir indignement, si
+je ne cherchais pas à vous sauver du plus grand des dangers.
+Vous m'aviez promis d'être huit ou dix jours sans voir Louise.
+Quel était le but de cette visite que vous m'avez cachée? -- De
+me convaincre que j'étais aimé, et dans ce cas là... -- Eh
+bien?... -- Et bien! dans ce cas-là. de tout sacrifier à
+Louise, de renoncer à tout pour elle: famille, patrie,
+fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au
+bout de monde, s'il le faut. Je lui ai offert, à son choix, un
+mariage secret, ou un enlèvement; et je suis décidé à l'un ou
+à l'autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de
+m'assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur
+sa discrétion. -- Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y
+consent-elle? -- Elle ne m'a pas répondu, vous êtes entré; mais
+elle s'attendrissait. J'ai vu couler ses larmes; et d'ailleurs
+je suis assuré d'être aimé. -- Vous pourriez vous tromper, me
+dit le comte; je crois savoir plus sûrement encore que Louise
+aime ailleurs. -- Elle aime ailleurs? répétai-je avec fureur;
+si je le croyais!... Mais non, Louise est l'innocence même;
+elle ne sort jamais de chez elle; elle ne voit que son père,
+son frère et moi. -- Et un jeune paysan du village, reprit le
+comte, qu'on nomme Justin, je crois. On assure que Louise et
+lui s'aiment depuis trois ans, et que Johanes ne veut point
+consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre; mais s'il
+est vrai qu'il soit aimé....
+
+"Je ne pouvais plus rien entendre; mon sang bouillonnait dans
+mes veines; la jalousie et toutes ses fureurs pénétraient mon
+âme. J'interrompis le comte en l'arrêtant par le bras, et,
+fixant sur lui des yeux égarés: Puis-je savoir, comte, de qui
+vous tenez ces informations? Il me paraît bien étonnant... Ma
+physionomie était si renversée, et le son de ma voix si altéré
+en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé.
+
+"Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m'embrassant, cher
+Lindorf, calmez-vous, remettez-vous: il se peut que l'on m'ait
+trompé. Je m'en informerai, je le saurai, je vous le promets.
+Avant qu'il soit peu, je vous apprendrai de qui je tiens ces
+détails, et s'ils sont fondés. O mon ami! ajouta-t-il avec le
+ton le plus pénétré, vous déchirez mon coeur: il n'est rien que
+je ne fasse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. -- Au
+bonheur! dis-je à demi-voix, il n'y en aura jamais pour moi
+sans Louise.
+
+"Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et
+tendre, m'avaient un peu remis: je pensai qu'en effet il était
+mal informé. Je connaissais ce Justin, et jamais je n'avais eu
+sur lui le moindre soupçon. C'était un pauvre orphelin, dont
+le seul avantage était une assez jolie figure cachée sous des
+haillons grossiers, qui attestaient son extrême pauvreté.
+Elevé par charité dans la paroisse, on lui avait confié la
+garde de tous les troupeaux. J'avais entendu parler souvent de
+la dextérité, de l'honnêteté, du zèle et même du courage avec
+lesquels il remplissait son petit emploi. Tous les animaux
+prospéraient par ses soins: il savait les guérir de la plupart
+de leurs maladies; il savait aussi les défendre, et il avait
+déjà tué deux loups qui avaient attaqué son troupeau. On
+vantait encore ses talents. Il faisait de jolis ouvrages en
+bois et en osier, seulement avec son couteau; il avait la voix
+très-belle, et jouait très-bien du flageolet sans avais jamais
+eu d'autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être
+l'amour. Souvent en chassant je m'étais arrêté pour l'écouter;
+mais jamais il ne m'était entré dans l'esprit que le pauvre
+berger Justin pût être mon rival. Louise me paraissait si fort
+au-dessus de lui! Il est vrai que je la voyais au-dessus de
+tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait
+leur naissance était bien égale, un peu plus de fortune
+mettait seule quelque différence entre eux, et, malgré sa
+misère, Justin était un fort joli garçon. Je me rappelai
+très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j'avais
+souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté-là. Il est
+vrai qu'il y était toujours lui-même, et que jamais je ne
+l'avais trouvé chez Louise. Quelquefois j'avais parlé à elle
+ou à son père des chants et du flageolet du jeune berger, il
+ne m'avait pas paru qu'ils y eussent fait la moindre
+attention.
+
+"Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savais ce que
+je devais croire; dans le fond, cette rivalité m'humiliait
+trop pour ne pas chercher au moins à en douter.
+
+"Dès que je fus chez moi j'appelai Fritz. Fritz, lié
+intimement avec sa soeur, et qui passait chez son père la
+moitié de sa vie, devait en savoir quelque chose. Je le
+questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec
+Louise, sur leur inclination prétendue et sur le mystère qu'on
+m'en avait fait. D'abord il parut très-surpris; il nia tout,
+parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m'assura que
+sa soeur pensait de même, et qu'elle serait très-offensée de
+ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvais tenir
+une telle imposture. J'eus l'imprudence de nommer le comte. --
+Monsieur le comte sait bien ce qu'il fait, répondit Fritz en
+secouant la tête; il n'a garde de vous conter que c'est lui-même
+qui aime Louise, et qui, ce matin encore... Mais il faut
+pas tout dire.
+
+"Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après
+s'être fait beaucoup presser, il m'apprit que depuis le jour
+que j'avais mené le comte à la ferme, il était devenu
+passionnément amoureux de Louise; que pendant ma retraite il
+n'avait pas passé un seul jour sans y retourner, et sans
+chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes;
+que ce matin même encore, lui, Fritz, l'avait trouvé là, près
+d'elle, et qu'il avait voulu l'engager au secret vis-à-vis de
+moi. Peut-être l'aurais-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas
+trop chagriner monsieur; mais quand je vois qu'il cherche à
+calomnier ma soeur, en l'accusant d'aimer un gueux comme
+Justin, je ne puis plus me taire; aussi bien je voulais
+consulter monsieur le baron là-dessus. Louise est sage; oh!
+elle est sage, et d'ailleurs elle aime trop monsieur le baron
+pour en aimer un autre... Mais, après tout, que sait-on? les
+jeunes filles... Ce comte est si riche, si pressant! et puis
+il est son maître, lui, il n'y a là ni père ni mère. Tout cela
+est diablement tentant; et s'il allait aussi l'enlever! car il
+l'aime au point qu'il est capable de tout. Le mieux ne serait-il
+pas de le prévenir? Si monsieur le baron le voulait, cela
+serait fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en
+sûreté. Pour moi, je l'ai toujours dit, j'aime mieux qu'elle
+soit à monsieur qu'à tout autre.
+
+"Pendant que Fritz me parlait, mon agitation était excessive.
+Je me promenais à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce
+que je devais penser de la conduite du comte. Mon estime pour
+lui était si bien établie dans mon âme, que je ne pouvais me
+persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si
+persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable
+amitié, n'auraient donc été que des piéges pour m'éloigner de
+Louise, pour m'enlever cet objet adoré.
+
+"Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut
+absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte; et
+regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma
+présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures
+auxquelles je n'ajoutais aucune foi. Je fis plus, je voulus
+aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette
+infâme accusation, sûr que d'un seul mot il effacerait chez
+moi jusqu'à la moindre trace du soupçon.
+
+"J'y courus; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous
+quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation
+était impossible; la leur roulait sur les devoirs de la
+société, sur les moeurs, sur le véritable honneur. Le comte dit
+à ce sujet des choses si fortes et si bien senties; il exprima
+avec tant d'énergie la façon de penser la plus noble et la
+morale la plus pure, que j'eus honte intérieurement d'avoir pu
+douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne
+point lui en parler. Il me semblait que ce serait un nouvel
+outrage, et que, vis-à-vis d'un homme tel que lui, c'était moi
+qui aurais à rougir de mes soupçons. Il fallait, d'ailleurs,
+jusqu'à un certain point, le compromettre avec mon domestique,
+et cela ne se pouvait pas; je résolus donc me taire, et de
+faire taire Fritz, qu'un faux zèle pour mes intérêts pouvait
+avoir égaré.
+
+"Mais tout en repoussant de mon coeur ce qu'il m'avait dit sur
+le comte, je n'en étais pas moins décidé à profiter de sa
+bonne volonté pour l'enlèvement de sa soeur. J'admirais les
+principes du comte sans me sentir la force de les imiter, ou
+plutôt je m'aveuglais sur les suites de cette action.
+J'imaginais consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes.
+Insensé que j'étais! comme si l'or pouvait dédommager un père
+de la perte de sa fille, et d'une fille telle que Louise! Mais
+je ne raisonnais plus, je n'étais plus à moi-même. Funeste et
+terrible effet des passions! Qu'elles sont redoutables,
+puisqu'elles peuvent égarer à ce point un coeur fait pour être
+honnête et vertueux!
+
+"Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse
+levé: il était habillé et botté. -- Lindorf, me dit-il, je vais
+jusqu'au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne
+vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à
+sa ferme de Johanes, à qui j'ai à parler. Après votre scène
+d'hier, j'imagine que vous et Louise seriez également
+embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis
+que j'y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez
+encore vous échapper, vous n'ayez pas la même surprise
+qu'hier, et après m'avoir serré la main, il me laissa seul.
+
+"Cette visite à la ferme, dont il me parlait de si bonne foi,
+aurait dû me rassurer plutôt que de m'alarmer. Il ne pouvait
+savoir que j'étais averti, donc il n'y avait point de mystère;
+cependant je n'étais pas à mon aise. Une sorte de défiance
+s'insinua dans mon âme, je sonnai. Fritz n'était pas là, ce
+fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il
+était du village, et il y allait tous les jours. Je lui
+demandai, de l'air le plus indifférent qu'il me fut possible,
+si le sergent du comte était là pour recruter; il me répondit
+que oui, et même qu'un de ses frères s'était engagé, et aussi
+ce Justin, que le comte avait prétendu être amant aimé de
+Louise. Monsieur le comte, me dit-il, est un si digne homme,
+que tous nos jeunes gens voudraient servir sous lui.
+
+"Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes.
+Tranquille, et sur le comte et sur ce Justin, je ne pensai
+plus qu'au projet d'enlever Louise, et de me l'attacher pour
+jamais. Cette idée fermentait dans ma tête et dans mon coeur. A
+vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on
+n'imagine aucun obstacle à ce qu'on désire. Secondé par Fritz,
+tout me paraissait possible, et je l'attendis avec impatience
+pour nous concerter ensemble; mais il ne paraissait point, et
+le comte revint.
+
+"Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me
+trouva l'air fort extraordinaire, et me le dit tout
+naturellement. Je vis qu'il cherchait à me sonder. Ne voulant
+pas trop le compromettre, je ne m'ouvris qu'à demi; mais j'en
+dis assez pour lui faire comprendre que je persistais dans mes
+projets de la veille. L'après-dînée, il me quitta pour aller,
+me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi
+nous devions nous promener ensemble à cheval.
+
+"J'eus envie de profiter de cet instant où il me laissait
+seul, pour aller m'éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet
+aveu tant désiré, et la décider à partir; mais je pouvais
+trouver son père avec elle, et ma course serait inutile. Une
+lettre que je lui remettrais moi-même adroitement parait à cet
+inconvénient: j'allai l'écrire: elle se ressentait du trouble
+de mon âme. Je renouvelais à Louise mes propositions de la
+veille; je lui jurais un amour éternel, et m'engageais à lui
+en donner toutes les preuves qu'elle pourrait en exiger. Je
+lui demandais une réponse, et je la renvoyais à son frère pour
+tous les arrangements.
+
+"Ma lettre faite et pliée, j'allais la porter, lorsque Fritz,
+que je n'avais pas revu depuis la veille, entre dans ma
+chambre avec précipitation: Monsieur, me dit-il, vous m'avez
+traité hier d'imposteur; où pensez-vous que soit en ce moment
+Monsieur le comte?... Un frisson parcourut mes veines... --
+Mais, chez lui, sans doute: pourquoi me dis-tu cela?... -- Oui,
+chez lui! c'est-à-dire chez ma soeur, où je viens de le voir de
+mes propres yeux. -- Prends garde à ce que tu dis... le
+comte... il est impossible. -- Vous pouvez vous en convaincre,
+monsieur: allez-y; peut-être le trouverez-vous encore dans le
+jardin, où il attend Louise. Elle n'était pas à la maison, ni
+mon père non plus; il a chargé le petit garçon de la ferme
+d'aller la chercher promptement. J'étais dans un coin de la
+cour; il ne m'a pas vu; et dès qu'il est entré dans le jardin,
+je suis venu pour dire à monsieur que je n'étais pas un
+menteur.
+
+"A mesure que Fritz parlait, ma rage augmentait par degrés;
+bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et
+d'indignité... et par qui? par l'homme que je respectais, que
+je vénérais le plus au monde, par l'ami à qui je m'étais
+confié!
+
+"Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit
+saisir mes pistolets; je les chargeai à balle sans remarquer
+qu'ils l'étaient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis
+dans une fureur qui tenait de l'égarement, et dans quelques
+minutes je me trouvai près de la ferme. Il fallait passer
+au-dessous du jardin; la haie dans cet endroit était basse.
+J'aperçus en effet le comte, se promenant avec l'air de
+l'impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du
+jardin opposé à celui où j'étais. Je n'avais pas eu le temps
+de penser à ce que je devais faire, que cette porte s'ouvre,
+et que je vois Louise, la timide et modeste Louise, à qui
+jamais je n'avais pu dérober la moindre faveur, courir les
+bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens,
+lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter
+sur lui ses beaux yeux brillants d'amour et de joie. Je ne
+sais comment je n'expirai pas; mais je crus toucher à mon
+dernier moment. Un froid mortel glaçait mes veines; mes forces
+m'abandonnèrent, et je fus contraint de m'appuyer contre un
+arbre.
+
+"La fureur me ranima bientôt; je jetai les yeux sur ce fatal
+jardin. Les deux amants (car je ne doutai plus de leur
+intelligence) se parlaient avec feu; le visage du comte
+rayonnait de plaisir; jamais je ne l'avais vu aussi animé. Je
+ne pouvais les entendre; mais il paraissait par ses gestes
+qu'il demandait avec ardeur quelque chose que Louise refusait
+faiblement.
+
+"Enfin le comte tire une bourse qui me parut pleine d'or, et
+la présente à Louise. Elle baisse les yeux, hésite encore un
+moment; enfin elle la prend d'un air moitié confus, moitié
+attendri. Le comte l'embrasse et tous les deux ensemble
+rentrent dans la maison, au moment où j'allais sauter
+par-dessus la haie qui nous séparait, et peut-être immoler deux
+victimes à ma rage. Je ne me connaissais plus. Je me serais
+sans doute ôté la vie, si je n'avais vu le comte sortir de la
+ferme avec la tranquillité de l'innocence et de la vertu, que
+je pris pour celle de l'amour satisfait; et courant à lui mes
+deux pistolets à la main: Défends-toi, traître, m'écriai-je en
+lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l'autre;
+ôte-moi une vie que tu m'as rendue odieuse, ou laisse-moi
+délivrer la terre d'un monstre de perfidie... Il voulut
+m'arrêter le bras, me parler. Je n'écoute rien, lui dis-je.
+Convaincu par mes propres yeux... Défends-toi, ou je suis
+capable de tout.
+
+"En disant cela, je portai la bouche d'un de mes pistolets sur
+mon front: plus heureux sans doute si le coup était parti!
+Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet: Vous
+le voulez? dit-il, il recule quelques pas, et tire son coup en
+l'air; le mien part en même temps, et va frapper mon généreux
+ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de
+sang, en s'écriant: Ah! malheureux Lindorf! quand vous saurez...
+ah! vous êtes bien plus à plaindre que moi!.
+
+{Ici s'achevait le premier volume de l'édition de 1786}
+
+"Ma fureur s'éteignit à l'instant même. Je jetai loin de moi
+l'arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai
+à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortait de sa
+blessure. Le coup avait donné dans le visage; plus de la
+moitié d'une joue était emportée. Il me dit qu'il croyait
+avoir le genou fracassé, mais qu'il sentait que ses blessures
+n'étaient pas mortelles.
+
+" Je m'efforçai de le relever à demi, de l'appuyer contre un
+arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu
+permettait. J'étais si troublé, que je ne songeais point que
+j'en aurais pu trouver à la ferme, dont nous n'étions pas à
+vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savais même plus ce
+qui avait pu causer cet affreux malheur; toute autre idée que
+la sienne était effacée de mon esprit. Je le soutenais contre
+ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui
+faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d'appareil.
+
+"Quand j'eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu!
+c'est moi, c'est moi, malheureux, qui l'ai mis dans cet état
+affreux! disais-je en gémissant, en me cachant le visage
+contre terre, en poussant des cris inarticulés! -- Lindorf, me
+disait le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous; écoutez-moi.
+Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver
+mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me
+serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre
+honneur, ce que je vais exiger de vous... Je ne doutai pas
+qu'il ne s'agît du sacrifice de mon amour; mais l'action
+atroce que je venais de commettre avait fait une telle
+révolution dans mon coeur que je n'hésitai pas un instant, et
+que je m'engageai par les serments les plus forts. Eh bien! me
+dit le plus généreux des hommes, j'exige que cette aventure
+soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous
+n'avons pas de témoins; laissez-moi dire ce que je voudrai sur
+mon accident; et gardez-vous de me démentir. Vous l'avez juré;
+et, je le répète, ce n'est qu'à cette condition que je puis
+vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à
+jamais mon amitié.
+
+"Je voulus parler, les sanglots m'en empêchèrent. Je ne pus
+que baiser sa main et la presser contre mon coeur, déchiré de
+remords. Malgré mes soins, le sang sortait toujours de la
+plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever; mais
+il s'aperçut alors que sa blessure au genou était plus
+fâcheuse qu'il ne l'avait pensé. Le pistolet était chargé à
+double coup; une balle s'était écartée, et nous jugeâmes que
+l'articulation était cassée; du moins il ne pouvait absolument
+se soutenir, et retomba par terre. Je me détestais; je
+poussais des cris de douleur; je me prosternais aux pieds de
+mon ami, et c'était lui qui me consolait. Allez à la ferme
+chercher des secours, me dit-il enfin, vous y trouverez la
+preuve que je n'étais pas, comme vous avez pensé, le plus
+indigne des hommes. Allez; et, sur toutes choses, songez à
+votre serment; si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie.
+
+"Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J'entre
+précipitamment, et ce que je vis me mit à l'instant au fait de
+la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger
+Justin, très-bien habillé, était à côté de Louise, dont il
+tenait une main des les siennes. Elle se penchait vers lui
+avec l'expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père
+Johanes, assis vis-à-vis d'eux, contemplait avec joie ce doux
+spectacle, ainsi que la bourse que le comte venait de donner à
+Louise, et que j'avais regardée comme le prix de son
+déshonneur. Elle était sur la table avec une autre tout aussi
+grosse. J'aperçus ce tableau d'un coup d'oeil, et je puis
+attester que la seule impression qu'il me fit éprouver fut
+d'ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j'étais
+couvert les effrayèrent. -- O mes amis! dis-je en entrant,
+venez tous au secours du comte; il est ici près, blessé: venez
+tout de suite. -- Ah Dieu! notre cher bienfaiteur! s'écrièrent
+à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où
+je l'avais laissé.
+
+"La perte de son sang et la douleur l'avaient affaibli; il
+était à peu près sans connaissance. Louise courut chercher de
+l'eau, du vinaigre.
+
+"Il revint à lui, et leur dit avec peine qu'un malheureux
+pistolet avec lequel il avait voulu s'amuser, en partant dans
+ses mains, avait causé tout ce désastre, et que je m'étais
+trouvé là par hasard.
+
+"Il s'agissait de le transporter au château. Justin courut à
+la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas: nous
+l'étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse,
+animé par la reconnaissance, et n'ayant pas, comme moi, le
+poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son
+vieux père nous aidèrent aussi de tout leur pouvoir. Nous nous
+mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques
+propos de Justin et Louise me firent comprendre qu'ils
+s'aimaient depuis très-longtemps, et que, ce jour-là même, le
+comte avait vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage,
+en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre
+de Walstein, sous la seule condition qu'ils se marieraient et
+partiraient tout de suite; Johanes devait y aller avec eux.
+Cette nouvelle et ces détails me rendaient bien criminel; mais
+ma passion pour Louise était si bien éteinte, que j'entendis
+même avec une sorte de plaisir qu'elle s'éloignerait, et que
+je ne la reverrais plus. Je sentais que sa seule présence
+aurait été pour moi un reproche continuel.
+
+"Enfin nous arrivâmes; et lorsque nous eûmes déposé le
+brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon
+premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride
+abattue chercher des chirurgiens à la ville prochaine. Elle
+était à plus de trois lieues; cependant je fis une telle
+diligence, que je les ramenai à l'entrée de la nuit. Je
+trouvai tout le château dans la consternation la plus
+affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m'embrassant
+tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu'il ignorait
+absolument que j'eusse quelque part à ce malheur. Il était
+déjà dans un tel désespoir, que c'eût été pour lui le coup de
+la mort, s'il avait appris la vérité. Cette considération,
+plus que mon serment, me fit garder le silence; mais j'ose
+assurer qu'il en coûtait à mon coeur, et que j'aurais voulu,
+dans ces premiers moments, me rendre aussi odieux à tout
+l'univers que je l'étais à moi-même.
+
+"Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les
+blessures du comte, déclarèrent qu'elles n'étaient pas
+mortelles, mais qu'il y avait à craindre qu'il ne perdît
+entièrement un oeil et l'usage de sa jambe, qu'ils parlèrent
+même de couper. Le comte, qui se méfiait un peu de leur
+habileté, s'y opposa fortement, et soutint avec un courage
+inouï et le pansement, qui fut très-douloureux, et l'arrêt
+qu'on lui prononça. Je ne pus y assister; mais dès que
+l'appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de
+n'en ressortir qu'avec lui.
+
+"Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre
+secret: elle était extrême; mes larmes ne tarissaient point;
+et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessait de
+chercher à me consoler. Il en vint jusqu'à me dire et me jurer
+qu'il regardait cet événement comme un bonheur; que son goût
+et ses talents l'avaient toujours porté à l'étude plutôt qu'à
+l'état militaire; qu'il avait obéi à son père et au roi en
+prenant le métier des armes; mais qu'il était charmé d'avoir
+un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer
+uniquement à la politique. D'ailleurs, me dit-il, je vous
+crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été
+violent; mais s'il a eu son effet, je ne puis que bénir le
+ciel de tout ce qui s'est passé.
+
+"Oui, sans doute, j'étais guéri; je l'étais au point que,
+trois semaines environ après ce malheur, j'appris sans la
+moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venait tous
+les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu'il avait
+épousé Louise, et qu'ils étaient prêts à partir pour leur
+nouvelle habitation. Le comte, à ce sujet, entra dans quelques
+détails avec moi. Par délicatesse il n'avait pas voulu
+jusqu'alors m'en parler; mais je l'en sollicitai.
+
+"Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la
+ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvait
+aux moyens d'en détourner les terribles effets, lorsque son
+sergent lui présenta un jeune homme qu'il venait d'engager sa
+bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et
+intéressèrent le comte; il le questionna sur les motifs qui le
+forçaient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à
+les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis
+plusieurs années, mais n'ayant aucune espérance; rebuté par
+Johanes, menacé par Fritz, il voulait mourir, mais en brave
+garçon, et en combattant les ennemies de son roi. Egalement,
+disait-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et
+ce malheur ne me manquerait pas, car son père a juré qu'elle
+ne serait jamais à moi. Le comte lui demanda s'il était aimé
+autant qu'il aimait. -- Eh! mon Dieu! sans doute, répondit-il:
+sans cela, l'aimerais-je comme je le fais depuis si longtemps?
+Pauvre chère Louise! je l'ai vue hier pour la dernière fois de
+ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en
+mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me
+menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa... Mais j'espère,
+ajouta Justin, que lorsque je serai parti, elle sera moins
+malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent
+tous les jours à mon sujet; c'est pour cela que j'ai voulu
+m'éloigner absolument. Je souhaite qu'elle se console; pour
+moi, je ne me consolerai jamais...
+
+"Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l'instant le
+généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amants,
+en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à
+Justin, voulant premièrement parler à Louise, et savoir d'elle
+la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver
+seule; enfin il guetta si bien le moment, qu'il y parvint. Il
+n'eut pas de peine à obtenir d'elle l'aveu de son amour pour
+Justin. Son coeur en était plein; et depuis qu'elle le savait
+engagé, elle ne faisait que pleurer, et cherchait, de son
+côté, l'occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que
+leur inclination avait commencé longtemps avant la mort de sa
+mère; que, dès ce temps-là, elle allait tous les jours le voir
+au pâturage. C'était pour lui donner le signal de venir le
+joindre, et pour l'accompagner lorsqu'elle chantait, qu'il
+avait essayé de jouer du flageolet, et qu'il y avait si bien
+réussi; c'était pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses
+rouets, qu'il avait commencé à tresser l'osier et à sculpter
+le bois. Elle montra au comte de petits groupes très-joliment
+travaillés: dans l'un, on voyait Justin assis aux pieds de
+Louise, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux
+fait encore, représentait le jeune berger terrassant un loup;
+car c'était pour elle aussi qu'il avait donné ses premières
+preuves de courage, en tuant un loup qui attaquait une des
+vaches de Johanes.
+
+"Comment la tendre et reconnaissante Louise eût-elle pu
+refuser son coeur à celui qui l'avait si bien mérité? Aussi,
+disait-elle au comte avec feu et sentiment, je l'aime de toute
+mon âme, et je l'aimerai toujours quand même je ne le verrais
+plus... Hélas! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent
+je disais à Justin, quand il se désolait d'être aussi pauvre:
+Console-toi, mon bon ami; laisse seulement revenir notre jeune
+maître; il parlera à mon père, et j'ai dans le coeur qu'il nous
+mariera. Il est bien revenu, mais... Elle s'arrêta... -- Mais!
+achevez... -- Mais je vois bien, dit-elle en baissant le yeux
+et rougissant, qu'il n'y a rien à faire. Je serais même bien
+fâchée qu'il sût que j'aime Justin, car mon frère m'assure
+qu'il le tuerait. Au reste, à présent que Justin sera loin,
+cela m'est bien égal; je veux le lui dire la première fois, et
+s'il veut tuer quelqu'un, ce ne sera plus que moi...
+
+"Le comte la rassura. Il lui promit qu'elle serait bientôt
+heureuse; que Justin était à lui actuellement; qu'il en
+pouvait disposer, et qu'il voulait en faire l'époux de Louise.
+A peine pouvait-elle croire ce qu'elle entendait, et cet
+espoir lui paraissait un songe; mais il lui dit que le soir
+même elle le verrait réalisé; qu'il allait parler à Justin, et
+qu'ensuite il parlerait à Johanes...
+
+"C'est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte; c'est
+lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan,
+après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et
+la plus pure, je venais le proposer pour gendre à Johanes, que
+je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui
+savait ce que je venais faire chez elle, qui m'attendait avec
+toute l'impatience de l'amour, fut troublée à l'excès d'être
+surprise avec vous. J'avoue que je le fus aussi, au point de
+ne pouvoir vous le cacher, et ce fut là peut-être le
+commencement de vos soupçons. J'en avais presque aussi, moi,
+sur Louise. Nous avait-elle trompés Justin et moi? Etait-elle
+d'accord avec vous? Voilà ce que je brûlais de savoir, et
+votre réponse ne m'éclaircit qu'à demi. Elle me confirma
+seulement dans l'idée que vous couriez le plus grand danger,
+et qu'il fallait, à tout prix, vous arracher l'objet d'une
+passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier.
+
+"Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur
+Justin, imaginant que peut-être votre amour s'augmentait de
+l'idée qu'il était partagé. Si vous l'aviez reçue avec plus de
+modération, je l'aurais faite entière; mais votre égarement
+m'effraya. Je vis votre raison près de vous abandonner; vos
+mouvements, votre regard, avaient quelque chose de convulsif
+qui me fit frémir. Je vis que ce n'était pas le moment de
+frapper les grands coups; j'en avais même trop dit, et je
+n'avais fait qu'attiser le feu.
+
+"Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous
+promis de prendre des informations. Par là j'espérais gagner
+du temps, donner à Louise celui de s'éloigner avec son époux,
+et prévenir vos projets de mariage ou d'enlèvement.
+
+"Voulant donc presser cette union, j'allai dès le lendemain
+matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je
+l'avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre
+entretien. Je ne vis Louise qu'un instant; mais ce fut assez
+pour me convaincre du tort que je lui avais fait la veille, en
+la soupçonnant d'intelligence avec vous. Cette idée l'avait
+tourmentée elle-même toute la nuit: mais son inquiétude, sa
+douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute.
+
+"Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai
+d'abord de mes recrues; j'en avais la liste, que je lui lus.
+Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa
+physionomie. -- Comment, dit-il, ce coquin s'est engagé? Que le
+ciel en soit loué; nous en voilà débarrassés! -- Comment,
+Johanes, ce coquin? Mais je ne veux point d'un coquin dans ma
+compagnie, et je vais lui rendre son engagement. -- Gardez-vous-en,
+monseigneur, avec le respect que je vous dois. Quand
+je dis coquin, ce n'est pas que ce ne soit le plus honnête
+garçon du village, et brave comme le roi: ça vous tue un loup
+sans balancer; jugez ce qu'il fera d'un homme! Vous n'aurez
+pas un meilleur soldat; mais s'il faut tout vous dire, ajouta-t-il
+en baissant la voix, ne s'était-il pas mis dans la tête
+d'être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne voulait-elle
+pas l'épouser bon gré mal gré!... Un garçon qui n'a pas
+le sou, élevé par charité! J'aurais mieux aimé, je crois, la
+tuer que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué! le voilà
+parti, ou peu s'en faut; et j'espère que nous n'entendrons
+plus parler de lui. C'est dommage pourtant! Il avait bien soin
+de nos troupeaux; il a sauvé ma vache avec un courage... Sans ce
+diable d'amour... -- Et ne pensez-vous point à marier Louise
+pour la consoler du départ de Justin? -- Plût au ciel qu'elle
+le fût déjà! ça ne donne que du tourment. A présent que me
+voilà tranquille d'un côté, je vais avoir des inquiétudes de
+l'autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour
+d'elle. Tant qu'elle avait son Justin, elle n'était que trop
+bien gardée; mais à présent je ne sais trop ce qui en
+arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune
+maître, comme je l'avais défendue à Justin. On a ses affaires:
+on ne peut pas toujours être là. Je mourrais content si je la
+voyais bien établie; mais il n'y a pas d'apparence. Dans ce
+village, ils sont tous pauvres; et Louise n'est pas riche. --
+Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un
+de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il
+possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques
+journées d'ici, une métairie qui est, je crois, plus
+considérable que celle-ci; et, comme je l'aime beaucoup, je
+lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats,
+et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour
+commencer le ménage. Voyez si ci parti vous convient; ce sera
+une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, voulait se
+prosterner devant moi. -- O monseigneur, si je le veux! J'en
+pleure de joie et de reconnaissance; toute ma crainte est que
+lui ne veuille pas de Louise; et s'il allait savoir cette
+amourette de Justin.. -- Ne craignez rien; il n'en sera pas
+jaloux. Justin est son meilleur ami; et plus Louise l'aimera,
+plus il sera content. Le bon Johanes ouvrait de grands yeux et
+n'y comprenait rien. Il fallut lui expliquer la chose. Il n'en
+revenait pas d'étonnement; mais il confirma son consentement
+avec d'autant plus de joie, qu'il faisait le bonheur de sa
+fille.
+
+"Ma seule condition fut qu'ils iraient tout de suite habiter
+ma ferme. Il n'y mit aucun obstacle; il se proposa même de
+suivre ses enfants, et de s'établir avec eux. Je le chargeai
+du soin d'apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour
+courir au village. Je rendis à Justin son engagement de
+soldat, en lui remettant l'acte de donation de la ferme, et la
+bourse de cinquante ducats que j'avais promise, et je me hâtai
+de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt
+agité, quelques mots entrecoupés, l'absence de Fritz, qui
+avait disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous
+n'eussiez concerté ensemble un projet dont l'exécution serait
+peut-être plus prompte que je ne le pensais. Je résolus donc
+de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos
+jeunes gens, et ce fut dans cette idée que je retournai encore
+à la ferme. Je voulais mettre cette condition à mes bienfaits,
+et donner à Louise le présent de noces que je lui destinais...
+Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé
+par une fausse apparence. Louise avait été tout le jour au
+village, chez une parente, peut-être pour éviter une nouvelle
+visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son
+bonheur, l'était allé chercher: ils avaient rencontré
+l'heureux Justin, qui venait au jardin; il leur montra son
+trésor. Le petit garçon que j'avais envoyé chercher Louise,
+lui ayant dit que je l'attendais au jardin, elle n'écouta que
+le premier mouvement de sa joie, accourut près de moi, et me
+témoigna sa reconnaissance de manière à vous faire une
+illusion cruelle.
+
+"Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment; jugez
+donc si je vous pardonne! Un peu plus de confiance de ma part,
+un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n'arrivait
+pas. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne
+serait réel pour moi que si vous aviez été soupçonné.
+
+"Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en
+excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords
+déchirants. Je racontai à mon tour au comte à quel point
+l'indigne Fritz avait contribué à mon égarement. Depuis le
+jour fatal, je ne l'avais pas revu; il était disparu du
+château. J'appris de son père qu'il s'était fait soldat, et je
+n'en ai plus entendu parler.
+
+"Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut
+devoir aller lui-même à la cour l'apprendre au roi, et
+laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi
+fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ
+ses chirurgiens à Ronnebourg, et dit à mon père qu'il y
+viendrait lui-même dès que le blessé serait hors de tout
+danger.
+
+"Les chirurgiens confirmèrent ce qu'avaient dit le précédents;
+seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne serait
+pas aussi fâcheuse qu'on l'avait craint, et que le comte en
+serait quitte pour boiter. J'avais fait tendre un lit dans sa
+chambre: le jour, la nuit, je ne le quittais pas un instant,
+et je m'efforçais, par les soins les plus assidus, de lui
+prouver tout l'excès de mon repentir. Il y paraissait aussi
+sensible que si ce n'avait pas été moi qui l'eusse mis dans le
+cas de les recevoir.
+
+
+"Je lui fis des lectures pour le distraire dès qu'il fut en
+état de les soutenir. Jusqu'alors ma légèreté, mon extrême
+vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m'avaient
+empêché d'étudier. J'appris à connaître tout le charme de ce
+genre d'occupation, qui remplit le coeur et l'âme, en même
+temps qu'il orne l'esprit. Il me fut aisé de m'apercevoir que,
+dans le choix des livres qu'il me demandait, son but était
+plutôt de m'instruire et de m'y faire prendre goût, que de
+s'amuser lui-même.
+
+"Ces lectures étaient suivies de réflexions justes et
+profondes, qui étaient pour moi des traits de lumière. Le plus
+souvent il tournait la conversation sur les devoirs d'un
+militaire: il me les peignait avec force; il me prouvait
+combien ils étaient compatibles avec les moeurs et le véritable
+honneur, et à quel point le vrai courage pouvait s'allier avec
+l'humanité et la sensibilité..... Homme excellent! si j'ai
+quelques vertus, c'est à lui que je les dois. Il m'a fait ce
+que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent
+plus mon coeur, mon jugement, avancèrent plus mes
+connaissances, que n'avait fait toute mon éducation
+précédente."
+
+(Ici, en marge du cahier, se trouvait écrite, d'une encre
+récente, le réflexion suivante que Lindorf venait d'y
+ajouter:)
+
+"O Caroline! voilà l'homme auquel vous êtes unie; voilà celui
+auquel, dans ce moment sans doute, vous êtes fière
+d'appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que
+soit l'excès de son bonheur, il en est digne; et si je lui
+rends Caroline, tous mes torts sont réparés."
+
+Nous n'avons point voulu interrompre cette intéressante
+narration par le détail de tout ce qu'elle fit éprouver à
+Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d'en juger
+d'après son propre coeur, et de marquer comme il le voudra les
+endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des
+mains de l'épouse du comte; ceux où le coeur battait plus ou
+moins fort; celui où un cri s'échappa. Ce qu'il y a de sûr,
+c'est qu'il ne fut pas lu jusqu'ici sans interruption, et qu'à
+cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir
+la petite boîte: elle l'entr'ouvrit seulement, et la referma
+tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si
+ses regards l'avaient profanée; puis elle la posa tout près
+d'elle et reprit le cahier.
+
+"Un mois après cet événement, le roi, sachant que son favori
+pourrait le voir, vint à Ronnebourg avec peu de suite. Je lui
+fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la
+bienveillance, et m'assura de sa protection; mais quelle fut
+ma confusion quand je l'entendis me faire des compliments sur
+les preuves d'amitié que je donnais au comte dans cette triste
+circonstance, et sur les soins assidus que je lui rendais!...
+Ah! sans mon père,... je crois que, tombant à ses pieds, je
+lui aurais avoué combien je les méritais peu, et à quel point
+j'étais coupable. Lorsqu'on eut prévenu le comte, le roi passa
+dans sa chambre avec mon père et moi. Quelques moments après,
+ils désirèrent être seuls et nous sortîmes. Une heure
+s'écoula, mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l'être
+aussi. Quand je rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont
+il baisait la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous
+jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier
+le plus généreux des amis... Le comte remet sa compagnie aux
+gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous
+l'accorder... Méritez un si grand bienfait en imitant, s'il
+est possible, votre prédécesseur.... Ah! c'était aux genoux du
+comte que j'aurais voulu me jeter, et mourir de ma confusion.
+J'en fis même la démonstration: mon père, qui crut que la joie
+m'égarait, me retourna du côté du roi, qui me releva avec
+bonté, en me confirmant ce que mon père m'avait dit, et en
+m'exhortant, comme lui, à imiter le comte... L'imiter! dis-je
+en m'approchant de lui, en me baissant sur la main qu'il me
+tendait; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de
+vertus?.... Et moi!... Il m'arrêta par un regard, et en
+pressant sa main sur ma bouche... Ah! mon ami, mon
+bienfaiteur, mon dieu tutélaire! si dans ce moment-là tu
+parvins à modérer le transport de ma reconnaissance, laisse-moi
+du moins l'exhaler sur ce papier; laisse mon coeur se
+pénétrer de tes vertus, et de l'obligation qu'elles m'imposent
+de me rendre digne de toi! En vain de ce lit de douleur, où te
+retient ma barbarie, tu voudrais m'empêcher de ma la retracer;
+en vain tu me cries: "Arrête, cher Lindorf! si je pouvais
+aller jusqu'à toi, ce serait pour déchirer, pour anéantir cet
+inutile souvenir, que je voudrais, au contraire, effacer de ta
+mémoire comme il le sera de la mienne.." L'effacer de ma
+mémoire! Non, Walstein, non: tant que j'existerai, mon crime y
+restera gravé en traits ineffaçables... Cet écrit subsistera. Je
+m'impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes
+enfants le liront aussi; ils apprendront de toi à me
+pardonner: mais ils verront à quels excès peuvent entraîner
+les passion non réprimées."
+
+(Le cahier de Lindorf finissait ici. Le but qu'il s'était
+proposé en le remettant à Caroline lui avait fait ajouter la
+note qui suit:)
+
+"Le comte, quoique j'écrivisse ce que vous venez de lire, ne
+voulut pas même en entendre la lecture; et, pour le contenter,
+je fus obligé de lui dire que j'avais brûlé ce manuscrit; mais
+je le conservai avec soin, et j'en rends grâces à la
+Providence.
+
+"A présent, Caroline, vous connaissez tous les détails du
+premier de mes crimes.
+
+"Je vais employer les moments qui me restent, à vous apprendre
+par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche
+plus encore, et achever de vous faire connaître le seul homme
+digne de vous.
+
+"Passez au second cahier, daté de Risberg. Je vais l'écrire
+sans interruption... Grand Dieu! quelle pénible tâche!... O
+Caroline! plaignez au moins le coupable, mais malheureux
+Lindorf."
+
+Caroline, le coeur oppressé, les yeux inondés de larmes,
+pouvait à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si
+pressant, l'animait, qu'elle n'y put résister. Elle essuya ses
+yeux, et prit en soupirant le second cahier.
+
+IIE CAHIER DE LINDORF.
+
+De Risberg.
+
+"Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le
+voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin.
+
+"Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le
+meilleur état possible; et lui se livra dans son cabinet à des
+études profondes et suivies, qui, jointes au peu d'exercice
+qu'il prenait, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup; et
+son application continuelle lui donna cette courbure dans la
+taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n'avait plus
+la moindre prétention à la figure; et l'étude était devenue
+chez lui une véritable passion.
+
+"Il se livrait entièrement à la politique. Par un travail
+assidu, il se mit en état, en deux ou trois années,
+d'entreprendre les négociations les plus difficiles, et de
+remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu'il
+occupe encore aujourd'hui.
+
+"Dès notre arrivée à Berlin, il m'avait présenté chez sa
+tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune
+comtesse Matilde demeurait depuis sa naissance. Veuve depuis
+quelques années et n'ayant pas d'enfants, elle regardait cette
+nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte
+chérissait aussi sa petite soeur, pour laquelle il avait les
+soins du père le plus tendre. Il m'en parlait souvent à
+Ronnebourg, et ne me cachait point qu'il verrait avec plaisir
+que je m'attachasse à elle, et qu'un lien de plus vînt
+cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante; mais elle
+avait à peine treize ans. Ce n'était encore qu'une fort
+aimable enfant, avec qui je jouais avec plaisir, mais qui ne
+m'inspirait pas ce que m'avait inspiré Louise. Cependant,
+comme mon coeur était alors parfaitement libre, et que la
+maison de la baronne de Zastrow était fort agréable, j'y
+allais régulièrement tous les jours, et j'y étais reçu comme
+l'intime ami du comte.
+
+"Matilde, surtout, m'accablait d'amitiés; elle m'appelait son
+frère; elle me disait en riant qu'elle ne voyait presque plus
+le sien depuis qu'il était si devenu si laid et si savant, et
+que c'était à moi à le remplacer. Je me prêtais à ce badinage;
+je la nommais aussi ma soeur ma chère petite soeur, et je me
+conduisais avec elle comme si en effet elle l'eût été.
+
+"Quoiqu'elle fût très-jolie et qu'elle se formât tous les
+jours, elle ne m'inspirait point encore d'autre sentiment que
+celui d'une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté,
+séduisant peut-être pour tout autre, n'était précisément pas
+celui que je préférais. Ce n'étaient ni les traits réguliers
+et frappants de Louise, ni cette physionomie enchanteresse, ni
+ce regard céleste qui va chercher le sentiment jusqu'au fond
+de l'âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si
+touchant.... Ah! Caroline, un mot de plus, et ce cahier ne
+vous parviendrait jamais. Laissez-moi m'occuper du comte, ne
+voir que lui, ne penser qu'à lui, me pénétrer de cette sublime
+idée, oublier tout le reste... Où en étais-je?... Je vous
+parlais, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez
+pas l'avoir vue; elle était à Dresde lorsque vous étiez à
+Berlin; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant
+fixé son domicile... Elle ne ressemble point à son frère, tel
+du moins qu'il était avant mon malheur. Matilde n'est pas
+grande. Le caractère de sa physionomie est la gaieté et la
+vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille:
+c'est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et
+rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire,
+un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main et le
+plus joli petit pied possible; enfin toutes les grâces de
+l'enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitait le
+plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle
+paraissait elle-même incapable d'en ressentir, en sorte qu'on
+badinait avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni
+pour soi-même . . .
+
+"Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette
+gaieté folâtre qui la caractérisait. Elle riait encore; mais
+le plus souvent c'était un rire forcé, bientôt suivi d'un
+soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et
+de m'en accorder les privilèges. Quand je voulais l'embrasser,
+elle reculait en rougissant; et quand je l'appelais ma chère
+petite soeur, elle me répondait par un grave _monsieur_, qu'elle
+semblait même avoir de la peine à prononcer.
+
+"Le comte s'aperçut plus tôt que moi de ce changement. Ou je
+suis bien trompé, me disait-il quelquefois, ou le coeur de
+notre jeune étourdie commence à être bien d'accord avec mon
+projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il? Pourrai-je
+bientôt vous appeler mon frère?
+
+"J'étais trop vrai pour cacher au comte que je n'en étais
+encore qu'à la tranquille amitié; mais certainement, lui
+disais-je, mon coeur épuisé n'est plus capable d'aimer
+autrement.... (ah! Caroline, combien je m'abusais!) et puisque
+la charmante Matilde ne le ranime pas, c'est fini pour la vie.
+Dans quelle erreur vous êtes! me répondit-il: à vingt-trois
+ans vous vous croyez blasé sur l'amour, et vous ne le
+connaissez pas encore! Votre passion pour Louise était plutôt
+une effervescence des sens qu'un véritable sentiment. Son
+excès même en était la preuve, et je n'en veux pas d'autre que
+l'enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant
+préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de
+l'objet aimé, croyez que son coeur est faiblement touché. Je
+souhaite que ce soit ma soeur qui vous fasse sentir la
+différence de ce que vous avez éprouvé au véritable amour.
+Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque;
+peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous
+ne voyez encore qu'une enfant; mais cette enfant commence à
+devenir sensible. Il n'y a de là qu'un pas à l'intérêt plus
+vif qu'elle va vous inspirer.
+
+"J'embrassai le comte en l'assurant que déjà j'aimais assez
+Matilde pour m'occuper avec plaisir du temps où je l'aimerais
+davantage, et où je pourrais donner le nom de frère au
+meilleur des amis; mais que j'avais encore de torts à effacer,
+à faire oublier; que sa charmante soeur méritait un coeur tout à
+elle, qui pût sentir tout le prix du sien.
+
+"Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à
+l'ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et
+m'affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis
+donner un autre nom à ce malheur), je ne regardais jamais le
+comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette
+physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui
+exprimait tant de choses, me revenaient sans cesse à l'esprit.
+Pour lui, il ne paraissait rien regretter, et lorsqu'il me
+voyait attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices,
+quelquefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement
+involontaire: Bon jeune homme! me disait-il en me relevant, et
+me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours
+pour moi, un coeur comme le tien, mérite bien d'être acheté par
+la perte d'un oeil. Peut-être si j'avais une maîtresse serais-je
+moins philosophe; mais tel que je suis, je ne désespère
+point de trouver une femme assez raisonnable pour m'aimer.
+C'est l'amour qui fut la cause de mon malheur, c'est à lui à
+le réparer!..... Ah! sans doute il le réparera. Le ciel est
+juste, il t'a donné Caroline, et je serai seul malheureux.
+
+"Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son
+portrait tel qu'il était lorsqu'il vint à Ronnebourg. Je
+savais que cette miniature existait; je voulais l'avoir pour
+me retracer plus fortement encore et ma faute et sa
+générosité: il me la refusa absolument. Non, mon cher ami, me
+dit-il, vous n'aurez mon portrait ni d'une manière ni d'une
+autre. Oubliez et ma figure passée et ma figure actuelle,
+comme je les oublie moi-même; ne pensez qu'à mon coeur: il vous
+est attaché pour la vie et sera toujours de même. Je
+n'insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu'il me
+restait une ressource.
+
+"La jeune comtesse Matilde possédait un portrait en médaillon
+de son frère; mais depuis son accident elle ne le portait plus
+du tout, et lui-même, je crois, l'avait oublié. Elle me
+l'avait montré une fois; je l'avais trouvé parfait. J'obtins
+d'elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de
+m'en laisser prendre une copie: c'est celle que je joins ici,
+Caroline, et que je vous prie d'accepter. Vous êtes la seule
+personne au monde à qui j'en puisse faire le sacrifice; mais
+je sais que vous en sentirez le prix: regardez-le souvent, et
+pensez, en le regardant, que la belle âme qui animait ces
+beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui,
+le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre,
+et ce n'est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent
+vous donner de l'horreur... Mais, Caroline, si vous en
+éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à
+son repentir, à tout ce qu'il doit souffrir en vous faisant un
+tel aveu, en vous conjurant d'en aimer un autre, en
+s'éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit
+suffire pour effacer mon crime et m'obtenir un généreux
+pardon.
+
+"Le comte, en me quittant, m'avait promis de m'écrire aussi
+souvent que ses occupations pourraient le lui permettre. Tout
+entier aux devoirs de son état, il lui restait peu de temps à
+donner à des correspondances de plaisir ou d'amitié.
+Cependant, quelque temps après son arrivée à
+Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce
+paquet. Lisez-les, Caroline; vous les trouverez numérotées
+dans leur ordre; votre époux s'y peint lui-même mieux que je
+ne pourrais le faire..."
+
+Caroline prit les lettres, chercha le n° 1, et l'ouvrit
+promptement. L'écriture lui rappela d'abord ce petit billet au
+crayon, le seul qu'elle eût reçu de sa vie dont l'impression
+avait été si vive et si courte: elle sentit aussi l'aiguillon
+déchirant du remords. Pendant quelques moments, ses larmes
+l'empêchèrent de rien distinguer; enfin elle put lire. La
+lettre était datée de Pétersbourg, un an environ avant son
+mariage; elle contenait ce qui suit:
+
+_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF.
+
+Saint-Pétersbourg, 7, 17...
+
+No. I.
+
+"Une lettre que je reçus hier de Matilde m'a confirmé ce que
+je soupçonnais déjà depuis longtemps. Vous êtes aimé, mon cher
+Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau
+sentiment qui l'agite, n'a pas su le cacher aux yeux
+clairvoyants de l'amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque
+mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la
+trahir en le confiant à son époux... oui, son époux, cher
+Lindorf... En vain votre délicatesse s'en défendrait plus
+longtemps; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou
+plutôt vous répéter. J'ai beaucoup réfléchi à notre dernière
+conversation. Parce que vous n'aimez pas encore ma soeur avec
+ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez
+pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d'elle, et vous en
+concluez que vous n'aimerez jamais! Cependant vous avouez, et
+je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde,
+et qu'elle est même en ce moment non-seulement la femme que
+vous préférez, mais la seule qui vous intéresse... Ah! mon
+cher ami! que faut-il de plus pour le bonheur? Un sentiment si
+doux laisse-t-il quelque chose à désirer? Et quand vous y
+joindrez encore la reconnaissance de tous ceux qu'elle aura
+pour vous, craignez-vous de ne pas l'aimer assez pour la
+rendre la plus heureuse des femmes? Ah! je crois son bonheur
+bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume
+bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et
+des regrets. Depuis que je m'occupe de cette union, qui
+serait, je l'avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie,
+j'ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le
+caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j'ai
+faite m'a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez
+nés l'un pour l'autre... Sans être belle comme Louise, ou
+comme beaucoup d'autres femmes, ma soeur a dans la figure ce je
+ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu'il
+développe toujours quelque agrément de plus, et qu'il consiste
+dans le jeu varié d'une physionomie animée, plus que dans la
+régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous
+me direz peut-être qu'elle n'est pas sensible, et que vous
+l'êtes à l'excès.
+
+"Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être
+vous fâcher; mais je crois Matilde pour le moins aussi
+sensible que mon jeune ami. Sous cette apparente légèreté de
+l'enfance, j'ai su démêler l'âme la plus capable de s'attacher
+fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort
+bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer; jamais vous
+n'aurez à vous plaindre de son coeur Son esprit a tout ce qu'il
+faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son
+aimable vivacité, sa gaieté soutenue, ses talents vous
+préserveront de l'ennui, le plus cruel fléau du bonheur
+conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue
+naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au delà
+des bornes de la modération, et dont au reste vous m'avez paru
+bien corrigé...
+
+"Je vous entends, mon cher Lindorf; je sais d'avance ce que
+vous allez me dire: Voilà la certitude de mon bonheur, il est
+vrai; mais celui de Matilde... Va, mon ami, je te le dis encore,
+je n'en suis pas en peine; et quand je te presse d'épouser ma
+soeur, crois que je connais bien tout ce qu'elle peut attendre
+du coeur le plus excellent et du caractère le plus sûr que je
+connaisse. Oui, sans doute, Matilde serait heureuse; j'ose te
+défier de me démentir là-dessus. D'ailleurs elle t'aime: ainsi
+plus de bonheur pour elle sans Lindorf; et, quoi que tu en
+dises, tu l'aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami,
+l'amour honnête n'est autre chose qu'une vive amitié, fondée
+sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la
+différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà;
+et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même
+famille, des enfants, viendront y ajouter encore? Des enfants!
+Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfants doit
+nous être chère?
+
+"O mon ami! l'espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma
+soeur ne peut que s'augmenter tous les jours, acquérir de
+nouvelles forces, et vous conduire tous les deux au bonheur.
+Renoncez donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce
+charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante: vous
+n'aurez pas besoin de beaucoup d'efforts avec la première; ma
+tante sera peut-être plus difficile. Elle destinait sa nièce à
+un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et
+de ses titres; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma soeur
+pour ne pas renoncer à cette idée, et consentir à son bonheur.
+D'ailleurs elle vous connaît, et vous reçoit assez bien pour
+que vous puissiez espérer son aveu.
+
+"Adieu, mon cher Lindorf; répondez-moi tout de suite. Il me
+tarde de savoir si j'ai pu vous convaincre que vous êtes tel
+qu'il le faut pour être le frère chéri de votre ami.
+
+"ED. COMTE DE WALSTEIN."
+
+_P. S_. "L'intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis
+peu, je me suis fait un plaisir de donner sa place à l'honnête
+Justin, qui conduisait sa ferme à souhait. J'ai reçu hier sa
+réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que
+je crois vous faire plaisir de vous l'envoyer, et je la joins
+ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde... O mon
+jeune ami! si cela est, vous pouvez l'épouser sans crainte."
+
+Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle
+du comte, soit que Lindorf eût pensé qu'elle pouvait
+intéresser Caroline, elle était jointe au cahier. Nous croyons
+aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de
+les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu'ils n'ont
+sûrement pas oubliée.
+
+_Lettre de_ JUSTIN _à Son Excellence M. le comte_ DE WALSTEIN,
+_ambassadeur à la cour de Pétersbourg_.
+
+MONSEIGNEUR,
+
+"Je suis sûr, comme je connais monseigneur le comte, qu'il
+aurait lui-même la joie dans le coeur s'il avait pu voir comme
+sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne
+l'étions déjà; et, avant de l'avoir reçue, je ne croyais pas
+que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyais pas non
+plus que le pauvre Justin fût jamais digne d'être l'intendant
+de monseigneur. A présent, je sens bien que je suis capable de
+remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si
+j'étais le roi: oui, je suis capable de tout pour monseigneur.
+J'espère bien que je le contenterai, et qu'à son retour il
+trouvera tout en bon ordre. Nous sommes déjà établis au
+château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettait
+d'abord un peu la ferme; mais à présent elle dit qu'elle est
+bien partout avec moi, avec le respect que je dois à
+monseigneur, car je sais qu'il ne faut pas se vanter; mais
+quand on est le mari de Louise et l'intendant de monseigneur,
+on peut bien avoir un peu d'orgueil. -- Le vieux père est aussi
+tout fier et tout gaillard, cela l'a rajeuni de dix ans. Il ne
+m'appelle plus que _monsieur l'intendant;_ et à tous les repas
+il boit un verre de vin de plus à l'honneur de monseigneur. Il
+n'y a pas jusqu'à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux
+d'être au château: ah! comme ils s'amusent dans les jardins de
+monseigneur! L'aîné court déjà partout: c'est un robuste petit
+compagnon; et son petit frère, que Louise nourrit toujours,
+sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C'est le premier
+mot que nous leur apprenons; et quand le grand-père boit à la
+santé de monseigneur, l'aîné ôte vite son petit bonnet. Cela
+fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi
+beaux que leur mère. Je n'oserais pas raconter tout cela à
+monseigneur, s'il ne m'ordonnait de lui donner des nouvelles
+du vieux père, de la jeune femme, des petits enfants..... et
+de mon flageolet, que j'allais encore oublier; mais Louise,
+qui sait par coeur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il
+va toujours son train: j'en joue à Louise pour l'amuser
+pendant qu'elle nourrit son petit, et le plus grand danse à
+cette musique joyeuse. Nous sommes comme les oiseaux dans leur
+nid; le mâle chante à sa femelle pendant qu'elle couve.
+Monseigneur voit bien à présent que je suis l'homme le plus
+heureux qu'il y ait au monde. Tout a réussi chez nous; quand
+nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour de nous
+quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais
+combien de brebis, de chèvres et d'agneaux, sans compter nos
+petits enfants. C'est pourtant à monseigneur que nous devons
+tout cela! Aussi je crois que monseigneur est peut-être encore
+plus heureux que nous, parce que c'est lui qui a fait le bien,
+et nous qui l'avons reçu; mais cela est juste. Il lui manque
+cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne! Nous le
+prions tous les jours pour monseigneur; car, en vérité,
+monseigneur est dans notre coeur tout à côté de Dieu. Qu'il
+accorde à monseigneur tout ce qu'il peut désirer, et une
+longue vie. Ce sont les voeux sincères de ses très-humbles
+serviteurs et concierges de la terre de Walstein."
+
+Walstein, ce 12, 17...
+
+JUSTIN ET LOUISE.
+
+
+
+CONTINUATION DU CAHIER.
+
+"Je répondis au comte par le courrier suivant. --
+Reconnaissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir
+ardent de justifier la bonne opinion qu'il avait de moi,
+certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde; voilà
+ce que me lettre exprimait, et ce que mon coeur me dictait. Le
+seul sentiment que je n'y trouvai point était l'amour; mais le
+comte venait de me convaincre qu'il n'était pas nécessaire au
+bonheur, et que l'espèce d'attachement que j'avais pour sa
+soeur nous rendrait plus heureux. Il avait trop d'ascendant sur
+moi pour ne pas me persuader. Je le crus d'autant mieux, que
+l'idée que j'étais aimé donna un degré de vivacité de plus à
+mes sentiments pour l'aimable Matilde. Je ne la revis pas sans
+émotion; et j'en eus même une assez vive pour me rassurer tout
+à fait, lorsqu'à la suite d'une conversation que j'eus avec
+elle, elle me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa
+tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son
+frère.
+
+"Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que
+le comte m'eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l'avait
+promis. Je le dis à Matilde, qui l'approuva, et qui ne
+craignit plus de m'avouer un penchant autorisé par son frère.
+
+"Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de
+Zastrow, et à lui faire une cour assidue qui me réussissait
+peu. Depuis le départ de son neveu, elle avait entièrement
+changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide,
+elle affectait de me recevoir avec la plus grande cérémonie,
+et prenait si bien ses mesures, que je ne pouvais dire un seul
+mot à Matilde en particulier.
+
+"Ces obstacles, ces contrariétés devaient sans doute augmenter
+mon amour. J'en avais du moins un dépit secret, qui
+n'échappait pas à Matilde, et la consolait de tout, en lui
+persuadant qu'elle était aimée. Ah! sans doute elle l'était.
+L'amitié, l'intérêt le plus vif, la reconnaissance,
+m'attachaient à cette aimable enfant; et si, dans ce temps-là,
+j'avais obtenu sa main, peut-être me serais-je mépris moi-même
+sur la nature de mes sentiments pour elle.
+
+"J'attendais cependant sans beaucoup d'impatience l'effet des
+promesses du comte et de sa lettre à sa tante.
+
+"Il m'écrivit qu'il n'avait pu la persuader encore pour
+consentir à cette union; qu'elle tenait avec force à ses
+projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage;
+mais qu'il tenait encore plus au sien, et qu'il y parviendrait
+sûrement. Il me conjurait de ne pas me rebuter, d'attendre
+avec patience. Un héritage considérable qui dépendait de cette
+tante obligeait à quelques ménagements; mais de manière ou
+d'autre il en viendrait à bout, et me regardait déjà comme son
+frère.
+
+"Je voulais montrer cette lettre à ma jeune amie, et j'allai
+tout de suite à l'hôtel de Zastrow. Il était exactement fermé.
+Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse
+m'adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j'y
+avais été reçu comme à l'ordinaire, et rien n'annonçait un
+départ. J'allai prendre des renseignements dans le voisinage:
+on avait vu en effet partir une berline de très-grand matin,
+mais on ne savait rien de plus.
+
+"J'étais dans l'étonnement le plus profond, lorsque je vois
+venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle;
+je veux l'interroger, elle ne m'en donne pas le temps. -- Ne me
+demandez rien; je ne sais rien; je ne puis même vous dire où
+sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j'entendis
+madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit on a
+fait des paquets; on a pleuré; on a grondé, et on a fini par
+me donner mon congé et par monter en berline. Mais
+mademoiselle, en me disant adieu, m'a mis ceci dans la main...
+C'était un papier chiffonné à mon adresse.
+
+"Je le pris, je l'ouvris promptement, et d'abord je n'y
+compris rien: c'était une note de vaisselle et autres effets.
+Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qu'elle
+m'avait écrit. "Ah! M. Lindorf! me disait-elle, nous allons
+partir pour Dresde dans quelques heures; nous y resterons
+longtemps, bien longtemps, peut-être toujours. Qu'allez-vous
+penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez
+plus votre petite amie? Serez-vous affligé comme elle? Oui,
+soyez-le un peu, je vous en prie, mais pas trop cependant; car
+je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je
+penserai toute ma vie; et puis n'ai-je pas un frère, un bon
+frère? Ecrivez-lui tout de suite, et si vous voulez me
+répondre un mot, envoyez-le lui. Il n'y a que ce moyen pour
+que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu'elles passent
+par la Russie; mais qu'est-ce que cela fait, si elles me
+parviennent? Je voudrais être aussi sûre que ceci vous
+parviendra. Je ne savais comment faire pour vous écrire;
+heureusement ma tante m'a donné une longue note à copier. Dès
+qu'elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu'elle sort
+j'écris une ligne. Quand j'aurai fini, je pourrai peut-être la
+donner à cette pauvre Charlotte, qu'on m'ôte, parce qu'elle
+aurait pu m'aider, parce qu'elle vous aime... Elle nous rendra
+bien ce petit service! Je suis fâchée de tromper ainsi ma
+tante; mais... comme elle aussi m'a trompée! Jusqu'à ce soir
+je ne savais pas un mot de ce départ; non, je vous le jure,
+pas un mot. N'est-ce pas bien affreux? Partir ainsi sans vous
+revoir! Ah! je pleure si fort, que je ne puis plus écrire, et
+ma tante va revenir. Ma note ne ressemble plus à une note à
+présent, c'est une lettre tout entière: il faut la cacher bien
+vite, et en faire une autre. Adieu, adieu, monsieur le baron;
+n'oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion
+d'elle, parce qu'elle vous écrit la première."
+
+
+Sans avoir même beaucoup d'amour, il était impossible de
+n'être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé
+de la tante. J'éprouvais ces deux sentiments dans toute leur
+force. Je revins chez moi écrire au comte ce qui se passait,
+et la manière cruelle dont sa tante m'avait joué. Je crois que
+la colère l'emportait sur le regret d'être séparé de ma jeune
+amie; du moins j'insinuai à son frère que je regardais notre
+projet comme impossible, et que, puisque sa tante paraissait
+si décidée, il valait mieux peut-être y renoncer tout à fait.
+Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde, et ma
+réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je
+reçus celle du comte quelque temps après; et vous la trouverez
+ici, N° II.
+
+_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF.
+
+N° II
+
+Saint-Pétersbourg, 18, 17...
+
+"Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a
+joué notre chère tante de Zastrow; car, elle a beau faire,
+elle sera la vôtre: je l'ai juré, et ma soeur ne deviendra
+point la victime de son opiniâtreté. Je n'ai rien à dire
+contre le jeune de Zastrow, que je n'ai point l'honneur de
+connaître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur,
+excepté celui d'être l'époux de Matilde. C'est vous qui le
+serez, mon cher Lindorf, vous que ma soeur a déjà distingué, et
+que son coeur préfère. Non, ce coeur qui s'est ouvert à moi avec
+tant de confiance et d'ingénuité ne sera pas trompé dans son
+attente; il n'aura point à combattre une inclination que j'ai
+cherché moi-même à faire naître; ma soeur n'aura point à
+rougir _d'avoir écrit la première à un autre homme qu'à son
+époux_. Chère petite! comme son billet m'a touché! Je lui
+réponds pour la consoler, et lui fais entrevoir le bonheur
+dans un avenir peu éloigné; nous y parviendrons avec un peu de
+persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura
+plus d'effet encore que la mienne. J'écris aussi à ma tante;
+et, s'il le faut, je ferai valoir les droits qu'un père
+mourant m'a remis sur ma soeur. C'est à vous me dit-il, que je
+confie le soin de son bonheur. O mon père! votre attente ne
+sera pas trompée; j'unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre
+ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage,
+mon ami; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n'a
+que seize ans; dans trois ou quatre ans elle sera plus formée,
+plus capable de vous rendre heureux et de l'être elle-même. Ma
+seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d'elle, ce
+coeur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce coeur qui
+n'est plus susceptible d'amour, ne rencontre l'objet qui doit
+le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu'il ne se
+connaissait pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce
+malheur nous arrivait, promettez-moi, jurez-moi que vous ne
+sacrifierez, ni vous-même, ni ma soeur à des engagements qui,
+dès cet instant, cesseront d'exister. Je ne désire ce lien
+qu'autant que je serai sûr qu'il ne fera le malheur ni de l'un
+ni de l'autre; et j'aime mieux avoir à consoler Matilde de la
+perte de son amant, que de l'indifférence de l'époux que son
+coeur a choisi. Ainsi, du moment qu'elle ne sera plus la femme
+que vous préférez à toute autre; du moment que vous serez
+convaincu qu'une autre qu'elle peut vous rendre plus heureux,
+ayez le courage de l'avouer à votre ami; soyez sûr qu'au lieu
+d'altérer son estime vous la redoublerez.
+
+"Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur
+conjugal; je vous l'ai dit dans ma précédente lettre, et je
+persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore
+qu'il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à
+l'univers entier, et n'aient jamais un instant de regret
+d'être liés pour la vie. Je crois qu'il faut entre eux cet
+accord de sentiments, ce rapport de goûts, cette liaison des
+âmes qui ne peut exister si l'un des deux aime ailleurs, et
+doit nécessairement cacher à l'autre les pensées dont il est
+le plus occupé.
+
+"Voilà, je vous l'avoue, ce qui jusqu'à présent m'a empêché de
+me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui
+s'éteindrait avec moi. J'ai craint que ma position brillante
+et la faveur dont je jouis n'engageassent peut-être la femme à
+qui je m'adresserais au sacrifice d'une inclination
+antérieure. J'ai craint d'acquérir des droits usurpés sur un
+coeur déjà engagé, de séparer, sans le savoir, deux amants que
+je rendrais malheureux, et de l'être moi-même à l'excès quand
+je viendrais à le découvrir.
+
+"Vous me connaissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je
+veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon coeur.
+Vous savez ma façon de penser sur l'accident qui changea ma
+figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau
+que je me félicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon
+goût dominant, et suivre la carrière qui me convenait le plus:
+heureux d'avoir pu, dans celle que j'ai quittée, donner des
+preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de
+pouvoir le servir actuellement d'une autre manière! Il a
+besoin de bons ministres autant que de bons généraux. Je
+tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je
+pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien
+remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien
+du tout, je vous assure. Mais je me rends justice; je sens que
+je ne suis pas fait pour inspirer l'amour, et je n'y prétends
+pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé
+qu'il n'est pas nécessaire au bonheur; mais au moins je
+voudrais trouver un coeur qui ne fût prévenu par aucun autre
+objet. Je ne m'effrayerais pas même d'un peu de répugnance
+dans les commencements; elle est naturelle, et je dois m'y
+attendre. C'est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire
+aimer d'abord par reconnaissance, ensuite par habitude. On
+finirait par s'accoutumer à ma figure; et mon unique étude
+serait de la faire oublier à force de bons procédés.
+
+"Comment une femme ne finirait-elle pas par s'attacher à celui
+qui n'existerait que pour la rendre heureuse, qui préviendrait
+tous ses désirs, qui lui soumettrait tous les siens, et lui
+saurait gré des moindres marques d'attachement qu'elle lui
+donnerait?
+
+"Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon coeur, que
+j'espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles;
+ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une
+femme dont le coeur n'ait reçu aucune impression; car alors
+tout mon ouvrage est détruit d'avance. On ferait sans cesse la
+comparaison entre moi et l'objet aimé, regretté, on me
+regarderait comme un monstre; la prévention, l'aigreur
+empoisonneraient tout. Mais je puis rencontrer une jeune
+personne telle que je la désire et que je ne cesserai de la
+chercher, dont l'âme simple et naïve ne connaisse point encore
+l'amour et très-peu le monde; si je puis la trouver, elle sera
+à moi, dussé-je la forcer à m'épouser. Je saurais la rendre
+malgré elle la plus heureuse des femmes, et l'obliger à chérir
+ses liens. Je sens que dans les commencements on pourra
+m'accuser de peu de délicatesse; mais mon motif secret me
+justifiera à mes propres yeux. Je n'ai pas d'autre moyen de
+jouir du seul bonheur que mon coeur désire, celui d'être époux
+et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille.
+
+Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l'existence et
+sans lesquels l'homme isolé ne tient à rien dans le monde,
+traîne une vie inutile, meurt sans être regretté..., oui, vous
+ferez mon bonheur. Je n'y pense jamais sans émotion; et cette
+lettre de Justin que je vous ai envoyée m'arrachait des larmes
+d'attendrissement. Qu'ils sont heureux ces bonnes gens! _Il
+vous manque une Louise_, me disait-il; _que le bon Dieu vous la
+donne!_ Honnête et bon Justin! les prières d'un coeur pur comme
+le tien doivent être exaucées; elle le seront sans doute. Oui,
+je la trouverai cette compagne que j'adore déjà sans la
+connaître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise,
+voilà trois couples heureux dans l'univers. N'en acceptez-vous
+pas l'augure, mon cher ami? Pour moi, cette idée me
+transporte; elle me fait croire d'avance à la félicité
+suprême.
+
+"Que me parlez-vous d'héritage et de privation? Si ma tante
+était assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde
+n'est-elle pas assez riche pour s'en passer? Est-ce le plus ou
+le moins qui influe sur le bonheur, quand d'ailleurs on est
+dans l'aisance? et son bien, réuni au vôtre, ne vous
+suffirait-il pas? Cependant, comme le plus ne gâte rien, et
+qu'il vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce,
+attendons encore, mon ami. Je ne répondrais pas d'être jaloux,
+si vous étiez heureux bien longtemps avant moi; et ma chère
+femme n'est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n'en
+occuperai sérieusement. A présent je ne pense qu'aux affaires
+du roi. Je crains de n'avoir à l'avenir pas trop le temps pour
+vous écrire; aussi vous voyez que je prolonge aujourd'hui ce
+plaisir, etc. etc."
+
+
+Le reste de la lettre renfermait des affaires politiques, des
+détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à
+peine: elle avait bien autre chose à penser! Son coeur ne
+pouvait plus suffire à tout ce qu'elle éprouvait: il lui
+paraissait qu'elle était transportée dans un monde nouveau,
+dont jusqu'alors elle n'avait pas même eu l'idée. Cette
+dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout
+entière, d'abord avec une sorte de saisissement très-pénible.
+
+Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte
+excessive d'être uni à une femme dont le coeur serait engagé
+ailleurs, lui firent une impression cruelle; mais quand elle
+en vint ensuite aux projets de bonheur de comte, aux motifs
+qui l'avaient engagé à l'épouser malgré sa répugnance, elle en
+fut si touchée, que déjà, pour un instant, elle crut n'aimer
+plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvait démêler
+le sentiment dont elle était agitée. Elle restait là les yeux
+fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n'était pas
+fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa;
+l'image du comte s'effaça, celle de Lindorf reprit son empire;
+la lettre fut posée et la lecture continuée.
+
+SUITE DU CAHIER.
+
+"Le temps se passe, Caroline, et les vingt-quatre heures que
+j'ai consacrées à ce pénible ouvrage sont près d'être
+écoulées. J'aperçois déjà les premiers rayons du jour, de ce
+jour où je verrai peut-être pour la dernière fois celle à qui,
+hier encore, à la même heure, je croyais consacrer ma vie
+entière. Combien j'étais heureux! comme l'espérance et l'amour
+me berçaient de leurs douces chimères! Un instant a tout
+détruit, m'a plongé dans le néant le plus affreux. Mais, que
+fais-je? Dois-je employer à me plaindre les instants qui me
+restent pour vous conduire au bonheur, pour vous en montrer le
+chemin? Oui, Caroline, vous serez heureuse; et cette certitude
+peut seule me faire supporter la vie.
+
+"Un an à peu près se passa sans apporter aucun changement à
+notre situation. Matilde était toujours à Dresde, le comte
+toujours en Russie, et moi toujours à Berlin. Une
+correspondance suivie soutenait nos liaisons mutuelles; mais
+celle de Dresde, passant par Pétersbourg, n'était ni bien
+fréquente ni bien animée.
+
+"Matilde, élevée dans la retenue et même avec sévérité,
+n'osait se laisser aller à ses sentiments, et n'exprimait tout
+au plus que de l'amitié. Je lui répondais bien naturellement
+sur le même ton, mais décidé cependant à l'épouser dès que sa
+tante voudrait y consentir; la préférant sincèrement à toutes
+les femmes que je connaissais alors, je fuyais avec soin
+toutes les occasions de rencontrer des objets qui auraient pu
+me détourner ce cette idée, et l'emporter sur elle dans mon
+coeur.
+
+"Il m'en coûtait peu de me priver des plaisirs d'éclat. Depuis
+la malheureuse aventure de Louise et du comte, j'avais
+conservé une sorte de mélancolie habituelle qui s'accordait
+fort bien avec mon projet. Tout entier aux devoirs de mon état
+et au soin de faire ma cour au roi, je consacrais le reste de
+mon temps à la lecture, à la musique, ou bien à me promener à
+cheval.
+
+"Un malheureux événement vint troubler ma tranquillité et
+redoubler ma tristesse. Mon père, qui ne quittait point sa
+terre de Ronnebourg, eut une attaque d'apoplexie. Ma mère,
+depuis longtemps faible et valétudinaire, faillit succomber à
+sa douleur et à son effroi. On vint me chercher immédiatement.
+J'arrive. Je les trouve tous deux dans le plus grand danger.
+Ma vue parut les ranimer. Ma mère surtout, qui me chérissait
+avec la plus vive tendresse, se trouva sensiblement mieux, et
+l'attribua à ma présence et à mes soins; mais l'état de mon
+père en demandait de continuels. J'écrivis en cour pour
+solliciter un congé. Mon motif était trop légitime pour que je
+ne l'obtinsse pas; et je me consacrai entièrement à mes
+parents.
+
+"C'est précisément alors, Caroline, que vous vîntes embellir
+la cour que j'avais quittée; et ce fut aussi à cette époque
+que le comte eut cette fâcheuse maladie qui le retint en route
+si longtemps. Je l'appris indirectement. Dans tout autre
+temps, j'aurais volé auprès de lui; mais j'étais retenu à
+Ronnebourg par des devoirs trop chers et trop sacrés pour en
+avoir même l'idée.
+
+"Quelque temps après, j'eus le plaisir d'apprendre par lui-même
+qu'il était rétabli et heureusement arrivé à Berlin. Je
+me rappelle que sa lettre avait tournure énigmatique et
+mystérieuse, qui me frappa au moment que je la lus...
+
+"Il aurait donné tout au monde, me disait-il, pour me voir,
+pour me parler. Le cruel événement qui me retenait à
+Ronnebourg était d'autant plus affreux pour lui, qu'il ne
+pouvait absolument y venir, vu la distance (Ronnebourg est au
+fond de la Silésie, à quatre grandes journées de Berlin) et le
+peu de temps qu'il avait à rester en Prusse, où tous ses
+moments seraient employés. Il pensait ensuite à Matilde,
+s'affligeait de la résistance de sa tante. Il était résolu,
+disait-il, dès que je serais libre de quitter Ronnebourg,
+d'user de tous ses droits de frère aîné pour terminer mon
+mariage. Un nouveau motif le pressait: peut-être lui-même
+touchait-il au bonheur; peut-être était-il sur le point
+d'obtenir ce qu'il désirait avec tant d'ardeur; mais il ne
+pouvait ni ne voulait être heureux sans moi.
+
+"Je fis moins d'attention à cette lettre que je n'en aurais
+fait dans un autre moment; à peine même eus-je le temps de la
+lire, et ce n'est qu'à présent que j'en pénètre le sens. Je la
+reçus le jour où mon père, après avoir langui quatre mois,
+expira dans mes bras, en me recommandant ma mère, en
+m'ordonnant de ne pas la quitter.
+
+"Ah! mon coeur avait déjà prévenu cet ordre si respectable pour
+moi; j'avais déjà promis, juré à la plus tendre des mères, que
+son fils unique ne l'abandonnerait point à sa douleur. Dès que
+j'eus rendu à mon père les derniers devoirs, j'écrivis au
+comte pour lui apprendre la perte que je venais de faire, et
+pour le supplier de m'obtenir une prolongation de congé. Je ne
+tardai pas à recevoir sa réponse. Non-seulement le roi me
+permettait de rester à Ronnebourg, mais il daignait même
+approuver le motif qui m'y retenait. Il régnait dans la lettre
+du comte un fond de tristesse qui ne me surprit pas. Je savais
+combien cette âme sensible savait partager les chagrins de ses
+amis; et d'ailleurs il était lui-même très-attaché à mon père.
+Il ne me disait rien qui fût relatif à sa lettre précédente,
+qui s'était perdue dans le trouble de cet affreux moment, et
+que j'avais presque oubliée. Il me marquait seulement qu'il
+allait incessamment à Dresde, voulant voir sa soeur avant de
+retourner en Russie; que, s'il lui était possible, il
+viendrait aussi à Ronnebourg, mais qu'il n'osait me le
+promettre: et, en effet, il ne put y venir. Oh! pourquoi,
+pourquoi ne me confia-t-il pas alors ce fatal secret? Mais
+sans doute sa délicatesse ne lui permit pas d'ajouter à mes
+peines, en m'apprenant un événement dont je pouvais me
+regarder comme la première cause.
+x
+"Trois autres mois s'écoulèrent, plus tristes, plus douloureux
+pour moi que les précédents. Je n'avais plus autour de moi
+qu'un seul objet d'attachement. Toute ma tendresse était
+réunie sur ma mère, et je la voyais dépérir tous les jours
+sans avoir d'autre consolation que celle d'adoucir ses
+derniers moments, et de lui procurer encore quelques instants
+de bonheur. Enfin je la perdis aussi. Cette âme pure quitta ce
+séjour terrestre, en se félicitant d'aller rejoindre son époux
+et d'expirer dans les bras de son fils.
+
+"O Caroline! pardonnez ces tristes détails. J'ai besoin de
+m'appesantir sur mes malheurs, de me les retracer tous dans ce
+terrible moment où je vais me séparer pour jamais de celle qui
+devait me tenir lieu de tout. J'ai besoin de me pénétrer de
+l'idée que l'homme est né pour être malheureux, et que c'est
+là son unique partage; qu'il doit perdre successivement tous
+les objets qui lui sont chers, tout ce qui l'attache à la vie.
+Non, le bonheur n'est pas fait pour l'homme. Un seul,
+peut-être..... mais ses vertus lui donnent le droit d'y prétendre,
+et je n'ai pas celui d'en murmurer.
+
+"Après la mort de ma mère, je me hâtai de fuir ces lieux. Ma
+terre de Ronnebourg m'était devenue odieuse, tant par la
+double perte que je venais d'y faire, que par le cruel
+événement qui s'y était passé. Je revins à Berlin, à Potsdam;
+j'y passai l'hiver, et j'y vécus plus retiré encore que
+l'année précédente.
+
+"Le comte m'écrivait peu. Son style était triste, embarrassé;
+et je crus enfin entrevoir qu'il avait un secret qui lui
+pesait sur le coeur; je le lui dis naturellement; il en
+convint, mais me renvoya, pour me le confier entièrement, à
+son retour, qui devait avoir lieu l'automne suivant: c'est
+aussi l'époque qu'il fixait pour mon mariage avec sa soeur.
+Votre sort et le mien, me disait-il, seront alors décidés sans
+retour. Puissent-ils être heureux! et si je dois y renoncer
+pour moi-même, que du moins le bonheur de ma soeur et de mon
+ami me tienne lieu de celui que je n'ose espérer! Je pensai
+qu'il avait sans doute une inclination en Russie, et qu'il s'y
+rencontrait des obstacles; mais respectant son secret, je
+cessai mes questions. Je recevais aussi de temps en temps
+quelques petites lettres de la jeune comtesse, et toujours
+dans celles de son frère. Sa tante persistait dans ses
+projets, et se préparait à faire revenir M. de Zastrow pour
+conclure: son héritage était à ce prix; mais la généreuse
+Matilde était prête à le lui céder en entier, à me faire ce
+sacrifice. Elle me demandait avec une ingénuité touchante si
+je n'étais pas de cet avis, et s'il ne valait pas mieux mille
+fois être moins riche et plus heureux. Je le pensais d'autant
+plus, que la mort de mes parents venait de me rendre maître
+d'une fortune considérable, et qui s'augmenta encore par la
+mort et l'héritage du commandeur de Risberg, mon oncle
+maternel, qui vivait comme un solitaire dans la terre que
+j'habite à présent. Il n'avait jamais voulu me recevoir chez
+lui pendant sa vie, et me laissa tous ses biens, sous la
+condition cependant de me marier dans le cours de l'année, et
+de faire porter le nom de Risberg à mon fils aîné.
+
+"Cette condition me parut alors facile à remplir; mes
+engagements avec Matilde m'en assuraient la possibilité; et
+peut-être même ce motif aurait-il pu contribuer à décider en
+ma faveur madame de Zastrow.
+
+"Depuis lors, ah! Caroline, combien je l'ai trouvée douce
+cette obligation de me marier dans le cours de cette année!
+Combien, lorsque j'osai entrevoir le suprême bonheur, je
+bénissais la mémoire de mon oncle! A présent, ah! j'y renonce
+pour la vie à cette terre, à ces biens sur lesquels je n'ai
+plus aucun droit, et que demain je vais quitter pour jamais.
+Des biens! en est-il, en peut-il être pour moi après celui que
+je perds? Non, jamais. Pardon, Caroline; les voeux, les
+serments d'un malheureux que vous devez oublier peuvent-ils
+vous intéresser? J'ajoute à mes crimes en vous le renouvelant
+ce serment de vous adorer toujours, et le but de cet écrit est
+de les réparer.
+
+"Décidé à ne plus demeurer à Ronnebourg, qui me retraçait des
+souvenirs trop déchirants, et qui d'ailleurs est trop éloigné
+de la capitale, je fus charmé de l'acquisition de Risberg, et
+je vins en prendre possession au commencement de cet été, peu
+de jours après la mort de mon oncle. Caroline, Caroline! c'est
+ici où je vais avoir besoin de toutes mes forces pour
+continuer ce fatal écrit. Femme adorée! pourrai-je vous parler
+de vous-même, de mes sentiments, et ne pas mourir de douleur
+et de remords? Sainte et pure amitié! toi qui dois expier tous
+les crimes que l'amour m'a fait commettre, toi qui dois
+désormais remplir uniquement mon coeur, viens m'animer d'un
+nouveau zèle et soutenir mon courage.
+
+"Le local de ma nouvelle demeure me plut infiniment. Je
+comptais cependant n'y faire que peu de séjour, et j'en voulus
+profiter pour connaître tous les environs. La veille du jour
+où je vous aperçus à la croisée de votre pavillon, j'avais
+déjà passé devant, et déjà j'en avais entendu sortir ces sons
+touchants, cette voix si douce, ces accords si harmonieux qui
+m'ont fait depuis tant d'impression, et dont je ressentis
+l'effet dès ce premier instant. J'avais entendu des voix plus
+belles et plus étendues, mais jamais aucune qui m'eût fait
+autant de plaisir. Je vous écoutai longtemps; et lorsqu'enfin
+vous eûtes cessé, lorsque je me fus éloigné, je croyais encore
+entendre ces accents qui répondaient à mon coeur.
+
+"J'y revolai le lendemain. Passionné pour la musique, je lui
+attribuai uniquement cet attrait irrésistible qui m'entraînait
+malgré moi. J'avoue cependant que je désirais avec ardeur de
+voir celle dont les talents me ravissaient, et que je crus
+aussi être conduit par la curiosité. J'imaginai de vous
+attirer à votre croisée en chantant avec vous; ce moyen me
+réussit. Je ne fis, il est vrai, que vous entrevoir; mais dès
+cet instant vos traits furent gravés dans mon coeur, et
+j'aurais voulu ne plus vous quitter.
+
+"Oh! que ne puis-je m'arrêter sur tous ces détails qui me sont
+si chers, me retracer chaque minute de ce temps trop vite
+écoulé, et qui laisse dans mon coeur des traces si profondes!
+Combien j'étais heureux quand, totalement occupé de ce nouveau
+sentiment qui remplissait mon âme, et qui l'absorbait en
+entier, je n'existais plus qu'à Rindaw, et j'oubliais le reste
+de l'univers! quand, en vous quittant le soir, je n'emportais
+d'autre idée que celle de vous revoir le lendemain, et qu'elle
+suffisait à mon bonheur! Je n'éprouvais ni cette ardeur
+inquiète et tumultueuse que m'inspirait Louise, ni cette
+tranquillité monotone, ce repos du coeur et des sens que je
+trouvais près de Matilde. Délicieusement agité, un charme
+inconnu semblait s'être répandu sur toute mon existence; rien
+ne m'était indifférent; vous embellissiez tout à mes yeux.
+Chaque objet me rappelait Caroline, ou plutôt je ne pensais
+plus qu'à elle seule au monde. Pendant deux mois, l'unique
+lettre que j'écrivis fut pour demander la permission de passer
+l'été dans ma terre. Je l'obtins, et je crus que ce temps
+durerait éternellement. J'oubliai le passé, l'avenir;
+j'oubliai tout, excepté Caroline. Mais pourquoi chercher à
+redoubler mes tourments par la peinture de mon bonheur passé?
+Hélas! dans cet instant encore, j'oubliais que je ne dois plus
+vous parler de moi, et que vous appartenez au meilleur des
+hommes.
+
+"Ah! c'est de lui, de lui seul que je dois m'occuper! Il y a
+un mois que je reçus une lettre de lui, et ce fut cette lettre
+qui me tira de ma douce ivresse. Il se plaignait de mon
+silence, et Matilde en était également surprise. Matilde! son
+nom seul déchira mon coeur, et me fit sentir qu'il était tout à
+Caroline..... Je posai la lettre, pendant longtemps sans
+pouvoir en achever la lecture; enfin je la repris, et ce qui
+suit me rassura:
+
+"Auriez-vous changé d'idées sur elle et sur nos projets? me
+disait le comte, et craignez-vous de me l'avouer, mon ami?
+Tout ce que vous devez craindre est de nous laisser là-dessus
+dans l'incertitude ou dans l'erreur. Je vous renvoie à une
+lettre que je vous écrivis l'automne passé à ce sujet.
+Relisez-la; et rappelez-vous bien que la seule chose que je ne
+pourrais jamais vous pardonner serait de me tromper et de me
+sacrifier votre bonheur. Ecrivez-moi tout de suite, mon cher
+Lindorf; et surtout soyez vrai sur l'état actuel de votre
+coeur: c'est le seul moyen de me prouver qu'il n'est pas changé
+pour votre ami, etc."
+
+"Cette lettre fut un trait de lumière pour moi: elle m'éclaira
+tout à la fois sur mes sentiments pour Caroline, et sur mes
+devoirs envers le meilleur des amis. Hélas! je crus les
+remplir tous, en ayant pour lui la confiance la plus entière,
+en remettant mon sort entre ses main, en le suppliant d'en
+disposer à son gré. Pouvais-je prévoir que cette confiance
+même était un outrage, et que je lui demandais son aveu pour
+lui ravir son bien le plus précieux? Conduit par une affreuse
+fatalité, j'étais donc destiné à l'offenser dans tous les
+temps, et de toutes les manières les plus sensibles. O
+Walstein, Walstein! quel plus grand mal t'aurait fait un
+ennemi mortel? Mais si cet écrit a l'effet que j'en attends;
+si celle qui doit le lire sent le prix d'une âme comme la
+tienne, puis-je encore avoir des remords?
+
+"Je joins ici, N° III, la copie de la lettre que j'écrivis au
+comte le jour même où je reçus la sienne: daignez la
+parcourir. C'est la dernière fois que vous vous occuperez d'un
+malheureux qui vous conjure lui-même de l'oublier pour jamais.
+Pour prix de cet effort, voyez au moins comme il vous
+adorait."
+
+_Copie de la lettre du baron_ DE LINDORF _au comte_ DE WALSTEIN,
+_ambassadeur à Pétersbourg_.
+
+15 Août 17...
+
+No. III.
+
+"Vous n'avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se
+passe dans le coeur de votre ami. Oui, sans doute, j'ai un aveu
+à vous faire, et d'autant plus pénible à présent, que je l'ai
+trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le
+serment que votre lettre m'a seule éclairé sur la nature de
+mes sentiments, et que, l'instant avant de la recevoir,
+j'étais encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissais de
+l'état le plus doux, le plus heureux que j'aie connu de ma
+vie, sans chercher à en pénétrer la cause? O mon ami! c'est
+l'amour; oui, c'est ce véritable amour dont vous me parliez si
+souvent, en m'assurant que je ne le connaissais pas encore.
+Grand Dieu! comme vous aviez raison, et combien ce que
+j'éprouve est différent de ce que j'ai senti jusqu'à présent!
+Ah! sans doute, l'amour est la source du bonheur, du seul
+bonheur que l'homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces
+deux mois se sont écoulés! ils ne m'ont paru qu'un instant; et
+cependant j'ai des volumes de détails à vous faire. Il n'y en
+aurait pas un qui ne servît à me justifier à vos yeux. Ah, mon
+ami! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talents, vertus, et
+cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une
+figure charmante est le moindre de ses avantages: on l'oublie
+dès qu'on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les
+touches d'un clavecin, pince les cordes d'une harpe, anime la
+toile ou le canevas, et qu'elle seule a l'air d'ignorer tout
+le charme qu'elle répand autour d'elle! O Walstein! si vous
+l'entendiez chanter; si vous l'entendiez lire nos grand
+poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et
+par son expression; si vous voyiez surtout comme elle se fait
+adorer de tout ce qui l'entoure; si vous étiez le témoin de
+ses attentions touchantes pour une vieille parente infirme et
+aveugle; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui
+faire animer la vie! Oui, si vous étiez avec moi et près
+d'elle, j'aurais bien une crainte, mais ce ne serait pas celle
+de vous voir blâmer mon choix.... O mon ami! je le sens bien,
+sans elle il n'est plus de bonheur pour moi: elle seule me l'a
+fait connaître. Ce n'est qu'auprès d'elle que j'ai retrouvé ce
+calme, cette sérénité, j'oserais dire cette paix de l'âme que
+je croyais incompatible avec l'amour. Je ne suis plus le même;
+elle m'a entièrement changé. Le bouillant, l'impétueux
+Lindorf, content de la voir, de l'entendre, de faire chaque
+jour quelques progrès dans son coeur, d'oser espérer qu'il est
+aimé sans même oser le demander, ne désirait pas d'autre
+jouissance. Oui, j'aurais passé ainsi ma vie entière; mais
+votre lettre m'a tiré de cette douce léthargie: elle m'a fait
+sentir vivement que je ne puis être heureux sans l'aveu de mon
+ami et sans la certitude que mon bonheur n'altérera celui de
+personne.
+
+"Matilde! tendre et généreuse Matilde! conserverez-vous votre
+estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous
+adorer, et qui, certain du bonheur d'être à vous, n'a pas su
+se défendre contre une passion tyrannique? Et vous, cher
+Walstein, pourrez-vous me pardonner et m'aimer encore, moi que
+vous aviez déjà tant de raisons de haïr, et que vous destiniez
+à devenir votre frère; moi qui renonce à ce titre si doux?
+Mais non, je n'y renonce point: je vous remets la décision de
+mon sort; soyez-en l'arbitre absolu, et recevez le serment que
+je fais d'être ce que vous voulez que je sois: si c'est
+l'époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à
+mon amour: il tient à mon existence; mais je jure de le
+renfermer toute ma vie au fond de mon coeur, et de me conduire
+de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort
+involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur de
+votre soeur, l'assurerait encore plus. Réfléchissez-y bien, mon
+cher Walstein; et avec quelque impatience que j'attende votre
+réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu'elle sera l'arrêt du
+sort de votre ami. L'instant après l'avais reçue, je m'éloigne
+d'elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacrer
+ma vie entière. Jusqu'alors je saurai me taire; elle ignorera
+combien elle est adorée... -- Ah! si la voyant tous les jours,
+et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder
+mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l'ordonnez, je
+saurai, loin d'elle, le garder toute ma vie? Si je dois
+renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n'apprendrez
+jamais son nom: il restera caché pour toujours dans le fond de
+mon coeur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si
+j'obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai
+connaître celle qui mérite les adorations de l'univers!
+Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous
+égards à mon choix, et partager mon bonheur! Mais, je vous le
+répète, ce bonheur ne peut exister s'il coûtait une seule
+larme à Matilde et un seul regret à son frère."
+
+
+"Ainsi tout contribuait à mon aveuglement, jusqu'à ce mystère
+que je laissais sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait
+connaître au comte prévenait au moins l'aveu d'une passion
+criminelle; il me rendait moins coupable; mais je crus vous le
+devoir à vous-même ce fatal secret. De quel droit vous aurais-je
+nommée, quand j'ignorais même si j'aurais celui de vous
+offrir ma main? Un autre motif me fit aussi garder le silence.
+Votre immense fortune, cette fortune dont j'avais gémi plus
+d'une fois, et qui m'eût peut-être empêché d'oser vous
+déclarer mes sentiments, si la mienne eût été moins
+considérable, pouvait influer sur la décision du comte; et je
+voulais qu'elle fût absolument libre. C'était assez, c'était
+trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en
+dépendait.
+
+"J'attendais sa réponse avec la plus vive agitation.
+Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes,
+mon coeur se livrait au plus doux espoir; d'autres instants,
+connaissant combien il tenait à son projet, et son extrême
+tendresse pour sa soeur, je craignis qu'il n'exigeât le
+sacrifice de mon amour, et ce sacrifice, auquel je m'étais
+engagé, me paraissait au-dessus de mes forces. Mais quel
+étrange effet de l'espèce de sentiment que vous m'aviez
+inspiré! Ce n'était qu'éloigné de vous que j'éprouvais cette
+horrible perplexité: dès que je vous revoyais, elle
+disparaissait. Je retrouvais auprès de vous cette même
+tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance
+continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me
+semblait impossible alors que rien pût nous séparer. Cette
+amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d'ingénuité,
+les bontés marquées de la baronne, les propos même qu'elle me
+tenait en votre absence, tout aidait à l'illusion; tout me
+conduisait à croire que j'allais être le plus heureux des
+mortels. Mais je l'étais déjà, et ces trois derniers mois
+devaient compenser un siècle de peines et de tourments. Si
+leur souvenir n'empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me
+tiendra lieu de bonheur. -- Ah! lorsque je sentirai trop le
+poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw; je me dirai:
+Je passai trois mois près de Caroline; puis-je me plaindre de
+mon sort?...
+
+"Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je
+ne pouvais plus tenir à mon impatience; je sentais à chaque
+instant que mon secret allait m'échapper. Je courus moi-même
+au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée; elle y
+était. Je tremblais si fort en la recevant des mains du
+facteur, qu'il s'en aperçut, et crut que je me trouvais mal.
+Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j'y fus
+seul, je restai près d'un quart d'heure sans oser l'ouvrir et
+même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion
+excessive? Ne devais-je pas connaître le plus généreux des
+hommes et le meilleur des amis?
+
+"Ah! sans doute c'était un pressentiment de la vérité et de
+mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s'accrut au point
+que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre, résolu de ne la
+lire que chez moi. Je m'éloignai de suite; mais je n'eus pas
+fait cent pas hors de la ville, que, descendant promptement de
+mon cheval, je l'attachai à un arbre, et je rompis ce cachet
+qui renfermait mon arrêt, résolu, s'il m'était contraire, à ne
+vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas là, était de
+partir sur-le-champ, de joindre le comte a Pétersbourg, et de
+chercher auprès de lui les forces dont j'avais besoin pour lui
+sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux
+m'accabler, voulut me laisser croire un instant au bonheur... --
+Ah! Caroline, jugez de mes transports lorsque je lus ce que je
+joins ici!"
+
+_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF.
+
+A Berlin.
+
+Saint-Pétersbourg.
+
+"Elle, mon cher Lindorf, elle seule au monde. Ne pensez plus
+qu'à elle dans l'univers entier; ou, si votre bonheur vous
+laisse quelques instants pour l'amitié, employez-les à vous
+dire que votre ami en jouit presque autant que vous. Heureux
+Lindorf! vous aimé: vous êtes sûr d'être aimé! vous avez
+trouvé le coeur qu'il vous fallait, l'âme qui sympathise avec
+la vôtre, celle à qui l'Etre-Suprême dit en la formant sur le
+même modèle: Je vous crée l'une pour l'autre? -- Et tu crains
+que je ne m'oppose à ses décrets immuables, que je ne
+t'arrache à celle qui t'était destinée de tout temps! Je n'en
+doute pas; il n'y a pas un mot dans ta lettre qui ne prouve le
+véritable amour. Tu sais trop bien le peindre pour ne pas le
+sentir et l'inspirer. Le voilà précisément cet état qui m'a
+toujours paru la félicité suprême, dont j'avais l'idée au fond
+de mon coeur, et que je croyais une chimère: j'en voyais bien
+quelque chose dans le ménage de Justin et de Louise; mais je
+l'attribuais à la simplicité des champs, et ne croyais pas
+possible qu'on la pût trouver ailleurs. Il m'est bien doux que
+ce soit mon ami qui la réalise, qui me prouve qu'on peut être
+heureux sur cette terre, et l'être par le sentiment. Tout
+m'assure la vérité du vôtre, mon cher Lindorf, jusqu'à ce
+sacrifice que vous m'offrez de si bonne foi, et que je serais
+un barbare d'accepter. L'intérêt même de ma soeur, son intérêt
+bien entendu, me le défendrait quand le vôtre ne m'aurait pas
+décidé. Vous êtes honnête homme, et je vous crois lorsque vous
+m'assurez de tous vos soins pour lui cacher qu'elle n'aurait
+pas la première place dans votre coeur. Mais êtes-vous sûr d'y
+réussir? Non, mon ami: je suis convaincu qu'il n'est pas
+possible de tromper une femme là-dessus; et votre malheur à
+tous les deux serait une suite infaillible de cette
+découverte.
+
+"Je veux même tranquilliser tout à fait votre délicatesse et
+votre conscience sur notre chère Matilde. Elle vous est
+certainement fort attachée; vous êtes le premier et le seul
+homme qui lui ait fait quelque impression. Mais, soit que cela
+vienne de son caractère, de son éducation ou de sa grande
+jeunesse, ce n'est point avec cette sensibilité profonde qui
+fait qu'une première inclination décide ou du bonheur ou du
+malheur de la vie. Je ne sais même trop si on doit donner ce
+nom à ses sentiments pour vous.
+
+"Il m'a paru que l'imagination était plus exaltée que le coeur
+n'était touché; que la contradiction et les obstacles lui
+avaient fait prendre pour de l'amour ce qui peut-être n'était
+dans le fond que la simple amitié. A mon dernier voyage à
+Dresde, je fus frappé de la légèreté, de la gaieté même avec
+laquelle elle soutenait votre absence et ses chagrins. Elle me
+parlait cependant de vous avec tendresse; mais elle pleurait,
+riait tout à la fois, et jurait qu'elle vous aimerait toujours
+en faisant un saut, en chantant une ariette. Je ne m'en
+inquiétais pas, parce que, je vous l'avoue, je prévoyais un
+peu ce qui est arrivé; et, dans le cas où je me serais trompé,
+je voyais bien des bons côtés dans cette façon d'aimer. Je ne
+doute pas qu'elle ne se console très-vite, et qu'elle ne soit
+même charmée de vous savoir heureux.
+
+"Le jeune Zastrow est arrivé. On le dit très-aimable;
+peut-être aidera-t-il à sa consolation. Quoi qu'il en soit, ayez
+l'esprit en repos là-dessus, et croyez que la soeur et le frère
+seront heureux de votre bonheur. Je vous rends donc votre
+entière liberté, mon cher Lindorf, et je ne vous blâme que
+d'en avoir pu douter. Courez, dès que vous aurez eu cette
+lettre, en faire hommage à celle que vous aimez, et qui le
+mérite si bien, si j'en juge par le portrait que vous m'en
+faites. Je le crois d'autant plus vrai, qu'il me parait
+qu'avec tout l'enthousiasme de l'amour, vous avez conservé de
+la raison et de l'empire sur vous-même. Combien je
+m'impatiente d'en juger par mes propres yeux, et, comme vous
+le dites, d'applaudir à votre choix! Ce plaisir sera peu
+retardé. Je prépare tout pour mon retour à Berlin, et vous ne
+pouvez plus m'écrire ici. Quand vous recevrez cette lettre, je
+serai probablement en route, et bientôt après dans vos bras.
+Alors, mon cher ami, nous n'aurons plus de mystère l'un pour
+l'autre; car nous n'en sommes encore mutuellement qu'aux
+demi-confidences. J'apprendrai qui est Elle, et vous saurez aussi
+le secret de ma vie, que je vous ai caché malgré moi jusqu'à
+présent. Il m'en coûtait trop de vous affliger et de vous
+faire partager un chagrin que vous ne pouviez adoucir. Peut-être
+cessera-t-il à mon arrivée; peut-être aussi suis-je
+destiné à ne jamais jouir de ce bonheur, que je ne vous envie
+pas, mais que je voudrais partager avec vous.
+
+"O Lindorf! il existe une _Elle_ aussi pour moi; et vous serez
+bien surpris quand vous apprendrez....; mais pas un mot de
+plus jusqu'à ce que je vous revoie. J'espère vous trouver
+heureux ou bien près de l'être: voilà du moins un bonheur dont
+je suis sûr, et qui peut me suffire. Adieu. Si vous parlez à
+_Elle_ de votre ami: si elle sait qu'elle a remplacé ma soeur,
+dites-lui que j'ai déjà pour elle les sentiments d'un frère.
+Peut-être aurai-je bientôt une amie à lui présenter. Qu'elle
+la rende sensible comme elle, qu'elle vous aime comme vous
+méritez de l'être, et je n'aurai plus rien à désirer."
+
+_P. S_. "Si vous n'étiez pas amoureux j'aurais peine à vous
+pardonner deux étourderies, la première, est de n'avoir point
+daté votre lettre. Je ne sais ni combien elle est restée en
+chemin, ni où vous êtes à présent. J'imagine que c'est
+toujours à Berlin, et je vous écris à votre adresse ordinaire.
+L'autre est de ne pas me dire un mot de la mort de votre oncle
+le commandeur, ni de son testament. Je l'ai appris d'ailleurs,
+et je vous félicite de cette augmentation de fortune; mais ce
+n'est pas ce qui vous touche à présent. La clause de la
+succession qui vous oblige à vous marier dans l'année vous
+paraîtra cependant douce à remplir. Adieu, cher Lindorf.
+Combien je suis impatient de vous voir, et que nous aurons de
+choses à nous dire!"
+
+"J'ai fini, Caroline; vous savez le reste, et les expression
+ne rendraient pas ce que j'ai éprouvé depuis l'instant où j'ai
+reçu cette lettre, depuis celui surtout qui m'a découvert
+combien j'étais coupable. Je commençai cet écrit hier en vous
+quittant. A peine ce temps a-t-il pu me suffire. Ma main et
+mes yeux fatigués peuvent à peine vous tracer un adieu effacé
+par mes larmes et vous conjurer de pardonner au malheureux qui
+troubla la tranquillité de vos jours. Puissiez-vous, en
+l'oubliant entièrement, retrouver cette paix, cette sérénité
+qui faisaient votre bonheur! Ah! croyez-moi, Caroline; croyez
+l'ami qui vous connaît mieux que vous-même, et qui connaît
+aussi celui à qui vous devez désormais consacrer vos
+sentiments et votre vie: ce n'est qu'auprès de lui, ce n'est
+qu'en le rendant heureux comme il le mérite, que vous le serez
+vous-même. Mais vous avez lu; votre coeur a prononcé; il est
+sans doute à lui seul, et je n'ai plus rien à vous dire.
+
+"Je n'ai pris encore aucun parti sur moi-même; je ne sais ni
+ce que je deviendrai, ni ce que je dirai au comte. Peut-être
+lui devrais-je une confidence entière; mais un mot qui m'est
+échappé dans la lettre, un mot que je voudrais racheter aux
+dépens de ma vie, me l'interdit à jamais.
+
+"Non, Caroline, votre nom ne sortira jamais de mon coeur ni de
+ma bouche. Je m'interdis jusqu'à la douceur de prononcer ce
+nom chéri.... Grand Dieu! suis-je assez malheureux! Adieu,
+adieu, Caroline! adieu pour jamais, puisque je m'impose la loi
+de ne plus vous revoir que lorsque j'aurai cessé de vous
+adorer! Oh! si cet amour pouvait s'épurer assez pour ne plus
+voir en vous que l'épouse du comte de Walstein; si je pouvais
+une fois vous ramener un ami digne de vous et de lui! Il n'y a
+plus pour moi que cette espérance ou la mort... Adieu,
+Caroline! je cours vous remettre ceci, vous revoir..... Non,
+je ne vous verrai pas, je ne vous regarderai pas; vous êtes
+l'épouse de mon ami, la comtesse de Walstein. Oui, c'est à la
+comtesse de Walstein que je vais donner ces papiers, ce
+portrait. Caroline! elle n'existe plus pour moi....... Voilà
+l'heure où vous devez vous rendre au pavillon: vous y êtes,
+j'y vole..... Grand Dieu! donnez-moi des forces, soutenez mon
+courage!"
+
+Nous n'essaierons pas de donner une idée des sentiments de
+Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se
+passait dans un coeur partagé entre l'amour et les remords,
+l'admiration, et peut-être même un peu de jalousie? Louise et
+Matilde l'occupèrent tour à tour: elle relut les endroits où
+il parlait d'elles. Combien elle trouva de feu, d'enthousiasme
+dans l'expression de sa passion pour Louise! En la comparant
+aux sentiments qu'il lui avait témoignés, elle fut tentée de
+croire que ceux-ci n'étaient plus que la tranquille amitié. Et
+cette jeune et jolie Matilde..., qu'elle est heureuse d'oser
+aimer Lindorf, d'oser le dire!... Oui; mais qu'elle est à
+plaindre de n'être pas aimée! Charmante Matilde! généreux
+Walstein, méritez-vous de trouver des ingrats? Elle se rappela
+très-bien que, pendant les huit jours qui précédèrent son
+mariage, le comte lui avait parlé de cette soeur, et de
+l'espoir qu'elles se lieraient ensemble: comme elle formait
+alors son projet de séparation, elle y avait fait peu
+d'attention. -- Quelle cruelle suite de circonstances venait
+retracer à son esprit cette belle-soeur qu'elle offensait aussi
+par l'endroit le plus sensible, à qui elle enlevait un coeur
+sur lequel elle avait tant de droits! Mais elle paraissait peu
+sentir le prix de ce coeur. Caroline relut la lettre où le
+comte en parlait à Lindorf; et quoique la légèreté de Matilde
+dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut
+peine à la lui pardonner.
+
+Elle était encore plongée dans les différentes réflexions qui
+devaient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et
+ne s'apercevait pas que la matinée entière était écoulée,
+lorsqu'un laquais de la baronne vint la demander. Elle n'eut
+que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars
+autour d'elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau.
+Elle allait sortir, lorsqu'elle s'aperçut que la petite boîte
+à portrait était restée sur la table; elle la mit vite dans sa
+poche, et courut rejoindre son amie qu'elle avait laissée trop
+longtemps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M.
+de Lindorf, qu'elle ne pouvait pas lire. -- Tenez, mon enfant,
+lui dit-elle dès qu'elle entra, voyez ce que dit ce cher
+baron, que nous n'avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce
+qui le retient; je ne puis exprimer combien il me manque. La
+triste Caroline, s'attendant bien à ce qu'elle allait lire,
+soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. "M. le
+baron offrait ses hommages à ces dames. Forcé de partir le
+jour même pour des affaires essentielles et pressées, il
+n'aurait pas l'honneur de les revoir; mais, en les assurant de
+sa reconnaissance, il les suppliait de lui conserver leur
+estime et leur amitié, etc."
+
+Oui, sans doute, Caroline savait d'avance tout le contenu de
+ce billet: elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne
+pouvoir l'articuler. Cette conviction qu'elle ne le reverrait
+plus, que tout était fini et pour elle et pour lui; le
+contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le
+cahier qu'elle venait de lire; ces mots d'estime et d'amitié,
+tracés de la même main qui venait de lui peindre avec tant de
+feu les sentiments les plus vifs et les plus passionnés; la
+contrainte où elle était vis-à-vis de son amie; toute sa
+situation enfin devint si cruelle, qu'elle avait peine à la
+supporter. Aurait-on cru que son supplice pût augmenter
+encore? Elle achevait à peine les derniers mots de ce billet,
+en s'efforçant de retenir des larmes qui inondaient ses joues:
+elle voulut les essuyer, tira son mouchoir de sa poche; la
+petite boîte qu'elle venait d'y mettre, et qui, dans cet
+instant, était bien loin de sa pensée, s'échappe, roule à ses
+pieds, s'ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline
+ces traits, cette figure qu'elle n'avait pas encore osé
+regarder. Ce petit accident était bien naturel, et, si l'on
+veut, bien peu de chose; cependant il fit une impression
+incroyable sur Caroline: elle n'aurait pas été beaucoup plus
+vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour
+lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe; elle se
+jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort
+de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi elle
+fuit ni ce qu'elle fuit... Un instant suffit pour la remettre.
+Elle rentre, trouve la chanoinesse surprise de son cri et de
+sa fuite soudaine, mais bien plus altérée encore du billet
+d'adieu de Lindorf et de ce départ subit. Une cataracte
+décidée, qui s'épaississait tous les jours et lui laissait à
+peine distinguer les objets, l'avait empêchée de voir le
+portrait. Caroline put dire ce qu'elle voulut. Il lui fut plus
+facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les
+questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt
+départ de Lindorf, dont elle ne pouvait revenir. Il rompait
+toutes ses mesures, déconcertait tous ses projets, et la
+mettait au désespoir; il fallut que Caroline, tout affligée
+qu'elle était elle-même, s'épuisât pour la consoler. La
+meilleure manière aurait été sans doute de lui prouver, en lui
+avouant son mariage, combien ses projets étaient chimériques.
+
+Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avait été son idée
+en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d'avoir alors
+pour son amie une entière confiance; mais cet aveu, qu'elle
+avait si fort désiré de lui faire, dont elle avait si
+ardemment sollicité la permission, lui paraissait alors tout
+ce qu'il y avait de plus pénible et de plus difficile. Comment
+prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts
+avec lui, oser dire soi-même: Je fais le malheur de l'être le
+plus vertueux, le plus grand, le plus digne d'être heureux; et
+quand je devrais m'estimer trop heureuse de lui appartenir, de
+porter son nom, j'ai pu m'abandonner à la plus injuste
+antipathie? Cette antipathie n'était pas le seul sentiment
+dont elle eût à rougir... Le nom de Lindorf lui coûtait bien
+autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc
+d'attendre, pour parler, et la réponse de son père et la suite
+des événements, et de supporter aussi bien qu'il lui serait
+possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de
+Lindorf. Elle le regrettait, il est vrai, trop elle-même pour
+que leurs coeurs ne fussent pas à l'unisson; et ce sujet de
+conversation, tout pénible qu'il était quelquefois, ne
+laissait pas d'intéresser vivement son coeur, et d'avoir un
+attrait inouï pour elle.
+
+Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui,
+d'ailleurs, privée de la vue, avait plus que jamais besoin de
+ses tendres soins. Elle n'alla plus au pavillon; tous ses
+meubles revinrent l'un après l'autre dans son appartement.
+Mais ses instruments, la musique, et même ses pinceaux, furent
+longtemps oubliés ou négligés. Il faut avoir l'âme tranquille
+pour s'occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les
+moments où elle était chez elle furent employés à relire son
+cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette
+jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de
+réflexions qui n'avaient aucune suite, et qui finissaient
+ordinairement par un déluge de larmes.
+
+Elle s'est aussi familiarisé avec ce portrait qu'elle ose à
+présent regarder, qu'elle regarde à chaque instant, et même
+avec une émotion qui n'est pas sans plaisir. Grand Dieu! dit-elle
+quelquefois, si à tant de vertus il joignait encore cette
+figure si noble et si touchante, quelle mortelle serait digne
+de lui? Mais le suis-je même à présent? Ah! non sans doute, et
+le meilleur des hommes méritait un coeur entièrement à lui.
+
+Alors elle s'attendrissait sur les malheurs du comte, admirait
+ses vertus, gémissait de n'avoir pas celle de se sacrifier
+pour faire le bonheur d'un être si sublime, et regrettait
+presque, dans ses moments d'enthousiasme, d'avoir fait partir
+cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disait si
+positivement qu'elle ne pouvait l'aimer ni le voir. Mais ces
+regrets duraient peu; un sentiment plus tendre la ramenait
+bientôt à Lindorf. Elle s'étonnait d'avoir pu s'occuper d'un
+autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermait le
+portrait et prenait le cahier: c'était l'ouvrage de Lindorf;
+c'était sa main chérie qui l'avait tracé. Oui, mais c'étaient
+encore les vertus et l'éloge du comte; et cette lecture
+répétée augmentait chaque jour son admiration et ses
+remords...
+
+Laissons quelque temps l'aimable Caroline réfléchir,
+s'attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les
+lettres du comte, et voyons ce que faisaient, pendant ce
+temps-là, ces deux amis: aussi bien la solitude profonde de
+Caroline, sa vie monotone, les combats de son coeur,
+ennuieraient sans doute le lecteur. Pour elle, ce n'était pas
+de l'ennui qu'elle éprouvait, c'était un état d'agitation
+continuelle. Au moindre bruit qu'elle entendait, elle
+tressaillait. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf
+et du comte, lui persuadait que l'un des deux arrivait à
+Rindaw. Quoi! ce Lindorf qui s'est banni pour jamais de sa
+présence, peut-elle penser qu'il reviendra? Non. Quand elle
+raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand
+elle se rappelle tout ce qu'il doit au comte, elle dit de
+bonne foi: Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais
+l'imagination et l'amour ne raisonnent pas toujours, et, sans
+trop se l'avouer elle-même, elle pensa plus d'une fois qu'il
+n'aurait pas la force de tenir sa résolution.
+
+Elle se trompait. Au fond de la Silésie, dans la triste terre
+de Ronnebourg, Lindorf gémissait de son crime involontaire, et
+trouvait que ce n'était pas trop de sa vie entière pour
+l'expier. Oh! combien de fois il fut tenté de la terminer
+cette vie qu'il ne pouvait plus consacrer à Caroline, et qui
+jusqu'alors avait été si fatale au meilleur des amis! Mais il
+les connaissait trop tous les deux pour n'être pas sûr que
+c'était leur ôter pour jamais leur bonheur et leur
+tranquillité. Le fameux roman de Werther était presque son
+unique lecture, et il produisit sur lui l'effet contraire à
+celui qu'il en attendait. Il y cherchait des forces, des
+motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n'y vit que le
+désespoir de Charlotte, celui d'Albert, celui de l'ami de
+Werther; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et
+souffrir que d'empoisonner les jours de ceux qu'il aimait.
+
+Dans les premier temps de son séjour à Ronnebourg, la vie lui
+était devenue si odieuse, et le sacrifice qu'il faisait en la
+supportant lui parut si grand, qu'il crut par là réparer tous
+ses torts, et que cette idée même servit à sa consolation.
+D'ailleurs, si ses passions étaient violentes, elle ne
+duraient pas longtemps. Malgré sa subtile distinction sur les
+différentes sortes d'amours, il avait adoré Louise. Sans aimer
+Matilde avec la même fureur, il est certain qu'elle commençait
+à faire une impression assez vive sur son coeur lorsqu'elle lui
+fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avait aimé
+Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement,
+le guérira de cette passion malheureuse. Son coeur est trop
+honnête, il aime trop son ami, pour chercher à conserver un
+amour qu'il regarde comme un crime.
+
+Il y avait cependant plus d'un mois qu'il vivait en reclus à
+Ronnebourg, et que sa guérison n'était pas bien avancée,
+lorsqu'un jour qu'il essayait pour la seconde fois d'écrire au
+comte, sans trop savoir ce qu'il devait lui dire, il le voit
+lui-même entrer dans sa chambre et se jeter dans ses bras.
+
+A son arrivée de Pétersbourg, surpris de ne point trouver son
+ami à Berlin, d'apprendre des gens qu'il y avait laissés qu'il
+était à Ronnebourg, qu'il y était seul, il soupçonna quelque
+malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et
+son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour
+s'éclairer des motifs d'une retraite aussi singulière que
+celle de Lindorf, au moment où il le croyait au comble du
+bonheur. Dès que les premiers instants de surprise, d'émotion
+et d'attendrissement furent passés, le comte lui fit des
+questions dictées par le plus vif intérêt.
+
+Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m'expliquer pourquoi je
+vous retrouve ici seul, triste, malade même; car vous voudriez
+en vain me cacher votre changement... O mon ami! développez-moi
+ce cruel mystère! qu'est devenue celle que vous aimiez?
+Pourquoi n'est-elle pas avec vous, unie à vous? Pourquoi mon
+ami n'est-il pas heureux? Lindorf l'aurait laissé parler plus
+longtemps. Il n'était pas préparé à lui répondre, et gardait
+un morne silence. Le comte se tut aussi; mais il pressait les
+mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée,
+semblait exiger sa confiance.
+
+Quoi! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien? Ne
+suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous
+les mouvements de votre coeur? N'ai-je pas le droit d'y lire? --
+Oui! oui! s'écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits
+imaginables; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis;
+jamais je ne l'ai senti plus vivement que dans cet instant, où
+je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte,
+surpris, recula quelques pas. O mon cher comte, ne vous
+éloignez pas de votre ami malheureux! ne me condamnez pas
+légèrement! Oui, je suis forcé de me taire, et vous
+m'approuveriez si vous connaissiez mes motifs. Lié par
+l'honneur, par mes serments, par tout ce qu'il y a de plus
+sacré, je ne puis trahir un secret qui ne me regarde pas seul.
+N'exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et
+plaignez votre ami d'être privé de la triste douceur de vous
+la confier.
+
+Le comte s'était rapproché de Lindorf; il le serrait dans ses
+bras, et ses larmes lui prouvaient combien il était affecté de
+sa situation. "Lié par l'honneur, par des serments!" lui
+dit-il Ah! tout est dit; je ne sais que trop moi-même à quel point
+un secret promis nous engage, et jamais aucune question
+indiscrète... Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à
+celle-ci; mais elle échappe encore à mon amitié: Etes-vous
+malheureux sans retour, et ne vous reste-t-il aucun espoir? --
+Aucun! reprit Lindorf vivement. J'ai perdu pour jamais celle
+que j'adorerai toujours. Elle n'existe plus... Il allait
+ajouter... pour moi. Le comte l'interrompit par un cri: Ah
+Dieu! elle n'existe plus! Quoi! c'est la mort, l'affreuse mort
+qui vous a séparé d'elle! Cher et malheureux Lindorf! ah!
+combien je vous plains!
+
+Lindorf faillit le détromper; mais craignant d'en avoir trop
+dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché
+de lui voir prendre le change, et confirma par son silence
+cette idée de mort qui détournait tous les soupçons qu'il
+aurait pu avoir sur Caroline; mais il n'en avait aucun. Jamais
+il ne lui vint dans l'esprit que sa jeune épouse fût cette
+femme tant aimée et tant regrettée. Depuis longtemps absent de
+la Prusse, il ignorait également, et la situation de Rindaw,
+et celle du château de Risberg. Il ne savait pas même alors
+que Lindorf l'eût habité, et qu'il eût formé là cette
+connaissance si fatale à son repos. D'ailleurs, il savait que
+son épouse était vivante, se portait bien, et il demeura
+persuadé que quelque événement tragique avait privé de la vie
+l'amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura
+quelque temps après cette conversation ne lui laissait aucun
+doute là-dessus. Il s'efforça de le calmer, et lui demanda
+s'il ne voulait pas revenir avec lui à Berlin. -- Non, non,
+s'écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le
+puis, il faut que je quitte ce pays; il faut que je voyage
+pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti
+nécessaire et absolument décidé. J'ai compté sur vous pour
+m'en obtenir la permission; la paix actuelle me la fait
+espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il
+faut que je parte; il faut que je m'éloigne d'ici. Le comte,
+ignorant tout, jugea qu'il avait de fortes raisons de quitter
+la Prusse, et combattit d'autant moins son idée, qu'il pensa
+que quelques années de voyage le distrairaient de sa douleur.
+Il lui promit d'obtenir son congé, et il ajouta après quelques
+moments: Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte
+avec vous. -- Vous, Walstein? -- Oui, moi-même, mon ami. Peut-être
+aurai-je, ainsi que vous, des raisons de m'éloigner de ma
+patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et
+nous serons moins malheureux. -- Malheureux? s'écria Lindorf;
+est-ce à vous; est-ce au comte de Walstein à parler de
+malheur? -- Je comprends votre surprise, lui dit le comte en
+s'asseyant près de lui; il est temps de la faire cesser, et de
+vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher
+Lindorf! puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites,
+puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux
+ans?
+
+Lindorf ne joua pas la surprise, il lui eût été impossible
+dans ce moment-là de feindre ce qu'il n'éprouvait pas. Mais
+son embarras, sa rougeur, tout ce qu'il éprouvait réellement,
+et qui se peignait sur son visage, lui donna l'air de
+l'étonnement. Le comte poursuivit: Oui, mon ami, je suis uni à
+la plus charmante des femmes, et je suis bien loin d'être
+heureux. Je vais vous raconter en détail ma triste histoire;
+c'est une consolation pour moi de vous ouvrir mon coeur.
+Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l'être,
+que c'est dans l'amitié seule que nous devons chercher notre
+bonheur.
+
+Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf
+prévoyait et redoutait au-delà de toute expression, ce récit
+qui confirmait son malheur, ses remords, et qui déchirait son
+âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom
+de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans
+son coeur, et qu'il devait avoir l'air d'ignorer! Ah! si
+Lindorf eut des torts, s'il fut la cause involontaire des
+malheurs du meilleur des hommes, ce qu'il souffrait dans cet
+instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur
+sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin.
+Il lui raconta que c'était le roi qui, connaissant l'immense
+fortune de Caroline, avait eu l'idée de ce mariage et lui
+avait écrit à ce sujet. Ce motif, dit le comte à son ami, et
+même la volonté du roi, qui paraissait désirer vivement cette
+union, influèrent moins sur ma décision que l'âge et le genre
+d'éducation de celle qu'on me destinait. Caroline de
+Lichtfield, sort à peine de l'enfance, élevée à la campagne et
+dans la plus grande retraite, n'ayant jamais vu d'homme qui
+pût faire impression sur son coeur, me parut remplir
+parfaitement mes vues. Vous connaissez mon système; c'était
+sur cette ignorance du monde et de l'amour qu'il était fondé.
+Je saurai bien, me disais-je, pénétrer dans ce jeune coeur, et
+me l'attacher, sinon par l'amour, du moins par une amitié si
+vive, une reconnaissance si tendre, qu'elles pourront m'en
+tenir lieu. Le premier moment sera contre moi; mais tous ceux
+qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de
+cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui
+assurant que je m'estimerais trop heureux si je pouvais
+obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda
+pas à m'apprendre qu'il avait la parole du chambellan, et il
+m'ordonna de quitter de suite la Russie pour conclure mon
+mariage. Je me mis en route; mais je fus arrêté à Dantzick par
+une violente maladie, qui fit craindre pour mes jours. C'est
+alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d'un
+père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne
+fut qu'au bout de deux mois que je pus continuer mon chemin.
+J'arrivai à Berlin, et j'eus le chagrin de ne point vous y
+trouver. J'appris aussi avec peine que ma jeune épouse future,
+trompée sur le moment de mon arrivée, avait passé chez son
+père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah! combien ces
+deux mois pouvaient avoir apporté d'obstacles à mes projets de
+bonheur, et dérangé le plan que je m'étais formé pour y
+parvenir! Je ne cachai point mes craintes à mon auguste
+maître; il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui-même avait
+souvent observé Caroline, et toujours il avait vu chez elle ce
+même air d'innocence, d'insouciance, de gaieté qu'elle avait
+apporté de sa retraite. J'ai répandu sourdement mes
+intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont
+respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d'eux
+n'a cherché à acquérir des droits qui vous étaient réservés;
+et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n'a cherché
+qu'à d'amuser.
+
+Le soir même, je fus présenté au baron de Lichtfield, mon
+beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille... Ici,
+le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a
+vu les détails; de l'impression d'horreur qu'il inspira à
+Caroline, et qu'il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce
+moment-là, sans doute, il eût été plus généreux, plus délicat
+d'abandonner tous ses projets, et qu'il en avait bien eu
+l'idée; mais qu'il est facile, disait-il à son ami, de se
+faire illusion! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces
+mouvements si naturels et si peu réprimés, qui devaient
+peut-être m'éloigner d'elle à jamais, furent précisément ce qui
+m'enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l'obtenir. Je
+crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette
+innocence de la première jeunesse, que j'avais craint que son
+séjour à la cour n'eût altérées.
+
+Avec plus d'art, c'est-à-dire avec plus de fausseté, elle
+aurait bien mieux pu cacher ce premier mouvement d'effroi, et
+je lui savais gré de s'y être abandonnée. A peine l'avais-je
+entrevue: cependant, à l'instant qu'elle entra, conduite par
+son père, sa physionomie ingénue, les grâces répandues dans
+tout l'ensemble de sa figure, m'avaient agréablement frappé;
+et c'était là l'idée que je m'étais formée de celle avec qui
+je voulais passer ma vie.
+
+Il ne tint pas au chambellan que je ne me persuadasse que je
+n'entrais pour rien dans la fuite soudaine de sa fille; sans
+le croire précisément, je l'écoutai avec plaisir, et j'en eus
+un très-vif lorsqu'il me jura sur sa parole d'honneur que le
+matin même elle l'avait assuré que son coeur était libre, et
+qu'elle m'épouserait sans peine. -- Je ne l'ai point
+contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le
+lui permet, elle pourra vous le dire elle-même.
+
+O mon ami! qu'il est aisé de croire ce qu'on désire avec
+ardeur! Je sortis presque persuadé; et ce lendemain et les
+jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J'observais
+ma jeune épouse: elle ne me parut que très-timide; d'ailleurs,
+rien n'annonçait la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé
+à huit jours par le roi: elle y consentit sans demander aucun
+délai; et même, une fois qu'il en fut question, elle insista
+la première pour que ce retard n'eût pas lieu.
+
+J'aurais dès ce temps-là cherché à m'attirer au moins sa
+confiance et son amitié; mais, dans le peu de visites que je
+lui rendis, le baron crut qu'il était de l'étiquette de ne pas
+nous quitter un instant. Elle parlait peu; mais ce peu était
+prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les
+jours je m'attachais davantage à elle, et que j'étais persuadé
+que je serais le plus heureux des hommes.
+
+La veille de la cérémonie, qui devait se faire à la campagne,
+je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son
+charmant visage. Ses yeux étaient rouges; son coeur paraissait
+oppressé; on voyait qu'elle s'efforçait de se contraindre.
+J'en fus très-ému; et, saisissant une minute où son père nous
+avait quittés, je m'approchai d'elle avec tendresse: -- Belle
+Caroline, lui dis-je, serait-ce l'approche de mon bonheur qui
+fait couler vos larmes? Elle baissa les yeux, garda quelques
+instants le silence; enfin, elle dit à voix basse: -- On ne
+s'engage pas pour la vie sans effroi; mais je vous crois bon
+et généreux, monsieur le comte, et cette idée me rassure: il
+ne tiendra qu'à vous que je me trouve heureuse.
+
+J'allais lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit
+bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment
+qui s'approchait. Comment donc aurais-je pu soupçonner le coup
+qui m'attendait? Alors, racontant tout ce qui s'était passé le
+jour de son mariage, il tira de son portefeuille cette lettre
+que Caroline lui remit elle-même, et qu'on a déjà lue.
+
+Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant, voyez à
+quel point je dus être atterré! C'est ici que le pauvre
+Lindorf eut besoin de son courage. Il prit d'une main
+tremblante, et parcourut seulement des yeux, cette lettre si
+naïve, si touchante, tracée par celle qu'il adorait: en la
+rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put
+rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son
+coeur, et quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent de
+ses yeux.
+
+Si le comte avait eu le moindre soupçon de la vérité, cette
+émotion excessive le lui aurait sans doute confirmé: mais il
+n'en avait aucun, et n'y vit qu'une grande sensibilité,
+excitée peut-être par quelque rapport de situation.
+
+Cher Lindorf, lui dit-il, lorsqu'il fut un peu calmé, vous
+partagez trop vivement mes chagrins; je crains même d'avoir
+rouvert, sans le savoir, la plaie de votre coeur: peut-être
+aussi quelque lettre cruelle... Ah! je devais encore me taire,
+et vous cacher ce fatal secret; vous avez assez de vos peines.
+Je vous ai mal connu quand j'ai pensé que les miennes seraient
+un motif de consolation; je vois au contraire qu'elle les
+aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf, cette preuve
+de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma
+situation, me pénètre.
+
+Ah! Walstein, Walstein! s'écria Lindorf accablé sous le poids
+des remords, en se cachant le visage de ses deux mains; et
+peut-être il allait découvrir le véritable motif de son
+émotion et de ses larmes; mais le serment qu'il avait fait à
+Caroline de ne la point nommer lui revint dans l'esprit, et
+lui parut le premier des devoirs... Il s'arrêta. Le comte ne
+l'aurait également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui
+dit-il; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons
+une autre fois cette conversation... et ils sortirent ensemble.
+Le comte lui parla du pays et de la cour qu'il venait de
+quitter; il entra dans les détails les plus intéressants et
+les plus curieux. Son génie, naturellement observateur, son
+rang, les distinctions flatteuses de l'auguste souveraine de
+ces vastes états, qui lui témoignait la plus grande estime,
+l'avaient mis en état de tout voir et de bien juger.
+
+Cet entretien, qu'il animait et prolongeait pour donner à
+Lindorf le temps de se remettre, le calma en effet
+insensiblement et lui fit le plus grand plaisir. Personne
+n'avait l'art de se faire écouter et de captiver l'attention
+comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive,
+un son de voix qui allait au coeur, le meilleur choix des
+termes, rendaient sa conversation on ne peut plus agréable.
+Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent
+des traits heureux placés avec goût, et ce genre d'esprit qui
+sait faire ressortir celui des autres, en faisaient
+véritablement un homme très-aimable dans toute l'étendue de ce
+mot, souvent trop prodigué. On ne sortait jamais d'avec lui
+sans avoir appris quelque chose, et sans être en même temps
+très-content de soi-même.
+
+Depuis son mariage, il avait perdu de cette gaieté de la
+première jeunesse, que son accident même n'avait pas altérée:
+mais elle était remplacée par une imagination brillante, une
+énergie, un feu qui n'appartenaient qu'à lui et qu'on ne peut
+exprimer. En l'écoutant, on ne pensait plus à sa figure; et
+plus d'une fois à la cour de Pétersbourg, il n'avait tenu qu'à
+lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes
+sur cet article, que cette figure si maltraitée s'était
+raccommodée au point que Lindorf en fut surpris; et Caroline,
+qui ne l'avait vu qu'au sortir d'une maladie de deux mois,
+l'aurait été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avait
+fait tomber alors entièrement, étaient revenus en abondance,
+parfaitement bien plantés, et toujours arrangés avec soin. Le
+temps et un peu d'embonpoint avaient presque effacé les traces
+de sa cicatrice, et lui donnaient un air de santé, de
+jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur
+effrayante qu'il avait lors de son mariage. Un large ruban
+noir cachait encore l'oeil qu'il avait perdu; mais l'autre
+était si beau, que ce ruban, qui n'ôtait rien à la noblesse de
+sa figure, excitait plutôt un tendre regret qu'un sentiment
+d'horreur. Un peu d'attention sur lui-même lui avait fait
+aussi redresser sa taille. Elle n'était plus remarquable que
+par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la
+roideur. Il boitait encore, il est vrai; mais on ne marche pas
+toujours, et il marchait peu. On peut donc imaginer qu'avec de
+très-belles dents et beaucoup d'expression dans la
+physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de trente-deux
+ans, n'était pas un objet bien effrayant. S'il avait été de
+même deux ans plutôt, Caroline serait restée dans le salon, la
+lettre n'eût point été écrite, et ce livre n'existerait pas.
+Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis.
+
+Il rentrèrent au château presque à l'entrée de la nuit.
+Lindorf, qui s'était laissé entraîner par le plaisir d'avoir
+retrouvé son ami et de l'entendre, en revint bientôt à son
+idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le
+comte avait prise sur Caroline, il le supplia d'achever son
+histoire. Elle est finie jusqu'à ce moment, reprit le comte,
+et les choses en sont toujours au même point. Vous me
+connaissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je
+n'eus garde de m'opposer à une demande aussi forte, aussi
+touchante, aussi raisonnable même que l'était celle de
+Caroline. J'obtins, non sans peine, qu'elle retournerait à
+Rindaw auprès de l'amie qui l'avait élevée. Le roi, fâché sans
+doute qu'une union qu'il avait arrangée tournât de cette
+manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit
+Lindorf vivement, ne devais-je être excepté?... O mon ami! ne
+suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches?... Quoi!
+me cacher l'événement le plus intéressant de votre vie!
+
+Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m'en suis fait à moi-même;
+mais un secret exigé par le roi, l'habitude où je suis
+de les garder... Malgré cela, je crois bien que si je vous avais
+vu, je n'aurais pu prendre sur moi de vous faire un tel
+mystère. La crainte d'une lettre perdue et la certitude que
+cette confidence vous affligerait m'ont plus retenu, peut-être,
+que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour
+vous de n'avoir pas su plus tôt mon secret.
+
+Lindorf ne répondit rien, il sentait trop vivement le
+contraire; mais il ne s'attendait pas à ce qui devait
+suivre... -- Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes
+jeune et sensible; ma petite femme est charmante; vous auriez
+voulu la voir, je vous en aurais prié moi-même; et votre coeur,
+libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me
+félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par
+l'amour, il est vrai; mais, quel que soit l'excès de vos
+malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l'objet
+de votre amour était la femme de votre ami; et Caroline
+elle-même vous aurait-elle connu sans danger pour son coeur? (Et lui
+frappant doucement sur l'épaule, il ajouta:) Mon cher baron,
+je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival.
+
+Pauvre Lindorf! Heureusement c'était entre jour et nuit, dans
+une salle assez obscure; peut-être avait-il choisi tout exprès
+ce moment pour renouer l'entretien. Dès qu'il put parler:
+J'espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas,
+n'imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu'il me
+rend la justice de croire que le seul titre de son épouse
+aurait suffi pour me garantir... -- Oui, si l'on peut l'être
+contre la jeunesse, les grâces, l'esprit et la beauté. Mais ne
+prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serais
+pas permise s'il y avait eu quelque danger..., vous n'en êtes
+que trop à l'abri dans ce moment; d'ailleurs, vous ne verrez
+point la comtesse, et peut-être que moi-même... -- Vous-même! --
+Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut-être tant de
+difficultés irritent un sentiment que huit jours de
+connaissance ne devraient pas rendre bien vif; cependant il
+m'occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de
+ma vie serait de vivre avec elle, de faire le sien, d'en être
+aimé autant que je l'aime; et jamais je n'eus moins d'espoir
+d'y parvenir.
+
+Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours
+à Rindaw, continua le comte, d'où elle n'est point sortie
+depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde
+retraite sans voir jamais personne, ni goûter aucun des
+plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avaient
+cependant appris à les connaître; elle avait paru surtout
+(m'a-t-on dit) aimer la danse avec passion; et cependant, le
+croiriez-vous? tous ces goûts, si naturels à seize ans, cèdent
+à l'antipathie affreuse qu'elle a contre moi; elle lui donne
+une force, une fermeté incroyables; et Caroline ensevelit avec
+plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne
+pas vivre avec un époux qui lui fait horreur. Avez-vous de ses
+nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse?
+Etes-vous sûr qu'elle persiste dans cet injuste éloignement?
+Je n'en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des
+papiers dans son portefeuille. Voici une lettre d'elle à son
+père (1) [(1) Il n'avait pas encore reçu celle que Caroline
+lui avait écrite le même jour, et adressée à Pétersbourg.]; il
+l'a reçue depuis peu, et me l'a laissée. Lisez-la, vous verrez
+qu'elle lui déclare qu'elle veut rester à Rindaw, et qu'elle
+n'a _pu soumettre encore ni son coeur ni sa raison aux liens
+qu'on lui a imposés_.
+
+Lindorf la prit, la lut comme il avait lu la précédente,
+remarqua la date, et vit qu'elle avait été écrite le jour même
+qu'il écrivait le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit
+en silence.
+
+Le chambellan, reprit le comte, m'a dit qu'il y avait répondu
+comme il convenait; et, de sa part, cette phrase m'a fait
+trembler: ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme.
+Peut-être qu'en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses
+pleurs, m'accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine
+s'augmente encore. Heureux du moins, dans mon malheur, que
+cette haine ne provienne pas d'un autre attachement!... O mon
+cher Lindorf! Parlez, guidez-moi; que dois-je faire dans une
+circonstance aussi délicate? J'attends de vous un conseil
+salutaire.
+
+Un conseil! dit Lindorf en hésitant; le comte de Walstein n'en
+doit recevoir que de son propre coeur. Je t'entends, mon ami,
+reprit le comte; et ce coeur m'a déjà dicté ce que je devais
+faire.
+
+Nous verrons dans la suite ce que c'était. Laissons respirer
+Lindorf, qui n'avait de sa vie autant souffert que pendant ce
+pénible entretiens. Laissons reposer le comte des fatigues de
+son voyage, et revenons à Caroline.
+
+Elle avait en effet reçu cette terrible réponse de son père.
+Non-seulement il lui permettait, mais il lui ordonnait
+d'apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à
+la quitter incessamment pur venir habiter l'hôtel de Walstein.
+"Depuis trop longtemps (lui disait-il) cet époux complaisant
+vous laisse suivre un caprice que son absence seule m'a fait
+tolérer, il est temps qu'il cesse. Le comte est arrivé, et ne
+prétend plus être privé de son épouse... Il réclame ses
+droits; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de
+ceux que vous avez à ma tendresse et même à mes biens, si vous
+faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs.
+N'attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d'un
+roi, d'un époux et d'un père, également irrités d'une trop
+longue désobéissance, etc., etc."
+
+Tout cela n'était point vrai. Le chambellan agissait de son
+chef. Il n'avait pris ni les conseils ni les ordres de
+personne pour cette fulminante démarche. -- Le roi, content
+d'avoir assuré à son favori la fortune de Caroline, ne
+songeait plus à elle, et s'embarrassait peu qu'elle vécût ou
+non avec lui. On connaît les sentiments du comte: ainsi ce
+n'était que de son père qu'elle avait à redouter une
+contrainte à laquelle elle ne s'attendait pas, et qui la mit
+au désespoir.
+
+Comme elle ne soupçonnait pas même qu'on pût altérer jamais la
+vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du
+roi, et celle de son époux; et elle s'affligea d'autant plus,
+qu'elle ne reconnaissait pas à cette tyrannie ce généreux
+comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres
+lettres lui avaient peint si différent, et qu'elle commençait
+à aimer à force de l'estimer. Ces sentiments firent bientôt
+place à la crainte et à la terreur, dès qu'elle crut qu'il
+voulait abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet
+toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d'âme et de
+générosité, avec le peu de délicatesse qu'il montrait
+actuellement, puisqu'il exigeait le retour de sa jeune épouse,
+après la lettre qu'il devait avoir reçue d'elle, et à laquelle
+il n'avait pas même daigné répondre? -- Grand Dieu! disait
+Caroline, combien il faut que son caractère ait changé! Autant
+que ses traits, ajoutait-elle en regardant le portrait,
+qu'elle refermait bientôt avec colère. Quoi! je lui déclare
+que je préfère la mort à vivre avec lui..., et le barbare
+exige... Ah! Lindorf, Lindorf! votre amitié vous égare; et le
+comte de Walstein n'a pas les vertus que vous lui supposez.
+
+Plus elle relisait cette lettre de son père, plus sa douleur
+augmentait. -- _N'attendez aucun appui de personne_, répétait-elle
+en frémissant, et versant des torrents de larmes.
+Malheureuse Caroline!..... Mais j'en saurai trouver dans mon
+courage; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un
+époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il
+veut ma mort, sans doute! eh bien! il sera content. A tant de
+tourments se joignait encore celui d'avoir à raconter son
+histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu'on voulait la
+séparer d'elle. Aussi souvent qu'elle voulut l'essayer, la
+parole expira sur ses lèvres.
+
+Jamais elle ne put prendre sur elle d'affliger à cet excès
+cette sensible et malheureuse amie, d'exciter à la fois et sa
+colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu'on lui
+faisait depuis si longtemps, les malheurs de son élève chérie,
+leur séparation prochaine. Caroline ne pouvait penser, sans un
+mortel effroi, au moment où on la contraindrait à quitter
+Rindaw, à s'éloigner de son unique amie. Depuis la perte de sa
+vue, la compagnie de Caroline était la seule consolation de la
+chanoinesse. Elle disait souvent que l'instant où elle en
+serait privée serait celui de sa mort; et l'idée d'être
+obligée de la quitter était peut-être encore ce qui
+désespérait le plus Caroline. Elle ne put donc se résoudre à
+lui plonger le poignard dans le coeur, en lui parlant à
+l'avance de cette cruelle séparation. Quoiqu'elle lui parût
+inévitable, elle se flatta qu'elle serait peut-être encore
+différée: son père ne lui marquait point de temps précis; il
+lui ordonnait seulement de se tenir prête à partir lorsqu'il
+viendrait la chercher, sans doute avec ce redoutable époux.
+
+Caroline leur laissa le soin d'instruire la chanoinesse, et
+attendit d'un jour à l'autre ce moment dans des transes
+mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa
+bonne maman du chagrin de se quitter. Elle était dans ce
+trouble, dans cette agitation continuelle, qui influait même
+sur sa santé, lorsqu'un jour elle reçut une lettre dont elle
+reconnut à l'instant l'écriture et le cachet, et qui lui causa
+une émotion incroyable. Elle était du comte lui-même, de cet
+époux si redouté. Elle tremblait avant de l'ouvrir en voyant
+d'où elle était datée: c'était du château de Ronnebourg, chez
+M. de Lindorf... Grand Dieu! il est chez Lindorf! il est avec
+Lindorf! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour
+pouvoir lire de qui suit:
+
+_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _à_ CAROLINE.
+
+Du château de Ronnebourg, chez M. de Lindorf, ce 17 oct.17...
+
+"Si j'étais assez malheureux pour que cette lettre fût reçue
+avec un sentiment de crainte ou d'effroi, je conjure celle à
+qui elle est adressée de se rassurer, de la lire avec bonté,
+d'être convaincue que celui qui l'écrit perdrait plutôt la vie
+que de lui causer un seule instant de peine.
+
+"Oui, madame, vous à qui je n'ose donner un nom plus tendre;
+oui, je suis votre ami, je veux l'être, et c'est à ce titre je
+vais m'entretenir avec vous de l'objet qui m'intéresse le plus
+au monde, du bonheur de Caroline: il n'est rien que je ne sois
+prêt à faire pour l'assurer. Daignez me prescrire des ordres,
+des sacrifices; tout me deviendra facile si je puis parvenir à
+vous rendre heureuse.
+
+"Monsieur votre père doit vous avoir écrit, j'ignore le
+contenu de sa lettre; mais, quel qu'il soit, s'il vous impose
+la moindre contrainte, il est démenti par mon coeur. Vous êtes
+libre, madame, maîtresse absolue de votre sort et du mien. Je
+vous remets à mon tour la décision de ma destinée, et je jure
+de me soumettre à l'arrêt que vous allez prononcer. Mais puis-je
+me faire là-dessus la moindre illusion, conserver le
+moindre doute? Ne l'ai je pas sous les yeux cette lettre
+cruelle (1) [(1) C'est la lettre de Caroline à son père.], où
+vous déclarez que votre coeur n'a point changé, que ce
+malheureux époux est toujours détesté, et que votre unique
+désir est de vivre loin de lui? Eh bien! Caroline, vous serez
+satisfaire; vos désirs doivent être des lois pour moi: je n'ai
+que trop écouté les miens lorsque je vous ai enchaînée pour la
+vie. Je dois m'en punir, et mériter à la fois votre estime et
+votre reconnaissance, m'éloignant de vous aussi longtemps que
+vous l'ordonnerez... Non, Caroline, vous ne serez point
+condamnée à vivre dans la retraite pour m'éviter; la cour ne
+sera point privée de son plus bel ornement, et votre père
+d'une fille qui fait sa gloire. Revenez auprès de lui jouir de
+ces innocents plaisirs que vous êtes si bien faite pour
+goûter, et ne craignez pas qu'ils soient empoisonnés par ma
+présence. Mon parti est pris. Je suis ici chez un ami qu'une
+passion malheureuse oblige à voyager quelques années, et je
+suis décidé à partir avec lui. Ma compagnie adoucira ses
+peines; et les miennes le seront par la consolante idée que
+vous êtes plus heureuse, plus tranquille, et que je répare
+autant qu'il est possible, tout le mal que je vous ai fait.
+
+"Vous êtes la maîtresse du nom que vous voudrez porter. Si le
+mien vous est odieux, si vous préférez être encore pour tout
+le monde Caroline de Lichtfield, et vivre chez votre père,
+j'obtiendrai facilement et de lui et du roi que le mystère de
+notre union soit encore prolongé. Mais si, comme il le paraît
+par votre lettre, il en coûtait trop à votre âme franche et
+ingénue de cacher un tel secret; si vous consentez à m'avouer
+pour votre époux, prenez en arrivant à Berlin le nom, le titre
+et le rang de comtesse de Walstein. Cette légère
+condescendance, en satisfaisant votre père et votre roi, vous
+rendra peut-être encore plus libre et plus heureuse. Vous
+habiterez mon hôtel, ou plutôt le vôtre. Vous prierez cette
+tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez
+jamais quitter, de venir l'habiter avec vous; et moi, je
+n'engage ici par les serments les plus solennels, par ma
+parole d'honneur, à ne revenir à Berlin que lorsque vous m'y
+rappellerez. Heureux si vous me laissez entrevoir dans
+l'avenir la possibilité de notre réunion! Je me reposerai sur
+votre vertu, sur vos principes, sur votre générosité, et
+j'attendrai, non sans impatience, mais sans crainte et sans
+murmure, le moment où vous la fixerez. Il viendra ce moment;
+oui, j'ose encore l'espérer. Vous sentirez une fois le besoin
+d'un ami véritable; et, croyez-moi, Caroline, vous n'en
+trouverez jamais de plus sincère qu'un époux qui vous chérit,
+qui veut votre bonheur, qui ne peut être heureux que lorsque
+vous serez vous-même heureuse et tranquille.
+
+
+"J'attendrai votre réponse avant de partir. Adressez-la à
+Ronnebourg, chez M. le baron de Lindorf. C'est cet ami dont je
+vous ai parlé, et dont je vous parlerai souvent, si vous
+daignez consentir à une correspondance qui serait une bien
+grande consolation pour moi. Ne craignez rien ni du roi ni de
+votre père. Je saurai donner un prétexte plausible à mon
+voyage et à mon absence, qui sera peut-être bien prolongée;
+mais jamais on n'en saura le vrai motif. Adieu, madame! Vous
+approuverez sans doute l'arrangement que je vous propose...
+Hélas! ce projet est bien différent de celui que je formai en
+demandant votre main! mais s'il vous rend heureuse, mon but
+est rempli."
+
+"ED.-AUG., COMTE DE WALSTEIN."
+
+Quel sentiment dominait dans l'âme de Caroline en finissant
+cette lettre? Etaient-ce la surprise, l'admiration, les
+remords, l'attendrissement? Ah! tout était confondu! elle ne
+savait ce qu'elle éprouvait. Pendant longtemps elle resta
+immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venait de changer
+toutes ses idées, et dont elle avait peine à croire le
+contenu.
+
+En sortant de cette espèce d'anéantissement, son premier
+mouvement fut de se lever, d'ouvrir son bureau, de rassembler
+tous les papiers que Lindorf lui avait remis, de courir dans
+l'appartement de sa bonne amie, de lui faire connaître cet
+homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenait à
+lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter;
+depuis quelques instants, elle la trouvait presque dans son
+coeur; ils ne lui paraissaient plus si pesants ces redoutables
+liens. Ah! Walstein! dit-elle à demi-voix, généreux Walstein!
+non, tu ne partiras point, tu ne sera point la victime...
+
+Elle s'arrêta, craignant de s'engager trop avec elle-même. Son
+coeur était combattu, son âme oppressée, mais d'une manière
+moins douloureuse, et lorsqu'elle eut joint son amie, ce fut
+sans trop de peine qu'elle la prévint sur la confidence
+qu'elle avait à lui faire; et véritablement il fallait la
+prévenir. Ses idées étaient si loin de ce qu'elle allait
+apprendre! Caroline, sa Caroline mariée depuis plusieurs mois
+sans qu'elle s'en doutât, était un événement si singulier, si
+inattendu, que tous ses romans ne lui en avaient pas offert un
+pareil, et qu'elle pouvait en mourir de surprise.
+
+Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres
+caresses que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et
+les raisons qu'on avait eues de le garder. Lorsque la bonne
+chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère,
+ses reproches; lorsqu'elle se fut tour à tour attendrie et
+fâchée, qu'elle eut bien grondé et bien pleuré; lorsqu'elle
+eut répété cent fois qu'il était affreux qu'on se fût défié
+d'elle, et plus affreux encore qu'on eût sacrifié cette pauvre
+enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure
+de tranquillité: elle l'employa à raconter tout ce qui
+regardait Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus;
+mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et
+sans réserve.
+
+Non, maman, lui disait-elle avec tendresse, non, votre
+Caroline n'aura plus de secret pour vous, j'ai trop souffert
+de cette affreuse contrainte. Ce n'est que depuis peu de jours
+que j'ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu
+d'instants que j'en ai le courage. C'est au comte que je le
+dois: oui, c'est à lui seul que je dois le bonheur d'oser vous
+ouvrir mon coeur, et de n'avoir rien que de consolant à vous
+apprendre. Oh! quand vous saurez à quel ange je me suis unie,
+et combien j'ai de torts envers lui, ce n'est pas votre
+Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu'un peu
+d'indulgence et de patience pour un récit bien long, car je ne
+veux rien vous cacher; non, rien du tout, je vous le jure. En
+effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui
+avouant son penchant pour Lindorf. -- Hélas! je l'ai bien vu,
+reprit la chanoinesse; et moi, insensée, qui m'en félicitais!
+Je croyais..., j'avais arrangé dans ma tête... Voyez à quoi
+vous m'exposiez avec ce beau mystère! Ne sais-je pas ce qui
+arrive toujours? On se connaît, on s'aime, parce qu'enfin on
+est fait pour aimer; et c'est pour la vie, car une première
+impression ne s'efface jamais. -- Ah! j'espère qu'elle
+s'effacera, dit vivement Caroline; je ferai du moins tous mes
+efforts pour la détruire. -- Et tu n'y réussiras pas, pauvre
+enfant; je sais ce que c'est: plus on combat une inclination,
+plus elle augmente. Est-il possible de cesser d'aimer? -- Oui,
+sans doute, quand un attachement nous rend coupable... Ah!
+maman, maman! vous ne savez pas encore à quel excès nous
+l'étions tous deux; j'offensais le meilleur des époux, et
+Lindorf un ami comme il n'en fut jamais.
+
+Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir
+l'achever, interrompue à chaque instant par les exclamations
+de la chanoinesse. Elle se passionna d'abord pour le brave
+général tué en défendant son roi; le jeune comte aussi
+l'intéressa; mais son cher Lindorf lui tenait encore au coeur.
+Comme il écrit bien! disait-elle: quel style tendre et
+sentimental! Ah! je le regretterai toute ma vie! C'est là
+l'époux qu'il te fallait. Cependant, dès qu'il fut question de
+Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel
+éloge il fait de cette fille! Est-ce qu'un gentilhomme, un
+baron, s'avise de regarder si une petite fermière est jolie?
+Mais lorsqu'elle le vit sérieusement amoureux et projetant de
+l'épouser, elle n'y tint plus, sa colère fut au point que
+Caroline se repentit presque de l'avoir excitée. Ne m'en
+parlez plus, disait-elle: comme il m'a trompée! Aimer une
+paysanne, penser à l'épouser, et oser après cela faire la cour
+à mademoiselle de Lichtfield! En vérité, c'est odieux. Tu dois
+te trouver trop heureuse d'être mariée, et de n'avoir pas été
+le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu'un second
+amour, et après une fermière encore! Comme cet home m'a
+trompée! A qui peut-on se fier?...
+
+Caroline, plus attendrie qu'humiliée d'être l'objet de ce
+second amour, ne répondait rien, soupirait, et reprenait sa
+lecture quand la pétulante baronne le lui permettait. A mesure
+que Lindorf perdait dans son estime, Walstein au contraire y
+gagnait considérablement: bientôt ce fut son héros par
+excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur
+d'âme, l'enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétait-elle
+à Caroline, d'être la femme de cet homme-là. Mais qu'est-ce
+que vous disiez de sa laideur? Moi, je le vois beau comme un
+ange; il a des sentiments d'une noblesse... Comme il parlait à
+ce petit Lindorf! Ah! ce n'est pas lui qui aurait aimé une
+fermière! Elle en eut cependant peur un moment, et ne savait
+plus que penser. Mais lorsqu'elle en fut à la terrible
+catastrophe; lorsqu'elle vit le comte blessé, défiguré;
+lorsqu'elle sut à quel excès il avait porté la générosité et
+l'amitié, elle fit les hauts cris et ne pouvait plus se
+contenir. Lindorf était un monstre, et Walstein un dieu devant
+qui on devait se prosterner. Son enthousiasme augmentait à
+chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble.
+Elle jura que le ciel avait créé cet homme tout exprès pour sa
+Caroline. Ce n'est point une âme de ce siècle, disait-elle; il
+ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j'ai lu de plus
+sublime; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes.
+Vous le voyez, il aimait encore Matilde: il en aimerait une
+douzaine à la fois. Passe pour celle-là, elle est comtesse au
+moins; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans
+doute qu'à présent il reviendra à la jeune comtesse; mais
+j'espère qu'elle fera comme je fis quand ton père m'offrit sa
+main après la mort de sa femme, et qu'elle aura, comme moi, la
+noble fierté de le refuser. -- Ah! j'espère bien que non,
+s'écria Caroline; et ce mot partit du fond de son coeur, elle
+en fut surprise elle-même. C'était la première fois qu'elle
+éprouvait un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde,
+qu'il l'aimât, l'épousât et ne fût plus que son frère. Par une
+révolution singulière et presque subite, elle sentit que son
+attachement pour lui n'était pas actuellement le sentiment le
+plus vif de son coeur. Il est vrai qu'elle était dans un moment
+d'enthousiasme, et que celui de son amie l'excitait encore;
+mais nous laisserons à celle-ci le soin de l'entretenir.
+
+Lorsqu'elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avait
+reçue ce jour même, cette lettre où le comte parlait d'elle,
+pensait à elle, et lui assurait le bonheur de vivre toujours
+avec sa Caroline; lorsqu'elle eut entendu cette phrase: "Vous
+engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez
+et ne devez pas quitter, à venir vivre avec vous...," elle ne
+put modérer ses transports; elle embrassa tendrement Caroline,
+en l'appelant sa chère petite comtesse, et lui disant la larme
+à l'oeil: Nous ne laisserons pas partir cet ange: n'est-ce pas,
+ma fille, il ne partira pas?
+
+Non certainement, reprit Caroline; je serais la plus ingrate
+des femmes si j'y consentais; permettez même que j'aille lui
+répondre tout de suite, le courrier part ce soir.
+
+Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée
+de ce qu'elle venait d'entendre, et ayant bien assez à penser
+pour ne pas s'ennuyer d'être seule. Rien que l'idée d'écrire
+au comte aurait fait mourir d'effroi Caroline, si on la lui
+eût présentée la veille. A présent rien ne lui paraissait plus
+facile à faire que cette réponse. Son coeur, pénétré et rempli
+de reconnaissance, d'admiration, ne demandait pas mieux que de
+s'épancher. Son imagination exaltée lui dictait mille choses,
+et à peine fut-elle dans son appartement, qu'elle courut à son
+bureau. Le premier objet qui se présent en l'ouvrant est la
+petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa
+colère contre lui, elle l'avait cachée sous le tas de papiers
+qu'elle venait d'ôter. Elle la prend, elle l'ouvre; elle
+regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si
+douce, avec un sentiment qu'elle n'avait point encore éprouvé.
+Elle oublie combien il est changé, et s'étonne d'avoir pu
+refuser son coeur à l'original de cette charmante peinture.
+Insensiblement elle s'attendrit, ses larmes coulent, elle
+approche le portrait de ses lèvres et sent une véritable
+émotion. Elle était, comme on le voit, très-bien disposée pour
+sa réponse. Si elle l'eût faite dans cet instant, elle eût
+sans doute été plus tendre que le comte n'eût jamais osé
+l'espérer; mais malheureusement en écartant, pour écrire, tous
+les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur
+cette lettre de son père, qui lui peignait le comte si irrité
+contre elle. Celle qu'elle venait de recevoir la démentait
+trop formellement pour qu'elle ne vît pas que son père lui en
+avait imposé; mais était-ce en tout ou en partie? Il en
+coûtait à Caroline pour croire son père absolument faux. Le
+comte pouvait avoir feint d'entrer dans sa colère; il pouvait
+aussi l'avoir partagée au premier instant où elle supposait
+qu'il avait reçu d'elle cette lettre si forte, si décisive,
+qu'elle s'était tant reprochée et qu'elle se reproche plus
+encore depuis qu'elle a reçu celle du comte. Elle s'arrête à
+cette dernière idée, se rappelle les expressions dures qui lui
+sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus
+voir dans le procédé du comte que le désir ardent de
+s'éloigner d'elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une
+femme capricieuse, qui n'éprouve que des préventions injustes,
+avec une enfant volontaire et déraisonnable; car c'est ainsi
+qu'il doit me voir, qu'il me voit sans doute; et je l'ai bien
+mérité! Qui sait s'il n'est pas instruit de mes sentiments
+pour son ami? Ils demeurent ensemble; et le comte est si
+pénétrant! me parlerait-il de lui, de cette _passion
+malheureuse_, s'il en ignorait l'objet? Il le connaît sans
+doute; et sa délicatesse m'épargne les reproches qu'il sent si
+bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe,
+d'ailleurs, à qui appartienne ce coeur ingrat et dur qui l'a
+repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans
+des climats éloignés? Voilà l'imagination de Caroline qui
+travaille, qui lui peint tout en noir. Plus elle relit
+actuellement cette lettre qui lui paraissait si tendre, si
+flatteuse, plus elle est convaincue que c'est la générosité
+seule du comte qui l'a dictée, et qu'il n'a d'autre désir que
+de vivre loin d'elle sans cependant gêner sa liberté. Quelle
+apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à sa patrie,
+à ses emplois, à la position où le plaçaient la faveur et
+l'amitié de son souverain? S'il avait le moindre désir de
+vivre avec elle, n'en aurait-il pas fait au moins la
+tentative? N'aurait-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses
+sentiments actuels, avant de prendre cette résolution cruelle?
+Mais pouvait-il en douter après la lettre qu'il a dû recevoir?
+Et cette femme qui l'assurait de sa haine n'a-t-elle pas dû
+lui en inspirer une éternelle?...
+
+Ah! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait,
+j'ai eu un instant d'illusion et presque de bonheur; il faut y
+renoncer: le bonheur n'est pas fait pour moi; et je ne puis
+m'en prendre qu'à moi-même!.... Comme il m'aurait aimée! mais
+il ne m'aimera jamais; il ne veut pas me connaître; il me
+hait, il me méprise; il ne peut pas me pardonner, et cependant
+quelle bonté! quelle générosité! Mais dois-je en abuser, et,
+après l'avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie?
+Non... mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici,
+loin de lui, loin de tout le monde....... J'expierai mes
+fautes et mes erreurs... Il sera libre alors de rester à la
+cour, d'exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur
+de tous ceux qui l'approcheront...; et Caroline, l'ingrate
+Caroline ne troublera plus le sien..., il oubliera qu'elle
+existe!
+
+Elle prit vivement une plume, une feuille de papier, et traça
+ce qui suit avec rapidité:
+
+_Lettre de_ CAROLINE _au comte_ DE WALSTEIN.
+
+Rindaw, novembre.
+
+"Non, monsieur le comte, je ne retarderai pas d'un instant
+cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude
+vous prouver ma reconnaissance et les sentiments dont je suis
+pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes!
+Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent
+à la proposition que vous me faites; j'en deviens et plus
+coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à
+vivre dans la retraite. -- Oh! n'ajoutez pas à mon malheur
+celui de penser que je suis la cause d'une absence qui vous
+dérangerait sans doute, et ne changerait rien à mon sort.
+Puisque vous avez la générosité de m'en laisser la maîtresse,
+je suis décidée, quoi qu'il arrive, à rester ici. Mon absence
+de Berlin ne nuit à personne, n'intéresse personne. On a
+sûrement oublié cette petite fille qu'à peine on a vue, et mon
+père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw,
+cette chère amie, ou plutôt cette tendre mère, est le seul
+être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être
+utiles et agréables: je ne puis ni la quitter ni lui faire
+abandonner le genre de vie qu'elle a choisi depuis si
+longtemps.
+
+"Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que
+je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu'elle
+a pris de mon enfance. Votre lettre m'assure de votre
+consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu'est-il besoin
+que ce soit par une distance immense? Je dois, je veux vivre
+ici oubliée et tranquille, s'il m'est possible. Pour vous,
+monsieur le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre
+roi; rien au monde ne doit balancer de tels motifs.
+
+"Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle? Ah! ce
+serait alors que je serais vraiment coupable, et que les
+reproches les plus amers empoisonneraient mes jours! Non, je
+me rends justice, et je me soumets à mon sort. Il n'a rien de
+fâcheux pendant que je puis habiter dans le sein de l'amitié
+et dans le séjour paisible où j'ai passé toute ma vie. Ces
+plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou
+du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis
+ni les regretter ni les désirer. Ah! je ne regrette rien que
+de n'avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon
+seul désir est d'apprendre dans ma retraite qu'il est heureux
+comme il mérite de l'être. Ma résolution doit y contribuer;
+j'y saurai persister, je vous le jure. La solitude n'a rien
+qui m'effraye. Au contraire, je borne tous mes voeux à y passer
+ma vie entière; et s'il est vrai que vous vouliez mon bonheur,
+vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin,
+Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils
+doivent l'être.
+
+"Mon amie sait enfin depuis ce matin les liens qui nous
+unissent; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que
+je me ferai gloire de porter, je serai désormais pour le peu
+de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez
+le confier,
+
+"CAROLINE DE WALSTEIN,
+
+née baronne DE LICHTFIELD."
+
+Quand même Caroline n'aurait pas voulu prendre ce nom qu'elle
+commençait à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu'elle
+écrivait sa lettre, la chanoinesse n'avait pas manqué de
+rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline
+était comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l'appeler
+toujours à l'avenir _madame la comtesse_. Elle fut
+ponctuellement obéie, et dans l'espace de quelques minutes,
+deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent
+chez Caroline sous différents prétextes, uniquement pour avoir
+l'occasion de dire: _Madame la comtesse_. Dès que _madame la
+comtesse_ eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. --
+Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j'en ai
+pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne
+plus aimer que vous seule au monde.
+
+Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre
+chanoinesse; elle avait alors bien d'autres idées! Son
+imagination était montée au plus haut point d'enthousiasme
+pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline était
+devenue l'unique objet de ses voeux. Mais comme il entrait dans
+le plan qu'elle venait de former que la jeune comtesse ignorât
+tout, elle feignit d'approuver sa lettre, et se fit peut-être
+un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de
+tout les âges) du mystère qu'on lui avait fait en tenant
+secret à son tour ce qu'elle méditait.
+
+La lettre fut donc cachetée telle qu'elle était. On prétend
+qu'il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur
+l'adresse, _chez M. le baron de Lindorf_. Elle assure à présent
+qu'elle ne le croit pas; mais on peut penser au moins que ce
+fut le dernier.
+
+
+Le lendemain et les jours suivants, elle ne fut occupée que de
+comte; et plus elle y pensait, plus elle s'attachait à cette
+pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d'une fois. Elle
+crut y trouver milles choses qu'elle n'avait point encore
+remarquées, et qui répandaient un nouveau jour sur le coeur et
+l'esprit de cet homme excellent, dont elle connaissait trop
+tard tout le mérite.
+
+Le petit portrait sortit de sa boîte, fut suspendu à un cordon
+passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par
+jour elle le tirait de son sein, le contemplait avec
+attendrissement, le recachait avec dépit; mais plus elle
+sentait que son époux aurait fait le bonheur de sa vie, plus
+elle s'applaudissait de la résolution qu'elle avait prise.
+Persuadée qu'il ne voulait pas vivre avec elle, il lui en
+coûtait bien moins de la savoir à Berlin qu'errant avec
+Lindorf dans les contrées lointaines.
+
+L'idée d'être la cause de l'exil que ces deux amis
+s'imposaient la révoltait; elle ne pouvait la supporter. Du
+moins, disait-elle, que l'un des deux soit heureux dans sa
+patrie, et même elle éprouvait un certain plaisir du sacrifice
+qu'elle faisait au bonheur du comte. C'était en quelque sorte
+une expiation de ses torts avec lui, qui la justifiait à ses
+propres yeux, et la raccommodait avec elle-même.
+
+Pendant qu'elle était agitée de ces diverses pensées, la
+chanoinesse, de son côté, n'était pas oisive, et ne cessait de
+réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux.
+
+Il s'en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien
+faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire au
+comte par une femme de chambre de confiance qu'elle avait,
+pour l'inviter en son nom à se rendre à Rindaw, ou bien de
+mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte et d'engager son
+mari à s'y rencontrer; ou, ce qui valait encore mieux, de
+raisonner avec elle, de l'amener doucement à une réunion
+qu'elle désirait trop elle-même pour s'y refuser longtemps;
+mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop
+commun pour faire le dénoûment d'un roman dans lequel elle
+était transportée de jouer un rôle. Il fallait des surprises,
+des reconnaissances, de grands coups de théâtre; et voici ce
+que cette prudente tête imagina.
+
+Un jour, c'était le troisième depuis que la lettre de Caroline
+était partie, elle lui dit que depuis longtemps elle avait
+envie de visiter son chapitre, et d'y passer quelque temps;
+que c'était un devoir qu'elle avait trop négligé; qu'elle
+voulait le remplir encore une fois avant sa morte; qu'elle
+partirait dès le lendemain et qu'elle la priait de
+l'accompagner.
+
+Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta
+vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu'elle
+avait obtenue depuis longtemps de vivre à Rindaw, la
+dispensaient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort,
+qu'elle n'osa la contrarier, d'autant plus qu'elle se fit
+elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderait
+son entrevue avec son père, l'éloignerait quelque temps d'un
+séjour qui lui rappelait trop de choses, et la distrairait de
+sa mélancolie. Un autre motif s'y joignit encore; elle avait
+toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune
+personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquait à son
+coeur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvait plus
+vivement encore le besoin d'une amie. La baronne de Rindaw
+était bien la sienne; mais ce respect que l'on conserve pour
+ceux qui nous ont élevés; cette différence immense de leurs
+âges, qui lui donnait la crainte continuelle de la perdre d'un
+jour à l'autre; l'effroi de la solitude où la mort de cette
+unique amie la laisserait, tout augmentait ce désir ardent
+d'en trouver une autre plus rapprochée d'elle, dont l'âme
+répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui
+l'agitait, et entretenir, dans l'absence, une correspondance
+qui lui paraissait d'avance un des plus grands charmes de la
+retraite où elle comptait passer ses jours.
+
+Ah! pensait-elle souvent, si j'avais seulement une amie telle
+que je me l'imagine, combien je l'aimerais, et comme je
+saurais m'en faire aimer! Un sentiment si doux suffirait pour
+remplir mon coeur; j'oublierais bientôt que j'ai connu de plus
+vifs sentiments, et que celui à qui je voudrais les consacrer
+tous à présent ne peut plus les partager...
+
+Quand, dans les libres nouveaux qu'on leur envoyait de Berlin,
+elle trouvait une correspondance entre deux amies, son coeur
+palpitait; elle soupirait, et disait tristement: Et moi je
+n'ai personne à qui je puisse écrire tout ce que je pense! Je
+n'ai point de lettres à attendre, à recevoir! et cela lui
+paraissait le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse
+lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu'un
+séjour dans un chapitre où l'on élevait plusieurs demoiselles
+de distinction lui fournirait certainement l'occasion de
+former une liaison d'amitié avec quelques-unes d'entre elles,
+et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec
+plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le
+lendemain.
+
+Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne
+manqua point d'emporter avec elle son précieux cahier et ses
+lettres, qui étaient devenus presque son unique lecture, et
+moins encore son cher petit portrait, qui ne quittait plus son
+sein, et qu'elle aimait tous les jours davantage. En attendant
+qu'elle eût une amie, il lui en tenait lieu; il était devenu
+le confident de ses plus secrètes pensées. C'était à lui
+qu'elle avouait le regret mortel qu'elle éprouvait, en croyant
+avoir perdu sans retour et l'estime et l'amitié de son époux.
+Cette physionomie expressive et sensible paraissait
+l'entendre, lui répondre, la rassurer; et ses moments les plus
+doux étaient ceux où elle avait avec lui cette conversation
+muette.
+
+Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline et
+leurs femmes de chambre montèrent en berline.
+
+Madame de Rindaw était de la plus grande gaieté; elle fut
+prête la première, et paraissait se faire un extrême plaisir
+de cette course. Comme elle n'y voyait plus du tout, et
+qu'elle n'était distraite par rien, elle causait beaucoup, et
+voulait qu'on lui rendît compte de tous les endroits où l'on
+passait. Ce fut d'abord dans cette route sur laquelle donnait
+le pavillon où Caroline avait entendu Lindorf pour la première
+fois, où depuis elle s'était entretenue si souvent avec lui,
+et l'avait enfin vu s'éloigner pour jamais.
+
+Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de
+Risberg, et côtoya le parc où elle s'était égarée, et où elle
+avait rencontré Lindorf. C'est alors qu'elle put connaître la
+différence des sentiments qui l'agitaient dans ce temps-là de
+ceux qu'elle éprouvait actuellement. Son coeur ne palpita
+point, mais il se serra péniblement. Au lieu d'attacher des
+regards attendris sur les endroits qui lui retraçaient un
+amour qu'elle n'avait plus et qu'elle se reprochait encore,
+elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant
+douloureusement à tous les torts qu'elle avait envers son
+époux.
+
+Tout le reste du voyage se passa sans aucun événement. La
+vieille baronne le soutint très-bien, et conserva sa bonne
+humeur. Elle n'appelait plus Caroline que _ma chère comtesse_,
+et la nommait à chaque instant. Souvent aussi elle voulut
+parler du comte; mais Caroline, plus prudente qu'elle, retenue
+par la présence des femmes de chambre, craignant également
+d'en dire trop ou trop peu, détournait la conversation.
+
+Le chapitre où elles allaient était à quelques journées de
+Rindaw. Caroline ne se croyait pas éloignée, et s'impatientait
+d'arriver, lorsqu'elle vit le cocher enfiler l'avenue d'un
+grand et antique château, dont elle avait aperçu de loin les
+girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d'un
+air content, lui répondit qu'on suivait ses ordres, et qu'elle
+voulait voir en passant un ami qui demeurait là. Caroline
+n'eut pas le temps de faire d'autres questions sur cet ami,
+dont jamais elle n'avait entendu parler: elles étaient déjà
+dans la cour du château.
+
+La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordonne d'aller
+savoir si M. le comte de Walstein est là, et si deux de ses
+amies peuvent avoir le plaisir de le voir.
+
+A ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cri, et peut
+à peine articuler: Eh! grand Dieu! maman, ai-je bien entendu?
+Où sommes-nous? où m'avez-vous amenée? -- Au château de
+Ronnebourg, répondit la baronne en riant, et je t'amène à ton
+époux.
+
+La pauvre Caroline n'a pas même entendu toute cette phrase.
+Ses sens l'ont abandonnée; elle est tombée sans la moindre
+connaissance sur l'épaule de son imprudente amie. Sa femme de
+chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l'état
+affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci
+ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop
+tard de ce qu'elle a fait; et Caroline, toujours évanouie, ne
+donne pas le moindre signe d'existence.
+
+Tout cela se passait dans la berline, au milieu de la cour du
+château, tandis que le laquais s'acquittait de sa commission,
+et qu'on cherchait le comte, qui se promenait dans le parc
+avec Lindorf; enfin on l'a trouvé. Il ne comprend rien à cette
+visite, à ces amies inconnues; car la chanoinesse, qui voulait
+jouir des grandes surprises, avait défendu qu'on la nommât, et
+le comte, qui avait reçu seulement la veille la réponse de
+Caroline, n'avait garde d'imaginer que ce fussent et la
+baronne et son épouse.
+
+Il se presse de venir recevoir les dames qu'on lui annonce,
+son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se
+présente à leurs yeux, c'est Caroline, sans aucun sentiment,
+les cheveux détachés, le sein découvert et son lacet coupé. On
+efforçait de la retirer comme on pouvait de la berline; la
+baronne, tout en larmes, jetait les hauts cris, appelait
+l'univers entier au secours, en s'accusant de la mort de
+Caroline, et jurant de ne pas lui survivre.
+
+Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de
+savoir ce que c'était, qu'on juge de l'impression qu'il fit
+sur Lindorf! Au premier instant, il a reconnu Caroline, et
+peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son
+coeur. Grand Dieu! que vois-je? s'écrie-t-il en se précipitant
+auprès du carrosse. Alors il n'en peut douter; mais la pâleur
+de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui
+persuadent qu'en effet elle vient d'expirer, et bientôt son
+état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenait rien
+encore à tout ce qu'il voyait, et qui, marchant difficilement,
+arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n'a que le
+temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime aussitôt,
+mais c'est pour se livrer au plus affreux désespoir, c'est
+pour dire au comte: "C'est elle, c'est votre Caroline, c'est
+la mienne, c'est celle que j'adorais, qui n'existe plus, et
+que je veux suivre au tombeau!..."
+
+En disant cela, il s'arrache avec violence des bras du comte,
+qui, atterré de ce qu'il entend, de ce qu'il voit, ne sachant
+ce qu'il doit croire, cherche à percer une foule de
+domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont
+attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec
+peine: on venait d'en tirer Caroline; et le grand air
+commençait à lui rendre l'usage de ses sens. Elle entr'ouvrait
+les yeux, faisait quelques mouvements; et sa femme de chambre,
+assise par terre, la soutenait contre elle pendant qu'on était
+allé chercher un fauteuil pour la transporter plus
+commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa
+berline, où elle payait cher son imprudence, s'agitait,
+pleurait, réclamait le comte, et ne se calma que lorsqu'on lui
+dit qu'il était là, et que Caroline revenait à elle.
+
+Oui sans doute il était là; mais il ne savait pas encore si
+tout ce qui se passait n'était pas un songe, une illusion.
+Caroline à Ronnebourg, et paraissant y être amenée avec
+violence, puisqu'elle arrivait mourante! Le désespoir et la
+fuite de Lindorf, qui avait disparu, étaient peut-être encore
+un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissaient à
+l'oreille du comte: _C'est votre Caroline, c'est la mienne,
+c'est celle que j'adorais!_ Quoi! ce serait Caroline que
+Lindorf aimait, dont il était aimé!.... Il cherchait encore à
+en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur,
+s'était trompé; mais malgré le changement que le temps qui
+s'était écoulé depuis leur séparation avait apporté à la
+figure de Caroline, et celui que qui lui causait son état
+actuel, il ne put la méconnaître.
+
+Après l'avoir regardée quelques instants en silence, il se
+jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur
+contre ses lèves. Elle entr'ouvre les yeux, ne se rappelle
+distinctement rien, ne sait où elle est, qui est cet homme
+prosterné devant elle. Trop faible pour articuler un mot, elle
+retire doucement ses deux mains, qu'il pressait toujours dans
+les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse
+un déluge de larmes. Le comte, toujours à genoux devant elle,
+pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer,
+lorsqu'il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne
+cessait de l'appeler du fond de sa berline, et qui continuait
+à s'impatienter. Elle l'appelle enfin si haut, qu'il est
+contraint de laisser Caroline, et d'aller à elle. Ce fut au
+moins avec l'espoir d'apprendre quelque chose sur cette
+étrange aventure; mais la pauvre femme était si émue, si
+agitée, disait tant de choses à la fois qu'il n'était pas
+possible d'y rien comprendre.
+
+Le comte, d'ailleurs, en s'approchant d'elle, fut frappé d'une
+autre idée. Il ignorait tout à fait le malheureux état de sa
+vue. Ce fut un nouveau trait de lumière pour lui. Il se
+rappelle à l'instant _cette vieille parente aveugle_ dont celle
+que Lindorf aimait prenait tant de soin; et ce qui, dans le
+temps même, aurait contribué à détourner ses soupçons, s'il en
+avait eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute: cependant
+il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline,
+que l'on venait de placer dans un fauteuil.
+
+La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu'elle lui
+dit d'une voix bien faible, et du ton du reproche: "Ah! maman!
+maman! qu'avez-vous fait?" Peu à peu ses idées étaient
+revenues; mais elle était encore si abattue, si souffrante,
+que ses yeux étaient fermés et qu'elle n'aurait pu se
+soutenir. Le comte donna des ordres pour qu'on la transportât
+doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et
+ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit; elle-même
+parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès
+d'elle; et le comte, après lui avoir baisé la main, qu'elle ne
+retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de
+passer dans celui de Lindorf, dont il était extrêmement
+inquiet. Il ne le trouva point; mais en parcourant sa chambre
+des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la
+regarda; elle était à son adresse. Il l'ouvre avec émotion, et
+lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se
+ressentant du désordre où était Lindorf en l'écrivant:
+
+"L'événement le plus inattendu, le plus incompréhensible,
+vient de vous découvrir le fatal secret que je voulais
+emporter au tombeau. Je n'ai pas été le maître de mon premier
+mouvement. Voir Caroline expirante et se taire, c'était
+au-dessus des forces de l'humanité... Oui, mon cher comte, c'est
+elle-même que j'adorais sans la connaître, sans imaginer que
+vous eussiez aucuns droits sur elle. J'atteste le ciel qu'à
+l'instant où je l'appris, je m'éloignai d'elle avec la ferme
+résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvais-je prévoir que
+dans ma retraite, que chez moi-même?... Grand Dieu! il
+manquait à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes
+serments, et de porter le trouble dans votre âme. O Walstein!
+rassurez-vous; vous possédez le modèle de l'innocence, de la
+vertu, de toutes les vertus. Elle seule était digne de vous,
+et vous étiez le seul mortel digne d'elle. Puissiez-vous faire
+longtemps votre bonheur mutuel!... Pour moi, je pars; je vous
+délivre pour jamais d'un malheureux ami, qui semble n'exister
+que pour votre tourment. Mais j'ose encore vous demander une
+dernière grâce: Que votre épouse ignore que je l'ai vue et que
+vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien
+trompé, ou c'est elle-même qui vous l'apprendra, qui n'aura
+bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de
+le devoir à sa confiance; et je n'emporterai pas l'affreuse
+idée qu'elle puisse croire que je l'aie trahie... Adieu, mon
+cher comte! adieu, Caroline! Adieu pour toujours, uniques
+objets d'un coeur également déchiré par l'amour et par
+l'amitié! Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez
+pas.
+
+_P. S_. "Vous voudrez bien vous regarder à Ronnebourg comme chez
+vous; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai
+encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé,
+pour m'assurer que vous me pardonnez et que vous êtes heureux.
+Vous ne pouvez manquer de l'être, puisqu'elle vit, puisqu'elle
+vous est rendue!
+
+"Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les
+passer loin de vous et loin d'elle."
+
+Cette lettre avait été tracée avec tant d'émotion et de
+rapidité, que le comte put à peine la lire Il ne fit que la
+parcourir pour le moment, et ressortit pour parler à Verner,
+valet de chambre de Lindorf. Son projet était de faire courir
+sans délai après lui, et de tâcher de l'engager à revenir;
+mais il sut bientôt que c'était impossible.
+
+Lindorf, après s'être convaincu qu'il avait pris une fausse
+alarme, et que l'état où il avait vu Caroline n'était qu'un
+profond évanouissement dont elle commençait à revenir, ne
+s'était donné que le temps de faire seller un cheval anglais,
+coureur excellent, d'écrire pendant ce temps la lettre qu'on
+vient de lire, et de partir au grand galop.
+
+Il avait seulement dit à Verner d'arranger tout pour le
+joindre avec ses équipages dans le lieu qu'il lui marquerait;
+et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour
+la compagnie qu'il laissait au château, il était disparu,
+défendant qu'on le suivît...
+
+Lorsque le comte sut qu'il n'y avait aucun espoir de le
+ramener ce jour-là, il fit promettre à son valet de chambre de
+l'avertir des premières nouvelles qu'il recevrait. Il relut sa
+lettre, qui l'attendrit jusqu'aux larmes. Ne pouvant ensuite
+résister au désir de savoir les motifs de cette étrange
+arrivée, il fit demander à la chanoinesse s'il pourrait
+l'entretenir quelques instants dans un salon attenant à la
+chambre où on avait mis Caroline.
+
+Elle s'y rendit de suite, étant tout aussi impatiente de
+parler que le comte l'était de l'entendre. Après lui avoir dit
+que la comtesse reposait, elle ajouta d'un ton gracieux:
+Quoique ceci n'ait pas tourné précisément comme je l'aurais
+voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, monsieur le comte, de
+vous l'avoir amenée? -- Avant de vous témoigner ma
+reconnaissance, madame, je voudrais être sûr qu'elle n'a point
+été forcée de faire cette démarche. -- Forcée! monsieur le
+comte, forcée! En vérité, vous n'y pensez pas; vous ne me
+connaissez pas. Est-ce moi qui forcerai jamais cette chère
+enfant à quoi que ce soit? Non, monsieur le comte, c'est bien
+de son plein gré qu'elle a fait ce voyage; depuis longtemps je
+ne l'ai vue aussi gaie que pendant la route: c'était une
+impatience d'arriver!... -- En ce cas, interrompit le comte, je
+n'y comprends plus rien. J'avais craint que cet
+évanouissement, ces larmes, ces mots qu'elle vous adressait
+avec le ton du reproche... -- Mais ce n'était que la surprise
+de se trouver ici près de vous..., l'émotion d'une première
+entrevue...: que sais-je? ces jeunes personnes sont si
+timides! J'avoue bien que j'aurais mieux fait de la préparer
+doucement...: mais, d'un autre côté, ceci fera événement; et
+si jamais on écrit votre histoire, cela en sera l'incident le
+plus intéressant.
+
+Le comte qui ne connaissait point la tournure romanesque de
+son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement,
+lui en demanda l'explication, et apprit enfin que si ce
+n'était pas par violence qu'on avait amené Caroline à
+Ronnebourg, c'était avec une supercherie qu'il fut loin
+d'approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui
+s'en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa
+crainte de n'y pas réussir par un autre moyen. Cependant,
+dit-elle, si j'avais pensé...; mais je croyais..., mais j'avoue
+que cela m'était totalement sorti de l'esprit. -- Quoi, cela!
+reprit le comte. -- Oh! rien, rien du tout. C'est quelque chose
+que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette
+terrible émotion... Mais, à propos, monsieur le comte, je
+viens d'apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de
+Lindorf... Cette terre est donc à lui? -- Oui, madame; est-ce
+que vous l'ignoriez? -- J'aurais dû le savoir, mais j'ai mal
+compris tout cela; depuis quelque temps j'ai la tête si
+faible!... J'ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronnebourg
+était à vous. -- Non, madame, mais c'est la même chose. M. le
+baron de Lindorf est mon intime ami; il ma prié, en partant,
+de me regarder ici comme chez moi. -- En partant, dites-vous?
+il est donc absent? -- Oui (répondit le comte en souriant
+malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disait tout
+en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. --
+En vérité, j'en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux.
+-- Pourquoi donc, madame? -- Mais, je ne sais..., pour ne pas
+lui donner la peine, l'embarras. La pauvre femme ne savait
+trop que dire. Elle s'apercevait à regret qu'elle avait pensé
+trop haut, ce qui lui arrivait souvent, et tremblant d'avoir
+découvert un secret qu'elle croyait de la plus grande
+importance de cacher. -- Ah! oui, j'entends, dit le comte en
+souriant encore; l'embarras de recevoir des étrangers, car
+sans doute mon ami n'a pas le bonheur de vous connaître?
+Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la
+chanoinesse de mentir avec l'intrépidité que l'occasion
+exigeait. -- Non, pas précisément. Il s'est trouvé par hasard
+cet été notre voisin de campagne; son château de Risberg
+touche à ma terre, et nous l'avons vu tous les jours. Il est
+un peu léger, votre ami... Le comte, qui trouvait cette femme
+et cette conversation bien singulières, allait défendre son
+rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les
+attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venait de se
+réveiller dans l'état le plus affreux. Une fièvre ardente, du
+délire, même un peu de transport, annonçaient le commencement
+d'une maladie dangereuse; et sa femme de chambre, qu'elle ne
+reconnaissait point, ne pouvant la retenir, avait pris le
+parti d'appeler du secours.
+
+Le comte, pénétré, s'approcha de son lit, dont elle voulait
+absolument sortir. -- Qu'on me remène à Rindaw, disait-elle; je
+ne veux point le voir..., il me tuerait. Je partirai plutôt
+seule à pied; j'irais au bout de monde pour l'éviter. Dans
+d'autres moments, son imagination lui présentait Lindorf; elle
+prenait le comte pour lui, le repoussait loin d'elle, le
+conjurait de s'éloigner, lui reprochait d'être la cause de
+tous les tourments de sa vie. D'autres fois, croyant parler au
+comte, elle disait du ton le plus tendre: O toi que j'ai connu
+trop tard pour mon bonheur, je t'aime, je t'aimerai toujours!
+Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je suivrai partout.
+
+Le comte, prévenu, prenait pour lui ce qu'elle adressait à
+Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardait lui-même, mais
+n'en était pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la
+quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la
+chanoinesse qu'elle coucherait dans un autre appartement.
+Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des
+rêveries continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya
+chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit
+partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le
+médecin de la cour. Il crut devoir en même temps faire venir
+le chambellan; mais ne voulant pas trop l'alarmer, il lui
+manda simplement qu'il le suppliait de se rendre tout de suite
+à Ronnebourg pour une affaire de la dernière importance.
+
+Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste,
+auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s'éloignait qu'à
+regret. Peu de temps après, un médecin des environs arriva. Le
+comte connut bientôt son ignorance, et n'en fut que plus
+alarmé. Le docteur affirmait que c'était la petite vérole, la
+chanoinesse affirmait que Caroline l'avait eue à Rindaw dans
+son enfance, elle en indiqua même quelques traces légères qui
+ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire
+augmentaient à chaque instant, et, le troisième jour de la
+maladie, elle parut dans le plus grand danger.
+
+Qu'on se représente l'état affreux du comte, éloigné de tout
+secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, il
+était impossible que le médecin de Berlin fût là avant le
+septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans
+l'anxiété la plus cruelle, s'attendant à chaque instant à voir
+expirer celle qu'il adorait.
+
+Cette maladie, en redoublant son intérêt, avait redoublé son
+attachement. Les soins assidus qu'il prenait de Caroline, la
+douceur, la patience qu'elle montrait dans le moments où elle
+était à elle, ce qu'il entendait dire aux femmes qui la
+servaient, tout y ajoutait à chaque instant. Au tourment
+d'avoir à trembler pour ses jours, se joignait encore celui de
+se reprocher tout ce qu'elle souffrait. Il était convaincu que
+l'espèce de violence qu'on lui avait faite, sa crainte de
+vivre avec lui, sa passion pour Lindorf, ses combats entre
+cette passion et son devoir, étaient l'unique cause de ses
+maux.
+
+Ce fut dans un de ses moments de douleur, d'amour et de
+remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le voeu
+solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie était
+conservée. -- (Dieu qui m'entendez, dit-il en élevant les mains
+au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de
+l'amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le
+mien, et de la céder à celui qu'elle aime.)
+
+Caroline n'était pas alors en état de l'entendre. Sans doute
+elle l'eût prié d'être moins généreux; mais depuis vingt-quatre
+heures elle avait perdu connaissance. Par bonheur, le
+premier médecin de la cour arriva ce soir-là. Il ne dissimula
+point le danger extrême où il trouva la malade, et qu'il n'y
+avait d'espoir que dans sa jeunesse; cependant il lui
+administra des secours qui n'avaient été que trop retardés et
+déclara que si le neuvième et le treizième jour se passaient
+sans accident, il y aurait quelque espérance, mais que
+jusqu'alors il n'en pouvait donner aucune.
+
+Le comte, en proie à la douleur la plus vive, fut encore
+obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont
+l'affreuse inquiétude n'était pas le moindre des tourments
+qu'il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnait, d'un
+côté, la facilité de lui en imposer sur l'état de la malade,
+c'était un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisait
+demander vingt fois par jour, lui répétait sans cesse les
+mêmes questions, exigeait les plus grands détails.
+
+Lorsqu'il rendait quelques soins à Caroline, ou bien qu'excédé
+de fatigue, il prenait quelques instants de repos, c'était
+toujours les moments où elle venait auprès de lui, ou le
+faisait prier de passer auprès d'elle. On avait une peine
+inouïe à la retenir loin de la malade, qu'elle tourmentait
+sans lui être d'aucun secours; le comte seul pouvait obtenir
+qu'elle s'en éloignât. Elle n'était tranquille que lorsqu'il
+causait avec elle; et lui, qui n'aurait pas voulu quitter une
+minute le chevet de Caroline, gémissait d'y être souvent
+obligé.
+
+Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur
+dont lui seul pouvait être capable, et se trouvait bien
+dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la
+plus adorée des femmes.
+
+C'est alors qu'il eut une véritable reconnaissance pour la
+chanoinesse de la lui avoir amenée; car il croyait que sa
+maladie avait une cause bien plus éloignée que l'émotion de
+cette arrivée, qui pouvait tout au plus l'avoir décidée, mais
+qu'il attribuait en entier à sa passion pour Lindorf et au
+regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la
+retraite, son projet d'y passer sa vie; tout le confirmait
+dans cette idée.... Il relut dix fois la dernière lettre qu'il
+avait reçue d'elle, et l'interpréta en entier d'après ce qu'il
+s'était persuadé: pourvu que nous soyons séparés, répétait-il
+douloureusement. Chère et cruelle Caroline! Mais non, c'est
+moi qui serais le plus cruel, le plus barbare des hommes, si
+j'élevais plus longtemps une injuste barrière entre deux êtres
+que je chéris presque également, et que je conduirais au
+tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m'entendre! que
+ne puis-je vous réunir! Il ne doutait pas non plus que ce ne
+fût de Lindorf qu'elle parlait à la troisième personne, _en
+regrettant de n'avoir pu faire son bonheur_..... Oui, tu le
+feras, disait-il. Le mortel que tu préfères doit être
+souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l'être?
+Un vain système m'avait égaré, et je dois m'en punir. Mais
+s'il était trop tard; si Caroline nous était ravie; si cette
+mort qui la menace n'empêche de réparer?... Il ne peut
+soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouvelle à
+chaque instant.
+
+Le chambellan, qu'on avait moins pressé que le médecin,
+n'arriva que le lendemain au soir: peut-être même ne serait-il
+venu aussitôt: mais la lettre du comte l'avoir trouvé prêt à
+partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se
+rendre à l'invitation de son gendre, dont il était loin de
+soupçonner le motif. C'était un des jours de crise de la
+malade. Son époux ne l'avait pas quittée, et ne pensait plus
+du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par
+les gens, qui lui dirent que M. le comte est auprès de sa
+femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix:
+Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l'ignore! Où
+est-elle, que je l'embrasse? -- Hélas! monsieur, vous la voyez,
+lui dit le comte en la lui montrant. Elle était mieux; nous
+commencions à nous flatter...., mais je crains que.... En
+effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux
+étonnés, regarde autour d'elle, se voit dans une chambre
+inconnue; son père, son mari, sont près d'elle, les reconnaît
+tous les deux, n'a pas la force de supporter tant d'émotions à
+la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le
+premier.
+
+Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte
+conduit le chambellan consterné auprès de la chanoinesse; mais
+bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et
+les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le
+débarrasserait du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut
+pas pour longtemps. A peine furent-ils seuls, qu'elle se
+plaignit amèrement du long mystère qu'on lui avait fait du
+mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de
+ce qu'elle ne l'avait pas informé de ce voyage. Enfin de
+plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent
+presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut
+obligé d'aller mettre la paix. Il les trouva tous deux agités
+de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquants,
+toujours en s'appelant par habitude, mon cher chambellan et ma
+chère baronne.
+
+Dans tout autre moment, cette scène aurait amusé le comte;
+mais il ne pensa qu'à la faire cesser et à rétablir la bonne
+harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu'il y parvint; il fallut
+même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. A ce
+souvenir, la chanoinesse s'attendrit. Le chambellan résistait,
+mais le comte ayant placé à propos le mot des _obligations_
+qu'il avait et pouvait avoir encore à son amie, il fut à son
+tour si touché de ce motif pour l'avenir, qu'il s'approcha
+d'elle en la priant d'excuser sa vivacité. Elle lui tendit la
+main avec dignité et tendresse, en lui disant qu'il abusait de
+l'empire qu'il avait sur elle: il la baisa respectueusement;
+la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade.
+
+Il est inutile d'entrer dans le détail de tout ce qu'il
+souffrait pendant ces jours d'incertitude et de douleur. Tout
+lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère le
+comprendra facilement. Plus il prenait sur lui, plus son âme
+était déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie,
+il ne lui fut plus possible de s'éloigner un seul instant, ni
+le jour ni la nuit: il les passait sur un fauteuil auprès du
+lit de Caroline; et si la nature exigeait de lui quelques
+minutes d'un sommeil pénible, il se réveillait bientôt avec la
+mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui était devenue
+l'unique objet qui l'attachait à la vie.
+
+Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant
+décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut
+que le comte en supportât seul tout le poids. Il n'avait point
+dit au chambellan ni à la baronne que peut-être le soir ils
+n'auraient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit
+auprès d'elle.
+
+Qu'ils furent ardents les voeux qu'il adressait au ciel pour
+qu'elle lui fût rendue! Avec quel transport il pressait contre
+ses lèvres et serrait contre son coeur cette main faible et
+brûlante! Comme ses yeux se remplissaient de larmes en
+s'arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animait
+encore, et qui peut-être allaient se fermer pour jamais!
+
+Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu'elle faillit
+à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu'à moins d'un miracle
+elle ne passerait pas le jour. Le comte, hors de lui-même,
+abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus longtemps
+ce triste spectacle, ni s'arracher d'auprès du lit de cette
+chère mourante, avait encore la cruelle tâche de préparer le
+père et l'amie de Caroline, à l'affreux événement qui
+s'approchait. Il les avait toujours tellement rassurés, que,
+loin de le redouter, ils étaient alors dans une sorte de
+sécurité qui leur aurait rendu ce coup mille fois plus
+terrible.
+
+Le comte leur avait promis de passer avant la nuit dans leur
+appartement. Il sortit donc pour y aller; mais, effrayé de ce
+qu'il avait à leur apprendre, il s'arrêta quelques instants
+dans l'antichambre pour rassembler et recueillir ses forces.
+Ah! pensait-il, si ce malheureux père sentait comme moi tout
+le poids du remords! Si l'idée d'avoir sacrifié sa fille se
+joignait à la douleur de la perdre, pourrait-il la
+supporter?... Caroline, Caroline! tes bourreaux pleurent, et
+tu meurs! Mais tu ne seras que trop vengée, et les tourments
+que j'éprouve sont bien au-dessus de la mort.
+
+Pendant qu'il hésitait s'il entrerait, le valet de chambre de
+Lindorf, qui l'aperçut, vint à lui avec empressement, et lui
+dit qu'il avait à lui parler. Il avait reçu le matin une
+lettre de son maître, qui l'attendait à Hambourg, d'où il
+comptait s'embarquer pour l'Angleterre. Varner partait cette
+nuit même pour le joindre, et n'attendait plus que les ordres
+de monsieur le comte.
+
+Au lieu de lui répondre, le comte le regardait en silence,
+d'un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de
+l'attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce
+qu'il devait faire. Ecrire à Lindorf! dans quel moment! et que
+dois-je lui dire? Irai-je plonger dans son coeur le poignard
+qui déchire le mien? Le ferai-je revenir pour le voir expirer
+de douleur sur le tombeau de celle qu'il adore? Mais, dit-il
+en se reprenant, quelle idée vient me frapper tout à coup? Si
+Caroline..., si c'était à l'amour que ce miracle que je n'ose
+espérer était réservé; s'il était temps encore...; si la
+présence de Lindorf?... Grand Dieu! vous m'entendez; quelques
+jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. -- Je ne sais
+quel rayon d'espoir s'insinua dans son coeur; il écouta ce
+qu'il lui dictait, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu
+de mots:
+
+"Partez à l'instant, mon cher Lindorf, et faites la plus
+grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est
+absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous
+ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès
+que j'ose espérer. Lindorf, pourquoi nous avoir quittés?
+pourquoi vous défier du coeur de votre ami? Mais les instants
+sont précieux, n'en laissez pas écouler un seul avant de vous
+mettre en route; je regrette même ceux que j'emploie à vous le
+demander. Je vous connais, Lindorf; un seul mot de moi
+suffisait... Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas,
+venez ici en droiture; si vous me rencontrez, je vous parlerai
+et nous ne nous quitterons plus."
+
+"EDOUARD DE WALSTEIN."
+
+Ronnebourg.
+
+Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant
+de partir à l'instant, de ne s'arrêter que pour changer de
+chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la
+maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette
+affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d'état de venir. S'il
+avait le malheur de perdre Caroline avant l'arrivée de
+Lindorf, et de lui survivre, il voulait le prévenir, aller
+au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir,
+et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets.
+
+Le comte était destiné, dans cette journée, aux sensations les
+plus pénibles. Il allait rentrer chez Caroline, lorsqu'on lui
+remit un paquet de lettres que son courrier venait d'apporter
+de Berlin. Il l'ouvrit machinalement. C'étaient des lettres
+d'affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût
+alors l'intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant
+leur lecture à un moment plus tranquille, s'il pouvait en
+avoir. Il y en avait de Berlin et de Pétersbourg. Dans le
+nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avait
+l'air d'être de la main de Caroline, et ressemblait exactement
+à celle qu'il avait reçue d'elle il y avait peu de temps. Il
+la prend avec émotion et surprise; il l'examine, et voit
+qu'elle lui était adressée à Pétersbourg, et qu'on la lui
+renvoie. Il regarde le cachet; c'était bien celui de Caroline.
+Il le rompt d'une main tremblante, et lit cette lettre qu'on a
+déjà vue, cette lettre écrite dans le premier moment de son
+désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d'avoir lu le
+cahier, et que, depuis cette lecture, elle s'était tant de
+fois reproché d'avoir tracée. Ce n'était, hélas! qu'une
+conformation de son malheur et de la haine de Caroline...
+Mais, grand Dieu! qu'elle était cruelle! et dans quel affreux
+moment la recevait-il! Quelle impression douloureuse et
+profonde dut lui faire cette phrase: _Je crois plus généreux,
+monsieur le comte, de vous avouer à présent mes sentiments,
+que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse
+victime de l'obéissance: ce spectacle n'est pas fait pour
+votre coeur_. Grand Dieu! s'écria le comte en se précipitant à
+genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline,
+souffrirez-vous qu'elle périsse cette innocente et malheureuse
+victime? Dieu, prenez ma vie, et sauvez la sienne. Il acheva
+cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçait le poignard
+dans son coeur. Que ne l'ai-je reçue plus tôt! elle serait
+libre, heureuse, et je n'aurais pas à trembler pour ses jours!
+
+Quand il eut un peu calmé l'extrême agitation où cette lecture
+l'avait mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec
+l'espoir que des voeux si ardents et si sincères seraient
+exaucés, que cet objet adoré lui serait rendu, qu'il pourrait
+assurer pour jamais son bonheur. Mais quel spectacle s'offre à
+ses yeux! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne
+venait point, s'était fait conduire dans la chambre de la
+malade. Elle ne pouvait la voir, mais assise à côté de son
+lit, elle tenait une de ses mains, et la conjurait de lui
+marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un
+mot, qu'elle la reconnaissait.
+
+Caroline, faible, inanimée, paraissant environnée des ombres
+de la mort, ne voyait rien, n'entendait rien, ne donnait aucun
+signe de vie; et sa malheureuse amie se livrait au désespoir
+le plus affreux. Leurs femmes, debout de l'autre côté du lit,
+fondaient en larmes; quelques pas plus loin, le chambellan,
+renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, était
+absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il
+sentait que les richesses et les honneurs ne suffisent pas
+pour être heureux, et se repentait trop tard de leur avoir
+sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui,
+regardait cette scène de douleur, paraissait avoir abandonnée
+Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie.
+
+A ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que
+c'en était fait, qu'il avait tout perdu et que la plus aimable
+des femmes n'existait plus. Toute sa fermeté, toute sa
+philosophie l'abandonnent: un frisson mortel parcourt ses
+veines, et lui fait espérer qu'il va la suivre. Il se
+précipite sur ce lit de mort, colle sa bouche sur cette bouche
+glacée, et ne s'aperçoit pas qu'elle respire encore. O
+Caroline! dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être
+vengée! Il allait sortir dans l'égarement le plus affreux, et
+qui peut-être l'aurait conduit à terminer ses jours; mais le
+chambellan et le médecin l'arrêtèrent. Ce dernier lui jure que
+la comtesse vit encore, et qu'il n'a pas même absolument perdu
+tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement,
+suite naturelle de la crise affreuse qu'elle vient d'essuyer.
+Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d'un
+sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j'ose
+presque assurer qu'elle sera hors de tout danger; mais j'avoue
+que, vu sa grande faiblesse, ce réveil est incertain.
+
+Ah Dieu! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux
+mains, il serait donc possible... Si elle nous est rendue, ma
+vie, ma fortune entière suffiront-elles?... -- Dans ce moment,
+monsieur le comte, mon art est impuissant, et tout secours
+serait inutile; il faut l'abandonner à la nature, à son
+tempérament, qui doit être bon, puisqu'elle a résisté jusqu'à
+présent, et aux soins de l'amour, qui seront plus efficaces
+que les miens... Nous allons vous laisser avec elle. Venez,
+monsieur le chambellan; je vais vous ramener chez vous. Donnez
+à votre gendre l'exemple du courage. Il allait l'emmener; mais
+une autre scène, une autre émotion les attendaient encore.
+
+On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que
+tout ceci se passait. Hélas! l'infortunée, soit qu'elle n'eût
+pu résister à son saisissement, à l'idée d'avoir perdu sa
+Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce
+moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une
+apoplexie foudroyante et dont personne ne s'était aperçu,
+venait de la frapper à l'instant même. On la trouva renversée
+à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore quelque
+légers signes de vie; on la transporta tout de suite chez
+elle. Les secours furent prompts, mais inutiles; elle expira
+quelques minutes après sans avoir repris connaissance.
+
+Un tel événement était bien propre à faire une triste
+diversion à l'objet dont ils étaient tous occupés. Le comte
+même oublia quelques instants sa douleur, pour ne penser qu'à
+celle de Caroline lorsqu'elle ne retrouverait plus son amie;
+puis, se rappelant tout à coup le danger où elle était
+elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien
+heureuse de n'avoir pu survivre à ce qu'elle aimait.
+
+Le chambellan était véritablement atterré, moins du regret
+d'avoir perdu son ancienne amie que de la crainte de la suivre
+bientôt. Il était plus âgé qu'elle, et cette mort subite
+l'avait tellement frappé, qu'il crut aussi n'avoir plus que
+quelques instants à vivre. Dans l'espace de dix minutes, voir
+sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, et son amie
+rendre le dernier soupir..., c'en est assez pour effrayer un
+vieillard qui tenait à la vie en proportion de son attachement
+à ses biens et à ses emplois. -- Je sens que je suis très-mal,
+disait-il à chaque instant.
+
+Le comte, qui vit bien que le danger n'était pas pressant, le
+recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la
+chanoinesse à ceux des femmes qu'elle avait amenées et de ses
+gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur
+celle qui avait élevé Caroline, et que son amitié pour elle
+conduisait au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère
+mourante, renvoya ceux qu'il y trouva, et s'approcha de son
+lit avec un saisissement qui lui parut l'avant-coureur de tout
+ce qu'il avait à craindre. Elle était encore dans un état de
+stupeur, d'anéantissement si profond, qu'elle ne s'était point
+aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avait
+occasionné autour d'elle. Elle paraissait plongée dans un
+sommeil effrayant, même par l'excès de sa tranquillité. Ce
+n'était qu'à un léger soulèvement de poitrine qu'on pouvait
+connaître qu'elle existait encore; et ce mouvement presque
+imperceptible, le comte s'imaginait le voir diminuer à chaque
+instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes coulaient
+de ses yeux sans qu'il s'en aperçût lui-même. Il passait à
+chaque instant ses mains tremblantes ou sur le sein ou sur la
+bouche de Caroline, pour s'assurer qu'elle respirait encore.
+Il les retirait avec effroi, les joignait ensemble, les
+élevait au ciel, et disait avec ardeur, à demi-voix: Que ne
+puis-je mourir pour elle ou avec elle!
+
+D'autres fois, fixant ce visage pâle, mais toujours charmant,
+ces traits qui conservaient encore leur forme enchanteresse,
+il éprouvait un sentiment si vif d'amour, de douleur, de
+regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé,
+n'en a peut-être jamais inspiré de tels Ange du ciel, disait-il
+alors en collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure,
+âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de
+ce cruel époux qui t'a conduite au tombeau! Tu meurs sans lui
+pardonner, sans savoir que tu pouvais encore être
+heureuse!..... Et toi, malheureux Lindorf...., où es-tu
+pendant que ta Caroline expire? Tu l'aurais rendue à la vie;
+et même, en te la donnant, je t'aurais dû plus que la
+mienne.....
+
+Dans d'autres moments, absorbé dans sa douleur au point d'en
+perdre presque la raison, il n'avait aucune idée distincte; il
+se levait, se promenait dans la chambre avec égarement; puis
+tout à coup se reprochant comme un crime de s'éloigner d'elle
+une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se
+rapprochait avec impétuosité... C'est ainsi que s'écoula la
+plus cruelle des nuits; et malgré tout ce que le comte avait
+souffert, elle lui parut bien courte. Les premier rayons de
+l'aurore allaient sans doute annoncer cet affreux moment dont
+il n'osait plus douter; l'arrêt du médecin ne lui sortait pas
+de l'esprit... _Si elle se réveille, elle sera hors de tout
+danger; mais ce réveil est incertain;_ et cette cruelle
+incertitude, il n'avait plus même le bonheur de l'avoir; toute
+espérance était anéantie. Plus ce sommeil se prolongeait, plus
+il était convaincu que c'était celui de la mort.
+
+Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime; il
+écoute, il s'approche, il n'en peut plus douter. Le mouvement
+de sa poitrine devient plus fort, plus pressé... Un soupir
+s'échappe... Ah! sans doute c'est le dernier! Le voilà cet
+instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur
+elle, et la presse avec force dans ses bras, comme pour
+l'arracher à la mort, ou pour expirer avec elle.
+
+O douce surprise! ce corps inanimé qu'il soulève se prête à ce
+mouvement et paraît s'aider; cette tête penchée se relève
+doucement; ces bras étendus s'arrondissent et se croisent l'un
+sur l'autre; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une
+faible teinte; ces yeux, qu'il croyait fermés pour jamais,
+s'ouvrent à demi: Caroline enfin est assise. Caroline vit,
+respire, regarde autour d'elle, cherche à se reconnaître, à
+rappeler ses idées. Ses regards s'arrêtent longtemps sur le
+comte, d'abord avec étonnement, mais sans aucun effroi; puis,
+avec un doux sourire, tel que celui d'un enfant qui se
+réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa mère, elle
+lui tend une main qu'il saisit avec transport....
+
+Ah! ce qu'il éprouvait ne peut s'exprimer...: c'est passer en
+un instant du comble du malheur à la félicité suprême. A peine
+peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit,
+il dévore tous les mouvements de Caroline; il presse sa main
+contre son coeur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit
+d'une voix altérée par l'excès de son émotion: _Si elle se
+réveille, elle est hors de tout danger_.... O Caroline! ô mon
+dieu!... serait-il vrai qu'elle nous est rendue? Chère Caroline!
+un mot, un seul mot; que j'entende seulement votre voix.
+Dites, serait-il possible que vous eussiez reconnu cet époux,
+ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous
+rendre heureuse? -- Oui, monsieur le comte, je vous reconnais
+bien, dit-elle d'une voix faible; il n'y a que vous au monde
+capable de tant de soins, d'une bonté, d'une générosité si
+soutenues... Mais où suis-je? Je ne puis me rappeler... --
+Chère Caroline, ne pensez qu'à votre santé; elle seule doit
+vous occuper. Soyez tranquille; vous êtes chez un ami, avec un
+ami; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que
+j'appelle le médecin.
+
+Il allait tirer le cordon lorsque Caroline l'arrêta en posant
+sa main sur son bras. -- Encore un seul mot, monsieur le comte,
+et je ne dirai plus rien. Je vous promets d'être docile; mais
+il faut absolument que je vous demande encore une seule
+chose... Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici? est-elle
+bien?... Mon dieu! que je dois l'avoir inquiétée!... Et
+mon père? j'ai une idée confuse de l'avoir entrevu il n'y a
+pas longtemps. -- Il est ici; dans quelques heures vous le
+reverrez. -- Et ma chère baronne? -- Elle nous a quittés. On a
+craint que sa santé ne souffrît; nous l'avons engagée.... --
+Ah! vous avez bien fait; mais où est-elle? A Rindaw, j'espère?
+-- Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son
+idée. Ne craignez rien pour elle; elle est bien; elle est
+heureuse; elle ignore le danger où vous avez été... O
+Caroline! ne songez qu'à le faire cesser entièrement; pensez
+que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère
+Caroline! ce motif ne suffira-t-il pas?
+
+Un domestique parut. Le comte donna l'ordre d'appeler le
+médecin, ferma les rideaux du lit, s'assit à côté, ne dit plus
+rien, et, malgré le joie qui dilatait son coeur, il s'occupa
+douloureusement des moyens de préparer Caroline à la mort de
+son amie, et du chagrin dans lequel elle serait plongée
+lorsqu'elle l'apprendrait. Il fallait surtout prolonger son
+erreur jusqu'à ce qu'elle fût assez forte pour soutenir cette
+épreuve.
+
+Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les
+espérances que ce réveil avait données... Le pouls, quoique
+très-faible, était excellent; tous les symptômes fâcheux
+avaient disparu; tout annonçait une convalescence sûre, mais
+qui demandait des ménagements et des soins infinis. Des soins!
+dit le comte avec l'accent du sentiment... Caroline est si
+bonne, si généreuse! elle s'y prêtera; elle sait combien de
+vies elle conserve en ménageant la sienne; l'amitié, l'amour,
+tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible se
+réunira pour conserver des jours... -- Caroline, attendrie,
+voulut répondre; le médecin lui imposa silence. Eh bien! dit-elle
+doucement en regardant le comte, je ferai tout ce qu'on
+voudra.
+
+Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista
+sur la nécessité de cacher à la malade le mort de son amie: la
+moindre émotion pouvait la replonger dans l'état affreux dont
+elle sortait. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez
+le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus.
+
+Un long sommeil, dont il sortait à peine, l'avait un peu
+rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la
+résurrection de sa fille acheva de le consoler tout à fait,
+d'autant plus qu'il espérait bien qu'elle serait héritière de
+la chanoinesse. Le comte, qui redoutait quelque imprudence de
+sa part, et qui n'était pas fâché de se débarrasser d'un homme
+dont le caractère égoïste et froid le révoltait à chaque
+instant, lui persuada facilement que l'étiquette exigeait
+qu'il accompagnât le corps de la baronne, qu'on allait
+transporter à Rindaw, et qu'il lui rendît les derniers
+devoirs.
+
+Cette triste cérémonie n'était pas fort de son goût; mais le
+comte, voulant absolument le décider à partir, lui dit que le
+testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il
+convenait qu'il allât s'en assurer, veiller à ses intérêts et
+prendre possession de cette terre... Cette raison lui parut si
+forte qu'il ne balança plus, et demanda seulement à voir,
+avant son départ, _madame le comtesse de Walstein_, car il
+n'appelait plus sa fille autrement. Le comte, au contraire,
+affectait de ne la nommer jamais que _Caroline_. Ils convinrent
+ensemble qu'on lui dirait que le chambellan allait à Rindaw
+apprendre à la baronne l'heureuse nouvelle de sa
+convalescence, et que de là il lui serait aisé, dans ses
+lettres, de la préparer peu à peu à ce triste événement.
+
+Son père fut donc introduit auprès de Caroline. Il lui
+témoigna à sa manière le plaisir qu'il éprouvait de la voir en
+aussi bon état, et de la laisser avec son époux, dont elle ne
+pouvait trop reconnaître les soins. Il entra dans des détails
+qu'elle ignorait encore; et lorsqu'il lui dit que depuis
+plusieurs nuits le comte ne s'était pas déshabillé et n'avait
+point quitté sa chambre, elle versa des larmes de
+reconnaissance, et se tournant de son côté d'un air touchant
+et confus: O monsieur le comte! lui dit-elle, quelle bonté!
+quelle générosité! qu'auriez-vous donc fait pour une femme...
+elle s'arrêta, n'osant articuler: _que vous aimeriez?_ Le comte
+l'interpréta différemment et crut que c'était _qui vous
+aimerait_.
+
+Ainsi ce deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, loin de
+s'entendre, se préparaient encore bien des tourments. Toutes
+les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le
+conjurait de prendre quelque repos, lui assurait qu'elle
+n'avait besoin de rien, il était persuadé qu'elle voulait
+l'éloigner; que ses soins étaient un supplice pour un coeur bon
+et sensible, qui ne pouvait plus les payer que par une froide
+reconnaissance. Cette affreuse idée le faisait sortir avec un
+empressement qu'elle attribuait, à son tour, à l'indifférence.
+Chacun d'eux, brûlant d'amour, et convaincu de n'être pas
+aimé, mettait sur le compte de la seule générosité, et tout au
+plus de l'amitié, ce qui devait les éclairer sur leurs vrais
+sentiments. Mais j'anticipe; revenons au chambellan.
+
+On a pu voir déjà qu'il savait très-bien altérer la vérité
+quand son intérêt l'exigeait; il joua donc si bien son rôle
+sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le
+remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et
+le conjura de se hâter de partir et d'aller la rassurer.
+
+Elle dit là-dessus des mots si touchants et si déchirants pour
+ceux qui savaient que cette amie si chère n'existait plus, que
+le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de
+ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin.
+-- Eh bien! je me tairai; mais, mon père, dites-lui bien que
+c'est pour elle, pour la revoir plus tôt. Dites-lui que sa
+Caroline n'aspire qu'à ce bonheur...; dites-lui bien qu'elle
+soit tranquille, que le plus généreux des hommes...
+
+Il était près d'elle, et l'interrompit en portant doucement la
+main sur sa bouche; elle faillit la baiser cette main chérie;
+ses lèvres en firent le mouvement... Je ne sais quelle crainte
+l'arrêta, ni ce qu'elle éprouva; mais elle eut un léger
+tremblement dont le comte s'aperçut, et qu'il fut loin
+d'attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d'emmener le
+chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de
+poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit.
+Sa femme de chambre, les gens qu'elle avait amenés, d'autres
+que le comte y joignit, l'escortèrent; la femme de chambre de
+Caroline et son laquais restèrent à Ronnebourg auprès de leur
+maîtresse.
+
+Le médecin, qui ne pouvait s'absenter longtemps de Berlin,
+voulait y retourner. A force de prières et de libéralités, le
+comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne
+quitter sa malade que lorsqu'il n'y aurait plus la moindre
+apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce
+point: chaque jour la voyait renaître. Déjà elle commençait à
+se lever, à faire quelques pas, appuyée sur le bras du comte.
+Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le
+chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.
+
+Voilà donc le comte seul à Ronnebourg avec sa Caroline. _Sa
+Caroline!_... Etait-elle à lui? Hélas! il ne la regardait plus
+que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D'après son
+billet, il était persuadé que Lindorf arriverait au premier
+jour; ne l'aurait-il donc fait revenir que pour le rendre
+témoin de son union avec celle qu'il adorait? Et Caroline,
+cette sensible Caroline, qu'une passion combattue avait
+conduite au bord du tombeau, lui ramènerait-il l'objet de
+cette passion pour en exiger le sacrifice? Il n'en eut pas
+même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le
+serment qu'il avait prononcé lorsqu'elle était mourante, à
+rompre le noeud qui l'attachait à lui, à l'unir à Lindorf, il
+n'attendait que son arrivée pour leur apprendre ses intentions
+généreuses, et le bonheur qu'il leur préparait. Mais
+redoutant, même pour Caroline, l'excès de ce bonheur, il
+voulait la préparer insensiblement, et surtout cacher avec
+soin à cette âme sensible et reconnaissante combien il lui en
+coûtait de renoncer à elle... Elle croit à présent me devoir la
+vie, disait-il, et se sacrifierait sans balancer à mon
+bonheur... Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée
+à ce cruel sacrifice. C'est moi seul qui dois, qui veux le
+faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux;
+tu ne liras jamais dans ce coeur qui t'adore; tu ne verras, tu
+ne soupçonneras que mon amitié: mais si tu m'accordes la
+tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je
+en effet malheureux?... Ah! Caroline, Caroline! toi seule au
+monde pouvais me faire sentir qu'on peut l'être en remplissant
+tous ses devoirs... Pour renoncer à toi sans mourir, il ne
+fallait ni te revoir ni te connaître...
+
+D'après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont
+il se promit de ne point s'écarter jusqu'à l'arrivée de
+Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne des soins
+qu'exigeait la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de
+les lui rendre, il les continua avec l'attention la plus
+soutenue; mais il sut presque toujours éviter d'être seul avec
+elle. Lorsqu'il s'y trouvait par hasard, il employait ces
+moments, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui
+jouer de la flûte, sur laquelle il excellait. Des sons
+mélodieux pénétraient dans l'âme de Caroline; ils y portaient
+un attendrissement dont elle ne cherchait pas à se défendre.
+
+Dans la convalescence, le coeur est plus faible, plus tendre,
+plus susceptible d'impressions; à mesure qu'on renaît, on
+s'attache aux objets qui nous font aimer la vie; et chaque
+jour, chaque instant l'attachaient davantage à cet époux si
+aimable, complaisant, si digne d'être adoré. Son goût, ou, si
+l'on veut, son inclination pour Lindorf, n'avait fait que
+développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont
+elle éprouve seulement aujourd'hui toute la force. Longtemps
+caché sous le nom de l'amitié, elle ne s'était avoué ce
+penchant pour Lindorf qu'au moment où elle avait cessé de le
+voir; elle ne connaissait de l'amour que la douleur et les
+remords. A présent, elle sent tout le charme d'un attachement
+autorisé par le devoir, elle s'y livre entièrement. Le bonheur
+et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans
+doute il m'aime, il m'a pardonné, disait-elle, et elle se
+faisait répéter par sa femme de chambre toutes les preuves
+d'attachement qu'il lui avait données pendant sa maladie. Ces
+nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir
+lorsqu'il crut l'avoir perdue, tout le traçait en traits de
+feu dans le coeur de Caroline; tout concourait à augmenter un
+amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu'elle n'osait
+témoigner que sous le nom de reconnaissance.
+
+Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses
+mouvements, à toutes ses paroles, elle ne fut pas longtemps
+sans remarquer l'air gêné et contraint qu'il avait avec elle,
+son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et
+toute conversation relative à eux-mêmes, à leur position. Dès
+les commencements de sa convalescence, il lui avait dit que
+son ami Lindorf était en voyage et ne tarderait pas à revenir,
+et qu'en attendant il pouvait disposer de son château.
+
+Caroline, trop faible alors pour entrer dans aucune
+explication, n'avait pu entendre ce nom, et surtout ce projet
+de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble, qui
+ne furent que trop remarqués, et qui confirmèrent les idées et
+les projets du comte. De son côté, elle crut voir qu'il
+l'examinait et n'en fut que plus interdite. Combien de fois
+depuis elle se reprocha de n'avoir pas saisi ce moment pour
+lui ouvrir son coeur, de n'avoir pas eu la force de lui avouer
+et les sentiments qu'elle avait eus pour Lindorf, et ceux qui
+leur avaient succédé!
+
+Mais ce secret lui appartenait-il en entier? Et quand Lindorf
+s'éloignait d'elle, se sacrifiait pour elle, était-il permis à
+Caroline de risquer d'altérer par un tel aveu l'amitié que le
+comte avait pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui
+pouvait à la fin se lasser d'un attachement qui lui avait été
+si funeste?....
+
+Ces réflexions n'échappaient pas à la Caroline, d'autres
+encore s'y joignaient et la retenaient. Comment oser dire la
+première au comte qu'elle l'adore, lorsqu'elle doute qu'elle
+soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour?... La
+conduite actuelle du comte démentait absolument celle qu'il
+avait eue pendant sa maladie; elle ne savait plus comment
+expliquer ni l'une ni l'autre.... S'il ne m'aime pas, pensait-elle
+sans cesse, d'où venait cette crainte de me perdre, ce
+désespoir qui faillit lui coûter la vie? Pourquoi ces
+transports si doux, si touchants quand je lui fus rendue?....
+Je vois encore ces larmes de joie; j'entends encore ces
+expressions si vives et si tendres, que l'amour seul peut
+dicter... Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus?
+Pourquoi, depuis que je pourrais si bien l'entendre et lui
+répondre, semble-t-il éviter de me parler, d'être seul avec
+moi? Ah! sans doute la pitié seule, dans cette âme si
+généreuse, excitait ce que j'ai pris pour les transports de
+l'amour. A mesure qu'elle passe, la haine et le ressentiment
+reprennent le dessus..... Cher comte! cher époux! si tu lisais
+dans mon coeur, si tu voyais mon amour, mon repentir, tu n'y
+serais pas insensible; tu me pardonnerais, tu m'aimerais peut-être,
+et nous serions heureux. Alors elle couvrait de baisers
+et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avait détaché
+de son cou et caché avec soin, lorsqu'elle s'évanouit en
+arrivant à Ronnebourg. Elle le redemanda dès qu'elle eut
+repris la connaissance, et il devint son bien le plus
+précieux.
+
+Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle,
+elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à
+s'expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronnebourg;
+et ce désir n'était point une feinte. Elle se voyait avec
+regret dans un lieu dont tout devait l'éloigner, et qui lui
+rappelait une erreur qu'elle se reprochait excessivement. Ce
+que le comte lui avait dit du prochain retour de son ami
+l'alarmait aussi; elle n'en pouvait comprendre le motif, mais
+quel qu'il fût, il serait également affreux pour elle et pour
+lui de la retrouver à Ronnebourg. Elle ignorait à quel point
+le comte était instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortait
+de sa bouche; il gardait également le plus profond silence sur
+lui-même; il ne lui parlait ni de la lettre qu'il lui avait
+écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du
+séjour où Caroline devait habiter dans la suite, de rien enfin
+de ce qui les regardait.
+
+Sans cesse occupé de ce qui pouvait l'amuser et lui plaire,
+ses soins étaient ceux de l'amour, et son langage celui de
+l'indifférence. Quelquefois, lorsqu'il lui faisait une lecture
+intéressante, ou qu'il jouait sur sa flûte quelque chose
+d'expressif, ils s'attendrissaient tous les deux jusqu'aux
+larmes. Dès que le comte voyait couler celles de Caroline, il
+se hâtait de sortir, de se dérober à une émotion dont il n'eût
+pas été le maître. Il allait ou s'enfoncer dans l'endroit le
+plus solitaire du parc, ou s'enfermer dans son cabinet, et là
+il donnait un libre essor à sa douleur et aux sentiments qui
+l'oppressaient.
+
+Heureux Lindorf! disait-il, sentiras-tu tout le prix de ton
+bonheur et du sacrifice que je te fais? Viens les essuyer ces
+larmes que ton souvenir fait sans doute couler; qu'avant
+d'expirer je voie Caroline heureuse.
+
+Il se reprochait alors de lui laisser ignorer si longtemps le
+sort qu'il lui préparait; de ne pas lui dire: Lindorf, ce
+Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais
+pouvait-il lui donner ce doux espoir avant d'être sûr qu'il
+serait réalisé? Lindorf n'écrivait point.... Si la mort
+n'avait épargné Caroline que pour frapper son amant!... si
+Lindorf n'existait plus!.... Le sang se glaçait dans les
+veines du comte. Dieu! disait-il, vous avez exaucé mes voeux
+quand je vous implorais pour Caroline, écoutez-les encore
+quand je vous invoque pour mon ami. Qu'il revienne, qu'il soit
+heureux, que je sois la seule victime.
+
+Une lettre qu'il reçut alors de sa soeur, la jeune comtesse
+Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre
+qu'elle serait aussi malheureuse que lui. Nous allons la
+donner cette lettre si naïve, si touchante, faire partager à
+nos lecteurs l'attendrissement du comte en la lisant, et les
+intéresser au sort de cette aimable enfant qu'on n'a fait
+qu'entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui, par ses
+grâces, son charmant caractère, et la place qu'elle doit
+occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu'on s'occupe
+d'elle pendant quelques instants. Voici donc ce que l'aimable
+petite comtesse écrivait à son frère:
+
+Dresde, ce 14 novembre 17...
+
+"On m'assure que le meilleur des frères est de retour; mais je
+ne puis le croire... Je connais son coeur, il l'eût conduit
+d'abord auprès de sa pauvre Matilde; il m'aurait écrit du
+moins; et sa lettre et la certitude qu'il n'est pas au bout de
+monde m'auraient un peu consolée. O mon bon frère! combien ou
+m'a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie,
+que j'ai maudite mille fois! Qu'auriez-vous dit si vous n'avez
+pas retrouvé votre petite Matilde? Car, je vous l'avoue,
+j'aimerais mieux mourir mille fois que de consentir à ce
+qu'ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il
+m'adore...; voilà ce qu'on me dit du matin jusqu'au soir...
+Tout cela se peut; mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Il
+n'est pas..., il n'est pas M. de Lindorf, et c'est n'être rien
+pour moi... Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que
+votre petite soeur sait aimer, sait être constante, et que sa
+légèreté ne va pas jusqu'à son coeur. Hélas! elle est bien
+passée cette gaieté folle dont vous plaisantiez quand vous
+vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes
+sentiments. Je l'ai conservée longtemps, parce que la
+tristesse ne sert à rien, et qu'elle m'ennuie; d'ailleurs,
+j'avais pris mon parti. Sûre du coeur de Lindorf, de votre
+appui et de ma fermeté, il me semblait que je n'avais rien à
+craindre: à présent, je crains tout, et je n'espère plus qu'en
+vous seul. M. de Zastrow m'obsède, ma tante me persécute, mon
+ami ne m'écrit plus...: et vous aussi, mon frère,
+m'abandonnerez-vous? Je me jette dans vos bras; je vous
+appelle à mon secours..... Venez protéger un amour que vous
+avez fait naître, et qui ne finira plus qu'avec ma vie. N'est-ce
+pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf?
+Pensez combien de fois vous m'avez dit: Aime Lindorf, ma
+petite soeur; aime-le comme moi-même. Oh! comme j'ai bien obéi!
+Oui, je l'aime non-seulement comme l'ami de mon frère, mais
+comme le seul homme à qui je veuille appartenir et sans qui la
+vie m'est insupportable. Je ne puis croire que son silence
+soit une preuve d'inconstance ou d'oubli; vous étiez en
+voyage, il n'aura su par qui m'envoyer ses lettres. Non, je ne
+veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de
+lui; car celui-là je ne pourrais le supporter.
+
+"Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre
+Matilde, vous ne la reconnaîtriez pas. Je ne ris plus, je ne
+chante plus; je pleure toute la journée, et je crois que
+bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces
+_petites pommes d'api_ que vous aimiez tant à baiser... Venez,
+venez me rendre tout ce que j'ai perdu: ma gaieté, mon
+bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si
+chéri et si digne de l'être. Ah! si vous étiez marié, avec
+quel transport j'irais vivre avec vous et votre femme!
+Pourquoi ne l'êtes-vous pas? Mariez-vous donc bien vite; vous
+ferez deux heureuses, elle et votre
+
+"MATILDE D. W.
+
+
+"Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me
+conserver à votre ami, à celui que vous m'avez choisi, ou je
+ne réponds pas de ce que je ferai."
+
+Eh! grand Dieu! dit le comte en finissant cette lettre tous
+les sentiments qui devaient faire les délices de ma vie en
+deviendront-ils le tourment? Trompé par la vivacité de sa
+soeur, par cette gaieté, suite de l'innocence de son âge et de
+la fermeté de son caractère, il avait jugé qu'elle aimait
+Lindorf faiblement et que les soins de M. de Zastrow
+effaceraient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre,
+en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers
+sentiments, déchira l'âme sensible du comte, d'autant plus
+qu'il avait à se reprocher, et la connaissance de Lindorf avec
+sa soeur, et cet attachement si vif qu'elle lui conservait, et
+qui ne pouvait plus que la rendre malheureuse. Il savait bien
+qu'il n'avait qu'à dire un mot pour engager Lindorf à épouser
+Matilde, et que ce mariage lui assurait en même temps la
+possession de Caroline. Lindorf n'avait rien à lui refuser, et
+il voyait Caroline trop pénétrée de tout ce qu'elle lui
+devait, pour n'être pas sûr de son aveu, et pour craindre
+encore sa répugnance; mais il n'était pas dans le caractère du
+comte, il ne pouvait pas même entrer dans sa pensée d'abuser
+des droits que lui donnait la reconnaissance sur Caroline et
+sur Lindorf, et d'exiger un tel sacrifice pour assurer son
+bonheur et celui de sa soeur.
+
+D'ailleurs, un bonheur qui n'aurait pas été partagé ne pouvait
+en être un pour lui. Il pensait de même pour Matilde; et rien
+n'aurait pu l'engager à l'unir à quelqu'un dont elle n'aurait
+pas possédé le coeur en entier. Il résolut donc, sans lui
+découvrir un secret qui demandait de trop longs détails, de la
+préparer doucement à renoncer à Lindorf; et voici ce qu'il lui
+répondit.
+
+_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _à sa soeur_.
+
+Ronnebourg.
+
+"Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie; votre
+frère, votre ami vous est rendu, et vous savez bien que les
+sentiments qui l'attachent à vous sont inaltérables; ils
+tiennent à son existence. L'amour fraternel, le plus doux et
+le plus durable des amours, n'est point sujet à des
+révolutions: tout, entre nous deux, doit l'entretenir,
+l'augmenter, et jamais rien ne pourra l'affaiblir. Ces bons
+amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première
+place dans notre coeur. Je n'aurais pas cru, ma chère Matilde,
+qu'il fût possible d'ajouter à mon attachement pour vous, et
+que vous eussiez pu m'intéresser davantage; et cependant votre
+lettre, vos chagrins ont produit cet effet. Ce n'est plus une
+enfant que j'aime, parce qu'elle m'appartenait et qu'elle
+était aimable; c'est une amie, une tendre amie dont je partage
+tous les sentiments, à qui je sais gré de sa confiance, à qui
+je veux, à mon tour, donner toute la mienne, et lui demander
+des conseils et des consolations dont j'ai le même besoin
+qu'elle. O ma chère Matilde! votre frère n'est pas plus
+heureux que vous; mais, je ne sais si je me trompe, je crois
+qu'en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en
+réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être
+surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une
+espèce de bonheur, fondé sur l'approbation de nous-mêmes, et
+sur le sentiment si doux d'avoir contribué à celui de nos
+amis..... Vous ne m'entendez pas encore: eh bien! je vais
+m'expliquer autant que les bornes d'une lettre pourront le
+permettre; je réserverai tous les détails (et j'en aurai
+beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui
+sera peu retardé.
+
+"Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la
+vôtre que vous ne le pensez. J'aime ainsi que vous, et avec
+d'autant plus de violence, que je suis d'un sexe qui n'a pas,
+comme le vôtre, l'habitude de régler les mouvements d'une
+passion impétueuse. La mienne ne connaît presque plus de
+bornes, et cependant.... Jugez vous-même si je dois y
+renoncer. Je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'objet de
+cette passion est à moi pour toujours; mais ce mot pourrait-il
+faire mon bonheur quand il rendrait malheureuse? Son coeur est
+donné; celui qu'elle aime le mérite et l'aime à son tour. Il
+dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir
+pour toujours. O ma chère Matilde! combien la raison et la
+vertu sont faibles quand le coeur parle et commande! Imaginez
+que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu'il
+prendra. Je vous l'ai dit, ma chère amie, j'ai besoin d'être
+soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par
+votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place? Et pour
+mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation,
+supposez vous y êtes vous-même; que c'est Lindorf qui aime,
+qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis
+enlever ou céder l'objet de ma passion et de la sienne. Ah!
+j'entends déjà l'arrêt que vous allez prononcer. Je vois, ma
+chère, ma sensible Matilde me donner l'exemple du courage et
+de la générosité; m'assurer qu'elle ne veut point d'un bonheur
+dont elle jouirait seule, et qui coûterait des larmes et des
+regrets à celui qu'elle aime. Des regrets!! Aimable petite
+soeur! l'heureux mortel qui te possédera doit être au comble de
+ses voeux, te donner un coeur tout à toi, et n'avoir rien à
+regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère
+Matilde qu'à celui qui saura l'apprécier et l'aimer
+uniquement.
+
+"Il me paraît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette
+condition, indispensable pour vous obtenir; mais il y en a une
+autre qui ne l'est pas moins, c'est de savoir vous plaire.
+J'irai dans peu de temps voir par moi-même si votre coeur
+prévenu ne le juge pas avec trop de rigueur; cependant vous
+convenez qu'il est _beau_, qu'il est _aimable_ et qu'il vous
+_adore:_ voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez
+encore le plaisir que vous feriez à votre tante... Mais ne
+vous effrayez pas; je veux savoir s'il vous mérite, et s'il
+est vrai que votre coeur se refuse absolument à l'aimer. Dans
+ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets; aucune
+puissance n'aura le droit de vous contraindre pendant que
+j'existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l'amour
+vous prépare des peines, l'amitié saura les adoucir, et
+j'attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à
+plaindre, puisqu'il me reste une soeur, une amie. Lindorf est
+en Angleterre; n'attendez point de lettre de lui. Il reviendra
+bientôt ici, je l'espère. D'abord après son retour, je
+partirai pour Dresde; j'achèverai de vous ouvrir mon coeur; je
+lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de
+Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira
+peut-être mieux; c'est de venir vivre avec un frère qui vous
+chérit, jusqu'à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque
+parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui
+vous est attaché au delà de toute expression. Adieu, ma bonne
+et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu
+de tout. Adieu: je suis pour vous le plus tendre des frères.
+
+"EDOUARD DE WALSTEIN."
+
+A cette lettre il en joignit une pour sa tante. Il lui disait
+que des raisons l'obligeant à renoncer à ses projets d'union
+entre sa soeur et M. de Lindorf, il verrait avec plaisir
+qu'elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow; mais
+qu'il la conjurait de ne rien précipiter, de n'user d'aucune
+violence. Il annonçait un prochain voyage à Dresde, et
+suppliait sa tante de ne faire aucune démarche jusqu'alors
+pour disposer de sa soeur, etc., etc.
+
+Quand ses deux lettres furent parties, le comte, plus
+tranquille sur le sort de sa soeur, s'occupa du plan qu'il
+s'était formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de
+Caroline.
+
+Il avait prié le chambellan de se rendre à Ronnebourg aussitôt
+que sa fille serait instruite de la mort de la baronne.
+Lindorf ne pouvait tarder à venir. Le comte résolut de partir
+pour Berlin dès que son ami serait arrivé, en prétextant un
+ordre du roi de le laisser à Ronnebourg avec le chambellan et
+Caroline, d'obtenir du roi la cassation de son mariage, et son
+consentement pour celui de Lindorf avec Caroline; de leur
+écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour
+Dresde sans les revoir.
+
+De Dresde il voulait passer en Angleterre avec Matilde, ou
+sans elle s'il la décidait à se marier avec M. de Zastrow, et
+s'y fixer tout à fait auprès de ses parents maternels. Il se
+sentait bien la force de faire le bonheur de Caroline et de
+son ami, mais non celle d'en être le témoin. Ce plan une fois
+décidé lui paraissait invariable. Hélas! il ne connaissait ni
+l'amour ni ses terribles effets. Plus il cherchait à combattre
+la passion qui l'entraînait malgré lui, plus il enfonçait le
+trait dans son coeur. Combien de fois auprès de Caroline, ne
+pouvant plus résister à tout ce qu'il éprouvait, fut-il sur le
+point de tomber à ses pieds, de lui faire l'aveu de son amour,
+de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité,
+de lui rappeler le noeud sacré qui les unissait, et les
+serments qu'elle avait prononcés; de tout employer enfin pour
+obtenir d'elle de les confirmer et de se donner à l'époux qui
+l'adorait! La fuite seule pouvait alors le rappeler à lui-même:
+éloigné d'elle, la vertu, la délicatesse, l'amitié,
+reprenaient bientôt leur empire sur son âme.
+
+Il relisait alors les trois lettres qu'il avait reçues d'elle,
+qui toutes exprimaient le même éloignement pour lui, celle
+surtout où elle lui parlait avec une si noble franchise, en
+lui avouant son désir de voir leurs noeuds brisés, et presque
+celui d'être libre de s'unir à Lindorf. Sans doute à présent
+elle s'immolerait à ses devoirs, à sa reconnaissance; mais il
+la voyait également languir et mourir de sa douleur; il voyait
+Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant
+dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de
+son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir... Il
+frémissait alors; il détestait sa faiblesse, renouvelait mille
+fois le serment de la vaincre; et, craignant de s'exposer au
+danger d'y retomber, il se privait du bonheur de voir
+Caroline, qui, de son côté, s'affligeait à l'excès d'une
+conduite qu'elle regardait comme une preuve trop sûre
+d'indifférence.
+
+Dans des moments de dépit et de désespoir, elle se confirmait
+dans l'idée de partir, de s'éloigner de lui pour toujours, de
+retourner à Rindaw. Elle prenait de nouveau la résolution la
+plus décidée de le lui demander, de l'exiger même absolument,
+s'il s'y opposait. Mais il sera loin de s'y opposer,
+reprenait-elle avec douleur; il saisira avec transport tout ce
+qui pourra l'éloigner, le séparer de Caroline. Nous
+séparer!... Quoi! je ne le verrai plus! je ne l'entendrai
+plus! L'instant où je quitterai ce château sera peut-être
+celui d'une séparation éternelle; et c'est moi qui le
+demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt! Non, jamais je
+n'en aurai la force; c'est bien assez de m'y soumettre
+lorsqu'il aura la cruauté de l'ordonner. Elle en vint
+cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la
+chanoinesse l'emporta sur la crainte de quitter son époux.
+
+Le chambellan, ainsi qu'il en était convenu avec le comte,
+cherchait à préparer sa fille à la mort de son amie. Il
+supposa d'abord, dans ses premières lettres, qu'elle prenait
+des remèdes pour sa vue, et qu'ils la fatiguaient extrêmement.
+Il écrivit ensuite qu'il était décidé qu'elle l'avait perdue
+sans retour, et que cet arrêt l'affligeait au point d'être
+malade de chagrin.
+
+De ce moment-là, Caroline aurait voulu voler auprès d'elle, la
+soigner, la consoler; mais elle était trop faible encore pour
+entreprendre le voyage. Elle lui écrivait, ainsi qu'à son
+père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se
+flattait, d'un courrier à l'autre, d'apprendre qu'elle était
+mieux.
+
+Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il
+disait si positivement qu'il voyait madame de Rindaw dans le
+plus grand danger, qu'elle se décida à partir sur-le-champ, et
+fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux
+noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisait
+couler. -- O monsieur le comte! lui dit-elle dès qu'il entra,
+voyez ce que m'écrit mon père; ma bonne maman est très-mal,
+plus mal peut-être encore qu'on ne me le dit. De grâce, ayez
+la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon
+départ; je veux aller tout de suite à Rindaw. O mon Dieu!
+combien je me reproche de n'être pas partie plus tôt. S'il
+était trop tard, si je ne retrouvais plus la meilleure des
+amies!...
+
+Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d'elle-même.
+L'émotion était donnée, il crut que c'était le moment de
+l'instruire; d'ailleurs son projet de partir à l'instant même
+rendait impossible un plus long déguisement. -- Chère Caroline!
+lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, et lui prenant les
+mains, au nom du ciel! calmez-vous. Eh! quel reproche
+auriez-vous à vous faire? Sortie à peine vous-même de l'état le plus
+dangereux, pouviez-vous?..... -- Ah! oui sans doute, oui je
+devais consacrer le retour de mes forces à celle qui m'a tenu
+lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts;
+heureuse si je puis les réparer! Elle voulait se lever, se
+préparer à partir; le comte la retint encore.
+
+-- Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi;
+j'ai aussi reçu une lettre de votre père. -- Ah! mon Dieu!
+reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une
+lettre à vous!...: expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il?
+me cache-t-on quelque chose?... O monsieur le comte... Et son
+coeur oppressé ne put résister plus longtemps à l'agitation
+qu'elle éprouvait; les sanglots lui coupèrent la voix. Le
+silence du comte, son air touché, attendri, quelques
+expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses
+soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.
+
+O mon Dieu! mon Dieu! répétait-elle en sanglotant, je le vois
+bien, je n'ai plus d'amie; je ne tiens plus à rien dans ce
+monde. Ma bonne maman n'existe plus; j'ai donc tout perdu! --
+Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous
+prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur
+l'intéresse...
+
+Caroline l'aimait trop elle-même cet ami, pour être longtemps
+insensible aux consolations qu'il s'efforçait de lui donner,
+et aux nouvelles preuves d'une tendresse dont elle n'osait
+plus se flatter. Ses larmes coulaient encore abondamment, mais
+avec moins d'amertume. Dans les plus violents chagrins, une
+âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à
+s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de
+l'amour.
+
+Elle pleurait; mais le comte pleurait avec elle, partageait
+ses sentiments et sa douleur, et leurs coeurs, dans ces moments
+de tristesse, étaient à l'unisson. Elle perdait la plus tendre
+des amies; mais l'instant où elle apprenait ce malheur était
+aussi celui qui lui rendait l'espoir d'être aimée de l'époux
+qu'elle adorait.
+
+Dans ces premiers moments de désespoir, qui rendaient Caroline
+encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de
+réprimer tout ce qu'elle lui faisait éprouver.
+
+L'état où elle était demandait les soins et les consolations
+de l'amitié: il croyait ne pas aller au-delà, et ses
+expressions et ses regards exprimaient l'amour le plus tendre.
+Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin un heureux
+avenir, et s'affligeait seulement que son amie n'en fût pas le
+témoin.
+
+Elle voulait des détails sur la mort, sur la maladie de la
+chanoinesse. Le comte, qui ne savait pas mentir, la renvoya au
+chambellan, qui devait bientôt revenir; mais, pour calmer ses
+remords sur ce qu'elle avait trop tardé à la rejoindre, il lui
+dit qu'elle avait perdu son amie depuis plusieurs jours, et
+dans un temps où elle ne pouvait lui être d'aucun secours. Dès
+que le chambellan sut que sa fille était instruite du fatal
+événement, il revint à Ronnebourg, et lui apprit qu'elle était
+seule héritière de son amie. Le testament était fait depuis
+qu'elle lui avait confié son mariage; et c'était à _la comtesse
+de Walstein_ qu'elle donnait tous les biens. Elle laissait
+aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver,
+disait-elle, combien son union avec Caroline lui faisait de
+plaisir. Elle lui recommandait, dans les termes les plus
+touchants, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline
+celui du meilleur des hommes.
+
+La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à
+Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté: le chambellan
+seul le lisait avec satisfaction, et ne comprenait pas qu'une
+augmentation de fortune fût un sujet d'affliction. Hélas!
+Caroline ne voyait dans les bienfaits d'une amie aussi tendre,
+aussi généreuse, qu'un nouveau motif de la regretter. Le
+comte, déchiré par mille sentiments contraires, ne pouvait
+entendre parler d'une _union_ et d'un _bonheur_ auxquels il
+allait renoncer pour jamais.
+
+A cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui
+dit-il avec transport, oui, j'en fais le serment, Caroline,
+vous serez heureuse; vous le serez... Il ne put rien ajouter.
+
+Caroline, émue à l'excès, le releva tendrement, et sentit plus
+que jamais que ce bonheur qu'il lui promettait dépendait de
+lui seul au monde et de ses sentiments pour elle. Peut-être
+s'ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens;
+peut-être ce moment aurait-il amené une explication trop
+retardée; mais la présence du froid chambellan retint
+l'effusion de leurs coeurs. Il acheva tranquillement la lecture
+du testament, qui ne contenait plus que des legs pour ses gens
+et pour ses vassaux.
+
+Le comte, ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs
+de Caroline, sortit, et alla se promener dans le parc, où son
+agitation le suivit. Il commençait à n'être plus d'accord avec
+lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se
+condamnerait à un malheur éternel, pourquoi il céderait celle
+sur qui il avait tant de droits, et sans laquelle il ne
+pouvait supporter la vie. Elle commence, pensait-il, à
+s'accoutumer à moi; je viens même, je viens de voir dans ses
+yeux l'expression la plus tendre. Je sais bien que ce n'est,
+que ce ne peut être que celle de l'amitié, de l'estime, de la
+reconnaissance; mais dans une âme comme la sienne, ces
+sentiments ne peuvent-ils payer et remplacer l'amour? Me suis-je
+jamais flatté d'en inspirer d'autres? Ne m'accorde-t-elle
+pas au delà de ce que je pouvais espérer? Oui; mais si je
+sais, à n'en pas douter, qu'un autre est l'objet de son amour,
+que son coeur, que ses affections les plus tendres
+appartiennent à Lindorf...
+
+Hélas! savait-il seulement si Lindorf existait encore; s'il
+n'avait pas été la victime de cette passion que le comte
+comprenait trop bien pour ne pas tout craindre de ses effets?
+Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur; et les larmes
+de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le coeur du comte,
+ne sont que le prélude de celles qu'elle répandra encore. Il
+frémit d'avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui
+qu'elle aime, d'en être regardé par elle comme la cause, de
+perdre lui-même l'ami de son coeur. Le silence de Lindorf,
+après le billet qu'il devait avoir reçu, lui paraît la preuve
+certaine de ce qu'il craint.
+
+Ces différentes idées le tourmentaient au point d'égarer
+presque sa raison. Il succombait sous le poids des sentiments
+qui l'agitaient et qui se succédaient les uns aux autres;
+tantôt désirant ardemment le retour de Lindorf, tantôt le
+redoutant plus que la mort; craignant également ou de le voir
+arriver, ou d'apprendre qu'il n'existait plus... Il passa
+quelques jours dans cet état de trouble et d'anxiété. Cet
+homme, jusqu'alors si sage, si philosophe, si maître de
+lui-même, connaît enfin tout l'empire des passions et ressent leur
+tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n'y
+pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s'il en est temps
+encore, au bonheur de ceux qu'il aime.
+
+{Ici s'achevait le second volume de l'édition de 1786}
+
+Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes:
+il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf,
+auquel il avait remis ce billet si pressant qui devait hâter
+son retour.
+
+L'honnête Varner écrivait _à son excellence_ de ne pas
+s'inquiéter s'il ne recevait point encore la réponse à ce
+billet. Arrivé à Hambourg, il n'y avait plus trouvé son
+maître, qui s'était embarqué pour l'Angleterre avec un
+gentilhomme saxon; et lui Varner, retenu depuis trois semaines
+à Hambourg par les vents contraires, n'avait pu ni rejoindre
+son maître, qui l'attendait à Londres, ni lui remettre par
+conséquent la lettre dont le comte l'avait chargé.
+
+Le comte eut le plus grand plaisir d'apprendre que Lindorf
+vivait encore et sans doute se portait bien; mais ce ne fut
+pas le seul qu'il éprouva. Son ami n'avait pas reçu son
+billet; le moment de son retour était donc différé, et ce
+petit retard, qui éloignait le moment de quitter Caroline, de
+la céder, de se séparer d'elle pour jamais, lui parut alors le
+comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien
+perdre de ce temps si précieux: elle était avec son père.
+
+Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu'il entra, voilà
+ma fille qui désire vivement de quitter ce château et qui
+n'ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y
+retiendrait plus longtemps, à présent que la comtesse est
+assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourrait
+blâmer une plus longue absence; il m'a chargé de hâter votre
+retour à Berlin, et cela d'un ton qui ne permet plus de délai;
+quant à moi, je ne puis différer plus longtemps; ma présence
+est absolument nécessaire à la cour: ainsi, mon gendre, je
+vous conseille de donner vos ordres en conséquence, nous
+partirons incessamment.
+
+Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme
+pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter
+Ronnebourg était sincère. Elle rougissait, baissait les yeux,
+et semblait le confirmer par son silence.
+
+On ne peut exprimer l'embarras du comte. Il n'ignorait pas en
+effet combien le roi désirait de le voir. Au retour de son
+ambassade, il ne s'était arrêté que vingt-quatre heures à
+Berlin, et n'avait eu qu'une courte entrevue avec Sa Majesté.
+C'était uniquement à son amitié qu'il avait dû la permission
+de s'absenter aussi longtemps; et fréquemment des courriers
+lui apportaient les lettres les plus pressantes d'un roi, ou
+plutôt d'un ami qui le réclamait. Il savait aussi que son
+mariage avec Caroline était alors connu généralement; le
+chambellan, qui gémissait depuis si longtemps de l'obligation
+de le tenir secret, l'avait communiqué à tout le monde depuis
+sa fille était à Ronnebourg. Le roi lui-même, les sachant
+réunis, l'avait hautement déclaré; il n'était plus possible
+d'en faire un mystère: et comment, avec les intentions
+actuelles du comte, pouvait-il amener à Berlin _la comtesse de
+Walstein_, la présenter à la cour et dans le monde sous un
+titre qu'elle devait bientôt quitter?
+
+Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf
+dérangeait ses projets. Il n'était donc plus possible de se
+refuser aux sollicitations d'un roi qui n'avait fait encore
+que demander son retour, mais qui pouvait l'ordonner d'un
+moment à l'autre. Il ne pouvait penser à laisser Caroline
+seule à Ronnebourg, encore moins à Rindaw, où tout nourrirait
+sa douleur et ses regrets.
+
+Il réfléchissait au parti qu'il devait prendre, lorsque
+Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de
+partir, dit à demi-voix qu'elle suivrait avec plaisir M. le
+comte à Berlin; mais qu'elle espérait de sa bonté, de celle du
+roi, qu'on la dispenserait quelque temps encore de paraître à
+la cour, de voir le monde, et qu'on la laisserait passer tout
+le temps de son deuil dans la retraite.
+
+Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le
+deuil profond de Caroline, qu'elle portait avec raison comme
+pour une mère, étaient en effet d'excellents prétextes pour ne
+point sortir de chez elle et n'y recevoir personne pendant les
+premiers mois de son séjour à Berlin; et probablement son sort
+se déciderait en moins de temps. En attendant, elle serait à
+peu près ignorée dans l'hôtel de Walstein; elle n'y verrait
+que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le
+détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu
+qu'il ne la quittât point, qu'il ne s'éloignât d'elle que
+lorsqu'il y serait obligé.
+
+Le plus sage des hommes n'est plus qu'un homme dès qu'il est
+amoureux. Le comte ne trouva donc aucun obstacle. Caroline
+serait chez lui; il la verrait du matin au soir; et quoiqu'il
+la destinât toujours à celui qu'il croyait aimé, quoiqu'il fût
+bien décidé à cacher avec soin ses sentiments, il ne put se
+refuser ce bonheur, qui levait d'ailleurs toutes les
+difficultés pour le séjour actuel de Caroline.
+
+Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit
+arriver avec transport. Elle ne pouvait plus supporter
+d'habiter le château de Lindorf. Son sort était décidé pour
+jamais; elle allait passer sa vie avec un époux adoré, et se
+promettait bien d'effacer, par l'excès de sa tendresse, un
+caprice, une erreur que son coeur désavouait et qu'elle ne
+pouvait se pardonner. Le comte, attentif à tous ses
+mouvements, s'aperçut bien qu'elle partait avec plaisir; mais
+il en fit honneur à sa vertu et au désir qu'elle avait
+d'éviter désormais tout ce qui pouvait lui rappeler Lindorf.
+Son estime et par conséquent son attachement pour elle en
+redoublèrent; mais il n'en fut que plus confirmé dans le
+projet de la dédommager des sacrifices qu'elle s'imposait.
+
+Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de
+Walstein, que Caroline avait si fort redouté. Elle y entre à
+présent avec une douce émotion, qui lui paraît le prélude du
+bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le
+jour de son mariage, de l'éloignement qu'elle témoigna à cet
+époux qu'elle adore actuellement; un mélange de crainte et
+d'espérance sur les sentiments du comte, un triste retour sur
+la mort de son amie, qu'elle aurait voulu avoir pour témoin de
+son bonheur; tout enfin contribua à l'augmenter, cette émotion
+qu'elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte
+les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là il aurait voulu la
+rassurer, lui confier ce qu'il méditait pour son bonheur, mais
+on sait les motifs qui le retenaient: il ne voulait pas lui
+promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa
+délicatesse et sa générosité; et comment prononcer lui-même:
+_Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre?_ Ce mot eût
+expiré sur lèvres, et jamais il n'aurait pu le prononcer.
+
+Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content
+d'avoir enfin installé sa fille dans l'hôtel de Walstein. Dès
+qu'il fut parti, le comte mena Caroline dans l'appartement qui
+lui était destiné depuis longtemps. A l'époque de son mariage,
+et lorsqu'il était loin de prévoir qu'il allait se séparer de
+sa jeune épouse, il l'avait fait arranger avec tout le goût et
+toute la magnificence possibles, et toujours il avait conservé
+l'espoir qu'elle viendrait l'occuper. Il était enfin réalisé
+cet espoir; mais de quelle manière! et dans quel moment! et
+combien alors il dut regretter le temps où il espérait
+encore!...
+
+Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un
+appartement où depuis longtemps vous êtes attendue. Caroline,
+qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux
+en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte, l'attribuant
+à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez
+souveraine absolue, ajouta-t-il en lui baisant
+respectueusement la main, et votre ami n'entrera chez vous que
+lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un
+moment de plus, et peut-être il eût oublié ses serments et
+Lindorf. Amitié! s'écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens
+mon courage! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami,
+dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l'un sans
+l'autre!... Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son
+sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes,
+l'amitié, l'amour même, exigeaient de lui.
+
+Caroline fut plus tranquille; mais elle dormit peu et
+réfléchit beaucoup.
+
+Quoique son innocence l'empêchât de sentir tout ce que la
+conduite du comte avait de singulier, elle ne pouvait ignorer
+cependant qu'il avait le droit de partager son appartement, et
+elle croyait avoir trop de torts avec lui pour ne pas
+attribuer au ressentiment le soin qu'il paraissait prendre de
+s'éloigner d'elle.
+
+Les jours suivants durent la confirmer dans cette idée. Le
+comte, redoutant une épreuve à laquelle il avait failli à
+succomber, non-seulement n'accompagnait plus Caroline dans son
+appartement, mais recommença comme il avait fait à Ronnebourg,
+avant qu'elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu'il
+le pouvait, à n'entrer chez elle que lorsqu'elle avait son
+père et ses femmes; et dans ces moments même, il avait un air
+si contraint, si malheureux; il paraissait si fort redouter de
+la regarder, de s'approcher d'elle, qu'elle ne douta plus de
+son indifférence, peut-être même de sa haine.
+
+Cette conduite, loin de l'irriter, la toucha sensiblement.
+Elle n'en accusait qu'elle-même et ses caprices passés. Peut-être
+il voulait la punir, et il en avait bien le droit; ou
+plutôt cet injuste éloignement qu'elle lui avait marqué si
+longtemps l'avait enfin révolté tout à fait contre elle. Mais
+les soins si tendres si soutenus du comte pendant sa maladie
+et dans les premiers moments de son affliction? Elle ne les
+attribuait plus qu'à cette générosité qui lui était naturelle,
+qu'à cette pitié que tout être souffrant excite dans un coeur
+bon et sensible; mais elle voit trop bien à présent qu'il
+déteste ses liens, qu'il gémit de la fatalité qui les a
+rapprochés. Elle se rappelle son projet d'absence et ne doute
+pas qu'il ne pense à l'exécuter; elle eut même un moment
+l'idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de
+lui rendre, en s'éloignant de lui et de la cour, une liberté
+qu'elle croyait qu'il désirait avec ardeur.
+
+Cette résolution cependant lui paraissait bien plus difficile
+à exécuter que lorsqu'elle lui écrivit de Rindaw qu'elle
+voulait y passer sa vie. Elle aime à présent; elle aime avec
+passion, et jamais elle n'aurait la force de s'éloigner
+volontairement de l'objet de toute sa tendresse: aussi ce
+projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder
+celui de s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'obtenir
+le coeur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.
+
+Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si
+généreux! disait-elle en elle-même. Quand il verra combien je
+l'aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne
+m'accordera-t-il pas au moins son amitié? Elle s'abandonne à
+ce doux espoir; sa confiance renaît, et dès ce moment elle mit
+autant de soins à rechercher le comte qu'il en mettait à
+l'éviter.
+
+Il s'aperçut de ce nouvel empressement; mais il était trop
+loin d'imaginer qu'il pût être aimé, pour l'attribuer à
+l'amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline
+étaient marquées, plus elle lui paraissaient la suite d'un
+système de reconnaissance et de devoir que cette âme sensible
+et vertueuse s'était imposé.
+
+Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu'elle ne
+croyait point partagé, se reprochant et s'exagérant même ses
+torts passés, craignant de déplaire, par trop d'empressement,
+à un époux prévenu contre elle, avait souvent un air de
+contrainte, qui persuada toujours de plus en plus au comte
+qu'elle en faisait une continuelle à son coeur.
+
+Souvent, dépitée du peu de succès de ses soins, elle se
+laissait aller à la tristesse la plus profonde, se renfermait
+chez elle, versait des larmes dont il apercevait les traces,
+et qui le confirmaient dans l'idée qu'elle se sacrifiait à un
+pénible devoir, et gémissait d'être séparée sans retour de
+celui qu'elle aimait.
+
+Il l'attendait d'un jour à l'autre cet ami auquel il destinait
+un si grand bonheur, et ne comprenait rien à son retard. Outre
+le billet remis à Varner, il lui avait écrit les premiers
+jours de son arrivée à Berlin; et sa lettre, adressée et
+recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devait lui
+être parvenue, s'il n'était pas déjà en chemin.
+
+Elle était plus pressante encore que la précédente. Sans
+s'expliquer clairement, il se servait des motifs les plus
+forts pour hâter son retour.
+
+"Son propre bonheur, lui disait-il, et celui de tout ce qu'il
+aimait au monde, en dépendaient. Si ce n'était pas assez de le
+prier, de le conjurer d'arriver au plus tôt, il l'exigeait
+absolument de lui... Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de
+fois vous m'avez donné le droit de disposer de votre sort: eh
+bien! je le réclame aujourd'hui ce droit que je tiens de votre
+amitié et peut-être d'une reconnaissance trop exaltée. Mais
+n'importe, je veux vous rappeler à présent tout ce que vous
+croyez me devoir, pour vous dire qu'il ne tient qu'à vous
+non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant
+toutes les obligations de mon côté. Je n'ai qu'un mot à
+ajouter: si dans un mois, au plus tard, je n'ai pas le plaisir
+de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le
+cas de douter d'un attachement que je crois mériter, et de
+penser que je n'ai plus d'ami."
+
+Cette lettre, si forte, si pressante, était restée sans
+réponse; il devait croire et croyait en effet que Lindorf
+était parti d'abord après l'avoir reçue, et ne tarderait pas à
+arriver.
+
+Quoique ce moment dût être l'époque d'une séparation à
+laquelle il ne pouvait penser sans frémir, il l'attendait avec
+une sorte d'impatience, fondée sur celle d'assurer le bonheur
+de Caroline, et même d'être délivré de cette incertitude qui
+laisse errer l'âme sur des illusions qu'un instant détruit, et
+auxquelles le malheur même est préférable.
+
+Eh! comment aurait-il pu se défendre de ces douces illusions?
+Elles devenaient chaque jour plus séduisantes, plus
+dangereuses: il fallait toute la modestie et toute la
+prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que
+Caroline lui avait écrites, pour ne pas s'apercevoir de leur
+réalité. Loin de se rebuter, elle était toujours plus tendre,
+toujours plus empressée. Il s'agissait du bonheur de sa vie:
+pouvait-elle marquer trop d'attachement à cet époux qu'elle
+avait blessé si longtemps par une injuste répugnance, auquel
+son coeur avait fait une infidélité? Combien de torts avait-elle
+à réparer, à faire oublier! Bannissant enfin toute
+défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa
+persévérance, elle employait, pour le rapprocher d'elle, pour
+l'attacher à elle, mille petites moyens dont l'amour seul est
+susceptible, et auquel il sait donner tant de force.
+
+Le comte aimait la musique avec passion: elle la cultiva avec
+plus de soin. Souvent elle lui demandait de l'accompagner sur
+la flûte ou le violoncelle, dont il jouait également bien;
+elle lui chantait, avec toute l'expression du sentiment, les
+airs les plus touchants, les plus propres à faire impression
+sur une âme aussi passionnée que celle du comte.
+
+Il avait du goût et des dispositions pour le dessin; mais ses
+occupations l'avaient empêché de faire des progrès. Caroline,
+au contraire, élevée dans la retraite, s'était appliquée avec
+beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu'on peut se
+suffire à soi-même; qui, malgré l'hiver, les frimas, la
+solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes
+champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu'un
+instant voit mourir. Elle réussissait particulièrement aux
+fleurs et aux paysages; c'était aussi le genre que le comte
+préférait. Elle s'offrit à lui donner des leçons, à le
+perfectionner, à diriger ses essais: en échange, elle le
+priait à son tour de diriger ses lectures, et les études
+qu'elle désirait de faire sur plusieurs objets, trop souvent
+négligés dans l'éducation des femmes.
+
+Quelquefois, pendant qu'il dessinait auprès d'elle, elle lui
+faisait une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa
+bonne maman avait exercé ce talent, qu'elle possédait au
+suprême degré. Lorsqu'elle était fatiguée, le comte lisait à
+son tour; et, pendant qu'elle l'écoutait avec l'intérêt le
+plus marqué, ses mains adroites serraient des noeuds, ou
+nuançaient des soies pour une bourse, une veste, un
+porte-feuille, etc., qu'elle lui destinait. Toujours occupée de lui
+et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étaient
+relatives à cet unique objet: elle semblait n'exister que pour
+lui. A chaque instant elle trouvait des prétextes pour passer
+dans son appartement ou pour l'attirer dans le sien; et
+quoiqu'elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le
+chambellan, qui soupait chez eux presque tous les soirs, elle
+n'avait jamais l'air d'éprouver un moment d'ennui; au
+contraire, elle se refusait aux sollicitations de son père
+pour se faire présenter à la cour, paraissait désirer de
+prolonger sa retraite, et disait, en regardant le comte avec
+timidité, qu'elle n'avait jamais été plus heureuse.
+
+Malgré tant de preuves d'un amour qu'elle ne cherchait point à
+dissimuler, le comte résistait encore aux charmes dont il
+était environné, et au doux espoir qui s'insinuait dans son
+coeur. Il le repoussait avec effroi, et tremblait de s'y
+livrer. Combien de fois il s'arracha d'auprès d'elle avec un
+effort douloureux!
+
+Non, disait-il, non, c'est impossible, je ne puis être aimé.
+Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait
+donner à l'amitié..., que dis-je? peut-être à la simple
+reconnaissance l'expression même de l'amour: ou c'est le
+souvenir de son cher Lindorf qui l'anime. Sans doute c'est à
+lui qu'elle adresse secrètement ces attentions si touchantes,
+ces mots si tendres, ces regards si doux, dont je ne puis être
+l'objet. Ne sais-je pas qu'elle aime Lindorf, qu'elle doit
+l'aimer?... Cependant, s'il était vrai?... si c'était moi?...
+si cette cruelle résolution qui me tue me rendait le plus
+ingrat des hommes?... si cette félicité suprême que j'ose
+réserver à un autre m'était destinée par son coeur? si ce coeur
+était à moi? Ah! Caroline, Caroline!... Mais puis-je chercher
+à le pénétrer ce coeur sans la faire lire dans le mien, sans
+lui découvrir le feu qui me dévore? Et ne sais-je pas alors
+que le devoir, la compassion, la générosité dicteraient sa
+réponse? Ne me prouve-t-elle pas qu'elle peut tout sur elle-même,
+et qu'elle est prête à sacrifier, sans balancer, tous
+les sentiments de son coeur?
+
+Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et
+l'espoir, faisait en même temps son supplice et celui de la
+tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvait durer
+longtemps. Lindorf n'arrivait point, et le comte ne trouvait
+plus ni dans son amitié ni dans sa délicatesse la force de
+résister à sa passion, lorsque tout l'assurait qu'elle était
+partagée.
+
+Un soir, le chambellan fut retenu à la cour; le comte soupa
+tête à tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore
+qu'à l'ordinaire, si elle ne disait pas je vous aime, il
+n'était du moins plus possible de s'y méprendre. L'émotion, le
+trouble du comte, augmentaient à chaque instant; il eut
+cependant encore la force de se dérober, par la fuite, au
+danger de se trahir, de la quitter en sortant de table; mais
+ce fut le dernier effort de sa raison.
+
+Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour,
+sur ses droits, sur la conduite de Caroline. -- Non, disait-il,
+non, ce n'est point une illusion, je suis aimé, je ne puis
+plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans
+la mienne; elle la serre doucement, comme pour me retenir
+auprès d'elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent
+tristement: ce soir même, oui, j'ai cru le voir, ils se sont
+mouillés de quelques larmes. L'expression du sentiment le plus
+tendre animait tous ses traits; et j'ai pu m'éloigner! et je
+ne suis pas tombé à ses pieds! je ne lui ai pas dit que je
+l'adore! je n'ai pas tout tenté pour l'engager à me confirmer
+mon bonheur et cet amour dont tout m'assure!....
+
+Cette idée ne s'était jamais présentée à lui avec autant de
+force et de certitude. Elle l'enflamme au point que,
+n'écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à
+retourner auprès d'elle, à lui faire l'aveu de son amour, à
+obtenir d'elle celui dont il se croit certain. Ses serments,
+sa résolution, ses projets, tout disparaît, tout s'anéantit;
+il oublie que Lindorf existe; il ne voit plus que Caroline, sa
+Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et
+qu'aucun mortel sur la terre n'a le droit de lui disputer.
+
+Il est déjà dans son appartement: il ne la voit pas encore;
+mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare.
+Il s'approche, sans faire de bruit, d'une porte vitrée qui le
+séparait d'elle, et qui n'était pas même entièrement fermée:
+elle conduisait dans un petit cabinet charmant, que Caroline
+aimait de préférence. Elle s'y retirait quand elle voulait
+être seule et tranquille; et tous les soirs elle y passait une
+demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la
+musique. Ce soir-là elle chantait devant son feu, déshabillée
+à demi, penchée sur un fauteuil, en s'accompagnant faiblement
+de sa guitare. L'air qu'elle chantait était doux et triste; il
+paraissait l'affecter beaucoup. De temps en temps elle
+s'interrompait, passait sa main ou son mouchoir sur ses yeux,
+et recommençait avec une voix plus altérée.
+
+Le comte croyait connaître tous les airs qu'elle savait et
+qu'elle aimait; et celui-ci était nouveau pour lui. Il prête
+l'oreille, s'efforce d'entendre les paroles; elle chantait si
+bas, qu'il ne saisit d'abord que quelques mots. Celui de
+_Caroline_, qui finissait une ligne, le frappa. Il écoute avec
+plus d'attention encore; enfin il parvient à entendre ces
+quatre vers qui terminaient un couplet:
+
+
+Mais puis-je me flatter encore?
+
+Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
+
+Toi qui me fuis, toi que j'adore,
+
+Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+
+L'expression et l'attendrissement marqués avec lequel elle
+chantait prouvaient assez qu'elle pensait à quelqu'un; mais
+était-ce à lui? était-ce à Lindorf? Le doute, la défiance,
+rentrent dans son coeur. Il écoute, il regarde, et bientôt il
+n'a plus même le triste bonheur de douter.
+
+Caroline avait posé sa guitare sur ses genoux, et détachait de
+son cou une légère chaîne d'or qu'elle portait toujours, et
+que le comte avait prise jusqu'alors pour un simple ornement.
+Il voit avec surprise qu'il servait à suspendre un portrait
+caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les
+traits, il put voir cependant, quand elle l'approcha de la
+lumière, que c'était celui d'un homme avec l'uniforme des
+gardes: c'est donc celui de Lindorf.
+
+D'abord Caroline le regarde avec attention; puis elle le
+presse contre son coeur, contre ses lèvres, avec un mouvement
+passionné; des larmes coulent sur ses joues: il en tombe une
+sur le portrait; elle l'essuie avec précaution, le regarde
+encore en soupirant, le pose sur la table à côté d'elle,
+reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que
+le comte entendit distinctement:
+
+
+Tu deviendras mon bien suprême,
+
+O le plus chéri des portraits!
+
+Tiens-moi lieu de celui que j'aime;
+
+Viens du moins me rendre ses traits.
+
+Mais puis-je m'abuser encore?
+
+J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.
+
+Toi qui me fuis, toi que j'adore,
+
+Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+
+Quand elle l'eut fini, elle reprit son portrait, lui donna
+encore un baiser, le rattacha autour de son cou, en disant,
+avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit: "_Pour
+toi, tu ne me quitteras jamais;_" et, prenant sa lumière, elle
+passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes,
+sans regarder même du côté de la porte vitrée.
+
+Le bruit qu'elle fit en sortant, l'obscurité où elle laissa le
+comte, le tirèrent de l'espèce d'anéantissement dans lequel il
+était plongé. Ce moment était affreux pour lui; il détruisait
+les douces espérances qu'il avait osé former; il lui enlevait
+sans retour toute idée de bonheur; il le replongeait dans le
+néant à l'instant où il croyait jouir de la félicité suprême.
+Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son
+premier mouvement, lorsqu'il fut un peu revenu à lui-même, fut
+de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui
+parler de lui, mais pour lui assurer qu'elle allait revoir
+Lindorf, être libre de s'unir avec celui qu'elle aimait; mais
+ses femmes entrèrent chez elle, et l'empêchèrent d'exécuter ce
+projet. Il sentit bientôt qu'il serait au-dessus de ses forces
+de la revoir, de lui parler, de lui dire qu'il allait la
+quitter pour toujours; ce moment eût été le dernier de sa vie,
+ou peut-être, s'il l'avait revue, loin de la céder à celui
+qu'elle aime, il aurait eu, dans son délire, la cruauté d'en
+exiger le sacrifice.
+
+Non, il ne la reverra point; il ne peut, il ne doit pas la
+revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de
+lui rendre sa liberté; mais il n'a pas celui de lui faire un
+éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il
+n'avait que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui,
+et passa quelques heures dans l'agitation la plus cruelle, ne
+sachant à quel parti s'arrêter, ni qui l'emporterait de
+l'amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf.
+
+Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l'une il réclamait ses
+droits, et s'efforçait de l'attendrir en sa faveur; un instant
+après, détestant cette tyrannie, il la déchirait et en
+recommençait une nouvelle, où il lui faisait un éternel adieu
+sans lui parler de ses sentiments. Quoi! disait-il en la
+déchirant encore, elle ne saurait pas même que je l'adore, et
+je mourrais loin d'elle sans exciter seulement sa pitié! Alors
+il peignait sa passion en traits de feu; il lui répétait
+combien le sacrifice qu'il faisait était affreux pour lui.
+Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonnerait son
+bonheur, il tâchait d'écrire une lettre plus modérée et n'y
+pouvait réussir; cependant, à force d'exhaler sur le papier
+les différents sentiments qui l'agitaient, il se calma assez
+pour prendre une résolution ferme et décidée.
+
+Ce fut celle d'aller, dès le matin, au lever du roi, que
+l'aurore ne trouvait jamais dans son lit, et chez qui il
+pouvait entrer à toute heure, d'obtenir de lui, sans différer,
+la cassation de son mariage, de l'envoyer de suite à Caroline,
+et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d'où il
+prendrait des arrangements pour un plus long voyage.
+
+Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il
+est tourmenté, à celle qu'il suppose à Caroline, plus il
+persiste dans ce projet. Il en vient même à regretter de ne
+l'avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s'être
+laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis
+longtemps, pensait-il, elle serait heureuse et tranquille, et
+j'aurais peut-être été moins malheureux. Je n'aurais pas connu
+ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette
+amitié si séduisante, si dangereuse, que j'osais prendre pour
+de l'amour, et qui pourrait m'en tenir lieu si j'ignorais
+qu'elle aime ailleurs et qu'elle gémit en secret. Elle gémit,
+elle... Caroline, celle pour qui je donnerais mille vies; et
+j'hésite à lui sacrifier mon bonheur!
+
+Cette idée lui rendit tout son courage; il lui écrivit ou
+plutôt il commença la lettre qu'il voulait achever lorsqu'il
+aurait obtenir le divorce.
+
+Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de
+manière qu'il ne pût l'imputer à sa fille ni à Lindorf, qui
+devait naturellement arriver au premier jour. Il mit ces
+lettres dans son portefeuille, et prit avec son valet de
+chambre tous les arrangements nécessaires pour son voyage.
+
+Comme il ne comptait pas revenir à Berlin, il passa le reste
+de la nuit à mettre en ordre différents papiers et plusieurs
+choses qu'il voulait emporter avec lui. Dès que le jour parut,
+il partit pour Potsdam, où le roi était alors, et lui demanda
+une audience secrète.
+
+Que faisait alors la pauvre Caroline? Elle sortait d'un doux
+sommeil qui avait calmé ses chagrins de la veille, et
+s'impatientait déjà revoir ce cher et cruel époux qui la
+fuyait, et qu'elle avait toujours espéré de ramener à force de
+persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattait d'y
+avoir réussi, et ne trouvait presque plus rien
+d'extraordinaire dans sa conduite. Il paraissait se plaire
+avec elle; il la quittait peu dans la journée; il avait pour
+elle ces attentions, ces petits soins qui n'appartiennent qu'à
+l'amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu'il
+jetait sur elle; une fois, elle le surprit baisant avec ardeur
+une natte de ses cheveux qu'il lui avait demandée. Que
+fallait-il de plus à Caroline? Elevée dans la plus parfaite
+innocence, n'ayant jamais eu de liaison ni de conversations
+qu'avec la chaste chanoinesse, n'ayant lu que des livres
+qu'elle lui donnait, elle était heureuse de voir son époux, de
+l'entendre, de savoir qu'elle était aimée, de passer sa vie
+auprès de lui; et quand il la quittait le soir, le seul
+chagrin d'être séparée de lui jusqu'au lendemain faisait
+couler ses larmes; c'étaient aussi les seuls moments où elle
+doutait de sa tendresse. Car enfin, disait-elle, il ne tenait
+qu'à lui de rester; nous aurions encore un peu causé, un peu
+lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j'aurais
+eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pouvait-il pas
+dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne? Ah! si
+j'osais le lui dire! Mais sans doute il n'aime pas autant à
+être avec moi que j'aime à être avec lui. -- Alors ses pleurs
+coulaient sans qu'elle sût pourquoi; elle regardait son petit
+portrait, le baisait, lui disait ce qu'elle n'osait dire à
+l'original, le remettait dans son sein, allait se coucher avec
+lui; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensait
+plus qu'au plaisir de le voir.
+
+C'était à peu près là son histoire de tous les soirs; mais la
+veille, elle avait été plus émue qu'à l'ordinaire et par la
+présence du comte et par son trouble, et surtout par cette
+prompte retraite à laquelle elle ne s'était pas attendue. Pour
+la première fois, elle pensa qu'il y avait quelque chose de
+bien singulier dans la conduite de son époux. Tant
+d'inégalités, de contrariétés, devaient enfin la frapper.
+Est-elle aimée? ne l'est-elle pas? Elle cherche à se rappeler tout
+ce qui peut l'éclairer sur les sentiments du comte, tout ce
+qui s'est passé depuis son arrivée à Ronnebourg. Une romance
+qu'elle y avait composée dans le temps où il l'évitait, où
+elle s'était crue haïe de lui, lui revient dans l'esprit et
+l'attendrit; elle la chante, et son attendrissement redouble.
+
+C'est dans ce moment que le comte l'avait surprise, et
+malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu'elle
+était.
+
+
+ROMANCE.
+
+ Un jour pur éclairait mon âme,
+ J'unissais l'amour au devoir;
+ J'osais me livrer à ma flamme,
+ M'enivrer du plus doux espoir.
+ Mais puis-je m'abuser encore?
+ Cet espoir s'éteint dans mon coeur.
+ Toi qui me fuis, toi que j'adore,
+ Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+ Quand tes soins me rendaient la vie,
+ Je crus les devoir à l'amour;
+ Je me disais: Je suis chérie,
+ Je saurai l'être plus d'un jour.
+ Mais puis-je me flatter encore?
+ Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
+ Cruel époux! toi que j'adore,
+ Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+ Quel sort ta rigueur me destine!
+ Que ne me laissais-tu mourir?
+ Si tu n'aimes plus Caroline,
+ C'est là son unique désir.
+ Mais puis-je m'abuser encore?
+ Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
+ Toi qui me fuis, toi que j'adore,
+ Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+ Tu deviendras mon bien suprême,
+ O le plus chéri des portraits!
+ Tiens-moi lieu de celui que j'aime,
+ Viens du moins me rendre ses traits.
+ Mais puis-je m'abuser encore?
+ J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.
+ Toi qui me fuis, toi que j'adore,
+ Où veux-tu chercher le bonheur?
+
+
+S'il eût entendu les premiers couplets, il aurait su qu'il en
+était l'objet; mais celui qu'elle chantait alors, ce portrait
+, les mots qu'elle lui adressa, tout enfin le jeta dans
+l'erreur, et lui persuada que ce ne pouvait être que Lindorf.
+
+Pour Caroline, après chanté, pleuré et baisé sa miniature,
+elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il
+m'aime, pensa-t-elle, cela n'est pas douteux; mais sans doute
+il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que
+je lui témoignai si durement le jour de notre mariage; peut-être
+pense-t-il qu'elle existe encore. Oh! comme je le
+détromperai! comme je vais le faire lire dans mon coeur, lui
+prouver que ce coeur est bien changé! Dès demain, il saura
+positivement qu'il est tout à lui; je lui dirai tout le jour
+que je l'aime, que je l'adore, et nous verrons le soir s'il me
+quittera d'abord après souper.
+
+Cette résolution la tranquillisa tout à fait. Elle s'endormit
+paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla
+avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans
+son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son coeur ni
+crainte ni défiance d'elle-même. Son époux l'aime, elle en est
+sûre: ses doutes et le souvenir du passé lui donnent encore
+cette réserve qu'elle ne peut plus supporter et qu'un mot va
+détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois qu'il est
+l'unique objet de sa tendresse, de tous les sentiments de son
+coeur; et ce coeur si naïf et si tendre ne peut contenir ses
+transports en pensant qu'elle n'aura plus de secrets pour cet
+homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie
+qu'elle veut consacrer à son bonheur.
+
+Caroline était timide comme on l'est à dix-sept ans, quand on
+a toujours vécu dans la retraite; le comte surtout lui
+imposait, sans quoi elle n'eût pas attendu jusqu'alors à lui
+parler clairement. A présent même qu'elle y est décidée, elle
+ne sait comment s'y prendre, et plus le moment approche, plus
+son émotion et son embarras redoublent. Oh! combien elle
+regrettait sa bonne maman! Depuis longtemps elle eût été
+l'interprète et le garant de ses sentiments. Comment les
+dévoiler elle-même?
+
+Si elle écrivait? Elle essaya; mais elle était trop émue, trop
+agitée; sa main tremblait; elle ne trouvait aucune expression;
+elle ne pouvait former un seul mot. Non, dit-elle, j'aime
+mieux aller chez lui; je me jetterai dans ses bras; je lui
+dirai..., je ne lui dirai rien; mais il entendra mon silence;
+il saura bien lire dans le coeur de sa Caroline; il me
+rassurera, il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance,
+plus de réserve; il sera tout pour moi, et moi tout pour lui,
+et je vais être la plus heureuse des femmes.
+
+Elle s'enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour
+animer encore son courage, et vole dans l'appartement du plus
+aimé des époux. Elle entre..., il n'y est plus! il ne paraît
+pas même y avoir couché! Une grand malle au milieu de son
+cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble
+annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à
+peine la force de sonner. Un laquais arrive, elle lui demande
+d'une voix tremblante où est monsieur le comte. Le laquais
+paraît surpris de cette question. -- Je croyais que madame la
+comtesse savait..... -- Quoi donc? -- Que monsieur le comte est
+parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé
+toute la nuit pour faire ses malles. Il m'a chargé de les
+faire partir où il me l'indiquera. Il ignore où monsieur le
+comte veut aller; mais il croit que c'est en Angleterre. -- Ah
+Dieu! il suffit, laissez-moi.
+
+Le laquais sort; Caroline tombe sur le premier siége qui se
+présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la
+douleur, tous les déchirements de l'amour au désespoir; pour
+la seconde fois, elle voit celui qu'elle aime la fuit,
+l'abandonner, s'éloigner d'elle. Mais quelle différence! et
+combien actuellement elle se trouve plus à plaindre! Lorsqu'à
+Rindaw Lindorf se sépara d'elle, ce fut presque de son aveu.
+Le premier moment fut cruel; mais bientôt la vertu reprit son
+empire, et l'orgueil d'avoir rempli son devoir devint une
+consolation; d'ailleurs elle savait qu'elle était adorée, et
+que celui qui la fuyait malgré lui partageait toute sa
+douleur; mais ici tout se réunit pour l'augmenter. C'est son
+époux qui la fuit; c'est celui qu'elle osait aimer, sur qui
+elle avait fondé l'espoir du bonheur de sa vie. Il la hait
+sans doute, puisqu'il a pu l'abandonner d'une manière aussi
+cruelle. Et dans quel moment, grand Dieu! quand je volais dans
+ses bras, quand je ne redoutais plus que l'excès de sa
+joie.... et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir!
+Ah! c'est la haine ou l'indifférence la plus cruelle; et
+cependant hier au soir encore, comme il me regardait! Avec
+quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son
+coeur!... Il est vrai qu'il la repoussa avec terreur, et me
+quitta rapidement; et c'était pour toujours!.... Non, non,
+c'est impossible; il n'est pas faux; il n'est pas le plus
+barbare des hommes...; il y a une erreur...; ce domestique se
+trompe; il reviendra; il reviendra sûrement, et je veux
+l'attendre ici.
+
+A peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d'espoir qui
+la ranimait un peu, le laquais rentre, et lui remet un paquet.
+-- C'est de monsieur le comte; son coureur arrive de Potsdam. --
+Caroline a à peine la force de le prendre et de lui faire
+signe de se retirer. La voilà seule; elle tient ce paquet, et
+n'ose l'ouvrir; il renferme l'assurance de son bonheur ou
+l'arrêt de sa mort. Il était adressé à _Madame la comtesse
+Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel_. Cette
+singularité la frappe.... Il ne me donne pas son nom! Grand
+Dieu! se pourrait-il?... Et ses doigts tremblants brisent le
+cachet, déchirent l'enveloppe. Elle renferme un petit
+parchemin écrit, trois lettres, et un papier non cacheté, qui
+s'ouvre et sur lequel elle jette les yeux.
+
+Ames sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal
+papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, était l'acte
+de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle _le roi,
+consentant à la dissolution du mariage d'Edouard-Auguste,
+comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le
+déclarait nul, et les parties libres de contracter d'autres
+engagements_. Caroline regarda quelques instants cet écrit avec
+des yeux égarés et sans verser une larme. Bientôt toutes ses
+idées se confondent; le fatal papier s'échappe de ses mains;
+un nuage épais l'enveloppe; une sueur glacée couvre son
+visage; elle ne voit plus, elle ne respire plus; une
+palpitation universelle l'a saisie. Sa dernière pensée est
+l'espoir que la main de la mort est sur elle, qu'elle touche
+au terme de sa vie.
+
+Cet état dura longtemps. Quand elle reprit ses sens, elle crut
+sortir d'un songe affreux. Cependant la chambre où elle était,
+les papiers, les lettres qu'elle avait autour d'elle, tout
+confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l'adresse de
+ces lettres: l'une est à son père, la seconde à Caroline, elle
+la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu'il m'ôte
+la vie, lorsqu'il brise lui-même nos liens? Elle regarde la
+troisième: quelle surprise! elle est adressée _à monsieur le
+baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin;_ et au dos de la
+lettre: _Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre
+à mon ami au moment de son arrivée, qui ne peut tarder_. -- A
+Lindorf, s'écrie-t-elle, et chez lui! et c'est à moi qu'il
+l'envoie!... Dieu! mon Dieu! quelle est son idée? Lindorf
+serait-il ici? Se pourrait-il?... serait-il la cause?... Ah!
+plût au ciel que la jalousie!... il me sera si facile de la
+détruire pour toujours! Reprenant alors avec empressement la
+lettre qui lui était adressée, elle se hâte de l'ouvrir, de la
+lire, et l'espoir renaît dans son coeur.
+
+Non, ce ne sont ni la haine, ni l'indifférence, ni le
+ressentiment qui l'ont dictée cette lettre qui peint à la fois
+la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du
+comte. Chaque mot témoignait l'excès de son amour pour elle.
+Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie
+la plus pure. Il m'aime, disait-elle. Ah! puisqu'il m'aime,
+nos noeuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa
+Caroline ne veut être qu'à lui, n'existe que pour lui, et que
+cette séparation était l'arrêt de sa mort. A peine la lettre
+est achevée, qu'elle a déjà donné des ordres pour qu'on
+prépare à l'instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit
+encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur et
+de l'amour de son époux.
+
+"Chère et tendre Caroline! lui disait-il, rassurez-vous;
+cessez de gémir, cessez de vous contraindre. Ce n'est point à
+un tyran que le soin de votre bonheur fut confié; et les
+larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l'amant
+que vous regrettez seront les dernières que vous répandrez de
+votre vie, si mes voeux ardents sont remplis... Dieu puissant!
+pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée
+soit toujours heureuse; et même loin d'elle, séparé d'elle, je
+pourrai supporter mon existence. -- Oui, Caroline, oui, vous
+serez heureuse, unie à celui que votre coeur a choisi, et qui
+mérite l'excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter.
+Votre âme, vertueuse et sensible, ne gémira plus dans des
+liens abhorrés; vous pourrez enfin allier l'amour et le
+devoir; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes
+qui m'ont pénétré. Oh! je crois les entendre encore ces sons
+touchants dictés par la douleur, adressés à l'objet de votre
+tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui; ne lui
+reprochez plus un éloignement involontaire qu'il a cru devoir
+à l'amitié. Il va vous être rendu; bientôt vous le reverrez à
+vos pieds; bientôt vous oublierez tous deux vos peines
+passées. -- O Caroline! pardonne; depuis longtemps j'ai pu les
+faire cesser, et porter dans ton coeur l'espérance et la joie.
+
+"Depuis l'instant où j'ai su votre secret, depuis cet affreux
+moment où je t'ai vue prête à perdre la vie, où j'ai senti que
+je pouvais être plus malheureux encore qu'en renonçant à toi,
+j'ai juré de vous réunir l'un à l'autre; et, tu le sais,
+Caroline, si je t'ai regardée comme un dépôt sacré, comme
+l'amante et l'épouse de Lindorf! Cependant, égaré par ma
+passion, j'ai osé croire un instant à la félicité suprême,
+j'ai pu prendre l'effort du devoir et de la vertu pour un
+sentiment plus tendre, et j'allais me préparer des regrets
+éternels... Ah! Caroline, je le sens, il est temps de vous
+fuir; il le faut; je le dois. Je cours l'élever cette barrière
+insurmontable qui m'interdira sans retour un fol espoir, et
+l'illusion dangereuse où je me laissais entraîner. Je vais
+vous rendre à vous-même, ou plutôt à l'original de ce portrait
+si chéri.
+
+"Adieu, Caroline, adieu! Je m'égare; j'afflige sans doute
+votre coeur sensible et généreux, en vous laissant voir toute
+la faiblesse du mien. Eh bien! chère Caroline, achevez de me
+connaître; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous
+quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serais mille
+fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des
+droits qui ne doivent être accordés que par l'amour. Posséder
+Caroline et savoir qu'un autre possède son coeur; être un
+obstacle à son bonheur, à celui d'un ami qui m'est cher:
+voilà, voilà ce que je n'aurais pu supporter, ce qui aurait
+empoisonné mes jours; et votre félicité mutuelle peut encore y
+répandre quelque charme. Vous me la devrez cette félicité;
+vous ne penserez à moi qu'avec attendrissement, avec
+reconnaissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre
+estime... Adieu, Caroline, je cours les mériter.
+
+"Berlin, 5 heures du matin.
+
+"De Potsdam, 10 heures du matin, en sortant de l'audience du
+roi.
+
+"C'en est fait, ils sont brisés ces liens que votre coeur a
+toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre; mais bientôt
+vous serez à Lindorf... Ah! dites, dites-moi que vous êtes
+heureuse.... Il ignore encore le bonheur qui l'attend, et je
+connais son amitié généreuse. Le même sentiment qui l'éloigna
+de Rindaw et de sa patrie l'engagerait peut-être à s'y
+refuser; mais il n'est plus temps, et ce motif m'a aussi
+décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici,
+achèvera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu'il
+fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de
+Caroline.
+
+"Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline
+pourrait-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à
+mes peines? Non, je connais son coeur. Eh bien! j'exige de
+votre amitié, de votre reconnaissance, que vous acceptiez
+l'hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa
+situation, votre appartement vous plaît: Caroline, il est à
+vous; il fut arrangé pour vous, personne que vous ne
+l'habitera jamais. Non, vous n'outragerez point, par un refus
+cruel, un ami déjà trop malheureux.
+
+"Adieu, Caroline! Chère, trop chère Caroline! il est donc vrai
+que vous n'êtes plus à moi, que je n'ai plus aucun droit...
+Mais je n'en eus jamais: c'est le coeur seul qui peut les
+donner, et du moins j'en aurai à votre estime, à votre amitié,
+à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m'écrire, me
+parler de votre bonheur... Mais non, non; je ne puis, je ne
+pourrai jamais peut-être écrire à l'épouse de Lindorf. Si
+Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule
+fois avant qu'elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera
+dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant
+d'aller à Dresde, auprès de ma soeur. Je pars à l'instant
+même... Quoi! je ne vous reverrai donc plus? Ces heures
+délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais? Je
+n'entendrai plus cette douce voix?... Que dis-je? vous serez
+toujours présente à mon imagination, à mon coeur, à ma pensée;
+je ne verrai que vous dans l'univers.
+
+"Je joins ici l'acte de votre liberté, une lettre à votre
+père, celle à..... à votre époux, et la donation de l'hôtel.
+Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus,
+qu'ils assurent votre bonheur, et je n'aurai plus rien à
+désirer dans ce monde.
+
+"EDOUARD DE WALSTEIN."
+
+Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps
+de passer chez elle, d'y prendre le cahier de Lindorf: le
+portrait, cause principale de l'erreur, est dans son sein.
+
+Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence,
+et malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu'elle
+est mal obéie. Le comte avait quelques heures d'avance sur
+elle; mais elle fit aller si grand train, qu'elle arriva deux
+heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur
+la plus profonde, il sentait seulement qu'il avait perdu
+Caroline, qu'il ne la reverrait jamais, et n'éprouvait pas
+encore les consolations que la vertu se procure à elle-même.
+
+Il n'avait cependant pas été tout à fait insensible aux
+transports de joie que ses vassaux avaient fait éclater en le
+revoyant, et aux témoignages touchants de leur attachement.
+
+Louise, Justin et le vieux Johanes avaient été des premiers à
+accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à
+lui présenter leurs deux petits garçons: Louise était encore
+près d'accoucher. -- O monseigneur! lui dit-elle, votre arrivée
+me portera bonheur; j'aurai une petite fille que je désire
+tant; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse
+veut avoir la bonté de lui donner son nom, c'est alors que
+nous serons heureux.
+
+Le comte ne put soutenir ce mot déchirant, il lui perça le
+coeur. -- Hélas! mes enfants, je ne suis pas..., je ne suis
+plus... Il ne peut achever; et les quittant brusquement, il
+s'enferme dans son appartement.
+
+Ils étaient encore dans la cour avec une partie des habitants
+du village, et s'affligeaient ensemble de l'air triste de leur
+bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s'élance de sa
+voiture, et sans faire attention à personne, elle s'écrie: Où
+est-il? où est monsieur le comte? Wilhelm accourt. -- Quoi!
+c'est madame la comtesse! -- Oui, mon cher Wilhelm, conduisez-moi
+à l'instant auprès de votre maître.
+
+Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où
+le comte s'est retiré. Elle l'ouvre promptement, se précipite
+dans ses bras, en disant d'une voix entrecoupée: -- Cher et
+cruel ami! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t'adore,
+qui n'aime que toi seule au monde, qui meurt si son époux
+l'abandonne? Et penchant sa tête sur l'épaule du comte, elle
+l'inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec
+laquelle elle est accourue, coupent sa voix, arrêtent sa
+respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans
+un fauteuil et se jette à ses pieds. -- O Caroline! est-ce bien
+vous?..... Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits.
+Ce que je viens d'entendre serait-il possible? -- Ah! n'en
+doute pas, n'en doute jamais; et détachant vivement la chaîne
+qu'elle avait sur le sein: Tiens, lui dit-elle, le voilà ce
+portrait que j'aime.... Regarde-le bien; vois, reconnais
+l'objet qu'il représente; c'est lui qui possède uniquement mon
+coeur; c'est à lui seul que je veux être.
+
+Le comte, ne concevant plus rien à ce qu'il entend, jette les
+yeux sur cette peinture..... Grand Dieu! c'est lui, c'est
+lui-même, tel du moins qu'il était avant son accident; mais
+Caroline lui prouve trop qu'elle le voit toujours ainsi, et
+qu'il n'a pas changé pour elle. Il est vrai qu'il ressemblait
+tous les jours davantage à son portrait, et qu'il n'eût pas
+été possible de le méconnaître.
+
+Mais par quelle circonstance étrange ce portrait, dont le
+comte ignorait même l'existence, se trouvait-il entre les
+mains de Caroline, attaché sur son coeur, et l'objet de ses
+plus tendres caresses? Il voit, il sent tout son bonheur; il
+est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et
+cependant il croit encore que c'est un illusion, un rêve
+enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline,
+autant que son saisissement peut le lui permettre, sa surprise
+et ses craintes.
+
+Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui
+avait remis Lindorf. -- Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et
+vous saurez tout.... Plus de secrets pour vous; ils m'ont
+rendue trop malheureuse... Oui, j'ai aimé Lindorf; j'ai du
+moins cru reconnaître quelques rapports entre les sentiments
+que j'avais pour lui et ceux que j'éprouve à présent.... Mais
+jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw,
+je pleurai, oui, je pleurai beaucoup; mais je fus bientôt
+consolée; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que
+lui. Aujourd'hui, en recevant l'arrêt cruel qui nous séparait,
+je n'ai point pleuré; non, pas une larme n'est sortie de mes
+yeux; mais j'a cru que j'allais perdre la vie ou la
+raison....; et si vous persistiez dans cet affreux projet,
+c'est comme si vous me disiez: _Caroline, je veux que tu
+meures_. Oh! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que
+j'y serai toujours.... Tenez, vous voyez bien que cet affreux
+papier ne signifie plus rien, lui dit-elle en montrant l'acte
+de divorce qu'elle avait déjà déchiré, et qu'elle jeta dans le
+feu.
+
+Le comte ne pouvait parler; ce qu'il éprouvait était au-dessus
+de toute expression. Il couvrait de baisers les mains de
+Caroline; il les pressait contre son coeur; il prononçait des
+mots entrecoupés sans liaison et sans suite. Dans son délire,
+il baisait avec transport son propre portrait, qu'il regardait
+comme la preuve de l'amour de sa Caroline.
+
+Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le voulait pas;
+il fallait pour cela la perdre un instant de vue, s'occuper
+d'autre chose que d'elle seule, cesser de la regarder:
+c'étaient autant d'instants retranchés à son bonheur. -- Non,
+chère Caroline, n'exigez pas que je lise rien en ce moment.
+Vous me permettez de lire dans votre coeur, d'y voir que je
+suis aimé; qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? -- Mais le
+mystère de ce portrait. -- Je sais qu'il vous est cher, que
+c'est le mien, et cela me suffit. -- Sachez du moins comment
+Lindorf m'apprit à vous connaître, par quels degrés l'estime
+et l'admiration qu'il m'inspira pour vous ont enfin produit
+l'amour. -- Quoi! Lindorf.... -- Je dois lui rendre justice;
+c'est à lui que vous devez le coeur de votre Caroline. --
+Comment! Lindorf?.... O généreux ami! -- Il vous devait tout. --
+C'est moi, c'est moi qui lui dois plus que la vie.
+
+Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler
+ses larmes au souvenir de la mort de son père, à l'expression
+de la reconnaissance et de l'amitié de Lindorf. Souvent il fut
+obligé de s'interrompre; et, retombant aux genoux de Caroline,
+il lui disait d'une voix étouffée: Ah! c'est Lindorf qui
+mérite d'être aimé. Caroline lui fermait la bouche de sa jolie
+main, et le forçait à reprendre sa lecture.
+
+Il passa rapidement sur les événements qu'il connaissait déjà;
+mais à l'époque de la connaissance de Lindorf avec Caroline,
+son âme entière était attachée sur le papier. Il dévorait
+chaque phrase, chaque syllabe; il lisait des yeux seulement:
+une telle lecture ne pouvait se faire à haute voix; mais
+Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdait pas de
+vue, et cherchait à découvrir les sentiments divers qui
+l'agitaient.
+
+Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l'air le plus
+pénétré. Je le vois, dit-il, j'ai une épouse et un ami comme
+il n'en fut jamais; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon
+bonheur..... Ah! Caroline, pourquoi m'avez-vous forcé à lire
+ce cahier? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que
+vous veniez de me donner? -- Une illusion! reprit-elle; ingrat!
+quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai! Oubliez-vous
+que ce portrait est le vôtre? Ce mot, prononcé avec l'accent
+le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa
+confiance et son bonheur. A présent, lui dit-elle, que vous
+avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de
+Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon coeur.
+
+Alors elle raconta en détail tout ce qui s'était passé dans ce
+coeur depuis l'instant qu'elle fut unie au comte; et
+l'innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un
+frère, et son effroi lorsqu'elle crut l'aimer comme un amant;
+puis la scène du jardin, celle du pavillon, sa douleur, ses
+larmes, ses regrets, ses combats: rien ne fut oublié.
+
+Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d'abord par
+l'estime, l'admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf,
+elle avait commencé à s'attacher à lui, à chérir son portrait;
+tout ce qu'elle avait éprouvé en recevant cette lettre où il
+lui parlait de s'expatrier; le sentiment de délicatesse mêlé
+d'un peu de dépit qui avait dicté sa réponse; celui qui la
+priva de ses sens dans la cour du château de Ronnebourg. Je
+vous le jure, lui dit-elle, c'était l'émotion seule de me
+trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j'avais si
+fort offensé, qui devait me haïr; Lindorf n'y entra pour rien;
+depuis longtemps vous avez entièrement effacé l'impression
+légère qu'il avait faite sur mon coeur.
+
+Le comte, enchanté, l'écoutait avec ravissement, et n'avait
+garde de l'interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence
+touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu'elle
+avait éprouvé pendant sa convalescence! Et depuis leur arrivée
+à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels
+de le faire lire dans son âme; la timidité qui la retenait;
+cette envie de lui plaire, de l'attacher à elle, de le rendre
+le plus heureux des hommes; son chagrin de n'y pas réussir; sa
+résolution, de la veille, de s'entretenir avec lui, de lui
+ouvrir son âme, sa douleur extrême en apprenant son départ;
+son désespoir en recevant ce fatal paquet; sa joie en voyant
+clairement dans la lettre de son époux qu'elle était aimée:
+tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du
+sentiment, qui ne peut laisser aucun doute.
+
+A présent, lui dit-elle, vous connaissez Caroline comme elle
+se connaît elle-même; il ne me reste plus qu'à vous peindre
+son bonheur; mais peut-il s'exprimer? Elle aime, elle est
+aimée; elle ose le dire sans rougir; elle ose l'entendre et se
+livrer à ses sentiments. Cher comte, actuellement que nos
+coeurs s'entendent, jugez le mien d'après le vôtre.
+
+Il allait lui répondre, et lui expliquer à son tour les motifs
+secrets de sa conduite, lorsqu'il fut interrompu par Wilhelm.
+Il entra en disant que les habitants du village, ayant appris
+que cette belle dame était madame la comtesse, ne voulaient
+pas s'en aller qu'ils ne l'eussent revue, et demandaient avec
+acclamation qu'elle voulût bien reparaître un instant.
+
+Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du
+château et fut reçue avec des cris redoublés de _vivent
+monsieur le comte et madame la comtesse_. Le comte leur fit
+distribuer du vin et de l'argent.
+
+Caroline, lui serrant la main de l'air le plus attendri, lui
+disait doucement: O mon ami! ces bonnes gens ne se doutent pas
+qu'ils célèbrent véritablement l'époque de notre union et du
+bonheur de toute notre vie... Ah! si vous permettiez... --
+Permettre, ma Caroline..., ordonnez. -- Eh bien! faisons des
+heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette
+foule des jeunes gens qui s'aiment, marions tous ceux qui
+voudront l'être. Le comte lui baisa la main avec transport. --
+Chère...., adorable Caroline! faisons mieux encore, éternisons
+la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c'est ici que ma
+Caroline m'est rendue, je veux que ce lieu se ressente à
+jamais de mon bonheur; et je vais fonder à perpétuité six
+mariages toutes les années.
+
+Caroline se chargea d'annoncer elle-même aux paysans cette
+bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions
+redoublèrent: au milieu de ces tumultueux transports, on
+aurait pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux,
+qui criaient plus fort que les autres: _Dieu bénisse à jamais
+nos bon maîtres!_
+
+Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec
+leur petite famille. Il les appela, et les présenta à
+Caroline: Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous
+connaissez déjà. -- Ah! sans doute, c'est la belle Louise?
+Louise rougit, et s'embellit encore. Quoique les travaux
+champêtres et trois enfants eussent diminué sa fraîcheur, elle
+était encore frappante. -- Ah! oui, madame la comtesse, dit
+Justin avec cette physionomie expressive et naïve qui
+annonçait à la fois sa joie et sa candeur: c'est bien vrai
+cela; c'est bien ma belle Louise. Il n'y a dans tout le monde,
+je crois, que monseigneur qui ait une plus jolie femme, et
+c'est bien juste; c'est sa récompense de m'avoir donné ma
+Louise.
+
+Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux
+petits garçons, qui étaient charmants; et s'apercevant de la
+grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit
+qu'elle serait la marraine de l'enfant qu'elle portait. Louise
+voulut se jeter à ses pieds, elle la retint; mais Justin s'y
+précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva en disant:
+Sûrement le bon Dieu m'aime bien, car il m'accorde tout ce que
+je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu'il mit au
+coeur de monseigneur de me la donner; je n'ai demandé après
+cela qu'une Louise pour monseigneur, et voilà qu'il l'a
+trouvée. A présent, je vais lui demander pour vous deux petits
+gars jolis comme les nôtres, et vous verrez qu'ils viendront
+tout de suite.
+
+Caroline se détourna, se baissa vers les petits _gars_, leur
+donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte,
+attendri, serrait la main de Justin, et jetait sa bourse dans
+son chapeau. Pour échapper à leur reconnaissance, il proposa à
+Caroline d'entrer dans les jardins; elle y consentit. C'était
+au mois de décembre: l'air était froid et nébuleux, la terre
+couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l'un ni
+l'autre ne s'en aperçurent; et jamais promenade du plus beau
+printemps ne leur parut plus délicieuse.
+
+Il y a longtemps que l'on sait que l'amour peut tout embellir,
+et qu'avec l'objet aimé il n'est point de mauvaise saison. Les
+jardins du comte étaient d'ailleurs remarquables par leur
+beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un
+objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avait peu
+vus le jour de son mariage; elle ne les voit guère mieux à
+présent; mais elle s'y arrête quelque temps; enfin, le comte,
+craignant pour elle le froid et l'humidité, la ramène au
+château. Ils trouvèrent une collation champêtre préparée par
+Louise. Elle s'était hâtée d'aller chercher de la crème,
+quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une
+pièce d'un chevreuil que Justin avait tué. Voyez mon bonheur,
+dit-elle, de l'avoir justement apprêté hier pour régaler notre
+vieux père! -- Le bon Johanes? s'écria Caroline; eh bien!
+Louise, il faut qu'il en mange avec nous.
+
+Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et
+tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et
+le comte allèrent au-devant de lui; ils le prirent chacun par
+un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui
+versant une rasade: Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du
+plus heureux des hommes: -- Et de celui qui mérite le plus de
+l'être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il
+était trop ému, trop touché; il ne put que balbutier quelques
+mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant,
+après avoir bu un second verre à la santé de madame la
+comtesse, et l'avoir longtemps regardée, il s'écria tout à
+coup: Que Dieu soit béni d'avoir fait une si belle dame tout
+exprès pour notre seigneur! Vous êtes bien belle et bien
+bonne, madame la comtesse; mais aussi vous avez un ange pour
+mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait! comme il a
+marié ma Louise!
+
+Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en
+train de parler, il ne pouvait plus se taire. Il raconta à
+Caroline toute l'histoire du mariage de sa fille; et comme il
+ne voulait point de Justin; et comme monseigneur l'attrapa; et
+comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant;
+et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez
+eux; et comme ils le portèrent au château, etc.
+
+Caroline savait tous ces détails par le cahier de Lindorf;
+cependant elle écoutait avec délices. L'éloquence simple et
+naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il
+racontait, le plaisir qu'il avait à parler, et surtout l'éloge
+de son époux à chaque instant répété, l'attendrissaient
+jusqu'aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si
+digne de l'être; il était ému comme elle. Elle lui tendit la
+main avec un sourire, une expression, un regard qu'on ne peut
+décrire. C'étaient l'amour, la vertu, le bonheur; ce seul
+instant aurait suffi pour compenser un siècle de peines.
+
+Johanes buvait, causait et s'animait toujours davantage. Il
+parla de son ménage, des soins touchants que ses enfants
+avaient de lui, de son cher Justin, qui était le meilleur des
+fils, des maris et des pères. Si c'était à refaire, disait-il,
+je lui donnerais ma Louise, quand même il n'aurait pas un sou
+vaillant; mais votre bonté, monseigneur, n'y a rien gâté. Et
+ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me
+réjouit le coeur! comme ça me rajeunit! Si seulement ma pauvre
+Christine vivait encore! Mais, à propos d'elle, monseigneur,
+qu'est-ce qu'est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron
+de Lindorf? J'ai vu ça tout petit, moi; je suis son père
+nourricier, et je l'aime toujours. On nous avait dit qu'il
+épousait la soeur de monseigneur, et nous étions bien aises: il
+faut que les braves gens s'allient ensemble. Est-ce que c'est
+donc vrai, monseigneur, qu'il est votre frère? -- Non, pas
+encore; mais le sera bientôt, j'espère, dit Caroline en se
+levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu'elle avait eu
+tout ce temps-là sur ses genoux.
+
+Ils comprirent qu'ils devaient se retirer. Louise en avertit
+son père; mais le bon vieillard se trouvait si bien dans son
+fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu'il
+ne pouvait se résoudre à la quitter. -- Laisse-moi encore ici,
+ma fille; c'est le plus beau jour de ma vie: à mon âge, il
+n'en reste pas beaucoup à perdre. -- Mais, mon père, dit
+Louise, nous embarrasserons monseigneur. -- Point du tout, mon
+enfant; tu ne sais ce que tu dis. Je le connais mieux que toi;
+c'est son plaisir de voir les heureux qu'il fait: n'est-ce
+pas, monseigneur, que j'ai raison et qu'elle a tort? Mais à
+présent les enfants veulent en savoir plus long que leurs
+pères.
+
+Le comte sourit; Caroline se rassit en faisant un signe à
+Louise; et le vieillard, content, commença une petite chanson;
+il ne put l'achever. Je n'y entends plus rien, dit-il; le coeur
+y est, mais je n'ai plus la voix que j'avais quand je
+commandais l'exercice. C'est à toi, mon fils Justin: allons,
+prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse; Louise
+chantera; le petits danseront. Vous êtes là comme de grands
+nigauds; si je ne pensais à rien, moi, vous laisseriez
+monseigneur et sa dame s'ennuyer ici comme des morts.
+
+Caroline ayant dit qu'en effet elle serait bien aise
+d'entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua
+quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec
+grâce et gaieté. Leur mère suivait des yeux tous leurs
+mouvements; et le vieillard riait et était aux anges en
+regardant le comte et la comtesse. Ne vous avais-je pas dit
+que c'était joli à voir? A présent, Louise, chante la chanson
+que ton mari a faite ces jours passés. -- Comment, Justin,
+s'écria Caroline, encore un nouveau talent! Vous faites des
+chansons! -- O mon Dieu! non, madame la comtesse; seulement de
+temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur
+son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de
+village:
+
+ On dit que l'amour
+ Ne dure qu'un jour
+ Dans le mariage:
+ C'est un conte que cela,
+ Si l'on aime, on aimera
+ Toujours davantage.
+
+ Est-c' que le bonheur
+ Refroidit le coeur?
+ Non pas au village:
+ Depuis que je suis heureux,
+ Je sens augmenter mes feux
+ Toujours davantage
+
+ Plus content qu'un roi,
+ Quand autour de moi
+ J'vois mon p'tit ménage,
+ Ma Louise et nos enfants;
+ Je les aime, et je le sens
+ Toujours davantage.
+
+
+Louise se tut; Justin posa son flageolet, s'avança quelques
+pas, et chanta ce couplet, qu'il venait de faire pendant que
+sa femme chantait les précédents:
+
+ C'est à monseigneur
+ Que de notre coeur
+ Nous devons l'hommage.
+ Je ne forme plus de voeux;
+ Comme nous il est heureux,
+ Qu' m' faut-il davantage?
+
+
+Le comte et Caroline, émus, attendris, et surpris des talents
+de Justin, lui donnèrent les éloges qu'il méritait. Sa
+modestie et sa simplicité les surprirent plus encore: il ne
+comprenait pas qu'on pût l'admirer.
+
+C'est Louise, répétait-il, qui m'a appris tout cela; sans le
+désir de lui plaire, je ne saurais rien. -- Mais ce dernier
+couplet, répétait Caroline, composé dans un instant! -- Oh!
+pour celui-là, c'est monseigneur; je ne l'aurais pas trouvé si
+vite pour un autre...
+
+Pendant la chanson, Johanes s'était endormi profondément; ses
+enfants le réveillèrent à demi, et l'emmenèrent. Le coeur de
+Caroline était si rempli de mille sensations, qu'elle avait
+besoin de l'épancher. Dès qu'elle fut seule avec le comte,
+elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus
+douces larmes. Ce vieillard, ces enfants, ce couple si uni; la
+vénération, l'amour de ces bonnes gens pour le comte, qui
+rejaillissaient sur elle: tout avait exalté son imagination et
+sa sensibilité au point que son époux lui paraissait un être
+surnaturel, un dieu bienfaisant, qu'elle devait adorer et
+qu'elle adorait en effet. Ces sentiments, si longtemps
+comprimés et retenus dans son coeur, elle ose à présent leur
+donner essor: elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes
+qu'il l'est avec passion, qu'il le sera toujours; elle ose lui
+chanter en entier cette romance qu'elle composa et chanta si
+souvent loin de lui avec tant de douleur, cette preuve si
+forte et si touchante de son amour! Elle la lui chante avec
+une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent
+encore ses joues; mais le comte ne peut se méprendre sur leur
+objet: ce sont les larmes du bonheur; elles coulent doucement
+et sans effort, et n'interrompent point ses doux accents. Le
+comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va
+jusqu'au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de
+son coeur la plus douce des convictions, celle d'être aimé de
+cette épouse adorée. C'est la voix céleste de Caroline qui lui
+répète: _toi que j'adore;_ c'est son regard enchanteur qui lui
+demande: _où veux-tu chercher le bonheur?_ et qui lui dit en
+même temps qu'il l'a trouvé.
+
+Quand il serait resté le moindre doute au comte, ce moment
+l'eût tout à fait dissipé: mais il n'en avait point. La naïve
+et tendre Caroline était loin de savoir dissimuler. Elle
+exprimait tout ce que son coeur sentait; et quand elle aurait
+voulu se taire, on l'aurait lu dans ses yeux et dans son
+sourire. On voyait d'abord que cette bouche charmante ne
+pouvait proférer une fausseté, et qu'elle était l'organe de
+l'âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disait _je
+vous aime_, ce seul mot valait tous les serments. Elle le dit
+si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée,
+qu'il dut être persuadé.
+
+Ils soupèrent, au coin du feu, du chevreuil que Justin avait
+tué fort à propos; car le comte, en partant pour sa terre,
+abîmé dans sa douleur, n'avait pensé à rien, et ce repas
+simple fut sans doute le plus délicieux qu'il eût fait de sa
+vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l'habitude fit
+qu'il se retira dans un autre appartement d'abord après le
+souper. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi
+prolonger les détails? On aime trop à s'appesantir sur le
+bonheur. Ajoutons seulement qu'ils auraient accepté avec
+transport tous les deux l'offre de passer leur vie entière
+dans cette terre, loin de la cour, et sans autre ambition que
+celle de se plaire; mais le comte devait trop à son roi pour
+écouter ce désir. Brûlant d'impatience de lui apprendre son
+bonheur, d'anéantir cette cruelle idée d'un divorce dont le
+seul mot le faisait frémir, de lui présenter une épouse
+adorée, et contente de l'être, il supplia Caroline, dès le
+lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam.
+
+Elle rougit excessivement à cette proposition; mais se
+remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire
+enchanteur: -- Il serait bien temps, n'est-ce pas, de n'être
+plus une sotte enfant? Eh bien! oui, mon cher ami, je vous en
+prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être,
+il fera bien; mais je le gronderai aussi à mon tour. --
+Vous, mon ange? -- Oui, moi-même; je le gronderai bien fort
+d'avoir signé cet affreux papier qui nous séparait pour
+toujours.
+
+Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de
+revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec
+transport. -- Oh! oui, oui, nous reviendrons ici, nous
+reviendrons, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant
+un regard timide sur le comte: cette terre sera toujours pour
+moi le séjour du bonheur.
+
+A mesure qu'ils approchaient de Potsdam, le trouble de
+Caroline augmentait. Elle n'avait pas revu le roi depuis le
+jour de son mariage; et sentant combien il devait être
+mécontent d'elle, elle redoutait à l'excès ce moment. Le comte
+s'efforçait de la rassurer; il lui racontait mille traits de
+la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui
+gagnait tous les coeurs, et le faisait adorer de ses sujets. --
+Il est bien plus que mon roi, lui disait-il, c'est mon ami.
+Oui, chère Caroline, c'est à mon ami que je vais présenter
+celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même.
+Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistait à
+la cruelle grâce que je lui demandais! Et lorsque enfin il
+céda à mes persécutions, lorsqu'il signa ce fatal papier, et
+qu'il me le remit, ce fut en me disant: -- Réfléchissez encore,
+mon cher Walstein; votre résolution m'afflige. J'ai cru vous
+rendre heureux, je crois encore que vous pourriez l'être:
+c'est avec regret que j'ai signé ceci; mais j'espère que vous
+n'en ferez pas usage. -- Voilà, Caroline, celui devant qui vous
+allez confirmer le bonheur de son ami. -- Ils étaient déjà dans
+les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la
+voiture. Le roi, suivant sa coutume, allait monter à cheval,
+exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et
+s'arrête. -- Ah! vous êtes là, comte? j'en suis bien aise. J'ai
+pensé à vous hier tout le jour. J'ai vu le chambellan, il ne
+savait rien encore. Ne précipitez rien; il faut que je parle
+moi-même à Caroline; j'ai peine à consentir... -- Ah! sire,
+elle est ici. -- Qui donc? -- Elle, ma Caroline, ma femme, mon
+amante, l'adorable épouse que Votre Majesté m'a donnée, et qui
+m'en devient plus chère encore. --Vous extravaguez, comte. --
+Non, sire; c'est hier, hier matin que j'étais un insensé. Elle
+m'a rendu la raison, le bonheur, la vie; elle m'aime, elle
+veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande
+encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits.
+Il était en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant
+pas trop qu'une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna
+en riant de se relever et de s'expliquer. Le comte obéit; il
+raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à
+Walstein, et le désir qu'ils avaient eu tous les deux
+d'obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il
+accorda l'un et l'autre avec joie, et voulut en aller assurer
+lui-même Caroline, qui attendait toujours dans sa voiture le
+retour du comte. Elle fut bien émue en voyant le roi
+s'approcher d'elle, et voulut descendre; mais le roi l'arrêta,
+et lui dit: -- Restez, madame la comtesse; c'est bien, très-bien.
+Oublions le passé; je suis fort content. Soyez toujours
+unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent.
+Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa
+pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu'elle se
+trouve unie au rang suprême.
+
+Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans
+cet hôtel d'où le comte s'était comme banni pour toujours. Il
+n'est pas besoin d'ajouter qu'ils y jouirent d'un bonheur
+d'autant plus senti, qu'ils l'avaient acheté par de cruelles
+peines.
+
+FIN.
+
+Il y peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui
+pensent qu'un épisode quelconque doit être placé dans le corps
+de l'ouvrage avant le dénoûment, et qu'on ne peut plus rien
+avoir d'intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux.
+C'est pour eux que j'ai mis le mot fin après la réunion du
+comte et de Caroline (quoiqu'ils fussent bien éloignés eux-mêmes
+de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de
+Lindorf et de Matilde ne l'était pas). Il suffira sans doute
+d'apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et
+Matilde furent unis dans la suite. L'histoire sera dans les
+_grandes règles;_ ils sauront tout ce qu'ils veulent savoir, et
+n'auront pas besoin d'aller plus loin.
+
+Mais nous aimons à penser qu'il est des lecteurs plus curieux,
+ou plus sensibles, qui nous sauront gré d'entrer dans les
+détails d'un événement qui ne peut leur être indifférent,
+puisqu'il est si nécessaire au bonheur du comte et de
+Caroline, qu'on ne peut même imaginer qu'ils puissent jouir
+d'un instant de _vrai bonheur_, tant qu'il leur reste quelque
+inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu'ils
+peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente,
+mais bien réelle, du malheur d'êtres aussi chers et dont les
+intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une soeur
+chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages
+_épisodiques?_ Non, ce sont des parties d'un même tout. Ceux qui
+se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de
+Ronnebourg sans qu'on sache ce qu'il est devenu; que
+l'intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu'elle
+aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la
+douleur, et qui n'auront aucun désir d'apprendre comment ils
+se sont réunis; non, ceux-là ne sont pas dignes d'être amis de
+la sensible Caroline. C'est donc sans aucune crainte de ne pas
+exciter l'intérêt, que nous allons continuer _l'histoire de
+Caroline_, et compléter son bonheur.
+
+SUITE DE CAROLINE
+
+Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde,
+avaient souvent ajouté aux tourments de Caroline, dans le
+temps où il lui eût été permit peut-être de ne s'occuper que
+d'elle seule; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de
+force par celui de son propre bonheur. A peine fut-elle
+arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu'elle amena la
+conversation sur un objet également intéressant pour tous
+deux, en lui rendant la lettre inutile qu'il avait écrite à
+Lindorf. -- Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez
+là d'un bien qui ne vous appartenait pas. Lindorf est à
+Matilde; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère.
+-- Plût au ciel! reprit le comte; mais vous oubliez... -- Quoi
+donc? -- Que ce n'est plus Matilde qui peut faire le bonheur de
+Lindorf. -- Et pourquoi? parce qu'il a aimé quelques mois
+Caroline de Lichtfield? Mais elle n'existe plus cette
+Caroline-là; il ne la reverra jamais; et celle qu'il va
+retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui
+inspirer qu'une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son
+amour pour Matilde. Qu'il la revoie seulement, il ne
+comprendra pas lui-même qu'il ait pu l'oublier un instant. Je
+voudrais être aussi sûre des sentiments de Matilde. Un mot
+d'une de vos lettres à Lindorf m'inquiète: vous paraissez
+croire qu'elle ne l'aime plus, et que ce Zastrow.... O mon
+Dieu! comme j'en serais fâchée!
+
+Pour toute réponse, le comte chercha dans son portefeuille, et
+donna à lire à Caroline la dernière lettre qu'il avait reçue
+de Matilde... Comme elle en fut touchée! comme elle répéta
+plusieurs fois, en la lisant: Pauvre enfant! aimable Matilde!
+chère petite soeur! Eh! oui, sans doute, tu vivras avec nous;
+tu retrouveras ton amant, ton frère et la plus tendre soeur. Et
+rendant la lettre au comte: Méchant que vous êtes! pourquoi ne
+pas voler tout de suite à son secours? -- Pourquoi?... Ma
+Caroline était mourante; il n'y avait plus qu'elle pour moi
+dans l'univers. -- Pauvre Matilde! du moins vous lui avez
+répondu? -- Oui; mais je voudrais à présent qu'elle n'eût reçu
+cette réponse, et j'avoue que son silence m'inquiète...... --
+Ah! Dieu! vous l'aurez affligée! Chère Matilde!...... Et, tout
+à coup, se levant avec impétuosité et s'approchant du comte
+les mains jointes, elle ajouta d'un ton vif et suppliant: Mon
+ami, mon cher ami! ne me refusez pas ce que je fais vous
+demander; de grâce ne me le refusez pas: partons demain;
+allons à Dresde; allons chercher Matilde; je brûle de la
+connaître, de vivre avec elle, de porter la joie et la
+consolation dans son coeur. Relisez sa lettre, et vous ne
+balancerez pas un instant; pensez qu'à présent, peut-être,
+elle est dans les larmes et la douleur. Oh! comme je me les
+reproche ces larmes dont je suis la cause! Chère petite
+Matilde! c'est donc moi, moi seule qui lui enlevais son ami,
+qui la privais de son frère! Que de torts j'ai à réparer avec
+elle! En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai
+bonheur que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même.
+
+Elle parlait avec tant de feu, sa physionomie exprimait tant
+de choses, elle était si belle dans ce moment-là, que le comte
+tomba presque involontairement à ses genoux, et resta
+longtemps la bouche collée sur sa main sans pouvoir prononcer
+un mot. -- Eh bien! reprit-elle avec impatience, nous partirons
+demain, n'est-ce pas? -- Adorable Caroline, s'écria le comte,
+vous savez donc lire dans mon coeur? L'absence de ma soeur,
+l'idée de la savoir malheureuse, pouvaient seules altérer ma
+félicité; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un
+voyage dans cette saison rigoureuse, était au-dessus de mes
+forces. -- Vous plaisantez, je crois; la saison est toujours
+belle quand on voyage avec ce que l'on aime et qu'on va
+chercher une amie.
+
+Le comte ne résista plus et les préparatifs du voyage furent
+bientôt faits, grâce à l'aimable empressement de Caroline. Ils
+furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde,
+jouissant d'avance et du plaisir de Matilde, et de sa
+surprise. Le comte ne lui avait jamais parlé de son mariage,
+et l'embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets
+avait aussi causé son silence. -- Nous la ramènerons avec nous,
+disait Caroline; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin
+avoir une amie; et c'est à vous encore que je devrai ce bien
+si longtemps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre
+bonheur. Mais vous dites qu'il ne peut tarder à venir; nous
+les marierons d'abord, et nous jouirons ensemble de tout ce
+que l'amour et l'amitié ont de charmes. Chaque mot de Caroline
+transportait le comte, l'enivrait de tendresse et bonheur. La
+manière franche et naturelle dont elle parlait de Lindorf, son
+désir de le voir uni à Matilde, devaient dissiper jusqu'à
+l'ombre même du doute; mais il était loin d'avoir là-dessus
+les mêmes espérances qu'elle, et de croire que jamais Lindorf
+pût s'unir à Matilde. Il lui paraissait impossible qu'après
+avoir aimé Caroline ou pût revenir à quelque autre objet; et,
+bien décidé à ne pas donner sa soeur à un époux prévenu pour
+une autre femme, il ne formait d'autre projet que celui de la
+soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de
+la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire
+attendre doucement, dans le sein de l'amitié fraternelle, un
+époux qui n'eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que
+l'ingrat Lindorf le coeur et la main de Matilde. Quant à
+Lindorf lui-même, le comte tâchait d'écarter son souvenir;
+mais il y réussissait faiblement; et, même à côté de sa chère
+Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir
+s'échappait quelquefois de son coeur oppressé, en pensant que
+ce bonheur était aux dépens de son ami; que Lindorf était
+malheureux; qu'il le serait toujours; qu'il ne le faisait
+revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la
+félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le coeur de la
+pauvre Matilde des sentiments que l'absence seule de Lindorf
+pouvait éteindre.
+
+Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à
+Caroline, à qui ces douces illusions faisaient tant de
+plaisir, qu'il ne pouvait se résoudre à les lui ôter à
+l'avance, ils ne s'apercevaient ni l'un ni l'autre que
+l'impatience d'arriver les faisait voyager avec une rapidité
+dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces
+n'égalaient ni son courage ni le sentiment qu'il l'animait: le
+soir de la seconde journée; elle pria le comte de s'arrêter,
+pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étaient près
+d'arriver. Il y consentit; mais, se défiant de la manière dont
+ils y seraient, il envoya un de ses gens en avant pour
+s'assurer au moins d'un logement.
+
+Il ne tarda pas à revenir, et ramenait avec lui l'hôte d'une
+mauvaise petite auberge qui se trouvait dans le lieu. Jugeant
+à l'équipage que c'était un grand seigneur, il craignait de
+perdre cette aubaine, et venait lui-même pour le décider à
+s'arrêter chez lui. Il n'avait cependant que deux chambres à
+deux lits chacune, et toutes les deux étaient retenues par un
+jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure
+que le mari avait au bras, et qui s'était rouverte par le
+mouvement de la voiture, les retiendrait là peut-être encore
+quelques jours. Pour s'assurer les deux chambres, ils les
+avaient payées d'avance; mais cela n'embarrassait point
+l'hôte, qui était un gros paysan à mine joviale. -- Pardieu!
+disait-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres;
+qu'ont-ils besoin d'en avoir deux? Ils s'aiment tant! Ils sont
+beaux comme des anges; ils ne se quittent pas un instant de
+tout le jour: eh bien! ils ne se quitteront pas de la nuit;
+et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu'ils n'en
+seront pas fâchés.
+
+Tout en parlant, ils arrivèrent devant l'auberge. Le comte,
+toujours honnête, crut qu'il devait aller lui-même prier ces
+étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au
+moins un des lits d'une des chambres à la comtesse; en
+attendant, l'hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte
+monte un mauvais escalier obscur. Il voulait se faire
+annoncer; mais l'hôte, peu au fait des règles de la politesse,
+l'introduit dans une espèce d'entrée, au fond de laquelle
+était une porte ouverte, lui dit: Vous les trouverez là, et le
+quitte.
+
+Il fallait donc s'annoncer soi-même. Il s'avance, et voit, à
+l'autre bout d'une longue chambre, une femme mise très-élégamment,
+occupée à nouer autour de cou d'un homme placé
+dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devait lui servir
+d'écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une
+main très-blanche et très-jolie se trouvant près de la bouche
+de jeune homme, il la baisait avec passion.
+
+Ce tableau était fait pour intéresser le comte; il n'osait les
+déranger et contemplait en silence ce couple qui lui retraçait
+son propre bonheur. Craignant enfin d'être indiscret, il
+voulut se retirer doucement; mais la jeune dame ayant fini se
+tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri
+perçant, et s'élance dans le bras du comte, immobile
+d'étonnement, en disant: -- Eh! grand Dieu, c'est mon frère,
+mon cher frère! A ce cri, Lindorf, car c'était lui-même,
+oublie sa blessure, se lève avec précipitation. -- O mon Dieu!
+Walstein! serait-il vrai?..... Oui, c'est lui-même; et du bras
+qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant
+que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des
+sauts de joie. -- Oui, c'étaient Matilde et Lindorf. Le comte
+n'en peut plus douter; c'est sa soeur, c'est son ami qu'il
+presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseraient à le
+croire, son coeur ému le lui dirait. Sans pouvoir comprendre
+quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant
+quelque minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein,
+ma soeur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des
+exclamations, furent tout ce qu'on put articuler; le comte y
+mêlait le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il
+enfin: chère Matilde! nous allions vous ..... Elle est ici. --
+Ma soeur est ici? s'écrie Matilde..... Et, plus légère qu'une
+biche, elle est déjà au bas de l'escalier, et bientôt dans les
+bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui
+en avait fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses,
+et au nom de _chère soeur_ qu'elle répète en l'embrassant. Le
+comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline
+augmente; mais cette surprise, jointe au plaisir le plus pur,
+fut tout ce qu'elle éprouva. Lindorf n'est plus que son frère
+et son ami, elle ne balance pas à l'embrasser avec cette
+tendresse franche et naturelle qui caractérise si bien la
+véritable et simple amitié.
+
+Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous
+assurer de mon amitié! Oh! combien j'aimerai l'ami de mon cher
+Walstein et l'époux de ma chère Matilde!
+
+Cette manière ingénieuse de rappeler d'un seul mot à Lindorf
+les relations qui devaient les unir désormais eut son effet.
+En apprenant qu'il allait revoir Caroline, il s'était senti si
+ému, si peu sûr de lui-même, qu'il avait tremblé de cette
+entrevue; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu'elle
+sut mettre au peu de mots qu'elle prononça, la présence du
+comte, celle de Matilde lui imposèrent. Lindorf est surpris
+lui-même de ne plus voir, dans cette Caroline qu'il avait si
+fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-soeur de
+Matilde, une amie respectable, qui ne lui inspirait plus que
+des sentiments doux et tranquilles qu'il osait avouer. -- Oui,
+lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre
+frère, votre ami, l'ami de Walstein; je sens que je suis digne
+de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et
+saisissant la main de Matilde: cher comte! vous me faisiez
+revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où
+j'aspire; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise
+une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.
+
+On comprend la réponse du comte; elle fut accompagnée du plus
+vif désir d'apprendre quel étrange événement les avoir réunis;
+s'ils étaient mariés ou non; ce que c'était que cette blessure
+de Lindorf; où ils allaient; d'où ils venaient; enfin
+l'explication d'une énigme qui lui paraissait impénétrable.
+
+On suppose et l'on espère que le lecteur partage un peu cette
+curiosité: qu'il ait donc la bonté de se transporter dans une
+chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre
+avait eu lieu. Qu'on se représente les quatre personnes les
+plus heureuse qu'il y eût alors sur la terre, éprouvant tout
+ce que l'amour et l'amitié ont de plus doux, assises autour
+d'un poêle antique, parlant d'abord toutes à la fois, faisant
+des questions les unes sur les autres sans attendre les
+réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde pleurer et
+rire tour à tour, embrasser son frère et puis Caroline, tendre
+une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d'un petit ton
+grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un
+quart d'heure d'audience pour raconter mon histoire, disait-elle
+en se redressant; car je suis toute fière d'avoir une
+histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle
+à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand
+j'étais petite fille.
+
+On parvient à se taire, à l'écouter; on se serre autour
+d'elle; elle s'adresse au comte, et commence ainsi:
+
+Il y avait une fois un oiseleur...
+
+Un oiseleur! s'écrièrent-ils tous à la fois. -- Eh! oui, un
+oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d'en venir à
+mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable,
+lui donner une question à décider; et quoi que vous disiez,
+j'en reviens à mon oiseleur; j'aurai bientôt fini. Cet
+oiseleur donc avait, par mille ruses, fait tomber dans ses
+filets un pauvre petit oiseau. Oh! comme il était malheureux
+le pauvre petit oiseau! comme il se débattait dans les piéges
+qu'on lui avait tendus! comme il appelait tous ses amis à son
+secours! Mais l'oiseleur faisait en sorte qu'aucun de ses amis
+ne l'entendît. Enfin il vint une linotte voler autour des
+filets dont il était entortillé. Pauvre petit oiseau! lui
+dit-elle, tu crierais bien plus fort si tu savais ce qui t'attend;
+demain on coupera tes ailes; on t'ôtera pour toujours ta
+liberté; on t'enfermera avec un oiseau que tu n'aimes point,
+et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs.
+Le petit oiseau cria bien fort; la linotte en fut touchée, et
+lui dit: Voyons s'il n'y a pas moyen de te sauver. Ils
+travaillèrent si bien tous les deux, que, crac! une maille du
+filet s'échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le
+corps, et puis les ailes: il les étend, il s'envole, il va
+tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.
+
+A présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort:
+l'oiseleur qui ôtait au petit oiseau sa liberté, ou le petit
+oiseau qui a su la retrouver? -- Ah! c'est l'oiseleur sans
+doute, s'écria le comte enchanté des grâces, de la finesse et
+de la naïveté qu'elle avait mises dans son apologue. Le
+charmant petit oiseau n'aura jamais tort avec moi: quand même
+ma raison le condamnerait, mon coeur l'approuvera toujours.
+Matilde se jeta dans ses bras de l'air le plus attendri. J'ai
+retrouvé mon frère! s'écria-t-elle; et sa bonté touchante
+m'assure plus encore que je n'ai rien à me reprocher! Oh!
+comme j'ai bien fait de quitter les méchants qui me faisaient
+douter de son amitié? -- Douter de mon amitié..., vous,
+Matilde? Expliquez-vous, de grâce. -- Et bien, reprit-elle avec
+vivacité, on a eu la cruauté de me dire..., de me prouver
+même, que vous ne m'aimiez plus, que vous ne m'écriviez plus;
+que vous ne me verriez plus; que vous me défendiez de penser à
+Lindorf; que vous m'ordonniez d'épouser Zastrow; que vous
+étiez reparti pour la Russie; enfin, que je n'avais plus de
+frère: car c'était la même chose...
+
+Ici la respiration lui manqua, et des torrents de larmes
+coulaient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle
+souriait en même temps: ces pleurs ressemblaient à ces ondées
+subites d'été lorsque le soleil éclaire l'horizon, et qu'on
+voit à travers les grosses gouttes de pluie, briller des
+nuages blancs mêlés d'un rouge tendre. -- Ne suis-je pas bien
+enfant? dit-elle quand elle put parler; je sais que tout cela
+n'est pas vrai; je jouis de la réalité; vous êtes là; vous
+m'aimez, et la seule supposition du contraire m'afflige
+encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous
+les détails que vous voudrez sur l'histoire du petit oiseau.
+
+Avant qu'elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions
+sur ce qu'on avait supposé contre lui. Sa tante avait
+intercepté et soustrait la lettre où il promettait à sa soeur
+de venir bientôt à Dresde et de la laisser libre. Elle
+arrangea à sa manière celle qu'il lui écrivait à elle, et la
+lut à Matilde; le désir qu'elle épousât Zastrow fut changé en
+_ordre positif;_ le voyage de Lindorf en Angleterre devint
+_inclination et un projet de mariage avec une Anglaise;_ la
+lettre du comte, datée de _Ronnebourg_, le fut de _Pétersbourg;_
+et l'innocente Matilde, voyant l'écriture de son frère, fut la
+dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte
+allait sans doute les découvrir, mais on espérait engager
+Matilde à se marier auparavant; et puisque le comte le
+_désirait_, il pardonnerait aisément.
+
+Il est certain qu'avec un caractère moins décidé que celui de
+Matilde, sa tante serait parvenue à son but; mais elle trouva
+une fermeté, une résistance, que rien ne put ébranler. Elle
+paraissait inconcevable au jeune de Zastrow, qui n'avait pas
+imaginé jusqu'alors qu'une femme pût résister au bon ton, aux
+grâces, à l'élégance, qu'il avait acquis dans ces voyages. Un
+an de séjour à Paris, des liaisons de jeux avec quelques roués
+à la mode, des succès payés au poids de l'or avec des
+actrices, l'avaient si pleinement convaincu de son mérite
+irrésistible, qu'il croyait n'avoir qu'à paraître pour tout
+subjuguer sans se donner la moindre peine.
+
+Il laissait à sa tante le soin de faire sa cour, et pensait
+que Matilde lui en devait de reste quand il lui avait juré sur
+sa parole d'honneur, qu'elle était _jolie comme un ange;_ que sa
+forme était délicieuse; que sa physionomie avait quelque chose
+de français; qu'elle était presque aussi bien que mademoiselle
+D. de l'Opéra; qu'elle chantait comme mademoiselle R.; que dès
+qu'elle serait sa femme, il la mènerait à Paris, où
+certainement elle ferait _sensation:_ et il disait cela en se
+regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s'interrompant
+pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour.
+
+Voilà, disait Matilde, quel est l'être dont ma tante est
+enthousiasmée, auquel elle voulait unir mon sort, et dont elle
+ne cessait de me vanter la figure, l'esprit et la passion.
+Pour moi, j'avoue que je n'ai su voir qu'un homme bien blond,
+bien suffisant, bien égoïste, n'aimant que lui seul au monde,
+et ne me faisant l'honneur de penser à moi que parce que
+j'étais la soeur de favori du roi, et l'héritière de madame de
+Zastrow.
+
+Je ne cachais point me façon de penser à ma tante ni sur son
+neveu, ni sur Lindorf. Elle savait combien je haïssais l'un et
+combien j'aimais l'autre, et ne cessait de chercher à détruire
+ces deux sentiments. -- Vous voyez bien, me disait-elle, que
+votre frère a changé d'avis. -- Oui, ma tante, mais son avis ne
+change pas mon coeur. -- Votre Lindorf ne vous aime plus. -- Est-ce
+que je dois me punir de son infidélité? -- Vous ne le
+reverrez jamais. -- A-t-on besoin de voir pour aimer et pour
+tenir ce qu'on a promis? -- Mais sa légèreté vous dégage. --
+Point du tout: c'est lui que sa légèreté dégage; mais si je ne
+suis pas légère, est-ce ma faute à moi? Dépend-il de lui, de
+vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne
+l'aime plus et que j'en aime un autre?
+
+Ces conversations finissaient ordinairement assez mal; j'étais
+tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée; et, malgré
+tout mon courage, j'étais au désespoir. Enfin, je pris le
+parti d'écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyais au
+fond de la Russie: on aurait pu me marier dix fois avant votre
+réponse; j'étais d'ailleurs un peu piquée de votre abandon, de
+votre silence, et j'écrivis à Lindorf. -- A Lindorf! en
+Angleterre? Saviez-vous son adresse? -- Je ne savais pas même
+s'il était bien vrai qu'il y fût: quelquefois je me donnais le
+plaisir de croire qu'on ne m'avait dit que des mensonges;
+cependant tout semblait les confirmer.
+
+J'écrivis donc: ce fut un moment de bonheur et de consolation;
+et quoique ma lettre restât dans mon portefeuille dès qu'elle
+fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai
+que j'avais un léger espoir de découvrir si Lindorf était en
+Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir: voici
+sur quoi je le fondais.
+
+A mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille
+aimable, mais plus âgée que moi, m'avait prévenue par mille
+politesses; les liaisons de sa famille avec ma tante me
+mettaient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis
+longtemps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et
+un frère cadet, elle jouissait d'une liberté qui rendait sa
+maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne.
+Elle était continuellement chez moi, ou m'attirait chez elle.
+Flattée de l'amitié que me témoignait une grande demoiselle de
+vingt-cinq ans, je répondis à ces avances, et nous finîmes par
+nous lier autant que la différence de nos âges pouvait le
+permettre. Quoiqu'elle fît tout au monde pour me la faire
+oublier cette différence, et que je désirasse avec passion
+d'avoir une confidente, je n'avais point encore osé lui avouer
+le secret de mon coeur. Un air un peu décidé, suite de son
+éducation; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisait
+une cour assidue; l'amitié qu'elle témoignait à M. de Zastrow;
+tout me faisait craindre de trouver en elle un censeur de
+plus. Il me semblait que je me serais plus volontiers confiée
+à son frère, dont l'âge était plus rapproché du mien, et que
+son caractère doux et sensible devait rendre plus indulgent;
+mais il était lié aussi avec M. de Zastrow. D'ailleurs, il
+paraissait éviter les occasions d'être avec moi, plutôt que de
+les rechercher; et, peu de temps après, il annonça qu'il
+allait voyager pour quelques années.
+
+Oh! quand j'appris qu'il commençait par l'Angleterre, comme
+mon coeur palpita! comme j'aurais voulu lui confier alors mon
+secret, le prier de s'informer de Lindorf, le charger de ma
+lettre! J'en cherchai le moment; mais, trop occupé des
+préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille,
+je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d'entamer
+avec lui cette conversation. Souvent je m'approchais de lui;
+je lui parlais de l'Angleterre,de son départ prochain; mais
+si je voulais essayer d'ajouter un mot sur l'objet qui
+m'intéressait uniquement, je me troublais, je ne savais plus
+comment m'exprimer, et je finissais par me taire, en
+rougissant comme si j'avais parlé, ou qu'on eût pu deviner ma
+pensée.
+
+Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous,
+voyait mon embarras et l'augmentait par ses plaisanteries.
+Enfin, son frère était parti que je cherchais encore comment
+je pourrais m'y prendre pour lui parler de Lindorf et lui
+donner ma lettre. Je fus désolée d'avoir manqué cette occasion
+de la lui faire parvenir.
+
+Il me restait une ressource, mon amie pouvait l'envoyer à son
+frère; mais il fallait pour cela lui faire un aveu complet,
+l'intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui
+parlais à tout moment de l'Angleterre, de son frère, des
+lettres intéressantes qu'elle en recevait, du bonheur d'avoir
+une correspondance avec quelqu'un qu'on aime; mais je n'avais
+pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.
+
+Un matin, elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes
+genoux: Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu'il est si doux
+de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là,
+aussi bien elle aurait dû vous être adressée. Mon frère
+m'écrit, il est vrai; mais c'est uniquement pour me parler de
+vous. -- De moi? -- Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la
+cause de son absence; vous me privez de mon frère: lisez et
+rappelez-le bien vite.
+
+Je n'y comprenais rien encore; j'ouvris presque machinalement,
+et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confiait à sa soeur
+des sentiments que j'étais bien loin de pouvoir partager et
+qui m'affligèrent; je ne voulais pas lire plus loin que la
+première page.
+
+Bon Dieu! de quel plaisir j'allais me priver! Mon amie
+m'oblige à continuer; je tourne ce papier avec un mouvement de
+dépit et de chagrin, à peine ai-je parcouru des yeux cette
+seconde page, que j'entrevois au bas un nom.... Oh! comme mon
+chagrin s'évanouit pour faire place au plaisir le plus pur!
+C'est ce nom si cher à mon coeur, si présent à ma pensée; oui,
+c'est le nom de mon ami Lindorf que je vois en toutes lettres:
+_M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes_. Ah! je ne me
+trompe point: c'est lui, c'est bien lui-même. J'ai déjà lu
+l'article en entier; j'ai fait un cri de joie; j'ai pressé la
+lettre contre mon coeur, contre mes lèvres; j'ai pleuré et ri
+tout à la fois, comme si j'eusse été seule; et, voyant tout à
+coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je
+me suis jetée dans ses bras, et j'ai caché dans son sein mon
+trouble et mon émotion. Elle m'en demande la cause; elle me
+fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère
+Matilde, qu'avez-vous donc? Qu'est-ce qui vous agite à cet
+excès? -- Ah! voyez, voyez; lisez vous-même, lui dis-je en lui
+montrant l'article de la lettre; je vous expliquerai tout; et
+pendant qu'elle lit, je cache encore mon visage sur son
+tablier.
+
+"J'ai eu le bonheur, disait M. de Manteul à sa soeur, de
+rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux
+gardes du roi de Prusse, et cette connaissance deviendra,
+j'espère, une liaison intime. Nous avons fait la traversée
+ensemble; nous avons pris un même logement; nous ne nous
+quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est,
+comme moi, triste, occupé; il regrette aussi sa patrie: sans
+en être encore aux confidences, je parierais que son coeur
+n'est pas plus libre que le mien."
+
+Ah! m'écriai-je alors en relevant la tête et joignant les
+mains, il n'est pas vrai donc qu'il aime en Angleterre, qu'il
+s'y marie, qu'il y est depuis six mois? Oh! mon coeur me le
+disait bien! -- Mais qui donc? reprit mon amie: connaissez-vous
+ce baron de Lindorf? -- Si je le connais!... -- Mais
+l'aimeriez-vous? -- Ah! si je l'aime!.... Enfin, de questions en
+questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence
+entière de mes sentiments et de ma situation actuelle. Je lui
+racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre
+désir de nous unir; mais il faut toujours garder pour soi
+quelque chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé; je
+lui confiai cependant les doutes qu'on me donnait sur Lindorf;
+son silence semblait les confirmer.
+
+Cependant il était possible, et je cherchais à me le
+persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres
+en fût la cause. Mon frère n'était plus dans ses intérêts; il
+le savait sans doute; et cette _tristesse_, et cet air _occupé_,
+et ces _regrets sur sa patrie_, et cet _attachement_ que Manteul
+lui soupçonnait, rien ne m'était échappé, et tout ranimait mes
+espérances.
+
+Mon amie m'avait écoutée avec l'intérêt le plus vif et le plus
+marqué. Quand j'eus fini, elle m'embrassa tendrement. Pauvre
+petite Matilde! pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt tout
+cela? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me
+la refusiez! -- Je craignais que vous ne prissiez contre moi le
+parti de Zastrow. -- Moi? oh! comme j'en suis éloignée! Je ne
+puis assez approuver votre résistance; mais vous finirez peut-être
+par céder? -- Ah! jamais, jamais de ma vie; je ne puis, je
+ne veux aimer que Lindorf. -- Dites aussi que vous ne devez
+aimer que lui; vous devez vous regarder comme absolument
+engagée, comme déjà mariée: ce serait un crime, un parjure que
+d'en épouser un autre. -- Ah! je le pense bien ainsi; mais....
+-- Mais, qu'est-ce qu'il fait en Angleterre ce Lindorf? --
+Hélas! je l'ignore, je ne puis le comprendre; depuis plus de
+six mois, je n'ai pas de ses nouvelles. -- Et vous pouvez
+rester ainsi? Que ne lui écrivez-vous?... C'était aller à mon
+but; aussi je répondis vivement: -- Oh! je lui ai écrit. -- Eh
+bien? -- Ma lettre est dans mon portefeuille. -- Il est sûr
+qu'elle y produit un grand effet! Enfant que vous êtes!
+donnez-la moi cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami
+l'aura dans huit jours.
+
+Comme je j'embrassai! Cependant les sentiments de son frère me
+revinrent dans l'esprit. Quelle bonté charmante! je craignis
+d'en abuser, et je dis en hésitant: Mais M. de Manteul
+voudra-t-il?.... -- La commission est un peu cruelle, j'en conviens;
+mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour
+inutile, c'est lui rendre un service: allons, donnez. -- La
+lettre était sortie du portefeuille; je me la laissai
+doucement arracher: elle était déjà cachetée. -- Lui promettez-vous
+positivement, me dit mon amie, de n'être jamais qu'à lui,
+de ne pas épouser Zastrow? -- Oh! très-positivement. -- Fort
+bien; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux
+époux persécutés: à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre
+de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut
+gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow; je lui parlerai,
+je le flatterai; vous ne prendriez jamais sur vous de le
+tromper? -- Oh non! je ne cesse de lui répéter que j'aimerai
+toujours Lindorf. -- Et qu'est-ce qu'il vous répond? -- Qu'il ne
+croit pas à la constance éternelle. -- Il n'y croit pas? Ah! je
+le comprends bien; mais on saura lui prouver de quoi les
+femmes sont capables, n'est-ce pas, chère Matilde? -- Je le lui
+promis de bien bonne foi; et je rentrai chez moi plus décidée
+que jamais à la résistance la plus ferme.
+
+Ici, le comte s'approcha de Lindorf, et lui dit en riant
+quelques mots à l'oreille, auxquels il répondit sur le même
+ton. Les dames, surtout Matilde, voulaient savoir ce que
+c'était. -- Vous le saurez, je vous le promets; mais, chère
+Matilde, achevez votre histoire: vous en étiez à la tendre
+amitié de mademoiselle de Manteul.
+
+Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n'en fut de
+pareille. A voir le vif intérêt qu'elle mettait dans nos
+entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que
+c'était elle qui me confiait le secret de son coeur, et qu'il
+s'agissait de son propre bonheur: elle animait, elle soutenait
+mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvait-elle se
+tromper? Je me serais peut-être défiée de moi-même; mais,
+autorisée par une raison de cinq lustres, je crus n'avoir rien
+à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes
+projets de résistance, et j'attendais avec impatience, mais
+sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu'il me dirait au
+moins la vérité. Si je n'étais plus aimée, j'avais pris mon
+parti. -- Qu'auriez-vous donc fait? demanda Caroline avec
+vivacité. -- Tous mes efforts pour l'oublier aussi, mais en
+même temps le voeu de ne point me marier, de ne plus me fier à
+ce sexe perfide; je n'ai jamais compris qu'on pût aimer deux
+fois.
+
+Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte bien
+douloureuse au coeur de la sensible Caroline; elle rougit
+excessivement, baissa ses beaux yeux, les révéla à demi sur
+son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant
+embarras; il en jouit un instant avec délices, baisa
+tendrement la main de Caroline; puis s'adressant à Lindorf: --
+Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de
+pense de Matilde, et peut-être avez-vous raison; mais chacun a
+la sienne; et, pour moi, je crois qu'il n'y a rien de plus
+doux, de plus flatteur, que d'être le second objet de
+l'attachement d'une femme délicate et sensible. Je compterais
+mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle
+d'un coeur qui n'aurait pas appris à se défier de lui-même. --
+Comment, s'écria Matilde, c'est mon frère qui prêche
+l'inconstance? -- Je ne donne pas ce nom à une seconde
+inclination, et je n'en permets que deux, pas davantage. -- Oh!
+non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en
+pressant contre son coeur la main du comte.
+
+Pour moi, reprit Matilde, je trouvais à Dresde, que c'était
+déjà beaucoup trop d'une fois, et que nous autres femmes nous
+sommes bien dupes d'aimer. L'amour ne nous donne que des
+tourments, et si peu à ces hommes! Monsieur s'amusait
+tranquillement à Londres pendant que j'étais grondée,
+persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvais
+cependant bien moins malheureuse depuis que j'avais une amie à
+qui je pouvais ouvrir mon coeur. Eh! quelle charmante amie!
+elle entrait si bien dans toutes mes idées; elle approuvait si
+fort mon amour et ma constance; elle me disait tant de bien de
+Lindorf et tant de mal de Zastrow! et cependant elle poussait
+la complaisance pour moi au point de le recevoir, de
+l'entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me
+conseilla même de l'inviter toujours dans les petites soirées
+que nous passions ensemble. C'est un moyen de le contenter qui
+ne vous expose point, me disait-elle, et dont votre tante vous
+saura gré; je vous promets de ne point vous quitter, d'être
+toujours là: il n'est rien que je ne fasse pour vous. En
+effet, ma tante était de meilleure humeur; elle ne me parlait
+plus de rien, et j'espérais gagner au moins un peu de temps.
+Mais il y a trois jours qu'elle m'apporta deux grands papiers,
+en m'ordonnant de les lire, de signer l'un des deux, à mon
+choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise.
+Deux grands papiers qui ressemblaient à deux contrats! me
+donnait-on à choisir entre Lindorf et Zastrow?
+
+J'eus une courte espérance. J'ouvre, je lis, et je vois que
+tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssais tous
+les jours un peu plus.
+
+L'un de ces papiers était bien, comme je l'avais pensé, mon
+contrat de mariage avec lui, où il ne manquait que ma
+signature, et par lequel ma tante m'assurait son héritage en
+entier; l'autre était une donation dans les formes de ce même
+héritage à M. de Zastrow, si je m'obstinais à le refuser.
+
+Oh! comme je fus contente qu'on me laissât le choix! comme je
+signai bien vite cette donation! comme je l'apportai en
+sautant dans l'appartement de ma tante! Son neveu était avec
+elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait: oh!
+c'est de bien bon coeur que j'ai signé. M. de Zastrow, toujours
+vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne
+fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois
+de ma condescendance. -- Je suis charmée qu'elle vous rende
+heureux, monsieur, lui dis-je en riant; mais ce n'est pas moi
+qu'il faut remercier; je n'y ai aucun mérite, je vous assure;
+j'ai suivi mon goût.
+
+Alors ses transports redoublèrent, et j'eus la malice
+d'arrêter un instant sur cette phrase: -- Oui, monsieur,
+repris-je lentement, mon goût.... pour la liberté....
+D'ailleurs, ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je
+n'ai désiré un instant de jouir de ces biens qu'on mettait en
+balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de
+mon coeur et de ma main. Zastrow se releva d'un air surpris; ma
+tante avait ouvert les papiers, et savait déjà lequel était
+signé. La colère se peignait dans ses yeux; je ne lui laissai
+pas le temps de l'exhaler. Je me mis à ses genoux; je baisai
+mille fois ses mains, et je lui dis: Ma tante, ma chère tante,
+ne vous fâchez pas; tout est bien à présent. Ne parlons plus
+de mariage, ni d'un héritage auquel je ne veux pas seulement
+penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon coeur;
+déchirons ce contrat; et en disant cela, je le pris et le mis
+en mille pièces. -- Laissons subsister cette donation à M. de
+Zastrow; les hommes ont plus besoin de richesses que nous;
+moi, je n'en veux point d'autres que votre amitié, celle de
+mon frère et l'amour de Lindorf, ou du moins la liberté de
+l'aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes
+qui voudront de son amour, qui n'aimeront pas Lindorf, qui le
+rendront plus heureux que moi! Et quand vous aurez fait mourir
+de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous?
+
+En vérité, je crus qu'elle allait s'attendrir et céder à mes
+instances. Zastrow se promenait dans la chambre à grands pas,
+d'un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la
+main; puis se tournant de son côté: -- Vous l'entendez, mon
+neveu? qu'en pensez-vous? -- Ce que je pense, madame, dit-il
+d'un air tragique et menaçant; c'est que je veux Matilde, ou
+la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son
+épée, et parut prêt à se tuer. Je m'élance, je saisis son
+bras. Ma tante jetait les hauts cris, disait qu'elle se
+trouvait mal; je ne savoir auquel courir. Enfin je ne pus les
+calmer tous les deux qu'en leur promettant de faire tout ce
+qu'on voudrait; et j'étais moi-même si fort émue et
+tremblante, qu'à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui
+produisirent un grand effet. L'épée se remet dans le fourreau;
+la tante se ranime, m'embrasse et me prie de signer tout de
+suite.
+
+Heureusement j'y avais mis bon ordre, et les pièces du
+contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu'il fallait
+premièrement en faire un autre: on remit donc la signature au
+lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le
+moment de la terreur était passé; je frémis de ce qu'elle
+m'avait fait faire, de cet engagement que j'avais pris sans
+savoir ce que je disais; et, quand il s'agissait de le
+confirmer encore, mon coeur se serra au point d'en perdre
+connaissance. On fut obligé de m'emporter dans ma chambre et
+de me mettre au lit. Le mouvement me ranima; je ne pouvais
+encore ni parler ni ouvrir les yeux; mais j'entendais ce qu'on
+disait autour de moi. On me croyait toujours complètement
+évanouie, et ma tante disait à Zastrow: "Ne vous alarmez pas,
+mon neveu, cela n'est rien: nous l'avons aussi un peu trop
+effrayée, mais le plus difficile est fait. Elle a promis;
+demain elle signera, après-demain vous épouserez, et le frère
+dira tout ce qu'il lui plaira. Quand la chose sera faite, nous
+ne le craindrons plus; pour le moment, il faut la laisser
+tranquille." Ils sortirent en me recommandant aux soins des
+femmes qui m'entouraient. Oh! combien j'avais à penser, et
+comme je renvoyai bien vite tout le monde! Dès que j'eus
+repris tout à fait mes sens, je réfléchis sur les mots que ma
+tante avait prononcés: il n'y en avait pas un seul qui ne fût
+un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et
+même aussi de joie. -- _Nous l'avons trop effrayée_, disait-elle.
+Quoi! cette scène dont j'avais été si cruellement la dupe
+n'était donc qu'une comédie, un jeu concerté entre ma tante et
+ce Zastrow pour obtenir mon consentement? J'en fus indignée,
+et de ce moment-là je ne me regardai plus comme engagée. Je
+frémissais cependant en me rappelant cette phrase: _Elle a
+promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez_.
+Plutôt la mort, répétai-je avec effroi; mais ce qu'elle avait
+ajouté me rendait un peu d'espérance: _Le frère dira ce qu'il
+lui plaira; nous ne le craindrons plus_. On le craignait donc
+ce cher frère que je croyais du parti de mes persécuteurs; il
+n'en était donc pas; on m'avait trompée; il me restait donc un
+appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvais compter?
+Hélas! dans ma joie de l'avoir retrouvé cet ami, ce bon frère,
+j'oubliais la distance qui nous séparait, et que c'était le
+lendemain qu'on voulait disposer de mon sort.
+
+J'était agitée de mille pensées différentes lorsque
+mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras
+dès que je l'aperçus: Venez au secours de votre malheureuse
+amie, lui dis-je en pleurant.
+
+Je n'imaginais pas encore jusqu'où peut aller l'amitié. Elle
+était aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. --
+Je sais tout, me répondit-elle d'une voix altérée; je sors de
+chez votre tante. Qu'avez-vous fait, Matilde? Vous avez promis
+d'épouser Zastrow. -- Je l'ai vu prêt à se tuer. -- Bon! les
+hommes ne se tuent pas comme ils le disent; mais qu'est-ce que
+vous ferez? La tiendrez-vous cette fatale promesse? Rappelez-vous
+toutes celles que vous avez faites à votre cher Lindorf.
+-- Eh! pensez-vous que je les oublie? lui dis-je avec
+impatience; elles sont toutes écrites là dans mon coeur: on me
+l'arracherait plutôt que de les en effacer. Mais ce n'est pas
+ce dont il s'agit à présent; c'est de me soustraire à cet
+odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun
+moyen de le retarder au moins jusqu'à ce que j'aie écrit à mon
+frère? Il me protégera, j'en suis sûre à présent; je viens
+d'entendre un mot... Ah! s'il n'était pas en Russie, mon parti
+serait bientôt pris. -- Comment? me dit mon amie, qui
+paraissait rêver à quelque chose; quel parti? Qu'est ce que
+vous feriez? -- Je ne balancerais pas; je m'échapperais
+secrètement; je partirais; j'irais le joindre. -- Quoi! me
+dit-elle avec transport, vous auriez ce courage? -- En doutez-vous
+un instant? -- Je vous admire, me dit-elle en m'embrassant; en
+effet, c'est le seul parti que vous ayez à prendre. J'y
+pensais, mais je n'osais vous le proposer. -- Hélas! lui
+dis-je, c'est une chimère impossible; mon frère est en Russie;
+c'est trop loin, je n'irai jamais jusque-là. -- Il est vrai que
+c'est difficile, dit-elle en hésitant; mais n'avez-vous pas à
+Londres un oncle maternel? -- Oui, milord Seymour. -- Eh bien;
+si vous alliez vous mettre sous sa protection? -- Y pensez-vous
+bien, repris-je vivement, que j'aille en Angleterre à présent?
+Et Lindorf? -- Eh bien! Lindorf y est; je ne croyais pas que ce
+fût une raison pour vous d'éviter ce pays-là. -- Ah, ma chère
+amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous
+n'avez que ce moyen à m'offrir. J'aimerais mieux la Russie,
+tout impossible qu'est ce voyage; et ce n'est qu'auprès de mon
+frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis
+avec tant de fermeté, qu'elle n'insista pas; mais elle me
+demanda l'explication de _ce mot_ que j'avais entendu. Je la lui
+donnai; elle en parut frappée comme d'un trait de lumière, et
+me dit tout à coup: Puisqu'on vous trompe sur une chose, on
+peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierais
+que votre frère n'est point en Russie; il me semble aussi
+avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de
+votre tante; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à
+quoi nous en tenir.
+
+Elle sortit, et ne tarda pas à revenir; la joie brillait dans
+ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me
+dit-elle en rentrant; on vous en imposait. Votre frère est à
+Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait
+ses lettres; on vous cache qu'il doit venir ici dans quelque
+temps, et l'on est décidé à vous marier de gré ou de force,
+avant qu'il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce
+contrat; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la
+main s'il le faut; et le jour suivant vous serez mariée. Voilà
+ce que votre tante vient de me confier. "Elle a promis, dit-elle;
+il faudra bien qu'elle tienne sa promesse."
+
+O mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je, que ferai-je? Et vous
+m'annoncez tout cela comme si c'était un bonheur! -- Je pensais
+que c'en était un d'apprendre que votre frère est à Berlin: il
+ne tient qu'à vous à présent d'éviter cette tyrannie. -- Ah!
+oui, sans doute.... mais.... mais.... -- Comment donc! ce
+courage que vous aviez tout à l'heure, le voilà tout à fait
+évanoui! Pauvre Matilde! vous céderez, je le vois; vous
+n'aurez jamais la fermeté de refuser; et, tirant de sa poche
+un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle,
+Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier; il ne
+se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée.
+-- Cruelle amie! lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous
+me consolez, que vous venez à mon secours? -- Qu'est-ce que
+vous voulez que je dise à une petite fille faible et timide,
+qui ne sait elle-même ce qu'elle veut ou ne veut pas? Quand on
+n'ose rien entreprendre pour se tirer d'affaire, il ne reste
+d'autre parti que celui d'obéir; et je vous promets qu'avant
+deux jours vous serez baronne de Zastrow. -- Jamais, jamais de
+ma vie, repris-je avec feu en mettant ma main sur sa bouche,
+cet odieux nom ne deviendra le mien! Je vous prouverai qu'une
+petite fille peut avoir de la fermeté; je saurai mourir s'il
+le faut. -- Et pourquoi mourir quand on peut vivre et vivre
+heureuse? -- Oh! j'aime beaucoup mieux mourir que d'aller ainsi
+toute seule à Berlin; cela m'est beaucoup plus facile. Je ne
+sais point le chemin de Berlin; je me perdrais mille fois
+avant d'y arriver, et je crois que jamais je n'aurais la force
+d'aller jusque-là.
+
+Elle éclata de rire. -- Pauvre enfant! vous avez pensé que je
+vous proposais d'aller à Berlin seule, à pied, comme une
+héroïne fugitive, déguisée en paysanne sans doute, un grand
+chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un
+mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction
+qui vous trahit? Il n'y manquerait plus que la diligence, où
+l'on vous donne une place, pour être dans le grand costume des
+romans; cela serait sans doute beaucoup plus intéressant, mais
+peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer.
+
+J'ai une ancienne femme de chambre mariée dans cette ville
+avec un des maîtres de la poste; elle m'est entièrement
+dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous
+conduira lui-même; elle vous accompagnera jusque chez votre
+frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir.
+Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser
+Zastrow; c'est comme vous voudrez; mais il n'y a point de
+milieu: il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour
+la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.
+
+Je ne balance plus, lui dis-je vivement: oh! que je suis
+heureuse d'avoir une amie comme vous! Oui, je veux partir,
+joindre mon frère, me conserver à Lindorf; mais cependant, il
+est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper! --
+Plaisant scrupule! ne vous donne-t-elle pas l'exemple? Ne vous
+trompe-t-elle pas indignement? -- Il est vrai, mais si
+j'essayais encore de la toucher? -- Cela serait bien inutile;
+elle s'attend à vos pleurs, à vos hésitations, à vos
+évanouissements même, et, loin d'en être touchée, on en
+profiterait peut-être.
+
+Ah! je partirai! m'écriai-je; je ne sens plus ni remords ni
+scrupules: on en agit trop indignement avec moi, et je n'ai
+plus que l'inquiétude de sortir sans être aperçue. -- Rien
+n'est plus aisé; mettez mon manteau, mon voile; on croira que
+c'est moi, et je saurai bien m'échapper aussi à mon tour. Vous
+irez m'attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.
+
+(Mademoiselle de Manteul n'est pas difficultueuse, dit le
+comte en souriant.)
+
+Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son
+activité. J'étais incapable de penser à rien. Dans un instant,
+elle rassembla ce que je voulais emporter avec moi, m'aida à
+me lever, à m'habiller, m'enveloppa dans sa grande pelisse,
+dans son voile de taffetas, m'ouvrit la porte, et me dit en
+m'embrassant: Allez, chère Matilde, vous n'avez pas un instant
+à perdre; songez qu'on peut entrer ici d'un moment à l'autre,
+et qu'il ne vous resterait alors aucune ressource. Cette idée
+me rendit mon courage, et j'étais déjà au bas de l'escalier
+lorsque je pensai que je devais laisser un billet sur ma table
+pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai;
+mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer; elle
+crut que j'avais rencontré quelqu'un. J'eus à peine commencé à
+lui dire ce qui me ramenait, qu'elle m'interrompit. -- Vous
+êtes folle, je crois; écrire une lettre! Vous voulez donc
+laisser à votre tante le temps d'arriver? Lorsque je suis
+rentrée chez vous, elle m'a dit qu'elle allait me suivre.
+Allez; elle ne croira pas aussi facilement que vous que l'on
+est prêt à se tuer.
+
+La peur de la voir arriver m'empêcha d'insister, et je sortis
+de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul
+logeait près de notre hôtel; je fus bientôt dans son
+appartement, et, quelques minutes après, elle m'y joignit.
+Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me
+dit-elle en entrant; on croit que vous dormez: j'ai recommandé
+qu'on vous laissât tranquille. Commençons d'abord par nous
+rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès
+qu'on s'apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous
+chercher ici; là, du moins, vous serez en sûreté, et nous
+fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous
+n'avez pas d'argent, je puis encore y suppléer. -- Je la
+rassurai sur cet article; grâce à vos bontés, mon frère,
+j'étais toujours en fonds. Dès qu'elle m'eut conduite chez
+Marianne, qui consentit à tout ce qu'elle voulut, elle m'y
+laissa. On pourrait venir chez elle pour savoir si j'y étais;
+elle devait s'y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je
+fus seule, je pensai douloureusement à l'inquiétude affreuse
+où serait ma tante si je la laissais dans l'ignorance totale
+de ce que j'étais devenue. J'avais bien assez de torts avec
+elle, sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au
+moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l'encre, une
+plume, et j'écrivis à peu près ceci:
+
+"J'apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère
+est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je
+pars sans vous demander la permission que vous m'auriez peut-être
+refusée. Je m'épargne au moins par là le regret de vous
+désobéir encore: c'est bien assez pour moi d'emporter celui de
+vous avoir déplu par ma résistance. O ma tante! pourquoi
+m'avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque
+chose? Pourquoi me forcez-vous aujourd'hui à m'éloigner de
+vous? Il m'eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma
+vie! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas
+sentir qu'une promesse arrachée par la terreur et démentie par
+le coeur n'engage à rien. Je pense qu'il ne songera plus à se
+tuer à présent que je ne suis plus là pour l'arrêter; je lui
+conseille fort de vivre, et surtout d'être heureux sans
+Matilde."
+
+Je chargeai un des enfants de Marianne de porter ce billet au
+portier de l'hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire
+de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma
+tante le serait, j'attendis assez patiemment mademoiselle de
+Manteul, qui m'avait promis de me revoir, et qui vint en effet
+assez tard.
+
+Vous n'avez pas de temps à perdre, me dit-elle; partez à la
+pointe du jour. Zastrow s'obstine encore à vous chercher dans
+la ville, chez toutes vos connaissances; il sort de chez moi,
+et je l'ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais
+qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que
+vous n'ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la
+fantaisie! Je n'osai jamais lui avouer que je venais de le
+faire; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d'être
+poursuivie s'empara de moi au point que je ne voulais plus
+partir. Mon amie employait toute son éloquence à me rassurer,
+et n'y parvenait pas. Elle réussit mieux en me peignant la
+colère où ma tante était sans doute contre moi; l'obligation
+où je me verrais d'avouer où j'avais été, et qui m'avait
+aidée; l'ascendant que ma fuite et mon retour allaient donner
+à ma tante. Je ne pouvais plus espérer de l'apaiser qu'en
+obéissant; et si je persistais à rentrer à l'hôtel, je n'y
+serais pas deux heures sans être la femme de Zastrow. Je ne la
+laissai pas même achever. Je veux partir, je partirai!
+m'écriai-je: le sort en est jeté, quoi qu'il puisse arriver;
+et les ordres furent donnés de suite pour avoir une chaise et
+des chevaux.
+
+Mademoiselle de Manteul, craignant que mon courage ne
+s'évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père,
+toujours goutteux, ne la gênait point; elle fit dire qu'elle
+soupait en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu'au
+moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow,
+de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvait m'encourager
+dans mon entreprise et dissiper me frayeurs. Fiez-vous à moi,
+me dit-elle; demain matin je ferai demander Zastrow; je
+détournerai ses soupçons sur l'Angleterre; je le garderai
+longtemps; je l'entretiendrai si bien, que lors même qu'il
+vous saurait sur le route de Berlin, il sera trop tard pour
+vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l'avance lorsque je
+le laisserai sortir de chez moi.
+
+Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n'était plus le moment
+d'écouter ma frayeur; j'en avais trop fait pour ne pas
+achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir.
+J'embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma
+reconnaissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle,
+elle se livrait à la joie la plus vive de me voir, disait-elle,
+échappée à tant de dangers: je montai dans la chaise de
+poste.
+
+Seule? interrompit le comte. -- Avec cette femme que j'ai
+encore ici, cette Marianne qui avait servi mademoiselle de
+Manteul, et dont le mari me conduisait. -- Et Lindorf? reprit
+le comte; vous voilà partie, ou peu s'en faut, et je ne vois
+point de Lindorf. Jusqu'à présent, c'est mademoiselle de
+Manteul qui vous enlève. -- Aviez-vous donc pensé que c'était
+Lindorf? -- J'apprends avec plaisir que non...; mais je ne
+comprends pas... -- Un peu de patience, mon frère; ne me jugez
+pas une autre fois sur les apparences.
+
+Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne
+Marianne, escortée par son mari, qui courait à cheval, ne
+m'arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats
+aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour
+monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassurait de son mieux;
+mademoiselle de Manteul était son oracle. Elle me répétait à
+chaque instant: Il n'y a rien à redouter, car mademoiselle l'a
+dit. Sur cette assurance, je devins plus tranquille, et la
+première journée s'étant passée avoir rien vu qui pût
+m'effrayer, je crus n'avoir plus rien à craindre, ni plus de
+précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste
+pour changer de chevaux, j'avançai étourdiment la tête hors la
+portière. J'entends une voix que je crois reconnaître, qui
+crie: C'est elle, c'est bien elle! Arrêtez, postillon, sur
+votre tête, arrêtez! Et je vois M. de Zastrow à côté de la
+chaise avec l'air le plus menaçant.
+
+M. de Zastrow! s'écrièrent à la fois le comte et Caroline.
+
+Eh! oui, monsieur de Zastrow; vous croyez à l'enchantement,
+n'est-ce pas? Vous pensez qu'une méchante fée l'avait
+transporté dans les airs, puisqu'il se trouvait là sans que je
+l'eusse aperçu sur la route? En vérité, je le crus aussi au
+premier instant; mais, hélas! je compris bientôt que la
+méchante fée qui me nuisait était ma propre imprudence. Le
+billet que j'avais écrit à ma tante les ayant instruits de la
+route que je prenais, M. de Zastrow comprit qu'il perdait son
+temps à me chercher à Dresde. J'avais écrit, sans doute, au
+moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces,
+il lui serait facile de me rejoindre et de me ramener: il
+était donc parti de suite, c'est-à-dire deux ou trois heures
+avant moi. Je croyais être poursuivie; et c'est moi qui le
+poursuivais bride abattue, et qui l'atteignis malheureusement
+à cette poste où il attendait des chevaux. Cette chère
+demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en
+apprenant le matin qu'il était parti! quelles inquiétudes
+mortelles! comme elle aura tremblé pour moi! j'espère à
+présent qu'elle est rassurée.
+
+Oui, dit le comte en souriant, elle doit être fort tranquille.
+Mais achevez, de grâce; votre histoire devient presque un
+petit roman.
+
+Qu'appelez-vous un petit roman? Il y aurait assez d'événements
+pour en faire un de dix volumes: vous n'êtes pas au bout. J'en
+suis, je crois, à la terreur, à l'effroi, à la consternation à
+l'instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant; je me
+cache au fond de la chaise. Marianne se désole; crie au
+postillon d'avancer; Zastrow le lui défend, le menace; des
+gens s'assemblent autour de nous; le bruit et la foule
+augmentent: il faut cependant prendre un parti. Je veux parler
+à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur
+moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort
+à l'épouser, à retourner à Dresde avec lui: je lève les yeux;
+et qui vois-je à quatre pas de moi?...
+
+C'est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au
+roman, à tout ce qu'il y a de plus étonnant, de plus
+incroyable...... C'est Lindorf! oui, c'est Lindorf lui-même,
+que je croyais au fond de l'Angleterre, et qui est à côté de
+la chaise de poste, tout aussi frappé d'étonnement que moi-même.
+Nous nous écrions à la fois _Matilde! Lindorf!_ Je ne
+balance pas un instant; je crois que le ciel lui-même l'envoie
+à mon secours; et m'élançant hors de la chaise..... Achevez
+l'histoire, Lindorf, dit-elle tout à coup en s'interrompant et
+baissant les yeux; vous savez le reste mieux que moi; et, se
+penchant sur Caroline, elle lui dit à l'oreille: Il ne dira
+pas, je l'espère, que je me jetai dans ses bras, et que je
+l'entourai des miens en le serrant de toutes mes forces.
+
+Eh bien! mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le
+comte avec le ton de l'impatience; expliquez-moi, de grâce,
+par quel hasard tous vous trouviez là à point nommé sur la
+route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow.
+
+Je venais répondre moi-même à la charmante lettre que j'avais
+reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de
+Zastrow, elle fut l'effet du hasard: oui, le hasard, ou, si
+vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu
+près en même temps que lui. Je ne le connaissais point; je
+vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s'impatientait en
+attendant des chevaux, et paraissait en fureur de n'en pas
+trouver. Il s'informait en même temps si une jeune dame, qu'il
+tâchait de dépeindre, n'avait pas passé par là il y avait
+quelques heures. On lui disait que non: il jurait de nouveau,
+soutenait qu'elle devait être passée, et il envoyait le maître
+de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma
+chaise, il vint à moi: Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement
+rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite? --
+Non, monsieur, je vous assure que je n'ai rencontré aucune
+dame, rien qui ressemble à que vous dites. -- C'est bien
+inconcevable! dit-il en frappant du pied; ce billet serait-il
+une nouvelle ruse?..... Pardon, monsieur, reprit-il, de ma
+question, de l'agitation extrême où vous me voyez; on serait
+agité à moins: je cours après une femme que j'idolâtre, qui me
+promit sa main avant-hier, que je devais épouser aujourd'hui,
+et qui s'échappa hier au moment de signer. -- C'est d'autant
+plus malheureux, lui répondis-je, que vous n'êtes pas d'une
+tournure à faire fuir une femme.
+
+Mon compliment parut le flatter, et m'attira toute sa
+confiance. Il s'inclina; et, d'un ton suffisant qu'il voulait
+rendre modeste, il me répondit: Il est vrai, monsieur, que
+l'on ma dit cela quelquefois, et même que l'on me l'a prouvé;
+mais vous voyez cependant que les goûts sont différents; les
+femmes en ont quelquefois de si bizarres! peut-on répondre de
+leurs caprices? Imaginez que celle que je poursuis s'avise, à
+seize ans, de se piquer d'une fidélité romanesque pour un
+amant qui l'a quittée et qu'elle ne reverra jamais. Je ne le
+connais pas, mais je crois qu'on peut le valoir pour les
+agréments; et quant à la fortune et à la naissance, assurément
+je ne le cède à personne. -- Je le crois, monsieur; mais si
+votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage... --
+Aimé tant qu'il lui plaira; il est absent, il ne la verra
+plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par
+m'adorer.
+
+Cette conversation se passait devant la porte de la maison de
+poste; et, m'étonnant de la facilité avec laquelle cet homme
+indiscret et vain s'ouvrait à un inconnu, ainsi que de son
+manque de délicatesse, j'approuvais intérieurement celle qui
+le fuyait, lorsqu'une chaise, arrivant au grand galop du côté
+de Dresde, nous interrompit. Il parut n'avoir d'abord aucun
+soupçon, et la seule curiosité l'engageait à regarder. La
+chaise arrête, une femme avance la tête. Je ne fis alors que
+l'entretenir et ne la reconnus point, mais mon homme s'écrie à
+l'instant: C'est elle! Elle se rejette au fond de la chaise en
+criant à son tour: Mon Dieu! c'est lui! Une femme de chambre
+disait au postillon d'avancer; Zastrow, la canne levée,
+menaçait de l'assommer s'il faisait un pas de plus.
+
+Je balançai un instant sur ce que je devais faire. L'espèce de
+confidence de l'étranger semblait devoir me lier à ses
+intérêts, et j'en sentais un bien plus vif pour cette jeune
+infortunée qu'on mariait contre son gré. Je pouvais au moins
+être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer
+cette pauvre femme éperdue. Je m'approche de la chaise dans
+cette intention, bien éloigné d'imaginer à quel point j'étais
+intéressé à cette aventure, lorsque je m'entends nommer avec
+l'accent de la plus vive surprise. La portière s'ouvre, et
+Matilde elle-même, que je reconnus alors à l'instant,
+quoiqu'elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se
+précipite auprès de moi, et me prenant la main, elle me dit
+d'une voix entrecoupée par la terreur et par la joie: O cher
+Lindorf! Dieu lui-même vous envoie à mon secours; défendez
+votre Matilde; on veut vous l'enlever; mais elle ne sera, elle
+ne veut être qu'à vous.
+
+A peine avais-je pu lui répondre, que Zastrow, m'ayant entendu
+nommer, jette sa canne, tire son épée, et s'avance fièrement
+en disant: Monsieur de Lindorf? quelle trahison! Et
+s'adressant à Matilde: Mademoiselle, je vous prie de monter
+dans ma chaise de poste; j'ai des ordres positifs de votre
+tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que
+monsieur ait le droit de s'y opposer.
+
+C'est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je
+froidement en soutenant Matilde, que tant d'émotions l'une sur
+l'autre avaient privée de ses sens, et qui se laissait tomber
+sur moi sans connaissance.
+
+Je la soulevai, et l'emportai dans la maison du maître de
+poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la
+recommandant à plusieurs personnes que le bruit avait
+rassemblées, je ressortis de suite; et, l'épée à la main,
+comme M. de Zastrow, j'allai au-devant de lui. Il voulait
+absolument entrer; deux or trois hommes le retenaient de
+force. Dès que je parus, on le laissa libre, et je m'éloignai
+de quelques pas avec lui: nous entrâmes dans un petit jardin.
+
+Monsieur le baron, lui dis-je, vous m'avez accusé de trahison.
+Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi; mais
+je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le
+plus heureux, il est vrai, m'a seul conduit ici. En vous
+parlant, j'ignorais également et que vous fussiez mon rival et
+que Matilde eût pris la fuite. Si cette assurance vous suffit,
+et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue
+d'elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision,
+je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime;
+sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux
+dépens de ma vie.
+
+Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi
+avec tant d'impétuosité, que, n'étant point en garde, je ne
+pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle était
+légère, et ne fit qu'irriter ma fureur contre mon adversaire.
+Il se livrait avec si peu de ménagement, et lorsqu'il me vit
+blessé il se crut si sûr de la victoire, que j'eus peu de
+peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main; je mis
+légèrement le pied dessus. -- Vous voilà hors de combat, lui
+dis-je; je suis maître de votre vie; je suis blessé et vous ne
+l'êtes pas; mais malgré ce petit désavantage, je suis prêt à
+vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez à
+toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez de
+repartir pour Dresde à l'instant même sans la revoir.
+
+Il hésita; et je m'aperçus, au changement de sa physionomie,
+que mon procédé faisait impression sur lui. La fierté
+combattait encore, enfin l'honneur eut le dessus. Il me tendit
+la main: Rappelez-vous, me dit-il, qu'à ces deux conditions-là
+vous m'avez offert votre estime et votre amitié; je vous
+demande l'une et l'autre, et je cours les mériter en apaisant
+ma tante, en l'engageant à confirmer un bonheur qui vous est
+dû.... Oubliez le passé; faites ma paix avec Matilde; je ne
+prétends plus qu'à son amitié: aussi bien, ajouta-t-il en
+reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux
+dédains, et je ne sais pourquoi j'ai supporté les siens si
+longtemps.
+
+Je l'embrassai, en l'assurant que c'était la dernière cruelle
+qu'il trouverait; que pour lui résister il fallait avoir le
+coeur prévenu et nous nous séparâmes les meilleurs amis du
+monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de
+rentrer auprès de Matilde, dont j'étais très-inquiet;
+cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu'il
+lui déroba la connaissance d'une scène qui l'aurait
+mortellement effrayée. Elle commençait à reprendre ses sens,
+ne savait où elle était, et regardait autour d'elle avec
+étonnement lorsque j'entrai: alors sa charmante physionomie
+reprit ses grâces accoutumées. -- Cher Lindorf, me dit-elle, ce
+n'est donc point un songe? il est vrai que je vous ai
+retrouvé? A présent, nous ne nous quitterons plus.
+
+A peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde
+lui ferma la bouche. -- Paix donc, monsieur! je ne vois pas
+qu'il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon
+cher frère, ma chère soeur, ne croyez pas un mot de tout cela;
+peut-être que je le pensais, mais vraiment je n'avais garde de
+le dire; et quand je l'aurais dit, savais-je ce que je
+faisais? Une fuite, une rencontre, une reconnaissance, un
+combat, un évanouissement..., on serait troublée à moins, et
+il est bien permis d'extravaguer un peu dans les premiers
+moments; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je....
+Elle regardait Lindorf en souriant malicieusement. -- Eh bien?
+-- Eh bien! je dis encore de même, et la raison confirme
+aujourd'hui ce qui échappait hier à l'amour.
+
+Elle était si jolie en disant cela, toute cette petite figure
+avait tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment, crut
+l'aimer plus qu'il n'avait aimé de sa vie, et l'exprima avec
+un feu, une vivacité, qui ne pouvaient laisser aucun doute.
+Caroline était transportée de joie, elle embrassa le comte en
+lui disant: Avais-je tort quand je vous assurais qu'il
+l'aimerait à la folie?
+
+Le comte regardait Lindorf avec étonnement. Jusqu'alors, sans
+pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvait réuni à
+Matilde, il avait attribué à un effort de raison et d'amitié
+l'attachement qu'il lui témoignait; il se rappelait trop bien
+à quel excès il avait adoré Caroline, pour croire qu'en aussi
+peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet.
+Cependant Lindorf avait l'air de la sincérité en témoignant
+ses sentiments à Matilde; et Lindorf n'était pas faux. Le
+comte, d'ailleurs, était si fort accoutumé à lire dans son
+coeur, qu'aucun mouvement secret n'aurait pu lui échapper, et
+son coeur paraissait dicter ses expressions.
+
+Lindorf s'aperçut à son tour de ce qui se passait dans l'âme
+du comte, et s'approchant de lui, il lui dit à demi-voix:
+Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon
+histoire; vous aurez le clef de ce qui paraît vous surprendre:
+en attendant, croyez que votre ami n'a point appris l'art de
+feindre et qu'il sent tout ce qu'il exprime. Le comte lui
+serra la main, et pria Matilde d'achever ce qui lui restait à
+raconter: c'était peu de chose; mais on voulait tout savoir,
+et le moindre détail intéressait.
+
+Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de
+chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J'avais espéré
+pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec
+Zastrow; je lui dis simplement qu'il avait entendu raison, et
+qu'il était reparti pour Dresde en promettant d'apaiser sa
+tante. Elle en fut charmée; et tous les deux éprouvant une
+égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l'instant
+même.
+
+Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de
+mon coeur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut
+l'émotion la plus vive en voyant couler mon sang: il ne me fut
+plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés
+d'arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se
+trouva plus profonde que nous ne l'avions jugé d'abord; Varner
+me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai
+vainement mon aimable compagne de continuer sa route et de me
+laisser dans cette mauvaise auberge, elle ne voulut jamais y
+consentir.
+
+Vraiment, je n'avais garde, interrompit Matilde avec vivacité;
+je connaissais mieux mon devoir: a-t-on jamais vu qu'une
+héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en
+la défendant contre un félon ravisseur? Je crois même que,
+pour bien remplir mon rôle, c'est moi qui devais panser cette
+plaie en l'arrosant de mes larmes; j'attachai du moins
+l'écharpe avec assez de grâce: qu'en dites-vous, mon frère?
+mon attitude n'était-elle pas touchante? -- Vous ressembliez
+tout à fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du
+temps d'Amadis. -- Une des belles du fameux Galaor? reprit
+Matilde en jetant un petit coup d'oeil sur Lindorf.
+
+C'est donc à celle qui l'a fixé? dit-il en lui baisant la
+main. -- Galaor disait cela à toutes les belles qu'il
+rencontrait, et il les persuadait; mais je ne suis pas aussi
+crédule, et je vais mettre votre sincérité à l'épreuve. --
+Ordonnez. -- Une femme autrefois exigeait froidement de son
+amant de ne pas prononcer une seule parole pendant deux
+années, et il obéissait: l'heureux temps! Je suis sûre à
+présent que si j'ordonnais à mon chevalier blessé repos et
+silence seulement jusqu'à demain, je ne serais pas obéie? --
+Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en
+terre, et il y a quelque mérite à ma soumission; j'avais bien
+des choses à dire à mon ami. -- Et vous auriez passé la nuit
+entière à causer; et la fièvre, et la blessure?... Je réitère
+mes ordres absolus; repos et silence jusqu'à demain.
+
+On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvaient
+une égale impatience de s'entretenir en liberté; le comte
+surtout avait un double intérêt à pénétrer dans le coeur de
+Lindorf, à s'assurer qu'il était bien guéri de sa passion pour
+Caroline, et qu'il aimait assez Matilde pour faire son
+bonheur. Ils convinrent donc que, pour se dédommager du
+silence qu'on leur imposait, ils feraient route ensemble le
+lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseraient
+aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté
+avec plaisir par Caroline. Elle désirait autant que les deux
+amis qu'ils eussent une conversation particulière qui achevât
+de rassurer son époux sur ses sentiments passés, et qui apprît
+à Lindorf ceux qu'elle éprouvait actuellement.
+
+Matilde aurait préféré peut-être qu'on lui laissât soigner son
+chevalier blessé, mais elle n'osa le témoigner; et son frère
+ayant parlé d'envoyer son valet de chambre à Dresde avec des
+lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui
+écrire, ainsi qu'à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyait
+aussi ses gens et sa chaise.
+
+Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut
+celle à madame de Zastrow, l'approuva, y joignit quelques
+lignes, et regardant Matilde qui cachetait celle pour
+mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant: -- Exprimez-vous
+bien vivement votre reconnaissance à cette amie si zélée
+pour vos intérêts? -- Mais je l'exprime comme je la sens; et
+c'est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros
+d'amitié, mon frère, vous devez être enchanté d'en trouver un
+tel exemple, et chez une femme encore! -- Le comte continuait
+de sourire. -- Qu'est-ce que c'est que cet air ironique? Vous
+n'y croyez pas?.... Ma soeur, vous prendrez, j'espère, avec moi
+le parti de notre sexe. -- Nous ferons mieux, dit Caroline,
+nous lui prouverons que deux femmes peuvent s'aimer de bonne
+foi. -- Je ne leur fais pas le tort d'en douter, reprit le
+comte; je crois même qu'une amitié sincère, pure,
+désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu'on ne le
+pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et
+confiante, mais vous me permettrez de ne pas citer
+mademoiselle de Manteul comme un modèle d'une amitié pure et
+désintéressée. -- Comment? après tant de preuves de plus vif
+intérêt!... -- Chère Matilde! je suis fâchée de vous ôter cette
+heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien
+l'innocence de votre coeur; mais je doute très-fort que vous
+fussiez l'objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul
+prenait à votre situation. N'avez-vous jamais pensé que
+monsieur de Zastrow pouvait y avoir quelque part, et qu'elle a
+bien plus songé à éloigner une rivale qu'à servir une amie?
+toute sa conduite l'annonce, et j'en suite convaincu.
+
+Matilde était confondue; mille petites circonstances se
+retraçaient en foule à son esprit, et lui prouvaient que son
+frère avait raison; cependant elle ne crut pas devoir en
+convenir, et dit avec vivacité: -- En vérité, vous vous trompez
+tout à fait; elle déteste Zastrow; elle ne cessait de m'en
+dire du mal, de le tourner en ridicule. -- Adresse de plus pour
+augmenter votre répugnance: c'est précisément ce qui me fait
+dire qu'elle n'est pas une véritable amie. Si mademoiselle de
+Manteul, victime d'un sentiment involontaire pour M. de
+Zastrow, vous eût ouvert son coeur et rendu confiance pour
+confiance; si vous eussiez concerté ensemble les moyens
+d'éviter un mariage qui vous rendait toutes les deux
+malheureuses, je croirais à son amitié et ne la blâmerais en
+rien; mais je déteste la ruse à cet âge, et sa conduite est
+une ruse continuelle. Elle n'a pensé qu'à elle seule en vous
+faisant faire une démarche imprudente, que l'événement
+justifie, mais qui pouvait vous perdre.
+
+Lindorf prit la parole. -- Vous êtes bien sévère, mon cher
+comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul,
+elle m'a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la
+justifier. Je ne vois dans tout cela qu'une adresse bien
+pardonnable à l'amour; d'ailleurs en travaillant pour elle-même,
+elle sauvait aussi son amie d'un malheur inévitable. --
+Oui sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant
+soutenue; car enfin, un jour de plus, et j'étais forcée
+d'épouser cet odieux Zastrow. -- Et ne voyez-vous pas, ma chère
+amie, que j'étais en chemin? Un jour de plus, et vous étiez
+délivrée de la tyrannie, sans un éclat qui nuit toujours à la
+réputation d'une jeune personne, et sans vous brouiller avec
+une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère
+Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d'avoir
+pu croire un seul instant que je vous abandonnais, et de vous
+être confiée aveuglément à une jeune imprudente: d'ailleurs
+c'est elle qui vous a conduite et entraînée. -- Ah! mon frère,
+s'écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras,
+pardonnez-nous à l'un et à l'autre. Si vous saviez combien je
+me reproche de vous avoir parlé d'elle, de vous en avoir donné
+mauvaise opinion! J'étais si loin de penser, que je croyais de
+bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle.
+
+Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa
+sévérité. Caroline serrait Matilde contre son coeur, essuyait
+ses larmes, en versait avec elle. -- Ah! puis-je en vouloir à
+mademoiselle de Manteul, s'écria le comte attendri à l'excès,
+puisque c'est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout
+ce que j'aime? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout
+mon coeur qu'elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler
+à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t'ai
+affligée, si j'ai détruit ta douce illusion. J'ai cru te
+devoir cette petite leçon; c'est la dernière que je ferai, et
+dès ce moment, je remets à Lindorf le soin de ta conduite et
+de ton bonheur. Vous savez si je l'ai désirée cette union qui
+comble tous mes voeux! O ma Caroline, ma soeur, mon ami! mon
+coeur peut à peine suffire à tous les sentiments que vous
+inspirez au plus heureux des hommes.
+
+Matilde le remercia mille fois de l'avoir éclairée sur son
+imprudence, qu'elle avait peine à se reprocher, disait-elle,
+puisqu'elle avait avancé l'instant de leur réunion. Elle
+voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques
+plaisanteries sur M. de Zastrow, seulement pour lui prouver
+qu'on l'avait devinée.
+
+Le comte ne s'était point trompé dans l'idée qu'il avait prise
+d'elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul
+n'avait eu d'autre motif qu'un goût très-vif pour le jeune
+baron de Zastrow. Il lui avait rendu quelques soins avant ses
+voyages, elle s'était même flattée de l'épouser à son retour.
+L'arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille,
+l'attachement que M. de Zastrow prit pour l'aimable épouse
+qu'on lui destinait, tout anéantissait ses espérances, lorsque
+la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s'était
+liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir M.
+de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentiments, de
+pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s'il était
+possible, pour quelque autre objet. Elle avait espéré que ce
+serait pour son frère, et c'est dans ce but qu'elle lui montra
+sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu'elle apprit que cet
+objet existait déjà, et que sa jeune rivale était décidée à la
+plus ferme résistance. Il lui importait trop qu'elle y
+persistât, pour ne pas l'encourager vivement; mais cela ne
+suffisait pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à
+son but était d'éloigner Matilde de Dresde, et de l'engager à
+quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le
+mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow
+et à son neveu qu'en effrayant Matilde on obtiendrait son
+consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi,
+et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de
+fuit de ses intrigues: M. de Zastrow reconnut dans la chaise
+de poste l'ancienne femme de chambre de mademoiselle de
+Manteul, et, convaincu qu'elle avait favorisé la fuite de
+Matilde, indigné du rôle perfide qu'elle avait joué, il eut
+peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étaient une suite
+de l'amour qu'elle avait pour lui, et quand l'amour-propre des
+hommes est flatté, ils sont toujours indulgents.
+
+Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de
+Lindorf allait à merveille: le bonheur est un baume si
+salutaire! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et
+Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l'autre.
+Laissons les aimables belles-soeurs se parler des objets de
+leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans
+délicieux pour l'avenir, et se lier d'une amitié qui durera
+toute leur vie; laissons-les regarder souvent aux deux
+portières de la chaise de poste qui les suit, et désirer
+d'arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis partageaient
+leur impatience; mais les hommes sentent moins vivement ces
+petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles.
+Peut-être sont-ils, dans les grandes occasions, plus ardents,
+plus passionnés, plus capables de tout pour l'objet de leur
+amour; mais toutes les preuves journalières, tous les
+sentiments, toutes les nuances d'une passion vive, délicate et
+soutenue, n'appartiennent qu'aux femmes. Non-seulement les
+hommes n'en sont pas susceptibles, il en est peu même qui
+sachent les apprécier. Ceux-ci d'ailleurs avaient tant de
+choses à se dire! et cependant la chaise roulait depuis
+longtemps, et le plus profond silence y régnait encore....
+Lindorf ne savait par où commencer tout ce qu'il avait à
+l'époux de Caroline et le comte craignait que la moindre
+question n'eût l'air du doute ou du reproche: ce fut lui
+cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami
+tout ce qu'il avait éprouvé à la lecture du cahier qu'il avait
+remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il,
+le bonheur de ma soeur à l'ami auquel je dois tout le mien,
+à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de
+l'univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais
+chercher à lui en inspirer pour un autre... O mon cher
+Lindorf! si je vous dois le coeur de Caroline et le bonheur de
+Matilde, pourrai-je jamais m'acquitter envers vous?... Mais
+expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentiments, je
+ne puis la comprendre. Ceux que vous témoignez à ma soeur ne
+sont-ils pas un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse?
+Ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même? Est-il
+bien vrai que Caroline...
+
+Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferais
+des serments si je ne savais pas que la parole de votre ami
+vous suffit; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu'il
+est digne d'être votre frère, et qu'il n'exprime que ce qu'il
+sent. J'aime votre Caroline sans doute, mais comme j'aime son
+époux, d'une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable;
+et j'aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse
+actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois;
+apprenez donc tout ce qui s'est passé dans mon coeur depuis
+notre séparation. Vous lirez dans ce coeur que vous avez formé.
+et j'ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se
+prépara à l'écouter avec la plus grande attention, et Lindorf
+commença.
+
+"Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes
+instruit de l'époque et des détails de ma connaissance avec
+Caroline, et des sentiments qu'elle m'inspira. Je ne
+chercherai point à les justifier, vous savez s'il était
+possible de la voir avec indifférence; j'atteste le ciel que,
+malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si
+j'avais eu le moindre soupçon des liens qui vous unissaient.
+Mais tout concourait à me laisser dans l'erreur; votre
+silence, l'âge de Caroline à peine sortie de l'enfance, le nom
+qu'elle portait, la bonne chanoinesse qui me témoignait
+ouvertement le plus vif désir de m'unir à son élève; tout
+enfin m'assurait qu'elle était libre, et qu'en osant
+l'adorer.... O mon ami! pourquoi votre fatale discrétion?....
+Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir,
+j'offensais l'ami généreux pour qui j'aurais sacrifié ma vie.
+Il a lu l'expression de ma douleur, de mes remords, de la
+résolution que je pris, à l'instant où je découvris mon crime,
+de m'éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque
+sorte, ce crime involontaire, en faisant connaître à Caroline
+l'époux qu'elle fuyait; je savais que son âme était faite pour
+sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui
+méritait seul un bien si précieux.
+
+-- Ah! c'est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si
+flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit
+le comte avec feu. Cher Lindorf! c'est à toi seul que je dois
+le coeur de ma Caroline, et tout le bonheur de ma vie; sans
+toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours
+ignoré peut-être que je pouvais faire le sien. Mais achève,
+cher ami; il me tarde d'être convaincu que tu sera heureux
+comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui
+dicta ton écrit et t'éloigna de Rindaw.
+
+J'en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline
+que lorsque je serais digne d'elle et de vous, et que j'aurais
+surmonté ma fatale passion; j'étais loin de prévoir que cet
+heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique
+château de Ronnebourg augmentait mon amour et ma mélancolie.
+Mon imagination me transportait sans cesse dans le pavillon de
+Rindaw, je croyais voir Caroline, je croyais l'entendre; et
+quand cette douce illusion se dissipait, mon désespoir et mes
+remords devenaient plus déchirants. Votre arrivée et le récit
+que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline,
+votre bonheur dépendait d'être aimé d'elle: dès cet instant,
+je renouvelai le voeu de faire tous mes efforts pour surmonter
+ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et
+surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale
+rivalité. Oui, je l'aurais tenu ce voeu qui devenait chaque
+jour plus sacré, jamais le nom de Caroline ne serait sorti de
+ma bouche, si son apparition subite à Ronnebourg, cette
+apparition que je ne puis comprendre encore, n'eût égaré ma
+raison.
+
+Dispensez-moi de vous peindre ce que j'éprouvai dans cet
+affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret
+de mon coeur; où je vous appris que cet ami comblé de vos
+bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osait être votre
+rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même et de
+suivre celle que je croyais déjà privée de la vie; mais elle
+fit quelques mouvements; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues
+se colorer; elle vous était rendue, je ne voulus point
+troubler votre bonheur par l'affreux spectacle de la mort de
+votre ami. Je passai dans ma chambre; je vous écrivis une
+lettre, que vous avez trouvée sur mon bureau; et, montant à
+cheval, je m'éloignai rapidement sans savoir où j'allais, et
+sans penser à prendre aucun domestique avec moi.
+
+La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée,
+où mon cheval me conduisit. Le soir, arrêté dans une mauvaise
+auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées; je
+résolus de suivre mon premier projet, qui était de passer en
+Angleterre. J'avais écrit en cour pour en demander la
+permission, et je l'avais obtenue. Mon valet de chambre et mes
+équipages pouvaient me rejoindre; rien ne devait m'arrêter, et
+je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulais
+m'embarquer. Je courus la poste jour et nuit: ce mouvement
+continuel convenait à l'agitation de mon âme, et le repos
+m'eût été insupportable. J'aurais voulu trouver, en arrivant à
+Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m'embarquer en sortant
+de ma chaise ce poste: heureusement il n'y en avait pas.
+Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d'une fièvre
+ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l'hôte fit
+appeler, me fit saigner si abondamment, qu'une faiblesse
+excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé
+d'attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces,
+j'écrivis à mon valet de chambre de venir m'y joindre.
+
+Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j'avais éprouvé,
+et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma
+la violence de mes transports, et m'obligea, malgré moi peut-être,
+à suivre le plan que je m'étais prescrit dès que je sus
+que vous étiez l'époux de Caroline. Je puis vous l'avouer à
+présent que je rougis de ma faiblesse et que je l'ai
+surmontée; mais plus de vingt fois sur la route je fus tenté
+de retourner à Ronnebourg et de vous demander Caroline ou la
+mort. Si j'eusse été forcé de m'arrêter à Hambourg sans y
+tomber malade, peut-être aurais-je succombé, et je me serais à
+jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma
+fièvre, et surtout l'abattement de ma convalescence, me firent
+voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le
+physique eût influé sur le moral, soit que ce fût le fruit des
+réflexions que je ne cessais de faire, ou que mon amitié pour
+vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de
+l'amour, il est certain que ma passion s'affaiblissait chaque
+jour, ou plutôt ma raison se fortifiait. J'adorais toujours
+Caroline, mais comme on adore la Divinité, sans oser même
+imaginer de la revoir jamais. Je frémissais d'en avoir eu
+l'idée; et, loin de conserver le désir de me rapprocher
+d'elle, j'éprouvais celui de m'éloigner davantage, et
+j'attendais Varner avec impatience.
+
+J'étais dans ces dispositions lorsque le jeune baron de
+Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge
+que moi. L'hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui
+exagéra le danger où j'avais été, les soins qu'il avait pris
+de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l'envie de me
+voir. Il se fit annoncer chez moi; je connaissais de
+réputation cette famille saxonne, je le reçus avec plaisir.
+Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne
+démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même
+impression. Au bout de quelques heures, nous fûmes ensemble
+comme d'anciennes connaissances. Il allait aussi en
+Angleterre; mais il ne pouvait s'arrêter plus de trois jours à
+Hambourg. Apprenant que je voulais aussi passer la mer, il me
+sollicita vivement de m'embarquer avec lui. Ma santé, qui se
+fortifiait chaque jour, me permettait de partir, et je
+consentis avec plaisir à cet arrangement, qui me procurait une
+compagnie agréable.
+
+Je laissai à l'hôte un billet pour mon valet de chambre, et
+deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et
+moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse
+rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en
+arrivant à Londres, et de prendre un logement commun.
+
+Ce jeune homme me convenait d'autant plus, qu'il était presque
+aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l'unisson:
+il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée, nous
+étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées et
+gardant, tous les deux, le plus profond silence; Manteul le
+rompit enfin: Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous
+une nouvelle conformité; convenez, mon cher Lindorf, que votre
+coeur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu'un
+dans votre patrie? Je rougis; mais, détournant la question sur
+lui-même, je lui dis en riant qu'il venait de me faire un
+aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous
+connaissiez l'objet de mes regrets, vous en comprendriez la
+vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyais ne fuir que
+le danger d'aimer la plus charmante personne de l'univers;
+depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal était fait
+et que je suis parti trop tard. -- J'avouai que mon coeur
+n'était pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de
+plus; je cherchai même à détourner la conversation, et je me
+contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de
+l'amour.
+
+Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à
+Londres. L'aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée,
+eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je
+désirais sincèrement d'en guérir, je me livrai de moi-même à
+toutes les distractions qui se présentaient, et je m'en
+trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même
+une partie de la gaieté qui m'était naturelle; cependant
+Caroline occupait toujours mon coeur et ma pensée. Dans mes
+moments de solitude, je ne songeais qu'à elle; mais comme je
+redoutais ce dangereux souvenir, je travaillais sans cesse à
+l'écarter, et j'étais seul le moins qu'il m'était possible.
+Manteul me quittait rarement, s'attachait à moi tous les jours
+davantage, et redoutait à l'avance le moment de nous séparer.
+A son arrivée à Londres, il avait trouvé chez son banquier des
+lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand
+plaisir.
+
+Il serait possible, me dit-il alors, que son retour dans sa
+patrie fût plus prochain qu'il ne l'avait pensé; mais
+l'événement qui le rappellerait serait si heureux pour lui,
+qu'il ne regretterait que moi. Il m'était aisé de voir qu'il
+aurait voulu m'ouvrir entièrement son coeur, mais peut-être
+alors eût-il exigé la réciprocité, et j'étais décidé à ne
+confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne
+jamais prononcer le nom de Caroline. J'évitai donc, sans
+affectation, de lui demander celui de l'objet de son
+attachement, ou de lui faire aucune question que pût amener
+une confidence.
+
+Nous avions été présentés par M. de J***, notre envoyé à la
+cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour, nous
+étions à un dîner d'hommes, chez milord Salisbury. Au dessert,
+il fut question de porter des toasts. Vous connaissez sans
+doute cet usage anglais, qui consiste à boire à la ronde à la
+santé de la femme qui nous intéresse le plus? Lorsque ce fut
+mon tour, mon coeur disait _Caroline_, et ma bouche faillit à
+prononcer ce nom; je me retins cependant, et je priai qu'on me
+dispensât de nommer celle dont je portais la santé. On me
+plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l'on but à la ronde
+la santé de la _belle inconnue_.
+
+Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en
+prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de
+l'aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que
+je crus avoir mal entendu; mais il fut répété plusieurs fois,
+et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même,
+cette Matilde dont j'avais été si tendrement aimé et que
+j'avais si cruellement offensée.
+
+Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi
+qui, l'instant auparavant, n'aurais pas cru possible qu'un
+autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre
+impression.
+
+Manteul était trop loin de moi pour lui parler, pour lui
+demander si cette Matilde était bien celle qu'il aimait; mais
+pouvais-je en douter? Sa physionomie s'était animée en
+prononçant son nom, en l'entendant répéter. Je le regardai, et
+je le trouvai mieux encore qu'à l'ordinaire; il me parut fait
+pour être aimé, et sans doute il l'était de Matilde. Ces
+lettres qui l'ont rendu si content étaient sans doute de
+Matilde; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre
+si heureux, est sans doute ordonné par Matilde; sans doute il
+doit recevoir sa main; il a déjà son coeur. Toutes ces idées
+m'occupèrent, et cependant le reste du dîner et pendant le
+spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J'aurais voulu
+pouvoir parler en particulier à Manteul, pénétrer dans son
+coeur; je me reprochais d'avoir évité ses confidences; je
+craignais d'avoir manqué le moment; enfin j'étais agité au
+point que, ne pouvant rester plus longtemps au spectacle, que
+je ne regardais ni n'écoutais, je pris le parti de le quitter
+et de rentrer chez moi, où j'attendis Manteul avec une
+impatience dont je ne pouvais me rendre raison à moi-même.
+
+Il ne tarda pas à rentrer; ma prompte sortie du spectacle
+l'avait alarmé. A peine lui donnai-je le temps de me le dire;
+je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein
+dont il avait porté la santé, soeur de comte de Walstein,
+ambassadeur en Russie, était celle qu'il aimait? -- Oui sans
+doute, me répondit-il avec feu; c'est elle-même, c'est votre
+charmante compatriote: est-ce que vous la connaissez? Elle
+était bien jeune lorsqu'elle quitta Berlin. -- Je connais
+beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question.
+Le comte de Walstein est pour moi plus qu'un ami; il est mon
+père, mon bienfaiteur, ce que j'ai de plus cher au monde. -- O
+mon cher Lindorf! me dit Manteul en m'embrassant avec
+transport, s'il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le
+frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur.
+Elle m'a souvent protesté que ce frère aurait seul le droit de
+disposer d'elle. Vous lui parlerez pour moi; vous le
+préviendrez en ma faveur; dites-moi que vous le ferez. -- N'en
+doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans
+cette union, j'userai de tout le pouvoir que l'amitié me donne
+sur le comte pour l'engager à la former. Mais je croyais
+Matilde engagée avec le baron de Zastrow. -- Ah! c'est ce cruel
+engagement, ou plutôt ce projet de mariage, qui peut seul me
+décider à m'éloigner de Dresde. J'étais ami de Zastrow; je ne
+voulais pas devenir son rival; j'ignorais alors la répugnance
+extrême que Matilde avait pour lui. Une lettre de ma soeur, que
+je trouvai en arrivant ici, me l'apprend et me donne les
+espérances les plus flatteuses. -- Quoi! vous n'en aviez aucune
+jusqu'à cette lettre? -- Aucune, absolument. Matilde ne m'a
+jamais témoigné que de l'estime, et cette simple amitié que je
+croyais une suite de celle qu'elle a pour ma soeur. Elle ne
+paraissait pas même s'apercevoir de la préférence que je lui
+donnais sur toutes les femmes; et, je crois déjà vous l'avoir
+dit, avant de m'éloigner d'elle, j'ignorais moi-même la force
+de mes sentiments. La lettre de ma soeur, en me faisant
+entrevoir la possibilité d'être heureux, m'a fait sentir
+combien j'aimais sa charmante amie.
+
+Je brûlais de la voir cette lettre, et mon envie fut
+satisfaite: il la tira de son portefeuille, et me la donna. --
+Lisez, mon ami, me dit-il; voyez si je n'ai pas lieu de me
+flatter d'être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion
+excessive.
+
+"Mademoiselle de Manteul blâmait son frère d'être parti, de
+n'avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à
+la jeune comtesse. M. de Zastrow n'aurait point dû l'arrêter;
+il était détesté, et jamais ce mariage n'aurait lieu: tout qui
+prouvait, au contraire, que Manteul était aimé. Elle avait
+déjà remarqué bien ces choses avant son départ, à présent elle
+n'en doutait plus. Matilde avait témoigné le chagrin le plus
+vif en apprenant qu'il allai voyager, au point même d'en
+verser des larmes. Elle avait perdu sa gaieté; et ce qui
+m'assure, disait-elle, que votre absence seule cause sa
+tristesse, c'est qu'elle semble redoubler quand on parle de
+l'Angleterre. Elle disait hier, avec un charmant petit dépit:
+Ah! cette Angleterre, je ne sais pourquoi tous les hommes ont
+la passion d'y courir. Je crois, mon frère, que voilà d'assez
+bons symptômes. Si vous en voulez une preuve plus convaincante
+encore, c'est qu'elle m'a priée de lui montrer les lettres que
+vous m'écririez. Profitez de cet avis; il est temps encore,
+peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite en vous
+éloignant de Dresde. Ecrivez-moi tout de suite une lettre qui
+n'ait pas l'air d'une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos
+sentiments pour ma jeune amie; chargez-moi de pénétrer les
+siens; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu'à
+la moindre lueur d'espérance vous êtes prêt à revenir. Elle
+lira cette lettre; elle la lira devant moi; je verrai
+l'impression qu'elle fera sur elle, et certainement le secret
+de son coeur n'échappera pas à ma pénétration. J'espère, dans
+ma première, vous apprendre quelque chose de plus certain, et
+hâter votre retour, etc."
+
+Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde
+aimait le frère de son amie. J'éprouvais, malgré moi, le
+sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que
+je ne pouvais définir, et que je m'efforçais de cacher. Je lui
+rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses
+qu'elle lui donnait.
+
+J'ai écrit à ma soeur, me dit-il, conformément à ce qu'elle me
+prescrivait, et j'attends sa réponse avec la plus vive
+impatience. Si, comme elle le pense, elle m'est favorable; si
+Matilde accepte mes voeux; si elle me permet de prétendre à son
+coeur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me
+servir auprès du comte: vous devoir mon bonheur est un moyen
+de l'augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais
+non pas sans éprouver quelque chose qui ressemblait assez à la
+jalousie. Le portrait qu'il me fit de votre charmante soeur y
+mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l'avais vue souvent
+avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non,
+me disait-il, non, vous ne la connaissez pas. Lorsque Matilde
+quitta Berlin, à peine sortait-elle de l'enfance, et vous ne
+pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là,
+à quel point elle s'est formée, développée. Il est possible
+d'être plus belle que Matilde; il ne l'est pas de réunir plus
+de grâces et en même temps plus de noblesse, d'avoir un
+ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers,
+mais chacun d'eux a une expression qui lui est propre; sa
+physionomie varie à chaque instant; elle est le miroir du coeur
+le plus excellent et de l'esprit le plus aimable. Tantôt gaie,
+badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le
+plaisir à tout ce qui l'entoure; dans d'autres moments, douce,
+sensible, caressante, elle attendrirait l'âme la plus froide:
+voilà celle que je voyais tous les jours. Ai-je pu résister à
+tant de charmes? et jugez de mon bonheur si je puis les
+posséder.
+
+Ah! sans doute j'en pouvais juger par mes regrets de l'avoir
+négligé ce bonheur lorsqu'il m'était offert. Quoi! j'avais été
+aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravait
+dans mon âme; il n'avait tenu qu'à moi, qu'à moi seul de
+m'unir à elle! Mais l'avais-je mérité ce bien dont je
+connaissais trop tard tout le prix? N'a-t-elle pas dû
+l'oublier cet homme qui n'a payé ses sentiments que de la plus
+noire ingratitude, qui l'a négligée, abandonnée; qui, livré
+tout entier à une autre passion, a repoussé durement le coeur
+qui se donnait à lui, et l'a forcé de chercher un autre objet
+d'attachement?
+
+Ces idées, qui se succédaient dans mon imagination comme des
+éclairs, me donnaient un air sombre et préoccupé, dont Manteul
+dut être surpris; mais le sujet de la conversation
+l'intéressait trop pour qu'il s'aperçût de rien. Il aurait
+voulu me parler plus longtemps de sa chère Matilde et de ses
+espérances; mais il ne m'était plus possible de l'entendre de
+sang-froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa.
+
+Il me tardait d'être seul, de chercher à démêler ce qui se
+passait en moi, pourquoi j'éprouvais cette agitation
+singulière pour un événement que j'aurais dû prévoir et
+désirer. Puisque je n'aimais pas Matilde, puisque j'avais
+renoncé à son coeur, à sa main, aux droits que j'avais sur
+elle, ne devais-je pas être charmé qu'un autre lui rendît plus
+de justice et réparât tous mes torts? Ah! je l'étais si peu,
+qu'il me paraissait que Manteul m'enlevait un bien qui
+m'appartenait, et que j'avais l'inconséquence, l'injustice
+d'accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une
+inconstance dont j'étais moi-même si coupable.
+
+Je me rappelais toute les circonstances de notre liaison, ces
+promesses si tendres, si naïve, si souvent répétées dans ses
+lettres de n'aimer jamais que moi, et je disais: Toutes les
+femmes sont légères; comme si je n'avais pas été la preuve que
+les hommes n'ont pas trop le droit de se plaindre d'elles!
+
+Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette
+fatalité qui me rendait pour la seconde fois le rival d'un
+ami; mais je n'osais convenir avec moi-même que j'étais son
+rival, et je me promis, s'il était aimé, comme tout m'en
+assurait, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de
+l'amitié. Je lui en renouvelai l'assurance, et nous attendîmes
+avec une égale impatience la réponse de sa soeur, qui devait
+contenir l'arrêt de son sort. Il me paraissait quelquefois
+qu'elle serait aussi l'arrêt du mien. -- Et Caroline est donc
+entièrement oubliée? Est-elle effacée de ce coeur où elle a
+régné avec tant d'empire? -- Non, mon ami; Caroline est
+présente à mon coeur, à ma pensée, plus que je ne le voudrais;
+mais j'écarte autant qu'il m'est possible ce dangereux
+souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de
+Walstein qu'à Caroline de Lichtfield; mon imagination n'erre
+plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois
+Caroline occupant à Berlin l'hôtel du meilleur des hommes, du
+plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur: je sens
+que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se
+lie, s'identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans
+mon coeur: déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque
+également; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans
+cesse, me donne une émotion plus vive, et d'une nature que je
+connais trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher
+ami, ma guérison bien avancée; vous allez savoir ce qui va
+l'achever.
+
+Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre,
+d'en parcourir les différentes provinces; mais croyant y
+passer l'hiver, nous avions remis ce voyage au printemps
+prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les
+lettres de sa soeur le rappelaient à Dresde, me pria de ne pas
+le différer, et de voir au moins les endroits les plus
+intéressants. Depuis ces confidences, j'éprouvais un malaise
+et une agitation intérieurs qui ne me permettaient pas de
+rester en place. Je pensai qu'un voyage me ferait du bien, et
+je consentis à ce que mon ami désirait. Nous partîmes donc;
+nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté
+de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différents lieux
+pouvaient offrir de curieux et d'intéressant.
+
+Ce n'est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des
+détails sur un pays où la paix et la liberté, entretiennent
+l'abondance, où les campagnes, cultivées par de riches
+fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des
+guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la
+suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de
+donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou
+petites villes principales des provinces, sont extrêmement
+peuplés, et tout le monde a l'air à son aise et heureux. La
+noblesse anglaise passe une partie de l'année dans ses terres,
+et contribue à l'aisance de ses vassaux. Ces belles demeures
+sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de
+la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l'on veut
+avoir une idée de la belle nature et des agréments que peut
+offrir le séjour de la campagne, c'est en Angleterre qu'il
+faut aller. -- Vous augmentez mon désir de connaître ce pays,
+dit le comte; je veux y mener ma chère Caroline: en attendant,
+j'aurais bien des choses à vous demander. -- Je ne serai peut-être
+pas en état d'y répondre, reprit Lindorf; nous avons
+voyagé trop rapidement, et nous avions l'esprit et le coeur
+trop occupés pour remarquer tout ce qui méritait de l'être. Je
+ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper
+tout étranger qui voit l'Angleterre pour la première fois.
+
+L'impatience d'avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger
+notre tournée et reprendre le chemin de Londres, où nous
+espérions en trouver. J'étais certainement plus agité que
+Manteul; il se livrait aux plus douces espérances, et ne
+doutait presque plus de son bonheur. Je n'en doutais pas plus
+que lui; mais, loin de le partager, je l'enviais. Plus il
+était content, plus mon dépit secret et ma tristesse
+redoublaient.
+
+Je lui parlais cependant à tout moment de Matilde; je me
+faisais répéter jusqu'aux moindres circonstances de sa vie;
+j'étais aussi inépuisable en questions sur elle que Manteul
+dans ses réponses: nous n'avions plus d'autre sujet de
+conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes
+regrets, je dirai presque mon amour, prenaient de nouvelles
+forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettres de sa
+soeur; mais deux jours après notre arrivée, je venais de me
+lever, et j'allais passer chez lui lorsque son laquais me
+remit de sa part un paquet cacheté dans une enveloppe à mon
+adresse. Surpris de cet envoi au moment où nous devions
+déjeuner ensemble, j'allais entrer chez lui avant même de
+l'ouvrir; mais on me dit qu'il venait de sortir, et qu'il ne
+reviendrait que pour le dîner. Mon étonnement augmenta;
+j'ouvris le paquet, non sans quelque émotion: elle devint plus
+forte encore lorsque je vis qu'il renfermait une lettre
+ouverte, avec le timbre de Dresde et qui paraissait en
+contenir une autre, adressée à Manteul. C'était sans doute la
+réponse de sa soeur et une lettre de Matilde; mais pourquoi ne
+pas me l'apporter lui-même? Malgré mon impatience de lire, je
+commençai par quelques lignes que Manteul avait écrites dans
+l'enveloppe. La voici, dit Lindorf en prenant des papiers dans
+son portefeuille; jugez quelle dut être ma surprise.
+
+"J'ignore si c'est au meilleur des amis, ou bien au plus
+dissimulé des hommes, que j'envoie les lettres que je viens de
+recevoir. M'en rapporter absolument à lui sur l'opinion que je
+dois avoir de lui-même, c'est lui prouver ce que je cherche à
+croire, malgré toutes les apparences.. Quoi! Lindorf, vous
+êtes l'amant de Matilde! vous êtes son amant aimé, l'époux de
+son choix, nommé par son frère, accepté par son coeur, celui
+_auquel elle sacrifierait sans balancer les hommages de
+l'univers;_ et c'est d'elle que je l'apprends! O Lindorf? quel
+pouvoir être le motif de cet inconcevable mystère? Je ne puis
+vous croire coupable d'une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne
+le crois pas; mais j'ai droit d'exiger de vous de la confiance
+et de la sincérité..... Je m'y perds, et j'avoue que j'ai
+craint de vous voir dans le premier moment... Envoyez-moi
+votre réponse au café d'Orange. Rien ne doit plus vous
+empêcher d'être sincère: puisque vous êtes aimé, vous n'avez
+plus de rival.
+
+"CH. DE M."
+
+Non, mon ami, tout ce que j'éprouvai dans cet instant ne peut
+se décrire. Quoi! j'étais encore aimé de cette charmante et
+constante Matilde! Quoi! c'était pour moi, pour cet ingrat qui
+l'offensait, qu'elle refusait les hommages de Zastrow, de
+Manteul, qu'elle refuserait _ceux de l'univers!_ Cette phrase,
+soulignée dans le billet de Manteul, était sans doute dans la
+lettre que j'allais lire. Je déployai celle de sa soeur; elle
+en renfermait une à mon adresse, dont l'écriture m'était bien
+connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes
+lèvres; j'allais l'ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand
+une réflexion cruelle vint le troubler et m'arrêter. C'était
+aux dépens d'un ami que j'allais être heureux, et cet ami
+était dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir
+cette idée: vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre
+tout ce que j'éprouvai, même par les souvenirs qu'elle me
+retraça. C'était la seconde fois que l'amour et l'amitié
+étaient en opposition dans mon coeur: l'amitié devait toujours
+l'emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de
+m'être justifié auprès de Manteul, avant d'avoir, pour ainsi
+dire, son aveu.
+
+Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d'aller le
+chercher. J'allai d'abord au café qu'il m'indiquait, il n'y
+était pas encore. J'aurais dû l'attendre; mais l'attente dans
+ce moment-là n'était pas supportable, et je préférai le
+chercher ailleurs. J'aimais mieux lui parler que lui écrire:
+une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma
+conduite n'allait pas à mon impatience; cependant, comme nous
+pouvions nous croiser pendant que je le chercherais, je pris
+le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui
+disais seulement: "qu'il me rendait justice en me croyant
+incapable d'une perfide; que j'avais, il est vrai, bien des
+torts à me reprocher, mais non vis-à-vis de lui, et que
+Matilde seule était en droit de se plaindre. Je le priais de
+m'attendre à ce même café, et je lui promettais toutes les
+explications qu'il pourrait désirer; je l'assurai que je
+n'aurais pas un instant de repos qu'il ne m'eût entendu. Je
+n'ai pas lu, lui disais-je, ni ne lirai un seul mot des
+lettres que vous m'avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je
+crois vous prouver par là le prix que j'attache à votre estime
+et à votre amitié."
+
+
+Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma
+recherche. J'allai à l'hôtel de Prusse, au Parc, chez nos
+connaissances; je le manquai partout, et je revins au café.
+J'appris avec chagrin qu'il venait d'en sortir, et qu'il avait
+à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le
+voici:
+
+
+"J'aurai voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous
+revoir; mais cela ne m'est pas possible. Lord Cavendish vient
+de me proposer de l'accompagner aux courses de Newmarket; il
+part à l'heure même, et me laisse à peine le temps de vous
+adresser un mot. Vous savez combien je désirais de les voir
+ces fameuses courses; j'accepte donc l'offre de lord Cavendish
+avec d'autant plus de plaisir, que j'ai besoin de distraction
+en ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement
+à me chercher, même avant d'avoir lu vos lettres, m'apprennent
+tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami,
+et si vous n'êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne
+méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvait altérer
+mon estime et mon amitié ce serait de vous retrouver à
+Londres, ou d'apprendre après-demain que vous y êtes encore.
+Adieu, mon cher Lindorf; soyez heureux autant que vous pouvez
+et devez l'être avec la plus aimable des femmes. Je vais en
+chercher une qui lui ressemble et dont le coeur ne soit pas
+engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l'effet
+que j'en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi
+des vôtres, et ces détails que vous m'avez promis, non
+point à titre d'explication, je n'en ai plus besoin, mais
+comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui
+de Matilde. Vous avez des torts envers elle, dites-vous, _elle
+seule a droit de se plaindre_. Ah! Lindorf, heureux Lindorf!
+courez, voyez-la, et ces torts seront les derniers de votre
+vie.
+
+"CH. DE. M."
+
+A peine eus-je finis ce billet, que je volai chez lord
+Cavendish, espérant les trouver encore: ils étaient partis en
+poste. J'hésitai si j'essayerais de les rejoindre; mais des
+motifs si forts, un sentiment si vif, m'attiraient ailleurs,
+que je ne pus y résister. Je relus de billet de Manteul, et je
+compris que, puisqu'il me fuyait, je ne devais pas le forcer à
+revoir, dans les premiers moments, un rival aimé. Mais était-il
+vrai que j'étais aimé de cette généreuse Matilde? Je ne le
+savais encore que par Manteul, et je brûlais d'en lire la
+confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin des
+deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme
+je le fis moi-même, par celle de mademoiselle de Manteul:
+quelque vive impatience que j'eusse de lire celle dont la
+seule adresse faisait palpiter mon coeur, je tremblais de
+l'ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde était un reproche cruel
+pour ce coeur. Elle ignorait peut-être mon infidélité; mais en
+étais-je moins coupable? et l'expression de sa naïve tendresse
+n'allait-elle pas ajouter à mes torts et me rendre odieux à
+moi-même? Je lus donc d'abord celle-ci; et il la tendit au
+comte, qui la parcourut.
+
+Mademoiselle Manteul débutait par demander mille pardons à son
+frère de lui avoir donné un faux espoir; induite elle-même en
+erreur, elle avait cru de bonne foi ce qu'elle désirait avec
+ardeur, que son frère fût l'objet secret des sentiments de
+Matilde. "C'est votre lettre même, cette lettre que je vous
+avais demandée, et dont j'attendais un si bon effet, qui a
+détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n'est pas
+vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis longtemps de son
+coeur; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres; elle
+refuserait ceux de l'univers, et c'est en faveur de votre
+nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle
+n'a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi
+le secret de son coeur; mais ce n'en est pas un pour vous; vous
+le savez déjà sans doute: puisque vous êtes aussi lié avec M.
+de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance;
+il vous aura dit que, depuis plus de deux ans, il est engagé
+avec la jeune comtesse de Walstein. C'est d'abord le comte son
+frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union; mais
+bientôt leurs coeurs furent d'accord sur ce projet; et Matilde
+assure qu'il n'y a que sa mort ou l'inconstance de Lindorf qui
+puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu'à lui. Votre
+amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus
+inutile. Je vous connais assez raisonnable, assez généreux
+pour être sûre qu'il va se changer en amitié, et que vous
+trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et
+votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que
+la pauvre petite ne savait comment lui faire parvenir. Ce
+n'est pas elle qui vous le demande; c'est moi qui l'ai voulu.
+Je pense que c'est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à
+coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie
+gémit sous l'oppression de sa tante; qu'elle sera forcée
+d'épouser ce Zastrow qu'elle abhorre, et qu'elle en mourra
+certainement. Engagez-le à partir à l'instant même, à venir la
+consoler, la délivrer, l'enlever même s'il le faut; je ne vois
+que cela pour la tirer d'affaire. Qu'aurait-il à craindre,
+puisqu'il est autorisé par le frère de Matilde? J'aurais sans
+doute préféré que ce fût vous, Charles; mais son coeur était
+donné autant qu'elle vînt à Dresde. N'y pensez donc plus que
+pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être
+à celui de votre soeur."
+
+Cette dernière phrase, qui avait échappé à Lindorf et à
+Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l'idée
+qu'il y avait des motifs qui faisaient agir mademoiselle de
+Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de
+Matilde. -- Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut
+faire sur mon coeur cette ingénuité si touchante; il était
+impossible que ce coeur sensible et reconnaissant ne se donnât
+pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m'avait
+conservé le sien.
+
+Dresde, ce.....
+
+"Oui, monsieur le baron, c'est bien Matilde qui vous écrit,
+c'est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans
+doute; elle ne devrait pas rompre la première ce beau silence.
+Oh! oui, je sais que j'ai tort; mais je sais mieux encore que
+je ne puis m'en empêcher. Il y a des moments dans la vie où le
+coeur parle beaucoup plus fort que la raison et l'oblige à se
+taire; il dit tant, tant de choses, qu'on n'entend plus que
+lui, et qu'il faut absolument finir par faire tout ce qu'il
+veut. Il m'assure, par exemple, que je serai moins malheureuse
+quand j'aurai conté mes peines à mon ami; et je sens déjà
+qu'il dit vrai. Depuis que j'écris, il me semble que mes
+chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas! ils
+reviendront bien vite; ma lettre finira, et mes tourments
+recommenceront; mon frère sera toujours en Russie, Lindorf
+toujours en Angleterre, Zastrow toujours à Dresde, et la
+pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante...... Elle me
+demande seulement l'impossible. Ai-je deux coeurs, pour en
+donner un à ce Zastrow? Et quand j'en aurais mille, ne
+seraient-ils pas tous à celui... à celui... Tenez, Lindorf,
+depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j'ai
+pris la résolution de l'écrire, je n'ai cessé de penser
+comment je pourrais tracer tout ce que j'ai à vous dire. Pour
+peu que j'y pense encore, je ne dirai rien du tout, et vous ne
+me comprendrez point. Je ne veux plus m'occuper de la
+rédaction; je vais laisser aller ma plume et mon coeur comme
+ils voudront. Je veux exiger de la sincérité, il faut bien en
+donner l'exemple.... Oui, monsieur le baron... Voilà que je
+fais encore des phrases. Eh bien! oui, mon cher, mon très-cher
+Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au
+moins je le crois; mais, quoi qu'il en soit, jamais je ne
+prendrai d'autres engagements, et je mourrai _Matilde de
+Walstein_ ou _Matilde de Lindorf_. Que ce projet d'éternelle
+constance ne vous effraye pas, mon bon ami; il vous regarde
+point. Je suis loin d'imaginer que vous deviez le former
+aussi: c'est avec moi seule que j'ai pris cet engagement, et
+non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer
+autant qu'il leur plaît, sans être moins estimables à leurs
+propres yeux, ni moins aimables à ceux des femmes: il faut
+bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des
+hommes, change d'avis aussi, lui, sans qu'on sache pourquoi,
+et qu'il me semble ne plus aimer sa soeur. Lindorf, cher
+Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m'abandonne. Il est
+trop loin pour que je puisse réclamer son amitié; mais la
+vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi;
+dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me
+fait horreur, pour me conserver... hélas! à moi-même, si ce
+n'est plus à Lindorf, si tout ce qu'on me dit est vrai, si un
+nouvel objet.... Mais ce n'est pas là ce que je vous demande;
+je le saurai toujours assez, et cela ne changerait rien à ma
+façon de penser ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous
+les hommes du monde. Jamais il n'y en aura qu'un seul pour
+moi; je sais cela: qu'ai-je besoin d'en savoir davantage?
+Dites-moi seulement que vous serez toujours l'ami de Matilde.
+Ce mot d'ami dit tout; il m'assure de votre bonne foi, de
+votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à
+me répondre, à me tirer de l'inquiétude cruelle que me donnent
+votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les
+deux, et cet abandon qui ressemble à la fâcherie, à l'oubli, à
+la mort, et qui causera, s'il dure plus longtemps, celle de
+_Matilde de Walstein_.
+
+"J'ignore même comment je dois adresser cette lettre, pour
+vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le
+plus méchant, de mon frère ou vous; mais vous êtes tous les
+deux..., vous êtes... tout ce que j'aime au monde: n'est-ce
+pas comme qui dirait des ingrats?"
+
+Le comte fut attendri en lisant cette lettre; il se reprocha
+vivement de s'être laissé trop absorber par sa passion pour
+Caroline, et d'avoir négligé sa soeur. Il n'aurait pas dû s'en
+tenir à une seule lettre; il devait penser qu'on aurait pu
+l'intercepter; il devait y aller lui-même: enfin il en vint à
+croire que lui seul avait eu tort.
+
+Vous pouvez juger, lui disait Lindorf, de l'impression que me
+fit cette lettre, par celle qu'elle vous fait à vous-même. Le
+comte voulut la lui rendre. -- Non, mon ami, gardez-la, et si
+jamais j'étais assez malheureux pour l'oublier, pour causer
+encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n'aurez
+qu'à me la montrer pour me faire tomber à ses pieds. Je ne
+balançai pas un moment, après l'avoir lue, sur ce que je
+voulais faire. Voler auprès d'elle, la consoler, réparer mes
+torts, l'arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière,
+étaient actuellement le seul voeu, le seul projet de mon coeur.
+Je vis clairement qu'on lui en imposait, puisqu'elle vous
+croyait encore en Russie. Sans doute on interceptait vos
+lettres; elle était entourée de piéges, de gens dévoués à
+Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir
+dès le lendemain. Manteul seul pouvait me retenir encore; mais
+je relus son billet, il était positif: _Si quelque chose
+pouvait altérer son estime et son amitié, c'était de différer
+d'un seul jour mon départ_. Je résolus cependant de ne point
+me séparer de lui, de ne point quitter l'Angleterre sans avoir
+levé jusqu'au moindre doute qui pouvait lui rester sur ma
+conduite, et sur le mystère que je lui avais fait de mes
+engagements avec Matilde.
+
+J'employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire
+le récit de tout ce qui s'était passé dans mon coeur depuis
+l'instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai
+que le nom de Caroline. J'avouai que tout ce qu'il m'avait dit
+de Matilde avait ranimé mes sentiments pour elle; mais que me
+rendant justice, et sentant combien j'avais peu mérité qu'elle
+m'eût conservé les siens, j'étais décidé à les cacher, à
+réparer mes torts avec elle, en la servant dans sa nouvelle
+inclination. Ma lettre fut longue et détaillée; j'écrivais
+encore quand un laquais de Manteul, qu'il avait pris avec lui
+à Newmarket, entra chez moi et me remit un nouveau billet de
+sa part, qu'il m'envoyait de la première poste; c'était une
+répétition du précédent. Il craignait qu'il ne me fût pas
+parvenu; que mon départ ne fût différé, et se servait des
+motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m'ôter
+toute espèce d'inquiétude sur son compte, il m'assurait "qu'il
+regardait cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore
+pour se marier (il n'a pas vingt ans), il aurait fait une
+folie que Matilde seule pouvait excuser. L'idée d'être aimé
+d'elle lui avait fait tourner la tête; la certitude du
+contraire lui rendait la raison et la liberté. Il allait en
+profiter pour s'instruire et s'amuser en voyageant encore
+quelques années; il espérait de me revoir, disait-il,
+l'heureux époux de la plus aimable des femmes. Quels que
+fussent les motifs qui m'éloignaient d'elle, et les torts que
+je me reprochais, il était sûr que je n'aurais qu'à la voir
+pour sentir tout mon bonheur. Il me connaissait trop
+d'ailleurs pour croire que je balancerais un instant à voler à
+son secours, ne fût-ce même que comme ami, si je n'étais plus
+libre d'accepter celui qui m'était offert. Il finissait par me
+dire que son laquais avait ordre de ne le rejoindre qu'après
+m'avoir vu monter dans ma chaise de poste."
+
+Je lui remis l'immense lettre que j'avais écrite à son maître,
+et il repartit pour Newmarket au moment où je m'éloignai de
+Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte, le
+vent était favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui
+attendait depuis trois semaines qu'un vaisseau pût mettre à la
+voile. Ils étaient tous retenus dans le port par les vents
+contraires, et le bon Varner gémissait de ce retard. Il me
+remit votre billet, et mon banquier, que je vis le même jour,
+me donna la lettre qui l'avait suivi. Tous les deux étaient
+également pressants; vous exigiez le retour le plus prompt
+sans en expliquer le motifs; mais avais-je besoin de les
+savoir? Vous ordonniez, je devais obéir; et si je n'eusse été
+en chemin, je m'y serais mis à l'instant même.
+
+
+Comment vous avouer cependant qu'un sentiment que je
+condamnais, mais auquel je ne pus résister, me fit prendre la
+route de Dresde plutôt que celle de Berlin? Je ne puis
+l'excuser qu'en croyant que ce fut un pressentiment; mais pour
+le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader
+qu'un retard de quelques jours au plus ne pourrait vous faire
+aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvait influer sur
+le sort de Matilde. Je voulais la voir, la déterminer à me
+suivre et vous l'amener. J'osai même alors interpréter ces
+deux lettres si pressantes, cet ordre si positif de me rendre
+auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en était
+l'objet; et je répondais à vos intentions en volant à son
+secours avant même de vous voir: je ne m'arrêtai donc à
+Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux.
+
+Vous savez le reste, mon cher ami, comment je rencontrai M. de
+Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de
+cette chaise de poste; mais ce que je n'ai point osé vous dire
+devant elle, c'est à quel point sa figure charmante me frappa,
+m'étonna, m'enchanta. Oh! combien elle me parut au-dessus et
+de ce que Manteul m'avait dit, et de ce que j'avais imaginé!
+Tel fut l'effet que me firent son émotion, son trouble, qui
+l'embellissaient encore, et les premiers mots qu'elle prononça
+avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu'il
+est impossible de rendre. Je la vois encore s'élancer de cette
+voiture, accourir les bras ouverts; je l'entends me dire:
+Lindorf, cher Lindorf! c'est votre Matilde qu'on veut vous
+enlever et qui ne veut être qu'à vous. Cette âme innocente et
+pure est au-dessus du soupçon; elle aime, elle est donc sûre
+d'être aimé. Une année de silence, tout ce qu'on n'a cessé de
+lui dire, tous mes torts apparents et réels n'ont point
+ébranlé sa constance. Elle me voit; ils sont tous oubliés: il
+ne lui reste pas même l'ombre d'un doute. Et quand ses sens
+l'abandonnèrent; quand elle se laissa tomber dans mes bras,
+faible, pâle, inanimée, ses yeux charmants fermés à demi,
+comme elle me parut intéressante! Avec quelle ardeur je fis le
+voeu de lui consacrer ma vie! J'ose vous l'avouer, mon ami, en
+la portant dans la maison de poste, ce fut sur les lèvres que
+je le prononçai; et je n'oublierai jamais le sentiment
+délicieux que j'éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma
+blessure, notre voyage, les soins touchants qu'elle a pris de
+moi, son esprit, ses grâces, sa charmante naïveté, tous les
+instants enfin que j'ai passés auprès d'elle, ont augmenté mon
+attachement et rendu ineffaçable l'impression qu'elle me fit
+au premier instant. Je n'ai pu cependant me défendre d'un peu
+d'émotion en revoyant Caroline; mais elle était d'un autre
+genre que celle qu'elle me faisait éprouver l'été passé: un
+regard de Matilde la dissipa bientôt, et j'ose assurer que ce
+sera la dernière. Je m'aperçus d'abord avec la joie la plus
+vive, que vous étiez aimé; et dès cet instant je ne vis plus
+dans Caroline qu'une soeur chérie, et l'épouse de mon ami, de
+mon frère... Cher comte! vous avez lu dans mon coeur, et vous
+ne tarderez pas, je l'espère, à m'accorder ce titre précieux,
+que je mérite par mes sentiments et que j'ambitionne comme le
+comble du bonheur.
+
+Et moi, lui dit le comte en l'embrassant tendrement, je ne
+croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront
+heureux comme moi. Il me tarde d'arriver, et de serrer ces
+noeuds qui ne me laisseront plus rien à désirer.
+
+Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avait précédé sa
+réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l'idée du divorce
+qu'il avait projeté. -- Grand Dieu! lui dit-il, et vous pouviez
+penser que j'accepterais un tel sacrifice, que je voudrais
+être heureux aux dépens de Walstein? -- Il s'agissait du
+bonheur de Caroline, devions-nous balancer à l'assurer? La
+lettre que je vous écrivais, et qu'elle devait vous remettre à
+votre arrivée, aurait levé tous vos scrupules. Votre amitié,
+votre délicatesse, auraient cédé aux motifs les plus
+pressants, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures
+étaient bien prises, et vous n'auriez pu résister. -- Ne me
+demandez point ce que j'aurais fait, reprit Lindorf;
+heureusement vous ne m'avez pas mis à cette dangereuse
+épreuve. J'aime mieux, je l'avoue, être votre frère: vous seul
+méritez Caroline; elle seule pouvait récompenser vos
+vertus..., et peut-être Matilde convient-elle mieux à votre
+ami Lindorf. -- Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que
+Caroline ait été son rivale? -- Lindorf l'interrompit vivement:
+Elle n'ignore rien, mon ami. Matilde n'a-t-elle pas le droit
+de lire dans mon coeur, d'en savoir tous les secrets, d'en
+connaître tous les replis? Ne lui devais-je pas l'explication
+de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en
+Angleterre? Aurais-je pu lui en imposer, la tromper? Non,
+c'était impossible. J'en avais peut-être formé le projet, mais
+c'était avant de la revoir, avant de l'entendre: sa noble
+franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance
+et la sincérité.
+
+Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me
+parla de vous, de votre mariage: elle me demanda si je
+connaissais sa belle-soeur, et l'aveu des sentiments qu'elle
+m'avait inspirés; et la confidence la plus entière fut ma
+réponse. Je lui racontai tout ce qui s'était passé, et je la
+vis par degrés s'attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune
+jalousie, aucune aigreur, elle n'eut que le désir de la
+connaître, et de la prendre pour modèle. -- Combien je
+l'aimerai cette charmante Caroline! me disait-elle. Elle fera
+le bonheur de mon frère; elle m'apprendra à fixer mon cher
+Lindorf, elle sera mon amie.... Et, depuis qu'elle l'a vue,
+elle m'a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser
+aucun doute: Ah! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes
+yeux! Je ne vous pardonnerais pas de l'avoir vue avec
+indifférence. Voilà votre soeur, mon cher comte; jugez si je
+dois l'adorer.
+
+Arrivés à Berlin, le premier soin du comte fut de présenter au
+roi sa soeur et son ami, en lui demandant son approbation pour
+leur union. Dès qu'il l'eut obtenue, l'heureuse famille se
+rendit à la terre que le comte possédait à quelques lieues de
+Berlin, celle où Caroline était allée le joindre et dont
+Justin était concierge; et là, dans la chapelle du château, le
+mariage fut célébré sans autre témoins que le comte, la
+comtesse et quelques villageois. En sortant de l'église,
+Louise vint faire son compliment à Lindorf; elle lui fut
+présentée par Caroline. C'était encore un moment d'épreuve;
+elle fut favorable à Matilde. Le dernier sentiment qu'on
+éprouve est toujours celui qui paraît le plus vif. Il regarda
+sans trouble les deux charmantes femmes qui avaient fait
+naître en lui de si vives émotions; et serrant la main du
+comte qui se trouvait près de lui: C'est dans ce moment, lui
+dit-il, que je puis vous assurer que je suis digne d'être
+votre frère. J'ai été passionné pour Louise; j'ai adoré
+Caroline; mais j'aime ma chère Matilde, et je sens que c'est
+pour la vie.
+
+Lindorf pensa toujours ainsi. Malgré sa légèreté naturelle,
+qui l'entraîna peut-être à des infidélités passagères, il fit
+le bonheur de son aimable compagne, parvint aux premiers
+grades militaires et se distingua dans plusieurs occasions.
+
+Le comte de Walstein fut toujours l'ami de son roi, le
+protecteur du peuple, le soutien des malheureux, et trouva
+dans l'amour constant de sa chère Caroline, dans les vertus de
+leurs enfants, la récompense des siennes.
+
+Et Caroline? -- Caroline, adorée, chérie, respectée comme elle
+méritait de l'être, fut la plus heureuse ainsi que la plus
+aimable des femmes.
+
+Nous dirons encore à ceux qui aiment à tout savoir que M. de
+Zastrow, piqué de ce que ses grâces parisiennes, entées sur un
+fonds germanique, ne plaisaient qu'à mademoiselle de Manteul,
+qui ne lui plaisait plus, retourna à Paris, y retrouva ses
+bons amis de jeu, ses bonnes fortunes de théâtre, et les vit
+avec tant d'assiduité, qu'il mourut au bout d'une année,
+absolument ruiné. Sa tante se douta seulement alors que
+Matilde pouvait avoir eu raison de le refuser; elle lui
+pardonna, et la fit son unique héritière.
+
+Mademoiselle de Manteul entra d'abord dans un chapitre, puis
+elle postula une place de dame d'honneur à la cour, l'obtint,
+et put, à son gré, dans ces deux états, exercer son esprit
+d'intrigue.
+
+Son aimable frère, ce jeune et bon Manteul qui nous intéresse,
+et que nous avons laissé aux courses de Newmarket, y vit lady
+Sophie Seymour, cousin germaine du comte et de sa soeur. Elle
+ressemblait beaucoup à sa cousine Matilde. Manteul trouva
+qu'il n'avait rien perdu; et bientôt elle lui ressembla plus
+encore, car elle aima Manteul comme Matilde aimait Lindorf. Le
+comte, dans un voyage qu'il fit à Londres avec Caroline, eut
+le plaisir de former cette union, et de faire encore deux
+heureux.
+
+L'EDITEUR AU LECTEUR.
+
+Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener
+quelques moments encore au milieu de cette aimable famille, en
+vous apprenant comment tous les événements et les détails que
+vous venez de lire sont parvenues à ma connaissance et à celle
+du public.
+
+Des affaires particulières m'ayant appelée à Berlin, je fus
+recommandée par M. de Kateh..., gentilhomme russe, au comte de
+Walstein, qu'il avait connu lors de son ambassade en Russie.
+
+Le comte me présenta à son épouse et à sa soeur. Cette
+charmante famille me combla de politesses, et me rendit le
+séjour de Berlin si agréable, que j'y passai près de deux
+années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps-là dans la
+société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant
+d'ennui. La conversation du comte, toujours variée, toujours
+instructive, animée par sa douce philosophie, par l'énergie de
+son âme; la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline,
+et ses talents enchanteurs qu'elle cultivait avec soin; la
+gaieté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf; la
+charmante mutinerie de Matilde, qui faisait ressortir son
+esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son coeur: toutes
+ces différentes manières d'être aimable formaient les
+contrastes les plus piquants et les plus variés, sans altérer
+leur union. Ils ne se quittaient point; à Berlin, ils
+occupaient, dans le même hôtel, deux corps de logis
+différents, et l'été ils se réunissaient dans leur terres.
+J'allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée
+d'automne, nous nous étions rassemblés en famille dans le
+charmant pavillon du jardin; je demandai l'explication des
+peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au
+souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte
+s'approcha d'elle; il ne lui dit rien, mais il la serra dans
+ses bras avec l'expression du sentiment le plus tendre.
+Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un
+instant après: "Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est
+heureuse!" Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde
+folâtraient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et
+leur fille, à peu près du même âge: on ne savait lequel était
+le plus enfant et faisait le plus de bruit. J'étais au milieu
+de ces deux groupes; je les considérais avec attention,
+surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement
+assortis. Le comte et Caroline se convenaient aussi bien l'un
+à l'autre que Lindorf et Matilde. J'en fis la remarque avec
+eux, et j'ajoutai que la sympathie avait assurément agi sur
+leurs âmes, et décidé de leurs penchants au premier instant
+qu'ils s'étaient vus. Je le disais de bonne foi, ignorant leur
+histoire, et jugeant d'après leurs sentiments actuels.
+Caroline sourit encore en regardant le comte, qui s'était
+assis près d'elle, et lui prenant une main qu'elle serra
+contre son coeur: "Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle,
+que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon
+premier soin fut de m'éloigner de lui pendant plus d'une
+année? -- Et croiriez-vous, interrompit l'époux de Caroline,
+que j'ai sollicité avec instance un divorce, et que je l'ai
+même obtenu? -- Si je voulais parler, dit Lindorf, je pourrais
+peut-être aussi surprendre madame. -- Taisez-vous, mon cher,
+lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche; je veux
+ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame
+que je suis la seule ici qui n'aie rien à se reprocher.
+Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n'ai pas donné
+l'ombre d'une inquiétude à ce que j'aimais. Je l'ai dit cent
+fois; il n'y a ici que moi de bien sage, de bien
+raisonnable..."
+
+Surprise à l'excès de ce que je venais d'entendre, je priai de
+mes amis de me développer ce mystère; mais je compris, à leur
+réponse, que ce récit ne pouvait se faire devant tous les
+intéressés. Cependant ma curiosité était vivement excitée, et
+je persécutai chacun d'eux en particulier. Caroline me jura
+qu'elle se rappelait à peine le temps où elle n'aimait pas son
+mari, et que souvent elle ne pouvait croire que ce temps eût
+existé. Matilde ne savait presque rien: le comte était trop
+occupé; enfin ce dernier me dit de m'adresser à Lindorf,
+auquel il avait donné tous les papiers relatifs à cet objet,
+et ajouta: "Nous nous sommes amusés, la première année de
+notre réunion, lorsque les événements étaient encore récents,
+à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de
+notre conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou
+telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf,
+qui s'est chargé de les rédiger. Je crois qu'il l'a fait; mais
+jusqu'à présent il n'a point voulu nous montrer son ouvrage:
+peut-être aura-t-il plus de confiance pour vous." Je me
+préparais à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le
+lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. "Vous
+avez paru désirer de nous connaître à fond, me dit-il; on n'a
+point de secret pour une amie telle que vous, et je vous
+apporte l'histoire de notre vie et nos sentiments. Ce
+manuscrit n'a d'autre mérite que l'exacte vérité, et pour vous
+celui que peut lui donner l'amitié. Je vous le laisse;
+emportez-le dans votre patrie; il vous rappellera quelquefois
+vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le
+lisant." On comprend combien je remerciai l'aimable Lindorf du
+présent qu'il me faisait, et dont je sentais bien tout le
+prix. "Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde,
+ne l'ont-ils point vu? -- Ils l'ont vu et composé autant que
+moi, me répondit-il; et je puis vous montrer que j'ai
+travaillé exactement d'après ce que chacun d'eux avait écrit;
+j'ai seulement supprimé les répétitions, donné une suite à ces
+différents récits, et c'est ce que j'ai craint de leur laisser
+voir. Le comte m'aurait grondé d'avoir été trop vrai sur ses
+vertus; vous savez comme il est modeste; Caroline, d'avoir
+plaisanté sur son père et sur son amie. -- Et Matilde?... -- Eh
+bien! Matilde aurait trouvé peut-être son Lindorf bien léger.
+J'aime mieux qu'elle oublie un défaut dont elle m'a corrigé.
+Au surplus, j'abandonne le tout à votre prudence: ce manuscrit
+est à vous; faites-en ce que vous voudrez." Je lui promis de
+le garder pour moi seule, tant que je serais à Berlin; et
+j'étais près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis
+délicieusement occupée à l'arranger à ma manière, et je n'ai
+pu résister à faire partager au public une partie du plaisir
+que cet intéressant petit ouvrage m'a fait éprouver. Je ne
+sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait
+illusion; mais il me semble qu'après avait lu leur histoire on
+les aimera comme moi. La vérité, d'ailleurs, et la simplicité,
+ont toujours le droit d'intéresser. Heureuse si les vertus et
+le bonheur du comte de Walstein inspiraient à quelques jeunes
+gens le désir de l'imiter!
+
+FIN.
+
+
+PARIS. -- IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNOT, IMPRIMEURS DE
+L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, Rue Racine, 28, près de
+l'Odéon.
+
+
+
+
+Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
+
+
+=plus de bonheur pour Caroliné= remplacé par =plus de bonheur pour
+Caroline=
+
+=fuyez moi pour toujours= remplacé par =fuyez-moi pour toujours=
+
+=Eh, grand Dieu= remplacé par =-- Eh, grand Dieu=
+
+=l'épouser bon gré malgré= remplacé par =l'épouser bon gré mal
+gré=
+
+=excessive d'être unie= remplacé par =excessive d'être uni=
+
+=si vous voyez surtout= remplacé par =si vous voyiez surtout=
+
+=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi
+être conduit=
+
+=Mais ces instruments= remplacé par =Mais ses instruments=
+
+=son récit de plus loin= remplacé par =son récit du plus loin=
+
+=que vous remplissez ici= remplacé par =que vous remplissiez ici=
+
+=il est honteux pour vous de n'avoir pas su= remplacé par =il est
+heureux pour vous de n'avoir pas su=
+
+=le cher comte aussi l'intéressa= remplacé par =le jeune comte
+aussi l'intéressa=
+
+=distinctement de rien= remplacé par =distinctement rien=
+
+=Depuis lors, Ah! Caroline= remplacé par =Depuis lors, ah!
+Caroline=
+
+=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi
+être conduit=
+
+=parlait à la troisieme personne= remplacé par =parlait à la
+troisième personne=
+
+=qui peut être allaient= remplacé par =qui peut-être allaient=
+
+=Elle est, lui dittil= remplacé par =Elle est, lui dit-il=
+
+=céder l'objet de ma passion et la sienne= remplacé par =céder
+l'objet de ma passion et de la sienne=
+
+=sa fille dans l'hôtel Walstein= remplacé par =sa fille dans
+l'hôtel de Walstein=
+
+=Les jours suivants dûrent= remplacé par =Les jours suivants
+durent=
+
+=Il ignore où le comte= remplacé par =Il ignore où monsieur le
+comte=
+
+=c'est donc vrai, monsiegneur= remplacé par =c'est donc vrai,
+monseigneur=
+
+=avait en tout ce temps-là= remplacé par =avait eu tout ce temps-là=
+
+=Ah! Dieu! vous l'aurez affligée!= remplacé par =-- Ah! Dieu! vous
+l'aurez affligée!=
+
+=du bras qui lui reste= remplacé par =du bras qui lui reste libre=
+
+=je sens que suis digne de tous ces titres= remplacé par =je sens
+que je suis digne de tous ces titres=
+
+=la seule supposition du contrare= remplacé par =la seule
+supposition du contraire=
+
+=se tuer à présent que ne suis plus= remplacé par =se tuer à
+présent que je ne suis plus=
+
+=Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle= remplacé par =-- Ah! puis-je
+en vouloir à mademoiselle=
+
+=auprès de Manteul, avant, d'avoir= remplacé par =auprès de
+Manteul, avant d'avoir=
+
+=Et quand j'en aurais mille;= remplacé par =Et quand j'en aurais
+mille,=
+
+
+
+
+[suivent les principales variantes avec l'édition originale:]
+
+
+qu'en ma faveur mon sexe t'en impose
+
+elle baise celles de la plus tendre des amies
+
+raconte très-longtemps à Caroline, attentive à l'écouter, ce
+que nous allons abréger autant qu'il nous sera possible
+
+depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire
+
+je serais trop injuste si je t'en rendais responsable
+
+ton père a voulu les réparer;
+
+se rapprocha d'elle et l'écouta avec encore plus d'attention
+
+Penser à son infidèle, renouveler
+
+lorsqu'une lettre de son perfide chambellan
+
+à qui cette naissance coûtait la vie. Cette épouse existait
+encore, mais sans qu'il eût aucun espoir
+
+Tourmentée du remords de sa perfidie, son unique désir
+
+notre première entrevue auprès de la mère expirante
+
+un Richardson pour la dépeindre
+
+du soin de faire sa cour au roi
+
+cet héritage qu'elle destinait à son élève chérie, était le
+moindre
+
+Revenons avec elle recevoir la visite
+
+il dit donc à sa fille les caresses les plus tendres
+
+chercher par l'ordre du Roi pour plusieurs fêtes brillantes
+
+mais la suite vint les arrêter
+
+ou, si papa le permet, j'aime mieux n'y pas aller.
+
+et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l'ordonne.
+
+lui conter tout ce qu'elle aura vu, la quitte baignée
+
+de celles qu'elle versait elle-même, et qui furent bientôt
+
+comment trouvez-vous ce séjour? Elle répondit bien vite: Je le
+trouve charmant, papa, mais quoi,
+
+Ah! comme je me suis bien amusée
+
+Je suis charmé de vous voir goûter le lieu où vous êtes
+appelée
+
+(et ils étaient bien rares)
+
+dont une walse ou une contre-danse anglaise
+
+Si j'avais suivi ma belle passion, si je n'avais pas épousé
+votre mère
+
+mais non pas de remplir tous les voeux
+
+dit Caroline avec une émotion qui s'augmentait
+
+Après avoir repris son fauteuil auprès d'elle, il lui dit d'un
+ton sentimental et pathétique: Vous ne connaissez encore, ma
+chère fille, que les beaux côtés
+
+et vous ne savez pas combien nos chaînes
+
+pas bien contente d'être dans quelques jours
+
+Et ne crois pas d'après cela que je te destine
+
+dont il jouit, et n'a guère plus de trente ans
+
+les convenances; et cet établissement remplirait
+
+Le chambellan remit de suite à Caroline une lettre
+
+pour sa vie; et, dans ce doute, le chambellan n'avait pas
+voulu parler à sa fille d'un engagement qui peut-être allait
+rompre de lui-même
+
+mais toutes mes craintes sont finies
+
+le comte arriva hier au soir très-bien remis
+
+Ma seule crainte était que, pendant ces deux mois de séjour à
+la cour, votre coeur
+
+elle se leva brusquement, et courut à son pinao-forte
+
+elle joua des contre-danses et des walses
+
+le double de l'âge actuel de Caroline
+
+que les hommes de trente, et les femmes de quinze, sont à peu
+près contemporains.
+
+dit-elle en sautant, il y aura bien du malheur s'ils nous
+échappent
+
+ses petits favoris. L'oiseau favori, le chien favori, le
+mouton favori, étaient toujours les plus jolis
+
+Ce n'est pas qu'il fût amoureux de Caroline, qu'à peine il
+avait entrevue
+
+Il le sentait trop tard, et s'en repentait mortellement
+
+ne voulait que son bonheur, et la quitta en l'exhortant
+
+Le malheureux qui se noie s'accroche, dit-on, à un brin de
+paille
+
+à son monstre qui n'a qu'un oeil, qu'une jambe, une bosse et
+une perruque
+
+dans l'âge où l'on porte tout à l'extrême, et la douleur et la
+joie
+
+à présent elle se crut pour jamais délivrée du comte, et
+reprit à peu près
+
+encore abattue, elle se coucha, s'endormit en pensant
+
+dans le choix de leurs favoris, et protestant bien
+
+Son sommeil fut aussi doux et son réveil aussi tranquille
+
+tout en elle exprimait la reconnaissance et la joie
+
+il croyait de bonne foi, et d'après da façon de penser,
+assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi
+brillant, fait directement sous les auspices du roi et par
+l'ordre du roi. Très-décidé donc à le terminer
+
+d'y parvenir par la douceur et le sentiment
+
+jusqu'où peut aller l'amour et le respect de sa reconnaissante
+fille
+
+ma chère enfant; et vous venez de décider de votre sort et du
+mien
+
+il me tourna le dos et ne m'a pas redit un mot de la soirée
+
+elle ne pensa ni à danser des walses, ni à courir
+
+surprise par le roi dans son déshabillé du matin
+
+sans avoir même jeté un coup d'oeil à son miroir
+
+Le comte alors s'approchant, et prenant cette main
+
+Elle fut obligée d'avoir encore recours à son flacon
+
+eut même la force de dire que ce n'était rien, qu'elle était
+bien: et tout fut mis
+
+ces trois jours de trouble, d'inquiétude et de chagrins,
+avaient plus avancé Caroline, ils lui avaient plus appris à
+réfléchir que n'auraient fait dix années d'une vie tranquille
+et passive
+
+Le mariage était fixé à huit jours de là
+
+les visites, les présens, etc. n'auraient lieu qu'après la
+célébration
+
+Il était si content d'elle et de sa docilité
+
+Il le lui promit et lui tint parole
+
+Elle avait eu le temps de s'y préparer, et paraissait
+
+La jeune épouse, plus occupée que triste
+
+devenais pas votre épouse. Hé bien, je la suis; le roi doit
+être content
+
+une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice
+
+votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous
+sacrifiant
+
+Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans
+sa retraite
+
+son petit billet se roulait dans ses doigts, et s'effaçait
+
+et fixant le comte en la lui rendant
+
+la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère
+
+Caroline devait porter le nom de Lichtfield, et tout le monde
+ignorer qu'elle fût comtesse
+
+n'en parlez pas, ne me nommez pas, etc. etc.
+
+il la lui confiait de nouveau, etc.
+
+l'on me laisse aller! et mon père, et le roi, et le comte, les
+voilà dans l'instant tous d'accord
+
+elle cherchait à s'en rappeler les expressions
+
+de la part du comte, c'était bonté tout pure
+
+qu'elle affligeait, et puis un peu sur les plaisirs qu'elle
+abandonnait
+
+Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié: Mes bons
+amis, je reviens vivre avec vous; n'êtes-vous pas bien aises
+de me revoir
+
+de la chanoinesse, qui venait au-devant de tous le bruit
+
+S'il n'en faut pas parler, tu sais bien que je n'en parlerai
+pas
+
+condition qu'on y avait attachée, la bonne maman savait tout
+
+il faut que le chambellan, ait perdu la tête, répétait-elle
+
+ni la femme d'un borgne et d'un boiteux
+
+et qui aura deux bons et beaux yeux
+
+Le bel assortiment que ce comte et la charmante Caroline
+
+et je n'en voulus plus entendre parler
+
+s'aimer à la passion quand on se marie
+
+faire supporter les peines de cet état
+
+Les mariages de passion: voilà les seuls qui soient heureux
+
+aussi n'en ai-je point voulu faire d'autre
+
+il s'en retrouvera; et surtout qu'on ne me parle plus
+
+Engagée, enchaînée pour toute ma vie
+
+où l'on a passé son enfance, à la douceur d'être chérie de
+tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire
+
+Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce
+n'est plus cette petite fille
+
+elle avait cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien
+davantage
+
+une forêt de cheveux blonds cendrés
+
+qui en était, il est vrai, tout extasiée
+
+que les secours de la médecine: du moins elle le disait ainsi,
+et redoubla, s'il était possible, d'attachement pour cette
+aimable enfant qui venait de lui prouver si bien tout le sien.
+Elles eurent à son époque la visite
+
+Alarmé, disait-il, du danger de son ancienne amie
+
+Ce n'était assurément pas le moment
+
+la première fois de sa vie qu'il remarquait et qu'il sentait
+tout le charme
+
+Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui
+ranime tous les êtres
+
+Une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les
+yeux la retenaient encore
+
+tout avait été conduit par un enfant de seize ans
+
+par un sentiment vif et tendre
+
+son touchant silence, tout ce qu'elle sentait, et toutes les
+deux
+
+Romance accompagnée de guitare et de clavecin
+
+Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même
+et véritablement l'homme au second dessus
+
+Elle eut bien l'idée de faire courir un domestique après lui;
+mais après qui
+
+comme il avait l'air ferme et sûr de son fait avant ce
+malheureux salut
+
+en pensant au second dessus, et au cheval qui galope
+
+ma corbeille qui est là commencée; et mes fleurs que je
+retrouverai
+
+cette gaîté soutenue, cette insouciance qui te faisaient
+supporter
+
+et rire et chanter les jours pluvieux tout comme ceux où le
+soleil
+
+un léger nuage de pourpre donna quelques espérances; un vent
+frais les confirma
+
+car, dans le vrai, si je n'étais pas restée
+
+Au même instant elle fit plus que l'apercevoir
+
+Elle sentit aussi que c'était bien pire que le salut
+
+Son innocence du monde, sa parfaite ignorance lui cachaient
+
+L'autel et les peintures le frappèrent. Il en demande
+
+encore posées sur le clavecin, l'engagèrent à dire un mot
+
+le premier à proposer de quitter la pavillon
+
+ces deux jours de pluie avaient fait casser les cordes de sa
+harpe
+
+et la seule qui l'intéressait n'arrivait point
+
+il m'a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus
+
+ce cher pavillon, disait-elle en soupirant, je ne suis
+heureuse
+
+rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l'un et de l'autre!
+Soit qu'il parle
+
+possession de la terre et du château de Risberg, qui touchait
+à la baronnie
+
+hier au soir encore, je le nommais à Caroline
+
+dont je vous parlais tout-à-l'heure, est-elle morte? est-elle
+mariée? Depuis bien des années
+
+Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auraient dit
+
+Déjà, hier au soir, vous m'avez frappée lorsque vous êtes
+rentrée; vous aviez l'air rêveuse, occupée. Vous m'avez
+quittée plus tôt
+
+vous avez été d'une tristesse et d'une agitation singulière;
+vous aviez
+
+Pour vous, monsieur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera
+qu'une promenade
+
+et parvenir à tout. Malgré tant d'avantages, la fortune de
+Caroline, jointe à tout son bien, qu'elle lui destinait, et
+Caroline elle-même, n'étaient pas à dédaigner; enfin ils
+paraissaient
+
+ou qu'elle y perdrait ses peines
+
+son petit roman, et jouissait à l'avance des tendres scènes
+
+Alors elle cherchait, elle imaginait tous les moyens
+
+et n'en trouvait point qui ne la compromît
+
+Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l'instant
+
+occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui
+l'enchantait
+
+une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui
+donnèrent les plus grands espérances
+
+Celui-ci n'ose-t-il pas déjà m'écrire
+
+une de ses mains, elle la couvrait de baisers et de larmes
+
+un autre papier. Elle rêva encore et dicta.
+
+Tous les après-dîners, le baron arrivait de très-bonne heure
+
+hélas! n'est-il guère plus libre que Caroline
+
+insensiblement elle absorba toutes les autres
+
+la profonde rêverie où elle était plongée
+
+l'embarras qu'elle avait éprouvé en se trouvant chez lui, la
+présence de Lindorf n'avait point
+
+Elle répondit à peine par quelques monosyllabes
+
+Chère Caroline, tendre amie de mon coeur, vous lirez
+
+Cet état ne dura pas longtemps, et celui qui le suivit
+
+ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa
+fenêtre
+
+qu'à elle d'y jouir du plus beau des spectacles; et sans doute
+
+Elle fit un cri perçant; mais elle ne put douter
+
+lorsqu'à ce cri elle le voit s'élancer
+
+je n'en sortirai pas que vous n'ayez décidé de mon sort
+
+Lindorf, prévenu, continuait à interpréter
+
+à la timidité; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à
+parler
+
+Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n'ai pas un instant
+
+s'asseyait, se relevait, appuyait sa tête
+
+le soulagèrent un peu. Au bout de quelques moments il put se
+rapprocher d'elle
+
+à cet excès le plus grand des bonheurs
+
+écoute-moi: ton coeur m'a nommé; tu t'en défendrais
+
+sa tête et son coeur: celle qu'elle le reverrait encore fut la
+première
+
+Mais qu'est-ce qu'il pouvait avoir à lui confier
+
+Et lui ayant baisé la main deux fois avec passion
+
+et le voit encore qui s'éloignait avec rapidité
+
+il déclara qu'il en reprendrait point de nouveaux liens
+
+ou met en fuite ceux qui le poursuivaient
+
+Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffaient sa voix
+
+je désirais de le connaître, de m'attacher à lui, de l'imiter,
+s'il m'était possible
+
+Plusieurs années s'écoulèrent sans que la passion que j'avais
+de voir
+
+Dans quel affreux détail je vais entrer! quel terrible aveu
+
+serrement de coeur, qui l'empêchait de respirer
+
+dans une université, je versai bien autant de larmes
+
+avaient apporté à sa figure, et à l'impression qu'elle me fit
+
+et pour cet effet, je m'étais mis à peu près comme lui
+
+elle avait quelquefois l'air émue, attendrie
+
+ne l'espérez pas; je ne le puis, je ne le puis; ce serait
+m'ôter
+
+promis d'être huit jours sans voir Louise
+
+je vous apprendrai de qui je tenais ces détails, et s'ils
+étaient fondés
+
+rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au
+bonheur
+
+la garde de tous les troupeaux du village. J'avais entendu
+
+avait déjà tué plusieurs loups qui attaquaient son troupeau
+
+pas paru qu'ils y eussent fait attention
+
+m'assura que sa soeur penserait de même, et serait très-offensée
+
+plus me taire; aussi bien je voudrais consulter M. le baron
+là-dessus
+
+après m'avoir serré la main, il me laissa.
+
+{fin du 1er volume}
+
+Ma pâleur, le sang dont j'étais couvert les effraya
+
+nous aidèrent de tout leur faible pouvoir
+
+chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine
+
+porté à l'étude plutôt qu'au militaire
+
+avait obéi à son père et au roi en se vouant à cet état; mais
+qu'il était charmé
+
+qu'il venait d'engager: c'était le pauvre Justin. Sa bonne
+mine
+
+l'aimerais-je comme je fais depuis si longtemps
+
+Elle montra au comte deux petite groupes très-joliment
+travaillés: l'un représentait Justin lui-même assis à ses
+pieds, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux
+fait encore, offrait le jeune berger terrassant un gros loup
+
+car mon frère m'assure qu'il le tuerait tout de suite. Au
+reste
+
+Gardez-vous-en bien, monseigneur, avec le respect
+
+ça vous tue un loup comme rien; jugez
+
+Je remis à Justin son engagement de soldat, l'acte de donation
+de la ferme
+
+concerté ensemble quelques projets dont l'exécution
+
+l'heureux Justin, qui venait chez eux; il leur montra
+
+chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l'attendais
+chez elle; elle n'écouta que le premier mouvement de sa joie,
+courut à perte d'haleine, et me témoigna
+
+et ce malheur n'arrivait jamais. Au reste
+
+retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement
+
+entr'ouvrit seulement, et la refermant tout de suite avec une
+sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l'avaient
+profanée, elle la posa tout près d'elle
+
+Au bout d'un mois, le roi sachant que son favori pourrait le
+voir
+
+mais combien je fus confus intérieurement quand je l'entendis
+me faire des compliments
+
+donnais au comte dans cette triste occasion, et sur les soins
+
+Après quelques moments ils désirèrent d'être seuls; et nous
+sortîmes. Longtemps après mon père fut rappelé
+
+Il m'arrêta par un regard, en pressant sa main
+
+modérer le transport de ma vénération, de ma reconnaissance
+
+Le comte, malgré qui j'écrivais ce que vous venez
+
+obligé de lui dire que je l'avais brûlé; mais je le conservais
+avec soin
+
+plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf
+
+je me conduisais avec elle comme si elle l'eût été
+
+ne m'inspirait point encore d'autres sentiments que celui
+d'une amitié
+
+je ne fixais jamais le comte sans un renouvellement
+
+Je savais que ce portrait existait
+
+me le refusa absolument
+
+possédait un portrait de son frère en médaillon
+
+datée de Pétersbourg, d'un an environ avant son mariage
+
+développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément
+
+mais je crois... oui, en vérité, je crois Matilde pour le
+moins
+
+j'ai su démêler l'âme la plus tendre, la plus capable de
+s'attacher
+
+tel qu'il le faut pour être le frère, et le frère chéri de
+votre ami
+
+ambassadeur à la cour de Pétersboug, incluse dans la
+précédente.
+
+bien joyeux d'être au château, et qui s'amusent tant dans les
+jardins
+
+à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet
+
+s'il ne m'ordonnait pas de lui donner des nouvelles
+
+son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous
+sommes là comme les oiseaux
+
+à sa femelle pendant qu'elle couve ses petits
+
+la persuader encore de consentir à cette union
+
+on avait en effet vu partir une berline
+
+entre les lignes et les chiffres ce qui me regardait
+
+ma tante m'a donné une liste à copier
+
+Je suis fâchée d'attraper ainsi ma tante, mais elle... Comme
+elle m'a trompée! Jusqu'à ce soir
+
+Ma liste ne ressemble plus à une liste à présent
+
+Je reçus celle du comte aussitôt que possible, et vous la
+trouverez
+
+elle n'aura point à rougir d'avoir écrit la première
+
+Je lui écris aujourd'hui pour la consoler. Je lui fais
+entrevoir
+
+dans trois ou quatre elle sera plus formée
+
+du moment qu'elle ne serait plus la femme que vous préférez
+
+ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison
+des âmes
+
+usurpés sur un coeur engagé ailleurs, de séparer
+
+pouvoir le servir actuellement dans un autre genre! Il a
+besoin
+
+la comparaison de moi à l'objet aimé et regretté; on me
+regarderait
+
+Je saurai la rendre malgré elle
+
+comme le plus n'y gâte rien
+
+répondrais pas de n'être pas jaloux
+
+A présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi
+
+n'avoir pas trop le temps de vous écrire
+
+prolonge aujourd'hui ce plaisir, etc. etc. etc.
+
+Continuation du Cahier
+
+Le temps s'écoule, Caroline, et les
+
+faillit à succomber à sa douleur et à son effroi
+
+arrivé à Berlin. Sa lettre avait bien tournure énigmatique
+
+ce n'est qu'à présent que je me la rappelle. Je la reçus
+
+mon oncle maternel. Il vivait, comme un solitaire, dans la
+terre
+
+j'osai entrevoir le plus grand des bonheurs
+
+à la croisée de votre pavillon, j'avais déjà passé dessous
+
+du coeur et des sens que je trouvais auprès de Matilde
+
+tout à mes yeux. Je portais votre idée sur chaque objet, ou
+plutôt je ne pensais qu'à vous seule au monde. Pendant deux
+mois, la seule lettre que j'écrivis, fut pour demander
+
+Je posai la lettre, pendant longtemps il me fut impossible de
+l'achever; enfin je la repris, et ce qui suivait me rassura.
+
+Je courus la cherche moi-même au bureau des postes
+
+hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval,
+l'attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet
+
+Heureux Lindorf! Vous aimez: vous êtes sûr d'être aimé.
+
+croyais pas possible qu'on pût la trouver ailleurs
+
+le premier et le seul qui lui fait quelque impression
+
+si l'on doit donner ce nom à ses sentiments pour vous
+
+je prévoyais un peu ce qui vous est arrivé
+
+aurai-je bientôt une amie à présenter à Matilde. Qu'elle la
+rende
+
+Fin du cahier de Lindorf.
+
+inondaient ses joues: elle veut les essuyer, tire son mouchoir
+
+avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu'elle
+fuyait... Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra,
+trouva la chanoinesse
+
+mais bien plus atterrée encore du billet d'adieu de Lindorf
+
+et de soutenir aussi bien qu'il serait possible les regrets
+
+de la part de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettait trop
+elle-même
+
+et ce sujet continuel de conversation, tout pénible
+
+le meilleur des hommes méritait un coeur tout à lui
+
+c'était un état d'agitation continuel. Au moindre bruit
+
+trouvait que ce n'était pas trop de toute une vie pour
+l'expier
+
+Linforf faillit à le détromper; mais craignant
+
+c'était le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avait eu
+l'idée de ce mariage, et lui en avait écrit en Russie
+
+me parut remplir parfaitement ce que je désirais depuis
+longtemps. Vous connaissez
+
+qu'il avait la parole du chambellan, et à m'ordonner de partir
+tout de suite pour conclure mon mariage
+
+une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort.
+C'est alors
+
+sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout
+l'ensemble de sa figure, m'avaient frappé bien agréablement;
+et c'était là
+
+on voyait qu'elle s'efforçait de prendre sur elle. J'en fus
+
+en la lui remettant; lisez et voyez à quel point
+
+que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage
+
+quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent sur ses
+joues.
+
+Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu'il fut un peu calmé,
+vous partagez trop vivement ma situation; je crains
+
+d'en être aimé autant que je puis l'être; et jamais je n'eus
+
+à l'antipathie qu'elle a conçue contre moi
+
+ni son coeur ni sa raison aux liens qu'on lui a donnés.
+
+leur séparation, prochaine, et peut-être par la mort; car
+c'était bien le projet de Caroline, si on la forçait à quitter
+Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa
+vue, la compagnie de sa chère Caroline était sa seule
+consolation. Elle disait souvent que le moment où elle en
+serait privée
+
+ce qui désespérait le plus la sensible Caroline. Elle ne put
+donc
+
+son père ne lui fixait point de temps précis
+
+avant de l'ouvrir, et faillit à s'évanouir en voyant d'où
+
+Je vous remets à mon tour l'entière décision de ce que vous
+voulez que je devienne, et je jure de me soumettre à l'arrêt
+que vous prononcerez. Mais puis-je
+
+si vous préférez d'être encore pour tout le monde
+
+Vous engagerez cette tendre et respectable amie
+
+jamais quitter, à venir l'habiter avec vous
+
+vous n'en trouverez jamais de plus tendre, de plus sincère
+qu'un époux
+
+vous rend heureuse, mon but est également rempli.
+
+Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu'elle s'en
+doutât
+
+et combien j'ai de torts avec lui, ce n'est pas votre Caroline
+
+je le vois beau comme un ange, et des sentimens d'une noblesse
+
+d'admiration, ne demandait pas mieux qu'à s'épancher
+
+la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui
+se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre,
+déraisonnable
+
+Qui sait encore s'il n'est pas instruit de me sentimens
+
+à ses emplois, à la cour, à la position où il plaçait la
+faveur
+
+Ah! c'est alors que je serais vraiment coupable
+
+la solitude n'a rien du tout qui m'effraie
+
+mais on peut croire au moins que ce fut le dernier
+
+Le petit portrait sorti de sa boîte, fut suspendu
+
+de la savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant
+avec Linforf.
+
+pour l'inviter en son nom, à son nom, à se rendre à Rindaw
+
+insista si fort, qu'elle n'osa pas la contrarier
+
+j'oublierais bientôt que j'en ai connu de plus vifs, et que
+celui
+
+douloureusement à tous les torts qu'elle avait avec son époux
+
+n'avait garde d'imaginer que ce fussent elle et la baronne.
+
+son lacet coupé, qu'on efforçait de sortir comme on pouvait de
+la berline; et la baronne tout en larmes, jetant les hauts
+cris, appelant l'univers
+
+Il se ranime bientôt, mais c'est pour se livrer
+
+c'est celle que j'adorai, qui n'existe plus
+
+lui dit qu'il était là, et que Caroline se ranimait.
+
+avec violence, puisqu'elle y arrivait mourante
+
+c'est celle que j'adorai! Quoi! ce serait
+
+le changement que deux années avaient apporté à la figure
+
+son état actuel, il ne put longtemps la méconnaître
+
+Trop faible pour rien articuler, elle retire
+
+d'une voix bien faible, avec le ton du reproche
+
+c'est elle-même que j'adorai sans la connaître
+
+d'écrire pendant ce temps-là la lettre qu'on vient de lire
+
+Ne pouvant plus résister ensuite au désir
+
+la chambre où l'on avait mis Caroline
+
+Elle s'y rendit tout de suite, étant tout aussi
+
+on écrit votre histoire, c'en sera l'incident
+
+si j'avais pensé... mais j'avoue que cela m'était totalement
+
+obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement
+
+Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine
+arriva
+
+que plus alarmé. Il décidait que c'était la petite vérole
+
+Les soins assidus qu'il en prenait, la douceur
+
+qu'il entendait dire aux deux femmes qui le servaient, tout
+enfin y ajoutait
+
+cette passion et son devoir, en étaient l'unique cause.
+
+depuis vingt-quatre heures elle n'avait plus de connaissance
+
+le comte seul pouvait l'obtenir. Elle n'était tranquille
+
+qui pouvait tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu'il
+attribuait
+
+qui la menace n'empêchait de réparer... Il ne pouvait soutenir
+cette image
+
+qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme
+
+chambre inconnue, son père, son mari près d'elle, les
+reconnaît
+
+celle qui était devenue l'unique objet de sa vie
+
+le comte le regardait en silence, avec un air égaré
+
+dans un tiroir, remettant à les lire à un moment
+
+exactement à celle qu'il en avait reçue il y avait peu de
+temps
+
+cette lettre qu'on a vue dans le premier volume, cette lettre,
+écrite
+
+depuis cette lecture, elle s'était tant de fois reprochée. Ce
+n'était
+
+toute sa philosophie l'abandonnèrent
+
+Ce dernier lui jura que la comtesse vivait encore, et qu'il
+n'avait pas même
+
+une autre scène, une autre émotion les attendait encore
+
+se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras
+
+auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend
+
+Mais, où sommes-nous? Je ne puis me rappeler
+
+âme sensible, se réunira pour l'obtenir...
+
+je ferai tout ce qu'on voudra, et ce sera ma réponse.
+
+Son père fut donc introduit après d'elle. Il lui témoigna sa
+manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui
+de la laisser
+
+Il entra là-dessus dans des détails
+
+mais, mon père, dites-lui bien c'est pour elle, pour la revoir
+plus tôt; que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur... Dites-lui
+bien aussi qu'elle soit tranquille
+
+soit à la lui jouer de la flûte-traversière, sur laquelle il
+excellait. Ces sons pénétraient dans l'âme
+
+un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué,
+et qui confirma et les idées et les projets du comte
+
+d'où venait cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir
+
+en arrivant à Ronnebourg, et caché avec soin, qu'elle
+redemanda dès qu'elle eu repris la connaissance, et qui devint
+son bien
+
+la certitude qu'il n'est plus au bout du monde
+
+Car, tenez, cher frère, j'aimerais mieux mourir mille fois
+
+cette gaieté folle dont vous me plaisantiez
+
+comme l'ami de mon bon frère, mais comme le seul homme
+
+à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m'intéresser
+
+faire mon bonheur quand il la rendrait malheureuse
+
+Son coeur est donné; elle aime ailleurs; celui qu'elle aime le
+mérite et l'adore à son tour
+
+J'irai dans bien de temps voir par moi-même si votre coeur
+
+aucune puissance sur la terre n'aura pas le droit de vous
+contraindre
+
+il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disait
+
+plus tranquille sur le sort de Matilde, s'occupa du plan
+
+mais non pas celle d'en être le témoin
+
+je devais consacrer tout de suite le retour de mes forces
+
+Ma bonne maman n'existe plus, je le vois; j'ai donc tout perdu
+
+entrevit enfin l'avenir le plus heureux, et s'affligeait
+
+Le comte, qui n'entendait rien aux mensonges, la renvoya au
+chambellan, qui ne tarderait pas à revenir
+
+elle était seule héritière de la chanoinesse. Son testament
+
+une augmentation de fortune fût un sujet de s'affliger. Hélas
+
+émue à l'excès, se pencha sur lui, le releva tendrement
+
+Je sais bien que ce n'est et ne peut être que celle de
+l'amitié
+
+tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf
+
+tout l'empire des passions et leur tyrannique pouvoir
+
+{Fin du second volume}
+
+de ne point s'inquiéter s'il ne recevait pas encore la réponse
+
+dont le comte l'avait chargé, etc., etc.
+
+voilà ma fille qui désire avec passion de quitter
+
+Le roi pourrait trouver mauvais une plus longue absence; il
+m'a chargé de hâter votre retour à Berlin, d'un ton qui ne
+permet pas de délai; et, quant à moi, je ne puis
+
+Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres
+
+la permission d'être absent aussi longtemps
+
+il n'était donc plus possible d'en faire un mystère
+
+encore moins à l'amener à Rindaw, où tout nourrirait
+
+de paraître à la cour et de voir compagnie, et qu'on la
+laisserait
+
+et n'y recevoir personne les premiers mois de son séjour
+
+Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline serait
+
+qu'elle ne douta plus du tout de son indifférence
+
+sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins
+
+Souvent dépitée du peu de succès de ses soins
+
+que je n'ai plus d'ami, etc., etc.
+
+Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans
+réponse, il devait croire, et croyait en effet
+
+comment aurait-il pu s'en défendre de ces douces illusions
+
+l'avaient empêché d'y faire des progrès
+
+paraissait désirer de prolonger le temps de sa retraite
+
+ou bien n'est-ce point le souvenir de Lindorf qui l'anime
+
+L'expression, l'attendrissement marqué avec lequel elle
+chantait, prouvaient assez qu'elle avait un objet; mais est-ce
+lui-même? est-ce Lindorf?
+
+détachait de son cou un ruban noir qu'elle portait toujours,
+et que le comte avait pris jusqu'alors
+
+Ce moment fut affreux pour lui
+
+ou peut-être, et il en frémit plus encore, s'il l'avait revue
+
+de l'envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam
+
+à la passion dont il était tourmenté, à celle qu'il supposait
+à Caroline, plus il persista dans ce projet. Il en vint même
+
+enfin la frapper. Elle -- elle aimée? ne l'est-elle pas?
+
+à ma flamme, Ecouter le plus doux espoir. Mais puis-je
+m'abuser
+
+peut-être pense-t-il qu'elle subsiste encore
+
+Un laquais arrive; elle lui demande d'une voix tremblante
+
+Il m'a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignorait où
+M. le comte veut aller
+
+Caroline à peine a la force de le prendre
+
+il renferme l'arrêt de sa mort ou de sa vie
+
+Il était assez gros et adressé à Madame la comtesse
+
+Cette singularité la frappa...
+
+Elle renfermait un petit parchemin
+
+tout lui confirme la réalité de son malheur
+
+Non, ce n'est ni la haine, ni l'indifférence
+
+et détachant vivement le ruban qu'elle avait
+
+Mais par quelle magie étonnante ce portrait
+
+lui dit-elle, en lui montrant l'acte de divorce
+
+il éprouvait était au-dessus de l'expression
+
+sa résolution de la veille de s'éclaicir avec lui
+
+et je vais faire une fondation à perpétuité pour six mariages
+toutes les années
+
+qui annonçait à la fois ses talents et sa candeur
+
+monseigneur qui ait une plus belle femme, et c'est bien juste
+
+y consentit. On était au mois de décembre
+
+il n'est point de mauvaises saisons. Les jardins du comte
+
+elle ne les vit guère mieux à présent, mais s'y arrêta
+
+la ramena au château. Ils trouvèrent
+
+Voyez mon bonheur, disait-elle, de l'avoir justement
+
+avec tant de douleur. Cette preuve si forte
+
+mais le comte ne peut plus me méprendre sur leur objet
+
+ce moment les aurait tous dissipés: mais il n'en avait point
+
+loin de la cour, et de toute autre ambition
+
+oui, nous reviendrons, nous reviendrons ici, dit-elle
+
+c'est hier, c'est hier matin que j'étais un insensé
+
+mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans
+cette saison rigoureuse, étaient au-dessus
+
+la saison est toujours la belle quand on voyage
+
+et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de tout le charme
+de l'amour et de l'amitié. Chaque mot
+
+l'enivrait de bonheur et d'amour. La manière franche
+
+devait dissiper jusqu'à l'ombre même
+
+l'absence seule de leur objet pouvait éteindre
+
+ne pouvait se résoudre à lui ôter à l'avance
+
+la présence du comte, celle de Matilde... Lindorf est surpris
+
+Cet oiseleur donc avait attrapé par mille ruses un pauvre
+petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh!
+
+le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et
+un projet
+
+des liaisons de jeu avec quelques roués
+
+sensation. Et cela se disait en se regardant
+
+un homme bien blond, bien blanc, bien fat, bien vain, bien
+suffisant
+
+un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf était en
+Angleterre
+
+je lui parlais de son départ prochain, de l'Angleterre; mais
+si je voulais
+
+toujours garder pour soi quelque petite chose
+
+Quelle bonté charmante! sacrifier les intérêts de son frère
+aux miens! Je craignis d'en abuser
+
+La lettre était sortie; je me la laissai
+
+me dit mon amie en la prenant, de n'être jamais qu'à lui
+
+Oh, non, car je ne cesse de lui répéter
+
+autorisée par une raison de vingt-cinq ans, je crus
+
+de ne plus me fier du tout à ce sexe perfide
+
+porta une atteinte douloureuse au coeur
+
+que je haïssais tous les jours un peu davantage.
+
+et je lui disais: Ma tante, ma chère tante
+
+les hommes ont plus besoin de richesse que nous
+
+et quand il s'agit de le confirmer encore, mon coeur se serra
+
+mes sens, je repassai sur chaque mot que ma tante avait
+prononcé
+
+les hommes ne se tuent pas toutes les fois qu'ils le disent
+
+toutes celles que vous avez faites à Lindorf
+
+peut-être moins sûr que ce que je vais proposer
+
+On viendrait sûrement chez elle pour savoir si j'y étais
+
+je pars sans vous demander une permission
+
+me forcez-vous aujourd'hui à vous quitter, à m'éloigner
+
+J'espère qu'il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne
+suis plus
+
+promis de me revoir, et vint en effet assez tard
+
+à l'hôtel, elle ne me donnait pas deux heures avant d'être
+forcée d'épouser Zastrow
+
+les ordres durent donnés tout de suite pour avoir une chaise
+
+à la terreur, à l'effroi, à la consternation, à l'instant où
+je vois
+
+Nous disons à la fois; Matilde, Lindorf
+
+soutenait qu'elle devait avoir passé, et il envoyait
+
+à un inconnu, et de son manque total de délicatesse
+
+l'emportai dans la maison de poste
+
+rassemblées, je ressortis tout de suite; et
+
+mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance
+
+à recommencer si vous ne renoncez pas à toutes vos prétentions
+sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour
+Dresde
+
+que Lindorf, dans ce moment là, crut l'aimer
+
+Je crois même que pour être dans le grand costume, c'est moi
+
+de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années
+
+Comment, mon frère, après tant de preuves de plus vif intérêt
+
+pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez
+
+sa jeune rivale était décidée à la ferme résistance
+
+une suite de l'amour qu'elle a pour lui
+
+et s'impatienter d'arriver pour ne plus se quitter
+
+Les deux amis la partageaient cette impatience
+
+mais les hommes sentent bien moins vivement
+
+chercher à lui en inspirer pour un autre objet. O mon cher
+Lindorf
+
+dans vos sentiments, que je ne puis comprendre
+
+j'atteste cependant le ciel que, malgré
+
+pour qui j'aurais mille fois sacrifié ma vie
+
+à l'instant qui me découvrit mon crime
+
+je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon
+bureau
+
+rapidement sans savoir où j'irais, et sans penser
+
+où mon cheval me conduisait
+
+Soit que le physique influe sur le moral
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Caroline de Lichtfield, by Madame de Montolieu
+
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+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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