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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/26819-8.txt b/26819-8.txt new file mode 100644 index 0000000..31656ed --- /dev/null +++ b/26819-8.txt @@ -0,0 +1,14839 @@ +The Project Gutenberg EBook of Caroline de Lichtfield, by Madame de Montolieu + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Caroline de Lichtfield + ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne + +Author: Madame de Montolieu + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26819] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CAROLINE DE LICHTFIELD *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Madame de Montolieu (1751-1832) +(Elisabeth-Jeanne-Pauline Polier de Bottens, puis Madame de Crousaz, +puis Isabelle, baronne de Montolieu), _Caroline de Lichtfield +ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne_, +1786, édition de 1843] + + + + + + +CAROLINE + +DE LICHTFIELD. + + + Idole d'un coeur juste et passion du sage, + Amitié! que ton nom soutienne cet ouvrage; + Règne dans mes écrits ainsi que dans mon coeur; + Tu m'appris à connaître, à sentir le bonheur. + + +PARIS. -- IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNO + +IMPRIMEURS DE L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, + +Rue Racine, 28, près de l'Odéon. + + + +CAROLINE + +DE LICHTFIELD + +ou + +MEMOIRES D'UNE FAMILLE PRUSSIENNE; + + + +Par Madame la Baronne + +ISABELLE DE MONTOLIEU. + +Nouvelle Edition. + +PARIS. + +ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-EDITEUR, + +RUE HAUTEFEUILLE, 23. + +1843 + + + +PREFACE. + +Il y a, ce me semble, beaucoup de présomption et de témérité à +offrir encore au public une nouvelle édition de cette _Caroline +de Lichtfield_, déjà si connue, qu'elle ne présente plus aucun +intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n'a +rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a +survécu à tant d'autres qui valaient sans doute beaucoup +mieux; ce succès, dis-je, auquel j'étais loin de m'attendre, +m'a toujours paru quelque chose de si singulier, de si +surnaturel, que j'ose encore espérer la continuation de cet +étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma _Caroline_ à sa +naissance ne l'abandonneront pas à sa rentrée dans le monde. +Les enfants de ceux qui l'honorèrent de leur suffrage la +reliront peut-être avec plaisir; on daignera se souvenir que +la cour alors voulut bien l'approuver, s'en amuser quelques +instants, et peut-être voudra-t-elle aujourd'hui la protéger +encore: dès lors je n'ai rien à craindre, et je présente +_Caroline_ avec la douce espérance qu'elle sera bien reçue et +qu'elle retrouvera les mêmes bontés, la même indulgence. Les +François ne sont point aussi légers qu'on se plaît à le dire; +ils aiment toujours ce qu'ils ont aimé une fois; s'ils ont +quelque temps perdu vue les objets de leur affection, ils les +retrouvent avec transport; et j'ose croire, j'ose espérer que +le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline, +Lindorf et Matilde leur plairont encore, quoique ce ne soient +pas de nouvelles connaissances. + +Lorsque _Caroline_ fut imprimée le première fois, ce fut +vraiment _sans mon aveu_. Un de mes amis, homme de lettres, +connu par la seule bonne traduction du célèbre roman de +_Werther_, me demanda mon manuscrit, que j'avais écrit +uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnais +tous mes soins, et je ne songeais pas à le publier. Il le fit +imprimer sans me le dire et sans nom d'auteur, en ajoutant +seulement au titre: _Publié par le traducteur de Werther_. +Plusieurs personnes ont cru, d'après cela, que c'était moi qui +avais traduit _Werther_, et je saisis cette occasion de détruire +cette erreur: c'est M. George d'Eyverdun, l'ami dévoué du +célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les _Mémoires_ de +ce dernier (1) [(1) _Voyez_ Mémoires de Gibbon, tome II, page +402.], et j'étais alors cette _madame de Crousas_ qu'il veut +bien aussi nommer avec amitié. Il s'en est peu fallu que mon +modeste petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M. +d'Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et lorsque je +m'en plaignis, il me dit: "Je suis si sûr du succès de votre +roman, que, si vous voulez me le donner, j'y mettrai mon nom." +Je lui assurai que personne ne voudrait croire que le Tacite +anglais eût fait un roman; mais du moins il ne s'est pas +trompé, et _Caroline_, sans nom d'auteur, sans protection (1) +[(1) Je me trompe; madame de Genlis voulut bien protéger, dans +le temps, cette première édition.], arrivant d'une petite +ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu'il fallut +pardonner aux traîtres amis qui l'avaient fait connaître. +J'étais cependant alors si peu aguerrie avec le titre +d'auteur, avec l'idée de voir mon nom à la tête d'un livre, +que je ne pus me résoudre à l'y placer, lorsque, deux ou trois +ans après, j'en fis une seconde édition, imprimée à Paris avec +quelques changements, pour la distinguer de la foule des +contrefaçons et d'éditions fautives qui en paraissaient +journellement. Je mis seulement à celle-ci mes lettres +initiales, comme éditeur, _publié par madame le B. de M_, et +j'ajoutai un nom d'auteur supposé, pris dans le roman même, +celui du baron de Lindorf; ce qui donnait, à mon avis, plus +d'intérêt et de vraisemblance au roman. A présent que les +années, et plus de soixante volumes que j'ai signés m'ont +familiarisée avec ce genre de célébrité, je veux que _Caroline_, +qui contribue au succès de tous les autres, porte aussi mon +nom en toutes lettres. + +Ce serait, je crois, le moment de répondre à l'obligeant +reproche qu'on m'adresse sans cesse, de traduire au lieu de +composer. Il suffirait peut-être d'un seul aveu, assez +humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c'est que je +manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui +fait inventer des situations nouvelles, des événements +frappants ou intéressants, des caractères originaux; enfin de +tout ce qui entre dans la composition d'un bon roman. Il faut, +pour m'inspirer, que quelque chose, soit en réalité, soit en +récit, me saisisse, m'électrise: alors je puis peut-être +développer cette impulsion, l'étendre, y ajouter des +incidents, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti. +C'est ainsi que j'ai agi avec plusieurs de mes traductions; et +_Caroline_ elle-même doit son origine à un petit conte allemand +qui m'en avait fourni la première idée. Je dois dire cependant +que, dans la troisième édition, j'ai changé tout ce que +j'avais tiré de cette source, et que l'auteur du petit conte +lui-même, M. Antoine Wall, n'a pas voulu croire, en lisant +_Caroline_, qu'il m'eût aidée en rien. Mais il n'en est pas +moins vrai que j'ai besoin d'un peu d'aide. Quelques-unes de +mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce +ne sont pas les meilleures. Et qu'importe au lecteur, pourvu +que ce qu'il lit l'amuse et l'intéresse, que ce soit une idée +d'Isabelle de Montolieu, de madame de Pichler, d'Auguste +Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus? Je suis bien +plus sûre d'y parvenir en m'associant avec eux qu'en +travaillant toute seule, et j'ai un peu moins de +responsabilité. Je ne donne du moins au public français que +des ouvrages dont le succès est assuré, et que je m'efforce de +les rendre aussi agréables qu'il m'est possible sous leur +nouveau costume, éludant ainsi une espèce de voeu téméraire que +je fis lorsque je vis le succès inattendu de _Caroline_. Je +résolus en effet de m'en tenir là, et de ne pas risquer, par +une seconde production, de détruire l'espèce de charme ou de +prestige qui semblait attaché à la première. Il ne faut pas +fatiguer le bonheur; il s'échappe si facilement! Celui qui a +toujours accompagné _Caroline_ depuis son apparition se serait +peut-être évanoui sans retour si je lui avais donné bien des +frères ou des soeurs; ils auraient déplu peut-être, parce qu'on +ne plaît pas toujours, et la pauvre soeur aînée aurait été +enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m'aurait, je +crois, stimulée à tâcher de faire mieux: celui-là m'a +découragée, ou plutôt j'ai voulu en jouir sans craindre de le +perdre. La nombreuse famille étrangère qui j'ai adoptée n'a +pas nui à _Caroline;_ elle est restée l'enfant gâtée du public, +quoiqu'il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les +charmants _Tableaux de Famille_, _Marie Menzikoff_, _Falkenberg_ et +_Agathoclès_, auraient dû la faire oublier. Mais puisqu'on veut +bien l'aimer encore, la voilà mieux soignée et plus digne des +bontés qu'on a pour elle. Je n'y ai d'ailleurs rien changé, +puisqu'elle a plu telle qu'elle est; mais j'ai corrigé avec +grand soin les négligences de style et la musique des trois +romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n'avait pas +paru; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux +paroles. Je n'aurais pu faire mieux, et je les ai seulement un +peu rajeunis. J'en aurais sûrement trouvé de beaucoup plus +jolis dans la foule de ceux qu'on a bien voulu composer sur +mes paroles; mais un choix aurait été difficile et +désobligeant: c'est le seul motif qui m'ait décidée à préférer +ceux que j'ai faits moi-même sans être musicienne, et pour +lesquels j'ai surtout à réclamer l'indulgence. + +Isabelle de Montolieu. + + + +AU PUBLIC. + + J'aime les champs; c'est là, pendant l'été, + Près d'un ruisseau, dans un bois écarté, + Que je me livre aux rêves d'un coeur tendre. + L'hiver, rendue à la société, + Quelques amis se plaisent à m'entendre. + Dans les loisirs du champêtre séjour, + Quand j'essayai de peindre Caroline, + Quand j'embellis des roses de l'amour + L'hymen forcé de ma jeune héroïne; + Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein, + A l'amitié j'élevais un trophée, + Mon cher lecteur, je n'eus d'autre dessein + Que d'amuser, l'hiver, à la veillée, + Le cercle étroit des indulgents amis + Qui veulent bien, près d'un feu réunis, + Me consacrer leur oisive soirée. + Mais je n'eus point l'orgueilleuse pensée + Qu'au rang d'auteur tout à coup élevée, + J'occuperais les presses de Paris. + Qui m'aurait dit que ce modeste ouvrage, + Sans mon aveu, me vaudrait cet honneur, + Et du public obtiendrait le suffrage? + Le bon Gresset, dans un accès d'humeur, + Du nom d'auteur déplorant l'étalage, + +Dit quelque part que c'est un grand malheur (1) [(1) Epître à +sa Muse, tome I.]; + + Mais si ce nom vous faisait tant de peur, + Eh! mon ami, qui vous forçait d'écrire? + J'aime bien mieux ici, mon cher lecteur, + A mon destin tout bonnement souscrire; + Car, après tout, un auteur a beau dire, + On n'est plus dupe, et l'on sait aujourd'hui + Qu'au fond du coeur le plus sage désire + Que dans le monde on parle un peu de lui. + Mais, dira-t-on, la mode, le caprice, + Ont au public extorqué maint arrêt + Dont nos neveux un jour feront justice. + Je le veux bien; mais le dépit secret, + Mais l'amour-propre ont-ils moins d'intérêt + A l'accuser d'erreur ou de malice? + Moi, je te juge avec plus d'équité, + Mon cher public, et, tout bas, je suppose + En ma faveur que mon sexe t'impose, + Et me soustrait à ta sévérité. + Ton indulgence est-elle méritée? + Je n'en sais rien, mais je veux en jouir. + D'un peu d'encens on peut être flattée, + Et son parfum nous fait toujours plaisir. + Dans ses ennuis, qu'un auteur misanthrope, + Qui de son siècle essuya les dédains + Mette sa gloire au bout d'un télescope, + Dans les brouillards et les siècles lointains; + Ah! laissons-lui cette flatteuse idée! + Moi, sans viser à tant de renommée, + J'aime bien mieux des succès plus certains. + Oui, du public, si ma plume estimée + Avec éloge est quelquefois citée; + Si je puis plaire à mes contemporains; + De mes amis si je suis regrettée + Quand du Léthé j'aurai franchi le bord, + Postérité tant de fois réclamée, + Je te tiens quitte, et je bénis mon sort. + +Isabelle de MONTOLIEU. + + + +Caroline de Lichtfield (1) [(1) Le nom de _Lichtfield_ est +plutôt anglais qu'allemand: en effet, la famille du +chambellan, père de Caroline, était originaire d'Angleterre, +quoique naturalisée depuis longtemps à Berlin.], à peine âgée +de quinze ans, revenait un soir d'une noce de village. Ses +seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand +chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, +n'empêchaient point Caroline de regarder les villageois comme +des hommes, d'égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de +les animer par sa présence, de partager leurs innocents +plaisirs. + +Le coeur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante +joie, des danses sous l'ormeau, de la collation champêtre, +Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse +de Rindaw, et lui dit avec feu: -- O maman, maman! comme c'est +joli une noce! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée? + +Cette question et le titre de celle à qui elle était adressée +disent assez que ce nom si doux de mère était donné par +l'amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n'était +pas même parente de la baronne de Rindaw; mais si +l'attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus +peuvent quelquefois remplacer ceux d'une mère, jamais on n'eut +plus le droit d'être appelée _maman_. Caroline avait perdu la +sienne en naissant, elle ne lui devait que la vie: combien +elle devait plus à la bonne chanoinesse! + +Depuis l'instant où celle-ci avait pris cet enfant chez elle, +occupée d'elle seule, n'existant que pour sa chère Caroline, +elle s'était consacrée entièrement à son éducation; mais elle +en était bien récompensée par les grâces, les vertus, l'amour +de sa fille adoptive. Chaque jour augmentait leur amitié +mutuelle. A mesure que la raison et la sensibilité de Caroline +de développaient, elle sentait tout ce qu'elle devait à son +amie; et la reconnaissance et l'habitude serraient un lien +plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l'âge et la +légèreté de Caroline n'avaient pas encore permis d'y joindre +la confiance: elle ignorait donc les motifs de la retraite, du +célibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle. + +Un sourire équivoque redouble sa curiosité; elle répète plus +vivement encore sa question. -- Ma bonne maman, pourquoi ne +vous êtes-vous mariée? Pourquoi ne suis-je pas tout de bon +votre fille? Je ne vous aimerais pas mieux, mais il me semble +que vous seriez plus heureuse. + +La chanoinesse s'attendrit, embrassa son élève. -- Ma chère +fille!.... oui, tu devais l'être... oui, je méritais ce +bonheur; et si ton père... Mais c'est une trop longue +histoire... une autre fois. + +Annoncer une histoire à une fille de quinze ans, et ne pas la +lui raconter, c'est une chose impossible. + +Voilà Caroline à genoux: elle prie; elle presse; elle joint +ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus +tendre amie; et cette amie, qui ne pouvait rien lui refuser, +qui d'ailleurs aimait beaucoup à parler, et surtout d'elle-même, +qui depuis longtemps n'a de confidents que les arbres de +ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à +Caroline, attentive, ce que nous allons dire le plus +brièvement possible. + +La baronne de Rindaw n'avait pas toujours vécu dans la +retraite. + +Première dame d'honneur de la reine, sa beauté a fait jadis +grand bruit à la cour, et lui valut bien des hommages. Elle +distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron +de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors libre, +jeune, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus +séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes. + +Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la +plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme +elle aimait, contente de régner sur un coeur aussi fidèle, elle +attendait sans impatience que de légers obstacles qui +retardaient leur union fussent levés, et lui permissent enfin +de pouvoir couronner l'amour et la constance de son cher +baron. + +Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutait encore +à son bonheur. Elle jouissait de tous les plaisirs du +sentiment; et en attendant l'instant d'être la plus heureuse +des femme, elle était la plus heureuse des amantes et des +amies. + +Cette amie qu'elle chérissait si tendrement, acquit à cette +époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea +vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore; car, +huit jours après cet événement, une belle lettre, signée par +son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu'ils +étaient mariés. + +A cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et +se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha +au fond d'un tiroir cette fatale lettre moins effacée par le +temps que par ses larmes. Elle la lut; et Caroline, la douleur +dans l'âme, disait en gémissant: C'est mon père, c'est ma mère +qui vous ont rendue si malheureuse!... ah! comment pouvez-vous +m'aimer? + +Chère enfant, je serais trop injuste si je te rendais +responsable de leurs torts envers moi; je le serais même d'en +vouloir encore à tes parents. Ta pauvre mère a bien expié ses +torts par sa mort prématurée, ton père a voulu réparer la +sienne; et toi, ma Caroline, ne fais-tu pas le bonheur de ma +vie? Puis-je m'affliger d'une union que t'a donné la +naissance? Crois plutôt que je la bénis tous les jours. +T'aurais-je raconté cette histoire, si je n'avais pu justifier +tes parents à tes yeux? Aime ton père, ma fille, respecte la +mémoire de ta mère: écoute la fin de mon récit, et console-toi. + +Un doux sourire effaça l'impression du chagrin sur le charmant +visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se +rapprocha d'elle, et lui prêta de nouveau toute son attention. + +La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout +à fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de +cette lettre; de la résolution qu'elle prit à l'instant même +de quitter pour jamais le cour et le monde, de fuir tous les +hommes, de renoncer au mariage, et d'ensevelir dans la plus +profonde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette +résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa +place à sa cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque +temps, puis obtint une permission d'habiter son château de +Rindaw, qu'elle ne quitta plus. + +Penser à son perfide amant, renouveler ses serments de +constance éternelle, lire des romans du matin au soir, +chercher des rapports de situation entre elle et l'héroïne du +livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets; voilà quelle +fut sa triste existence pendant quelques années. Elle +commençait enfin à s'accoutumer à cette vie, à oublier les +ingrats dont elle se croyait oubliée, lorsqu'une lettre de +l'infidèle chambellan vint le rappeler à son souvenir; et +cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservait +toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu'elle affecta +beaucoup. + +Le chambellan apprenait à son ancienne amie et la naissance de +sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette +naissance devait coûter la vie; car il ne restait plus +d'espoir de la sauver. Tourmentée du remords, son unique désir +était d'obtenir, avant d'expirer, le pardon de la chanoinesse; +elle osait la conjurer de venir recevoir son dernier soupir; +le chambellan sollicitait instamment cette grâce; tous deux +connaissaient trop bien son âme généreuse pour craindre un +refus. + +Ah! maman! maman!.... dit Caroline en sanglotant....... ô mon +Dieu, quelle fut votre réponse? -- Mon unique réponse, mon +enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême +diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première +entrevue auprès du lit de ta mère expirante, fut tout ce qu'on +peut imaginer de plus touchant. Je n'ai lu dans aucun roman de +scène plus intéressante; il faudrait un Richardson pour la +décrire, et je ne l'essayerai pas: le souvenir d'ailleurs me +donne trop d'émotion; mais tu peux te la représenter. -- Ah! +oui, oui, dit Caroline, je vous vois pardonner de bon coeur à +ma pauvre mère, et vous charger d'élever son enfant. Ah! +maman, ma bonne maman, que ne vous dois-je pas! Celle qui m'a +donné le jour est morte en paix, et vous l'avez remplacée. + +C'est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta mère que +tout était oublié, je la vis se tourmenter encore de l'idée +que sa fille serait mal élevée et peut-être malheureuse. Ton +père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au +prince, t'aurait sans doute négligée. J'approuvai ses tendres +craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre +avec moi, de te garder jusqu'à ton mariage, de te servir de +mère. Elle voulait plus encore..... Ah! soyez-la réellement, +me disait-elle; remplacez-moi tout à fait; épousez son père; +reprenez vos droits sur ce coeur que je vous ai si indignement +enlevé.... que ma mort expie et répare ce crime! -- Ah! oui, +maman, interrompit Caroline, je pensais bien aussi cela. +Pourquoi donc n'avez-vous pas épousé mon père? + +L'amour outragé ne doit jamais pardonner, dit la chanoinesse +avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l'amitié, +c'est autre chose. Elle peut être indulgente; mais +l'amour..... l'amour a ses lois immuables; il y aurait de la +lâcheté à s'en écarter. Un amant infidèle est un être contre +nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. -- Cependant vous +avez pardonné à mon père. -- Oui, mais seulement depuis qu'il +se content d'être mon ami, et que l'amour est presque éteint +dans mon coeur. Il m'a témoigné tant de respect, de soumission, +de reconnaissance, quand il a vu que je t'adoptais également +pour ma fille et mon héritière, que j'ai fini par en être +touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan; il +sent ce qu'on fait pour lui. + +Elles en étaient là quand le bruit d'un carrosse interrompit +leur entretien. + +On regarde, c'était le grand chambellan lui-même. + +Caroline courut au-devant de son père. La chanoinesse +s'approche d'une glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son +grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec +toute la majesté convenable, et l'attend avec la tendre +émotion qu'il lui inspirait toujours. + +L'histoire de la baronne avait un peu prévenu la jeune +Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins +de joie qu'à l'ordinaire au-devant de lui; mais les tendres +caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts +passés; elle y fut d'autant plus sensible, qu'elle n'y était +pas accoutumée. + +Froid, égoïste, courtisan enfin s'il en fut jamais, il +connaissait peu les doux sentiments de la nature. Séparé de sa +fille dès sa naissance, ne la voyant qu'une ou deux fois par +an, il la connaissait à peine, et l'aimait plutôt comme +l'héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que +comme la plus aimable des jeunes filles. + +Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse, cet héritage +qu'elle destinait à son élève était le moindre de ses +bienfaits. Caroline lui devait l'éducation la plus soignée et +pour le coeur et pour l'esprit, une raison souvent au-dessus de +son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée +cependant des grâces et de l'usage du monde, qui, jadis à la +cour, distinguaient madame de Rindaw, et qu'elle avait +conservés dans sa retraite. Elle avait développé chez son +élève des talents qui n'attendaient que l'occasion de se +perfectionner: on ne s'apercevait enfin que Caroline était +élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une +aimable franchise, une ignorance du mal, une gaieté douce, +continuelle, que l'on conserve rarement à la ville, même +jusqu'à l'âge de quinze ans. + +Mais comment cette chanoinesse, qui n'a lu que des romans, qui +ne s'est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable +d'élever cette fille charmante? On aurait tort de juger madame +de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins +l'extrême bonté de son coeur et la simplicité de son caractère. +Confiante à l'excès, jugeant tout le monde d'après elle-même, +ne sachant pas garder un secret au delà d'une demi-heure, +ignorant l'art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on +ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde, et surtout +à la cour. + +L'événement qui la força à la retrait fut plutôt un bonheur +qu'une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son +indiscrétion, sa bonté même, lui auraient sans doute attiré de +plus grands chagrins encore dans le séjour de l'intrigue et de +la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir; et +ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire +refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais +satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle +amitié, s'attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, +et se mit réellement en état, par de bonnes lectures, des +études suivies, de remplir la tâche qu'elle s'était imposée. +Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu'une tournure +sentimentale, romanesque, et quelques légers ridicules bien +rachetés par les vertus les plus réelles, l'âme la plus +sensible, le coeur le plus excellent. + +Allons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il +fit à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva +charmante, remercia beaucoup son amie de l'avoir rendue telle, +et finit par dire qu'il l'emmènerait le lendemain; qu'il +venait la chercher par l'ordre du roi pour qu'elle assistât à +de brillantes fêtes qu'on devait donner à la cour. + +Le commencement de ce discours avait d'abord effrayé Caroline. +Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa +volière, ses bons amis du village...... Elle rougit, et baissa +des yeux qui se remplissaient de larmes; mais la suite vint +les tarir. + +Quelle est la fille de quinze ans que le mot de _fêtes +brillantes_ n'ait pas émue et consolée? Elle releva ses yeux +animés par le plaisir. -- Ce sera donc bien beau, papa? Je +danserai; j'irai à la comédie; je..... Ah! je reviendrai +bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se +précipitant dans les bras de son amie....... ou, je n'irai +pas... oui, j'aime mieux n'y pas aller, si papa le permet. + +Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissait à l'idée de +se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite +et si touchante. + +Son père ne répondit rien; mais, se levant avec solennité, il +pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une +audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit: il +lui présenta respectueusement la main; tous deux sortirent, et +laissèrent Caroline hésiter sur ce qu'elle voulait, désirant +les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne +point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l'amitié. + +La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne +rentrèrent qu'après une demi-heure. La baronne paraissait +avoir pleuré; cependant elle sourit à Caroline, lui dit +qu'elle consentait avec plaisir à son petit voyage a Berlin, +qu'elle le désirait même: et si cela ne suffit pas, dit-elle, +je l'ordonnerai. + +Caroline, forte content d'accorder le plaisir et le devoir, +promit d'obéir, et courut se préparer à partir le lendemain +matin. La soirée était déjà avancée; elle revit peu son amie; +mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappait, ce peu +de temps aurait suffi pour l'éclairer sur les motifs de ce +voyage. Elle n'entendit rien, ne comprit rien. + +Pendant tout le souper elle ne songe qu'aux belles fêtes, +trouve le roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de +revenir bientôt lui conter tout ce qu'elle aura vu, puis la +quitte baignée de ses larmes et de celles qu'elle verse elle-même, +et qui sont bientôt essuyées par l'espérance du plaisir +et par celle du retour. + +La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au roi +par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze +ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée +avec l'élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à +une fête nouvelle, Caroline ne pensait à Rindaw que pour +écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenait une exacte +correspondance. + +Dans les premières lettres qu'elle reçue d'elle, Caroline crut +entrevoir qu'il était question de la marier, et que c'était +dans ce but qu'on l'avait amenée à Berlin; mais cette idée +glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d'autant +plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisait +la cour; aucun n'était admis chez son père, et lui-même +paraissait plus occupé de la garder avec soin que de penser +encore à l'établir. + +Deux mois s'écoulèrent ainsi. Ils avaient paru bien courts à +Caroline; et lorsque son père lui dit un jour en finissant de +déjeuner: Eh bien! ma fille, voici deux mois que vous êtes à +la Cour; comment trouvez-vous ce séjour? Charmant! Répondit-elle +bien vite. Mais quoi! déjà deux mois? je ne l'aurais pas +cru. Ah! comme je me suis amusée pendant ce temps-là! -- Votre +réponse me plaît et m'inquiète, ma chère enfant. Je suis +charmé d'apprendre que vous aimez le lieu où vous êtes appelée +à vivre; mais je ne voudrais pas qu'une préférence +secrète...... Mon enfant, dit-il en écartant la table à thé, +et avançant son fauteuil plus près d'elle, ouvre ton coeur à +ton père; ce coeur est-il aussi libre que lorsque tu quittas +Rindaw, et depuis que tu es à la cour n'as-tu distingué +personne? + +Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou +moins celle à qui elle s'adresse. + +Cependant Caroline aurait pu répondre hardiment. Son jeune +coeur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins +de son enfance, n'avait encore palpité que pour des plaisirs +innocents comme elle. + +A Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui +chantait mieux que les autres, la lecture d'un conte des fées, +une noce champêtre et l'histoire de son amie, avaient eu seuls +le droit de l'intéresser et de l'émouvoir. Depuis qu'elle +habitait la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode +nouvelle, les avaient remplacés; mais Caroline n'imaginait pas +même encore qu'un homme pût influer sur le bonheur ou le +malheur de sa vie. Dans des instants de loisir ou d'insomnie +(et ils étaient rares), il lui était arrivé de penser pendant +deux minutes à l'histoire de sa bonne maman, à cette passion +si tendre et si mal récompensée. Maman était bien bonne, +disait-elle alors, de s'affliger ainsi; ne croirait-on pas +qu'il n'y avait que mon père au monde? Il fallait l'oublier +bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n'imaginait +aucun chagrin dont une valse ou une contre-danse ne dût la +consoler; et les meilleurs, les plus infatigables danseurs +étaient sans contredit ceux qu'elle préférait. Mais, le bal +fini, Caroline dormait douze heures de suite, se réveillait en +chantant, et se préparait à une nouvelle fête sans songer au +danseur de la veille. La question de son père la surprit donc +plutôt qu'elle ne l'embarrassa. + +Caroline garda quelques minutes le silence; puis elle dit avec +un sourire ingénu: Je ne vous comprends pas bien, mon père. +Distinguer quelqu'un....., je n'entends pas ce mot..... +Serait-ce aimer, par hasard? + +-- Distinguer, c'est-à-dire préférer...., aimer, si tu le veux, +désirer d'unir son sort à l'objet de cette préférence. + +-- Ah! j'y suis, dit-elle étourdiment..... C'est ce que ma +bonne maman de Rindaw sentait pour vous autrefois. Ah! +vraiment non, papa, je n'ai garde d'aimer quelqu'un ainsi; +cela cause trop de chagrin...... Elle allait continuer, mais +elle vit son père froncer le sourcil; elle craignit de lui +avoir fait de la peine, et se tut baissant les yeux. -- Je ne +sais, reprit le chambellan en se levant, ce que madame de +Rindaw a pu vous confier; mais vous avez dû voir, par son +exemple, que les beaux sentiments ne servent à rien, et par le +mien, que l'on peut, que l'on doit toujours les sacrifier aux +convenances. Si, en suivant cette belle passion, je n'avais +point épousé votre mère, Caroline de Lichtfield serait-elle +actuellement héritière de vingt-cinq mille écus de rente? +Pourrait-elle prétendre au premier parti du royaume? Plus +heureuse que moi, ma fille, tu n'as point de sacrifices à +faire, puisque ton coeur est libre. Cette fortune immense, que +tu me dois, te dispense d'en chercher ailleurs, mais non de +remplir tous les voeux d'un père qui ne désire que ta gloire et +ton bonheur. Tu n'as qu'à dire un mot, ils sont assurés pour +la vie. -- Et quel est ce mot, mon père? reprend Caroline avec +une émotion qui s'augmentait à chaque instant. Mille idées +confuses se croisaient dans sa tête: il s'agissait d'un +mariage; cela n'était pas douteux. Elle pensa rapidement aux +hommes qu'elle avait vus, et ne s'arrêta sur aucun, parce +qu'ils lui étaient tous également indifférents. Elle attendait +cependant avec impatience la réponse de son père: il avait +l'air de la préparer. + +Vous ne connaissez encore, ma chère fille, lui dit-il d'un ton +sentimental et pathétique, que les beaux côtés de votre +situation; vous ignorez combien nos chaînes dorées sont +quelquefois pesantes...... L'effroi se peignit dans les yeux +de Caroline... Mais j'espère, ajouta-t-il, que celles qui +doivent lier ma Caroline seront aussi douces, aussi légères +qu'elle le mérite; elles seront du moins assez brillantes pour +faire envier son sort à toutes les femmes. Dis-moi, mon +enfant, ne seras-tu pas bien enchantée d'être dans quelques +jours comtesse de Walstein, ambassadrice en Russie, et +l'épouse du favori déclaré de ton roi? Ne crois pas, d'après +cela, que je te destine à devenir la femme d'un vieillard. +L'époux que je te propose doit ses honneurs à son nom, à son +mérite, à la faveur dont il jouit; il n'a guère plus de trente +ans. -- Et je serai sa femme? dit Caroline en levant sur son +père des yeux où brillait une modeste joie; je serai comtesse, +ambassadrice? -- Tu n'as qu'à dire un mot: _Mon père, j'y +consens, et je vous le promets_. -- Ah! de tout mon coeur, +dit-elle en lui tendant la main et baisant les siennes avec +transport. Oui, papa, je vous le promets, et j'obéirai avec +plaisir... Mais..., mais, ajouta-t-elle après un instant de +réflexion, où donc est-il ce comte? je ne l'ai jamais vu... Si +j'allais ne pas l'aimer... ou ne pas lui plaire? -- Vous +l'épouseriez également, ma fille. Ce n'est pas votre coeur +qu'on vous demande, c'est votre main; et c'est un monarque +absolu qui vous fait l'honneur d'en disposer en faveur de +l'homme qu'il aime le mieux. On se plaît toujours assez quand +on réunit de part et d'autre toutes les convenances; cet +établissement remplirait les voeux du père les plus +ambitieux...... + +Cependant Caroline demandait toujours où se cachait M. de +Walstein, et pourquoi elle ne l'avait point vu. + +Son père lui apprit alors que le comte était arrivé, seulement +de la veille de son ambassade de Saint-Pétersbourg; que +c'était par l'ordre du roi qu'il était allé chercher sa fille +à Rindaw pour la marier. La chanoinesse en était instruite; +elle approuvait cette alliance. + +Le chambellan remit à Caroline une lettre de son amie, où +celle-ci la pressait d'obéir à son père, et qui peut-être eût +achevé de la décider quand elle aurait balancé; mais elle n'y +songeait pas. Son père lui dit encore qu'elle serait déjà +mariée, sans une maladie fâcheuse qui avait retenu le comte +plus d'un mois à Dantzick: on avait même craint pour sa vie; +et le chambellan n'avait pas cru devoir parler à sa fille d'un +engagement qui peut-être allait se rompre de lui-même. J'en +aurais été bien fâchée, dit la naïve Caroline. -- Et moi +peut-être plus encore, reprit le chambellan. On ne retrouve pas +facilement un tel établissement; mais toutes mes craintes sont +évanouies. Le comte arriva hier au soir très-bien portant. Le +roi me fit appeler à l'instant, me présenta mon gendre futur, +et m'ordonna de tout préparer pour qu'il le devînt au plus +tôt. Je ne pouvais donc plus retarder de vous apprendre votre +sort: il est fixé sans retour. Ma seule crainte était que +votre coeur n'eût fait un choix parmi nos jeunes seigneurs, et +que je ne fusse dans le cas d'exiger un sacrifice; mais je +suis bien rassuré; je vois que vous sentez, comme vous le +devez, les avantages de l'union que vous allez former. Je vais +à la cour annoncer votre consentement, j'y dînerai, et ce soir +je vous amènerai le comte. Allez vous habiller, ma fille, et +vous préparer à le recevoir comme celui à qui vous +appartiendrez dans quelques jours. + +La docile Caroline lui renouvela sa promesse. Il l'embrassa +tendrement, et sortit bien content d'elle, et plus encore de +lui-même et de ses talents pour les négociations. + +Il est certain que lorsque son intérêt était en jeu, il avait +une certaine éloquence naturelle qui, dans l'occasion, lui +tenait lieu d'esprit, de sensibilité, et le faisait parvenir à +son but; mais cette fois il avait eu un peu de peine à +réussir. Caroline n'aimait encore que le plaisir, et ne voyait +dans ce brillant mariage qu'un moyen de le fixer: aussi ce fut +la seule idée qui l'occupa lorsque son père l'eut laissée. + +On s'attend peut-être qu'elle va réfléchir bien sérieusement +sur tout ce qu'on vient de lui dire, sur l'engagement qu'elle +a pris, sur le changement prochain de son sort. A vingt ans, +il y aurait là de quoi rêver au moins toute la matinée; mais à +quinze, on ne peut s'occuper si longtemps du même objet. +Cependant Caroline resta bien dix minutes immobile à la place +où son père l'avait laissée; et c'était beaucoup pour elle. +Enfin, voyant qu'à force d'avoir à penser, elle ne pensait à +rien, et que ses idées s'embrouillaient dans sa tête, elle se +leva brusquement, courut à son piano, où, pendant une demi-heure, +elle joua des contre-danses et des valses. Il lui vint +tout à coup à l'esprit, en les jouant, que le comte les +répéterait avec elle, et qu'il serait assez doux d'avoir +toujours un danseur à ses ordres... Un danseur!.... son +excellence! Eh! oui, sans doute, un danseur. On sait que le +baron avait eu soin de prévenir sa fille que, malgré son rang, +ses dignités, M. l'ambassadeur n'avait tout au plus que trente +ans, et cette circonstance lui plaisait peut-être tout autant +que les titres. Quoique ce fût le double de l'âge de Caroline, +elle avait fort bien remarqué depuis qu'elle était à la cour, +que les hommes de trente et les femmes de quinze pouvaient se +convenir parfaitement. + +Ce fut donc en formant un projet de danse continuelle dans son +nouveau ménage, qu'elle courut au jardin cueillir son bouquet +pour la soirée. Tout en le cueillant, elle vit voltiger autour +des fleurs quelques beaux papillons, s'échauffa longtemps à +les poursuivre, n'en prit pas un seul, et se consola en +pensant que le comte serait peut-être plus leste qu'elle, et +saurait mieux les attraper. Quand nos serons deux, dit-elle en +sautant, ce serait avoir bien du malheur de les laisser +échapper. + +Elle alla ensuite se mettre à sa toilette, où bientôt l'idée +des bijoux qu'elle allait avoir, des parures de toute espèce, +des équipages, etc., effaça celle des papillons et de la +danse, ou plutôt la promena de plaisirs en plaisirs. + +Comme madame l'ambassadrice sera brillante, fêtée, enviée! +comme de beaux diamants feront mieux dans mes cheveux que +cette fleur! Enfin le bonheur conjugal de Caroline, fondé sur +la danse, les papillons et la parure, lui parut la chose du +monde la plus assurée. Elle se trouva d'avance la plus +heureuse des femmes, employa tous ses soins pour être belle +aux yeux du comte, et l'attendit avec une impatience mêlée +tout au plus d'une sorte de crainte de ne pas lui plaire: +quant à lui, elle était sûre qu'il lui plairait à l'excès. + +Caroline réfléchissait quelquefois. Une réflexion profonde +l'avait persuadée que le comte était tout ce qu'il y avait de +plus charmant. Il est le _favori_ du roi, lui avait dit son +père: or ce mot de _favori_ signifiait beaucoup de choses dans +l'idée de Caroline. Elle se rappelait fort bien qu'à la +campagne elle avait aussi sa petite cour, et ses petits +favoris: l'oiseau _favori_, le chien _favori_, le mouton _favori_, +toujours les plus jolis de leur espèce: donc le _favori_ d'un +roi devait nécessairement être le phénix de la sienne, et le +plus beau et le plus aimable des êtres. + +Elle en était si convaincue, et se réjouissait si fort de le +voir, que, lorsqu'on vint l'avertir qu'il était là et que son +père l'attendait, elle ne fit qu'un saut jusqu'à la porte du +salon. Elle y trouva le chambellan, qui lui rappela sa +promesse, lui prit une main qui tremblait peut-être autant de +plaisir que d'émotion, et, l'exhortant à être bien +raisonnable, la conduisit auprès de ce favori du roi. + +Caroline leva les yeux, et fut si frappée de ce qu'elle vit, +que, les couvrant à l'instant de ses deux mains, elle fit un +cri perçant, et disparut comme un éclair. + +Pendant que son père la suit, qu'il emploie toute l'éloquence +paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le +portrait du comte, et justifions l'effroi qu'il inspire à +l'innocente et jeune Caroline. + +Le comte de Walstein n'avait en effet guère plus de trente +ans; mais une énorme cicatrice qui lui couvrit toute une joue, +sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille +voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnaient l'air +d'en avoir au moins cinquante. Son grand oeil noir était assez +beau; mais, hélas! il n'en avait qu'un: l'autre, caché sous un +large ruban noir, était sans doute perdu par le coup de feu +qu'il avait reçu. Il était né pour être grand et bien taillé; +mais son attitude courbée lui ôtait cet avantage. Il avait le +jambe belle; mais cet homme, qui devait danser du matin +jusqu'au soir et courir après des papillons, marchait avec +peine en boitant excessivement. + +Tel était l'extérieur du comte: on verra dans la suite si le +moral y répondait. En voilà bien assez sans doute pour excuser +le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être si +elle se fût donné le temps de l'examiner, aurait-elle trouvé +sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la +caractérisait; mais elle n'avait vu que la cicatrice, que +l'oeil qui lui manquait, que son dos voûté, sa perruque et sa +jambe traînante. + +La première impression était reçue; et la triste Caroline, +presque évanouie dans son appartement, entendait à peine les +sollicitations de son père pour l'engager à revenir. Elle n'y +répondait que par des torrents de larmes; enfin elle se trouva +si mal, qu'il fallut la délacer. Son père, voyant qu'il était +impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du +comte; il réfléchit même qu'il valait mieux rentrer seul, et +qu'un mal subit survenu à sa fille lui servirait d'excuse. + +Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu'on +lui avait faite, et n'en soupçonnant que trop le motif; mais +le grand chambellan avait une éloquence si persuasive quand il +voulait parvenir à ses fins, et l'employa avec tant de succès +dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu'une douleur +de tête violente, suite de l'émotion de la journée, avait +seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être +aussi feignait-il de le croire; on ne sait trop sur quoi +compter avec les courtisans; ils savent dérouter l'historien +le plus exact. Quoi qu'il en soit, il se sépara du chambellan +avec l'espoir de retrouver le lendemain mademoiselle de +Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond +de ce qui venait de se passer. + +Il ne pouvait être amoureux de Caroline, qu'à peine il avait +entrevue; mais ce mariage lui convenait à tant d'égards, qu'il +y avait attaché l'idée du bonheur de sa vie; ensuite le roi le +voulait, raison qui devait être aussi décisive pour son favori +que pour son chambellan; elle était si forte pour celui-ci, +qu'il n'avait pas même imaginé qu'on pût lui résister. + +Il aurait mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la +figure du comte. Il le sentit trop tard, et s'en repentit +mortellement; mais il avait cru qu'il valait mieux d'abord +extorquer sa promesse; que Caroline, intimidée, n'oserait y +manquer; et il n'avait point prévu l'effet de son +saisissement, rendu plus profond par l'idée qu'elle s'était +formée du comte. + +Dès qu'il fut libre, il revint auprès d'elle, et la trouva +dans le même état où il l'avait laissée; elle eut cependant la +force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas +sacrifier sa fille. Il vit qu'elle était trop émue dans ce +moment pour qu'il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même +de l'excès de sa douleur; et, la relevant avec tendresse, +il lui dit de se calmer; qu'il lui parlerait le lendemain +matin; qu'il ne voulait que son bonheur. Il la quitta en +l'exhortant à prendre quelque repos. + +Le malheureux qui se noie s'accroche à un brin de paille. +Caroline saisit avec ardeur cette lueur d'espérance, et fut +presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle; il m'aime; +il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah! s'il veut le bonheur +de Caroline, il ne l'unira pas à son monstre qui a une bosse, +une perruque, et n'a qu'un oeil et qu'une jambe. + +Elle était dans l'âge où l'on porte à l'extrême la douleur et +la joie. D'abord elle s'était crue perdue sans ressource: à +présent elle se croit pour jamais délivrée du comte, et +reprend à peu près sa gaieté du matin; mais encore abattue, +elle se couche, et s'endort en pensant au singulier goût des +rois dans le choix de leurs favoris, protestant bien que, si +elle était reine, le comte de Walstein ne serait pas le sien. + +Son sommeil fut aussi doux, son réveil aussi tranquille que si +rien ne l'avait agitée. A peine lui restait-il encore, le +lendemain, cette légère impression d'effroi que laisse un +songe fâcheux, et lorsque son père entra chez elle, il +retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec +lesquels il était reçu tous les matins. Plus caressante, plus +empressée même qu'à l'ordinaire, elle semblait le remercier à +chaque instant de sa condescendance dont elle ne doutait pas; +et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s'était passé +la veille, tout en elle exprimait la reconnaissance, la joie. +Elle se livrait d'autant plus à l'espoir, que son père, au +lieu de lui faire des reproches, l'accablait d'amitiés. + +Aimable enfant! jouis de ta douce illusion; tu n'as vécu que +deux mois à la cour; tu ne sais pas encore que l'âme d'un +courtisan est fermée à tous les sentiments de la nature. Tu +crois avoir un père, un tendre père; et tu vas bientôt +apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux +que ceux de ministre et de grand chambellan. + +Cependant le baron chérissait sa fille. Après ses emplois, sa +fortune, elle était certainement ce qu'il aimait le plus au +monde; mais ces deux objets passaient avant tout. D'ailleurs +il croyait de bonne foi assurer le parfait bonheur de Caroline +par un mariage aussi brillant, fait sous les auspices du roi +et par son ordre. Très-décidé à le terminer de gré ou de +force, il voulut d'abord essayer d'y parvenir par la douceur. +Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les +serrant tendrement: Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père? -- +Oh! si je l'aime! répondit-elle en embrassant ses genoux, +qu'il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra +jusqu'où peuvent aller l'amour, le respect de sa +reconnaissante fille. -- Je n'en doute pas, mais j'exige une +autre preuve. -- Tout, tout ce que vous voudrez, mon père, +excepté... Elle allait dire d'épouser le comte; mais le baron, +reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la +bouche avec la main... Point d'exception, Caroline; la +première preuve d'amour que je vous demande, c'est de +m'écouter en silence. + +Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père était entre +vos mains? -- Votre vie? Je la sauverais aux dépens de la +mienne; en pouvez-vous douter?.... Mais comment...., +pourquoi... -- Je n'en attendais pas moins de vous, ma chère +enfant; vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui, +mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N'espérez pas +que je survive un jour à ma disgrâce; elle est assurée si +votre union avec le comte de Walstein n'a pas lieu. Hier, en +vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage, +j'allai me jeter aux pieds du roi; j'osai le conjurer de nous +rendre notre promesse et notre liberté. -- Caroline est un +enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui +convient, et dont on doit faire ce qu'on veut. Cependant vous +êtes bien le maître de disposer d'elle à votre gré; mais si +elle persiste dans son refus, nous pouvez la reconduire dans +sa retraite et y rester avec elle: un père aussi faible ne +peut être un bon ministre.... Il me tourna le dos, et ne m'a +pas dit un mot de la soirée. Jugez de mon état! je n'ai que +trop vu que l'on soupçonnait ma disgrâce prochaine, qu'on +disposait déjà de mes emplois. O ma fille, ma fille! seras-tu +donc la cause de malheur, que dis-je du malheur? de la mort +certaine de celui qui t'a donné le jour? + +La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de +cette idée qu'elle ne l'avait été de l'aspect du comte, se +précipita en frémissant dans les bras de son père: Oh! +j'obéirai, j'obéirai, répétait-elle en sanglotant; j'épouserai +le comte à l'instant même, s'il le faut. Causer votre mort! +moi, grand Dieu! O mon père! courez vite; allez dire au roi +que je ferai tout ce qu'il voudra, pour qu'il vous rende son +amitié. Je vous promets, je vous jure d'être au comte, mais +promettez-moi donc que vous ne mourrez pas. + +Cette idée de mort l'avait tellement frappée, qu'elle +craignait qu'un instant de retard ne coûtât la vie à son père. +Elle aurait voulu aller dire elle-même au comte qu'elle était +prête à l'épouser. Elle s'engagea de nouveau par les promesses +les plus fortes, les plus positives, et ne laissa aucun repose +au baron qu'il ne fût parti. + +Laissée seule encore cette fois, elle ne pensa ni à danser, ni +à courir après des papillons: tristement appuyée sur une main +dont elle se couvrait les yeux, elle était agitée de mille +sentiments contraires, et semblait craindre de faire un seul +mouvement, comme s'il pouvait décider de son sort. Quelquefois +son enthousiasme filial se ranimait; sa tête s'exaltait en +pensant au sacrifice qu'elle allait faire à son père. Il me +devra la vie, disait-elle avec une tendresse mêlée +d'admiration pour elle-même, qui produisait une sensation +assez douce. Oui, mais à quel prix, et avec qui vais-je passer +la mienne? Alors l'image du comte se présentait, celle du père +s'effaçait; Caroline frémissait, et ne comprenait pas qu'elle +pût avoir la force de tenir ce qu'elle avait promis. + +Elle était encore et dans la même attitude et dans le même +trouble lorsque son père rentra avec précipitation, la joie +peinte sur tous ses traits. Il put à peine lui dire, tant il +était hors d'haleine, que le roi lui-même était en chemin pour +venir chez elle, et lui amenait le comte. Oui, le roi en +personne, répétait-il; cela fera du bruit, et ceux qui se +réjouissaient hier de ma disgrâce pourront s'affliger ce +matin. Voyez, Caroline, ce que c'est que d'être obéissante, et +comme vous en êtes récompensée! + +La pauvre Caroline, peu sensible à cette récompense, n'y vit +qu'une conformation du cruel engagement qu'elle venait de +prendre, et qu'une raison de plus de s'affliger. Son père la +gronda de n'avoir pas employé à sa toilette le temps de son +absence. Quelques jours auparavant, elle eût été bien fâchée +elle-même d'être surprise par le roi dans son négligé du +matin; mais tout lui devenait si indifférent, qu'elle attendit +cette auguste visite dans le salon sans avoir même jeté un +coup d'oeil sur son miroir. + +Le baron lui répétait, pour la quatrième fois, comment elle +devait recevoir le roi, quand le bruit des carrosses +l'interrompit. Il courut au devant de son maître. La +tremblante Caroline se leva, se rassit, respira des sels, et +rassembla toutes ses forces pour cette pénible entrevue. + +Le monarque entra, suivi seulement de son favori et de son +chambellan, que tant d'honneur gonflait de joie. + +Belle Caroline, dit-il en s'avançant près d'elle, et lui +présentant le comte, soyez la récompense des services qu'il +m'a rendus; et vous, mon cher comte, recevez de ma main celle +de cette charmante épouse, et sentez bien tout le prix du +présent que je vous fais. + +Le comte alors s'approchant de Caroline, et prenant cette main +qu'elle retirait à demi, la pria, d'une voix basse et timide, +de vouloir bien confirmer son bonheur. + +Pour le monde entier Caroline n'aurait pu articuler une seule +parole. Si elle eût levé les yeux sur son futur époux, peut-être +eût-elle trouvé la force de dire non; mais elle avait +pris le sage parti de ne point le regarder. Elle se contenta +d'une révérence respectueuse, et s'assit en silence par +l'ordre du roi. Il en était temps; peu s'en fallut qu'elle ne +réitérât la scène de la veille. Un tremblement général l'avait +saisie. Elle fut encore obligée d'avoir recours à sa flacon, +peut-être allait-elle se trahir par un évanouissement ou par +un déluge de larmes; mais un regard jeté sur son père, près de +se trouver mal lui-même d'inquiétude, lui rendit toute sa +fermeté. Elle lui sourit à demi pour le rassurer, trouva la +force de dire que ce n'était rien, et tout fut mis sur le +compte de la timidité d'une jeune fille élevée à la campagne. + +Elle espérait que la compagnie allait se retirer, ou tout au +moins changer de sujet de conversation; mais elle se trompait. +Ce que les rois entendent le moins, c'est de ménager la +sensibilité de leurs sujets. Celui-ci, charmé du mariage qu'il +venait de conclure, ne pouvait parler d'autre chose; et, sans +s'apercevoir de tout ce qu'il faisait souffrir à la pauvre +petite, il s'appesantissait cruellement sur les détails. Il +fallait indiquer le jour, l'heure, le lieu de la cérémonie. +Enfin Caroline, n'y pouvant plus tenir, retrouva la parole +pour demander la permission de se retirer: elle lui fut +accordée; et sa Majesté ne manqua point, lorsqu'elle sortit, +de la saluer sous le nom de comtesse de Walstein. + +La malheureuse petite comtesse, seule dans son appartement, +s'affligea d'abord à l'excès. Enfin, après avoir beaucoup +pleuré, elle comprit que cela ne changerait rien à son sort, +qu'il était décidé sans retour, qu'il fallait bien s'y +soumettre, et tâcher d'en tirer le meilleur parti possible. + +Qu'on ne s'étonne point de voir une étourdie de quinze ans +raisonner aussi sensément. Rien ne forme une jeune fille comme +le malheur; et ces trois jours de trouble, d'inquiétude, de +chagrins, avaient plus appris à Caroline à réfléchir, que +n'auraient fait dix années d'une vie tranquille. Elle entendit +enfin partir le carrosse du roi avec moins d'émotion qu'elle +ne l'avait entendu arriver; et son père eut le plaisir de la +trouver assez calme lorsqu'il vint lui faire part des +arrangements. + +Le mariage était fixé à huitaine. Le comte avait désiré qu'il +fût tenu secret; aussi devait-il être célébré dans sa terre de +Walstein, à six lieues de Berlin. Les fêtes, les présentations +à cour, les visites, les présents, ne devaient avoir lieu +qu'après la célébration. + +Caroline approuva fort ce projet, et demanda à son père de +passer dans la retraite les huit jours de liberté qui lui +restaient. Il était si content de sa docilité, qu'à la rupture +près de son mariage, elle aurait pu lui demander tout sans +crainte d'être refusée. Il le lui promit, et tint parole. Sa +solitude ne fut interrompue que par quelques visites de son +futur époux. Le baron se chargeait de l'entretenir, et pendant +qu'ils se perdaient dans la politique, Caroline se confirmait +dans la résolution qu'elle avait prise. + +Nous ne la suivrons point dans le détail des tristes idées qui +l'occupèrent pendant ces huit jours. Il suffit de savoir +qu'elle réfléchit plus qu'elle n'avait fait dans tout le cours +de sa vie; nous verrons bientôt ce qui en résulta. + +Le temps passe dans la douleur tout comme dans le plaisir. +Voilà bientôt Caroline arrivée à ce jour redouté qui doit la +lier irrévocablement. Elle avait eu le temps de s'y préparer, +elle paraissait tout à fait résignée; son père était au comble +de la joie et des honneurs. + +Le monarque en personne voulait accompagner Caroline à +l'autel. Il aurait bien désiré, le bon chambellan, que toute +la terre en fût témoin; mais deux ou trois seigneurs et leurs +épouses furent seuls nommés pour y assister. Il s'en consola, +dans l'espoir d'avoir beaucoup de choses à raconter au retour. + +On part pour la terre du comte. La jeune fiancée, plus occupée +que triste, soutint assez bien le voyage et même la cérémonie, +qui se fit en arrivant; et son père, s'applaudissant de +l'habileté avec laquelle il l'avait amenée à obéir, eut enfin +le bonheur de la présenter au roi sous le titre de _comtesse de +Walstein_. Ce fut le seul moment où la fermeté de Caroline +parut l'abandonner. Troublée par les caresses du chambellan, +qui l'accablait d'éloges, elle s'en défendait, le suppliait de +l'épargner; et plus le père paraissait content, plus la +tristesse de sa fille augmentait. + +On devait retourner le soir à Berlin, installer la jeune +comtesse dans son nouvel hôtel, et l'on parlait déjà de +repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux était +seul dans une embrasure de fenêtre, elle s'approcha de lui, +lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec +indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit +qu'elle attendrait sa réponse et ses ordres. Surpris autant +qu'on peut l'être, le comte ouvrit promptement le papier, et +lut ce qui suit: + +"J'ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père +et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous +appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous; +je ne reconnais plus d'autre maître. C'est à vous seul à +disposer actuellement de mon sort, et c'est de vous que j'ose +attendre de la bonté, de l'indulgence, de la générosité. Oui, +c'est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je +veux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et +sans doute le sien. O monsieur le comte! vous ne savez pas, +vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous +venez de donner votre main et votre nom en est peu digne +encore! combien elle est enfant, peu raisonnable! combien elle +a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite, +auprès de l'amie respectable qui lui servit de mère! +Consentez, oh! consentez, de grâce, que je retourne ce soir +même à Rindaw, et que j'attende là que ma raison ait fait +assez de progrès pour me soumettre sans mourir aux liens que +j'ai formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive +reconnaissance; il avancera peut-être cette époque. Un refus, +au contraire.... soyez sûr qu'un refus vous priverait +également, et pour jamais, de la malheureuse Caroline. + +"Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me +faire. Cette lettre aurait dû vous parvenir plus tôt; mais en +vous confiant ma résolution avant notre union, je risquais la +vie de mon père: à présent je ne risque plus que la mienne. Il +m'a juré qu'il n'aurait pas soutenu sa disgrâce; elle était +sûre si je ne devenais pas votre épouse... Je vous appartiens; +le roi doit être content. J'ose encore attendre de vous qu'il +ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle +lui déplaît. Ah! ce n'est pas au roi à se plaindre de son +zèle, de son dévouement! Je ne m'en plaindrai pas non plus, si +vous consentez à ce que je vous demande." + +Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant +les huit jours précédents, avait été finie telle qu'on vient +de la lire le matin même avant le départ. + +Si jamais un homme fut frappé d'étonnement, ce fut le comte de +Walstein; il ne pouvait en croire ses yeux. Quoi! cette enfant +si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose +avoir une volonté, et l'annoncer avec cette fermeté, ce +courage! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus +tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors +qu'elle avait été sacrifiée au despotisme du roi, à l'ambition +de son père, et il se reprocha mortellement d'en avoir été la +cause et l'objet. + +Quoiqu'on se fasse toujours un peu d'illusion sur sa figure, +et que le comte n'en fût peut-être pas plus exempt qu'un +autre, il se rendait cependant assez de justice pour n'avoir +jamais imaginé qu'on pût l'épouser par goût: mais du moins il +avait cru, sur les assurances les plus positives du +chambellan, sur la résignation apparente de Caroline, que +c'était sans répugnance, et surtout sans contrainte. + +L'instant où il apprit qu'il s'était trompé, ou plutôt qu'on +l'avait trompé, fut sans doute affreux pour lui; mais il ne +balança pas une minute sur le parti qu'il avait à prendre; et +voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un +crayon, dans l'enveloppe de son billet: + +"Intéressante et malheureuse victime de l'obéissance, vous +allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que +vous me demandez, et réparer, autant qu'il est possible, une +tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si +j'étais refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous +rendre cette liberté qu'on vous a si cruellement ravie. Je +sens tout le prix de votre confiance en moi, je saurai la +mériter, Caroline, en vous sacrifiant tout mon bonheur: +heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle +qui en est l'objet!" + +Il entr'ouvrit la porte du cabinet où Caroline s'était +retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit +écrit, qu'elle reçut en tremblant, comme l'arrêt de son sort, +et disparut à l'instant même. + +Elle le lut avec saisissement; et pendant un moment elle en +fut si touchée, si reconnaissante, qu'elle aurait presque +voulu rappeler le comte; mais, malheureusement pour lui, en +jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans +les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui +étaient pas aussi favorables que la lecture de ses billets, +les bonnes dispositions de Caroline s'évanouirent à l'instant. +Elle sentit plus que jamais le vif désir de retourner dans sa +retraite; pensant d'ailleurs qu'il était trop tard, qu'elle en +avait trop fait pour ne pas achever, qu'elle passerait pour +capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant +le comte, son petit billet, roulé dans ses doigts, s'effaçait +avec l'impression qu'il avait produite. + +Pendant ce temps-là, son généreux époux usait de tout son +ascendant sur l'esprit du roi pour l'engager à consentir aux +volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre: au lieu de +l'irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme +intéressèrent le monarque. + +-- Il y a de l'énergie dans ce caractère, dit-il en la +finissant; et regardant le comte en la lui rendant, il ne put +s'empêcher de convenir en lui-même que son favori n'était +véritablement pas fait pour être celui d'une beauté de quinze +ans. + +C'était s'en aviser un peu tard; mais ce moment fut si +favorable à Caroline, qu'il ajouta tout de suite: Allons, mon +ami, passons-lui cette fantaisie: c'est une enfant qu'il faut +ménager, et que l'ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est +à vous, c'est l'essentiel: on vit toujours assez avec sa +femme. + +En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. +Le nouveau projet lui fut communiqué; on lui montra la lettre +de sa fille, qui, ainsi que son départ pour Rindaw, excita sa +colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il +renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder +quelques objections. Le roi, qui l'avait toujours vu de son +avis, ne trouva pas bon qu'il voulût même essayer d'en avoir +un autre; il lui témoigna son mécontentement: le chambellan, +effrayé, et s'inclinant profondément, le supplia de lui +pardonner, et de disposer de sa fille à son gré. + +Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retournerait à +Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d'y rester +autant qu'elle le voudrait, espérant bien qu'elle ne le +voudrait pas longtemps. + +On ajouta même une condition qui semblait rendre impossible +une bien longue retraite, c'était le secret le plus profond +sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l'exiger. +On a présumé qu'il avait craint que cette histoire ne répandît +une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son +autorité. + +Quoi qu'il en soit, il prononça que, jusqu'au moment de la +réunion des époux, Caroline portât le nom de Lichtfield, et +qu'on laissât ignorer à tout le monde qu'elle fût comtesse de +Walstein. Il déclara que du moment qu'il en transpirerait la +moindre chose, Caroline rentrerait sous la puissance de son +mari, et que l'indiscret perdrait sans retour sa confiance: il +le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l'assurer +qu'il observerait un profond silence. + +Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avaient été +témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n'en +firent confidence, sous le sceau du secret, qu'à une trentaine +d'amis. Avant le fin de la semaine personne n'en doutait à +Berlin; et pendant huit jours au moins on ne s'abordait qu'en +se disant à l'oreille ou derrière l'éventail: Savez-vous que +le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield? Le roi y +était; c'est toute une histoire. Je la sais de la première +main; n'en parlez pas; ne me nommez pas surtout. + +Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu'on ne revit point +Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, +que le chambellan se taisait, et que bien d'autres secrets de +cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, +ou plutôt par n'y plus penser. + +Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu'on ne +l'avait imaginé. Le baron fut chargé d'apprendre à sa fille +qu'on lui laissait la liberté de se confiner à Rindaw. Il +devait aussi la conduire; mais le comte, craignant qu'il ne se +vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettait à sa +colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce +désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père +qu'il lui était essentiel de ne pas s'éloigner de la cour dans +ce moment critique; et comme celui-ci n'avait nulle envie de +partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier +à des domestiques sûrs, et de la charger d'une lettre qu'il +écrivit à la baronne de Rindaw. + +La réputation d'indiscrétion et d'imprudence de la bonne +chanoinesse était si bien faite; elle était si bien connue, +même à la cour, pour n'avoir jamais su garder un secret, +qu'elle ne fut point exceptée de celui qu'on exigeait sur le +mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa +fille de le lui cacher avec soin. + +Caroline, qui redoutait les remontrances, les persécutions +journalières, ne demandait pas mieux; et l'obéissant baron, +toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par ordre +à son amie: "Que le mariage projeté pour sa fille étant +retardé de quelque temps, il la lui confiait de nouveau." + +Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en +lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand +chambellan, satisfait de l'être toujours, lui accorda l'un et +l'autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit +partir pour Rindaw, qui n'était qu'à sept ou huit lieues de +là; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et +l'ambassadeur. + +Caroline fut d'abord un peu surprise de se trouver seule dans +une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des +événements de la journée, il lui eût été difficile de rendre +raison de ce qui se passait dans sa tête, où tout était +désordre et tumulte: elle ne savait si elle devait se réjouir +ou s'affliger. + +Certainement tout allait comme elle l'avait voulu, comme elle +l'avait demandé; mais peut-être, sans trop se l'avouer à +elle-même, avait-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent +la grande facilité d'obtenir ce qu'on désire en diminue bien +le prix; d'ailleurs, sa petite vanité eût été du moins +satisfaite si l'on eût eu beaucoup de peine à se séparer +d'elle. + +Quoi! disait-elle avec un mouvement qui tenait presque du +dépit, je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'on me +laisse aller! mon père, le roi, le comte, sont à l'instant +tous d'accord pour m'abandonner! Est-ce indifférence, colère, +ou générosité? + +Elle regardait son petit billet déchiré; elle cherchait à se +rappeler les expressions. Il lui paraissait qu'au moins, de la +part du comte, c'était pure bonté. Elle s'attendrissait, et +disait en soupirant: Quel dommage qu'il soit si laid! + +Son imagination, ses regrets s'arrêtèrent aussi sur son père, +qu'elle quittait, qu'elle affligeait, puis sur les plaisirs +qu'elle abandonnait, et sur les beaux titres qu'elle aurait pu +porter. Madame le comtesse, madame l'ambassadrice, ne sera +donc que la petite Caroline! + +Il y eut des moments où sa tête fut à moitié hors de la +portière pour dire au cocher de retourner à Berlin; mais ils +furent courts, et l'image du comte encore présente à ses yeux +la faisait rentrer bien vite au fond de la voiture, en se +félicitant d'avoir su l'éviter. Non, non, c'était impossible, +disait-elle alors; jamais je n'aurais pu m'accoutumer à lui; +il me faisait mourir de peur; et le voir toujours là, le jour, +la nuit, continuellement? non, c'était impossible. Alors elle +s'applaudissait de son courage, et d'avoir su concilier ses +devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et +conserver sa liberté. + +Ces différentes idées l'occupèrent pendant les deux tiers de +la route; mais plus elle se rapprochait de Rindaw, plus tout +ce qui tenait aux regrets s'affaiblissait. Bientôt elle ne +sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si +chérie qui lui avait tenu lieu de la mère la plus tendre, et +qui semblait avoir transporté sur elle tous les tendres +sentiments qu'elle avait eus pour son père. Lorsque celui-ci +était venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que +c'était pour la marier, son désespoir fut si grand, et +l'effort qu'elle fit pour s'en séparer si violent, que sa +santé en avait été altérée. Depuis, elle n'avait fait que +languir. Gaieté, plaisir, bonheur, tout avait disparu de +Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les +domestiques, tout ce village, dont elle était l'âme et les +délices, ne cessaient de parler d'elle, de la regretter, et de +dire qu'ils avaient tout perdu. + +Qu'on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu'un +soir, par un beau clair de lune, un équipage s'arrête devant +le château. C'était une chose si rare à Rindaw, qu'ils +accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu'ils en +virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces +grâces qui lui gagnaient tous les coeurs! + +-- Mes bons amis, je reviens vivre avec vous, leur dit-elle, +n'êtes-vous pas bien aises de me revoir? + +En un instant, elle fut entourée, pressée, et presque portée +dans l'appartement de la chanoinesse, qui s'approchait attirée +par le bruit qu'elle entendait, et qui faillit à mourir de +saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, +s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant +de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne +veut plus vous quitter; et des voix confuses répétaient autour +d'elles: Elle ne veut plus nous quitter! + +La sensible chanoinesse, dont la santé était faible et les +nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant +quelques instants, elle put à peine respirer; mais comme les +émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, +et put demander à son élève par quel enchantement elle la +revoyait. + +Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan. +Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissements sur ce mariage +différé au moment de se conclure. + +Par le dernier courrier, disait-elle, j'ai reçu une lettre de +ton père, qui m'apprenait que le jour était fixé à..... à +aujourd'hui, je crois. Revoyons..... oui, c'était bien +aujourd'hui; et qui m'aurait dit que ce soir même.... -- C'est +l'aventure la plus singulière. -- Et je les aime à la folie les +aventures singulières; conte-moi tout bien en détail. S'il +n'en faut pas parler, tu peux être assurée que je n'en dirai +rien. + +Caroline savait positivement le contraire; elle eut cependant +bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui +jusqu'alors avait partagé tous ses petits chagrins, tous ses +petits plaisirs. C'était le premier mystère qu'elle lui +faisait de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la +terrible condition qu'on y avait attachée, la bonne maman eût +tout su. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui +fut possible, elle avoua que les obstacles venaient d'elle +seule; qu'elle n'avait jamais pu s'accoutumer à l'excessive +laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder +un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai +jamais." + +Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du +comte, et ne l'embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser +achever, tant elle était courroucée qu'on eût jamais eu l'idée +d'unir sa Caroline à un tel monstre. + +"Il faut que le chambellan n'ait plus la tête à lui, +répétait-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais, +quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout à +fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie, je te le +promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de +Walstein, ni la femme d'un borgne ou d'un boiteux. Nous te +trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura de bons, +de beaux yeux, et marchera droit. Le bel accouplement que ce +comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir +résisté. A ton âge, on voulut aussi me marier sans me +consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchait +horriblement, et je ne voulus plus en entendre parler. Il est +vrai que j'aimais déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a +rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand +système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on +s'unit; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les +peines du mariage. Les liens que forme une passion ardente +sont les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point +voulu contracter d'autres, ni entendre parler de mariage après +celui de ton père, parce que mon coeur n'était plus susceptible +que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. +L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage." + +Caroline, embarrassée de son secret, écoutait en silence, les +yeux baissés, ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui, +depuis trois mois, n'avait pas eu l'occasion de parler à son +aise, s'en dédommageait, et n'exigeait pas de réponse. + +Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air +fin: Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne serait-ce +point l'amour qui t'aurait donné la force de résister? Prends-moi +pour ta confidente; conviens que tu connais quelqu'un qui +te plairait mieux que ce comte. -- Oh! tous ceux que j'ai vus +me plairaient plus que lui, dit ingénument Caroline. -- Tous? +c'est beaucoup! et tu n'as distingué personne en particulier? +Tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrais passer ta vie? Ton +coeur n'est point occupé? -- Non, maman, dit Caroline en +soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a +pour moi. -- Non! c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne +voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends +patience, mon enfant; cela viendra, il s'en trouvera; mais +qu'on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne +l'épouseras de ta vie. + +La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond +soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié +suffisait à son bonheur, et alla dans son ancien appartement +se reposer d'une journée bien fatigante. + +Le lendemain, en se réveillant, elle ne savait trop où elle +était, ni ce qu'elle était. + +Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien +vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour la vie, je ne +jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, qu'on peut +m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce +moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens! +J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le +droit de disposer de moi-même? + +Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa +quelques jours sur son coeur avec assez de force pour détruire +presque toute sa gaieté. L'indulgente chanoinesse attribuant +sa tristesse à la privation des plaisirs, feignait de ne pas +s'en apercevoir, et redoublait de soins, de caresses pour lui +faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, +jusqu'aux petits animaux que Caroline avait élevés, tous les +individus de château lui témoignaient à leur manière leur joie +de son retour, et l'attachement qu'ils avaient pour elle. + +Le tendre coeur de Caroline n'y pouvait être insensible; et le +charme attaché aux lieux où l'on a passé son enfance, la +douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eurent leur +effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes +habitudes; ses occupations journalières redevinrent des +plaisirs aussi vifs qu'avant son séjour à Berlin. Son +parterre, négligé depuis son absence, retrouva, par, ses soins +un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa +volière se peupla d'oiseaux nouveaux. La récolte des foins, +des blés, les nombreux troupeaux qui couvraient la prairie, +les danses sous l'ormeau, les flageolets rustiques, +l'amusèrent, l'intéressèrent tout autant qu'avant d'avoir vu +les spectacles, les fêtes de la cour. Elle n'avait qu'effleuré +tous ces plaisirs factices; ils l'avaient plutôt éblouie +qu'enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, +toujours préférés par ceux dont l'habitude du grand monde n'a +point corrompu le coeur et le goût, les eurent bientôt effacés; +et l'été s'écoula sans qu'elle eût éprouvé ni vide ni regret. + +Caroline avait rarement des nouvelles de Berlin. Son père, +encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui +écrivait peu, et son époux jamais. Le chambellan avait encore +un autre motif pour garder le silence; il espérait la ramener +par l'ennui. Le comte ne voyait que l'embarras qu'elle aurait +à lui répondre, et ne pensait qu'à le lui épargner; d'ailleurs +il ne savait trop que dire lui-même à une enfant qu'il ne +connaissait point, dont il n'était point connu, et qui ne +voyait sans doute en lui qu'un tyran odieux. Espérant tout du +temps, des progrès de raison, il prit patience, et repartit +pour Pétersbourg bientôt après son mariage. + +Chargé, dans la suite, d'affaires très-importantes qui +l'occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme +un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçait +tout naturellement, pendant son absence, comme il l'aurait +désiré sans oser l'exiger. + +Il en résulta que Caroline n'eut pas passé trois mois à +Rindaw, que tout ce qui lui était arrivé lui parut un songe +dont elle se souvenait à peine, ou plutôt auquel elle ne +pensait jamais. Elle éloignait elle-même de son esprit toute +idée relative au comte, et personne ne cherchait à le lui +rappeler. Son amie, s'étant aperçue qu'à ce nom seul un nuage +obscurcissait ses traits, ne le prononçait plus. Son +engagement s'effaça donc si bien de sa mémoire, que, si +quelqu'un lui avait dit qu'elle était mariée, elle eût assuré +de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvait +pas. + +Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de +perfectionner ses talents: l'hiver fut employé à cette +occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venaient +de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y +joignit l'étude de l'anglais et de l'italien: elle savait déjà +le français. N'étant distraite par rien, ayant une mémoire de +quinze ans, le plus grand désir de s'instruire et beaucoup de +temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit +s'ornait en même temps par des lectures suivies qu'elle +faisait chaque soir à sa bonne maman: sa figure aussi gagnait +autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle +était d'ailleurs dans cet âge heureux où l'on embellit chaque +jour, où chaque année qui s'écoule développe une grâce +nouvelle, et ajoute aux attraits de l'innocence tous ceux de +la jeunesse. + +Elle grandit. Sa taille se forma, s'élança, et prit toutes les +proportions, tous les contours de la beauté. Son teint devint +comme la rose naissante, elle en avait la fraîcheur et +l'éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie. Ce +n'était plus cette petite fille dont les regards vagues +n'annonçaient que l'étourderie ou la timidité. Ses grands yeux +bleu foncé brillaient quelquefois de tout le feu de +l'intelligence et du génie, et lorsqu'ils étaient baissés et +voilés à demi par de longues paupières, ils étaient l'image +parlante de la modestie et de la sensibilité. + +Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit +à la ménager. Sans être bien étendue, elle avait cette +justesse, cette flexibilité qui plaisent bien davantage; et +lorsqu'elle chantait des romances, lorsqu'elle s'accompagnait +de la harpe ou de la guitare, on ne pouvait résister à la +douce émotion qu'elle inspirait et qu'elle partageait elle-même. + +A tous ces talents elle joignait celui, plus rare peut-être +qu'on ne le pense, d'être toujours mise avec une élégance +noble et simple, qui ajoutait encore à tous ses charmes. Une +robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de +velours noir, marquait, sans la gêner, sa taille souple et +déliée; un chapeau de paille ombragé de plumes rassemblait une +forêt de cheveux blond cendré; les boucles qui s'échappaient +retombaient avec grâce sur un cou d'albâtre, et son joli pied +n'aurait pas eu besoin, pour paraître avec avantage, du petit +soulier noir qui l'enfermait. + +Telle était Caroline à seize ans; et tant d'attraits n'étaient +vus, tant de talents n'étaient admirés que de la bonne +chanoinesse, qui en était, il est vrai, toute extasiée, et qui +ne cessait de regretter les temps heureux de la chevalerie, où +sa Caroline aurait été sans doute le but de tous les exploits, +l'objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur. + +Oh! combien de fois, en la regardant jura-t-elle ses grands +dieux que le comte de Walstein ne posséderait jamais tant de +charmes! Comme elle aurait été furieuse, si elle avait su +qu'ils lui appartenaient déjà, et que c'était pour lui seul +que Caroline embellissait! Elle trouvait qu'elle méritait pour +le moins un prince; mais elle lui désirait plus encore, un +mari tel qu'elle en avait vu dans les romans, beau comme +Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et +s'étonnait beaucoup qu'ils n'accourussent pas en foule à +Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline. + +Quant à sa jeune pupille, elle ne désirait que de rester comme +elle était alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui +paraissait le comble du bonheur; quelquefois seulement, +lorsqu'elle était seule, et même au milieu de ses occupations +les plus chères, elle éprouvait une sorte de mélancolie douce, +ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvait se +rendre raison. Cette espèce de tristesse était bien différente +de celle que lui avait occasionnée son mariage. Celle-là était +un état très-pénible; celle-ci, au contraire, avait un attrait +incroyable. Si elle ne l'avait pas surmontée avec effort, elle +serait restée des heures entières à rêver doucement, sans +pouvoir dire à quoi. + +Tout en rêvant et en s'occupant, l'hiver s'écoula assez vite. +Tous les moments de Caroline étaient remplis; et il n'y a rien +de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour +du printemps; mais à peine avait-elle commencé d'en jouir, que +son tranquille bonheur fut cruellement troublé. + +Sa bonne maman, qui, depuis quelque temps, était languissante, +tomba dangereusement malade. Il faudrait avoir le coeur de +Caroline, savoir à quel point elle lui était attachée, pour +exprimer l'excès de son inquiétude et des soins qu'elle lui +rendit: pendant près d'un mois que dura le danger, elle ne +quitta pas son chevet; et c'était avec peine qu'on pouvait +obtenir d'elle de prendre quelques instants de repos. + +On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de +son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causait cette +douleur si vive. Non; cette pensée, toute naturelle qu'elle +était, ne se présenta pas une fois à son esprit; absorbée dans +le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir +ses souffrances, Caroline ne pensait pas à elle-même. + +Si, pour la rendre à vie, il eût fallu consacrer la sienne au +comte, elle y eût consenti sans balancer un instant; mais elle +ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché +de ses larmes, lui en conserva l'objet; la bonne chanoinesse +se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y +contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine: +du moins le disait-elle. + +Elles eurent, à cette époque, la visite du grand chambellan. +Alarmé du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw +avec l'espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir +ramener sa fille; mais toujours contrarié dans ses projets, il +trouva la malade presque convalescente, et Caroline +transportée de joie, qui ne pouvait se lasser de la regarder, +et ne la perdait pas de vue un instant. + +Ce n'était pas assurément le moment de parler de retour; aussi +n'en fut-il pas question, non plus que du comte, qui était +encore à son ambassade. La chanoinesse aurait voulu parler de +lui, pour témoigner son indignation de ce mariage; mais, trop +faible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au +chambellan que sa fille était un ange, qu'elle lui devait la +vie, et qu'elle voulait la consacrer à son bonheur. + +Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour +l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa +fille qu'il espérait la trouver alors tout à fait raisonnable. + +Dans tout autre moment, la visite de son père aurait vivement +rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçait d'oublier; mais elle +était alors trop occupée de son amie: elle avait été +dernièrement trop agitée pour penser beaucoup à autre chose. +Un danger présent efface ou du moins affaiblit la crainte d'un +danger à venir, et Caroline se trouvait si heureuse d'avoir +encore cette amie, qu'il lui semblait qu'elle n'avait plus de +malheurs à redouter. + +Cependant au moment du départ de son père, cette visite, +annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa +un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser +à l'émotion qu'elle allait causer à sa chère convalescente, +elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, +qu'elle mouillait de ses larmes, elle lui disait: Maman, bonne +maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrais ne plus +vous quitter, passer avec vous ma vie entière! + +La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et +lui promit que, s'il était possible, elles ne se sépareraient +jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de +Caroline: elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme +était éloigné. + +Est-ce à seize ans qu'on s'effraye six mois à l'avance? +D'ailleurs, elle avait bien autre chose à faire alors qu'à +s'effrayer! Elle était dans l'enchantement, parcourait du +matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvait se +lasser d'admirer les progrès qu'avait faits la nature pendant +ce mois de retraite et de douleur, où elle n'avait vu que son +amie souffrante. + +Jamais le retour du printemps ne lui avait fait une impression +aussi vive, ou plutôt c'était la première fois de sa vie +qu'elle remarquait, qu'elle sentait tout le charme de cette +belle saison où l'on voit tout renaître, où l'on respire un +air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et +toujours plus intéressant. + +La nature était alors dans sa plus grand beauté, et dut +paraître plus belle encore à Caroline. Quel contraste +frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont +elle n'était point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse +inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à +tout ce qu'elle voyait autour d'elle! Les champs, les prairies +étalaient au loin le vert naissant le plus agréable; la rose +de mai commençait à s'épanouir; tous les arbres étaient en +fleurs; le lilas, le chèvre-feuille, la violette embaumaient +l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone, la tulipe, +émaillaient son parterre de leurs brillantes couleurs. + +Dès le point du jour, on entendait de tous côtés les chants +variés de mille oiseaux différents; et le soir, après le +coucher du soleil, le rossignol, la fauvette prolongeaient +seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à +l'autre, formaient les concerts les plus délicieux. + +Rien n'était perdu pour Caroline. Elle sentait tout; elle +jouissait de tout avec délices, croyait habiter un monde +enchanté; et son bonheur n'était plus troublé par aucune +inquiétude. Cette saison charmante, qui ranime tous les êtres, +influait aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissait +à vue d'oeil: une grande faiblesse dans les jambes et une +fluxion sur les yeux la retiennent encore dans son +appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur +du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans ses +jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent; +elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et +jouit comme elle de ses innocents plaisirs. + +Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au +bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée +d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du +rétablissement de son amie, et, voulant lui causer une +surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci était +encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son +insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout à +fait au bout du jardin, et qui le terminait de ce côté-là. + +C'était un bosquet irrégulier et assez touffu de hêtres, de +coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des +cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante, +qui venait des grands jets d'eau du parterre, et produisait là +un effet charmant. + +La chanoinesse avait fait planter ce bosquet dans le temps de +sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan +était tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres; +toujours elle avait conservé de la prédilection pour cet +endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimait aussi, +parce que l'ombre et la fraîcheur y attiraient les oiseaux; +et, l'été précédent, elle y avait passé de délicieux moments +avec sa bonne amie. + +Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le +monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa +confidence: il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les +ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvrait +précisément là sur la route lui donna la facilité de les faire +entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle était trop +aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion; +et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta +de rien. + +Peut-être Caroline elle-même se serait-elle trahie; mais elle +commençait à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta +moins que le précédent. Ni ses soins ni l'argent ne furent +épargnés: elle y mettait un zèle, une activité qui en +inspiraient à tous les ouvriers; elle leur donnait des idées; +elle travaillait elle-même aux dessins, et toujours elle était +le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une +promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument +achevé. + +Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la +pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera +du bien; il est si joli cette année! --Je le crois, mon enfant; +mais je ne puis aller jusque-là. -- Maman, je vous y porterai +plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne +savait pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son +fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance +lorsqu'elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa +fille adoptive. + +C'était une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de +l'architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par +huit colonnes de stuc blanc, qui formaient dans le bas un +salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au +milieu s'élevait un autel de marbre blanc, orné de festons de +fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel était le buste +de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que +Caroline avait d'elle. Elle avait été belle dans sa jeunesse, +et lorsque le chambellan l'aimait, il avait eu plus d'un +rival. Elle disait souvent avec complaisance qu'on trouvait +qu'elle ressemblait beaucoup aux statues de la belle +Cléopâtre. Quoique les chagrins, les années eussent altéré sa +fraîcheur et la ressemblance, ses traits étaient encore assez +bien conservés pour faire un buste fort agréable. + +Caroline aurait bien désiré de graver quatre vers sur une des +faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il était +consacré; mais elle ne voulait rien d'emprunt: il fallait donc +qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les +talents, elle n'avait pas encore celui de la poésie: elle +essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y +a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se +présentaient en foule, mais quatre vers n'en rendaient pas la +moitié; il fallait en sacrifier à la rime, à la mesure; enfin, +après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle +parvint à faire des vers qui pouvaient être entendus une fois +avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle +en fut enchantée: bientôt, elle frémit de l'idée qu'ils +seraient toujours là, que tout le monde les lirait. Renonçant +donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement +en lettres d'or, au-dessous du buste: "Tel jour, tel mois, +telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au +bonheur." + +Un double escalier de marbre blanc conduisait dans le pavillon +construit au-dessus des colonnes. C'était un second salon de +la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais +fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un +dôme élevé, et peint avec tant d'art, qu'il imitait +parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui +séparaient les croisées, des peintures emblématiques +rappelaient l'objet pour lequel ce pavillon était élevé. + +Dans l'un, on voyait Caroline à genoux devant une statue +d'Esculape, l'invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie +expirante. + +Dans le second panneau, elle lui aidait à se soulever, pendant +que de petits génies dansaient autour d'elle, écartaient les +coussins, renversaient une petite table chargée de remèdes, et +brisaient la faux de la mort, qui s'enfuyait dans le lointain. + +Dans le troisième, on élevait le pavillon. Caroline posait le +buste sur l'autel, le génie de l'amitié et celui de la +reconnaissance écrivaient l'inscription. + +Enfin, dans le dernier, on la voyait soutenir d'une main la +chanoinesse, dont l'attitude exprimait la surprise et la joie, +et lui montrer de l'autre le petit édifice dont elle lui +faisait hommage. Derrière ces panneaux, on avait pratiqué des +armoires pour des livres; une petite cheminée dans une des +croisées; une table ronde dans le milieu; autour, des siéges +portatifs et commodes. + +Rien n'était oublié, et tout avait été conduit par une enfant +de seize ans; mais cette enfant était guidée elle-même par un +sentiment vif, tendre, qui remplissait actuellement son coeur. +Son ignorance totale de toute autre espèce d'affection +tournait au profit de l'amitié; et cette âme aimante, ne +connaissant encore d'autre objet d'attachement que son unique +amie, avait concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que +la crainte de la perdre avait encore animée. + +Caroline était d'ailleurs dans l'âge où le génie se développe, +où l'esprit, l'imagination ont un feu, une activité qui +demandent de l'aliment. Indépendamment du plaisir qu'elle +préparait à son amie, elle en eut beaucoup, pour son propre +compte, à faire construire ce petit édifice. C'était en +quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle était une vraie +jouissance, et l'exécution et l'effet lui causaient des +transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne +fut plus heureuse que pendant cette douce occupation; elle l'a +dit souvent depuis, et n'a jamais revu ce monument sans +émotion. + +Que le lecteur se représente, s'il le peut, l'extase de la +sentimentale chanoinesse. C'était vraiment une surprise de +roman faite exprès pour elle..... Ce pavillon, qui se trouvait +là comme par enchantement.... On la voit serrer dans ses bras +l'intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit +celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer, par +son touchant silence, tout ce qu'elle sent, et toutes les deux +ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la +reconnaissance. + +Caroline goûta dans ce instant le bonheur le plus pur, sans +aucun mélange de peines, sans qu'il fût troublé par aucune +idée fâcheuse. + +Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où +l'on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans +crainte pour l'avenir! + +Le séjour de Rindaw était alors l'univers entier pour +Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en +était engouée au point d'y passer exactement tout le temps +qu'elle n'était pas auprès de son amie. Dès qu'elle la +quittait, c'était pour voler au pavillon, dont elle avait +toujours de la peine à sortir. Sa construction élevée et +terminée par un dôme était si favorable à la musique!... Tous +les instruments y furent portés, et bientôt il ne fut plus +possible d'en jouer ni de chanter autre part que dans le +pavillon. Le jour était excellent pour le dessin. Au moyen des +quatre croisées et des jalousies, on pouvait, à toutes les +heures, avoir celui qu'on voulait, et tout l'attirail +nécessaire à la peinture y fut aussitôt établit. On y lisait +si tranquillement, sans bruit, sans distraction, la +bibliothèque de Caroline y fut toute transportée; enfin, elle +n'eut presque plus d'autre appartement. Elle n'entrait dans le +sien que pour faire sa toilette a la hâte; et souvent dans +celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l'impatience +d'en sortir: tant il est vrai qu'une passion nouvelle peut +anéantir toutes les autres! Il faut cependant rendre justice à +Caroline: elle désirait plus vivement encore que son amie pût +venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n'avait de +plaisirs que ceux de son élève, riait de son engouement, et +lui facilitait les moyens de s'y livrer. Voyons s'il durera, +et si longtemps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. +Jusqu'à présent sa vie tranquille s'est écoulée entre l'étude +et l'amitié, sans qu'aucun sentiment plus vif en ait troublé +le cours, sans qu'elle ait connu ni l'amour ni la haine: car +sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, +n'étaient pas de la haine; et si par hasard elle pensait à +lui, c'était plutôt avec un sentiment de reconnaissance pour +la liberté qu'il lui laissait. + +Mais disons vrai; avouons que ce hasard arrivait bien +rarement, que le comte ne se présentait presque jamais à son +idée, et que son engagement s'effaçait chaque jour de son +esprit. Elle jouissait de sa liberté comme si elle eût été +réelle, et ne ressemblait pas mal à ces oiseaux attachés par +un fil: ils planent dans l'air; ils chantent; ils se croient +aussi libres que leurs camarades qu'ils voient voler autour +d'eux; ils oublient leur lien, et ne s'en aperçoivent que +lorsque la main qui les retient les attire, et les remet +doucement dans leur cage. + +Caroline avait reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique +nouvelle, entre autres un recueil de romances, dont elle était +passionnée. Une surtout lui plaisait excessivement; l'air +convenait à sa voix, et les paroles à son coeur. Elle la +chantait du matin au soir, l'accompagnait alternativement sur +la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvait toujours un +nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos +jeunes lecteurs. Il s'en trouvera peut-être à qui elle pourra +plaire aussi, et l'on sera bien aise sans doute de connaître +ce qui plaisait à Caroline. + + + +ROMANCE + +AVEC ACCOMPAGNEMENT DE GUITARE. + +Air noté à la fin. + + + La jeune Hortense, au fond d'un vert bocage, + Rêvait un jour seule sur le gazon; + La jeune Hortense, au printemps de son âge, + Ne connaissait de l'amour que le nom. + A ce nom souvent elle pense, + Craint et désire un doux lien: + Oh! ma paisible indifférence + Est-elle un mal? est-elle un bien? + + Je vois l'amour dans tout ce qui respire, + Il est partout, excepté dans mon coeur. + Autour de moi tout aime, tout soupire: + Serait-ce donc le souverain bonheur? + Tout s'anime par sa présence; + Moi seule, hélas! je ne sens rien: + Oh! ma paisible indifférence + Est donc un mal plutôt qu'un bien! + + Oui, mais je vois errer dans la prairie + De fleurs en fleurs le papillon léger, + Abandonnant celle qu'il a chérie: + Ainsi que lui, tout amant peut changer. + Vif emblème de l'inconstance, + Tu me dis qu'il faut n'aimer rien. + Oh! ma paisible indifférence, + Loin d'être un mal, est donc un bien. + + J'ai vu souvent, pour un berger volage, + J'ai vu gémir d'innocentes beautés; + Elles fuyaient tous les jeux du village, + Pour des ingrats toujours trop regrettés: + Moi je ris, je change et je danse; + Tous les ingrats ne me font rien. + O ma paisible indifférence! + Vous êtes mon unique bien. + + Ainsi chantait cette jeune bergère. + Amour l'entend, Amour se vengera: + Il tient déjà dans sa main meurtrière + Le trait fatal dont il la percera. + Bientôt, jeune et sensible Hortense, + En formant un tendre lien, + En perdant ton indifférence, + Tu vas connaître le vrai bien. + + +Elle la chantait un jour dans le pavillon, et cette fois-là +c'était avec sa guitare. Elle répétait avec expression: _O ma +paisible indifférence! vous êtes mon unique bien_, lorsqu'elle +entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la +sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantait en second +dessus: _Oh! perdez cette indifférence, et vous connaîtrez le +vrai bien_. + +Ces accents, biens différents des chants rustiques auxquels +elle était accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut, +écouta; et, n'entendant plus rien, elle recommença à chanter +plus doucement, à s'accompagner plus légèrement, et à entendre +plus distinctement la voix qui la suivait. Alors, sa guitare à +la main, elle courut à la croisée qui donnait sur la route. +Elle entrevit, à quelques pas d'elle, un beau jeune homme en +habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étaient +attachés sur le pavillon. C'était sans doute le chanteur en +question; je dis qu'elle ne fit que l'entrevoir, parce qu'au +même instant où elle l'aperçut, interdite et confuse d'avoir +été entendue et d'être vue, elle recula bien vite au fond du +pavillon; et là, s'élevant sur la pointe des pieds, et tendant +le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu'elle +venait de quitter. Mais elle était trop éloignée; elle +n'aperçut rien. Elle aurait bien voulu chanter sa romance, +seulement pour voir si on l'accompagnerait encore; mais la +voix lui manqua, elle n'osa jamais, et put à peine toucher +légèrement quelques cordes de sa guitare. + +Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas +en avant et autant en arrière, elle reprit courage, et se +retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n'était plus là. +Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s'éloignant lentement, +et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon. + +Cette petite aventure n'était rien, moins que rien assurément. +Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon +neuf et très-orné, il le remarque; il entend une musique +délicieuse, il l'écoute; il voit à une croisée une femme +charmante, il la regarde. + +Il n'y a rien dans tout cela que de naturel, et cependant +Caroline en fut occupée toute la journée, comme d'un événement +fort extraordinaire. Il est vrai que tout devait faire +événement pour elle; et tout être qui interrompt une solitude +aussi profonde que l'était la sienne devient un être très-intéressant. + +Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois +qui ce pouvait être, et ce qu'il faisait là sur cette route +écartée. Mais elle n'en parla point, parce qu'elle eut une +idée vague qu'on pourrait lui interdire son cher pavillon, et +que c'eût été lui ôter la vie. + +Elle y vola le lendemain plus vite encore qu'à l'ordinaire; et +après avoir passé près d'un quart d'heure à la croisée qui +donnait sur le chemin, et s'être assurée, en regardant +beaucoup de tous côtés, qu'on ne pouvait ni la voir ni +l'entendre, elle prit sa guitare, s'assit dans l'embrasure de +la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier +couplet jusqu'au dernier; et ce dernier, qu'elle avait +toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là. +Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la +romance d'un bout jusqu'à l'autre. Elle l'accompagna sur la +harpe, mais non pas sur le piano-forté. Il était à l'autre +bout du pavillon, et Caroline se trouvait si bien auprès de +cette croisée! Elle nota le second dessus qu'elle avait +entendu la veille; elle répéta sur tous les tons, _que sa +paisible indifférence était son unique bien_, et personne ne +vint lui dire le contraire. + +Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si +longtemps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses +instruments, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit +confusément une petite corbeille qui se trouvait là, et, ne +sachant à quoi s'amuser, elle se mit à la peindre. D'abord +elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardait plus +souvent la croisée que son vélin; mais peu à peu son ouvrage +l'attacha et l'occupa tout entière. Elle y travaillait avec +application, et les fleurs naissaient sous son pinceau, +lorsqu'elle entendit tout à coup dans le lointain le galop +d'un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus +de la veille. Il ne ressemblait point au pas lent et pesant +des chevaux du village. + +Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau; +et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés. + +Elle vit à cinquante pas un très-bel homme monté sur un cheval +gris, fringant et fougueux, qu'il maniait avec grâce. Voyez +comme les femmes ont le coup d'oeil juste et perçant! Elle +avait à peine entrevu l'étranger de la veille; il était en +habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes; il +était à pied, celui-ci à cheval; il chantait, celui-ci +galopait. Jusque-là il n'y a nul rapport, et cependant +Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même +et c'était véritablement l'homme au second dessus. Comment +résister à l'envie de le voir passer, et de savoir s'il +montait aussi bien à cheval qu'il accompagnait les romances? + +Il avançait cet homme, ou plutôt son cheval, qu'il avait peine +à dompter et à conduire, et qu'il oublia dès qu'il aperçut +Caroline. Il voulut la saluer; mais l'animal profitant de la +liberté qu'on lui laissait, peut-être effrayé du mouvement, +fit un écart prodigieux, qui aurait désarçonné un cavalier +moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair, +emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour +le retenir. Caroline, très-effrayée, jeta un cri perçant, et +les suivit des yeux aussi loin qu'elle le put. Ils disparurent +bientôt à sa vue; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus +tranquille, et regarda bien longtemps encore après qu'elle eut +cessé de les apercevoir. Elle se représentait le cavalier +tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé... Si du moins ce +maudit cheval s'était emporté dans le village, on aurait pu +l'arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au +château. Elle eut bien l'idée d'envoyer sur-le-champ un +domestique.....mais après qui? Elle l'ignorait elle-même; et +sur quelle route? Il y en avait plusieurs qui se croisaient +là. D'ailleurs, il n'est pas aisé de courir après un cheval +emporté; et puis comment en donner l'ordre? Elle ne l'oserait +jamais; et il fallut bien rester avec son inquiétude. + +Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier +montait bien, comme il avait l'air ferme et sûr avant ce +malheureux salut qu'elle se reprochait. Elle espéra que le +maître n'ayant plus personne à saluer, le cheval se serait +calmé; elle eut même l'idée qu'il pourrait bien passer encore +le lendemain. + +En vérité il le devrait, dit-elle, pour me rassurer. L'émotion +lui ayant ôté l'envie de chanter et de dessiner, elle fit +quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier, +et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n'en parla +point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi. +Elle se coucha avec l'impatience d'être au lendemain, et +l'espérance que le jour ne passerait pas sans qu'elle fût +rassurée sur la vie de l'inconnu. Hier, c'était simple +curiosité qui l'agitait en pensant à lui; aujourd'hui +l'humanité s'y joint pour un pauvre homme en danger. Après +s'en être beaucoup occupée par bonté d'âme, elle s'endormit +bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent +pas d'être honnête impunément. + +Le lendemain... le lendemain, il tomba des torrents de pluie +toute la journée. Il fut aussi impossible d'aller au pavillon, +que d'imaginer qu'on pût monter à cheval. Caroline, fort +contrariée, trouva la journée d'une longueur assommante, +s'ennuya à la mort, et ne sut à quoi s'occuper. Tout était au +pavillon, et ses livres, et sa musique, et ses crayons. Elle +aurait bien voulu y être aussi, mais c'était impossible. On +causa comme on put avec la bonne amie; on parla même avec +assez d'intérêt de la pluie et du beau temps; on fit des voeux +très-sincères pour le retour de ce dernier; on chanta +quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second +dessus, et au cheval qui galopait; et la journée s'écoula dans +l'espérance du lendemain. + +Ce lendemain... hélas! il pleuvait encore plus que la veille. +Tous les nuages semblaient s'être donné rendez-vous à Rindaw. +Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l'humeur, et le +témoigna de bonne foi. "Voyez que c'est affreux! disait-elle à +la baronne; ma corbeille qui est commencée; mes fleurs que je +retrouverai toutes fanées; et celles du jardin que cette +malheureuse pluie abîme! Je suis sûre que toutes les roses +vont s'effeuiller, et qu'il ne me restera que les épines." -- +Pauvre petite! elles sont déjà dans ton coeur. Tu n'as plus +cette gaieté soutenue, cette insouciance qui te faisaient +supporter tous les temps, et rire et chanter les jours +pluvieux comme ceux où le soleil le plus brillant éclairait +l'horizon. + +Elle s'impatientait si fort de le revoir ce soleil, que cette +journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les +gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel +s'éclaircissait: il fondait toujours en eau. Enfin, sur le +soir, un léger nuage de pourpre donna quelque espérance; un +vent frais la confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux, +Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à +travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son +appartement. + +La contrariété qu'elle avait éprouvée en augmenta la prix. A +peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés, pour +courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n'eurent +ni ses premiers regards ni ses premiers soins. + +Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt +d'un côté, tantôt d'un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne +voyant, n'entendant rien, elle cherche à remarquer sur le +terrain humecté si elle n'apercevra point les traces fraîches +des pas d'un cheval. Oh! si je pouvais seulement savoir qu'il +est passé, et qu'il n'a point eu d'accident! je serais +tranquille et contente; car, au fait, si je n'étais pas +restée, s'il ne m'avait pas saluée, son cheval ne l'aurait +point emporté: mais que je l'aperçoive seulement, et je me +retirerai, pour qu'il ne soit plus tenté de me saluer. + +Au même instant elle fit plus que de l'apercevoir; elle le vit +très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même +cheval gris, et s'avançant au grand trot du côté du pavillon, +dont il était encore assez éloigné. Eh bien, il se porte à +merveille: et voilà sans doute Caroline tranquille; elle va se +retirer, comme elle se l'est promis, et n'y plus penser. + +Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie? D'où +vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les +battements de son coeur? Je n'en sais rien; mais je sais bien +qu'elle l'éprouve, et que tous ses mouvements s'en ressentent. +Elle veut s'éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu'elle +avait posé sur la tablette, et sur lequel elle était appuyée, +n'étant plus retenu, s'échappe, et tombe dans le chemin: elle +en fut au désespoir. Cet accident était bien involontaire, et +pouvait ne pas en avoir l'air: elle sentit aussi que c'était +bien pis que le salut qu'elle voulait éviter, et qu'il est +encore plus difficile, lorsqu'on est à cheval, de ramasser un +mouchoir que d'ôter son chapeau. + +Ce calcul était juste; mais celui qu'elle fit sur les +distances l'était moins. Elle jugea que le cavalier était +encore assez éloigné du pavillon pour qu'elle eût le temps +d'aller reprendre bien vite son mouchoir, et d'être rentrée +avant qu'il passât sous la croisée. Cette idée lui parut +excellente: elle remédiait à tout; c'était même le seul moyen +de prouver bien clairement que le mouchoir n'avait pas été +jeté tout exprès pour qu'on le lui rapportât; mais elle +n'avait pas de temps à perdre en réflexions. + +Elle courut aussi vite qu'elle le put à la petite porte qui +donnait sur la route, et l'ouvrit précisément au moment où +l'officier, déjà descendu de cheval, relevait le mouchoir. Il +s'approche d'elle avec grâce et noblesse, et le lui présente +en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut lui et +l'autre d'un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre +lorsqu'il lui demanda la permission de voir de plus près ce +jardin et ce pavillon, qui lui paraissaient charmants. + +Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un +consentement, il attacha promptement son cheval à la porte +même, et la suivit. Elle avait bien le sentiment secret +qu'elle aurait dû l'en empêcher; mais comment? Voilà ce dont +elle n'avait pas même l'idée; peut-être aussi n'y vit-elle pas +grand mal. Son innocence, sa parfaite ignorance du monde, lui +cachaient le danger de recevoir un inconnu. D'ailleurs, +l'uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de +cet inconnu, annonçaient un homme d'une naissance distinguée: +il avait cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la +bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu'on en fait +partie. + +Je ne parle point d'une figure charmante, Caroline osait à +peine le regarder. Cependant elle pourrait déjà nous dire que +ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d'expression; que +le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents; +que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils +très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée; que son +teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la +santé; que sa physionomie, ouverte et franche, inspirait la +confiance et l'amitié au premier abord. + +Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avaient +très-bien su remarquer, et ce qui pourrait peut-être excuser +la facilité avec laquelle elle l'introduisait dans le +pavillon, à moins qu'on n'aime mieux la rejeter uniquement sur +l'innocence. Quoi qu'il en soit, il y est: il regarde, il +admire, il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les +talents de celle qui l'a décoré. L'autel et les peintures le +frappent: il en demande l'explication, on la lui donne, et il +saisit cette occasion d'apprendre adroitement où il est, et +avec qui il est, sans avoir l'air de s'en informer; mais les +noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni +plus honnête, ni plus respectueux, parce que c'était +impossible. La guitare et la romance, encore posées sur le +clavecin, l'engagent à dire un mot en souriant du second +dessus, et à demander pardon d'avoir osé mêler sa voix aux +accents flatteurs qu'il entendait, et qu'il voudrait bien +entendre encore; mais voyant l'embarras de Caroline augmenter, +il n'insista pas, parla de musique en homme qui s'y connaît, +et fut le premier à proposer de sortir du pavillon, et de se +promener dans le jardins. + +Caroline commençait à se rassurer. La conversation de +l'inconnu, simple, agréable, animée, devait la remettre à son +aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instants de +promenade, elle lui parlait aussi naturellement que si elle +l'eût connu toute sa vie. + +Elle lui raconta naïvement tout l'effroi qu'elle avait eu du +cheval s'emporter, et son inquiétude pendant ces deux jours de +pluie. Mais quelque envie qu'elle eût de savoir son nom, elle +n'osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu'il +était capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces +deux circonstances lui firent un grand plaisir: l'une +l'assurait qu'il était un homme à voir, et l'autre, qu'elle le +reverrait. Enfin, au bout d'un quart d'heure, qui leur parut +bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la +porte s'impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien +malgré lui, de remonter dessus. + +En vérité, lui dit Caroline pendant qu'il le détachait, à +votre place je n'aimerais point un cheval qui ne veut ni qu'on +salue ni qu'on se promène. L'inconnu, en souriant, lui assura +qu'il serait certainement réformé, qu'il lui jouait de trop +mauvais tours pour ne pas s'en défaire, et, sautant légèrement +dessus, après remercié mille fois Caroline de sa complaisance, +il s'éloigna d'elle le plus lentement qu'il lui fut possible, +obligeant cette fois son cheval à n'aller que le pas. + +Et Caroline aussi revint lentement au pavillon, lorsqu'elle +l'eut perdu de vue. Sa tête et même son coeur étaient +uniquement occupés de celui qu'elle venait de quitter. Qu'il +est aimable! pensait-elle; et pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas +accordé un frère comme lui? Oh! combien je l'aurais aimé! Mais +pourquoi ne l'aimerais-je pas comme un frère, comme un ami, +que le ciel m'envoie dans ma solitude? Eh! qui m'a dit que je +le reverrais.... peut-être de ma vie?... Je ne sais quelle +triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son +coeur oppressé et ses yeux humectés de larmes: elle en fut +elle-même effrayée; et, voulant se distraire, elle eut recours +à sa musique; mais ces deux jours de pluie avaient relâché les +cordes de sa harpe et de sa guitare, elle fut obligée de les +laisser; et après avoir joué sur le piano-forté quelques +adagio qui ne firent qu'augmenter sa tristesse, elle essaya le +dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore +moins: trois ou quatre livres qu'elle ouvrit lui parurent +ennuyeux, mal écrits, quoiqu'elle en lût à peine une phrase; +enfin, tout lui déplaisait ce jour-là. Elle laissa tout, +revint au jardin, et fit exactement le même tour qu'elle +venait de faire avec l'inconnu, s'arrêtant aux mêmes endroits, +et se rappelant jusqu'à la moindre de ses expressions. + +Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de +savoir si elle en parlerait ou non à sa bonne maman. Elle +souffrait de lui faire encore ce mystère; mais il était bien +moins essentiel que celui qu'on exigeait d'elle. L'habitude de +cacher un tel secret avait dû nécessairement la rendre moins +confiante. "D'ailleurs, pourquoi le lui dire? A quel propos +lui parler d'un homme que je ne reverrai peut-être jamais, +dont j'ignore le nom? S'il revient, ce sera toujours assez +tôt, et si elle allait me blâmer de l'avoir reçu, m'interdire +mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle +en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour +auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire +mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde. + +Comme madame de Rindaw ne voyait jamais aucun de ses voisins, +Caroline ignorait qui ils étaient, et jusqu'alors ne s'en +était pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquait de +connaître à fond leur familles, et tous leurs alentours. +C'était la prendre par son faible, que de la questionner sur +les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des +histoires à entendre, et la seule qui l'intéressât n'arrivait +point: il n'y avait rien qui eût le moindre rapport à son +inconnu. + +Là, c'était un vieux baron retiré du service, et sa femme +aussi vieille que lui, qui vivaient tête à tête dans leur +château. + +Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfants; mais ce +n'étaient que des filles. + +Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre +teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. +Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils +unique de vingt-cinq ans. + +Ici, Caroline, qui bâillait, se réveille; elle écoute avec +attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille: il +n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et malgré ses +grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah! +ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la +baronne allait son train, et racontait toujours; enfin, +Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se souciait +point de savoir, et désirant d'être seule, prétexta un mal de +tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire. + +"Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en +soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le verrai +plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout." +_Mais_, comme dit Montcrif, _en songeant qu'il faut qu'on +l'oublie on s'en souvient_. + +Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle +s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de +celui qu'elle voulait oublier. Sans doute le projet de n'y +plus penser fut la première idée qu'elle eut à son réveil. +Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de +toute la matinée. L'habitude en était si forte, qu'elle eut de +la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle +s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se +répétant toujours à chaque instant: _Il n'y faut plus penser;_ +et regardant souvent du côté du pavillon. "Oh! ce cher +pavillon! disait-elle, je ne suis heureuse que là: je ne +résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard, +bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène +plus." + +La journée lui avait paru si longue, que, vers les quatre ou +cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il était bien +tard; et elle allait s'acheminer du côté du pavillon, +lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas +d'un cheval qu'elle commençait à connaître, et qui fit +palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce +M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle +cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer; +et bientôt le charmant inconnu du pavillon paraît avec toutes +ses grâces. + +Oh! pauvre Caroline, comme elle est émue! comme elle se +reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie! +Combien elle allait avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis +du baron de Lindorf! Soit qu'il parle, soit qu'il se +taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. +Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté +sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge +et pâle, le saluait en baissant les yeux d'un air confus, le +mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la +voyait pour la première fois de sa vie; et s'adressant à +madame de Rindaw, il se félicita d'avoir le bonheur d'être son +voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de +cet avantage. + +La chanoinesse, qui ne connaissait point ce charmant voisin, +demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre +teutonique avait été malade aussi; mais, moins heureux +qu'elle, il était mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, +son neveu et son héritier, était venu prendre possession de la +terre et du château de Risberg, qui touchaient à la baronnie +de Rindaw. Il avait compté d'abord n'y rester que peu de +temps; mais ce pays lui plaisait infiniment, et depuis deux +jours il avait pris la résolution d'y passer au moins toute la +belle saison. Alors son premier désir avait été de connaître +ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de +solliciter la permission de les renouveler quelquefois. + +Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux +attachés sur son métier, travaillait ou gâtait son ouvrage, et +gardait le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne +chanoinesse, la conversation ne tarissait pas. + +Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie, ensuite +des lamentations sur celle du commandeur et sur sa mort, +qu'elle avait ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le +nommai à Caroline, qui s'informait de mes voisins." Ici le +baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut +près de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des +félicitations sur l'héritage, qui devait être considérable; +puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avait entre +le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à +merveille. Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans +doute; c'est du côté de madame votre mère? N'était-ce pas une +baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne +connais que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une +de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que +moi. Elle me contait le mariage de sa soeur avec monsieur votre +père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier. +C'était une inclination mutuelle: il n'y avait rien de si +touchant! Je lui faisais mes confidences aussi.... Il me +semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand +garçon.... L'aîné de la famille, je suppose?.... Est-elle +nombreuse? Avez-vous encore monsieur votre père, madame votre +mère? Ils s'adorent toujours, sans doute?... Il n'y a que cela +pour être heureux.... Et votre tante, cette chère amie dont je +vous parlais tout à l'heure, est-elle mariée? est-elle morte? +Depuis bien des années j'ai perdu cela de vue." + +Toute ces questions se succédaient si rapidement, que le +baron, surpris de cette volubilité, pouvait à peine placer de +temps en temps un _oui_, un _non_. "J'étais fils unique; j'ai eu +le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux fixés sur +Caroline lui auraient dit bien des choses, si elle avait voulu +les entendre. + +Elle n'avait pas encore levé les siens ni prononcé un seul +mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de +l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et ne +prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre +la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avait été +élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les +peintures; et la surprise, et tout ce qu'il savait aussi bien +qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre. + +C'en était trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvait +plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie, +surprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon, +lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une +migraine affreuse, inouïe, l'empêchait de faire un seul pas: +et vraiment elle était si changée, sa voix même était si +altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire et s'en +inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui +dit-elle en lui touchant le font. Déjà hier au soir vous me +frappâtes à votre rentrée; vous aviez l'air rêveur, occupé. +Vous me quittâtes plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours +précédents, vous fûtes d'une tristesse et d'une agitation +singulières; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce +pavillon qui vous tue.... Monsieur le baron, c'est une rage +que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court +d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité: +aussi voilà ce que c'est...." + +D'après tout ce qu'on lui disait, monsieur le baron pouvait, +sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part; +mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la +tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces +dames espérant, dit-il, que la migraine n'aurait pas de suite. +Caroline ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à +M. de Lindorf qu'elle le priait de profiter beaucoup du +voisinage et de venir souvent partager leur solitude... "Il +n'y a qu'un pas d'ici chez vous. Ce pauvre commandeur +souffrait de la goutte les trois quarts de l'année, et ne +sortait point de chez lui. Pour vous, monsieur, qui êtes +jeune, ingambe, ce ne sera qu'une promenade. Mademoiselle de +Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un +autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la +musique. Vous êtes musicien, sans doute? vous en ferez +ensemble." + +Ce dernier trait manquait à Caroline pour augmenter son +embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et +la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus +soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses +deux mains, elle retenait avec peine les larmes et les +sanglots qui l'oppressaient. Son amie, attribuant tout à la +violente migraine dont elle s'était plainte, l'engagea à se +retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son +chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put +s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand +Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi +de son côté, avait des idées moins tristes. Le beau, l'aimable +Lindorf avait tout à fait gagné son coeur. C'était précisément +l'époux qu'il fallait à sa chère Caroline. Quel bonheur de +pouvoir la fixer auprès d'elle, au moins une partie de +l'année, et par un établissement aussi brillant à tous égards! +Lindorf réunissait tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, +fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il +jouissait déjà, puisqu'il était fils unique et qu'il avait +perdu ses parents, l'héritage de l'avare commandeur devait +être immense. + +Déjà très-avancé au service, il paraît fait pour prétendre et +parvenir à tout. Qu'on ajoute tant d'avantages à la fortune de +Caroline, son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même, +qui n'étaient pas à dédaigner...; enfin ils paraissaient +se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait +_baronne de Lindorf_, ou qu'elle y perdrait ses peines; elle +fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à +la visite promise par le chambellan. + +Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, +son idée et ses projets. Sans doute il lui serait bien +difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout +ce qui tenait du romanesque, l'emportait encore sur son +indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de +laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès +dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur +passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de +couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y +attendraient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle +ne pouvait se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret. +L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétait +guère; il était impossible qu'elle ne fît pas entendre raison +au chambellan. Il devait savoir par lui-même ce que c'est +qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que +nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera d'autant +plus, que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il +verra ce charmant Lindorf; et pourra-t-il balancer entre lui +et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la +tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est +assuré pour la vie." + +Pendant que la bonne chanoinesse arrangeait son petit roman, +jouissant à l'avance des tendres scènes dont elle serait le +témoin et du plaisir de faire deux heureux, Caroline +continuait à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devait +pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassait +dans son esprit tout ce que la baronne lui avait dit +très-innocemment, et n'y voyait que de nouveaux sujets de honte et +de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disait-elle, ne plus +le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque +un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée +que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est +impossible. Alors elle imaginait tous les moyens de se +justifier dans son esprit, et n'en trouvait pas un qui ne la +compromît mille fois davantage. + +Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. +Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de +ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle cette nuit! +et combien son agitation augmenta le lendemain matin lorsqu'on +lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de +Lindorf venait d'apporter, et dont il attendait la réponse! + +Caroline, indignée, faillit le renvoyer à l'instant. Eh quoi! +dit-elle, il ose déjà m'écrire! N'est-ce pas me dire à quel +point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai +hier de moi peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne +doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas la seule +coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il était +honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue. + +Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible; +le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le +moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenait, le retournait +en tous sens, et le regardait comme si ses yeux avaient pu +percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup +comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à +l'appartement de la bonne maman, d'ouvrir ses rideaux, de se +précipiter à genoux à côté de son lit, et là de lui faire, en +fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'était +passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le +second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et +la promenade au jardin; elle avoua tout, jusqu'aux motifs +secrets de son silence, dont elle avait été si cruellement +punie. + +"Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite! disait-elle: +grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disait rien +non plus, comme si nous avions été d'accord; et vous, maman, +qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah! +pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches, je +les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais +à moi-même." + +Hélas! la bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses +pleurs et de son récit, ne songeait à lui faire aucun +reproche. Elle s'était occupée toute la nuit de son mariage, +qui l'enchantait toujours de plus en plus. Sa seule crainte +était que M. de Lindorf, depuis longtemps au service et +très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres +engagements; mais la petite historie de Caroline, et la +manière dont ils avaient fait connaissance, la rassurèrent +parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une +sympathie secrète, qui lui donnèrent les plus grands +espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc +Caroline en l'embrassant tendrement, et en lui disant qu'elle +n'avait rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle +venait de lui raconter. "Seulement, si j'avais su cela.... Il +est vrai que je n'aurais pas dit bien des choses: les hommes +sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les +distingue!... Au reste, celui-ci me paraît bien différent des +autres. Il a l'air si modeste, si honnête! -- Ah! maman, dit +Caroline en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent +tous. Celui-ci n'ose-t-il pas m'écrire ce matin! -- T'écrire, +mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? -- +Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa +poche: voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman; +vous en ferez tout ce que vous voudrez." Et ce qu'elle voulut, +ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que +celui de Caroline, dont la crainte diminuait beaucoup la +curiosité. + +On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple +et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présentait ses +hommages à ses voisines, s'informait de leur santé et de la +migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'était là que le +prétexte, et cette carte ne méritait assurément pas le grand +cachet qu'on avait rompu. On passa donc bien vite à un papier +plié en quatre qui se trouvait sous la carte. Caroline +l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et +lut à son amie ce qui suit: + +Du château de Risberg, 9 juin 17... + +"Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à +votre colère en osant vous écrire, je le sais; je vois déjà +votre indignation; j'en sens déjà tout le poids, et cependant +je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement +parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui +vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la +lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous +conviendrez du moins que je ne pouvais m'adresser qu'à vous +seule. + +Vous ne connaissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous +ne les connaissez pas, et cependant vous me traitez avec +autant de sévérité que si vous saviez combien je suis +coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien +à votre ignorance: ma franchise m'obtiendra peut-être un +généreux pardon. + +Je passai hier quatre fois dans la matinée, à différentes +heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver +et de vous demander la permission de me présenter chez vous. +Il fut toujours trompé cet espoir, vous ne parûtes point dans +ce pavillon chéri qu'auparavant vous habitiez sans cesse; et +moi, loin d'imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette +absence, j'osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. +Instruite de ma témérité, ne connaissant point celui qui +s'était introduit dans votre asile, sans doute elle exigeait +de vous d'y renoncer! Insensé!..... J'osai même croire que +vous obéissiez peut-être à regret. J'étais certain en me +nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, +et je ne balançai plus à me présenter l'après-midi chez elle. +O mademoiselle! combien vous avez puni ma folle présomption! +Votre accueil, si différent du sien, me prouva bientôt à quel +point je m'étais abusé, et que c'était votre volonté seule qui +vous éloignait du malheureux inconnu. Vous n'avez pas voulu me +laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je +vis au premier instant que cette madame de Rindaw ignorait mon +existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je +croyais soumise aux ordres, aux conseils d'une amie trop +sévère, n'avait eu besoin que de ceux qu'elle reçoit d'une +prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette +prudence n'avait pour objet que l'inconnu; mais je me suis +nommé, et je n'ai pas obtenu un regard! Votre silence obstiné, +votre refus de me conduire au pavillon, ne m'ont que trop +confirmé que c'est moi personnellement qui me suis attiré +votre colère. Ah! quels que soient mes torts, je n'aurai pas +celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu; mais +j'ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez +été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw +m'a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la +quittant. O mademoiselle! que pouvais-je lui répondre, et que +dois-je faire? Parlez; décidez absolument de ma conduite, de +mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de +Rindaw, et me soumettre à l'arrêt tacite que vous avez +prononcé contre moi? Dois-je vous supplier de le révoquer? +J'attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront +sacrés. Mais serez-vous inexorable? Et celui que votre +respectable amie daigne honorer de sa protection, n'obtiendra-t-il +pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur +de sa vie?" + +Caroline, en lisant cette lettre, éprouvait un mélange de +sentiments confus, opposés les uns aux autres, et presque +indéfinissables; d'abord la plus grande surprise de se +trouver, sans s'en être doutée, une prudence aussi consommée; +ensuite, cette espèce de honte d'un coeur honnête et vrai, qui +reçoit une louange peu méritée; puis la joie la plus pure de +se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le +chagrin de ce pauvre baron, et l'embarras de le faire cesser +sans démentir l'opinion qu'il avait d'elle. Tout cela se +peignait alternativement sur sa physionomie; cependant le +plaisir dominait. Il lui semblait qu'on avait soulagé son coeur +d'un poids énorme. Lorsqu'elle eut fini, elle aurait voulu +presser le consolant écrit contre ses lèvres; mais elle le +posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, +elle la couvrit de baisers et de larmes. La baronne reprit la +lettre, la parcourut encore: elle en était tout enchantée. "Et +bien! quand je vous disais que ce jeune homme ne ressemblait +point aux autres, avais-je tort? J'ai vu cela tout de suite. +Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence! Et votre +embarras, qu'il prend pour de la colère! est-ce qu'il y a rien +de plus modeste et de plus honnête? Un de vos fats de la cour +aurait bien su interpréter votre conduite à son avantage; mais +ce Lindorf... En vérité, il est charmant; il faut le rassurer. +Prenez une écritoire, mon enfant; mettez-vous là, et écrivez. +-- Moi, maman? dit Caroline en rougissant, je croyais que ce +serait vous. -- Vous savez bien que j'ai beaucoup de peine à +écrire (elle avait en effet mal aux yeux depuis sa maladie, et +sa vue s'affaiblissait tous les jours); mais c'est égal, vous +écrirez en mon nom, et je vous dicterai." + +Caroline obéit; mais l'encre était épaisse, la plume allait +mal, le papier ne valait rien. Enfin, tout étant prêt avec +assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle +lui dicta ce qui suit: + +MONSIEUR LE BARON, + +"Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline; +elle avait été toute la nuit dans le plus violent désespoir." +-- En vérité, maman, dit Caroline en s'arrêtant, je ne mettrai +point cela; c'est contredire absolument ce qu'il pense de moi. +La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce +commencement fut déchiré; on prit un autre papier. Elle rêva +encore, et dicta de nouveau: + +MONSIEUR LE BARON, + +"Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de +voir que..." -- Eh! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je +vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie. +Pour cette fois, la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit +qu'elle n'avait qu'à faire sa lettre elle-même. Caroline +commençait à croire en effet qu'elle n'en irait que mieux; et +après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou +quatre commencements, elle eut le bon esprit de penser que la +tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle +écrivit: + +"Nous vous remercions, monsieur, de l'intérêt que vous prenez +à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement +dissipée; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux, +ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je +viens de lui communiquer. Elle me charge de le faire pour +elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne, +de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être +bien sûr, dès qu'il est connu, de la manière dont il sera +reçu. + +"C. D. L." + +La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et +bien trivial. Il y avait, selon elle, mille autres choses à +dire; mais Caroline tint bon, n'y voulut rien changer, apaisa +son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé +de sa réponse. + +On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d'une fois +dans la journée, et que, lorsqu'il arriva le soir, on aurait +pu la lui réciter sans y manquer d'un mot. Ce qu'il y a de sûr +au moins, c'est que cette lecture répétée acheva de dissiper +jusqu'à la moindre trace du chagrin de Caroline. A force de +lire qu'elle était d'une prudence rare, elle finit par le +croire elle-même, tout en s'avouant qu'elle n'avait jamais +pensé au bon effet que produirait son absence du pavillon, et +le mystère qu'elle avait fait à son amie. Il est certain du +moins que c'était elle qui avait eu l'idée de n'y point aller +et de se taire. + +Ainsi relevée à ses propres yeux, n'ayant plus à rougir ni +avec sa maman, ni avec elle-même, ni avec cet aimable Lindorf, +elle l'attendit avec impatience et le vit arriver avec joie, +mais non pas sans émotion: lui-même était déconcerté, un doux +sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur +aise, et la baronne leur fut d'un grand secours. Elle +plaisanta agréablement sur l'inconnu, sur le mystère, sur la +lettre, et sauva à Caroline une explication qu'elle ne +demandait pas mieux que d'éviter. + +Le pénétrant Lindorf s'en aperçut sans doute. Ils allèrent au +pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce +qui s'était passé. Seulement il la pria de lui chanter la +romance de _la jeune Hortense_, elle y consentit; ce fut lui qui +l'accompagna sur le clavecin. Il savait très-bien la musique; +cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline +embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut +tellement, qu'il la demanda; elle lui fut accordée, et tout de +suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui +présentait, et dire à demi-voix: "Comme vous êtes bonne +aujourd'hui! et quelle différence de mon sort à celui d'hier!" +L'ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu'elle se +trouvait aussi beaucoup plus heureuse; mais elle se retint. +Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de +Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain. + +Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se ressemblèrent +exactement: et voici l'histoire de leur vie. + +Caroline reprit le matin l'habitude de son pavillon, et +Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux était +devenu si sage, qu'il s'arrêtait quelquefois une demi-heure +entière sous cette croisée, qu'il apprit enfin à connaître, et +devant laquelle il ne passa plus sans s'arrêter. Tous les +après-dînées, le baron arrivait de très-bonne heure à Rindaw, +où souvent il était retenu à souper; et toutes les soirées, +lorsqu'il était parti, la chanoinesse, toujours plus enchantée +de lui, en parlait avec enthousiasme: Caroline l'approuvait +modestement. Elles se séparaient en disant toutes deux qu'il +était le plus aimable des hommes. Caroline s'endormait en le +répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant +dans ses projets d'une union que tout semblait favoriser. + +Et Lindorf... Lindorf aimait avec une passion qu'il ne +cherchait plus à combattre et que chaque jour augmentait. Né +avec la sensibilité la plus active et les passion les plus +vives, il n'était pas parvenu jusqu'à vingt-cinq ans sans +connaître l'amour, ou sans croire le connaître. Mais quelle +différence de l'ardeur tumultueuse qu'il avait éprouvée à ce +sentiment tendre et profond dont il était pénétré pour +Caroline! Heureux de la voir, de l'entendre, de vivre avec +elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne +autorise, il ne désirait pas pour le moment d'autre bonheur. +Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la +musique et les infirmités de la baronne rendaient assez +fréquents, il avait été sur le point de se trahir et de +risquer l'aveu de ses sentiments, une sorte de timidité et de +respect, suite ordinaire du véritable amour, l'avait toujours +retenu. Caroline se confiait à lui avec tant d'innocence et de +sécurité; il voyait si bien qu'elle ne lisait ni dans son coeur +ni dans le sien propre, qu'il aurait regardé comme un crime de +troubler cette heureuse ignorance ayant l'instant où lui-même +serait libre de décider de son sort; et peut-être, hélas! +n'est-il guère plus libre que Caroline! D'ailleurs, à quoi lui +aurait servi cet aveu? A savoir qu'il était aimé autant qu'il +aimait? Il n'en doutait pas un instant; et quand les hommes +n'auraient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les +femmes, Caroline était trop franche, elle connaissait trop peu +l'art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentiments. Elle +seule ne s'en doutait pas encore: ils étaient voilés dans son +coeur sous le nom de l'amitié. Elle croyait aimer Lindorf comme +on aimerait un frère, s'applaudissait de trouver chaque jour +de nouvelles raisons de l'aimer davantage, et n'imaginait pas +qu'un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à +des liens qu'elle respectait, mais qu'elle éloignait toujours +de plus en plus de sa pensée. + +Eh! dans quel moment aurait-elle pu s'en occuper? Tant que +Lindorf était là, et il y était souvent, on ne pensait qu'à +lui seul au monde: dès qu'il n'y était plus, on ne pensait +encore qu'au plaisir de l'avoir vu et à l'impatience de le +revoir. Aucun autre objet ne se présentait à son esprit: +absent ou présent, il était toujours avec elle; et Lindorf et +son amie étaient alors pour Caroline les seuls êtres de +l'univers. + +Cette imprudente amie ajoutait encore, par son enthousiasme, +au charme dont Caroline était environnée. Accoutumée, dès son +enfance, à ne penser que d'après elle, à ne voir que par ses +yeux, cela seul aurait suffi peut-être pour attacher Caroline +à l'objet de la prédilection de la baronne; et cette +prédilection augmentait chaque jour. Plusieurs fois, +lorsqu'elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui +échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez +clairs, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'obtenir Caroline, et +qu'elle le regardait déjà comme un fils. + +Ainsi l'heureux Lindorf, chéri d'une de ces femmes, adoré de +l'autre, jouissant peut-être plus délicieusement que s'il eût +été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu'il +parlerait, attendait sans trop d'impatience le moment où, +dégagé des liens qui l'avaient retenu jusqu'alors, il serait +libre d'avouer ses sentiments à Caroline, et de lui offrir son +coeur et sa main. Il travaillait cependant à l'accélérer ce +moment; et depuis quelque temps un peu plus d'agitation, +quelques instants de tristesse, décelaient son inquiétude et +ses craintes. + +Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu'il +craignait de ne pas les revoir le lendemain; il vouloir aller +lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes +qu'il attendait avec impatience...... Mais, ajouta-t-il d'un +ton plus animé qu'à l'ordinaire, on voudra bien me permettre +de venir après-demain matin me dédommager de cette journée +perdue. La chanoinesse l'invita pour le déjeuner; Caroline +l'accompagna jusqu'au jardin, et ils se séparèrent avec +l'impatience d'être au surlendemain. + +Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux +mois, qu'on avait passée sans voir Lindorf, leur parut longue +à toutes les deux. La bonne chanoinesse l'aimait au point que, +sans son amitié pour Caroline, qui dominait cependant +toujours, il n'aurait, je pense, tenu qu'à lui de remplacer +entièrement le chambellan dans son coeur; elle assurait du +moins qu'il le lui rappelait à chaque instant, tel qu'il était +dans le temps de leurs amours. -- "Mon père a donc bien changé? +disait Caroline. -- Hélas! oui, mon enfant. Tel que tu le vois, +il était charmant, et il m'aimait à l'idolâtrie... Si ta mère +n'avait pas été aussi riche..., jamais, j'en suis sûre, il ne +m'aurait abandonnée. Mais ce cher chambellan était un peu trop +ambitieux. -- Ah! pensa Caroline avec douleur, il n'a donc pas +changé; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette +cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié." + +Cette conversation, ce triste retour sur elle-même, +l'amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son +union avec lui. L'absence de Lindorf, la certitude de ne pas +le voir de toute la journée, avaient disposé dès le matin son +âme à l'abattement et à la langueur. Elle alla promener le +soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses +sombres idées la suivirent et l'accompagnèrent; celle du comte +surtout la tourmentait. Malgré tous ses efforts pour +l'éloigner et s'occuper d'autre chose, elle y revenait +toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées, +lui rappelèrent que l'automne approchait; et son coeur se serra +douloureusement; un poids énorme semblait l'accabler. + +Quoi! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus +heureux de ma vie! Il s'est écoulé comme un instant, et il ne +reviendra plus; non, il n'y aura plus de bonheur pour +Caroline. Voilà déjà l'automne; et si mon père allait revenir +et m'arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne +maman; et si ce comte voulait... Et toi, cher Lindorf, mon +frère, mon ami, mon unique ami, il faudrait donc ne plus te +revoir... Ah! pauvre Caroline! pourquoi l'as-tu connu, +puisqu'il fallait t'en séparer? + +C'était la première fois qu'elle faisait cette réflexion. Elle +lui parut bien cruelle, et l'affecta au point +qu'insensiblement elle absorba toutes ses pensées. + +En rêvant profondément à cette séparation qu'elle redoutait si +fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du +pavillon. Elle était ouverte; et Caroline fut tentée de +profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans +un bois qu'elle voyait en face, de l'autre côté du chemin. +Depuis longtemps elle en avait l'envie; mais il ne convenait +pas de s'éloigner trop du château avec le baron. Elle était +seule ce jour-là; il n'y avait rien à dire: c'était le vrai +moment de satisfaire sa fantaisie, et d'aller rêver dans un +bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit +véritablement émue du spectacle qui s'offrait à ses yeux +étonnés. La soirée était superbe; les derniers rayons du +soleil couchant, étincelants d'or et de pourpre, coloraient +l'horizon, et répandaient des flots de lumière qui perçaient à +travers l'épais feuillage des chênes antiques, élancés +jusqu'aux nues. Les oiseaux faisaient entendre de tous côtés +leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement +doux et monotone. + +Oh! si jamais un être vraiment sensible n'est entré dans un +bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur +un jeune coeur exalté par un sentiment vif et tendre! Caroline, +d'ailleurs, n'était presque point sortie de l'enceinte du +château. Accoutumée aux petits arbres de ses petits bosquets, +elle se voyait seule, pour la première fois de sa vie, sous +ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature; et sa +disposition actuelle à la mélancolie ajoutait encore à +l'émotion qu'elle éprouvait. + +Elle prit au hasard la première route qui s'offrait à elle, et +qui paraissait traverser le bois dans sa longueur. Elle la +suivit longtemps sans s'en apercevoir. Enfin quelque bruit la +tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle s'était +plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face +et presque dans l'avenue d'un grand et beau château. Elle +n'eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à +qui il pouvait appartenir... Lindorf parait dans cette avenue; +il a déjà vu Caroline; il a déjà franchi d'un saut le petit +mur qui les séparait; il est déjà près d'elle, et lui témoigne +plus par ses regards que par ses paroles, et son étonnement, +et sa joie de la trouver presque dans sa demeure. + +Caroline, confuse, interdite, rougissait jusqu'au blanc des +yeux, n'osait les lever sur Lindorf, et disait en balbutiant +qu'elle s'était égarée, qu'elle ignorait absolument... qu'elle +croyait Risberg d'un tout autre côté. Lindorf eut tout à fait +l'air de la croire; et loin de la presser de s'arrêter plus +longtemps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins, +il eut la délicatesse de lui dire qu'il allait tout de suite +la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils +prendraient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute +qu'il entendait par ce mot le chemin le plus long, celui-ci +l'était du double. Caroline ne put s'empêcher de le remarquer, +en s'appuyant sur un bras qu'elle avait d'abord refusé, et que +la fatigue l'obligea de prendre. "Ce chemin, dit-elle, est +bien plus long que celui du bois. -- Il est vrai; c'est un +détour. Pardon; j'ai voulu vous faire faire une fois ce que je +fais tous les jours. -- Comment? -- Oui, quand je vais à Rindaw, +je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens +chez moi, je prends toujours celui-ci." Caroline rougit et ne +répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de +la journée, ou de l'embarras qu'elle avait éprouvé en se +trouvant chez Lindorf, sa présence n'avait point eu cette fois +son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle +l'avait augmentée; des larmes roulaient dans ses yeux; elle +sentait que si elle eût dit un seul mot elles auraient inondé +ses joues. + +Lindorf, au contraire, avait d'abord paru plus content qu'à +l'ordinaire. La joie le plus pure était répandue sur sa +physionomie; elle animait tous ses traits, toutes ses +expressions. Il lui parlait avec feu de la beauté de la +campagne, du délice d'y vivre auprès de l'objet qui nous +intéresse, etc. Elle répondait à peine par quelques +monosyllabes, et son coeur, était toujours plus oppressé. Son +abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l'observa avec des +regards où se peignaient alternativement le doute, la crainte, +la tendresse et l'espérance. Il semblait avoir à dire quelque +chose qu'il n'osait prononcer. La lune s'était levée; sa douce +lumière éclairait leur marche silencieuse, et ajoutait encore +à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline, ayant pris sur elle +de prononcer quelques mots, lui demanda s'il avait reçu les +lettres qu'il attendait avec tant d'impatience. -- Ces lettres, +répondit Lindorf avec un ton passionné..., ô Caroline! vous ne +savez pas, vous n'imaginez pas à quel point elles pouvaient +influer sur mon bonheur... Demain matin j'irai, je vous les +communiquerai. Chère Caroline! ô ma tendre amie! vous lirez +enfin dans ce coeur qui brûle de s'ouvrir entièrement à +vous..., vous saurez tout ce que je pense, tout ce que je +sens; et cet entretien que je vous demande décidera du sort de +toute ma vie. + +Ces mots, et plus encore le ton dont ils étaient prononcés, +effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le +voile qui déjà commençait à s'entr'ouvrir. Sans avoir la force +de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras, +qu'il pressait avec ardeur; et se trouvant précisément alors +devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec +précipitation, en lui disant d'une voix étouffée: Adieu, +Lindorf; à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous +apprendrai... vous saurez... + +Alors elle n'y put tenir plus longtemps. Sa tête se pencha sur +son sein; ses larmes, trop longtemps retenues, coulèrent en +abondance; un tremblement universel la força de s'asseoir sur +un banc que se trouvait derrière elle. Et Lindorf... Lindorf +l'a suivie; il est à ses pieds; il presse avec transport ses +deux mains qu'il couvre de baisers, et qu'elle ne songe point +à retirer; il ose même la serrer dans ses bras; et la tête de +Caroline se penche sur son épaule. O ma bien aimée! lui +disait-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui +sont le gage de mon bonheur... Fille adorée, calme-toi, +rassure-toi; c'est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux +qui t'en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même +et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin +d'elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot; et +frémissant du danger qu'elle avait couru, elle sentit que dans +ce moment la fuite était le seul parti qu'elle eût à prendre. +Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui voulait +la retenir, elle s'échappa, et courut se renfermer dans son +appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu'elle trouva, +et fut assez mal pendant quelques instants, pour perdre toutes +ses idées. Cet état dura peu, et celui qui le suivit fut bien +plus affreux. + +Heureusement pour elle, son amie s'était mise au lit avant le +souper, ce qui lui arrivait quelquefois, et dormait +profondément. Elle fut donc dispensée de paraître; et pour +être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins, +elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme +de chambre. + +Dès qu'elle put réfléchir, non pas de sang-froid, mais avec un +peu plus de calme, à sa situation actuelle, elle sentit qu'il +fallait au plus tôt instruire Lindorf qu'elle n'était plus +libre, et se condamner à ne plus le revoir. L'arrêt était bien +dur; la vertu le prononça, mais le coeur en gémit. Il n'était +plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur +la nature de ses sentiments. C'était l'amour dans toute sa +force, et d'autant plus violent, qu'il se faisait connaître +par les traits les plus aigus de la douleur. Si son désespoir +en augmenta, elle n'en fut que plus confirmée dans la +résolution qu'elle venait de prendre. Le danger était trop +pressant pour balancer un instant... + +Mais comment lui faire cette terrible confidence? La scène de +la veille était trop présente à son esprit pour risquer de la +renouveler. Elle sentait qu'il lui serait impossible de le +voir, de lui parler, de lui dire elle-même: Séparons-nous pour +toujours. Une lettre était donc le seul moyen, elle s'en +occupa toute la nuit. Elle n'était pas facile à composer cette +lettre; chaque expression ou chaque phrase lui paraissait trop +froide ou trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près +le tour qu'elle voulait lui donner, elle s'impatienta que le +jour parût pour l'écrire. Elle ouvrait à chaque instant ses +rideaux; et dès qu'elle aperçut les premiers rayons de +l'aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut +commencer sa pénible tâche. Mais on sait que tous ses meubles +avaient insensiblement pris le chemin du pavillon, son +secrétaire y avait passé comme tout le reste. Elle ne trouva +pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut +prendre patience, attendre que les gens du château fussent +levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d'eux n'avait +d'amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure. +Caroline la passa à sa fenêtre. + +Il n'aurait tenu qu'à elle d'y jouir d'un spectacle ravissant; +et sans doute, pour la première fois de sa vie, le +développement insensible du jour, les gradations de la +lumière, enfin le lever du soleil paraissant dans toute sa +gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression +sur son coeur déchiré. Lindorf, qu'elle allait éloigner d'elle +et rendre malheureux; Lindorf, dont elle n'avait connu l'amour +et senti combien il lui était cher qu'au moment de s'en +séparer pour toujours, obscurcissait tout à ses yeux. Elle ne +pensa qu'à lui, elle ne vit que lui; et les brillantes +couleurs de l'aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de +la nature, tout fut perdu pour elle. + +Dès qu'elle put sortir, elle courut au pavillon. Il était +essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d'arriver à +Rindaw; et Caroline ne doutait pas qu'il n'y vînt aussitôt +qu'il lui serait possible: elle s'achemina donc tristement. +Mais que devint-elle lorsqu'en entrant dans le pavillon, dont +la porte était ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même, +assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en +désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paraissait +plongé dans une profonde rêverie! Je dis qu'elle crut le voir, +parce qu'elle eut un instant l'idée que c'était une illusion +de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un +cri perçant, et ne put douter que ce ne fût bien lui-même, +lorsqu'à ce cri elle le vit s'élancer de sa place, courir à +elle, tomber à ses pieds, et lui dire avec une impétuosité +qu'elle ne put arrêter: O Caroline! pardonnez... celui qui +vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant, +je rentrai chez moi, j'y ai passé la nuit; mais pensez-vous +que le sommeil ait approché de mes paupières? Au point du +jour, je me suis levé; je suis sorti; cette porte était restée +ouverte... Je ne sais comment je me suis trouvé ici; mais, +Caroline, je le jure, je n'en sortirai pas que tu n'aies +décidé de mon sort.., ou plutôt laisse interpréter ton silence +et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit; et +sûr de ton aveu, sûr de l'aveu de notre amie, je cours obtenir +celui de ton père... Demain peut-être, demain c'est à ton époux +que tu pourras avouer sans rougir que tu l'aimes. + +C'était sans doute le moment de parler, de détruire d'un seul +mot les douces illusions de l'amant; mais qu'il était pénible +à proférer ce mot cruel! Il s'arrêta sur les lèvres de +Caroline; elle voulait et ne pouvait l'articuler. + +Lindorf, abusé, continuait à interpréter ce silence en sa +faveur, à l'attribuer à la modestie, l'embarras, à la +timidité; et voulant enfin les vaincre et forcer Caroline à +parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu'il +avait posé sur le clavecin: Chère amie! dit-il en le prenant, +je n'ai pas un instant à perdre quand il s'agit d'assurer mon +bonheur. Je n'exige plus un aveu qui paraît trop vous coûter; +mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l'instant +à Berlin, et j'en reviens bientôt, je l'espère, avec le droit +de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes +ses forces, court à lui: "Qu'allez-vous faire, Lindorf? Vous +ne savez pas... apprenez... -- Quoi donc? -- Un secret. -- Quel +secret? Parlez, Caroline; vous me faites mourir. -- Eh bien! je +suis... -- Vous êtes...? -- Mariée..." + +La foudre tombée aux pieds de Lindorf l'aurait sans doute +moins atterré -- Mariée! répéta-t-il avec l'accent de la +terreur; et le plus profond silence succéda à ce mot, ou +plutôt à ce cri. Caroline tremblante s'était assise, et +couvrait son visage de son mouchoir... Lindorf se promenait à +grands pas... -- Mariée! répéta-t-il encore en se frappant le +front. Et après un autre moment de silence... Non, non, c'est +impossible, absolument impossible. Vous m'abusez, Caroline; +vous vous jouez d'un malheureux dont vous égarez la raison. +Cessez ce jeu cruel; dites... dites-moi que vous n'êtes point +mariée. -- Il n'est que trop vrai que je le suis, répondit +Caroline d'une voix altérée. -- Mais votre amie? -- Elle +l'ignore; je vous l'ai dit, c'est un secret. -- O Caroline! +Caroline! où m'avez-vous conduit? Fatal secret! Malheureux +pour toute ma vie!!! + +Pendant quelques moments il fut dans une agitation que tenait +du délire: il s'asseyait, se levait, appuyait sa tête contre +le mur; tous ses mouvements tenaient de la fureur. Lindorf, +cher Lindorf, disait Caroline, au nom du ciel, calmez-vous. +Eh! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore?... -- Vous +malheureuse! ô Caroline!... Alors l'attendrissement prenant le +dessus, des larmes... oui, des larmes, tout amères qu'elles +étaient, le soulagèrent un peu. Quelques moments après, il put +se rapprocher d'elle. + +Caroline, lui dit-il d'un ton plus doux, expliquez-moi le donc +ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet +inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même, +négliger à cet excès le plus grand des biens? + +Caroline, qui pouvait à peine parler, consolée cependant de la +voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l'histoire +de son mariage avec un seigneur de la cour qu'elle ne nomma +point, voulant respecter le secret du comte; et, sans parler +même de ce qui pouvait le désigner, elle dit seulement qu'une +répugnance invincible pour un lien auquel elle s'était soumise +par obéissance l'avait obligée à demander cette séparation, au +moins pour quelque temps; qu'on la lui avait accordée sous la +condition de garder le secret. "Je manque peut-être, dit-elle, +à un de mes devoirs en le révélant; mais du moins je saurai +remplir tous les autres, quelque pénibles qu'il soient à mon +coeur. Adieu, Lindorf, séparons-nous; fuyez-moi pour toujours; +oubliez, s'il est possible, l'infortunée Caroline. -- Que je +vous fuie! que je vous oublie! reprit Lindorf, dont la +physionomie s'était éclaircie pendant le court récit de +Caroline: ah! jamais, jamais... Mes espérances se raniment, et +j'ose encore entrevoir le bonheur. -- Que dites-vous, Lindorf? +La douleur vous égare. -- Non, je puis encore être heureux, si +vous daignez y consentir... O ma Caroline! écoute-moi: ton +coeur m'est connu; tu t'en défendrais en vain. Il m'appartient +ce coeur que j'a mérité par l'excès de mon amour; et mes droits +sont bien plus sacrés que ceux d'un tyrannique époux, qui +abusa de l'autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces +liens abhorrés seront brisés; ils le seront, j'ose vous +l'assurer. Le roi est juste; il m'aime, il m'entendra: et +d'ailleurs, j'ai un moyen sûr, un appui. -- Malheureux Lindorf! +interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique; le roi +lui-même les a formés ces noeuds que rien ne peut rompre. Et quel +appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein? +-- Du comte de Walstein! reprit Lindorf. -- Son nom m'est +échappé, dit Caroline; mais je compte sur votre discrétion. +Jugez donc s'il vous reste le moindre espoir. -- Quoi! c'est +lui qui.... -- Oui, le comte de Walstein est mon époux." + +Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne +répondit pas un mot; il paraissait absolument absorbé dans ses +pensées. Enfin, sortant tout à coup de cet état de stupeur: +"Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je +vais vous quitter; mais je reviendrai demain matin. Il est +essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure, +soyez ici dans ce pavillon. Je l'exige de votre amitié. Dites, +puis-je y compter? y serez-vous demain matin à huit heures? +vous trouverai-je ici? -- J'y serai, dit Caroline sans trop +savoir ce qu'elle répondait. -- A demain donc," reprit Lindorf +en faisant un pas pour se rapprocher d'elle; mais se reculant +tout à coup, il prit son chapeau, et disparut. + +Qu'on juge de l'état où il laissa Caroline, de la confusion +d'idées qui remplissaient sa tête et son coeur: celle de le +revoir encore fut la première. + +Mais que pouvait-il avoir à lui confier, qu'il n'eût pu dire +dans ce moment? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant +d'instance, et même avec une sorte de solennité? + +Elle se repentait presque d'y avoir consenti; cependant +aurait-elle pu le refuser? D'ailleurs, il était possible qu'il +n'eût pas perdu l'idée de faire rompre son mariage. Il n'avait +point dit qu'il y eût renoncé; il était donc essentiel de le +revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui +n'aboutiraient qu'à découvrir leur liaison, et rendre Caroline +plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous. +Elle pensa ensuite à l'embarras de cacher plus longtemps +sa position à la chanoinesse. Qu'allait-elle penser de +l'absence de son cher Lindorf? Et Caroline elle-même sentait +que ce serait une consolation pour elle de pouvoir épancher sa +douleur et verser des larmes dans le sein de cette indulgente +et tendre amie. Mais on avait exigé d'elle une promesse si +forte, si positive, et la punition dont elle était menacée lui +paraissait si terrible, qu'elle n'osait confier son secret +sans permission. C'était assez, c'était trop même d'en avoir +instruit Lindorf; et son motif pouvait seul la justifier. Elle +prit donc le parti d'écrire tout de suite à son père pour lui +demander cette permission. + +"Il ne lui était plus possible, disait-elle, de dissimuler +avec sa bonne maman, ni de lui cacher plus longtemps son +mariage. L'ignorance où était celle-ci à cet égard l'exposait +à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se +trahir à chaque instant, elle demandait en grâce la permission +d'avouer un secret qui coûtait trop à son coeur, et blessait la +reconnaissance et l'amitié qu'elle devait à madame de Rindaw. +Que pouvait-on craindre? La mauvaise santé de la baronne, son +goût pour la retraite, répondaient de sa discrétion. A qui le +dirait-elle, puisqu'elle ne voyait jamais personne? +D'ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite +et les persécutions qu'elle redoutait, décidée comme je le +suis à ne point la quitter, à rester auprès d'elle autant +qu'elle vivra, il m'est affreux de n'oser ouvrir mon coeur à +celle qui m'a tenu lieu de mère.... Oui, mon père, il m'en +coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d'une fille +qui, si vous l'eussiez voulu, ne vous aurait jamais quitté, +dont la vie aurait été consacrée à vous prouver sa tendresse; +mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu'à mon +tour j'use de la liberté que mon époux et mon roi m'ont +donnée. _Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai_. +Tel est l'arrêt qu'ils ont prononcé, et que je n'ai point +oublié.... Je déclare donc que je le voudrai aussi longtemps +que mon unique amie existera, et que mon coeur et ma raison se +refuseront aux liens que j'ai formés, etc., etc." + +Caroline connaissait trop bien le despotisme de son père, pour +croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait également +l'épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois +encore de s'adresser directement à lui, et de lui déclarer ses +intentions futures avec cette fermeté qui lui avait déjà si +bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette +démarche, qui ne laissait pas de lui coûter infiniment, fût du +moins décisive, et sentant qu'elle ne pouvait être excusée que +par une répugnance invincible, elle prit sur elle de +s'exprimer, non pas avec une dureté dont elle était incapable, +mais d'une manière assez positive pour ne pas laisser au comte +le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la +permission d'avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour +rester à Rindaw, elle ajoutait: "Ce n'est plus un enfant, +monsieur le comte, qui cède à un caprice, à un effroi +imaginaire; c'est après avoir fait et les réflexions les plus +sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je +sens l'impossibilité et de vous rendre heureux en vivant avec +vous, et de l'être moi-même ailleurs que dans la retraite où +je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes +jours. + +"Je crois, monsieur le comte, qu'il vaut mieux vous avouer à +présent mes sentiments, que de vous exposer à voir périr sous +vos yeux une infortunée victime de l'obéissance. Ce spectacle +n'est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu'elle peut, +au contraire, jouir de la douce certitude d'avoir fait mon +bonheur en m'accordant ce que je vous demande avec instance. + +"Je sens que ces liens, que mon coeur repousse malgré ma +raison, doivent vous être aussi pesants, aussi pénibles qu'ils +me le sont à moi-même... Ah! que ne puis-je, au prix de toute +cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre +votre liberté! Vous feriez sans doute le bonheur de toute +autre femme; et moi peut-être... Nous ne sommes pas les +maîtres d'écouter là-dessus le voeu de nos coeurs; mais vous +l'êtes d'alléger autant qu'il est possible le poids de ces +liens. + +"J'ose l'attendre et de votre générosité, et d'une +indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que +vous attachiez le moindre prix à vivre avec _Caroline_." + +Il est très-vrai qu'elle y croyait à cette indifférence. Elle +s'était efforcée de se persuader qu'elle n'était pas plus +aimée de son époux qu'elle ne l'aimait, et qu'il lui saurait +gré de s'éloigner de lui. La facilité avec laquelle il +consentit à se séparer d'elle, son silence absolu depuis ce +temps, toute la conduite du comte de Walstein semblait +confirmer cette idée, excusait Caroline à ses propres yeux, et +doit l'excuser de cette lettre à ceux du lecteur. Elle était +cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous +pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna +seul le courage de l'écrire dans ce premier moment de +désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la +cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit +partir l'une pour Berlin, et l'autre pour Pétersbourg (1) [(1) +Cette lettre ne trouva plus le comte à Pétersbourg; il était +en route pour revenir à Berlin. O, la lui envoya, et l'on +verra dans la suite à quelle époque il la reçut.]. Elle se +sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu'elle +pensa qu'elle aurait dans quelques jours la liberté de +l'avouer; et l'idée qu'elle ne serait point obligée de revoir +le comte lui fit supporter avec moins de peine celle de ne +plus revoir Lindorf. C'est trop d'avoir le double tourment de +renoncer à ce qu'on aime, et la crainte de vivre avec ce que +l'on hait. + +Persuadée que sa fermeté la dispenserait de ce dernier +malheur, elle se sentit la force de soutenir l'autre. Je ne le +verrai plus, dit-elle; mais au moins je ne verrai personne, et +je pourrai penser sans cesse à lui dans ces lieux qu'il m'a +rendus si chers. + +Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de +supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandait +à chaque instant si elle ne croyait pas que M. de Lindorf +viendrait ce jour-là, et qui s'étonnait beaucoup qu'il ne fût +point arrivé de bonne heure comme il l'avait dit. + +Sans son mal d'yeux, qui empirait tous les jours, elle se +serait aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du +trouble de Caroline; mais elle ne vit rien, ne parla que de +son cher baron, s'inquiéta de son absence, et se promit bien +d'envoyer le lendemain savoir de ses nouvelles, s'il ne +paraissait point ce jour-là. Enfin elle se retira dans son +appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit +comme la précédente. + +Dès qu'elle fut levée, elle courut au pavillon. L'heure du +rendez-vous était passée, et Lindorf n'arrivait point. Elle +attendit une demi-heure, qui lui parut un siècle, et pendant +laquelle elle ouvrit et referma dix fois la petite porte et la +croisée qui donnaient sur le chemin. Elle allait sans cesse de +l'une à l'autre, regardait du côté par où Lindorf devait +venir, aussi loin que sa vue pouvait aller. + +Enfin elle l'aperçut, et son émotion fut si vive, qu'elle fut +forcée de s'asseoir, et qu'elle ne put le saluer, lorsqu'il +entra, que par une inclination de tête. Sa pâleur extrême, son +abattement la frappèrent. Il s'avançait en tremblant et sans +prononcer un seul mot. Quand il fut près d'elle, il mit un +genou en terre, et, lui présentant un gros paquet cacheté et +une boîte à portrait: "Recevez ceci, dit-il d'une voix basse +et altérée, de la part d'un ami. Adieu, Caroline, adieu; soyez +heureuse." Et lui ayant baisé deux fois la main avec passion +et respect, il se releva, mit son mouchoir sur ses yeux, et +sortit du pavillon. + +Sans le paquet et la boîte qui étaient là sur ses genoux, +Caroline aurait cru que cette apparition subite était un +songe, une illusion. Elle suivit Lindorf des yeux avec un +étonnement stupide. Dès qu'elle ne le vit plus, ses bras +s'étendirent d'eux-mêmes vers la porte. O Lindorf, Lindorf! +s'écria-t-elle. Mais Lindorf n'y était plus, il ne l'entendait +plus. + +Elle se lève avec transport, laisse tomber ce qu'il lui a +remis, court à la croisée, et le voit encore qui s'éloigne +avec rapidité. Bientôt elle l'a perdu de vue: alors ses larmes +coulent en abondance, et préviennent peut-être un +évanouissement. Pendant longtemps elle se livre au plus +violent désespoir. C'en est fait, je ne le reverrai plus; il +est perdu pour moi... Et les sanglots coupaient sa voix, +arrêtaient sa respiration; et ses larmes recommençaient avec +plus de violence. Enfin ses yeux se portèrent sur le paquet et +la boîte qu'il lui avait laissés, et qui étaient à terre +devant elle. Sans doute elle y trouverait quelques +éclaircissements sur cet adieu si singulier. Elle relève +d'abord la boîte: C'est son image que je vais voir, pensait-elle +en cherchant à l'ouvrir. Cher Lindorf! en ai-je besoin +pour me rappeler tes traits? C'était cependant une consolation +dont elle sentait tout le prix. Elle ouvre: quelle est sa +surprise!.... C'est bien l'uniforme de Lindorf, c'est bien un +capitaine aux gardes, mais ce n'est point celui qu'elle aime; +c'est bien un très-bel homme, mais entièrement différent de +Lindorf, et qui lui est inconnu. Elle referme promptement la +boîte, la jette sur la table avec colère, et court au papier: +Voyons, dit-elle, si cet homme inconcevable m'expliquera ce +mystère. De qui donc est ce portrait? et qu'est-ce qu'il veut +que j'en fasse? Elle décachette le paquet: il renfermait +beaucoup de papiers de l'écriture de Lindorf, et des lettres +ouvertes d'une autre main. Caroline était si saisie, qu'elle +ne comprenait d'abord à ce qu'elle lisait; cependant elle +rassembla toutes ses idées, s'assit auprès d'une fenêtre, prit +les papiers écrits par Lindorf, et commença sa lecture. + +1ER CAHIER DE LINDORF. + +Du château de Risberg, neuf heures du matin (1) [(1) Il était +daté de la veille, après l'avoir quittée.] + + +"Le général de Walstein, père de l'ambassadeur, ayant, dans sa +jeunesse, fait un voyage en Angleterre, vit lady Mathilde +Seymour. Il l'aima, lui plut, demanda sa main, l'obtint, la +ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des +femmes. Deux enfants seulement furent le fuit de cette union. +Ils eurent d'abord un fils qui remplit tous leurs voeux (c'est +le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui +s'éteindrait avec lui), et douze ans après une fille, dont la +naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère. + +"Le général fut au désespoir. Il avait adoré son épouse; il +demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara +qu'il ne formerait point de nouveaux liens, et qu'il +consacrerait le reste de ses jours au service de son prince, +de sa patrie, et à l'éducation de ses enfants. Sa fille, à +laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de +la soeur du général qui avait épousé le baron de Zastrow, +gentilhomme saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte +qu'elle fut également sous les yeux de son père. + +"Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l'honneur et +de la vertu, annonçait dès son enfance tout ce qu'il devait +être un jour. Il donnait à ce tendre père les espérances les +plus flatteuses, et lui promettait la plus douce récompense de +ses soins. + +"Hélas! il n'en jouit pas longtemps. La guerre était allumée +entre l'Autriche et la Prusse. Le général, commandant une +partie de notre armée victorieuse, s'était signalé dans +plusieurs occasions. Le roi le distinguait déjà comme un de +ses meilleurs officiers, lorsqu'il eut le bonheur de pouvoir +prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui +sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz (1) [(1) Fait +historique.]. + +"Le roi, n'écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se +trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques +hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure +qui l'empêchait d'avancer, il risquait d'être pris ou tué, +lorsque le général de Walstein s'en aperçut. Suivi seulement +de son fils, âgé de seize ans, qui faisait sa première +campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite +entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de +donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite +ceux qui le poursuivent, et reçoit lui-même le coup mortel +destiné sans doute au monarque. + +"Son fils et quelques officiers, du nombre desquels était mon +père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le +roi consterné les suivit. Les chirurgiens, ayant examiné sa +blessure, prononcèrent qu'il n'avait plus que quelques +instants à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se +livrait au plus vif désespoir, et ne cessait de répéter: O mon +père! pourquoi n'est-ce pas moi qu'ils ont tué? + +"Le général rassembla le peu de forces qui lui restaient, pour +le consoler et pour le recommander au roi. Sire, lui dit-il, +je vous le remets; il a partagé mes périls et ma gloire, et il +saura comme moi vivre et mourir pour vous; vous lui servirez +de père: ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui. + +"Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté; enviez ma mort +glorieuse au lieu de la pleurer, et méritez, par votre +courage, l'auguste père auquel je vous confie. + +"Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et +touché, en serrant dans ses bras le jeune comte; je +n'oublierai jamais que c'est pour moi qu'il a perdu le sien et +que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et +mon ami; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment +une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa +jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je +répandrai sur lui. + +"Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et +n'entendit peut-être pas ce que le roi disait. Une expression +de reconnaissance et de joie se peignit encore sur le visage +du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des +ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l'autre à son +fils, et faisant encore un effort, il dit à ce dernier: Mon +fils... votre soeur... ma chère petite Matilde... c'est à vous +que je confie le soin de son bonheur... Pauvre enfant!... Mais +vous lui resterez... vous remplacerez... -- Il ne put achever. +Le comte voulut lui répondre, les sanglots étouffèrent sa +voix; mais l'ardeur avec laquelle il baisa la main du général +valait bien tout ce qu'il aurait pu lui dire. Cette main était +déjà glacée; et l'instant après il rendit le dernier soupir +dans les bras de mon père, qui le soutenait, en lui disant: Et +vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfants... O mon roi, +mon fils, mon ami, ne me regrettez pas! je meurs le plus +heureux des sujets et des pères. + +"Peut-être, madame, que ces intéressants détails ne vous sont +point inconnus; mais dans ce cas-là, j'ai cru pouvoir au moins +vous les retracer: cependant j'ai lieu de présumer que vous +les avez ignorés. Ils auraient sans doute fait sur votre âme +la même impression qu'ils faisaient sur la mienne, quand mon +père, témoin de cette scène touchante, se plaisait à me la +raconter. Oh! comme elle enflammait mon coeur! comme elle +excitait en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros, +qui dans un âge aussi tendre avait déjà sauvé la vie à son +roi, et su montrer à la fois tant de courage et de +sensibilité! Avec quelle ardeur je désirais de le connaître, +m'attacher à lui, s'il m'était possible! Combien je sollicitai +mon père, ou de me mener à Berlin, ou d'obtenir du roi que le +comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous! + +"La mauvaise santé de mon père l'avait obligé de quitter le +service peu d'années après la mort du général, et depuis ce +temps il s'était absolument fixé dans une terre au fond de la +Silésie. + +"Plusieurs années s'écoulèrent sans que le désir que j'avais +de voir le comte pût être satisfaite. J'étais trop jeune +encore pour paraître à la cour. Ensuite mes études +commencèrent; on ne voulut pas les interrompre, et mon père, +malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvait obtenir du +roi qu'il se séparât de son fils adoptif, auquel il +s'attachait tous les jours davantage. + +"Jamais peut-être on n'avait joui d'un tel degré de faveur; +mais jamais aussi il n'en fut de plus méritée. Loin de s'en +prévaloir, le jeune comte ne se servait de son ascendant sur +l'esprit de son maître que pour faire des heureux: aussi, loin +d'être envié, il était adoré, et le nom de Walstein ne se +prononçait point sans attendrissement et sans éloges. Tous les +pères le proposaient pour modèle à leurs fils; toutes les +mères faisaient des voeux pour qu'il devînt l'époux de leurs +filles; mais peu osaient s'en flatter. Le monarque annonçait +qu'il voulait le marier lui-même, et sans doute la plus +aimable des femmes lui était destinée... O Caroline!... +Caroline!... Mais ai-je le droit de murmurer? Non, vous deviez +appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses +vertus, et le comte de Walstein pouvait seul vous mériter. + +"Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connaître +arriva. Au retour d'une campagne fatigante, le jeune comte, +ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le +roi de lui permettre de passer le reste de l'été à Ronnebourg +(c'est la terre que mon père habitait). Il n'était pas au +pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser; il l'obtint, +quoique avec peine. J'appris cette nouvelle avec transport. Il +arriva; et je vis que la renommée, loin d'avoir exagéré, était +bien au-dessous de la réalité. + +"Le comte, dans la fleur de l'âge (il avait alors vingt-quatre +ans), joignait à la figure la plus noble les traits les plus +réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux +surtout étaient le miroir de son âme. Ils peignaient à la fois +sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d'un trait de +vertu ou de courage, ils s'animaient et brillaient comme +l'éclair. Il était fort grand, très-bien proportionné, avait +assez d'embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre +surprise, Caroline... Oui, tel était alors votre époux; tel il +serait encore, si... O Caroline, j'implore votre pitié!... +Dans quels affreux détails je vais entrer! quel terrible aveu +je dois vous faire! Peut-être dans quelques moments serai-je +odieux à celle... Mais non, non, l'âme sensible de Caroline +s'attendrira sur mon sort; elle saura me pardonner et me +plaindre... Ah! quels que soient mes torts, je suis assez +puni." + +En cet endroit, les larmes qui offusquaient les yeux de +Caroline l'obligèrent à discontinuer. Le cahier s'échappa de +ses mains; ses regards se portèrent d'eux-mêmes sur la boîte à +portrait. Elle comprit de qui il pouvait être, étendit le bras +pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la +toucher. Son coeur palpitait avec force; toutes ses idées +étaient confuses; elle eut besoin de les rappeler, et de se +recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle +soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur +cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et +continua avec une émotion qui s'augmentait à chaque ligne. + +"J'étais dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à +Ronnebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos +positions, il me prévint par les offres et l'assurance d'une +amitié dont je fus d'autant plus flatté, que j'avais +précisément alors le plus grand besoin d'un ami. Mon coeur +brûlait de s'épancher avec quelqu'un qui pût me comprendre. +J'aimais avec fureur... Mais non, non, je n'aimais pas; ce +serait profaner ce mot, et j'ai trop appris depuis à connaître +le véritable amour, pour le confondre avec ce que j'éprouvais. + +"Je désirais avec passion, avec égarement, une jeune fille née +dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits +auraient mérité un trône... O Caroline!... pardonnez si j'ose +vous parler de l'objet de cette passion insensée, et entrer +dans des détails qui doivent peu vous intéresser; mais j'ai +besoin d'excuses pour les excès où l'amour va m'entraîner, et +je n'en puis trouver que dans les charmes de celle qui me +l'inspirait. Oui, Caroline, Louise était belle; elle l'était +sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et +vous le dire." + +Ici Caroline eut une espèce d'étouffement ou de serrement de +coeur qui l'empêcha de respirer. Elle se pencha sur son siége, +eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle +continua sa lecture. + +"Mon intention, en commençant, était d'extraire du manuscrit +que je joins ici, ce qui regardait directement le comte de +Walstein et pouvait vous apprendre à le connaître. L'état +actuel de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps +que j'ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrais +d'ailleurs d'affaiblir la vérité en retranchant la moindre +chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point +je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc +cet écrit tel qu'il fut tracé dans le temps même avec l'unique +but de graver dans ma mémoire et mes remords et le souvenir de +mon crime. J'étais loin de prévoir qu'il pût servir un jour à +le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation... O +Caroline... Caroline!... il est donc vrai que vous allez avoir +le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je +vais détruire ces sentiments qui m'avaient fait oublier +combine j'en étais peu digne! Le seul titre d'ami de Caroline +me rendait fier de mon existence, anéantissait pour moi le +passé. L'ai-je donc perdu sans retour ce titre si cher, si +précieux?... Non, non, je vais au contraire commencer à le +mériter, en vous faisant connaître le seul mortel digne de +vous. Lisez ce cahier." + + +(Tout ce qui précède était écrit sur une grande feuille à part +qui enveloppait un cahier daté _du château de Ronnebourg_, et +antérieur de cinq années. Caroline le prit, et lut ce qui +suit.) + +_Ecrit au château de Ronnebourg, dans la chambre du comte de +Walstein_. + +Août 17... + +"Louise était fille d'un ancien sergent du régiment de mon +père, et d'une femme de chambre de ma mère. Ils vivaient, à un +quart de lieue au plus de Ronnebourg, dans une petite ferme +que mes parents leur avaient donnée pour récompense de leurs +services. Pendant mon enfance, j'étais continuellement chez +eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m'avait +nourri, et qui m'aimait comme son propre fils. Fritz, mon +frère de lait, était mon intime ami; Louise, plus jeune de +quelques années, était bien plus encore pour moi. Je ne +pouvais me séparer d'elle un instant, ni quitter la ferme du +bon Johanes. + +"Il fallut m'éloigner cependant de cette famille qui m'était +si chère; et lorsqu'on m'envoya dans une université, je versai +autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et +surtout de ma chère petite Louise, qu'en quittant la maison +paternelle. + +"J'obtins la permission d'emmener Fritz avec moi, et de me +l'attacher pour toujours. J'ignorais alors que ce garçon avait +l'âme aussi vile, aussi basse que ses parents l'avaient +honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s'était point +encore développé. Je le voyais actif, intelligent, fidèle, +zélé pour mon service et pour mes intérêts. Il était fils de +ma nourrice, frère de Louise; que de titres pour l'aimer et +lui accorder toute ma confiance! Aussi fut-il plutôt avec moi +sur le pied d'un ami que sur celui d'un domestique. + +"Quelques années de séjour à Erlang affaiblirent beaucoup le +souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon +enfance. Ils se renouvelaient cependant quelquefois par les +lettres que Fritz recevait de sa soeur et qu'il me montrait. Il +y avait toujours un petit article si tendre pour son jeune +maître; elle lui recommandait si fort de l'aimer, de le bien +servir; elle lui demandait avec tant d'empressement de mes +nouvelles, que j'étais attendri en les lisant, et que +j'éprouvais une véritable impatience de revoir celle qui les +écrivait. + +"Fritz en reçut une qui lui apprenait la mort de leur mère, ma +bonne et chère Christine. Louise était désespérée. Elle +peignait sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que +le coeur le plus dur en aurait été touché. Je pleurai +sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m'avait prodigué +les soins les plus tendres; je la pleurai plus que Fritz, et +je fus moins vite consolé. Je me suis rappelé, depuis, qu'un +jour que je lui parlais de mes regrets sur la mort de sa mère, +il lui échappa de me dire: Vous pourrez voir Louise bien plus +librement. + +"Si j'avais eu plus d'âge et d'expérience, ce seul mot +m'aurait dévoilé son odieux caractère; mais j'avais encore +cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le +mal, et je n'y fis alors aucune attention. + +"Peu de temps après, je fus rappelé dans ma famille. Je revins +à Ronnebourg quelques mois avant l'arrivée du comte, et dès le +lendemain je courus à la ferme de Johanes, accompagné de +Fritz. Grand Dieu! que devins-je en revoyant Louise! quel +changement inouï quelques années avaient apporté à sa figure! +quelle l'impression elle me fit! Jamais je n'avais rien vu +d'aussi beau. Elle était en deuil. Son corset noir marquait sa +taille charmante, et faisait ressortir sa blancheur; l'émotion +et le plaisir animaient son teint des plus belles couleurs, et +ses grands yeux bruns de l'expression la plus vive et la plus +touchante; ses cheveux noirs comme le ruban qui les nouait, +rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevaient +toute la fraîcheur et tout l'éclat de la jeunesse. A peine +l'eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu'elle +produisit sur moi l'effet le plus prompt et le plus terrible. + +"En allant à la ferme, j'avais résolu, pour m'amuser, de +laisser deviner à Louise lequel des deux était son frère, et +pour cela je m'étais mis à peu près comme lui; mais mon +extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt. +Fritz riait, et voyait avec joie l'impression que sa soeur +faisait sur moi. + +"Elle était accourue les bras ouverts et le plaisir dans les +yeux; mais tout à coup elle s'arrêta devant moi, me fit une +révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se +jetant au cou de son frère, elle fondit en larmes. J'étais +tout aussi ému qu'elle: le vieux Johanes vint ajouter encore à +mon émotion; il me reçut avec tendresse et respect. Nous +entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort, +de ses regrets, de tout ce qu'elle avait dit sur Fritz et sur +moi. Je voulais répondre, et je ne pouvais que regarder Louise +et pleurer avec elle. + +"Johanes me parla ensuite de ses enfants. Il me demanda si +j'étais content de son fils... Louise est une bonne fille, me +dit-il: elle a soin de moi et de mon ménage; elle remplace sa +mère aussi bien qu'elle le peut. Tant qu'elle sera sage, et +que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et +heureux, jusqu'à ce que j'aille à mon tour rejoindre me chère +Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à monsieur le +baron, pour avoir soin de ma petite famille. N'est-ce pas, mes +enfants, vous consolerez votre vieux père? + +"Louise se précipite à ses pieds, dans ses bras. Fritz +s'approche aussi; mais il me parut faiblement touché, ou +plutôt je ne voyais que Louise, la belle et sensible Louise. +J'aurais voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le +nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai +contre mes lèvres: le père de Louise était alors pour moi +l'être le plus respectable. Il était temps que cette scène +touchante finît; mon coeur ne pouvait plus suffire à tout ce +qu'il éprouvait. Je sortis de la ferme, emportant dans ce coeur +éperdu d'amour l'image de Louise: Fritz s'en aperçut +facilement; c'était tout ce qu'il désirait. Une liaison entre +sa soeur et moi l'assurait de ma faveur et de sa fortune; +peut-être même allait-il plus loin encore, et se flattait-il de +devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile, +intéressée, comptait pour rien le déshonneur de sa famille ou +de la mienne, pourvu qu'il y trouvât son compte. Il fit donc +son possible pour attiser le feu dont j'étais dévoré, et n'y +réussit que trop aisément. + +"N'est-il pas vrai, monsieur, me disait-il, que Louise est +devenue bien jolie? Quel dommage si quelque malheureux manant +possédait tant de charmes! Tenez, je crois que j'aimerais +mieux la voir maîtresse d'un brave seigneur comme vous, que la +femme d'un rustre qui ne sentirait pas ce qu'elle vaut. + +"Ce propos et d'autres semblables ne me révoltèrent pas comme +ils l'auraient fait sans doute avant que j'eusse vu Louise. La +seule idée de la posséder, n'importe à quel titre, me +transportait. J'avalais chaque jour, à longs traits, le poison +qui corrompait mon faible coeur; il ne s'en passait point que +je n'allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et +toujours j'y étais bien reçu et par Johanes et par sa fille +lorsqu'ils étaient ensemble. Dès que j'arrivais, Louise +courait à la laiterie; elle m'apportait elle-même un grand +vase rempli de lait; elle y coupait du pain bis; elle en +mangeait quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontait ses +anciennes campagnes en vidant sa bouteille de bière: je +feignais de l'écouter, tandis que je dévorais sa fille des +yeux; et je sortais toujours plus passionné. + +"Si je la trouvais seule, ces attentions si touchantes, cet +air de plaisir et d'amitié, faisaient place à l'embarras le +plus marqué. Elle commençait des phrases qu'elle n'achevait +pas; elle avait quelquefois l'air ému, attendri. Alors je ne +me possédais plus, je m'approchais d'elle avec transport, je +hasardais de petites libertés, je lui rappelais les jeux de +notre enfance: mais elle me repoussait avec un ton si ferme, +si sérieux, si décidé, qu'elle m'imposait malgré moi, et que +je n'osais aller plus loin. + +"De retour chez moi, je me plaignais à Fritz de la réserve de +sa soeur; je le conjurais de la voir, de lui parler en ma +faveur, de l'engager à me montrer plus d'amitié, de confiance. +Il riait. Il m'assurait que j'étais aimé, passionnément aimé; +qu'il le savait bien, et que l'embarras même de Louise dans +nos tête-à-tête en était la preuve. Mais ces jeunes filles, +disait-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de +céder, veulent au moins avoir une excuse. + +"Enhardi par cette espérance, je revolais à la ferme: si +Johanes y était, on me recevait avec toutes sortes de grâces; +s'il n'y était pas, je retrouvais le même embarras; et si je +devenais pressant, la même résistance. Cette conduite me +désespérait; et mon amour en augmentait au point qu'il ne +connaissait plus de bornes. + +"J'étais dans cet état de trouble et d'effervescence quand le +comte vint à Ronnebourg. Je ne voyais plus que Louise; je +n'existais plus que pour elle: la posséder ou mourir était le +cri continuel de mon coeur. Il ne fallut pas moins que la +réputation de sagesse que le comte s'était acquise, pour +m'empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l'aveu de ma +passion. Je redoutais d'abord son excessive raison; mais il +savait si bien cacher une supériorité qu'il avait l'air +d'ignorer lui-même; son âme, en même temps qu'elle était +grande et forte, était si douce et si sensible; il joignait +avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité +de l'âge mûr, que celle-ci paraissait à peine, et finit par ne +plus m'effrayer. J'osai compter sur son indulgence; et un jour +qu'en me promenant avec lui il me raillait sur mon air +absorbé, rêveur, j'osai lui en dévoiler la cause et lui ouvrir +mon coeur. Je n'omis aucun détail; j'y mis sans doute la +chaleur et le feu dont j'étais pénétré. Il me parut que +Walstein m'écoutait avec beaucoup d'émotion et d'intérêt. +Quand j'eus fini il me serra dans ses bras: O mon jeune et +sensible ami! me dit-il, que de chagrins vous vous préparez! +Il allait ajouter quelques conseils, je l'interrompis: Cher +comte! ce ne sont pas des conseils que je vous demande, c'est +de la pitié, c'est de l'indulgence; c'est de consentir à voir +ma Louise, et d'attendre pour me juger que vous l'ayez vue. Et +en disant cela, je l'entraînai du côté de la ferme. + +"Louise était seule et fort triste; il me parut même qu'elle +avait pleuré, mais elle n'en était que plus intéressante. A +notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son +beau visage d'une rougeur modeste; sa timidité, son embarras +ajoutaient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous +reçut aussi bien qu'il fut possible. J'observai qu'elle +regardait souvent le comte, et qu'il lui échappait des soupirs +qu'elle s'efforçait d'étouffer: lui la suivait des yeux avec +étonnement, et les jetait ensuite sur moi avec une expression +de douleur. + +"Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise +cultivait, il y avait aussi quelques fleurs. Elle nous +cueillit à chacun un oeillet. Je ne pus m'empêcher de remarquer +qu'elle donna le plus beau à mon ami; mais ce n'était sans +doute qu'une politesse, et je ne pouvais pas être jaloux du +comte, qu'elle voyait pour la première fois. J'étais plutôt +charmé qu'elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir +en sa faveur. Je voyais que rien n'échappait à Walstein, +l'arrangement du petit jardin, la propreté du ménage: il eut +l'air de tout voir, de tout sentir. + +"Nous sortîmes, et nous rencontrâmes à quelques pas Johanes, +qui revenait des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe +blanche frappèrent le comte. C'est le père de Louise, lui dis-je. +Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens +accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchais +à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regards ardents +cherchaient à pénétrer sa pensée; il gardait aussi le silence; +enfin je le rompais le premier... + +"Eh bien! mon cher comte, suis-je donc si coupable d'adorer +Louise? -- Non, non, me répondit-il, vous n'êtes encore que +malheureux, je le vois; vous deviez l'aimer, l'idolâtrer... +Et, m'embrassant avec tendresse: Non, vous n'êtes pas +coupable; mais un jour de plus, et peut-être vous le +deviendrez. Fuyez, mon cher Lindorf, fuyez cette fille +dangereuse; il ne vous reste d'autre ressource. Si l'amitié la +plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la +mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas; je vous mènerai à +Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit +loin d'ici. -- La fuir! m'éloigner d'elle! vivre sans Louise! +non, jamais, jamais. -- Eh, grand Dieu! que prétendez-vous? me +dit-il vivement; quel peut être votre espoir, en vous livrant +à cette passion? L'épouser? Pensez à vos parents que vous +plongeriez dans le tombeau. La séduire? Je n'imagine pas que +vous en ayez la détestable idée. Louise est l'image de la +vertu, de l'honnêteté; et ce respectable vieillard, qui vous +estime, qui vous aime, qui vous reçoit chez lui, trahiriez-vous +sa confiance pour lui ravir ce qu'il a de plus cher au +monde? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité. +Il écoutera la voix de l'honneur, de la raison, de la +véritable amitié; et s'il verse des larmes, ce ne sera pas du +moins le remords déchirant qui les fera couler... + +"Les regards, la voix du comte, avaient une expression que je +ne puis rendre, et qui pénétra jusqu'au fond de mon coeur. Il +me semblait que c'était un dieu, une intelligence suprême +descendue du ciel pour m'éclairer. Tout ce que je venais +d'entendre était si différent de ce que me disait Fritz tous +les jours; je m'étais si peu accoutumé à envisager ma passion +sous un point de vue aussi criminel, que je fus absolument +atterré; je n'eus pas la force de répondre un mot. Le comte +qui m'observait, voyant ce qui se passait dans mon âme, prit +ma main, et la serrant dans les siennes: Je vois, me dit-il, +que ce que je vous dis fait impression sur vous et que la +vertu va reprendre son empire. Venez, mon ami; allons demander +à votre père la permission de faire un petit voyage; nous +partirons dès demain. -- Demain! m'écriai-je avec transport; +partir demain! m'éloigner d'elle! ne pas la revoir! ignorer si +je suis aimé, si je la retrouverai! Non, Walstein, non, ne +l'espérez pas; je ne le puis; ce serait m'ôter la vie. Alors +appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes +brûlantes, j'ajoutai: Oui, sans doute, vos discours m'ont +frappé, et j'en ai senti toute la force. Que n'avais-je un ami +comme vous dans les commencements de cette fatale passion! A +présent il est trop tard. C'est un feu qui me brûle, qui me +dévore. Je le sens trop, il n'y a plus pour moi que Louise ou +la mort. Cependant vous le voulez, j'essayerai de suivre en +partie vos conseils, d'être quelques jours sans la revoir, +sans aller à la ferme; mais au moins que je sente que je suis +près d'elle. O mon cher comte! je suis un malade à qui il faut +des ménagements, et qu'un remède trop violent tuerait sur-le-champ. + +"Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me +consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai +de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans +doute m'amener par degrés à consentir à une plus longue +absence. + +"Dès le soir, je dis que je n'étais pas bien. Je voulais +m'imposer l'obligation de rester dans ma chambre. Je sentais +que si j'en étais sorti, mes pas se seraient portés d'eux-mêmes +chez Louise. Une feinte maladie m'en ôtait la liberté; +mais elle n'était pas feinte depuis plusieurs jours. J'étais +consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes +passion. Je ne dormais plus; je mangeais à peine. Mon +changement excessif alarmait mes parents; mais je leur assurai +que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiraient +pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à +ma fermeté, me quittait peu. Tant qu'il était auprès de moi, +il animait mon courage, il soutenait ma raison, et je sentais +moins le tourment de ma passion; mais dès qu'il s'éloignait, +elle reprenait tout son empire, et Fritz y ajoutait de +nouvelles forces. + +"Il s'était bien aperçu, par quelques mots qu'il avait +entendus et par ceux qui m'échappaient à moi-même, que le +comte combattait mon amour. Il en travaillait avec plus +d'ardeur à l'exciter, et il ne fallait pas pour cela de grands +efforts. Dès que j'étais seul avec lui, je ne pouvais +m'empêcher de lui parler de sa soeur. Il m'assurait quelle +gémissait de mon absence, et de me savoir malade; que depuis +quatre jours qu'elle ne m'avait vu, elle ne faisait que +pleurer. Cette pauvre fille vous ferait pitié, monsieur le +baron; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son +coeur. Pour moi, je crains qu'elle n'en meure. Je suis toujours +à la rassurer, à lui dire qu'elle n'est pas la première +paysanne qui ait aimé un grand seigneur; qu'elle serait trop +heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que +certainement vous ne l'abandonneriez jamais. + +"Ces conversations, souvent répétées, enflammaient mon +imagination et mon coeur, affaiblissaient ma résolution. Enfin +un soir, c'était le cinquième ou le sixième jour de ma +retraite, le comte m'ayant quitté pour aller à la chasse, et +Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure, +je ne pus y résister. Je m'échappe comme un enfant que son +Mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant +bien être de retour avant l'arrivée du comte. + +"Johanes était aux champs, et Louise seule à la maison, son +rouet devant elle. Elle ne filait pas, cependant; sa tête +était appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses +yeux. Elle ne me vit point d'abord, mais, au bruit que je fis +en fermant la porte, elle leva les yeux, et fit un cri. Eh! +mon Dieu! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment! +c'est vous! On disait que vous étiez si malade! je suis bien +aise de voir que... Je ne lui laissai pas le temps d'achever. +L'intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur, +ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet +amour dont Fritz me parlait sans cesse. + +"Enchanté, transporté et de la revoir et de la trouver +sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je +lui dis; ma tête n'y était plus, et je m'exprimais avec tant +de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée; mais elle +ne pouvait ni m'arrêter ni m'échapper. Je m'étais saisi de ses +deux mains, que je tenais avec force et que je couvrais de +baisers, lorsque la porte s'ouvre, et le comte paraît. + +"Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La +surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita +bien vite pour sortir précipitamment. Je m'étais relevé; mais +je n'osais regarder mon ami. -- Vous ici, Lindorf! me dit-il +enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous +retrouve aux pieds de Louise! -- Ce n'est donc pas moi que vous +y veniez chercher? répliquai-je avec un étonnement plus grand +encore que le sien. Je ne sais ce qui se passait alors dans +mon âme. Je n'avais pas de soupçon, non, je n'en avais pas; +cependant je ne savais comment expliquer son arrivée +inattendue à la ferme. + +"J'avais pensé d'abord que ne m'ayant pas trouvé chez moi, il +m'avait soupçonné là; mais la surprise qu'il n'avait pu cacher +détruisait cette idée. -- Non, me dit-il en se remettant, ce +n'était pas vous que je cherchais ici; j'avais à parler à +Johanes. Je vous expliquerai... et, me prenant sous le bras, il +m'emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes +dehors, il me raconta que son sergent recrutait au village +prochain, qu'il venait de lui parler, et qu'ayant engagé +plusieurs hommes que le vieux Johanes devait connaître, il +était entré en passant pour lui demander des renseignements. + +"Cela me parut plausible, et détruisit l'espèce d'inquiétude +vague que j'avais malgré moi. -- A présent, me dit le comte, +permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez +là, ce que vous disiez à Louise dans une attitude aussi +pressante et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m'avez +accordé votre confiance; je croirais la trahir indignement, si +je ne cherchais pas à vous sauver du plus grand des dangers. +Vous m'aviez promis d'être huit ou dix jours sans voir Louise. +Quel était le but de cette visite que vous m'avez cachée? -- De +me convaincre que j'étais aimé, et dans ce cas là... -- Eh +bien?... -- Et bien! dans ce cas-là. de tout sacrifier à +Louise, de renoncer à tout pour elle: famille, patrie, +fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au +bout de monde, s'il le faut. Je lui ai offert, à son choix, un +mariage secret, ou un enlèvement; et je suis décidé à l'un ou +à l'autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de +m'assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur +sa discrétion. -- Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y +consent-elle? -- Elle ne m'a pas répondu, vous êtes entré; mais +elle s'attendrissait. J'ai vu couler ses larmes; et d'ailleurs +je suis assuré d'être aimé. -- Vous pourriez vous tromper, me +dit le comte; je crois savoir plus sûrement encore que Louise +aime ailleurs. -- Elle aime ailleurs? répétai-je avec fureur; +si je le croyais!... Mais non, Louise est l'innocence même; +elle ne sort jamais de chez elle; elle ne voit que son père, +son frère et moi. -- Et un jeune paysan du village, reprit le +comte, qu'on nomme Justin, je crois. On assure que Louise et +lui s'aiment depuis trois ans, et que Johanes ne veut point +consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre; mais s'il +est vrai qu'il soit aimé.... + +"Je ne pouvais plus rien entendre; mon sang bouillonnait dans +mes veines; la jalousie et toutes ses fureurs pénétraient mon +âme. J'interrompis le comte en l'arrêtant par le bras, et, +fixant sur lui des yeux égarés: Puis-je savoir, comte, de qui +vous tenez ces informations? Il me paraît bien étonnant... Ma +physionomie était si renversée, et le son de ma voix si altéré +en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé. + +"Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m'embrassant, cher +Lindorf, calmez-vous, remettez-vous: il se peut que l'on m'ait +trompé. Je m'en informerai, je le saurai, je vous le promets. +Avant qu'il soit peu, je vous apprendrai de qui je tiens ces +détails, et s'ils sont fondés. O mon ami! ajouta-t-il avec le +ton le plus pénétré, vous déchirez mon coeur: il n'est rien que +je ne fasse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. -- Au +bonheur! dis-je à demi-voix, il n'y en aura jamais pour moi +sans Louise. + +"Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et +tendre, m'avaient un peu remis: je pensai qu'en effet il était +mal informé. Je connaissais ce Justin, et jamais je n'avais eu +sur lui le moindre soupçon. C'était un pauvre orphelin, dont +le seul avantage était une assez jolie figure cachée sous des +haillons grossiers, qui attestaient son extrême pauvreté. +Elevé par charité dans la paroisse, on lui avait confié la +garde de tous les troupeaux. J'avais entendu parler souvent de +la dextérité, de l'honnêteté, du zèle et même du courage avec +lesquels il remplissait son petit emploi. Tous les animaux +prospéraient par ses soins: il savait les guérir de la plupart +de leurs maladies; il savait aussi les défendre, et il avait +déjà tué deux loups qui avaient attaqué son troupeau. On +vantait encore ses talents. Il faisait de jolis ouvrages en +bois et en osier, seulement avec son couteau; il avait la voix +très-belle, et jouait très-bien du flageolet sans avais jamais +eu d'autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être +l'amour. Souvent en chassant je m'étais arrêté pour l'écouter; +mais jamais il ne m'était entré dans l'esprit que le pauvre +berger Justin pût être mon rival. Louise me paraissait si fort +au-dessus de lui! Il est vrai que je la voyais au-dessus de +tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait +leur naissance était bien égale, un peu plus de fortune +mettait seule quelque différence entre eux, et, malgré sa +misère, Justin était un fort joli garçon. Je me rappelai +très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j'avais +souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté-là. Il est +vrai qu'il y était toujours lui-même, et que jamais je ne +l'avais trouvé chez Louise. Quelquefois j'avais parlé à elle +ou à son père des chants et du flageolet du jeune berger, il +ne m'avait pas paru qu'ils y eussent fait la moindre +attention. + +"Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savais ce que +je devais croire; dans le fond, cette rivalité m'humiliait +trop pour ne pas chercher au moins à en douter. + +"Dès que je fus chez moi j'appelai Fritz. Fritz, lié +intimement avec sa soeur, et qui passait chez son père la +moitié de sa vie, devait en savoir quelque chose. Je le +questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec +Louise, sur leur inclination prétendue et sur le mystère qu'on +m'en avait fait. D'abord il parut très-surpris; il nia tout, +parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m'assura que +sa soeur pensait de même, et qu'elle serait très-offensée de +ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvais tenir +une telle imposture. J'eus l'imprudence de nommer le comte. -- +Monsieur le comte sait bien ce qu'il fait, répondit Fritz en +secouant la tête; il n'a garde de vous conter que c'est lui-même +qui aime Louise, et qui, ce matin encore... Mais il faut +pas tout dire. + +"Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après +s'être fait beaucoup presser, il m'apprit que depuis le jour +que j'avais mené le comte à la ferme, il était devenu +passionnément amoureux de Louise; que pendant ma retraite il +n'avait pas passé un seul jour sans y retourner, et sans +chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes; +que ce matin même encore, lui, Fritz, l'avait trouvé là, près +d'elle, et qu'il avait voulu l'engager au secret vis-à-vis de +moi. Peut-être l'aurais-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas +trop chagriner monsieur; mais quand je vois qu'il cherche à +calomnier ma soeur, en l'accusant d'aimer un gueux comme +Justin, je ne puis plus me taire; aussi bien je voulais +consulter monsieur le baron là-dessus. Louise est sage; oh! +elle est sage, et d'ailleurs elle aime trop monsieur le baron +pour en aimer un autre... Mais, après tout, que sait-on? les +jeunes filles... Ce comte est si riche, si pressant! et puis +il est son maître, lui, il n'y a là ni père ni mère. Tout cela +est diablement tentant; et s'il allait aussi l'enlever! car il +l'aime au point qu'il est capable de tout. Le mieux ne serait-il +pas de le prévenir? Si monsieur le baron le voulait, cela +serait fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en +sûreté. Pour moi, je l'ai toujours dit, j'aime mieux qu'elle +soit à monsieur qu'à tout autre. + +"Pendant que Fritz me parlait, mon agitation était excessive. +Je me promenais à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce +que je devais penser de la conduite du comte. Mon estime pour +lui était si bien établie dans mon âme, que je ne pouvais me +persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si +persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable +amitié, n'auraient donc été que des piéges pour m'éloigner de +Louise, pour m'enlever cet objet adoré. + +"Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut +absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte; et +regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma +présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures +auxquelles je n'ajoutais aucune foi. Je fis plus, je voulus +aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette +infâme accusation, sûr que d'un seul mot il effacerait chez +moi jusqu'à la moindre trace du soupçon. + +"J'y courus; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous +quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation +était impossible; la leur roulait sur les devoirs de la +société, sur les moeurs, sur le véritable honneur. Le comte dit +à ce sujet des choses si fortes et si bien senties; il exprima +avec tant d'énergie la façon de penser la plus noble et la +morale la plus pure, que j'eus honte intérieurement d'avoir pu +douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne +point lui en parler. Il me semblait que ce serait un nouvel +outrage, et que, vis-à-vis d'un homme tel que lui, c'était moi +qui aurais à rougir de mes soupçons. Il fallait, d'ailleurs, +jusqu'à un certain point, le compromettre avec mon domestique, +et cela ne se pouvait pas; je résolus donc me taire, et de +faire taire Fritz, qu'un faux zèle pour mes intérêts pouvait +avoir égaré. + +"Mais tout en repoussant de mon coeur ce qu'il m'avait dit sur +le comte, je n'en étais pas moins décidé à profiter de sa +bonne volonté pour l'enlèvement de sa soeur. J'admirais les +principes du comte sans me sentir la force de les imiter, ou +plutôt je m'aveuglais sur les suites de cette action. +J'imaginais consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes. +Insensé que j'étais! comme si l'or pouvait dédommager un père +de la perte de sa fille, et d'une fille telle que Louise! Mais +je ne raisonnais plus, je n'étais plus à moi-même. Funeste et +terrible effet des passions! Qu'elles sont redoutables, +puisqu'elles peuvent égarer à ce point un coeur fait pour être +honnête et vertueux! + +"Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse +levé: il était habillé et botté. -- Lindorf, me dit-il, je vais +jusqu'au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne +vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à +sa ferme de Johanes, à qui j'ai à parler. Après votre scène +d'hier, j'imagine que vous et Louise seriez également +embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis +que j'y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez +encore vous échapper, vous n'ayez pas la même surprise +qu'hier, et après m'avoir serré la main, il me laissa seul. + +"Cette visite à la ferme, dont il me parlait de si bonne foi, +aurait dû me rassurer plutôt que de m'alarmer. Il ne pouvait +savoir que j'étais averti, donc il n'y avait point de mystère; +cependant je n'étais pas à mon aise. Une sorte de défiance +s'insinua dans mon âme, je sonnai. Fritz n'était pas là, ce +fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il +était du village, et il y allait tous les jours. Je lui +demandai, de l'air le plus indifférent qu'il me fut possible, +si le sergent du comte était là pour recruter; il me répondit +que oui, et même qu'un de ses frères s'était engagé, et aussi +ce Justin, que le comte avait prétendu être amant aimé de +Louise. Monsieur le comte, me dit-il, est un si digne homme, +que tous nos jeunes gens voudraient servir sous lui. + +"Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes. +Tranquille, et sur le comte et sur ce Justin, je ne pensai +plus qu'au projet d'enlever Louise, et de me l'attacher pour +jamais. Cette idée fermentait dans ma tête et dans mon coeur. A +vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on +n'imagine aucun obstacle à ce qu'on désire. Secondé par Fritz, +tout me paraissait possible, et je l'attendis avec impatience +pour nous concerter ensemble; mais il ne paraissait point, et +le comte revint. + +"Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me +trouva l'air fort extraordinaire, et me le dit tout +naturellement. Je vis qu'il cherchait à me sonder. Ne voulant +pas trop le compromettre, je ne m'ouvris qu'à demi; mais j'en +dis assez pour lui faire comprendre que je persistais dans mes +projets de la veille. L'après-dînée, il me quitta pour aller, +me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi +nous devions nous promener ensemble à cheval. + +"J'eus envie de profiter de cet instant où il me laissait +seul, pour aller m'éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet +aveu tant désiré, et la décider à partir; mais je pouvais +trouver son père avec elle, et ma course serait inutile. Une +lettre que je lui remettrais moi-même adroitement parait à cet +inconvénient: j'allai l'écrire: elle se ressentait du trouble +de mon âme. Je renouvelais à Louise mes propositions de la +veille; je lui jurais un amour éternel, et m'engageais à lui +en donner toutes les preuves qu'elle pourrait en exiger. Je +lui demandais une réponse, et je la renvoyais à son frère pour +tous les arrangements. + +"Ma lettre faite et pliée, j'allais la porter, lorsque Fritz, +que je n'avais pas revu depuis la veille, entre dans ma +chambre avec précipitation: Monsieur, me dit-il, vous m'avez +traité hier d'imposteur; où pensez-vous que soit en ce moment +Monsieur le comte?... Un frisson parcourut mes veines... -- +Mais, chez lui, sans doute: pourquoi me dis-tu cela?... -- Oui, +chez lui! c'est-à-dire chez ma soeur, où je viens de le voir de +mes propres yeux. -- Prends garde à ce que tu dis... le +comte... il est impossible. -- Vous pouvez vous en convaincre, +monsieur: allez-y; peut-être le trouverez-vous encore dans le +jardin, où il attend Louise. Elle n'était pas à la maison, ni +mon père non plus; il a chargé le petit garçon de la ferme +d'aller la chercher promptement. J'étais dans un coin de la +cour; il ne m'a pas vu; et dès qu'il est entré dans le jardin, +je suis venu pour dire à monsieur que je n'étais pas un +menteur. + +"A mesure que Fritz parlait, ma rage augmentait par degrés; +bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et +d'indignité... et par qui? par l'homme que je respectais, que +je vénérais le plus au monde, par l'ami à qui je m'étais +confié! + +"Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit +saisir mes pistolets; je les chargeai à balle sans remarquer +qu'ils l'étaient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis +dans une fureur qui tenait de l'égarement, et dans quelques +minutes je me trouvai près de la ferme. Il fallait passer +au-dessous du jardin; la haie dans cet endroit était basse. +J'aperçus en effet le comte, se promenant avec l'air de +l'impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du +jardin opposé à celui où j'étais. Je n'avais pas eu le temps +de penser à ce que je devais faire, que cette porte s'ouvre, +et que je vois Louise, la timide et modeste Louise, à qui +jamais je n'avais pu dérober la moindre faveur, courir les +bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens, +lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter +sur lui ses beaux yeux brillants d'amour et de joie. Je ne +sais comment je n'expirai pas; mais je crus toucher à mon +dernier moment. Un froid mortel glaçait mes veines; mes forces +m'abandonnèrent, et je fus contraint de m'appuyer contre un +arbre. + +"La fureur me ranima bientôt; je jetai les yeux sur ce fatal +jardin. Les deux amants (car je ne doutai plus de leur +intelligence) se parlaient avec feu; le visage du comte +rayonnait de plaisir; jamais je ne l'avais vu aussi animé. Je +ne pouvais les entendre; mais il paraissait par ses gestes +qu'il demandait avec ardeur quelque chose que Louise refusait +faiblement. + +"Enfin le comte tire une bourse qui me parut pleine d'or, et +la présente à Louise. Elle baisse les yeux, hésite encore un +moment; enfin elle la prend d'un air moitié confus, moitié +attendri. Le comte l'embrasse et tous les deux ensemble +rentrent dans la maison, au moment où j'allais sauter +par-dessus la haie qui nous séparait, et peut-être immoler deux +victimes à ma rage. Je ne me connaissais plus. Je me serais +sans doute ôté la vie, si je n'avais vu le comte sortir de la +ferme avec la tranquillité de l'innocence et de la vertu, que +je pris pour celle de l'amour satisfait; et courant à lui mes +deux pistolets à la main: Défends-toi, traître, m'écriai-je en +lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l'autre; +ôte-moi une vie que tu m'as rendue odieuse, ou laisse-moi +délivrer la terre d'un monstre de perfidie... Il voulut +m'arrêter le bras, me parler. Je n'écoute rien, lui dis-je. +Convaincu par mes propres yeux... Défends-toi, ou je suis +capable de tout. + +"En disant cela, je portai la bouche d'un de mes pistolets sur +mon front: plus heureux sans doute si le coup était parti! +Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet: Vous +le voulez? dit-il, il recule quelques pas, et tire son coup en +l'air; le mien part en même temps, et va frapper mon généreux +ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de +sang, en s'écriant: Ah! malheureux Lindorf! quand vous saurez... +ah! vous êtes bien plus à plaindre que moi!. + +{Ici s'achevait le premier volume de l'édition de 1786} + +"Ma fureur s'éteignit à l'instant même. Je jetai loin de moi +l'arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai +à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortait de sa +blessure. Le coup avait donné dans le visage; plus de la +moitié d'une joue était emportée. Il me dit qu'il croyait +avoir le genou fracassé, mais qu'il sentait que ses blessures +n'étaient pas mortelles. + +" Je m'efforçai de le relever à demi, de l'appuyer contre un +arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu +permettait. J'étais si troublé, que je ne songeais point que +j'en aurais pu trouver à la ferme, dont nous n'étions pas à +vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savais même plus ce +qui avait pu causer cet affreux malheur; toute autre idée que +la sienne était effacée de mon esprit. Je le soutenais contre +ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui +faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d'appareil. + +"Quand j'eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu! +c'est moi, c'est moi, malheureux, qui l'ai mis dans cet état +affreux! disais-je en gémissant, en me cachant le visage +contre terre, en poussant des cris inarticulés! -- Lindorf, me +disait le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous; écoutez-moi. +Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver +mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me +serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre +honneur, ce que je vais exiger de vous... Je ne doutai pas +qu'il ne s'agît du sacrifice de mon amour; mais l'action +atroce que je venais de commettre avait fait une telle +révolution dans mon coeur que je n'hésitai pas un instant, et +que je m'engageai par les serments les plus forts. Eh bien! me +dit le plus généreux des hommes, j'exige que cette aventure +soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous +n'avons pas de témoins; laissez-moi dire ce que je voudrai sur +mon accident; et gardez-vous de me démentir. Vous l'avez juré; +et, je le répète, ce n'est qu'à cette condition que je puis +vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à +jamais mon amitié. + +"Je voulus parler, les sanglots m'en empêchèrent. Je ne pus +que baiser sa main et la presser contre mon coeur, déchiré de +remords. Malgré mes soins, le sang sortait toujours de la +plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever; mais +il s'aperçut alors que sa blessure au genou était plus +fâcheuse qu'il ne l'avait pensé. Le pistolet était chargé à +double coup; une balle s'était écartée, et nous jugeâmes que +l'articulation était cassée; du moins il ne pouvait absolument +se soutenir, et retomba par terre. Je me détestais; je +poussais des cris de douleur; je me prosternais aux pieds de +mon ami, et c'était lui qui me consolait. Allez à la ferme +chercher des secours, me dit-il enfin, vous y trouverez la +preuve que je n'étais pas, comme vous avez pensé, le plus +indigne des hommes. Allez; et, sur toutes choses, songez à +votre serment; si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie. + +"Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J'entre +précipitamment, et ce que je vis me mit à l'instant au fait de +la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger +Justin, très-bien habillé, était à côté de Louise, dont il +tenait une main des les siennes. Elle se penchait vers lui +avec l'expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père +Johanes, assis vis-à-vis d'eux, contemplait avec joie ce doux +spectacle, ainsi que la bourse que le comte venait de donner à +Louise, et que j'avais regardée comme le prix de son +déshonneur. Elle était sur la table avec une autre tout aussi +grosse. J'aperçus ce tableau d'un coup d'oeil, et je puis +attester que la seule impression qu'il me fit éprouver fut +d'ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j'étais +couvert les effrayèrent. -- O mes amis! dis-je en entrant, +venez tous au secours du comte; il est ici près, blessé: venez +tout de suite. -- Ah Dieu! notre cher bienfaiteur! s'écrièrent +à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où +je l'avais laissé. + +"La perte de son sang et la douleur l'avaient affaibli; il +était à peu près sans connaissance. Louise courut chercher de +l'eau, du vinaigre. + +"Il revint à lui, et leur dit avec peine qu'un malheureux +pistolet avec lequel il avait voulu s'amuser, en partant dans +ses mains, avait causé tout ce désastre, et que je m'étais +trouvé là par hasard. + +"Il s'agissait de le transporter au château. Justin courut à +la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas: nous +l'étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse, +animé par la reconnaissance, et n'ayant pas, comme moi, le +poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son +vieux père nous aidèrent aussi de tout leur pouvoir. Nous nous +mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques +propos de Justin et Louise me firent comprendre qu'ils +s'aimaient depuis très-longtemps, et que, ce jour-là même, le +comte avait vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage, +en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre +de Walstein, sous la seule condition qu'ils se marieraient et +partiraient tout de suite; Johanes devait y aller avec eux. +Cette nouvelle et ces détails me rendaient bien criminel; mais +ma passion pour Louise était si bien éteinte, que j'entendis +même avec une sorte de plaisir qu'elle s'éloignerait, et que +je ne la reverrais plus. Je sentais que sa seule présence +aurait été pour moi un reproche continuel. + +"Enfin nous arrivâmes; et lorsque nous eûmes déposé le +brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon +premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride +abattue chercher des chirurgiens à la ville prochaine. Elle +était à plus de trois lieues; cependant je fis une telle +diligence, que je les ramenai à l'entrée de la nuit. Je +trouvai tout le château dans la consternation la plus +affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m'embrassant +tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu'il ignorait +absolument que j'eusse quelque part à ce malheur. Il était +déjà dans un tel désespoir, que c'eût été pour lui le coup de +la mort, s'il avait appris la vérité. Cette considération, +plus que mon serment, me fit garder le silence; mais j'ose +assurer qu'il en coûtait à mon coeur, et que j'aurais voulu, +dans ces premiers moments, me rendre aussi odieux à tout +l'univers que je l'étais à moi-même. + +"Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les +blessures du comte, déclarèrent qu'elles n'étaient pas +mortelles, mais qu'il y avait à craindre qu'il ne perdît +entièrement un oeil et l'usage de sa jambe, qu'ils parlèrent +même de couper. Le comte, qui se méfiait un peu de leur +habileté, s'y opposa fortement, et soutint avec un courage +inouï et le pansement, qui fut très-douloureux, et l'arrêt +qu'on lui prononça. Je ne pus y assister; mais dès que +l'appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de +n'en ressortir qu'avec lui. + +"Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre +secret: elle était extrême; mes larmes ne tarissaient point; +et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessait de +chercher à me consoler. Il en vint jusqu'à me dire et me jurer +qu'il regardait cet événement comme un bonheur; que son goût +et ses talents l'avaient toujours porté à l'étude plutôt qu'à +l'état militaire; qu'il avait obéi à son père et au roi en +prenant le métier des armes; mais qu'il était charmé d'avoir +un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer +uniquement à la politique. D'ailleurs, me dit-il, je vous +crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été +violent; mais s'il a eu son effet, je ne puis que bénir le +ciel de tout ce qui s'est passé. + +"Oui, sans doute, j'étais guéri; je l'étais au point que, +trois semaines environ après ce malheur, j'appris sans la +moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venait tous +les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu'il avait +épousé Louise, et qu'ils étaient prêts à partir pour leur +nouvelle habitation. Le comte, à ce sujet, entra dans quelques +détails avec moi. Par délicatesse il n'avait pas voulu +jusqu'alors m'en parler; mais je l'en sollicitai. + +"Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la +ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvait +aux moyens d'en détourner les terribles effets, lorsque son +sergent lui présenta un jeune homme qu'il venait d'engager sa +bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et +intéressèrent le comte; il le questionna sur les motifs qui le +forçaient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à +les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis +plusieurs années, mais n'ayant aucune espérance; rebuté par +Johanes, menacé par Fritz, il voulait mourir, mais en brave +garçon, et en combattant les ennemies de son roi. Egalement, +disait-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et +ce malheur ne me manquerait pas, car son père a juré qu'elle +ne serait jamais à moi. Le comte lui demanda s'il était aimé +autant qu'il aimait. -- Eh! mon Dieu! sans doute, répondit-il: +sans cela, l'aimerais-je comme je le fais depuis si longtemps? +Pauvre chère Louise! je l'ai vue hier pour la dernière fois de +ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en +mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me +menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa... Mais j'espère, +ajouta Justin, que lorsque je serai parti, elle sera moins +malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent +tous les jours à mon sujet; c'est pour cela que j'ai voulu +m'éloigner absolument. Je souhaite qu'elle se console; pour +moi, je ne me consolerai jamais... + +"Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l'instant le +généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amants, +en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à +Justin, voulant premièrement parler à Louise, et savoir d'elle +la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver +seule; enfin il guetta si bien le moment, qu'il y parvint. Il +n'eut pas de peine à obtenir d'elle l'aveu de son amour pour +Justin. Son coeur en était plein; et depuis qu'elle le savait +engagé, elle ne faisait que pleurer, et cherchait, de son +côté, l'occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que +leur inclination avait commencé longtemps avant la mort de sa +mère; que, dès ce temps-là, elle allait tous les jours le voir +au pâturage. C'était pour lui donner le signal de venir le +joindre, et pour l'accompagner lorsqu'elle chantait, qu'il +avait essayé de jouer du flageolet, et qu'il y avait si bien +réussi; c'était pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses +rouets, qu'il avait commencé à tresser l'osier et à sculpter +le bois. Elle montra au comte de petits groupes très-joliment +travaillés: dans l'un, on voyait Justin assis aux pieds de +Louise, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux +fait encore, représentait le jeune berger terrassant un loup; +car c'était pour elle aussi qu'il avait donné ses premières +preuves de courage, en tuant un loup qui attaquait une des +vaches de Johanes. + +"Comment la tendre et reconnaissante Louise eût-elle pu +refuser son coeur à celui qui l'avait si bien mérité? Aussi, +disait-elle au comte avec feu et sentiment, je l'aime de toute +mon âme, et je l'aimerai toujours quand même je ne le verrais +plus... Hélas! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent +je disais à Justin, quand il se désolait d'être aussi pauvre: +Console-toi, mon bon ami; laisse seulement revenir notre jeune +maître; il parlera à mon père, et j'ai dans le coeur qu'il nous +mariera. Il est bien revenu, mais... Elle s'arrêta... -- Mais! +achevez... -- Mais je vois bien, dit-elle en baissant le yeux +et rougissant, qu'il n'y a rien à faire. Je serais même bien +fâchée qu'il sût que j'aime Justin, car mon frère m'assure +qu'il le tuerait. Au reste, à présent que Justin sera loin, +cela m'est bien égal; je veux le lui dire la première fois, et +s'il veut tuer quelqu'un, ce ne sera plus que moi... + +"Le comte la rassura. Il lui promit qu'elle serait bientôt +heureuse; que Justin était à lui actuellement; qu'il en +pouvait disposer, et qu'il voulait en faire l'époux de Louise. +A peine pouvait-elle croire ce qu'elle entendait, et cet +espoir lui paraissait un songe; mais il lui dit que le soir +même elle le verrait réalisé; qu'il allait parler à Justin, et +qu'ensuite il parlerait à Johanes... + +"C'est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte; c'est +lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan, +après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et +la plus pure, je venais le proposer pour gendre à Johanes, que +je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui +savait ce que je venais faire chez elle, qui m'attendait avec +toute l'impatience de l'amour, fut troublée à l'excès d'être +surprise avec vous. J'avoue que je le fus aussi, au point de +ne pouvoir vous le cacher, et ce fut là peut-être le +commencement de vos soupçons. J'en avais presque aussi, moi, +sur Louise. Nous avait-elle trompés Justin et moi? Etait-elle +d'accord avec vous? Voilà ce que je brûlais de savoir, et +votre réponse ne m'éclaircit qu'à demi. Elle me confirma +seulement dans l'idée que vous couriez le plus grand danger, +et qu'il fallait, à tout prix, vous arracher l'objet d'une +passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier. + +"Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur +Justin, imaginant que peut-être votre amour s'augmentait de +l'idée qu'il était partagé. Si vous l'aviez reçue avec plus de +modération, je l'aurais faite entière; mais votre égarement +m'effraya. Je vis votre raison près de vous abandonner; vos +mouvements, votre regard, avaient quelque chose de convulsif +qui me fit frémir. Je vis que ce n'était pas le moment de +frapper les grands coups; j'en avais même trop dit, et je +n'avais fait qu'attiser le feu. + +"Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous +promis de prendre des informations. Par là j'espérais gagner +du temps, donner à Louise celui de s'éloigner avec son époux, +et prévenir vos projets de mariage ou d'enlèvement. + +"Voulant donc presser cette union, j'allai dès le lendemain +matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je +l'avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre +entretien. Je ne vis Louise qu'un instant; mais ce fut assez +pour me convaincre du tort que je lui avais fait la veille, en +la soupçonnant d'intelligence avec vous. Cette idée l'avait +tourmentée elle-même toute la nuit: mais son inquiétude, sa +douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute. + +"Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai +d'abord de mes recrues; j'en avais la liste, que je lui lus. +Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa +physionomie. -- Comment, dit-il, ce coquin s'est engagé? Que le +ciel en soit loué; nous en voilà débarrassés! -- Comment, +Johanes, ce coquin? Mais je ne veux point d'un coquin dans ma +compagnie, et je vais lui rendre son engagement. -- Gardez-vous-en, +monseigneur, avec le respect que je vous dois. Quand +je dis coquin, ce n'est pas que ce ne soit le plus honnête +garçon du village, et brave comme le roi: ça vous tue un loup +sans balancer; jugez ce qu'il fera d'un homme! Vous n'aurez +pas un meilleur soldat; mais s'il faut tout vous dire, ajouta-t-il +en baissant la voix, ne s'était-il pas mis dans la tête +d'être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne voulait-elle +pas l'épouser bon gré mal gré!... Un garçon qui n'a pas +le sou, élevé par charité! J'aurais mieux aimé, je crois, la +tuer que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué! le voilà +parti, ou peu s'en faut; et j'espère que nous n'entendrons +plus parler de lui. C'est dommage pourtant! Il avait bien soin +de nos troupeaux; il a sauvé ma vache avec un courage... Sans ce +diable d'amour... -- Et ne pensez-vous point à marier Louise +pour la consoler du départ de Justin? -- Plût au ciel qu'elle +le fût déjà! ça ne donne que du tourment. A présent que me +voilà tranquille d'un côté, je vais avoir des inquiétudes de +l'autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour +d'elle. Tant qu'elle avait son Justin, elle n'était que trop +bien gardée; mais à présent je ne sais trop ce qui en +arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune +maître, comme je l'avais défendue à Justin. On a ses affaires: +on ne peut pas toujours être là. Je mourrais content si je la +voyais bien établie; mais il n'y a pas d'apparence. Dans ce +village, ils sont tous pauvres; et Louise n'est pas riche. -- +Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un +de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il +possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques +journées d'ici, une métairie qui est, je crois, plus +considérable que celle-ci; et, comme je l'aime beaucoup, je +lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats, +et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour +commencer le ménage. Voyez si ci parti vous convient; ce sera +une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, voulait se +prosterner devant moi. -- O monseigneur, si je le veux! J'en +pleure de joie et de reconnaissance; toute ma crainte est que +lui ne veuille pas de Louise; et s'il allait savoir cette +amourette de Justin.. -- Ne craignez rien; il n'en sera pas +jaloux. Justin est son meilleur ami; et plus Louise l'aimera, +plus il sera content. Le bon Johanes ouvrait de grands yeux et +n'y comprenait rien. Il fallut lui expliquer la chose. Il n'en +revenait pas d'étonnement; mais il confirma son consentement +avec d'autant plus de joie, qu'il faisait le bonheur de sa +fille. + +"Ma seule condition fut qu'ils iraient tout de suite habiter +ma ferme. Il n'y mit aucun obstacle; il se proposa même de +suivre ses enfants, et de s'établir avec eux. Je le chargeai +du soin d'apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour +courir au village. Je rendis à Justin son engagement de +soldat, en lui remettant l'acte de donation de la ferme, et la +bourse de cinquante ducats que j'avais promise, et je me hâtai +de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt +agité, quelques mots entrecoupés, l'absence de Fritz, qui +avait disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous +n'eussiez concerté ensemble un projet dont l'exécution serait +peut-être plus prompte que je ne le pensais. Je résolus donc +de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos +jeunes gens, et ce fut dans cette idée que je retournai encore +à la ferme. Je voulais mettre cette condition à mes bienfaits, +et donner à Louise le présent de noces que je lui destinais... +Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé +par une fausse apparence. Louise avait été tout le jour au +village, chez une parente, peut-être pour éviter une nouvelle +visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son +bonheur, l'était allé chercher: ils avaient rencontré +l'heureux Justin, qui venait au jardin; il leur montra son +trésor. Le petit garçon que j'avais envoyé chercher Louise, +lui ayant dit que je l'attendais au jardin, elle n'écouta que +le premier mouvement de sa joie, accourut près de moi, et me +témoigna sa reconnaissance de manière à vous faire une +illusion cruelle. + +"Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment; jugez +donc si je vous pardonne! Un peu plus de confiance de ma part, +un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n'arrivait +pas. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne +serait réel pour moi que si vous aviez été soupçonné. + +"Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en +excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords +déchirants. Je racontai à mon tour au comte à quel point +l'indigne Fritz avait contribué à mon égarement. Depuis le +jour fatal, je ne l'avais pas revu; il était disparu du +château. J'appris de son père qu'il s'était fait soldat, et je +n'en ai plus entendu parler. + +"Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut +devoir aller lui-même à la cour l'apprendre au roi, et +laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi +fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ +ses chirurgiens à Ronnebourg, et dit à mon père qu'il y +viendrait lui-même dès que le blessé serait hors de tout +danger. + +"Les chirurgiens confirmèrent ce qu'avaient dit le précédents; +seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne serait +pas aussi fâcheuse qu'on l'avait craint, et que le comte en +serait quitte pour boiter. J'avais fait tendre un lit dans sa +chambre: le jour, la nuit, je ne le quittais pas un instant, +et je m'efforçais, par les soins les plus assidus, de lui +prouver tout l'excès de mon repentir. Il y paraissait aussi +sensible que si ce n'avait pas été moi qui l'eusse mis dans le +cas de les recevoir. + + +"Je lui fis des lectures pour le distraire dès qu'il fut en +état de les soutenir. Jusqu'alors ma légèreté, mon extrême +vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m'avaient +empêché d'étudier. J'appris à connaître tout le charme de ce +genre d'occupation, qui remplit le coeur et l'âme, en même +temps qu'il orne l'esprit. Il me fut aisé de m'apercevoir que, +dans le choix des livres qu'il me demandait, son but était +plutôt de m'instruire et de m'y faire prendre goût, que de +s'amuser lui-même. + +"Ces lectures étaient suivies de réflexions justes et +profondes, qui étaient pour moi des traits de lumière. Le plus +souvent il tournait la conversation sur les devoirs d'un +militaire: il me les peignait avec force; il me prouvait +combien ils étaient compatibles avec les moeurs et le véritable +honneur, et à quel point le vrai courage pouvait s'allier avec +l'humanité et la sensibilité..... Homme excellent! si j'ai +quelques vertus, c'est à lui que je les dois. Il m'a fait ce +que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent +plus mon coeur, mon jugement, avancèrent plus mes +connaissances, que n'avait fait toute mon éducation +précédente." + +(Ici, en marge du cahier, se trouvait écrite, d'une encre +récente, le réflexion suivante que Lindorf venait d'y +ajouter:) + +"O Caroline! voilà l'homme auquel vous êtes unie; voilà celui +auquel, dans ce moment sans doute, vous êtes fière +d'appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que +soit l'excès de son bonheur, il en est digne; et si je lui +rends Caroline, tous mes torts sont réparés." + +Nous n'avons point voulu interrompre cette intéressante +narration par le détail de tout ce qu'elle fit éprouver à +Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d'en juger +d'après son propre coeur, et de marquer comme il le voudra les +endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des +mains de l'épouse du comte; ceux où le coeur battait plus ou +moins fort; celui où un cri s'échappa. Ce qu'il y a de sûr, +c'est qu'il ne fut pas lu jusqu'ici sans interruption, et qu'à +cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir +la petite boîte: elle l'entr'ouvrit seulement, et la referma +tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si +ses regards l'avaient profanée; puis elle la posa tout près +d'elle et reprit le cahier. + +"Un mois après cet événement, le roi, sachant que son favori +pourrait le voir, vint à Ronnebourg avec peu de suite. Je lui +fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la +bienveillance, et m'assura de sa protection; mais quelle fut +ma confusion quand je l'entendis me faire des compliments sur +les preuves d'amitié que je donnais au comte dans cette triste +circonstance, et sur les soins assidus que je lui rendais!... +Ah! sans mon père,... je crois que, tombant à ses pieds, je +lui aurais avoué combien je les méritais peu, et à quel point +j'étais coupable. Lorsqu'on eut prévenu le comte, le roi passa +dans sa chambre avec mon père et moi. Quelques moments après, +ils désirèrent être seuls et nous sortîmes. Une heure +s'écoula, mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l'être +aussi. Quand je rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont +il baisait la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous +jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier +le plus généreux des amis... Le comte remet sa compagnie aux +gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous +l'accorder... Méritez un si grand bienfait en imitant, s'il +est possible, votre prédécesseur.... Ah! c'était aux genoux du +comte que j'aurais voulu me jeter, et mourir de ma confusion. +J'en fis même la démonstration: mon père, qui crut que la joie +m'égarait, me retourna du côté du roi, qui me releva avec +bonté, en me confirmant ce que mon père m'avait dit, et en +m'exhortant, comme lui, à imiter le comte... L'imiter! dis-je +en m'approchant de lui, en me baissant sur la main qu'il me +tendait; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de +vertus?.... Et moi!... Il m'arrêta par un regard, et en +pressant sa main sur ma bouche... Ah! mon ami, mon +bienfaiteur, mon dieu tutélaire! si dans ce moment-là tu +parvins à modérer le transport de ma reconnaissance, laisse-moi +du moins l'exhaler sur ce papier; laisse mon coeur se +pénétrer de tes vertus, et de l'obligation qu'elles m'imposent +de me rendre digne de toi! En vain de ce lit de douleur, où te +retient ma barbarie, tu voudrais m'empêcher de ma la retracer; +en vain tu me cries: "Arrête, cher Lindorf! si je pouvais +aller jusqu'à toi, ce serait pour déchirer, pour anéantir cet +inutile souvenir, que je voudrais, au contraire, effacer de ta +mémoire comme il le sera de la mienne.." L'effacer de ma +mémoire! Non, Walstein, non: tant que j'existerai, mon crime y +restera gravé en traits ineffaçables... Cet écrit subsistera. Je +m'impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes +enfants le liront aussi; ils apprendront de toi à me +pardonner: mais ils verront à quels excès peuvent entraîner +les passion non réprimées." + +(Le cahier de Lindorf finissait ici. Le but qu'il s'était +proposé en le remettant à Caroline lui avait fait ajouter la +note qui suit:) + +"Le comte, quoique j'écrivisse ce que vous venez de lire, ne +voulut pas même en entendre la lecture; et, pour le contenter, +je fus obligé de lui dire que j'avais brûlé ce manuscrit; mais +je le conservai avec soin, et j'en rends grâces à la +Providence. + +"A présent, Caroline, vous connaissez tous les détails du +premier de mes crimes. + +"Je vais employer les moments qui me restent, à vous apprendre +par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche +plus encore, et achever de vous faire connaître le seul homme +digne de vous. + +"Passez au second cahier, daté de Risberg. Je vais l'écrire +sans interruption... Grand Dieu! quelle pénible tâche!... O +Caroline! plaignez au moins le coupable, mais malheureux +Lindorf." + +Caroline, le coeur oppressé, les yeux inondés de larmes, +pouvait à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si +pressant, l'animait, qu'elle n'y put résister. Elle essuya ses +yeux, et prit en soupirant le second cahier. + +IIE CAHIER DE LINDORF. + +De Risberg. + +"Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le +voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin. + +"Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le +meilleur état possible; et lui se livra dans son cabinet à des +études profondes et suivies, qui, jointes au peu d'exercice +qu'il prenait, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup; et +son application continuelle lui donna cette courbure dans la +taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n'avait plus +la moindre prétention à la figure; et l'étude était devenue +chez lui une véritable passion. + +"Il se livrait entièrement à la politique. Par un travail +assidu, il se mit en état, en deux ou trois années, +d'entreprendre les négociations les plus difficiles, et de +remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu'il +occupe encore aujourd'hui. + +"Dès notre arrivée à Berlin, il m'avait présenté chez sa +tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune +comtesse Matilde demeurait depuis sa naissance. Veuve depuis +quelques années et n'ayant pas d'enfants, elle regardait cette +nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte +chérissait aussi sa petite soeur, pour laquelle il avait les +soins du père le plus tendre. Il m'en parlait souvent à +Ronnebourg, et ne me cachait point qu'il verrait avec plaisir +que je m'attachasse à elle, et qu'un lien de plus vînt +cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante; mais elle +avait à peine treize ans. Ce n'était encore qu'une fort +aimable enfant, avec qui je jouais avec plaisir, mais qui ne +m'inspirait pas ce que m'avait inspiré Louise. Cependant, +comme mon coeur était alors parfaitement libre, et que la +maison de la baronne de Zastrow était fort agréable, j'y +allais régulièrement tous les jours, et j'y étais reçu comme +l'intime ami du comte. + +"Matilde, surtout, m'accablait d'amitiés; elle m'appelait son +frère; elle me disait en riant qu'elle ne voyait presque plus +le sien depuis qu'il était si devenu si laid et si savant, et +que c'était à moi à le remplacer. Je me prêtais à ce badinage; +je la nommais aussi ma soeur ma chère petite soeur, et je me +conduisais avec elle comme si en effet elle l'eût été. + +"Quoiqu'elle fût très-jolie et qu'elle se formât tous les +jours, elle ne m'inspirait point encore d'autre sentiment que +celui d'une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté, +séduisant peut-être pour tout autre, n'était précisément pas +celui que je préférais. Ce n'étaient ni les traits réguliers +et frappants de Louise, ni cette physionomie enchanteresse, ni +ce regard céleste qui va chercher le sentiment jusqu'au fond +de l'âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si +touchant.... Ah! Caroline, un mot de plus, et ce cahier ne +vous parviendrait jamais. Laissez-moi m'occuper du comte, ne +voir que lui, ne penser qu'à lui, me pénétrer de cette sublime +idée, oublier tout le reste... Où en étais-je?... Je vous +parlais, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez +pas l'avoir vue; elle était à Dresde lorsque vous étiez à +Berlin; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant +fixé son domicile... Elle ne ressemble point à son frère, tel +du moins qu'il était avant mon malheur. Matilde n'est pas +grande. Le caractère de sa physionomie est la gaieté et la +vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille: +c'est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et +rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire, +un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main et le +plus joli petit pied possible; enfin toutes les grâces de +l'enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitait le +plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle +paraissait elle-même incapable d'en ressentir, en sorte qu'on +badinait avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni +pour soi-même . . . + +"Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette +gaieté folâtre qui la caractérisait. Elle riait encore; mais +le plus souvent c'était un rire forcé, bientôt suivi d'un +soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et +de m'en accorder les privilèges. Quand je voulais l'embrasser, +elle reculait en rougissant; et quand je l'appelais ma chère +petite soeur, elle me répondait par un grave _monsieur_, qu'elle +semblait même avoir de la peine à prononcer. + +"Le comte s'aperçut plus tôt que moi de ce changement. Ou je +suis bien trompé, me disait-il quelquefois, ou le coeur de +notre jeune étourdie commence à être bien d'accord avec mon +projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il? Pourrai-je +bientôt vous appeler mon frère? + +"J'étais trop vrai pour cacher au comte que je n'en étais +encore qu'à la tranquille amitié; mais certainement, lui +disais-je, mon coeur épuisé n'est plus capable d'aimer +autrement.... (ah! Caroline, combien je m'abusais!) et puisque +la charmante Matilde ne le ranime pas, c'est fini pour la vie. +Dans quelle erreur vous êtes! me répondit-il: à vingt-trois +ans vous vous croyez blasé sur l'amour, et vous ne le +connaissez pas encore! Votre passion pour Louise était plutôt +une effervescence des sens qu'un véritable sentiment. Son +excès même en était la preuve, et je n'en veux pas d'autre que +l'enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant +préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de +l'objet aimé, croyez que son coeur est faiblement touché. Je +souhaite que ce soit ma soeur qui vous fasse sentir la +différence de ce que vous avez éprouvé au véritable amour. +Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque; +peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous +ne voyez encore qu'une enfant; mais cette enfant commence à +devenir sensible. Il n'y a de là qu'un pas à l'intérêt plus +vif qu'elle va vous inspirer. + +"J'embrassai le comte en l'assurant que déjà j'aimais assez +Matilde pour m'occuper avec plaisir du temps où je l'aimerais +davantage, et où je pourrais donner le nom de frère au +meilleur des amis; mais que j'avais encore de torts à effacer, +à faire oublier; que sa charmante soeur méritait un coeur tout à +elle, qui pût sentir tout le prix du sien. + +"Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à +l'ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et +m'affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis +donner un autre nom à ce malheur), je ne regardais jamais le +comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette +physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui +exprimait tant de choses, me revenaient sans cesse à l'esprit. +Pour lui, il ne paraissait rien regretter, et lorsqu'il me +voyait attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices, +quelquefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement +involontaire: Bon jeune homme! me disait-il en me relevant, et +me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours +pour moi, un coeur comme le tien, mérite bien d'être acheté par +la perte d'un oeil. Peut-être si j'avais une maîtresse serais-je +moins philosophe; mais tel que je suis, je ne désespère +point de trouver une femme assez raisonnable pour m'aimer. +C'est l'amour qui fut la cause de mon malheur, c'est à lui à +le réparer!..... Ah! sans doute il le réparera. Le ciel est +juste, il t'a donné Caroline, et je serai seul malheureux. + +"Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son +portrait tel qu'il était lorsqu'il vint à Ronnebourg. Je +savais que cette miniature existait; je voulais l'avoir pour +me retracer plus fortement encore et ma faute et sa +générosité: il me la refusa absolument. Non, mon cher ami, me +dit-il, vous n'aurez mon portrait ni d'une manière ni d'une +autre. Oubliez et ma figure passée et ma figure actuelle, +comme je les oublie moi-même; ne pensez qu'à mon coeur: il vous +est attaché pour la vie et sera toujours de même. Je +n'insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu'il me +restait une ressource. + +"La jeune comtesse Matilde possédait un portrait en médaillon +de son frère; mais depuis son accident elle ne le portait plus +du tout, et lui-même, je crois, l'avait oublié. Elle me +l'avait montré une fois; je l'avais trouvé parfait. J'obtins +d'elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de +m'en laisser prendre une copie: c'est celle que je joins ici, +Caroline, et que je vous prie d'accepter. Vous êtes la seule +personne au monde à qui j'en puisse faire le sacrifice; mais +je sais que vous en sentirez le prix: regardez-le souvent, et +pensez, en le regardant, que la belle âme qui animait ces +beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui, +le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre, +et ce n'est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent +vous donner de l'horreur... Mais, Caroline, si vous en +éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à +son repentir, à tout ce qu'il doit souffrir en vous faisant un +tel aveu, en vous conjurant d'en aimer un autre, en +s'éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit +suffire pour effacer mon crime et m'obtenir un généreux +pardon. + +"Le comte, en me quittant, m'avait promis de m'écrire aussi +souvent que ses occupations pourraient le lui permettre. Tout +entier aux devoirs de son état, il lui restait peu de temps à +donner à des correspondances de plaisir ou d'amitié. +Cependant, quelque temps après son arrivée à +Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce +paquet. Lisez-les, Caroline; vous les trouverez numérotées +dans leur ordre; votre époux s'y peint lui-même mieux que je +ne pourrais le faire..." + +Caroline prit les lettres, chercha le n° 1, et l'ouvrit +promptement. L'écriture lui rappela d'abord ce petit billet au +crayon, le seul qu'elle eût reçu de sa vie dont l'impression +avait été si vive et si courte: elle sentit aussi l'aiguillon +déchirant du remords. Pendant quelques moments, ses larmes +l'empêchèrent de rien distinguer; enfin elle put lire. La +lettre était datée de Pétersbourg, un an environ avant son +mariage; elle contenait ce qui suit: + +_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF. + +Saint-Pétersbourg, 7, 17... + +No. I. + +"Une lettre que je reçus hier de Matilde m'a confirmé ce que +je soupçonnais déjà depuis longtemps. Vous êtes aimé, mon cher +Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau +sentiment qui l'agite, n'a pas su le cacher aux yeux +clairvoyants de l'amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque +mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la +trahir en le confiant à son époux... oui, son époux, cher +Lindorf... En vain votre délicatesse s'en défendrait plus +longtemps; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou +plutôt vous répéter. J'ai beaucoup réfléchi à notre dernière +conversation. Parce que vous n'aimez pas encore ma soeur avec +ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez +pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d'elle, et vous en +concluez que vous n'aimerez jamais! Cependant vous avouez, et +je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde, +et qu'elle est même en ce moment non-seulement la femme que +vous préférez, mais la seule qui vous intéresse... Ah! mon +cher ami! que faut-il de plus pour le bonheur? Un sentiment si +doux laisse-t-il quelque chose à désirer? Et quand vous y +joindrez encore la reconnaissance de tous ceux qu'elle aura +pour vous, craignez-vous de ne pas l'aimer assez pour la +rendre la plus heureuse des femmes? Ah! je crois son bonheur +bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume +bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et +des regrets. Depuis que je m'occupe de cette union, qui +serait, je l'avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie, +j'ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le +caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j'ai +faite m'a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez +nés l'un pour l'autre... Sans être belle comme Louise, ou +comme beaucoup d'autres femmes, ma soeur a dans la figure ce je +ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu'il +développe toujours quelque agrément de plus, et qu'il consiste +dans le jeu varié d'une physionomie animée, plus que dans la +régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous +me direz peut-être qu'elle n'est pas sensible, et que vous +l'êtes à l'excès. + +"Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être +vous fâcher; mais je crois Matilde pour le moins aussi +sensible que mon jeune ami. Sous cette apparente légèreté de +l'enfance, j'ai su démêler l'âme la plus capable de s'attacher +fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort +bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer; jamais vous +n'aurez à vous plaindre de son coeur Son esprit a tout ce qu'il +faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son +aimable vivacité, sa gaieté soutenue, ses talents vous +préserveront de l'ennui, le plus cruel fléau du bonheur +conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue +naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au delà +des bornes de la modération, et dont au reste vous m'avez paru +bien corrigé... + +"Je vous entends, mon cher Lindorf; je sais d'avance ce que +vous allez me dire: Voilà la certitude de mon bonheur, il est +vrai; mais celui de Matilde... Va, mon ami, je te le dis encore, +je n'en suis pas en peine; et quand je te presse d'épouser ma +soeur, crois que je connais bien tout ce qu'elle peut attendre +du coeur le plus excellent et du caractère le plus sûr que je +connaisse. Oui, sans doute, Matilde serait heureuse; j'ose te +défier de me démentir là-dessus. D'ailleurs elle t'aime: ainsi +plus de bonheur pour elle sans Lindorf; et, quoi que tu en +dises, tu l'aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami, +l'amour honnête n'est autre chose qu'une vive amitié, fondée +sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la +différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà; +et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même +famille, des enfants, viendront y ajouter encore? Des enfants! +Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfants doit +nous être chère? + +"O mon ami! l'espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma +soeur ne peut que s'augmenter tous les jours, acquérir de +nouvelles forces, et vous conduire tous les deux au bonheur. +Renoncez donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce +charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante: vous +n'aurez pas besoin de beaucoup d'efforts avec la première; ma +tante sera peut-être plus difficile. Elle destinait sa nièce à +un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et +de ses titres; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma soeur +pour ne pas renoncer à cette idée, et consentir à son bonheur. +D'ailleurs elle vous connaît, et vous reçoit assez bien pour +que vous puissiez espérer son aveu. + +"Adieu, mon cher Lindorf; répondez-moi tout de suite. Il me +tarde de savoir si j'ai pu vous convaincre que vous êtes tel +qu'il le faut pour être le frère chéri de votre ami. + +"ED. COMTE DE WALSTEIN." + +_P. S_. "L'intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis +peu, je me suis fait un plaisir de donner sa place à l'honnête +Justin, qui conduisait sa ferme à souhait. J'ai reçu hier sa +réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que +je crois vous faire plaisir de vous l'envoyer, et je la joins +ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde... O mon +jeune ami! si cela est, vous pouvez l'épouser sans crainte." + +Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle +du comte, soit que Lindorf eût pensé qu'elle pouvait +intéresser Caroline, elle était jointe au cahier. Nous croyons +aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de +les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu'ils n'ont +sûrement pas oubliée. + +_Lettre de_ JUSTIN _à Son Excellence M. le comte_ DE WALSTEIN, +_ambassadeur à la cour de Pétersbourg_. + +MONSEIGNEUR, + +"Je suis sûr, comme je connais monseigneur le comte, qu'il +aurait lui-même la joie dans le coeur s'il avait pu voir comme +sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne +l'étions déjà; et, avant de l'avoir reçue, je ne croyais pas +que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyais pas non +plus que le pauvre Justin fût jamais digne d'être l'intendant +de monseigneur. A présent, je sens bien que je suis capable de +remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si +j'étais le roi: oui, je suis capable de tout pour monseigneur. +J'espère bien que je le contenterai, et qu'à son retour il +trouvera tout en bon ordre. Nous sommes déjà établis au +château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettait +d'abord un peu la ferme; mais à présent elle dit qu'elle est +bien partout avec moi, avec le respect que je dois à +monseigneur, car je sais qu'il ne faut pas se vanter; mais +quand on est le mari de Louise et l'intendant de monseigneur, +on peut bien avoir un peu d'orgueil. -- Le vieux père est aussi +tout fier et tout gaillard, cela l'a rajeuni de dix ans. Il ne +m'appelle plus que _monsieur l'intendant;_ et à tous les repas +il boit un verre de vin de plus à l'honneur de monseigneur. Il +n'y a pas jusqu'à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux +d'être au château: ah! comme ils s'amusent dans les jardins de +monseigneur! L'aîné court déjà partout: c'est un robuste petit +compagnon; et son petit frère, que Louise nourrit toujours, +sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C'est le premier +mot que nous leur apprenons; et quand le grand-père boit à la +santé de monseigneur, l'aîné ôte vite son petit bonnet. Cela +fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi +beaux que leur mère. Je n'oserais pas raconter tout cela à +monseigneur, s'il ne m'ordonnait de lui donner des nouvelles +du vieux père, de la jeune femme, des petits enfants..... et +de mon flageolet, que j'allais encore oublier; mais Louise, +qui sait par coeur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il +va toujours son train: j'en joue à Louise pour l'amuser +pendant qu'elle nourrit son petit, et le plus grand danse à +cette musique joyeuse. Nous sommes comme les oiseaux dans leur +nid; le mâle chante à sa femelle pendant qu'elle couve. +Monseigneur voit bien à présent que je suis l'homme le plus +heureux qu'il y ait au monde. Tout a réussi chez nous; quand +nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour de nous +quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais +combien de brebis, de chèvres et d'agneaux, sans compter nos +petits enfants. C'est pourtant à monseigneur que nous devons +tout cela! Aussi je crois que monseigneur est peut-être encore +plus heureux que nous, parce que c'est lui qui a fait le bien, +et nous qui l'avons reçu; mais cela est juste. Il lui manque +cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne! Nous le +prions tous les jours pour monseigneur; car, en vérité, +monseigneur est dans notre coeur tout à côté de Dieu. Qu'il +accorde à monseigneur tout ce qu'il peut désirer, et une +longue vie. Ce sont les voeux sincères de ses très-humbles +serviteurs et concierges de la terre de Walstein." + +Walstein, ce 12, 17... + +JUSTIN ET LOUISE. + + + +CONTINUATION DU CAHIER. + +"Je répondis au comte par le courrier suivant. -- +Reconnaissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir +ardent de justifier la bonne opinion qu'il avait de moi, +certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde; voilà +ce que me lettre exprimait, et ce que mon coeur me dictait. Le +seul sentiment que je n'y trouvai point était l'amour; mais le +comte venait de me convaincre qu'il n'était pas nécessaire au +bonheur, et que l'espèce d'attachement que j'avais pour sa +soeur nous rendrait plus heureux. Il avait trop d'ascendant sur +moi pour ne pas me persuader. Je le crus d'autant mieux, que +l'idée que j'étais aimé donna un degré de vivacité de plus à +mes sentiments pour l'aimable Matilde. Je ne la revis pas sans +émotion; et j'en eus même une assez vive pour me rassurer tout +à fait, lorsqu'à la suite d'une conversation que j'eus avec +elle, elle me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa +tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son +frère. + +"Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que +le comte m'eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l'avait +promis. Je le dis à Matilde, qui l'approuva, et qui ne +craignit plus de m'avouer un penchant autorisé par son frère. + +"Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de +Zastrow, et à lui faire une cour assidue qui me réussissait +peu. Depuis le départ de son neveu, elle avait entièrement +changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide, +elle affectait de me recevoir avec la plus grande cérémonie, +et prenait si bien ses mesures, que je ne pouvais dire un seul +mot à Matilde en particulier. + +"Ces obstacles, ces contrariétés devaient sans doute augmenter +mon amour. J'en avais du moins un dépit secret, qui +n'échappait pas à Matilde, et la consolait de tout, en lui +persuadant qu'elle était aimée. Ah! sans doute elle l'était. +L'amitié, l'intérêt le plus vif, la reconnaissance, +m'attachaient à cette aimable enfant; et si, dans ce temps-là, +j'avais obtenu sa main, peut-être me serais-je mépris moi-même +sur la nature de mes sentiments pour elle. + +"J'attendais cependant sans beaucoup d'impatience l'effet des +promesses du comte et de sa lettre à sa tante. + +"Il m'écrivit qu'il n'avait pu la persuader encore pour +consentir à cette union; qu'elle tenait avec force à ses +projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage; +mais qu'il tenait encore plus au sien, et qu'il y parviendrait +sûrement. Il me conjurait de ne pas me rebuter, d'attendre +avec patience. Un héritage considérable qui dépendait de cette +tante obligeait à quelques ménagements; mais de manière ou +d'autre il en viendrait à bout, et me regardait déjà comme son +frère. + +"Je voulais montrer cette lettre à ma jeune amie, et j'allai +tout de suite à l'hôtel de Zastrow. Il était exactement fermé. +Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse +m'adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j'y +avais été reçu comme à l'ordinaire, et rien n'annonçait un +départ. J'allai prendre des renseignements dans le voisinage: +on avait vu en effet partir une berline de très-grand matin, +mais on ne savait rien de plus. + +"J'étais dans l'étonnement le plus profond, lorsque je vois +venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle; +je veux l'interroger, elle ne m'en donne pas le temps. -- Ne me +demandez rien; je ne sais rien; je ne puis même vous dire où +sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j'entendis +madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit on a +fait des paquets; on a pleuré; on a grondé, et on a fini par +me donner mon congé et par monter en berline. Mais +mademoiselle, en me disant adieu, m'a mis ceci dans la main... +C'était un papier chiffonné à mon adresse. + +"Je le pris, je l'ouvris promptement, et d'abord je n'y +compris rien: c'était une note de vaisselle et autres effets. +Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qu'elle +m'avait écrit. "Ah! M. Lindorf! me disait-elle, nous allons +partir pour Dresde dans quelques heures; nous y resterons +longtemps, bien longtemps, peut-être toujours. Qu'allez-vous +penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez +plus votre petite amie? Serez-vous affligé comme elle? Oui, +soyez-le un peu, je vous en prie, mais pas trop cependant; car +je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je +penserai toute ma vie; et puis n'ai-je pas un frère, un bon +frère? Ecrivez-lui tout de suite, et si vous voulez me +répondre un mot, envoyez-le lui. Il n'y a que ce moyen pour +que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu'elles passent +par la Russie; mais qu'est-ce que cela fait, si elles me +parviennent? Je voudrais être aussi sûre que ceci vous +parviendra. Je ne savais comment faire pour vous écrire; +heureusement ma tante m'a donné une longue note à copier. Dès +qu'elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu'elle sort +j'écris une ligne. Quand j'aurai fini, je pourrai peut-être la +donner à cette pauvre Charlotte, qu'on m'ôte, parce qu'elle +aurait pu m'aider, parce qu'elle vous aime... Elle nous rendra +bien ce petit service! Je suis fâchée de tromper ainsi ma +tante; mais... comme elle aussi m'a trompée! Jusqu'à ce soir +je ne savais pas un mot de ce départ; non, je vous le jure, +pas un mot. N'est-ce pas bien affreux? Partir ainsi sans vous +revoir! Ah! je pleure si fort, que je ne puis plus écrire, et +ma tante va revenir. Ma note ne ressemble plus à une note à +présent, c'est une lettre tout entière: il faut la cacher bien +vite, et en faire une autre. Adieu, adieu, monsieur le baron; +n'oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion +d'elle, parce qu'elle vous écrit la première." + + +Sans avoir même beaucoup d'amour, il était impossible de +n'être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé +de la tante. J'éprouvais ces deux sentiments dans toute leur +force. Je revins chez moi écrire au comte ce qui se passait, +et la manière cruelle dont sa tante m'avait joué. Je crois que +la colère l'emportait sur le regret d'être séparé de ma jeune +amie; du moins j'insinuai à son frère que je regardais notre +projet comme impossible, et que, puisque sa tante paraissait +si décidée, il valait mieux peut-être y renoncer tout à fait. +Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde, et ma +réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je +reçus celle du comte quelque temps après; et vous la trouverez +ici, N° II. + +_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF. + +N° II + +Saint-Pétersbourg, 18, 17... + +"Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a +joué notre chère tante de Zastrow; car, elle a beau faire, +elle sera la vôtre: je l'ai juré, et ma soeur ne deviendra +point la victime de son opiniâtreté. Je n'ai rien à dire +contre le jeune de Zastrow, que je n'ai point l'honneur de +connaître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur, +excepté celui d'être l'époux de Matilde. C'est vous qui le +serez, mon cher Lindorf, vous que ma soeur a déjà distingué, et +que son coeur préfère. Non, ce coeur qui s'est ouvert à moi avec +tant de confiance et d'ingénuité ne sera pas trompé dans son +attente; il n'aura point à combattre une inclination que j'ai +cherché moi-même à faire naître; ma soeur n'aura point à +rougir _d'avoir écrit la première à un autre homme qu'à son +époux_. Chère petite! comme son billet m'a touché! Je lui +réponds pour la consoler, et lui fais entrevoir le bonheur +dans un avenir peu éloigné; nous y parviendrons avec un peu de +persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura +plus d'effet encore que la mienne. J'écris aussi à ma tante; +et, s'il le faut, je ferai valoir les droits qu'un père +mourant m'a remis sur ma soeur. C'est à vous me dit-il, que je +confie le soin de son bonheur. O mon père! votre attente ne +sera pas trompée; j'unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre +ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage, +mon ami; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n'a +que seize ans; dans trois ou quatre ans elle sera plus formée, +plus capable de vous rendre heureux et de l'être elle-même. Ma +seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d'elle, ce +coeur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce coeur qui +n'est plus susceptible d'amour, ne rencontre l'objet qui doit +le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu'il ne se +connaissait pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce +malheur nous arrivait, promettez-moi, jurez-moi que vous ne +sacrifierez, ni vous-même, ni ma soeur à des engagements qui, +dès cet instant, cesseront d'exister. Je ne désire ce lien +qu'autant que je serai sûr qu'il ne fera le malheur ni de l'un +ni de l'autre; et j'aime mieux avoir à consoler Matilde de la +perte de son amant, que de l'indifférence de l'époux que son +coeur a choisi. Ainsi, du moment qu'elle ne sera plus la femme +que vous préférez à toute autre; du moment que vous serez +convaincu qu'une autre qu'elle peut vous rendre plus heureux, +ayez le courage de l'avouer à votre ami; soyez sûr qu'au lieu +d'altérer son estime vous la redoublerez. + +"Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur +conjugal; je vous l'ai dit dans ma précédente lettre, et je +persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore +qu'il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à +l'univers entier, et n'aient jamais un instant de regret +d'être liés pour la vie. Je crois qu'il faut entre eux cet +accord de sentiments, ce rapport de goûts, cette liaison des +âmes qui ne peut exister si l'un des deux aime ailleurs, et +doit nécessairement cacher à l'autre les pensées dont il est +le plus occupé. + +"Voilà, je vous l'avoue, ce qui jusqu'à présent m'a empêché de +me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui +s'éteindrait avec moi. J'ai craint que ma position brillante +et la faveur dont je jouis n'engageassent peut-être la femme à +qui je m'adresserais au sacrifice d'une inclination +antérieure. J'ai craint d'acquérir des droits usurpés sur un +coeur déjà engagé, de séparer, sans le savoir, deux amants que +je rendrais malheureux, et de l'être moi-même à l'excès quand +je viendrais à le découvrir. + +"Vous me connaissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je +veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon coeur. +Vous savez ma façon de penser sur l'accident qui changea ma +figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau +que je me félicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon +goût dominant, et suivre la carrière qui me convenait le plus: +heureux d'avoir pu, dans celle que j'ai quittée, donner des +preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de +pouvoir le servir actuellement d'une autre manière! Il a +besoin de bons ministres autant que de bons généraux. Je +tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je +pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien +remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien +du tout, je vous assure. Mais je me rends justice; je sens que +je ne suis pas fait pour inspirer l'amour, et je n'y prétends +pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé +qu'il n'est pas nécessaire au bonheur; mais au moins je +voudrais trouver un coeur qui ne fût prévenu par aucun autre +objet. Je ne m'effrayerais pas même d'un peu de répugnance +dans les commencements; elle est naturelle, et je dois m'y +attendre. C'est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire +aimer d'abord par reconnaissance, ensuite par habitude. On +finirait par s'accoutumer à ma figure; et mon unique étude +serait de la faire oublier à force de bons procédés. + +"Comment une femme ne finirait-elle pas par s'attacher à celui +qui n'existerait que pour la rendre heureuse, qui préviendrait +tous ses désirs, qui lui soumettrait tous les siens, et lui +saurait gré des moindres marques d'attachement qu'elle lui +donnerait? + +"Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon coeur, que +j'espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles; +ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une +femme dont le coeur n'ait reçu aucune impression; car alors +tout mon ouvrage est détruit d'avance. On ferait sans cesse la +comparaison entre moi et l'objet aimé, regretté, on me +regarderait comme un monstre; la prévention, l'aigreur +empoisonneraient tout. Mais je puis rencontrer une jeune +personne telle que je la désire et que je ne cesserai de la +chercher, dont l'âme simple et naïve ne connaisse point encore +l'amour et très-peu le monde; si je puis la trouver, elle sera +à moi, dussé-je la forcer à m'épouser. Je saurais la rendre +malgré elle la plus heureuse des femmes, et l'obliger à chérir +ses liens. Je sens que dans les commencements on pourra +m'accuser de peu de délicatesse; mais mon motif secret me +justifiera à mes propres yeux. Je n'ai pas d'autre moyen de +jouir du seul bonheur que mon coeur désire, celui d'être époux +et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille. + +Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l'existence et +sans lesquels l'homme isolé ne tient à rien dans le monde, +traîne une vie inutile, meurt sans être regretté..., oui, vous +ferez mon bonheur. Je n'y pense jamais sans émotion; et cette +lettre de Justin que je vous ai envoyée m'arrachait des larmes +d'attendrissement. Qu'ils sont heureux ces bonnes gens! _Il +vous manque une Louise_, me disait-il; _que le bon Dieu vous la +donne!_ Honnête et bon Justin! les prières d'un coeur pur comme +le tien doivent être exaucées; elle le seront sans doute. Oui, +je la trouverai cette compagne que j'adore déjà sans la +connaître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise, +voilà trois couples heureux dans l'univers. N'en acceptez-vous +pas l'augure, mon cher ami? Pour moi, cette idée me +transporte; elle me fait croire d'avance à la félicité +suprême. + +"Que me parlez-vous d'héritage et de privation? Si ma tante +était assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde +n'est-elle pas assez riche pour s'en passer? Est-ce le plus ou +le moins qui influe sur le bonheur, quand d'ailleurs on est +dans l'aisance? et son bien, réuni au vôtre, ne vous +suffirait-il pas? Cependant, comme le plus ne gâte rien, et +qu'il vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce, +attendons encore, mon ami. Je ne répondrais pas d'être jaloux, +si vous étiez heureux bien longtemps avant moi; et ma chère +femme n'est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n'en +occuperai sérieusement. A présent je ne pense qu'aux affaires +du roi. Je crains de n'avoir à l'avenir pas trop le temps pour +vous écrire; aussi vous voyez que je prolonge aujourd'hui ce +plaisir, etc. etc." + + +Le reste de la lettre renfermait des affaires politiques, des +détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à +peine: elle avait bien autre chose à penser! Son coeur ne +pouvait plus suffire à tout ce qu'elle éprouvait: il lui +paraissait qu'elle était transportée dans un monde nouveau, +dont jusqu'alors elle n'avait pas même eu l'idée. Cette +dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout +entière, d'abord avec une sorte de saisissement très-pénible. + +Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte +excessive d'être uni à une femme dont le coeur serait engagé +ailleurs, lui firent une impression cruelle; mais quand elle +en vint ensuite aux projets de bonheur de comte, aux motifs +qui l'avaient engagé à l'épouser malgré sa répugnance, elle en +fut si touchée, que déjà, pour un instant, elle crut n'aimer +plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvait démêler +le sentiment dont elle était agitée. Elle restait là les yeux +fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n'était pas +fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa; +l'image du comte s'effaça, celle de Lindorf reprit son empire; +la lettre fut posée et la lecture continuée. + +SUITE DU CAHIER. + +"Le temps se passe, Caroline, et les vingt-quatre heures que +j'ai consacrées à ce pénible ouvrage sont près d'être +écoulées. J'aperçois déjà les premiers rayons du jour, de ce +jour où je verrai peut-être pour la dernière fois celle à qui, +hier encore, à la même heure, je croyais consacrer ma vie +entière. Combien j'étais heureux! comme l'espérance et l'amour +me berçaient de leurs douces chimères! Un instant a tout +détruit, m'a plongé dans le néant le plus affreux. Mais, que +fais-je? Dois-je employer à me plaindre les instants qui me +restent pour vous conduire au bonheur, pour vous en montrer le +chemin? Oui, Caroline, vous serez heureuse; et cette certitude +peut seule me faire supporter la vie. + +"Un an à peu près se passa sans apporter aucun changement à +notre situation. Matilde était toujours à Dresde, le comte +toujours en Russie, et moi toujours à Berlin. Une +correspondance suivie soutenait nos liaisons mutuelles; mais +celle de Dresde, passant par Pétersbourg, n'était ni bien +fréquente ni bien animée. + +"Matilde, élevée dans la retenue et même avec sévérité, +n'osait se laisser aller à ses sentiments, et n'exprimait tout +au plus que de l'amitié. Je lui répondais bien naturellement +sur le même ton, mais décidé cependant à l'épouser dès que sa +tante voudrait y consentir; la préférant sincèrement à toutes +les femmes que je connaissais alors, je fuyais avec soin +toutes les occasions de rencontrer des objets qui auraient pu +me détourner ce cette idée, et l'emporter sur elle dans mon +coeur. + +"Il m'en coûtait peu de me priver des plaisirs d'éclat. Depuis +la malheureuse aventure de Louise et du comte, j'avais +conservé une sorte de mélancolie habituelle qui s'accordait +fort bien avec mon projet. Tout entier aux devoirs de mon état +et au soin de faire ma cour au roi, je consacrais le reste de +mon temps à la lecture, à la musique, ou bien à me promener à +cheval. + +"Un malheureux événement vint troubler ma tranquillité et +redoubler ma tristesse. Mon père, qui ne quittait point sa +terre de Ronnebourg, eut une attaque d'apoplexie. Ma mère, +depuis longtemps faible et valétudinaire, faillit succomber à +sa douleur et à son effroi. On vint me chercher immédiatement. +J'arrive. Je les trouve tous deux dans le plus grand danger. +Ma vue parut les ranimer. Ma mère surtout, qui me chérissait +avec la plus vive tendresse, se trouva sensiblement mieux, et +l'attribua à ma présence et à mes soins; mais l'état de mon +père en demandait de continuels. J'écrivis en cour pour +solliciter un congé. Mon motif était trop légitime pour que je +ne l'obtinsse pas; et je me consacrai entièrement à mes +parents. + +"C'est précisément alors, Caroline, que vous vîntes embellir +la cour que j'avais quittée; et ce fut aussi à cette époque +que le comte eut cette fâcheuse maladie qui le retint en route +si longtemps. Je l'appris indirectement. Dans tout autre +temps, j'aurais volé auprès de lui; mais j'étais retenu à +Ronnebourg par des devoirs trop chers et trop sacrés pour en +avoir même l'idée. + +"Quelque temps après, j'eus le plaisir d'apprendre par lui-même +qu'il était rétabli et heureusement arrivé à Berlin. Je +me rappelle que sa lettre avait tournure énigmatique et +mystérieuse, qui me frappa au moment que je la lus... + +"Il aurait donné tout au monde, me disait-il, pour me voir, +pour me parler. Le cruel événement qui me retenait à +Ronnebourg était d'autant plus affreux pour lui, qu'il ne +pouvait absolument y venir, vu la distance (Ronnebourg est au +fond de la Silésie, à quatre grandes journées de Berlin) et le +peu de temps qu'il avait à rester en Prusse, où tous ses +moments seraient employés. Il pensait ensuite à Matilde, +s'affligeait de la résistance de sa tante. Il était résolu, +disait-il, dès que je serais libre de quitter Ronnebourg, +d'user de tous ses droits de frère aîné pour terminer mon +mariage. Un nouveau motif le pressait: peut-être lui-même +touchait-il au bonheur; peut-être était-il sur le point +d'obtenir ce qu'il désirait avec tant d'ardeur; mais il ne +pouvait ni ne voulait être heureux sans moi. + +"Je fis moins d'attention à cette lettre que je n'en aurais +fait dans un autre moment; à peine même eus-je le temps de la +lire, et ce n'est qu'à présent que j'en pénètre le sens. Je la +reçus le jour où mon père, après avoir langui quatre mois, +expira dans mes bras, en me recommandant ma mère, en +m'ordonnant de ne pas la quitter. + +"Ah! mon coeur avait déjà prévenu cet ordre si respectable pour +moi; j'avais déjà promis, juré à la plus tendre des mères, que +son fils unique ne l'abandonnerait point à sa douleur. Dès que +j'eus rendu à mon père les derniers devoirs, j'écrivis au +comte pour lui apprendre la perte que je venais de faire, et +pour le supplier de m'obtenir une prolongation de congé. Je ne +tardai pas à recevoir sa réponse. Non-seulement le roi me +permettait de rester à Ronnebourg, mais il daignait même +approuver le motif qui m'y retenait. Il régnait dans la lettre +du comte un fond de tristesse qui ne me surprit pas. Je savais +combien cette âme sensible savait partager les chagrins de ses +amis; et d'ailleurs il était lui-même très-attaché à mon père. +Il ne me disait rien qui fût relatif à sa lettre précédente, +qui s'était perdue dans le trouble de cet affreux moment, et +que j'avais presque oubliée. Il me marquait seulement qu'il +allait incessamment à Dresde, voulant voir sa soeur avant de +retourner en Russie; que, s'il lui était possible, il +viendrait aussi à Ronnebourg, mais qu'il n'osait me le +promettre: et, en effet, il ne put y venir. Oh! pourquoi, +pourquoi ne me confia-t-il pas alors ce fatal secret? Mais +sans doute sa délicatesse ne lui permit pas d'ajouter à mes +peines, en m'apprenant un événement dont je pouvais me +regarder comme la première cause. +x +"Trois autres mois s'écoulèrent, plus tristes, plus douloureux +pour moi que les précédents. Je n'avais plus autour de moi +qu'un seul objet d'attachement. Toute ma tendresse était +réunie sur ma mère, et je la voyais dépérir tous les jours +sans avoir d'autre consolation que celle d'adoucir ses +derniers moments, et de lui procurer encore quelques instants +de bonheur. Enfin je la perdis aussi. Cette âme pure quitta ce +séjour terrestre, en se félicitant d'aller rejoindre son époux +et d'expirer dans les bras de son fils. + +"O Caroline! pardonnez ces tristes détails. J'ai besoin de +m'appesantir sur mes malheurs, de me les retracer tous dans ce +terrible moment où je vais me séparer pour jamais de celle qui +devait me tenir lieu de tout. J'ai besoin de me pénétrer de +l'idée que l'homme est né pour être malheureux, et que c'est +là son unique partage; qu'il doit perdre successivement tous +les objets qui lui sont chers, tout ce qui l'attache à la vie. +Non, le bonheur n'est pas fait pour l'homme. Un seul, +peut-être..... mais ses vertus lui donnent le droit d'y prétendre, +et je n'ai pas celui d'en murmurer. + +"Après la mort de ma mère, je me hâtai de fuir ces lieux. Ma +terre de Ronnebourg m'était devenue odieuse, tant par la +double perte que je venais d'y faire, que par le cruel +événement qui s'y était passé. Je revins à Berlin, à Potsdam; +j'y passai l'hiver, et j'y vécus plus retiré encore que +l'année précédente. + +"Le comte m'écrivait peu. Son style était triste, embarrassé; +et je crus enfin entrevoir qu'il avait un secret qui lui +pesait sur le coeur; je le lui dis naturellement; il en +convint, mais me renvoya, pour me le confier entièrement, à +son retour, qui devait avoir lieu l'automne suivant: c'est +aussi l'époque qu'il fixait pour mon mariage avec sa soeur. +Votre sort et le mien, me disait-il, seront alors décidés sans +retour. Puissent-ils être heureux! et si je dois y renoncer +pour moi-même, que du moins le bonheur de ma soeur et de mon +ami me tienne lieu de celui que je n'ose espérer! Je pensai +qu'il avait sans doute une inclination en Russie, et qu'il s'y +rencontrait des obstacles; mais respectant son secret, je +cessai mes questions. Je recevais aussi de temps en temps +quelques petites lettres de la jeune comtesse, et toujours +dans celles de son frère. Sa tante persistait dans ses +projets, et se préparait à faire revenir M. de Zastrow pour +conclure: son héritage était à ce prix; mais la généreuse +Matilde était prête à le lui céder en entier, à me faire ce +sacrifice. Elle me demandait avec une ingénuité touchante si +je n'étais pas de cet avis, et s'il ne valait pas mieux mille +fois être moins riche et plus heureux. Je le pensais d'autant +plus, que la mort de mes parents venait de me rendre maître +d'une fortune considérable, et qui s'augmenta encore par la +mort et l'héritage du commandeur de Risberg, mon oncle +maternel, qui vivait comme un solitaire dans la terre que +j'habite à présent. Il n'avait jamais voulu me recevoir chez +lui pendant sa vie, et me laissa tous ses biens, sous la +condition cependant de me marier dans le cours de l'année, et +de faire porter le nom de Risberg à mon fils aîné. + +"Cette condition me parut alors facile à remplir; mes +engagements avec Matilde m'en assuraient la possibilité; et +peut-être même ce motif aurait-il pu contribuer à décider en +ma faveur madame de Zastrow. + +"Depuis lors, ah! Caroline, combien je l'ai trouvée douce +cette obligation de me marier dans le cours de cette année! +Combien, lorsque j'osai entrevoir le suprême bonheur, je +bénissais la mémoire de mon oncle! A présent, ah! j'y renonce +pour la vie à cette terre, à ces biens sur lesquels je n'ai +plus aucun droit, et que demain je vais quitter pour jamais. +Des biens! en est-il, en peut-il être pour moi après celui que +je perds? Non, jamais. Pardon, Caroline; les voeux, les +serments d'un malheureux que vous devez oublier peuvent-ils +vous intéresser? J'ajoute à mes crimes en vous le renouvelant +ce serment de vous adorer toujours, et le but de cet écrit est +de les réparer. + +"Décidé à ne plus demeurer à Ronnebourg, qui me retraçait des +souvenirs trop déchirants, et qui d'ailleurs est trop éloigné +de la capitale, je fus charmé de l'acquisition de Risberg, et +je vins en prendre possession au commencement de cet été, peu +de jours après la mort de mon oncle. Caroline, Caroline! c'est +ici où je vais avoir besoin de toutes mes forces pour +continuer ce fatal écrit. Femme adorée! pourrai-je vous parler +de vous-même, de mes sentiments, et ne pas mourir de douleur +et de remords? Sainte et pure amitié! toi qui dois expier tous +les crimes que l'amour m'a fait commettre, toi qui dois +désormais remplir uniquement mon coeur, viens m'animer d'un +nouveau zèle et soutenir mon courage. + +"Le local de ma nouvelle demeure me plut infiniment. Je +comptais cependant n'y faire que peu de séjour, et j'en voulus +profiter pour connaître tous les environs. La veille du jour +où je vous aperçus à la croisée de votre pavillon, j'avais +déjà passé devant, et déjà j'en avais entendu sortir ces sons +touchants, cette voix si douce, ces accords si harmonieux qui +m'ont fait depuis tant d'impression, et dont je ressentis +l'effet dès ce premier instant. J'avais entendu des voix plus +belles et plus étendues, mais jamais aucune qui m'eût fait +autant de plaisir. Je vous écoutai longtemps; et lorsqu'enfin +vous eûtes cessé, lorsque je me fus éloigné, je croyais encore +entendre ces accents qui répondaient à mon coeur. + +"J'y revolai le lendemain. Passionné pour la musique, je lui +attribuai uniquement cet attrait irrésistible qui m'entraînait +malgré moi. J'avoue cependant que je désirais avec ardeur de +voir celle dont les talents me ravissaient, et que je crus +aussi être conduit par la curiosité. J'imaginai de vous +attirer à votre croisée en chantant avec vous; ce moyen me +réussit. Je ne fis, il est vrai, que vous entrevoir; mais dès +cet instant vos traits furent gravés dans mon coeur, et +j'aurais voulu ne plus vous quitter. + +"Oh! que ne puis-je m'arrêter sur tous ces détails qui me sont +si chers, me retracer chaque minute de ce temps trop vite +écoulé, et qui laisse dans mon coeur des traces si profondes! +Combien j'étais heureux quand, totalement occupé de ce nouveau +sentiment qui remplissait mon âme, et qui l'absorbait en +entier, je n'existais plus qu'à Rindaw, et j'oubliais le reste +de l'univers! quand, en vous quittant le soir, je n'emportais +d'autre idée que celle de vous revoir le lendemain, et qu'elle +suffisait à mon bonheur! Je n'éprouvais ni cette ardeur +inquiète et tumultueuse que m'inspirait Louise, ni cette +tranquillité monotone, ce repos du coeur et des sens que je +trouvais près de Matilde. Délicieusement agité, un charme +inconnu semblait s'être répandu sur toute mon existence; rien +ne m'était indifférent; vous embellissiez tout à mes yeux. +Chaque objet me rappelait Caroline, ou plutôt je ne pensais +plus qu'à elle seule au monde. Pendant deux mois, l'unique +lettre que j'écrivis fut pour demander la permission de passer +l'été dans ma terre. Je l'obtins, et je crus que ce temps +durerait éternellement. J'oubliai le passé, l'avenir; +j'oubliai tout, excepté Caroline. Mais pourquoi chercher à +redoubler mes tourments par la peinture de mon bonheur passé? +Hélas! dans cet instant encore, j'oubliais que je ne dois plus +vous parler de moi, et que vous appartenez au meilleur des +hommes. + +"Ah! c'est de lui, de lui seul que je dois m'occuper! Il y a +un mois que je reçus une lettre de lui, et ce fut cette lettre +qui me tira de ma douce ivresse. Il se plaignait de mon +silence, et Matilde en était également surprise. Matilde! son +nom seul déchira mon coeur, et me fit sentir qu'il était tout à +Caroline..... Je posai la lettre, pendant longtemps sans +pouvoir en achever la lecture; enfin je la repris, et ce qui +suit me rassura: + +"Auriez-vous changé d'idées sur elle et sur nos projets? me +disait le comte, et craignez-vous de me l'avouer, mon ami? +Tout ce que vous devez craindre est de nous laisser là-dessus +dans l'incertitude ou dans l'erreur. Je vous renvoie à une +lettre que je vous écrivis l'automne passé à ce sujet. +Relisez-la; et rappelez-vous bien que la seule chose que je ne +pourrais jamais vous pardonner serait de me tromper et de me +sacrifier votre bonheur. Ecrivez-moi tout de suite, mon cher +Lindorf; et surtout soyez vrai sur l'état actuel de votre +coeur: c'est le seul moyen de me prouver qu'il n'est pas changé +pour votre ami, etc." + +"Cette lettre fut un trait de lumière pour moi: elle m'éclaira +tout à la fois sur mes sentiments pour Caroline, et sur mes +devoirs envers le meilleur des amis. Hélas! je crus les +remplir tous, en ayant pour lui la confiance la plus entière, +en remettant mon sort entre ses main, en le suppliant d'en +disposer à son gré. Pouvais-je prévoir que cette confiance +même était un outrage, et que je lui demandais son aveu pour +lui ravir son bien le plus précieux? Conduit par une affreuse +fatalité, j'étais donc destiné à l'offenser dans tous les +temps, et de toutes les manières les plus sensibles. O +Walstein, Walstein! quel plus grand mal t'aurait fait un +ennemi mortel? Mais si cet écrit a l'effet que j'en attends; +si celle qui doit le lire sent le prix d'une âme comme la +tienne, puis-je encore avoir des remords? + +"Je joins ici, N° III, la copie de la lettre que j'écrivis au +comte le jour même où je reçus la sienne: daignez la +parcourir. C'est la dernière fois que vous vous occuperez d'un +malheureux qui vous conjure lui-même de l'oublier pour jamais. +Pour prix de cet effort, voyez au moins comme il vous +adorait." + +_Copie de la lettre du baron_ DE LINDORF _au comte_ DE WALSTEIN, +_ambassadeur à Pétersbourg_. + +15 Août 17... + +No. III. + +"Vous n'avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se +passe dans le coeur de votre ami. Oui, sans doute, j'ai un aveu +à vous faire, et d'autant plus pénible à présent, que je l'ai +trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le +serment que votre lettre m'a seule éclairé sur la nature de +mes sentiments, et que, l'instant avant de la recevoir, +j'étais encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissais de +l'état le plus doux, le plus heureux que j'aie connu de ma +vie, sans chercher à en pénétrer la cause? O mon ami! c'est +l'amour; oui, c'est ce véritable amour dont vous me parliez si +souvent, en m'assurant que je ne le connaissais pas encore. +Grand Dieu! comme vous aviez raison, et combien ce que +j'éprouve est différent de ce que j'ai senti jusqu'à présent! +Ah! sans doute, l'amour est la source du bonheur, du seul +bonheur que l'homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces +deux mois se sont écoulés! ils ne m'ont paru qu'un instant; et +cependant j'ai des volumes de détails à vous faire. Il n'y en +aurait pas un qui ne servît à me justifier à vos yeux. Ah, mon +ami! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talents, vertus, et +cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une +figure charmante est le moindre de ses avantages: on l'oublie +dès qu'on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les +touches d'un clavecin, pince les cordes d'une harpe, anime la +toile ou le canevas, et qu'elle seule a l'air d'ignorer tout +le charme qu'elle répand autour d'elle! O Walstein! si vous +l'entendiez chanter; si vous l'entendiez lire nos grand +poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et +par son expression; si vous voyiez surtout comme elle se fait +adorer de tout ce qui l'entoure; si vous étiez le témoin de +ses attentions touchantes pour une vieille parente infirme et +aveugle; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui +faire animer la vie! Oui, si vous étiez avec moi et près +d'elle, j'aurais bien une crainte, mais ce ne serait pas celle +de vous voir blâmer mon choix.... O mon ami! je le sens bien, +sans elle il n'est plus de bonheur pour moi: elle seule me l'a +fait connaître. Ce n'est qu'auprès d'elle que j'ai retrouvé ce +calme, cette sérénité, j'oserais dire cette paix de l'âme que +je croyais incompatible avec l'amour. Je ne suis plus le même; +elle m'a entièrement changé. Le bouillant, l'impétueux +Lindorf, content de la voir, de l'entendre, de faire chaque +jour quelques progrès dans son coeur, d'oser espérer qu'il est +aimé sans même oser le demander, ne désirait pas d'autre +jouissance. Oui, j'aurais passé ainsi ma vie entière; mais +votre lettre m'a tiré de cette douce léthargie: elle m'a fait +sentir vivement que je ne puis être heureux sans l'aveu de mon +ami et sans la certitude que mon bonheur n'altérera celui de +personne. + +"Matilde! tendre et généreuse Matilde! conserverez-vous votre +estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous +adorer, et qui, certain du bonheur d'être à vous, n'a pas su +se défendre contre une passion tyrannique? Et vous, cher +Walstein, pourrez-vous me pardonner et m'aimer encore, moi que +vous aviez déjà tant de raisons de haïr, et que vous destiniez +à devenir votre frère; moi qui renonce à ce titre si doux? +Mais non, je n'y renonce point: je vous remets la décision de +mon sort; soyez-en l'arbitre absolu, et recevez le serment que +je fais d'être ce que vous voulez que je sois: si c'est +l'époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à +mon amour: il tient à mon existence; mais je jure de le +renfermer toute ma vie au fond de mon coeur, et de me conduire +de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort +involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur de +votre soeur, l'assurerait encore plus. Réfléchissez-y bien, mon +cher Walstein; et avec quelque impatience que j'attende votre +réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu'elle sera l'arrêt du +sort de votre ami. L'instant après l'avais reçue, je m'éloigne +d'elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacrer +ma vie entière. Jusqu'alors je saurai me taire; elle ignorera +combien elle est adorée... -- Ah! si la voyant tous les jours, +et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder +mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l'ordonnez, je +saurai, loin d'elle, le garder toute ma vie? Si je dois +renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n'apprendrez +jamais son nom: il restera caché pour toujours dans le fond de +mon coeur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si +j'obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai +connaître celle qui mérite les adorations de l'univers! +Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous +égards à mon choix, et partager mon bonheur! Mais, je vous le +répète, ce bonheur ne peut exister s'il coûtait une seule +larme à Matilde et un seul regret à son frère." + + +"Ainsi tout contribuait à mon aveuglement, jusqu'à ce mystère +que je laissais sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait +connaître au comte prévenait au moins l'aveu d'une passion +criminelle; il me rendait moins coupable; mais je crus vous le +devoir à vous-même ce fatal secret. De quel droit vous aurais-je +nommée, quand j'ignorais même si j'aurais celui de vous +offrir ma main? Un autre motif me fit aussi garder le silence. +Votre immense fortune, cette fortune dont j'avais gémi plus +d'une fois, et qui m'eût peut-être empêché d'oser vous +déclarer mes sentiments, si la mienne eût été moins +considérable, pouvait influer sur la décision du comte; et je +voulais qu'elle fût absolument libre. C'était assez, c'était +trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en +dépendait. + +"J'attendais sa réponse avec la plus vive agitation. +Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes, +mon coeur se livrait au plus doux espoir; d'autres instants, +connaissant combien il tenait à son projet, et son extrême +tendresse pour sa soeur, je craignis qu'il n'exigeât le +sacrifice de mon amour, et ce sacrifice, auquel je m'étais +engagé, me paraissait au-dessus de mes forces. Mais quel +étrange effet de l'espèce de sentiment que vous m'aviez +inspiré! Ce n'était qu'éloigné de vous que j'éprouvais cette +horrible perplexité: dès que je vous revoyais, elle +disparaissait. Je retrouvais auprès de vous cette même +tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance +continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me +semblait impossible alors que rien pût nous séparer. Cette +amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d'ingénuité, +les bontés marquées de la baronne, les propos même qu'elle me +tenait en votre absence, tout aidait à l'illusion; tout me +conduisait à croire que j'allais être le plus heureux des +mortels. Mais je l'étais déjà, et ces trois derniers mois +devaient compenser un siècle de peines et de tourments. Si +leur souvenir n'empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me +tiendra lieu de bonheur. -- Ah! lorsque je sentirai trop le +poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw; je me dirai: +Je passai trois mois près de Caroline; puis-je me plaindre de +mon sort?... + +"Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je +ne pouvais plus tenir à mon impatience; je sentais à chaque +instant que mon secret allait m'échapper. Je courus moi-même +au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée; elle y +était. Je tremblais si fort en la recevant des mains du +facteur, qu'il s'en aperçut, et crut que je me trouvais mal. +Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j'y fus +seul, je restai près d'un quart d'heure sans oser l'ouvrir et +même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion +excessive? Ne devais-je pas connaître le plus généreux des +hommes et le meilleur des amis? + +"Ah! sans doute c'était un pressentiment de la vérité et de +mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s'accrut au point +que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre, résolu de ne la +lire que chez moi. Je m'éloignai de suite; mais je n'eus pas +fait cent pas hors de la ville, que, descendant promptement de +mon cheval, je l'attachai à un arbre, et je rompis ce cachet +qui renfermait mon arrêt, résolu, s'il m'était contraire, à ne +vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas là, était de +partir sur-le-champ, de joindre le comte a Pétersbourg, et de +chercher auprès de lui les forces dont j'avais besoin pour lui +sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux +m'accabler, voulut me laisser croire un instant au bonheur... -- +Ah! Caroline, jugez de mes transports lorsque je lus ce que je +joins ici!" + +_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _au baron_ DE LINDORF. + +A Berlin. + +Saint-Pétersbourg. + +"Elle, mon cher Lindorf, elle seule au monde. Ne pensez plus +qu'à elle dans l'univers entier; ou, si votre bonheur vous +laisse quelques instants pour l'amitié, employez-les à vous +dire que votre ami en jouit presque autant que vous. Heureux +Lindorf! vous aimé: vous êtes sûr d'être aimé! vous avez +trouvé le coeur qu'il vous fallait, l'âme qui sympathise avec +la vôtre, celle à qui l'Etre-Suprême dit en la formant sur le +même modèle: Je vous crée l'une pour l'autre? -- Et tu crains +que je ne m'oppose à ses décrets immuables, que je ne +t'arrache à celle qui t'était destinée de tout temps! Je n'en +doute pas; il n'y a pas un mot dans ta lettre qui ne prouve le +véritable amour. Tu sais trop bien le peindre pour ne pas le +sentir et l'inspirer. Le voilà précisément cet état qui m'a +toujours paru la félicité suprême, dont j'avais l'idée au fond +de mon coeur, et que je croyais une chimère: j'en voyais bien +quelque chose dans le ménage de Justin et de Louise; mais je +l'attribuais à la simplicité des champs, et ne croyais pas +possible qu'on la pût trouver ailleurs. Il m'est bien doux que +ce soit mon ami qui la réalise, qui me prouve qu'on peut être +heureux sur cette terre, et l'être par le sentiment. Tout +m'assure la vérité du vôtre, mon cher Lindorf, jusqu'à ce +sacrifice que vous m'offrez de si bonne foi, et que je serais +un barbare d'accepter. L'intérêt même de ma soeur, son intérêt +bien entendu, me le défendrait quand le vôtre ne m'aurait pas +décidé. Vous êtes honnête homme, et je vous crois lorsque vous +m'assurez de tous vos soins pour lui cacher qu'elle n'aurait +pas la première place dans votre coeur. Mais êtes-vous sûr d'y +réussir? Non, mon ami: je suis convaincu qu'il n'est pas +possible de tromper une femme là-dessus; et votre malheur à +tous les deux serait une suite infaillible de cette +découverte. + +"Je veux même tranquilliser tout à fait votre délicatesse et +votre conscience sur notre chère Matilde. Elle vous est +certainement fort attachée; vous êtes le premier et le seul +homme qui lui ait fait quelque impression. Mais, soit que cela +vienne de son caractère, de son éducation ou de sa grande +jeunesse, ce n'est point avec cette sensibilité profonde qui +fait qu'une première inclination décide ou du bonheur ou du +malheur de la vie. Je ne sais même trop si on doit donner ce +nom à ses sentiments pour vous. + +"Il m'a paru que l'imagination était plus exaltée que le coeur +n'était touché; que la contradiction et les obstacles lui +avaient fait prendre pour de l'amour ce qui peut-être n'était +dans le fond que la simple amitié. A mon dernier voyage à +Dresde, je fus frappé de la légèreté, de la gaieté même avec +laquelle elle soutenait votre absence et ses chagrins. Elle me +parlait cependant de vous avec tendresse; mais elle pleurait, +riait tout à la fois, et jurait qu'elle vous aimerait toujours +en faisant un saut, en chantant une ariette. Je ne m'en +inquiétais pas, parce que, je vous l'avoue, je prévoyais un +peu ce qui est arrivé; et, dans le cas où je me serais trompé, +je voyais bien des bons côtés dans cette façon d'aimer. Je ne +doute pas qu'elle ne se console très-vite, et qu'elle ne soit +même charmée de vous savoir heureux. + +"Le jeune Zastrow est arrivé. On le dit très-aimable; +peut-être aidera-t-il à sa consolation. Quoi qu'il en soit, ayez +l'esprit en repos là-dessus, et croyez que la soeur et le frère +seront heureux de votre bonheur. Je vous rends donc votre +entière liberté, mon cher Lindorf, et je ne vous blâme que +d'en avoir pu douter. Courez, dès que vous aurez eu cette +lettre, en faire hommage à celle que vous aimez, et qui le +mérite si bien, si j'en juge par le portrait que vous m'en +faites. Je le crois d'autant plus vrai, qu'il me parait +qu'avec tout l'enthousiasme de l'amour, vous avez conservé de +la raison et de l'empire sur vous-même. Combien je +m'impatiente d'en juger par mes propres yeux, et, comme vous +le dites, d'applaudir à votre choix! Ce plaisir sera peu +retardé. Je prépare tout pour mon retour à Berlin, et vous ne +pouvez plus m'écrire ici. Quand vous recevrez cette lettre, je +serai probablement en route, et bientôt après dans vos bras. +Alors, mon cher ami, nous n'aurons plus de mystère l'un pour +l'autre; car nous n'en sommes encore mutuellement qu'aux +demi-confidences. J'apprendrai qui est Elle, et vous saurez aussi +le secret de ma vie, que je vous ai caché malgré moi jusqu'à +présent. Il m'en coûtait trop de vous affliger et de vous +faire partager un chagrin que vous ne pouviez adoucir. Peut-être +cessera-t-il à mon arrivée; peut-être aussi suis-je +destiné à ne jamais jouir de ce bonheur, que je ne vous envie +pas, mais que je voudrais partager avec vous. + +"O Lindorf! il existe une _Elle_ aussi pour moi; et vous serez +bien surpris quand vous apprendrez....; mais pas un mot de +plus jusqu'à ce que je vous revoie. J'espère vous trouver +heureux ou bien près de l'être: voilà du moins un bonheur dont +je suis sûr, et qui peut me suffire. Adieu. Si vous parlez à +_Elle_ de votre ami: si elle sait qu'elle a remplacé ma soeur, +dites-lui que j'ai déjà pour elle les sentiments d'un frère. +Peut-être aurai-je bientôt une amie à lui présenter. Qu'elle +la rende sensible comme elle, qu'elle vous aime comme vous +méritez de l'être, et je n'aurai plus rien à désirer." + +_P. S_. "Si vous n'étiez pas amoureux j'aurais peine à vous +pardonner deux étourderies, la première, est de n'avoir point +daté votre lettre. Je ne sais ni combien elle est restée en +chemin, ni où vous êtes à présent. J'imagine que c'est +toujours à Berlin, et je vous écris à votre adresse ordinaire. +L'autre est de ne pas me dire un mot de la mort de votre oncle +le commandeur, ni de son testament. Je l'ai appris d'ailleurs, +et je vous félicite de cette augmentation de fortune; mais ce +n'est pas ce qui vous touche à présent. La clause de la +succession qui vous oblige à vous marier dans l'année vous +paraîtra cependant douce à remplir. Adieu, cher Lindorf. +Combien je suis impatient de vous voir, et que nous aurons de +choses à nous dire!" + +"J'ai fini, Caroline; vous savez le reste, et les expression +ne rendraient pas ce que j'ai éprouvé depuis l'instant où j'ai +reçu cette lettre, depuis celui surtout qui m'a découvert +combien j'étais coupable. Je commençai cet écrit hier en vous +quittant. A peine ce temps a-t-il pu me suffire. Ma main et +mes yeux fatigués peuvent à peine vous tracer un adieu effacé +par mes larmes et vous conjurer de pardonner au malheureux qui +troubla la tranquillité de vos jours. Puissiez-vous, en +l'oubliant entièrement, retrouver cette paix, cette sérénité +qui faisaient votre bonheur! Ah! croyez-moi, Caroline; croyez +l'ami qui vous connaît mieux que vous-même, et qui connaît +aussi celui à qui vous devez désormais consacrer vos +sentiments et votre vie: ce n'est qu'auprès de lui, ce n'est +qu'en le rendant heureux comme il le mérite, que vous le serez +vous-même. Mais vous avez lu; votre coeur a prononcé; il est +sans doute à lui seul, et je n'ai plus rien à vous dire. + +"Je n'ai pris encore aucun parti sur moi-même; je ne sais ni +ce que je deviendrai, ni ce que je dirai au comte. Peut-être +lui devrais-je une confidence entière; mais un mot qui m'est +échappé dans la lettre, un mot que je voudrais racheter aux +dépens de ma vie, me l'interdit à jamais. + +"Non, Caroline, votre nom ne sortira jamais de mon coeur ni de +ma bouche. Je m'interdis jusqu'à la douceur de prononcer ce +nom chéri.... Grand Dieu! suis-je assez malheureux! Adieu, +adieu, Caroline! adieu pour jamais, puisque je m'impose la loi +de ne plus vous revoir que lorsque j'aurai cessé de vous +adorer! Oh! si cet amour pouvait s'épurer assez pour ne plus +voir en vous que l'épouse du comte de Walstein; si je pouvais +une fois vous ramener un ami digne de vous et de lui! Il n'y a +plus pour moi que cette espérance ou la mort... Adieu, +Caroline! je cours vous remettre ceci, vous revoir..... Non, +je ne vous verrai pas, je ne vous regarderai pas; vous êtes +l'épouse de mon ami, la comtesse de Walstein. Oui, c'est à la +comtesse de Walstein que je vais donner ces papiers, ce +portrait. Caroline! elle n'existe plus pour moi....... Voilà +l'heure où vous devez vous rendre au pavillon: vous y êtes, +j'y vole..... Grand Dieu! donnez-moi des forces, soutenez mon +courage!" + +Nous n'essaierons pas de donner une idée des sentiments de +Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se +passait dans un coeur partagé entre l'amour et les remords, +l'admiration, et peut-être même un peu de jalousie? Louise et +Matilde l'occupèrent tour à tour: elle relut les endroits où +il parlait d'elles. Combien elle trouva de feu, d'enthousiasme +dans l'expression de sa passion pour Louise! En la comparant +aux sentiments qu'il lui avait témoignés, elle fut tentée de +croire que ceux-ci n'étaient plus que la tranquille amitié. Et +cette jeune et jolie Matilde..., qu'elle est heureuse d'oser +aimer Lindorf, d'oser le dire!... Oui; mais qu'elle est à +plaindre de n'être pas aimée! Charmante Matilde! généreux +Walstein, méritez-vous de trouver des ingrats? Elle se rappela +très-bien que, pendant les huit jours qui précédèrent son +mariage, le comte lui avait parlé de cette soeur, et de +l'espoir qu'elles se lieraient ensemble: comme elle formait +alors son projet de séparation, elle y avait fait peu +d'attention. -- Quelle cruelle suite de circonstances venait +retracer à son esprit cette belle-soeur qu'elle offensait aussi +par l'endroit le plus sensible, à qui elle enlevait un coeur +sur lequel elle avait tant de droits! Mais elle paraissait peu +sentir le prix de ce coeur. Caroline relut la lettre où le +comte en parlait à Lindorf; et quoique la légèreté de Matilde +dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut +peine à la lui pardonner. + +Elle était encore plongée dans les différentes réflexions qui +devaient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et +ne s'apercevait pas que la matinée entière était écoulée, +lorsqu'un laquais de la baronne vint la demander. Elle n'eut +que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars +autour d'elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau. +Elle allait sortir, lorsqu'elle s'aperçut que la petite boîte +à portrait était restée sur la table; elle la mit vite dans sa +poche, et courut rejoindre son amie qu'elle avait laissée trop +longtemps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M. +de Lindorf, qu'elle ne pouvait pas lire. -- Tenez, mon enfant, +lui dit-elle dès qu'elle entra, voyez ce que dit ce cher +baron, que nous n'avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce +qui le retient; je ne puis exprimer combien il me manque. La +triste Caroline, s'attendant bien à ce qu'elle allait lire, +soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. "M. le +baron offrait ses hommages à ces dames. Forcé de partir le +jour même pour des affaires essentielles et pressées, il +n'aurait pas l'honneur de les revoir; mais, en les assurant de +sa reconnaissance, il les suppliait de lui conserver leur +estime et leur amitié, etc." + +Oui, sans doute, Caroline savait d'avance tout le contenu de +ce billet: elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne +pouvoir l'articuler. Cette conviction qu'elle ne le reverrait +plus, que tout était fini et pour elle et pour lui; le +contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le +cahier qu'elle venait de lire; ces mots d'estime et d'amitié, +tracés de la même main qui venait de lui peindre avec tant de +feu les sentiments les plus vifs et les plus passionnés; la +contrainte où elle était vis-à-vis de son amie; toute sa +situation enfin devint si cruelle, qu'elle avait peine à la +supporter. Aurait-on cru que son supplice pût augmenter +encore? Elle achevait à peine les derniers mots de ce billet, +en s'efforçant de retenir des larmes qui inondaient ses joues: +elle voulut les essuyer, tira son mouchoir de sa poche; la +petite boîte qu'elle venait d'y mettre, et qui, dans cet +instant, était bien loin de sa pensée, s'échappe, roule à ses +pieds, s'ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline +ces traits, cette figure qu'elle n'avait pas encore osé +regarder. Ce petit accident était bien naturel, et, si l'on +veut, bien peu de chose; cependant il fit une impression +incroyable sur Caroline: elle n'aurait pas été beaucoup plus +vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour +lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe; elle se +jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort +de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi elle +fuit ni ce qu'elle fuit... Un instant suffit pour la remettre. +Elle rentre, trouve la chanoinesse surprise de son cri et de +sa fuite soudaine, mais bien plus altérée encore du billet +d'adieu de Lindorf et de ce départ subit. Une cataracte +décidée, qui s'épaississait tous les jours et lui laissait à +peine distinguer les objets, l'avait empêchée de voir le +portrait. Caroline put dire ce qu'elle voulut. Il lui fut plus +facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les +questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt +départ de Lindorf, dont elle ne pouvait revenir. Il rompait +toutes ses mesures, déconcertait tous ses projets, et la +mettait au désespoir; il fallut que Caroline, tout affligée +qu'elle était elle-même, s'épuisât pour la consoler. La +meilleure manière aurait été sans doute de lui prouver, en lui +avouant son mariage, combien ses projets étaient chimériques. + +Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avait été son idée +en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d'avoir alors +pour son amie une entière confiance; mais cet aveu, qu'elle +avait si fort désiré de lui faire, dont elle avait si +ardemment sollicité la permission, lui paraissait alors tout +ce qu'il y avait de plus pénible et de plus difficile. Comment +prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts +avec lui, oser dire soi-même: Je fais le malheur de l'être le +plus vertueux, le plus grand, le plus digne d'être heureux; et +quand je devrais m'estimer trop heureuse de lui appartenir, de +porter son nom, j'ai pu m'abandonner à la plus injuste +antipathie? Cette antipathie n'était pas le seul sentiment +dont elle eût à rougir... Le nom de Lindorf lui coûtait bien +autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc +d'attendre, pour parler, et la réponse de son père et la suite +des événements, et de supporter aussi bien qu'il lui serait +possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de +Lindorf. Elle le regrettait, il est vrai, trop elle-même pour +que leurs coeurs ne fussent pas à l'unisson; et ce sujet de +conversation, tout pénible qu'il était quelquefois, ne +laissait pas d'intéresser vivement son coeur, et d'avoir un +attrait inouï pour elle. + +Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui, +d'ailleurs, privée de la vue, avait plus que jamais besoin de +ses tendres soins. Elle n'alla plus au pavillon; tous ses +meubles revinrent l'un après l'autre dans son appartement. +Mais ses instruments, la musique, et même ses pinceaux, furent +longtemps oubliés ou négligés. Il faut avoir l'âme tranquille +pour s'occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les +moments où elle était chez elle furent employés à relire son +cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette +jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de +réflexions qui n'avaient aucune suite, et qui finissaient +ordinairement par un déluge de larmes. + +Elle s'est aussi familiarisé avec ce portrait qu'elle ose à +présent regarder, qu'elle regarde à chaque instant, et même +avec une émotion qui n'est pas sans plaisir. Grand Dieu! dit-elle +quelquefois, si à tant de vertus il joignait encore cette +figure si noble et si touchante, quelle mortelle serait digne +de lui? Mais le suis-je même à présent? Ah! non sans doute, et +le meilleur des hommes méritait un coeur entièrement à lui. + +Alors elle s'attendrissait sur les malheurs du comte, admirait +ses vertus, gémissait de n'avoir pas celle de se sacrifier +pour faire le bonheur d'un être si sublime, et regrettait +presque, dans ses moments d'enthousiasme, d'avoir fait partir +cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disait si +positivement qu'elle ne pouvait l'aimer ni le voir. Mais ces +regrets duraient peu; un sentiment plus tendre la ramenait +bientôt à Lindorf. Elle s'étonnait d'avoir pu s'occuper d'un +autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermait le +portrait et prenait le cahier: c'était l'ouvrage de Lindorf; +c'était sa main chérie qui l'avait tracé. Oui, mais c'étaient +encore les vertus et l'éloge du comte; et cette lecture +répétée augmentait chaque jour son admiration et ses +remords... + +Laissons quelque temps l'aimable Caroline réfléchir, +s'attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les +lettres du comte, et voyons ce que faisaient, pendant ce +temps-là, ces deux amis: aussi bien la solitude profonde de +Caroline, sa vie monotone, les combats de son coeur, +ennuieraient sans doute le lecteur. Pour elle, ce n'était pas +de l'ennui qu'elle éprouvait, c'était un état d'agitation +continuelle. Au moindre bruit qu'elle entendait, elle +tressaillait. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf +et du comte, lui persuadait que l'un des deux arrivait à +Rindaw. Quoi! ce Lindorf qui s'est banni pour jamais de sa +présence, peut-elle penser qu'il reviendra? Non. Quand elle +raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand +elle se rappelle tout ce qu'il doit au comte, elle dit de +bonne foi: Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais +l'imagination et l'amour ne raisonnent pas toujours, et, sans +trop se l'avouer elle-même, elle pensa plus d'une fois qu'il +n'aurait pas la force de tenir sa résolution. + +Elle se trompait. Au fond de la Silésie, dans la triste terre +de Ronnebourg, Lindorf gémissait de son crime involontaire, et +trouvait que ce n'était pas trop de sa vie entière pour +l'expier. Oh! combien de fois il fut tenté de la terminer +cette vie qu'il ne pouvait plus consacrer à Caroline, et qui +jusqu'alors avait été si fatale au meilleur des amis! Mais il +les connaissait trop tous les deux pour n'être pas sûr que +c'était leur ôter pour jamais leur bonheur et leur +tranquillité. Le fameux roman de Werther était presque son +unique lecture, et il produisit sur lui l'effet contraire à +celui qu'il en attendait. Il y cherchait des forces, des +motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n'y vit que le +désespoir de Charlotte, celui d'Albert, celui de l'ami de +Werther; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et +souffrir que d'empoisonner les jours de ceux qu'il aimait. + +Dans les premier temps de son séjour à Ronnebourg, la vie lui +était devenue si odieuse, et le sacrifice qu'il faisait en la +supportant lui parut si grand, qu'il crut par là réparer tous +ses torts, et que cette idée même servit à sa consolation. +D'ailleurs, si ses passions étaient violentes, elle ne +duraient pas longtemps. Malgré sa subtile distinction sur les +différentes sortes d'amours, il avait adoré Louise. Sans aimer +Matilde avec la même fureur, il est certain qu'elle commençait +à faire une impression assez vive sur son coeur lorsqu'elle lui +fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avait aimé +Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement, +le guérira de cette passion malheureuse. Son coeur est trop +honnête, il aime trop son ami, pour chercher à conserver un +amour qu'il regarde comme un crime. + +Il y avait cependant plus d'un mois qu'il vivait en reclus à +Ronnebourg, et que sa guérison n'était pas bien avancée, +lorsqu'un jour qu'il essayait pour la seconde fois d'écrire au +comte, sans trop savoir ce qu'il devait lui dire, il le voit +lui-même entrer dans sa chambre et se jeter dans ses bras. + +A son arrivée de Pétersbourg, surpris de ne point trouver son +ami à Berlin, d'apprendre des gens qu'il y avait laissés qu'il +était à Ronnebourg, qu'il y était seul, il soupçonna quelque +malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et +son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour +s'éclairer des motifs d'une retraite aussi singulière que +celle de Lindorf, au moment où il le croyait au comble du +bonheur. Dès que les premiers instants de surprise, d'émotion +et d'attendrissement furent passés, le comte lui fit des +questions dictées par le plus vif intérêt. + +Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m'expliquer pourquoi je +vous retrouve ici seul, triste, malade même; car vous voudriez +en vain me cacher votre changement... O mon ami! développez-moi +ce cruel mystère! qu'est devenue celle que vous aimiez? +Pourquoi n'est-elle pas avec vous, unie à vous? Pourquoi mon +ami n'est-il pas heureux? Lindorf l'aurait laissé parler plus +longtemps. Il n'était pas préparé à lui répondre, et gardait +un morne silence. Le comte se tut aussi; mais il pressait les +mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée, +semblait exiger sa confiance. + +Quoi! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien? Ne +suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous +les mouvements de votre coeur? N'ai-je pas le droit d'y lire? -- +Oui! oui! s'écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits +imaginables; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis; +jamais je ne l'ai senti plus vivement que dans cet instant, où +je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte, +surpris, recula quelques pas. O mon cher comte, ne vous +éloignez pas de votre ami malheureux! ne me condamnez pas +légèrement! Oui, je suis forcé de me taire, et vous +m'approuveriez si vous connaissiez mes motifs. Lié par +l'honneur, par mes serments, par tout ce qu'il y a de plus +sacré, je ne puis trahir un secret qui ne me regarde pas seul. +N'exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et +plaignez votre ami d'être privé de la triste douceur de vous +la confier. + +Le comte s'était rapproché de Lindorf; il le serrait dans ses +bras, et ses larmes lui prouvaient combien il était affecté de +sa situation. "Lié par l'honneur, par des serments!" lui +dit-il Ah! tout est dit; je ne sais que trop moi-même à quel point +un secret promis nous engage, et jamais aucune question +indiscrète... Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à +celle-ci; mais elle échappe encore à mon amitié: Etes-vous +malheureux sans retour, et ne vous reste-t-il aucun espoir? -- +Aucun! reprit Lindorf vivement. J'ai perdu pour jamais celle +que j'adorerai toujours. Elle n'existe plus... Il allait +ajouter... pour moi. Le comte l'interrompit par un cri: Ah +Dieu! elle n'existe plus! Quoi! c'est la mort, l'affreuse mort +qui vous a séparé d'elle! Cher et malheureux Lindorf! ah! +combien je vous plains! + +Lindorf faillit le détromper; mais craignant d'en avoir trop +dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché +de lui voir prendre le change, et confirma par son silence +cette idée de mort qui détournait tous les soupçons qu'il +aurait pu avoir sur Caroline; mais il n'en avait aucun. Jamais +il ne lui vint dans l'esprit que sa jeune épouse fût cette +femme tant aimée et tant regrettée. Depuis longtemps absent de +la Prusse, il ignorait également, et la situation de Rindaw, +et celle du château de Risberg. Il ne savait pas même alors +que Lindorf l'eût habité, et qu'il eût formé là cette +connaissance si fatale à son repos. D'ailleurs, il savait que +son épouse était vivante, se portait bien, et il demeura +persuadé que quelque événement tragique avait privé de la vie +l'amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura +quelque temps après cette conversation ne lui laissait aucun +doute là-dessus. Il s'efforça de le calmer, et lui demanda +s'il ne voulait pas revenir avec lui à Berlin. -- Non, non, +s'écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le +puis, il faut que je quitte ce pays; il faut que je voyage +pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti +nécessaire et absolument décidé. J'ai compté sur vous pour +m'en obtenir la permission; la paix actuelle me la fait +espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il +faut que je parte; il faut que je m'éloigne d'ici. Le comte, +ignorant tout, jugea qu'il avait de fortes raisons de quitter +la Prusse, et combattit d'autant moins son idée, qu'il pensa +que quelques années de voyage le distrairaient de sa douleur. +Il lui promit d'obtenir son congé, et il ajouta après quelques +moments: Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte +avec vous. -- Vous, Walstein? -- Oui, moi-même, mon ami. Peut-être +aurai-je, ainsi que vous, des raisons de m'éloigner de ma +patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et +nous serons moins malheureux. -- Malheureux? s'écria Lindorf; +est-ce à vous; est-ce au comte de Walstein à parler de +malheur? -- Je comprends votre surprise, lui dit le comte en +s'asseyant près de lui; il est temps de la faire cesser, et de +vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher +Lindorf! puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites, +puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux +ans? + +Lindorf ne joua pas la surprise, il lui eût été impossible +dans ce moment-là de feindre ce qu'il n'éprouvait pas. Mais +son embarras, sa rougeur, tout ce qu'il éprouvait réellement, +et qui se peignait sur son visage, lui donna l'air de +l'étonnement. Le comte poursuivit: Oui, mon ami, je suis uni à +la plus charmante des femmes, et je suis bien loin d'être +heureux. Je vais vous raconter en détail ma triste histoire; +c'est une consolation pour moi de vous ouvrir mon coeur. +Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l'être, +que c'est dans l'amitié seule que nous devons chercher notre +bonheur. + +Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf +prévoyait et redoutait au-delà de toute expression, ce récit +qui confirmait son malheur, ses remords, et qui déchirait son +âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom +de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans +son coeur, et qu'il devait avoir l'air d'ignorer! Ah! si +Lindorf eut des torts, s'il fut la cause involontaire des +malheurs du meilleur des hommes, ce qu'il souffrait dans cet +instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur +sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin. +Il lui raconta que c'était le roi qui, connaissant l'immense +fortune de Caroline, avait eu l'idée de ce mariage et lui +avait écrit à ce sujet. Ce motif, dit le comte à son ami, et +même la volonté du roi, qui paraissait désirer vivement cette +union, influèrent moins sur ma décision que l'âge et le genre +d'éducation de celle qu'on me destinait. Caroline de +Lichtfield, sort à peine de l'enfance, élevée à la campagne et +dans la plus grande retraite, n'ayant jamais vu d'homme qui +pût faire impression sur son coeur, me parut remplir +parfaitement mes vues. Vous connaissez mon système; c'était +sur cette ignorance du monde et de l'amour qu'il était fondé. +Je saurai bien, me disais-je, pénétrer dans ce jeune coeur, et +me l'attacher, sinon par l'amour, du moins par une amitié si +vive, une reconnaissance si tendre, qu'elles pourront m'en +tenir lieu. Le premier moment sera contre moi; mais tous ceux +qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de +cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui +assurant que je m'estimerais trop heureux si je pouvais +obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda +pas à m'apprendre qu'il avait la parole du chambellan, et il +m'ordonna de quitter de suite la Russie pour conclure mon +mariage. Je me mis en route; mais je fus arrêté à Dantzick par +une violente maladie, qui fit craindre pour mes jours. C'est +alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d'un +père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne +fut qu'au bout de deux mois que je pus continuer mon chemin. +J'arrivai à Berlin, et j'eus le chagrin de ne point vous y +trouver. J'appris aussi avec peine que ma jeune épouse future, +trompée sur le moment de mon arrivée, avait passé chez son +père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah! combien ces +deux mois pouvaient avoir apporté d'obstacles à mes projets de +bonheur, et dérangé le plan que je m'étais formé pour y +parvenir! Je ne cachai point mes craintes à mon auguste +maître; il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui-même avait +souvent observé Caroline, et toujours il avait vu chez elle ce +même air d'innocence, d'insouciance, de gaieté qu'elle avait +apporté de sa retraite. J'ai répandu sourdement mes +intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont +respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d'eux +n'a cherché à acquérir des droits qui vous étaient réservés; +et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n'a cherché +qu'à d'amuser. + +Le soir même, je fus présenté au baron de Lichtfield, mon +beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille... Ici, +le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a +vu les détails; de l'impression d'horreur qu'il inspira à +Caroline, et qu'il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce +moment-là, sans doute, il eût été plus généreux, plus délicat +d'abandonner tous ses projets, et qu'il en avait bien eu +l'idée; mais qu'il est facile, disait-il à son ami, de se +faire illusion! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces +mouvements si naturels et si peu réprimés, qui devaient +peut-être m'éloigner d'elle à jamais, furent précisément ce qui +m'enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l'obtenir. Je +crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette +innocence de la première jeunesse, que j'avais craint que son +séjour à la cour n'eût altérées. + +Avec plus d'art, c'est-à-dire avec plus de fausseté, elle +aurait bien mieux pu cacher ce premier mouvement d'effroi, et +je lui savais gré de s'y être abandonnée. A peine l'avais-je +entrevue: cependant, à l'instant qu'elle entra, conduite par +son père, sa physionomie ingénue, les grâces répandues dans +tout l'ensemble de sa figure, m'avaient agréablement frappé; +et c'était là l'idée que je m'étais formée de celle avec qui +je voulais passer ma vie. + +Il ne tint pas au chambellan que je ne me persuadasse que je +n'entrais pour rien dans la fuite soudaine de sa fille; sans +le croire précisément, je l'écoutai avec plaisir, et j'en eus +un très-vif lorsqu'il me jura sur sa parole d'honneur que le +matin même elle l'avait assuré que son coeur était libre, et +qu'elle m'épouserait sans peine. -- Je ne l'ai point +contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le +lui permet, elle pourra vous le dire elle-même. + +O mon ami! qu'il est aisé de croire ce qu'on désire avec +ardeur! Je sortis presque persuadé; et ce lendemain et les +jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J'observais +ma jeune épouse: elle ne me parut que très-timide; d'ailleurs, +rien n'annonçait la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé +à huit jours par le roi: elle y consentit sans demander aucun +délai; et même, une fois qu'il en fut question, elle insista +la première pour que ce retard n'eût pas lieu. + +J'aurais dès ce temps-là cherché à m'attirer au moins sa +confiance et son amitié; mais, dans le peu de visites que je +lui rendis, le baron crut qu'il était de l'étiquette de ne pas +nous quitter un instant. Elle parlait peu; mais ce peu était +prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les +jours je m'attachais davantage à elle, et que j'étais persuadé +que je serais le plus heureux des hommes. + +La veille de la cérémonie, qui devait se faire à la campagne, +je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son +charmant visage. Ses yeux étaient rouges; son coeur paraissait +oppressé; on voyait qu'elle s'efforçait de se contraindre. +J'en fus très-ému; et, saisissant une minute où son père nous +avait quittés, je m'approchai d'elle avec tendresse: -- Belle +Caroline, lui dis-je, serait-ce l'approche de mon bonheur qui +fait couler vos larmes? Elle baissa les yeux, garda quelques +instants le silence; enfin, elle dit à voix basse: -- On ne +s'engage pas pour la vie sans effroi; mais je vous crois bon +et généreux, monsieur le comte, et cette idée me rassure: il +ne tiendra qu'à vous que je me trouve heureuse. + +J'allais lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit +bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment +qui s'approchait. Comment donc aurais-je pu soupçonner le coup +qui m'attendait? Alors, racontant tout ce qui s'était passé le +jour de son mariage, il tira de son portefeuille cette lettre +que Caroline lui remit elle-même, et qu'on a déjà lue. + +Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant, voyez à +quel point je dus être atterré! C'est ici que le pauvre +Lindorf eut besoin de son courage. Il prit d'une main +tremblante, et parcourut seulement des yeux, cette lettre si +naïve, si touchante, tracée par celle qu'il adorait: en la +rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put +rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son +coeur, et quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent de +ses yeux. + +Si le comte avait eu le moindre soupçon de la vérité, cette +émotion excessive le lui aurait sans doute confirmé: mais il +n'en avait aucun, et n'y vit qu'une grande sensibilité, +excitée peut-être par quelque rapport de situation. + +Cher Lindorf, lui dit-il, lorsqu'il fut un peu calmé, vous +partagez trop vivement mes chagrins; je crains même d'avoir +rouvert, sans le savoir, la plaie de votre coeur: peut-être +aussi quelque lettre cruelle... Ah! je devais encore me taire, +et vous cacher ce fatal secret; vous avez assez de vos peines. +Je vous ai mal connu quand j'ai pensé que les miennes seraient +un motif de consolation; je vois au contraire qu'elle les +aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf, cette preuve +de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma +situation, me pénètre. + +Ah! Walstein, Walstein! s'écria Lindorf accablé sous le poids +des remords, en se cachant le visage de ses deux mains; et +peut-être il allait découvrir le véritable motif de son +émotion et de ses larmes; mais le serment qu'il avait fait à +Caroline de ne la point nommer lui revint dans l'esprit, et +lui parut le premier des devoirs... Il s'arrêta. Le comte ne +l'aurait également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui +dit-il; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons +une autre fois cette conversation... et ils sortirent ensemble. +Le comte lui parla du pays et de la cour qu'il venait de +quitter; il entra dans les détails les plus intéressants et +les plus curieux. Son génie, naturellement observateur, son +rang, les distinctions flatteuses de l'auguste souveraine de +ces vastes états, qui lui témoignait la plus grande estime, +l'avaient mis en état de tout voir et de bien juger. + +Cet entretien, qu'il animait et prolongeait pour donner à +Lindorf le temps de se remettre, le calma en effet +insensiblement et lui fit le plus grand plaisir. Personne +n'avait l'art de se faire écouter et de captiver l'attention +comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive, +un son de voix qui allait au coeur, le meilleur choix des +termes, rendaient sa conversation on ne peut plus agréable. +Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent +des traits heureux placés avec goût, et ce genre d'esprit qui +sait faire ressortir celui des autres, en faisaient +véritablement un homme très-aimable dans toute l'étendue de ce +mot, souvent trop prodigué. On ne sortait jamais d'avec lui +sans avoir appris quelque chose, et sans être en même temps +très-content de soi-même. + +Depuis son mariage, il avait perdu de cette gaieté de la +première jeunesse, que son accident même n'avait pas altérée: +mais elle était remplacée par une imagination brillante, une +énergie, un feu qui n'appartenaient qu'à lui et qu'on ne peut +exprimer. En l'écoutant, on ne pensait plus à sa figure; et +plus d'une fois à la cour de Pétersbourg, il n'avait tenu qu'à +lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes +sur cet article, que cette figure si maltraitée s'était +raccommodée au point que Lindorf en fut surpris; et Caroline, +qui ne l'avait vu qu'au sortir d'une maladie de deux mois, +l'aurait été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avait +fait tomber alors entièrement, étaient revenus en abondance, +parfaitement bien plantés, et toujours arrangés avec soin. Le +temps et un peu d'embonpoint avaient presque effacé les traces +de sa cicatrice, et lui donnaient un air de santé, de +jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur +effrayante qu'il avait lors de son mariage. Un large ruban +noir cachait encore l'oeil qu'il avait perdu; mais l'autre +était si beau, que ce ruban, qui n'ôtait rien à la noblesse de +sa figure, excitait plutôt un tendre regret qu'un sentiment +d'horreur. Un peu d'attention sur lui-même lui avait fait +aussi redresser sa taille. Elle n'était plus remarquable que +par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la +roideur. Il boitait encore, il est vrai; mais on ne marche pas +toujours, et il marchait peu. On peut donc imaginer qu'avec de +très-belles dents et beaucoup d'expression dans la +physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de trente-deux +ans, n'était pas un objet bien effrayant. S'il avait été de +même deux ans plutôt, Caroline serait restée dans le salon, la +lettre n'eût point été écrite, et ce livre n'existerait pas. +Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis. + +Il rentrèrent au château presque à l'entrée de la nuit. +Lindorf, qui s'était laissé entraîner par le plaisir d'avoir +retrouvé son ami et de l'entendre, en revint bientôt à son +idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le +comte avait prise sur Caroline, il le supplia d'achever son +histoire. Elle est finie jusqu'à ce moment, reprit le comte, +et les choses en sont toujours au même point. Vous me +connaissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je +n'eus garde de m'opposer à une demande aussi forte, aussi +touchante, aussi raisonnable même que l'était celle de +Caroline. J'obtins, non sans peine, qu'elle retournerait à +Rindaw auprès de l'amie qui l'avait élevée. Le roi, fâché sans +doute qu'une union qu'il avait arrangée tournât de cette +manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit +Lindorf vivement, ne devais-je être excepté?... O mon ami! ne +suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches?... Quoi! +me cacher l'événement le plus intéressant de votre vie! + +Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m'en suis fait à moi-même; +mais un secret exigé par le roi, l'habitude où je suis +de les garder... Malgré cela, je crois bien que si je vous avais +vu, je n'aurais pu prendre sur moi de vous faire un tel +mystère. La crainte d'une lettre perdue et la certitude que +cette confidence vous affligerait m'ont plus retenu, peut-être, +que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour +vous de n'avoir pas su plus tôt mon secret. + +Lindorf ne répondit rien, il sentait trop vivement le +contraire; mais il ne s'attendait pas à ce qui devait +suivre... -- Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes +jeune et sensible; ma petite femme est charmante; vous auriez +voulu la voir, je vous en aurais prié moi-même; et votre coeur, +libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me +félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par +l'amour, il est vrai; mais, quel que soit l'excès de vos +malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l'objet +de votre amour était la femme de votre ami; et Caroline +elle-même vous aurait-elle connu sans danger pour son coeur? (Et lui +frappant doucement sur l'épaule, il ajouta:) Mon cher baron, +je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival. + +Pauvre Lindorf! Heureusement c'était entre jour et nuit, dans +une salle assez obscure; peut-être avait-il choisi tout exprès +ce moment pour renouer l'entretien. Dès qu'il put parler: +J'espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas, +n'imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu'il me +rend la justice de croire que le seul titre de son épouse +aurait suffi pour me garantir... -- Oui, si l'on peut l'être +contre la jeunesse, les grâces, l'esprit et la beauté. Mais ne +prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serais +pas permise s'il y avait eu quelque danger..., vous n'en êtes +que trop à l'abri dans ce moment; d'ailleurs, vous ne verrez +point la comtesse, et peut-être que moi-même... -- Vous-même! -- +Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut-être tant de +difficultés irritent un sentiment que huit jours de +connaissance ne devraient pas rendre bien vif; cependant il +m'occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de +ma vie serait de vivre avec elle, de faire le sien, d'en être +aimé autant que je l'aime; et jamais je n'eus moins d'espoir +d'y parvenir. + +Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours +à Rindaw, continua le comte, d'où elle n'est point sortie +depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde +retraite sans voir jamais personne, ni goûter aucun des +plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avaient +cependant appris à les connaître; elle avait paru surtout +(m'a-t-on dit) aimer la danse avec passion; et cependant, le +croiriez-vous? tous ces goûts, si naturels à seize ans, cèdent +à l'antipathie affreuse qu'elle a contre moi; elle lui donne +une force, une fermeté incroyables; et Caroline ensevelit avec +plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne +pas vivre avec un époux qui lui fait horreur. Avez-vous de ses +nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse? +Etes-vous sûr qu'elle persiste dans cet injuste éloignement? +Je n'en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des +papiers dans son portefeuille. Voici une lettre d'elle à son +père (1) [(1) Il n'avait pas encore reçu celle que Caroline +lui avait écrite le même jour, et adressée à Pétersbourg.]; il +l'a reçue depuis peu, et me l'a laissée. Lisez-la, vous verrez +qu'elle lui déclare qu'elle veut rester à Rindaw, et qu'elle +n'a _pu soumettre encore ni son coeur ni sa raison aux liens +qu'on lui a imposés_. + +Lindorf la prit, la lut comme il avait lu la précédente, +remarqua la date, et vit qu'elle avait été écrite le jour même +qu'il écrivait le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit +en silence. + +Le chambellan, reprit le comte, m'a dit qu'il y avait répondu +comme il convenait; et, de sa part, cette phrase m'a fait +trembler: ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme. +Peut-être qu'en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses +pleurs, m'accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine +s'augmente encore. Heureux du moins, dans mon malheur, que +cette haine ne provienne pas d'un autre attachement!... O mon +cher Lindorf! Parlez, guidez-moi; que dois-je faire dans une +circonstance aussi délicate? J'attends de vous un conseil +salutaire. + +Un conseil! dit Lindorf en hésitant; le comte de Walstein n'en +doit recevoir que de son propre coeur. Je t'entends, mon ami, +reprit le comte; et ce coeur m'a déjà dicté ce que je devais +faire. + +Nous verrons dans la suite ce que c'était. Laissons respirer +Lindorf, qui n'avait de sa vie autant souffert que pendant ce +pénible entretiens. Laissons reposer le comte des fatigues de +son voyage, et revenons à Caroline. + +Elle avait en effet reçu cette terrible réponse de son père. +Non-seulement il lui permettait, mais il lui ordonnait +d'apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à +la quitter incessamment pur venir habiter l'hôtel de Walstein. +"Depuis trop longtemps (lui disait-il) cet époux complaisant +vous laisse suivre un caprice que son absence seule m'a fait +tolérer, il est temps qu'il cesse. Le comte est arrivé, et ne +prétend plus être privé de son épouse... Il réclame ses +droits; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de +ceux que vous avez à ma tendresse et même à mes biens, si vous +faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs. +N'attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d'un +roi, d'un époux et d'un père, également irrités d'une trop +longue désobéissance, etc., etc." + +Tout cela n'était point vrai. Le chambellan agissait de son +chef. Il n'avait pris ni les conseils ni les ordres de +personne pour cette fulminante démarche. -- Le roi, content +d'avoir assuré à son favori la fortune de Caroline, ne +songeait plus à elle, et s'embarrassait peu qu'elle vécût ou +non avec lui. On connaît les sentiments du comte: ainsi ce +n'était que de son père qu'elle avait à redouter une +contrainte à laquelle elle ne s'attendait pas, et qui la mit +au désespoir. + +Comme elle ne soupçonnait pas même qu'on pût altérer jamais la +vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du +roi, et celle de son époux; et elle s'affligea d'autant plus, +qu'elle ne reconnaissait pas à cette tyrannie ce généreux +comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres +lettres lui avaient peint si différent, et qu'elle commençait +à aimer à force de l'estimer. Ces sentiments firent bientôt +place à la crainte et à la terreur, dès qu'elle crut qu'il +voulait abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet +toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d'âme et de +générosité, avec le peu de délicatesse qu'il montrait +actuellement, puisqu'il exigeait le retour de sa jeune épouse, +après la lettre qu'il devait avoir reçue d'elle, et à laquelle +il n'avait pas même daigné répondre? -- Grand Dieu! disait +Caroline, combien il faut que son caractère ait changé! Autant +que ses traits, ajoutait-elle en regardant le portrait, +qu'elle refermait bientôt avec colère. Quoi! je lui déclare +que je préfère la mort à vivre avec lui..., et le barbare +exige... Ah! Lindorf, Lindorf! votre amitié vous égare; et le +comte de Walstein n'a pas les vertus que vous lui supposez. + +Plus elle relisait cette lettre de son père, plus sa douleur +augmentait. -- _N'attendez aucun appui de personne_, répétait-elle +en frémissant, et versant des torrents de larmes. +Malheureuse Caroline!..... Mais j'en saurai trouver dans mon +courage; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un +époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il +veut ma mort, sans doute! eh bien! il sera content. A tant de +tourments se joignait encore celui d'avoir à raconter son +histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu'on voulait la +séparer d'elle. Aussi souvent qu'elle voulut l'essayer, la +parole expira sur ses lèvres. + +Jamais elle ne put prendre sur elle d'affliger à cet excès +cette sensible et malheureuse amie, d'exciter à la fois et sa +colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu'on lui +faisait depuis si longtemps, les malheurs de son élève chérie, +leur séparation prochaine. Caroline ne pouvait penser, sans un +mortel effroi, au moment où on la contraindrait à quitter +Rindaw, à s'éloigner de son unique amie. Depuis la perte de sa +vue, la compagnie de Caroline était la seule consolation de la +chanoinesse. Elle disait souvent que l'instant où elle en +serait privée serait celui de sa mort; et l'idée d'être +obligée de la quitter était peut-être encore ce qui +désespérait le plus Caroline. Elle ne put donc se résoudre à +lui plonger le poignard dans le coeur, en lui parlant à +l'avance de cette cruelle séparation. Quoiqu'elle lui parût +inévitable, elle se flatta qu'elle serait peut-être encore +différée: son père ne lui marquait point de temps précis; il +lui ordonnait seulement de se tenir prête à partir lorsqu'il +viendrait la chercher, sans doute avec ce redoutable époux. + +Caroline leur laissa le soin d'instruire la chanoinesse, et +attendit d'un jour à l'autre ce moment dans des transes +mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa +bonne maman du chagrin de se quitter. Elle était dans ce +trouble, dans cette agitation continuelle, qui influait même +sur sa santé, lorsqu'un jour elle reçut une lettre dont elle +reconnut à l'instant l'écriture et le cachet, et qui lui causa +une émotion incroyable. Elle était du comte lui-même, de cet +époux si redouté. Elle tremblait avant de l'ouvrir en voyant +d'où elle était datée: c'était du château de Ronnebourg, chez +M. de Lindorf... Grand Dieu! il est chez Lindorf! il est avec +Lindorf! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour +pouvoir lire de qui suit: + +_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _à_ CAROLINE. + +Du château de Ronnebourg, chez M. de Lindorf, ce 17 oct.17... + +"Si j'étais assez malheureux pour que cette lettre fût reçue +avec un sentiment de crainte ou d'effroi, je conjure celle à +qui elle est adressée de se rassurer, de la lire avec bonté, +d'être convaincue que celui qui l'écrit perdrait plutôt la vie +que de lui causer un seule instant de peine. + +"Oui, madame, vous à qui je n'ose donner un nom plus tendre; +oui, je suis votre ami, je veux l'être, et c'est à ce titre je +vais m'entretenir avec vous de l'objet qui m'intéresse le plus +au monde, du bonheur de Caroline: il n'est rien que je ne sois +prêt à faire pour l'assurer. Daignez me prescrire des ordres, +des sacrifices; tout me deviendra facile si je puis parvenir à +vous rendre heureuse. + +"Monsieur votre père doit vous avoir écrit, j'ignore le +contenu de sa lettre; mais, quel qu'il soit, s'il vous impose +la moindre contrainte, il est démenti par mon coeur. Vous êtes +libre, madame, maîtresse absolue de votre sort et du mien. Je +vous remets à mon tour la décision de ma destinée, et je jure +de me soumettre à l'arrêt que vous allez prononcer. Mais puis-je +me faire là-dessus la moindre illusion, conserver le +moindre doute? Ne l'ai je pas sous les yeux cette lettre +cruelle (1) [(1) C'est la lettre de Caroline à son père.], où +vous déclarez que votre coeur n'a point changé, que ce +malheureux époux est toujours détesté, et que votre unique +désir est de vivre loin de lui? Eh bien! Caroline, vous serez +satisfaire; vos désirs doivent être des lois pour moi: je n'ai +que trop écouté les miens lorsque je vous ai enchaînée pour la +vie. Je dois m'en punir, et mériter à la fois votre estime et +votre reconnaissance, m'éloignant de vous aussi longtemps que +vous l'ordonnerez... Non, Caroline, vous ne serez point +condamnée à vivre dans la retraite pour m'éviter; la cour ne +sera point privée de son plus bel ornement, et votre père +d'une fille qui fait sa gloire. Revenez auprès de lui jouir de +ces innocents plaisirs que vous êtes si bien faite pour +goûter, et ne craignez pas qu'ils soient empoisonnés par ma +présence. Mon parti est pris. Je suis ici chez un ami qu'une +passion malheureuse oblige à voyager quelques années, et je +suis décidé à partir avec lui. Ma compagnie adoucira ses +peines; et les miennes le seront par la consolante idée que +vous êtes plus heureuse, plus tranquille, et que je répare +autant qu'il est possible, tout le mal que je vous ai fait. + +"Vous êtes la maîtresse du nom que vous voudrez porter. Si le +mien vous est odieux, si vous préférez être encore pour tout +le monde Caroline de Lichtfield, et vivre chez votre père, +j'obtiendrai facilement et de lui et du roi que le mystère de +notre union soit encore prolongé. Mais si, comme il le paraît +par votre lettre, il en coûtait trop à votre âme franche et +ingénue de cacher un tel secret; si vous consentez à m'avouer +pour votre époux, prenez en arrivant à Berlin le nom, le titre +et le rang de comtesse de Walstein. Cette légère +condescendance, en satisfaisant votre père et votre roi, vous +rendra peut-être encore plus libre et plus heureuse. Vous +habiterez mon hôtel, ou plutôt le vôtre. Vous prierez cette +tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez +jamais quitter, de venir l'habiter avec vous; et moi, je +n'engage ici par les serments les plus solennels, par ma +parole d'honneur, à ne revenir à Berlin que lorsque vous m'y +rappellerez. Heureux si vous me laissez entrevoir dans +l'avenir la possibilité de notre réunion! Je me reposerai sur +votre vertu, sur vos principes, sur votre générosité, et +j'attendrai, non sans impatience, mais sans crainte et sans +murmure, le moment où vous la fixerez. Il viendra ce moment; +oui, j'ose encore l'espérer. Vous sentirez une fois le besoin +d'un ami véritable; et, croyez-moi, Caroline, vous n'en +trouverez jamais de plus sincère qu'un époux qui vous chérit, +qui veut votre bonheur, qui ne peut être heureux que lorsque +vous serez vous-même heureuse et tranquille. + + +"J'attendrai votre réponse avant de partir. Adressez-la à +Ronnebourg, chez M. le baron de Lindorf. C'est cet ami dont je +vous ai parlé, et dont je vous parlerai souvent, si vous +daignez consentir à une correspondance qui serait une bien +grande consolation pour moi. Ne craignez rien ni du roi ni de +votre père. Je saurai donner un prétexte plausible à mon +voyage et à mon absence, qui sera peut-être bien prolongée; +mais jamais on n'en saura le vrai motif. Adieu, madame! Vous +approuverez sans doute l'arrangement que je vous propose... +Hélas! ce projet est bien différent de celui que je formai en +demandant votre main! mais s'il vous rend heureuse, mon but +est rempli." + +"ED.-AUG., COMTE DE WALSTEIN." + +Quel sentiment dominait dans l'âme de Caroline en finissant +cette lettre? Etaient-ce la surprise, l'admiration, les +remords, l'attendrissement? Ah! tout était confondu! elle ne +savait ce qu'elle éprouvait. Pendant longtemps elle resta +immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venait de changer +toutes ses idées, et dont elle avait peine à croire le +contenu. + +En sortant de cette espèce d'anéantissement, son premier +mouvement fut de se lever, d'ouvrir son bureau, de rassembler +tous les papiers que Lindorf lui avait remis, de courir dans +l'appartement de sa bonne amie, de lui faire connaître cet +homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenait à +lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter; +depuis quelques instants, elle la trouvait presque dans son +coeur; ils ne lui paraissaient plus si pesants ces redoutables +liens. Ah! Walstein! dit-elle à demi-voix, généreux Walstein! +non, tu ne partiras point, tu ne sera point la victime... + +Elle s'arrêta, craignant de s'engager trop avec elle-même. Son +coeur était combattu, son âme oppressée, mais d'une manière +moins douloureuse, et lorsqu'elle eut joint son amie, ce fut +sans trop de peine qu'elle la prévint sur la confidence +qu'elle avait à lui faire; et véritablement il fallait la +prévenir. Ses idées étaient si loin de ce qu'elle allait +apprendre! Caroline, sa Caroline mariée depuis plusieurs mois +sans qu'elle s'en doutât, était un événement si singulier, si +inattendu, que tous ses romans ne lui en avaient pas offert un +pareil, et qu'elle pouvait en mourir de surprise. + +Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres +caresses que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et +les raisons qu'on avait eues de le garder. Lorsque la bonne +chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère, +ses reproches; lorsqu'elle se fut tour à tour attendrie et +fâchée, qu'elle eut bien grondé et bien pleuré; lorsqu'elle +eut répété cent fois qu'il était affreux qu'on se fût défié +d'elle, et plus affreux encore qu'on eût sacrifié cette pauvre +enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure +de tranquillité: elle l'employa à raconter tout ce qui +regardait Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus; +mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et +sans réserve. + +Non, maman, lui disait-elle avec tendresse, non, votre +Caroline n'aura plus de secret pour vous, j'ai trop souffert +de cette affreuse contrainte. Ce n'est que depuis peu de jours +que j'ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu +d'instants que j'en ai le courage. C'est au comte que je le +dois: oui, c'est à lui seul que je dois le bonheur d'oser vous +ouvrir mon coeur, et de n'avoir rien que de consolant à vous +apprendre. Oh! quand vous saurez à quel ange je me suis unie, +et combien j'ai de torts envers lui, ce n'est pas votre +Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu'un peu +d'indulgence et de patience pour un récit bien long, car je ne +veux rien vous cacher; non, rien du tout, je vous le jure. En +effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui +avouant son penchant pour Lindorf. -- Hélas! je l'ai bien vu, +reprit la chanoinesse; et moi, insensée, qui m'en félicitais! +Je croyais..., j'avais arrangé dans ma tête... Voyez à quoi +vous m'exposiez avec ce beau mystère! Ne sais-je pas ce qui +arrive toujours? On se connaît, on s'aime, parce qu'enfin on +est fait pour aimer; et c'est pour la vie, car une première +impression ne s'efface jamais. -- Ah! j'espère qu'elle +s'effacera, dit vivement Caroline; je ferai du moins tous mes +efforts pour la détruire. -- Et tu n'y réussiras pas, pauvre +enfant; je sais ce que c'est: plus on combat une inclination, +plus elle augmente. Est-il possible de cesser d'aimer? -- Oui, +sans doute, quand un attachement nous rend coupable... Ah! +maman, maman! vous ne savez pas encore à quel excès nous +l'étions tous deux; j'offensais le meilleur des époux, et +Lindorf un ami comme il n'en fut jamais. + +Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir +l'achever, interrompue à chaque instant par les exclamations +de la chanoinesse. Elle se passionna d'abord pour le brave +général tué en défendant son roi; le jeune comte aussi +l'intéressa; mais son cher Lindorf lui tenait encore au coeur. +Comme il écrit bien! disait-elle: quel style tendre et +sentimental! Ah! je le regretterai toute ma vie! C'est là +l'époux qu'il te fallait. Cependant, dès qu'il fut question de +Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel +éloge il fait de cette fille! Est-ce qu'un gentilhomme, un +baron, s'avise de regarder si une petite fermière est jolie? +Mais lorsqu'elle le vit sérieusement amoureux et projetant de +l'épouser, elle n'y tint plus, sa colère fut au point que +Caroline se repentit presque de l'avoir excitée. Ne m'en +parlez plus, disait-elle: comme il m'a trompée! Aimer une +paysanne, penser à l'épouser, et oser après cela faire la cour +à mademoiselle de Lichtfield! En vérité, c'est odieux. Tu dois +te trouver trop heureuse d'être mariée, et de n'avoir pas été +le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu'un second +amour, et après une fermière encore! Comme cet home m'a +trompée! A qui peut-on se fier?... + +Caroline, plus attendrie qu'humiliée d'être l'objet de ce +second amour, ne répondait rien, soupirait, et reprenait sa +lecture quand la pétulante baronne le lui permettait. A mesure +que Lindorf perdait dans son estime, Walstein au contraire y +gagnait considérablement: bientôt ce fut son héros par +excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur +d'âme, l'enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétait-elle +à Caroline, d'être la femme de cet homme-là. Mais qu'est-ce +que vous disiez de sa laideur? Moi, je le vois beau comme un +ange; il a des sentiments d'une noblesse... Comme il parlait à +ce petit Lindorf! Ah! ce n'est pas lui qui aurait aimé une +fermière! Elle en eut cependant peur un moment, et ne savait +plus que penser. Mais lorsqu'elle en fut à la terrible +catastrophe; lorsqu'elle vit le comte blessé, défiguré; +lorsqu'elle sut à quel excès il avait porté la générosité et +l'amitié, elle fit les hauts cris et ne pouvait plus se +contenir. Lindorf était un monstre, et Walstein un dieu devant +qui on devait se prosterner. Son enthousiasme augmentait à +chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble. +Elle jura que le ciel avait créé cet homme tout exprès pour sa +Caroline. Ce n'est point une âme de ce siècle, disait-elle; il +ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j'ai lu de plus +sublime; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes. +Vous le voyez, il aimait encore Matilde: il en aimerait une +douzaine à la fois. Passe pour celle-là, elle est comtesse au +moins; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans +doute qu'à présent il reviendra à la jeune comtesse; mais +j'espère qu'elle fera comme je fis quand ton père m'offrit sa +main après la mort de sa femme, et qu'elle aura, comme moi, la +noble fierté de le refuser. -- Ah! j'espère bien que non, +s'écria Caroline; et ce mot partit du fond de son coeur, elle +en fut surprise elle-même. C'était la première fois qu'elle +éprouvait un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde, +qu'il l'aimât, l'épousât et ne fût plus que son frère. Par une +révolution singulière et presque subite, elle sentit que son +attachement pour lui n'était pas actuellement le sentiment le +plus vif de son coeur. Il est vrai qu'elle était dans un moment +d'enthousiasme, et que celui de son amie l'excitait encore; +mais nous laisserons à celle-ci le soin de l'entretenir. + +Lorsqu'elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avait +reçue ce jour même, cette lettre où le comte parlait d'elle, +pensait à elle, et lui assurait le bonheur de vivre toujours +avec sa Caroline; lorsqu'elle eut entendu cette phrase: "Vous +engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez +et ne devez pas quitter, à venir vivre avec vous...," elle ne +put modérer ses transports; elle embrassa tendrement Caroline, +en l'appelant sa chère petite comtesse, et lui disant la larme +à l'oeil: Nous ne laisserons pas partir cet ange: n'est-ce pas, +ma fille, il ne partira pas? + +Non certainement, reprit Caroline; je serais la plus ingrate +des femmes si j'y consentais; permettez même que j'aille lui +répondre tout de suite, le courrier part ce soir. + +Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée +de ce qu'elle venait d'entendre, et ayant bien assez à penser +pour ne pas s'ennuyer d'être seule. Rien que l'idée d'écrire +au comte aurait fait mourir d'effroi Caroline, si on la lui +eût présentée la veille. A présent rien ne lui paraissait plus +facile à faire que cette réponse. Son coeur, pénétré et rempli +de reconnaissance, d'admiration, ne demandait pas mieux que de +s'épancher. Son imagination exaltée lui dictait mille choses, +et à peine fut-elle dans son appartement, qu'elle courut à son +bureau. Le premier objet qui se présent en l'ouvrant est la +petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa +colère contre lui, elle l'avait cachée sous le tas de papiers +qu'elle venait d'ôter. Elle la prend, elle l'ouvre; elle +regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si +douce, avec un sentiment qu'elle n'avait point encore éprouvé. +Elle oublie combien il est changé, et s'étonne d'avoir pu +refuser son coeur à l'original de cette charmante peinture. +Insensiblement elle s'attendrit, ses larmes coulent, elle +approche le portrait de ses lèvres et sent une véritable +émotion. Elle était, comme on le voit, très-bien disposée pour +sa réponse. Si elle l'eût faite dans cet instant, elle eût +sans doute été plus tendre que le comte n'eût jamais osé +l'espérer; mais malheureusement en écartant, pour écrire, tous +les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur +cette lettre de son père, qui lui peignait le comte si irrité +contre elle. Celle qu'elle venait de recevoir la démentait +trop formellement pour qu'elle ne vît pas que son père lui en +avait imposé; mais était-ce en tout ou en partie? Il en +coûtait à Caroline pour croire son père absolument faux. Le +comte pouvait avoir feint d'entrer dans sa colère; il pouvait +aussi l'avoir partagée au premier instant où elle supposait +qu'il avait reçu d'elle cette lettre si forte, si décisive, +qu'elle s'était tant reprochée et qu'elle se reproche plus +encore depuis qu'elle a reçu celle du comte. Elle s'arrête à +cette dernière idée, se rappelle les expressions dures qui lui +sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus +voir dans le procédé du comte que le désir ardent de +s'éloigner d'elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une +femme capricieuse, qui n'éprouve que des préventions injustes, +avec une enfant volontaire et déraisonnable; car c'est ainsi +qu'il doit me voir, qu'il me voit sans doute; et je l'ai bien +mérité! Qui sait s'il n'est pas instruit de mes sentiments +pour son ami? Ils demeurent ensemble; et le comte est si +pénétrant! me parlerait-il de lui, de cette _passion +malheureuse_, s'il en ignorait l'objet? Il le connaît sans +doute; et sa délicatesse m'épargne les reproches qu'il sent si +bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe, +d'ailleurs, à qui appartienne ce coeur ingrat et dur qui l'a +repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans +des climats éloignés? Voilà l'imagination de Caroline qui +travaille, qui lui peint tout en noir. Plus elle relit +actuellement cette lettre qui lui paraissait si tendre, si +flatteuse, plus elle est convaincue que c'est la générosité +seule du comte qui l'a dictée, et qu'il n'a d'autre désir que +de vivre loin d'elle sans cependant gêner sa liberté. Quelle +apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à sa patrie, +à ses emplois, à la position où le plaçaient la faveur et +l'amitié de son souverain? S'il avait le moindre désir de +vivre avec elle, n'en aurait-il pas fait au moins la +tentative? N'aurait-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses +sentiments actuels, avant de prendre cette résolution cruelle? +Mais pouvait-il en douter après la lettre qu'il a dû recevoir? +Et cette femme qui l'assurait de sa haine n'a-t-elle pas dû +lui en inspirer une éternelle?... + +Ah! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait, +j'ai eu un instant d'illusion et presque de bonheur; il faut y +renoncer: le bonheur n'est pas fait pour moi; et je ne puis +m'en prendre qu'à moi-même!.... Comme il m'aurait aimée! mais +il ne m'aimera jamais; il ne veut pas me connaître; il me +hait, il me méprise; il ne peut pas me pardonner, et cependant +quelle bonté! quelle générosité! Mais dois-je en abuser, et, +après l'avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie? +Non... mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici, +loin de lui, loin de tout le monde....... J'expierai mes +fautes et mes erreurs... Il sera libre alors de rester à la +cour, d'exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur +de tous ceux qui l'approcheront...; et Caroline, l'ingrate +Caroline ne troublera plus le sien..., il oubliera qu'elle +existe! + +Elle prit vivement une plume, une feuille de papier, et traça +ce qui suit avec rapidité: + +_Lettre de_ CAROLINE _au comte_ DE WALSTEIN. + +Rindaw, novembre. + +"Non, monsieur le comte, je ne retarderai pas d'un instant +cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude +vous prouver ma reconnaissance et les sentiments dont je suis +pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes! +Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent +à la proposition que vous me faites; j'en deviens et plus +coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à +vivre dans la retraite. -- Oh! n'ajoutez pas à mon malheur +celui de penser que je suis la cause d'une absence qui vous +dérangerait sans doute, et ne changerait rien à mon sort. +Puisque vous avez la générosité de m'en laisser la maîtresse, +je suis décidée, quoi qu'il arrive, à rester ici. Mon absence +de Berlin ne nuit à personne, n'intéresse personne. On a +sûrement oublié cette petite fille qu'à peine on a vue, et mon +père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw, +cette chère amie, ou plutôt cette tendre mère, est le seul +être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être +utiles et agréables: je ne puis ni la quitter ni lui faire +abandonner le genre de vie qu'elle a choisi depuis si +longtemps. + +"Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que +je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu'elle +a pris de mon enfance. Votre lettre m'assure de votre +consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu'est-il besoin +que ce soit par une distance immense? Je dois, je veux vivre +ici oubliée et tranquille, s'il m'est possible. Pour vous, +monsieur le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre +roi; rien au monde ne doit balancer de tels motifs. + +"Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle? Ah! ce +serait alors que je serais vraiment coupable, et que les +reproches les plus amers empoisonneraient mes jours! Non, je +me rends justice, et je me soumets à mon sort. Il n'a rien de +fâcheux pendant que je puis habiter dans le sein de l'amitié +et dans le séjour paisible où j'ai passé toute ma vie. Ces +plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou +du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis +ni les regretter ni les désirer. Ah! je ne regrette rien que +de n'avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon +seul désir est d'apprendre dans ma retraite qu'il est heureux +comme il mérite de l'être. Ma résolution doit y contribuer; +j'y saurai persister, je vous le jure. La solitude n'a rien +qui m'effraye. Au contraire, je borne tous mes voeux à y passer +ma vie entière; et s'il est vrai que vous vouliez mon bonheur, +vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin, +Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils +doivent l'être. + +"Mon amie sait enfin depuis ce matin les liens qui nous +unissent; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que +je me ferai gloire de porter, je serai désormais pour le peu +de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez +le confier, + +"CAROLINE DE WALSTEIN, + +née baronne DE LICHTFIELD." + +Quand même Caroline n'aurait pas voulu prendre ce nom qu'elle +commençait à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu'elle +écrivait sa lettre, la chanoinesse n'avait pas manqué de +rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline +était comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l'appeler +toujours à l'avenir _madame la comtesse_. Elle fut +ponctuellement obéie, et dans l'espace de quelques minutes, +deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent +chez Caroline sous différents prétextes, uniquement pour avoir +l'occasion de dire: _Madame la comtesse_. Dès que _madame la +comtesse_ eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. -- +Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j'en ai +pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne +plus aimer que vous seule au monde. + +Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre +chanoinesse; elle avait alors bien d'autres idées! Son +imagination était montée au plus haut point d'enthousiasme +pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline était +devenue l'unique objet de ses voeux. Mais comme il entrait dans +le plan qu'elle venait de former que la jeune comtesse ignorât +tout, elle feignit d'approuver sa lettre, et se fit peut-être +un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de +tout les âges) du mystère qu'on lui avait fait en tenant +secret à son tour ce qu'elle méditait. + +La lettre fut donc cachetée telle qu'elle était. On prétend +qu'il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur +l'adresse, _chez M. le baron de Lindorf_. Elle assure à présent +qu'elle ne le croit pas; mais on peut penser au moins que ce +fut le dernier. + + +Le lendemain et les jours suivants, elle ne fut occupée que de +comte; et plus elle y pensait, plus elle s'attachait à cette +pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d'une fois. Elle +crut y trouver milles choses qu'elle n'avait point encore +remarquées, et qui répandaient un nouveau jour sur le coeur et +l'esprit de cet homme excellent, dont elle connaissait trop +tard tout le mérite. + +Le petit portrait sortit de sa boîte, fut suspendu à un cordon +passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par +jour elle le tirait de son sein, le contemplait avec +attendrissement, le recachait avec dépit; mais plus elle +sentait que son époux aurait fait le bonheur de sa vie, plus +elle s'applaudissait de la résolution qu'elle avait prise. +Persuadée qu'il ne voulait pas vivre avec elle, il lui en +coûtait bien moins de la savoir à Berlin qu'errant avec +Lindorf dans les contrées lointaines. + +L'idée d'être la cause de l'exil que ces deux amis +s'imposaient la révoltait; elle ne pouvait la supporter. Du +moins, disait-elle, que l'un des deux soit heureux dans sa +patrie, et même elle éprouvait un certain plaisir du sacrifice +qu'elle faisait au bonheur du comte. C'était en quelque sorte +une expiation de ses torts avec lui, qui la justifiait à ses +propres yeux, et la raccommodait avec elle-même. + +Pendant qu'elle était agitée de ces diverses pensées, la +chanoinesse, de son côté, n'était pas oisive, et ne cessait de +réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux. + +Il s'en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien +faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire au +comte par une femme de chambre de confiance qu'elle avait, +pour l'inviter en son nom à se rendre à Rindaw, ou bien de +mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte et d'engager son +mari à s'y rencontrer; ou, ce qui valait encore mieux, de +raisonner avec elle, de l'amener doucement à une réunion +qu'elle désirait trop elle-même pour s'y refuser longtemps; +mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop +commun pour faire le dénoûment d'un roman dans lequel elle +était transportée de jouer un rôle. Il fallait des surprises, +des reconnaissances, de grands coups de théâtre; et voici ce +que cette prudente tête imagina. + +Un jour, c'était le troisième depuis que la lettre de Caroline +était partie, elle lui dit que depuis longtemps elle avait +envie de visiter son chapitre, et d'y passer quelque temps; +que c'était un devoir qu'elle avait trop négligé; qu'elle +voulait le remplir encore une fois avant sa morte; qu'elle +partirait dès le lendemain et qu'elle la priait de +l'accompagner. + +Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta +vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu'elle +avait obtenue depuis longtemps de vivre à Rindaw, la +dispensaient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort, +qu'elle n'osa la contrarier, d'autant plus qu'elle se fit +elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderait +son entrevue avec son père, l'éloignerait quelque temps d'un +séjour qui lui rappelait trop de choses, et la distrairait de +sa mélancolie. Un autre motif s'y joignit encore; elle avait +toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune +personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquait à son +coeur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvait plus +vivement encore le besoin d'une amie. La baronne de Rindaw +était bien la sienne; mais ce respect que l'on conserve pour +ceux qui nous ont élevés; cette différence immense de leurs +âges, qui lui donnait la crainte continuelle de la perdre d'un +jour à l'autre; l'effroi de la solitude où la mort de cette +unique amie la laisserait, tout augmentait ce désir ardent +d'en trouver une autre plus rapprochée d'elle, dont l'âme +répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui +l'agitait, et entretenir, dans l'absence, une correspondance +qui lui paraissait d'avance un des plus grands charmes de la +retraite où elle comptait passer ses jours. + +Ah! pensait-elle souvent, si j'avais seulement une amie telle +que je me l'imagine, combien je l'aimerais, et comme je +saurais m'en faire aimer! Un sentiment si doux suffirait pour +remplir mon coeur; j'oublierais bientôt que j'ai connu de plus +vifs sentiments, et que celui à qui je voudrais les consacrer +tous à présent ne peut plus les partager... + +Quand, dans les libres nouveaux qu'on leur envoyait de Berlin, +elle trouvait une correspondance entre deux amies, son coeur +palpitait; elle soupirait, et disait tristement: Et moi je +n'ai personne à qui je puisse écrire tout ce que je pense! Je +n'ai point de lettres à attendre, à recevoir! et cela lui +paraissait le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse +lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu'un +séjour dans un chapitre où l'on élevait plusieurs demoiselles +de distinction lui fournirait certainement l'occasion de +former une liaison d'amitié avec quelques-unes d'entre elles, +et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec +plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le +lendemain. + +Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne +manqua point d'emporter avec elle son précieux cahier et ses +lettres, qui étaient devenus presque son unique lecture, et +moins encore son cher petit portrait, qui ne quittait plus son +sein, et qu'elle aimait tous les jours davantage. En attendant +qu'elle eût une amie, il lui en tenait lieu; il était devenu +le confident de ses plus secrètes pensées. C'était à lui +qu'elle avouait le regret mortel qu'elle éprouvait, en croyant +avoir perdu sans retour et l'estime et l'amitié de son époux. +Cette physionomie expressive et sensible paraissait +l'entendre, lui répondre, la rassurer; et ses moments les plus +doux étaient ceux où elle avait avec lui cette conversation +muette. + +Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline et +leurs femmes de chambre montèrent en berline. + +Madame de Rindaw était de la plus grande gaieté; elle fut +prête la première, et paraissait se faire un extrême plaisir +de cette course. Comme elle n'y voyait plus du tout, et +qu'elle n'était distraite par rien, elle causait beaucoup, et +voulait qu'on lui rendît compte de tous les endroits où l'on +passait. Ce fut d'abord dans cette route sur laquelle donnait +le pavillon où Caroline avait entendu Lindorf pour la première +fois, où depuis elle s'était entretenue si souvent avec lui, +et l'avait enfin vu s'éloigner pour jamais. + +Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de +Risberg, et côtoya le parc où elle s'était égarée, et où elle +avait rencontré Lindorf. C'est alors qu'elle put connaître la +différence des sentiments qui l'agitaient dans ce temps-là de +ceux qu'elle éprouvait actuellement. Son coeur ne palpita +point, mais il se serra péniblement. Au lieu d'attacher des +regards attendris sur les endroits qui lui retraçaient un +amour qu'elle n'avait plus et qu'elle se reprochait encore, +elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant +douloureusement à tous les torts qu'elle avait envers son +époux. + +Tout le reste du voyage se passa sans aucun événement. La +vieille baronne le soutint très-bien, et conserva sa bonne +humeur. Elle n'appelait plus Caroline que _ma chère comtesse_, +et la nommait à chaque instant. Souvent aussi elle voulut +parler du comte; mais Caroline, plus prudente qu'elle, retenue +par la présence des femmes de chambre, craignant également +d'en dire trop ou trop peu, détournait la conversation. + +Le chapitre où elles allaient était à quelques journées de +Rindaw. Caroline ne se croyait pas éloignée, et s'impatientait +d'arriver, lorsqu'elle vit le cocher enfiler l'avenue d'un +grand et antique château, dont elle avait aperçu de loin les +girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d'un +air content, lui répondit qu'on suivait ses ordres, et qu'elle +voulait voir en passant un ami qui demeurait là. Caroline +n'eut pas le temps de faire d'autres questions sur cet ami, +dont jamais elle n'avait entendu parler: elles étaient déjà +dans la cour du château. + +La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordonne d'aller +savoir si M. le comte de Walstein est là, et si deux de ses +amies peuvent avoir le plaisir de le voir. + +A ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cri, et peut +à peine articuler: Eh! grand Dieu! maman, ai-je bien entendu? +Où sommes-nous? où m'avez-vous amenée? -- Au château de +Ronnebourg, répondit la baronne en riant, et je t'amène à ton +époux. + +La pauvre Caroline n'a pas même entendu toute cette phrase. +Ses sens l'ont abandonnée; elle est tombée sans la moindre +connaissance sur l'épaule de son imprudente amie. Sa femme de +chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l'état +affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci +ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop +tard de ce qu'elle a fait; et Caroline, toujours évanouie, ne +donne pas le moindre signe d'existence. + +Tout cela se passait dans la berline, au milieu de la cour du +château, tandis que le laquais s'acquittait de sa commission, +et qu'on cherchait le comte, qui se promenait dans le parc +avec Lindorf; enfin on l'a trouvé. Il ne comprend rien à cette +visite, à ces amies inconnues; car la chanoinesse, qui voulait +jouir des grandes surprises, avait défendu qu'on la nommât, et +le comte, qui avait reçu seulement la veille la réponse de +Caroline, n'avait garde d'imaginer que ce fussent et la +baronne et son épouse. + +Il se presse de venir recevoir les dames qu'on lui annonce, +son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se +présente à leurs yeux, c'est Caroline, sans aucun sentiment, +les cheveux détachés, le sein découvert et son lacet coupé. On +efforçait de la retirer comme on pouvait de la berline; la +baronne, tout en larmes, jetait les hauts cris, appelait +l'univers entier au secours, en s'accusant de la mort de +Caroline, et jurant de ne pas lui survivre. + +Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de +savoir ce que c'était, qu'on juge de l'impression qu'il fit +sur Lindorf! Au premier instant, il a reconnu Caroline, et +peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son +coeur. Grand Dieu! que vois-je? s'écrie-t-il en se précipitant +auprès du carrosse. Alors il n'en peut douter; mais la pâleur +de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui +persuadent qu'en effet elle vient d'expirer, et bientôt son +état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenait rien +encore à tout ce qu'il voyait, et qui, marchant difficilement, +arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n'a que le +temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime aussitôt, +mais c'est pour se livrer au plus affreux désespoir, c'est +pour dire au comte: "C'est elle, c'est votre Caroline, c'est +la mienne, c'est celle que j'adorais, qui n'existe plus, et +que je veux suivre au tombeau!..." + +En disant cela, il s'arrache avec violence des bras du comte, +qui, atterré de ce qu'il entend, de ce qu'il voit, ne sachant +ce qu'il doit croire, cherche à percer une foule de +domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont +attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec +peine: on venait d'en tirer Caroline; et le grand air +commençait à lui rendre l'usage de ses sens. Elle entr'ouvrait +les yeux, faisait quelques mouvements; et sa femme de chambre, +assise par terre, la soutenait contre elle pendant qu'on était +allé chercher un fauteuil pour la transporter plus +commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa +berline, où elle payait cher son imprudence, s'agitait, +pleurait, réclamait le comte, et ne se calma que lorsqu'on lui +dit qu'il était là, et que Caroline revenait à elle. + +Oui sans doute il était là; mais il ne savait pas encore si +tout ce qui se passait n'était pas un songe, une illusion. +Caroline à Ronnebourg, et paraissant y être amenée avec +violence, puisqu'elle arrivait mourante! Le désespoir et la +fuite de Lindorf, qui avait disparu, étaient peut-être encore +un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissaient à +l'oreille du comte: _C'est votre Caroline, c'est la mienne, +c'est celle que j'adorais!_ Quoi! ce serait Caroline que +Lindorf aimait, dont il était aimé!.... Il cherchait encore à +en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur, +s'était trompé; mais malgré le changement que le temps qui +s'était écoulé depuis leur séparation avait apporté à la +figure de Caroline, et celui que qui lui causait son état +actuel, il ne put la méconnaître. + +Après l'avoir regardée quelques instants en silence, il se +jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur +contre ses lèves. Elle entr'ouvre les yeux, ne se rappelle +distinctement rien, ne sait où elle est, qui est cet homme +prosterné devant elle. Trop faible pour articuler un mot, elle +retire doucement ses deux mains, qu'il pressait toujours dans +les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse +un déluge de larmes. Le comte, toujours à genoux devant elle, +pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer, +lorsqu'il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne +cessait de l'appeler du fond de sa berline, et qui continuait +à s'impatienter. Elle l'appelle enfin si haut, qu'il est +contraint de laisser Caroline, et d'aller à elle. Ce fut au +moins avec l'espoir d'apprendre quelque chose sur cette +étrange aventure; mais la pauvre femme était si émue, si +agitée, disait tant de choses à la fois qu'il n'était pas +possible d'y rien comprendre. + +Le comte, d'ailleurs, en s'approchant d'elle, fut frappé d'une +autre idée. Il ignorait tout à fait le malheureux état de sa +vue. Ce fut un nouveau trait de lumière pour lui. Il se +rappelle à l'instant _cette vieille parente aveugle_ dont celle +que Lindorf aimait prenait tant de soin; et ce qui, dans le +temps même, aurait contribué à détourner ses soupçons, s'il en +avait eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute: cependant +il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline, +que l'on venait de placer dans un fauteuil. + +La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu'elle lui +dit d'une voix bien faible, et du ton du reproche: "Ah! maman! +maman! qu'avez-vous fait?" Peu à peu ses idées étaient +revenues; mais elle était encore si abattue, si souffrante, +que ses yeux étaient fermés et qu'elle n'aurait pu se +soutenir. Le comte donna des ordres pour qu'on la transportât +doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et +ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit; elle-même +parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès +d'elle; et le comte, après lui avoir baisé la main, qu'elle ne +retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de +passer dans celui de Lindorf, dont il était extrêmement +inquiet. Il ne le trouva point; mais en parcourant sa chambre +des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la +regarda; elle était à son adresse. Il l'ouvre avec émotion, et +lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se +ressentant du désordre où était Lindorf en l'écrivant: + +"L'événement le plus inattendu, le plus incompréhensible, +vient de vous découvrir le fatal secret que je voulais +emporter au tombeau. Je n'ai pas été le maître de mon premier +mouvement. Voir Caroline expirante et se taire, c'était +au-dessus des forces de l'humanité... Oui, mon cher comte, c'est +elle-même que j'adorais sans la connaître, sans imaginer que +vous eussiez aucuns droits sur elle. J'atteste le ciel qu'à +l'instant où je l'appris, je m'éloignai d'elle avec la ferme +résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvais-je prévoir que +dans ma retraite, que chez moi-même?... Grand Dieu! il +manquait à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes +serments, et de porter le trouble dans votre âme. O Walstein! +rassurez-vous; vous possédez le modèle de l'innocence, de la +vertu, de toutes les vertus. Elle seule était digne de vous, +et vous étiez le seul mortel digne d'elle. Puissiez-vous faire +longtemps votre bonheur mutuel!... Pour moi, je pars; je vous +délivre pour jamais d'un malheureux ami, qui semble n'exister +que pour votre tourment. Mais j'ose encore vous demander une +dernière grâce: Que votre épouse ignore que je l'ai vue et que +vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien +trompé, ou c'est elle-même qui vous l'apprendra, qui n'aura +bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de +le devoir à sa confiance; et je n'emporterai pas l'affreuse +idée qu'elle puisse croire que je l'aie trahie... Adieu, mon +cher comte! adieu, Caroline! Adieu pour toujours, uniques +objets d'un coeur également déchiré par l'amour et par +l'amitié! Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez +pas. + +_P. S_. "Vous voudrez bien vous regarder à Ronnebourg comme chez +vous; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai +encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé, +pour m'assurer que vous me pardonnez et que vous êtes heureux. +Vous ne pouvez manquer de l'être, puisqu'elle vit, puisqu'elle +vous est rendue! + +"Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les +passer loin de vous et loin d'elle." + +Cette lettre avait été tracée avec tant d'émotion et de +rapidité, que le comte put à peine la lire Il ne fit que la +parcourir pour le moment, et ressortit pour parler à Verner, +valet de chambre de Lindorf. Son projet était de faire courir +sans délai après lui, et de tâcher de l'engager à revenir; +mais il sut bientôt que c'était impossible. + +Lindorf, après s'être convaincu qu'il avait pris une fausse +alarme, et que l'état où il avait vu Caroline n'était qu'un +profond évanouissement dont elle commençait à revenir, ne +s'était donné que le temps de faire seller un cheval anglais, +coureur excellent, d'écrire pendant ce temps la lettre qu'on +vient de lire, et de partir au grand galop. + +Il avait seulement dit à Verner d'arranger tout pour le +joindre avec ses équipages dans le lieu qu'il lui marquerait; +et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour +la compagnie qu'il laissait au château, il était disparu, +défendant qu'on le suivît... + +Lorsque le comte sut qu'il n'y avait aucun espoir de le +ramener ce jour-là, il fit promettre à son valet de chambre de +l'avertir des premières nouvelles qu'il recevrait. Il relut sa +lettre, qui l'attendrit jusqu'aux larmes. Ne pouvant ensuite +résister au désir de savoir les motifs de cette étrange +arrivée, il fit demander à la chanoinesse s'il pourrait +l'entretenir quelques instants dans un salon attenant à la +chambre où on avait mis Caroline. + +Elle s'y rendit de suite, étant tout aussi impatiente de +parler que le comte l'était de l'entendre. Après lui avoir dit +que la comtesse reposait, elle ajouta d'un ton gracieux: +Quoique ceci n'ait pas tourné précisément comme je l'aurais +voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, monsieur le comte, de +vous l'avoir amenée? -- Avant de vous témoigner ma +reconnaissance, madame, je voudrais être sûr qu'elle n'a point +été forcée de faire cette démarche. -- Forcée! monsieur le +comte, forcée! En vérité, vous n'y pensez pas; vous ne me +connaissez pas. Est-ce moi qui forcerai jamais cette chère +enfant à quoi que ce soit? Non, monsieur le comte, c'est bien +de son plein gré qu'elle a fait ce voyage; depuis longtemps je +ne l'ai vue aussi gaie que pendant la route: c'était une +impatience d'arriver!... -- En ce cas, interrompit le comte, je +n'y comprends plus rien. J'avais craint que cet +évanouissement, ces larmes, ces mots qu'elle vous adressait +avec le ton du reproche... -- Mais ce n'était que la surprise +de se trouver ici près de vous..., l'émotion d'une première +entrevue...: que sais-je? ces jeunes personnes sont si +timides! J'avoue bien que j'aurais mieux fait de la préparer +doucement...: mais, d'un autre côté, ceci fera événement; et +si jamais on écrit votre histoire, cela en sera l'incident le +plus intéressant. + +Le comte qui ne connaissait point la tournure romanesque de +son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement, +lui en demanda l'explication, et apprit enfin que si ce +n'était pas par violence qu'on avait amené Caroline à +Ronnebourg, c'était avec une supercherie qu'il fut loin +d'approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui +s'en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa +crainte de n'y pas réussir par un autre moyen. Cependant, +dit-elle, si j'avais pensé...; mais je croyais..., mais j'avoue +que cela m'était totalement sorti de l'esprit. -- Quoi, cela! +reprit le comte. -- Oh! rien, rien du tout. C'est quelque chose +que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette +terrible émotion... Mais, à propos, monsieur le comte, je +viens d'apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de +Lindorf... Cette terre est donc à lui? -- Oui, madame; est-ce +que vous l'ignoriez? -- J'aurais dû le savoir, mais j'ai mal +compris tout cela; depuis quelque temps j'ai la tête si +faible!... J'ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronnebourg +était à vous. -- Non, madame, mais c'est la même chose. M. le +baron de Lindorf est mon intime ami; il ma prié, en partant, +de me regarder ici comme chez moi. -- En partant, dites-vous? +il est donc absent? -- Oui (répondit le comte en souriant +malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disait tout +en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. -- +En vérité, j'en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux. +-- Pourquoi donc, madame? -- Mais, je ne sais..., pour ne pas +lui donner la peine, l'embarras. La pauvre femme ne savait +trop que dire. Elle s'apercevait à regret qu'elle avait pensé +trop haut, ce qui lui arrivait souvent, et tremblant d'avoir +découvert un secret qu'elle croyait de la plus grande +importance de cacher. -- Ah! oui, j'entends, dit le comte en +souriant encore; l'embarras de recevoir des étrangers, car +sans doute mon ami n'a pas le bonheur de vous connaître? +Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la +chanoinesse de mentir avec l'intrépidité que l'occasion +exigeait. -- Non, pas précisément. Il s'est trouvé par hasard +cet été notre voisin de campagne; son château de Risberg +touche à ma terre, et nous l'avons vu tous les jours. Il est +un peu léger, votre ami... Le comte, qui trouvait cette femme +et cette conversation bien singulières, allait défendre son +rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les +attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venait de se +réveiller dans l'état le plus affreux. Une fièvre ardente, du +délire, même un peu de transport, annonçaient le commencement +d'une maladie dangereuse; et sa femme de chambre, qu'elle ne +reconnaissait point, ne pouvant la retenir, avait pris le +parti d'appeler du secours. + +Le comte, pénétré, s'approcha de son lit, dont elle voulait +absolument sortir. -- Qu'on me remène à Rindaw, disait-elle; je +ne veux point le voir..., il me tuerait. Je partirai plutôt +seule à pied; j'irais au bout de monde pour l'éviter. Dans +d'autres moments, son imagination lui présentait Lindorf; elle +prenait le comte pour lui, le repoussait loin d'elle, le +conjurait de s'éloigner, lui reprochait d'être la cause de +tous les tourments de sa vie. D'autres fois, croyant parler au +comte, elle disait du ton le plus tendre: O toi que j'ai connu +trop tard pour mon bonheur, je t'aime, je t'aimerai toujours! +Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je suivrai partout. + +Le comte, prévenu, prenait pour lui ce qu'elle adressait à +Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardait lui-même, mais +n'en était pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la +quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la +chanoinesse qu'elle coucherait dans un autre appartement. +Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des +rêveries continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya +chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit +partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le +médecin de la cour. Il crut devoir en même temps faire venir +le chambellan; mais ne voulant pas trop l'alarmer, il lui +manda simplement qu'il le suppliait de se rendre tout de suite +à Ronnebourg pour une affaire de la dernière importance. + +Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste, +auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s'éloignait qu'à +regret. Peu de temps après, un médecin des environs arriva. Le +comte connut bientôt son ignorance, et n'en fut que plus +alarmé. Le docteur affirmait que c'était la petite vérole, la +chanoinesse affirmait que Caroline l'avait eue à Rindaw dans +son enfance, elle en indiqua même quelques traces légères qui +ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire +augmentaient à chaque instant, et, le troisième jour de la +maladie, elle parut dans le plus grand danger. + +Qu'on se représente l'état affreux du comte, éloigné de tout +secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, il +était impossible que le médecin de Berlin fût là avant le +septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans +l'anxiété la plus cruelle, s'attendant à chaque instant à voir +expirer celle qu'il adorait. + +Cette maladie, en redoublant son intérêt, avait redoublé son +attachement. Les soins assidus qu'il prenait de Caroline, la +douceur, la patience qu'elle montrait dans le moments où elle +était à elle, ce qu'il entendait dire aux femmes qui la +servaient, tout y ajoutait à chaque instant. Au tourment +d'avoir à trembler pour ses jours, se joignait encore celui de +se reprocher tout ce qu'elle souffrait. Il était convaincu que +l'espèce de violence qu'on lui avait faite, sa crainte de +vivre avec lui, sa passion pour Lindorf, ses combats entre +cette passion et son devoir, étaient l'unique cause de ses +maux. + +Ce fut dans un de ses moments de douleur, d'amour et de +remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le voeu +solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie était +conservée. -- (Dieu qui m'entendez, dit-il en élevant les mains +au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de +l'amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le +mien, et de la céder à celui qu'elle aime.) + +Caroline n'était pas alors en état de l'entendre. Sans doute +elle l'eût prié d'être moins généreux; mais depuis vingt-quatre +heures elle avait perdu connaissance. Par bonheur, le +premier médecin de la cour arriva ce soir-là. Il ne dissimula +point le danger extrême où il trouva la malade, et qu'il n'y +avait d'espoir que dans sa jeunesse; cependant il lui +administra des secours qui n'avaient été que trop retardés et +déclara que si le neuvième et le treizième jour se passaient +sans accident, il y aurait quelque espérance, mais que +jusqu'alors il n'en pouvait donner aucune. + +Le comte, en proie à la douleur la plus vive, fut encore +obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont +l'affreuse inquiétude n'était pas le moindre des tourments +qu'il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnait, d'un +côté, la facilité de lui en imposer sur l'état de la malade, +c'était un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisait +demander vingt fois par jour, lui répétait sans cesse les +mêmes questions, exigeait les plus grands détails. + +Lorsqu'il rendait quelques soins à Caroline, ou bien qu'excédé +de fatigue, il prenait quelques instants de repos, c'était +toujours les moments où elle venait auprès de lui, ou le +faisait prier de passer auprès d'elle. On avait une peine +inouïe à la retenir loin de la malade, qu'elle tourmentait +sans lui être d'aucun secours; le comte seul pouvait obtenir +qu'elle s'en éloignât. Elle n'était tranquille que lorsqu'il +causait avec elle; et lui, qui n'aurait pas voulu quitter une +minute le chevet de Caroline, gémissait d'y être souvent +obligé. + +Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur +dont lui seul pouvait être capable, et se trouvait bien +dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la +plus adorée des femmes. + +C'est alors qu'il eut une véritable reconnaissance pour la +chanoinesse de la lui avoir amenée; car il croyait que sa +maladie avait une cause bien plus éloignée que l'émotion de +cette arrivée, qui pouvait tout au plus l'avoir décidée, mais +qu'il attribuait en entier à sa passion pour Lindorf et au +regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la +retraite, son projet d'y passer sa vie; tout le confirmait +dans cette idée.... Il relut dix fois la dernière lettre qu'il +avait reçue d'elle, et l'interpréta en entier d'après ce qu'il +s'était persuadé: pourvu que nous soyons séparés, répétait-il +douloureusement. Chère et cruelle Caroline! Mais non, c'est +moi qui serais le plus cruel, le plus barbare des hommes, si +j'élevais plus longtemps une injuste barrière entre deux êtres +que je chéris presque également, et que je conduirais au +tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m'entendre! que +ne puis-je vous réunir! Il ne doutait pas non plus que ce ne +fût de Lindorf qu'elle parlait à la troisième personne, _en +regrettant de n'avoir pu faire son bonheur_..... Oui, tu le +feras, disait-il. Le mortel que tu préfères doit être +souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l'être? +Un vain système m'avait égaré, et je dois m'en punir. Mais +s'il était trop tard; si Caroline nous était ravie; si cette +mort qui la menace n'empêche de réparer?... Il ne peut +soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouvelle à +chaque instant. + +Le chambellan, qu'on avait moins pressé que le médecin, +n'arriva que le lendemain au soir: peut-être même ne serait-il +venu aussitôt: mais la lettre du comte l'avoir trouvé prêt à +partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se +rendre à l'invitation de son gendre, dont il était loin de +soupçonner le motif. C'était un des jours de crise de la +malade. Son époux ne l'avait pas quittée, et ne pensait plus +du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par +les gens, qui lui dirent que M. le comte est auprès de sa +femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix: +Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l'ignore! Où +est-elle, que je l'embrasse? -- Hélas! monsieur, vous la voyez, +lui dit le comte en la lui montrant. Elle était mieux; nous +commencions à nous flatter...., mais je crains que.... En +effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux +étonnés, regarde autour d'elle, se voit dans une chambre +inconnue; son père, son mari, sont près d'elle, les reconnaît +tous les deux, n'a pas la force de supporter tant d'émotions à +la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le +premier. + +Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte +conduit le chambellan consterné auprès de la chanoinesse; mais +bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et +les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le +débarrasserait du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut +pas pour longtemps. A peine furent-ils seuls, qu'elle se +plaignit amèrement du long mystère qu'on lui avait fait du +mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de +ce qu'elle ne l'avait pas informé de ce voyage. Enfin de +plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent +presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut +obligé d'aller mettre la paix. Il les trouva tous deux agités +de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquants, +toujours en s'appelant par habitude, mon cher chambellan et ma +chère baronne. + +Dans tout autre moment, cette scène aurait amusé le comte; +mais il ne pensa qu'à la faire cesser et à rétablir la bonne +harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu'il y parvint; il fallut +même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. A ce +souvenir, la chanoinesse s'attendrit. Le chambellan résistait, +mais le comte ayant placé à propos le mot des _obligations_ +qu'il avait et pouvait avoir encore à son amie, il fut à son +tour si touché de ce motif pour l'avenir, qu'il s'approcha +d'elle en la priant d'excuser sa vivacité. Elle lui tendit la +main avec dignité et tendresse, en lui disant qu'il abusait de +l'empire qu'il avait sur elle: il la baisa respectueusement; +la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade. + +Il est inutile d'entrer dans le détail de tout ce qu'il +souffrait pendant ces jours d'incertitude et de douleur. Tout +lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère le +comprendra facilement. Plus il prenait sur lui, plus son âme +était déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie, +il ne lui fut plus possible de s'éloigner un seul instant, ni +le jour ni la nuit: il les passait sur un fauteuil auprès du +lit de Caroline; et si la nature exigeait de lui quelques +minutes d'un sommeil pénible, il se réveillait bientôt avec la +mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui était devenue +l'unique objet qui l'attachait à la vie. + +Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant +décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut +que le comte en supportât seul tout le poids. Il n'avait point +dit au chambellan ni à la baronne que peut-être le soir ils +n'auraient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit +auprès d'elle. + +Qu'ils furent ardents les voeux qu'il adressait au ciel pour +qu'elle lui fût rendue! Avec quel transport il pressait contre +ses lèvres et serrait contre son coeur cette main faible et +brûlante! Comme ses yeux se remplissaient de larmes en +s'arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animait +encore, et qui peut-être allaient se fermer pour jamais! + +Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu'elle faillit +à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu'à moins d'un miracle +elle ne passerait pas le jour. Le comte, hors de lui-même, +abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus longtemps +ce triste spectacle, ni s'arracher d'auprès du lit de cette +chère mourante, avait encore la cruelle tâche de préparer le +père et l'amie de Caroline, à l'affreux événement qui +s'approchait. Il les avait toujours tellement rassurés, que, +loin de le redouter, ils étaient alors dans une sorte de +sécurité qui leur aurait rendu ce coup mille fois plus +terrible. + +Le comte leur avait promis de passer avant la nuit dans leur +appartement. Il sortit donc pour y aller; mais, effrayé de ce +qu'il avait à leur apprendre, il s'arrêta quelques instants +dans l'antichambre pour rassembler et recueillir ses forces. +Ah! pensait-il, si ce malheureux père sentait comme moi tout +le poids du remords! Si l'idée d'avoir sacrifié sa fille se +joignait à la douleur de la perdre, pourrait-il la +supporter?... Caroline, Caroline! tes bourreaux pleurent, et +tu meurs! Mais tu ne seras que trop vengée, et les tourments +que j'éprouve sont bien au-dessus de la mort. + +Pendant qu'il hésitait s'il entrerait, le valet de chambre de +Lindorf, qui l'aperçut, vint à lui avec empressement, et lui +dit qu'il avait à lui parler. Il avait reçu le matin une +lettre de son maître, qui l'attendait à Hambourg, d'où il +comptait s'embarquer pour l'Angleterre. Varner partait cette +nuit même pour le joindre, et n'attendait plus que les ordres +de monsieur le comte. + +Au lieu de lui répondre, le comte le regardait en silence, +d'un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de +l'attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce +qu'il devait faire. Ecrire à Lindorf! dans quel moment! et que +dois-je lui dire? Irai-je plonger dans son coeur le poignard +qui déchire le mien? Le ferai-je revenir pour le voir expirer +de douleur sur le tombeau de celle qu'il adore? Mais, dit-il +en se reprenant, quelle idée vient me frapper tout à coup? Si +Caroline..., si c'était à l'amour que ce miracle que je n'ose +espérer était réservé; s'il était temps encore...; si la +présence de Lindorf?... Grand Dieu! vous m'entendez; quelques +jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. -- Je ne sais +quel rayon d'espoir s'insinua dans son coeur; il écouta ce +qu'il lui dictait, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu +de mots: + +"Partez à l'instant, mon cher Lindorf, et faites la plus +grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est +absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous +ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès +que j'ose espérer. Lindorf, pourquoi nous avoir quittés? +pourquoi vous défier du coeur de votre ami? Mais les instants +sont précieux, n'en laissez pas écouler un seul avant de vous +mettre en route; je regrette même ceux que j'emploie à vous le +demander. Je vous connais, Lindorf; un seul mot de moi +suffisait... Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas, +venez ici en droiture; si vous me rencontrez, je vous parlerai +et nous ne nous quitterons plus." + +"EDOUARD DE WALSTEIN." + +Ronnebourg. + +Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant +de partir à l'instant, de ne s'arrêter que pour changer de +chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la +maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette +affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d'état de venir. S'il +avait le malheur de perdre Caroline avant l'arrivée de +Lindorf, et de lui survivre, il voulait le prévenir, aller +au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir, +et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets. + +Le comte était destiné, dans cette journée, aux sensations les +plus pénibles. Il allait rentrer chez Caroline, lorsqu'on lui +remit un paquet de lettres que son courrier venait d'apporter +de Berlin. Il l'ouvrit machinalement. C'étaient des lettres +d'affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût +alors l'intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant +leur lecture à un moment plus tranquille, s'il pouvait en +avoir. Il y en avait de Berlin et de Pétersbourg. Dans le +nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avait +l'air d'être de la main de Caroline, et ressemblait exactement +à celle qu'il avait reçue d'elle il y avait peu de temps. Il +la prend avec émotion et surprise; il l'examine, et voit +qu'elle lui était adressée à Pétersbourg, et qu'on la lui +renvoie. Il regarde le cachet; c'était bien celui de Caroline. +Il le rompt d'une main tremblante, et lit cette lettre qu'on a +déjà vue, cette lettre écrite dans le premier moment de son +désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d'avoir lu le +cahier, et que, depuis cette lecture, elle s'était tant de +fois reproché d'avoir tracée. Ce n'était, hélas! qu'une +conformation de son malheur et de la haine de Caroline... +Mais, grand Dieu! qu'elle était cruelle! et dans quel affreux +moment la recevait-il! Quelle impression douloureuse et +profonde dut lui faire cette phrase: _Je crois plus généreux, +monsieur le comte, de vous avouer à présent mes sentiments, +que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse +victime de l'obéissance: ce spectacle n'est pas fait pour +votre coeur_. Grand Dieu! s'écria le comte en se précipitant à +genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline, +souffrirez-vous qu'elle périsse cette innocente et malheureuse +victime? Dieu, prenez ma vie, et sauvez la sienne. Il acheva +cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçait le poignard +dans son coeur. Que ne l'ai-je reçue plus tôt! elle serait +libre, heureuse, et je n'aurais pas à trembler pour ses jours! + +Quand il eut un peu calmé l'extrême agitation où cette lecture +l'avait mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec +l'espoir que des voeux si ardents et si sincères seraient +exaucés, que cet objet adoré lui serait rendu, qu'il pourrait +assurer pour jamais son bonheur. Mais quel spectacle s'offre à +ses yeux! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne +venait point, s'était fait conduire dans la chambre de la +malade. Elle ne pouvait la voir, mais assise à côté de son +lit, elle tenait une de ses mains, et la conjurait de lui +marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un +mot, qu'elle la reconnaissait. + +Caroline, faible, inanimée, paraissant environnée des ombres +de la mort, ne voyait rien, n'entendait rien, ne donnait aucun +signe de vie; et sa malheureuse amie se livrait au désespoir +le plus affreux. Leurs femmes, debout de l'autre côté du lit, +fondaient en larmes; quelques pas plus loin, le chambellan, +renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, était +absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il +sentait que les richesses et les honneurs ne suffisent pas +pour être heureux, et se repentait trop tard de leur avoir +sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui, +regardait cette scène de douleur, paraissait avoir abandonnée +Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie. + +A ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que +c'en était fait, qu'il avait tout perdu et que la plus aimable +des femmes n'existait plus. Toute sa fermeté, toute sa +philosophie l'abandonnent: un frisson mortel parcourt ses +veines, et lui fait espérer qu'il va la suivre. Il se +précipite sur ce lit de mort, colle sa bouche sur cette bouche +glacée, et ne s'aperçoit pas qu'elle respire encore. O +Caroline! dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être +vengée! Il allait sortir dans l'égarement le plus affreux, et +qui peut-être l'aurait conduit à terminer ses jours; mais le +chambellan et le médecin l'arrêtèrent. Ce dernier lui jure que +la comtesse vit encore, et qu'il n'a pas même absolument perdu +tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement, +suite naturelle de la crise affreuse qu'elle vient d'essuyer. +Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d'un +sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j'ose +presque assurer qu'elle sera hors de tout danger; mais j'avoue +que, vu sa grande faiblesse, ce réveil est incertain. + +Ah Dieu! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux +mains, il serait donc possible... Si elle nous est rendue, ma +vie, ma fortune entière suffiront-elles?... -- Dans ce moment, +monsieur le comte, mon art est impuissant, et tout secours +serait inutile; il faut l'abandonner à la nature, à son +tempérament, qui doit être bon, puisqu'elle a résisté jusqu'à +présent, et aux soins de l'amour, qui seront plus efficaces +que les miens... Nous allons vous laisser avec elle. Venez, +monsieur le chambellan; je vais vous ramener chez vous. Donnez +à votre gendre l'exemple du courage. Il allait l'emmener; mais +une autre scène, une autre émotion les attendaient encore. + +On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que +tout ceci se passait. Hélas! l'infortunée, soit qu'elle n'eût +pu résister à son saisissement, à l'idée d'avoir perdu sa +Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce +moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une +apoplexie foudroyante et dont personne ne s'était aperçu, +venait de la frapper à l'instant même. On la trouva renversée +à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore quelque +légers signes de vie; on la transporta tout de suite chez +elle. Les secours furent prompts, mais inutiles; elle expira +quelques minutes après sans avoir repris connaissance. + +Un tel événement était bien propre à faire une triste +diversion à l'objet dont ils étaient tous occupés. Le comte +même oublia quelques instants sa douleur, pour ne penser qu'à +celle de Caroline lorsqu'elle ne retrouverait plus son amie; +puis, se rappelant tout à coup le danger où elle était +elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien +heureuse de n'avoir pu survivre à ce qu'elle aimait. + +Le chambellan était véritablement atterré, moins du regret +d'avoir perdu son ancienne amie que de la crainte de la suivre +bientôt. Il était plus âgé qu'elle, et cette mort subite +l'avait tellement frappé, qu'il crut aussi n'avoir plus que +quelques instants à vivre. Dans l'espace de dix minutes, voir +sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, et son amie +rendre le dernier soupir..., c'en est assez pour effrayer un +vieillard qui tenait à la vie en proportion de son attachement +à ses biens et à ses emplois. -- Je sens que je suis très-mal, +disait-il à chaque instant. + +Le comte, qui vit bien que le danger n'était pas pressant, le +recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la +chanoinesse à ceux des femmes qu'elle avait amenées et de ses +gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur +celle qui avait élevé Caroline, et que son amitié pour elle +conduisait au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère +mourante, renvoya ceux qu'il y trouva, et s'approcha de son +lit avec un saisissement qui lui parut l'avant-coureur de tout +ce qu'il avait à craindre. Elle était encore dans un état de +stupeur, d'anéantissement si profond, qu'elle ne s'était point +aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avait +occasionné autour d'elle. Elle paraissait plongée dans un +sommeil effrayant, même par l'excès de sa tranquillité. Ce +n'était qu'à un léger soulèvement de poitrine qu'on pouvait +connaître qu'elle existait encore; et ce mouvement presque +imperceptible, le comte s'imaginait le voir diminuer à chaque +instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes coulaient +de ses yeux sans qu'il s'en aperçût lui-même. Il passait à +chaque instant ses mains tremblantes ou sur le sein ou sur la +bouche de Caroline, pour s'assurer qu'elle respirait encore. +Il les retirait avec effroi, les joignait ensemble, les +élevait au ciel, et disait avec ardeur, à demi-voix: Que ne +puis-je mourir pour elle ou avec elle! + +D'autres fois, fixant ce visage pâle, mais toujours charmant, +ces traits qui conservaient encore leur forme enchanteresse, +il éprouvait un sentiment si vif d'amour, de douleur, de +regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé, +n'en a peut-être jamais inspiré de tels Ange du ciel, disait-il +alors en collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure, +âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de +ce cruel époux qui t'a conduite au tombeau! Tu meurs sans lui +pardonner, sans savoir que tu pouvais encore être +heureuse!..... Et toi, malheureux Lindorf...., où es-tu +pendant que ta Caroline expire? Tu l'aurais rendue à la vie; +et même, en te la donnant, je t'aurais dû plus que la +mienne..... + +Dans d'autres moments, absorbé dans sa douleur au point d'en +perdre presque la raison, il n'avait aucune idée distincte; il +se levait, se promenait dans la chambre avec égarement; puis +tout à coup se reprochant comme un crime de s'éloigner d'elle +une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se +rapprochait avec impétuosité... C'est ainsi que s'écoula la +plus cruelle des nuits; et malgré tout ce que le comte avait +souffert, elle lui parut bien courte. Les premier rayons de +l'aurore allaient sans doute annoncer cet affreux moment dont +il n'osait plus douter; l'arrêt du médecin ne lui sortait pas +de l'esprit... _Si elle se réveille, elle sera hors de tout +danger; mais ce réveil est incertain;_ et cette cruelle +incertitude, il n'avait plus même le bonheur de l'avoir; toute +espérance était anéantie. Plus ce sommeil se prolongeait, plus +il était convaincu que c'était celui de la mort. + +Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime; il +écoute, il s'approche, il n'en peut plus douter. Le mouvement +de sa poitrine devient plus fort, plus pressé... Un soupir +s'échappe... Ah! sans doute c'est le dernier! Le voilà cet +instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur +elle, et la presse avec force dans ses bras, comme pour +l'arracher à la mort, ou pour expirer avec elle. + +O douce surprise! ce corps inanimé qu'il soulève se prête à ce +mouvement et paraît s'aider; cette tête penchée se relève +doucement; ces bras étendus s'arrondissent et se croisent l'un +sur l'autre; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une +faible teinte; ces yeux, qu'il croyait fermés pour jamais, +s'ouvrent à demi: Caroline enfin est assise. Caroline vit, +respire, regarde autour d'elle, cherche à se reconnaître, à +rappeler ses idées. Ses regards s'arrêtent longtemps sur le +comte, d'abord avec étonnement, mais sans aucun effroi; puis, +avec un doux sourire, tel que celui d'un enfant qui se +réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa mère, elle +lui tend une main qu'il saisit avec transport.... + +Ah! ce qu'il éprouvait ne peut s'exprimer...: c'est passer en +un instant du comble du malheur à la félicité suprême. A peine +peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit, +il dévore tous les mouvements de Caroline; il presse sa main +contre son coeur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit +d'une voix altérée par l'excès de son émotion: _Si elle se +réveille, elle est hors de tout danger_.... O Caroline! ô mon +dieu!... serait-il vrai qu'elle nous est rendue? Chère Caroline! +un mot, un seul mot; que j'entende seulement votre voix. +Dites, serait-il possible que vous eussiez reconnu cet époux, +ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous +rendre heureuse? -- Oui, monsieur le comte, je vous reconnais +bien, dit-elle d'une voix faible; il n'y a que vous au monde +capable de tant de soins, d'une bonté, d'une générosité si +soutenues... Mais où suis-je? Je ne puis me rappeler... -- +Chère Caroline, ne pensez qu'à votre santé; elle seule doit +vous occuper. Soyez tranquille; vous êtes chez un ami, avec un +ami; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que +j'appelle le médecin. + +Il allait tirer le cordon lorsque Caroline l'arrêta en posant +sa main sur son bras. -- Encore un seul mot, monsieur le comte, +et je ne dirai plus rien. Je vous promets d'être docile; mais +il faut absolument que je vous demande encore une seule +chose... Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici? est-elle +bien?... Mon dieu! que je dois l'avoir inquiétée!... Et +mon père? j'ai une idée confuse de l'avoir entrevu il n'y a +pas longtemps. -- Il est ici; dans quelques heures vous le +reverrez. -- Et ma chère baronne? -- Elle nous a quittés. On a +craint que sa santé ne souffrît; nous l'avons engagée.... -- +Ah! vous avez bien fait; mais où est-elle? A Rindaw, j'espère? +-- Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son +idée. Ne craignez rien pour elle; elle est bien; elle est +heureuse; elle ignore le danger où vous avez été... O +Caroline! ne songez qu'à le faire cesser entièrement; pensez +que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère +Caroline! ce motif ne suffira-t-il pas? + +Un domestique parut. Le comte donna l'ordre d'appeler le +médecin, ferma les rideaux du lit, s'assit à côté, ne dit plus +rien, et, malgré le joie qui dilatait son coeur, il s'occupa +douloureusement des moyens de préparer Caroline à la mort de +son amie, et du chagrin dans lequel elle serait plongée +lorsqu'elle l'apprendrait. Il fallait surtout prolonger son +erreur jusqu'à ce qu'elle fût assez forte pour soutenir cette +épreuve. + +Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les +espérances que ce réveil avait données... Le pouls, quoique +très-faible, était excellent; tous les symptômes fâcheux +avaient disparu; tout annonçait une convalescence sûre, mais +qui demandait des ménagements et des soins infinis. Des soins! +dit le comte avec l'accent du sentiment... Caroline est si +bonne, si généreuse! elle s'y prêtera; elle sait combien de +vies elle conserve en ménageant la sienne; l'amitié, l'amour, +tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible se +réunira pour conserver des jours... -- Caroline, attendrie, +voulut répondre; le médecin lui imposa silence. Eh bien! dit-elle +doucement en regardant le comte, je ferai tout ce qu'on +voudra. + +Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista +sur la nécessité de cacher à la malade le mort de son amie: la +moindre émotion pouvait la replonger dans l'état affreux dont +elle sortait. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez +le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus. + +Un long sommeil, dont il sortait à peine, l'avait un peu +rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la +résurrection de sa fille acheva de le consoler tout à fait, +d'autant plus qu'il espérait bien qu'elle serait héritière de +la chanoinesse. Le comte, qui redoutait quelque imprudence de +sa part, et qui n'était pas fâché de se débarrasser d'un homme +dont le caractère égoïste et froid le révoltait à chaque +instant, lui persuada facilement que l'étiquette exigeait +qu'il accompagnât le corps de la baronne, qu'on allait +transporter à Rindaw, et qu'il lui rendît les derniers +devoirs. + +Cette triste cérémonie n'était pas fort de son goût; mais le +comte, voulant absolument le décider à partir, lui dit que le +testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il +convenait qu'il allât s'en assurer, veiller à ses intérêts et +prendre possession de cette terre... Cette raison lui parut si +forte qu'il ne balança plus, et demanda seulement à voir, +avant son départ, _madame le comtesse de Walstein_, car il +n'appelait plus sa fille autrement. Le comte, au contraire, +affectait de ne la nommer jamais que _Caroline_. Ils convinrent +ensemble qu'on lui dirait que le chambellan allait à Rindaw +apprendre à la baronne l'heureuse nouvelle de sa +convalescence, et que de là il lui serait aisé, dans ses +lettres, de la préparer peu à peu à ce triste événement. + +Son père fut donc introduit auprès de Caroline. Il lui +témoigna à sa manière le plaisir qu'il éprouvait de la voir en +aussi bon état, et de la laisser avec son époux, dont elle ne +pouvait trop reconnaître les soins. Il entra dans des détails +qu'elle ignorait encore; et lorsqu'il lui dit que depuis +plusieurs nuits le comte ne s'était pas déshabillé et n'avait +point quitté sa chambre, elle versa des larmes de +reconnaissance, et se tournant de son côté d'un air touchant +et confus: O monsieur le comte! lui dit-elle, quelle bonté! +quelle générosité! qu'auriez-vous donc fait pour une femme... +elle s'arrêta, n'osant articuler: _que vous aimeriez?_ Le comte +l'interpréta différemment et crut que c'était _qui vous +aimerait_. + +Ainsi ce deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, loin de +s'entendre, se préparaient encore bien des tourments. Toutes +les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le +conjurait de prendre quelque repos, lui assurait qu'elle +n'avait besoin de rien, il était persuadé qu'elle voulait +l'éloigner; que ses soins étaient un supplice pour un coeur bon +et sensible, qui ne pouvait plus les payer que par une froide +reconnaissance. Cette affreuse idée le faisait sortir avec un +empressement qu'elle attribuait, à son tour, à l'indifférence. +Chacun d'eux, brûlant d'amour, et convaincu de n'être pas +aimé, mettait sur le compte de la seule générosité, et tout au +plus de l'amitié, ce qui devait les éclairer sur leurs vrais +sentiments. Mais j'anticipe; revenons au chambellan. + +On a pu voir déjà qu'il savait très-bien altérer la vérité +quand son intérêt l'exigeait; il joua donc si bien son rôle +sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le +remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et +le conjura de se hâter de partir et d'aller la rassurer. + +Elle dit là-dessus des mots si touchants et si déchirants pour +ceux qui savaient que cette amie si chère n'existait plus, que +le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de +ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. +-- Eh bien! je me tairai; mais, mon père, dites-lui bien que +c'est pour elle, pour la revoir plus tôt. Dites-lui que sa +Caroline n'aspire qu'à ce bonheur...; dites-lui bien qu'elle +soit tranquille, que le plus généreux des hommes... + +Il était près d'elle, et l'interrompit en portant doucement la +main sur sa bouche; elle faillit la baiser cette main chérie; +ses lèvres en firent le mouvement... Je ne sais quelle crainte +l'arrêta, ni ce qu'elle éprouva; mais elle eut un léger +tremblement dont le comte s'aperçut, et qu'il fut loin +d'attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d'emmener le +chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de +poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. +Sa femme de chambre, les gens qu'elle avait amenés, d'autres +que le comte y joignit, l'escortèrent; la femme de chambre de +Caroline et son laquais restèrent à Ronnebourg auprès de leur +maîtresse. + +Le médecin, qui ne pouvait s'absenter longtemps de Berlin, +voulait y retourner. A force de prières et de libéralités, le +comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne +quitter sa malade que lorsqu'il n'y aurait plus la moindre +apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce +point: chaque jour la voyait renaître. Déjà elle commençait à +se lever, à faire quelques pas, appuyée sur le bras du comte. +Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le +chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances. + +Voilà donc le comte seul à Ronnebourg avec sa Caroline. _Sa +Caroline!_... Etait-elle à lui? Hélas! il ne la regardait plus +que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D'après son +billet, il était persuadé que Lindorf arriverait au premier +jour; ne l'aurait-il donc fait revenir que pour le rendre +témoin de son union avec celle qu'il adorait? Et Caroline, +cette sensible Caroline, qu'une passion combattue avait +conduite au bord du tombeau, lui ramènerait-il l'objet de +cette passion pour en exiger le sacrifice? Il n'en eut pas +même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le +serment qu'il avait prononcé lorsqu'elle était mourante, à +rompre le noeud qui l'attachait à lui, à l'unir à Lindorf, il +n'attendait que son arrivée pour leur apprendre ses intentions +généreuses, et le bonheur qu'il leur préparait. Mais +redoutant, même pour Caroline, l'excès de ce bonheur, il +voulait la préparer insensiblement, et surtout cacher avec +soin à cette âme sensible et reconnaissante combien il lui en +coûtait de renoncer à elle... Elle croit à présent me devoir la +vie, disait-il, et se sacrifierait sans balancer à mon +bonheur... Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée +à ce cruel sacrifice. C'est moi seul qui dois, qui veux le +faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux; +tu ne liras jamais dans ce coeur qui t'adore; tu ne verras, tu +ne soupçonneras que mon amitié: mais si tu m'accordes la +tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je +en effet malheureux?... Ah! Caroline, Caroline! toi seule au +monde pouvais me faire sentir qu'on peut l'être en remplissant +tous ses devoirs... Pour renoncer à toi sans mourir, il ne +fallait ni te revoir ni te connaître... + +D'après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont +il se promit de ne point s'écarter jusqu'à l'arrivée de +Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne des soins +qu'exigeait la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de +les lui rendre, il les continua avec l'attention la plus +soutenue; mais il sut presque toujours éviter d'être seul avec +elle. Lorsqu'il s'y trouvait par hasard, il employait ces +moments, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui +jouer de la flûte, sur laquelle il excellait. Des sons +mélodieux pénétraient dans l'âme de Caroline; ils y portaient +un attendrissement dont elle ne cherchait pas à se défendre. + +Dans la convalescence, le coeur est plus faible, plus tendre, +plus susceptible d'impressions; à mesure qu'on renaît, on +s'attache aux objets qui nous font aimer la vie; et chaque +jour, chaque instant l'attachaient davantage à cet époux si +aimable, complaisant, si digne d'être adoré. Son goût, ou, si +l'on veut, son inclination pour Lindorf, n'avait fait que +développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont +elle éprouve seulement aujourd'hui toute la force. Longtemps +caché sous le nom de l'amitié, elle ne s'était avoué ce +penchant pour Lindorf qu'au moment où elle avait cessé de le +voir; elle ne connaissait de l'amour que la douleur et les +remords. A présent, elle sent tout le charme d'un attachement +autorisé par le devoir, elle s'y livre entièrement. Le bonheur +et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans +doute il m'aime, il m'a pardonné, disait-elle, et elle se +faisait répéter par sa femme de chambre toutes les preuves +d'attachement qu'il lui avait données pendant sa maladie. Ces +nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir +lorsqu'il crut l'avoir perdue, tout le traçait en traits de +feu dans le coeur de Caroline; tout concourait à augmenter un +amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu'elle n'osait +témoigner que sous le nom de reconnaissance. + +Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses +mouvements, à toutes ses paroles, elle ne fut pas longtemps +sans remarquer l'air gêné et contraint qu'il avait avec elle, +son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et +toute conversation relative à eux-mêmes, à leur position. Dès +les commencements de sa convalescence, il lui avait dit que +son ami Lindorf était en voyage et ne tarderait pas à revenir, +et qu'en attendant il pouvait disposer de son château. + +Caroline, trop faible alors pour entrer dans aucune +explication, n'avait pu entendre ce nom, et surtout ce projet +de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble, qui +ne furent que trop remarqués, et qui confirmèrent les idées et +les projets du comte. De son côté, elle crut voir qu'il +l'examinait et n'en fut que plus interdite. Combien de fois +depuis elle se reprocha de n'avoir pas saisi ce moment pour +lui ouvrir son coeur, de n'avoir pas eu la force de lui avouer +et les sentiments qu'elle avait eus pour Lindorf, et ceux qui +leur avaient succédé! + +Mais ce secret lui appartenait-il en entier? Et quand Lindorf +s'éloignait d'elle, se sacrifiait pour elle, était-il permis à +Caroline de risquer d'altérer par un tel aveu l'amitié que le +comte avait pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui +pouvait à la fin se lasser d'un attachement qui lui avait été +si funeste?.... + +Ces réflexions n'échappaient pas à la Caroline, d'autres +encore s'y joignaient et la retenaient. Comment oser dire la +première au comte qu'elle l'adore, lorsqu'elle doute qu'elle +soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour?... La +conduite actuelle du comte démentait absolument celle qu'il +avait eue pendant sa maladie; elle ne savait plus comment +expliquer ni l'une ni l'autre.... S'il ne m'aime pas, pensait-elle +sans cesse, d'où venait cette crainte de me perdre, ce +désespoir qui faillit lui coûter la vie? Pourquoi ces +transports si doux, si touchants quand je lui fus rendue?.... +Je vois encore ces larmes de joie; j'entends encore ces +expressions si vives et si tendres, que l'amour seul peut +dicter... Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus? +Pourquoi, depuis que je pourrais si bien l'entendre et lui +répondre, semble-t-il éviter de me parler, d'être seul avec +moi? Ah! sans doute la pitié seule, dans cette âme si +généreuse, excitait ce que j'ai pris pour les transports de +l'amour. A mesure qu'elle passe, la haine et le ressentiment +reprennent le dessus..... Cher comte! cher époux! si tu lisais +dans mon coeur, si tu voyais mon amour, mon repentir, tu n'y +serais pas insensible; tu me pardonnerais, tu m'aimerais peut-être, +et nous serions heureux. Alors elle couvrait de baisers +et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avait détaché +de son cou et caché avec soin, lorsqu'elle s'évanouit en +arrivant à Ronnebourg. Elle le redemanda dès qu'elle eut +repris la connaissance, et il devint son bien le plus +précieux. + +Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, +elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à +s'expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronnebourg; +et ce désir n'était point une feinte. Elle se voyait avec +regret dans un lieu dont tout devait l'éloigner, et qui lui +rappelait une erreur qu'elle se reprochait excessivement. Ce +que le comte lui avait dit du prochain retour de son ami +l'alarmait aussi; elle n'en pouvait comprendre le motif, mais +quel qu'il fût, il serait également affreux pour elle et pour +lui de la retrouver à Ronnebourg. Elle ignorait à quel point +le comte était instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortait +de sa bouche; il gardait également le plus profond silence sur +lui-même; il ne lui parlait ni de la lettre qu'il lui avait +écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du +séjour où Caroline devait habiter dans la suite, de rien enfin +de ce qui les regardait. + +Sans cesse occupé de ce qui pouvait l'amuser et lui plaire, +ses soins étaient ceux de l'amour, et son langage celui de +l'indifférence. Quelquefois, lorsqu'il lui faisait une lecture +intéressante, ou qu'il jouait sur sa flûte quelque chose +d'expressif, ils s'attendrissaient tous les deux jusqu'aux +larmes. Dès que le comte voyait couler celles de Caroline, il +se hâtait de sortir, de se dérober à une émotion dont il n'eût +pas été le maître. Il allait ou s'enfoncer dans l'endroit le +plus solitaire du parc, ou s'enfermer dans son cabinet, et là +il donnait un libre essor à sa douleur et aux sentiments qui +l'oppressaient. + +Heureux Lindorf! disait-il, sentiras-tu tout le prix de ton +bonheur et du sacrifice que je te fais? Viens les essuyer ces +larmes que ton souvenir fait sans doute couler; qu'avant +d'expirer je voie Caroline heureuse. + +Il se reprochait alors de lui laisser ignorer si longtemps le +sort qu'il lui préparait; de ne pas lui dire: Lindorf, ce +Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais +pouvait-il lui donner ce doux espoir avant d'être sûr qu'il +serait réalisé? Lindorf n'écrivait point.... Si la mort +n'avait épargné Caroline que pour frapper son amant!... si +Lindorf n'existait plus!.... Le sang se glaçait dans les +veines du comte. Dieu! disait-il, vous avez exaucé mes voeux +quand je vous implorais pour Caroline, écoutez-les encore +quand je vous invoque pour mon ami. Qu'il revienne, qu'il soit +heureux, que je sois la seule victime. + +Une lettre qu'il reçut alors de sa soeur, la jeune comtesse +Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre +qu'elle serait aussi malheureuse que lui. Nous allons la +donner cette lettre si naïve, si touchante, faire partager à +nos lecteurs l'attendrissement du comte en la lisant, et les +intéresser au sort de cette aimable enfant qu'on n'a fait +qu'entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui, par ses +grâces, son charmant caractère, et la place qu'elle doit +occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu'on s'occupe +d'elle pendant quelques instants. Voici donc ce que l'aimable +petite comtesse écrivait à son frère: + +Dresde, ce 14 novembre 17... + +"On m'assure que le meilleur des frères est de retour; mais je +ne puis le croire... Je connais son coeur, il l'eût conduit +d'abord auprès de sa pauvre Matilde; il m'aurait écrit du +moins; et sa lettre et la certitude qu'il n'est pas au bout de +monde m'auraient un peu consolée. O mon bon frère! combien ou +m'a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, +que j'ai maudite mille fois! Qu'auriez-vous dit si vous n'avez +pas retrouvé votre petite Matilde? Car, je vous l'avoue, +j'aimerais mieux mourir mille fois que de consentir à ce +qu'ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il +m'adore...; voilà ce qu'on me dit du matin jusqu'au soir... +Tout cela se peut; mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Il +n'est pas..., il n'est pas M. de Lindorf, et c'est n'être rien +pour moi... Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que +votre petite soeur sait aimer, sait être constante, et que sa +légèreté ne va pas jusqu'à son coeur. Hélas! elle est bien +passée cette gaieté folle dont vous plaisantiez quand vous +vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes +sentiments. Je l'ai conservée longtemps, parce que la +tristesse ne sert à rien, et qu'elle m'ennuie; d'ailleurs, +j'avais pris mon parti. Sûre du coeur de Lindorf, de votre +appui et de ma fermeté, il me semblait que je n'avais rien à +craindre: à présent, je crains tout, et je n'espère plus qu'en +vous seul. M. de Zastrow m'obsède, ma tante me persécute, mon +ami ne m'écrit plus...: et vous aussi, mon frère, +m'abandonnerez-vous? Je me jette dans vos bras; je vous +appelle à mon secours..... Venez protéger un amour que vous +avez fait naître, et qui ne finira plus qu'avec ma vie. N'est-ce +pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf? +Pensez combien de fois vous m'avez dit: Aime Lindorf, ma +petite soeur; aime-le comme moi-même. Oh! comme j'ai bien obéi! +Oui, je l'aime non-seulement comme l'ami de mon frère, mais +comme le seul homme à qui je veuille appartenir et sans qui la +vie m'est insupportable. Je ne puis croire que son silence +soit une preuve d'inconstance ou d'oubli; vous étiez en +voyage, il n'aura su par qui m'envoyer ses lettres. Non, je ne +veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de +lui; car celui-là je ne pourrais le supporter. + +"Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre +Matilde, vous ne la reconnaîtriez pas. Je ne ris plus, je ne +chante plus; je pleure toute la journée, et je crois que +bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces +_petites pommes d'api_ que vous aimiez tant à baiser... Venez, +venez me rendre tout ce que j'ai perdu: ma gaieté, mon +bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si +chéri et si digne de l'être. Ah! si vous étiez marié, avec +quel transport j'irais vivre avec vous et votre femme! +Pourquoi ne l'êtes-vous pas? Mariez-vous donc bien vite; vous +ferez deux heureuses, elle et votre + +"MATILDE D. W. + + +"Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me +conserver à votre ami, à celui que vous m'avez choisi, ou je +ne réponds pas de ce que je ferai." + +Eh! grand Dieu! dit le comte en finissant cette lettre tous +les sentiments qui devaient faire les délices de ma vie en +deviendront-ils le tourment? Trompé par la vivacité de sa +soeur, par cette gaieté, suite de l'innocence de son âge et de +la fermeté de son caractère, il avait jugé qu'elle aimait +Lindorf faiblement et que les soins de M. de Zastrow +effaceraient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, +en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers +sentiments, déchira l'âme sensible du comte, d'autant plus +qu'il avait à se reprocher, et la connaissance de Lindorf avec +sa soeur, et cet attachement si vif qu'elle lui conservait, et +qui ne pouvait plus que la rendre malheureuse. Il savait bien +qu'il n'avait qu'à dire un mot pour engager Lindorf à épouser +Matilde, et que ce mariage lui assurait en même temps la +possession de Caroline. Lindorf n'avait rien à lui refuser, et +il voyait Caroline trop pénétrée de tout ce qu'elle lui +devait, pour n'être pas sûr de son aveu, et pour craindre +encore sa répugnance; mais il n'était pas dans le caractère du +comte, il ne pouvait pas même entrer dans sa pensée d'abuser +des droits que lui donnait la reconnaissance sur Caroline et +sur Lindorf, et d'exiger un tel sacrifice pour assurer son +bonheur et celui de sa soeur. + +D'ailleurs, un bonheur qui n'aurait pas été partagé ne pouvait +en être un pour lui. Il pensait de même pour Matilde; et rien +n'aurait pu l'engager à l'unir à quelqu'un dont elle n'aurait +pas possédé le coeur en entier. Il résolut donc, sans lui +découvrir un secret qui demandait de trop longs détails, de la +préparer doucement à renoncer à Lindorf; et voici ce qu'il lui +répondit. + +_Lettre du comte_ DE WALSTEIN _à sa soeur_. + +Ronnebourg. + +"Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie; votre +frère, votre ami vous est rendu, et vous savez bien que les +sentiments qui l'attachent à vous sont inaltérables; ils +tiennent à son existence. L'amour fraternel, le plus doux et +le plus durable des amours, n'est point sujet à des +révolutions: tout, entre nous deux, doit l'entretenir, +l'augmenter, et jamais rien ne pourra l'affaiblir. Ces bons +amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première +place dans notre coeur. Je n'aurais pas cru, ma chère Matilde, +qu'il fût possible d'ajouter à mon attachement pour vous, et +que vous eussiez pu m'intéresser davantage; et cependant votre +lettre, vos chagrins ont produit cet effet. Ce n'est plus une +enfant que j'aime, parce qu'elle m'appartenait et qu'elle +était aimable; c'est une amie, une tendre amie dont je partage +tous les sentiments, à qui je sais gré de sa confiance, à qui +je veux, à mon tour, donner toute la mienne, et lui demander +des conseils et des consolations dont j'ai le même besoin +qu'elle. O ma chère Matilde! votre frère n'est pas plus +heureux que vous; mais, je ne sais si je me trompe, je crois +qu'en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en +réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être +surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une +espèce de bonheur, fondé sur l'approbation de nous-mêmes, et +sur le sentiment si doux d'avoir contribué à celui de nos +amis..... Vous ne m'entendez pas encore: eh bien! je vais +m'expliquer autant que les bornes d'une lettre pourront le +permettre; je réserverai tous les détails (et j'en aurai +beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui +sera peu retardé. + +"Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la +vôtre que vous ne le pensez. J'aime ainsi que vous, et avec +d'autant plus de violence, que je suis d'un sexe qui n'a pas, +comme le vôtre, l'habitude de régler les mouvements d'une +passion impétueuse. La mienne ne connaît presque plus de +bornes, et cependant.... Jugez vous-même si je dois y +renoncer. Je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'objet de +cette passion est à moi pour toujours; mais ce mot pourrait-il +faire mon bonheur quand il rendrait malheureuse? Son coeur est +donné; celui qu'elle aime le mérite et l'aime à son tour. Il +dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir +pour toujours. O ma chère Matilde! combien la raison et la +vertu sont faibles quand le coeur parle et commande! Imaginez +que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu'il +prendra. Je vous l'ai dit, ma chère amie, j'ai besoin d'être +soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par +votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place? Et pour +mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, +supposez vous y êtes vous-même; que c'est Lindorf qui aime, +qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis +enlever ou céder l'objet de ma passion et de la sienne. Ah! +j'entends déjà l'arrêt que vous allez prononcer. Je vois, ma +chère, ma sensible Matilde me donner l'exemple du courage et +de la générosité; m'assurer qu'elle ne veut point d'un bonheur +dont elle jouirait seule, et qui coûterait des larmes et des +regrets à celui qu'elle aime. Des regrets!! Aimable petite +soeur! l'heureux mortel qui te possédera doit être au comble de +ses voeux, te donner un coeur tout à toi, et n'avoir rien à +regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère +Matilde qu'à celui qui saura l'apprécier et l'aimer +uniquement. + +"Il me paraît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette +condition, indispensable pour vous obtenir; mais il y en a une +autre qui ne l'est pas moins, c'est de savoir vous plaire. +J'irai dans peu de temps voir par moi-même si votre coeur +prévenu ne le juge pas avec trop de rigueur; cependant vous +convenez qu'il est _beau_, qu'il est _aimable_ et qu'il vous +_adore:_ voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez +encore le plaisir que vous feriez à votre tante... Mais ne +vous effrayez pas; je veux savoir s'il vous mérite, et s'il +est vrai que votre coeur se refuse absolument à l'aimer. Dans +ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets; aucune +puissance n'aura le droit de vous contraindre pendant que +j'existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l'amour +vous prépare des peines, l'amitié saura les adoucir, et +j'attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à +plaindre, puisqu'il me reste une soeur, une amie. Lindorf est +en Angleterre; n'attendez point de lettre de lui. Il reviendra +bientôt ici, je l'espère. D'abord après son retour, je +partirai pour Dresde; j'achèverai de vous ouvrir mon coeur; je +lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de +Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira +peut-être mieux; c'est de venir vivre avec un frère qui vous +chérit, jusqu'à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque +parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui +vous est attaché au delà de toute expression. Adieu, ma bonne +et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu +de tout. Adieu: je suis pour vous le plus tendre des frères. + +"EDOUARD DE WALSTEIN." + +A cette lettre il en joignit une pour sa tante. Il lui disait +que des raisons l'obligeant à renoncer à ses projets d'union +entre sa soeur et M. de Lindorf, il verrait avec plaisir +qu'elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow; mais +qu'il la conjurait de ne rien précipiter, de n'user d'aucune +violence. Il annonçait un prochain voyage à Dresde, et +suppliait sa tante de ne faire aucune démarche jusqu'alors +pour disposer de sa soeur, etc., etc. + +Quand ses deux lettres furent parties, le comte, plus +tranquille sur le sort de sa soeur, s'occupa du plan qu'il +s'était formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de +Caroline. + +Il avait prié le chambellan de se rendre à Ronnebourg aussitôt +que sa fille serait instruite de la mort de la baronne. +Lindorf ne pouvait tarder à venir. Le comte résolut de partir +pour Berlin dès que son ami serait arrivé, en prétextant un +ordre du roi de le laisser à Ronnebourg avec le chambellan et +Caroline, d'obtenir du roi la cassation de son mariage, et son +consentement pour celui de Lindorf avec Caroline; de leur +écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour +Dresde sans les revoir. + +De Dresde il voulait passer en Angleterre avec Matilde, ou +sans elle s'il la décidait à se marier avec M. de Zastrow, et +s'y fixer tout à fait auprès de ses parents maternels. Il se +sentait bien la force de faire le bonheur de Caroline et de +son ami, mais non celle d'en être le témoin. Ce plan une fois +décidé lui paraissait invariable. Hélas! il ne connaissait ni +l'amour ni ses terribles effets. Plus il cherchait à combattre +la passion qui l'entraînait malgré lui, plus il enfonçait le +trait dans son coeur. Combien de fois auprès de Caroline, ne +pouvant plus résister à tout ce qu'il éprouvait, fut-il sur le +point de tomber à ses pieds, de lui faire l'aveu de son amour, +de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, +de lui rappeler le noeud sacré qui les unissait, et les +serments qu'elle avait prononcés; de tout employer enfin pour +obtenir d'elle de les confirmer et de se donner à l'époux qui +l'adorait! La fuite seule pouvait alors le rappeler à lui-même: +éloigné d'elle, la vertu, la délicatesse, l'amitié, +reprenaient bientôt leur empire sur son âme. + +Il relisait alors les trois lettres qu'il avait reçues d'elle, +qui toutes exprimaient le même éloignement pour lui, celle +surtout où elle lui parlait avec une si noble franchise, en +lui avouant son désir de voir leurs noeuds brisés, et presque +celui d'être libre de s'unir à Lindorf. Sans doute à présent +elle s'immolerait à ses devoirs, à sa reconnaissance; mais il +la voyait également languir et mourir de sa douleur; il voyait +Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant +dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de +son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir... Il +frémissait alors; il détestait sa faiblesse, renouvelait mille +fois le serment de la vaincre; et, craignant de s'exposer au +danger d'y retomber, il se privait du bonheur de voir +Caroline, qui, de son côté, s'affligeait à l'excès d'une +conduite qu'elle regardait comme une preuve trop sûre +d'indifférence. + +Dans des moments de dépit et de désespoir, elle se confirmait +dans l'idée de partir, de s'éloigner de lui pour toujours, de +retourner à Rindaw. Elle prenait de nouveau la résolution la +plus décidée de le lui demander, de l'exiger même absolument, +s'il s'y opposait. Mais il sera loin de s'y opposer, +reprenait-elle avec douleur; il saisira avec transport tout ce +qui pourra l'éloigner, le séparer de Caroline. Nous +séparer!... Quoi! je ne le verrai plus! je ne l'entendrai +plus! L'instant où je quitterai ce château sera peut-être +celui d'une séparation éternelle; et c'est moi qui le +demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt! Non, jamais je +n'en aurai la force; c'est bien assez de m'y soumettre +lorsqu'il aura la cruauté de l'ordonner. Elle en vint +cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la +chanoinesse l'emporta sur la crainte de quitter son époux. + +Le chambellan, ainsi qu'il en était convenu avec le comte, +cherchait à préparer sa fille à la mort de son amie. Il +supposa d'abord, dans ses premières lettres, qu'elle prenait +des remèdes pour sa vue, et qu'ils la fatiguaient extrêmement. +Il écrivit ensuite qu'il était décidé qu'elle l'avait perdue +sans retour, et que cet arrêt l'affligeait au point d'être +malade de chagrin. + +De ce moment-là, Caroline aurait voulu voler auprès d'elle, la +soigner, la consoler; mais elle était trop faible encore pour +entreprendre le voyage. Elle lui écrivait, ainsi qu'à son +père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se +flattait, d'un courrier à l'autre, d'apprendre qu'elle était +mieux. + +Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il +disait si positivement qu'il voyait madame de Rindaw dans le +plus grand danger, qu'elle se décida à partir sur-le-champ, et +fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux +noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisait +couler. -- O monsieur le comte! lui dit-elle dès qu'il entra, +voyez ce que m'écrit mon père; ma bonne maman est très-mal, +plus mal peut-être encore qu'on ne me le dit. De grâce, ayez +la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon +départ; je veux aller tout de suite à Rindaw. O mon Dieu! +combien je me reproche de n'être pas partie plus tôt. S'il +était trop tard, si je ne retrouvais plus la meilleure des +amies!... + +Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d'elle-même. +L'émotion était donnée, il crut que c'était le moment de +l'instruire; d'ailleurs son projet de partir à l'instant même +rendait impossible un plus long déguisement. -- Chère Caroline! +lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, et lui prenant les +mains, au nom du ciel! calmez-vous. Eh! quel reproche +auriez-vous à vous faire? Sortie à peine vous-même de l'état le plus +dangereux, pouviez-vous?..... -- Ah! oui sans doute, oui je +devais consacrer le retour de mes forces à celle qui m'a tenu +lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts; +heureuse si je puis les réparer! Elle voulait se lever, se +préparer à partir; le comte la retint encore. + +-- Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi; +j'ai aussi reçu une lettre de votre père. -- Ah! mon Dieu! +reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une +lettre à vous!...: expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il? +me cache-t-on quelque chose?... O monsieur le comte... Et son +coeur oppressé ne put résister plus longtemps à l'agitation +qu'elle éprouvait; les sanglots lui coupèrent la voix. Le +silence du comte, son air touché, attendri, quelques +expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses +soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent. + +O mon Dieu! mon Dieu! répétait-elle en sanglotant, je le vois +bien, je n'ai plus d'amie; je ne tiens plus à rien dans ce +monde. Ma bonne maman n'existe plus; j'ai donc tout perdu! -- +Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous +prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur +l'intéresse... + +Caroline l'aimait trop elle-même cet ami, pour être longtemps +insensible aux consolations qu'il s'efforçait de lui donner, +et aux nouvelles preuves d'une tendresse dont elle n'osait +plus se flatter. Ses larmes coulaient encore abondamment, mais +avec moins d'amertume. Dans les plus violents chagrins, une +âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à +s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de +l'amour. + +Elle pleurait; mais le comte pleurait avec elle, partageait +ses sentiments et sa douleur, et leurs coeurs, dans ces moments +de tristesse, étaient à l'unisson. Elle perdait la plus tendre +des amies; mais l'instant où elle apprenait ce malheur était +aussi celui qui lui rendait l'espoir d'être aimée de l'époux +qu'elle adorait. + +Dans ces premiers moments de désespoir, qui rendaient Caroline +encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de +réprimer tout ce qu'elle lui faisait éprouver. + +L'état où elle était demandait les soins et les consolations +de l'amitié: il croyait ne pas aller au-delà, et ses +expressions et ses regards exprimaient l'amour le plus tendre. +Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin un heureux +avenir, et s'affligeait seulement que son amie n'en fût pas le +témoin. + +Elle voulait des détails sur la mort, sur la maladie de la +chanoinesse. Le comte, qui ne savait pas mentir, la renvoya au +chambellan, qui devait bientôt revenir; mais, pour calmer ses +remords sur ce qu'elle avait trop tardé à la rejoindre, il lui +dit qu'elle avait perdu son amie depuis plusieurs jours, et +dans un temps où elle ne pouvait lui être d'aucun secours. Dès +que le chambellan sut que sa fille était instruite du fatal +événement, il revint à Ronnebourg, et lui apprit qu'elle était +seule héritière de son amie. Le testament était fait depuis +qu'elle lui avait confié son mariage; et c'était à _la comtesse +de Walstein_ qu'elle donnait tous les biens. Elle laissait +aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, +disait-elle, combien son union avec Caroline lui faisait de +plaisir. Elle lui recommandait, dans les termes les plus +touchants, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline +celui du meilleur des hommes. + +La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à +Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté: le chambellan +seul le lisait avec satisfaction, et ne comprenait pas qu'une +augmentation de fortune fût un sujet d'affliction. Hélas! +Caroline ne voyait dans les bienfaits d'une amie aussi tendre, +aussi généreuse, qu'un nouveau motif de la regretter. Le +comte, déchiré par mille sentiments contraires, ne pouvait +entendre parler d'une _union_ et d'un _bonheur_ auxquels il +allait renoncer pour jamais. + +A cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui +dit-il avec transport, oui, j'en fais le serment, Caroline, +vous serez heureuse; vous le serez... Il ne put rien ajouter. + +Caroline, émue à l'excès, le releva tendrement, et sentit plus +que jamais que ce bonheur qu'il lui promettait dépendait de +lui seul au monde et de ses sentiments pour elle. Peut-être +s'ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens; +peut-être ce moment aurait-il amené une explication trop +retardée; mais la présence du froid chambellan retint +l'effusion de leurs coeurs. Il acheva tranquillement la lecture +du testament, qui ne contenait plus que des legs pour ses gens +et pour ses vassaux. + +Le comte, ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs +de Caroline, sortit, et alla se promener dans le parc, où son +agitation le suivit. Il commençait à n'être plus d'accord avec +lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se +condamnerait à un malheur éternel, pourquoi il céderait celle +sur qui il avait tant de droits, et sans laquelle il ne +pouvait supporter la vie. Elle commence, pensait-il, à +s'accoutumer à moi; je viens même, je viens de voir dans ses +yeux l'expression la plus tendre. Je sais bien que ce n'est, +que ce ne peut être que celle de l'amitié, de l'estime, de la +reconnaissance; mais dans une âme comme la sienne, ces +sentiments ne peuvent-ils payer et remplacer l'amour? Me suis-je +jamais flatté d'en inspirer d'autres? Ne m'accorde-t-elle +pas au delà de ce que je pouvais espérer? Oui; mais si je +sais, à n'en pas douter, qu'un autre est l'objet de son amour, +que son coeur, que ses affections les plus tendres +appartiennent à Lindorf... + +Hélas! savait-il seulement si Lindorf existait encore; s'il +n'avait pas été la victime de cette passion que le comte +comprenait trop bien pour ne pas tout craindre de ses effets? +Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur; et les larmes +de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le coeur du comte, +ne sont que le prélude de celles qu'elle répandra encore. Il +frémit d'avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui +qu'elle aime, d'en être regardé par elle comme la cause, de +perdre lui-même l'ami de son coeur. Le silence de Lindorf, +après le billet qu'il devait avoir reçu, lui paraît la preuve +certaine de ce qu'il craint. + +Ces différentes idées le tourmentaient au point d'égarer +presque sa raison. Il succombait sous le poids des sentiments +qui l'agitaient et qui se succédaient les uns aux autres; +tantôt désirant ardemment le retour de Lindorf, tantôt le +redoutant plus que la mort; craignant également ou de le voir +arriver, ou d'apprendre qu'il n'existait plus... Il passa +quelques jours dans cet état de trouble et d'anxiété. Cet +homme, jusqu'alors si sage, si philosophe, si maître de +lui-même, connaît enfin tout l'empire des passions et ressent leur +tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n'y +pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s'il en est temps +encore, au bonheur de ceux qu'il aime. + +{Ici s'achevait le second volume de l'édition de 1786} + +Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes: +il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, +auquel il avait remis ce billet si pressant qui devait hâter +son retour. + +L'honnête Varner écrivait _à son excellence_ de ne pas +s'inquiéter s'il ne recevait point encore la réponse à ce +billet. Arrivé à Hambourg, il n'y avait plus trouvé son +maître, qui s'était embarqué pour l'Angleterre avec un +gentilhomme saxon; et lui Varner, retenu depuis trois semaines +à Hambourg par les vents contraires, n'avait pu ni rejoindre +son maître, qui l'attendait à Londres, ni lui remettre par +conséquent la lettre dont le comte l'avait chargé. + +Le comte eut le plus grand plaisir d'apprendre que Lindorf +vivait encore et sans doute se portait bien; mais ce ne fut +pas le seul qu'il éprouva. Son ami n'avait pas reçu son +billet; le moment de son retour était donc différé, et ce +petit retard, qui éloignait le moment de quitter Caroline, de +la céder, de se séparer d'elle pour jamais, lui parut alors le +comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien +perdre de ce temps si précieux: elle était avec son père. + +Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu'il entra, voilà +ma fille qui désire vivement de quitter ce château et qui +n'ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y +retiendrait plus longtemps, à présent que la comtesse est +assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourrait +blâmer une plus longue absence; il m'a chargé de hâter votre +retour à Berlin, et cela d'un ton qui ne permet plus de délai; +quant à moi, je ne puis différer plus longtemps; ma présence +est absolument nécessaire à la cour: ainsi, mon gendre, je +vous conseille de donner vos ordres en conséquence, nous +partirons incessamment. + +Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme +pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter +Ronnebourg était sincère. Elle rougissait, baissait les yeux, +et semblait le confirmer par son silence. + +On ne peut exprimer l'embarras du comte. Il n'ignorait pas en +effet combien le roi désirait de le voir. Au retour de son +ambassade, il ne s'était arrêté que vingt-quatre heures à +Berlin, et n'avait eu qu'une courte entrevue avec Sa Majesté. +C'était uniquement à son amitié qu'il avait dû la permission +de s'absenter aussi longtemps; et fréquemment des courriers +lui apportaient les lettres les plus pressantes d'un roi, ou +plutôt d'un ami qui le réclamait. Il savait aussi que son +mariage avec Caroline était alors connu généralement; le +chambellan, qui gémissait depuis si longtemps de l'obligation +de le tenir secret, l'avait communiqué à tout le monde depuis +sa fille était à Ronnebourg. Le roi lui-même, les sachant +réunis, l'avait hautement déclaré; il n'était plus possible +d'en faire un mystère: et comment, avec les intentions +actuelles du comte, pouvait-il amener à Berlin _la comtesse de +Walstein_, la présenter à la cour et dans le monde sous un +titre qu'elle devait bientôt quitter? + +Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf +dérangeait ses projets. Il n'était donc plus possible de se +refuser aux sollicitations d'un roi qui n'avait fait encore +que demander son retour, mais qui pouvait l'ordonner d'un +moment à l'autre. Il ne pouvait penser à laisser Caroline +seule à Ronnebourg, encore moins à Rindaw, où tout nourrirait +sa douleur et ses regrets. + +Il réfléchissait au parti qu'il devait prendre, lorsque +Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de +partir, dit à demi-voix qu'elle suivrait avec plaisir M. le +comte à Berlin; mais qu'elle espérait de sa bonté, de celle du +roi, qu'on la dispenserait quelque temps encore de paraître à +la cour, de voir le monde, et qu'on la laisserait passer tout +le temps de son deuil dans la retraite. + +Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le +deuil profond de Caroline, qu'elle portait avec raison comme +pour une mère, étaient en effet d'excellents prétextes pour ne +point sortir de chez elle et n'y recevoir personne pendant les +premiers mois de son séjour à Berlin; et probablement son sort +se déciderait en moins de temps. En attendant, elle serait à +peu près ignorée dans l'hôtel de Walstein; elle n'y verrait +que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le +détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu +qu'il ne la quittât point, qu'il ne s'éloignât d'elle que +lorsqu'il y serait obligé. + +Le plus sage des hommes n'est plus qu'un homme dès qu'il est +amoureux. Le comte ne trouva donc aucun obstacle. Caroline +serait chez lui; il la verrait du matin au soir; et quoiqu'il +la destinât toujours à celui qu'il croyait aimé, quoiqu'il fût +bien décidé à cacher avec soin ses sentiments, il ne put se +refuser ce bonheur, qui levait d'ailleurs toutes les +difficultés pour le séjour actuel de Caroline. + +Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit +arriver avec transport. Elle ne pouvait plus supporter +d'habiter le château de Lindorf. Son sort était décidé pour +jamais; elle allait passer sa vie avec un époux adoré, et se +promettait bien d'effacer, par l'excès de sa tendresse, un +caprice, une erreur que son coeur désavouait et qu'elle ne +pouvait se pardonner. Le comte, attentif à tous ses +mouvements, s'aperçut bien qu'elle partait avec plaisir; mais +il en fit honneur à sa vertu et au désir qu'elle avait +d'éviter désormais tout ce qui pouvait lui rappeler Lindorf. +Son estime et par conséquent son attachement pour elle en +redoublèrent; mais il n'en fut que plus confirmé dans le +projet de la dédommager des sacrifices qu'elle s'imposait. + +Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de +Walstein, que Caroline avait si fort redouté. Elle y entre à +présent avec une douce émotion, qui lui paraît le prélude du +bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le +jour de son mariage, de l'éloignement qu'elle témoigna à cet +époux qu'elle adore actuellement; un mélange de crainte et +d'espérance sur les sentiments du comte, un triste retour sur +la mort de son amie, qu'elle aurait voulu avoir pour témoin de +son bonheur; tout enfin contribua à l'augmenter, cette émotion +qu'elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte +les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là il aurait voulu la +rassurer, lui confier ce qu'il méditait pour son bonheur, mais +on sait les motifs qui le retenaient: il ne voulait pas lui +promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa +délicatesse et sa générosité; et comment prononcer lui-même: +_Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre?_ Ce mot eût +expiré sur lèvres, et jamais il n'aurait pu le prononcer. + +Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content +d'avoir enfin installé sa fille dans l'hôtel de Walstein. Dès +qu'il fut parti, le comte mena Caroline dans l'appartement qui +lui était destiné depuis longtemps. A l'époque de son mariage, +et lorsqu'il était loin de prévoir qu'il allait se séparer de +sa jeune épouse, il l'avait fait arranger avec tout le goût et +toute la magnificence possibles, et toujours il avait conservé +l'espoir qu'elle viendrait l'occuper. Il était enfin réalisé +cet espoir; mais de quelle manière! et dans quel moment! et +combien alors il dut regretter le temps où il espérait +encore!... + +Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un +appartement où depuis longtemps vous êtes attendue. Caroline, +qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux +en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte, l'attribuant +à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez +souveraine absolue, ajouta-t-il en lui baisant +respectueusement la main, et votre ami n'entrera chez vous que +lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un +moment de plus, et peut-être il eût oublié ses serments et +Lindorf. Amitié! s'écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens +mon courage! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, +dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l'un sans +l'autre!... Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son +sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, +l'amitié, l'amour même, exigeaient de lui. + +Caroline fut plus tranquille; mais elle dormit peu et +réfléchit beaucoup. + +Quoique son innocence l'empêchât de sentir tout ce que la +conduite du comte avait de singulier, elle ne pouvait ignorer +cependant qu'il avait le droit de partager son appartement, et +elle croyait avoir trop de torts avec lui pour ne pas +attribuer au ressentiment le soin qu'il paraissait prendre de +s'éloigner d'elle. + +Les jours suivants durent la confirmer dans cette idée. Le +comte, redoutant une épreuve à laquelle il avait failli à +succomber, non-seulement n'accompagnait plus Caroline dans son +appartement, mais recommença comme il avait fait à Ronnebourg, +avant qu'elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu'il +le pouvait, à n'entrer chez elle que lorsqu'elle avait son +père et ses femmes; et dans ces moments même, il avait un air +si contraint, si malheureux; il paraissait si fort redouter de +la regarder, de s'approcher d'elle, qu'elle ne douta plus de +son indifférence, peut-être même de sa haine. + +Cette conduite, loin de l'irriter, la toucha sensiblement. +Elle n'en accusait qu'elle-même et ses caprices passés. Peut-être +il voulait la punir, et il en avait bien le droit; ou +plutôt cet injuste éloignement qu'elle lui avait marqué si +longtemps l'avait enfin révolté tout à fait contre elle. Mais +les soins si tendres si soutenus du comte pendant sa maladie +et dans les premiers moments de son affliction? Elle ne les +attribuait plus qu'à cette générosité qui lui était naturelle, +qu'à cette pitié que tout être souffrant excite dans un coeur +bon et sensible; mais elle voit trop bien à présent qu'il +déteste ses liens, qu'il gémit de la fatalité qui les a +rapprochés. Elle se rappelle son projet d'absence et ne doute +pas qu'il ne pense à l'exécuter; elle eut même un moment +l'idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de +lui rendre, en s'éloignant de lui et de la cour, une liberté +qu'elle croyait qu'il désirait avec ardeur. + +Cette résolution cependant lui paraissait bien plus difficile +à exécuter que lorsqu'elle lui écrivit de Rindaw qu'elle +voulait y passer sa vie. Elle aime à présent; elle aime avec +passion, et jamais elle n'aurait la force de s'éloigner +volontairement de l'objet de toute sa tendresse: aussi ce +projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder +celui de s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'obtenir +le coeur de son époux, et de lui faire oublier ses torts. + +Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si +généreux! disait-elle en elle-même. Quand il verra combien je +l'aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne +m'accordera-t-il pas au moins son amitié? Elle s'abandonne à +ce doux espoir; sa confiance renaît, et dès ce moment elle mit +autant de soins à rechercher le comte qu'il en mettait à +l'éviter. + +Il s'aperçut de ce nouvel empressement; mais il était trop +loin d'imaginer qu'il pût être aimé, pour l'attribuer à +l'amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline +étaient marquées, plus elle lui paraissaient la suite d'un +système de reconnaissance et de devoir que cette âme sensible +et vertueuse s'était imposé. + +Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu'elle ne +croyait point partagé, se reprochant et s'exagérant même ses +torts passés, craignant de déplaire, par trop d'empressement, +à un époux prévenu contre elle, avait souvent un air de +contrainte, qui persuada toujours de plus en plus au comte +qu'elle en faisait une continuelle à son coeur. + +Souvent, dépitée du peu de succès de ses soins, elle se +laissait aller à la tristesse la plus profonde, se renfermait +chez elle, versait des larmes dont il apercevait les traces, +et qui le confirmaient dans l'idée qu'elle se sacrifiait à un +pénible devoir, et gémissait d'être séparée sans retour de +celui qu'elle aimait. + +Il l'attendait d'un jour à l'autre cet ami auquel il destinait +un si grand bonheur, et ne comprenait rien à son retard. Outre +le billet remis à Varner, il lui avait écrit les premiers +jours de son arrivée à Berlin; et sa lettre, adressée et +recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devait lui +être parvenue, s'il n'était pas déjà en chemin. + +Elle était plus pressante encore que la précédente. Sans +s'expliquer clairement, il se servait des motifs les plus +forts pour hâter son retour. + +"Son propre bonheur, lui disait-il, et celui de tout ce qu'il +aimait au monde, en dépendaient. Si ce n'était pas assez de le +prier, de le conjurer d'arriver au plus tôt, il l'exigeait +absolument de lui... Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de +fois vous m'avez donné le droit de disposer de votre sort: eh +bien! je le réclame aujourd'hui ce droit que je tiens de votre +amitié et peut-être d'une reconnaissance trop exaltée. Mais +n'importe, je veux vous rappeler à présent tout ce que vous +croyez me devoir, pour vous dire qu'il ne tient qu'à vous +non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant +toutes les obligations de mon côté. Je n'ai qu'un mot à +ajouter: si dans un mois, au plus tard, je n'ai pas le plaisir +de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le +cas de douter d'un attachement que je crois mériter, et de +penser que je n'ai plus d'ami." + +Cette lettre, si forte, si pressante, était restée sans +réponse; il devait croire et croyait en effet que Lindorf +était parti d'abord après l'avoir reçue, et ne tarderait pas à +arriver. + +Quoique ce moment dût être l'époque d'une séparation à +laquelle il ne pouvait penser sans frémir, il l'attendait avec +une sorte d'impatience, fondée sur celle d'assurer le bonheur +de Caroline, et même d'être délivré de cette incertitude qui +laisse errer l'âme sur des illusions qu'un instant détruit, et +auxquelles le malheur même est préférable. + +Eh! comment aurait-il pu se défendre de ces douces illusions? +Elles devenaient chaque jour plus séduisantes, plus +dangereuses: il fallait toute la modestie et toute la +prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que +Caroline lui avait écrites, pour ne pas s'apercevoir de leur +réalité. Loin de se rebuter, elle était toujours plus tendre, +toujours plus empressée. Il s'agissait du bonheur de sa vie: +pouvait-elle marquer trop d'attachement à cet époux qu'elle +avait blessé si longtemps par une injuste répugnance, auquel +son coeur avait fait une infidélité? Combien de torts avait-elle +à réparer, à faire oublier! Bannissant enfin toute +défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa +persévérance, elle employait, pour le rapprocher d'elle, pour +l'attacher à elle, mille petites moyens dont l'amour seul est +susceptible, et auquel il sait donner tant de force. + +Le comte aimait la musique avec passion: elle la cultiva avec +plus de soin. Souvent elle lui demandait de l'accompagner sur +la flûte ou le violoncelle, dont il jouait également bien; +elle lui chantait, avec toute l'expression du sentiment, les +airs les plus touchants, les plus propres à faire impression +sur une âme aussi passionnée que celle du comte. + +Il avait du goût et des dispositions pour le dessin; mais ses +occupations l'avaient empêché de faire des progrès. Caroline, +au contraire, élevée dans la retraite, s'était appliquée avec +beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu'on peut se +suffire à soi-même; qui, malgré l'hiver, les frimas, la +solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes +champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu'un +instant voit mourir. Elle réussissait particulièrement aux +fleurs et aux paysages; c'était aussi le genre que le comte +préférait. Elle s'offrit à lui donner des leçons, à le +perfectionner, à diriger ses essais: en échange, elle le +priait à son tour de diriger ses lectures, et les études +qu'elle désirait de faire sur plusieurs objets, trop souvent +négligés dans l'éducation des femmes. + +Quelquefois, pendant qu'il dessinait auprès d'elle, elle lui +faisait une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa +bonne maman avait exercé ce talent, qu'elle possédait au +suprême degré. Lorsqu'elle était fatiguée, le comte lisait à +son tour; et, pendant qu'elle l'écoutait avec l'intérêt le +plus marqué, ses mains adroites serraient des noeuds, ou +nuançaient des soies pour une bourse, une veste, un +porte-feuille, etc., qu'elle lui destinait. Toujours occupée de lui +et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étaient +relatives à cet unique objet: elle semblait n'exister que pour +lui. A chaque instant elle trouvait des prétextes pour passer +dans son appartement ou pour l'attirer dans le sien; et +quoiqu'elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le +chambellan, qui soupait chez eux presque tous les soirs, elle +n'avait jamais l'air d'éprouver un moment d'ennui; au +contraire, elle se refusait aux sollicitations de son père +pour se faire présenter à la cour, paraissait désirer de +prolonger sa retraite, et disait, en regardant le comte avec +timidité, qu'elle n'avait jamais été plus heureuse. + +Malgré tant de preuves d'un amour qu'elle ne cherchait point à +dissimuler, le comte résistait encore aux charmes dont il +était environné, et au doux espoir qui s'insinuait dans son +coeur. Il le repoussait avec effroi, et tremblait de s'y +livrer. Combien de fois il s'arracha d'auprès d'elle avec un +effort douloureux! + +Non, disait-il, non, c'est impossible, je ne puis être aimé. +Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait +donner à l'amitié..., que dis-je? peut-être à la simple +reconnaissance l'expression même de l'amour: ou c'est le +souvenir de son cher Lindorf qui l'anime. Sans doute c'est à +lui qu'elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, +ces mots si tendres, ces regards si doux, dont je ne puis être +l'objet. Ne sais-je pas qu'elle aime Lindorf, qu'elle doit +l'aimer?... Cependant, s'il était vrai?... si c'était moi?... +si cette cruelle résolution qui me tue me rendait le plus +ingrat des hommes?... si cette félicité suprême que j'ose +réserver à un autre m'était destinée par son coeur? si ce coeur +était à moi? Ah! Caroline, Caroline!... Mais puis-je chercher +à le pénétrer ce coeur sans la faire lire dans le mien, sans +lui découvrir le feu qui me dévore? Et ne sais-je pas alors +que le devoir, la compassion, la générosité dicteraient sa +réponse? Ne me prouve-t-elle pas qu'elle peut tout sur elle-même, +et qu'elle est prête à sacrifier, sans balancer, tous +les sentiments de son coeur? + +Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et +l'espoir, faisait en même temps son supplice et celui de la +tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvait durer +longtemps. Lindorf n'arrivait point, et le comte ne trouvait +plus ni dans son amitié ni dans sa délicatesse la force de +résister à sa passion, lorsque tout l'assurait qu'elle était +partagée. + +Un soir, le chambellan fut retenu à la cour; le comte soupa +tête à tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore +qu'à l'ordinaire, si elle ne disait pas je vous aime, il +n'était du moins plus possible de s'y méprendre. L'émotion, le +trouble du comte, augmentaient à chaque instant; il eut +cependant encore la force de se dérober, par la fuite, au +danger de se trahir, de la quitter en sortant de table; mais +ce fut le dernier effort de sa raison. + +Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, +sur ses droits, sur la conduite de Caroline. -- Non, disait-il, +non, ce n'est point une illusion, je suis aimé, je ne puis +plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans +la mienne; elle la serre doucement, comme pour me retenir +auprès d'elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent +tristement: ce soir même, oui, j'ai cru le voir, ils se sont +mouillés de quelques larmes. L'expression du sentiment le plus +tendre animait tous ses traits; et j'ai pu m'éloigner! et je +ne suis pas tombé à ses pieds! je ne lui ai pas dit que je +l'adore! je n'ai pas tout tenté pour l'engager à me confirmer +mon bonheur et cet amour dont tout m'assure!.... + +Cette idée ne s'était jamais présentée à lui avec autant de +force et de certitude. Elle l'enflamme au point que, +n'écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à +retourner auprès d'elle, à lui faire l'aveu de son amour, à +obtenir d'elle celui dont il se croit certain. Ses serments, +sa résolution, ses projets, tout disparaît, tout s'anéantit; +il oublie que Lindorf existe; il ne voit plus que Caroline, sa +Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et +qu'aucun mortel sur la terre n'a le droit de lui disputer. + +Il est déjà dans son appartement: il ne la voit pas encore; +mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. +Il s'approche, sans faire de bruit, d'une porte vitrée qui le +séparait d'elle, et qui n'était pas même entièrement fermée: +elle conduisait dans un petit cabinet charmant, que Caroline +aimait de préférence. Elle s'y retirait quand elle voulait +être seule et tranquille; et tous les soirs elle y passait une +demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la +musique. Ce soir-là elle chantait devant son feu, déshabillée +à demi, penchée sur un fauteuil, en s'accompagnant faiblement +de sa guitare. L'air qu'elle chantait était doux et triste; il +paraissait l'affecter beaucoup. De temps en temps elle +s'interrompait, passait sa main ou son mouchoir sur ses yeux, +et recommençait avec une voix plus altérée. + +Le comte croyait connaître tous les airs qu'elle savait et +qu'elle aimait; et celui-ci était nouveau pour lui. Il prête +l'oreille, s'efforce d'entendre les paroles; elle chantait si +bas, qu'il ne saisit d'abord que quelques mots. Celui de +_Caroline_, qui finissait une ligne, le frappa. Il écoute avec +plus d'attention encore; enfin il parvient à entendre ces +quatre vers qui terminaient un couplet: + + +Mais puis-je me flatter encore? + +Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur. + +Toi qui me fuis, toi que j'adore, + +Où veux-tu chercher le bonheur? + + +L'expression et l'attendrissement marqués avec lequel elle +chantait prouvaient assez qu'elle pensait à quelqu'un; mais +était-ce à lui? était-ce à Lindorf? Le doute, la défiance, +rentrent dans son coeur. Il écoute, il regarde, et bientôt il +n'a plus même le triste bonheur de douter. + +Caroline avait posé sa guitare sur ses genoux, et détachait de +son cou une légère chaîne d'or qu'elle portait toujours, et +que le comte avait prise jusqu'alors pour un simple ornement. +Il voit avec surprise qu'il servait à suspendre un portrait +caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les +traits, il put voir cependant, quand elle l'approcha de la +lumière, que c'était celui d'un homme avec l'uniforme des +gardes: c'est donc celui de Lindorf. + +D'abord Caroline le regarde avec attention; puis elle le +presse contre son coeur, contre ses lèvres, avec un mouvement +passionné; des larmes coulent sur ses joues: il en tombe une +sur le portrait; elle l'essuie avec précaution, le regarde +encore en soupirant, le pose sur la table à côté d'elle, +reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que +le comte entendit distinctement: + + +Tu deviendras mon bien suprême, + +O le plus chéri des portraits! + +Tiens-moi lieu de celui que j'aime; + +Viens du moins me rendre ses traits. + +Mais puis-je m'abuser encore? + +J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur. + +Toi qui me fuis, toi que j'adore, + +Où veux-tu chercher le bonheur? + + +Quand elle l'eut fini, elle reprit son portrait, lui donna +encore un baiser, le rattacha autour de son cou, en disant, +avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit: "_Pour +toi, tu ne me quitteras jamais;_" et, prenant sa lumière, elle +passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes, +sans regarder même du côté de la porte vitrée. + +Le bruit qu'elle fit en sortant, l'obscurité où elle laissa le +comte, le tirèrent de l'espèce d'anéantissement dans lequel il +était plongé. Ce moment était affreux pour lui; il détruisait +les douces espérances qu'il avait osé former; il lui enlevait +sans retour toute idée de bonheur; il le replongeait dans le +néant à l'instant où il croyait jouir de la félicité suprême. +Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son +premier mouvement, lorsqu'il fut un peu revenu à lui-même, fut +de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui +parler de lui, mais pour lui assurer qu'elle allait revoir +Lindorf, être libre de s'unir avec celui qu'elle aimait; mais +ses femmes entrèrent chez elle, et l'empêchèrent d'exécuter ce +projet. Il sentit bientôt qu'il serait au-dessus de ses forces +de la revoir, de lui parler, de lui dire qu'il allait la +quitter pour toujours; ce moment eût été le dernier de sa vie, +ou peut-être, s'il l'avait revue, loin de la céder à celui +qu'elle aime, il aurait eu, dans son délire, la cruauté d'en +exiger le sacrifice. + +Non, il ne la reverra point; il ne peut, il ne doit pas la +revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de +lui rendre sa liberté; mais il n'a pas celui de lui faire un +éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il +n'avait que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, +et passa quelques heures dans l'agitation la plus cruelle, ne +sachant à quel parti s'arrêter, ni qui l'emporterait de +l'amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf. + +Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l'une il réclamait ses +droits, et s'efforçait de l'attendrir en sa faveur; un instant +après, détestant cette tyrannie, il la déchirait et en +recommençait une nouvelle, où il lui faisait un éternel adieu +sans lui parler de ses sentiments. Quoi! disait-il en la +déchirant encore, elle ne saurait pas même que je l'adore, et +je mourrais loin d'elle sans exciter seulement sa pitié! Alors +il peignait sa passion en traits de feu; il lui répétait +combien le sacrifice qu'il faisait était affreux pour lui. +Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonnerait son +bonheur, il tâchait d'écrire une lettre plus modérée et n'y +pouvait réussir; cependant, à force d'exhaler sur le papier +les différents sentiments qui l'agitaient, il se calma assez +pour prendre une résolution ferme et décidée. + +Ce fut celle d'aller, dès le matin, au lever du roi, que +l'aurore ne trouvait jamais dans son lit, et chez qui il +pouvait entrer à toute heure, d'obtenir de lui, sans différer, +la cassation de son mariage, de l'envoyer de suite à Caroline, +et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d'où il +prendrait des arrangements pour un plus long voyage. + +Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il +est tourmenté, à celle qu'il suppose à Caroline, plus il +persiste dans ce projet. Il en vient même à regretter de ne +l'avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s'être +laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis +longtemps, pensait-il, elle serait heureuse et tranquille, et +j'aurais peut-être été moins malheureux. Je n'aurais pas connu +ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette +amitié si séduisante, si dangereuse, que j'osais prendre pour +de l'amour, et qui pourrait m'en tenir lieu si j'ignorais +qu'elle aime ailleurs et qu'elle gémit en secret. Elle gémit, +elle... Caroline, celle pour qui je donnerais mille vies; et +j'hésite à lui sacrifier mon bonheur! + +Cette idée lui rendit tout son courage; il lui écrivit ou +plutôt il commença la lettre qu'il voulait achever lorsqu'il +aurait obtenir le divorce. + +Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de +manière qu'il ne pût l'imputer à sa fille ni à Lindorf, qui +devait naturellement arriver au premier jour. Il mit ces +lettres dans son portefeuille, et prit avec son valet de +chambre tous les arrangements nécessaires pour son voyage. + +Comme il ne comptait pas revenir à Berlin, il passa le reste +de la nuit à mettre en ordre différents papiers et plusieurs +choses qu'il voulait emporter avec lui. Dès que le jour parut, +il partit pour Potsdam, où le roi était alors, et lui demanda +une audience secrète. + +Que faisait alors la pauvre Caroline? Elle sortait d'un doux +sommeil qui avait calmé ses chagrins de la veille, et +s'impatientait déjà revoir ce cher et cruel époux qui la +fuyait, et qu'elle avait toujours espéré de ramener à force de +persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattait d'y +avoir réussi, et ne trouvait presque plus rien +d'extraordinaire dans sa conduite. Il paraissait se plaire +avec elle; il la quittait peu dans la journée; il avait pour +elle ces attentions, ces petits soins qui n'appartiennent qu'à +l'amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu'il +jetait sur elle; une fois, elle le surprit baisant avec ardeur +une natte de ses cheveux qu'il lui avait demandée. Que +fallait-il de plus à Caroline? Elevée dans la plus parfaite +innocence, n'ayant jamais eu de liaison ni de conversations +qu'avec la chaste chanoinesse, n'ayant lu que des livres +qu'elle lui donnait, elle était heureuse de voir son époux, de +l'entendre, de savoir qu'elle était aimée, de passer sa vie +auprès de lui; et quand il la quittait le soir, le seul +chagrin d'être séparée de lui jusqu'au lendemain faisait +couler ses larmes; c'étaient aussi les seuls moments où elle +doutait de sa tendresse. Car enfin, disait-elle, il ne tenait +qu'à lui de rester; nous aurions encore un peu causé, un peu +lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j'aurais +eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pouvait-il pas +dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne? Ah! si +j'osais le lui dire! Mais sans doute il n'aime pas autant à +être avec moi que j'aime à être avec lui. -- Alors ses pleurs +coulaient sans qu'elle sût pourquoi; elle regardait son petit +portrait, le baisait, lui disait ce qu'elle n'osait dire à +l'original, le remettait dans son sein, allait se coucher avec +lui; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensait +plus qu'au plaisir de le voir. + +C'était à peu près là son histoire de tous les soirs; mais la +veille, elle avait été plus émue qu'à l'ordinaire et par la +présence du comte et par son trouble, et surtout par cette +prompte retraite à laquelle elle ne s'était pas attendue. Pour +la première fois, elle pensa qu'il y avait quelque chose de +bien singulier dans la conduite de son époux. Tant +d'inégalités, de contrariétés, devaient enfin la frapper. +Est-elle aimée? ne l'est-elle pas? Elle cherche à se rappeler tout +ce qui peut l'éclairer sur les sentiments du comte, tout ce +qui s'est passé depuis son arrivée à Ronnebourg. Une romance +qu'elle y avait composée dans le temps où il l'évitait, où +elle s'était crue haïe de lui, lui revient dans l'esprit et +l'attendrit; elle la chante, et son attendrissement redouble. + +C'est dans ce moment que le comte l'avait surprise, et +malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu'elle +était. + + +ROMANCE. + + Un jour pur éclairait mon âme, + J'unissais l'amour au devoir; + J'osais me livrer à ma flamme, + M'enivrer du plus doux espoir. + Mais puis-je m'abuser encore? + Cet espoir s'éteint dans mon coeur. + Toi qui me fuis, toi que j'adore, + Où veux-tu chercher le bonheur? + + Quand tes soins me rendaient la vie, + Je crus les devoir à l'amour; + Je me disais: Je suis chérie, + Je saurai l'être plus d'un jour. + Mais puis-je me flatter encore? + Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur. + Cruel époux! toi que j'adore, + Où veux-tu chercher le bonheur? + + Quel sort ta rigueur me destine! + Que ne me laissais-tu mourir? + Si tu n'aimes plus Caroline, + C'est là son unique désir. + Mais puis-je m'abuser encore? + Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur. + Toi qui me fuis, toi que j'adore, + Où veux-tu chercher le bonheur? + + Tu deviendras mon bien suprême, + O le plus chéri des portraits! + Tiens-moi lieu de celui que j'aime, + Viens du moins me rendre ses traits. + Mais puis-je m'abuser encore? + J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur. + Toi qui me fuis, toi que j'adore, + Où veux-tu chercher le bonheur? + + +S'il eût entendu les premiers couplets, il aurait su qu'il en +était l'objet; mais celui qu'elle chantait alors, ce portrait +, les mots qu'elle lui adressa, tout enfin le jeta dans +l'erreur, et lui persuada que ce ne pouvait être que Lindorf. + +Pour Caroline, après chanté, pleuré et baisé sa miniature, +elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il +m'aime, pensa-t-elle, cela n'est pas douteux; mais sans doute +il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que +je lui témoignai si durement le jour de notre mariage; peut-être +pense-t-il qu'elle existe encore. Oh! comme je le +détromperai! comme je vais le faire lire dans mon coeur, lui +prouver que ce coeur est bien changé! Dès demain, il saura +positivement qu'il est tout à lui; je lui dirai tout le jour +que je l'aime, que je l'adore, et nous verrons le soir s'il me +quittera d'abord après souper. + +Cette résolution la tranquillisa tout à fait. Elle s'endormit +paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla +avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans +son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son coeur ni +crainte ni défiance d'elle-même. Son époux l'aime, elle en est +sûre: ses doutes et le souvenir du passé lui donnent encore +cette réserve qu'elle ne peut plus supporter et qu'un mot va +détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois qu'il est +l'unique objet de sa tendresse, de tous les sentiments de son +coeur; et ce coeur si naïf et si tendre ne peut contenir ses +transports en pensant qu'elle n'aura plus de secrets pour cet +homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie +qu'elle veut consacrer à son bonheur. + +Caroline était timide comme on l'est à dix-sept ans, quand on +a toujours vécu dans la retraite; le comte surtout lui +imposait, sans quoi elle n'eût pas attendu jusqu'alors à lui +parler clairement. A présent même qu'elle y est décidée, elle +ne sait comment s'y prendre, et plus le moment approche, plus +son émotion et son embarras redoublent. Oh! combien elle +regrettait sa bonne maman! Depuis longtemps elle eût été +l'interprète et le garant de ses sentiments. Comment les +dévoiler elle-même? + +Si elle écrivait? Elle essaya; mais elle était trop émue, trop +agitée; sa main tremblait; elle ne trouvait aucune expression; +elle ne pouvait former un seul mot. Non, dit-elle, j'aime +mieux aller chez lui; je me jetterai dans ses bras; je lui +dirai..., je ne lui dirai rien; mais il entendra mon silence; +il saura bien lire dans le coeur de sa Caroline; il me +rassurera, il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, +plus de réserve; il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, +et je vais être la plus heureuse des femmes. + +Elle s'enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour +animer encore son courage, et vole dans l'appartement du plus +aimé des époux. Elle entre..., il n'y est plus! il ne paraît +pas même y avoir couché! Une grand malle au milieu de son +cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble +annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à +peine la force de sonner. Un laquais arrive, elle lui demande +d'une voix tremblante où est monsieur le comte. Le laquais +paraît surpris de cette question. -- Je croyais que madame la +comtesse savait..... -- Quoi donc? -- Que monsieur le comte est +parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé +toute la nuit pour faire ses malles. Il m'a chargé de les +faire partir où il me l'indiquera. Il ignore où monsieur le +comte veut aller; mais il croit que c'est en Angleterre. -- Ah +Dieu! il suffit, laissez-moi. + +Le laquais sort; Caroline tombe sur le premier siége qui se +présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la +douleur, tous les déchirements de l'amour au désespoir; pour +la seconde fois, elle voit celui qu'elle aime la fuit, +l'abandonner, s'éloigner d'elle. Mais quelle différence! et +combien actuellement elle se trouve plus à plaindre! Lorsqu'à +Rindaw Lindorf se sépara d'elle, ce fut presque de son aveu. +Le premier moment fut cruel; mais bientôt la vertu reprit son +empire, et l'orgueil d'avoir rempli son devoir devint une +consolation; d'ailleurs elle savait qu'elle était adorée, et +que celui qui la fuyait malgré lui partageait toute sa +douleur; mais ici tout se réunit pour l'augmenter. C'est son +époux qui la fuit; c'est celui qu'elle osait aimer, sur qui +elle avait fondé l'espoir du bonheur de sa vie. Il la hait +sans doute, puisqu'il a pu l'abandonner d'une manière aussi +cruelle. Et dans quel moment, grand Dieu! quand je volais dans +ses bras, quand je ne redoutais plus que l'excès de sa +joie.... et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir! +Ah! c'est la haine ou l'indifférence la plus cruelle; et +cependant hier au soir encore, comme il me regardait! Avec +quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son +coeur!... Il est vrai qu'il la repoussa avec terreur, et me +quitta rapidement; et c'était pour toujours!.... Non, non, +c'est impossible; il n'est pas faux; il n'est pas le plus +barbare des hommes...; il y a une erreur...; ce domestique se +trompe; il reviendra; il reviendra sûrement, et je veux +l'attendre ici. + +A peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d'espoir qui +la ranimait un peu, le laquais rentre, et lui remet un paquet. +-- C'est de monsieur le comte; son coureur arrive de Potsdam. -- +Caroline a à peine la force de le prendre et de lui faire +signe de se retirer. La voilà seule; elle tient ce paquet, et +n'ose l'ouvrir; il renferme l'assurance de son bonheur ou +l'arrêt de sa mort. Il était adressé à _Madame la comtesse +Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel_. Cette +singularité la frappe.... Il ne me donne pas son nom! Grand +Dieu! se pourrait-il?... Et ses doigts tremblants brisent le +cachet, déchirent l'enveloppe. Elle renferme un petit +parchemin écrit, trois lettres, et un papier non cacheté, qui +s'ouvre et sur lequel elle jette les yeux. + +Ames sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal +papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, était l'acte +de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle _le roi, +consentant à la dissolution du mariage d'Edouard-Auguste, +comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le +déclarait nul, et les parties libres de contracter d'autres +engagements_. Caroline regarda quelques instants cet écrit avec +des yeux égarés et sans verser une larme. Bientôt toutes ses +idées se confondent; le fatal papier s'échappe de ses mains; +un nuage épais l'enveloppe; une sueur glacée couvre son +visage; elle ne voit plus, elle ne respire plus; une +palpitation universelle l'a saisie. Sa dernière pensée est +l'espoir que la main de la mort est sur elle, qu'elle touche +au terme de sa vie. + +Cet état dura longtemps. Quand elle reprit ses sens, elle crut +sortir d'un songe affreux. Cependant la chambre où elle était, +les papiers, les lettres qu'elle avait autour d'elle, tout +confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l'adresse de +ces lettres: l'une est à son père, la seconde à Caroline, elle +la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu'il m'ôte +la vie, lorsqu'il brise lui-même nos liens? Elle regarde la +troisième: quelle surprise! elle est adressée _à monsieur le +baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin;_ et au dos de la +lettre: _Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre +à mon ami au moment de son arrivée, qui ne peut tarder_. -- A +Lindorf, s'écrie-t-elle, et chez lui! et c'est à moi qu'il +l'envoie!... Dieu! mon Dieu! quelle est son idée? Lindorf +serait-il ici? Se pourrait-il?... serait-il la cause?... Ah! +plût au ciel que la jalousie!... il me sera si facile de la +détruire pour toujours! Reprenant alors avec empressement la +lettre qui lui était adressée, elle se hâte de l'ouvrir, de la +lire, et l'espoir renaît dans son coeur. + +Non, ce ne sont ni la haine, ni l'indifférence, ni le +ressentiment qui l'ont dictée cette lettre qui peint à la fois +la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du +comte. Chaque mot témoignait l'excès de son amour pour elle. +Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie +la plus pure. Il m'aime, disait-elle. Ah! puisqu'il m'aime, +nos noeuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa +Caroline ne veut être qu'à lui, n'existe que pour lui, et que +cette séparation était l'arrêt de sa mort. A peine la lettre +est achevée, qu'elle a déjà donné des ordres pour qu'on +prépare à l'instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit +encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur et +de l'amour de son époux. + +"Chère et tendre Caroline! lui disait-il, rassurez-vous; +cessez de gémir, cessez de vous contraindre. Ce n'est point à +un tyran que le soin de votre bonheur fut confié; et les +larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l'amant +que vous regrettez seront les dernières que vous répandrez de +votre vie, si mes voeux ardents sont remplis... Dieu puissant! +pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée +soit toujours heureuse; et même loin d'elle, séparé d'elle, je +pourrai supporter mon existence. -- Oui, Caroline, oui, vous +serez heureuse, unie à celui que votre coeur a choisi, et qui +mérite l'excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter. +Votre âme, vertueuse et sensible, ne gémira plus dans des +liens abhorrés; vous pourrez enfin allier l'amour et le +devoir; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes +qui m'ont pénétré. Oh! je crois les entendre encore ces sons +touchants dictés par la douleur, adressés à l'objet de votre +tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui; ne lui +reprochez plus un éloignement involontaire qu'il a cru devoir +à l'amitié. Il va vous être rendu; bientôt vous le reverrez à +vos pieds; bientôt vous oublierez tous deux vos peines +passées. -- O Caroline! pardonne; depuis longtemps j'ai pu les +faire cesser, et porter dans ton coeur l'espérance et la joie. + +"Depuis l'instant où j'ai su votre secret, depuis cet affreux +moment où je t'ai vue prête à perdre la vie, où j'ai senti que +je pouvais être plus malheureux encore qu'en renonçant à toi, +j'ai juré de vous réunir l'un à l'autre; et, tu le sais, +Caroline, si je t'ai regardée comme un dépôt sacré, comme +l'amante et l'épouse de Lindorf! Cependant, égaré par ma +passion, j'ai osé croire un instant à la félicité suprême, +j'ai pu prendre l'effort du devoir et de la vertu pour un +sentiment plus tendre, et j'allais me préparer des regrets +éternels... Ah! Caroline, je le sens, il est temps de vous +fuir; il le faut; je le dois. Je cours l'élever cette barrière +insurmontable qui m'interdira sans retour un fol espoir, et +l'illusion dangereuse où je me laissais entraîner. Je vais +vous rendre à vous-même, ou plutôt à l'original de ce portrait +si chéri. + +"Adieu, Caroline, adieu! Je m'égare; j'afflige sans doute +votre coeur sensible et généreux, en vous laissant voir toute +la faiblesse du mien. Eh bien! chère Caroline, achevez de me +connaître; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous +quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serais mille +fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des +droits qui ne doivent être accordés que par l'amour. Posséder +Caroline et savoir qu'un autre possède son coeur; être un +obstacle à son bonheur, à celui d'un ami qui m'est cher: +voilà, voilà ce que je n'aurais pu supporter, ce qui aurait +empoisonné mes jours; et votre félicité mutuelle peut encore y +répandre quelque charme. Vous me la devrez cette félicité; +vous ne penserez à moi qu'avec attendrissement, avec +reconnaissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre +estime... Adieu, Caroline, je cours les mériter. + +"Berlin, 5 heures du matin. + +"De Potsdam, 10 heures du matin, en sortant de l'audience du +roi. + +"C'en est fait, ils sont brisés ces liens que votre coeur a +toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre; mais bientôt +vous serez à Lindorf... Ah! dites, dites-moi que vous êtes +heureuse.... Il ignore encore le bonheur qui l'attend, et je +connais son amitié généreuse. Le même sentiment qui l'éloigna +de Rindaw et de sa patrie l'engagerait peut-être à s'y +refuser; mais il n'est plus temps, et ce motif m'a aussi +décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, +achèvera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu'il +fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de +Caroline. + +"Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline +pourrait-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à +mes peines? Non, je connais son coeur. Eh bien! j'exige de +votre amitié, de votre reconnaissance, que vous acceptiez +l'hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa +situation, votre appartement vous plaît: Caroline, il est à +vous; il fut arrangé pour vous, personne que vous ne +l'habitera jamais. Non, vous n'outragerez point, par un refus +cruel, un ami déjà trop malheureux. + +"Adieu, Caroline! Chère, trop chère Caroline! il est donc vrai +que vous n'êtes plus à moi, que je n'ai plus aucun droit... +Mais je n'en eus jamais: c'est le coeur seul qui peut les +donner, et du moins j'en aurai à votre estime, à votre amitié, +à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m'écrire, me +parler de votre bonheur... Mais non, non; je ne puis, je ne +pourrai jamais peut-être écrire à l'épouse de Lindorf. Si +Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule +fois avant qu'elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera +dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant +d'aller à Dresde, auprès de ma soeur. Je pars à l'instant +même... Quoi! je ne vous reverrai donc plus? Ces heures +délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais? Je +n'entendrai plus cette douce voix?... Que dis-je? vous serez +toujours présente à mon imagination, à mon coeur, à ma pensée; +je ne verrai que vous dans l'univers. + +"Je joins ici l'acte de votre liberté, une lettre à votre +père, celle à..... à votre époux, et la donation de l'hôtel. +Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, +qu'ils assurent votre bonheur, et je n'aurai plus rien à +désirer dans ce monde. + +"EDOUARD DE WALSTEIN." + +Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps +de passer chez elle, d'y prendre le cahier de Lindorf: le +portrait, cause principale de l'erreur, est dans son sein. + +Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence, +et malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu'elle +est mal obéie. Le comte avait quelques heures d'avance sur +elle; mais elle fit aller si grand train, qu'elle arriva deux +heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur +la plus profonde, il sentait seulement qu'il avait perdu +Caroline, qu'il ne la reverrait jamais, et n'éprouvait pas +encore les consolations que la vertu se procure à elle-même. + +Il n'avait cependant pas été tout à fait insensible aux +transports de joie que ses vassaux avaient fait éclater en le +revoyant, et aux témoignages touchants de leur attachement. + +Louise, Justin et le vieux Johanes avaient été des premiers à +accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à +lui présenter leurs deux petits garçons: Louise était encore +près d'accoucher. -- O monseigneur! lui dit-elle, votre arrivée +me portera bonheur; j'aurai une petite fille que je désire +tant; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse +veut avoir la bonté de lui donner son nom, c'est alors que +nous serons heureux. + +Le comte ne put soutenir ce mot déchirant, il lui perça le +coeur. -- Hélas! mes enfants, je ne suis pas..., je ne suis +plus... Il ne peut achever; et les quittant brusquement, il +s'enferme dans son appartement. + +Ils étaient encore dans la cour avec une partie des habitants +du village, et s'affligeaient ensemble de l'air triste de leur +bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s'élance de sa +voiture, et sans faire attention à personne, elle s'écrie: Où +est-il? où est monsieur le comte? Wilhelm accourt. -- Quoi! +c'est madame la comtesse! -- Oui, mon cher Wilhelm, conduisez-moi +à l'instant auprès de votre maître. + +Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où +le comte s'est retiré. Elle l'ouvre promptement, se précipite +dans ses bras, en disant d'une voix entrecoupée: -- Cher et +cruel ami! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t'adore, +qui n'aime que toi seule au monde, qui meurt si son époux +l'abandonne? Et penchant sa tête sur l'épaule du comte, elle +l'inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec +laquelle elle est accourue, coupent sa voix, arrêtent sa +respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans +un fauteuil et se jette à ses pieds. -- O Caroline! est-ce bien +vous?..... Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits. +Ce que je viens d'entendre serait-il possible? -- Ah! n'en +doute pas, n'en doute jamais; et détachant vivement la chaîne +qu'elle avait sur le sein: Tiens, lui dit-elle, le voilà ce +portrait que j'aime.... Regarde-le bien; vois, reconnais +l'objet qu'il représente; c'est lui qui possède uniquement mon +coeur; c'est à lui seul que je veux être. + +Le comte, ne concevant plus rien à ce qu'il entend, jette les +yeux sur cette peinture..... Grand Dieu! c'est lui, c'est +lui-même, tel du moins qu'il était avant son accident; mais +Caroline lui prouve trop qu'elle le voit toujours ainsi, et +qu'il n'a pas changé pour elle. Il est vrai qu'il ressemblait +tous les jours davantage à son portrait, et qu'il n'eût pas +été possible de le méconnaître. + +Mais par quelle circonstance étrange ce portrait, dont le +comte ignorait même l'existence, se trouvait-il entre les +mains de Caroline, attaché sur son coeur, et l'objet de ses +plus tendres caresses? Il voit, il sent tout son bonheur; il +est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et +cependant il croit encore que c'est un illusion, un rêve +enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline, +autant que son saisissement peut le lui permettre, sa surprise +et ses craintes. + +Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui +avait remis Lindorf. -- Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et +vous saurez tout.... Plus de secrets pour vous; ils m'ont +rendue trop malheureuse... Oui, j'ai aimé Lindorf; j'ai du +moins cru reconnaître quelques rapports entre les sentiments +que j'avais pour lui et ceux que j'éprouve à présent.... Mais +jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw, +je pleurai, oui, je pleurai beaucoup; mais je fus bientôt +consolée; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que +lui. Aujourd'hui, en recevant l'arrêt cruel qui nous séparait, +je n'ai point pleuré; non, pas une larme n'est sortie de mes +yeux; mais j'a cru que j'allais perdre la vie ou la +raison....; et si vous persistiez dans cet affreux projet, +c'est comme si vous me disiez: _Caroline, je veux que tu +meures_. Oh! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que +j'y serai toujours.... Tenez, vous voyez bien que cet affreux +papier ne signifie plus rien, lui dit-elle en montrant l'acte +de divorce qu'elle avait déjà déchiré, et qu'elle jeta dans le +feu. + +Le comte ne pouvait parler; ce qu'il éprouvait était au-dessus +de toute expression. Il couvrait de baisers les mains de +Caroline; il les pressait contre son coeur; il prononçait des +mots entrecoupés sans liaison et sans suite. Dans son délire, +il baisait avec transport son propre portrait, qu'il regardait +comme la preuve de l'amour de sa Caroline. + +Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le voulait pas; +il fallait pour cela la perdre un instant de vue, s'occuper +d'autre chose que d'elle seule, cesser de la regarder: +c'étaient autant d'instants retranchés à son bonheur. -- Non, +chère Caroline, n'exigez pas que je lise rien en ce moment. +Vous me permettez de lire dans votre coeur, d'y voir que je +suis aimé; qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? -- Mais le +mystère de ce portrait. -- Je sais qu'il vous est cher, que +c'est le mien, et cela me suffit. -- Sachez du moins comment +Lindorf m'apprit à vous connaître, par quels degrés l'estime +et l'admiration qu'il m'inspira pour vous ont enfin produit +l'amour. -- Quoi! Lindorf.... -- Je dois lui rendre justice; +c'est à lui que vous devez le coeur de votre Caroline. -- +Comment! Lindorf?.... O généreux ami! -- Il vous devait tout. -- +C'est moi, c'est moi qui lui dois plus que la vie. + +Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler +ses larmes au souvenir de la mort de son père, à l'expression +de la reconnaissance et de l'amitié de Lindorf. Souvent il fut +obligé de s'interrompre; et, retombant aux genoux de Caroline, +il lui disait d'une voix étouffée: Ah! c'est Lindorf qui +mérite d'être aimé. Caroline lui fermait la bouche de sa jolie +main, et le forçait à reprendre sa lecture. + +Il passa rapidement sur les événements qu'il connaissait déjà; +mais à l'époque de la connaissance de Lindorf avec Caroline, +son âme entière était attachée sur le papier. Il dévorait +chaque phrase, chaque syllabe; il lisait des yeux seulement: +une telle lecture ne pouvait se faire à haute voix; mais +Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdait pas de +vue, et cherchait à découvrir les sentiments divers qui +l'agitaient. + +Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l'air le plus +pénétré. Je le vois, dit-il, j'ai une épouse et un ami comme +il n'en fut jamais; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon +bonheur..... Ah! Caroline, pourquoi m'avez-vous forcé à lire +ce cahier? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que +vous veniez de me donner? -- Une illusion! reprit-elle; ingrat! +quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai! Oubliez-vous +que ce portrait est le vôtre? Ce mot, prononcé avec l'accent +le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa +confiance et son bonheur. A présent, lui dit-elle, que vous +avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de +Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon coeur. + +Alors elle raconta en détail tout ce qui s'était passé dans ce +coeur depuis l'instant qu'elle fut unie au comte; et +l'innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un +frère, et son effroi lorsqu'elle crut l'aimer comme un amant; +puis la scène du jardin, celle du pavillon, sa douleur, ses +larmes, ses regrets, ses combats: rien ne fut oublié. + +Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d'abord par +l'estime, l'admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf, +elle avait commencé à s'attacher à lui, à chérir son portrait; +tout ce qu'elle avait éprouvé en recevant cette lettre où il +lui parlait de s'expatrier; le sentiment de délicatesse mêlé +d'un peu de dépit qui avait dicté sa réponse; celui qui la +priva de ses sens dans la cour du château de Ronnebourg. Je +vous le jure, lui dit-elle, c'était l'émotion seule de me +trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j'avais si +fort offensé, qui devait me haïr; Lindorf n'y entra pour rien; +depuis longtemps vous avez entièrement effacé l'impression +légère qu'il avait faite sur mon coeur. + +Le comte, enchanté, l'écoutait avec ravissement, et n'avait +garde de l'interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence +touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu'elle +avait éprouvé pendant sa convalescence! Et depuis leur arrivée +à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels +de le faire lire dans son âme; la timidité qui la retenait; +cette envie de lui plaire, de l'attacher à elle, de le rendre +le plus heureux des hommes; son chagrin de n'y pas réussir; sa +résolution, de la veille, de s'entretenir avec lui, de lui +ouvrir son âme, sa douleur extrême en apprenant son départ; +son désespoir en recevant ce fatal paquet; sa joie en voyant +clairement dans la lettre de son époux qu'elle était aimée: +tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du +sentiment, qui ne peut laisser aucun doute. + +A présent, lui dit-elle, vous connaissez Caroline comme elle +se connaît elle-même; il ne me reste plus qu'à vous peindre +son bonheur; mais peut-il s'exprimer? Elle aime, elle est +aimée; elle ose le dire sans rougir; elle ose l'entendre et se +livrer à ses sentiments. Cher comte, actuellement que nos +coeurs s'entendent, jugez le mien d'après le vôtre. + +Il allait lui répondre, et lui expliquer à son tour les motifs +secrets de sa conduite, lorsqu'il fut interrompu par Wilhelm. +Il entra en disant que les habitants du village, ayant appris +que cette belle dame était madame la comtesse, ne voulaient +pas s'en aller qu'ils ne l'eussent revue, et demandaient avec +acclamation qu'elle voulût bien reparaître un instant. + +Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du +château et fut reçue avec des cris redoublés de _vivent +monsieur le comte et madame la comtesse_. Le comte leur fit +distribuer du vin et de l'argent. + +Caroline, lui serrant la main de l'air le plus attendri, lui +disait doucement: O mon ami! ces bonnes gens ne se doutent pas +qu'ils célèbrent véritablement l'époque de notre union et du +bonheur de toute notre vie... Ah! si vous permettiez... -- +Permettre, ma Caroline..., ordonnez. -- Eh bien! faisons des +heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette +foule des jeunes gens qui s'aiment, marions tous ceux qui +voudront l'être. Le comte lui baisa la main avec transport. -- +Chère...., adorable Caroline! faisons mieux encore, éternisons +la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c'est ici que ma +Caroline m'est rendue, je veux que ce lieu se ressente à +jamais de mon bonheur; et je vais fonder à perpétuité six +mariages toutes les années. + +Caroline se chargea d'annoncer elle-même aux paysans cette +bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions +redoublèrent: au milieu de ces tumultueux transports, on +aurait pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux, +qui criaient plus fort que les autres: _Dieu bénisse à jamais +nos bon maîtres!_ + +Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec +leur petite famille. Il les appela, et les présenta à +Caroline: Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous +connaissez déjà. -- Ah! sans doute, c'est la belle Louise? +Louise rougit, et s'embellit encore. Quoique les travaux +champêtres et trois enfants eussent diminué sa fraîcheur, elle +était encore frappante. -- Ah! oui, madame la comtesse, dit +Justin avec cette physionomie expressive et naïve qui +annonçait à la fois sa joie et sa candeur: c'est bien vrai +cela; c'est bien ma belle Louise. Il n'y a dans tout le monde, +je crois, que monseigneur qui ait une plus jolie femme, et +c'est bien juste; c'est sa récompense de m'avoir donné ma +Louise. + +Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux +petits garçons, qui étaient charmants; et s'apercevant de la +grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit +qu'elle serait la marraine de l'enfant qu'elle portait. Louise +voulut se jeter à ses pieds, elle la retint; mais Justin s'y +précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva en disant: +Sûrement le bon Dieu m'aime bien, car il m'accorde tout ce que +je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu'il mit au +coeur de monseigneur de me la donner; je n'ai demandé après +cela qu'une Louise pour monseigneur, et voilà qu'il l'a +trouvée. A présent, je vais lui demander pour vous deux petits +gars jolis comme les nôtres, et vous verrez qu'ils viendront +tout de suite. + +Caroline se détourna, se baissa vers les petits _gars_, leur +donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte, +attendri, serrait la main de Justin, et jetait sa bourse dans +son chapeau. Pour échapper à leur reconnaissance, il proposa à +Caroline d'entrer dans les jardins; elle y consentit. C'était +au mois de décembre: l'air était froid et nébuleux, la terre +couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l'un ni +l'autre ne s'en aperçurent; et jamais promenade du plus beau +printemps ne leur parut plus délicieuse. + +Il y a longtemps que l'on sait que l'amour peut tout embellir, +et qu'avec l'objet aimé il n'est point de mauvaise saison. Les +jardins du comte étaient d'ailleurs remarquables par leur +beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un +objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avait peu +vus le jour de son mariage; elle ne les voit guère mieux à +présent; mais elle s'y arrête quelque temps; enfin, le comte, +craignant pour elle le froid et l'humidité, la ramène au +château. Ils trouvèrent une collation champêtre préparée par +Louise. Elle s'était hâtée d'aller chercher de la crème, +quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une +pièce d'un chevreuil que Justin avait tué. Voyez mon bonheur, +dit-elle, de l'avoir justement apprêté hier pour régaler notre +vieux père! -- Le bon Johanes? s'écria Caroline; eh bien! +Louise, il faut qu'il en mange avec nous. + +Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et +tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et +le comte allèrent au-devant de lui; ils le prirent chacun par +un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui +versant une rasade: Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du +plus heureux des hommes: -- Et de celui qui mérite le plus de +l'être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il +était trop ému, trop touché; il ne put que balbutier quelques +mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant, +après avoir bu un second verre à la santé de madame la +comtesse, et l'avoir longtemps regardée, il s'écria tout à +coup: Que Dieu soit béni d'avoir fait une si belle dame tout +exprès pour notre seigneur! Vous êtes bien belle et bien +bonne, madame la comtesse; mais aussi vous avez un ange pour +mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait! comme il a +marié ma Louise! + +Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en +train de parler, il ne pouvait plus se taire. Il raconta à +Caroline toute l'histoire du mariage de sa fille; et comme il +ne voulait point de Justin; et comme monseigneur l'attrapa; et +comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant; +et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez +eux; et comme ils le portèrent au château, etc. + +Caroline savait tous ces détails par le cahier de Lindorf; +cependant elle écoutait avec délices. L'éloquence simple et +naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il +racontait, le plaisir qu'il avait à parler, et surtout l'éloge +de son époux à chaque instant répété, l'attendrissaient +jusqu'aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si +digne de l'être; il était ému comme elle. Elle lui tendit la +main avec un sourire, une expression, un regard qu'on ne peut +décrire. C'étaient l'amour, la vertu, le bonheur; ce seul +instant aurait suffi pour compenser un siècle de peines. + +Johanes buvait, causait et s'animait toujours davantage. Il +parla de son ménage, des soins touchants que ses enfants +avaient de lui, de son cher Justin, qui était le meilleur des +fils, des maris et des pères. Si c'était à refaire, disait-il, +je lui donnerais ma Louise, quand même il n'aurait pas un sou +vaillant; mais votre bonté, monseigneur, n'y a rien gâté. Et +ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me +réjouit le coeur! comme ça me rajeunit! Si seulement ma pauvre +Christine vivait encore! Mais, à propos d'elle, monseigneur, +qu'est-ce qu'est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron +de Lindorf? J'ai vu ça tout petit, moi; je suis son père +nourricier, et je l'aime toujours. On nous avait dit qu'il +épousait la soeur de monseigneur, et nous étions bien aises: il +faut que les braves gens s'allient ensemble. Est-ce que c'est +donc vrai, monseigneur, qu'il est votre frère? -- Non, pas +encore; mais le sera bientôt, j'espère, dit Caroline en se +levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu'elle avait eu +tout ce temps-là sur ses genoux. + +Ils comprirent qu'ils devaient se retirer. Louise en avertit +son père; mais le bon vieillard se trouvait si bien dans son +fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu'il +ne pouvait se résoudre à la quitter. -- Laisse-moi encore ici, +ma fille; c'est le plus beau jour de ma vie: à mon âge, il +n'en reste pas beaucoup à perdre. -- Mais, mon père, dit +Louise, nous embarrasserons monseigneur. -- Point du tout, mon +enfant; tu ne sais ce que tu dis. Je le connais mieux que toi; +c'est son plaisir de voir les heureux qu'il fait: n'est-ce +pas, monseigneur, que j'ai raison et qu'elle a tort? Mais à +présent les enfants veulent en savoir plus long que leurs +pères. + +Le comte sourit; Caroline se rassit en faisant un signe à +Louise; et le vieillard, content, commença une petite chanson; +il ne put l'achever. Je n'y entends plus rien, dit-il; le coeur +y est, mais je n'ai plus la voix que j'avais quand je +commandais l'exercice. C'est à toi, mon fils Justin: allons, +prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse; Louise +chantera; le petits danseront. Vous êtes là comme de grands +nigauds; si je ne pensais à rien, moi, vous laisseriez +monseigneur et sa dame s'ennuyer ici comme des morts. + +Caroline ayant dit qu'en effet elle serait bien aise +d'entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua +quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec +grâce et gaieté. Leur mère suivait des yeux tous leurs +mouvements; et le vieillard riait et était aux anges en +regardant le comte et la comtesse. Ne vous avais-je pas dit +que c'était joli à voir? A présent, Louise, chante la chanson +que ton mari a faite ces jours passés. -- Comment, Justin, +s'écria Caroline, encore un nouveau talent! Vous faites des +chansons! -- O mon Dieu! non, madame la comtesse; seulement de +temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur +son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de +village: + + On dit que l'amour + Ne dure qu'un jour + Dans le mariage: + C'est un conte que cela, + Si l'on aime, on aimera + Toujours davantage. + + Est-c' que le bonheur + Refroidit le coeur? + Non pas au village: + Depuis que je suis heureux, + Je sens augmenter mes feux + Toujours davantage + + Plus content qu'un roi, + Quand autour de moi + J'vois mon p'tit ménage, + Ma Louise et nos enfants; + Je les aime, et je le sens + Toujours davantage. + + +Louise se tut; Justin posa son flageolet, s'avança quelques +pas, et chanta ce couplet, qu'il venait de faire pendant que +sa femme chantait les précédents: + + C'est à monseigneur + Que de notre coeur + Nous devons l'hommage. + Je ne forme plus de voeux; + Comme nous il est heureux, + Qu' m' faut-il davantage? + + +Le comte et Caroline, émus, attendris, et surpris des talents +de Justin, lui donnèrent les éloges qu'il méritait. Sa +modestie et sa simplicité les surprirent plus encore: il ne +comprenait pas qu'on pût l'admirer. + +C'est Louise, répétait-il, qui m'a appris tout cela; sans le +désir de lui plaire, je ne saurais rien. -- Mais ce dernier +couplet, répétait Caroline, composé dans un instant! -- Oh! +pour celui-là, c'est monseigneur; je ne l'aurais pas trouvé si +vite pour un autre... + +Pendant la chanson, Johanes s'était endormi profondément; ses +enfants le réveillèrent à demi, et l'emmenèrent. Le coeur de +Caroline était si rempli de mille sensations, qu'elle avait +besoin de l'épancher. Dès qu'elle fut seule avec le comte, +elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus +douces larmes. Ce vieillard, ces enfants, ce couple si uni; la +vénération, l'amour de ces bonnes gens pour le comte, qui +rejaillissaient sur elle: tout avait exalté son imagination et +sa sensibilité au point que son époux lui paraissait un être +surnaturel, un dieu bienfaisant, qu'elle devait adorer et +qu'elle adorait en effet. Ces sentiments, si longtemps +comprimés et retenus dans son coeur, elle ose à présent leur +donner essor: elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes +qu'il l'est avec passion, qu'il le sera toujours; elle ose lui +chanter en entier cette romance qu'elle composa et chanta si +souvent loin de lui avec tant de douleur, cette preuve si +forte et si touchante de son amour! Elle la lui chante avec +une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent +encore ses joues; mais le comte ne peut se méprendre sur leur +objet: ce sont les larmes du bonheur; elles coulent doucement +et sans effort, et n'interrompent point ses doux accents. Le +comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va +jusqu'au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de +son coeur la plus douce des convictions, celle d'être aimé de +cette épouse adorée. C'est la voix céleste de Caroline qui lui +répète: _toi que j'adore;_ c'est son regard enchanteur qui lui +demande: _où veux-tu chercher le bonheur?_ et qui lui dit en +même temps qu'il l'a trouvé. + +Quand il serait resté le moindre doute au comte, ce moment +l'eût tout à fait dissipé: mais il n'en avait point. La naïve +et tendre Caroline était loin de savoir dissimuler. Elle +exprimait tout ce que son coeur sentait; et quand elle aurait +voulu se taire, on l'aurait lu dans ses yeux et dans son +sourire. On voyait d'abord que cette bouche charmante ne +pouvait proférer une fausseté, et qu'elle était l'organe de +l'âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disait _je +vous aime_, ce seul mot valait tous les serments. Elle le dit +si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée, +qu'il dut être persuadé. + +Ils soupèrent, au coin du feu, du chevreuil que Justin avait +tué fort à propos; car le comte, en partant pour sa terre, +abîmé dans sa douleur, n'avait pensé à rien, et ce repas +simple fut sans doute le plus délicieux qu'il eût fait de sa +vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l'habitude fit +qu'il se retira dans un autre appartement d'abord après le +souper. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi +prolonger les détails? On aime trop à s'appesantir sur le +bonheur. Ajoutons seulement qu'ils auraient accepté avec +transport tous les deux l'offre de passer leur vie entière +dans cette terre, loin de la cour, et sans autre ambition que +celle de se plaire; mais le comte devait trop à son roi pour +écouter ce désir. Brûlant d'impatience de lui apprendre son +bonheur, d'anéantir cette cruelle idée d'un divorce dont le +seul mot le faisait frémir, de lui présenter une épouse +adorée, et contente de l'être, il supplia Caroline, dès le +lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam. + +Elle rougit excessivement à cette proposition; mais se +remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire +enchanteur: -- Il serait bien temps, n'est-ce pas, de n'être +plus une sotte enfant? Eh bien! oui, mon cher ami, je vous en +prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être, +il fera bien; mais je le gronderai aussi à mon tour. -- +Vous, mon ange? -- Oui, moi-même; je le gronderai bien fort +d'avoir signé cet affreux papier qui nous séparait pour +toujours. + +Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de +revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec +transport. -- Oh! oui, oui, nous reviendrons ici, nous +reviendrons, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant +un regard timide sur le comte: cette terre sera toujours pour +moi le séjour du bonheur. + +A mesure qu'ils approchaient de Potsdam, le trouble de +Caroline augmentait. Elle n'avait pas revu le roi depuis le +jour de son mariage; et sentant combien il devait être +mécontent d'elle, elle redoutait à l'excès ce moment. Le comte +s'efforçait de la rassurer; il lui racontait mille traits de +la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui +gagnait tous les coeurs, et le faisait adorer de ses sujets. -- +Il est bien plus que mon roi, lui disait-il, c'est mon ami. +Oui, chère Caroline, c'est à mon ami que je vais présenter +celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même. +Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistait à +la cruelle grâce que je lui demandais! Et lorsque enfin il +céda à mes persécutions, lorsqu'il signa ce fatal papier, et +qu'il me le remit, ce fut en me disant: -- Réfléchissez encore, +mon cher Walstein; votre résolution m'afflige. J'ai cru vous +rendre heureux, je crois encore que vous pourriez l'être: +c'est avec regret que j'ai signé ceci; mais j'espère que vous +n'en ferez pas usage. -- Voilà, Caroline, celui devant qui vous +allez confirmer le bonheur de son ami. -- Ils étaient déjà dans +les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la +voiture. Le roi, suivant sa coutume, allait monter à cheval, +exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et +s'arrête. -- Ah! vous êtes là, comte? j'en suis bien aise. J'ai +pensé à vous hier tout le jour. J'ai vu le chambellan, il ne +savait rien encore. Ne précipitez rien; il faut que je parle +moi-même à Caroline; j'ai peine à consentir... -- Ah! sire, +elle est ici. -- Qui donc? -- Elle, ma Caroline, ma femme, mon +amante, l'adorable épouse que Votre Majesté m'a donnée, et qui +m'en devient plus chère encore. --Vous extravaguez, comte. -- +Non, sire; c'est hier, hier matin que j'étais un insensé. Elle +m'a rendu la raison, le bonheur, la vie; elle m'aime, elle +veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande +encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits. +Il était en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant +pas trop qu'une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna +en riant de se relever et de s'expliquer. Le comte obéit; il +raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à +Walstein, et le désir qu'ils avaient eu tous les deux +d'obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il +accorda l'un et l'autre avec joie, et voulut en aller assurer +lui-même Caroline, qui attendait toujours dans sa voiture le +retour du comte. Elle fut bien émue en voyant le roi +s'approcher d'elle, et voulut descendre; mais le roi l'arrêta, +et lui dit: -- Restez, madame la comtesse; c'est bien, très-bien. +Oublions le passé; je suis fort content. Soyez toujours +unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent. +Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa +pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu'elle se +trouve unie au rang suprême. + +Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans +cet hôtel d'où le comte s'était comme banni pour toujours. Il +n'est pas besoin d'ajouter qu'ils y jouirent d'un bonheur +d'autant plus senti, qu'ils l'avaient acheté par de cruelles +peines. + +FIN. + +Il y peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui +pensent qu'un épisode quelconque doit être placé dans le corps +de l'ouvrage avant le dénoûment, et qu'on ne peut plus rien +avoir d'intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux. +C'est pour eux que j'ai mis le mot fin après la réunion du +comte et de Caroline (quoiqu'ils fussent bien éloignés eux-mêmes +de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de +Lindorf et de Matilde ne l'était pas). Il suffira sans doute +d'apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et +Matilde furent unis dans la suite. L'histoire sera dans les +_grandes règles;_ ils sauront tout ce qu'ils veulent savoir, et +n'auront pas besoin d'aller plus loin. + +Mais nous aimons à penser qu'il est des lecteurs plus curieux, +ou plus sensibles, qui nous sauront gré d'entrer dans les +détails d'un événement qui ne peut leur être indifférent, +puisqu'il est si nécessaire au bonheur du comte et de +Caroline, qu'on ne peut même imaginer qu'ils puissent jouir +d'un instant de _vrai bonheur_, tant qu'il leur reste quelque +inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu'ils +peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente, +mais bien réelle, du malheur d'êtres aussi chers et dont les +intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une soeur +chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages +_épisodiques?_ Non, ce sont des parties d'un même tout. Ceux qui +se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de +Ronnebourg sans qu'on sache ce qu'il est devenu; que +l'intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu'elle +aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la +douleur, et qui n'auront aucun désir d'apprendre comment ils +se sont réunis; non, ceux-là ne sont pas dignes d'être amis de +la sensible Caroline. C'est donc sans aucune crainte de ne pas +exciter l'intérêt, que nous allons continuer _l'histoire de +Caroline_, et compléter son bonheur. + +SUITE DE CAROLINE + +Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, +avaient souvent ajouté aux tourments de Caroline, dans le +temps où il lui eût été permit peut-être de ne s'occuper que +d'elle seule; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de +force par celui de son propre bonheur. A peine fut-elle +arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu'elle amena la +conversation sur un objet également intéressant pour tous +deux, en lui rendant la lettre inutile qu'il avait écrite à +Lindorf. -- Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez +là d'un bien qui ne vous appartenait pas. Lindorf est à +Matilde; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère. +-- Plût au ciel! reprit le comte; mais vous oubliez... -- Quoi +donc? -- Que ce n'est plus Matilde qui peut faire le bonheur de +Lindorf. -- Et pourquoi? parce qu'il a aimé quelques mois +Caroline de Lichtfield? Mais elle n'existe plus cette +Caroline-là; il ne la reverra jamais; et celle qu'il va +retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui +inspirer qu'une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son +amour pour Matilde. Qu'il la revoie seulement, il ne +comprendra pas lui-même qu'il ait pu l'oublier un instant. Je +voudrais être aussi sûre des sentiments de Matilde. Un mot +d'une de vos lettres à Lindorf m'inquiète: vous paraissez +croire qu'elle ne l'aime plus, et que ce Zastrow.... O mon +Dieu! comme j'en serais fâchée! + +Pour toute réponse, le comte chercha dans son portefeuille, et +donna à lire à Caroline la dernière lettre qu'il avait reçue +de Matilde... Comme elle en fut touchée! comme elle répéta +plusieurs fois, en la lisant: Pauvre enfant! aimable Matilde! +chère petite soeur! Eh! oui, sans doute, tu vivras avec nous; +tu retrouveras ton amant, ton frère et la plus tendre soeur. Et +rendant la lettre au comte: Méchant que vous êtes! pourquoi ne +pas voler tout de suite à son secours? -- Pourquoi?... Ma +Caroline était mourante; il n'y avait plus qu'elle pour moi +dans l'univers. -- Pauvre Matilde! du moins vous lui avez +répondu? -- Oui; mais je voudrais à présent qu'elle n'eût reçu +cette réponse, et j'avoue que son silence m'inquiète...... -- +Ah! Dieu! vous l'aurez affligée! Chère Matilde!...... Et, tout +à coup, se levant avec impétuosité et s'approchant du comte +les mains jointes, elle ajouta d'un ton vif et suppliant: Mon +ami, mon cher ami! ne me refusez pas ce que je fais vous +demander; de grâce ne me le refusez pas: partons demain; +allons à Dresde; allons chercher Matilde; je brûle de la +connaître, de vivre avec elle, de porter la joie et la +consolation dans son coeur. Relisez sa lettre, et vous ne +balancerez pas un instant; pensez qu'à présent, peut-être, +elle est dans les larmes et la douleur. Oh! comme je me les +reproche ces larmes dont je suis la cause! Chère petite +Matilde! c'est donc moi, moi seule qui lui enlevais son ami, +qui la privais de son frère! Que de torts j'ai à réparer avec +elle! En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai +bonheur que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même. + +Elle parlait avec tant de feu, sa physionomie exprimait tant +de choses, elle était si belle dans ce moment-là, que le comte +tomba presque involontairement à ses genoux, et resta +longtemps la bouche collée sur sa main sans pouvoir prononcer +un mot. -- Eh bien! reprit-elle avec impatience, nous partirons +demain, n'est-ce pas? -- Adorable Caroline, s'écria le comte, +vous savez donc lire dans mon coeur? L'absence de ma soeur, +l'idée de la savoir malheureuse, pouvaient seules altérer ma +félicité; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un +voyage dans cette saison rigoureuse, était au-dessus de mes +forces. -- Vous plaisantez, je crois; la saison est toujours +belle quand on voyage avec ce que l'on aime et qu'on va +chercher une amie. + +Le comte ne résista plus et les préparatifs du voyage furent +bientôt faits, grâce à l'aimable empressement de Caroline. Ils +furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, +jouissant d'avance et du plaisir de Matilde, et de sa +surprise. Le comte ne lui avait jamais parlé de son mariage, +et l'embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets +avait aussi causé son silence. -- Nous la ramènerons avec nous, +disait Caroline; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin +avoir une amie; et c'est à vous encore que je devrai ce bien +si longtemps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre +bonheur. Mais vous dites qu'il ne peut tarder à venir; nous +les marierons d'abord, et nous jouirons ensemble de tout ce +que l'amour et l'amitié ont de charmes. Chaque mot de Caroline +transportait le comte, l'enivrait de tendresse et bonheur. La +manière franche et naturelle dont elle parlait de Lindorf, son +désir de le voir uni à Matilde, devaient dissiper jusqu'à +l'ombre même du doute; mais il était loin d'avoir là-dessus +les mêmes espérances qu'elle, et de croire que jamais Lindorf +pût s'unir à Matilde. Il lui paraissait impossible qu'après +avoir aimé Caroline ou pût revenir à quelque autre objet; et, +bien décidé à ne pas donner sa soeur à un époux prévenu pour +une autre femme, il ne formait d'autre projet que celui de la +soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de +la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire +attendre doucement, dans le sein de l'amitié fraternelle, un +époux qui n'eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que +l'ingrat Lindorf le coeur et la main de Matilde. Quant à +Lindorf lui-même, le comte tâchait d'écarter son souvenir; +mais il y réussissait faiblement; et, même à côté de sa chère +Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir +s'échappait quelquefois de son coeur oppressé, en pensant que +ce bonheur était aux dépens de son ami; que Lindorf était +malheureux; qu'il le serait toujours; qu'il ne le faisait +revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la +félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le coeur de la +pauvre Matilde des sentiments que l'absence seule de Lindorf +pouvait éteindre. + +Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à +Caroline, à qui ces douces illusions faisaient tant de +plaisir, qu'il ne pouvait se résoudre à les lui ôter à +l'avance, ils ne s'apercevaient ni l'un ni l'autre que +l'impatience d'arriver les faisait voyager avec une rapidité +dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces +n'égalaient ni son courage ni le sentiment qu'il l'animait: le +soir de la seconde journée; elle pria le comte de s'arrêter, +pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étaient près +d'arriver. Il y consentit; mais, se défiant de la manière dont +ils y seraient, il envoya un de ses gens en avant pour +s'assurer au moins d'un logement. + +Il ne tarda pas à revenir, et ramenait avec lui l'hôte d'une +mauvaise petite auberge qui se trouvait dans le lieu. Jugeant +à l'équipage que c'était un grand seigneur, il craignait de +perdre cette aubaine, et venait lui-même pour le décider à +s'arrêter chez lui. Il n'avait cependant que deux chambres à +deux lits chacune, et toutes les deux étaient retenues par un +jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure +que le mari avait au bras, et qui s'était rouverte par le +mouvement de la voiture, les retiendrait là peut-être encore +quelques jours. Pour s'assurer les deux chambres, ils les +avaient payées d'avance; mais cela n'embarrassait point +l'hôte, qui était un gros paysan à mine joviale. -- Pardieu! +disait-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres; +qu'ont-ils besoin d'en avoir deux? Ils s'aiment tant! Ils sont +beaux comme des anges; ils ne se quittent pas un instant de +tout le jour: eh bien! ils ne se quitteront pas de la nuit; +et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu'ils n'en +seront pas fâchés. + +Tout en parlant, ils arrivèrent devant l'auberge. Le comte, +toujours honnête, crut qu'il devait aller lui-même prier ces +étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au +moins un des lits d'une des chambres à la comtesse; en +attendant, l'hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte +monte un mauvais escalier obscur. Il voulait se faire +annoncer; mais l'hôte, peu au fait des règles de la politesse, +l'introduit dans une espèce d'entrée, au fond de laquelle +était une porte ouverte, lui dit: Vous les trouverez là, et le +quitte. + +Il fallait donc s'annoncer soi-même. Il s'avance, et voit, à +l'autre bout d'une longue chambre, une femme mise très-élégamment, +occupée à nouer autour de cou d'un homme placé +dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devait lui servir +d'écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une +main très-blanche et très-jolie se trouvant près de la bouche +de jeune homme, il la baisait avec passion. + +Ce tableau était fait pour intéresser le comte; il n'osait les +déranger et contemplait en silence ce couple qui lui retraçait +son propre bonheur. Craignant enfin d'être indiscret, il +voulut se retirer doucement; mais la jeune dame ayant fini se +tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri +perçant, et s'élance dans le bras du comte, immobile +d'étonnement, en disant: -- Eh! grand Dieu, c'est mon frère, +mon cher frère! A ce cri, Lindorf, car c'était lui-même, +oublie sa blessure, se lève avec précipitation. -- O mon Dieu! +Walstein! serait-il vrai?..... Oui, c'est lui-même; et du bras +qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant +que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des +sauts de joie. -- Oui, c'étaient Matilde et Lindorf. Le comte +n'en peut plus douter; c'est sa soeur, c'est son ami qu'il +presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseraient à le +croire, son coeur ému le lui dirait. Sans pouvoir comprendre +quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant +quelque minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, +ma soeur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des +exclamations, furent tout ce qu'on put articuler; le comte y +mêlait le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il +enfin: chère Matilde! nous allions vous ..... Elle est ici. -- +Ma soeur est ici? s'écrie Matilde..... Et, plus légère qu'une +biche, elle est déjà au bas de l'escalier, et bientôt dans les +bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui +en avait fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, +et au nom de _chère soeur_ qu'elle répète en l'embrassant. Le +comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline +augmente; mais cette surprise, jointe au plaisir le plus pur, +fut tout ce qu'elle éprouva. Lindorf n'est plus que son frère +et son ami, elle ne balance pas à l'embrasser avec cette +tendresse franche et naturelle qui caractérise si bien la +véritable et simple amitié. + +Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous +assurer de mon amitié! Oh! combien j'aimerai l'ami de mon cher +Walstein et l'époux de ma chère Matilde! + +Cette manière ingénieuse de rappeler d'un seul mot à Lindorf +les relations qui devaient les unir désormais eut son effet. +En apprenant qu'il allait revoir Caroline, il s'était senti si +ému, si peu sûr de lui-même, qu'il avait tremblé de cette +entrevue; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu'elle +sut mettre au peu de mots qu'elle prononça, la présence du +comte, celle de Matilde lui imposèrent. Lindorf est surpris +lui-même de ne plus voir, dans cette Caroline qu'il avait si +fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-soeur de +Matilde, une amie respectable, qui ne lui inspirait plus que +des sentiments doux et tranquilles qu'il osait avouer. -- Oui, +lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre +frère, votre ami, l'ami de Walstein; je sens que je suis digne +de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et +saisissant la main de Matilde: cher comte! vous me faisiez +revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où +j'aspire; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise +une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix. + +On comprend la réponse du comte; elle fut accompagnée du plus +vif désir d'apprendre quel étrange événement les avoir réunis; +s'ils étaient mariés ou non; ce que c'était que cette blessure +de Lindorf; où ils allaient; d'où ils venaient; enfin +l'explication d'une énigme qui lui paraissait impénétrable. + +On suppose et l'on espère que le lecteur partage un peu cette +curiosité: qu'il ait donc la bonté de se transporter dans une +chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre +avait eu lieu. Qu'on se représente les quatre personnes les +plus heureuse qu'il y eût alors sur la terre, éprouvant tout +ce que l'amour et l'amitié ont de plus doux, assises autour +d'un poêle antique, parlant d'abord toutes à la fois, faisant +des questions les unes sur les autres sans attendre les +réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde pleurer et +rire tour à tour, embrasser son frère et puis Caroline, tendre +une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d'un petit ton +grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un +quart d'heure d'audience pour raconter mon histoire, disait-elle +en se redressant; car je suis toute fière d'avoir une +histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle +à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand +j'étais petite fille. + +On parvient à se taire, à l'écouter; on se serre autour +d'elle; elle s'adresse au comte, et commence ainsi: + +Il y avait une fois un oiseleur... + +Un oiseleur! s'écrièrent-ils tous à la fois. -- Eh! oui, un +oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d'en venir à +mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, +lui donner une question à décider; et quoi que vous disiez, +j'en reviens à mon oiseleur; j'aurai bientôt fini. Cet +oiseleur donc avait, par mille ruses, fait tomber dans ses +filets un pauvre petit oiseau. Oh! comme il était malheureux +le pauvre petit oiseau! comme il se débattait dans les piéges +qu'on lui avait tendus! comme il appelait tous ses amis à son +secours! Mais l'oiseleur faisait en sorte qu'aucun de ses amis +ne l'entendît. Enfin il vint une linotte voler autour des +filets dont il était entortillé. Pauvre petit oiseau! lui +dit-elle, tu crierais bien plus fort si tu savais ce qui t'attend; +demain on coupera tes ailes; on t'ôtera pour toujours ta +liberté; on t'enfermera avec un oiseau que tu n'aimes point, +et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. +Le petit oiseau cria bien fort; la linotte en fut touchée, et +lui dit: Voyons s'il n'y a pas moyen de te sauver. Ils +travaillèrent si bien tous les deux, que, crac! une maille du +filet s'échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le +corps, et puis les ailes: il les étend, il s'envole, il va +tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur. + +A présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort: +l'oiseleur qui ôtait au petit oiseau sa liberté, ou le petit +oiseau qui a su la retrouver? -- Ah! c'est l'oiseleur sans +doute, s'écria le comte enchanté des grâces, de la finesse et +de la naïveté qu'elle avait mises dans son apologue. Le +charmant petit oiseau n'aura jamais tort avec moi: quand même +ma raison le condamnerait, mon coeur l'approuvera toujours. +Matilde se jeta dans ses bras de l'air le plus attendri. J'ai +retrouvé mon frère! s'écria-t-elle; et sa bonté touchante +m'assure plus encore que je n'ai rien à me reprocher! Oh! +comme j'ai bien fait de quitter les méchants qui me faisaient +douter de son amitié? -- Douter de mon amitié..., vous, +Matilde? Expliquez-vous, de grâce. -- Et bien, reprit-elle avec +vivacité, on a eu la cruauté de me dire..., de me prouver +même, que vous ne m'aimiez plus, que vous ne m'écriviez plus; +que vous ne me verriez plus; que vous me défendiez de penser à +Lindorf; que vous m'ordonniez d'épouser Zastrow; que vous +étiez reparti pour la Russie; enfin, que je n'avais plus de +frère: car c'était la même chose... + +Ici la respiration lui manqua, et des torrents de larmes +coulaient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle +souriait en même temps: ces pleurs ressemblaient à ces ondées +subites d'été lorsque le soleil éclaire l'horizon, et qu'on +voit à travers les grosses gouttes de pluie, briller des +nuages blancs mêlés d'un rouge tendre. -- Ne suis-je pas bien +enfant? dit-elle quand elle put parler; je sais que tout cela +n'est pas vrai; je jouis de la réalité; vous êtes là; vous +m'aimez, et la seule supposition du contraire m'afflige +encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous +les détails que vous voudrez sur l'histoire du petit oiseau. + +Avant qu'elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions +sur ce qu'on avait supposé contre lui. Sa tante avait +intercepté et soustrait la lettre où il promettait à sa soeur +de venir bientôt à Dresde et de la laisser libre. Elle +arrangea à sa manière celle qu'il lui écrivait à elle, et la +lut à Matilde; le désir qu'elle épousât Zastrow fut changé en +_ordre positif;_ le voyage de Lindorf en Angleterre devint +_inclination et un projet de mariage avec une Anglaise;_ la +lettre du comte, datée de _Ronnebourg_, le fut de _Pétersbourg;_ +et l'innocente Matilde, voyant l'écriture de son frère, fut la +dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte +allait sans doute les découvrir, mais on espérait engager +Matilde à se marier auparavant; et puisque le comte le +_désirait_, il pardonnerait aisément. + +Il est certain qu'avec un caractère moins décidé que celui de +Matilde, sa tante serait parvenue à son but; mais elle trouva +une fermeté, une résistance, que rien ne put ébranler. Elle +paraissait inconcevable au jeune de Zastrow, qui n'avait pas +imaginé jusqu'alors qu'une femme pût résister au bon ton, aux +grâces, à l'élégance, qu'il avait acquis dans ces voyages. Un +an de séjour à Paris, des liaisons de jeux avec quelques roués +à la mode, des succès payés au poids de l'or avec des +actrices, l'avaient si pleinement convaincu de son mérite +irrésistible, qu'il croyait n'avoir qu'à paraître pour tout +subjuguer sans se donner la moindre peine. + +Il laissait à sa tante le soin de faire sa cour, et pensait +que Matilde lui en devait de reste quand il lui avait juré sur +sa parole d'honneur, qu'elle était _jolie comme un ange;_ que sa +forme était délicieuse; que sa physionomie avait quelque chose +de français; qu'elle était presque aussi bien que mademoiselle +D. de l'Opéra; qu'elle chantait comme mademoiselle R.; que dès +qu'elle serait sa femme, il la mènerait à Paris, où +certainement elle ferait _sensation:_ et il disait cela en se +regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s'interrompant +pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour. + +Voilà, disait Matilde, quel est l'être dont ma tante est +enthousiasmée, auquel elle voulait unir mon sort, et dont elle +ne cessait de me vanter la figure, l'esprit et la passion. +Pour moi, j'avoue que je n'ai su voir qu'un homme bien blond, +bien suffisant, bien égoïste, n'aimant que lui seul au monde, +et ne me faisant l'honneur de penser à moi que parce que +j'étais la soeur de favori du roi, et l'héritière de madame de +Zastrow. + +Je ne cachais point me façon de penser à ma tante ni sur son +neveu, ni sur Lindorf. Elle savait combien je haïssais l'un et +combien j'aimais l'autre, et ne cessait de chercher à détruire +ces deux sentiments. -- Vous voyez bien, me disait-elle, que +votre frère a changé d'avis. -- Oui, ma tante, mais son avis ne +change pas mon coeur. -- Votre Lindorf ne vous aime plus. -- Est-ce +que je dois me punir de son infidélité? -- Vous ne le +reverrez jamais. -- A-t-on besoin de voir pour aimer et pour +tenir ce qu'on a promis? -- Mais sa légèreté vous dégage. -- +Point du tout: c'est lui que sa légèreté dégage; mais si je ne +suis pas légère, est-ce ma faute à moi? Dépend-il de lui, de +vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne +l'aime plus et que j'en aime un autre? + +Ces conversations finissaient ordinairement assez mal; j'étais +tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée; et, malgré +tout mon courage, j'étais au désespoir. Enfin, je pris le +parti d'écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyais au +fond de la Russie: on aurait pu me marier dix fois avant votre +réponse; j'étais d'ailleurs un peu piquée de votre abandon, de +votre silence, et j'écrivis à Lindorf. -- A Lindorf! en +Angleterre? Saviez-vous son adresse? -- Je ne savais pas même +s'il était bien vrai qu'il y fût: quelquefois je me donnais le +plaisir de croire qu'on ne m'avait dit que des mensonges; +cependant tout semblait les confirmer. + +J'écrivis donc: ce fut un moment de bonheur et de consolation; +et quoique ma lettre restât dans mon portefeuille dès qu'elle +fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai +que j'avais un léger espoir de découvrir si Lindorf était en +Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir: voici +sur quoi je le fondais. + +A mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille +aimable, mais plus âgée que moi, m'avait prévenue par mille +politesses; les liaisons de sa famille avec ma tante me +mettaient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis +longtemps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et +un frère cadet, elle jouissait d'une liberté qui rendait sa +maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. +Elle était continuellement chez moi, ou m'attirait chez elle. +Flattée de l'amitié que me témoignait une grande demoiselle de +vingt-cinq ans, je répondis à ces avances, et nous finîmes par +nous lier autant que la différence de nos âges pouvait le +permettre. Quoiqu'elle fît tout au monde pour me la faire +oublier cette différence, et que je désirasse avec passion +d'avoir une confidente, je n'avais point encore osé lui avouer +le secret de mon coeur. Un air un peu décidé, suite de son +éducation; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisait +une cour assidue; l'amitié qu'elle témoignait à M. de Zastrow; +tout me faisait craindre de trouver en elle un censeur de +plus. Il me semblait que je me serais plus volontiers confiée +à son frère, dont l'âge était plus rapproché du mien, et que +son caractère doux et sensible devait rendre plus indulgent; +mais il était lié aussi avec M. de Zastrow. D'ailleurs, il +paraissait éviter les occasions d'être avec moi, plutôt que de +les rechercher; et, peu de temps après, il annonça qu'il +allait voyager pour quelques années. + +Oh! quand j'appris qu'il commençait par l'Angleterre, comme +mon coeur palpita! comme j'aurais voulu lui confier alors mon +secret, le prier de s'informer de Lindorf, le charger de ma +lettre! J'en cherchai le moment; mais, trop occupé des +préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, +je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d'entamer +avec lui cette conversation. Souvent je m'approchais de lui; +je lui parlais de l'Angleterre,de son départ prochain; mais +si je voulais essayer d'ajouter un mot sur l'objet qui +m'intéressait uniquement, je me troublais, je ne savais plus +comment m'exprimer, et je finissais par me taire, en +rougissant comme si j'avais parlé, ou qu'on eût pu deviner ma +pensée. + +Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, +voyait mon embarras et l'augmentait par ses plaisanteries. +Enfin, son frère était parti que je cherchais encore comment +je pourrais m'y prendre pour lui parler de Lindorf et lui +donner ma lettre. Je fus désolée d'avoir manqué cette occasion +de la lui faire parvenir. + +Il me restait une ressource, mon amie pouvait l'envoyer à son +frère; mais il fallait pour cela lui faire un aveu complet, +l'intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui +parlais à tout moment de l'Angleterre, de son frère, des +lettres intéressantes qu'elle en recevait, du bonheur d'avoir +une correspondance avec quelqu'un qu'on aime; mais je n'avais +pas encore osé prononcer le nom de Lindorf. + +Un matin, elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes +genoux: Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu'il est si doux +de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là, +aussi bien elle aurait dû vous être adressée. Mon frère +m'écrit, il est vrai; mais c'est uniquement pour me parler de +vous. -- De moi? -- Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la +cause de son absence; vous me privez de mon frère: lisez et +rappelez-le bien vite. + +Je n'y comprenais rien encore; j'ouvris presque machinalement, +et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confiait à sa soeur +des sentiments que j'étais bien loin de pouvoir partager et +qui m'affligèrent; je ne voulais pas lire plus loin que la +première page. + +Bon Dieu! de quel plaisir j'allais me priver! Mon amie +m'oblige à continuer; je tourne ce papier avec un mouvement de +dépit et de chagrin, à peine ai-je parcouru des yeux cette +seconde page, que j'entrevois au bas un nom.... Oh! comme mon +chagrin s'évanouit pour faire place au plaisir le plus pur! +C'est ce nom si cher à mon coeur, si présent à ma pensée; oui, +c'est le nom de mon ami Lindorf que je vois en toutes lettres: +_M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes_. Ah! je ne me +trompe point: c'est lui, c'est bien lui-même. J'ai déjà lu +l'article en entier; j'ai fait un cri de joie; j'ai pressé la +lettre contre mon coeur, contre mes lèvres; j'ai pleuré et ri +tout à la fois, comme si j'eusse été seule; et, voyant tout à +coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je +me suis jetée dans ses bras, et j'ai caché dans son sein mon +trouble et mon émotion. Elle m'en demande la cause; elle me +fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère +Matilde, qu'avez-vous donc? Qu'est-ce qui vous agite à cet +excès? -- Ah! voyez, voyez; lisez vous-même, lui dis-je en lui +montrant l'article de la lettre; je vous expliquerai tout; et +pendant qu'elle lit, je cache encore mon visage sur son +tablier. + +"J'ai eu le bonheur, disait M. de Manteul à sa soeur, de +rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux +gardes du roi de Prusse, et cette connaissance deviendra, +j'espère, une liaison intime. Nous avons fait la traversée +ensemble; nous avons pris un même logement; nous ne nous +quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, +comme moi, triste, occupé; il regrette aussi sa patrie: sans +en être encore aux confidences, je parierais que son coeur +n'est pas plus libre que le mien." + +Ah! m'écriai-je alors en relevant la tête et joignant les +mains, il n'est pas vrai donc qu'il aime en Angleterre, qu'il +s'y marie, qu'il y est depuis six mois? Oh! mon coeur me le +disait bien! -- Mais qui donc? reprit mon amie: connaissez-vous +ce baron de Lindorf? -- Si je le connais!... -- Mais +l'aimeriez-vous? -- Ah! si je l'aime!.... Enfin, de questions en +questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence +entière de mes sentiments et de ma situation actuelle. Je lui +racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre +désir de nous unir; mais il faut toujours garder pour soi +quelque chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé; je +lui confiai cependant les doutes qu'on me donnait sur Lindorf; +son silence semblait les confirmer. + +Cependant il était possible, et je cherchais à me le +persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres +en fût la cause. Mon frère n'était plus dans ses intérêts; il +le savait sans doute; et cette _tristesse_, et cet air _occupé_, +et ces _regrets sur sa patrie_, et cet _attachement_ que Manteul +lui soupçonnait, rien ne m'était échappé, et tout ranimait mes +espérances. + +Mon amie m'avait écoutée avec l'intérêt le plus vif et le plus +marqué. Quand j'eus fini, elle m'embrassa tendrement. Pauvre +petite Matilde! pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt tout +cela? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me +la refusiez! -- Je craignais que vous ne prissiez contre moi le +parti de Zastrow. -- Moi? oh! comme j'en suis éloignée! Je ne +puis assez approuver votre résistance; mais vous finirez peut-être +par céder? -- Ah! jamais, jamais de ma vie; je ne puis, je +ne veux aimer que Lindorf. -- Dites aussi que vous ne devez +aimer que lui; vous devez vous regarder comme absolument +engagée, comme déjà mariée: ce serait un crime, un parjure que +d'en épouser un autre. -- Ah! je le pense bien ainsi; mais.... +-- Mais, qu'est-ce qu'il fait en Angleterre ce Lindorf? -- +Hélas! je l'ignore, je ne puis le comprendre; depuis plus de +six mois, je n'ai pas de ses nouvelles. -- Et vous pouvez +rester ainsi? Que ne lui écrivez-vous?... C'était aller à mon +but; aussi je répondis vivement: -- Oh! je lui ai écrit. -- Eh +bien? -- Ma lettre est dans mon portefeuille. -- Il est sûr +qu'elle y produit un grand effet! Enfant que vous êtes! +donnez-la moi cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami +l'aura dans huit jours. + +Comme je j'embrassai! Cependant les sentiments de son frère me +revinrent dans l'esprit. Quelle bonté charmante! je craignis +d'en abuser, et je dis en hésitant: Mais M. de Manteul +voudra-t-il?.... -- La commission est un peu cruelle, j'en conviens; +mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour +inutile, c'est lui rendre un service: allons, donnez. -- La +lettre était sortie du portefeuille; je me la laissai +doucement arracher: elle était déjà cachetée. -- Lui promettez-vous +positivement, me dit mon amie, de n'être jamais qu'à lui, +de ne pas épouser Zastrow? -- Oh! très-positivement. -- Fort +bien; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux +époux persécutés: à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre +de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut +gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow; je lui parlerai, +je le flatterai; vous ne prendriez jamais sur vous de le +tromper? -- Oh non! je ne cesse de lui répéter que j'aimerai +toujours Lindorf. -- Et qu'est-ce qu'il vous répond? -- Qu'il ne +croit pas à la constance éternelle. -- Il n'y croit pas? Ah! je +le comprends bien; mais on saura lui prouver de quoi les +femmes sont capables, n'est-ce pas, chère Matilde? -- Je le lui +promis de bien bonne foi; et je rentrai chez moi plus décidée +que jamais à la résistance la plus ferme. + +Ici, le comte s'approcha de Lindorf, et lui dit en riant +quelques mots à l'oreille, auxquels il répondit sur le même +ton. Les dames, surtout Matilde, voulaient savoir ce que +c'était. -- Vous le saurez, je vous le promets; mais, chère +Matilde, achevez votre histoire: vous en étiez à la tendre +amitié de mademoiselle de Manteul. + +Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n'en fut de +pareille. A voir le vif intérêt qu'elle mettait dans nos +entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que +c'était elle qui me confiait le secret de son coeur, et qu'il +s'agissait de son propre bonheur: elle animait, elle soutenait +mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvait-elle se +tromper? Je me serais peut-être défiée de moi-même; mais, +autorisée par une raison de cinq lustres, je crus n'avoir rien +à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes +projets de résistance, et j'attendais avec impatience, mais +sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu'il me dirait au +moins la vérité. Si je n'étais plus aimée, j'avais pris mon +parti. -- Qu'auriez-vous donc fait? demanda Caroline avec +vivacité. -- Tous mes efforts pour l'oublier aussi, mais en +même temps le voeu de ne point me marier, de ne plus me fier à +ce sexe perfide; je n'ai jamais compris qu'on pût aimer deux +fois. + +Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte bien +douloureuse au coeur de la sensible Caroline; elle rougit +excessivement, baissa ses beaux yeux, les révéla à demi sur +son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant +embarras; il en jouit un instant avec délices, baisa +tendrement la main de Caroline; puis s'adressant à Lindorf: -- +Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de +pense de Matilde, et peut-être avez-vous raison; mais chacun a +la sienne; et, pour moi, je crois qu'il n'y a rien de plus +doux, de plus flatteur, que d'être le second objet de +l'attachement d'une femme délicate et sensible. Je compterais +mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle +d'un coeur qui n'aurait pas appris à se défier de lui-même. -- +Comment, s'écria Matilde, c'est mon frère qui prêche +l'inconstance? -- Je ne donne pas ce nom à une seconde +inclination, et je n'en permets que deux, pas davantage. -- Oh! +non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en +pressant contre son coeur la main du comte. + +Pour moi, reprit Matilde, je trouvais à Dresde, que c'était +déjà beaucoup trop d'une fois, et que nous autres femmes nous +sommes bien dupes d'aimer. L'amour ne nous donne que des +tourments, et si peu à ces hommes! Monsieur s'amusait +tranquillement à Londres pendant que j'étais grondée, +persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvais +cependant bien moins malheureuse depuis que j'avais une amie à +qui je pouvais ouvrir mon coeur. Eh! quelle charmante amie! +elle entrait si bien dans toutes mes idées; elle approuvait si +fort mon amour et ma constance; elle me disait tant de bien de +Lindorf et tant de mal de Zastrow! et cependant elle poussait +la complaisance pour moi au point de le recevoir, de +l'entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me +conseilla même de l'inviter toujours dans les petites soirées +que nous passions ensemble. C'est un moyen de le contenter qui +ne vous expose point, me disait-elle, et dont votre tante vous +saura gré; je vous promets de ne point vous quitter, d'être +toujours là: il n'est rien que je ne fasse pour vous. En +effet, ma tante était de meilleure humeur; elle ne me parlait +plus de rien, et j'espérais gagner au moins un peu de temps. +Mais il y a trois jours qu'elle m'apporta deux grands papiers, +en m'ordonnant de les lire, de signer l'un des deux, à mon +choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise. +Deux grands papiers qui ressemblaient à deux contrats! me +donnait-on à choisir entre Lindorf et Zastrow? + +J'eus une courte espérance. J'ouvre, je lis, et je vois que +tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssais tous +les jours un peu plus. + +L'un de ces papiers était bien, comme je l'avais pensé, mon +contrat de mariage avec lui, où il ne manquait que ma +signature, et par lequel ma tante m'assurait son héritage en +entier; l'autre était une donation dans les formes de ce même +héritage à M. de Zastrow, si je m'obstinais à le refuser. + +Oh! comme je fus contente qu'on me laissât le choix! comme je +signai bien vite cette donation! comme je l'apportai en +sautant dans l'appartement de ma tante! Son neveu était avec +elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait: oh! +c'est de bien bon coeur que j'ai signé. M. de Zastrow, toujours +vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne +fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois +de ma condescendance. -- Je suis charmée qu'elle vous rende +heureux, monsieur, lui dis-je en riant; mais ce n'est pas moi +qu'il faut remercier; je n'y ai aucun mérite, je vous assure; +j'ai suivi mon goût. + +Alors ses transports redoublèrent, et j'eus la malice +d'arrêter un instant sur cette phrase: -- Oui, monsieur, +repris-je lentement, mon goût.... pour la liberté.... +D'ailleurs, ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je +n'ai désiré un instant de jouir de ces biens qu'on mettait en +balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de +mon coeur et de ma main. Zastrow se releva d'un air surpris; ma +tante avait ouvert les papiers, et savait déjà lequel était +signé. La colère se peignait dans ses yeux; je ne lui laissai +pas le temps de l'exhaler. Je me mis à ses genoux; je baisai +mille fois ses mains, et je lui dis: Ma tante, ma chère tante, +ne vous fâchez pas; tout est bien à présent. Ne parlons plus +de mariage, ni d'un héritage auquel je ne veux pas seulement +penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon coeur; +déchirons ce contrat; et en disant cela, je le pris et le mis +en mille pièces. -- Laissons subsister cette donation à M. de +Zastrow; les hommes ont plus besoin de richesses que nous; +moi, je n'en veux point d'autres que votre amitié, celle de +mon frère et l'amour de Lindorf, ou du moins la liberté de +l'aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes +qui voudront de son amour, qui n'aimeront pas Lindorf, qui le +rendront plus heureux que moi! Et quand vous aurez fait mourir +de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous? + +En vérité, je crus qu'elle allait s'attendrir et céder à mes +instances. Zastrow se promenait dans la chambre à grands pas, +d'un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la +main; puis se tournant de son côté: -- Vous l'entendez, mon +neveu? qu'en pensez-vous? -- Ce que je pense, madame, dit-il +d'un air tragique et menaçant; c'est que je veux Matilde, ou +la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son +épée, et parut prêt à se tuer. Je m'élance, je saisis son +bras. Ma tante jetait les hauts cris, disait qu'elle se +trouvait mal; je ne savoir auquel courir. Enfin je ne pus les +calmer tous les deux qu'en leur promettant de faire tout ce +qu'on voudrait; et j'étais moi-même si fort émue et +tremblante, qu'à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui +produisirent un grand effet. L'épée se remet dans le fourreau; +la tante se ranime, m'embrasse et me prie de signer tout de +suite. + +Heureusement j'y avais mis bon ordre, et les pièces du +contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu'il fallait +premièrement en faire un autre: on remit donc la signature au +lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le +moment de la terreur était passé; je frémis de ce qu'elle +m'avait fait faire, de cet engagement que j'avais pris sans +savoir ce que je disais; et, quand il s'agissait de le +confirmer encore, mon coeur se serra au point d'en perdre +connaissance. On fut obligé de m'emporter dans ma chambre et +de me mettre au lit. Le mouvement me ranima; je ne pouvais +encore ni parler ni ouvrir les yeux; mais j'entendais ce qu'on +disait autour de moi. On me croyait toujours complètement +évanouie, et ma tante disait à Zastrow: "Ne vous alarmez pas, +mon neveu, cela n'est rien: nous l'avons aussi un peu trop +effrayée, mais le plus difficile est fait. Elle a promis; +demain elle signera, après-demain vous épouserez, et le frère +dira tout ce qu'il lui plaira. Quand la chose sera faite, nous +ne le craindrons plus; pour le moment, il faut la laisser +tranquille." Ils sortirent en me recommandant aux soins des +femmes qui m'entouraient. Oh! combien j'avais à penser, et +comme je renvoyai bien vite tout le monde! Dès que j'eus +repris tout à fait mes sens, je réfléchis sur les mots que ma +tante avait prononcés: il n'y en avait pas un seul qui ne fût +un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et +même aussi de joie. -- _Nous l'avons trop effrayée_, disait-elle. +Quoi! cette scène dont j'avais été si cruellement la dupe +n'était donc qu'une comédie, un jeu concerté entre ma tante et +ce Zastrow pour obtenir mon consentement? J'en fus indignée, +et de ce moment-là je ne me regardai plus comme engagée. Je +frémissais cependant en me rappelant cette phrase: _Elle a +promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez_. +Plutôt la mort, répétai-je avec effroi; mais ce qu'elle avait +ajouté me rendait un peu d'espérance: _Le frère dira ce qu'il +lui plaira; nous ne le craindrons plus_. On le craignait donc +ce cher frère que je croyais du parti de mes persécuteurs; il +n'en était donc pas; on m'avait trompée; il me restait donc un +appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvais compter? +Hélas! dans ma joie de l'avoir retrouvé cet ami, ce bon frère, +j'oubliais la distance qui nous séparait, et que c'était le +lendemain qu'on voulait disposer de mon sort. + +J'était agitée de mille pensées différentes lorsque +mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras +dès que je l'aperçus: Venez au secours de votre malheureuse +amie, lui dis-je en pleurant. + +Je n'imaginais pas encore jusqu'où peut aller l'amitié. Elle +était aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. -- +Je sais tout, me répondit-elle d'une voix altérée; je sors de +chez votre tante. Qu'avez-vous fait, Matilde? Vous avez promis +d'épouser Zastrow. -- Je l'ai vu prêt à se tuer. -- Bon! les +hommes ne se tuent pas comme ils le disent; mais qu'est-ce que +vous ferez? La tiendrez-vous cette fatale promesse? Rappelez-vous +toutes celles que vous avez faites à votre cher Lindorf. +-- Eh! pensez-vous que je les oublie? lui dis-je avec +impatience; elles sont toutes écrites là dans mon coeur: on me +l'arracherait plutôt que de les en effacer. Mais ce n'est pas +ce dont il s'agit à présent; c'est de me soustraire à cet +odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun +moyen de le retarder au moins jusqu'à ce que j'aie écrit à mon +frère? Il me protégera, j'en suis sûre à présent; je viens +d'entendre un mot... Ah! s'il n'était pas en Russie, mon parti +serait bientôt pris. -- Comment? me dit mon amie, qui +paraissait rêver à quelque chose; quel parti? Qu'est ce que +vous feriez? -- Je ne balancerais pas; je m'échapperais +secrètement; je partirais; j'irais le joindre. -- Quoi! me +dit-elle avec transport, vous auriez ce courage? -- En doutez-vous +un instant? -- Je vous admire, me dit-elle en m'embrassant; en +effet, c'est le seul parti que vous ayez à prendre. J'y +pensais, mais je n'osais vous le proposer. -- Hélas! lui +dis-je, c'est une chimère impossible; mon frère est en Russie; +c'est trop loin, je n'irai jamais jusque-là. -- Il est vrai que +c'est difficile, dit-elle en hésitant; mais n'avez-vous pas à +Londres un oncle maternel? -- Oui, milord Seymour. -- Eh bien; +si vous alliez vous mettre sous sa protection? -- Y pensez-vous +bien, repris-je vivement, que j'aille en Angleterre à présent? +Et Lindorf? -- Eh bien! Lindorf y est; je ne croyais pas que ce +fût une raison pour vous d'éviter ce pays-là. -- Ah, ma chère +amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous +n'avez que ce moyen à m'offrir. J'aimerais mieux la Russie, +tout impossible qu'est ce voyage; et ce n'est qu'auprès de mon +frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis +avec tant de fermeté, qu'elle n'insista pas; mais elle me +demanda l'explication de _ce mot_ que j'avais entendu. Je la lui +donnai; elle en parut frappée comme d'un trait de lumière, et +me dit tout à coup: Puisqu'on vous trompe sur une chose, on +peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierais +que votre frère n'est point en Russie; il me semble aussi +avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de +votre tante; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à +quoi nous en tenir. + +Elle sortit, et ne tarda pas à revenir; la joie brillait dans +ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me +dit-elle en rentrant; on vous en imposait. Votre frère est à +Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait +ses lettres; on vous cache qu'il doit venir ici dans quelque +temps, et l'on est décidé à vous marier de gré ou de force, +avant qu'il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce +contrat; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la +main s'il le faut; et le jour suivant vous serez mariée. Voilà +ce que votre tante vient de me confier. "Elle a promis, dit-elle; +il faudra bien qu'elle tienne sa promesse." + +O mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je, que ferai-je? Et vous +m'annoncez tout cela comme si c'était un bonheur! -- Je pensais +que c'en était un d'apprendre que votre frère est à Berlin: il +ne tient qu'à vous à présent d'éviter cette tyrannie. -- Ah! +oui, sans doute.... mais.... mais.... -- Comment donc! ce +courage que vous aviez tout à l'heure, le voilà tout à fait +évanoui! Pauvre Matilde! vous céderez, je le vois; vous +n'aurez jamais la fermeté de refuser; et, tirant de sa poche +un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle, +Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier; il ne +se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée. +-- Cruelle amie! lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous +me consolez, que vous venez à mon secours? -- Qu'est-ce que +vous voulez que je dise à une petite fille faible et timide, +qui ne sait elle-même ce qu'elle veut ou ne veut pas? Quand on +n'ose rien entreprendre pour se tirer d'affaire, il ne reste +d'autre parti que celui d'obéir; et je vous promets qu'avant +deux jours vous serez baronne de Zastrow. -- Jamais, jamais de +ma vie, repris-je avec feu en mettant ma main sur sa bouche, +cet odieux nom ne deviendra le mien! Je vous prouverai qu'une +petite fille peut avoir de la fermeté; je saurai mourir s'il +le faut. -- Et pourquoi mourir quand on peut vivre et vivre +heureuse? -- Oh! j'aime beaucoup mieux mourir que d'aller ainsi +toute seule à Berlin; cela m'est beaucoup plus facile. Je ne +sais point le chemin de Berlin; je me perdrais mille fois +avant d'y arriver, et je crois que jamais je n'aurais la force +d'aller jusque-là. + +Elle éclata de rire. -- Pauvre enfant! vous avez pensé que je +vous proposais d'aller à Berlin seule, à pied, comme une +héroïne fugitive, déguisée en paysanne sans doute, un grand +chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un +mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction +qui vous trahit? Il n'y manquerait plus que la diligence, où +l'on vous donne une place, pour être dans le grand costume des +romans; cela serait sans doute beaucoup plus intéressant, mais +peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer. + +J'ai une ancienne femme de chambre mariée dans cette ville +avec un des maîtres de la poste; elle m'est entièrement +dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous +conduira lui-même; elle vous accompagnera jusque chez votre +frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. +Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser +Zastrow; c'est comme vous voudrez; mais il n'y a point de +milieu: il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour +la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir. + +Je ne balance plus, lui dis-je vivement: oh! que je suis +heureuse d'avoir une amie comme vous! Oui, je veux partir, +joindre mon frère, me conserver à Lindorf; mais cependant, il +est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper! -- +Plaisant scrupule! ne vous donne-t-elle pas l'exemple? Ne vous +trompe-t-elle pas indignement? -- Il est vrai, mais si +j'essayais encore de la toucher? -- Cela serait bien inutile; +elle s'attend à vos pleurs, à vos hésitations, à vos +évanouissements même, et, loin d'en être touchée, on en +profiterait peut-être. + +Ah! je partirai! m'écriai-je; je ne sens plus ni remords ni +scrupules: on en agit trop indignement avec moi, et je n'ai +plus que l'inquiétude de sortir sans être aperçue. -- Rien +n'est plus aisé; mettez mon manteau, mon voile; on croira que +c'est moi, et je saurai bien m'échapper aussi à mon tour. Vous +irez m'attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt. + +(Mademoiselle de Manteul n'est pas difficultueuse, dit le +comte en souriant.) + +Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son +activité. J'étais incapable de penser à rien. Dans un instant, +elle rassembla ce que je voulais emporter avec moi, m'aida à +me lever, à m'habiller, m'enveloppa dans sa grande pelisse, +dans son voile de taffetas, m'ouvrit la porte, et me dit en +m'embrassant: Allez, chère Matilde, vous n'avez pas un instant +à perdre; songez qu'on peut entrer ici d'un moment à l'autre, +et qu'il ne vous resterait alors aucune ressource. Cette idée +me rendit mon courage, et j'étais déjà au bas de l'escalier +lorsque je pensai que je devais laisser un billet sur ma table +pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai; +mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer; elle +crut que j'avais rencontré quelqu'un. J'eus à peine commencé à +lui dire ce qui me ramenait, qu'elle m'interrompit. -- Vous +êtes folle, je crois; écrire une lettre! Vous voulez donc +laisser à votre tante le temps d'arriver? Lorsque je suis +rentrée chez vous, elle m'a dit qu'elle allait me suivre. +Allez; elle ne croira pas aussi facilement que vous que l'on +est prêt à se tuer. + +La peur de la voir arriver m'empêcha d'insister, et je sortis +de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul +logeait près de notre hôtel; je fus bientôt dans son +appartement, et, quelques minutes après, elle m'y joignit. +Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me +dit-elle en entrant; on croit que vous dormez: j'ai recommandé +qu'on vous laissât tranquille. Commençons d'abord par nous +rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès +qu'on s'apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous +chercher ici; là, du moins, vous serez en sûreté, et nous +fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous +n'avez pas d'argent, je puis encore y suppléer. -- Je la +rassurai sur cet article; grâce à vos bontés, mon frère, +j'étais toujours en fonds. Dès qu'elle m'eut conduite chez +Marianne, qui consentit à tout ce qu'elle voulut, elle m'y +laissa. On pourrait venir chez elle pour savoir si j'y étais; +elle devait s'y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je +fus seule, je pensai douloureusement à l'inquiétude affreuse +où serait ma tante si je la laissais dans l'ignorance totale +de ce que j'étais devenue. J'avais bien assez de torts avec +elle, sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au +moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l'encre, une +plume, et j'écrivis à peu près ceci: + +"J'apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère +est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je +pars sans vous demander la permission que vous m'auriez peut-être +refusée. Je m'épargne au moins par là le regret de vous +désobéir encore: c'est bien assez pour moi d'emporter celui de +vous avoir déplu par ma résistance. O ma tante! pourquoi +m'avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque +chose? Pourquoi me forcez-vous aujourd'hui à m'éloigner de +vous? Il m'eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma +vie! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas +sentir qu'une promesse arrachée par la terreur et démentie par +le coeur n'engage à rien. Je pense qu'il ne songera plus à se +tuer à présent que je ne suis plus là pour l'arrêter; je lui +conseille fort de vivre, et surtout d'être heureux sans +Matilde." + +Je chargeai un des enfants de Marianne de porter ce billet au +portier de l'hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire +de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma +tante le serait, j'attendis assez patiemment mademoiselle de +Manteul, qui m'avait promis de me revoir, et qui vint en effet +assez tard. + +Vous n'avez pas de temps à perdre, me dit-elle; partez à la +pointe du jour. Zastrow s'obstine encore à vous chercher dans +la ville, chez toutes vos connaissances; il sort de chez moi, +et je l'ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais +qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que +vous n'ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la +fantaisie! Je n'osai jamais lui avouer que je venais de le +faire; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d'être +poursuivie s'empara de moi au point que je ne voulais plus +partir. Mon amie employait toute son éloquence à me rassurer, +et n'y parvenait pas. Elle réussit mieux en me peignant la +colère où ma tante était sans doute contre moi; l'obligation +où je me verrais d'avouer où j'avais été, et qui m'avait +aidée; l'ascendant que ma fuite et mon retour allaient donner +à ma tante. Je ne pouvais plus espérer de l'apaiser qu'en +obéissant; et si je persistais à rentrer à l'hôtel, je n'y +serais pas deux heures sans être la femme de Zastrow. Je ne la +laissai pas même achever. Je veux partir, je partirai! +m'écriai-je: le sort en est jeté, quoi qu'il puisse arriver; +et les ordres furent donnés de suite pour avoir une chaise et +des chevaux. + +Mademoiselle de Manteul, craignant que mon courage ne +s'évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, +toujours goutteux, ne la gênait point; elle fit dire qu'elle +soupait en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu'au +moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, +de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvait m'encourager +dans mon entreprise et dissiper me frayeurs. Fiez-vous à moi, +me dit-elle; demain matin je ferai demander Zastrow; je +détournerai ses soupçons sur l'Angleterre; je le garderai +longtemps; je l'entretiendrai si bien, que lors même qu'il +vous saurait sur le route de Berlin, il sera trop tard pour +vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l'avance lorsque je +le laisserai sortir de chez moi. + +Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n'était plus le moment +d'écouter ma frayeur; j'en avais trop fait pour ne pas +achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. +J'embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma +reconnaissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, +elle se livrait à la joie la plus vive de me voir, disait-elle, +échappée à tant de dangers: je montai dans la chaise de +poste. + +Seule? interrompit le comte. -- Avec cette femme que j'ai +encore ici, cette Marianne qui avait servi mademoiselle de +Manteul, et dont le mari me conduisait. -- Et Lindorf? reprit +le comte; vous voilà partie, ou peu s'en faut, et je ne vois +point de Lindorf. Jusqu'à présent, c'est mademoiselle de +Manteul qui vous enlève. -- Aviez-vous donc pensé que c'était +Lindorf? -- J'apprends avec plaisir que non...; mais je ne +comprends pas... -- Un peu de patience, mon frère; ne me jugez +pas une autre fois sur les apparences. + +Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne +Marianne, escortée par son mari, qui courait à cheval, ne +m'arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats +aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour +monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassurait de son mieux; +mademoiselle de Manteul était son oracle. Elle me répétait à +chaque instant: Il n'y a rien à redouter, car mademoiselle l'a +dit. Sur cette assurance, je devins plus tranquille, et la +première journée s'étant passée avoir rien vu qui pût +m'effrayer, je crus n'avoir plus rien à craindre, ni plus de +précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste +pour changer de chevaux, j'avançai étourdiment la tête hors la +portière. J'entends une voix que je crois reconnaître, qui +crie: C'est elle, c'est bien elle! Arrêtez, postillon, sur +votre tête, arrêtez! Et je vois M. de Zastrow à côté de la +chaise avec l'air le plus menaçant. + +M. de Zastrow! s'écrièrent à la fois le comte et Caroline. + +Eh! oui, monsieur de Zastrow; vous croyez à l'enchantement, +n'est-ce pas? Vous pensez qu'une méchante fée l'avait +transporté dans les airs, puisqu'il se trouvait là sans que je +l'eusse aperçu sur la route? En vérité, je le crus aussi au +premier instant; mais, hélas! je compris bientôt que la +méchante fée qui me nuisait était ma propre imprudence. Le +billet que j'avais écrit à ma tante les ayant instruits de la +route que je prenais, M. de Zastrow comprit qu'il perdait son +temps à me chercher à Dresde. J'avais écrit, sans doute, au +moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, +il lui serait facile de me rejoindre et de me ramener: il +était donc parti de suite, c'est-à-dire deux ou trois heures +avant moi. Je croyais être poursuivie; et c'est moi qui le +poursuivais bride abattue, et qui l'atteignis malheureusement +à cette poste où il attendait des chevaux. Cette chère +demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en +apprenant le matin qu'il était parti! quelles inquiétudes +mortelles! comme elle aura tremblé pour moi! j'espère à +présent qu'elle est rassurée. + +Oui, dit le comte en souriant, elle doit être fort tranquille. +Mais achevez, de grâce; votre histoire devient presque un +petit roman. + +Qu'appelez-vous un petit roman? Il y aurait assez d'événements +pour en faire un de dix volumes: vous n'êtes pas au bout. J'en +suis, je crois, à la terreur, à l'effroi, à la consternation à +l'instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant; je me +cache au fond de la chaise. Marianne se désole; crie au +postillon d'avancer; Zastrow le lui défend, le menace; des +gens s'assemblent autour de nous; le bruit et la foule +augmentent: il faut cependant prendre un parti. Je veux parler +à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur +moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort +à l'épouser, à retourner à Dresde avec lui: je lève les yeux; +et qui vois-je à quatre pas de moi?... + +C'est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au +roman, à tout ce qu'il y a de plus étonnant, de plus +incroyable...... C'est Lindorf! oui, c'est Lindorf lui-même, +que je croyais au fond de l'Angleterre, et qui est à côté de +la chaise de poste, tout aussi frappé d'étonnement que moi-même. +Nous nous écrions à la fois _Matilde! Lindorf!_ Je ne +balance pas un instant; je crois que le ciel lui-même l'envoie +à mon secours; et m'élançant hors de la chaise..... Achevez +l'histoire, Lindorf, dit-elle tout à coup en s'interrompant et +baissant les yeux; vous savez le reste mieux que moi; et, se +penchant sur Caroline, elle lui dit à l'oreille: Il ne dira +pas, je l'espère, que je me jetai dans ses bras, et que je +l'entourai des miens en le serrant de toutes mes forces. + +Eh bien! mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le +comte avec le ton de l'impatience; expliquez-moi, de grâce, +par quel hasard tous vous trouviez là à point nommé sur la +route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow. + +Je venais répondre moi-même à la charmante lettre que j'avais +reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de +Zastrow, elle fut l'effet du hasard: oui, le hasard, ou, si +vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu +près en même temps que lui. Je ne le connaissais point; je +vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s'impatientait en +attendant des chevaux, et paraissait en fureur de n'en pas +trouver. Il s'informait en même temps si une jeune dame, qu'il +tâchait de dépeindre, n'avait pas passé par là il y avait +quelques heures. On lui disait que non: il jurait de nouveau, +soutenait qu'elle devait être passée, et il envoyait le maître +de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma +chaise, il vint à moi: Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement +rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite? -- +Non, monsieur, je vous assure que je n'ai rencontré aucune +dame, rien qui ressemble à que vous dites. -- C'est bien +inconcevable! dit-il en frappant du pied; ce billet serait-il +une nouvelle ruse?..... Pardon, monsieur, reprit-il, de ma +question, de l'agitation extrême où vous me voyez; on serait +agité à moins: je cours après une femme que j'idolâtre, qui me +promit sa main avant-hier, que je devais épouser aujourd'hui, +et qui s'échappa hier au moment de signer. -- C'est d'autant +plus malheureux, lui répondis-je, que vous n'êtes pas d'une +tournure à faire fuir une femme. + +Mon compliment parut le flatter, et m'attira toute sa +confiance. Il s'inclina; et, d'un ton suffisant qu'il voulait +rendre modeste, il me répondit: Il est vrai, monsieur, que +l'on ma dit cela quelquefois, et même que l'on me l'a prouvé; +mais vous voyez cependant que les goûts sont différents; les +femmes en ont quelquefois de si bizarres! peut-on répondre de +leurs caprices? Imaginez que celle que je poursuis s'avise, à +seize ans, de se piquer d'une fidélité romanesque pour un +amant qui l'a quittée et qu'elle ne reverra jamais. Je ne le +connais pas, mais je crois qu'on peut le valoir pour les +agréments; et quant à la fortune et à la naissance, assurément +je ne le cède à personne. -- Je le crois, monsieur; mais si +votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage... -- +Aimé tant qu'il lui plaira; il est absent, il ne la verra +plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par +m'adorer. + +Cette conversation se passait devant la porte de la maison de +poste; et, m'étonnant de la facilité avec laquelle cet homme +indiscret et vain s'ouvrait à un inconnu, ainsi que de son +manque de délicatesse, j'approuvais intérieurement celle qui +le fuyait, lorsqu'une chaise, arrivant au grand galop du côté +de Dresde, nous interrompit. Il parut n'avoir d'abord aucun +soupçon, et la seule curiosité l'engageait à regarder. La +chaise arrête, une femme avance la tête. Je ne fis alors que +l'entretenir et ne la reconnus point, mais mon homme s'écrie à +l'instant: C'est elle! Elle se rejette au fond de la chaise en +criant à son tour: Mon Dieu! c'est lui! Une femme de chambre +disait au postillon d'avancer; Zastrow, la canne levée, +menaçait de l'assommer s'il faisait un pas de plus. + +Je balançai un instant sur ce que je devais faire. L'espèce de +confidence de l'étranger semblait devoir me lier à ses +intérêts, et j'en sentais un bien plus vif pour cette jeune +infortunée qu'on mariait contre son gré. Je pouvais au moins +être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer +cette pauvre femme éperdue. Je m'approche de la chaise dans +cette intention, bien éloigné d'imaginer à quel point j'étais +intéressé à cette aventure, lorsque je m'entends nommer avec +l'accent de la plus vive surprise. La portière s'ouvre, et +Matilde elle-même, que je reconnus alors à l'instant, +quoiqu'elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se +précipite auprès de moi, et me prenant la main, elle me dit +d'une voix entrecoupée par la terreur et par la joie: O cher +Lindorf! Dieu lui-même vous envoie à mon secours; défendez +votre Matilde; on veut vous l'enlever; mais elle ne sera, elle +ne veut être qu'à vous. + +A peine avais-je pu lui répondre, que Zastrow, m'ayant entendu +nommer, jette sa canne, tire son épée, et s'avance fièrement +en disant: Monsieur de Lindorf? quelle trahison! Et +s'adressant à Matilde: Mademoiselle, je vous prie de monter +dans ma chaise de poste; j'ai des ordres positifs de votre +tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que +monsieur ait le droit de s'y opposer. + +C'est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je +froidement en soutenant Matilde, que tant d'émotions l'une sur +l'autre avaient privée de ses sens, et qui se laissait tomber +sur moi sans connaissance. + +Je la soulevai, et l'emportai dans la maison du maître de +poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la +recommandant à plusieurs personnes que le bruit avait +rassemblées, je ressortis de suite; et, l'épée à la main, +comme M. de Zastrow, j'allai au-devant de lui. Il voulait +absolument entrer; deux or trois hommes le retenaient de +force. Dès que je parus, on le laissa libre, et je m'éloignai +de quelques pas avec lui: nous entrâmes dans un petit jardin. + +Monsieur le baron, lui dis-je, vous m'avez accusé de trahison. +Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi; mais +je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le +plus heureux, il est vrai, m'a seul conduit ici. En vous +parlant, j'ignorais également et que vous fussiez mon rival et +que Matilde eût pris la fuite. Si cette assurance vous suffit, +et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue +d'elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, +je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime; +sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux +dépens de ma vie. + +Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi +avec tant d'impétuosité, que, n'étant point en garde, je ne +pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle était +légère, et ne fit qu'irriter ma fureur contre mon adversaire. +Il se livrait avec si peu de ménagement, et lorsqu'il me vit +blessé il se crut si sûr de la victoire, que j'eus peu de +peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main; je mis +légèrement le pied dessus. -- Vous voilà hors de combat, lui +dis-je; je suis maître de votre vie; je suis blessé et vous ne +l'êtes pas; mais malgré ce petit désavantage, je suis prêt à +vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez à +toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez de +repartir pour Dresde à l'instant même sans la revoir. + +Il hésita; et je m'aperçus, au changement de sa physionomie, +que mon procédé faisait impression sur lui. La fierté +combattait encore, enfin l'honneur eut le dessus. Il me tendit +la main: Rappelez-vous, me dit-il, qu'à ces deux conditions-là +vous m'avez offert votre estime et votre amitié; je vous +demande l'une et l'autre, et je cours les mériter en apaisant +ma tante, en l'engageant à confirmer un bonheur qui vous est +dû.... Oubliez le passé; faites ma paix avec Matilde; je ne +prétends plus qu'à son amitié: aussi bien, ajouta-t-il en +reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux +dédains, et je ne sais pourquoi j'ai supporté les siens si +longtemps. + +Je l'embrassai, en l'assurant que c'était la dernière cruelle +qu'il trouverait; que pour lui résister il fallait avoir le +coeur prévenu et nous nous séparâmes les meilleurs amis du +monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de +rentrer auprès de Matilde, dont j'étais très-inquiet; +cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu'il +lui déroba la connaissance d'une scène qui l'aurait +mortellement effrayée. Elle commençait à reprendre ses sens, +ne savait où elle était, et regardait autour d'elle avec +étonnement lorsque j'entrai: alors sa charmante physionomie +reprit ses grâces accoutumées. -- Cher Lindorf, me dit-elle, ce +n'est donc point un songe? il est vrai que je vous ai +retrouvé? A présent, nous ne nous quitterons plus. + +A peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde +lui ferma la bouche. -- Paix donc, monsieur! je ne vois pas +qu'il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon +cher frère, ma chère soeur, ne croyez pas un mot de tout cela; +peut-être que je le pensais, mais vraiment je n'avais garde de +le dire; et quand je l'aurais dit, savais-je ce que je +faisais? Une fuite, une rencontre, une reconnaissance, un +combat, un évanouissement..., on serait troublée à moins, et +il est bien permis d'extravaguer un peu dans les premiers +moments; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je.... +Elle regardait Lindorf en souriant malicieusement. -- Eh bien? +-- Eh bien! je dis encore de même, et la raison confirme +aujourd'hui ce qui échappait hier à l'amour. + +Elle était si jolie en disant cela, toute cette petite figure +avait tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment, crut +l'aimer plus qu'il n'avait aimé de sa vie, et l'exprima avec +un feu, une vivacité, qui ne pouvaient laisser aucun doute. +Caroline était transportée de joie, elle embrassa le comte en +lui disant: Avais-je tort quand je vous assurais qu'il +l'aimerait à la folie? + +Le comte regardait Lindorf avec étonnement. Jusqu'alors, sans +pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvait réuni à +Matilde, il avait attribué à un effort de raison et d'amitié +l'attachement qu'il lui témoignait; il se rappelait trop bien +à quel excès il avait adoré Caroline, pour croire qu'en aussi +peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. +Cependant Lindorf avait l'air de la sincérité en témoignant +ses sentiments à Matilde; et Lindorf n'était pas faux. Le +comte, d'ailleurs, était si fort accoutumé à lire dans son +coeur, qu'aucun mouvement secret n'aurait pu lui échapper, et +son coeur paraissait dicter ses expressions. + +Lindorf s'aperçut à son tour de ce qui se passait dans l'âme +du comte, et s'approchant de lui, il lui dit à demi-voix: +Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon +histoire; vous aurez le clef de ce qui paraît vous surprendre: +en attendant, croyez que votre ami n'a point appris l'art de +feindre et qu'il sent tout ce qu'il exprime. Le comte lui +serra la main, et pria Matilde d'achever ce qui lui restait à +raconter: c'était peu de chose; mais on voulait tout savoir, +et le moindre détail intéressait. + +Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de +chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J'avais espéré +pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec +Zastrow; je lui dis simplement qu'il avait entendu raison, et +qu'il était reparti pour Dresde en promettant d'apaiser sa +tante. Elle en fut charmée; et tous les deux éprouvant une +égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l'instant +même. + +Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de +mon coeur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut +l'émotion la plus vive en voyant couler mon sang: il ne me fut +plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés +d'arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se +trouva plus profonde que nous ne l'avions jugé d'abord; Varner +me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai +vainement mon aimable compagne de continuer sa route et de me +laisser dans cette mauvaise auberge, elle ne voulut jamais y +consentir. + +Vraiment, je n'avais garde, interrompit Matilde avec vivacité; +je connaissais mieux mon devoir: a-t-on jamais vu qu'une +héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en +la défendant contre un félon ravisseur? Je crois même que, +pour bien remplir mon rôle, c'est moi qui devais panser cette +plaie en l'arrosant de mes larmes; j'attachai du moins +l'écharpe avec assez de grâce: qu'en dites-vous, mon frère? +mon attitude n'était-elle pas touchante? -- Vous ressembliez +tout à fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du +temps d'Amadis. -- Une des belles du fameux Galaor? reprit +Matilde en jetant un petit coup d'oeil sur Lindorf. + +C'est donc à celle qui l'a fixé? dit-il en lui baisant la +main. -- Galaor disait cela à toutes les belles qu'il +rencontrait, et il les persuadait; mais je ne suis pas aussi +crédule, et je vais mettre votre sincérité à l'épreuve. -- +Ordonnez. -- Une femme autrefois exigeait froidement de son +amant de ne pas prononcer une seule parole pendant deux +années, et il obéissait: l'heureux temps! Je suis sûre à +présent que si j'ordonnais à mon chevalier blessé repos et +silence seulement jusqu'à demain, je ne serais pas obéie? -- +Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en +terre, et il y a quelque mérite à ma soumission; j'avais bien +des choses à dire à mon ami. -- Et vous auriez passé la nuit +entière à causer; et la fièvre, et la blessure?... Je réitère +mes ordres absolus; repos et silence jusqu'à demain. + +On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvaient +une égale impatience de s'entretenir en liberté; le comte +surtout avait un double intérêt à pénétrer dans le coeur de +Lindorf, à s'assurer qu'il était bien guéri de sa passion pour +Caroline, et qu'il aimait assez Matilde pour faire son +bonheur. Ils convinrent donc que, pour se dédommager du +silence qu'on leur imposait, ils feraient route ensemble le +lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseraient +aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté +avec plaisir par Caroline. Elle désirait autant que les deux +amis qu'ils eussent une conversation particulière qui achevât +de rassurer son époux sur ses sentiments passés, et qui apprît +à Lindorf ceux qu'elle éprouvait actuellement. + +Matilde aurait préféré peut-être qu'on lui laissât soigner son +chevalier blessé, mais elle n'osa le témoigner; et son frère +ayant parlé d'envoyer son valet de chambre à Dresde avec des +lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui +écrire, ainsi qu'à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyait +aussi ses gens et sa chaise. + +Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut +celle à madame de Zastrow, l'approuva, y joignit quelques +lignes, et regardant Matilde qui cachetait celle pour +mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant: -- Exprimez-vous +bien vivement votre reconnaissance à cette amie si zélée +pour vos intérêts? -- Mais je l'exprime comme je la sens; et +c'est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros +d'amitié, mon frère, vous devez être enchanté d'en trouver un +tel exemple, et chez une femme encore! -- Le comte continuait +de sourire. -- Qu'est-ce que c'est que cet air ironique? Vous +n'y croyez pas?.... Ma soeur, vous prendrez, j'espère, avec moi +le parti de notre sexe. -- Nous ferons mieux, dit Caroline, +nous lui prouverons que deux femmes peuvent s'aimer de bonne +foi. -- Je ne leur fais pas le tort d'en douter, reprit le +comte; je crois même qu'une amitié sincère, pure, +désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu'on ne le +pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et +confiante, mais vous me permettrez de ne pas citer +mademoiselle de Manteul comme un modèle d'une amitié pure et +désintéressée. -- Comment? après tant de preuves de plus vif +intérêt!... -- Chère Matilde! je suis fâchée de vous ôter cette +heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien +l'innocence de votre coeur; mais je doute très-fort que vous +fussiez l'objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul +prenait à votre situation. N'avez-vous jamais pensé que +monsieur de Zastrow pouvait y avoir quelque part, et qu'elle a +bien plus songé à éloigner une rivale qu'à servir une amie? +toute sa conduite l'annonce, et j'en suite convaincu. + +Matilde était confondue; mille petites circonstances se +retraçaient en foule à son esprit, et lui prouvaient que son +frère avait raison; cependant elle ne crut pas devoir en +convenir, et dit avec vivacité: -- En vérité, vous vous trompez +tout à fait; elle déteste Zastrow; elle ne cessait de m'en +dire du mal, de le tourner en ridicule. -- Adresse de plus pour +augmenter votre répugnance: c'est précisément ce qui me fait +dire qu'elle n'est pas une véritable amie. Si mademoiselle de +Manteul, victime d'un sentiment involontaire pour M. de +Zastrow, vous eût ouvert son coeur et rendu confiance pour +confiance; si vous eussiez concerté ensemble les moyens +d'éviter un mariage qui vous rendait toutes les deux +malheureuses, je croirais à son amitié et ne la blâmerais en +rien; mais je déteste la ruse à cet âge, et sa conduite est +une ruse continuelle. Elle n'a pensé qu'à elle seule en vous +faisant faire une démarche imprudente, que l'événement +justifie, mais qui pouvait vous perdre. + +Lindorf prit la parole. -- Vous êtes bien sévère, mon cher +comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, +elle m'a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la +justifier. Je ne vois dans tout cela qu'une adresse bien +pardonnable à l'amour; d'ailleurs en travaillant pour elle-même, +elle sauvait aussi son amie d'un malheur inévitable. -- +Oui sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant +soutenue; car enfin, un jour de plus, et j'étais forcée +d'épouser cet odieux Zastrow. -- Et ne voyez-vous pas, ma chère +amie, que j'étais en chemin? Un jour de plus, et vous étiez +délivrée de la tyrannie, sans un éclat qui nuit toujours à la +réputation d'une jeune personne, et sans vous brouiller avec +une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère +Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d'avoir +pu croire un seul instant que je vous abandonnais, et de vous +être confiée aveuglément à une jeune imprudente: d'ailleurs +c'est elle qui vous a conduite et entraînée. -- Ah! mon frère, +s'écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras, +pardonnez-nous à l'un et à l'autre. Si vous saviez combien je +me reproche de vous avoir parlé d'elle, de vous en avoir donné +mauvaise opinion! J'étais si loin de penser, que je croyais de +bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle. + +Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa +sévérité. Caroline serrait Matilde contre son coeur, essuyait +ses larmes, en versait avec elle. -- Ah! puis-je en vouloir à +mademoiselle de Manteul, s'écria le comte attendri à l'excès, +puisque c'est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout +ce que j'aime? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout +mon coeur qu'elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler +à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t'ai +affligée, si j'ai détruit ta douce illusion. J'ai cru te +devoir cette petite leçon; c'est la dernière que je ferai, et +dès ce moment, je remets à Lindorf le soin de ta conduite et +de ton bonheur. Vous savez si je l'ai désirée cette union qui +comble tous mes voeux! O ma Caroline, ma soeur, mon ami! mon +coeur peut à peine suffire à tous les sentiments que vous +inspirez au plus heureux des hommes. + +Matilde le remercia mille fois de l'avoir éclairée sur son +imprudence, qu'elle avait peine à se reprocher, disait-elle, +puisqu'elle avait avancé l'instant de leur réunion. Elle +voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques +plaisanteries sur M. de Zastrow, seulement pour lui prouver +qu'on l'avait devinée. + +Le comte ne s'était point trompé dans l'idée qu'il avait prise +d'elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul +n'avait eu d'autre motif qu'un goût très-vif pour le jeune +baron de Zastrow. Il lui avait rendu quelques soins avant ses +voyages, elle s'était même flattée de l'épouser à son retour. +L'arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, +l'attachement que M. de Zastrow prit pour l'aimable épouse +qu'on lui destinait, tout anéantissait ses espérances, lorsque +la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s'était +liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir M. +de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentiments, de +pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s'il était +possible, pour quelque autre objet. Elle avait espéré que ce +serait pour son frère, et c'est dans ce but qu'elle lui montra +sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu'elle apprit que cet +objet existait déjà, et que sa jeune rivale était décidée à la +plus ferme résistance. Il lui importait trop qu'elle y +persistât, pour ne pas l'encourager vivement; mais cela ne +suffisait pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à +son but était d'éloigner Matilde de Dresde, et de l'engager à +quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le +mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow +et à son neveu qu'en effrayant Matilde on obtiendrait son +consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi, +et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de +fuit de ses intrigues: M. de Zastrow reconnut dans la chaise +de poste l'ancienne femme de chambre de mademoiselle de +Manteul, et, convaincu qu'elle avait favorisé la fuite de +Matilde, indigné du rôle perfide qu'elle avait joué, il eut +peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étaient une suite +de l'amour qu'elle avait pour lui, et quand l'amour-propre des +hommes est flatté, ils sont toujours indulgents. + +Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de +Lindorf allait à merveille: le bonheur est un baume si +salutaire! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et +Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l'autre. +Laissons les aimables belles-soeurs se parler des objets de +leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans +délicieux pour l'avenir, et se lier d'une amitié qui durera +toute leur vie; laissons-les regarder souvent aux deux +portières de la chaise de poste qui les suit, et désirer +d'arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis partageaient +leur impatience; mais les hommes sentent moins vivement ces +petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. +Peut-être sont-ils, dans les grandes occasions, plus ardents, +plus passionnés, plus capables de tout pour l'objet de leur +amour; mais toutes les preuves journalières, tous les +sentiments, toutes les nuances d'une passion vive, délicate et +soutenue, n'appartiennent qu'aux femmes. Non-seulement les +hommes n'en sont pas susceptibles, il en est peu même qui +sachent les apprécier. Ceux-ci d'ailleurs avaient tant de +choses à se dire! et cependant la chaise roulait depuis +longtemps, et le plus profond silence y régnait encore.... +Lindorf ne savait par où commencer tout ce qu'il avait à +l'époux de Caroline et le comte craignait que la moindre +question n'eût l'air du doute ou du reproche: ce fut lui +cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami +tout ce qu'il avait éprouvé à la lecture du cahier qu'il avait +remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, +le bonheur de ma soeur à l'ami auquel je dois tout le mien, +à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de +l'univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais +chercher à lui en inspirer pour un autre... O mon cher +Lindorf! si je vous dois le coeur de Caroline et le bonheur de +Matilde, pourrai-je jamais m'acquitter envers vous?... Mais +expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentiments, je +ne puis la comprendre. Ceux que vous témoignez à ma soeur ne +sont-ils pas un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse? +Ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même? Est-il +bien vrai que Caroline... + +Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferais +des serments si je ne savais pas que la parole de votre ami +vous suffit; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu'il +est digne d'être votre frère, et qu'il n'exprime que ce qu'il +sent. J'aime votre Caroline sans doute, mais comme j'aime son +époux, d'une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable; +et j'aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse +actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois; +apprenez donc tout ce qui s'est passé dans mon coeur depuis +notre séparation. Vous lirez dans ce coeur que vous avez formé. +et j'ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se +prépara à l'écouter avec la plus grande attention, et Lindorf +commença. + +"Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes +instruit de l'époque et des détails de ma connaissance avec +Caroline, et des sentiments qu'elle m'inspira. Je ne +chercherai point à les justifier, vous savez s'il était +possible de la voir avec indifférence; j'atteste le ciel que, +malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si +j'avais eu le moindre soupçon des liens qui vous unissaient. +Mais tout concourait à me laisser dans l'erreur; votre +silence, l'âge de Caroline à peine sortie de l'enfance, le nom +qu'elle portait, la bonne chanoinesse qui me témoignait +ouvertement le plus vif désir de m'unir à son élève; tout +enfin m'assurait qu'elle était libre, et qu'en osant +l'adorer.... O mon ami! pourquoi votre fatale discrétion?.... +Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir, +j'offensais l'ami généreux pour qui j'aurais sacrifié ma vie. +Il a lu l'expression de ma douleur, de mes remords, de la +résolution que je pris, à l'instant où je découvris mon crime, +de m'éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque +sorte, ce crime involontaire, en faisant connaître à Caroline +l'époux qu'elle fuyait; je savais que son âme était faite pour +sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui +méritait seul un bien si précieux. + +-- Ah! c'est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si +flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit +le comte avec feu. Cher Lindorf! c'est à toi seul que je dois +le coeur de ma Caroline, et tout le bonheur de ma vie; sans +toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours +ignoré peut-être que je pouvais faire le sien. Mais achève, +cher ami; il me tarde d'être convaincu que tu sera heureux +comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui +dicta ton écrit et t'éloigna de Rindaw. + +J'en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline +que lorsque je serais digne d'elle et de vous, et que j'aurais +surmonté ma fatale passion; j'étais loin de prévoir que cet +heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique +château de Ronnebourg augmentait mon amour et ma mélancolie. +Mon imagination me transportait sans cesse dans le pavillon de +Rindaw, je croyais voir Caroline, je croyais l'entendre; et +quand cette douce illusion se dissipait, mon désespoir et mes +remords devenaient plus déchirants. Votre arrivée et le récit +que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline, +votre bonheur dépendait d'être aimé d'elle: dès cet instant, +je renouvelai le voeu de faire tous mes efforts pour surmonter +ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et +surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale +rivalité. Oui, je l'aurais tenu ce voeu qui devenait chaque +jour plus sacré, jamais le nom de Caroline ne serait sorti de +ma bouche, si son apparition subite à Ronnebourg, cette +apparition que je ne puis comprendre encore, n'eût égaré ma +raison. + +Dispensez-moi de vous peindre ce que j'éprouvai dans cet +affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret +de mon coeur; où je vous appris que cet ami comblé de vos +bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osait être votre +rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même et de +suivre celle que je croyais déjà privée de la vie; mais elle +fit quelques mouvements; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues +se colorer; elle vous était rendue, je ne voulus point +troubler votre bonheur par l'affreux spectacle de la mort de +votre ami. Je passai dans ma chambre; je vous écrivis une +lettre, que vous avez trouvée sur mon bureau; et, montant à +cheval, je m'éloignai rapidement sans savoir où j'allais, et +sans penser à prendre aucun domestique avec moi. + +La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée, +où mon cheval me conduisit. Le soir, arrêté dans une mauvaise +auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées; je +résolus de suivre mon premier projet, qui était de passer en +Angleterre. J'avais écrit en cour pour en demander la +permission, et je l'avais obtenue. Mon valet de chambre et mes +équipages pouvaient me rejoindre; rien ne devait m'arrêter, et +je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulais +m'embarquer. Je courus la poste jour et nuit: ce mouvement +continuel convenait à l'agitation de mon âme, et le repos +m'eût été insupportable. J'aurais voulu trouver, en arrivant à +Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m'embarquer en sortant +de ma chaise ce poste: heureusement il n'y en avait pas. +Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d'une fièvre +ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l'hôte fit +appeler, me fit saigner si abondamment, qu'une faiblesse +excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé +d'attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, +j'écrivis à mon valet de chambre de venir m'y joindre. + +Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j'avais éprouvé, +et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma +la violence de mes transports, et m'obligea, malgré moi peut-être, +à suivre le plan que je m'étais prescrit dès que je sus +que vous étiez l'époux de Caroline. Je puis vous l'avouer à +présent que je rougis de ma faiblesse et que je l'ai +surmontée; mais plus de vingt fois sur la route je fus tenté +de retourner à Ronnebourg et de vous demander Caroline ou la +mort. Si j'eusse été forcé de m'arrêter à Hambourg sans y +tomber malade, peut-être aurais-je succombé, et je me serais à +jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma +fièvre, et surtout l'abattement de ma convalescence, me firent +voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le +physique eût influé sur le moral, soit que ce fût le fruit des +réflexions que je ne cessais de faire, ou que mon amitié pour +vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de +l'amour, il est certain que ma passion s'affaiblissait chaque +jour, ou plutôt ma raison se fortifiait. J'adorais toujours +Caroline, mais comme on adore la Divinité, sans oser même +imaginer de la revoir jamais. Je frémissais d'en avoir eu +l'idée; et, loin de conserver le désir de me rapprocher +d'elle, j'éprouvais celui de m'éloigner davantage, et +j'attendais Varner avec impatience. + +J'étais dans ces dispositions lorsque le jeune baron de +Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge +que moi. L'hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui +exagéra le danger où j'avais été, les soins qu'il avait pris +de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l'envie de me +voir. Il se fit annoncer chez moi; je connaissais de +réputation cette famille saxonne, je le reçus avec plaisir. +Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne +démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même +impression. Au bout de quelques heures, nous fûmes ensemble +comme d'anciennes connaissances. Il allait aussi en +Angleterre; mais il ne pouvait s'arrêter plus de trois jours à +Hambourg. Apprenant que je voulais aussi passer la mer, il me +sollicita vivement de m'embarquer avec lui. Ma santé, qui se +fortifiait chaque jour, me permettait de partir, et je +consentis avec plaisir à cet arrangement, qui me procurait une +compagnie agréable. + +Je laissai à l'hôte un billet pour mon valet de chambre, et +deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et +moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse +rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en +arrivant à Londres, et de prendre un logement commun. + +Ce jeune homme me convenait d'autant plus, qu'il était presque +aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l'unisson: +il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée, nous +étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées et +gardant, tous les deux, le plus profond silence; Manteul le +rompit enfin: Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous +une nouvelle conformité; convenez, mon cher Lindorf, que votre +coeur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu'un +dans votre patrie? Je rougis; mais, détournant la question sur +lui-même, je lui dis en riant qu'il venait de me faire un +aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous +connaissiez l'objet de mes regrets, vous en comprendriez la +vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyais ne fuir que +le danger d'aimer la plus charmante personne de l'univers; +depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal était fait +et que je suis parti trop tard. -- J'avouai que mon coeur +n'était pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de +plus; je cherchai même à détourner la conversation, et je me +contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de +l'amour. + +Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à +Londres. L'aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, +eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je +désirais sincèrement d'en guérir, je me livrai de moi-même à +toutes les distractions qui se présentaient, et je m'en +trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même +une partie de la gaieté qui m'était naturelle; cependant +Caroline occupait toujours mon coeur et ma pensée. Dans mes +moments de solitude, je ne songeais qu'à elle; mais comme je +redoutais ce dangereux souvenir, je travaillais sans cesse à +l'écarter, et j'étais seul le moins qu'il m'était possible. +Manteul me quittait rarement, s'attachait à moi tous les jours +davantage, et redoutait à l'avance le moment de nous séparer. +A son arrivée à Londres, il avait trouvé chez son banquier des +lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand +plaisir. + +Il serait possible, me dit-il alors, que son retour dans sa +patrie fût plus prochain qu'il ne l'avait pensé; mais +l'événement qui le rappellerait serait si heureux pour lui, +qu'il ne regretterait que moi. Il m'était aisé de voir qu'il +aurait voulu m'ouvrir entièrement son coeur, mais peut-être +alors eût-il exigé la réciprocité, et j'étais décidé à ne +confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne +jamais prononcer le nom de Caroline. J'évitai donc, sans +affectation, de lui demander celui de l'objet de son +attachement, ou de lui faire aucune question que pût amener +une confidence. + +Nous avions été présentés par M. de J***, notre envoyé à la +cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour, nous +étions à un dîner d'hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, +il fut question de porter des toasts. Vous connaissez sans +doute cet usage anglais, qui consiste à boire à la ronde à la +santé de la femme qui nous intéresse le plus? Lorsque ce fut +mon tour, mon coeur disait _Caroline_, et ma bouche faillit à +prononcer ce nom; je me retins cependant, et je priai qu'on me +dispensât de nommer celle dont je portais la santé. On me +plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l'on but à la ronde +la santé de la _belle inconnue_. + +Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en +prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de +l'aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que +je crus avoir mal entendu; mais il fut répété plusieurs fois, +et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, +cette Matilde dont j'avais été si tendrement aimé et que +j'avais si cruellement offensée. + +Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi +qui, l'instant auparavant, n'aurais pas cru possible qu'un +autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre +impression. + +Manteul était trop loin de moi pour lui parler, pour lui +demander si cette Matilde était bien celle qu'il aimait; mais +pouvais-je en douter? Sa physionomie s'était animée en +prononçant son nom, en l'entendant répéter. Je le regardai, et +je le trouvai mieux encore qu'à l'ordinaire; il me parut fait +pour être aimé, et sans doute il l'était de Matilde. Ces +lettres qui l'ont rendu si content étaient sans doute de +Matilde; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre +si heureux, est sans doute ordonné par Matilde; sans doute il +doit recevoir sa main; il a déjà son coeur. Toutes ces idées +m'occupèrent, et cependant le reste du dîner et pendant le +spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J'aurais voulu +pouvoir parler en particulier à Manteul, pénétrer dans son +coeur; je me reprochais d'avoir évité ses confidences; je +craignais d'avoir manqué le moment; enfin j'étais agité au +point que, ne pouvant rester plus longtemps au spectacle, que +je ne regardais ni n'écoutais, je pris le parti de le quitter +et de rentrer chez moi, où j'attendis Manteul avec une +impatience dont je ne pouvais me rendre raison à moi-même. + +Il ne tarda pas à rentrer; ma prompte sortie du spectacle +l'avait alarmé. A peine lui donnai-je le temps de me le dire; +je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein +dont il avait porté la santé, soeur de comte de Walstein, +ambassadeur en Russie, était celle qu'il aimait? -- Oui sans +doute, me répondit-il avec feu; c'est elle-même, c'est votre +charmante compatriote: est-ce que vous la connaissez? Elle +était bien jeune lorsqu'elle quitta Berlin. -- Je connais +beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. +Le comte de Walstein est pour moi plus qu'un ami; il est mon +père, mon bienfaiteur, ce que j'ai de plus cher au monde. -- O +mon cher Lindorf! me dit Manteul en m'embrassant avec +transport, s'il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le +frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. +Elle m'a souvent protesté que ce frère aurait seul le droit de +disposer d'elle. Vous lui parlerez pour moi; vous le +préviendrez en ma faveur; dites-moi que vous le ferez. -- N'en +doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans +cette union, j'userai de tout le pouvoir que l'amitié me donne +sur le comte pour l'engager à la former. Mais je croyais +Matilde engagée avec le baron de Zastrow. -- Ah! c'est ce cruel +engagement, ou plutôt ce projet de mariage, qui peut seul me +décider à m'éloigner de Dresde. J'étais ami de Zastrow; je ne +voulais pas devenir son rival; j'ignorais alors la répugnance +extrême que Matilde avait pour lui. Une lettre de ma soeur, que +je trouvai en arrivant ici, me l'apprend et me donne les +espérances les plus flatteuses. -- Quoi! vous n'en aviez aucune +jusqu'à cette lettre? -- Aucune, absolument. Matilde ne m'a +jamais témoigné que de l'estime, et cette simple amitié que je +croyais une suite de celle qu'elle a pour ma soeur. Elle ne +paraissait pas même s'apercevoir de la préférence que je lui +donnais sur toutes les femmes; et, je crois déjà vous l'avoir +dit, avant de m'éloigner d'elle, j'ignorais moi-même la force +de mes sentiments. La lettre de ma soeur, en me faisant +entrevoir la possibilité d'être heureux, m'a fait sentir +combien j'aimais sa charmante amie. + +Je brûlais de la voir cette lettre, et mon envie fut +satisfaite: il la tira de son portefeuille, et me la donna. -- +Lisez, mon ami, me dit-il; voyez si je n'ai pas lieu de me +flatter d'être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion +excessive. + +"Mademoiselle de Manteul blâmait son frère d'être parti, de +n'avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à +la jeune comtesse. M. de Zastrow n'aurait point dû l'arrêter; +il était détesté, et jamais ce mariage n'aurait lieu: tout qui +prouvait, au contraire, que Manteul était aimé. Elle avait +déjà remarqué bien ces choses avant son départ, à présent elle +n'en doutait plus. Matilde avait témoigné le chagrin le plus +vif en apprenant qu'il allai voyager, au point même d'en +verser des larmes. Elle avait perdu sa gaieté; et ce qui +m'assure, disait-elle, que votre absence seule cause sa +tristesse, c'est qu'elle semble redoubler quand on parle de +l'Angleterre. Elle disait hier, avec un charmant petit dépit: +Ah! cette Angleterre, je ne sais pourquoi tous les hommes ont +la passion d'y courir. Je crois, mon frère, que voilà d'assez +bons symptômes. Si vous en voulez une preuve plus convaincante +encore, c'est qu'elle m'a priée de lui montrer les lettres que +vous m'écririez. Profitez de cet avis; il est temps encore, +peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite en vous +éloignant de Dresde. Ecrivez-moi tout de suite une lettre qui +n'ait pas l'air d'une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos +sentiments pour ma jeune amie; chargez-moi de pénétrer les +siens; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu'à +la moindre lueur d'espérance vous êtes prêt à revenir. Elle +lira cette lettre; elle la lira devant moi; je verrai +l'impression qu'elle fera sur elle, et certainement le secret +de son coeur n'échappera pas à ma pénétration. J'espère, dans +ma première, vous apprendre quelque chose de plus certain, et +hâter votre retour, etc." + +Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde +aimait le frère de son amie. J'éprouvais, malgré moi, le +sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que +je ne pouvais définir, et que je m'efforçais de cacher. Je lui +rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses +qu'elle lui donnait. + +J'ai écrit à ma soeur, me dit-il, conformément à ce qu'elle me +prescrivait, et j'attends sa réponse avec la plus vive +impatience. Si, comme elle le pense, elle m'est favorable; si +Matilde accepte mes voeux; si elle me permet de prétendre à son +coeur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me +servir auprès du comte: vous devoir mon bonheur est un moyen +de l'augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais +non pas sans éprouver quelque chose qui ressemblait assez à la +jalousie. Le portrait qu'il me fit de votre charmante soeur y +mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l'avais vue souvent +avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, +me disait-il, non, vous ne la connaissez pas. Lorsque Matilde +quitta Berlin, à peine sortait-elle de l'enfance, et vous ne +pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là, +à quel point elle s'est formée, développée. Il est possible +d'être plus belle que Matilde; il ne l'est pas de réunir plus +de grâces et en même temps plus de noblesse, d'avoir un +ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, +mais chacun d'eux a une expression qui lui est propre; sa +physionomie varie à chaque instant; elle est le miroir du coeur +le plus excellent et de l'esprit le plus aimable. Tantôt gaie, +badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le +plaisir à tout ce qui l'entoure; dans d'autres moments, douce, +sensible, caressante, elle attendrirait l'âme la plus froide: +voilà celle que je voyais tous les jours. Ai-je pu résister à +tant de charmes? et jugez de mon bonheur si je puis les +posséder. + +Ah! sans doute j'en pouvais juger par mes regrets de l'avoir +négligé ce bonheur lorsqu'il m'était offert. Quoi! j'avais été +aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravait +dans mon âme; il n'avait tenu qu'à moi, qu'à moi seul de +m'unir à elle! Mais l'avais-je mérité ce bien dont je +connaissais trop tard tout le prix? N'a-t-elle pas dû +l'oublier cet homme qui n'a payé ses sentiments que de la plus +noire ingratitude, qui l'a négligée, abandonnée; qui, livré +tout entier à une autre passion, a repoussé durement le coeur +qui se donnait à lui, et l'a forcé de chercher un autre objet +d'attachement? + +Ces idées, qui se succédaient dans mon imagination comme des +éclairs, me donnaient un air sombre et préoccupé, dont Manteul +dut être surpris; mais le sujet de la conversation +l'intéressait trop pour qu'il s'aperçût de rien. Il aurait +voulu me parler plus longtemps de sa chère Matilde et de ses +espérances; mais il ne m'était plus possible de l'entendre de +sang-froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa. + +Il me tardait d'être seul, de chercher à démêler ce qui se +passait en moi, pourquoi j'éprouvais cette agitation +singulière pour un événement que j'aurais dû prévoir et +désirer. Puisque je n'aimais pas Matilde, puisque j'avais +renoncé à son coeur, à sa main, aux droits que j'avais sur +elle, ne devais-je pas être charmé qu'un autre lui rendît plus +de justice et réparât tous mes torts? Ah! je l'étais si peu, +qu'il me paraissait que Manteul m'enlevait un bien qui +m'appartenait, et que j'avais l'inconséquence, l'injustice +d'accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une +inconstance dont j'étais moi-même si coupable. + +Je me rappelais toute les circonstances de notre liaison, ces +promesses si tendres, si naïve, si souvent répétées dans ses +lettres de n'aimer jamais que moi, et je disais: Toutes les +femmes sont légères; comme si je n'avais pas été la preuve que +les hommes n'ont pas trop le droit de se plaindre d'elles! + +Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette +fatalité qui me rendait pour la seconde fois le rival d'un +ami; mais je n'osais convenir avec moi-même que j'étais son +rival, et je me promis, s'il était aimé, comme tout m'en +assurait, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de +l'amitié. Je lui en renouvelai l'assurance, et nous attendîmes +avec une égale impatience la réponse de sa soeur, qui devait +contenir l'arrêt de son sort. Il me paraissait quelquefois +qu'elle serait aussi l'arrêt du mien. -- Et Caroline est donc +entièrement oubliée? Est-elle effacée de ce coeur où elle a +régné avec tant d'empire? -- Non, mon ami; Caroline est +présente à mon coeur, à ma pensée, plus que je ne le voudrais; +mais j'écarte autant qu'il m'est possible ce dangereux +souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de +Walstein qu'à Caroline de Lichtfield; mon imagination n'erre +plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois +Caroline occupant à Berlin l'hôtel du meilleur des hommes, du +plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur: je sens +que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se +lie, s'identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans +mon coeur: déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque +également; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans +cesse, me donne une émotion plus vive, et d'une nature que je +connais trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher +ami, ma guérison bien avancée; vous allez savoir ce qui va +l'achever. + +Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, +d'en parcourir les différentes provinces; mais croyant y +passer l'hiver, nous avions remis ce voyage au printemps +prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les +lettres de sa soeur le rappelaient à Dresde, me pria de ne pas +le différer, et de voir au moins les endroits les plus +intéressants. Depuis ces confidences, j'éprouvais un malaise +et une agitation intérieurs qui ne me permettaient pas de +rester en place. Je pensai qu'un voyage me ferait du bien, et +je consentis à ce que mon ami désirait. Nous partîmes donc; +nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté +de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différents lieux +pouvaient offrir de curieux et d'intéressant. + +Ce n'est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des +détails sur un pays où la paix et la liberté, entretiennent +l'abondance, où les campagnes, cultivées par de riches +fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des +guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la +suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de +donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou +petites villes principales des provinces, sont extrêmement +peuplés, et tout le monde a l'air à son aise et heureux. La +noblesse anglaise passe une partie de l'année dans ses terres, +et contribue à l'aisance de ses vassaux. Ces belles demeures +sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de +la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l'on veut +avoir une idée de la belle nature et des agréments que peut +offrir le séjour de la campagne, c'est en Angleterre qu'il +faut aller. -- Vous augmentez mon désir de connaître ce pays, +dit le comte; je veux y mener ma chère Caroline: en attendant, +j'aurais bien des choses à vous demander. -- Je ne serai peut-être +pas en état d'y répondre, reprit Lindorf; nous avons +voyagé trop rapidement, et nous avions l'esprit et le coeur +trop occupés pour remarquer tout ce qui méritait de l'être. Je +ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper +tout étranger qui voit l'Angleterre pour la première fois. + +L'impatience d'avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger +notre tournée et reprendre le chemin de Londres, où nous +espérions en trouver. J'étais certainement plus agité que +Manteul; il se livrait aux plus douces espérances, et ne +doutait presque plus de son bonheur. Je n'en doutais pas plus +que lui; mais, loin de le partager, je l'enviais. Plus il +était content, plus mon dépit secret et ma tristesse +redoublaient. + +Je lui parlais cependant à tout moment de Matilde; je me +faisais répéter jusqu'aux moindres circonstances de sa vie; +j'étais aussi inépuisable en questions sur elle que Manteul +dans ses réponses: nous n'avions plus d'autre sujet de +conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes +regrets, je dirai presque mon amour, prenaient de nouvelles +forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettres de sa +soeur; mais deux jours après notre arrivée, je venais de me +lever, et j'allais passer chez lui lorsque son laquais me +remit de sa part un paquet cacheté dans une enveloppe à mon +adresse. Surpris de cet envoi au moment où nous devions +déjeuner ensemble, j'allais entrer chez lui avant même de +l'ouvrir; mais on me dit qu'il venait de sortir, et qu'il ne +reviendrait que pour le dîner. Mon étonnement augmenta; +j'ouvris le paquet, non sans quelque émotion: elle devint plus +forte encore lorsque je vis qu'il renfermait une lettre +ouverte, avec le timbre de Dresde et qui paraissait en +contenir une autre, adressée à Manteul. C'était sans doute la +réponse de sa soeur et une lettre de Matilde; mais pourquoi ne +pas me l'apporter lui-même? Malgré mon impatience de lire, je +commençai par quelques lignes que Manteul avait écrites dans +l'enveloppe. La voici, dit Lindorf en prenant des papiers dans +son portefeuille; jugez quelle dut être ma surprise. + +"J'ignore si c'est au meilleur des amis, ou bien au plus +dissimulé des hommes, que j'envoie les lettres que je viens de +recevoir. M'en rapporter absolument à lui sur l'opinion que je +dois avoir de lui-même, c'est lui prouver ce que je cherche à +croire, malgré toutes les apparences.. Quoi! Lindorf, vous +êtes l'amant de Matilde! vous êtes son amant aimé, l'époux de +son choix, nommé par son frère, accepté par son coeur, celui +_auquel elle sacrifierait sans balancer les hommages de +l'univers;_ et c'est d'elle que je l'apprends! O Lindorf? quel +pouvoir être le motif de cet inconcevable mystère? Je ne puis +vous croire coupable d'une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne +le crois pas; mais j'ai droit d'exiger de vous de la confiance +et de la sincérité..... Je m'y perds, et j'avoue que j'ai +craint de vous voir dans le premier moment... Envoyez-moi +votre réponse au café d'Orange. Rien ne doit plus vous +empêcher d'être sincère: puisque vous êtes aimé, vous n'avez +plus de rival. + +"CH. DE M." + +Non, mon ami, tout ce que j'éprouvai dans cet instant ne peut +se décrire. Quoi! j'étais encore aimé de cette charmante et +constante Matilde! Quoi! c'était pour moi, pour cet ingrat qui +l'offensait, qu'elle refusait les hommages de Zastrow, de +Manteul, qu'elle refuserait _ceux de l'univers!_ Cette phrase, +soulignée dans le billet de Manteul, était sans doute dans la +lettre que j'allais lire. Je déployai celle de sa soeur; elle +en renfermait une à mon adresse, dont l'écriture m'était bien +connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes +lèvres; j'allais l'ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand +une réflexion cruelle vint le troubler et m'arrêter. C'était +aux dépens d'un ami que j'allais être heureux, et cet ami +était dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir +cette idée: vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre +tout ce que j'éprouvai, même par les souvenirs qu'elle me +retraça. C'était la seconde fois que l'amour et l'amitié +étaient en opposition dans mon coeur: l'amitié devait toujours +l'emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de +m'être justifié auprès de Manteul, avant d'avoir, pour ainsi +dire, son aveu. + +Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d'aller le +chercher. J'allai d'abord au café qu'il m'indiquait, il n'y +était pas encore. J'aurais dû l'attendre; mais l'attente dans +ce moment-là n'était pas supportable, et je préférai le +chercher ailleurs. J'aimais mieux lui parler que lui écrire: +une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma +conduite n'allait pas à mon impatience; cependant, comme nous +pouvions nous croiser pendant que je le chercherais, je pris +le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui +disais seulement: "qu'il me rendait justice en me croyant +incapable d'une perfide; que j'avais, il est vrai, bien des +torts à me reprocher, mais non vis-à-vis de lui, et que +Matilde seule était en droit de se plaindre. Je le priais de +m'attendre à ce même café, et je lui promettais toutes les +explications qu'il pourrait désirer; je l'assurai que je +n'aurais pas un instant de repos qu'il ne m'eût entendu. Je +n'ai pas lu, lui disais-je, ni ne lirai un seul mot des +lettres que vous m'avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je +crois vous prouver par là le prix que j'attache à votre estime +et à votre amitié." + + +Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma +recherche. J'allai à l'hôtel de Prusse, au Parc, chez nos +connaissances; je le manquai partout, et je revins au café. +J'appris avec chagrin qu'il venait d'en sortir, et qu'il avait +à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le +voici: + + +"J'aurai voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous +revoir; mais cela ne m'est pas possible. Lord Cavendish vient +de me proposer de l'accompagner aux courses de Newmarket; il +part à l'heure même, et me laisse à peine le temps de vous +adresser un mot. Vous savez combien je désirais de les voir +ces fameuses courses; j'accepte donc l'offre de lord Cavendish +avec d'autant plus de plaisir, que j'ai besoin de distraction +en ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement +à me chercher, même avant d'avoir lu vos lettres, m'apprennent +tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami, +et si vous n'êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne +méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvait altérer +mon estime et mon amitié ce serait de vous retrouver à +Londres, ou d'apprendre après-demain que vous y êtes encore. +Adieu, mon cher Lindorf; soyez heureux autant que vous pouvez +et devez l'être avec la plus aimable des femmes. Je vais en +chercher une qui lui ressemble et dont le coeur ne soit pas +engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l'effet +que j'en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi +des vôtres, et ces détails que vous m'avez promis, non +point à titre d'explication, je n'en ai plus besoin, mais +comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui +de Matilde. Vous avez des torts envers elle, dites-vous, _elle +seule a droit de se plaindre_. Ah! Lindorf, heureux Lindorf! +courez, voyez-la, et ces torts seront les derniers de votre +vie. + +"CH. DE. M." + +A peine eus-je finis ce billet, que je volai chez lord +Cavendish, espérant les trouver encore: ils étaient partis en +poste. J'hésitai si j'essayerais de les rejoindre; mais des +motifs si forts, un sentiment si vif, m'attiraient ailleurs, +que je ne pus y résister. Je relus de billet de Manteul, et je +compris que, puisqu'il me fuyait, je ne devais pas le forcer à +revoir, dans les premiers moments, un rival aimé. Mais était-il +vrai que j'étais aimé de cette généreuse Matilde? Je ne le +savais encore que par Manteul, et je brûlais d'en lire la +confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin des +deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme +je le fis moi-même, par celle de mademoiselle de Manteul: +quelque vive impatience que j'eusse de lire celle dont la +seule adresse faisait palpiter mon coeur, je tremblais de +l'ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde était un reproche cruel +pour ce coeur. Elle ignorait peut-être mon infidélité; mais en +étais-je moins coupable? et l'expression de sa naïve tendresse +n'allait-elle pas ajouter à mes torts et me rendre odieux à +moi-même? Je lus donc d'abord celle-ci; et il la tendit au +comte, qui la parcourut. + +Mademoiselle Manteul débutait par demander mille pardons à son +frère de lui avoir donné un faux espoir; induite elle-même en +erreur, elle avait cru de bonne foi ce qu'elle désirait avec +ardeur, que son frère fût l'objet secret des sentiments de +Matilde. "C'est votre lettre même, cette lettre que je vous +avais demandée, et dont j'attendais un si bon effet, qui a +détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n'est pas +vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis longtemps de son +coeur; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres; elle +refuserait ceux de l'univers, et c'est en faveur de votre +nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle +n'a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi +le secret de son coeur; mais ce n'en est pas un pour vous; vous +le savez déjà sans doute: puisque vous êtes aussi lié avec M. +de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance; +il vous aura dit que, depuis plus de deux ans, il est engagé +avec la jeune comtesse de Walstein. C'est d'abord le comte son +frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union; mais +bientôt leurs coeurs furent d'accord sur ce projet; et Matilde +assure qu'il n'y a que sa mort ou l'inconstance de Lindorf qui +puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu'à lui. Votre +amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus +inutile. Je vous connais assez raisonnable, assez généreux +pour être sûre qu'il va se changer en amitié, et que vous +trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et +votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que +la pauvre petite ne savait comment lui faire parvenir. Ce +n'est pas elle qui vous le demande; c'est moi qui l'ai voulu. +Je pense que c'est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à +coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie +gémit sous l'oppression de sa tante; qu'elle sera forcée +d'épouser ce Zastrow qu'elle abhorre, et qu'elle en mourra +certainement. Engagez-le à partir à l'instant même, à venir la +consoler, la délivrer, l'enlever même s'il le faut; je ne vois +que cela pour la tirer d'affaire. Qu'aurait-il à craindre, +puisqu'il est autorisé par le frère de Matilde? J'aurais sans +doute préféré que ce fût vous, Charles; mais son coeur était +donné autant qu'elle vînt à Dresde. N'y pensez donc plus que +pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être +à celui de votre soeur." + +Cette dernière phrase, qui avait échappé à Lindorf et à +Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l'idée +qu'il y avait des motifs qui faisaient agir mademoiselle de +Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de +Matilde. -- Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut +faire sur mon coeur cette ingénuité si touchante; il était +impossible que ce coeur sensible et reconnaissant ne se donnât +pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m'avait +conservé le sien. + +Dresde, ce..... + +"Oui, monsieur le baron, c'est bien Matilde qui vous écrit, +c'est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans +doute; elle ne devrait pas rompre la première ce beau silence. +Oh! oui, je sais que j'ai tort; mais je sais mieux encore que +je ne puis m'en empêcher. Il y a des moments dans la vie où le +coeur parle beaucoup plus fort que la raison et l'oblige à se +taire; il dit tant, tant de choses, qu'on n'entend plus que +lui, et qu'il faut absolument finir par faire tout ce qu'il +veut. Il m'assure, par exemple, que je serai moins malheureuse +quand j'aurai conté mes peines à mon ami; et je sens déjà +qu'il dit vrai. Depuis que j'écris, il me semble que mes +chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas! ils +reviendront bien vite; ma lettre finira, et mes tourments +recommenceront; mon frère sera toujours en Russie, Lindorf +toujours en Angleterre, Zastrow toujours à Dresde, et la +pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante...... Elle me +demande seulement l'impossible. Ai-je deux coeurs, pour en +donner un à ce Zastrow? Et quand j'en aurais mille, ne +seraient-ils pas tous à celui... à celui... Tenez, Lindorf, +depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j'ai +pris la résolution de l'écrire, je n'ai cessé de penser +comment je pourrais tracer tout ce que j'ai à vous dire. Pour +peu que j'y pense encore, je ne dirai rien du tout, et vous ne +me comprendrez point. Je ne veux plus m'occuper de la +rédaction; je vais laisser aller ma plume et mon coeur comme +ils voudront. Je veux exiger de la sincérité, il faut bien en +donner l'exemple.... Oui, monsieur le baron... Voilà que je +fais encore des phrases. Eh bien! oui, mon cher, mon très-cher +Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au +moins je le crois; mais, quoi qu'il en soit, jamais je ne +prendrai d'autres engagements, et je mourrai _Matilde de +Walstein_ ou _Matilde de Lindorf_. Que ce projet d'éternelle +constance ne vous effraye pas, mon bon ami; il vous regarde +point. Je suis loin d'imaginer que vous deviez le former +aussi: c'est avec moi seule que j'ai pris cet engagement, et +non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer +autant qu'il leur plaît, sans être moins estimables à leurs +propres yeux, ni moins aimables à ceux des femmes: il faut +bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des +hommes, change d'avis aussi, lui, sans qu'on sache pourquoi, +et qu'il me semble ne plus aimer sa soeur. Lindorf, cher +Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m'abandonne. Il est +trop loin pour que je puisse réclamer son amitié; mais la +vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi; +dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me +fait horreur, pour me conserver... hélas! à moi-même, si ce +n'est plus à Lindorf, si tout ce qu'on me dit est vrai, si un +nouvel objet.... Mais ce n'est pas là ce que je vous demande; +je le saurai toujours assez, et cela ne changerait rien à ma +façon de penser ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous +les hommes du monde. Jamais il n'y en aura qu'un seul pour +moi; je sais cela: qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? +Dites-moi seulement que vous serez toujours l'ami de Matilde. +Ce mot d'ami dit tout; il m'assure de votre bonne foi, de +votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à +me répondre, à me tirer de l'inquiétude cruelle que me donnent +votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les +deux, et cet abandon qui ressemble à la fâcherie, à l'oubli, à +la mort, et qui causera, s'il dure plus longtemps, celle de +_Matilde de Walstein_. + +"J'ignore même comment je dois adresser cette lettre, pour +vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le +plus méchant, de mon frère ou vous; mais vous êtes tous les +deux..., vous êtes... tout ce que j'aime au monde: n'est-ce +pas comme qui dirait des ingrats?" + +Le comte fut attendri en lisant cette lettre; il se reprocha +vivement de s'être laissé trop absorber par sa passion pour +Caroline, et d'avoir négligé sa soeur. Il n'aurait pas dû s'en +tenir à une seule lettre; il devait penser qu'on aurait pu +l'intercepter; il devait y aller lui-même: enfin il en vint à +croire que lui seul avait eu tort. + +Vous pouvez juger, lui disait Lindorf, de l'impression que me +fit cette lettre, par celle qu'elle vous fait à vous-même. Le +comte voulut la lui rendre. -- Non, mon ami, gardez-la, et si +jamais j'étais assez malheureux pour l'oublier, pour causer +encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n'aurez +qu'à me la montrer pour me faire tomber à ses pieds. Je ne +balançai pas un moment, après l'avoir lue, sur ce que je +voulais faire. Voler auprès d'elle, la consoler, réparer mes +torts, l'arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière, +étaient actuellement le seul voeu, le seul projet de mon coeur. +Je vis clairement qu'on lui en imposait, puisqu'elle vous +croyait encore en Russie. Sans doute on interceptait vos +lettres; elle était entourée de piéges, de gens dévoués à +Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir +dès le lendemain. Manteul seul pouvait me retenir encore; mais +je relus son billet, il était positif: _Si quelque chose +pouvait altérer son estime et son amitié, c'était de différer +d'un seul jour mon départ_. Je résolus cependant de ne point +me séparer de lui, de ne point quitter l'Angleterre sans avoir +levé jusqu'au moindre doute qui pouvait lui rester sur ma +conduite, et sur le mystère que je lui avais fait de mes +engagements avec Matilde. + +J'employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire +le récit de tout ce qui s'était passé dans mon coeur depuis +l'instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai +que le nom de Caroline. J'avouai que tout ce qu'il m'avait dit +de Matilde avait ranimé mes sentiments pour elle; mais que me +rendant justice, et sentant combien j'avais peu mérité qu'elle +m'eût conservé les siens, j'étais décidé à les cacher, à +réparer mes torts avec elle, en la servant dans sa nouvelle +inclination. Ma lettre fut longue et détaillée; j'écrivais +encore quand un laquais de Manteul, qu'il avait pris avec lui +à Newmarket, entra chez moi et me remit un nouveau billet de +sa part, qu'il m'envoyait de la première poste; c'était une +répétition du précédent. Il craignait qu'il ne me fût pas +parvenu; que mon départ ne fût différé, et se servait des +motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m'ôter +toute espèce d'inquiétude sur son compte, il m'assurait "qu'il +regardait cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore +pour se marier (il n'a pas vingt ans), il aurait fait une +folie que Matilde seule pouvait excuser. L'idée d'être aimé +d'elle lui avait fait tourner la tête; la certitude du +contraire lui rendait la raison et la liberté. Il allait en +profiter pour s'instruire et s'amuser en voyageant encore +quelques années; il espérait de me revoir, disait-il, +l'heureux époux de la plus aimable des femmes. Quels que +fussent les motifs qui m'éloignaient d'elle, et les torts que +je me reprochais, il était sûr que je n'aurais qu'à la voir +pour sentir tout mon bonheur. Il me connaissait trop +d'ailleurs pour croire que je balancerais un instant à voler à +son secours, ne fût-ce même que comme ami, si je n'étais plus +libre d'accepter celui qui m'était offert. Il finissait par me +dire que son laquais avait ordre de ne le rejoindre qu'après +m'avoir vu monter dans ma chaise de poste." + +Je lui remis l'immense lettre que j'avais écrite à son maître, +et il repartit pour Newmarket au moment où je m'éloignai de +Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte, le +vent était favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui +attendait depuis trois semaines qu'un vaisseau pût mettre à la +voile. Ils étaient tous retenus dans le port par les vents +contraires, et le bon Varner gémissait de ce retard. Il me +remit votre billet, et mon banquier, que je vis le même jour, +me donna la lettre qui l'avait suivi. Tous les deux étaient +également pressants; vous exigiez le retour le plus prompt +sans en expliquer le motifs; mais avais-je besoin de les +savoir? Vous ordonniez, je devais obéir; et si je n'eusse été +en chemin, je m'y serais mis à l'instant même. + + +Comment vous avouer cependant qu'un sentiment que je +condamnais, mais auquel je ne pus résister, me fit prendre la +route de Dresde plutôt que celle de Berlin? Je ne puis +l'excuser qu'en croyant que ce fut un pressentiment; mais pour +le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader +qu'un retard de quelques jours au plus ne pourrait vous faire +aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvait influer sur +le sort de Matilde. Je voulais la voir, la déterminer à me +suivre et vous l'amener. J'osai même alors interpréter ces +deux lettres si pressantes, cet ordre si positif de me rendre +auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en était +l'objet; et je répondais à vos intentions en volant à son +secours avant même de vous voir: je ne m'arrêtai donc à +Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux. + +Vous savez le reste, mon cher ami, comment je rencontrai M. de +Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de +cette chaise de poste; mais ce que je n'ai point osé vous dire +devant elle, c'est à quel point sa figure charmante me frappa, +m'étonna, m'enchanta. Oh! combien elle me parut au-dessus et +de ce que Manteul m'avait dit, et de ce que j'avais imaginé! +Tel fut l'effet que me firent son émotion, son trouble, qui +l'embellissaient encore, et les premiers mots qu'elle prononça +avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu'il +est impossible de rendre. Je la vois encore s'élancer de cette +voiture, accourir les bras ouverts; je l'entends me dire: +Lindorf, cher Lindorf! c'est votre Matilde qu'on veut vous +enlever et qui ne veut être qu'à vous. Cette âme innocente et +pure est au-dessus du soupçon; elle aime, elle est donc sûre +d'être aimé. Une année de silence, tout ce qu'on n'a cessé de +lui dire, tous mes torts apparents et réels n'ont point +ébranlé sa constance. Elle me voit; ils sont tous oubliés: il +ne lui reste pas même l'ombre d'un doute. Et quand ses sens +l'abandonnèrent; quand elle se laissa tomber dans mes bras, +faible, pâle, inanimée, ses yeux charmants fermés à demi, +comme elle me parut intéressante! Avec quelle ardeur je fis le +voeu de lui consacrer ma vie! J'ose vous l'avouer, mon ami, en +la portant dans la maison de poste, ce fut sur les lèvres que +je le prononçai; et je n'oublierai jamais le sentiment +délicieux que j'éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma +blessure, notre voyage, les soins touchants qu'elle a pris de +moi, son esprit, ses grâces, sa charmante naïveté, tous les +instants enfin que j'ai passés auprès d'elle, ont augmenté mon +attachement et rendu ineffaçable l'impression qu'elle me fit +au premier instant. Je n'ai pu cependant me défendre d'un peu +d'émotion en revoyant Caroline; mais elle était d'un autre +genre que celle qu'elle me faisait éprouver l'été passé: un +regard de Matilde la dissipa bientôt, et j'ose assurer que ce +sera la dernière. Je m'aperçus d'abord avec la joie la plus +vive, que vous étiez aimé; et dès cet instant je ne vis plus +dans Caroline qu'une soeur chérie, et l'épouse de mon ami, de +mon frère... Cher comte! vous avez lu dans mon coeur, et vous +ne tarderez pas, je l'espère, à m'accorder ce titre précieux, +que je mérite par mes sentiments et que j'ambitionne comme le +comble du bonheur. + +Et moi, lui dit le comte en l'embrassant tendrement, je ne +croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront +heureux comme moi. Il me tarde d'arriver, et de serrer ces +noeuds qui ne me laisseront plus rien à désirer. + +Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avait précédé sa +réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l'idée du divorce +qu'il avait projeté. -- Grand Dieu! lui dit-il, et vous pouviez +penser que j'accepterais un tel sacrifice, que je voudrais +être heureux aux dépens de Walstein? -- Il s'agissait du +bonheur de Caroline, devions-nous balancer à l'assurer? La +lettre que je vous écrivais, et qu'elle devait vous remettre à +votre arrivée, aurait levé tous vos scrupules. Votre amitié, +votre délicatesse, auraient cédé aux motifs les plus +pressants, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures +étaient bien prises, et vous n'auriez pu résister. -- Ne me +demandez point ce que j'aurais fait, reprit Lindorf; +heureusement vous ne m'avez pas mis à cette dangereuse +épreuve. J'aime mieux, je l'avoue, être votre frère: vous seul +méritez Caroline; elle seule pouvait récompenser vos +vertus..., et peut-être Matilde convient-elle mieux à votre +ami Lindorf. -- Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que +Caroline ait été son rivale? -- Lindorf l'interrompit vivement: +Elle n'ignore rien, mon ami. Matilde n'a-t-elle pas le droit +de lire dans mon coeur, d'en savoir tous les secrets, d'en +connaître tous les replis? Ne lui devais-je pas l'explication +de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en +Angleterre? Aurais-je pu lui en imposer, la tromper? Non, +c'était impossible. J'en avais peut-être formé le projet, mais +c'était avant de la revoir, avant de l'entendre: sa noble +franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance +et la sincérité. + +Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me +parla de vous, de votre mariage: elle me demanda si je +connaissais sa belle-soeur, et l'aveu des sentiments qu'elle +m'avait inspirés; et la confidence la plus entière fut ma +réponse. Je lui racontai tout ce qui s'était passé, et je la +vis par degrés s'attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune +jalousie, aucune aigreur, elle n'eut que le désir de la +connaître, et de la prendre pour modèle. -- Combien je +l'aimerai cette charmante Caroline! me disait-elle. Elle fera +le bonheur de mon frère; elle m'apprendra à fixer mon cher +Lindorf, elle sera mon amie.... Et, depuis qu'elle l'a vue, +elle m'a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser +aucun doute: Ah! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes +yeux! Je ne vous pardonnerais pas de l'avoir vue avec +indifférence. Voilà votre soeur, mon cher comte; jugez si je +dois l'adorer. + +Arrivés à Berlin, le premier soin du comte fut de présenter au +roi sa soeur et son ami, en lui demandant son approbation pour +leur union. Dès qu'il l'eut obtenue, l'heureuse famille se +rendit à la terre que le comte possédait à quelques lieues de +Berlin, celle où Caroline était allée le joindre et dont +Justin était concierge; et là, dans la chapelle du château, le +mariage fut célébré sans autre témoins que le comte, la +comtesse et quelques villageois. En sortant de l'église, +Louise vint faire son compliment à Lindorf; elle lui fut +présentée par Caroline. C'était encore un moment d'épreuve; +elle fut favorable à Matilde. Le dernier sentiment qu'on +éprouve est toujours celui qui paraît le plus vif. Il regarda +sans trouble les deux charmantes femmes qui avaient fait +naître en lui de si vives émotions; et serrant la main du +comte qui se trouvait près de lui: C'est dans ce moment, lui +dit-il, que je puis vous assurer que je suis digne d'être +votre frère. J'ai été passionné pour Louise; j'ai adoré +Caroline; mais j'aime ma chère Matilde, et je sens que c'est +pour la vie. + +Lindorf pensa toujours ainsi. Malgré sa légèreté naturelle, +qui l'entraîna peut-être à des infidélités passagères, il fit +le bonheur de son aimable compagne, parvint aux premiers +grades militaires et se distingua dans plusieurs occasions. + +Le comte de Walstein fut toujours l'ami de son roi, le +protecteur du peuple, le soutien des malheureux, et trouva +dans l'amour constant de sa chère Caroline, dans les vertus de +leurs enfants, la récompense des siennes. + +Et Caroline? -- Caroline, adorée, chérie, respectée comme elle +méritait de l'être, fut la plus heureuse ainsi que la plus +aimable des femmes. + +Nous dirons encore à ceux qui aiment à tout savoir que M. de +Zastrow, piqué de ce que ses grâces parisiennes, entées sur un +fonds germanique, ne plaisaient qu'à mademoiselle de Manteul, +qui ne lui plaisait plus, retourna à Paris, y retrouva ses +bons amis de jeu, ses bonnes fortunes de théâtre, et les vit +avec tant d'assiduité, qu'il mourut au bout d'une année, +absolument ruiné. Sa tante se douta seulement alors que +Matilde pouvait avoir eu raison de le refuser; elle lui +pardonna, et la fit son unique héritière. + +Mademoiselle de Manteul entra d'abord dans un chapitre, puis +elle postula une place de dame d'honneur à la cour, l'obtint, +et put, à son gré, dans ces deux états, exercer son esprit +d'intrigue. + +Son aimable frère, ce jeune et bon Manteul qui nous intéresse, +et que nous avons laissé aux courses de Newmarket, y vit lady +Sophie Seymour, cousin germaine du comte et de sa soeur. Elle +ressemblait beaucoup à sa cousine Matilde. Manteul trouva +qu'il n'avait rien perdu; et bientôt elle lui ressembla plus +encore, car elle aima Manteul comme Matilde aimait Lindorf. Le +comte, dans un voyage qu'il fit à Londres avec Caroline, eut +le plaisir de former cette union, et de faire encore deux +heureux. + +L'EDITEUR AU LECTEUR. + +Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener +quelques moments encore au milieu de cette aimable famille, en +vous apprenant comment tous les événements et les détails que +vous venez de lire sont parvenues à ma connaissance et à celle +du public. + +Des affaires particulières m'ayant appelée à Berlin, je fus +recommandée par M. de Kateh..., gentilhomme russe, au comte de +Walstein, qu'il avait connu lors de son ambassade en Russie. + +Le comte me présenta à son épouse et à sa soeur. Cette +charmante famille me combla de politesses, et me rendit le +séjour de Berlin si agréable, que j'y passai près de deux +années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps-là dans la +société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant +d'ennui. La conversation du comte, toujours variée, toujours +instructive, animée par sa douce philosophie, par l'énergie de +son âme; la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline, +et ses talents enchanteurs qu'elle cultivait avec soin; la +gaieté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf; la +charmante mutinerie de Matilde, qui faisait ressortir son +esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son coeur: toutes +ces différentes manières d'être aimable formaient les +contrastes les plus piquants et les plus variés, sans altérer +leur union. Ils ne se quittaient point; à Berlin, ils +occupaient, dans le même hôtel, deux corps de logis +différents, et l'été ils se réunissaient dans leur terres. +J'allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée +d'automne, nous nous étions rassemblés en famille dans le +charmant pavillon du jardin; je demandai l'explication des +peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au +souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte +s'approcha d'elle; il ne lui dit rien, mais il la serra dans +ses bras avec l'expression du sentiment le plus tendre. +Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un +instant après: "Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est +heureuse!" Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde +folâtraient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et +leur fille, à peu près du même âge: on ne savait lequel était +le plus enfant et faisait le plus de bruit. J'étais au milieu +de ces deux groupes; je les considérais avec attention, +surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement +assortis. Le comte et Caroline se convenaient aussi bien l'un +à l'autre que Lindorf et Matilde. J'en fis la remarque avec +eux, et j'ajoutai que la sympathie avait assurément agi sur +leurs âmes, et décidé de leurs penchants au premier instant +qu'ils s'étaient vus. Je le disais de bonne foi, ignorant leur +histoire, et jugeant d'après leurs sentiments actuels. +Caroline sourit encore en regardant le comte, qui s'était +assis près d'elle, et lui prenant une main qu'elle serra +contre son coeur: "Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle, +que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon +premier soin fut de m'éloigner de lui pendant plus d'une +année? -- Et croiriez-vous, interrompit l'époux de Caroline, +que j'ai sollicité avec instance un divorce, et que je l'ai +même obtenu? -- Si je voulais parler, dit Lindorf, je pourrais +peut-être aussi surprendre madame. -- Taisez-vous, mon cher, +lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche; je veux +ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame +que je suis la seule ici qui n'aie rien à se reprocher. +Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n'ai pas donné +l'ombre d'une inquiétude à ce que j'aimais. Je l'ai dit cent +fois; il n'y a ici que moi de bien sage, de bien +raisonnable..." + +Surprise à l'excès de ce que je venais d'entendre, je priai de +mes amis de me développer ce mystère; mais je compris, à leur +réponse, que ce récit ne pouvait se faire devant tous les +intéressés. Cependant ma curiosité était vivement excitée, et +je persécutai chacun d'eux en particulier. Caroline me jura +qu'elle se rappelait à peine le temps où elle n'aimait pas son +mari, et que souvent elle ne pouvait croire que ce temps eût +existé. Matilde ne savait presque rien: le comte était trop +occupé; enfin ce dernier me dit de m'adresser à Lindorf, +auquel il avait donné tous les papiers relatifs à cet objet, +et ajouta: "Nous nous sommes amusés, la première année de +notre réunion, lorsque les événements étaient encore récents, +à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de +notre conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou +telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf, +qui s'est chargé de les rédiger. Je crois qu'il l'a fait; mais +jusqu'à présent il n'a point voulu nous montrer son ouvrage: +peut-être aura-t-il plus de confiance pour vous." Je me +préparais à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le +lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. "Vous +avez paru désirer de nous connaître à fond, me dit-il; on n'a +point de secret pour une amie telle que vous, et je vous +apporte l'histoire de notre vie et nos sentiments. Ce +manuscrit n'a d'autre mérite que l'exacte vérité, et pour vous +celui que peut lui donner l'amitié. Je vous le laisse; +emportez-le dans votre patrie; il vous rappellera quelquefois +vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le +lisant." On comprend combien je remerciai l'aimable Lindorf du +présent qu'il me faisait, et dont je sentais bien tout le +prix. "Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde, +ne l'ont-ils point vu? -- Ils l'ont vu et composé autant que +moi, me répondit-il; et je puis vous montrer que j'ai +travaillé exactement d'après ce que chacun d'eux avait écrit; +j'ai seulement supprimé les répétitions, donné une suite à ces +différents récits, et c'est ce que j'ai craint de leur laisser +voir. Le comte m'aurait grondé d'avoir été trop vrai sur ses +vertus; vous savez comme il est modeste; Caroline, d'avoir +plaisanté sur son père et sur son amie. -- Et Matilde?... -- Eh +bien! Matilde aurait trouvé peut-être son Lindorf bien léger. +J'aime mieux qu'elle oublie un défaut dont elle m'a corrigé. +Au surplus, j'abandonne le tout à votre prudence: ce manuscrit +est à vous; faites-en ce que vous voudrez." Je lui promis de +le garder pour moi seule, tant que je serais à Berlin; et +j'étais près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis +délicieusement occupée à l'arranger à ma manière, et je n'ai +pu résister à faire partager au public une partie du plaisir +que cet intéressant petit ouvrage m'a fait éprouver. Je ne +sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait +illusion; mais il me semble qu'après avait lu leur histoire on +les aimera comme moi. La vérité, d'ailleurs, et la simplicité, +ont toujours le droit d'intéresser. Heureuse si les vertus et +le bonheur du comte de Walstein inspiraient à quelques jeunes +gens le désir de l'imiter! + +FIN. + + +PARIS. -- IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNOT, IMPRIMEURS DE +L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, Rue Racine, 28, près de +l'Odéon. + + + + +Erreurs typographiques corrigées silencieusement: + + +=plus de bonheur pour Caroliné= remplacé par =plus de bonheur pour +Caroline= + +=fuyez moi pour toujours= remplacé par =fuyez-moi pour toujours= + +=Eh, grand Dieu= remplacé par =-- Eh, grand Dieu= + +=l'épouser bon gré malgré= remplacé par =l'épouser bon gré mal +gré= + +=excessive d'être unie= remplacé par =excessive d'être uni= + +=si vous voyez surtout= remplacé par =si vous voyiez surtout= + +=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi +être conduit= + +=Mais ces instruments= remplacé par =Mais ses instruments= + +=son récit de plus loin= remplacé par =son récit du plus loin= + +=que vous remplissez ici= remplacé par =que vous remplissiez ici= + +=il est honteux pour vous de n'avoir pas su= remplacé par =il est +heureux pour vous de n'avoir pas su= + +=le cher comte aussi l'intéressa= remplacé par =le jeune comte +aussi l'intéressa= + +=distinctement de rien= remplacé par =distinctement rien= + +=Depuis lors, Ah! Caroline= remplacé par =Depuis lors, ah! +Caroline= + +=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi +être conduit= + +=parlait à la troisieme personne= remplacé par =parlait à la +troisième personne= + +=qui peut être allaient= remplacé par =qui peut-être allaient= + +=Elle est, lui dittil= remplacé par =Elle est, lui dit-il= + +=céder l'objet de ma passion et la sienne= remplacé par =céder +l'objet de ma passion et de la sienne= + +=sa fille dans l'hôtel Walstein= remplacé par =sa fille dans +l'hôtel de Walstein= + +=Les jours suivants dûrent= remplacé par =Les jours suivants +durent= + +=Il ignore où le comte= remplacé par =Il ignore où monsieur le +comte= + +=c'est donc vrai, monsiegneur= remplacé par =c'est donc vrai, +monseigneur= + +=avait en tout ce temps-là= remplacé par =avait eu tout ce temps-là= + +=Ah! Dieu! vous l'aurez affligée!= remplacé par =-- Ah! Dieu! vous +l'aurez affligée!= + +=du bras qui lui reste= remplacé par =du bras qui lui reste libre= + +=je sens que suis digne de tous ces titres= remplacé par =je sens +que je suis digne de tous ces titres= + +=la seule supposition du contrare= remplacé par =la seule +supposition du contraire= + +=se tuer à présent que ne suis plus= remplacé par =se tuer à +présent que je ne suis plus= + +=Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle= remplacé par =-- Ah! puis-je +en vouloir à mademoiselle= + +=auprès de Manteul, avant, d'avoir= remplacé par =auprès de +Manteul, avant d'avoir= + +=Et quand j'en aurais mille;= remplacé par =Et quand j'en aurais +mille,= + + + + +[suivent les principales variantes avec l'édition originale:] + + +qu'en ma faveur mon sexe t'en impose + +elle baise celles de la plus tendre des amies + +raconte très-longtemps à Caroline, attentive à l'écouter, ce +que nous allons abréger autant qu'il nous sera possible + +depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire + +je serais trop injuste si je t'en rendais responsable + +ton père a voulu les réparer; + +se rapprocha d'elle et l'écouta avec encore plus d'attention + +Penser à son infidèle, renouveler + +lorsqu'une lettre de son perfide chambellan + +à qui cette naissance coûtait la vie. Cette épouse existait +encore, mais sans qu'il eût aucun espoir + +Tourmentée du remords de sa perfidie, son unique désir + +notre première entrevue auprès de la mère expirante + +un Richardson pour la dépeindre + +du soin de faire sa cour au roi + +cet héritage qu'elle destinait à son élève chérie, était le +moindre + +Revenons avec elle recevoir la visite + +il dit donc à sa fille les caresses les plus tendres + +chercher par l'ordre du Roi pour plusieurs fêtes brillantes + +mais la suite vint les arrêter + +ou, si papa le permet, j'aime mieux n'y pas aller. + +et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l'ordonne. + +lui conter tout ce qu'elle aura vu, la quitte baignée + +de celles qu'elle versait elle-même, et qui furent bientôt + +comment trouvez-vous ce séjour? Elle répondit bien vite: Je le +trouve charmant, papa, mais quoi, + +Ah! comme je me suis bien amusée + +Je suis charmé de vous voir goûter le lieu où vous êtes +appelée + +(et ils étaient bien rares) + +dont une walse ou une contre-danse anglaise + +Si j'avais suivi ma belle passion, si je n'avais pas épousé +votre mère + +mais non pas de remplir tous les voeux + +dit Caroline avec une émotion qui s'augmentait + +Après avoir repris son fauteuil auprès d'elle, il lui dit d'un +ton sentimental et pathétique: Vous ne connaissez encore, ma +chère fille, que les beaux côtés + +et vous ne savez pas combien nos chaînes + +pas bien contente d'être dans quelques jours + +Et ne crois pas d'après cela que je te destine + +dont il jouit, et n'a guère plus de trente ans + +les convenances; et cet établissement remplirait + +Le chambellan remit de suite à Caroline une lettre + +pour sa vie; et, dans ce doute, le chambellan n'avait pas +voulu parler à sa fille d'un engagement qui peut-être allait +rompre de lui-même + +mais toutes mes craintes sont finies + +le comte arriva hier au soir très-bien remis + +Ma seule crainte était que, pendant ces deux mois de séjour à +la cour, votre coeur + +elle se leva brusquement, et courut à son pinao-forte + +elle joua des contre-danses et des walses + +le double de l'âge actuel de Caroline + +que les hommes de trente, et les femmes de quinze, sont à peu +près contemporains. + +dit-elle en sautant, il y aura bien du malheur s'ils nous +échappent + +ses petits favoris. L'oiseau favori, le chien favori, le +mouton favori, étaient toujours les plus jolis + +Ce n'est pas qu'il fût amoureux de Caroline, qu'à peine il +avait entrevue + +Il le sentait trop tard, et s'en repentait mortellement + +ne voulait que son bonheur, et la quitta en l'exhortant + +Le malheureux qui se noie s'accroche, dit-on, à un brin de +paille + +à son monstre qui n'a qu'un oeil, qu'une jambe, une bosse et +une perruque + +dans l'âge où l'on porte tout à l'extrême, et la douleur et la +joie + +à présent elle se crut pour jamais délivrée du comte, et +reprit à peu près + +encore abattue, elle se coucha, s'endormit en pensant + +dans le choix de leurs favoris, et protestant bien + +Son sommeil fut aussi doux et son réveil aussi tranquille + +tout en elle exprimait la reconnaissance et la joie + +il croyait de bonne foi, et d'après da façon de penser, +assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi +brillant, fait directement sous les auspices du roi et par +l'ordre du roi. Très-décidé donc à le terminer + +d'y parvenir par la douceur et le sentiment + +jusqu'où peut aller l'amour et le respect de sa reconnaissante +fille + +ma chère enfant; et vous venez de décider de votre sort et du +mien + +il me tourna le dos et ne m'a pas redit un mot de la soirée + +elle ne pensa ni à danser des walses, ni à courir + +surprise par le roi dans son déshabillé du matin + +sans avoir même jeté un coup d'oeil à son miroir + +Le comte alors s'approchant, et prenant cette main + +Elle fut obligée d'avoir encore recours à son flacon + +eut même la force de dire que ce n'était rien, qu'elle était +bien: et tout fut mis + +ces trois jours de trouble, d'inquiétude et de chagrins, +avaient plus avancé Caroline, ils lui avaient plus appris à +réfléchir que n'auraient fait dix années d'une vie tranquille +et passive + +Le mariage était fixé à huit jours de là + +les visites, les présens, etc. n'auraient lieu qu'après la +célébration + +Il était si content d'elle et de sa docilité + +Il le lui promit et lui tint parole + +Elle avait eu le temps de s'y préparer, et paraissait + +La jeune épouse, plus occupée que triste + +devenais pas votre épouse. Hé bien, je la suis; le roi doit +être content + +une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice + +votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous +sacrifiant + +Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans +sa retraite + +son petit billet se roulait dans ses doigts, et s'effaçait + +et fixant le comte en la lui rendant + +la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère + +Caroline devait porter le nom de Lichtfield, et tout le monde +ignorer qu'elle fût comtesse + +n'en parlez pas, ne me nommez pas, etc. etc. + +il la lui confiait de nouveau, etc. + +l'on me laisse aller! et mon père, et le roi, et le comte, les +voilà dans l'instant tous d'accord + +elle cherchait à s'en rappeler les expressions + +de la part du comte, c'était bonté tout pure + +qu'elle affligeait, et puis un peu sur les plaisirs qu'elle +abandonnait + +Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié: Mes bons +amis, je reviens vivre avec vous; n'êtes-vous pas bien aises +de me revoir + +de la chanoinesse, qui venait au-devant de tous le bruit + +S'il n'en faut pas parler, tu sais bien que je n'en parlerai +pas + +condition qu'on y avait attachée, la bonne maman savait tout + +il faut que le chambellan, ait perdu la tête, répétait-elle + +ni la femme d'un borgne et d'un boiteux + +et qui aura deux bons et beaux yeux + +Le bel assortiment que ce comte et la charmante Caroline + +et je n'en voulus plus entendre parler + +s'aimer à la passion quand on se marie + +faire supporter les peines de cet état + +Les mariages de passion: voilà les seuls qui soient heureux + +aussi n'en ai-je point voulu faire d'autre + +il s'en retrouvera; et surtout qu'on ne me parle plus + +Engagée, enchaînée pour toute ma vie + +où l'on a passé son enfance, à la douceur d'être chérie de +tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire + +Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce +n'est plus cette petite fille + +elle avait cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien +davantage + +une forêt de cheveux blonds cendrés + +qui en était, il est vrai, tout extasiée + +que les secours de la médecine: du moins elle le disait ainsi, +et redoubla, s'il était possible, d'attachement pour cette +aimable enfant qui venait de lui prouver si bien tout le sien. +Elles eurent à son époque la visite + +Alarmé, disait-il, du danger de son ancienne amie + +Ce n'était assurément pas le moment + +la première fois de sa vie qu'il remarquait et qu'il sentait +tout le charme + +Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui +ranime tous les êtres + +Une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les +yeux la retenaient encore + +tout avait été conduit par un enfant de seize ans + +par un sentiment vif et tendre + +son touchant silence, tout ce qu'elle sentait, et toutes les +deux + +Romance accompagnée de guitare et de clavecin + +Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même +et véritablement l'homme au second dessus + +Elle eut bien l'idée de faire courir un domestique après lui; +mais après qui + +comme il avait l'air ferme et sûr de son fait avant ce +malheureux salut + +en pensant au second dessus, et au cheval qui galope + +ma corbeille qui est là commencée; et mes fleurs que je +retrouverai + +cette gaîté soutenue, cette insouciance qui te faisaient +supporter + +et rire et chanter les jours pluvieux tout comme ceux où le +soleil + +un léger nuage de pourpre donna quelques espérances; un vent +frais les confirma + +car, dans le vrai, si je n'étais pas restée + +Au même instant elle fit plus que l'apercevoir + +Elle sentit aussi que c'était bien pire que le salut + +Son innocence du monde, sa parfaite ignorance lui cachaient + +L'autel et les peintures le frappèrent. Il en demande + +encore posées sur le clavecin, l'engagèrent à dire un mot + +le premier à proposer de quitter la pavillon + +ces deux jours de pluie avaient fait casser les cordes de sa +harpe + +et la seule qui l'intéressait n'arrivait point + +il m'a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus + +ce cher pavillon, disait-elle en soupirant, je ne suis +heureuse + +rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l'un et de l'autre! +Soit qu'il parle + +possession de la terre et du château de Risberg, qui touchait +à la baronnie + +hier au soir encore, je le nommais à Caroline + +dont je vous parlais tout-à-l'heure, est-elle morte? est-elle +mariée? Depuis bien des années + +Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auraient dit + +Déjà, hier au soir, vous m'avez frappée lorsque vous êtes +rentrée; vous aviez l'air rêveuse, occupée. Vous m'avez +quittée plus tôt + +vous avez été d'une tristesse et d'une agitation singulière; +vous aviez + +Pour vous, monsieur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera +qu'une promenade + +et parvenir à tout. Malgré tant d'avantages, la fortune de +Caroline, jointe à tout son bien, qu'elle lui destinait, et +Caroline elle-même, n'étaient pas à dédaigner; enfin ils +paraissaient + +ou qu'elle y perdrait ses peines + +son petit roman, et jouissait à l'avance des tendres scènes + +Alors elle cherchait, elle imaginait tous les moyens + +et n'en trouvait point qui ne la compromît + +Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l'instant + +occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui +l'enchantait + +une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui +donnèrent les plus grands espérances + +Celui-ci n'ose-t-il pas déjà m'écrire + +une de ses mains, elle la couvrait de baisers et de larmes + +un autre papier. Elle rêva encore et dicta. + +Tous les après-dîners, le baron arrivait de très-bonne heure + +hélas! n'est-il guère plus libre que Caroline + +insensiblement elle absorba toutes les autres + +la profonde rêverie où elle était plongée + +l'embarras qu'elle avait éprouvé en se trouvant chez lui, la +présence de Lindorf n'avait point + +Elle répondit à peine par quelques monosyllabes + +Chère Caroline, tendre amie de mon coeur, vous lirez + +Cet état ne dura pas longtemps, et celui qui le suivit + +ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa +fenêtre + +qu'à elle d'y jouir du plus beau des spectacles; et sans doute + +Elle fit un cri perçant; mais elle ne put douter + +lorsqu'à ce cri elle le voit s'élancer + +je n'en sortirai pas que vous n'ayez décidé de mon sort + +Lindorf, prévenu, continuait à interpréter + +à la timidité; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à +parler + +Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n'ai pas un instant + +s'asseyait, se relevait, appuyait sa tête + +le soulagèrent un peu. Au bout de quelques moments il put se +rapprocher d'elle + +à cet excès le plus grand des bonheurs + +écoute-moi: ton coeur m'a nommé; tu t'en défendrais + +sa tête et son coeur: celle qu'elle le reverrait encore fut la +première + +Mais qu'est-ce qu'il pouvait avoir à lui confier + +Et lui ayant baisé la main deux fois avec passion + +et le voit encore qui s'éloignait avec rapidité + +il déclara qu'il en reprendrait point de nouveaux liens + +ou met en fuite ceux qui le poursuivaient + +Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffaient sa voix + +je désirais de le connaître, de m'attacher à lui, de l'imiter, +s'il m'était possible + +Plusieurs années s'écoulèrent sans que la passion que j'avais +de voir + +Dans quel affreux détail je vais entrer! quel terrible aveu + +serrement de coeur, qui l'empêchait de respirer + +dans une université, je versai bien autant de larmes + +avaient apporté à sa figure, et à l'impression qu'elle me fit + +et pour cet effet, je m'étais mis à peu près comme lui + +elle avait quelquefois l'air émue, attendrie + +ne l'espérez pas; je ne le puis, je ne le puis; ce serait +m'ôter + +promis d'être huit jours sans voir Louise + +je vous apprendrai de qui je tenais ces détails, et s'ils +étaient fondés + +rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au +bonheur + +la garde de tous les troupeaux du village. J'avais entendu + +avait déjà tué plusieurs loups qui attaquaient son troupeau + +pas paru qu'ils y eussent fait attention + +m'assura que sa soeur penserait de même, et serait très-offensée + +plus me taire; aussi bien je voudrais consulter M. le baron +là-dessus + +après m'avoir serré la main, il me laissa. + +{fin du 1er volume} + +Ma pâleur, le sang dont j'étais couvert les effraya + +nous aidèrent de tout leur faible pouvoir + +chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine + +porté à l'étude plutôt qu'au militaire + +avait obéi à son père et au roi en se vouant à cet état; mais +qu'il était charmé + +qu'il venait d'engager: c'était le pauvre Justin. Sa bonne +mine + +l'aimerais-je comme je fais depuis si longtemps + +Elle montra au comte deux petite groupes très-joliment +travaillés: l'un représentait Justin lui-même assis à ses +pieds, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux +fait encore, offrait le jeune berger terrassant un gros loup + +car mon frère m'assure qu'il le tuerait tout de suite. Au +reste + +Gardez-vous-en bien, monseigneur, avec le respect + +ça vous tue un loup comme rien; jugez + +Je remis à Justin son engagement de soldat, l'acte de donation +de la ferme + +concerté ensemble quelques projets dont l'exécution + +l'heureux Justin, qui venait chez eux; il leur montra + +chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l'attendais +chez elle; elle n'écouta que le premier mouvement de sa joie, +courut à perte d'haleine, et me témoigna + +et ce malheur n'arrivait jamais. Au reste + +retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement + +entr'ouvrit seulement, et la refermant tout de suite avec une +sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l'avaient +profanée, elle la posa tout près d'elle + +Au bout d'un mois, le roi sachant que son favori pourrait le +voir + +mais combien je fus confus intérieurement quand je l'entendis +me faire des compliments + +donnais au comte dans cette triste occasion, et sur les soins + +Après quelques moments ils désirèrent d'être seuls; et nous +sortîmes. Longtemps après mon père fut rappelé + +Il m'arrêta par un regard, en pressant sa main + +modérer le transport de ma vénération, de ma reconnaissance + +Le comte, malgré qui j'écrivais ce que vous venez + +obligé de lui dire que je l'avais brûlé; mais je le conservais +avec soin + +plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf + +je me conduisais avec elle comme si elle l'eût été + +ne m'inspirait point encore d'autres sentiments que celui +d'une amitié + +je ne fixais jamais le comte sans un renouvellement + +Je savais que ce portrait existait + +me le refusa absolument + +possédait un portrait de son frère en médaillon + +datée de Pétersbourg, d'un an environ avant son mariage + +développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément + +mais je crois... oui, en vérité, je crois Matilde pour le +moins + +j'ai su démêler l'âme la plus tendre, la plus capable de +s'attacher + +tel qu'il le faut pour être le frère, et le frère chéri de +votre ami + +ambassadeur à la cour de Pétersboug, incluse dans la +précédente. + +bien joyeux d'être au château, et qui s'amusent tant dans les +jardins + +à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet + +s'il ne m'ordonnait pas de lui donner des nouvelles + +son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous +sommes là comme les oiseaux + +à sa femelle pendant qu'elle couve ses petits + +la persuader encore de consentir à cette union + +on avait en effet vu partir une berline + +entre les lignes et les chiffres ce qui me regardait + +ma tante m'a donné une liste à copier + +Je suis fâchée d'attraper ainsi ma tante, mais elle... Comme +elle m'a trompée! Jusqu'à ce soir + +Ma liste ne ressemble plus à une liste à présent + +Je reçus celle du comte aussitôt que possible, et vous la +trouverez + +elle n'aura point à rougir d'avoir écrit la première + +Je lui écris aujourd'hui pour la consoler. Je lui fais +entrevoir + +dans trois ou quatre elle sera plus formée + +du moment qu'elle ne serait plus la femme que vous préférez + +ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison +des âmes + +usurpés sur un coeur engagé ailleurs, de séparer + +pouvoir le servir actuellement dans un autre genre! Il a +besoin + +la comparaison de moi à l'objet aimé et regretté; on me +regarderait + +Je saurai la rendre malgré elle + +comme le plus n'y gâte rien + +répondrais pas de n'être pas jaloux + +A présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi + +n'avoir pas trop le temps de vous écrire + +prolonge aujourd'hui ce plaisir, etc. etc. etc. + +Continuation du Cahier + +Le temps s'écoule, Caroline, et les + +faillit à succomber à sa douleur et à son effroi + +arrivé à Berlin. Sa lettre avait bien tournure énigmatique + +ce n'est qu'à présent que je me la rappelle. Je la reçus + +mon oncle maternel. Il vivait, comme un solitaire, dans la +terre + +j'osai entrevoir le plus grand des bonheurs + +à la croisée de votre pavillon, j'avais déjà passé dessous + +du coeur et des sens que je trouvais auprès de Matilde + +tout à mes yeux. Je portais votre idée sur chaque objet, ou +plutôt je ne pensais qu'à vous seule au monde. Pendant deux +mois, la seule lettre que j'écrivis, fut pour demander + +Je posai la lettre, pendant longtemps il me fut impossible de +l'achever; enfin je la repris, et ce qui suivait me rassura. + +Je courus la cherche moi-même au bureau des postes + +hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval, +l'attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet + +Heureux Lindorf! Vous aimez: vous êtes sûr d'être aimé. + +croyais pas possible qu'on pût la trouver ailleurs + +le premier et le seul qui lui fait quelque impression + +si l'on doit donner ce nom à ses sentiments pour vous + +je prévoyais un peu ce qui vous est arrivé + +aurai-je bientôt une amie à présenter à Matilde. Qu'elle la +rende + +Fin du cahier de Lindorf. + +inondaient ses joues: elle veut les essuyer, tire son mouchoir + +avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu'elle +fuyait... Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra, +trouva la chanoinesse + +mais bien plus atterrée encore du billet d'adieu de Lindorf + +et de soutenir aussi bien qu'il serait possible les regrets + +de la part de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettait trop +elle-même + +et ce sujet continuel de conversation, tout pénible + +le meilleur des hommes méritait un coeur tout à lui + +c'était un état d'agitation continuel. Au moindre bruit + +trouvait que ce n'était pas trop de toute une vie pour +l'expier + +Linforf faillit à le détromper; mais craignant + +c'était le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avait eu +l'idée de ce mariage, et lui en avait écrit en Russie + +me parut remplir parfaitement ce que je désirais depuis +longtemps. Vous connaissez + +qu'il avait la parole du chambellan, et à m'ordonner de partir +tout de suite pour conclure mon mariage + +une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort. +C'est alors + +sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout +l'ensemble de sa figure, m'avaient frappé bien agréablement; +et c'était là + +on voyait qu'elle s'efforçait de prendre sur elle. J'en fus + +en la lui remettant; lisez et voyez à quel point + +que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage + +quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent sur ses +joues. + +Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu'il fut un peu calmé, +vous partagez trop vivement ma situation; je crains + +d'en être aimé autant que je puis l'être; et jamais je n'eus + +à l'antipathie qu'elle a conçue contre moi + +ni son coeur ni sa raison aux liens qu'on lui a donnés. + +leur séparation, prochaine, et peut-être par la mort; car +c'était bien le projet de Caroline, si on la forçait à quitter +Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa +vue, la compagnie de sa chère Caroline était sa seule +consolation. Elle disait souvent que le moment où elle en +serait privée + +ce qui désespérait le plus la sensible Caroline. Elle ne put +donc + +son père ne lui fixait point de temps précis + +avant de l'ouvrir, et faillit à s'évanouir en voyant d'où + +Je vous remets à mon tour l'entière décision de ce que vous +voulez que je devienne, et je jure de me soumettre à l'arrêt +que vous prononcerez. Mais puis-je + +si vous préférez d'être encore pour tout le monde + +Vous engagerez cette tendre et respectable amie + +jamais quitter, à venir l'habiter avec vous + +vous n'en trouverez jamais de plus tendre, de plus sincère +qu'un époux + +vous rend heureuse, mon but est également rempli. + +Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu'elle s'en +doutât + +et combien j'ai de torts avec lui, ce n'est pas votre Caroline + +je le vois beau comme un ange, et des sentimens d'une noblesse + +d'admiration, ne demandait pas mieux qu'à s'épancher + +la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui +se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre, +déraisonnable + +Qui sait encore s'il n'est pas instruit de me sentimens + +à ses emplois, à la cour, à la position où il plaçait la +faveur + +Ah! c'est alors que je serais vraiment coupable + +la solitude n'a rien du tout qui m'effraie + +mais on peut croire au moins que ce fut le dernier + +Le petit portrait sorti de sa boîte, fut suspendu + +de la savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant +avec Linforf. + +pour l'inviter en son nom, à son nom, à se rendre à Rindaw + +insista si fort, qu'elle n'osa pas la contrarier + +j'oublierais bientôt que j'en ai connu de plus vifs, et que +celui + +douloureusement à tous les torts qu'elle avait avec son époux + +n'avait garde d'imaginer que ce fussent elle et la baronne. + +son lacet coupé, qu'on efforçait de sortir comme on pouvait de +la berline; et la baronne tout en larmes, jetant les hauts +cris, appelant l'univers + +Il se ranime bientôt, mais c'est pour se livrer + +c'est celle que j'adorai, qui n'existe plus + +lui dit qu'il était là, et que Caroline se ranimait. + +avec violence, puisqu'elle y arrivait mourante + +c'est celle que j'adorai! Quoi! ce serait + +le changement que deux années avaient apporté à la figure + +son état actuel, il ne put longtemps la méconnaître + +Trop faible pour rien articuler, elle retire + +d'une voix bien faible, avec le ton du reproche + +c'est elle-même que j'adorai sans la connaître + +d'écrire pendant ce temps-là la lettre qu'on vient de lire + +Ne pouvant plus résister ensuite au désir + +la chambre où l'on avait mis Caroline + +Elle s'y rendit tout de suite, étant tout aussi + +on écrit votre histoire, c'en sera l'incident + +si j'avais pensé... mais j'avoue que cela m'était totalement + +obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement + +Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine +arriva + +que plus alarmé. Il décidait que c'était la petite vérole + +Les soins assidus qu'il en prenait, la douceur + +qu'il entendait dire aux deux femmes qui le servaient, tout +enfin y ajoutait + +cette passion et son devoir, en étaient l'unique cause. + +depuis vingt-quatre heures elle n'avait plus de connaissance + +le comte seul pouvait l'obtenir. Elle n'était tranquille + +qui pouvait tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu'il +attribuait + +qui la menace n'empêchait de réparer... Il ne pouvait soutenir +cette image + +qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme + +chambre inconnue, son père, son mari près d'elle, les +reconnaît + +celle qui était devenue l'unique objet de sa vie + +le comte le regardait en silence, avec un air égaré + +dans un tiroir, remettant à les lire à un moment + +exactement à celle qu'il en avait reçue il y avait peu de +temps + +cette lettre qu'on a vue dans le premier volume, cette lettre, +écrite + +depuis cette lecture, elle s'était tant de fois reprochée. Ce +n'était + +toute sa philosophie l'abandonnèrent + +Ce dernier lui jura que la comtesse vivait encore, et qu'il +n'avait pas même + +une autre scène, une autre émotion les attendait encore + +se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras + +auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend + +Mais, où sommes-nous? Je ne puis me rappeler + +âme sensible, se réunira pour l'obtenir... + +je ferai tout ce qu'on voudra, et ce sera ma réponse. + +Son père fut donc introduit après d'elle. Il lui témoigna sa +manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui +de la laisser + +Il entra là-dessus dans des détails + +mais, mon père, dites-lui bien c'est pour elle, pour la revoir +plus tôt; que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur... Dites-lui +bien aussi qu'elle soit tranquille + +soit à la lui jouer de la flûte-traversière, sur laquelle il +excellait. Ces sons pénétraient dans l'âme + +un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué, +et qui confirma et les idées et les projets du comte + +d'où venait cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir + +en arrivant à Ronnebourg, et caché avec soin, qu'elle +redemanda dès qu'elle eu repris la connaissance, et qui devint +son bien + +la certitude qu'il n'est plus au bout du monde + +Car, tenez, cher frère, j'aimerais mieux mourir mille fois + +cette gaieté folle dont vous me plaisantiez + +comme l'ami de mon bon frère, mais comme le seul homme + +à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m'intéresser + +faire mon bonheur quand il la rendrait malheureuse + +Son coeur est donné; elle aime ailleurs; celui qu'elle aime le +mérite et l'adore à son tour + +J'irai dans bien de temps voir par moi-même si votre coeur + +aucune puissance sur la terre n'aura pas le droit de vous +contraindre + +il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disait + +plus tranquille sur le sort de Matilde, s'occupa du plan + +mais non pas celle d'en être le témoin + +je devais consacrer tout de suite le retour de mes forces + +Ma bonne maman n'existe plus, je le vois; j'ai donc tout perdu + +entrevit enfin l'avenir le plus heureux, et s'affligeait + +Le comte, qui n'entendait rien aux mensonges, la renvoya au +chambellan, qui ne tarderait pas à revenir + +elle était seule héritière de la chanoinesse. Son testament + +une augmentation de fortune fût un sujet de s'affliger. Hélas + +émue à l'excès, se pencha sur lui, le releva tendrement + +Je sais bien que ce n'est et ne peut être que celle de +l'amitié + +tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf + +tout l'empire des passions et leur tyrannique pouvoir + +{Fin du second volume} + +de ne point s'inquiéter s'il ne recevait pas encore la réponse + +dont le comte l'avait chargé, etc., etc. + +voilà ma fille qui désire avec passion de quitter + +Le roi pourrait trouver mauvais une plus longue absence; il +m'a chargé de hâter votre retour à Berlin, d'un ton qui ne +permet pas de délai; et, quant à moi, je ne puis + +Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres + +la permission d'être absent aussi longtemps + +il n'était donc plus possible d'en faire un mystère + +encore moins à l'amener à Rindaw, où tout nourrirait + +de paraître à la cour et de voir compagnie, et qu'on la +laisserait + +et n'y recevoir personne les premiers mois de son séjour + +Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline serait + +qu'elle ne douta plus du tout de son indifférence + +sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins + +Souvent dépitée du peu de succès de ses soins + +que je n'ai plus d'ami, etc., etc. + +Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans +réponse, il devait croire, et croyait en effet + +comment aurait-il pu s'en défendre de ces douces illusions + +l'avaient empêché d'y faire des progrès + +paraissait désirer de prolonger le temps de sa retraite + +ou bien n'est-ce point le souvenir de Lindorf qui l'anime + +L'expression, l'attendrissement marqué avec lequel elle +chantait, prouvaient assez qu'elle avait un objet; mais est-ce +lui-même? est-ce Lindorf? + +détachait de son cou un ruban noir qu'elle portait toujours, +et que le comte avait pris jusqu'alors + +Ce moment fut affreux pour lui + +ou peut-être, et il en frémit plus encore, s'il l'avait revue + +de l'envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam + +à la passion dont il était tourmenté, à celle qu'il supposait +à Caroline, plus il persista dans ce projet. Il en vint même + +enfin la frapper. Elle -- elle aimée? ne l'est-elle pas? + +à ma flamme, Ecouter le plus doux espoir. Mais puis-je +m'abuser + +peut-être pense-t-il qu'elle subsiste encore + +Un laquais arrive; elle lui demande d'une voix tremblante + +Il m'a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignorait où +M. le comte veut aller + +Caroline à peine a la force de le prendre + +il renferme l'arrêt de sa mort ou de sa vie + +Il était assez gros et adressé à Madame la comtesse + +Cette singularité la frappa... + +Elle renfermait un petit parchemin + +tout lui confirme la réalité de son malheur + +Non, ce n'est ni la haine, ni l'indifférence + +et détachant vivement le ruban qu'elle avait + +Mais par quelle magie étonnante ce portrait + +lui dit-elle, en lui montrant l'acte de divorce + +il éprouvait était au-dessus de l'expression + +sa résolution de la veille de s'éclaicir avec lui + +et je vais faire une fondation à perpétuité pour six mariages +toutes les années + +qui annonçait à la fois ses talents et sa candeur + +monseigneur qui ait une plus belle femme, et c'est bien juste + +y consentit. On était au mois de décembre + +il n'est point de mauvaises saisons. Les jardins du comte + +elle ne les vit guère mieux à présent, mais s'y arrêta + +la ramena au château. Ils trouvèrent + +Voyez mon bonheur, disait-elle, de l'avoir justement + +avec tant de douleur. Cette preuve si forte + +mais le comte ne peut plus me méprendre sur leur objet + +ce moment les aurait tous dissipés: mais il n'en avait point + +loin de la cour, et de toute autre ambition + +oui, nous reviendrons, nous reviendrons ici, dit-elle + +c'est hier, c'est hier matin que j'étais un insensé + +mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans +cette saison rigoureuse, étaient au-dessus + +la saison est toujours la belle quand on voyage + +et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de tout le charme +de l'amour et de l'amitié. Chaque mot + +l'enivrait de bonheur et d'amour. La manière franche + +devait dissiper jusqu'à l'ombre même + +l'absence seule de leur objet pouvait éteindre + +ne pouvait se résoudre à lui ôter à l'avance + +la présence du comte, celle de Matilde... Lindorf est surpris + +Cet oiseleur donc avait attrapé par mille ruses un pauvre +petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh! + +le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et +un projet + +des liaisons de jeu avec quelques roués + +sensation. Et cela se disait en se regardant + +un homme bien blond, bien blanc, bien fat, bien vain, bien +suffisant + +un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf était en +Angleterre + +je lui parlais de son départ prochain, de l'Angleterre; mais +si je voulais + +toujours garder pour soi quelque petite chose + +Quelle bonté charmante! sacrifier les intérêts de son frère +aux miens! Je craignis d'en abuser + +La lettre était sortie; je me la laissai + +me dit mon amie en la prenant, de n'être jamais qu'à lui + +Oh, non, car je ne cesse de lui répéter + +autorisée par une raison de vingt-cinq ans, je crus + +de ne plus me fier du tout à ce sexe perfide + +porta une atteinte douloureuse au coeur + +que je haïssais tous les jours un peu davantage. + +et je lui disais: Ma tante, ma chère tante + +les hommes ont plus besoin de richesse que nous + +et quand il s'agit de le confirmer encore, mon coeur se serra + +mes sens, je repassai sur chaque mot que ma tante avait +prononcé + +les hommes ne se tuent pas toutes les fois qu'ils le disent + +toutes celles que vous avez faites à Lindorf + +peut-être moins sûr que ce que je vais proposer + +On viendrait sûrement chez elle pour savoir si j'y étais + +je pars sans vous demander une permission + +me forcez-vous aujourd'hui à vous quitter, à m'éloigner + +J'espère qu'il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne +suis plus + +promis de me revoir, et vint en effet assez tard + +à l'hôtel, elle ne me donnait pas deux heures avant d'être +forcée d'épouser Zastrow + +les ordres durent donnés tout de suite pour avoir une chaise + +à la terreur, à l'effroi, à la consternation, à l'instant où +je vois + +Nous disons à la fois; Matilde, Lindorf + +soutenait qu'elle devait avoir passé, et il envoyait + +à un inconnu, et de son manque total de délicatesse + +l'emportai dans la maison de poste + +rassemblées, je ressortis tout de suite; et + +mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance + +à recommencer si vous ne renoncez pas à toutes vos prétentions +sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour +Dresde + +que Lindorf, dans ce moment là, crut l'aimer + +Je crois même que pour être dans le grand costume, c'est moi + +de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années + +Comment, mon frère, après tant de preuves de plus vif intérêt + +pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez + +sa jeune rivale était décidée à la ferme résistance + +une suite de l'amour qu'elle a pour lui + +et s'impatienter d'arriver pour ne plus se quitter + +Les deux amis la partageaient cette impatience + +mais les hommes sentent bien moins vivement + +chercher à lui en inspirer pour un autre objet. O mon cher +Lindorf + +dans vos sentiments, que je ne puis comprendre + +j'atteste cependant le ciel que, malgré + +pour qui j'aurais mille fois sacrifié ma vie + +à l'instant qui me découvrit mon crime + +je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon +bureau + +rapidement sans savoir où j'irais, et sans penser + +où mon cheval me conduisait + +Soit que le physique influe sur le moral + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Caroline de Lichtfield, by Madame de Montolieu + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CAROLINE DE LICHTFIELD *** + +***** This file should be named 26819-8.txt or 26819-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26819/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26819-8.zip b/26819-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..be67890 --- /dev/null +++ b/26819-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..6773504 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #26819 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26819) |
