diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 26825-8.txt | 7305 | ||||
| -rw-r--r-- | 26825-8.zip | bin | 0 -> 142384 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
5 files changed, 7321 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/26825-8.txt b/26825-8.txt new file mode 100644 index 0000000..f6588f1 --- /dev/null +++ b/26825-8.txt @@ -0,0 +1,7305 @@ +The Project Gutenberg EBook of Valérie, by Mme de Krüdener + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Valérie + +Author: Mme de Krüdener + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26825] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VALÉRIE *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + +[Transcriber's note: Mme de Krüdener (née Varvara-Juliana de +Vietinghoff, Riga 1764 -- Karassoubazar 1824), Valérie (1803), +édition de 1878] + + + + + +Lettre de Mme de Krüdener à Bérenger, 1805: + +"C'est à Lyon que j'achevai Valérie. (...) On me pressa, +d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle tableau +d'une passion sans exemple comme sans tache. (...) Je vois, au +reste, par ce succès de ma chérissime Valérie, que la piété, +l'amour pur et combattu, les touchantes affections, et tout ce +qui tient à la délicatesse et à la vertu, émeuvent et touchent +plus en France qu'ailleurs." + + +Opinion de Sainte-Beuve in Portraits de femmes (1886) + +"(...) Mme de Krüdener (...) nous envoyait un petit chef-d'oeuvre +où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichir, +étendre le genre des Lafayette et des Souza. Après Saint-Preux, +après Werther, après René, elle sut être elle-même, à +la fois de son pays et du nôtre, et introduire son +mélancolique scandinave dans le vrai style de la France (...) +Valérie, par l'ordre des pensées et des sentiments, n'est +inférieure à aucun roman de plus grande composition, mais +surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, +l'unité véritable; elle a, comme avait la personne de son +auteur, le charme infini de l'ensemble. (...) Le style de ce +charmant livre est, au total, excellent, eu égard au genre peu +sévère: il a le nombre, le rythme, la vivacité du tour, un +perpétuel et parfait sentiment de la phrase française." + + +Opinion de Paul Lacroix in Madame de Krudener, ses lettres et +ses ouvrages inédits, étude historique et littéraire, par P. +L. Jacob bibliophile (Paul Lacroix), 1880 + +"(...) Mme de Krüdener (...) possédait au plus haut degré le +talent d'exprimer ses idées dans un langage facile, élégant, +harmonieux. Etrangère, elle avait deviné notre langue plutôt +qu'elle ne l'avait apprise, et elle s'en servait avec un +merveilleux instinct, qui suppléait à cette science, à cet +art, qu'on acquiert à force de travail et de temps. (...)" + + + + + + +MADAME DE KRUDENER + + +VALERIE + + +PREFACE DE PARISOT + +EAUX-FORTES DE M. LELOIR + +VARIANTES ET BIBLIOGRAPHIE + + +PARIS + + +QUANTIN, IMPRIMEUR-EDITEUR + +ANCIENNE MAISON JULES CLAYE + +RUE SAINT-BENOIT + +1878 + + +(...) + + + + +VALERIE + + + + +PREFACE + + + +Je me trouvais, il y a quelques années, dans une des plus +belles provinces du Danemark: la nature, tour à tour sauvage +et riante, souvent sublime, avait jeté dans le magnifique +paysage, que j'aimais à contempler, là de hautes forêts, ici +des lacs tranquilles, tandis que dans l'éloignement, la mer du +Nord et la mer Baltique roulaient leurs vastes ondes au pied +des montagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie +invitait à s'asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves, +placés, d'après l'antique usage de ce peuple, sur des collines +et des tertres répandus dans la plaine. + +"Rien n'est plus poétique, a dit un éloquent écrivain, qu'un +coeur de seize années." Sans être aussi jeune, je l'étais +cependant; j'aimais à sentir et à méditer, et souvent je +créais autour de moi des tableaux aussi variés que les sites +qui m'environnaient. Tantôt je voyais les scènes terribles qui +avaient offert au génie de Shakspeare les effrayantes beautés +de _Hamlet;_ tantôt les images plus douces de la vertu et de +l'amour se présentaient à moi, et je voyais les ombres +touchantes de Virginie et de Paul: j'aimais à faire revivre +ces êtres aimables et infortunés; j'aimais à leur offrir des +ombrages aussi doux que ceux des cocotiers, une nature aussi +grande que celle des tropiques, des rivages solitaires et +magnifiques comme ceux de la mer des Indes. + +Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces +souvenirs, que je fus surprise un jour par le récit touchant +d'une de ces infortunes qui vont chercher au fond du coeur des +larmes et des regrets. L'histoire d'un jeune Suédois, d'une +naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui +avait été la cause innocente de son malheur. J'obtins quelques +fragments écrits par lui-même: je ne pus les parcourir qu'à la +hâte; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits +principaux qui étaient restés gravés dans ma mémoire. J'obtins +après quelques années la permission de les publier: je +changeai les noms, les lieux, les temps; je remplis les +lacunes, j'ajoutai les détails qui me parurent nécessaires; +mais, je puis le dire avec vérité, loin d'embellir le +caractère de Gustave, je n'ai peut-être pas montré toutes ses +vertus: je craignais de faire trouver invraisemblable ce qui +pourtant n'était que vrai. J'ai tâché d'imiter la langue +simple et passionnée de Gustave. Si j'avais réussi, je ne +douterais pas de l'impression que je pourrais produire, car, +au milieu des plaisirs et de la dissipation qui absorbent la +vie, les accents qui nous rendent quelque chose de notre +jeunesse ou de nos souvenirs ne nous sont pas indifférents, et +nous aimons à être ramenés dans des émotions qui valent mieux +que ce que le monde peut nous offrir. + +J'ai senti d'avance tous les reproches qu'on pourrait faire à +cet ouvrage. Une passion qui n'est point partagée intéresse +rarement: il n'y a pas d'événements qui fassent ressortir les +situations; les caractères n'offrent point de contrastes +frappants; tout est renfermé dans un seul développement, un +amour ardent et combattu dans le coeur d'un jeune homme. De là +ces répétitions continuelles, car les fortes passions, on le +sait bien, ne peuvent être distraites, et reviennent toujours +sur elles-mêmes; de là ces tableaux peut-être trop souvent +tirés de la nature. Le solitaire Gustave, étranger au monde, a +besoin de converser avec cette amie; il est d'ailleurs +Suédois, et les peuples du Nord, ainsi qu'on peut le remarquer +dans leur littérature, vivent plus avec la nature; ils +l'observent davantage, et peut-être l'aiment-ils mieux. J'ai +voulu rester fidèle à toutes ces convenances; persuadée +d'ailleurs que, si les passions sont les mêmes dans tous les +pays, le langage n'est pas le même; qu'il se ressent toujours +des moeurs et des habitudes d'un peuple, et qu'en France il est +plus modifié par la crainte du ridicule ou par d'autres +considérations qui n'existent pas ailleurs. Qu'on ne s'étonne +pas aussi de voir Gustave revenir si souvent aux idées +religieuses: son amour est combattu par la vertu, qui a besoin +des secours de la religion; et, d'ailleurs, n'est-il pas +naturel d'attacher au ciel des jours qui ont été troublés sur +la terre? + +Mon sincère désir a été celui de présenter un ouvrage moral, +de peindre cette pureté de moeurs dont on n'offre pas assez de +tableaux et qui est si étroitement liée au bonheur véritable. +J'ai pensé qu'il pouvait être utile de montrer que les âmes +les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions +sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur +résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à +temps. Tout cela avait été bien mieux dit, bien mieux démontré +avant moi; mais on ne résiste guère à l'envie de communiquer +aux autres ce qui nous a profondément émus nous-mêmes. Il est +un enthousiasme qui est à l'âme ce que le printemps est à la +nature: il fait éclore mille sentiments; il fait verser des +larmes auxquelles on croit le pouvoir d'en faire répandre +d'autres. + +C'était là ma situation en lisant les fragments de Gustave et, +si quelques regards attendris s'attachent sur cet ouvrage, +comme sur un ami qui nous a révélé notre propre coeur, ils +sauront tout à la fois et m'excuser et me défendre. + + + + +LETTRE PREMIERE. + +Eichstadt, le 10 mars. + + +Tu dois avoir reçu toutes mes lettres, Ernest: depuis que j'ai +quitté Stockholm, je t'ai écrit plusieurs fois. Tu peux me +suivre dans ce voyage, qui serait enchanteur s'il ne me +séparait pas de toi. Oh! pourquoi n'avons-nous pu réaliser ces +rêves délectables de notre jeune âge, quand notre imagination +s'élançait dans ce grand univers, voyait couler d'autres +cieux, entendait gronder de plus terribles orages! quand, +assis ensemble sur ce rocher qui se séparait des autres, et +qui nous donnait l'idée de l'indépendance et de la fierté, nos +coeurs battaient tantôt de mille pressentiments confus, tantôt +se rejetaient dans la sombre antiquité et voyaient sortir de +ces ténèbres nos héros favoris! Où sont-ils, ces jours radieux +de fortes et de douces émotions? Je t'ai quitté, aimable +compagnon de ma jeunesse, sage ami qui réglais les mouvements +trop désordonnés de mon coeur et endormais mes tumultueux +désirs aux accents de ton âme ingénieuse et inspirée! +Cependant, Ernest, je suis quelquefois presque heureux; il y a +un charme enivrant dans ce voyage, qui souvent me ravit; tout +s'accorde bien avec mon coeur et même avec mon imagination. Tu +sais comme j'ai besoin de cette belle faculté, qui prend dans +l'avenir de quoi augmenter encore la félicité présente; de +cette enchanteresse, qui s'occupe de tous les âges et de +toutes les conditions de la vie, qui a des hochets pour les +enfants et donne aux génies supérieurs les clefs du ciel pour +que leurs regards s'enivrent de hautes félicités... Mais où +vais-je m'égarer? Je ne t'ai rien dit encore du comte. Il a +reçu toutes ses instructions; il va décidément à Venise, et +cette place est celle qu'il désirait. Il se plaît dans l'idée +que nous ne nous séparerons pas, qu'il pourra me guider lui-même +dans cette nouvelle carrière où il a voulu que +j'entrasse, et qu'il pourra, en achevant lui-même mon +éducation, remplir le saint devoir dont il se chargea en +m'adoptant. Quel ami, Ernest, que ce second père! quel homme +excellent! La mort seule a pu interrompre cette amitié qui le +liait à celui que j'ai perdu, et le comte se plaît à la +continuer religieusement en moi. Il me regarde souvent; je +vois quelquefois des larmes dans ses yeux: il trouve que je +ressemble beaucoup à mon père, que j'ai dans mon regard la +même mélancolie; il me reproche d'être, comme lui, presque +sauvage, et de craindre trop le monde. Je t'ai déjà dit +comment j'ai fait la connaissance de la comtesse, de quelle +manière touchante il me présenta à Valérie (c'est ainsi +qu'elle se nomme, et que je l'appellerai désormais): +d'ailleurs, elle veut que je la regarde comme une soeur, et +c'est bien là l'impression qu'elle m'a faite. Elle m'impose +moins que le comte; elle a l'air si enfant! Elle est très-vive, +mais sa bonté est extrême. Valérie paraît aimer beaucoup +son mari; je ne m'en étonne pas: quoiqu'il y ait entre eux une +grande différence d'âge, on n'y pense jamais. On pourrait +trouver quelquefois Valérie trop jeune; on a peine à se +persuader qu'elle ait formé un engagement aussi sérieux; mais +jamais le comte ne paraît trop vieux. Il a trente-sept ans; +mais il n'a pas l'air de les avoir. On ne sait d'abord ce +qu'on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou +de son esprit, qui est toujours agréable, qui s'aide encore +d'une imagination vaste et d'une extrême culture; mais, en le +connaissant davantage, on n'hésite pas: c'est ce qu'il tire de +son coeur qu'on préfère; c'est quand il s'abandonne et qu'il se +découvre entièrement qu'on le trouve si supérieur. Il nous dit +quelquefois qu'il ne peut être aussi jeune dans le monde qu'il +l'est avec nous, et que l'exaltation irait mal avec une +ambassade. + +Si tu savais, Ernest, comme notre voyage est agréable! Le +comte sait tout, connaît tout, et le savoir en lui n'a pas +émoussé la sensibilité. Jouir de son coeur, aimer et faire du +bonheur des autres, le sien propre, voilà sa vie; aussi ne +gêne-t-il personne. Nous avons plusieurs voitures, dont une +est découverte; c'est ordinairement le soir que nous allons +dans celle-là. La saison est très-belle. Nous avons traversé +de grandes forêts en entrant en Allemagne; il y avait là +quelque chose du pays natal qui nous plaisait beaucoup. Le +coucher du soleil, surtout, nous rappelait à tous des +souvenirs différents que nous nous communiquions quelquefois; +mais le plus souvent nous gardions alors le silence. Les beaux +jours sont comme autant de fêtes données au monde; mais la fin +d'un beau jour, comme la fin de la vie, a quelque chose +d'attendrissant et de solennel: c'est un cadre où vont se +placer tout naturellement les souvenirs, et où tout ce qui +tient aux affections paraît plus vif, comme au coucher du +soleil les teintes paraissent plus chaudes. Que de fois mon +imagination se reporte alors vers nos montagnes! Je vois à +leurs pieds notre antique demeure; ces créneaux, ces fossés, +si longtemps couverts de glace, sur lesquels nous nous +exercions, la lance à la main, à des jeux de guerriers, +glissant sur cette glace comme sur nos jours, que nous +n'apercevions pas. Le printemps revenait; nous escaladions le +rocher; nous comptions alors les vaisseaux qui venaient de +nouveau tenter nos mers; nous tâchions de deviner leur +pavillon; nous suivions leur vol rapide; nous aurions voulu +être sur leurs mâts, comme les oiseaux marins, les suivre dans +des régions lointaines. Te rappelles-tu ce beau coucher du +soleil où nous célébrâmes ensemble un grand souvenir? C'était +peu après l'équinoxe. Nous avions vu la veille une armée de +nuages s'avancer en présageant la tempête; elle fut horrible: +tous deux nous tremblions pour un vaisseau que nous avions +découvert; la mer était soulevée et menaçait d'engloutir tous +ces rivages. A minuit, nous entendîmes les signaux de +détresse. Ne doutant pas que le vaisseau n'eût échoué sur un +des bancs, mon père fit au plus vite mettre des chaloupes en +mer; au moment où il animait les pilotes côtiers, il ne +résista pas à nos instances, et, malgré le danger, il nous +permit de l'accompagner. Oh! comme nos coeurs battaient! comme +nous désirions être partout à la fois! comme nous aurions +voulu secourir chacun des passagers! Ce fut alors que tu +exposas si généreusement ta vie pour moi. Mais il faut rester +fidèle à ma promesse; il faut ne point te parler de ce qui te +paraît si simple, si naturel; mais au moins laisse-moi ma +reconnaissance comme un de mes premiers plaisirs, si ce n'est +comme un de mes premiers devoirs, et n'oublions jamais le +rocher où nous retournâmes après cette nuit et d'où nous +regardions la mer en remerciant le ciel de notre amitié. + +Adieu, Ernest; il est tard, et nous partons de grand matin. + + + + +Lettre II. + +Luben, le 20 mars. + + +Ernest, plus que jamais elle est dans mon coeur, cette secrète +agitation qui tantôt portait mes pas sur les sommets escarpés +des Koullen, tantôt sur nos désertes grèves. Ah! tu le sais, +je n'y étais pas seul: la solitude des mers, leur vaste +silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de +l'alcyon, le cri mélancolique de l'oiseau qui aime nos régions +glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales, +tout nourrissait les vagues et ravissantes inquiétudes de ma +jeunesse. Que de fois, dévoré par la fièvre de mon coeur, +j'eusse voulu, comme l'aigle des montagnes, me baigner dans un +nuage et renouveler ma vie! que de fois j'eusse voulu me +plonger dans l'abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous +les éléments, de toutes les secousses, une nouvelle énergie, +quand je sentais la mienne s'éteindre au milieu des feux qui +me consumaient! + +Ernest, j'ai quitté tous ces témoins de mon inquiète +existence; mais partout j'en retrouve d'autres: j'ai changé de +ciel; mais j'ai emporté avec moi mes fantastiques songes et +mes voeux immodérés. Quand tout dort autour de moi, je veille +avec eux, et, dans ces nuits d'amour et de mélancolie que le +printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens +partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour +l'imagination, par le voile même qui la couvre: elle m'enivre +et m'abat tour à tour; elle me fait vivre et me tue; elle +arrive à moi par tous les objets, et me fait languir après un +seul. J'entends le vent de la nuit, il s'endort sur les +feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et +timides; mon imagination me peint cet être idéal après lequel +je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment +d'amour et d'extase qui doit remplir le vague de mon coeur. +Hélas! serai-je jamais aimé! Verrai-je jamais s'exaucer ces +brûlants et ambitieux désirs? Donnerai-je un moment, un seul +instant, tout le bonheur que je pourrai sentir? Vivrai-je de +ce don splendide qui fait toucher au ciel? Ah! ce n'est pas +tout, Ernest, que de donner, il faut recevoir; ce n'est pas +tout de valoir beaucoup, il faut être senti de même. Pour +faire mûrir la datte, il faut le sol d'Afrique; pour faire +naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du +ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares +qui ont reçu la douce et peut-être funeste puissance d'aimer +comme moi. + + + + +Lettre III. + +B..., le 21 mars. + + +Mon ami, j'ai relu ce matin ma lettre d'hier; j'ai presque +hésité à te l'envoyer: non pas que je voulusse jamais te +cacher quelque chose, mais parce que je sens que tu me +reprocheras avec raison de ne pas chercher, comme je te +l'avais promis, à réprimer un peu ce qu'il y a de trop +passionné dans mon âme. Ne dois-je pas d'ailleurs cacher cette +âme, comme un secret, à la plupart de ceux avec qui je serai +appelé à vivre dans le monde? Ne sais-je pas qu'il n'y a plus +rien de naturel aux yeux de ces gens-là que ce qui nous +éloigne de la nature, et que je ne leur paraîtrai qu'un +insensé en ne leur ressemblant pas? Laisse-moi donc errer avec +mes chers souvenirs au milieu des forêts, au bord des eaux, où +je me crée des êtres comme moi, où je rassemble autour de moi +les ombres poétiques de ceux qui chantèrent tout ce qui élève +l'homme et qui surent aimer fortement. Là, je crois voir +encore Le Tasse, soupirant ses vers immortels et son ardent +amour; là m'apparaît Pétrarque, au milieu des voûtes sacrées +qui virent naître sa longue tendresse pour Laure; là, je crois +entendre les sublimes accords du tendre et solitaire +Pergolèze; partout je crois voir le génie de l'amour, ces +enfants du ciel, fuyant la multitude et cachant leurs +bienfaits comme leurs innocentes joies. Ah! si je n'ai pas été +doté comme les fils du génie, si je ne puis charmer comme eux +la postérité, au moins j'ai respiré comme eux quelque chose de +cet enthousiasme, de ce sublime amour du beau, qui vaut peut-être +mieux que la gloire elle-même. + +Cependant, mon Ernest, ne crois pas que je m'abandonne sans +réserve à mes rêveries. Quoique le comte soit un des hommes +dont l'âme ait gardé le plus de jeunesse, si je puis +m'exprimer ainsi, il m'impose trop pour que je ne voile pas +une partie de mon âme. Je cherche surtout à ne pas paraître +extraordinaire à Valérie, qui, si jeune, si calme, me paraît +comme un rayon matinal qui ne tombe que sur des fleurs et ne +connaît que leur tranquille et douce végétation. + +Je ne saurais mieux te peindre Valérie qu'en te nommant la +jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup; cependant +elle a quelque chose de particulier que je n'ai encore vu à +aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de +beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire peut-être pas, +mais elle a quelque chose d'idéal et de charmant qui force à +s'en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que +c'est une pensée. Cependant, la première fois que je la vis, +je ne la trouvai pas jolie. Elle est très-pâle, et le +contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa +figure, qui est faite pour être sensible et sérieuse, me fit +une impression singulière. + +J'ai vu depuis que ces moments où elle ne me paraissait qu'une +aimable enfant étaient rares. Son caractère habituel a plutôt +quelque chose de mélancolique, et elle se livre quelquefois à +une excessive gaieté, comme les personnes extrêmement +sensibles, qui ont les nerfs très-mobiles, passent à des +situations tout à fait étrangères à leurs habitudes. + +Le temps est beau: nous nous promenons beaucoup; le soir, nous +faisons quelquefois de la musique: j'ai mon violon avec moi; +Valérie joue de la guitare; nous lisons aussi: c'est une +véritable fête que ce voyage. + + + + +Lettre IV. + +Stollen, le 4 avril. + + +Mon ami, ce n'est que d'aujourd'hui que je connais bien +Valérie. Jusqu'à présent elle avait passé devant mes yeux +comme une de ces figures gracieuses et pures dont les grecs +nous dessinèrent les formes et dont nous aimons à revêtir nos +songes; mais je croyais son âme trop jeune, trop peu formée +pour deviner les passions ou pour les sentir; mes timides +regards aussi n'osaient étudier ses traits. Ce n'était pas +pour moi une femme avec l'empire que pouvaient lui donner son +sexe et mon imagination; c'était un être hors des limites de +ma pensée: Valérie était couverte de ce voile de respect et de +vénération que j'ai pour le comte, et je n'osais le soulever +pour ne voir qu'une femme ordinaire. Mais aujourd'hui, oui, +aujourd'hui même, une circonstance singulière m'a fait +connaître cette femme, qui a aussi reçu une âme ardente et +profonde. Oui, Ernest, la nature acheva son ouvrage, et, comme +ces vases sacrés de l'antiquité dont la blancheur et la +délicatesse étonnent les regards, elle garde dans son sein une +flamme subtile et toujours vivante. + +Ecoute, Ernest, et juge toi-même si j'avais connu jusqu'à +présent Valérie. Elle avait eu envie aujourd'hui d'arriver de +meilleure heure pour dîner: le comte avait envie d'avancer, +mais il a cédé; au lieu d'envoyer le courrier, il est monté +lui-même à cheval pour faire tout préparer. Quand nous sommes +arrivés, Valérie l'a remercié avec une grâce charmante: ils se +sont promenés un instant ensemble, et tout à coup le comte est +revenu seul et d'un air embarrassé. Il m'a dit: -- Nous +dînerons seuls; Valérie préfère ne pas manger encore. J'ai été +fort étonné de ce caprice, et déjà j'avais cru m'apercevoir +qu'elle avait de l'inégalité de caractère. Nous nous sommes +hâtés de finir le repas. Le comte m'a prié de faire prendre du +fruit dans la voiture, croyant que cela ferait plaisir à sa +femme. Je sortis du bourg, et je trouvai la comtesse avec +Marie, jeune femme de chambre qui a été élevée avec elle et +qu'elle aime beaucoup; elles étaient toutes deux auprès d'un +bouquet d'arbres. Je m'avançai vers Valérie, et je lui offris +du fruit, ne sachant trop que lui dire; elle rougit; elle +paraissait avoir pleuré, et je sentis que je ne lui en voulais +plus. Elle avait quelque chose de si intéressant dans la +figure, sa voix était si douce quand elle me remercia, que +j'en fus très-ému. -- Vous aurez été étonné, me dit-elle avec +une espèce de timidité, de ne pas m'avoir vue au dîner? -- Pas +du tout, lui répondis-je, extrêmement embarrassé. -- Elle +sourit. -- Puisque nous devons être souvent ensemble, continua-t-elle, +il est bon que vous accoutumiez à mes enfantillages. -- +Je ne savais que répondre: je lui offris mon bras pour s'en +retourner, car elle s'était levée. -- Etes-vous incommodée, +madame? lui dis-je enfin; le comte le craignait. -- S'est-il +informé où j'étais? me demanda-t-elle précipitamment. -- Je +crois qu'il vous cherche, lui répondis-je. -- Votre dîner a été +cependant assez long. -- Je l'assurai que nous avions été peu +de temps à table. -- Cela m'a paru fort long, m'a-t-elle +répondu. -- Elle regardait autour d'elle très-souvent pour voir +si elle n'apercevrait pas le comte, quand un des gens est venu +avertir que les chevaux étaient mis. -- Et mon mari, a-t-elle +demandé, où est-il? -- Monsieur a pris les devants à pied, a +répondu cet homme, après avoir ordonné qu'on mît les chevaux +pour que madame n'arrivât pas de nuit, à cause des mauvais +chemins. -- C'est bon, a dit Valérie, d'une voix qu'elle +cherchait à maîtriser... -- Mais je m'apercevais de toute son +agitation. Nous sommes entrés dans la voiture; je me suis +assis vis-à-vis d'elle. D'abord elle a été pensive; puis elle +a cherché à cacher ce qui la tourmentait: elle a ensuite +essayé de paraître avoir oublié ce qui s'était passé; elle m'a +parlé de choses indifférentes; elle a tâché d'être gaie, me +racontant plusieurs anecdotes fort plaisantes sur V..., où +nous devions arriver bientôt. + +Je remarquais qu'elle mettait souvent la tête à la portière +pour voir si elle n'apercevrait pas le comte; elle faisait +dire au postillon d'avancer, parce qu'elle craignait qu'il ne +se fatiguât à force de marcher. A mesure que nous avancions, +elle parlait moins et redevenait plus pensive: elle s'étonna +de ce que nous ne rejoignions point son mari. -- Il marche +très-vite, lui répondis-je; mais je m'en étonnais aussi. Nous +traversâmes une grande forêt: l'inquiétude de Valérie +augmentait toujours; elle devint extrême. A la fin elle était +descendue; elle devançait les voitures, croyant se distraire +par une marche précipitée; elle s'appuyait sur moi, +s'arrêtait, voulait retourner sur ses pas; enfin, elle +souffrait horriblement. Je souffrais presque autant qu'elle: +je lui disais que sûrement nous trouverions le comte arrivé à +la poste, qu'il aurait pris un chemin de traverse, et je le +pensais. Malheureusement on lui avait parlé d'une bande de +voleurs qui, quinze jours auparavant, avaient attaqué une +voiture publique. Je sentais croître mon intérêt pour elle, à +mesure que son inquiétude augmentait; j'osais la regarder, +interroger ses traits; notre position me le permettait. Je +voyais combien elle savait aimer, je sentais l'empire que +doivent prendre sur d'autres âmes les âmes susceptibles de se +passionner. J'éprouvais une espèce d'angoisse, que son +angoisse me donnait; mon coeur battait; et en même temps, +Ernest, j'éprouvais quelque chose de délicieux, quand elle me +regardait avec une expression touchante, comme pour me +remercier du soin que je prenais. + +Nous arrivâmes à la poste; le comte n'y était pas. Valérie se +trouva mal; elle eut une attaque de nerfs qui me fit frémir. +Ses femmes couraient pour lui chercher du thé, de la fleur +d'orange; j'étais hors de moi. L'état de Valérie, l'absence du +comte, un trouble inexprimable que je n'avais jamais senti, +tout me faisait perdre la tête. Je tenais les mains glacées de +Valérie; je la conjurais de se calmer: je lui dis, pour la +tranquilliser, que tous les voyageurs allaient voir un +château, très-près du grand chemin, dont la position était +singulière. Dès que je la vis un peu moins souffrante, je pris +avec moi deux hommes du pays, et nous nous dispersâmes pour +aller à sa recherche. Après une demi-heure de marche, je le +trouvai qui se hâtait d'arriver: il s'était égaré. Je lui dis +combien Valérie avait souffert; il en fut extrêmement fâché. +Quand nous fûmes près d'arriver à la maison de poste, je me +mis à courir de toutes mes forces pour annoncer le comte et +pour être le premier à donner cette bonne nouvelle. J'eus un +moment bien heureux en voyant tout le bonheur de Valérie. Je +retournai alors vers le comte, et nous entrâmes ensemble; +Valérie se jeta à son cou. Elle pleurait de joie; mais, +l'instant d'après, paraissait se rappeler tout ce qu'elle +avait souffert, elle gronda le comte, lui dit qu'il était +impardonnable de l'avoir exposée à toutes ces inquiétudes, de +l'avoir quittée sans lui rien dire; elle repoussait son mari, +qui voulait l'embrasser. -- Oui, il est impardonnable, dit-elle, +d'écouter son ressentiment. -- Mais je n'étais pas fâché, +lui dit-il. -- Comment! vous n'étiez pas fâché? -- Non, ma chère +Valérie, soyez-en sûre; je voulais éviter une explication. Je +sais que vous êtes vive, que cela vous fait mal: je sais aussi +combien vous vous apaisez facilement; vous êtes si bonne, +Valérie! -- Elle avait les larmes aux yeux; elle prit sa main +d'une manière touchante. -- C'est moi qui ai tort, dit-elle; je +vous en demande bien pardon. Comment ai-je pu me fâcher d'un +mot qui n'était sûrement pas dit pour me faire de la peine? +Oh! combien vous êtes meilleur que moi! -- J'aurais voulu me +jeter à ses pieds, lui dire qu'elle était un ange. Le comte, +qui est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant. + + + + +Lettre V. + +Olheim, le 6 avril. + + +Je t'ai dit que nous devions passer quelques jours ici, pour +que Valérie se reposât: ces jours ont été les plus agréables +de ma vie. Il me semble qu'elle a plus de confiance en moi, +depuis que je la connais mieux; elle pense, je crois, que je +ne m'étonne plus de quelques petites inégalités d'humeur, dont +je dois maintenant connaître la source. Une très-grande +sensibilité empêche d'avoir une attention continuelle sur soi-même. +Les âmes froides n'ont que les jouissances de l'amour-propre; +elles croient que le calme et la méthode qu'elles +portent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles +leur attireront la considération de ceux qui les observent: +elles savent pourtant bien aussi se fâcher et se réjouir; mais +c'est pour des riens, et c'est toujours au dedans d'elles-mêmes; +elles craignent jusqu'aux traits de leur visage, comme +des dénonciateurs qui vont raconter ce qui se passe au logis. +Absurde prétention de prendre pour sagesse ce qui vient de +l'aridité du coeur! + +Jamais Valérie ne me paraît plus aimable, plus touchante, que +quand sa vivacité l'a emportée un instant, et qu'elle cherche +à racheter un tort. Et quel tort? celui d'aimer comme on ne +sait pas aimer dans le monde. Je l'observais l'autre jour, +lorsqu'elle reçut une lettre de sa mère; je la lisais avec +elle en suivant sa physionomie. Et quand, après cela, elle +sera ou triste ou préoccupée, qu'elle ne saura pas, avec une +étude parfaite de dissimulation, approuver tout ce qu'on lui +propose, sourire à ce qui l'ennuie, appellera-t-on cela des +caprices? Et pourtant elle veut racheter comme des torts ces +moments où elle ne peut appartenir qu'à l'idée qui domine son +âme! La meilleure des filles, la plus aimante des femmes +voudrait être à la fois et profondément sensible et toujours +attentive à ne jamais contrarier les autres! Et quand on me +dirait: -- Il y a des femmes plus parfaites, -- je répondrai: +Valérie n'a que seize ans. -- Ah! qu'elle ne change jamais! +qu'elle soit toujours cet être charmant que je n'avais vu +jusqu'à présent que dans ma pensée! + + + + +Lettre VI. + +Le 8 avril. + + +Je me promenais ce matin avec Valérie dans un jardin au bord +d'une rivière. Elle a demandé le déjeuner: on nous a apporté +des fraises, qu'elle a voulu me faire manger à la manière de +notre pays, car elle m'avait entendu dire que cela me +rappelait les repas que je faisais avec ma soeur, et nous +envoyâmes chercher de la crême. Nous avions avec nous quelques +fragments du poème de l'_Imagination_, que nous lisions en +déjeunant. Tu sais combien j'aime les beaux vers; mais les +beaux vers, lus avec Valérie, prononcés avec son organe +charmant, assis auprès d'elle, environné de toutes les +magiques voix du printemps, qui semblaient me parler et dans +cette eau qui courait et dans ces feuilles doucement agitées +comme mes pensées! Mon ami, j'étais bien heureux, trop heureux +peut-être! Ernest, cette idée serait terrible et porterait la +mort dans mon âme, qu'habite la félicité; je n'ose +l'approfondir. + +Valérie fut émue en lisant l'épisode enchanteur d'Amélie et de +Volnis; et quand elle arriva à ces vers: + + +En longs et noirs anneaux s'assemblaient ses cheveux; + +Ses yeux noirs, pleins d'un feu + +Que son mal dompte à peine, + +Etincelaient encor sous deux sourcils d'ebene. + + +elle a souri et, en me regardant, elle m'a dit: "Savez-vous +que cela vous ressemble beaucoup?" J'ai rougi d'embarras et +puis j'ai pensé: "Ah! si vous étiez mon Amélie!" Mais soudain +je me suis reproché ma pensée comme un crime, et c'en était +bien un. Je me suis levé, je me suis enfui; j'ai été +m'enfoncer dans la forêt voisine, comme si j'avais pu +m'éloigner de cette coupable pensée. + +Après une course assez rapide, réfléchissant à ce que +penserait de moi Valérie, que j'avais quittée si ridiculement, +je résolus de revenir à la maison et de lui demander pardon. +Cherchant dans ma tête une excuse et n'en trouvant point, je +cueillais en chemin des marguerites pour les lui apporter, et +je me mis, sans y penser, à les interroger en les effeuillant, +comme nous avions fait tant de fois dans notre enfance. Je me +disais: "Comment suis-je aimé de Valérie?" J'arrachais les +feuilles l'une après l'autre jusqu'à la dernière; elle dit: +_pas du tout_. Le croirais-tu? cela m'affligea. + +J'ai voulu aussi savoir comment j'aimais Valérie. Ah! je le +savais bien; mais je fus effrayé de trouver, au lieu de +_beaucoup_, PASSIONNEMENT: cela m'épouvanta. Ernest, je crois +que j'ai pâli. J'ai voulu recommencer, et encore une fois la +feuille a dit: PASSIONNEMENT. Mon ami, était-ce ma conscience +qui donnait une voix à cette feuille? Ma conscience saurait-elle +déjà ce que j'ignore moi-même, ce que je veux ignorer +toute ma vie, ce que tu ne croirais jamais si on te le disait, +toi qui me connais si bien, toi qui sais que jamais je ne fus +léger, que la femme d'un autre fut toujours un objet sacré +pour moi? Et j'aimerais Valérie! Non, non. + + +Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. + + +Sois tranquille, Ernest, tu n'auras pas besoin de me rejeter +loin de toi. + + + + +Lettre VII. + +Blude, le 20 avril. + + +Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d'aimer celle +que je n'ose nommer (car je dois la respecter trop pour +associer son nom à une idée qui m'est défendue) m'a fait +croire... Je ne sais t'exprimer ce que je sens, cela doit être +obscur pour toi; voici quelque chose de plus clair. + +Ce soir, arrivant dans un village d'Autriche, et trouvant +qu'il était plus tard qu'on ne pensait, le comte s'est décidé +à passer la nuit dans cet endroit. On a dressé le lit de +Valérie, et, pendant qu'on arrangeait son appartement, nous +sommes tous passés dans une jolie salle qu'on venait de +peindre et d'approprier avec assez d'élégance. Il y avait là +quelques mineurs qui jouaient des valses. Tu sais combien on +cultive la musique en Allemagne. Quelques jeunes filles qui +étaient venues voir l'hôtesse valsaient; elles étaient presque +toutes jolies, et nous nous amusions à voir leur gaieté et +leur petite coquetterie villageoise. Valérie, avec sa vivacité +ordinaire, a appelé ses deux femmes de chambre; elle voulait +aussi leur donner le plaisir de la danse. Bientôt le bal a +cessé, les musiciens seuls sont restés. Le comte est venu +prendre Valérie et l'a fait valser, quoiqu'elle s'en défendît, +ayant une espèce d'éloignement pour cette danse, que sa mère +n'aimait pas. Quand il eut fait deux ou trois fois le tour de +la salle, il s'arrêta devant moi. "Je serai spectateur à mon +tour, a-t-il dit, Gustave, Valérie vous permet de finir la +danse avec elle." Mon coeur a battu avec violence; j'ai tremblé +comme un criminel; j'ai hésité longtemps si j'oserais passer +mon bras autour de sa taille. -- Elle a souri de ma gaucherie. +-- J'ai frémi de bonheur et de crainte; ce dernier sentiment +est resté dans mon coeur, il m'a persécuté jusqu'à ce que j'aie +été complètement rassuré. Voici comment je suis devenu plus +tranquille. + +La soirée était si belle, que le comte nous a proposé une +promenade. Il avait donné le bras à Valérie, je marchais à +côté de lui; il faisait assez sombre; les étoiles seules nous +éclairaient. La conversation se ressent toujours des +impressions que reçoit l'imagination; la nôtre est devenue +sérieuse et même mélancolique comme la nuit qui nous +environnait. Nous avons parlé de mon père, nous nous sommes +rappelé, le comte et moi, plusieurs traits de sa vie qui +mériteraient d'être publiés pour faire l'admiration de tous +ceux qui savent sentir et aimer le beau. Nous avons mêlé nos +tristes et profonds regrets et parlé de cette belle espérance +que l'Etre suprême laissa surtout à la douleur, car ceux-là +seuls qui ont beaucoup perdu savent combien l'homme a besoin +d'espérer. A mesure que le comte parlait, je sentais mon +affection pour lui s'augmenter de toute sa tendresse pour mon +père. Quelle douce immortalité, pensais-je, que celle qui +commence déjà ici-bas dans le coeur de ceux qui nous +regrettent! + +Que j'aimais cet homme si bon qui sait connaître ainsi +l'amitié! l'amitié que tant d'hommes croient chérir et que si +peu savent honorer dans tous ses devoirs! Comme mon coeur +éprouvait alors ce sentiment pour le comte! J'y mêlais ce qui +le rend à jamais sacré, la reconnaissance. Il me semblait que +mon coeur épuré ne contenait plus que ces heureuses affections, +qui se réfléchissaient doucement sur Valérie. Nous nous étions +assis, la lune s'était levée, les lumières s'éteignaient peu à +peu dans le village, quelques chevaux paissaient autour de +nous, et les eaux argentées et rapides d'un ruisseau nous +séparaient de la prairie. -- J'ai de tout temps aimé +passionnément une belle nuit, dit le comte; il me semble +qu'elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et +tendres; je crois aussi que j'ai conservé cette prédilection +pour la nuit, parce qu'on me tourmentait le jour. -- Vous +n'étiez pas heureux dans votre enfance? -- Ni dans ma jeunesse, +ma chère Valérie. -- Il soupira: -- Mais j'ai sauvé ce qu'il y a +de si précieux à conserver, une âme qui n'a jamais désespéré +du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie +qui attend un beau tableau qui n'en ressortira que davantage. +C'est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il +en tendant ses bras vers nous: c'est à vous à conduire +doucement mes jours. -- Valérie l'embrassa avec tendresse; je +me jetai aussi à son cou; je ne pus proférer une seule parole. +Quel serment pouvait valoir les larmes que je versais? Jamais +je n'oublierai ce moment, il m'a rendu le calme et le courage. + + + + +Lettre VIII. + +Bade, le 1er mai. + + +J'ai voulu renoncer à une partie de ces douces habitudes qui +étaient devenues un besoin pour moi et qui pouvaient devenir +dangereuses. J'ai demandé au comte la permission d'aller dans +une autre voiture, au moins quelquefois, et j'ai prétexté +l'envie que j'avais d'apprendre l'italien, afin de savoir +quelque chose de cette langue quand nous arriverions à Venise. +J'ai bien su que Valérie, ainsi que son mari, me trouvaient +bizarre; mais, enfin, ils ne m'ont point empêché de suivre mon +nouveau plan. J'évite aussi de me promener seul avec elle. Il +y a un charme si ravissant dans cette belle saison auprès d'un +objet aussi aimable, respirer cet air, marcher sur ces gazons, +s'y asseoir, s'environner du silence des forêts, voir Valérie, +sentir aussi vivement ce qui me donnerait déjà sans elle tant +de bonheur, dis, mon ami, ne serait-ce pas défier l'amour? + +Le soir, quand nous arrivions, et que, fatiguée de la route, +elle se couchait sur un lit de repos, je venais toujours +m'établir avec le comte auprès d'elle; mais il se mettait dans +un coin à écrire, et, moi, j'aidais Marie à faire le thé: +c'était moi qui en apportais à Valérie et qu'elle grondait +quand il n'était pas bon. Ensuite c'était sa guitare que je +lui accordais. J'en joue mieux qu'elle; il m'est arrivé de +placer ses doigts sur les cordes dans un passage difficile; ou +bien je dessinais avec elle, je l'amusais en lui faisant +toutes sortes de ressemblances. Ne m'est-il pas arrivé de la +dessiner elle-même! Conçois-tu une pareille imprudence? Oui, +j'ai esquissé ses formes charmantes, elle portait sur moi ses +yeux pleins de douceur, et j'avais la démence de les fixer, de +me livrer, comme un insensé, à leur dangereux pouvoir. Eh +bien, Ernest, je suis devenu plus sage; il est vrai que cela +me coûte bien cher: je perds non-seulement tout le bonheur que +j'éprouvais dans cette douce familiarité (je ne devrais pas le +regretter, puisqu'il pouvait me conduire à des remords), mais +je perdrai peut-être la confiance de Valérie. Elle commençait +à me témoigner de l'amitié. Hier, en arrivant dans la ville où +nous devions coucher, j'ai vite demandé ma chambre. -- Allez-vous +donc encore vous enfermer? m'a-t-elle dit; vous devenez +bien sauvage. Elle avait l'air mécontent en disant cela; je +l'ai suivie, j'ai arrangé le feu, porté des paquets, taillé +des plumes pour le comte, afin de cacher l'embarras que me +donne une situation toute nouvelle. Je croyais, à force +d'attentions qui rappelaient la politesse, suppléer à toutes +ces inspirations de coeur qui ne sont nullement calculées. +Aussi Valérie s'en est-elle aperçue. -- On croirait, dit-elle, +que nous vous avons reproché de ne pas assez vous occuper de +nous, et que vous voulez nous cacher que vous vous ennuyez. -- +Je me suis tu; il m'était également impossible de la tirer de +son erreur et de ne lui dire que quelques phrases qui +n'eussent été qu'agréables. J'avais l'air sûrement bien +triste, car elle m'a tendu la main avec bonté et m'a demandé +si j'avais du chagrin. J'ai fait un signe de tête comme pour +dire oui, et les larmes me sont venues aux yeux. + +Ernest, je suis triste, et ne veux pas m'occuper de ma +tristesse. Je te quitte, pardonne-moi ces éternelles +répétitions. + + + + +Lettre IX. + +Arnam, le 4 mai. + + +Je suis extrêmement troublé, mon ami, je ne sais ce que tout +cela deviendra; sans que je l'eusse voulu, Valérie s'est +aperçue qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire et +d'affligeant dans mon coeur. Elle m'a fait appeler ce soir pour +tirer des papiers d'une cassette que Marie ne pouvait pas +ouvrir. Le comte était sorti pour se promener. Ne voulant pas +sortir brusquement, j'ai pris un livre et lui ai demandé si +elle désirait que je lui lusse quelque chose. Elle m'a +remercié en disant qu'elle allait se coucher. -- Je ne suis pas +bien, a-t-elle ajouté; puis, me tendant la main: Je crois que +j'ai de la fièvre. -- Il a bien fallu toucher sa main; j'ai +frissonné; je tremblais tellement qu'elle s'en est aperçue. -- +C'est singulier, a-t-elle dit, vous avez si froid et moi si +chaud! -- Je me suis levé avec précipitation, voyant qu'elle +était debout devant moi; je lui ai dit qu'en effet j'avais +très-froid et très-mal à la tête. -- Et vous vouliez vous gêner +et rester ici pour me faire la lecture? -- Je suis si heureux +d'être avec vous, ai-je dit timidement. -- Vous êtes changé +depuis quelque temps, et je crains bien que vous ne vous +ennuyiez quelquefois. Vous regrettez peut-être votre patrie, +vos anciens amis? Cela serait bien naturel. Mais pourquoi nous +craindre? pourquoi vous gêner? -- Pour toute réponse, je levais +les yeux au ciel, et je soupirais. -- Mais qu'avez-vous donc? +me dit-elle d'un air effrayé. -- Je m'appuyai contre la +cheminée sans répondre; elle a soulevé ma tête, et, d'un air +qui m'a rappelé à moi, elle m'a dit: -- Ne me tourmentez pas, +parlez, je vous en prie. -- Son inquiétude m'a soulagé: elle +m'interrogeait toujours. J'ai mis ma main sur mon coeur +oppressé, et je lui ai dit à voix basse: -- Ne me demandez +rien, abandonnez un malheureux. -- Mes yeux étaient sans doute +si égarés, qu'elle m'a dit: -- Vous me faites frémir. -- Elle a +fait un mouvement comme pour mettre sa main sur mes yeux. -- Il +faut absolument que vous parliez à mon mari, a-t-elle dit, il +vous consolera. -- Ces mots m'ont rendu à moi-même; j'ai joint +les mains avec une expression de terreur. -- Non, non, ne lui +dites rien, madame, par pitié, ne lui dites rien. -- Elle m'a +interrompu: -- Vous le connaissez bien mal, si vous le +redoutez; d'ailleurs, il s'est aperçu que vous aviez du +chagrin, nous en avons parlé ensemble, il croit que vous +aimez... -- Je l'interrompis avec vivacité: il me semblait +qu'un trait de lumière était envoyé à mon secours pour me +tirer de cette terrible situation. -- Oui, j'aime, lui dis-je +en baissant les yeux et en cachant mon visage dans mes mains +pour qu'elle n'y vît pas la vérité, j'aime à Stockholm une +jeune personne. -- Est-ce Ida? me dit-elle. -- Je secouai la +tête machinalement, voulant dire non. -- Mais, si c'est une +jeune personne, ne pouvez-vous pas l'épouser? -- C'est une +femme mariée, dis-je en fixant mes yeux à terre et soupirant +profondément. -- C'est mal, me dit-elle vivement. -- Je le sais +bien, dis-je avec tristesse. -- Elle se repentit apparemment de +m'avoir affligé et ajouta: -- C'est encore plus malheureux; on +dit que les passions donnent des tourments si terribles; je ne +vous gronderai plus quand vous serez sauvage; je vous +plaindrai; mais promettez-moi de faire vos efforts pour vous +vaincre. -- Je le jure, dis-je, enhardi par le motif qui me +guidait. -- Et prenant sa main, je le jure à Valérie, que je +respecte comme la vertu, que j'aime comme le bonheur, qui a +fui loin de moi. -- Il me semblait que je voyais un ange qui me +réconciliait avec moi-même, et je la quittai. + + + + +Lettre X. + +Shoenbrunn, le... + + +Aujourd'hui, en montant en voiture, je suis resté seul un +instant avec Valérie; elle m'a demandé avec tant d'intérêt +comment je me trouvais, que j'en ai été profondément ému. -- Je +n'ai rien dit à mon mari de notre conversation; j'ignorais si +cela ne vous embarrasserait pas: il est des choses qui +échappent, et qu'on ne confierait pas; votre secret restera +dans mon coeur jusqu'à ce que vous me disiez vous-même de +parler. Cependant je ne puis m'empêcher de vous dire qu'à +votre place je voudrais être guidé par un ami comme le comte; +si vous saviez comme il est bon et sensible! -- Ah! je le sais, +lui dis-je, je le sais; mais je sentais en moi-même que je +pouvais tromper Valérie et m'enorgueillir même de mon +subterfuge, et qu'il m'était impossible de tromper le comte +volontairement. -- Je me suis rappelé encore, a dit Valérie, +que j'ai pu vous induire en erreur hier pendant notre +conversation, je vous ai dit que votre ami s'était aperçu que +vous aviez du chagrin: c'est vrai, j'ai ajouté: Il croit que +vous aimez; j'allais achever, et vous m'avez interrompu avec +vivacité, croyant que je vous parlais de votre amour, tant le +coeur se persuade facilement qu'on s'occupe de ce qui l'occupe! +j'avais tout autre chose à vous dire... Mais je vois le comte +qui s'avance, tranquillisez-vous, il ne sait rien. + +Ernest, vit-on jamais une plus angélique bonté? Et ne pas oser +lui dire tout ce qu'elle inspire! Lui faire croire, lui +persuader qu'on en peut aimer une autre quand une fois on l'a +connue. O mon ami, cet effort est bien grand! + + + + +Lettre XI. + +Vienne, le... + + +Nous sommes arrivés à Vienne. Le comte m'a prié d'aller avec +lui dans le monde: j'y étais décidé. Il faut bien m'éloigner, +autant que je le pourrai, de Valérie; elle est résolue à ne +point faire de connaissance ici, à rester chez elle et à ne +voir qu'une jeune femme avec qui elle a passé quelque temps à +Stockholm. + +Le comte m'a regardé hier de manière à m'embarrasser beaucoup; +il m'a reproché doucement d'avoir de l'inégalité dans le +caractère, d'être singulier: j'ai rougi. -- Votre père, mon +cher Gustave, avait le même besoin d'être seul; sa santé +délicate lui faisait redouter le grand monde; mais à votre +âge, mon ami, il faut apprendre à vivre avec les hommes. Et +que deviendrez-vous un jour, si à vingt ans vous fuyez vos +meilleurs amis? -- Depuis huit jours je n'ai pas été un instant +sans chercher à m'éviter moi-même; j'ai senti toute la fatigue +attachée à l'envie de s'amuser. J'ai vu des bals, des dîners, +des spectacles, des promenades, et j'ai dit cent fois que +j'admirais la magnificence de cette ville tant vantée par les +étrangers. Cependant je n'ai pas obtenu un seul moment de +plaisir. La solitude des fêtes est si aride; celle de la +nature nous aide toujours à tirer quelque chose de +satisfaisant de notre âme; celle du monde nous fait voir une +foule d'objets qui nous empêchent d'être à nous et ne nous +donnent rien. + +Si je pouvais observer, former mon jugement, m'amuser des +ridicules! mais je sens trop vivement pour que cela me soit +possible. Si j'osais m'occuper de l'objet que je fuis, je ne +me trouverais plus seul au milieu de ces rassemblements; je +parlerais à Valérie absente, et n'écouterais personne; mais je +ne puis me permettre ce dangereux plaisir, et je travaille +sans cesse à en éloigner la pensée. + + + + +Lettre XII. + +ERNEST A GUSTAVE. + +Hollyn, le... + + +Cette lettre, cher Gustave, t'apportera au milieu des beaux +pays que tu habites maintenant les parfums de notre printemps +et les souvenirs de la patrie. Oui, mon ami, les cieux se sont +ouverts, des milliers de fleurs sont revenues sur les prairies +de Hollyn, que nos pieds foulèrent si souvent ensemble. Que ne +sommes-nous encore réunis! nous traverserions ces vastes +forêts, nous poursuivrions l'élan jusque dans ses retraites +les plus cachées; mais, sans le blesser, nous le laisserions à +sa sauvage liberté, et, charmés du silence et de la solitude, +nous nous reposerions, comme nous le fîmes si souvent, de nos +courses vagabondes. Ce besoin d'errer sans projet, sans +dessein, t'ôtait quelque chose de ces forces trop actives, +trop dévorantes. Oh! que n'es-tu encore ici! que ne calmes-tu +ainsi cette agitation de ton âme qui te jette maintenant dans +des dangers que je crains tant pour toi! Tu le sais, Gustave, +je n'ai jamais redouté l'amour; il est désarmé pour moi, par +la tranquillité de mon imagination, par une foule d'habitudes +douces, de sensations peut-être monotones, mais qui par là +même ont un empire continuel. Ma vie se compose d'un doux +bien-être, et je ressemble à ces végétaux de l'Inde que la +nature destina à garantir de l'orage, puisque l'orage ne les +frappe jamais. C'est ainsi que je me crois plus fait que bien +d'autres pour calmer, pour diriger un peu les mouvements trop +exaltés de ton âme. Ce n'est pas ton absence seule qui me +chagrine, c'est cette passion que chaque jour verra augmenter +avec les charmes et surtout avec les vertus de Valérie. Oui, +Gustave, elle croîtra avec ces dangereuses compagnes, elle +consumera ces forces avec lesquelles tu luttes encore. Oh! +crois-moi, reviens, arrache-toi à ces funestes habitudes! +Ouvre ton âme à cet ami que tu m'as appris à respecter; +reviens: n'a-t-il pas pour but ton bonheur et pour règle ses +devoirs? Ton âme vaste et grande le frappa, il te crut propre +aux plus brillants développements; et, mûri lui-même par +l'expérience, appelé à cette auguste adoption par l'amitié, il +voulut être ton père, et achever, dans la patrie des arts, +cette éducation déjà si heureusement commencée. Mais, s'il +voyait cette même âme dévastée, ces grandes facultés +anéanties; s'il voyait ton bonheur s'engloutir dans un +terrible naufrage, dis-moi, lui-même ne serait-il pas +inconsolable? Encore une fois, reviens, change ta _dévorante_ +et délicieuse fièvre contre plus de tranquillité. Que dis-je? ta +délicieuse fièvre! non, non, Gustave n'a point d'ivresse; pour +lui l'amour n'a que des tourments, et ses félicités n'arrivent +dans son sein que comme des poignards qui le déchirent. + +Adieu, mon ami, je compte t'écrire bientôt et te parler d'Ida, +qui, malgré la coquetterie que tu lui reproches et ses petites +imperfections, ne laisse pas que d'être bien bonne et bien +aimable. + + +(La réponse à cette lettre d'Ernest ne s'est point retrouvée.) + + + + +Lettre XIII. + +Vienne, le... + + +Oh! Ernest, je suis le plus malheureux des hommes; Valérie est +malade; elle peut être en danger; je ne puis t'écrire, j'ai la +fièvre, je sens tous les battements de mon coeur contre la +table où je suis appuyé; je ne pourrais compter les tourments +que j'ai endurés depuis ce matin. + + +A six heures du soir. + + +Elle va mieux, elle est tranquille. O Valérie! Valérie! avais-je +besoin de ces craintes pour savoir qu'il n'est plus de +ressource pour moi, que je t'aime comme un insensé! C'en est +fait: il est inutile de lutter contre cette funeste passion. O +Ernest! tu ne sais pas combien je suis malheureux. Mais puis-je +me plaindre? elle est mieux, elle est hors de danger. Tu ne +sais pas comment elle est devenue malade; c'est une chute, +mais cette chute n'eût été rien, si... Quelle agitation il +m'est resté, quel supplice! ma tête est bouleversée; mais je +veux absolument t'écrire; je veux que tu saches combien je +suis faible et malheureux. + +Le comte m'annonça, il y a quelques jours, que nous partirions +dans peu, afin d'arriver à Venise, de nous y établir; il +ajouta que Valérie avait besoin de repos, que son état +l'exigeait. Son état, Ernest, cela me frappa. Et quand le +comte me dit qu'elle deviendrait mère, qu'il me le dit avec +joie, crois-tu qu'au lieu de l'en féliciter, je restais dans +une espèce de stupeur; mes bras, au lieu de chercher le comte +pour l'embrasser, pour lui témoigner ma joie, se sont croisés +machinalement sur moi-même; je trouvais qu'il y avait de la +cruauté à exposer cette jeune et charmante Valérie; j'ai +beaucoup souffert, et le comte s'en est aperçu. Il m'a dit +avec bonté: Vous ne m'écoutez pas; et, voyant que je portais +la main à ma tête, il m'a demandé si j'étais malade. -- Je vous +trouve changé. -- Oui, je suis malade, lui ai-je répondu; et, +rejetant sur les poêles d'Allemagne, qui sont de fonte, un mal +de tête que j'éprouvais réellement, j'ai remercié le comte de +sa bonté toujours attentive pour moi; je lui ai dit que son +bonheur m'était mille fois plus cher que le mien, et c'était +vrai. Au dîner, je n'ai osé rester dans ma chambre, de peur de +voir arriver le comte chez moi, de me voir interroger; et +cependant j'éprouvais un embarras extrême, j'étais tourmenté +par l'idée de revoir Valérie. Il me semblait que tout était +changé autour de moi: singulier effet de l'altération de ma +raison. Depuis quelque temps, je deviens réellement fou; les +tendres attentions du comte pour Valérie m'avaient toujours +rappelé celles d'un frère, d'un ami; il est si calme! il a +tant de dignité dans sa manière de l'aimer! Valérie est si +jeune! + +En entrant dans l'antichambre de la comtesse, j'ai vu un homme +qui sortait de chez elle; il avait l'air fort grave: il me +semblait qu'il secouait la tête en mettant une espèce de +surtout qui était jeté sur une chaise; mon coeur a battu +violemment; j'ai cru que c'était un médecin, et que Valérie +n'était pas bien; j'ai voulu lui parler, je n'ai osé élever la +voix, tant je pensais qu'elle devait être troublée; je suis +entré dans la chambre de Valérie; elle était devant une glace; +mais, étant encore trop agité, je ne voyais pas ce qu'elle +faisait. Cependant je me réjouissais de la voir levée, +j'approchais, je la trouvais fort rouge. -- Etes-vous malade, +madame la comtesse? dis-je avec une espèce d'inquiétude et de +gravité. -- Non, monsieur de Linar, me dit-elle du même ton. -- +Et elle se mit à rire. Elle ajouta: -- Vous me trouvez très-rouge, +c'est que j'ai pris une leçon de danse. -- Une leçon de +danse! m'écriai-je. -- Oui, me dit-elle encore en riant; me +trouvez-vous trop vieille pour danser? Au moins vous ne me +défendez pas l'exercice. -- Et elle riait toujours; elle a levé +les bras, un moment après, pour descendre un rideau, et tout à +coup elle a jeté un cri, en mettant sa main sur le côté. -- +Valérie, me suis-je écrié, vous me ferez mourir; vous nous +ferez tous mourir, ai-je ajouté, avec votre légèreté. Pouvez-vous +vous exposer ainsi? vous vous ferez mal. -- Elle m'a +regardé avec étonnement, elle a rougi. -- Pardon, madame, ai-je +ajouté, pardonnez à l'intérêt le plus vif... -- Je me suis +arrêté. -- N'oserai-je donc plus sauter, lever les bras? --Oui, +ai-je dit timidement, mais actuellement... -- Elle m'a compris; +elle a rougi encore, et est sortie. Quand le comte est venu, +elle l'a tiré à l'écart et l'a grondé. + +Deux jours après, Valérie sortit pour voir une femme de sa +connaissance; en descendant de voiture, elle a sauté +étourdiment; elle est tombée de manière à se faire beaucoup de +mal; on a été obligé de la reconduire chez elle sur-le-champ; +toute la nuit la fièvre a été forte; on l'a saignée, car on +craignait une fausse couche. Heureusement que la voilà hors de +tout danger! + +Nous partons dans peu de jours; je compte t'écrire de la +route. + + + + +Lettre XIV. + +R..., le... + + +Nous avons quitté le Tyrol, nous sommes entrés en Italie: nous +nous sommes mis en route ce matin avant le lever du soleil. +Pendant qu'on faisait rafraîchir les chevaux fatigués d'une +marche de trois heures, le comte a proposé à sa femme de +prendre les devants, et nous avons fait une des promenades les +plus agréables: nous étions ravis de fouler aux pieds le sol +de l'Italie; nous attachions nos regards sur ce ciel poétique, +sur cette terre d'antiques merveilles, que le printemps venait +saluer avec toutes ses couleurs et tous ses parfums. Quand +nous eûmes marché quelque temps, nous aperçûmes des maisons +groupées çà et là sur un côteau, et l'impétueux Adige se +lançant avec fureur au milieu de ces tranquilles campagnes. Un +groupe de cyprès et des colonnes à moitié ruinées fixèrent +notre attention. Le comte nous dit que c'était sûrement +quelque temple ancien. Cette terre, couverte de grands débris, +s'embellit des ruines, et les siècles viennent expirer tour à +tour dans ces monuments, au milieu de la nature toujours +vivante. Nous nous écartâmes du grand chemin pour aller +visiter ce temple, dont l'architecture corinthienne nous parut +encore belle. Apparemment que les habitants du village +aimaient ce lieu solitaire, que les cyprès et le silence +semblaient vouer à la mort. Nous vîmes son enceinte remplie de +croix qui indiquaient un cimetière; quelques arbres fruitiers +et des figuiers sauvages se mêlaient au vert noirâtre des +cyprès. Une antique cigogne paraissait au sommet d'une des +plus hautes colonnes, et le cri solitaire et aigu de cet +oiseau se confondait avec la bruyante voix de l'Adige. Ce +tableau à la fois religieux et sauvage, nous frappa +singulièrement. Valérie, fatiguée ou entraînée par son +imagination, nous proposa de nous reposer. Jamais je ne la vis +si charmante; l'air du matin avait animé son teint; son +vêtement pur et léger lui donnait quelque chose d'aérien, et +l'on eût dit voir un second printemps plus beau, plus jeune +encore que le premier, descendu du ciel sur cet asile du +trépas. Elle s'était assise sur un des tombeaux; il soufflait +un vent assez frais, et, dans un instant, elle fut couverte +d'une pluie de fleurs des pruniers voisins, qui, de leur duvet +et de leurs douces couleurs, semblaient la caresser. Elle +souriait en les assemblant autour d'elle, et moi, la voyant si +belle, si pure, je sentis que j'eusse voulu mourir comme ces +fleurs, pourvu qu'un instant son souffle me touchât. Mais, au +milieu du trouble délicieux d'un premier amour, au milieu de +cette volupté d'un matin et d'un printemps d'Italie, un +pressentiment funeste vint me saisir; Valérie s'en aperçut et +me dit que j'avais l'air préoccupé. -- Je pense aux feuilles de +l'automne qui, flétries et desséchées, tomberont et couvriront +ces fleurs. -- Et nous aussi, dit-elle. -- Le comte nous appela +alors pour nous montrer une inscription; mais Valérie vint +bientôt reprendre sa place. Un grand et beau papillon qu'on +nomme, je crois, le _sphinx_, enchanta Valérie par ses couleurs; +il était sur un des figuiers. Le comte voulut le prendre pour +l'apporter à sa femme; mais, comme le _sphinx_ de la fable, il +alla s'asseoir sur le seuil du temple. Je courus pour m'en +saisir, mon pied glissa, et je tombai; bientôt relevé, j'eus +le temps de saisir encore le papillon, que j'apportai à la +comtesse. Toute effrayée de ma chute, elle était pâle, et le +comte s'en aperçut. -- Je parie, dit-il, que Valérie a la +superstition de sa mère et de beaucoup de personnes de sa +patrie. -- Oui, dit-elle, je suis honteuse de l'avouer. -- Et +quelle est cette superstition? demandai-je d'une voix émue. -- +Le comte me répondit en riant: -- C'est quelque grand malheur +qui vous arrivera; vous êtes tombé dans un cimetière, et vous +verrez que Valérie s'attribuera vos désastres. -- Je ne puis te +dire, Ernest, ce que j'éprouvai, je tressaillis. Peut-être, +pensai-je, vient-il m'avertir de mon destin et d'une main amie +m'empêcher de tomber dans le précipice que me creuse une +passion insensée. -- Asseyez-vous tous deux ici, nous dit +Valérie, et ne vous moquez plus de moi. Vous rappelez-vous, +mon ami, dit-elle au comte, la belle collection de papillons +que possédait mon père? Oh! comme on aime ces souvenirs de +l'enfance! comme elle était jolie, cette maison de campagne! -- +Ne me parlez pas, répondit le comte, de ces tristes sapins; +j'ai la passion des beaux pays. -- Et, moi, dit Valérie, je +voudrais avoir écrit tant de choses, si simples, qu'elles ne +sont rien par elles-mêmes, et qui me lient pourtant si +fortement à ces sapins, à ces lacs, à ces moeurs, au milieu +desquels j'ai appris à sentir, à aimer. Je voudrais qu'on pût +se communiquer tout ce qu'on a éprouvé; qu'on n'oubliât rien +de ce bonheur de l'enfance, et qu'on pût ramener ses amis, +comme par la main, dans les scènes naïves de cet âge. Il y +avait une grange auprès de la maison, où revenait toujours une +hirondelle avec laquelle je m'étais liée d'amitié; il me +semblait qu'elle me connaissait; quand le départ pour la +campagne était retardé, je tremblais de ne plus retrouver mon +hirondelle; je défendais son nid, quand mes jeunes compagnes +voulaient s'en saisir. -- Voilà comment, dit le comte, Valérie +promettait déjà de devenir une bonne petite maman. -- Je +n'étais pas toujours si raisonnable, poursuivit Valérie; +quelquefois je me plaisais à tourmenter mes soeurs; j'étais la +seule qui sût bien conduire une petite barque que nous avions +et qui était très-légère; je l'éloignais du rivage, fière de +ma hardiesse, et n'écoutant pas leurs menaces; seulement, +quand elles me priaient et m'appelaient leur chère Valérie, je +savais bien vite revenir adroitement au port. Qu'il était +charmant! ce petit lac, où le vent jetait quelquefois les +pommes de pin de la forêt, ce lac au bord duquel croissaient +des sorbiers avec leurs grappes rouges, que je venais cueillir +pour mes oiseaux, tandis que sur les branches des sapins se +balançaient de jeunes écureuils en se mirant dans les ondes! + +Nous fûmes interrompus par le bruit des voitures qui vinrent +nous enlever à ces doux souvenirs de l'enfance de Valérie, où +je la voyais plus jeune, plus délicate encore, courir sous les +sapins, attacher ses yeux d'un bleu sombre, avec leurs regards +si tendres, sur la petite famille qu'elle protégeait; il me +semblait que je ne l'aimais plus que comme une soeur. Ainsi, +les scènes de l'innocence ramenèrent un moment dans mon coeur +le sentiment qu'il m'est permis d'avoir pour elle. Nous +remontâmes dans la berline, qui s'avançait lentement le long +de l'Adige; les femmes de la comtesse nous suivaient dans +l'autre voiture. C'est ainsi que j'ai fait ce voyage, +m'habituant peu à peu à la douce présence de Valérie et vivant +toujours sous son regard. + +Il est bien tard; je reprendrai ma lettre au premier endroit +où nous nous arrêterons. + + + + +Lettre XV. + +Padoue, le... + + +C'est de Padoue que je t'écris (tu vois que nous avançons à +grands pas vers Venise). Cette antique ville, qui est habitée +par plusieurs savants, nous parut d'une tristesse affreuse; +mais Valérie avait besoin de se reposer. Ce soir, apprenant +que David et la Banti devaient chanter, la comtesse eut envie +d'aller à l'opéra. Le comte, ayant des lettres à écrire, ne +put nous y accompagner. Valérie ne voulut point faire de +toilette, et nous prîmes une loge grillée. O Ernest! de tous +les dangers, aucun ne pouvait être aussi terrible pour ton +ami! Figure-toi ce que je devais éprouver: il me semblait que +toutes les voluptés habitaient cette funeste salle; le +contraste des lumières, des parures de ces femmes +éblouissantes, avec cette loge faiblement éclairée, où il me +semblait que Valérie ne vivait que pour moi; la voix +enchanteresse de David, qui nous envoyait des accents +passionnés; cet amour chanté par des voix qu'on ne peut +imaginer, qu'il faut avoir entendues, et qui, mille fois plus +ardent encore, brûlait dans mon coeur. Valérie, transportée de +cette musique, et moi si près d'elle, si près que je touchais +presque ses cheveux de mes lèvres; alors la rose même qui +parfumait ses cheveux achevait de me troubler. O Ernest! quels +tumultes! quels combats pour ne pas me trahir! Et, +actuellement encore que j'ai quitté depuis trois heures ce +spectacle, je ne puis dormir; je t'écris d'une terrasse où +Valérie est venue avec le comte, et d'où elle est sortie +depuis une heure. L'air est si doux, que ma lumière ne +s'éteint pas, et je passerai la nuit sur la terrasse. Comme le +ciel est pur! Un rossignol soupire dans le lointain ses +plaintives amours! Tout est-il donc amour dans la nature, et +les accents de David, et la complainte de l'oiseau du +printemps, et l'air que je respire, empreint encore du souffle +de Valérie, et mon âme défaillante de volupté? Je suis perdu, +Ernest! je n'avais pas besoin de cette Italie, si dangereuse +pour moi. Ici les hommes énervés nomment amour tout ce qui +émeut leurs sens et languissent dans des plaisirs toujours +renouvelés, mais que l'habitude émousse; ils ne reçoivent pas +de l'âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire, et de +chaque pensée une émotion; mais moi, moi, destiné aux fortes +passions, et ne pouvant pas plus leur échapper que je ne puis +échapper à la mort, que deviendrai-je dans ce pays? Ah! +puisque ceux qui n'ont besoin que de plaisirs, par cela seul, +ne sentent rien fortement, moi qui apporte une âme neuve et +ardente, sortant d'un climat âpre, moi, je suis d'autant plus +sensible aux beautés de ce ciel enchanteur, aux délices des +parfums et de la musique, que j'avais créé ces délices avec +mon imagination, sans qu'elles fussent affaiblies par +l'habitude. Ernest, que faisais-tu, quand tu me laissas +partir? Il fallait me précipiter dans les flots de la +Baltique, comme Mentor précipita Télémaque. + + + + +Lettre XVI. + +ERNEST A GUSTAVE. + +H..., le... + + +Gustave, j'ai dans ma tête une suite de tableaux et de +souvenirs qu'il faut que je te communique; ton image y a été +mêlée sans cesse, et le plaisir que j'ai à t'en parler doit me +faire pardonner si j'entre dans trop de détails. J'ai voulu +passer la fête de saint Jean chez les parents d'Ida, où l'on +est toujours plus gai qu'ailleurs. Tu sais combien de fois +nous avions fait ce voyage ensemble. Je voulus aussi le faire +à pied. Je partis la nuit, avec mon fusil, car j'avais le +projet de chasser dans ma course. Il avait fait si chaud +pendant la journée, que la fraîcheur me parut délicieuse. Je +passai d'abord par le bocage des Nymphes, que nous avions +nommé ainsi parce que nous aimions à y lire Théocrite. Un vent +frais agitait les souples et légers bouleaux; ces arbres +exhalaient une forte odeur de rose. Ce parfum me rappela +vivement le souvenir de notre première course: c'était dans la +même saison, à la même heure et avec le même projet que nous +partîmes ensemble. Je m'assis à l'entrée du bocage, sur une +des larges pierres qui sont au bord de la fontaine, et où l'on +vient encore abreuver les vaches du village. Tout était calme; +je n'entendais dans le lointain que les aboiements des chiens +de la ferme qui est à l'ouest. J'entendis sonner onze heures à +la cloche du château, et cependant il faisait encore assez +clair pour me permettre de lire sans difficulté ta dernière +lettre; les expressions de ta tendresse m'émurent vivement, et +le trouble de ton malheureux amour me fit éprouver quelque +chose d'inexprimable. Au milieu de cette tranquille nuit et de +ces tranquilles campagnes, un vent chaud soufflait dans les +feuilles; il me semblait qu'il venait d'Italie pour m'apporter +quelque chose de toi. Je fus tiré de ma rêverie par un jeune +garçon qui faisait marcher devant lui des boeufs qu'il +conduisait à la ville la plus voisine; il chantait +monotonement quelques paroles sur l'air des montagnes; il +s'arrêta auprès de la fontaine pour se reposer. Je continuai +ma marche; de jeunes coqs de bruyères s'agitaient dans leurs +nids, et semblaient appeler le jour par leurs chants ou plutôt +par leur murmure matinal; enfin je passai près du lac d'Ullen. +La fraîcheur qui précède l'aurore commençait à se faire +sentir; je vis sur ces bords quelques canards sauvages qui, à +mon approche, secouèrent leurs ailes et leur tête appesantie +de sommeil. D'abord je voulus tirer sur eux, puis je le leur +laissai gagner tranquillement la largeur du lac... Je doublai +le petit cap et m'enfonçai dans la forêt. Je marchais sous les +hauts sapins, n'entendant que le bruit de mes pas, qui +quelquefois glissaient sur les aiguilles des rameaux dont la +terre était jonchée. En attendant, le court intervalle entre +la nuit et l'aurore s'était passé. J'arrivai à la chaumière du +bon André; j'entrai dans l'enceinte du petit enclos, où tant +de fois nous étions venus ensemble: tout dormait encore; les +animaux seuls venaient de se réveiller, ils paraissaient me +recevoir avec plaisir. Je m'assis un instant, et je respirai +l'air pur du matin. Je considérai autour de moi ces ustensiles +si simples, si propres, et je pensai à la paix qui habitait +cette demeure. Je passai une partie de la journée dans cette +ferme, et je m'assis pendant le gros de la chaleur sous ce +vieux chêne si épais, où le soleil, dans toute sa force, ne +parvenait à jeter, à travers les branches, que quelques +feuilles dorées qui tombaient çà et là; des colombes des +champs filaient au-dessus de ma tête; les souvenirs de notre +jeunesse m'environnaient; et quand je m'en allai et que je ne +vis que mon ombre solitaire, je sentis mon coeur se serrer, je +sentis combien tu étais loin de moi, cher compagnon de mon +heureuse enfance. + +J'arrivai le soir à la jolie maison qu'habitent les parents +d'Ida. C'était la veille de la fête de saint Jean; tout le +monde me demanda de tes nouvelles et fut peiné de ton absence. +Le lendemain matin, quand je descendis pour déjeuner, je +trouvai Ida avec une couronne d'épis que de jeunes paysannes +avaient posée sur ses cheveux. Elle était sous ce grand sapin +près de la fontaine qui est dans la cour; une multitude de +jeunes filles et de jeunes garçons l'environnaient, chacun lui +avait apporté son présent; les premiers avaient posé sur la +fontaine des fraises dans des paniers d'écorce de bouleau; +d'autres, comme les filles d'Israël, y avaient placé de +grandes cruches de lait, tandis que d'autres encore lui +offraient des rayons de miel. Ida remerciait chacune d'elles +avec une grâce charmante et passait quelquefois ses doigts +délicats sur les joues vermeilles des jeunes paysannes. +Plusieurs enfants lui apportèrent des oiseaux qu'ils avaient +élevés; l'un d'eux tenait dans ses petites mains une nichée +entière de rossignols; mais Ida exigea qu'on les reportât où +on les avait pris, ne voulant pas priver la mère de ses petits +ni les forêts de leurs plus aimables chantres. Je remarquai un +jeune garçon de seize à dix-huit ans; il tenait entre ses bras +une petite hermine toute blanche, qu'il avait apprivoisée, et +qu'il offrit en rougissant à Ida. + +Le soir, toute la cour fut remplie de paysans. Tu te rappelles +l'antique usage de la Saint-Jean; toutes les femmes avaient +une couronne de feuilles sur la tête, et leurs tabliers +étaient remplis de feuilles odorantes, dont elles couvraient +tous ceux qui s'approchaient d'elles, en chantant des paroles +amicales et bienveillantes. On avait dressé de grandes tables +dans la forêt qui touche à la cour, et on avait allumé les +feux de la Saint-Jean; on soupa, et ensuite on dansa toute la +nuit. Voilà, cher Gustave, le récit de cette petite fête, dont +j'ai voulu te mander tous les détails, afin que ton +imagination les suive tous et se rapproche des scènes où la +mienne t'appelait sans cesse et s'occupait toujours de toi. +Adieu, mon cher Gustave, adieu; quand te verrai-je, ami cher? + + + + +Lettre XVII. + +Venise, le... + + +Nous voilà depuis un mois à Venise, cher Ernest. J'ai été +très-occupé avec le comte, et c'est ainsi qu'il m'a fallu +passer tant de temps sans t'écrire; et puis, je suis si +mécontent de moi-même, que cela me décourage souvent. Je sens +qu'il m'est aussi impossible de te tromper que de guérir de +cette cruelle maladie qui trouble et ma conscience et ma +raison... J'étais honteux de te parler de moi; vingt fois j'ai +voulu me jeter aux pieds du comte, lui tout avouer, le quitter +après; c'est bien là mon devoir, je le sens clairement, tout +m'avertit que je devrais suivre cette voix intérieure qui ne +nous trompe pas, et qui me crie sans cesse: -- Pars, retourne +sur tes pas, il te reste encore une autre amitié et deux +patries à retrouver, dont l'une est dans le coeur d'Ernest où +tu comptas tes premiers jours de bonheur. Tu déposeras dans ce +coeur noble et grand l'image de Valérie, que tu n'oses garder +dans le tien; tu l'y retrouveras, non telle que ta coupable +imagination te la peint, mais comme l'amie qui doit travailler +au bonheur du comte. Et, malgré tout cela, je ne pars pas, et +lâchement je cherche à m'abuser, et je crois encore que je +pourrai guérir. Il y a quelques jours que j'étais décidé à +prier le comte de me faire aller à l'ambassade à Florence pour +y passer un an. J'avais trouvé une raison plausible pour cela; +je me disais: Du moins, je serai sous le même ciel que +Valérie. Mais je la revis, elle me parla d'un voyage que le +comte lui ferait faire dans huit mois, et je résolus de ne +partir que deux mois avant elle, pour me déshabituer ainsi peu +à peu de sa présence, espérant la revoir à son passage à +Florence. + +Ernest, plus que jamais j'ai besoin de ton indulgence. Je +relis tes lettres, j'entends ta voix me rappeler à la vertu, +et je suis le plus faible des hommes. + + + + +Lettre XVIII. + +Venise, le... + + +T'écrire, te dire tout, c'est revivre dans chaque instant de +la nouvelle existence qu'elle m'a créée. Garde bien mes +lettres, Ernest, je t'en conjure; un jour peut-être, au bord +de nos solitaires étangs ou sur nos froids rochers, nous les +relirons, si toutefois ton ami se sauve du naufrage qui le +menace, si l'amour ne le consume, comme le soleil dévore ici +la plante qui brilla un matin. Hier encore une chose assez +simple en elle-même me montra sa confiance. Tout fortifie sa +naissante amitié, tout alimente ma dévorante passion: elle met +entre nous deux son innocence, et l'univers reste pour elle +comme il est, tandis que tout est changé pour moi. + +Depuis longtemps l'ambassadeur d'Espagne lui avait promis un +bal; cette réunion devait être des plus brillantes, par la +quantité d'étrangers qui sont à Venise, car les nobles +vénitiens ne peuvent fréquenter les maisons des ambassadeurs. +Valérie s'en faisait une fête. A huit heures du soir, j'entrai +chez elle pour lui remettre une lettre; je la trouvai occupée +de sa toilette. Sa coiffure était charmante; sa robe simple, +élégante, lui allait à ravir. -- Dites-moi sans compliment +comment vous me trouvez, me demanda Valérie: je sais que je ne +suis pas jolie, je voudrais seulement ne pas être trop mal; il +y aura tant de femmes agréables! -- Ah! ne craignez rien, lui +dis-je, vous serez toujours la seule dont on n'osera compter +les charmes, et qui ferez toujours sentir en vous une +puissance supérieure au charme même. -- Je ne sais pas, dit-elle +en riant, pourquoi vous voulez faire de moi une personne +redoutable, tandis que je me borne à ne pas vouloir faire +peur. Oui, continua-t-elle, je suis d'une pâleur qui m'effraye +moi-même, moi qui me vois tous les jours, et je veux +absolument mettre du rouge. Il faut que vous me rendiez un +service, Linar. Mon mari, par une idée singulière, ne veut pas +que je mette du rouge; je n'en ai point; mais ce soir, au bal, +paraître avec un air de souffrance au milieu d'une fête, je ne +le puis pas; je suis décidée à en mettre une teinte légère. Je +partirai la première, je danserai; il ne verra rien. Faites-moi +le plaisir d'aller chez la marquise de Rici, sa campagne +est à deux pas d'ici; vous lui demanderez du rouge. Mon cher +Linar, dépêchez-vous, vous me ferez un grand plaisir; passez +par le jardin, afin qu'on ne vous voie pas sortir. -- En disant +ces mots, elle me poussa légèrement par la porte. Je courus +chez la marquise; je revins au bout de quelques minutes: +Valérie m'attendait avec l'impatience d'un enfant, une légère +émotion colorait son teint; elle s'approcha du miroir, mit un +peu de rouge; puis elle s'arrêta pour réfléchir: il me +semblait que j'entendais ce qu'elle se disait. Ensuite elle me +regarda: -- C'est ridicule, dit-elle, je tremble comme si je +faisais une mauvaise action... c'est que j'ai promis... +cependant le mal n'est pas bien grand. Oh! combien il doit +être affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible! +-- En disant cela, elle s'approcha de moi: -- Vous pâlissez, me +dit-elle, -- Elle prit ma main: -- Qu'avez-vous, Linar? Vous +êtes très-pâle. -- Effectivement, je me sentais défaillir; ces +mots: -- Combien il est affreux de faire quelque chose de +vraiment répréhensible! -- étaient entrés dans ma conscience +comme un coup de poignard. Cette crainte de Valérie pour une +faute aussi légère me fit faire un retour affreux sur ma +passion criminelle et mon ingratitude envers le comte. Valérie +avait pris de l'eau de Cologne; elle voulait m'en faire +respirer. Je remarquai que d'une main elle tenait le flacon, +tandis que de l'autre elle ôtait son rouge, en passant ses +jolis doigts sur ses joues. Nous sortîmes un instant après, et +elle monta en voiture. J'allai rêver au bord de la Brenta; la +nuit me surprit, elle était calme et sombre; je suivais le +rivage, désert à cette heure-là, et je n'entendais dans +l'éloignement que le chant de quelques mariniers qui s'en +allaient vers Fusine pour regagner les lagunes. Quelques vers +luisants étincelaient sur les haies de buis comme des +diamants. Je me trouvai insensiblement auprès de la superbe +Villa-Pisani, louée par l'ambassadeur d'Espagne, et j'entendis +la musique du bal. Je m'approchai; on dansait dans un pavillon +dont les grandes portes vitrées donnaient sur le jardin. +Plusieurs personnes regardaient, placées en dehors près de ces +portes. Je gagnai une fenêtre, et je montai sur un grand vase +de fleurs. Je me trouvai au niveau de la salle. L'obscurité de +la nuit et l'éclat des bougies me permettaient de chercher +Valérie sans être remarqué. Je la reconnus bientôt; elle +parlait à un Anglais qui venait souvent chez le comte. Elle +avait l'air abattu; elle tourna ses yeux du côté de la +fenêtre, et mon coeur battit: je me retirai, comme si elle +avait pu me voir. Un instant après, je la vis environnée de +plusieurs personnes qui lui demandaient quelque chose; elle +paraissait refuser et mêlait à son refus son charmant sourire, +comme pour se le faire pardonner. Elle montrait avec la main +autour d'elle, et je me disais: -- Elle se défend de danser la +danse du châle; elle dit qu'il y a trop de monde; bien, +Valérie, bien! Ah! ne leur montrez pas cette charmante danse; +qu'elle ne soit que pour ceux qui n'y verront que votre âme, +ou plutôt qu'elle ne soit jamais vue que par moi, qu'elle +entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l'amour et +intimide les sens. + +On continuait à presser Valérie, qui se défendait toujours et +montrait sa tête, apparemment pour dire qu'elle y avait mal. +Enfin, la foule s'écoula; on alla souper: Valérie resta; il +n'y eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle. +Alors je vis le comte, avec une femme couverte de diamants et +de rouge, s'avancer vers Valérie; je le vis la presser, la +supplier de danser: les hommes se mirent à ses genoux, les +femmes l'entouraient; je la vis céder; moi-même, enfin, +entraîné par le mouvement général, je m'étais mêlé aux autres +pour la prier, comme si elle avait pu m'entendre, et, quand +elle céda aux instances, je sentis un mouvement de colère. On +ferma les portes pour que personne n'entrât plus dans la +salle: lord Méry prit un violon; Valérie demanda son châle +d'une mousseline bleu-foncé; elle écarta ses cheveux de dessus +son front; elle mit son châle sur sa tête; il descendit le +long de ses tempes, de ses épaules; son front se dessina à la +manière antique, ses cheveux disparurent, ses paupières se +baissèrent, son sourire habituel s'effaça peu à peu, sa tête +s'inclina, son châle tomba mollement sur ses bras croisés sur +sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette figure douce et pure +semblaient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la +tranquille résignation; et, quand ses yeux se relevèrent, que +ses lèvres essayèrent un sourire, on eût dit voir, comme +Shakspeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur +auprès d'un monument. + +Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situations +terribles et tantôt des situations attendrissantes, sont un +langage éloquent puisé dans les mouvements de l'âme et des +passions. Quand elles sont représentées par des formes pures +et antiques, que des physionomies expressives en relèvent le +pouvoir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée +de ces avantages précieux, donna la première une idée de ce +genre de danse vraiment dramatique, si l'on peut dire ainsi. +Le châle, qui est en même temps si antique, si propre à être +dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache +tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes +expressions. Mais c'est Valérie qu'il faut voir: c'est elle +qui, à la fois décente, timide, noble, profondément sensible, +trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter +le coeur comme il palpite quand il est dominé par un grand +ascendant; c'est elle qui possède cette grâce charmante qui ne +peut s'apprendre, mais que la nature a révélée en secret à +quelques êtres supérieurs. Elle n'est pas le résultat des +leçons de l'art; elle a été apportée du ciel avec les vertus: +c'est elle qui était dans la pensée de l'artiste qui nous +donna la Vénus pudique et dans le pinceau de Raphaël... Elle +vit surtout avec Valérie; la décence et la pudeur sont ses +compagnes; elle trahit l'âme en cherchant à voiler les beautés +du corps. + +Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant, à la +vérité, cette grâce de convenance qui appartient plus ou moins +à un peuple ou à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas l'idée +de la danse de Valérie. + +Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon âme +déchirée par sa douleur; tantôt elle fuyait comme Galatée, et +tout mon être semblait entraîné sur ses pas légers. Non, je ne +puis te rendre tout mon égarement, lorsque, dans cette magique +danse, un moment avant qu'elle finît, elle fit le tour de la +salle en fuyant ou en volant plutôt sur le parquet, regardant +en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme si elle +était poursuivie par l'Amour. J'ouvris les bras, je l'appelai; +je criais d'une voix étouffée: -- Valérie! ah! viens, viens, +par pitié! c'est ici que tu dois te réfugier; c'est sur le +sein de celui qui meurt pour toi que tu dois te reposer. -- Et +je fermais les bras avec un mouvement passionné, et la douleur +que je me faisais à moi-même m'éveilla, et pourtant je n'avais +embrassé que le vide! Que dis-je? le vide; non, non: tandis +que mes yeux dévoraient l'image de Valérie, il y avait dans +cette illusion, il y avait de la félicité. + +La danse finit: Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie +d'acclamations, vint se jeter sur la croisée où j'étais. Elle +voulut l'ouvrir en la poussant en dehors; je l'arrêtai de +toutes mes forces, tremblant qu'elle ne prît l'air. Elle +s'assit, appuya sa tête contre les carreaux: jamais je n'avais +été si près d'elle; une simple glace nous séparait. J'appuyais +mes lèvres sur son bras; il me semblait que je respirais des +torrents de feu: et toi, Valérie, tu ne sentais rien, rien; tu +ne sentiras jamais rien pour moi! + + + + +Lettre XIX. + +Venise, le... + + +Il n'y a que huit jours que je t'ai écrit, et combien de +choses j'ai à te dire! Combien le coeur fait vivre quand on +rapporte tout à un sentiment dominateur! Il faut que je te +parle d'un petit bal que j'ai donné à Valérie. Sa fête +approchait; j'ai demandé au comte la permission de la célébrer +avec lui. Nous sommes convenus qu'il s'emparerait de la +matinée pour donner à la comtesse un déjeuner à Sala (campagne +à quatre lieues de Venise), où il réunirait plusieurs femmes +de sa connaissance. On devait danser après le déjeuner et se +promener ensuite dans les beaux jardins du parc, que Valérie +aime passionnément. + +Je ne pouvais trouver un lieu plus enchanteur pour seconder +mes projets. Ainsi je demandai la permission d'arranger une +des salles pour le soir; ce qu'on m'a accordé. J'avais eu un +plaisir extrême à m'occuper de ce qui devait l'amuser; je me +disais que ce bonheur-là était innocent, et je m'y livrais; +j'étais plus tranquille depuis que je ne songeais qu'à courir, +à acheter des fleurs, à orner et arranger la salle comme je +voulais qu'elle le fût. + +Hier donc nous partîmes d'assez bon matin pour arriver à Sala +avant la chaleur. Valérie comptait seulement y déjeuner et +revenir le soir à Venise. Il y eut une course de chevaux +donnée par mylord E., qui vient souvent chez le comte, et que +Valérie intéresse beaucoup, sans qu'elle-même s'en aperçoive. +On déjeuna dans des bosquets impénétrables aux rayons du +soleil. La matinée se prolongea: on voulut danser; mais les +femmes, prévenues qu'il y aurait un bal le soir, préférèrent +la promenade, et Valérie bouda un peu. Cela nous mena assez +tard. La marquise de Rici, instruite de nos projets, proposa à +la comtesse de ne pas coucher à Venise, mais de passer chez +elle le reste de la journée et la nuit: on partit fort +gaiement. + +Nous arrivâmes les derniers chez la marquise. Les femmes +avaient eu soin d'apporter d'autres robes, et elles parurent +toutes très-élégamment vêtues. Valérie éprouvait un moment +d'embarras; sa robe était chiffonnée; elle avait couru dans +les bosquets, et, quoiqu'elle me parût mille fois plus jolie, +je la voyais promener des regards inquiets sur sa personne. +Une de ses manches s'était un peu déchirée, elle y mit une +épingle; son chapeau parut lui peser, elle l'ôta, le remit: je +voyais tout cela du coin de l'oeil. La marquise la laissa un +instant s'agiter; puis elle l'appela, et Valérie trouva une +robe des plus élégantes; elle arrivait de Paris: c'était une +galanterie du comte. Son coiffeur se trouva là aussi: on posa +sur ses cheveux une guirlande de mauves bleues, dont la +couleur allait à merveille avec le blond de ses cheveux. Elle +mit un bracelet enrichi de diamants, avec le portrait de sa +mère, que le comte lui avait donné. On m'appela pour me +montrer tout cela, et je me disais en voyant la comtesse +passer d'une glace à l'autre et monter sur une chaise pour +voir le bas de sa robe: -- Elle a bien un peu plus de vanité +que je ne croyais; -- mais je faisais grâce à cette légère +imperfection en faveur du plaisir qu'elle lui donnait. Elle +était surtout enchantée de l'étonnement qu'elle allait causer, +puisqu'elle s'était récriée sur le désordre de sa toilette... +Au moment où elle allait jouir de son triomphe, Marie, qui +l'habillait, toussa; le sang se porta à sa tête; elle faisait +des efforts pour se débarrasser de quelque chose qui la +tourmentait à la gorge... Valérie, tout effrayée, lui demanda +ce qu'elle avait; Marie lui dit qu'elle sentait une épingle +qu'elle avait eu l'imprudence de mettre dans sa bouche, mais +qu'elle espérait que ce ne serait rien. La comtesse pâlit et +l'embrassa pour lui cacher sa frayeur. Je courus chercher un +chirurgien; mais Valérie, tremblant qu'il ne tardât trop à +venir, et n'ayant point de voiture, avait jeté sa guirlande, +remis son chapeau, pris un fichu; elle entraînait Marie, tout +en courant, et se trouva sur mes pas quand je frappai à la +porte du chirurgien, qui demeurait près de Dole, petit bourg. + +Qu'elle me parut irrésistible, Ernest! Ses traits exprimaient +une inquiétude si touchante; son âme entière était sur son +charmant visage. Ce n'était plus cette Valérie enchantée de sa +parure et attendant avec impatience un petit triomphe; c'était +la sensible Valérie, avec toute sa bonté, toute son +imagination, portant le plus tendre intérêt, et toutes les +craintes d'une âme susceptible de vives émotions, sur l'objet +qu'elle aimait, et qu'elle aurait aimé sans le connaître dans +ce moment-là, puisqu'il était en danger. Heureusement Marie ne +souffrait pas beaucoup, et on parvint à retirer l'épingle. La +comtesse leva vers le ciel ses beaux yeux remplis de larmes et +le remercia avec la plus vive reconnaissance. Après avoir bien +fait promettre à Marie qu'elle ne ferait plus la même +imprudence, nous regagnâmes la campagne de la marquise; elle-même +venait à notre rencontre. + +Quand nous arrivâmes, tous les yeux se portèrent sur nous; les +femmes chuchotaient: les unes plaignaient Valérie d'avoir si +chaud; les autres s'attendrissaient sur cette charmante robe, +que les ronces avaient abîmée, et qui méritait plus d'égards. +Valérie commençait à s'embarrasser: sa jeunesse et sa timidité +l'empêchaient de prendre le ton qui lui convenait: elle +paraissait attendre que le comte parlât pour la tirer de cette +situation gênante; mais (ô étrange empire de la multitude sur +les âmes les plus nobles et les plus belles!) le comte lui-même +garda le silence. J'allais parler, il me regarda +froidement: un instinct secret m'avertit que je nuirais à la +comtesse, et je me tus. + +La marquise rentra. Alors le comte se leva et s'approcha d'une +fenêtre; Valérie s'avança vers lui. J'entendis qu'il lui +disait: -- Ma chère amie, vous auriez dû m'appeler; vous êtes +si vive! tout le monde vous a attendue pour le dîner. -- Je la +vis chercher à se justifier. Je tremblais que son mari ne lui +dît quelque chose de désagréable, car il ne pouvait savoir que +ce que les autres lui avaient peut-être mal rendu. Je vis à +côté de moi un jeune enfant de la maison: -- Mon ami, lui +dis-je, allez vite souhaiter la bonne fête à madame la comtesse de +M..., cette jolie dame qui est là, et vous aurez du bonbon. -- +Est-ce sa fête aujourd'hui? -- Oui, oui, allez. -- Il partit, +et, avec sa grâce enfantine, il fit son petit compliment à +Valérie, qui, déjà émue, le souleva, l'embrassa. Ce moyen me +réussit. Comment le comte, rappelé à l'idée de la fête de +Valérie, aurait-il voulu lui faire de la peine ce jour-là? Je +le vis prenant la main de sa femme; je n'entendis pas ce qu'il +lui disait, mais elle sourit d'un air attendri. + +Elle passa dans une pièce attenante, pour arranger ses +cheveux, qui tombaient; je restai à la porte sans oser la +suivre. L'enfant alla auprès d'elle, et lui dit: -- Me +donnerez-vous aussi du bonbon, comme ce monsieur, pour vous +avoir souhaité la bonne fête? -- Quel monsieur, mon petit ami? +-- Mais celui qui est là; regardez. -- Elle m'entrevit, parut me +deviner, et ses yeux s'arrêtèrent sur moi avec reconnaissance; +elle embrassa encore une fois l'enfant, et lui dit: -- Oui, je +vous donnerai aussi du bonbon; mais allez embrasser ce bon +monsieur. -- Avec quel ravissement je reçus dans mes bras cet +enfant chéri! comme je posai mes lèvres à la place où Valérie +avait posé les siennes! Mais comment te rendre, Ernest, ce que +j'éprouvai en trouvant une larme sur la joue de l'enfant, en +la sentant se mêler à tout mon être! Il me sembla aussi +repasser toute ma destinée; cette larme me paraissait la +contenir tout entière. Oui, Valérie, tu ne peux m'envoyer, me +donner que des larmes; mais c'est dans ces témoignages de ta +pitié que se retrancheront désormais mes plus douces +jouissances. + +Je laisse là ma lettre; je suis trop affecté pour continuer. + + + + +Lettre XX. + +Venise, le... + + +J'ai à te raconter encore, mon cher Ernest, tous les détails +de la petite fête que je donnai à la comtesse; il m'en est +resté un souvenir qui ne s'effacera jamais. Je t'ai laissé +avec toutes les émotions que m'avait données le petit messager +de Valérie. Vers les neuf heures du soir, après qu'on eut +quitté la table et qu'elle eut pris un peu de repos, on +proposa une promenade, on prit des flambeaux, et toutes les +voitures partirent. Rien n'était joli comme cette suite +d'équipages et ces flambeaux qui jetaient une vive clarté sur +la verdure des haies et sur les arbres furtivement éclairés. +Valérie ne savait pas où elle allait, et sa surprise fut +extrême quand on la fit descendre à Sala: elle trouva les +jardins éclairés, une musique délicieuse la reçut. Je me +trouvai à l'entrée du jardin, car je l'avais devancée, et je +lui présentai la main pour la conduire à la salle du bal. -- +Qu'est-ce donc que tout cela? me dit-elle. -- C'est Valérie +qu'on voudrait fêter; mais qui peut réussir à exprimer tout ce +qu'elle inspire? et quelle langue lui dirait tout ce qu'on +sent pour elle?... -- La comtesse regardait autour d'elle avec +ravissement. + +Nous arrivâmes à la salle; elle était spacieuse, et tout le +monde fut charmé de voir remplacer ces jardins éblouissants de +lampions par un clair de lune, d'après Voléro. La musique se +tut; les portes se fermèrent; il s'était fait un silence +involontaire de toutes parts, et Valérie l'interrompit: -- Ah! +s'écria-t-elle d'une voix attendrie, c'est Dronnigor. -- Je vis +avec délices que mon idée avait réussi. Un décorateur habile +m'avait parfaitement compris; des vues gravées de la campagne +où Valérie avait passé son enfance et les conseils du comte +nous avaient aidés à exécuter mon plan; on avait peint ce lac, +cette barque où elle conduisait ses soeurs, ces pins avec leurs +formes pyramidales où se balançaient de jeunes écureuils, ces +sorbiers, amis de la jeune Valérie, et cette heureuse maison, +à moitié cachée par les arbres, où elle avait passé ses +premiers jours de bonheur. Tout cela était éclairé par la +lune, qui versait sa tranquille clarté et de longs jets de +lumière sur de jeunes bouleaux, sur les joncs du lac, qui +paraissaient frémir et murmurer, et sur d'aromatiques calamus. +Tu ne conçois pas avec quelle perfection Voléro a imité les +clairs de lune; on la voyait lutter avec les mystères de la +nuit; on entendait aussi dans le lointain les airs de nos +pâtres; j'avais fait imiter leurs chalumeaux, et ces sons +errants, qui tantôt s'affaiblissaient et tantôt devenaient +plus forts, avaient quelque chose de vague, de tendre et de +mélancolique. + +Il y avait le long de la salle des bancs de gazon et de larges +bandes de fleurs: toutes ces fleurs étaient blanches; il +m'avait semblé que cette couleur virginale peignait celle à +qui elles étaient venues se donner; le jasmin d'Espagne, les +roses blanches, des oeillets, des lis purs comme Valérie +s'élevaient partout dans des caisses cachées sous le parquet +gazonné, et son chiffre et celui du comte, simplement enlacés, +étaient suspendus à un pin naturel, planté près de l'endroit +du lac où Valérie avait dit pour la première fois au comte +qu'elle consentait à devenir sa femme. Dis, Ernest, dis, après +cela, si je ne sais pas l'aimer avec cette résignation qui +seule excuse peut-être un peu ce funeste amour! + +Mais il me reste à te détailler ce qui suivit cette première +partie de la fête. A peine fûmes-nous dix minutes dans cette +salle, les uns assis au milieu des fleurs, les autres parlant +à voix basse, tous paraissant aimer cette scène tranquille qui +semblait offrir à chacun quelques souvenirs agréables, que la +toile du fond se leva; une gaze d'argent occupait toute la +place du haut en bas, elle imitait parfaitement une glace. La +lune disparut, et on vit à travers la gaze une chambre +très-simplement meublée, assez éclairée pour qu'on ne perdît rien, +et une douzaine de jeunes filles assises auprès de leurs +rouets, ou le fuseau à la main, travaillant toutes. Leur +costume était celui des paysannes de notre pays; des corsets +d'un drap bleu foncé, un fichu d'une toile fine et blanche +qui, se roulant comme un bandeau, enveloppait pittoresquement +leur tête et descendait sur leurs épaules avec des nattes de +cheveux qui tombaient presque à terre. Ce tableau était +charmant. Une des jeunes filles paraissait se détacher de ses +compagnes; elle était plus jeune, plus svelte, ses bras +étaient plus délicats; les autres semblaient être faites pour +l'entourer. Elle filait aussi; mais elle était placée de +manière à ce qu'on ne vît pas ses traits. A moitié cachée par +son attitude et par sa coiffure, elle était vêtue comme les +autres et paraissait pourtant plus distinguée. Valérie se +reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse, où elle +s'était plu, comme elle le faisait souvent, à travailler au +milieu de plusieurs jeunes filles qu'on élevait chez ses +parents, qui, riches et bienfaisants, recueillaient des +enfants pauvres, les élevaient et les dotaient ensuite. Elle +comprit que j'avais voulu lui retracer le jour où le comte la +vit pour la première fois et la surprit au milieu de cette +scène aimable et naïve. Dès lors, charmé de sa candeur et de +ses grâces, il l'aima tendrement. + +Mais revenons à ce miroir magique, qui ramenait Valérie au +passé. De jeunes filles, élevées dans le conservatoire des +Mendicanti, formaient un groupe, costumées comme nos paysannes +suédoises: elles chantaient mieux qu'elles; et, au lieu de +leurs romances, nous entendîmes des couplets composés pour la +comtesse, accompagnés par Frédéric et Ponto, placés de manière +à ne pas être aperçus. Les voix ravissantes des filles des +Mendicanti, le talent de ces artistes fameux, la sensibilité +de Valérie, contagieuse pour les autres, tout fit de ce moment +un moment délicieux, et les Italiens, habitués à exprimer +fortement ce qu'ils sentent, mêlèrent leurs acclamations à la +joie douce que me faisait ressentir le bonheur de Valérie. + +Le bal commença dans une des salles attenantes; tout le monde +s'y précipita. La toile étant tombée, on vit reparaître le +clair de lune. Valérie resta avec son mari; tous deux +parlèrent avec tendresse du souvenir que cette fête leur +retraçait. Le comte me dit les choses du monde les plus +aimables; sa femme, en me tendant la main, s'écria: -- Bon +Gustave! jamais je n'oublierai cette charmante soirée ni la +salle des souvenirs. -- Elle rentra ensuite avec le comte dans +le bal. Je sortis pour respirer le grand air et m'abandonner +pendant quelques instants à mes rêveries. En rentrant, je +cherchais des yeux la comtesse au milieu de la foule, et, ne +la trouvant pas, je me doutais qu'elle avait cherché la +solitude dans la salle des souvenirs. Je la trouvai +effectivement dans l'embrasure d'une fenêtre: je m'approchai +avec timidité; elle me dit de m'asseoir à côté d'elle. Je vis +qu'elle avait pleuré; elle avait encore les larmes aux yeux, +et je crus qu'elle s'était rappelé la petite discussion du +matin. Je savais combien les impressions qu'elle recevait +étaient profondes, et je lui dis: -- Quoi! madame, vous avez de +la tristesse, aujourd'hui que nous désirons surtout vous voir +contente? -- Non, me dit-elle, les larmes que j'ai versées ne +sont point amères: je me suis retracé cet âge que vous avez su +me rappeler si délicieusement; j'ai pensé à ma mère, à mes +soeurs, à ce jour heureux qui commença l'attachement du comte +pour moi; je me suis attendrie sur cette époque si chère; mais +j'aime aussi l'Italie, je l'aime beaucoup, dit-elle. -- Je +tenais toujours sa main, et mes yeux étaient fixément attachés +sur cette main qui, deux ans auparavant, était libre; je +touchais cet anneau qui me séparait d'elle à jamais, et qui +faisait battre mon coeur de terreur et d'effroi; mes yeux s'y +fixaient avec stupeur. -- Quoi! me disais-je, j'aurais pu +prétendre aussi à elle! Je vivais dans le même pays, dans la +même province; mon nom, mon âge, ma fortune, tout me +rapprochait d'elle; qu'est-ce qui m'a empêché de deviner cet +immense bonheur? -- Mon coeur se serrait, et quelques larmes, +douloureuses comme mes pensées, tombaient sur sa main. -- +Qu'avez-vous, Gustave? dites-moi ce qui vous tourmente. -- Elle +voulait retirer sa main; mais sa voix était si touchante, +j'osai la retenir. Je voulais lui dire... que sais-je? Mais je +sentis cet anneau, mon supplice et mon juge: je sentis ma +langue se glacer. Je quittai la main de Valérie, et je +soupirais profondément. -- Pourquoi, me dit-elle, pourquoi +toujours cette tristesse? Je suis sûre que vous pensez à cette +femme. Je sens bien que son image est venue vous troubler +aujourd'hui plus que jamais; toute cette soirée vous a ramené +en Suède. -- Oui, dis-je en respirant péniblement. -- Elle a +donc bien des charmes, me dit-elle, puisque rien ne peut vous +distraire d'elle? -- Ah! elle a tout, tout ce qui fait les +fortes passions: la grâce, la timidité, la décence, avec une +de ces âmes passionnées pour le bien qui aiment parce qu'elles +vivent, et qui ne vivent que pour la vertu; enfin, par le plus +charmant des contrastes, elle a tout ce qui annonce la +faiblesse et la dépendance, tout ce qui réclame l'appui; son +corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait +incliner, et son âme forte et courageuse braverait la mort +pour la vertu et pour l'amour. -- Je prononçai ce dernier mot +en tremblant, épuisé par la chaleur avec laquelle j'avais +parlé, ne sachant moi-même jusqu'où m'avait conduit mon +enthousiasme. Je tremblais qu'elle ne m'eût deviné, et +j'appuyais ma tête contre un des carreaux de la fenêtre, +attendant avec anxiété le premier son de sa voix. -- Sait-elle +que vous l'aimez? me dit Valérie avec une ingénuité qu'elle +n'aurait pu feindre. -- Oh! non, non, m'écriai-je, j'espère +bien que non; elle ne me le pardonnerait pas. -- Ne le lui +dites jamais, dit-elle; il doit être affreux de faire naître +une passion qui rend si malheureux. Si jamais je pouvais en +inspirer une semblable, je serais inconsolable; mais je ne le +crains pas, et cela me console de ne pas être belle. -- Je +m'étais remis de mon trouble. -- Croyez-vous, madame, que ce +soit la beauté seule qui soit si dangereuse? Regardez milady +Erwin, la marquise de Ponti: je ne crois pas qu'un statuaire +puisse imaginer de plus beaux modèles; cependant on vous +disait encore hier que jamais elles n'avaient excité un +sentiment vif ou durable. Non, poursuivis-je, la beauté n'est +vraiment irrésistible qu'en nous expliquant quelque chose de +moins passager qu'elle, qu'en nous faisant rêver à ce qui fait +le charme de la vie au delà du moment fugitif où nous sommes +séduits par elle; il faut que l'âme la retrouve quand les sens +l'ont assez aperçue. L'âme ne se lasse jamais: plus elle +admire, et plus elle s'exalte; et c'est quand on sait +l'émouvoir fortement, qu'il ne faut que de la grâce pour créer +la plus forte passion. Un regard, quelques sons d'une voix +susceptible d'inflexions séduisantes contiennent alors tout ce +qui fait délirer. La grâce surtout, cette magie par +excellence, renouvelle tous les enchantements. Qui plus que +vous, dis-je, entraîné par le charme de son regard, de son +maintien, a cette grâce? O Valérie (je pris sa main)! Valérie! +dis-je avec un accent passionné. -- Son extrême innocence +pouvait seule lui cacher ce que j'éprouvais. Cependant je +tremblais de lui avoir déplu, et, comme on jouait dans cet +instant une valse très-animée, je la priai, avec la vivacité +qu'inspirait la musique, de danser avec moi, et, sans lui +laisser le temps de réfléchir, je l'entraînai. Je dansais avec +une espèce de délire, oubliant le monde entier, sentant avec +ivresse Valérie presque dans mes bras, et détestant pourtant +ma frénésie. J'avais absolument perdu la tête, et la voix +seule de ce que j'aimais pouvait me rappeler à moi. Elle +souffrait de la rapidité de la valse et me le reprochait. Je +la posai sur un fauteuil; je la conjurai de me pardonner. Elle +était pâle; je tremblais d'effroi: j'avais l'air si égaré, que +Valérie en fut frappée. Elle me dit avec bonté: -- Cela va +mieux, mais une autre fois vous serez plus prudent: vous +m'avez bien effrayée; vous ne m'écoutiez pas du tout. O +Gustave! me dit-elle, avec un accent très-significatif, que +vous êtes changé! -- Je ne répondis rien. -- Promettez-moi, +dit-elle encore, de chercher à recouvrer votre raison: +promettez-le-moi, dit-elle d'une voix attendrie, aujourd'hui, dans ce +jour où vous m'avez montré tant d'intérêt. -- Elle se leva, +voyant qu'on se rapprochait de nous: je lui tendis la main, +comme pour l'aider à marcher, et, en serrant avec respect et +attendrissement cette main, je lui dis: -- Je serai digne de +votre intérêt, ou je mourrai. -- Je m'enfonçai dans les +jardins, où je marchai longtemps en proie à mille tourments +que me créaient les remords dont j'étais déchiré. + + + + +Lettre XXI. + +Venise, le... + + +Je ne t'ai point encore parlé de cette singulière ville, qui +s'élève au sein de la mer et commande aux vagues de venir se +briser contre ses digues, d'obéir à ses lois, de lui apporter +les richesses de l'Europe et de l'Asie, de la servir en lui +amenant chaque jour les productions dont elle a besoin et sans +lesquelles elle périrait au milieu de son faste et de son +superbe orgueil. La place qu'occupe cette cité, d'abord +couverte de pauvres pêcheurs, voyait leurs nacelles raser +timidement ces eaux où voguent maintenant les galères du +sénat. Peu à peu le commerce s'empara de ce passage qui liait +si facilement l'Orient à l'Europe, et Venise devint la chaîne +qui unit les moeurs d'une autre partie du monde à celles de +l'Italie. De là ces couleurs si variées, ce mélange de cultes, +de costumes, de langages, qui donnent une physionomie si +particulière à cette ville et fondent les teintes locales avec +le singulier assemblage de vingt peuples différents. Peu à peu +aussi s'éleva ce gouvernement sage et doux pour la classe +obscure et paisible de la république, implacable et cruel pour +le noble qui aurait voulu le braver ou le compromettre, +semblable à ce Tarquin dont le fer frappait chacune de ces +fleurs qui osait s'élever au-dessus de leurs compagnes. Il +fallait, à Venise, que chaque tête altière pliât ou tombât, si +elle ne se courbait pas sous le fer d'un gouvernement appuyé +sur dix siècles de puissance et enveloppé du lugubre appareil +de l'inquisition et des supplices. + +Aussi rien n'effraye l'imagination comme ce tribunal; tout +vous épouvante: ces gouffres sans cesse ouverts aux +dénonciations; ces prisons affreuses où, courbé sous des +voûtes de plomb que le soleil embrase, le coupable expire +lentement; le silence habitant ces vastes corridors où l'on +craint jusqu'à l'écho, qui redirait un accent imprudent. Et +cependant, autour de cette enceinte, qu'habite l'épouvante et +que frappe si souvent le deuil, le peuple, comme un essaim +d'abeilles, bourdonne le jour et s'endort sur les marches de +ces palais où vivent ses souverains, et, à l'ombre du +despotisme, jouit d'une grande liberté et même d'une coupable +indulgence pour ses crimes. Heureux de paresse et +d'insouciance, le Vénitien vit de son soleil et de ses +coquillages, se baigne dans ses canaux, suit ses processions, +chante ses amours sous un ciel calme et propice, et regarde +son carnaval comme une des merveilles du monde. + +Les arts ont embelli la magnificence des monuments; le génie +du Titien, de Paul Véronèse et du Tintoret ont illustré +Venise: le Palladio a donné une immortelle splendeur aux +palais des Cornaro, des Pisani, et le goût et l'imagination +ont revêtu de beautés ce qui serait mort sans eux. + +Venise est le séjour de la mollesse et de l'oisiveté. On est +couché dans des gondoles qui glissent sur les vagues +enchaînées; on est couché dans ces loges où arrivent les sons +enchanteurs des plus belles voix de l'Italie. On dort une +partie de la journée; on est, la nuit, ou à l'Opéra ou dans ce +qu'on appelle ici des _casins_. La place de Saint-Marc est la +capitale de Venise, le salon de la bonne compagnie, la nuit, +et le lieu du rassemblement du peuple, le jour. Là, des +spectacles se succèdent; les cafés s'ouvrent et se referment +sans cesse; les boutiques étalent leur luxe; l'Arménien fume +silencieusement son cigare; tandis que, voilée et d'un pas +léger, la femme du noble Vénitien, cachant à moitié sa beauté +et la montrant cependant avec art, traverse cette place, qui +lui sert de promenade le matin, et le soir la voit, +resplendissante de diamants, parcourir les cafés, visiter les +théâtres et se réfugier ensuite dans son casin pour y attendre +le soleil. Ajoute à tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui +avoisine Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d'Esclavons, +ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des îles, +ces édifices où domine la majesté, ces colonnes où vivent ces +chevaux, fiers de leur audace et de leur antique beauté. Vois +le ciel de l'Italie fondre ses teintes douces avec le noir +antique des monuments; entends le son des cloches se mêler aux +chants des barcarolles; regarde tout ce monde: en un clin +d'oeil, tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se +baissent religieusement; c'est une procession qui passe. +Observe ce lointain magique; ce sont les Alpes du Tyrol qui +forment ce rideau que dore le soleil. Quelle superbe ceinture +embrasse mollement Venise! C'est l'Adriatique; mais ses vagues +resserrées n'en sont pas moins filles de la mer, et, si elles +se jouent autour de ces belles îles, d'où se détachent de +sombres cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent et +menacent de submerger ces délicieuses retraites. + +Je me promène souvent, Ernest, sur ces quais; je me perds dans +la foule de ce peuple; je m'élance au-delà de cette mer; mais +je ne me fuis pas moi-même. Je voulais cependant ne pas te +parler de moi aujourd'hui. Je cherche à m'étourdir, et je te +peins tout ce qui m'environne pour ne pas te parler d'une +passion que je ne puis dompter. + +Adieu, Ernest; je sens que je te parlerais de Valérie. + + + + +Lettre XXII. + +Venise, le... + + +Non, Ernest, non, jamais je ne m'habituerai au monde; le peu +que j'en ai vu ici m'inspire déjà le même éloignement, le même +dégoût qui me poursuit toujours dès que je suis obligé de +vivre dans la grande société. Tu as beau vouloir que je +cherche par ce moyen à oublier Valérie ou à m'en occuper plus +faiblement; y parviendrai-je jamais? et faut-il encore altérer +mon caractère, l'aigrir? dois-je tâcher de recouvrer la +tranquillité aux dépens des principes les plus consolants? Tu +le sais, mon ami, j'ai besoin d'aimer les hommes; je les crois +en général estimables, et, si cela n'était pas, la société +depuis longtemps ne serait-elle pas détruite? L'ordre subsiste +dans l'univers; la vertu est donc la plus forte. Mais le grand +monde, cette classe que l'ambition, les grandeurs et la +richesse séparent tant du reste de l'humanité, le grand monde +me paraît une arène hérissée de lances, où, à chaque pas, on +craint d'être blessé; la défiance, l'égoïsme et l'amour-propre, +ces ennemis nés de tout ce qui est grand et beau, +veillent sans cesse à l'entrée de cette arène et y donnent des +lois qui étouffent ces mouvements généreux et aimables par +lesquels l'âme s'élève, devient meilleure et par conséquent +plus heureuse. J'ai souvent réfléchi aux causes qui font que +tous ceux qui vivent dans le grand monde finissent par se +détester les uns les autres et meurent presque toujours en +calomniant la vie. Il existe peu de méchants, ceux qui ne sont +pas retenus par la conscience le sont par la société; +l'honneur, cette fière et délicate production de la vertu, +l'honneur garde les avenues du coeur et repousse les actions +viles et basses, comme l'instinct naturel repousse les actions +atroces. Chacun de ces hommes séparément n'a-t-il pas presque +toujours quelques qualités, quelques vertus? Qu'est-ce qui +produit donc cette foule de vices qui nous blessent sans +cesse? C'est que l'indifférence pour le bien est la plus +dangereuse des immoralités; les grandes fautes seules +épouvantent, parce qu'elles effraient la conscience. Mais on +ne daigne pas seulement s'occuper des torts qui reviennent +sans cesse, qui attaquent sans cesse le repos, la +considération, le bonheur de ceux avec qui l'on vit, et qui +troublent par là journellement la société. + +Nous parlions de cela hier encore, Valérie et moi, et je lui +faisais remarquer dans ces réunions brillantes, au milieu de +cette foule de gens de tous les pays qui viennent ici pour +s'amuser, je lui faisais remarquer cette teinte monotone de +froideur et d'ennui répandue sur tous les visages. Les petites +passions, lui disais-je, commencent par effacer ces traits +primitifs de candeur et de bonté que nous aimons à voir dans +les enfants: la vanité soumet tout à une convenance générale; +il faut que tout prenne ses couleurs; la crainte du ridicule +ôte à la voix ses plus aimables inflexions, inspecte jusqu'au +regard, préside au langage et soumet toutes les impressions de +l'âme à son despotisme. O! Valérie! lui disais-je, si vous +êtes si aimable, c'est que vous avez été élevée loin de ce +monde qui dénature tout; si vous êtes heureuse, c'est que vous +avez cherché le bonheur là où le ciel a permis qu'il puisse +être trouvé. C'est en vain qu'on le cherche ailleurs que dans +la piété, dans la touchante bonté, dans les affections vives +et pures, enfin dans tout ce que le grand monde appelle +exaltation ou folie, et qui vous offre sans cesse les plus +heureuses émotions. + +Ernest, je sentais que si je l'aimais ainsi, c'était parce +qu'elle était restée près de la nature; j'entendais sa voix, +qui ne déguise jamais rien; je voyais ses yeux, qui +s'attendrissent sur le malheur, et qui ne connaissent que les +plus célestes expressions; je l'ai quittée brusquement, +Ernest, je l'ai quittée, j'ai craint de me trahir. + + + + +Lettre XXIII. + +Venise, le... + + +J'apprends que toutes mes lettres écrites depuis deux mois +sont à Hambourg, chez M Martin, banquier. Le courrier expédié +par le comte avait eu l'ordre de remettre ses dépêches à notre +consul, à Hambourg, et de se rendre lui-même à Berlin. +Malheureusement il a oublié de remettre le paquet de lettres à +ton adresse. + +Mais qu'aurais-tu appris? Je suis toujours le même, +quelquefois repentant et toujours le plus faible des hommes. +Mon fatal secret est toujours caché à Valérie; mais ma +situation envers le comte est vraiment bien douloureuse. Je +l'ai vu quelquefois au moment de m'interroger; il me disait +qu'il me trouvait triste, que jamais je n'aurais de meilleur +ami: n'était-ce pas me dire qu'il comptait sur ma confiance? +Et, moi, je le fuyais, j'évitais ses regards; je lui +paraissais défiant, ingrat peut-être! Ernest, combien cette +idée me tourmente! Je ne puis t'en dire davantage, le comte +m'attend. + + + + +Lettre XXIV. + +Venise, le... + + +Je ne sais comment je vis, comment je puis vivre avec les +violentes émotions que j'éprouve sans cesse. Etait-ce à moi +d'aimer? Quelle âme ai-je donc reçue! Celles qui sont le plus +sensibles, celle du comte même, qu'elle est loin de souffrir +comme la mienne! et cependant il l'aime bien cette même femme +qui consume ma raison, mon bonheur et ma vie, et qui, sans se +douter de son empire, me verra peut-être mourir sans deviner +la cause de mon funeste sort. Cruelle pensée! Ah! pardonne, +Valérie, ce n'est pas de toi que je me plains, c'est moi que +je déteste. La faiblesse seule peut être aussi malheureuse: +toujours dépendante, elle a des tourments qui n'osent aborder +qu'elle; je traîne à ma suite mille inquiétudes inconnues aux +autres. + +Mais j'oublie que tu ne sais encore rien, non, tu ne conçois +pas ce que j'ai souffert, Ernest; j'ai si peu de raison, si +peu d'empire sur moi-même! Ecoute donc, mon ami, s'il m'est +possible toutefois de mettre un peu d'ordre dans mon récit: +quoique Valérie ne soit qu'au septième mois de sa grossesse, +on a craint qu'elle n'accouchât avant-hier. Son extrême +jeunesse la rend si délicate, qu'on a toujours présumé qu'elle +n'attendrait pas le terme prescrit par la nature. Nous avions +dîné plus tard qu'à l'ordinaire, parce que Valérie ne s'était +pas trouvée bien; vers la fin du repas, je l'ai vue pâlir et +rougir successivement; elle m'a regardé, et m'a fait signe de +me taire; mais, après quelques minutes, elle a été obligée de +se lever: nous l'avons suivie dans le salon, où elle s'est +couchée sur une ottomane; le comte, inquiet, a voulu sur-le-champ +faire chercher un médecin. Valérie ayant passé dans sa +chambre, je n'ai point osé l'y accompagner; mais je suis entré +dans une petite bibliothèque attenante, où je pouvais rester +sans être vu. Là, j'entendais Valérie se plaindre en cherchant +à étouffer ses plaintes; je ne sais plus ce que j'ai senti, +car heureusement les douleurs ont un trouble qui empêche de +les retrouver dans tous leurs détails, tandis que le bonheur a +des repos où l'âme jouit d'elle-même, note pour ainsi dire ses +sensations, et les met en réserve pour l'avenir. + +Il ne m'est resté que des idées confuses et douloureuses de +ces cruels moments. Quand Valérie paraissait souffrir +beaucoup, tout mon sang se portait à la tête, et j'en sentais +battre les artères avec violence. J'étais debout, appuyé +contre une porte de communication qui donnait dans la chambre +de la comtesse; je l'entendais quelquefois parler +tranquillement, et alors le calme revenait dans mon âme. Mais +que devins-je, quand je l'entendis dire qu'elle avait perdu +une soeur en couche de son premier enfant! Je frissonnai de +terreur, le sang paraissait s'arrêter dans mes veines, et je +fus obligé de me traîner le long des panneaux pour m'asseoir +sur une chaise. + +La comtesse appela Marie et lui dit de me chercher; je sortis +de la bibliothèque, j'allai à sa rencontre, et je la suivis +chez Valérie. -- Je vous envoie chercher, Gustave, me dit-elle, +en prenant un air presque gai; mais les traces de la +souffrance qui étaient encore sur son visage ne m'échappèrent +pas: j'ai voulu vous voir un moment, et vous dire que cela ne +sera rien; mes douleurs se passent. J'ai pensé que vous seriez +bien aise d'être rassuré; je sais l'intérêt que vous prenez à +vos amis. -- Avec quelle bonté elle me dit cela! Mes yeux lui +exprimèrent combien j'étais touché qu'elle m'eût deviné. -- +Vous devriez faire de la musique, Gustave, me dit-elle, mais +pas au salon, je ne vous entendrais pas; ici à côté vous +trouverez le petit piano, cela me distraira. -- Savait-elle, +Ernest, qu'il fallait me distraire moi-même et me +tranquilliser? Je trouvai le piano ouvert; il y avait une +romance qu'elle avait copiée elle-même; ce fut celle-là que je +pris, elle m'était inconnue, je me mis à la chanter; je te +noterai le dernier couplet pour que tu voies comment, par une +inconcevable combinaison, cette romance me replongea dans mes +tourments et dans la plus horrible anxiété; elle commence +ainsi: + + +J'aimais une jeune bergère. + + +L'air et les paroles sont, je crois, de Rousseau; il n'y avait +peut-être que moi qui ne connusse pas cette romance. Il me +semblait que Valérie recommençait à se plaindre; je continuai +pourtant. J'arrivai au dernier couplet: + + +Après neuf mois de mariage, + +Instants trop courts! + +Elle allait me donner un gage + +De nos amours, + +Quand la parque, qui tout ravage, + +Trancha ses jours. + + +Ma voix altérée ne put achever; une sueur froide me rendit +immobile: Valérie jeta un cri; je voulus me lever, voler à +elle, je retombai sur ma chaise, et je crus que j'allais +perdre entièrement connaissance. Je me remis cependant assez +pour courir à la porte de l'appartement de la comtesse. +L'accoucheur sortit dans ce moment. -- Au nom du ciel! dis-je +en lui prenant la main et en tremblant de toutes mes forces, +dites-moi s'il y a du danger. -- Il leva les épaules et me dit: +-- J'espère bien que non; mais elle est si délicate qu'on ne +peut en répondre, et elle souffrira beaucoup. -- Il me semblait +que l'enfer et tous ses tourments étaient dans ce mot +_j'espère_. pourquoi ne me disait-il pas: -- _Non_, il n'y a pas de +danger. -- Mais, vous-même, me dit-il, vous ne me paraissez pas +bien. -- Dans tout autre moment j'eusse pu être inquiet de son +observation; mais j'étais si malheureux, que toute autre +considération disparaissait dans cet instant. Je me mis à +courir par toute la maison, mon agitation ne me laissant aucun +repos; je ne sais tout ce qui se passa, mais je me trouvai à +la chute du jour dans les rues de Venise, courant sans +m'arrêter; je voulus demander un verre d'eau dans un café; je +vis un homme de ma connaissance qui s'avançait vers moi; la +crainte qu'il ne m'abordât fit que je me mis à marcher très-vite +du côté opposé; mes forces s'épuisaient entièrement. Je +passais devant une église; elle était ouverte, j'y entrai pour +me reposer. Il n'y avait personne qu'une femme âgée qui priait +devant un autel où était un Christ; à la faible clarté de +quelques cierges, je voyais son visage, où était répandue une +douce sérénité. Ses mains étaient jointes, ses yeux envoyaient +au ciel des regards où se peignait une résignation mêlée d'une +joie céleste. Je m'étais appuyé contre un des piliers de +l'église, quand mes yeux s'arrêtèrent sur cette femme; cette +vue me calma beaucoup; il me semblait que la piété et le +silence qui régnaient autour de moi abattaient la tempête de +mon âme agitée. La femme se leva doucement, passa devant moi, +me fixa un moment avec bienveillance; puis elle regarda la +place où elle avait prié, et reporta ses yeux sur moi; ensuite +elle baissa son voile et sortit. Je m'avançai vers cette +place, je tombai à genoux, je voulus prier; mais l'extrême +agitation que je venais d'éprouver ne me permit pas +d'assembler mes idées. Cependant je souffrais moins; il me +semblait qu'en présence de l'Eternel, sans pouvoir même +l'invoquer, mes peines étaient adoucies par cela seul que je +les déposais dans son sein au milieu de cet asile, où tant de +mes semblables venaient l'invoquer. Je ne faisais que répéter +ces mots: Dieu de miséricorde!... pitié!... Valérie!... puis +je me taisais, et je sentais des larmes qui me soulageaient. +Je ne sais combien de temps je restai ainsi; quand je me +levai, il me sembla que ma vie était renouvelée, je respirais +librement, je me trouvais auprès d'un des plus beaux tableaux +de Venise, une vierge de Solimène; plusieurs cierges +l'éclairaient, des fleurs fraîches encore et nouvellement +offertes à la Madone mêlaient leurs douces couleurs et leurs +parfums à l'encens qu'on avait brûlé dans l'église. C'est +peut-être l'amour, me disais-je, qui est venu implorer la +Vierge; ce sont deux coeurs timides et purs qui brûlent de +s'unir l'un à l'autre par des noeuds légitimes. Je soupirais +profondément, je regardais la Madone; il me semblait qu'un +regard céleste, pur comme le ciel, sublime et tendre à la +fois, descendait dans mon coeur; il me semblait qu'il y avait +dans ce regard quelque chose de Valérie. Je me sentais calmé: +elle ne souffre plus, me disais-je; bientôt elle sera remise, +ses traits auront repris leur douce expression. Elle me +plaindra d'avoir tant souffert pour elle; elle me plaindra, +elle m'aimera peut-être. Insensiblement ma tête s'exalta; je +tombai à genoux. O honte! ô turpitude de mon coeur abject! le +croirais-tu, Ernest? j'osais invoquer le Dieu du ciel et de la +vertu, qui ne peut protéger que la vertu, qui la donna à la +terre pour qu'elle nous fît penser à lui, j'osais le prier +dans ce lieu saint de me donner le coeur de Valérie. Je ne +voyais qu'elle: les fleurs, leur parfum, la mélancolie du +silence qui régnait autour de moi, tout achevait de jeter mon +coeur dans ces coupables pensées. J'en fus tiré par un enfant +de choeur; il m'avait apparemment appelé plusieurs fois, car il +me secoua par le bras: -- Signor, me dit-il, on va fermer +l'église. -- Il tenait un cierge à la main; je le regardais +d'un air étonné; absorbé dans mon délire, j'avais oublié le +lieu sacré où je me trouvais. Le cierge incliné de l'enfant de +choeur me montra la place où j'étais à genoux; c'était un +tombeau: j'y lus le nom d'Euphrosine, et ce nom paraissait +être là pour citer ma conscience devant le tribunal du juge +suprême. Tu le sais, Ernest, c'était le nom de ma mère, de ma +mère descendue aussi au tombeau et qui reçut mes serments pour +la vertu. Il me semblait sentir ses mains glacées, lorsqu'elle +les posa pour la dernière fois sur mon front pour me bénir; il +me semblait les sentir encore, mais pour me repousser. Je me +levai d'un air égaré; je n'osais prier, je n'osais plus +invoquer l'Eternel, et je revoyais Valérie mourante; mon +imagination me la montrait pâle et luttant contre la mort. Je +tordis mes mains; je cachai ma tête en embrassant un des +piliers avec une angoisse inexprimable. -- Oh! Signor, dit +l'enfant effrayé, qu'avez-vous? -- Je le regardais; il voulut +s'éloigner de moi. -- Ne crains rien, lui dis-je, -- et ma voix +altérée le rappela. -- Je suis malheureux, mon ami, ne me fuis +pas. -- Il se rapprocha de moi. -- Etes-vous pauvre? dit-il; +mais vous avez un bel habit. -- Non, je ne suis pas pauvre; +mais je suis bien malheureux. -- Il me tendit sa petite main et +serra la mienne. -- Eh bien, dit-il, vous achèterez des cierges +pour la Madone, et je prierai pour vous. -- Non, pas pour moi, +dis-je vivement, mais pour une dame bien bonne, bonne comme +toi. Oh! viens, lui dis-je en le serrant sur mon coeur et +laissant couler mes larmes sur son visage, viens, être pur et +innocent! toi, qui plais à Dieu et ne l'offenses pas, prie +pour Valérie. -- Elle s'appelle Valérie? -- Oui. -- Et qu'est-ce +qu'il faut demander à Dieu? -- Qu'il la conserve; elle est dans +les douleurs, elle est malade. -- Ma mère est malade aussi, et +elle est pauvre. Valérie l'est-elle aussi? -- Non, mon ami; +voilà ce qu'elle envoie à ta mère. -- Je tirai ma bourse, où il +y avait heureusement de l'or; il me regarda avec étonnement: -- +Oh! comme vous êtes bon! comme je prierai Dieu et la sainte +Vierge tous les jours pour vous! et avant pour... Comment +s'appelle-t-elle? -- Valérie. -- Ah! oui, pour Valérie! -- Ses +mains se joignirent; il tomba à genoux. Pour moi, sans oser +proférer une parole, j'élevais aussi mes mains, je baissais +mes regards vers la tombe; mon coeur était contrit, déchiré; et +il me sembla que je déposais mon repentir et ses supplices au +pied de la croix sur laquelle le Carrache avait essayé +d'exprimer la grandeur du Christ mourant; je voyais devant moi +ce superbe tableau, faiblement éclairé par le cierge de +l'enfant. + + + + +Lettre XXV. + +Venise, le... + + +Toutes mes inquiétudes sont finies; je ne tremble plus pour +celle qui n'a été qu'un moment, il est vrai, la plus heureuse +des mères, mais qui existe, qui se porte bien. Oui, Ernest, +j'ai vu la sensible Valérie, mille fois plus belle, plus +touchante que jamais, répandre sur son fils les plus douces +larmes, me le montrer éveillé, endormi, me demander si j'avais +remarqué tous ses traits, pressentir qu'il aurait le sourire +de son père, et ne jamais se lasser de l'admirer et de le +caresser. + +Hélas! quelque temps après, ces mêmes yeux ont répandu les +larmes du deuil et de la douleur la plus amère: le jeune +Adolphe n'a vécu que quelques instants, et sa mère le pleure +tous les jours. Cependant elle est résignée; mais elle a perdu +cette douce gaieté qui suivit ses premiers transports de +bonheur; la plus profonde mélancolie est empreinte dans ses +traits; ils ont toujours quelque chose qui peint la douleur. +En vain le comte cherche à la distraire; ce qui la calme est +justement ce qui la ramène à Adolphe. Elle a acheté un petit +terrain qui appartient à des religieuses; ce terrain est à +Lido, île charmante, près de Venise: c'est là que l'on a +enterré le fils de Valérie. Le comte a été profondément +affecté de la perte qu'il a faite; je ne l'ai pas quitté +pendant son chagrin. Ma douleur si véritable, la manière dont +je l'exprimais, mes soins assidus ont touché cet homme +excellent. Il m'a témoigné une tendresse si vive! Je voyais +qu'il me savait gré d'avoir quitté mon genre de vie solitaire. +Hélas! il ne saura jamais combien il m'a fallu de courage pour +la fuir, pour lutter contre ces longues habitudes de mon coeur, +si douces, si chères! Je ne serai jamais compris. Toi seul, +Ernest, tu pourras me plaindre, concevoir mes douleurs, et +pleurer sur moi. + + + + +Lettre XXVI. + +Venise, le... + + +Explique-moi, Ernest, comment on peut n'aimer Valérie que +comme on n'aimerait toute autre femme. Hier je me promenais +avec le comte; nous avons rencontré une femme qui était +arrêtée devant une boutique du pont de Rialto. -- Voilà une +bien jolie personne, me dit le comte. -- Je l'ai regardée, et +sa taille et ses cheveux m'ont rappelé Valérie; j'ai eu envie +de dire qu'elle ressemblait à la comtesse, mais je craignais +que ma voix ne me trahît. Cependant, comme il y avait beaucoup +de bruit sur le pont, et qu'il ne m'observait pas, je le lui +ai dit. -- Nullement, m'a-t-il répondu, cette femme est +extrêmement jolie; Valérie a de la jeunesse, de la +physionomie, mais jamais on ne la remarquera. -- J'éprouvais +quelque chose de douloureux, non pas que j'eusse besoin que +d'autres que moi la trouvassent charmante, mais de penser que +je l'aime avec une passion si violente, qu'elle est pour moi +le modèle de tous les charmes, de toutes les séductions, et +que jamais je ne pourrai lui exprimer un seul instant de ma +vie ce que j'éprouve; je n'osais dire au comte combien je le +trouvais injuste. -- Au moins, lui dis-je, on ne peut refuser à +la comtesse le prix des vertus et de la beauté de l'âme. -- Ah! +sans doute, c'est une excellente femme: ce sera une femme bien +essentielle, et quand elle aura été plus dans le monde, elle +sera même extrêmement aimable. -- + +Quoi! Valérie, tu as besoin de plus de développement pour être +extrêmement aimable! Ton esprit, ta sensibilité, tes grâces +enchanteresses ne t'assignent-elles pas déjà la première de +ces places qu'osent te disputer des femmes légères, qui, avec +quelques mines, quelques grâces factices et de froides +imitations de ce charme suprême que la vraie bonté seule +donne, se croient aimables! Comment peux-tu devenir meilleure, +toi qui ne respires que pour le bonheur des autres; qui, +renfermée dans le cercle de tes devoirs, ne comptes tes +plaisirs que par tes vertus; emploies chaque moment de la vie, +au lieu de la dissiper, diriges ta maison et la remplis des +félicités les plus pures! Moi seul, serais-je donc destiné à +te comprendre, à t'apprécier? et n'aurais-je eu cette faculté +que pour devenir si malheureux! Ces tristes réflexions avaient +absorbé mon attention; je marchais silencieusement à côté du +comte, et je me disais: L'homme ne saura-t-il donc jamais +jouir du bonheur que le ciel lui donne? Et cet homme si +distingué, si bien fait pour être heureux par Valérie, ne se +trouverait-il pas en effet plus à envier et plus heureux qu'un +autre? Mais pourquoi, me disais-je, faut-il que le bonheur +soit un délire? Cette ivresse même avec laquelle l'amour le +juge, ne le dégrade-t-il pas? et ne vois-je pas le comte +rendre chaque jour le plus beau des hommages à Valérie, lui +confier son avenir, lui dire qu'elle embellit sa vie, et avoir +besoin d'elle comme d'un air pur pour respirer? Mais j'avais +beau me dire tout cela, je finissais toujours par penser: Ah! +comme je l'aimerais mieux! + + + + +Lettre XXVII. + +Venise, le... + + +Le comte, tu le sais déjà, redoute pour Valérie les courses +qu'elle fait à Lido; mais il finit toujours par céder: ses +affaires l'occupent, et c'est moi qui l'ai accompagnée, avec +Marie, ces jours-ci. Nous y allâmes la semaine passée. Sa +douce confiance m'enchante. Elle est si sûre que ce qu'elle +désire ne trouvera jamais d'opposition de ma part, qu'elle ne +demande pas: -- Pouvez-vous venir avec moi? -- mais elle me dit: +-- N'est-ce pas, Gustave, vous viendrez avec moi? + +J'ai été à Lido en son absence; j'y ai apporté des arbustes +enlevés avec soin d'un jardin, et qui ont continué à fleurir: +j'ai planté des saules d'Amérique et des roses blanches auprès +du tombeau d'Adolphe. Valérie était fort triste le jour que +nous devions y aller ensemble. En débarquant à Lido, je la +voyais oppressée; elle paraissait souffrir beaucoup; ses yeux +étaient mélancoliquement baissés vers la terre. Nous arrivâmes +à l'enceinte du couvent; nous passâmes par une grande cour +abandonnée où l'herbe haute et flétrie par la sécheresse +embarrassait nos pas. La journée était encore fort chaude, +quoique nous fussions déjà à la fin d'octobre. Une des soeurs +du couvent vint nous ouvrir la porte qui donnait sur le petit +terrain que Valérie a acheté. Valérie l'a remerciée; elle lui +a pris la main affectueusement, et lui a dit: -- Ma soeur, vous +devriez remettre une clef à un de mes gondoliers; je vous +donnerai trop souvent la peine d'ouvrir cette porte. Y a-t-il +longtemps que vous êtes dans ce couvent? a-t-elle ajouté. -- +Depuis mon enfance. -- Vous ne vous ennuyez pas? -- Oh! jamais; +la journée ne me paraît pas assez longue. Notre ordre n'est +pas sévère. Nous avons de très-belles voix dans notre couvent; +cela nous fait rechercher par beaucoup de monde. -- Mais vous +ne voyez pas ce monde. -- Je vous demande pardon: nous avons +beaucoup plus de liberté qu'ailleurs, et, avec la permission +de l'abbesse, nous pouvons voir les personnes qu'elle admet. +Les jours de fête, nous ornons l'église de fleurs; nous en +cultivons de bien belles: nous sommes aussi chargées de +l'instruction des enfants. -- Aimez-vous les enfants? Demanda +vivement Valérie. -- Beaucoup, répondit la soeur. -- Dans ce +moment la cloche appela la religieuse. Valérie était restée à +la place où elle nous avait quittés; ses yeux la suivirent. -- +Jamais, dit-elle, elle ne connaîtra la douleur de perdre un +fils bien-aimé! -- Ni les peines de l'amour malheureux! +ajoutai-je en soupirant. -- Elle paraît si calme! Mais aussi +elle ne connaît pas toutes les félicités attachées au bonheur +d'aimer, et il y en a de si grandes! Et puis, Gustave, nous +reverrons les êtres que nous avons aimés et perdus ici-bas. +L'amour innocent, l'amitié fidèle, la tendresse maternelle, ne +continueront-ils pas dans cette autre vie? ne le pensez-vous +pas, Gustave? me demanda-t-elle avec émotion. -- Je le crois, +lui répondis-je, profondément ému; -- et, prenant sa main, je +la mis sur ma poitrine: -- Peut-être alors, lui dis-je, des +sentiments réprouvés ici-bas oseront-ils se montrer dans toute +leur pureté, peut-être des coeurs séparés sur cette terre se +confondront-ils là-bas. Oui; je crois à ces réunions, comme je +crois à l'immortalité. Les récompenses ou les punitions ne +peuvent exister sans souvenirs; rien ne continuerait de nous-mêmes +sans cette faculté. Vous vous rappellerez le bien que +vous fîtes, Valérie, et vous retrouverez dans votre souvenir +ceux que votre bienfaisance chercha sur cette terre; vous +aimerez toujours ceux que vous aimâtes. Pourquoi seriez-vous +punie par leur absence? O Valérie, la céleste bonté est si +magnifique! -- Le soleil, en cet instant, jeta sur nous ses +rayons; la mer en était rougie, ainsi que les Alpes du Tyrol, +et la terre semblait rajeunie à nos yeux et belle comme +l'espérance qui nous avait occupés. Nous arrivâmes à +l'enceinte du tombeau; les arbustes le cachaient: Valérie, +étonnée de ce changement, se douta que je les avais fait +planter; elle me remercia d'une voix attendrie, en me disant +que j'avais réalisé son idée. Nous écartâmes des branches +touffues d'ébéniers qui avaient fleuri encore une fois dans +cette automne et quelques branches de saule et d'acacia. +Valérie fixa ses regards sur la tombe d'Adolphe; ses larmes +coulèrent; elle leva ses yeux au ciel; je vis ses lèvres se +remuer doucement, son visage s'embellir de piété; elle priait +pour son fils. Des voix célestes se mêlèrent à ce moment +d'attendrissement; les religieuses chantaient de saintes +strophes qui arrivaient jusqu'à nous, à travers le silence, au +moment où le soleil se retirait lentement, abandonnant la +terre et s'éteignant au milieu des vagues, comme la vie de +l'homme qui s'éteint, qui paraît tomber dans l'abîme des +ténèbres, pour en ressortir plus belle et plus brillante. + + + + +Lettre XXVIII. + +Venise, le... + + +Le comte veut distraire Valérie de sa douleur; il craint pour +sa santé, il trouve qu'elle est maigrie; il veut, dit-on, +hâter son voyage de Rome et de Naples. Il paraît qu'il n'en a +point encore parlé à sa femme. C'est mon vieux Erich qui a +appris du valet de chambre du comte qu'on faisait en secret +les préparatifs du voyage, afin de surprendre Valérie plus +agréablement. Ernest, j'ai parlé souvent avec enthousiasme au +comte de cette belle partie de l'Italie, du désir que j'avais +de la voir; eh bien, s'il me proposait d'être de ce voyage, je +refuserais, je refuserais, j'y suis décidé. Est-ce à moi à +abuser de son inépuisable bonté? Si, par un miracle, je n'ai +pas encore été le plus méprisable des hommes; si mon secret +est encore dans mon sein; si l'extrême innocence de Valérie +m'a mieux servi que ma fragile vertu, l'exposerai-je, ce +funeste secret, au danger d'un nouveau voyage, à cette +présence continuelle, à cette dangereuse familiarité? Non, +non, Ernest, je refuserai; et si je pouvais ne pas le faire, +après avoir si clairement senti mon devoir, il faudrait ne +plus m'aimer. O ma mère! du haut de votre céleste séjour, +jetez un regard sur votre fils! il est bien faible, il s'est +jeté dans bien des douleurs; mais il aime encore cette vertu, +cette austère et grande beauté du monde moral, que vos leçons +et votre exemple gravèrent dans son coeur. + + + + +Lettre XXIX. + +Venise, le... + + +Toi seul, tu es assez bon, assez indulgent pour lire ce que je +t'écris, et ne pas sourire de pitié comme ceux qui se croient +sages et que je déteste. + +Hier, dans la sombre rêverie qui enveloppe tous mes jours et +dans laquelle je ne pense qu'à Valérie et à l'impossibilité +d'être jamais heureux, je suivais le tumulte de la place +Saint-Marc; le jour baissait. Le vaste canal de la Judeïca +était encore rougi des derniers rayons du soir, et les vagues +murmuraient doucement; je les regardais fixément, arrêté sur +le quai, quand tout à coup le bruit d'une robe de soie vint me +tirer de ma rêverie. Elle avait passé si près de moi, que mon +attention avait été éveillée. Je levai les yeux, et mon coeur +battit avec violence; la femme qui avait passé près de moi, +dont je ne pouvais voir les traits, mais dont je voyais encore +la taille, les cheveux, je crus... je crus que c'était elle; +le trouble qu'elle m'inspire toujours me retint à ma place; je +n'osais la suivre, éclaircir mes doutes. Elle avait encore +l'habillement du matin; le zendale, le mystérieux zendale, qui +tantôt voile et tantôt cache toute la figure, la grande jupe +de satin noir, le corset de satin lilas, le même que Valérie +porte toujours, et que je lui avais encore vu la veille; un +voile noir enveloppait sa tête et laissait échapper une boucle +de cheveux cendrés, de ces cheveux qui ne peuvent être qu'à +Valérie. Est-ce la comtesse? me disais-je. Mais seule, sans +aucun de ses gens, traversant ce quai, à cette heure, c'est +impossible; et si, comme elle le fait souvent, elle allait +chercher l'indigence, Marie, sa chère Marie serait avec elle. +Tout en observant cette femme, je la suivais machinalement. +Enfin elle s'est arrêtée devant une maison de bien peu +d'apparence. Elle a frappé un grand coup de marteau; le jour +était entièrement tombé. -- Qui est là? cria une voix cassée. +Ah! c'est toi, Bianca? -- En même temps la porte s'ouvrit, et +je vis disparaître cette femme. Je restai anéanti de surprise +à cette place, où me retenaient encore l'étonnement, la +curiosité et un charme secret. Il faut que je revoie cette +femme, me disais-je... Quelle étonnante ressemblance! Il +existe donc encore un être qui a le pouvoir de faire battre +mon coeur! Mille idées confuses s'associaient à celle-là: si je +voyais partir Valérie de Venise, si je m'éloignais d'elle, +comme une loi sévère me l'ordonne, alors il me resterait +quelque chose qui rendrait mes souvenirs plus vivants, un être +qui aurait le pouvoir de me retracer l'image de Valérie. Ah! +sans doute jamais je ne pourrais un seul instant lui être +infidèle. Mais, comme on voudrait arrêter l'ombre d'un objet +aimé, quand on ne peut l'arrêter lui-même, ainsi cette femme +me la rappellera. La nuit était venue, elle était sombre; je +m'étais assis sous les fenêtres du rez-de-chaussée; je pensais +à Valérie, quand j'entendis ouvrir une des jalousies; je levai +la tête, et je vis de la lumière; une femme s'avança, s'assit +sur la fenêtre; je me doutais que c'était Bianca, et toute ma +curiosité était revenue. Je sentis, après quelques minutes, +quelque chose tomber à mes pieds; c'était des écorces d'orange +que Bianca venait de jeter. Le croirais-tu, Ernest? l'écorce +d'une orange, le parfum d'un fruit dont l'Italie entière est +couverte, que je vois, que je sens tous les jours, me fit +tressaillir, remplit d'une volupté inexprimable tous mes sens. +Il y avait quinze jours qu'assis auprès de Valérie, sur le +balcon qui donne sur le grand canal, elle me parla de son +voyage à Naples et du projet du comte de m'emmener avec lui; +je sentis mes joues brûlantes et mon coeur battre et défaillir +tour à tour; tantôt de ravissantes espérances me +transportaient aux bords de ce rivage enchanté; Valérie était +à mes côtés, et les félicités du ciel m'environnaient; mais +bientôt je soupirais, n'osant me livrer à ces images de +bonheur, forcé à plier sous la terrible loi que me prescrivait +le devoir, décidé à refuser ce voyage, et n'ayant pas la force +de prononcer mon propre arrêt. Valérie avait engagé les autres +à aller souper, se plaignant d'un léger mal de tête, et ne +voulant manger que quelques oranges qu'elle me pria de lui +apporter, nous étions restés seuls; j'étais assis à ses pieds +sur un des carreaux de son ottomane; je me livrais à la +volupté d'entendre sa voix me dépeindre tous les plaisirs +qu'elle se promettait de ce voyage; mon imagination suivait +vaguement ses pas; et l'instant où je la voyais s'éloigner de +moi jetait un voile mélancolique sur toutes ces images. -- +Bientôt, dit-elle, nous verrons Pausilippe, et ce beau ciel +que vous aimez tant. -- Impatientée de ce que je ne partageais +pas assez vivement ce qui l'enchantait, elle me jeta quelques +écorces d'oranges. J'en vis une que ses lèvres avaient +touchée, je l'approchai des miennes; un frisson délicieux me +fit tressaillir; je recueillis ces écorces; je respirai leur +parfum; il me semblait que l'avenir venait se mêler à mes +présentes délices; la douce familiarité de Valérie, sa bonté, +l'idée de ne la quitter que pour peu de temps, tout fit de ce +moment un moment ravissant. Je me disais qu'au sein des +privations, condamné à un éternel silence, j'étais encore +heureux, puisque je pouvais sentir cet amour, dont les +moindres faveurs surpassaient toutes les voluptés des autres +sentiments. + +Voilà, mon ami, voilà le souvenir qui ce soir revint avec tant +de charme; et, quand, assis sous le même ciel qui nous avait +couverts, Valérie et moi, environné d'obscurité et de l'air +tiède et suave de l'Italie, le coeur toujours plein d'elle, je +sentis ce même parfum, dis-moi, mon Ernest, quand tout se +réunissait pour favoriser mon illusion et me rappeler ce +moment magique, mon délire était-il donc si étonnant? + + + + +Lettre XXX. + +Venise, le... + + +Elle est partie, je te l'ai déjà dit; je te le répète, parce +que cette pensée est toujours là pour appesantir mon +existence. Il me semble que je traîne après moi des siècles +dans ces espaces qu'on nomme des jours. Je ne souffre que de +cet ennui, qui est un mal affreux, de cet ennui insurmontable, +qui place dans une vaste uniformité tous les instants comme +tous les objets. Rien ne m'émeut, pas même son idée. Je me +dis: Elle n'est plus là; mais à peine ai-je la force de la +regretter; je me sens mort au dedans de moi, quoique je marche +et que je respire encore. Quelle est donc cette terrible +maladie, cette langueur qui me fait croire que je ne suis plus +susceptible de passion, ni même d'un intérêt vif, qui me +ferait envier les hommes les plus médiocres, seulement parce +qu'ils ont l'air d'attacher du prix aux choses qui n'en ont +point? Quand la nature, et sa grandeur, et son silence me +parlaient, était-elle autre qu'elle n'est aujourd'hui? Où +sont-elles, les voix de la montagne, des torrents, des forêts? +Sont-elles éteintes? ou bien l'homme porte-t-il en lui, avec +la faculté de mesurer la grandeur, le pouvoir de rêver aussi +d'ineffables harmonies? Ah! sans doute il est un langage +vivant au dedans de nous-mêmes, qui nous fait entendre tous +ces secrets langages. Les ondes deviennent pittoresques en +réfléchissant de beaux paysages; mais, pour les réfléchir, il +faut qu'elles soient pures. + +Il semble qu'un ouragan ait passé au dedans de moi et y ait +tout dévasté; et cet amour, qui crée des enchantements, n'a +laissé après lui, pour moi, qu'un désert. + +Je sens que je m'abandonne moi-même. Quand je la voyais, +j'étais souvent malheureux. Forcé de lui cacher mon amour, +comme on cache un délit, je voyais un autre en être aimé, +suffire à son bonheur, et cet autre était un bienfaiteur, un +père, que je craignais d'outrager; et je sentais en moi un +autre empire, une force de passion qui me rejetait dans un +coupable vertige. Ainsi, forcé de les aimer tous deux, ne +pouvant échapper à aucun de ces deux ascendants, ma vie était +une lutte continuelle; mais, au milieu des vagues, je +m'efforçais encore d'atteindre l'un ou l'autre rivage. L'un, +escarpé et sévère, m'effrayait; mais je voyais la vertu me +tendre la main, et il y avait quelque chose en moi qui, dès +mes plus jeunes années, m'animait pour elle. L'autre rivage +était comme une de ces belles îles jetées sur des mers +lointaines, dont les parfums viennent enivrer le voyageur, +avant même qu'il les aperçoive. Je fermais les yeux, je +perdais la respiration, et la volupté m'entraînait comme un +faible enfant; mais dans ces courts instants, au moins, +j'avais le bonheur de l'ivresse, qui ne compte pas avec la +raison. Sans doute, je me réveillais, et c'était pour +souffrir; mais, dans ces jours de danger et souvent de +douleurs, j'étais soutenu par une activité, par une fièvre de +passion, par des moments d'orgueil, par des moments plus beaux +de défiance, et que la vertu réclamait: mon existence se +composait de grandes émotions et le souffle de Valérie, +quelque chose qui arrivât, m'environnait, et m'empêchait de +m'éteindre comme à présent. + + + + +Lettre XXXI. + +Venise, le... + + +Il y a bien longtemps, mon ami, que je ne t'ai écrit; mais +qu'avais-je à te dire? Parle-t-on d'un rivage abandonné, où +tout attriste, d'où les eaux vives se sont retirées, et sur +lequel a passé le vent de la destruction, qui a tout desséché? +Mais, actuellement que l'espérance d'être moins malheureux est +venue derechef visiter mon âme, je pense à toi, toi, dont +l'amitié jeta de si beaux rayons dans ma vie; toi, que +j'aimais dans cet âge qui prépare aux longues affections, dans +l'enfance, où le coeur n'a été rétréci par rien. + +Ernest, je suis moins malheureux: que dis-je? je ne le suis +plus. Je vis, je respire librement; je pense, je sens, j'agis +pour elle: et si tu savais ce qui a produit cet énorme +changement! Une pensée d'elle est venue me toucher, à cent +lieues de distance. Il m'a semblé qu'elle reprenait des rênes +abandonnées, qu'elle se chargeait de ma conduite, et j'ai +soulevé ma tête, un sang plus chaud a circulé dans mes veines, +une douce fierté a relevé mon regard abaissé vers la terre. + +Il y a eu hier deux mois qu'elle est partie. On est venu me +demander à l'hôtel, pour me dire qu'il y avait à la douane des +caisses de Florence, avec une lettre de la comtesse, qu'on me +priait de réclamer moi-même. A ces mots, je sentis le reste de +mon sang se porter à mon coeur en battements précipités et +inégaux; j'éprouvais une impatience qui contrastait bien avec +mon état; j'étais si faible qu'à peine pouvais-je m'habiller, +et mes yeux voyaient tous les objets doubles. Enfin, j'ai +suivi mon conducteur. J'ai trouvé la lettre; mais je n'ai osé +la lire, de peur de me trouver mal, et je la serrais +convulsivement dans mes doigts; et quand je pus me dérober à +la vue des commis, je la portai à mes lèvres. Je pris une +gondole; j'embarquai les caisses; j'allai tout près de là dans +un jardin solitaire, et je m'étendis sous un laurier: déjà +sensible aux douces émotions, je laissais venir sur ma tête +les rayons du soleil, qui allait se coucher dans la mer; je +comptais déjà avec les plaisirs, et, puisque je vivais depuis +deux instants, je voulais déjà vivre heureux. Voilà bien +l'homme! Et qu'est-ce qui m'avait tiré de cet état de stupeur? +Une feuille de papier. Je ne savais encore ce qu'elle +contenait, n'importe: avec elle étaient revenus mes souvenirs, +mon imagination; c'était Valérie qui l'avait touchée, c'était +elle qui avait pensé à moi. Longtemps je ne pus lire; des +nuages épais couvraient mes yeux; quelquefois je frissonnais, +et je me disais: -- Peut-être le comte a-t-il été rappelé et ne +reviendra-t-il pas à Venise. -- Quand je pus lire, je cherchai +les dernières lignes, pour voir s'il n'y avait rien +d'extraordinaire, si elles ne disaient pas un plus long +adieu... je vis: -- Faites suspendre mon portrait dans le petit +salon jaune où nous prenons le thé. + +Oh! quels moments d'enivrante extase! Valérie, je reverrai tes +traits chéris, je pourrai les voir à toute heure! Le matin, +quand l'aube encore douteuse n'aura paru que pour moi, je +volerai à ce salon chéri, ou plutôt, ignoré du reste de la +maison, j'y passerai les nuits, je croirai voir ton regard sur +moi, et tu viendras encore, comme un esprit bienfaisant, dans +mes songes. Mon ami, malgré moi il faut que je finisse; je +suis trop faible pour écrire de longues lettres. + + + + +Lettre XXXII. + +Venise, le... + + +Voilà la copie de la lettre de Valérie; ne pouvant dormir, je +l'ai transcrite pour toi, mon ami. Quelle nuit délicieuse je +viens de passer! Je me suis établi dans le petit salon jaune: +j'y avais fait placer le portrait de Valérie; mais tu ignores +encore ce qu'il y a d'enchanteur pour moi dans ce tableau, +peint par Angelica; je veux que, toi-même, tu l'apprennes dans +les paroles ingénues et presque tendres de Valérie. Reviens +avec moi au salon, Ernest. Au-dessous du tableau, qui occupe +une grande place, est une ottomane de toile des Indes: je m'y +suis assis; j'ai fait du feu; j'ai mis auprès de l'ottomane un +grand oranger que Valérie aimait beaucoup; j'ai arrangé la +table à thé; j'en ai pris comme j'en prenais avec elle, car +elle l'aime passionnément. Le parfum du thé et de l'oranger, +la place où elle était assise, et où je n'ai eu garde de +m'asseoir, croyant la voir occupée par elle, tout m'a rappelé +ce temps de ravissants souvenirs... Je suis resté comme cela +jusqu'à deux heures du matin, et puis j'ai lentement copié sa +lettre, m'arrêtant à chaque ligne, comme on s'arrête en +revoyant, après une longue absence, son lieu natal, à chaque +place qui vous parle du passé. + + +COPIE DE LA LETTRE DE VALERIE. + + +"Vous n'avez pas cru, bon et aimable Gustave, que vos amis +aient pu vous oublier au milieu de leur bonheur. Si j'ai tardé +si longtemps à vous écrire, c'est que j'ai voulu vous faire +plus d'un plaisir à la fois; et je savais que mon portrait +vous en ferait, surtout parce qu'il vous rappellerait des +moments que vous aimiez. J'ai donc retardé ma lettre, et vous +avez aujourd'hui les traits de Valérie; vous avez les +souvenirs de Lido, et ces paroles, que je voudrais rendre +touchantes, par l'amitié si vraie que j'ai pour vous. + +"Que n'ai-je, comme vous ou comme mon mari, étudié l'histoire +et les arts, pour vous parler plus dignement de tout ce que je +vois! Mais je ne suis qu'une ignorante; et si j'ai senti, ce +n'est pas parce que je sais penser, c'est parce qu'il y a des +choses si belles qu'elles vous transportent, et qu'elles +semblent éveiller en vous une faculté qui vous avertit que +c'est là la beauté. Je vous écris de Florence, qui est, dit-on, +la ville des arts. Ah! la nature l'a bien adoptée! Aussi, +que de fois j'ai rêvé aux bords de l'Arno et sous les épais +ombrages des Caccines! Cela m'a rappelé nos promenades de Sala +et près de Vérone. Il n'y a pas de cirque ici; mais que de +monuments appellent l'attention! que d'écoles différentes ont +envoyé leurs chefs-d'oeuvre! C'est ici aussi que vivent la +Vénus et le jeune Apollon; on peut réellement dire qu'ils +vivent; ils sont si purs, si jeunes, si aimables! Ne sachant +rien dire moi-même, il faut que je vous rende ce que disait +mon mari: que la Vénus est belle; et l'on sent pourtant que, +s'il y avait une femme comme celle-là, les autres n'en +pourraient être jalouses. Elle a si bien l'air de s'ignorer, +d'être étonnée d'elle-même! Sa pudeur la voile; quelque chose +de céleste couvre ses formes; et elle intimide en paraissant +demander de l'indulgence. J'ai été à la fameuse galerie du +grand duc; j'y ai vu la Madona della Seggiola, de Raphaël; mes +regards se sont pénétrés de sa haute beauté. Quel céleste +amour remplit ses traits si purs! Un saint respect, un doux +ravissement sont entrés dans mon coeur. + +"J'ai vu, non loin d'elle, un tableau d'un maître peu connu; +c'était un berceau et une jeune femme assise à côté. Soudain +je me suis prise à pleurer, et j'ai pensé à mon fils et aux +douces félicités que j'avais rêvées si souvent: je me suis +retracé ce berceau où je ne l'ai couché que deux fois; ce +berceau que je m'étais si délicieusement peint, tantôt éclairé +par le premier rayon du soleil, et mon enfant dormant, tantôt +moi-même m'arrachant au sommeil, murmurant sur lui de douces +paroles pour l'endormir; et je me disais: "O mon jeune +Adolphe! tu es tombé de mon sein comme une fleur de deux +matins, et tu es tombé dans le cercueil! et mes yeux ne te +verront plus sourire!" Et je me suis retirée dans l'embrasure +d'une fenêtre, où j'ai abondamment pleuré, cherchant à cacher +mes larmes. Mon mari, qui est survenu, a voulu me consoler. +Vous savez combien cet être si aimable, si excellent, a de +pouvoir sur moi; mais ma douleur ne m'en a pas moins aussi +ramenée à votre souvenir, à votre infatigable patience. Oh! +comme vous cherchiez toujours à calmer mes peines! comme vous +me parliez toujours de mon Adolphe! Je n'ai rien oublié, +Gustave. Je vous vois encore, à Lido, changer mon aride +douleur en larmes mélancoliques, et cueillir auprès du tombeau +de mon fils les roses que vous y aviez fait croître: ces +fleurs, si souvent destinées au bonheur, me paraissaient mille +fois plus belles par le triste contraste même de leur beauté +et de la mort; tant la pensée qui touche l'âme embellit tout! + +"Ces chers et tristes souvenirs m'ont donné le désir de les +arrêter encore, de les fixer, et, si je quitte une fois Venise +et la place où dort mon Adolphe, de les emporter dans une +terre où ils me rappelleront vivement Lido. + +"Mon mari désirait depuis longtemps avoir mon portrait, fait +par la fameuse Angelica, et j'ai pensé qu'un tableau tel que +j'en avais l'idée pouvait réunir nos deux projets. Ma pensée a +merveilleusement réussi; jugez-en vous même. N'est-ce pas +Valérie, telle qu'elle était assise si souvent à Lido; la mer +se brisant dans le lointain, comme sur la côte où je jouais +dans mon enfance; le ciel vaporeux; les nuages roses du soir, +dans lesquels je croyais voir la jeune âme de mon fils; cette +pierre qui couvre ses formes charmantes, maintenant, hélas! +décomposées; et ce saule si triste, inclinant sa tête, comme +s'il sentait ma douleur; et ces grappes de cytise, qui +caressent en tombant la pierre de la mort; et, dans le fond, +cette antique abbaye où vivent de saintes filles, qui ne +seront jamais mères, dont la voix nous paraissait la musique +des anges; n'est-ce pas le tableau fidèle de cette scène +d'attendrissante douleur? Quelque chose y manque encore: c'est +l'ami qui consolait Valérie et ne l'abandonnait pas à sa morne +douleur; c'est Gustave. Peut-il la croire assez ingrate pour +l'avoir oublié? Valérie ne pouvait le placer lui-même dans le +tableau; mais il y est pourtant, il s'y reconnaîtra. Qu'il se +rappelle le 15 novembre, où j'étais allée seule à Lido, où, +dans une sombre tristesse, mes yeux restaient attachés sur la +tombe d'Adolphe: Gustave accourut; il apportait un jeune +arbuste, qu'il voulait planter près de cette place; il avait +aussi des lilas noués dans un mouchoir: il savait combien +j'aimais cette fleur hâtive et douce, et ses soins en avaient +obtenu quelques-unes de la saison même qui les refuse presque +toujours. Leur parfum me réveilla de ma sombre rêverie! je vis +Gustave si heureux de m'en apporter, que je ne pus m'empêcher +de lui sourire pour l'en remercier; et Gustave retrouvera dans +le tableau, près de la place où je suis assise, un mouchoir +noué d'où s'échappent des lilas, et son nom tracé sur le +mouchoir. + +"Je vous envoie aussi une très-belle table de marbre de +Carrare, rose comme la jeunesse, et veinée de noir comme la +vie; faites-la placer sur le tombeau de mon fils. Elle n'a que +cette simple inscription: _Ici dort Adolphe de M..., du double +sommeil de l'innocence et de la mort_. + +"Je vous envoie aussi de jeunes arbustes que j'ai trouvés dans +la Villa-Médicis, qui viennent des îles du Sud et fleurissent +plus tard que ceux que nous avons déjà: en les couvrant avec +précaution l'hiver, ils ne périront pas, et nous aurons encore +des fleurs quand les autres seront tombées. + +"Mon mari vous écrira de Rome: il vous envoie deux vues de +Volpato. Faites placer mon portrait dans le petit salon jaune, +où nous prenons le thé ordinairement. " + + +Eh bien, Ernest, que dis-tu de cette charmante lettre, si +enivrante pour moi et pourtant si pure? Que je serais le plus +abject des hommes, si je pensais à Valérie autrement qu'avec +la plus profonde vénération! Qu'elle est touchante, cette +lettre! Qu'elle est belle, l'âme de Valérie, de celle qui +daigne être ma soeur, mon amie! et qu'il serait lâche celui +dont la passion ne s'arrêterait respectueusement devant cet +ange, qui ne semble vivre que pour la vertu et la tendresse +maternelle! + + + + +Lettre XXXIII. + +Venise, le... + + +J'ai repris ma santé; au moins, je suis mieux. Je m'occupe de +mes devoirs, et mes jours ne se passent pas sans que je ne +compte même de grands plaisirs. Chaque matin je visite le +tableau; je me remplis de cette douce contemplation; je +retrouve Valérie: il me semble, dans ces heures d'amour et de +superstition, qu'elle me voit, qu'elle m'ordonne de ne pas me +livrer à une honteuse oisiveté, à un lâche découragement, et +je travaille. + +Cette maison, qui me paraissait si triste depuis qu'elle est +partie, est redevenue une habitation délicieuse, depuis que je +suis souvent dans le salon jaune; la ressemblance du portrait +est frappante: ce sont absolument ses traits, c'est +l'expression de son âme, ce sont ses formes. Il m'arrive +quelquefois de lui parler, de lui rendre compte de ce que j'ai +fait. Je retourne souvent à Lido. J'ai planté les arbustes +qu'elle m'a envoyés; j'ai fait mettre aussi la pierre sur le +tombeau d'Adolphe. Hier je suis resté fort tard à Lido; j'ai +vu la lune se lever. Je me suis assis au bord de la mer; j'ai +repassé lentement toute cette époque qui contient ma vie, +depuis que je connais Valérie: je me suis retracé ces soirées +où, assis ensemble, nous entendions murmurer le jonc flétri +autour de nous; où la lune jetait une douteuse et pâle clarté +sur les ondes, sur les nacelles des pêcheurs; où sa timide +lueur arrivait en tremblant entre les feuilles de quelques +vieux mûriers, comme mes paroles arrivaient en tremblant sur +mes lèvres et parlaient à Valérie d'un autre amour. Alors +aussi les filles de sainte Thérèse entonnèrent de saints +cantiques; et ces voix, réservées pour le ciel seul, arrivant +tranquillement à nous, conjurèrent l'orage de mon sein, comme +autrefois le divin législateur des chrétiens conjurait la +tempête de la mer et ordonnait aux vagues de se calmer. Tout +cela m'est revenu dans cette mémoire que nous portons dans +notre coeur, et qui n'est jamais sans larmes et sans doux +attendrissement. + +Peut-être ne devrais-je pas penser ainsi à Valérie, revenir à +elle par tous les objets qui me la retracent; je le sens bien: +il n'est pas prudent de chercher le calme par ces chemins +dangereux. + +Mais, enfin, l'essentiel n'est-il pas de me retrouver +moi-même? et, avant de jeter le passé dans l'abîme de l'oubli, ne +faut-il pas chercher à acquérir des forces? Si je faisais +chaque jour seulement un pas, si je pouvais m'habituer à la +chérir tranquillement... Oui, je te le promets, Ernest, je le +ferai, ce pas qui, en m'éloignant d'elle, m'en rapprochera et +me rendra digne de son estime et de la tienne. + + + + +Lettre XXXIV. + +ERNEST A GUSTAVE. + +H, le 26 janvier. + + +Je suis en Scanie, cher Gustave; j'ai quitté Stockholm, et, +pour retourner chez moi, j'ai passé par tes domaines. J'ai +fait le voyage avec l'extrême vitesse que permet la saison: +mon traîneau a volé sur les neiges. Hélas! pourquoi ce +mouvement si rapide ne me rapprochait-il pas de toi? Depuis +près de deux mois j'ignore ce que tu fais, et cela ajoute +encore aux chagrins de l'absence. Je sais, d'ailleurs, combien +le départ de Valérie t'a affligé. Pauvre ami! que fais-tu? +Hélas! je le demande en vain à la nature engourdie autour de +moi; mon coeur même, mon coeur si brûlant d'amitié, ne me répond +pas quand je l'interroge sur ton sort: il me présage je ne +sais quoi de triste et même de sombre. Gustave, Gustave, tu +m'effraies souvent... Je voudrais partir, te voir, me rassurer +sur ta destinée. Cher ami, je le sens, je ne puis plus vivre +sans toi... J'irai t'arracher à ces funestes lieux. Tu le +sais, sous cette apparence de calme, ton ami porte un coeur +sensible, et c'est peut-être cette même sensibilité qui a +trouvé dans l'amitié de quoi suffire doucement à mon coeur. + +Je continuerai ma lettre demain; je t'écrirai du château de +tes pères, et, ne pouvant être avec toi, je visiterai ces +lieux témoins de nos premiers plaisirs. + + +Je t'écris de ta chambre même, que j'ai fait ouvrir, et dans +laquelle j'ai encore trouvé mille choses à toi; j'ai tout +regardé, ton fusil, tes livres: il me semblait que j'étais +seul au monde avec tous ces objets. J'ai feuilleté un de tes +philosophes favoris; il parlait du courage, il enseignait à +supporter les peines, mais il ne me consolait pas, je l'ai +laissé là; puis j'ai ouvert la porte qui donne sur la +terrasse, je suis sorti. La nuit était claire et très-froide; +des milliers d'étoiles brillaient au firmament. J'ai pensé +combien de fois nous nous étions promenés ensemble, regardant +le ciel, oubliant le froid, cherchant parmi les astres la +couronne d'Ariane, dont l'amour et les malheurs te touchaient +tant, et l'étoile polaire, et Castor et Pollux, qui s'aimaient +comme nous: leur amitié fut éternisée par la fable; la nôtre, +disions-nous, le sera aussi, parce que rien de ce qui est +grand et beau ne périt. Je me rappelais nos conversations, et +je sentis mon coeur apaisé. La nature seule unit à sa grandeur +ce calme qui se communique toujours, tandis que les plus beaux +ouvrages de l'art nous fatiguent quand ils ne nous montrent +que l'histoire des hommes. + +Je rentrai dans ta chambre; combien je fus touché, Gustave, en +trouvant dans ton bureau ouvert un monument de ta +bienfaisance, un fragment de billet: je le copie, afin que ton +coeur, flétri par le chagrin, se repose doucement pendant +quelques instants(1) [(1) Ce fragment ne s'est pas retrouvé]. + +Gustave, ces lignes achevèrent de m'attendrir; un besoin +inexprimable de te serrer contre mon coeur, qui sait si bien +t'aimer, me donnait une agitation que je ne pouvais calmer, +que tout augmentait dans ce lieu si rempli de ton souvenir. Je +descendis dans la grande cour du château; je traversai ces +vastes corridors, jadis si animés par nos jeux et ceux de nos +compagnons, maintenant déserts et silencieux; je passai devant +la loge aux renards, et je me rappelai, en voyant ces animaux, +le jour où, par mon imprudence l'un d'eux te blessa +dangereusement. +Je saisis les barreaux de la grille, et je les regardai +s'agiter et courir çà et là. Hector, ce beau chien danois si +fidèle, arriva, me vit, et tourna autour de moi en signe de +reconnaissance; je pris ses larges oreilles, je le caressai, +en pensant qu'il t'aimait, qu'il ne t'avait sûrement pas +oublié; et soudain une idée, dont tu riras, me passa par la +tête: je courus à ta chambre, où j'avais encore vu un de tes +habits de chasse; je l'apportai à Hector en le lui faisant +flairer, et je crus voir que ce bon chien le reconnaissait. Ce +qu'il y a de sûr, c'est qu'il mit ses pattes sur l'habit, +remua la queue et donna toutes les démonstrations de la joie, +auxquelles il mêla quelques sons plaintifs. Ce spectacle +m'attendrit tellement, que je pressai la tête de cet animal +contre mon sein et sentis couler mes larmes. + +Adieu, Ernest, je pars pour le presbytère de ***, d'où je +t'écrirai dans quelques jours. + + +J'ai été au presbytère; j'ai revu notre respectable ami le +vieux pasteur et ses charmantes filles. Le croirais-tu? Hélène +se marie demain, et j'ai promis d'assister à ses noces. +J'arrivai à six heures du soir à cette paisible maison; un +vaste horizon de neige m'éclairait assez pour me conduire, car +il faisait déjà nuit quand je partis. Mon traîneau fendait +l'air; les lumières du presbytère me guidaient, et je dirigeai +ma course par le lac, où de jeunes mélèzes m'indiquaient le +chemin que je devais suivre; car tu sais combien ce lac est +dangereux par les sources qui s'y trouvent et qui l'empêchent +de geler également partout. Le silence de la nuit et de ces +eaux enchaînées me faisait entendre chaque pas des chevaux et +laissait arriver jusqu'à moi le bruit des sonnettes d'autres +chevaux de paysans qui regagnaient les hameaux, et auquel se +mêlaient de temps en temps la voix rauque et solitaire de +quelques loups de la forêt voisine; j'en vis un passer devant +mon traîneau, il s'arrêta à quelque distance, mais il n'osa +m'attaquer. + +Quand j'arrivai au presbytère, je vis une quantité de +traîneaux sous le hangar, près de la maison, avec de larges +peaux d'ours qui les couvraient, et qui me firent juger qu'ils +n'appartenaient pas à des paysans; je trouvai le corridor +très-éclairé, couvert d'un sable fin et blanc, et jonché de +feuilles de mélèze et d'herbes odorantes: j'eus à peine le +temps de retirer mon énorme wishoura, que la porte s'ouvrit et +me laissa voir une nombreuse compagnie. Le vieux pasteur me +reçut avec une touchante cordialité; il se réjouit beaucoup de +me revoir. La jeune soeur d'Hélène vint me présenter les +liqueurs faites par elle-même, et des fruits séchés; et le +vieillard ensuite me fit faire la connaissance d'un jeune +homme de bonne mine, en me disant: -- Voilà mon gendre futur; +demain il épouse Hélène. -- A ces mots, je sentis quelques +battements de coeur. Tu sais combien la jeune Hélène me plut. +J'avais été bien près de l'aimer; et l'idée que ma mère +n'approuverait jamais une union entre elle et moi me donna la +force de combattre tout de suite un sentiment qui ne demandait +qu'à se développer. La raison m'avait ordonné de la quitter; +mais, dans cet instant, tous ces aimables souvenirs revinrent +à ma mémoire, et je me rappelai vivement cet été tout entier +passé avec elle. Hélène s'approcha de moi, sur l'ordre de son +père; elle me salua une seconde fois, et avec plus de timidité +que la première. Le vieillard fit apporter du vin de Malaga, +qu'on versa dans une coupe d'argent, pour me faire boire, +selon l'usage, à la santé des futurs époux. Hélène, pour +suivre encore la coutume, porta cette coupe à ses lèvres, puis +elle me la présenta en baissant les yeux. Je rougis, Gustave, +je rougis prodigieusement. Je me rappelai qu'autrefois, quand +j'étais à table auprès d'Hélène, et que cette même coupe +faisait la ronde, mes lèvres cherchaient la trace des siennes: +maintenant, tout m'ordonnait une conduite opposée. Ma jeune +amie s'en aperçut, et je vis ce front si pur se couvrir aussi +de rougeur. Je sortis précipitamment et fis quelques tours de +promenade dans le petit jardin, où je vis encore des arbres +que nous avions plantés ensemble. La lune s'était levée; +j'étais redevenu calme comme elle: je m'applaudis de n'avoir +pas troublé le coeur d'Hélène par une passion qui aurait pu +être douloureusement traversée, de n'avoir pas aussi affligé +ma mère; et je me composai, du bonheur d'Hélène, que je voyais +déjà heureuse épouse et mère, une suite d'images qui me +consolaient de ce que j'avais perdu. + +Adieu, Gustave. Que n'es-tu ici au milieu de ces scènes naïves +et tranquilles! ou que ne suis-je près de toi pour adoucir tes +maux! + + + + +Lettre XXXV. + +Venise, le... + + +Ce jour est un jour de bonheur pour ton ami. J'ai reçu ta +lettre, cher Ernest, en même temps que j'en recevais une du +comte. Il semblait que l'amitié eût choisi cette journée pour +l'embellir de tous ses bienfaits. Et quand ton coeur me +ramenait en Suède, au milieu de tant de tableaux où +s'enlaçaient et les souvenirs de la patrie et ceux des +affections plus chères encore, le comte me transportait à son +tour au milieu de ces merveilleuses créations du génie, de ces +antiques souvenirs d'où l'histoire semble sortir toute vivante +pour nous raconter encore ce que d'autres siècles ont vu. Il +faut, Ernest, que tu partages ce que j'ai éprouvé, et je +t'envoie des fragments des endroits qui m'ont le plus +intéressé. Je ne veux point toucher au passage qui peint la +constante affection du comte; tu verras comme il me juge et +comme j'en suis aimé. + + +FRAGMENT DE LA LETTRE DU COMTE A GUSTAVE. + + +"Je ne sais par où commencer, Gustave. Au milieu de tant de +beautés, mon âme s'arrête indécise; elle voudrait vous +conduire partout, vous faire partager ses plaisirs, et offrir +du moins à votre imagination quelques esquisses de ces +tableaux que vous n'avez pas voulu voir avec moi. + +"Mais comment vous rendre ce que j'admire? Comment parler de +cette terre aimée de la nature, de cette terre toujours jeune, +toujours parée, au milieu des antiques débris qui la couvrent? +Vous le savez, deux fois mère des arts, la superbe Italie ne +reçut pas seulement toutes les magnifiques dépouilles du +monde; magnifique à son tour, elle donna aussi de nouvelles +merveilles et de nouveaux chefs-d'oeuvre à l'univers. Ses +monuments ont vu passer les siècles, disparaître les nations, +s'éteindre les races, et leur muette grandeur parlera encore +longtemps aux races futures. + +"Le temps a dévoré ces générations qui nous étonnèrent; les +fortes pensées, les mâles vertus de l'antique Rome, et sa +barbare grandeur, tout a disparu; la mémoire seule plane +silencieusement sur ces campagnes: tantôt elle appelle de +grands noms, tantôt elle cite des cendres coupables, dessine +ces scènes gigantesques où se mêlent le triomphe et la mort, +les fêtes et les douleurs, le pouvoir et l'esclavage; ces +scènes où Rome donna des lois, régna sur l'univers et périt +par ses victoires mêmes. + +"Le voyageur alors aime à rêver sur les ruines du monde; mais, +fatigué d'interroger la poussière des conquérants, sur +laquelle il croit voir encore peser tant de calamités, il +cherche, dans des bosquets tranquilles ou près d'un monument +consolateur élevé par la religion, il cherche les restes de +ces hommes qui, dans le siècle des Médicis, donnèrent à +l'Italie une nouvelle splendeur, qui parlèrent à leurs frères +un langage simple et céleste. Nous croyons les voir consacrer +les arts à élever l'âme, à la rapprocher d'un bonheur plus +pur, et essayer en tremblant de rendre les saintes beautés qui +les transportent. +"La peinture, la poésie et la musique, se tenant par la main +comme les Grâces, vinrent une seconde fois charmer les +mortels; mais ce ne fut plus, comme dans la fable, en +s'associant à de folles absurdités. Ces pudiques et charmantes +soeurs avaient apporté des traits célestes, et, en souriant à +la terre, elles regardaient le ciel; et les arts alors se +vouèrent à une religion épurée, austère, mais consolante, et +qui donna aux hommes les vertus qui font leur bonheur. + + +"Ici s'élevèrent aussi le Dante et Michel-Ange, comme des +prophètes qui annoncèrent toute la splendeur de la religion +catholique. Le premier chanta ses vers pompeux et mystiques +qui nous remplissent de terreur; l'autre, avec une grâce +sauvage qui ne reconnaît de loi que celle qu'elle créa elle-même, +conçut ces formes grandes et hardies qu'il revêtit d'une +beauté sévère; il s'abîme dans les secrets de la religion, il +épuise l'effroi, il fait fuir le temps et laisse enfin à l'art +étonné son miracle du jugement dernier. + +"Mais que j'aime surtout son génie, quand il se dépose dans +cette grande conception, dans ce temple dont la vaste +immensité appelle pensée sur pensée, et qu'un siècle entier +construisit lentement! Des rochers ont été arrachés à la +nature, de froides carrières ont été dévastées, d'innombrables +mains ont travaillé à assembler ces pierres, et se sont +engourdies elles-mêmes; mais où est-il celui qui donna une +pensée à tout cela? qui dit à ces magnifiques colonnes de +s'élever? qui fit la loi à cette énorme coupole et la fit +obéir à sa téméraire conception? qui réalisa ainsi cet +incroyable rêve par un art pieux et les secours de ces +pontifes qui portèrent la triple couronne? Hélas! il a passé +aussi, l'auteur de ces merveilles, et, comme lui les pontifes +se sont levés lentement de leurs sièges sacrés; ils ont déposé +leur tiare et ont passé sous tes voûtes, sublime monument, +majestueux Saint-Pierre! toi qui, créé par des hommes, as vu +s'effacer la race de tes créateurs, et qui verras encore, +pendant des siècles, les générations plier religieusement sous +tes dômes." (Tick.) + + +"Vous voyez, Gustave, combien je me suis laissé entraîner; et, +pourtant, de combien de choses encore je voudrais vous parler! + +"Suivez-moi. Voyez, près de là où dorment d'ambitieux Césars, +veiller d'humbles filles qui ont renoncé à tout; voyez, sous +l'arc du triomphateur, l'araignée filer silencieusement sa +toile. C'est au pied de ce Capitole, où vinrent expirer tant +d'empires que j'ai lu Tite-Live; c'est aussi du rivage où je +considérais Caprée que j'aimais à lire Tacite et à voir +l'affreux Tibère, par un juste châtiment de la Providence, +forger son propre malheur en forgeant celui des autres, et +écrire au sénat qu'il était le plus à plaindre des hommes. + +"Mais laissons les crimes des Romains; voyons de ce même +rivage ces verdoyantes îles parées d'une éternelle jeunesse, +et le Vésuve tonnant sur ce même golfe où nous nous laissons +tranquillement aller vers Pausilippe. Plus loin, que j'aime, +sur cette terre mythologique, près de l'antre où prophétisait +la Sibylle, le couvent d'où sort un pauvre religieux qui s'en +va prêchant la vertu et prophétisant sa récompense! + +"Que j'aime à m'arrêter dans ces vallons que le ciel semble +regarder avec joie, et où mon pied heurte souvent contre une +pierre funèbre! Bocages de Tibur, aimable Tivoli, jardins où +méditait Cicéron, sentiers que suivait Pline en observant la +nature, qu'avec volupté je me suis vu au milieu de vous! Ah! +du moins vous resterez toujours à l'Italie, et le voyageur +cherchera vos traces et les retrouvera. + +"Mais vous, chefs-d'oeuvre que mes sens enchantés contemplent +souvent, où vivent encore des hommes que nous n'admirons pas +assez, vous pouvez quitter ce ciel comme des captifs emmenés +loin de leur pays natal; un nouvel Alexandre peut étonner +l'univers et enrichir son triomphe de vos superbes dépouilles; +heureux alors celui qui vous aura vus ici, où vous fûtes +inspirés par la religion, et où la religion vous entoura de +ses pompes! Heureux qui vous aura vu dans ces temples où se +prosternèrent devant vous la dévotion humble et errante et la +puissance orgueilleuse et superbe! + +"En ôtant d'ici la Transfiguration, la sainte Cécile, la +sainte Cène, du Dominiquin, où les placera-t-on? Quel que soit +le palais magnifique ou l'édifice qui leur est destiné, leur +effet sera détruit. C'est au fond d'une chartreuse, c'est +rempli de terreur et d'effroi qu'il faut voir un saint Bruno, +et non auprès d'un front couronné de roses. Et ces vierges si +pures, qui ont apporté des traits divins et des âmes qui ne +connaissent que le ciel, les verra-t-on sans tristesse à côté +de profanes et d'impudiques amours? + +"Et vous aussi, enfants de la Grèce, race de demi-dieux, +modèles enchanteurs de l'art, vous qui, en quittant la Grèce, +n'avez changé que de terre sans changer de ciel, ne quittez +jamais cette seconde patrie, où les souvenirs de la première +sont si vivement empreints! Ici, sous de légers portiques ou +bien sous la voûte plus belle d'un ciel pur, vos regards se +tournent encore vers l'Attique ou la fabuleuse Sicile. Irez-vous +cacher vos fronts sous d'épaisses murailles et au milieu +d'une terre étrangère? Vous, Nymphes, dispersées dans ces +bocages, vivrez-vous auprès des ruisseaux enchaînés? Et vous +aussi, Grâces, qui n'êtes point vêtues, qui ne pouvez point +l'être, que feriez-vous dans des climats rigoureux? + +"Vous devez me savoir gré, mon ami, d'une aussi longue lettre; +car ce n'est pas le pays où il faut écrire, et j'emploie +chaque minute à amasser des souvenirs. D'ailleurs, vous m'avez +presque donné le droit de vous en vouloir, si je ne trouvais +pas bien plus doux de vous aimer comme vous êtes. Il faudra +pourtant, Gustave, que je vous parle de vous-même; ce ne sera +pas aujourd'hui, mais au premier moment. Vous m'effrayez +quelquefois, et cela parce que vous avez dépassé votre âge. +Gustave, Gustave, il n'est pas bon de se retirer devant la vie +comme devant un ennemi avec lequel nous dédaignons également +et de nous battre et de nous réconcilier. Quelles sont ces +sombres préventions, cette défiance du bonheur? J'aimerais +mieux vous voir faire des fautes; votre âme me rassurerait sur +toutes celles qui peuvent vous être vraiment dangereuses. Vous +êtes absolument le contraire de la plupart des jeunes gens, +qui comptent la jeunesse pour tout, et croient que ces belles +années nous ont été données, avec leurs couleurs vives et leur +ivresse, pour nous cacher l'ennui et les dégoûts des années +qui suivent, tandis que, si nous connaissions la vie, nous +verrions qu'en nous en rendant dignes elle n'est pas un don +funeste, un fruit amer sous une écorce douce et brillante; +mais je réserve à un autre lettre de plus longues réflexions. +Je voudrais, Gustave, que votre jeunesse fût comme un beau +péristyle qui doit conduire à un plus bel ordre +d'architecture. Je voudrais, Gustave, vous voir, non pas +toujours heureux, il est trop utile de ne pas toujours l'être, +mais vous voir avec le bonheur de votre âge et avec ses beaux +défauts. C'est de nous-mêmes que nous devons tirer notre +bonheur; c'est à nous à tout donner aux autres, même en +croyant recevoir beaucoup d'eux: être riche, c'est être +susceptible de la faculté de jouir; c'est avoir en soi quelque +chose qui vaut mieux que ce que les hommes peuvent donner. + +"Que le vulgaire se plaigne des illusions détruites; il existe +pour l'homme supérieur une réalité constante, et je ris quand +je vois cette multitude dégradée vouloir des biens qu'elle ne +sait pas donner et dont le poids seul l'écraserait. + +"Quant à vous, Gustave, vous êtes fait pour jouir de vos +douleurs mêmes et pour vous plaire dans votre force. Je +devrais, au lieu de douleurs, dire contrariétés, obstacles, +auxquels on donne trop de latitude dans la vie, et que la +Providence envoie pour nous apprendre à lutter, à les vaincre, +à les voir sous nos pieds, tandis que nos regards embrassent +un superbe horizon. + +"Les grandes douleurs sont rares, et ne les sent pas qui veut. +J'ai promis à votre père mourant d'être votre ami; je vous +pressai contre mon coeur, et mon coeur vous adopta: je mis la +main de Valérie dans la vôtre, comme celle d'une soeur dont la +voix et les regards devaient charmer votre vie; ou plutôt je +mis à vos côtés les douces vertus, sûr que vous les +respecteriez, que leur ascendant vous ferait fuir tout ce qui +ne leur ressemblerait pas, et que mon bonheur vous ferait +aimer un bonheur pareil. Vous le dirai-je? je vous trouvai +sauvage, habitué à une vie austère; vous étiez trop loin de +ces douces affections qui sont les grâces de la vie, et qui, +en fondant ensemble notre sensibilité et nos vertus, nous +préservent d'une honteuse dégradation. Gustave, puissé-je ne +pas m'être trompé! puissiez-vous marcher dans la vie en +sentant votre âme s'agrandir et en voyant tout ce qu'elle a +d'aimable! puissent vos derniers regards tomber sur mes +cendres, et les bénir!" + + + + +Lettre XXXVI. + +Venise, le... + + +Te rappelles-tu, Ernest, cette singulière aventure à laquelle +je ne donnai aucune suite, mais dont je te parlai il y a six +mois; cette Bianca, qui m'avait vivement ému par sa +ressemblance prodigieuse avec la comtesse? Je pris quelques +informations sur elle: j'appris que c'était la fille d'un +pauvre compositeur qui s'était ruiné en faisant de méchants +opéras; qu'il était mort, et qu'elle vivait avec une vieille +tante; que toutes deux ne voyaient personne, et que Bianca +était la filleule de la duchesse de M..., qui se plaît à +relever ses charmes par une mise élégante: elle lui a donné +des talents et Bianca, disait-on, était très-bonne musicienne. +J'en parlai à Valérie dans le temps; nous cherchâmes à la +voir, mais vainement, et je l'oubliai. + +En revenant, il y a quelques jours, vers les six heures du +soir, de l'île Saint-Georges, je repassai sur le quai des +Esclavons, sous ces mêmes fenêtres où je m'étais déjà arrêté +une fois: mes oreilles furent surprises par une ravissante +mélodie. D'abord je ne comprenais pas ce qui produisait sur +moi cet effet; ensuite je me rappelai une romance que Valérie +chantait souvent. Je m'arrêtai et livrai mes sens et mon coeur +à cette muette extase qui ne peut être connue que des âmes que +l'amour a habitées. Peu à peu, me rappelant que c'était là que +j'avais vu, il y avait plusieurs mois, Bianca, je pensai que +ce pouvait être elle qui chantait ainsi, et j'eus une +curiosité extrême de la voir, de me représenter plus vivement +Valérie; car cette singulière Bianca n'a pas seulement +beaucoup de ressemblance avec la comtesse, elle a aussi +beaucoup de sa voix. + +Après plusieurs tentatives, trop longues à détailler, je +parvins jusqu'à elle; je la vis un instant, et ce ne fut pas +sans trouble. Elle a de Valérie presque tout ce qu'on peut +séparer de son âme; il ne lui manque que ses grâces, que cette +expression qui trahit sans cesse cette âme profonde et élevée, +et qui est si dangereuse pour ceux qui savent aimer. + +La tante de Bianca me reçut très-bien, ainsi qu'elle-même. +J'eus occasion de leur rendre quelques services auprès d'un +homme que je connaissais beaucoup, et je revins les voir +plusieurs fois: je les menai au spectacle à différentes +reprises, ce qui leur fit beaucoup de plaisir à toutes deux. +J'étais bien aise de m'étourdir, de rapetisser même mon +existence, afin de m'éloigner de cette dangereuse solitude +qu'habite Valérie. Je sentais bien que son image me suivait; +mais, au milieu de ce cercle de nouvelles habitudes, dans +lesquelles je cherchais à me jeter; dans ces chambres +mesquines, mal éclairées; dans ces loges ténébreuses, où vont +s'engloutir les personnes qui ne marquent pas; à la vue de ces +manières qui ôtent tout à l'imagination, de ces inquiétudes +pour paraître quelque chose, de ces éclats de rire forcés, de +ces chuchoteries qui sont la coquetterie de ces sortes de +gens, qui par là croient se rapprocher du bon ton; au milieu +de tout cela, j'éloigne Valérie autant qu'il est possible: il +me semble que j'aurais honte de l'associer à des scènes si peu +faites pour elle, et je pense souvent à ces grands contrastes +qu'établissent les différentes nuances de la société. Ce qui +marque surtout le rang, ce n'est ni l'or ni le luxe; c'est une +certaine élégance dans les manières, quelque chose de calme, +de naturellement noble, sans calcul et sans effort, qui met +chacun à sa place et reste toujours à la sienne. + +Quoi qu'il en soit, Ernest, et quoique mon âme n'en revienne +que plus fortement à Valérie, par les soins que je me donne +pour m'en éloigner, comme une branche qu'on veut écarter avec +force du tronc y revient avec plus de violence, quoi qu'il en +soit, je sens que Bianca fait quelquefois une vive impression +sur mes sens. Ce n'est rien de ce trouble céleste qui mêle +ensemble tout mon être et me fait rêver au ciel, comme si la +terre ne pouvait contenir tant de félicités; c'est une flamme +rapide, _qui ne brûle pas_, qui n'a rien de ce qui consume, et +que j'appellerais désir, si je ne savais pas si bien ce que +c'est que désirer. + +Il m'arrive quelquefois de regarder longtemps Bianca; et quand +un de ses traits ou quelque chose de sa taille m'a rappelé +Valérie, je cherche alors à l'oublier elle-même et à écarter +tout ce qui pourrait troubler mon illusion. Je crois que ces +moments, où je suis à cent lieues de Bianca, lui font croire +que je l'aime: je souris alors, comme s'il était si facile de +m'inspirer de l'amour! + +Il en est de la voix de Bianca comme de ses traits; elle a des +sons de Valérie, mais aucune de ses inflexions. Et où les +aurait-elle prises ces inflexions, ces leçons que donne l'âme, +qu'on reçoit sans s'en apercevoir, et qui prouvent +l'excellence du maître? + +Hier j'ai été chez Bianca, et, comme il faisait très-beau, +j'ai proposé à sa tante et à elle de prendre des glaces, ce +que nous avons fait. Bianca et moi, nous nous sommes promenés; +et elle m'a parlé de la duchesse, de son père, de l'envie +qu'elle avait eue d'entrer au théâtre de _la Phénice_, du +plaisir que lui faisaient les bals, et combien elle aimait à +voir ces grandes dames bien parées. Pendant tout cela je +n'écoutais pas bien attentivement, jusqu'à ce qu'elle se +baissa pour cueillir une violette: en la prenant, elle fit +envoler un grand papillon qui passa près de moi. Tout à coup +une multitude d'idées, de souvenirs, qui avaient dormi +longtemps, vinrent se réveiller; je me rappelai vivement notre +entrée en Italie, ce cimetière, l'Adige, le sphinx, et +quelques traits de l'enfance de Valérie, si différents de ce +que je venais d'entendre. Je devins si rêveur, que Bianca m'en +fit des reproches: alors je m'efforçai de paraître extrêmement +gai, et je me permis même quelques petites libertés, bien +innocentes, qui ne furent pas repoussées, ce qui me contint, +au lieu de m'enhardir. Je ne me comprends pas moi-même; +quelquefois je suis si bizarre, si singulier! J'aurais honte +de te parler de tout cela, Ernest, si au fond je ne me disais +pas que je puis abuser de ton amitié comme de ta patience. +Cette idée m'est douce; et puis je travaille pour un but que +tu approuves: ne faut-il pas tâcher de retrouver ma raison? +_Tâcher_, que sais-je?... Poursuivons. Voyant que Bianca ne +savait que penser de tout ce qu'elle voyait, et devenant +toujours plus embarrassé moi-même, je lui proposai une +promenade sur l'eau: j'appelai les gondoliers, et nous +partîmes avec la permission de sa tante, qui, pour finir un +ouvrage, voulut rester. + +Bianca se plaça dans la gondole; les rames commencèrent à nous +emporter doucement. Il me semblait qu'elle me regardait avec +intérêt, mais sans timidité. Tout à coup elle prit ma main et +me dit: _N'avete mai amato?_ Je ne sais pas pourquoi ces paroles +me troublèrent autant: mon sang se porta à la tête, mon coeur +battit; je n'eus la force ni de parler ni de prendre +légèrement cette question, et je souris mélancoliquement en +même temps que je sentais mes yeux se remplir de larmes. Je +vis Bianca rougir, et son visage exprimer la joie. Cette +singulière méprise me peina, et je me reprochai d'y donner +lieu. Soudain je me levai, et je résolus de ne plus la voir: +je me dis aussi que je devais éviter de produire quelque +impression sur elle, quand même ce ne serait pas de l'amour, +quand même je la croirais incapable d'en ressentir; le moindre +intérêt, la moindre espérance déjouée pouvait lui faire du +mal. + +Je m'étais avancé à l'extrémité de la gondole; Bianca me +rappela. _Siette matto_, me dit-elle; _perche non state qui?_ Je +sentis que ma position allait redevenir embarrassante, et je +cherchai à m'en tirer. -- Bianca, lui dis-je en lui prenant la +main, faites-moi le plaisir de chanter _l'Amo piu che la vita_. +-- C'était cette romance de Valérie. J'appuyai ma tête de +manière que mes yeux glissaient sur le vaste horizon et +franchissaient dans le lointain les Alpes du Tyrol, que nous +avions franchies ensemble. Bianca, soit qu'elle fût émue, soit +qu'elle me parût telle, chanta d'une manière passionnée qui me +saisit; sa voix entra dans tous mes sens; j'éprouvais une +inquiétude délicieuse, un besoin d'exhaler l'oppression de ma +poitrine... Dans ce moment, les gondoliers firent un cri pour +saluer une autre gondole. Je levai machinalement les yeux, je +vis Lido de loin; et, comme la voix des sirènes enchantait les +compagnons d'Ulysse, de même je me sentis enchanté: Valérie me +semblait être sur le rivage; un désir ardent de sa présence +s'empara de mon coeur. Je n'osais étendre les bras, pour ne pas +étonner Bianca; mais je les étendis dans la pensée; je +l'appelais à voix basse; je languissais, je me mourais; et, +sentant toute mon indigence, je me disais: "Jamais tu ne la +tiendras dans tes bras!" Attendri aussi par les sons de +Bianca, par ces paroles: _Lascia mi morir!_ je me mis à pleurer +amèrement. + +Elle cessa de chanter; elle se rapprocha de moi; puis elle me +dit: -- Je ne puis vous comprendre. Vous êtes un jeune homme +bien mélancolique! Etes-vous tous comme cela dans votre pays? +En ce cas-là, je vois bien qu'il vaut mieux rester en Italie. +-- Et, comme elle crut que je pouvais être blessé, ne lui +répondant pas, elle prit son mouchoir, essuya mes yeux, +souffla dessus, pour qu'ils ne parussent pas rouges, et me +dit: -- C'est pour que ma tante ne voie pas que vous avez +pleuré. Ah, dit-elle, ne soyez pas triste, je vous prie. -- +Elle mit à ces paroles un accent caressant qui me toucha. -- +Non, lui dis-je, Bianca, je tâcherai de ne pas l'être; mais +c'est une maladie à laquelle vous ne comprenez rien. -- Etes-vous +malade? me dit-elle en paraissant m'interroger de son +regard. -- Mon âme l'est beaucoup, dis-je. -- Oh! en ce cas, +répondit-elle, je vous guérirai bien vite. Nous irons souvent +rire à la comédie; je tâcherai aussi de vous égayer. -- Je +souris. -- Oui, dit-elle, nous ne penserons qu'à nous amuser, +qu'à être toujours ensemble. -- Elle avait repris ma main. -- +Bianca, dis-je, tout embarrassé, je vous demanderais un +plaisir... -- Je ne savais pas encore ce que je lui +demanderais; mais j'avais retiré ma main, et c'était pour dire +quelque chose. Nous approchions du jardin; la tante nous +attendait déjà sur le rivage; elle n'eut que le temps de me +dire: -- Je ferai volontiers ce que vous me demanderez. -- Je +les ramenai. + +J'hésitai le lendemain si je retournerais chez Bianca; +plusieurs raisons me retenaient; une espèce de charme, qui +faisait diversion à l'ennui où je retombais si souvent, et la +crainte de choquer cette bonne fille me ramenèrent auprès +d'elle. Je la trouvai seule; à peine me vit-elle, qu'elle me +dit, après m'avoir fait asseoir et m'avoir fait prendre du +café, d'après l'usage des vénitiens: -- Eh bien! quel est ce +plaisir que je dois vous faire? -- Elle s'était rapprochée +familièrement de moi; je fus très-embarrassé; je n'y avais +plus pensé, et n'avais nullement préparé ma réponse; je me +remis à une seconde question qui suivit rapidement la +première. -- Bianca, dis-je, ne mettez plus de poudre ainsi sur +votre visage! cela vous abîme la peau. -- Comment! dit-elle en +éclatant de rire, c'est pour me dire cela qu'il vous a fallu +vingt-quatre heures? -- Je sentis tout le ridicule de ma +position. -- Au reste, dit-elle, c'est l'usage ici, parmi les +femmes un peu comme il faut, de mettre de la poudre: ne +l'avez-vous pas remarqué? -- Oui, dis-je en me remettant; mais +vous n'en avez pas besoin; vous êtes si blanche! -- Elle +sourit: -- Eh bien! puisque cela vous fait plaisir, et qu'il ne +faut pas contrarier une âme malade, poursuivit-elle en riant, +je vous promets de n'en plus mettre. Mais il est impossible, +ajouta-t-elle en cherchant à me deviner, que vous n'ayez pas +voulu me demander autre chose. -- A l'accent qu'elle mit à ces +paroles, je vis bien qu'il fallait me tirer d'affaire moins +gauchement que la première fois: -- Oui, Bianca, lui dis-je en +fixant mes regards sur elle, j'ai encore une prière à vous +faire; me promettez-vous de consentir à ce que je vous +demanderai? -- Oui, dit-elle, si ce n'est pas un péché que mon +patron me défende. -- En même temps elle me montra un petit +saint Antoine peint à l'huile, qui était suspendu près de la +cheminée. -- Rassurez-vous, lui dis-je, et je sortis +précipitamment. J'allai dans une des plus belles boutiques de +la mercerie acheter un châle bleu très-beau, comme celui que +porte Valérie, et qu'elle a presque toujours. Je revins auprès +de Bianca, qui était encore seule; on avait apporté des +lumières, fermé les stores; elle m'attendait: -- Eh bien! lui +dis-je, me voici; êtes-vous toujours disposée à m'accorder ma +prière? -- Oui, dit-elle. -- Eh bien! asseyez-vous là. -- Elle le +fit. -- Permettez que j'ôte cette guirlande; laissez-moi +relever vos cheveux tout simplement: ils sont si beaux! (Et +effectivement je touchais de la soie.) Ce désordre va si bien! +Heureusement vous n'avez pas de poudre dans vos cheveux comme +sur votre visage. -- Mais qu'est-ce que cela signifie? dit +Bianca tout étonnée. -- Ah! vous m'avez promis de faire ce que +je vous demanderais, tenez parole. -- Eh bien? -- Eh bien! il +faut encore ôter ce tablier de couleur; il faut que votre robe +soit toute blanche. -- Et j'arrangeai sa robe afin qu'elle +coulât doucement en longs replis jusqu'à terre; puis je tirai +le châle bleu, je le jetai négligemment sur ses épaules. -- +Voilà qui est fait, dis-je; actuellement, Bianca, permettez +que je m'asseye là, vis-à-vis de vous. -- Je posai les lumières +de manière à projeter son ombre vers moi et à ne l'éclairer +que faiblement; je travaillais ainsi à construire le plus +artistement possible une illusion, mais une illusion pleine de +ravissantes délices. + +-- Actuellement, Bianca, encore une prière! -- Elle sourit, et +leva les épaules. -- Chantez la romance d'hier. -- Elle +commença. -- Diminuez votre voix. -- Elle chanta plus bas. O +Ernest! j'eus quelques moments bien enivrants! Je croyais la +voir; je fermais les yeux à moitié pour voir moins +distinctement: alors ces cheveux, cette taille, ce châle, +cette tête que je l'avais priée d'incliner un peu, tout me +paraissait Valérie. Mon imagination se monta à un point +incroyable; la réalité était disparue, le passé revivait, +m'enveloppait; la voix que j'entendais m'envoyait les accents +de l'amour; j'étais hors de moi; je frissonnais, je brûlais +tour à tour. Je rencontrai un regard de Bianca, qui me parut +passionné; je m'élançai vers elle pour la saisir dans mes +bras; ma démence allait jusqu'à l'appeler Valérie. Dans ce +moment on frappa à la porte; je vis entrer un grand homme +assez mal mis. -- Ah! c'est toi, Angélo! dit Bianca en se levant +et courant au-devant de lui. -- En même temps elle jeta son +châle, reprit sa guirlande, la remit sur sa tête, me dit: -- +C'est mon beau-frère. -- Tout cela se suivait coup sur coup, +et me donnait le temps de me reconnaître. Il me semblait que +je sortais d'un nuage, que je m'éveillais de ces songes légers +qui nous font vivre deux fois du même bonheur, en nous +rappelant ce que nous avons déjà senti, et que je ne voyais +plus qu'une froide comédie. Bianca était là comme une +marionnette, qui ne se doutait nullement de mon âme, et qui, +dans l'atmosphère d'une passion brûlante, n'était pas même +susceptible de la moindre contagion. + +Je me mis à rire d'elle en la voyant sauter par la chambre, et +bientôt après de moi-même; je sortis, je courus chez moi le +long du quai, et ce ne fut qu'en sentant que j'avais +successivement froid et chaud, que je me rappelai d'avoir eu +la fièvre. + + +(Plusieurs lettres, et entre autres celles qui annoncent le +retour du comte et de Valérie, à Venise, ont été perdues.) + + + + +Lettre XXXVII. + +De la Brenta, le... + + +Comment peut-il me pousser lui-même dans le précipice, cet +homme excellent? N'a-t-il pas aimé Valérie? Ne l'aime-t-il +plus? A-t-il oublié les effets de l'amour? Peut-on voir +impunément ses charmes, quand elle me laisse avec autant de +sécurité auprès d'elle? qu'elle me livre ses dangereux +attraits sous le voile de la plus rigide pudeur? Elle ne sait +pas que mon imagination se peint ce qu'elle me cache; elle ne +sait pas combien elle a de charmes, car elle s'ignore. Mais +lui, lui, aujourd'hui encore, à peine avait-il dîné, qu'il est +allé à Venise, me disant expressément de ne pas sortir, +puisque la comtesse restait seule. Elle était un peu +incommodée; je ne l'ai pas vue, je suis sorti. + + +De la Brenta, le... + + +Je suis au désespoir, Ernest; les plus affreux sentiments +m'agitent: je veux cependant t'écrire; ce sera sans ordre, +sans suite; écoute: hier je n'avais pas vu Valérie, j'étais +content des efforts que j'avais faits sur moi-même, et ma +triste victoire me donnait quelques instants de repos; +j'aimais encore ce bienfaiteur excellent; aujourd'hui je sens +que mon amour me rend le plus vil des hommes. Le comte a paru +mécontent de moi; il m'a reproché mon humeur sauvage, il m'a +expressément ordonné de rester avec Valérie; il est retourné à +Venise pour des affaires: j'ai été chez elle, je lui ai +demandé ses ordres, en lui disant que j'étais envoyé par le +comte; elle m'a dit de revenir dans deux heures et de lui +apporter _Clarisse_. Nous en avons lu une vingtaine de pages. +Vers le soir elle s'est levée; elle m'a prié de demander sa +gondole; se sentant beaucoup mieux, elle voulait aller à la +rencontre de son mari, qui, disait-elle, serait tout étonné de +la trouver au milieu des vagues, elle qui craignait tant +l'eau; elle m'a ordonné de l'accompagner, a passé une robe +légère pendant que j'étais allé chercher Marie; nous avons +trouvé la gondole sur la Brenta, et nous sommes partis +enchantés de la douceur de l'air. Valérie, heureuse de se +mieux porter, se livrait avec transport aux charmes de cette +belle soirée; c'était un beau jour de printemps qui était venu +à la suite de plusieurs jours de froid. Une quantité d'enfants +que nous vîmes sur le rivage jetèrent dans la gondole des +paquets de fleurs, que la comtesse aime passionnément: elle se +réjouissait comme une enfant. Il me semblait qu'avec son +innocente joie elle me rendait quelque chose du premier +bonheur de mon enfance. En attendant, la lune se leva +doucement, et de longues gerbes d'une pâle lumière venaient +tomber sur les joues pâles de Valérie, à travers les glaces de +la gondole; elle était couchée; Marie tenait ses pieds +charmants sur ses genoux; sa tête était appuyée contre les +glaces de sa gondole; elle chantait doucement une romance, et +les paroles de l'amour, murmurées par elle, s'harmonisaient +aux vagues, au bruit des rames et à celui des feuilles des +peupliers. O Ernest! que devins-je dans ce moment! Qu'il me +fait mal cet air de l'enivrante Italie! Il me tue; il tue +jusqu'à la volonté du bien. Où êtes-vous, brouillards de la +Scanie? froids rivages de la mer qui me vit naître, envoyez-moi +des souffles glacés; qu'ils éteignent le feu honteux qui +me dévore. Où êtes-vous, vieux château de mes vieux pères, où +je jurai tant de fois, sur les armures de mes aïeux, d'être +fidèle à l'honneur? où, dans la faible adolescence, mon coeur +battait pour la vertu et promettait à une mère bien-aimée +d'écouter toujours sa voix? N'est-ce donc qu'alors que je me +sentais né pour cette vertu que je déserte lâchement +aujourd'hui? Oui, Ernest, il faut mourir, ou... Je n'ose +poursuivre; je n'ose sonder cet abîme d'iniquité. Pourquoi, +pourquoi tout me précipite-t-il dans les ténèbres du crime? +Elle, surtout, pourquoi me livre-t-elle au double supplice de +l'amour malheureux et du remords? Encore, si un instant de ma +vie je pouvais être heureux! Mais non, elle ne m'aimera +jamais! et je suis criminel, et je mourrai criminel! Je ne +sais ce que je t'écris; ma tête s'égare encore davantage: la +nuit m'environne; l'air s'est rafraîchi, tout est calme: elle +dort, et, moi seul, je veille avec ma conscience! Cette soirée +d'hier a achevé de me perdre; sa voix, sa fatale voix a +complété mon malheur. Pourquoi chante-t-elle ainsi, si elle +n'aime pas? Où a-t-elle pris ces sons? Ce n'est pas la nature +seule qui les enseigne, ce sont les passions. Elle ne chante +jamais, elle n'a point appris à chanter; mais son âme lui a +créé une voix tendre, quelquefois si mélancoliquement +tendre!... Malheureux! je lui reproche jusqu'à cette +sensibilité sans laquelle elle ne serait qu'une femme +ordinaire, cette sensibilité qui lui fait deviner des +situations qu'elle est peut-être loin de connaître. + +Je veux t'achever mon récit. Nous rencontrâmes le comte à +l'entrée des lagunes: le vent s'était levé, et la barque +commençait à avoir un mouvement pénible. Je m'étonnais du +calme de Valérie. Le comte avait été enchanté de la trouver et +de la voir mieux portante; mais il nous dit qu'il avait eu un +courrier désagréable: il paraissait rêveur. J'avais déjà +remarqué qu'alors la comtesse ne lui parlait jamais. Elle +était assise à côté de moi; elle s'approcha de mon oreille, et +me dit: -- Comme j'ai peur! C'est en vain que je tâche de +m'aguerrir pour plaire à mon mari; jamais je ne m'habituerai à +l'eau. -- Elle prit en même temps ma main et la mit sur son +coeur. -- Voyez comme il bat, me dit-elle. -- Hors de moi, +défaillant, je ne lui répondis rien, mais je plaçai à mon tour +sa main sur mon coeur, qui battait avec violence. Dans ce +moment, une vague souleva fortement la barque; le vent +soufflait avec impétuosité, et Valérie se précipita sur le +sein de son mari. Oh! que je sentis bien alors tout mon néant, +et tout ce qui nous séparait! Le comte, préoccupé des affaires +publiques, ne s'occupa qu'un instant de Valérie: il la +rassura, lui dit qu'elle était une enfant, et que, de mémoire +d'homme, il n'avait pas péri de barque dans les lagunes. Et +cependant elle était sur son sein, il respirait son souffle, +son coeur battait contre le sien, et il restait froid, froid +comme une pierre! Cette idée me donna une fureur que je ne +puis rendre. Quoi! me disais-je, tandis que l'orage qui +soulève mon sein menace de me détruire, qu'une seule de ses +caresses je l'achèterais par tout mon sang, lui ne sent pas +son bonheur! Et toi, Valérie, un lien que tu formas dans +l'imprévoyante enfance, un devoir dicté par tes parents +t'enchaîne et te ferme le ciel que l'amour saurait créer pour +toi! Oui, Valérie, tu n'as encore rien connu, puisque tu ne +connais que cet hymen que j'abhorre, que ce sentiment tiède, +languissant, que ton mari réserve à tout ce qu'il y a de plus +enchanteur sur la terre, et dont il paye ce qu'il devrait +acheter comme je l'achèterais, si... Voilà, Ernest, les +funestes pensées qui font de moi le plus misérable, le plus +criminel des hommes. J'étais si agité, si tourmenté!... Je +détestais l'amour, le comte et moi-même plus que tout le reste +et, quand la barque rentra dans le canal et se rapprocha du +rivage, je saisis un instant où elle était près du bord, je +sautai à terre, ne voulant plus renfermer mes horribles +sentiments dans l'espace étroit d'une gondole; je m'accrochai +aux branches d'un buisson, et je vis avec délice couler mon +sang de mes mains meurtries, que j'enfonçai dans les épines: +une espèce de rage indéfinissable me poussait; il s'y mêlait +une sorte de volupté; et, tout en détestant les caresses que +Valérie faisait au comte, j'aimais à me les retracer; j'en +créais de nouvelles; ma jalousie était avide de nouveaux +tourments: je sentais aussi que je rompais les derniers liens +de la vertu en commençant à haïr le comte... Eh bien! Ernest, +suis-je assez avili, assez lâche? Est-ce là cet ami que tu +adoptas, ce compagnon de ta jeunesse? Du moins, je ne te cache +rien: si tu continues à m'aimer, que ce soit de toi seul que +tu tires ta faiblesse; je suis libre de toute responsabilité. +Faible comme l'insecte qu'on écrase, ingrat, traînant +d'inutiles jours, mort à la vertu, et ayant mis l'enfer dans +ce coeur où vivait tout ce qui élève l'homme, je suis en +horreur à moi-même. + +Adieu, Ernest; je crois que je ne t'écrirai plus. + + + + +Lettre XXXVIII. + +De la Brenta, le... + + +J'ai été malade, Ernest, assez malade, et cela, depuis ma +dernière lettre. Tu as pu voir combien ma raison était égarée. +J'ai erré comme un vagabond qui se fuit encore plus lui-même +qu'il ne fuit les autres; j'ai erré sans projet, sans repos, +dans la campagne, passant les nuits en plein champ, me cachant +le jour, évitant la lumière et consumé de feux plus dévorants +que ceux de ce brûlant soleil. D'autres fois, quand tout +dormait, je me suis précipité dans des eaux agitées comme mon +âme; je cherchais les torrents les plus froids, les lieux les +plus sauvages, pour être oublié de tous les hommes; mais tout +est riant ici, tout est embelli par la nature heureuse, tout +porte dans mon coeur le sentiment de sa présence: je la vois +partout; elle est si près de moi: il faudrait la mer glaciale +entre ses charmes si dangereux et ce coeur si faible. Faible! +non, non; c'est criminel qu'il faut dire. + +J'ai été bien malade. La fraîcheur des nuits, le tourment de +ma conscience, les insomnies, que sais-je? tout a détruit ma +santé déjà si altérée; ma poitrine s'en est ressentie: une +fièvre, que les médecins ont appelée inflammatoire, m'a saisi. +Comme ils m'ont soigné tous les deux! comme le comte a enfoncé +dans mon coeur le poignard du remords! Je veux partir, je veux +l'aimer loin d'ici, je veux mourir loin d'elle. Adieu. + + + + +Lettre XXXIX. + +De la Brenta, le... + + +Aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti de ma +chambre; j'ai été dans le cabinet du comte: il était à écrire; +il ne m'a pas remarqué. Le portrait de mon père, qui est dans +cette chambre, s'est présenté à moi; je l'ai regardé +longtemps; j'étais très-attendri: il me semblait que ses +traits étaient vivants d'amitié; que le sentiment qu'il avait +pour le comte, quand il se fit peindre, y respirait; qu'il me +disait à moi-même ce que je devais à cet ami généreux, qui +venait encore de me témoigner tant de tendresse. Je me +rappelai les heures qu'il avait passées auprès de mon lit, ses +regards inquiets, sa sollicitude, son envie de connaître le +fond de mon âme, et la crainte délicate qui ne lui permettait +pas de me demander mon secret; enfin, ses longues et +constantes bontés, qui ne s'étaient jamais fatiguées; et je +pensai que j'allais encore l'affliger en lui disant que +j'étais résolu de partir. Mes yeux se tournèrent encore vers +le portrait: "O mon père! mon père! que votre fils est +malheureux!" Ces mots, qui m'échappèrent, que je croyais avoir +dits à voix basse, avaient été entendus par le comte; il +s'était levé précipitamment, et me pressait dans ses bras. -- O +mon fils! m'a-t-il dit, je n'aurai donc jamais votre +confiance! Vous souffrez et me cachez vos maux! Votre père +n'était pas ainsi; il m'aimait assez pour être sûr de ma +tendresse. Mon cher Gustave! n'avez-vous point hérité de la +faculté de croire à mon amitié? C'est au nom de ce père, qui +vous aima tant, que je vous conjure de me parler. -- Je pris +ses mains avec impétuosité, je les pressai sur mon sein; mais +ma voix, enchaînée comme ma langue, ne put produire un seul +son, et mes sombres regards étaient fixés à terre. -- Vous +déplaisez-vous dans cette carrière? -- Je secouai la tête pour +dire non. -- Est-ce une faute de jeunesse, dont le souvenir +vous poursuit, qui vous donne du remords? -- Je frissonnai, et +je laissai aller ses mains, que j'avais toujours tenues. Il me +fixa avec inquiétude: -- Est-ce donc une faute irréparable? +Non, dit-il en se rassurant, non, Gustave s'exagère un tort +qui peut-être ne serait pas aperçu par un autre. Non, ajouta-t-il +en posant sa main sur mon sein, ce coeur-là est incapable +de ce qui dégrade. Votre tête est vive, votre âme est +passionnée; vous avez quelque chose de mélancolique qui vient +de votre père, qui est plus dans votre sang que dans votre +caractère. Gustave, Gustave, ouvrez-moi votre âme! J'en +atteste l'amitié sainte qui m'unit encore à vos parents; si le +silence de la mort pouvait se rompre, eux-mêmes ne vous +presseraient pas avec plus d'amour de leur dire ce qui vous +tourmente, eux-mêmes n'auraient pas plus d'indulgence. -- Il me +pressait entre ses bras. Entraîné par tant de bonté, je ne lui +résistai plus; je croyais entendre mon père lui-même; je me +jetai à ses genoux: en vain il voulut me relever, je les +serrai avec une espèce d'égarement. J'étais résolu à tout +avouer; je ne cherchais plus que mes premières paroles pour +resserrer dans le moins de mots possible cet aveu si +effrayant. Ce moment de silence, après mon entraînement, lui +montrait apparemment combien il m'en coûtait de parler. -- Mon +ami, dit-il d'une voix douce qui cherchait à me ménager, si +vous avez moins de peine à parler à Valérie, faites-le, si +vous croyez que vous serez moins agité par sa présence. Peut-être +je vous rappelle plus vivement votre père, et cette idée +vous impose malgré vous: je saurai par elle ce qui vous +tourmente. -- A ces mots, il me sembla que toutes les facultés +expansives de mon âme se retiraient au-dedans de moi-même; +tout me disait si clairement: -- Il ne se doute pas du tout, +pas du tout de la vérité; il ne devinera rien; il faudra +passer par le supplice de ne le voir préparé à rien. Cette +idée m'écrasa de tout son poids, et, ne sachant plus ni +comment parler ni comment m'excuser sur mon silence, je me +laissai tomber sur le parquet, avec une espèce de stupeur, +comme si je disais au comte: "Abandonnez-moi, c'est tout ce +qu'il me reste à désirer." Le comte me releva avec une +tranquillité qui me fit mal; elle ne m'échappa pas au milieu +de mon trouble même. -- Au nom du ciel! dis-je après un moment +de silence, ne me jugez pas; croyez que je sais apprécier +votre âme: vous saurez tout un jour, et peut-être, ajoutai-je +en fixant mes regards sur lui avec plus de courage, peut-être +le jour où j'aurai la force de vous parler n'est-il pas loin. +Il aura quelque chose d'attendrissant, dis-je, en soupirant +involontairement, et vous me pardonnerez tout. Permettez-moi, +en attendant, et je regardai le portrait de mon père pour +m'appuyer de cette intercession, permettez-moi de vous faire +une prière dont dépend mon repos: laissez-moi aller à Pise, +les médecins me le conseillent; je vous écrirai de là. -- +Inconcevable jeune homme! me dit le comte, je ne peux vous en +vouloir; et pourtant qu'est-ce qui peut excuser votre silence, +vous qui connaissez toute ma tendresse pour vous? Mais je ne +veux pas vous affliger davantage; partez quand vous aurez +repris quelque force, et surtout tâchez de revenir plus calme. +-- Il m'embrassa... et nous fûmes interrompus. + + + + +Lettre XL. + +Près de Connegliano, le... + + +J'ai passé quelques jours seul, entièrement seul, voulant +éviter de me montrer au comte; j'ai fait une course dans les +environs, et je t'écris d'un petit village qui est près de +Connegliano, endroit charmant, mais dont le site romantique +était trop riant pour moi: j'ai cherché les montagnes; leur +solitude me convient mieux. + + +As-tu jamais entendu, Ernest, ces sources souterraines dont le +bruit sourd et mélancolique se perd dans le mouvement de +l'activité, et n'est point remarqué; mais le soir, quand le +voyageur passe, que, fatigué, il s'assied avant d'entreprendre +le chemin qu'il lui reste à faire, et que, se recueillant, il +semble écouter la nature, il en est frappé, il y abandonne sa +pensée, et tombe dans des rêveries profondes? + +Je suis comme ces sources cachées et ignorées, qui ne +désaltéreront personne, et qui ne donneront que de la +mélancolie; je porte en moi un principe qui me dévore, et l'on +passe à côté de moi sans me comprendre, et je ne suis bon à +rien, Ernest. + +Où est-il ce temps où mon coeur, plus jeune encore que mon +imagination, ressemblait aux poètes qui, dans un petit espace, +aperçoivent un monde entier, où un écho au dedans de moi +répondait à chaque voix qui se faisait entendre, où il y avait +en moi de quoi remplir tant de jours? La vie me paraissait +comme une fleur d'où sortait lentement un fruit superbe; et +maintenant il me semble que chacun de mes jours tombe derrière +moi, comme les feuilles qui tombent vers la fin de l'automne. +Tout a pâli autour de moi; et les années de mon avenir +s'entassent, comme des rochers, les unes sur les autres, sans +que les ailes de l'espérance et de l'imagination m'aident à +passer au delà. Quoi! D'une seule émotion, d'une seule +secousse, ai-je donc épuisé l'existence? On dit que le coeur de +l'homme est si changeant, qu'une affection est bannie par une +autre, qu'une passion s'élève à peine qu'elle voit déjà sa +rivale lui succéder. Suis-je donc meilleur? ou ne suis-je +qu'autre? J'ai vu tant de douleurs si passagères, que je me +suis dit souvent: "Nos douleurs sont écrites sur le sable, et +le vent du printemps ne trouve plus les traces de l'automne." +Il est des âmes, dirais-je, plus distinguées, je le crois +presque, des âmes plus susceptibles de se jeter tout entières +dans une seule pensée; elles ont le privilége d'être et plus +heureuses et plus misérables. Mais admire, Ernest, cette +Providence, qui sait leur laisser de longs, d'ineffaçables +souvenirs de leur bonheur, et les fait disparaître dans la +tempête. + +Et moi aussi, Ernest, enfant de l'orage, je disparaîtrai dans +l'orage, je le sens; un pressentiment, que j'accueille comme +un ami, me le dit; je le sentais hier lorsque, me promenant, +je marchais à grands pas le long d'un précipice. Je regardais +les arbres déracinés, les pierres qui roulaient, et des eaux +qui se précipitaient sans repos au milieu des rochers; je vis +un amandier qui paraissait comme exilé au milieu d'une nature +trop forte pour lui; cependant il avait porté des fleurs que +le vent vint chasser les unes après les autres dans le +précipice; et je m'arrêtai, et je contemplai cette image de +destruction sans éprouver de tristesse: je tombai dans une +morne stupeur, et je vis, en me réveillant, que moi-même +j'avais dépouillé plusieurs branches du jeune amandier et jeté +une grande partie de ses fleurs dans le précipice. + +Ernest, il n'est pas bon que l'homme soit seul. Sublime +vérité, comme mon coeur te sent! comme, dans ma misère et ma +triste solitude, je rêve à ces paroles! comme je place là son +image, non pas comme ma compagne, ce serait trop de félicité, +mais arrivant à moi quelquefois pour m'aider à vivre et à +reprendre avec courage le fardeau de ces jours vides et +languissants! + +J'ai pensé souvent que les hommes passaient à travers l'amour +comme à travers les années de leur jeunesse, qu'ils +l'oubliaient comme on oublie une fête, et qu'un autre amour, +celui de l'ambition, auquel on donne le nom de gloire, +occupait l'âme tout entière. Et, moi aussi, j'ai rêvé +quelquefois à la gloire, dans ces belles années où mon sommeil +n'était pas troublé par des jours d'ennui et de douleur, et où +mes songes étaient si beaux; je me figurais la gloire comme +l'amour, s'agrandissant de tout ce qui est beau et portant en +elle tout ce qui est grand. Celle que je rêvais s'occupait du +bonheur de tous, comme l'amour s'occupe du bonheur d'un seul +objet; elle cherchait à attendrir sans songer à étonner; elle +était vertu pour celui qui la portait dans son sein, avant que +les hommes l'eussent appelée gloire, et que les événements +eussent servi ses beaux projets. Mais qu'a de commun la gloire +avec la petite ambition de la foule, avec cette misérable +prétention de se croire quelque chose parce qu'on s'agite? Si +peu furent destinés à compter pour l'humanité, à vivre dans +les siècles, à marcher avec leur ascendant, comme avec leur +ombre, et à forcer tous les regards à se baisser! Il est une +gloire cachée, mais délicieuse, dont personne ne parle; mon +coeur a battu pour elle mille et mille fois; elle s'emparait de +chacun de mes jours, elle en faisait une trame magnifique; je +me créais une compagne, j'avais un ami, j'aimais non seulement +la vertu, j'aimais aussi les hommes. Tout est fini; je ne puis +plus rien ni pour moi ni pour les autres. + +Je le sens, c'est moi-même qui me suis jeté sur l'écueil +contre lequel je me suis brisé. Je me rappelle ces jours où je +pressentais ma destinée et où l'ami que nous portons tous en +nous m'avertissait du danger. C'était alors qu'il fallait +fuir, et je restais; je sentais que je ne devais pas l'aimer, +et j'ai voulu essayer l'amour, comme les enfants, sans mémoire +et sans prévoyance, essaient la vie et ne songent qu'à jouir; +je sentais que son regard, que sa voix, que son âme surtout +étaient du poison pour moi, et je voulais en prendre et +m'arrêter quand il serait temps. Insensé! il n'a plus été +temps! Et cependant, Ernest, l'amour que je sens est grand +comme la véritable gloire, il en rendrait capable; une seule +de ses extases ferait renoncer à l'empire du monde; il est la +félicité que les hommes aveugles poursuivent sous mille +formes; il vit avec la vertu; il est beau comme elle, mais il +en est la jeunesse; et ceux qui, dans un rare concours de +circonstances, eurent, pour présent du ciel, des jours coulés +dans cet amour, doivent être les meilleurs des hommes. + +Ernest, je crois que tu ne comprendras rien à cette lettre: je +laisse errer mes pensées; je confonds le passé, le présent; +mes idées sont là, comme un ancien héritage qu'il faudrait +mettre en ordre. Mais je n'arrangerai plus rien, je remettrai +ma vie à mon Père céleste; je lui dirai: "Pardonne, ô mon +Dieu! si je n'en tirai pas un meilleur parti; donne-moi la +paix que je n'ai pu trouver sur la terre. Mon Père! toi qui es +toute bonté, tu me donneras une goutte de cette félicité pure +et divine dont tu tiens un océan dans tes mains; tu retireras +de mon coeur le trouble et l'orage de la passion qui me +tourmente, comme tu retires d'un mot la tempête qui a soulevé +la mer. Mais laisse-moi, mon Dieu! le souvenir de Valérie, +comme on voit à travers la vapeur du soir les arbres et la +fontaine et le toit auprès duquel on commença la vie, et +desquels nous avaient éloignés nos pas errants et nos jours +chargés d'ennui." + + + + +Lettre XLI. + +De la Brenta, le... + + +Je suis revenu depuis quelques jours; je les ai revus tous +deux. Mon parti est pris, il est irrévocable; je veux partir, +je suis trop malheureux. Il me méjuge, il me croit ingrat; il +ne peut descendre dans mon coeur et y lire mes tourments; il ne +peut me concevoir en ne voyant en moi que des contradictions +perpétuelles. La douleur dans mes traits, le dégoût de la vie, +qu'il n'a que trop aperçu en moi, tout lui fait croire que je +suis sous la dépendance d'un caractère sombre, peut-être +haineux. C'est en vain qu'il a cherché à me ramener au +bonheur; toutes les apparences sont contre moi: je repousse +chacun des moyens qu'il m'offre pour me distraire, et jamais +je ne réponds à sa tendresse par ma confiance. Je vois que je +donne du chagrin à Valérie, que ma situation afflige. Il faut +donc les quitter! L'amour et l'amitié me repoussent également; +tous deux je les outrage. Ne serai-je donc jamais justifié? +Hélas! je mourrai content, si une seule fois Valérie se disait +en versant une larme de pitié: "Il m'aima trop pour son +repos!" Oui, une fois, n'est-ce pas, Ernest, quand je ne serai +plus, elle le saura? Il saura aussi que je l'aimai; que +l'amitié ne me trouva pas ingrat. Une fois tout sera dévoilé, +quand je serai descendu dans la demeure du repos, là d'où +l'effroi parle aux autres, mais où celui qui l'inspire a +laissé derrière soi les passions et les douleurs. Ne t'effraie +pas, Ernest, jamais je n'attenterai à ma vie; jamais je +n'offenserai cet être qui compta mes jours et me donna pendant +si longtemps un bonheur si pur. O mon ami! je suis bien +coupable de m'être livré moi-même à une passion qui devait me +détruire! Mais, au moins, je mourrai en aimant la vertu et la +sainte vérité; je n'accuserai pas le Ciel de mes malheurs, +comme font tant de mes semblables; je souffrirai, sans me +plaindre, la peine dont je fus l'artisan, et que j'aime, +quoiqu'elle me tue: je souffrirai, mais je dormirai ensuite. +Je m'avancerai à la voix de l'Eternel, chargé de bien des +fautes, mais non marqué par le suicide. Je ne vous +épouvanterai pas, êtres chers et vertueux, ô mes parents! vous +qui versâtes sur mon berceau des larmes de joie, je ne vous +épouvanterai pas par l'affreuse idée que je rejetai loin de +moi ce beau présent de la vie, que Dieu vous permit de me +faire, et que vous avez encore si fidèlement embelli +d'innocents plaisirs, de belles leçons, de grandes espérances. +Je vous bénis d'avoir gravé dans mon coeur les saints préceptes +d'une religion que le bonheur me fit aimer, que le malheur me +rend encore plus nécessaire, qui me donne le courage de +souffrir. Sur le froid rivage de la vie écoulée, au bord de ce +sombre passage qu'il faut que chacun franchisse, que reste-t-il +à celui qui n'a rien cru? En vain son regard se tourne vers +le passé, il ne peut plus le recommencer; il n'a pas non plus +ces ailes merveilleuses de l'espérance qui le portent vers +l'avenir. Ainsi, les plus grandes, les plus consolantes +pensées de l'homme ne le bercent pas sur le bord de la tombe! + + + + +Lettre XLIII. + +De la Brenta, le... + + +Je viens de passer une soirée terrible! A peine ai-je la force +de respirer. Je ne puis cependant rester tranquille; tout mon +sang est en mouvement; il faut que je t'écrive. Je lui ai dit +que je partais; elle en a été affectée, très-affectée, Ernest. +Nous avons dîné seuls, le comte étant parti. Je me sentais +plus malade qu'à l'ordinaire; elle l'a remarqué: elle m'a +trouvé si pâle! Elle s'est alarmée d'une toux que j'ai depuis +quelque temps et que j'attribue aux suites de ma dernière +maladie. J'ai pris de là occasion de lui dire que les bains de +Pise me seraient nécessaires; on me les a conseillés en effet. +Elle m'a regardé avec intérêt. -- Que ferez-vous à Pise? m'a-t-elle +dit. Vous y serez seul, tout seul, et vous savez combien +vous vous livrez déjà ici à une solitude qui ne peut que vous +être dangereuse. -- Nous nous étions levés de table, et j'étais +passé avec elle dans le salon. -- Ne partez pas, Gustave, +m'a-t-elle dit; vous êtes trop malade pour pouvoir être seul: vous +avez besoin d'amitié; et où en trouverez-vous plus qu'ici? -- +En disant cela, je voyais des larmes dans ses yeux; je tenais +les mains sur mon visage, et je voulais lui cacher le profond +attendrissement que me causaient ses paroles. -- N'est-ce pas, +m'a-t-elle répété, vous ne partirez pas? -- Je l'ai regardée. -- +Si vous saviez combien je suis malheureux, combien je suis +coupable, ai-je ajouté à voix basse, vous ne m'engageriez pas +à rester! -- Pour la première fois j'ai lu de l'embarras dans +ses yeux: il m'a semblé la voir rougir. -- Partez donc, m'a-t-elle +dit d'une voix émue; mais ressaisissez-vous de vous-même; +chassez de votre âme la funeste... -- Elle s'est arrêtée. -- +Revenez ensuite, Gustave, jouir du bonheur que tout promet à +votre avenir. -- Du bonheur! dis-je, il ne peut plus en exister +pour moi! -- Je me promenais à grands pas; l'agitation que +j'éprouvais, l'affreuse idée de la quitter peut-être pour +jamais, aliénait ma raison: j'ai dû l'effrayer. Craignait-elle +un aveu qu'elle pouvait enfin deviner? Elle s'est levée, elle +a sonné: je me suis mis à la fenêtre pour que le valet de +chambre qui est entré ne me vît pas. Elle lui a demandé d'une +voix altérée: -- Où est Marie? Dites-lui de m'apporter son +ouvrage et le métier; nous travaillerons ensemble. Vous me +lirez quelque chose, Gustave. -- Je n'ai rien répondu. -- +Gustave, a-t-elle répété quand le valet de chambre a été +sorti, soyez plus calme. -- Je le suis tout à fait, ai-je +répondu en contraignant ma voix et en m'avançant vers elle. -- +Elle a jeté un cri. -- Qu'avez-vous, Gustave? du sang!... -- Et +sa frayeur l'a empêchée de parler. Effectivement mon front +saignait. J'avais été si affecté de ce qu'elle appelait Marie, +si peiné de cette espèce de défiance, que, pendant qu'elle +donnait cet ordre, appuyant brusquement ma tête contre la +fenêtre, je m'étais blessé. -- Votre pâleur, vos regards, votre +voix, tout est déchirant. O Gustave! ô mon cher ami! dit-elle +en posant son mouchoir sur mon front et prenant mes mains, ne +m'effrayez pas ainsi! -- Ne me montrez donc plus cette... (je +n'osais dire défiance, je n'osais m'avouer qu'elle me +devinât), cette froideur, dis-je. Valérie! songez que je vous +quitte, et pour jamais! -- D'où vous viennent ces funestes +idées? -- De là, dis-je en montrant mon coeur; elles ne me +trompent point: ne me refusez donc pas encore quelques +moments. -- Et je tombai à genoux devant elle, j'embrassai ses +pieds: elle se baissa, et le portrait du comte s'échappa de +son sein... Je ne sais plus ce qui m'arriva: l'agitation que +j'avais éprouvée avait fait couler le sang de ma blessure; et +la terrible émotion que je ressentais dans cet instant où +j'allais peut-être lui dire que je l'aimais me fit trouver +mal. Quand je revins à moi, je vis la comtesse et Marie me +prodiguer leurs soins; elles me faisaient respirer des sels; +elles n'avaient osé appeler personne. Ma tête était appuyée +contre un fauteuil qu'elles avaient renversé; Valérie, à +genoux auprès de moi, tenait sur mon front son mouchoir imbibé +d'eau de Cologne, et une de mes mains était dans les siennes. +Je la regardai stupidement jusqu'à ce que ses larmes, qui +coulaient sur moi, me tirèrent de cet état. Je me levai, je +voulus lui parler; elle me conjura de me taire: elle mit sa +main sur ma bouche, me fit asseoir sur un fauteuil, et se +plaça à côté de moi. -- Valérie... dis-je, voulant la remercier +de ses soins, que je commençais à comprendre, car je me +rappelai alors que je m'étais trouvé mal. Elle me fit signe de +me taire. -- Si vous parlez, dit-elle, il faut que je vous +quitte. -- Je lui promis d'obéir. Elle m'a tendu la main avec +un regard angélique de bonté et de compassion, et, voyant que +je voulais parler, elle a ajouté: -- J'exige absolument que +vous ne disiez rien, et que vous vous tranquillisiez. -- Elle +s'est assise au piano; là, elle a chanté un air d'un opéra de +Bianchi, dont voici à peu près les paroles, traduites de +l'italien: _Rendez, rendez le repos à son âme; son coeur est +pur, mais il est égaré_. J'entendais des larmes dans sa voix, +si l'on peut parler ainsi. Enfin elle a été entraînée par ses +pleurs, et a rejeté sa tête sur le fauteuil. Je m'étais levé, +et, au lieu de lui témoigner avec transport l'ivresse que +j'éprouvais en pensant qu'elle m'avait deviné et qu'elle me +plaignait, un saint et religieux frémissement, que sa douleur +me causait, m'arrêta. Si elle se reprochait son excessive +sensibilité; si, tourmentée par une pitié trop vive, elle +souffrait plus qu'aucune autre femme, irais-je jeter sur sa +vie la douleur et le reproche?... Mais bientôt, entraîné par +la violence de ma passion, oubliant tout, concentrant le reste +de mon avenir dans ce court et ravissant instant où je lui +dirais: -- Je t'aime, Valérie; je meurs pour m'en punir! -- je +m'élançai à ses genoux, que je serrai convulsivement. Elle me +regarda d'un air qui me fit frissonner, d'un air qui arrêta +sur mes lèvres mon criminel aveu. -- Levez-vous, me dit-elle, +Gustave, ou vous me forcerez à vous quitter. -- Non, non, +m'écriai-je, vous ne me quitterez pas! Regardez-moi, Valérie; +voyez ces yeux éteints, cette pâleur sinistre, cette poitrine +oppressée, où est déjà la mort, et repoussez-moi ensuite sans +pitié; refermez sur moi ce tombeau où je suis déjà à moitié +descendu! Vous entendrez pourtant mon dernier gémissement; +partout, Valérie, il vous poursuivra. -- Que voulez-vous que je +fasse? dit-elle en tordant ses mains. Mon amitié ne peut rien; +ma pitié ne peut pas vous tranquilliser; votre délire insensé +me trouble, m'effraye, me déchire... Je sens, oui, je sens que +je ne dois pas être la confidente d'une passion... -- Elle +s'arrêta. -- Gustave, me dit-elle avec un accent d'inexprimable +bonté, ce n'était pas moi qu'il fallait choisir; c'était lui, +lui, cet homme estimable, celui qui tient ici-bas la place de +votre père. Pourquoi m'avez-vous empêchée de lui parler? +Pouvez-vous le craindre? -- Elle détacha son portrait. -- +Regardez-le, emportez-le, Gustave; il est impossible que ces +traits, qui appartiennent à la vertu, ne calment pas votre +âme. -- Je repoussai de la main le portrait. -- Je suis indigne, +m'écriai-je avec un sombre désespoir, je suis indigne de sa +pitié! -- Je la regardai; la mort était dans mon âme: ma raison +n'était revenue que pour me montrer que Valérie ne m'avait pas +compris ou ne voulait pas me comprendre; et les plus affreux +sentiments étaient en moi et m'agitaient. -- Ne me regardez pas +ainsi, Gustave, mon frère, mon ami! -- Ces noms si doux me +sauvèrent. J'étais toujours à ses genoux; je cachai ma tête +dans sa robe, et je pleurai amèrement. Elle m'appela +doucement; ses yeux étaient remplis de larmes; ses regards +étaient tournés vers le ciel; ses longs cheveux s'étaient +défaits et tombaient sur ses genoux. -- Valérie, lui dis-je, un +seul instant encore! C'est au nom d'Adolphe, d'Adolphe que +j'ai tant pleuré avec vous (à ces mots, ses larmes coulèrent), +que je vous demande d'exaucer ma prière. -- Elle fit un signe +comme pour me dire oui. -- Eh bien! figurez-vous un instant que +vous êtes la femme que j'aime... que j'aime comme aucune +langue ne peut l'exprimer... Elle ne répond pas à mon amour; +vous ne devez donc point avoir de scrupule... Je ne vous dirai +rien; je vous écrirai son nom; et l'on vous remettra, après ma +mort, ce nom, qui ne sortira pas de mon coeur tant que je +vivrai. Valérie, promettez-moi, si mon repos éternel vous est +cher, de penser quelquefois à ce moment, et de me nommer, +quand je ne serai plus, à celle pour qui je meurs, d'obtenir +mon pardon, de répandre une larme sur mon tombeau... Un +instant encore, Valérie; c'est pour la dernière fois de ma vie +que je vous parle peut-être. -- Cette idée affreuse glaça mon +sang; ma tête tomba sur ses genoux. Une sueur d'angoisse, qui +coulait de mon front, se mêlait à mes pleurs amers; mais +j'éprouvais une volupté secrète en sentant ses cheveux +recevoir mes larmes et les siennes tomber sur ma tête. Elle la +pressa de ses mains, puis la souleva. -- Gustave, me dit-elle +d'un ton solennel, je vous promets de ne jamais oublier ce +moment; mais vous, promettez-moi aussi de ne me plus parler de +cette passion, de ne plus me montrer ce délire insensé, de +vous vaincre, de ménager votre santé, de conserver votre vie, +qui ne vous appartient pas, et que vous devez à la vertu et à +vos amis. -- Sa voix s'émut; elle me tendit les mains en +disant: -- Valérie sera toujours votre soeur, votre amie. Oui, +Gustave, vous jouirez longtemps encore du bonheur que la mère +d'Adolphe désire si ardemment pour vous. -- Elle souleva mes +mains avec les siennes vers le ciel, et y envoya le plus +touchant des regards. -- Vous êtes un ange! lui dis-je, le coeur +déchiré de douleur, et cédant à son ascendant suprême, qui +m'ordonnait de paraître calme: ne m'abandonnez jamais! -- Elle +voulut relever ses cheveux. -- Pensez quelquefois, dis-je en +joignant les mains, pensez, quand vous toucherez ces cheveux, +aux larmes amères du malheureux Gustave! -- Elle soupira +profondément. + +Elle s'était approchée de la fenêtre; elle l'ouvrit. Le jour +baissait. Nos regards errèrent longtemps, sans nous rien dire, +sur les nuages que le vent chassait, et qui se succédaient les +uns aux autres, comme les sentiments tumultueux s'étaient +succédé dans mon âme durant cette journée. Il faisait froid +pour la saison; le vent, qui avait passé sur les montagnes +couvertes de neige, soufflait avec violence; il secouait les +arbres qui étaient devant la fenêtre, et des feuilles +tombèrent près de nous. Je frissonnai; un mélancolique +souvenir me fit penser aux fleurs du cimetière qui couvrirent +Valérie, et à ces feuilles qui annonçaient l'automne et +tombaient au soir de ma vie. Cette journée était la dernière +que je passais auprès d'elle; j'étais résolu à partir, je le +sentais; j'avais pris à jamais congé d'elle... et du bonheur! +Je m'étonnais d'être aussi calme; rien ne m'agitait plus; la +vie et ses espérances étaient derrière moi; tout était fini; +mais j'emportais avec moi, dans la nouvelle patrie que bientôt +j'allais habiter, la tendre affection de Valérie; elle était +ma soeur, ma meilleure amie ici-bas; j'en étais sûr. Pardonne, +Ernest, pardonne! Le ciel, pour dédommager les femmes des +injustices des hommes, leur donna la faculté d'aimer mieux. Je +n'avais pas blessé sa délicatesse; je n'avais même jamais +désiré qu'elle fût à moi. Si, entraîné par une passion +fougueuse, j'avais été au moment de la lui avouer, était-ce +avec la moindre idée qu'elle pût y répondre? N'avais-je pas +aussi, à quelques instants près d'un délire involontaire, +toujours senti que le comte la méritait mieux? L'avais-je +jamais enviée à cet ami? Voilà quelles étaient mes réflexions; +et si, avant cette soirée, je n'avais pas si bien senti la +nécessité de m'éloigner d'elle, si ma résolution n'avait pas +été commandée par un devoir aussi sacré, je crois que je +serais resté calme et résigné, tant j'étais loin de ces +mouvements orageux qui m'avaient rendu si malheureux! + +Valérie rompit enfin le silence: -- Vous nous écrirez; nous +saurons tout ce que vous ferez; vous aurez bien soin aussi de +votre santé, n'est-ce pas, Gustave? Et elle posa sa main sur +mon bras. Marie passa devant la fenêtre, et elle dit à sa +maîtresse: -- Il fait bien froid, madame; vous êtes vêtue trop +légèrement. -- En même temps, elle lui donna un bouquet de +fleurs d'oranger. Valérie le partagea; elle m'en donna la +moitié, et soupira. -- Personne, dit-elle, désormais n'aura +soin comme vous des fleurs de Lido; cela m'attristera bien d'y +aller seule. Sa voix s'altéra; elle se leva précipitamment, et +gagna la porte de sa chambre; je la suivis: elle me tendit la +main; j'y portai mes lèvres. -- Adieu, Valérie! adieu pour bien +longtemps!... O Valérie! encore un regard, un seul, ou je +croirai que je ne vous retrouverai plus nulle part! -- +Effectivement, une angoisse superstitieuse me poursuivait. +Elle me regarda, et je vis les pleurs qu'elle avait voulu me +cacher; elle tâcha de sourire. -- Adieu, Gustave, adieu; je ne +prends pas congé de vous, j'ai encore mille choses à vous +dire. + +Elle tira la porte, et je tombai dans un fauteuil, terrassé +par ce bruit comme si l'univers se fût anéanti. Je ne sais +combien de temps je restai dans cet état: ce ne fut qu'aux +coups réitérés d'une pendule qui m'annonçait qu'il était tard +que je me levai; l'obscurité la plus profonde m'environnait. +Je n'avais souffert qu'au premier moment où la porte se ferma. +Je me réveillai comme d'un songe: je me sentais fatigué; je +descendis dans la cour pour gagner ma chambre. J'aperçus, en +passant, de la lumière dans la remise, et je vis un des +garçons de la maison nettoyer une voiture; il sifflait +tranquillement en travaillant. Je m'arrêtai, je le regardai. +C'était ma voiture qu'on avait amenée. Le coeur me battit; mon +calme et ma stupeur disparurent également: je n'étais plus +soutenu par la vue de Valérie. L'amour le plus infortuné, en +présence de l'objet aimé, est bien moins malheureux: il +s'enveloppe de cette magie de la présence; ses souffrances ont +du charme, elles sont remarquées. Mais alors toute la douleur +de la séparation vint me saisir; je me sentais défaillir en +regardant cette voiture qui m'entraînerait loin d'elle! il n'y +avait pas jusqu'à cet homme qui sifflait si tranquillement qui +ne me fît mal; j'enviais son repos, il me semblait qu'il +insultait à l'horrible tourment qui m'agitait. Je courus à ma +chambre; je me jetai par terre, frappant ma tête contre le +plancher, et répétant en gémissant le nom de Valérie. Hélas! +me disais-je, elle ne m'entendra donc plus jamais! Erich, le +vieux Erich entra. Ce n'était pas la première fois qu'il +m'avait vu dans cet état violent: il me gronda. Je feignis de +me jeter sur mon lit pour le renvoyer; je passai plusieurs +heures dans la plus violente agitation, et je résolus de +t'écrire. Je retrouvai dans ma tête toutes les situations +douloureuses de cette journée; cela me calmait: il est si doux +de donner au moins une idée du trouble qui nous détruit! Et +quand je pense que mon Ernest, le meilleur des amis, le plus +sensible des hommes, me plaindra, je prie le Ciel de le +récompenser du charme que cette idée verse dans mon coeur +flétri. + + +A cinq heures du matin. + + +Je l'ai revue, Ernest, je l'ai revue encore une fois, par une +des combinaisons les plus singulières, cette nuit même. Tu ne +le conçois point, n'est-ce pas? Après t'avoir écrit, j'ai mis +en ordre tout ce qui me restait à arranger. J'avais destiné un +petit cadeau à Marie et à quelques personnes de la maison; +j'avais cacheté une lettre pour le comte, une lettre bien +touchante, dans laquelle je lui demandais pardon de tous les +torts que j'avais pu avoir envers lui; je le priais de me +pardonner mon prompt départ; je lui disais que j'espérais me +justifier un jour à ses yeux de toutes mes apparentes +bizarreries, je le conjurais de m'aimer toujours, en lui +disant que sans cette amitié je serais bien misérable. Enfin, +après avoir terminé, je m'étais assis sur une chaise, tout +habillé, attendant et redoutant l'heure où je devais partir, +mais déterminé à ce départ, que je regardais comme l'unique +fin à mes tourments. J'étais dans cet état horrible d'angoisse +et d'anxiété, si difficile à dépeindre, quand je vis une des +fenêtres en face de moi trop vivement éclairée pour qu'il n'y +eût pas à cela quelque chose d'extraordinaire: c'était une +chambre habitée par une jeune Italienne, depuis peu dans la +maison, et qui y couchait pour être à portée de Valérie, dont +la chambre à coucher n'était séparée de celle-là que par un +cabinet. Je vole, je traverse la cour, je monte l'escalier, +tout dormait encore: je pousse la porte, je vois la jeune +Giovanna, tout habillée, endormie sur une table, et auprès +d'elle son lit, dont les rideaux étaient tout en flammes. Elle +ne se réveille pas; elle avait le sommeil qu'on a à seize ans, +lorsqu'on n'a pas encore passé par quelque passion +malheureuse. J'ouvre les fenêtres pour faire sortir la fumée; +j'arrache les rideaux; par bonheur, Valérie s'était baignée +dans cette chambre; j'éteins le feu avec l'eau de la +baignoire, en faisant le moins de bruit possible. Je craignais +que Giovanna ne s'éveillât et ne jetât un cri qui pouvait être +entendu par la comtesse: je l'éveille doucement, et lui montre +les suites de son imprudence. Elle se met à pleurer, en disant +qu'elle ne faisait que de s'endormir; qu'elle avait écrit à sa +mère et posé ensuite la lumière près du lit pour se coucher, +et qu'elle ne comprenait pas encore comment elle s'était +endormie sur cette table. Pendant qu'elle parlait, j'achève +d'éteindre le feu, qui avait déjà gagné les matelas; je passe +dans le petit corridor, pour m'assurer si la fumée n'y avait +pas pénétré. A peine avais-je mis les pieds dans ce corridor, +qu'un désir insurmontable de voir encore un instant Valérie +s'empara de mon âme: j'avais vu sa porte entr'ouverte. Elle +dort, me dis-je; personne ne le saura jamais, si Giovanna +l'ignore. Je la verrai encore une fois; je resterai à la porte +du sanctuaire que je respecte comme l'âme de Valérie. Il ne +fallait qu'un moyen pour éloigner pour quelques instants la +jeune Italienne; j'y parviens. Je m'approche en tremblant du +corridor; je m'arrête, effrayé de l'horrible idée que Valérie +pouvait se réveiller. Je veux retourner sur mes pas... mais +mon désir de la voir était si violent!... Je la quitte peut-être +pour jamais! Ah! je veux lui dire encore une fois que +c'est elle que j'aime! Si Valérie me voit, je ne supporterai +pas son courroux, j'enfoncerai un poignard dans mon coeur. Ma +tête égarée me présentait confusément et ce crime et son +image. Je me glisse dans la chambre; elle était éclairée par +une veilleuse, assez pour me faire voir Valérie endormie: la +pudeur veillait encore auprès d'elle; elle était chastement +enveloppée d'une couverture blanche et pure comme elle. Je +contemplai avec ravissement ses traits charmants: son visage +était tourné de mon côté; mais je ne le voyais que peu +distinctement. Je lui demandai pardon de mon délit; je lui +adressai les paroles de l'amour le plus passionné. Un songe +paraissait l'agiter. Que devins-je! ô moment enchanteur! +quelle ivresse tu me donnas!... Elle prononça... _Gustave!_... +Je m'élançai vers son lit; le tapis recélait mes pas mal +assurés. J'allais couvrir de mes baisers ses pieds charmants, +tomber à genoux devant ce lit qui égarait ma raison, quand +tout à coup elle prononça cet autre mot qui doit finir ma +destinée... elle dit d'une voix sinistre... _la mort!_... et se +retourna de l'autre côté. La mort! répétai-je; hélas! oui, la +mort seule me reste! Tu rêves à mon sort, ô Valérie! dis-je à +voix basse et me mettant doucement à genoux, reçois mon +dernier adieu; pense à moi; songe quelquefois au malheureux +Gustave, et dans tes rêves, au moins, dis-lui qu'il ne t'est +pas indifférent! Je ne voyais pas ses traits; une de ses mains +était hors de son lit; je la touchai légèrement de mes lèvres, +et je sentis encore son anneau. Et, toi aussi, toi qui me +sépares d'elle à jamais, je te donne le baiser de paix, je te +bénis, quoique tu m'ouvres la tombe... Et mes larmes +couvraient sa main. Tu l'unis à l'homme que je ne cesserai +d'aimer, qui la rend heureuse; je te bénis! dis-je. Et je me +levai, calmé par cet effort. Encore un regard, Valérie, un +regard sur toi, que j'imprime encore une fois tes traits dans +mon coeur! que j'emporte cette douce image de ton repos, de ton +sommeil innocent, pour m'encourager à la vertu quand je serai +loin de toi! + +J'allai prendre la veilleuse; je m'approchai du lit. O douce +et céleste image de virginité, de candeur! Sa main était +toujours hors du lit; l'autre était sous une de ses joues, +ainsi que dorment les enfants: cette joue était rouge, tandis +que celle qui était de mon côté était pâle, emblème du songe +dont la moitié me parut si douce, tandis que l'autre était si +sinistre. Les draps l'enveloppaient jusqu'à son cou; et ses +formes, pures comme son âme, ne se trahissaient que comme +elle, légèrement, en se voilant de modestie. O Valérie! que +l'amour s'accroît de ces magiques liens dont l'enlacent la +pudeur et la pureté morale! Jamais le plus séduisant désordre +ne m'eût ainsi troublé!... jamais il n'eût rempli tout mon +être d'une aussi douce volupté! Comme je t'idolâtrais! comme +je serais mort pour un seul des plus chastes baisers pris sur +tes lèvres, qui semblaient languir! Oui, tu paraissais triste, +ma Valérie, et je n'en étais que plus ivre... J'ai pu +m'éloigner de toi!... je t'ai respectée, ô Valérie! tiens-moi +compte de ce sublime courage, il anéantit toutes mes fautes! + +Bientôt il me sembla entendre les pas de la jeune Italienne; +j'allai à sa rencontre; je me précipitai dans la cour, dans le +jardin, cherchant à respirer, à me calmer; le jour commençait +à poindre, le vent frais du matin s'était levé; une lisière +d'or courait le long de l'horizon, à l'orient, et annonçait +l'aurore. Les feuilles de l'acacia, fermées pendant la nuit, +commençaient à s'ouvrir; des aigles privés et nourris dans la +maison sortaient de leurs creux; les oiseaux s'élevaient dans +les airs, et de jeunes mères quittaient leurs nids. Toutes ces +images m'environnaient; toutes me peignaient la vie, qui +recommençait partout, et qui s'éteignait en moi. Je m'assis +sur les marches de l'escalier qui donne sur le jardin; les +alouettes papillonnaient sur ma tête, et leur chant si gai, si +joyeux, m'arracha des larmes: j'étais si faible, si oppressé, +ma poitrine semblait être allumée, tandis que mon coeur +frissonnait, et que mes lèvres tremblaient. J'essayai de +reposer un moment, ce fut en vain. Je restai quelque temps +couché sur ces marches que nous avions descendues si souvent +ensemble. Enfin je me levai, et, passant près du salon où nous +avions été la veille, je voulus emporter l'air qu'avait chanté +Valérie. Le jour était entièrement venu, et le duo si touchant +de Roméo et Juliette tomba sous ma main. Tout devait donc se +réunir pour enfoncer dans mon coeur ces scènes de douleur et de +regret! Et ce morceau de musique me ramena tout entier à la +séparation qui m'était si affreuse. Il n'y avait pas jusqu'au +chant des alouettes qui ne me fît penser à ce moment déchirant +où Roméo et Juliette se quittent. Je restai accablé d'une +sombre douleur, et je me traînai chez moi, d'où je t'écris +encore. Je n'ose te dire l'espoir caché de mon coeur! Ignorera-t-elle +toujours ce que je souffre? Il me serait si affreux +qu'il ne restât sur la terre aucune trace de ces douleurs! Au +moins, en t'écrivant, je laisse un monument qui vivra plus que +moi. Tu garderas mes lettres: qui sait si une circonstance, +qu'aucun de nous ne peut prévoir, ne les lui fera pas une fois +connaître? Mon ami, cette idée, quelque invraisemblable +qu'elle me paraisse, m'anime en t'écrivant, et m'empêche de +succomber sous le poids de la fatigue et du chagrin qui me +consume. + + + + +Lettre XLIII. + +De la chartreuse de B., le... + + +C'est ici, c'est près d'une austère retraite, d'où sont +bannies les passions, les folles agitations de ce monde, que +j'ai voulu essayer de me reposer. J'ai obtenu une chambre dans +une maison d'où l'on a la vue du couvent. + +Je me sens plus calme, Ernest, depuis que j'ai pris la +résolution d'écarter de moi tout ce qui a rapport à cet amour +insensé. Je veux, s'il est possible, sauver les derniers jours +de cette existence si agitée, et, ne pouvant les passer dans +le calme, les remplir au moins de résignation. + +Comme je me parais petit à moi-même, au milieu de cette +enceinte consacrée aux plus sublimes vertus! Les pensées de +l'amour me paraissent un délit, ici où tous les sens sont +enchaînés, où les plaisirs les plus permis dans le monde +n'osent se montrer; où l'âme, détachée des liens les plus +naturels, ne se permet d'aimer que les plus sévères devoirs. + +Je viens de lire la vie d'un saint que j'ai trouvée dans une +des armoires de ma chambre. Ce saint avait été homme, il était +resté homme: il avait souffert; il avait jeté loin de lui les +désirs de ce monde, après les avoir combattus avec courage. Il +s'était fait dans son coeur une solitude où il vivait avec +Dieu. Il n'aimait pas la vie, mais il n'appelait pas la mort. +Il avait exilé de ses pensées toutes les images de sa +jeunesse, et élevé le repentir entre elles et ses années de +solitude. Il croyait entendre quelquefois les anges l'appeler, +quand, durant les nuits, il marchait les pieds nus dans les +vastes cloîtres de son couvent. S'il eût osé, il eût désiré +mourir. Il travaillait tous les jours à son tombeau, en +pensant avec joie qu'il ne léguerait à la terre que sa +poussière, et il espérait, mais en tremblant, que son âme +irait dans le ciel. Il vivait dans cette chartreuse en 1715; +il mourut, ou plutôt il disparut, tant sa mort fut douce. On +arrosa de larmes sa dépouille mortelle; et chacun crut voir +son existence attristée, parce que la douce sérénité, les +regards consolants, la bienveillante bonté du père Jérôme +étaient enlevés à la terre. + +Après cela, Ernest, n'avons-nous pas honte de parler de nos +douleurs, de nos combats, de nos vertus? + +Depuis longtemps je désirais voir cette chartreuse, cette +pensée sévère de saint Bruno, confiée au mystère et au +silence, qui est cachée comme un profond secret sur ces +hauteurs. Là vivent des hommes qu'on nomme exaltés, mais qui +font du bien tous les jours à d'autres hommes; qui changèrent +un terrain inculte, le couvrirent d'industrie, d'ateliers +utiles, et remplirent le silence des bénédictions du pauvre. +Quelle idée sublime et touchante que celle de trois cents +chartreux vivant de la vie la plus sainte, remplissant ces +cloîtres si vastes, ne levant leurs mélancoliques regards que +pour bénir ceux qu'ils rencontrent, peignant dans tous leurs +mouvements le calme le plus profond, disant avec leurs traits, +avec leurs voix, que l'agitation ne frappe jamais, qu'ils ne +vivent que pour ce Dieu si grand, oublié dans le monde, adoré +dans leur désert! Oh! comme l'âme est émue! comme elle est +pénétrante, la voix de la religion, qui s'est réfugiée là, qui +descend dans les torrents et frémit dans les cimes de la +forêt, qui parle du haut de la roche escarpée, où l'on croit +voir saint Bruno lui-même, fondant sa chapelle et méditant sa +sévère législation! Oh! qu'il connut bien le coeur de l'homme, +qui se fatigue de délices et s'attache par les douleurs, qui +veut plus que du plaisir, et cherche ces grandes, ces +profondes émotions qui émanent du sein de Dieu et ramènent +l'homme tout entier dans les pensées de l'éternité! + +Il est impossible de décrire ce que j'éprouvais: j'étais +heureux de larmes, de profond recueillement et d'humilité; je +me prosternai devant cet Etre si grand qui appela ces scènes +magnifiques de la nature, imprima tour à tour aux formes du +monde la majesté et la riante douceur; appela aussi l'homme +pour qu'il sentît et désirât sentir davantage; forma ces âmes +ardentes et tendres, et leur confia tous ses secrets, ignorés +des hommes légers. Que de voix, me disais-je, se sont éteintes +dans ces déserts! que de soupirs ont été envoyés au delà de +cet horizon borné, là où habite l'infini! Je voyais ces traits +où siégeait la mélancolie, où l'espérance avait survécu aux +orages pour répandre la sérénité; je les voyais garder leur +tranquille expression au milieu des changements des saisons et +de la nature; ces mains flétries se joignaient aux pieds de +ces croix saintement placées dans la solitude. Là +fléchissaient péniblement des genoux affaissés par l'âge; là +coulaient des larmes que séchait quelquefois le vent âpre du +sombre hiver; ici un écho religieux murmurait les douleurs et +les espérances du chrétien; et plus loin, sur ce rocher +stérile, abandonné de la nature, où tout est mort, où tout est +froid comme le coeur de l'incrédule, à travers ces ronces +suspendues sur le torrent, au milieu de ces hauteurs inanimées +qui ne voient rouler que de noirs orages, là, peut-être, le +long, l'ineffaçable remords appelait sa victime: marquée par +lui, elle ne pouvait lui échapper; elle venait, le front +baissé, l'oeil ombragé, le visage sillonné, elle venait, et son +sein déchiré se brisait sur la pierre, et sa voix expirante +disait sourdement à cette froide pierre quelque forfait +inconnu. + +Que j'ai vécu ici, Ernest! combien j'y ai pensé! J'ai vu hier +un orage: le tonnerre, avec sa terrible voix, parcourut toutes +ces montagnes, se répéta, gronda, éclata avec fureur; les +voûtes silencieuses tremblèrent; je voyais le cimetière +couvert de noires ténèbres; le ciel obscurci laissait à peine +entrevoir tous ces tombeaux, où dormaient tant de morts. Je +passai devant la chapelle où on les déposait avant de les +enterrer, où se fermait sur eux le cercueil creusé par +eux-mêmes: il me semblait que j'entendais ce chant mélancolique +des religieux, ces saintes strophes qui les conduisaient à la +terre de l'oubli. J'aimais à tressaillir, et j'envoyais ma +pensée en arrière. Au milieu de ces scènes terribles et +attendrissantes, le ciel se dégagea de ses sombres nuages; le +soleil reparut, et visita, à travers les vitres antiques, +cette chapelle de la mort: les inscriptions du cimetière +reparurent à sa clarté, et les hautes herbes, affaissées par +la pluie, se relevèrent. + +Un oiseau, fatigué par les vents, qui l'avaient apparemment +chassé jusque sur ces hauteurs, vint s'abattre sur le +cimetière. Ainsi, pensai-je, peut-être, dans la saison des +fleurs, vient s'égarer quelquefois un rossignol: il cherche en +vain une rose jeune comme lui ou l'arbuste qui la porte; mais +la fleur de l'amour est exilée de ces lieux comme l'amour +lui-même: le chantre de la volupté vient s'asseoir sur une tombe, +et soupire sa tendresse sur le territoire de la mort. Hélas! +peut-être cette pierre couvre-t-elle un coeur qui eut aussi un +printemps; peut-être, avant d'avoir servi ce Dieu qui remplit +son âme du saint effroi du monde, l'adora-t-il comme le Dieu +qui créa l'amour et le donna à la terre; mais bientôt, comme +l'oiseau, battu par les vents, battu par l'orage des passions, +il est venu se réfugier sur ces hauteurs, et, fatigué de la +vie, il a voulu commencer l'éternité en oubliant tout ce qui +tenait au monde. + +Ernest, Ernest! il n'est aucun endroit sur la terre +inaccessible à cette funeste passion: ici, ici même, où tout +la réprouve, où tout devrait l'épouvanter, elle sait encore +trouver ses victimes et les traîner à travers tous ses +supplices. En vain la nature sévère veut-elle effrayer l'amour +et le repousser par sa sauvage âpreté; en vain la religion +menaçante élève-t-elle partout de saintes barrières, appelle-t-elle +la pénitence, le jeûne, les images du trépas, les +tourments de l'enfer; en vain les tombeaux parlent et +s'ouvrent de tous côtés; en vain la pierre insensible est-elle +animée du pieux verset qui montre à l'homme la longue +récompense de la vertu: ce passager d'un moment ne sait pas +triompher de lui; il est encore atteint ici même par ce +terrible ascendant; il partage ici même sa fugitive existence +entre d'inutiles remords et de vaines résolutions; il dispute +à la mort, à la sombre nature, à son corps flétri +d'abstinences, à la menaçante éternité, il dispute un +sentiment à la fois délice et fléau de sa vie; il jette un +long et douloureux regard sur de funestes erreurs; il +tressaille, se trouble et garde de son souvenir une coupable +volupté qu'il aime encore, qu'il nourrit dans son sein. + +Ecoute, Ernest, et frémis. Hier je me promenais, ou plutôt je +parcourais d'un pas inégal les environs de la chartreuse: la +lune enveloppait d'un crêpe mélancolique et le couvent, et les +arbres, et le cimetière; l'orfraie seul interrompait de son +cri sinistre la tranquillité de la nuit. Une croix s'est +présentée à ma vue; elle était sur une hauteur que j'ai +gravie. Je me suis assis; j'ai regardé longtemps le ciel et +l'étoile du soir, que j'avais vue souvent de la maison que +j'habitais avec Valérie. + +Des gémissements m'ont frappé; je me suis levé; j'ai vu près +de la croix, et, à moitié caché par un arbre, un religieux le +visage couché contre terre. Sa voix plaintive, ses accents +déchirants n'osaient peut-être monter vers le séjour de la +paix; la terre les engloutissait. Mon coeur a tressailli; j'ai +cru reconnaître des maux trop bien connus. Je n'ai osé +l'interrompre, mais j'ai pleuré sur lui en m'oubliant moi-même. + +Son long silence m'a effrayé. J'ai osé l'approcher; je l'ai +soulevé. La lune éclairait son visage pâle; ses traits flétris +étaient encore jeunes, sa voix l'était aussi. Il m'a d'abord +considéré comme s'il sortait d'un rêve; puis il m'a dit: -- Qui +es-tu? souffres-tu aussi? -- Je l'ai pressé contre mon sein, et +mes larmes sont tombées sur ses joues arides. -- Tu pleures, +a-t-il dit, tu es sensible. Je te remercie, a-t-il ajouté d'une +voix tranquille. -- Son regard m'a effrayé; ses gestes, son +agitation me frappaient et contrastaient avec sa voix, qui +paraissait étrangère à son âme, et qui semblait s'être séparée +de sa douleur. + +Je lui ai demandé qui il était. -- Qui je suis?... a-t-il dit, +en paraissant vouloir se rappeler quelque chose. -- Puis il m'a +montré son habit: -- Je suis un infortuné! mon histoire est +courte. Je suis Félix. On m'avait donné ce nom, on se plaisait +à croire que je serais heureux: c'était en Espagne qu'on +croyait cela; mais, dit-il en secouant la tête et respirant +péniblement, on s'est trompé. Le bonheur n'a pu demeurer là; +les méchants m'ont tué là! -- Et il frappa son coeur d'une +manière qui me déchira. -- Quel mal, dis-je, vous a-t-on donc +fait? -- Oh! Il ne faut pas en parler; il faut oublier ici, me +dit-il en regardant la croix et joignant ses mains, il faut +tout oublier ici, car il faut pardonner. -- Il a voulu s'en +aller; je l'ai retenu. -- Que veux-tu de moi? a-t-il dit. Il +est tard, et, quand le matin viendra, il faut que j'aille au +choeur, et avant ne faut-il pas que je dorme? Tu ne sais pas +qu'alors je suis quelquefois heureux, oh! bien heureux! Je +vois alors les plaines de Valence, des haies de fleurs de +grenade... Mais ce n'est pas tout, ce n'est pas mon plus grand +bonheur (et il se pencha vers mon oreille). Je n'ose te parler +de Laure... (il frissonna). Elle n'est pas morte dans mes +rêves, mais, quand je veille, elle est morte! -- Il jeta un cri +déchirant et se tut. + +O Ernest! je ne me plaignis plus; ma douleur s'arrêta devant +une douleur mille fois plus terrible: tu vis, m'écriai-je; tu +vis, Valérie! O ciel! conserve-la; conserve aussi ma raison +pour te bénir! Et puis, me retournant vers le malheureux +Félix, je le serrai dans mes bras: muet par l'excès de la +pitié, je ne trouvai aucun son, aucune parole digne de son +malheur. -- Ne dis à personne, je t'en prie, que je t'ai parlé +de Laure; ici c'est un grand péché; j'ai voulu l'expier tous +les jours, mais j'aime malgré moi; et quand je veux penser au +ciel, au paradis, je pense que Laure y est; et quand je viens +ici la nuit, car depuis que je suis... tu sais bien comment, +dit-il en montrant sa tête, on me permet tout. Je sors du +couvent par cette petite porte; j'ai une clef, car je crains +de troubler les frères dans leur sommeil; je pleure, c'est un +scandale... Eh bien! qu'est-ce que je voulais te dire? -- Quand +vous veniez ici la nuit, Félix, disiez-vous... -- Eh bien! oui, +la nuit; le vent, les arbres, cette eau qui roule, tout semble +me dire son nom. Il me semble que tout serait beau si elle +était là: je la presserais contre mon sein, qui brûle; elle +n'aurait pas froid, et le feuillage nous cacherait le couvent; +car je n'oserais l'aimer au milieu du couvent: j'ai tant +promis aux pieds des autels de l'oublier! Mais, dit-il en +soupirant longuement, je ne peux pas. -- Tu ne peux pas! +répétai-je! et je soupirai. + +Une sueur froide inondait mon corps; j'ajoutai son malheur au +mien: j'étais anéanti. -- Ecoute, me dit-il, ne te fais pas +chartreux, va-t'en bien loin, va en Espagne; mais n'aime pas. +La religion a raison de défendre d'aimer ainsi un seul objet +plus que le Ciel, plus que la vie, plus que tout. Adieu, +n'aime pas: si tu savais comme on est malheureux! On me +l'avait bien dit quand il en était temps, et je n'ai rien +écouté. + +Je ne sais plus ce qu'il me dit, ma tête se troubla; je sais +qu'il rentra dans son couvent, que le matin me trouva encore +au pied de la croix, que mon hôte me dit que le frère Félix +était aimé de tout le couvent, qu'il ne faisait de mal à +personne, que le supérieur, homme doux et excellent, lui +permet de se promener la nuit, depuis qu'il a perdu la raison, +et qu'il l'a perdue parce qu'une jeune Espagnole qu'il aimait +est morte. Sa mélancolie l'avait jeté dans cette retraite, ne +pouvant obtenir Laure, que ses parents forcèrent à se faire +religieuse; il a appris qu'elle n'existait plus, et sa raison +s'est entièrement égarée. + +Je pars, Ernest, ce séjour ne me convient plus: le malheureux +Félix se montre partout à moi. + + + + +Lettre XLIV. + +De la Pietra-Mala, le... + + +Je t'écris, quoique je sois si faible, mon ami, que je puis à +peine me soutenir. Je viens de passer dix heures au lit, mais +sans que cela m'ait donné plus de force; la fièvre m'a repris, +je souffre beaucoup de la poitrine. J'arrivai ici au milieu +des Apennins, hier dans la journée. Le site de Pietra-Mala est +presque sauvage. Ce bourg est caché dans des gorges de +montagnes; mais j'aime ce lieu, qui paraît oublié du monde +entier. J'y suis depuis peu de temps, et déjà j'y ai vu de +bonnes gens. Ernest, je resterai ici quelques jours, peut-être +quelques semaines. Eh! N'est-il pas indifférent en quels lieux +je traîne des jours que Valérie ne voit plus, pourvu que je +sois loin d'elle, et que je n'outrage plus le comte par cet +amour que je dois cacher? Ici, du moins, je serai libre; mes +regards, ma voix, ma solitude, tout sera à moi; personne ne +m'observera... Malheureux! quel triste privilége tu réclames! +quel triste bonheur te reste! O Valérie! Je ne verrai donc +plus ta pitié! Elle était si tendre! si bonne! + + +A six heures du soir. + + +J'ai été quelques heures sans fièvre; je me suis promené +lentement; je respirais avec plus de liberté: l'air est si pur +dans ces montagnes! J'ai été voir une petite maison qui +appartient à mon hôte, et qui me plaît beaucoup. Un torrent, +destructeur comme la passion qui dévore, a renversé près de la +maison de hauts pins et de vieux érables; ces arbres déracinés +du rivage opposé se rencontrent dans leur chute, et semblent +se rapprocher pour former sur le torrent un pont, sous lequel +passe une écume blanche qui s'élève au-dessus de ses eaux +tourmentées. Je me suis arrêté au bord de ce torrent, et j'ai +regardé quelques corneilles qui passaient les unes après les +autres sur ces arbres renversés, et dont les cris lugubres +convenaient à l'état de mon âme. + + + +JOURNAL DE GUSTAVE. + + + +De la Pietra-Mala, le... + + +Ernest, je commence pour toi ce journal; mais, quand je +souffre, je ne peux t'écrire que quelques lignes. Cette maison +que j'habite actuellement me convient beaucoup. Je m'applaudis +bien de m'être arrêté ici; j'y resterai jusqu'à ce que je sois +mieux... Mieux: ah! ne t'abuse pas... Mais que ferais-je à +Pise? Pourrais-je échapper à ces regards d'une multitude +oisive, qui, toujours occupée de ses plaisirs, est encore +avide de pénétrer chaque secret, et ne pardonne pas qu'on se +sépare d'elle. + + +Ici la nature semble me plaindre et s'attendrir sur moi. Elle +me recevra dans son sein, et, fidèle amie, elle gardera mes +tristes secrets. Pourquoi donc tant me tourmenter du lieu où +je passerai quelques jours? Errant comme Oedipe, je ne cherche +comme lui qu'un tombeau: il faut si peu de place pour cela. + + +Mon séjour ici convient à mon funeste état; ce lieu +mélancolique et sauvage est fait pour l'amour malheureux. Je +reste des heures entières au bord de ce torrent; je gravis +péniblement une montagne, d'où la vue se porte sur la +Lombardie; et, quand je crois avoir aperçu dans le lointain +cet horizon qui couvre Venise, il me semble alors que j'ai +obtenu une faveur du ciel. + + +J'ai avec moi quelques auteurs favoris; j'ai les odes de +Klopstock, Gray, Racine; je lis peu, mais ils me font rêver au +delà de la vie, et ils m'enlèvent ainsi à cette terre, où il +me manque Valérie. + + +Il y a ici un jeune homme, parent de mon hôte, qui joue bien +du piano. Aujourd'hui, j'ai entendu cet air que sa voix a +gravé dans mon coeur, cet air qui la fit pleurer sur le +malheureux Gustave. Ne me plains pas, Ernest; la douleur sans +remords porte en soi une mélancolie qui a pour elle des larmes +qui ne sont pas sans volupté. + + +J'ai passé le bourg, et j'ai été me promener sur le grand +chemin. J'ai rencontré un pauvre matelot en habit de pèlerin. +Cet homme, pour apaiser sa conscience, avait fait voeu d'aller +à Lorette. Il avait eu, dans sa jeunesse, la passion de la +mer, et, comme Robinson, il avait quitté ses parents malgré +leur défense. Il me fit un tableau touchant de ses chagrins, +et cela avec une vérité qu'on ne pouvait méconnaître. Il me +dit comment, après avoir obtenu une place sur un vaisseau qui +allait aux Indes, au milieu des délices que lui faisait +éprouver son voyage, il s'était réveillé la nuit, croyant voir +sa mère en rêve, qui lui reprochait son départ; qu'alors il +avait couru sur le tillac, et qu'il lui avait semblé que les +vagues se plaignaient, comme si la voix de sa mère arrivait à +lui; et quand il s'élevait une tempête, il ne pouvait +travailler, tremblant de toutes ses forces, et pensant qu'il +périrait peut-être chargé de la malédiction de ses parents. +C'est alors qu'il avait promis au Ciel que, s'il pouvait +revoir sa mère, obtenir son pardon, il ferait un pèlerinage à +Lorette. Puis il poursuivit, et me dit que pendant dix ans il +n'avait pu revenir dans sa patrie; qu'enfin il avait vu la +rade de Gênes, qu'il avait cru mourir de joie en revoyant +cette terre qu'il avait brûlé de quitter. -- Ernest, comme +voilà bien tout l'homme! ses désirs, ses inquiétudes, ses +fautes, et puis cette inévitable douleur appelée remords, qui +le ramène à la vérité. Voilà comment il faut qu'il achète +l'expérience; il n'en voudrait pas autrement; il faut qu'elle +soit payée pour qu'elle lui appartienne bien. + +Ce pauvre matelot! pendant qu'il me parlait, je l'avais plaint +sincèrement; mais j'avais souri de pitié en le voyant mettre +son pèlerinage au rang de ses meilleures actions. Et puis je +me repris moi-même de mon orgueil, et je me dis: "Les hommes +sont si petits, et pourtant ils rejettent tant de choses comme +au-dessous d'eux! Dieu est si grand, et rien ne se perd devant +lui! Chaque mouvement, chaque pensée vertueuse même vient +s'épanouir devant ses regards; il a compté chaque intention, +chaque sentiment louable de sa créature, comme chaque +battement de son coeur; il dit à la vie de s'arrêter, et au +bien de croître et de prospérer dans les siècles. O Dieu de +miséricorde! pensais-je, tu comptes aussi les pas du pauvre +matelot, que la piété filiale fait cheminer à travers les +ronces de l'Apennin et sous le ciel brûlant de sa patrie." + + +Quand je regarde dans le vallon solitaire une timide fleur qui +meurt avec ses parfums, et qui n'a point été vue; quand +j'entends le chant rare de l'oiseau solitaire qui meurt et ne +laisse point de traces; que je pense que je puis mourir comme +eux, c'est alors que je suis bien malheureux! Une douloureuse +inquiétude, un besoin d'être pleuré par elle vient me saisir. +J'entends quelquefois le cri des pâtres qui rassemblent les +chèvres sur les montagnes et les comptent: j'en entendis un +l'autre jour se lamenter, parce que sa chèvre favorite lui +manquait, et qu'il craignait qu'elle ne fût tombée dans le +précipice; et je pensais que bientôt ceux qui m'aimaient, en +comptant les félicités de leur vie, diraient avec un soupir: +"Ce pauvre Gustave! il nous manque, il est tombé dans la +profonde nuit de la mort!" + + +Je ne suis pas toujours aussi malheureux que tu pourrais le +croire; j'ai besoin de te consoler, mon Ernest; il me semble +sentir les larmes que je te fais verser. Chaque moment ne +tombe pas tristement sur mon coeur; souvent il y a des repos, +des intervalles, où une espèce d'attendrissement, une vague +rêverie, qui n'est pas sans charme, vient me bercer... + + +Quel est donc ce fonds intarissable de bonheur qui se trouve +dans l'homme dont le coeur est resté près de la nature! Quel +est ce souffle incompréhensible et ravissant qui, sublimement +confondu avec l'instinct moral et les mystères de nos grandes +destinées, nous donne ces vagues et douces inquiétudes; ce +besoin du bonheur qui, dans la jeunesse, en tient quelquefois +lieu; enfin, cet inconcevable enchantement qui ne tient à rien +de positif, et qui ne peut être banni par le malheur même? + + +Je me promène dans ces montagnes parfumées par la lavande et +le chèvrefeuille, et je me dis: "Dans ces retraites les plus +cachées, dans ces asiles les plus inabordables, la nature, +encore élégante, toujours belle, se pare pour le bonheur et +pour l'amour; des millions de créatures ont vécu et vivent +encore sur ces feuilles tendres et veloutées, et sentiront les +innombrables voluptés que donnent la vie et l'amour réunis: et +si l'homme, superbe favori de la puissance qui l'appela à la +lumière, si l'homme fier et sensible pénètre ici, beau de +jeunesse, heureux d'amour, dans la pompe des espérances, dans +l'ivresse des désirs permis, oh! quel paradis il rencontre! +son coeur battra à la fois de toutes les émotions: ses regards +s'élèveront avec une douce fierté vers le firmament et +s'abaisseront avec extase sur sa compagne. Puissance du Ciel! +que réservez-vous donc à vos élus?" + + +Je suis retourné dans ces mêmes lieux, Ernest; j'y suis +retourné: j'ai vu un jeune homme qui me paraissait transporté +de bonheur. Près de lui était une jeune personne svelte, +jolie; une de ses mains était sur l'épaule du jeune homme: +tous deux étaient simplement, mais élégamment vêtus. Je les +regardais, placé derrière un buisson; j'étais descendu par un +sentier qui m'est connu, et il me semblait que je faisais le +songe de mes pensées d'hier. Ils parlaient, mais je ne les +entendais pas. Ils se sont promenés, ils se sont assis; il +semblait qu'ils venaient annoncer une époque de félicité à ces +lieux, qu'ils doivent connaître et aimer beaucoup. Ils ont +élevé ensemble leurs mains vers le ciel, ils ont essuyé des +larmes, ils se sont embrassés. Ah! l'innocence seule aime +ainsi! Il y avait du calme des anges au milieu de leurs +transports. Jamais je n'embrasserai ainsi la beauté idolâtrée, +la femme choisie pour moi par la passion et le malheur; je le +pensais. O Valérie! si mes lèvres, flétries par une consumante +ardeur, osaient approcher des tiennes; si ces larmes rares, +passionnées, qui contiennent mes longues douleurs, étaient +changées en larmes voluptueuses et tombaient sur tes +paupières; si nos coeurs, l'un sur l'autre, se répondaient +tumultueusement, je le sens, en expirant de félicité, le cri +du désespoir se mêlerait à la voix des délices, et la hideuse +figure du crime se placerait auprès de la vision des anges! + +Il n'est donc pas possible, il n'est aucun moyen d'arriver à +cette félicité révélée à mon imagination seule, à la félicité +innocente!... "Hélas! Un moment! un seul moment! Dieu +tout-puissant! disais-je, toi auquel rien n'est impossible, et je +rendrais ensuite goutte à goutte ce sang qui menace de briser +mes veines, où les flammes du désir courent et me consument!" + +Ernest, j'étais tombé à genoux; mes cheveux étaient trempés de +sueur, une oppression affreuse fatiguait mon sein; un froid +mortel raidissait mes bras. J'ai voulu me lever; mais, accablé +de faiblesse, je suis retombé, et je me suis couché le visage +contre terre, cherchant à me calmer. Je te l'avoue, un instant +j'avais espéré que j'allais expirer: je humais l'humidité de +la terre, qu'une pluie légère venait de rafraîchir; et cette +odeur, si délicieuse ordinairement, n'excitait en moi que de +sinistres pressentiments. Cependant mes lèvres et ma poitrine +desséchées cherchaient à se rafraîchir; et l'instinct de la +vie agissait, sans que je m'en aperçusse, au moment même où +j'appelais, où je désirais la mort. Dans cet instant, les +amants mêlaient leurs voix et chantaient un de ces airs +tendres qui sont si facilement répétés en Italie. Je les +écoutais en fermant les yeux, et en voulant me livrer à cette +espèce de distraction qui s'offrait au milieu de mes +tourments. Cette musique, chantée par des voix heureuses, me +soulagea; je pus me lever. Je les vis s'avancer vers moi; j'en +fus frappé, quoique je désirasse les voir de plus près. "Non, +non, me dis-je, le bonheur aussi est une chose sacrée: il est +si beau ce moment fugitif, ce ravissant éclair de la vie, où +tout est enchantement! Je ne mêlerai pas l'image de la mort, +le deuil de mes traits flétris, à leur innocente et vive joie; +ils reculeraient devant moi comme devant un pressentiment +funeste; ils liraient le malheur de ma vie sur mon visage; et +ma jeunesse, altérée, décomposée par la souffrance, leur +dirait: "Voilà ce que fait l'amour!" + +Je me cachai dans d'épaisses broussailles, ils passèrent. +J'allai lentement sur la place où ils avaient été assis; et, +mêlant ma mélancolie aux scènes de leur bonheur, je regardai +longtemps cette place abandonnée maintenant à la méditation, +et je pensai à ce tableau du Poussin, où de jeunes amants, +dans l'ivresse du bonheur, foulent aux pieds des tombeaux qui +bientôt les engloutiront eux-mêmes. + +J'ai appris que les jeunes gens que j'avais vus si heureux +s'étaient mariés hier. Ernest, je te l'avais bien dit, c'était +de cet amour qui fait vivre. + + +Aujourd'hui, je me suis levé avec le jour. J'avais éprouvé une +si forte oppression, que j'ai cru que l'air du matin +m'aiderait à respirer. Il y a ici une colline couverte de +hauts pins, au milieu desquels se trouve une fontaine: +plusieurs enfants s'y étaient rassemblés. Je cherchais à ne +pas troubler leurs jeux. L'insomnie de la nuit m'avait +fatigué, je me suis endormi. Il m'a semblé voir un sentier +dans ce même bois, et Valérie s'avancer vers moi. Mon âme +était ravie; mais je me sentais retenu à cette place. Les +vents frais et légers se disputaient son voile blanc; le +lierre paraissait vouloir enlacer son pied délicat. Déjà elle +était près de la fontaine: elle a soulevé un des enfants, elle +l'a embrassé. J'ai fait un effort pour voler à elle; je me +suis éveillé, et j'ai vu que ce n'était qu'un songe; mais mon +sang était rafraîchi, des larmes de bonheur étaient encore sur +mes paupières humides. J'ai été prendre le plus jeune des +enfants, et, ne pouvant respirer le souffle de Valérie, +j'aurais voulu respirer quelque chose de la tranquillité de +cet enfant. Qu'ils sont beaux ces êtres qui n'ont rien deviné! +Que j'aime ces yeux où dort encore l'avenir avec ses tristes +inquiétudes; ces yeux qui vous regardent sans vous comprendre, +et qui vous disent pourtant qu'ils vous veulent du bien! + +Il faut que je revienne souvent à cette colline, que j'habitue +ces enfants à y revenir, que j'obtienne une place qui sera à +moi, et près de laquelle ils viendront jouer en disant: "Notre +ami était là; comme nous aimions à le voir avant qu'il +disparût!" + + +Je me suis regardé dans la fontaine, je ne sais comment, et +j'ai été saisi de ma pâleur, de mon air de souffrance. Il est +bizarre que la maladie ne m'effraie pas et que ses effets me +fassent reculer d'effroi. Je tousse beaucoup; ma dernière +crise a épuisé le reste de mes forces. Je n'ai qu'un regret, +bon Ernest, c'est de ne pouvoir te dire, avec ces regards qui +sont des paroles, avec ces accents qui n'appartiennent qu'à la +plus tendre amitié, que tu m'es bien cher! Cher... que cette +expression est faible pour tant de dettes! + +Adieu, Ernest. Que ce mot me frappe! Il me semble que je +quitte la vie par ce mot! J'avais pensé si souvent à la mort, +et le repos m'avait paru bien doux! Nous nous reverrons, ami +bien-aimé, ami digne de ce nom, premier bonheur de ma vie, +avant que je connusse celle pour qui je ne puis vivre, pour +qui je meurs! + +Erich te fera parvenir ce journal avec d'autres papiers. J'y +joins une lettre pour Valérie; je n'ose la lui envoyer. Tu la +liras, Ernest; et si un jour tu crois qu'elle puisse la voir, +je te devrai plus que tout ce que tu fis déjà pour moi. Cette +idée adoucit ma mort. Vis heureux, mon Ernest. + + + + +Lettre XLV. + + +GUSTAVE A VALERIE + + +Je vais donc encore une fois vous parler, Valérie! mais ce +n'est plus d'un autre amour; je ne puis plus vous tromper. +Vous ne me refuserez pas votre pitié; vous me lirez sans +colère. Songez que, déjà étendu dans le cercueil par la +douleur qui me tue, je me relève encore une fois pour vous +dire un long adieu. Est-ce en quittant la vie, est-ce blessé +d'un trait mortel, qu'on peut songer à altérer la vérité, à +faire mentir le dernier accent de la voix? Cette voix vous dit +enfin que c'est vous que j'aimai... Ah! ne détournez pas de +moi ces yeux auxquels fut confiée l'expression de toutes les +vertus; plaignez-moi! J'ai souffert tous les tourments, j'ai +épuisé toutes les douleurs pour expier mon cruel égarement; +j'ai combattu jusqu'à la mort cette passion que tout réprouve; +et maintenant encore elle est là pour me suivre dans cette +lugubre demeure, qui épouvante l'amour ordinaire. O Valérie! +vous ne pouvez plus me la défendre! + +Ne me plaignez pas. Vous pleurerez sur moi, n'est-ce pas, +femme généreuse, angélique bonté, vous pleurerez sur moi? Non, +je ne voudrais pas ne pas vous avoir aimée. Ah! pardonne, +Valérie, pardonne! ton innocence me fut toujours sacrée, je +l'aimais comme ta vie. Si j'ai osé rêver quelquefois à une +félicité trop grande pour la terre, c'était en pensant à ce +temps où vous étiez libre, où vos regards auraient pu tomber +sur moi; mais jamais, non, jamais, je ne désirerai un bonheur +qui eût été enlevé au plus généreux des hommes. Valérie, je +l'ai vu aimé de vous, j'ai vu votre bonheur, et j'ai éprouvé +tous les remords du crime. Valérie, ai-je assez souffert? + +Mais je ne suis pas indigne de toi, beauté angélique! Non, +non; cette passion pouvait m'être défendue et m'élever +pourtant. Que de fois, forcé de paraître au milieu d'un monde +que je fuyais, j'ai vu tomber sur moi les regards d'une +insultante pitié! On me plaignait comme un insensé indigne des +plaisirs de la terre, puisqu'il ne les recherchait pas. Ces +hommes qui regardent comme chimérique le bonheur composé de +sentiments purs me voyaient comme un triste reproche qui +importune: ils m'auraient pardonné des vices, ils ne me +pardonnaient pas de ne point attacher de prix à ce qu'ils +appréciaient tant. La fortune, la naissance, ces dons si +splendides selon eux, leur paraissaient tout. O Valérie! que +j'eusse été indigent avec tous ces biens, sans ce coeur créé +pour d'inépuisables félicités et que l'amour a détruit! Que de +fois, solitaire et rentrant dans ce coeur, je me trouvais plus +heureux, au sein de la souffrance, que ceux qui ne savaient +rien se défendre et ne jouissaient de rien, qui poursuivaient +chaque plaisir, et le voyaient s'évanouir en l'atteignant! O +Valérie! je sentais alors avec orgueil les battements de ce +coeur qui savait si bien t'aimer. + +Valérie, j'eusse dû te fuir; je me suis préparé moi-même ces +maux sous lesquels je succombe maintenant. Mais, si je n'ai pu +t'arracher ces soins que l'amour a dévorés, si j'ai offensé ce +Dieu qui te créa à son image, prie pour moi; prononce +quelquefois au pied des autels ou dans la vaste enceinte de +cette nature que tu aimes, prononce le nom de Gustave, dont la +raison fut égarée par tes charmes et tes vertus. + +Surtout, femme céleste! ne te reproche rien; ne crois pas que +tu eusses pu me faire éviter cette passion funeste. Je connais +ton âme si délicate et si sensible, qui se crée des tourments +qui prouvent sa perfection; ne te reproche rien. Je t'aimais +comme je respirais, sans me rendre compte de ce que je +faisais. Tu étais la vie de mon âme: longtemps elle avait +langui après toi; et, en te voyant, je ne vis que ta +ressemblance, je ne vis que cette image que j'avais portée +dans mon coeur, vue dans mes rêves, aperçue dans toutes les +scènes de la nature, dans toutes les créations de ma jeune et +brûlante imagination. Je t'aimai _sans mesure_, Valérie, tes +attraits me consumèrent, et l'amour me sépara des jours de +l'adolescence, comme un violent orage sépare quelquefois les +saisons. + +Adieu, Valérie, adieu! _Mes derniers regards se tourneront vers +la Lombardie_. Peut-être tressailliras-tu; peut-être tes pieds +fouleront-ils un jour la terre qui couvrira ce sein si agité. +Il n'y aura pas de fleurs comme sur le tombeau d'Adolphe, +elles sont pour l'innocence; mais, dans la cime des hauts +pins, le vent murmurera comme les vagues de la mer près de +Lido, et de mélancoliques accents descendront des montagnes, +se mêleront aux souvenirs de Lido, et ta voix confondra le nom +de Gustave et celui de ton Adolphe, et tu croiras le voir près +de moi, et tes bras s'étendront vers nous. Oh! laisse-moi la +touchante volupté de tes regrets! Adieu, ma Valérie! tu es +mienne, par la toute-puissance de ce _sentiment_ qu'aucun être +n'a pu éprouver comme moi. Adieu: mon coeur bat et s'arrête +tour à tour. Vivez heureux tous deux: je meurs en vous aimant. + + + + +Lettre XLVI. + +ERNEST AU COMTE DE M... + + +Dans la terrible anxiété que j'éprouve, la seule idée qui me +calme, c'est de penser que ma lettre pourra encore vous +parvenir à temps, et que la même amitié qui embellit les jours +du père de Gustave veillera sur cet infortuné et l'arrachera à +l'abîme creusé par lui-même et qui doit infailliblement +l'engloutir. Oh! monsieur le comte, ce que je souffre est +inexprimable, en pensant aux maux de Gustave, du premier et du +plus cher de mes amis! Je tremble quelquefois qu'il ne soit +trop tard pour le sauver; je tombe alors dans un égarement de +douleur qui me trouble et m'ôte la faculté de penser. Ma +lettre ne se ressent que trop du désordre de mes idées! Je +viens d'en recevoir plusieurs à la fois de Gustave; elles +avaient été retardées par le Sund. Je n'y vois que trop le +funeste état de mon ami! Il a quitté Venise. Je ne m'aveugle +ni sur sa douleur ni sur sa santé, et je suis bien malheureux! +Pourquoi ne vous ai-je pas écrit plus tôt? Pourquoi, +connaissant votre âme généreuse, ai-je craint de manquer à la +délicatesse, à l'amitié, et ai-je exposé les jours du +meilleur, du plus aimable des hommes? Je ne sais ce que +j'écris. Lisez, lisez les lettres de Gustave. Je vous expédie +un de mes parents sur lequel je puis compter; il va sans +s'arrêter à Venise: il vous remettra plusieurs de ces lettres; +elles vous peindront son funeste état; elles vous montreront +cette âme sublime et tendre, qu'une passion terrible frappa +malgré tous ses efforts et tous ses combats. Quand vous les +aurez lues, je serai plus tranquille. Eh! que pourrais-je vous +demander, que votre coeur ne vous ait déjà conseillé? Qui +veillera avec plus de tendresse sur cet infortuné, que vous, +qui fûtes toujours pour lui un père tendre? Qui saura mieux +trouver ce qui lui convient que vous, dont l'âme est aussi +sensible qu'éclairée? Vous verrez qu'une de ses peines les +plus déchirantes vient de vous avoir paru ingrat. Sa tête +malade s'exagère ses torts. Son affreuse situation le forçait +au silence. Il souffre d'avoir eu contre lui toutes les +apparences de la méfiance et d'avoir paru insensible à votre +amitié: il souffre de vous avoir offensé par cet amour +involontaire pour cet objet si doux, si pur, si respecté, pour +cette femme charmante, la récompense de vos vertus. Oh! +monsieur le comte, je voudrais vous montrer à la fois tout ce +qui peut rendre Gustave et plus excusable et plus intéressant. +J'oublie que vous l'aimez autant que moi. Que ne puis-je voler +vers lui, vers vous, homme généreux! Mais je suis retenu +auprès d'une mère trop malade pour que je songe à m'en +éloigner dans ce moment. Dès que son état ne souffrira pas de +mon absence, et j'espère que ce sera bientôt, je partirai pour +l'Italie. Puissé-je retrouver Gustave! Je ne sais pourquoi de +si noirs pressentiments m'agitent quelquefois: rien alors ne +peut rendre ce que j'éprouve. Ah! je ne serai tranquille que +lorsque je l'aurai ramené ici; ici, où tout lui rendra encore +les souvenirs de l'enfance, et où il respirera peut-être +quelque chose du calme de ses premières années! + +Je finis ma lettre. Je n'ai pas besoin de vous prier +d'accueillir avec bonté le baron de Boysse, mon parent; c'est +un jeune homme sûr et estimable. + +Agréez, monsieur le comte, les assurances de mon respect. +Daignez excuser le désordre de ma lettre; c'est à votre âme +que je l'adresse, et je n'y ai point observé les formes que me +prescrivaient les convenances. Daignez me mettre aux pieds de +Madame De M....., et me permettre de joindre au respect que je +vous dois l'attachement le plus vrai. + +J'ai l'honneur d'être, monsieur le comte, + +votre très-humble et obéissant serviteur, + +ERNEST DE G..... + + + + +Lettre XLVII. + +LE COMTE A ERNEST. + + +Je ne perds pas un moment à vous répondre. Le baron de Boysse +est arrivé, il m'a remis votre lettre et le paquet qui +contient le récit des malheurs et des vertus de Gustave. +L'infortuné! combien il a souffert! Mon coeur a été déchiré en +lisant ces tristes lignes, en repassant tous ses jours de +douleur. Oh! combien je me suis reproché ma fatale imprudence! +Depuis que je connais la source de ses peines, mon affection +semble s'être accrue de mes injustices mêmes, et je tremble +des dangers auxquels il est livré; car je connais maintenant +toute l'influence que doit avoir sur son coeur une passion si +violente. Je pars pour Pietra-Mala. Nous avons appris +indirectement que Gustave s'y était arrêté. Il ne nous a point +écrit lui-même, et son silence commençait à nous inquiéter. +Nous fîmes la semaine passée, Valérie et moi, une promenade à +Lido. Vous connaissez le mélancolique intérêt qui nous attache +à ce lieu. Le souvenir de notre jeune ami vint se mêler à nos +entretiens, et je vis Valérie extraordinairement affectée. +Quelques mots qui lui sont échappés ont excité ma curiosité, +et bientôt tout mon intérêt: j'ai insisté pour qu'elle +continuât de parler. Alors, avec douleur et timidité, Valérie +m'a peint le funeste état de Gustave; elle m'a dit qu'il était +causé par une passion terrible..... "Une passion! ai-je dit; +et la plus tendre pitié s'est emparée de moi. Et qui, qui, +Valérie, a troublé la vie de Gustave?" Elle s'est jetée sur +mon sein; j'ai senti ses larmes, j'ai tremblé; un muet effroi +a glacé ma langue. "O mon ami! il m'a toujours dit que c'était +en Suède qu'il aimait. -- Eh bien! ai-je dit, si c'est en +Suède....." Elle ne m'a pas laissé achever, et, avec un regard +qui contenait toute la douleur d'une âme aussi bonne, elle a +ajouté: "Le silence est criminel, quand il peut être aussi +dangereux. Mon ami, je crains d'être la cause innocente et +malheureuse de l'état de Gustave. Je n'en ai pas de certitude; +mais j'ai des soupçons, j'en ai beaucoup." Elle m'a embrassé. +"O mon ami! qu'il a dû souffrir... lui, qui est si sensible! +De quels tourments il a dû être déchiré, lui qui se reprochait +les moindres fautes!" Alors il m'a semblé qu'un voile épais +tombait de dessus mes yeux. Valérie m'a rendu compte de tout +ce qui lui avait donné ces soupçons, et, au nom de notre +bonheur, elle m'a conjuré d'aller rejoindre cet infortuné et +de m'occuper de lui. + +Valérie m'a dit avec quelle vertueuse adresse Gustave avait su +lui faire accroire qu'il aimait une femme en Suède, et que ce +n'était qu'à la fin de son séjour qu'elle avait cru +s'apercevoir qu'elle était elle-même l'objet de cette passion, +sans cependant en avoir une entière certitude; qu'elle avait +voulu dès lors m'en parler, persuadée que mon amitié pour +Gustave m'aurait fait prendre de mon coeur les conseils qui +convenaient à sa situation; mais qu'une extrême timidité +l'avait retenue. Il lui paraissait si extraordinaire, +ajouta-t-elle, d'avoir pu inspirer une passion, qu'elle n'avait osé +me dire qu'elle le pensait. Cette âme douce et modeste ignore +tout son pouvoir, comme vous voyez, et se reproche +actuellement d'avoir immolé son devoir à la crainte de +paraître ridicule; cependant elle sent bien qu'il fallait +laisser partir Gustave, et que l'absence est le véritable +remède à ses maux. + +Je voulais vous donner tous ces détails, à vous, l'ami de +Gustave, et le nôtre par conséquent. Ah! pourquoi, en vous +développant le caractère de Valérie, en vous la montrant +faisant mon bonheur et me découvrant à moi-même de nouvelles +vertus, pourquoi suis-je ramené à ces terribles circonstances +qui me peignent le malheur de l'être que j'aime le plus après +elle! + +Je pars dans deux jours. Je vous écrirai dès que je serai à +Pietra-Mala. Mon coeur s'agite dans de sombres idées; je ne +sais pourquoi elles m'assaillent ainsi à présent. J'ai vu +Gustave malade et changé; mais à vingt-deux ans, avec une +constitution forte, on ne s'alarme point. + +Qu'il me tarde de vous voir et de voir Gustave avec vous, qui +reçûtes les premiers élans de ce coeur si bien fait pour +l'amitié! + +Agréez, monsieur, les expressions de tous les sentiments que +vous inspirez; et si ma lettre n'exprime pas tout ce que je +voudrais vous dire, dites-vous que, pour vous parler ainsi, et +de Gustave, et de Valérie, et de moi-même, il fallait vous +apprécier beaucoup et, je puis dire, vous aimer. + +J'ai l'honneur d'être, etc. + + + + +Lettre XLVIII. + +LE COMTE DE M..... A ERNEST. + +Pietra-Mala, le 23 novembre. + + +Nos cruels pressentiments n'étaient que trop fondés! le +silence de Gustave tenait à son funeste état. Depuis quinze +jours une fièvre dévorante le consume; elle est accompagnée +d'un délire qui vient tous les soirs à la même heure, et qui +empêche le malade de prendre le moindre repos. Erich nous a +écrit, et malheureusement cette lettre ne nous est pas +parvenue. + +Je suis arrivé le soir avant-hier, et je suis descendu à une +petite auberge de ce bourg: de là je me suis rendu chez +Gustave, où Erich m'a vu arriver avec bien de la joie. J'ai +trouvé ce vieillard si changé, que cela seul me peignait tout +ce que notre ami avait souffert. Mon coeur battait avec +violence en lui demandant où était Gustave. Il a haussé les +épaules, et m'a dit: -- Vous n'avez donc pas reçu ma lettre? -- +Non, répondis-je d'une voix altérée. Il est donc bien malade? +ajoutai-je en me troublant de plus en plus. -- Hélas! depuis +quinze jours il est très-mal, a-t-il répondu; et dans ce +moment le délire est revenu, comme tous les soirs. -- J'ai +craint qu'il ne me reconnût, et que cette surprise ne l'émût +trop; mais le médecin, qui était présent, me dit que je +pouvais entrer, et qu'il ne me reconnaîtrait pas. Comment vous +rendre ce que j'ai éprouvé en m'avançant vers ce lit de +douleur, en voyant cette physionomie si touchante décomposée +par la souffrance? L'agitation la plus violente était dans ses +traits; sa poitrine oppressée était découverte, et je frémis +en voyant sa maigreur. Ses mains se plaçaient alternativement +sur sa tête, où il paraissait souffrir, et retombaient sur le +lit. Il me regarda avec des yeux égarés, mais sans témoigner +la moindre surprise. Je m'assis près de son lit, et me laissai +aller à ma douleur; elle fut extrême. Il est inutile de vous +dire tout ce que j'éprouvai; vous devez le concevoir. + +Le médecin m'a demandé lui-même de faire venir un de ses +confrères de Bologne, qui n'est pas éloigné d'ici; il m'a +indiqué un homme qui a de la réputation, et qu'il connaît +beaucoup. J'ai expédié sur-le-champ un exprès pour l'engager à +se rendre auprès de nous. + +Je vous quitte pour prendre un peu de repos. Je vous ai écrit +de la chambre de Gustave. Je me suis entretenu longtemps avec +Erich de son genre de vie ici; il m'a dit qu'il vous écrivait +tous les jours. + + +24 novembre. + + +Plaignez-moi, je souffre plus que jamais d'un accident qui +augmente encore les reproches que je me fais et la douleur que +j'éprouve. Je n'avais pas vu Gustave de toute la journée qui +suivit la soirée de mon arrivée, et où son délire l'empêchait +de me reconnaître. Le médecin, craignant qu'il ne ressentît +une émotion trop vive, m'avait conseillé de laisser passer +cette journée, où il était plus accablé qu'à l'ordinaire. Je +passais tristement les heures à parcourir les environs de la +demeure de Gustave; je me disais: -- Ici il a souffert, tandis +que je m'occupais si faiblement de lui, que je ne le croyais +pas en danger, que je l'accusais de s'abandonner à une humeur +sauvage et bizarre. O triste vérité, qu'on ne saurait assez +redire! nous ne savons nous inquiéter que pour ce qui ne +mérite pas nos soucis. Et moi, qui quelquefois osais me croire +plus sage, n'ai-je pas cent fois songé à l'avancement de +Gustave, à lui faire avoir une place plus importante? Je +pensais à son avenir, et je négligeais le moment d'où +dépendait peut-être toute sa destinée! + +Voilà les tristes réflexions que je faisais en parcourant ces +lieux solitaires, témoins des douleurs de Gustave. Je savais +qu'il les avait souvent visités; je m'arrêtais aux lieux dont +les sites me frappaient le plus, et je me disais: -- Ici il se +sera arrêté aussi; ici, peut-être, cette âme si sensible aux +beautés de la nature aura-t-elle éprouvé un moment l'oubli de +sa fatigante douleur. + +Je rentrai vers le soir, et je profitai des moments qui me +restaient à passer loin de Gustave pour écrire à Valérie, avec +tous les ménagements possibles, pour ne pas trop l'effrayer +sur la situation du malade, et la préparer pourtant au danger +dans lequel il se trouve. + +Le délire ne vint point comme à l'ordinaire; à sa place, il y +eut un assoupissement qui procura un repos qu'on pouvait +croire favorable au malade. Il était dix heures du soir. Je +m'assis derrière un paravent d'où je pouvais l'observer sans +en être vu. Le médecin dit qu'il reviendrait à minuit pour le +veiller le reste de la nuit. Le pauvre Erich étant très-fatigué, +je l'engageai à aller se reposer un moment: pour moi, +je restai abîmé dans mes tristes pensées. Le malade paraissait +dormir profondément. Fatigué de l'air vif des montagnes et de +ma course, je m'assoupis un moment. Je fus tiré de ce léger +sommeil par un bruit qui me réveilla: c'était une des portes +de la chambre qu'on avait fermée avec violence. Je me lève: +jugez de mon étonnement en voyant que Gustave n'était pas dans +son lit. Epouvanté et convaincu que c'était lui qui avait jeté +ainsi cette porte, et qui, dans son délire, s'était échappé, +je cours aussitôt comme un insensé, le cherchant dans le +corridor voisin. Erich, réveillé comme moi par le bruit, me +suit. Notre frayeur augmente en ne le trouvant pas. Enfin je +vois une petite porte entr'ouverte qui donnait sur le jardin; +je m'élance, appelant Gustave à grands cris. La lune éclairait +faiblement le jardin. J'entends quelques gémissements; je +tressaille d'horreur et d'effroi: je m'avance vers une +fontaine placée près d'un monument; je trouve Gustave +plongeant sa tête dans les eaux du bassin et se plaignant +douloureusement. A peine l'eus-je pris dans mes bras, qu'il +s'évanouit. Moment affreux! je crus qu'il avait expiré. Le +drap, qu'il avait entraîné après lui, l'enveloppait comme un +linceul; l'eau froide et presque glacée qui coulait de ses +cheveux inondait ma poitrine, sur laquelle sa tête était +penchée; l'horloge frappait lentement minuit; la lune, froide +et silencieuse comme la mort, projetait de longues ombres qui +ressemblaient à des fantômes; et le chien, enchaîné dans sa +loge, poussait d'affreux hurlements qui augmentaient encore +l'effroi dont mon âme était saisie... Je rapporte ou plutôt je +traîne Gustave, pouvant à peine me soutenir moi-même; nous le +mettons sur son lit. Le médecin arrive. Saisi d'un tremblement +universel, ma main sur le coeur de l'infortuné, j'attendais +l'espérance, je n'en avais plus; j'invoquais un seul battement +de son coeur, pour en demander au Ciel un autre. -- Que je +puisse, me disais-je, que je puisse le serrer encore une fois +dans mes bras, lui dire combien il m'est cher! Enfin, des +moments plus calmes succédèrent à ces moments de terreur, +pendant lesquels je me reprochais jusqu'à ce sommeil +involontaire qui avait permis à Gustave de sortir du lit. Le +pouls s'établit, ses yeux s'ouvrirent. D'abord il ne me +reconnut pas. Il était appuyé sur mon sein; je soutenais sa +tête. Il demanda ce qui s'était passé: le médecin lui dit que, +dans un accès de délire, il s'était échappé de sa chambre. Il +ne se rappelait rien. Il demanda du thé. + +Pendant qu'on lui en préparait, le médecin me dit à l'oreille +de m'éloigner. Je voulus poser sa tête sur l'oreiller; mais, +sans rien dire, il me retint par la main pour ne pas changer +de position: je restai. On avait éloigné les lumières: le plus +profond silence régnait autour de nous. Il soupira +profondément; je le pressai contre mon coeur et soupirai aussi: +il ne parut pas s'en apercevoir et prononça à voix basse le +nom de Valérie. -- Valérie! répétai-je avec émotion, et des +larmes tombèrent de mes yeux sur son visage. Alors il se +tourna vers moi, et, pressant faiblement ma main: -- Qui êtes-vous, +dit-il, vous qui me plaignez? -- O mon fils! mon ami! lui +dis-je, ne me reconnaissez-vous pas? Est-il sur la terre +quelqu'un qui vous aime davantage? -- A ces mots, aux accents +de ma voix que je ne contraignais plus, il me reconnaît, il se +dégage de mes bras avec une vivacité incroyable, et, laissant +tomber sa tête sur l'oreiller, il couvre son visage de ses +mains et dit: --Malheureux Gustave! + +Je l'embrasse en l'inondant de mes larmes. -- Vous m'aimez donc +encore? dit-il. Ah! ne m'est-il rien échappé? N'ai-je pas eu +un long délire? Comment êtes-vous ici, vous, me dit-il d'un +accent déchirant, vous, époux de Valérie? -- Cher Gustave! +calmez-vous. Je sais tout; je vous plains, je vous aime, je +donnerais ma vie pour vous. -- Alors, s'abandonnant à la +tendresse et à la joie même, il me dit qu'il mourrait content +si je l'aimais encore; il me demanda ce que je voulais dire en +l'assurant que je savais tout. En vain je voulus retarder une +explication qui devait trop l'affecter; il fallut céder à ses +instances, lui dire que vous m'aviez écrit. Oh! comme il sut +gré à son cher Ernest de cette idée bienheureuse! Je lui +cachai que Valérie fût instruite; je lui dis qu'elle le savait +malade, et qu'elle m'envoyait. Il leva les mains au ciel, mais +sans parler. -- Est-ce un rêve? disait-il, est-ce un rêve? +Quoi! vous me pardonnez! Vous savez mon funeste amour, et vous +me pardonnez! -- Alors il voulut continuer et me peindre ses +combats, ses souffrances; je lui prouvai que ses lettres même +m'avaient tout appris. Il se jeta sur mon sein. -- Je meurs +content, répétait-il, vous me pardonnez! -- Cette explication, +qui aurait dû alarmer par les émotions qu'elle produisait, ne +lui fit que du bien; il parut soulagé d'un poids terrible. Il +prit avec plaisir le thé qu'on lui apporta. + +Lorsque le délire fut entièrement passé, sa tête moins +souffrante, sa poitrine moins oppressée, tout nous fit espérer +un mieux considérable; mais, hélas! cette espérance s'évanouit +bientôt: la fièvre reparut avec un affreux redoublement. +L'impression de cette eau froide et de l'air de la nuit ne se +manifesta que trop; la toux devint si alarmante, que nous +craignions qu'il ne succombât dans les crises. + +Voilà le récit de cette affreuse nuit d'hier. Il est si +accablé aujourd'hui, qu'il ne peut proférer une parole; mais +il me regarde souvent avec tendresse; il met la main sur son +coeur pour me montrer sa reconnaissance, et essaye de sourire. +Oh! qu'il me fait mal! que je souffre! + + +25 novembre. + + +Ce matin, je suis entré chez lui; il avait dormi une heure; il +était un peu mieux. Je me suis assis tristement sur son lit; +il a vu des larmes dans mes yeux. Je ne disais rien, je le +regardais douloureusement. -- Ne pleurez pas sur moi, a-t-il +dit, mon digne ami! Pourquoi ceux qui m'aiment +s'affligeraient-ils? N'ont-ils pas comme moi ces grandes idées +qui s'attachent à un avenir immense? Cette vie est-elle donc +tout pour eux comme pour l'incrédule? Je sens que j'emporte +avec moi ce qui fait vivre, même quand ces yeux seront fermés. +(Et il ouvrit ses grands yeux noirs abattus par la douleur et +regarda le ciel.) Je meurs jeune, je l'ai toujours désiré; je +meurs jeune, et j'ai beaucoup vécu. Mon père! mon cher maître! +ajouta-t-il en me regardant avec un charme de mélancolie +inexprimable, ne m'avez-vous pas souvent appris à user de la +vie? et ne croyez-vous pas que, dans cet espace de vingt-deux +années, j'ai eu des jours, des heures qui valaient une longue +existence? -- Il s'était recouché comme pour prendre haleine; +je l'entendais respirer avec peine, mais il cherchait à me +cacher son oppression. Erich avait emporté la bougie qui +blessait la vue affaiblie de Gustave; il restait une petite +lampe. -- Elle va s'éteindre, dit-il vivement, empêchez-le; il +ne faut pas encore qu'elle s'éteigne. -- Il soupira. Oh! comme +ce soupir me déchira! -- Le jour est encore loin, me dit-il +pour cacher apparemment ce qu'il avait éprouvé; quelle heure +est-il? (Je fis sonner ma montre.) Cinq heures? Je voudrais un +peu dormir; mais je sens que je ne le pourrai pas. O mon ami! +ajouta-t-il en s'appuyant sur son bras, que de biens dans la +vie dont nous n'apprécions pas la valeur, ou si faiblement!... +Combien de fois j'ai dormi neuf heures de suite! -- Elle dort à +présent, ne le pensez-vous pas? me dit-il. Elle a le sommeil +de la santé et du bonheur, et peut-être rêve-t-elle à vous, +digne ami. Oh! puisse-t-elle longtemps dormir tranquille, et +vous aussi! (Et il serra ma main.) -- Non, répondis-je, elle ne +peut être tranquille; elle sait que l'ami de son bonheur, +l'ami de son coeur pur et sensible, souffre. -- Ah! mon ami, je +ne voudrais troubler ni son sommeil ni son coeur. Non, non, +quelques larmes seulement, et un de ces longs souvenirs qui +durent toute la vie, mais sans la déchirer, qui honorent ceux +qui sont capables de les avoir. -- il pleura doucement. + +Je passai mes bras autour de son cou, je l'embrassai; il se +coucha sur mon sein: j'étais assis sur son lit. Il resta +longtemps sans parler, et je m'aperçus, à un certain mouvement +de respiration plus calme et plus égal, qu'il s'était assoupi. +J'éprouvai du charme en voyant cet infortuné jouir de quelques +moments de repos; je retenais ma respiration. Il sommeilla +ainsi pendant une demi-heure. + + +Le... novembre. + + +J'ai passé quelques jours sans vous écrire. Découragé, abattu +et passant de la plus terrible crainte à des moments d'espoir, +j'ai besoin de m'y livrer pour ne pas succomber moi-même. Il +va mieux; il tousse moins. Le médecin dit que sa constitution +doit être des plus fortes, puisque, après quinze jours de +fièvre et de délire, il peut être ainsi. + +On voit que sa poitrine seule le détruit; sa jeunesse même est +un danger de plus; son sang est si vif! Il a voulu qu'on le +portât au jardin; nous n'y avons pas consenti; il faisait trop +froid aujourd'hui. + + +Le... novembre, 7 h. du matin. + + +Je continue mon triste récit. Il me semble que c'est un devoir +d'arracher à l'oubli chaque instant qui nous parlera seul, +hélas! à l'avenir, de notre ami commun, et je trace +scrupuleusement chaque mot, chaque circonstance de ces tristes +scènes. + +Qu'il est difficile de manier les douleurs de l'âme! par +combien de chemins on y arrive, lorsqu'on croit être loin de +la blesser! Quand je suis entré chez Gustave aujourd'hui, on +avait ouvert les fenêtres pour renouveler l'air de sa chambre; +il paraissait assez bien; je croyais qu'il prendrait ce moment +pour me parler, et je craignais sa toux, qui revient à la +moindre irritation. Voyant des livres sur une table, je lui +proposai de lire quelque chose en lui demandant s'il y avait +une lecture qu'il aimât de préférence. Il me répondit qu'il +voudrait entendre quelque chose en anglais; et _les Saisons_ de +Thomson tombant sous ma main, j'ouvris le livre et commençai +sans y songer ces beaux vers: + + +Oh happy they! the happiest of their kind + +whom gentler stars unite. + + +Un cri étouffé de Gustave me fit frémir. -- Qu'avez-vous? +m'écriai-je; et le livre me tomba des mains. -- J'ai mal, bien +mal là, dit-il en montrant sa poitrine. -- Et il ferma les +yeux, cacha sa tête dans l'oreiller pour éviter de me parler. +Un secret instinct m'avertit que je lui avais fait mal. Je +m'approchai de la fenêtre; et ce tableau si fidèle d'une +heureuse union, que Thomson a peint si délicieusement, revint +à ma mémoire et m'affecta vivement. + + +Le... novembre. + + +Il a voulu se faire porter dans le jardin pour voir coucher le +soleil et respirer l'air, qui le calme toujours. On l'a placé +dans un fauteuil. Il a paru jouir de ces moments où la nature +semblait jeter mélancoliquement autour de nous les dernières +teintes du jour, qui allait finir. Ce jour avait été beau +comme la jeunesse de Gustave. Mes yeux suivaient les +dégradations de la lumière, et se portaient involontairement +tantôt sur l'horizon, tantôt sur lui. Il parut me deviner; il +prit ma main: -- Que la nature est belle! quel calme elle +répand dans tout mon être! Jamais je ne l'eusse aimée ainsi si +je n'avais connu le malheur. (Il me regarda avec une sérénité +touchante.) Comme elle m'a consolé, cette nature si sublime! +Semblable à la religion, elle a des secrets qu'elle ne dit +qu'aux grandes douleurs. Mon digne ami! continua-t-il, voyant +que j'étais très-affecté, il est doux de se reposer dans son +sein; ne me plaignez pas. + +Dans ce moment, on me remit un paquet de lettres que le +courrier venait d'apporter. Gustave reconnut l'écriture de +Valérie; il se leva avec agitation, puis il retomba aussitôt, +affaibli par cet effort; il sourit tristement. -- Imaginez ma +démence, dit-il; je croyais que le courrier pouvait m'avoir +apporté quelque chose aussi, et j'allais pour le demander. -- +Sûrement Valérie m'aura parlé de vous; rentrons, lui dis-je. -- +Ah! lisez, lisez. -- Non pas, si vous vous livrez à cette +violente émotion. -- Il ne me dit rien; mais, posant la main +sur son coeur, il me montra qu'il en arrêtait les battements. + +Nous rentrâmes. Il ne voulut pas se coucher; il s'assit sur +son lit, s'appuya contre un des piliers, et joignit les mains +pour me prier de lire. Valérie me parlait en effet de notre +ami infortuné; elle disait qu'elle languissait dans une +douleur qu'elle ne pouvait confier à personne, qui agitait ses +jours par de noirs pressentiments; elle se plaignait d'être +séparée de moi; elle demandait mille détails sur Gustave, et +s'attendrissait sur cette malheureuse victime d'un amour si +funeste. + +Je n'osais lire cette lettre à notre ami; je craignais de lui +montrer que Valérie connaissait son triste secret. -- Que +fait-elle? me demanda-t-il avec anxiété. -- Elle souffre et fait des +voeux pour vous. -- Elle souffre! répéta-t-il. Oh! si elle +savait tout! -- Il s'arrêta, leva timidement ses yeux sur moi; +je baissai les miens. -- Mon père! dit-il avec un accent +déchirant, en étendant vers moi ses mains suppliantes, mon +père! promettez-moi qu'un jour elle saura que je meurs pour +elle! -- Sa voix m'émut tellement, me rappela tellement celle +de mon ami, qu'entraîné par la plus tendre pitié, je lui dis: +-- Elle sait tout. -- Elle sait tout! répéta-t-il avec ivresse; +et il se précipita à mes pieds. En vain je voulus le relever; +il serrait mes genoux, il répétait: -- Elle sait tout! je meurs +content. Elle pleurera ma mort. O mon digne ami! permettez-lui +ces larmes religieuses... Ami de mon père! mon bienfaiteur! +encore, encore une prière! Valérie vous donnera des fils; le +Ciel vous rendra encore père pour vous payer de tout ce que +vous fîtes pour moi: qu'un de ses fils s'appelle Gustave; +qu'il porte mon nom; que Valérie prononce souvent ce nom; que +le doux sentiment de la maternité se mêle à mon souvenir, et +qu'ainsi se confondent le bonheur et les regrets. -- Calmez-vous, +cher Gustave, dis-je en le relevant et l'embrassant avec +tendresse; tout ce que je pourrai faire pour mon fils +d'adoption, pour le fils de mon meilleur ami, je le ferai. -- +Il s'était rejeté à mes genoux; son exaltation lui donnait une +force extraordinaire; ses joues, si pâles, s'étaient colorées; +ses yeux éteints brillaient encore une fois, comme aux jours +de la santé, et la passion luttait avec la mort sur ce visage +enchanteur que la nature doua de ses plus célestes +expressions. -- Je suis heureux, me dit-il en ôtant de dessus +mes yeux mes mains qui cachaient les larmes douloureuses que +je cherchais à retenir; je suis heureux, ne pleurez pas. +Repassez avec moi tous les biens que j'ai connus et tous ceux +qui me restent encore. La nature jette quelquefois sur la +terre ces âmes qu'elle se plaît à rendre plus ardentes et plus +tendres; elle leur associe l'imagination, et leur fait +engloutir, dans un court espace de temps, toutes les +félicités, tous les bienfaits de l'existence. N'est-ce donc +pas un bonheur de mourir jeune, doué de toutes les passions du +coeur, de rapporter tout à l'éternité avant que tout ne soit +flétri? Sont-ils plus heureux, ces hommes devant lesquels la +vie se retire comme un débiteur insolvable qui n'a rien +acquitté? Elle m'a tout donné. J'entends encore la voix de +cette mère bien aimée, de ma soeur, de mon Ernest; ces magiques +accents qui me reçurent à l'entrée de la vie, résonnent encore +à mes oreilles; aucun ne m'a déçu dans ces premiers et ces +derniers jours. Ainsi la nature et l'amitié se chargèrent du +bonheur de ma jeunesse; ainsi j'arrivai... Pardonnez, mon +père, dit-il avec un long soupir; puisque je vous ouvre mon +coeur, il faut bien que vous l'y trouviez, elle... Ainsi +j'arrivai à ce sentiment, continua-t-il d'une voix plus basse, +dont les douleurs valent mieux que les enchantements de ce que +les hommes appellent amour. Eclair d'un autre monde, il m'a +consumé, mais il ne m'a pas flétri. -- Ici il s'arrêta, cacha +son visage dans mon sein; puis il dit: -- J'ai vu le rêve de ma +jeunesse passer devant moi, revêtu d'une forme angélique; il +m'a souri, j'ai étendu les bras: la vertu s'est mise entre +Valérie et moi, et m'a montré le ciel, où il n'y a point +d'orage. -- Ici il est tombé dans la rêverie; puis il a ajouté +avec transport: -- Mais les regrets de Valérie perceront ma +tombe; la voix de l'amitié m'appellera dans de mélancoliques +nuits, et son génie portera jusqu'à moi ses touchants accents. +Ne suis-je donc pas heureux, moi qui emporte un coeur pur, des +larmes qui me bénissent? Ah! mon père, les hommes appellent +romanesques ces âmes plus richement douées, qui ne veulent +vivre que de ce qui honore la vie, et l'exaltation ne leur +paraît qu'une fièvre dangereuse, tandis qu'elle n'est qu'une +révélation faite aux âmes plus distinguées, une étincelle +divine qui éclaire ce qui est obscur et caché pour le +vulgaire, un sentiment exquis de plus hautes beautés, qui rend +l'âme plus heureuse en la rendant meilleure. C'est moi, c'est +moi qui emporte tout ce qu'il y a de grand et de consolant: ce +ne sont pas eux, qui passent devant les félicités de la vie +comme devant une énigme qu'ils ne comprennent pas, qui +s'arrêtent avec leur égoïsme et leurs petites idées devant les +petites passions. Insensés! ils n'osent demander au ciel du +bonheur, ils demandent à la terre des plaisirs; et le ciel et +la terre les déshéritent tous deux. + +Effrayé de la véhémence avec laquelle Gustave m'avait parlé, +craignant qu'il n'eût épuisé entièrement le peu de force qui +lui restait, j'avais vainement tenté de l'arrêter. Entraîné +moi-même par son enthousiasme, par ce sublime développement +d'une de ces âmes si rares, si distinguées, je m'étais laissé +aller à cette admiration si touchante qui nous ravit et nous +élève: je le sentais sur mon coeur; sa poitrine s'agitait, sa +respiration devenait pénible, ses joues étaient brûlantes, sa +tête tomba sur mon sein. Je crus qu'il cherchait à se reposer: +il s'était évanoui, et ce long évanouissement me jeta dans la +plus affreuse terreur; ce moment fut un des plus déchirants de +ma vie. Mon effroi s'augmenta d'une circonstance qui devait le +rendre terrible. Pendant que je cherchais à faire revenir +Gustave à lui-même, la cloche des agonisants se fit entendre +dans un couvent voisin; c'était apparemment un des religieux +qui luttait aussi avec la mort. Ce triste et lugubre tintement +enfonçait l'agonie de la douleur dans mon âme, et mon front +était inondé d'une sueur froide. Enfin, Gustave revint à la +vie. On avait été chercher le médecin: le pouls s'effaçait +sous ma main, la pâleur la plus sinistre couvrait ses traits; +il ne put rien prendre. Combien je me reprochais de l'avoir +laissé parler! Mais, dans ces terribles maladies, la vie se +mêle tellement à la mort, qu'on a constamment les illusions de +l'espérance. Je l'avais cru bien plus fort qu'il ne pouvait +l'être. Je ne le quittai pas; il s'endormit enfin à cinq +heures du matin, et je le laissai alors. Je vous écris ces +détails après avoir pris quelques heures de repos. + +Cette nuit, voyant qu'il ne pouvait dormir, et voulant +l'arracher à ses profondes rêveries, je lui ai proposé de lui +lire un journal de sa mère que j'ai trouvé dans ses papiers, +espérant ramener ses sombres pensées vers un temps plus doux. +Un morceau que j'en avais lu m'avait montré une bonne action +de Gustave; c'était un souvenir doublement consolant dans +cette triste époque. Il m'a dit qu'il voulait que ce journal +vous fût remis; je le joins donc ici. Combien il aime cette +mère si aimable! combien son idée a adouci ses souffrances! Je +voyais qu'il s'élançait vers elle dans ces régions du repos où +il aspire à aller. + + +FRAGMENTS DU JOURNAL + +DE LA MERE DE GUSTAVE. + + +Tu es sur mon sein, tu existes, mon fils, toi, que révèrent +mes orgueilleuses espérances; toute mon âme suffit à peine à +ce bonheur de la maternité! Et ces jours si purs, si beaux, +d'une heureuse union sont devenus encore plus purs, encore +plus beaux! O femmes! que votre destinée est belle! L'univers +entier n'est pas assez vaste pour les hommes; ils y portent +leurs désirs inquiets; ils veulent le remplir de leur nom; ils +fatiguent leurs jours; ils prodiguent la vie; elle est +toujours hors d'eux-mêmes. Et nous, qu'elle est belle notre +destinée ignorée, qui ne cherche que les regards du Ciel! +Comme il a doué notre coeur à la fois courageux et sensible! ce +coeur qui brave la douleur et la mort, et se rend à un sourire. +Puissance divine! tu nous laissas l'amour; et l'amour, sous +mille formes, enchante nos jours! Nous aimons en ouvrant les +yeux à la lumière, et nous donnons toute notre âme d'abord à +une mère, ensuite à une amie, toujours aux malheureux: ainsi, +de plaisirs en plaisirs, nous arrivons à l'enchantement d'un +autre amour; et tout cela n'a fait que nous apprendre mieux le +devoir pour lequel nous fûmes créées. Délice de ma vie, cher +Gustave, je suis donc aussi mère! mes yeux ne peuvent se +lasser de te regarder; mille espérances se succèdent et +occupent toute ma journée et mes rêves même. J'attends ton +premier regard; quand tu t'éveilles j'épie ton premier +sourire. + +Je rêve déjà à ce temps où tu me connaîtras, où, mêlant +ensemble toutes tes petites idées, tes besoins, tes +affections, ton choix, tout te portera vers moi... + + +Je t'ai porté à l'église, Gustave; j'ai remercié le Dieu de +l'univers qui te donna à moi; j'ai juré, non, j'ai promis, et +jamais promesse ne fut faite avec cette chaleur, j'ai promis +de remplir mes devoirs envers toi. Je te tenais dans mes bras; +j'étais fière et humble, j'étais mère. J'étais si riche! +Comment ne pas sentir ce coeur qui s'enorgueillissait de toi, +mon Gustave? Mais j'étais humble aussi. Qu'avais-je fait pour +mériter ce bonheur si grand? Je t'ai déposé sur cet autel où +l'église bénit mon union avec ton père: je suis revenue au +château, environnée de nos vassaux; leurs regards te +bénissaient, car ils aiment ton père, et je promis pour toi +que tu les aimerais un jour. + +Et quand j'ai été seule, je suis allée avec toi dans la longue +galerie où sont les portraits de tes aïeux, et, faible encore, +car il n'y a que quelques semaines depuis ce jour où je +souffris et où j'oubliai si délicieusement mes douleurs, je +m'assis près d'un faisceau d'armes: ton noble grand-père les +avait illustrées dans des guerres pour la patrie. Autrefois +elles me faisaient peur, mais aujourd'hui je pensais que le +jour viendrait où tes jeunes mains les soulèveraient aussi et +où un ardent et sublime courage t'animerait. Puis je parcourus +cette galerie, te montrant avec ivresse à tes ancêtres, comme +s'ils me voyaient; et je m'arrêtais devant celui dont tu es +aussi le descendant, qui servit si bien son Dieu et ses rois, +et, te soulevant avec fierté, je dis au héros: "Regarde mon +Gustave; il tâchera de te ressembler." + + +Aujourd'hui, tu as eu deux ans, cher Gustave. Ton père, absent +depuis plusieurs mois, est revenu hier de Stockholm; avec quel +bonheur nous nous sommes revus! Il a demandé à te voir; je lui +ai dit que tu dormais, et je l'ai entraîné dans le salon. J'ai +cherché à l'occuper un instant; mais je ne pouvais cacher mon +inquiète joie et mon attente; je regardais vingt fois la +porte. Nous étions assis près du grand poêle dont tu aimes à +voir les antiques peintures. Enfin la porte s'est ouverte, et +tu es entré, habillé pour la première fois des habits de ton +sexe; et ce costume de notre nation, qui est si beau, t'allait +à ravir. Tu as hésité, en entrant, si tu avancerais; tu +croyais qu'il y avait un étranger. J'ai eu peur pour toi; puis +tu as fait quelques pas, et la joie m'est revenue. Cette +distance à parcourir, qui devait montrer à ton père que tu +savais marcher, je la mesurais avec des battements de coeur, +comme si c'était toute la carrière de la vie; je tremblais +pour toi; j'avais tout fait ôter sous tes pas; je +t'encourageais de mon sourire; je t'appelais. J'avais caché à +moitié derrière ma robe de nouveaux joujoux; tu les as vus, tu +as redoublé d'efforts. Ton père ne se contenait qu'avec peine; +il voulait toujours s'élancer vers toi; je le retenais. Enfin +tu as presque couru, et, près de nous, tu l'as regardé du haut +en bas, et tu t'es jeté dans mes bras. O moment ravissant! +Tous trois, toi, ton père et moi, une seule étreinte nous +confondait, et ses larmes coulaient, et tu passais de l'un à +l'autre comme une aimable promesse de nous aimer toujours. O +mon fils! que j'ai eu de bonheur à sentir, à l'écrire! Je le +relirai souvent, et je te le ferai relire. + + +Aujourd'hui, à dîner, on a parlé d'un trait touchant, arrivé +pendant je ne sais quelle guerre d'Allemagne. Le magistrat +d'une ville assiégée, et sur le point d'être livrée au +pillage, fait assembler toutes les mères à l'hôtel de ville, +et leur ordonne d'amener tous leurs enfants, depuis l'âge de +sept jusqu'à douze ans, et de les revêtir d'habits de deuil. +Cette touchante cohorte de jeunes citoyens, et peut-être de +victimes, devait aller implorer l'ennemi. + +Le désespoir de ces mères, le tumulte des armes, les cris des +ennemis, tout se peignait sur tes traits, Gustave, ta jeune +imagination te montrait tout. Enfin tu te lèves de table, tu +cours dans mes bras, et, me regardant avec fierté et +tendresse, tu me dis: -- Maman, j'ai sept ans; j'aurais été +aussi à l'ennemi, et je l'aurais prié pour toi. -- Gustave, +est-il une plus heureuse mère? + + +Gustave, tu as fait aujourd'hui une action héroïque; et tu +n'as que douze ans! + +Un pauvre enfant du village, en jouant près de la rivière, a +été entraîné par le courant. Gustave se promenait dans les +environs; il venait d'être malade: il était faible, il savait +à peine nager. Il accourt, s'élance et saisit l'enfant au +moment où il reparaissait sur l'eau; mais, manquant de force +et ne voulant pas l'abandonner, il appelait du secours... +Heureusement on l'avait vu. O mon Dieu! que serais-je devenue +sans cela? On les a ramenés tous deux; Gustave a eu un long +évanouissement. En ouvrant les yeux, son premier cri a été +pour l'enfant; il a pleuré de joie, il l'a embrassé, il lui a +donné ce qu'il avait pour le porter à sa mère: il n'y est pas +allé lui-même, il avait la pudeur de son bienfait. + + +Qu'elle est intéressante l'amitié qui unit Gustave à Ernest! +Les belles âmes seules aiment ainsi. Nous étions assis au bord +du grand étang; les deux amis étaient sous un arbre, ils +lisaient ensemble Homère; leurs jeunes coeurs s'enflammaient. +Il y avait un charme inspirant dans cette scène. Ces riches +tableaux d'une imagination si forte, ces sentiments qui sont +de tous les âges et de tous les temps, et qui frappaient sur +ces coeurs si purs, les transportaient tour à tour sous le ciel +de l'Orient, et les ramenaient dans le cercle enchanté de +leurs affections. + + +Ernest et Gustave se livrent à la botanique avec ardeur. Je +crois que, si Linné n'avait pas été suédois, ils aimeraient +moins cette étude. Qu'ils sont heureux! Qu'il est beau cet âge +poétique de la vie, où l'on fait des appels de bonheur à tout +ce qui existe, et où tout vous répond! Cependant il y a +quelque chose de passionné dans le caractère de Gustave qui +m'alarme quelquefois. + + +Gustave a quinze ans. Je le regardais avec la tendresse qui +devine tout, et j'ai éprouvé une espèce de frayeur; je ne sais +sur quoi elle se fonde. Gustave, doué par le Ciel de toutes +les vertus généreuses; Gustave, aimé de tous; Gustave enfin, +qui reçut en partage les biens de la nature et ceux de +l'opinion, n'avait-il pas tout ce qui promet le bonheur? Et +pourtant je sens que son âme est une de celles qui ne passent +pas sur la terre sans y connaître ces grands orages qui ne +laissent trop souvent que des débris. Quelque chose de si +tendre, de si mélancolique, semble errer autour de ses grands +yeux noirs, de ses longs cils abattus quelquefois! Il n'a plus +cette inquiète mobilité de l'enfance; il a abandonné ses +chevaux, les fleurs de son herbier; il se promène souvent +seul, beaucoup avec Ossian, qu'il sait presque par coeur. Un +mélange singulier d'exaltation guerrière et d'une indolence +abandonnée aux longues rêveries le fait passer tour à tour +d'une vivacité extrême à une tristesse qui lui fait répandre +des larmes. + +Hier il revenait d'une de ses promenades solitaires; je l'ai +appelé. -- Gustave, lui ai-je dit, tu es trop souvent seul à +présent. -- Non, ma mère, jamais je n'ai été moins seul. -- Et +il a rougi. -- Avec qui es-tu donc, mon fils, dans tes courses +solitaires? -- Il a tiré Ossian, et, +d'un air passionné, il a dit: -- Avec les héros, la nature +et... -- Et qui? mon fils. -- Il a hésité; je l'ai embrassé. -- +Ai-je perdu ta confiance? -- Il m'a embrassé avec transport. -- +Non, non! -- Puis il a ajouté en baissant la voix: -- J'ai été +avec un être idéal, charmant; je ne l'ai jamais vu, et je le +vois pourtant; mon coeur bat, mes joues brûlent; je l'appelle; +elle est timide et jeune comme moi, mais elle est bien +meilleure. -- Mon fils, ai-je dit avec une inflexion tendre et +grave, il ne faut pas t'abandonner ainsi à ces rêves, qui +préparent à l'amour et ôtent la force de le combattre. Pense +combien il se passera de temps avant que tu puisses te +permettre d'aimer, de choisir une compagne; et qui sait si +jamais tu vivras pour l'amour heureux! -- Eh bien! ma mère, ne +m'avez-vous pas appris à aimer la vertu? -- J'ai souri, et j'ai +secoué la tête comme pour lui dire: -- Cela n'est pas aussi +facile que tu penses! -- Oui, ma belle maman, la vertu ne +m'effraye plus depuis qu'elle a pris vos traits. Vous réalisez +pour moi l'idée de Platon, qui pensait que si la vertu se +rendait visible, on ne pourrait plus lui résister. Il faudra +que la femme qui sera ma compagne vous ressemble, pour qu'elle +ait toute mon âme. -- J'ai encore souri. -- Oh! comme je saurais +aimer! bien, bien au delà de la vie! et je la forcerais à +m'aimer de même; on ne résiste pas à ce que j'ai là dans le +coeur; quelque chose de si passionné! -- a-t-il dit en soupirant +et frémissant; puis, après un moment de silence, il a ajouté: +-- Un de nos hommes les plus étonnants, les plus excellents, +Swedenborg, croyait que des êtres qui s'étaient bien, bien +aimés ici-bas se confondaient après leur mort et ne formaient +ensemble qu'un ange: c'est une belle idée, n'est-ce pas, +maman? + + +Ici finissait le journal, et vous seul pouvez imaginer ce +qu'il me fit souffrir par les terribles rapprochements que je +faisais. Ces brillantes espérances, qui venaient se briser +contre un cercueil; cette mère si aimable, qui semblait +pressentir le malheur que nous avons sous les yeux; et ce +caractère si pur, si noble, si sensible, qui a tenu toutes les +promesses de l'enfance: il n'est pas d'expression pour tout ce +que j'éprouvais. Pour lui, il m'écoutait avec un calme que +j'aurais cru impossible. Vingt fois je voulus m'arrêter, me +repentant de n'avoir pas assez prévu ce qu'il y avait de trop +douloureux dans cet écrit; il me conjurait, mais avec calme, +de continuer. + +Quelquefois il semblait qu'il cherchait à se rappeler ces +scènes de son jeune âge; il écartait, en rêvant, de dessus son +front ses cheveux, qui paraissaient l'embarrasser, et la +pâleur de son front alors _me faisait si mal!_ Quand je lui lus +ce passage où il est parlé d'Homère, il s'est soulevé, il a +joint ses mains sans rien dire; une joie encore belle, malgré +ses traits flétris, était sur son visage; il a prononcé +longuement votre nom; puis il a ajouté: -- Oh! comme je me +rappelle bien cela! O doux plaisirs de mon enfance! vous venez +donc encore vous asseoir sur ma tombe! + +Au moment où il est parlé de la botanique, que vous aimiez +tous deux, il a dit tranquillement et en soupirant: -- Les +goûts charment la vie, et les passions la détruisent. + +Mais quand il en est venu au souvenir de ce jour où sa mère +l'embrassa, où il lui promit d'aimer la vertu, il pleura +amèrement; il tendait les bras, comme s'il pouvait encore +l'atteindre; et, couvrant son front de ses mains, il dit d'une +voix étouffée: -- Pardonne-moi, ombre chérie! ombre sacrée! de +n'avoir pas assez écouté ta prophétique voix; j'ai bien +souffert! + + +Il est bien mal; le médecin n'espère rien; mon âme découragée +se livre à une mortelle douleur. Si vous pouviez arriver! s'il +pouvait encore voir cet Ernest qu'il aime tant! Hélas! vos +larmes ne tomberont que sur la terre qui couvrira bientôt le +plus vertueux, le plus aimable des hommes. + + +J'ai trouvé Erich avec lui aujourd'hui. Ce vieillard ne dit +rien; il ne pleure pas, il a perdu jusqu'aux larmes: il en a +beaucoup répandu; vous savez comme il aime Gustave, dont la +jeunesse s'éleva sous ses yeux. Que la douleur à cet âge-là +fait mal! Les larmes de la jeunesse sont une rosée du +printemps qui s'évapore et embellit la fleur qu'elle a +visitée; mais les chagrins de la vieillesse sont comme la +sombre tempête de l'automne, qui abat les feuilles et dévaste +l'arbre lui-même. Erich, les joues sillonnées par les années +et les souffrances, était assis sur le lit de Gustave; ses +cheveux gris se mêlaient aux rides de son front; ses mains +tremblaient; ses yeux mornes interrogeaient les traits de +Gustave; il tenait une cassette ouverte; il y avait quelques +lettres; j'en vis une pour sa soeur, une autre adressée à +Valérie; il rougit en voyant mes yeux tomber dessus: je +l'embrassai. -- Lisez-la, me dit-il; c'est la première que je +lui écris, et c'est de ma tombe que je la date. -- Non, non, +dis-je avec la plus vive douleur, vous ne mourrez point; vous +vivrez, vous guérirez; le temps effacera les traces d'une +passion orageuse: Valérie a une soeur qui lui ressemble +beaucoup; vous l'obtiendrez, et nous serons tous heureux. -- Il +secoua tristement la tête; il me confia un paquet qui +contenait ses dernières dispositions. Il sortit le portrait de +sa mère, le porta à ses lèvres, et le plaça sur son coeur: -- Il +faut qu'il y reste, dit-il. + +Il me remit une croix de Malte, pour la rendre à l'ordre de +Saint-Jean, dont le prince Ferdinand est le chef. Il l'avait +regardée un moment: -- Mon père l'a portée longtemps, me dit-il, +et, à sa mort, le roi la demanda pour moi, afin que cette +distinction restât dans la maison des Linar. + + +Un vieillard, un ecclésiastique déporté de France, qui a +trouvé un asile dans un couvent près de cette maison, est venu +voir Gustave. Il l'avait rencontré souvent et avait lu dans +son âme la douleur qui le consumait. Il lui avait parlé +quelquefois, l'avait plaint sans vouloir lui arracher son +secret et l'avait entretenu aussi de sa patrie. Ainsi s'était +formé entre eux un lien cher à tous deux. Il s'approcha du lit +de Gustave, et je remarquai l'altération de ses traits en +voyant l'extrême pâleur et l'oppression du malade. Gustave lui +présenta sa main, et, de l'autre, il montra sa poitrine pour +lui indiquer qu'il ne pouvait pas lui parler; il essaya de +sourire pour le remercier. Le vieillard posa silencieusement +deux oeillets sur le lit de Gustave, en lui disant: -- Ce sont +les derniers de mon jardin; je les ai cultivés moi-même. -- +Puis il joignit ses tremblantes mains, les mit sur sa poitrine +et regarda longtemps Gustave sans parler; seulement je vis +deux larmes se détacher lentement de ses paupières; il +semblait que la nature, qui ne veut rien perdre à cet âge, les +retenait malgré lui. Gustave avait remarqué aussi ces larmes, +car un rayon de soleil venait éclairer la tête auguste du +pasteur. -- Ne vous affligez pas sur moi, lui dit Gustave à +voix basse; je crois à un bonheur plus grand que tout ce que +la terre peut donner. -- Il regarda le ciel et ajouta: -- Priez +pour moi, apôtre de Jésus-Christ, vous, qui l'avez servi et ne +l'avez pas offensé. -- Le vieillard lui répondit: -- Je ne suis +qu'un pauvre pécheur. + +Il prit un crucifix qu'il avait posé sur la table à côté du +lit, et le présenta à Gustave, qui, de ses languissantes +mains, le saisit et le porta à ses lèvres en inclinant la +tête; puis il le remit en levant pieusement ses yeux au ciel, +et, joignant ses mains, il dit: -- O sauveur et bienfaiteur des +hommes! il est plusieurs demeures dans la maison de ton père, +ainsi tu l'as dit: donne-moi aussi une place, ô toi, qui fus +tout amour! Ne regarde pas ma vie; regarde ce coeur qui aima +beaucoup et souffrit. -- Le saint homme s'était mis à genoux +près du lit de Gustave, et, absorbé dans une fervente prière, +il oubliait la terre des hommes: il était dans le ciel. + +La grande cloche du couvent sonna; elle annonçait que l'office +allait commencer. C'était une grande fête; toutes les cloches +des environs se mêlèrent à celle-là; et deux enfants de choeur, +entrant dans la chambre, vinrent avertir le vieillard qu'on le +demandait. Il s'était déjà levé et avait posé ses vénérables +mains sur la tête de notre ami; il se retourna vers moi, qui, +muet témoin de toute cette scène, laissais couler des larmes, +et me demanda si l'on ne songeait pas à faire administrer les +sacrements au malade. -- J'attends à tout moment notre +aumônier, qui doit venir de Venise: le jeune comte de Linar, +ajoutai-je, n'est pas catholique. -- Il n'est pas catholique? +s'écria le vieillard avec un accent douloureux, et laissant +échapper un soupir que je voyais lui être pénible; mais je +l'ai vu à la messe, je l'ai vu prier Dieu avec ferveur? -- Nous +pensons, dis-je, que le Père de tous les hommes peut être +invoqué partout; et, là où nous trouvons nos semblables, nous +mêlons nos prières, notre reconnaissance: la même miséricorde +n'existe-t-elle pas pour tous ceux qui ont les mêmes misères? +-- Il soupira: sa religion et la bonté de son âme luttaient +ensemble. -- Homme excellent, qui ne voulez que bénir, dis-je, +je vois combien il en coûterait à ce coeur pour nous rejeter. +Celui que vous cherchez à imiter, celui qui dit: "Venez tous à +moi, vous qui souffrez," est encore mille et mille fois +meilleur pour les hommes. -- Il regarda Gustave; Erich essuyait +son visage pâle, sur lequel étaient des gouttes de sueur. + +Le pasteur leva ses mains au ciel et dit: -- La miséricorde de +Dieu est plus grande que le sable de la mer. -- Et puis il +sortit lentement, retourna la tête, et à la porte il bénit le +malade. + + +A deux heures de la nuit. + + +Il m'a demandé si je connaissais la place où il voulait être +enterré; je n'ai pu lui répondre que par un signe de tête +négatif. Je souffrais horriblement, il s'en est aperçu. Il a +toute sa raison. Il m'a fait approcher et m'a prié d'une voix +faible de prendre les arrangements nécessaires pour qu'il pût +être enterré sur une colline voisine, d'où la vue porte sur la +Lombardie; elle est couverte de hauts pins. Il a légué une +somme pour secourir toutes les mères pauvres de ce bourg, pour +les aider à élever leurs enfants. Il a voulu que chaque année, +au jour de son enterrement, ces enfants vinssent sur sa tombe; +qu'on leur fît aimer ce lieu solitaire, où coule une fontaine +d'une eau pure. Il se plaît à penser que ces innocentes +créatures aimeront cette place, où il trouvera le repos. Je +lui ai promis de remplir ses volontés. + + +Le médecin de Bologne est arrivé; il le trouve bien mal; il ne +croit pas qu'il puisse vivre encore quatre jours. Oh! quelle +affreuse nuit j'ai passée! + +J'ai été visiter la colline, comme je le lui avais promis. Il +soufflait un vent impétueux; une nuée d'oiseaux de passage +s'est abattue sur les arbres: ces oiseaux, dans leurs cris +monotones, semblaient répéter leurs adieux en commençant leur +nouvelle migration. Ils se sont élevés dans les airs, ont +tourbillonné, se sont abattus encore et ont disparu. J'ai vu +une place; c'était celle qu'il a choisie; il y a travaillé: il +y avait un arbre dont les rameaux étaient dépouillés, mais il +vivait toujours et s'élançait vers le ciel. La bêche qui avait +servi à Gustave était appuyée contre cet arbre; sur sa rude et +antique écorce était cette inscription: _Le voyageur qui +dormira à tes pieds n'aura plus besoin de ton ombre; mais tes +feuilles tomberont sur la place où il reposera, et diront au +passant que tout périt_. + +Quand je suis revenu près de Gustave, il achevait d'écrire +avec beaucoup de peine quelques lignes; il me les remit. Je ne +pus les déchiffrer, il l'avait prévu, et me les dicta. + +J'ai passé la nuit près de lui: il a prononcé souvent votre +nom; il vous appelait; il a aussi prononcé le nom de sa soeur, +m'a donné un paquet pour elle, écrit avant qu'il fût si mal. +Il m'a bien recommandé de vous remettre tout ce qui était à +votre adresse et de vous dire combien il vous aimait. Un +moment il a fermé les yeux; puis il les a rouverts, m'a tendu +les mains, et m'a dit en soupirant: -- J'ai cherché à +rassembler les traits de Valérie, je n'ai pu y réussir: ils +sont si bien là (il a montré son coeur)! mais déjà mon +imagination est morte, je n'ai pu avoir une idée distincte de +ses traits; je voulais prendre congé d'elle. Dites-lui combien +je l'aimai. -- Il a pris ma main; il a fixé les yeux dessus et +a dit: -- Elle conduira Valérie par une route fleurie et douce; +_elle sera toujours dans la sienne_. -- Il est tombé dans une +longue rêverie; puis il m'a demandé à quelle heure son père +était expiré. + +Il s'est endormi. Au bout d'une heure, il m'a demandé de lui +lire quelques chapitres de l'Evangile; ce que je fais tous les +matins. + +Le médecin est venu lui apporter une potion calmante; il l'a +éloigné doucement de la main en disant: -- Je suis assez calme +pour mourir; c'est tout ce qu'il faut. -- Il s'est retourné +vers Erich et lui a dit: -- Je vous remercie de tous vos soins; +je vous attendrai là-bas, où nous ne nous séparerons plus. Ce +bon Erich pressait, en sanglotant, les mains de Gustave contre +ses lèvres, et celui-ci prenait sa tête blanchie contre son +coeur. + + +Le 7 décembre. + + +Ce matin il m'a fait appeler; il m'a demandé si je n'avais pas +de réponse de l'aumônier, et m'a dit qu'il désirait bien le +voir arriver. -- Il sera trop tard, a-t-il ajouté. -- Je +l'attends d'une minute à l'autre, dis-je. -- Je suis bien +faible, mon digne ami, a-t-il continué. -- Puis j'ai vu qu'il +voulait me parler de Valérie; il a hésité. -- Avez-vous quelque +chose à me dire? lui ai-je demandé. -- Non, non, je dois +m'interdire ce sujet de conversation... Tout est réglé +d'ailleurs; tout est fini; et je suis trop heureux, +puisqu'elle sait que je meurs pour elle. Pardonnez-moi, homme +excellent et respectable! N'est-ce pas, vous m'avez pardonné? +Donnez-moi votre main, serrez la mienne: hélas! il ne me reste +plus de force pour exprimer mes sentiments! + +Il avait pris des mesures pour que les vassaux de sa terre +fussent aussi heureux qu'il était en son pouvoir de les +rendre. Cette terre, qui revient à sa soeur, est en Scanie, et +c'est celle où vous passâtes ensemble une partie de votre +enfance. Il vous a nommé, ainsi que moi, pour surveiller ses +volontés. Avec quelle touchante inquiétude il s'est assuré si +ses dispositions étaient entre mes mains! Il a absolument +voulu ouvrir encore une fois le paquet cacheté, pour se +convaincre qu'il ne les avait pas oubliées. Souvent il vous +appelle; il dit: -- Mon Ernest! mon Ernest! où es-tu? -- Je lui +ai lu votre lettre: calmez-vous; il sait que le devoir seul +pouvait vous retenir. D'autres fois il appelle Valérie; il +dit: -- Ma soeur! ma tendre soeur! tu me promis de m'aimer comme +un frère! + +Il a voulu vous écrire encore; il n'en a pas eu la force. Les +deux premières lignes sont de lui; j'ai écrit le reste sous sa +dictée. Voilà ces lignes: je ne vous les envoie pas, car je +vous attends. + + +"Mon Ernest, je viens te parler encore une fois avant de +disparaître de la terre. J'ai tenu ma parole; j'ai tenu les +promesses de l'enfance, les serments d'un âge plus mûr, je +t'ai aimé jusqu'à la mort. Ne t'effraie pas de ce mot, la mort +elle-même n'est qu'une illusion: c'est une nouvelle vie cachée +sous la destruction. L'amitié ne meurt pas; la mienne attend +celle d'Ernest dans les demeures inébranlables du repos. O mon +Ernest! si tu avais pu fermer mes yeux, garder mon dernier +regard dans ton coeur, pour te consoler dans ces moments où tu +te diras: Je ne le reverrai plus! il me semble que ce dernier +regard t'eût peint un sentiment indestructible qui doit +consoler de ce qui est passager. + +Ernest, je te dois un bien grand bonheur; tu m'as sauvé une +douleur horrible, celle de croire que je mourrai sans être +connu de lui, de cet ami incomparable. Ah! les âmes sublimes +ont seules des inspirations sublimes! Telle était la tienne en +lui envoyant mes lettres, en mettant sous les regards de son +âme si supérieure les combats, les douleurs, les fautes et les +regrets d'un coeur qu'il peut encore plaindre, et que sa bonté +sait environner d'une indulgence paternelle. Et, elle aussi, +l'ange de ma vie, elle sait que je l'aimai d'un amour pur +comme elle. Je meurs heureux; c'est aux accents touchants des +regrets que je m'endors; j'entends ceux de ta voix; j'ose y +mêler ceux de Valérie. + +Adieu, mon Ernest; vis heureux. Non, ce n'est pas le bonheur +que je désire le plus pour toi; garde ton âme; c'est un si +grand bien que, dusses-tu l'acheter par de vives souffrances, +il ne serait pas assez payé. + +Adieu, Ernest, ami fidèle, enfant de la piété et de la vertu, +je t'attends." + + +La voilà, cette lettre touchante, et dont vous êtes digne: +elle n'a pas été dictée sans l'agiter beaucoup; elle a été +interrompue souvent; elle a été ensuite mouillée de larmes. +Lorsqu'il a essayé de la relire, il était trop affaibli, mais +il a voulu la toucher, la regarder, parce qu'elle était pour +vous. + + +Il n'est plus pour nous ni crainte ni espoir; la douleur seule +reste et ronge mon coeur. Le vertueux Gustave, mon fils, mon +espérance, n'est plus... il a été rejoindre ses pères, et ses +jours orageux sont ensevelis dans la froide demeure de la +destruction. Je vais accomplir le triste et dernier devoir que +j'ai à lui rendre, je vais tâcher de faire vivre encore les +derniers instants de celui qui n'est plus, pour les retracer à +celui qu'il aima tant... Je m'arrête: laissez couler mes +larmes; laissez couler les vôtres, pour que votre sein ne se +brise pas. + + +J'ai eu un violent accès de fièvre; j'ai été dans mon lit, +privé pendant quelque temps de sentiment, puis tout entier à +la douleur dont je me ressens encore. Je tâcherai de vous +peindre, non ce que j'ai éprouvé, mais ce qui me reste de +souvenir de ce terrible moment et de ce qui le concerne. + +Le lendemain du jour où il vous écrivit, sa poitrine et sa +tête s'embarrassèrent tellement, que le médecin craignit qu'il +ne passât pas la nuit. Nous ne le quittâmes pas d'un instant. +Cependant, à cinq heures du matin, il y eut un grand mieux, il +se sentit tout à coup plus calme; l'oppression diminua; ses +mains seulement étaient extraordinairement froides et +s'engourdissaient. On les lui fit mettre dans de l'eau tiède; +ce sentiment parut lui faire plaisir. A six heures, à peu +près, il demanda quel quantième du mois nous avions; je lui +dis que c'était le huit décembre. -- Le huit! répéta-t-il sans +rien ajouter. Puis il me demanda si je croyais que nous +aurions du soleil: le médecin lui répondit qu'il le croyait, +parce que le ciel avait été très-pur pendant la nuit. -- Cela +me ferait plaisir, dit-il. Il demanda du lait d'amande. A huit +heures, il dit à Erich: -- Mon ami, regardez le temps; voyez +s'il fera beau. Erich revint et lui dit: -- Les brouillards +montent, et les montagnes se dégagent; il fera beau. -- Je +voudrais bien, dit Gustave, voir encore un beau jour sur la +terre. -- Puis, se retournant vers moi, il me dit: -- L'aumônier +ne vient pas, je mourrai sans avoir accompli les devoirs de la +religion. -- Mon ami, dis-je, votre volonté vous est comptée +par Celui devant qui rien ne se perd. -- Je le sais, dit-il en +joignant les mains. -- Puis il se retourna encore vers moi et +me dit: -- Je voudrais me lever; et, prévoyant que je m'y +opposerais, il continua: -- Je me sens fort bien; je voudrais +en profiter pour prier. -- En vain je lui objectai qu'il +prierait dans son lit, qu'il était trop faible; je ne pus le +détourner de cette idée. Il passa une robe de chambre; mais à +peine eut-il essayé de se tenir sur ses jambes, qu'un vertige +l'obligea à se rasseoir en s'appuyant sur moi. Il se leva +derechef, s'agenouilla lentement, et, mettant la tête dans ses +mains et s'appuyant contre le dossier d'un fauteuil, il pria +avec ferveur. J'entendais quelques mots que la piété, le +repentir, lui faisaient prononcer avec onction; j'entendais +mon nom et celui de Valérie se confondre; il demandait notre +bonheur. Moi-même, à genoux à ses côtés, je voulais prier pour +lui; mais, trop distrait, des paroles sans suite arrivaient +sur mes lèvres; je ne pensais qu'à lui. + +Quand il eut fini et qu'on l'eut aidé à se relever, il nous +dit: -- Je suis tranquille; la paix est dans mon coeur. -- Il +sourit doucement, ne voulut point être déshabillé, et se +recoucha ainsi. Il nous pria d'avancer son lit vers la +fenêtre, de mettre sa tête de manière à voir l'ouest. -- C'est +là la Lombardie, me dit-il; c'est là que le soleil se couche: +je l'ai vu bien beau auprès de vous et auprès d'elle! -- Il fit +approcher son lit encore plus près de la fenêtre. Le médecin +craignit qu'il ne vînt de l'air. -- Cela ne me fera plus de +mal, dit Gustave, -- et il sourit tristement. Il nous pria de +lui mettre des coussins pour qu'il fût assis. On avait une vue +très-étendue de cette fenêtre, d'où l'on embrassait une grande +partie de la chaîne de l'Apennin; l'aurore éclatait dans +l'orient; et le soleil, déjà levé en Toscane, s'avançait vers +nos montagnes. Gustave écarta les rideaux, se retourna et +contempla ce magnifique spectacle. Pour moi, qui avais suivi +toutes ses idées, de noirs pressentiments, d'affreuses images +me glaçaient; j'étais assis sur son lit, et ma tête était dans +mes mains. Il leva les siennes au ciel avec un regard inspiré, +et me dit: -- Laissons la douleur à celui pour qui la vie est +tout et qui n'est pas initié dans les mystères de la mort. -- +Hélas! lui dis-je, l'avenir m'épouvante malgré moi, Gustave. -- +Oh! que je bénis le Ciel, dit-il, de l'espérance et de la +tranquillité qui se confondent dans mon coeur et le rendent +aussi serein que le sera ce jour! Oui, dit-il, et sa figure +s'anima de la plus céleste expression, en regardant l'horizon; +oui, ô mon Dieu! l'aurore répond du soleil; ainsi le +pressentiment répond de l'immortalité! -- Il répandit doucement +alors les deux dernières larmes qu'il a versées sur cette +terre; il ne parla plus. Il pria qu'on lui jouât le superbe +cantique de Gellert sur la résurrection; Berthi le joua. Il +respirait péniblement; il avait presque toujours les yeux +fermés: un instant il les ouvrit quand le cantique fut fini; +il me tendit la main, fixa ses yeux du côté du couchant. Deux +ramiers privés vinrent s'asseoir sur la corniche de la +fenêtre; il me les fit remarquer de la main. -- Ils ne savent +pas que la mort est si près d'eux, dit-il. + +Le soleil s'était entièrement levé; je voyais que Gustave +cherchait ses rayons. Sa respiration s'embarrassait de plus en +plus; sa tête s'appesantissait; il me cherchait de la main, et +je vis qu'il ne me reconnaissait plus. Il soupira, une légère +convulsion altéra ses traits: il expira sur mon sein, une de +ses mains dans celles d'Erich... + + +Je reprends mon récit interrompu; j'avais besoin de force et +de courage pour le continuer. J'ai encore devant mes yeux la +plus triste des images, telle qu'elle me frappa en rentrant +dans cette chambre d'où avait disparu l'âme la plus tendre et +la plus sublime. Je reculai d'horreur en voyant ce jeune et +superbe Gustave couché dans le cercueil; je m'appuyai contre +la porte; il me semblait que je faisais un rêve dont je ne +pouvais sortir. Je m'avançai pour le considérer encore, et +soulevai le mouchoir qui couvrait ses traits; la mort y avait +déjà gravé son uniforme repos. Je le contemplai longtemps, +mais sans attendrissement; il me semblait que ma douleur +s'arrêtait devant une pensée auguste plus grande que la +douleur; et, sur ce cercueil même, je me sentais vivant +d'avenir. Mon âme s'adressait à la sienne: "Tu as eu soif de +la félicité suprême, lui disais-je; tu as détourné tes lèvres +de la coupe de la vie, qui n'a pu te désaltérer; mais tu +respires maintenant la pure félicité de ceux qui vécurent +comme toi." Sa bouche avait conservé les dernières traces de +cette douce résignation qui était dans son âme; la mort +l'avait enlevé sans le toucher de ses mains hideuses. A côté +de lui était la table où étaient rangés tous ses papiers. A +cette vue, mon coeur s'émut comme s'il était encore vivant. Je +voyais toutes ses dispositions écrites de sa main; sa montre y +était aussi. Je me rappelai qu'il m'avait prié de la porter; +je la pris silencieusement; je la regardai, elle était +arrêtée. Je sentis un frisson désagréable, et, en me +retournant pour m'asseoir et prendre quelques forces, je +renversai un des cierges; il tomba sur la poitrine de Gustave: +je me précipitai pour le relever, et, en voyant l'inaltérable +repos de celui qui ne pouvait plus rien sentir ici-bas, je fis +un cri. "O Gustave, me disais-je, Gustave! tu ne veux donc +plus rien éprouver, rien entendre! La voix gémissante de +l'amitié passe à côté de toi et ne t'émeut plus!" Je posai mes +lèvres sur son front glacé: "O mon fils! mon fils!..." C'est +tout ce que je pus dire. Je restai immobile; mon âme disait un +long adieu à cet objet si cher de mes affections, et, lorsque +je voulus fermer le cercueil, mes yeux tombèrent sur la main +de Gustave qui était restée suspendue. Il avait à un de ses +doigts la bague décorée de ses armes, selon l'usage de notre +pays; je voulus la lui ôter; puis, me rappelant que c'était là +le dernier rejeton de cette illustre maison des Linar: "Reste, +lui dis-je, reste et descends avec lui dans la tombe." Alors +mes larmes coulèrent; je replaçai cette main sur la poitrine +du mort, et je fermai son cercueil! + + +FIN. + + + + +VARIANTES + + +[L'éditeur donne les principales différences entre l'édition +de 1878 et la première édition:] + +Vertu de l'amour Vertu et de l'amour + +Avec vérité, loin Avec vérité que, loin + +Sage ami qui réglais Sage ami qui réglait + +Et endormais et endormait + +Dit comme j'ai fait Dit comment j'ai fait + +Elle m'impose moins Elle m'en impose moins + +On pouvait On pourrait + +Agréable, et qui Agréable, qui + +Les vaisseaux Ces vaisseaux + +Il m'impose trop Il m'en impose trop + +Sensibles, qui ont Sensibles, et qui ont + +Empire que pouvaient Empire que pouvait + +Redevenait plus pensive Redevenait pensive + +Couraient pour lui chercher Couraient pour chercher + +Il me semble qu' Il semble qu' + +Serait terrible; et Serait terrible; elle + +Charmés du silence et de la Charmés de silence et de + +Ne s'est point retrouvée Ne s'est point trouvée + +Heureusement que la voilà Heureusement la voilà + +Emousse; ils ne Emousse; qui ne + +Qu'on les reportât Qu'on les rapportât + +Encore une amitié Encore une autre amitié + +N'entendais dans l'éloignement que le chant de quelques +N'entendais que dans l'éloignement le chant de quelques + +Huit jours que je t'ai écrit Huit jours que je ne t'ai écrit + +Cette petite imperfection Cette légère imperfection + +Je vivais aussi dans Je vivais dans + +Ne me pardonnerait Ne me le pardonnerait + +A cette grâce En a de cette grâce + +Elle a tant besoin Elle a besoin + +Silencieusement son cigare Silencieusement sa cigare + +Passions, lui dis-je Passions, lui disais-je + +Je n'aurais le meilleur Je n'aurais de meilleur + +Se portait à la tête Se portait à ma tête + +Le sang Mon sang + +Douleurs se passent Douleurs passent + +Femme âgée qui priait devant Femme âgée, elle était devant + +Les récompenses ou les punitions Les récompenses ni les +punitions + +S'éloignant au milieu S'éteignant au milieu + +Bientôt, me dit-elle Bientôt, dit-elle + +Le thé habituellement Le thé ordinairement + +Sous le hangar Dessous le hangar + +En même temps Et en même temps + +Tantôt elle appelle de grands noms, tantôt elle cite Tantôt +appelle de grands noms, tantôt cite + +Sous l'arche du Sous l'arc du + +Plaisir de me chanter Plaisir de chanter + +S'harmonisaient S'harmoniaient + +Cette idée vous impose Cette idée vous en impose + +A rejeté sa tête sur le fauteuil A rejeté sa tête sur son +fauteuil + +Ne calment pas votre âme Ne calment votre âme + +Durant cette journée Dans cette journée + +Tombèrent près de nous Tombèrent auprès de nous + +Resté calme et résigné Resté, tant j'étais calme et résigné + +Fleurs d'oranger Fleurs d'orange + +Je l'éveille doucement Je l'éveille donc doucement + +Les draps Ses draps + +Quand, durant les nuits, il marchait les pieds nus Quand il +marchait les nuits pieds nus + +Adieu, n'aime pas Adieu, me dit-il, n'aime pas + +Continuât de parler Continuât de me parler + +Elle n'avait osé me dire Elle n'avait jamais osé me dire + +Je crus qu'il avait expiré Je crus qu'il était expiré + + + + +Erreurs typographiques corrigées silencieusement: + +Lettre 4: =J'aurais voulu me jeter= remplacé par =-- J'aurais +voulu me jeter= + +Lettre 6: =grands crimes= remplacé par =grands crimes.= + +Lettre 9: =Il me semblait= remplacé par =-- Il me semblait= + +lettre 17: =et, puis= remplacé par =et puis= + +lettre 18: =nobles Vénitiens= remplacé par =nobles vénitiens= + +lettre 20: =souvenirs. Elle rentra= remplacé par =souvenirs. -- +Elle rentra= + +Lettre 22: =oblige de vivre= remplacé par =obligé de vivre= + +Lettre 22: =a son despotisme= remplacé par =à son despotisme= + +Lettre 24: =Gustave me dit-elle= remplacé par =Gustave, me dit-elle= + +Lettre 24: =Mais, -- vous-même= remplacé par =Mais, vous-même= + +Lettre 26: =remarquera. J'éprouvais= remplacé par =remarquera. -- +J'éprouvais= + +Lettre 27: =avec moi? mais elle= remplacé par =avec moi? -- mais +elle= + +lettre 32: =vivent. Ils sont= remplacé par =vivent; ils sont= + +lettre 34: =arriva me vit= remplacé par =arriva, me vit= + +lettre 40: =sariva le= remplacé par =sa rivale= + +lettre 42: =égarait ma raison.= remplacé par =égarait ma raison,= + +lettre 42: =voix sinistre..,= remplacé par =voix sinistre...= + +lettre 43: =tous ces tombeaux;= remplacé par =tous ces tombeaux,= + +lettre 43: =donc fait?= remplacé par =donc fait? --= + +lettre 48: =Est-ce un rêve?= remplacé par =-- Est-ce un rêve?= + +lettre 48: =Elle dort à présent= remplacé par =-- Elle dort à +présent= + +lettre 48: =pas été Suédois= remplacé par =pas été suédois= + +lettre 48: =Puis, se retournant= remplacé par =-- Puis, se +retournant= + +lettre 48: =Puis il se retourna= remplacé par =-- Puis il se +retourna= + +lettre 48: =Il sourit doucement= remplacé par =-- Il sourit +doucement= + +lettre 48: =et il sourit tristement= remplacé par =-- et il +sourit tristement= + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Valérie, by Mme de Krüdener + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VALÉRIE *** + +***** This file should be named 26825-8.txt or 26825-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/2/26825/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26825-8.zip b/26825-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d2a4b2c --- /dev/null +++ b/26825-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..7fc43a1 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #26825 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26825) |
