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+The Project Gutenberg EBook of Valérie, by Mme de Krüdener
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+Title: Valérie
+
+Author: Mme de Krüdener
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26825]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VALÉRIE ***
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+Produced by Daniel Fromont
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+[Transcriber's note: Mme de Krüdener (née Varvara-Juliana de
+Vietinghoff, Riga 1764 -- Karassoubazar 1824), Valérie (1803),
+édition de 1878]
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+
+Lettre de Mme de Krüdener à Bérenger, 1805:
+
+"C'est à Lyon que j'achevai Valérie. (...) On me pressa,
+d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle tableau
+d'une passion sans exemple comme sans tache. (...) Je vois, au
+reste, par ce succès de ma chérissime Valérie, que la piété,
+l'amour pur et combattu, les touchantes affections, et tout ce
+qui tient à la délicatesse et à la vertu, émeuvent et touchent
+plus en France qu'ailleurs."
+
+
+Opinion de Sainte-Beuve in Portraits de femmes (1886)
+
+"(...) Mme de Krüdener (...) nous envoyait un petit chef-d'oeuvre
+où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichir,
+étendre le genre des Lafayette et des Souza. Après Saint-Preux,
+après Werther, après René, elle sut être elle-même, à
+la fois de son pays et du nôtre, et introduire son
+mélancolique scandinave dans le vrai style de la France (...)
+Valérie, par l'ordre des pensées et des sentiments, n'est
+inférieure à aucun roman de plus grande composition, mais
+surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle,
+l'unité véritable; elle a, comme avait la personne de son
+auteur, le charme infini de l'ensemble. (...) Le style de ce
+charmant livre est, au total, excellent, eu égard au genre peu
+sévère: il a le nombre, le rythme, la vivacité du tour, un
+perpétuel et parfait sentiment de la phrase française."
+
+
+Opinion de Paul Lacroix in Madame de Krudener, ses lettres et
+ses ouvrages inédits, étude historique et littéraire, par P.
+L. Jacob bibliophile (Paul Lacroix), 1880
+
+"(...) Mme de Krüdener (...) possédait au plus haut degré le
+talent d'exprimer ses idées dans un langage facile, élégant,
+harmonieux. Etrangère, elle avait deviné notre langue plutôt
+qu'elle ne l'avait apprise, et elle s'en servait avec un
+merveilleux instinct, qui suppléait à cette science, à cet
+art, qu'on acquiert à force de travail et de temps. (...)"
+
+
+
+
+
+
+MADAME DE KRUDENER
+
+
+VALERIE
+
+
+PREFACE DE PARISOT
+
+EAUX-FORTES DE M. LELOIR
+
+VARIANTES ET BIBLIOGRAPHIE
+
+
+PARIS
+
+
+QUANTIN, IMPRIMEUR-EDITEUR
+
+ANCIENNE MAISON JULES CLAYE
+
+RUE SAINT-BENOIT
+
+1878
+
+
+(...)
+
+
+
+
+VALERIE
+
+
+
+
+PREFACE
+
+
+
+Je me trouvais, il y a quelques années, dans une des plus
+belles provinces du Danemark: la nature, tour à tour sauvage
+et riante, souvent sublime, avait jeté dans le magnifique
+paysage, que j'aimais à contempler, là de hautes forêts, ici
+des lacs tranquilles, tandis que dans l'éloignement, la mer du
+Nord et la mer Baltique roulaient leurs vastes ondes au pied
+des montagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie
+invitait à s'asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves,
+placés, d'après l'antique usage de ce peuple, sur des collines
+et des tertres répandus dans la plaine.
+
+"Rien n'est plus poétique, a dit un éloquent écrivain, qu'un
+coeur de seize années." Sans être aussi jeune, je l'étais
+cependant; j'aimais à sentir et à méditer, et souvent je
+créais autour de moi des tableaux aussi variés que les sites
+qui m'environnaient. Tantôt je voyais les scènes terribles qui
+avaient offert au génie de Shakspeare les effrayantes beautés
+de _Hamlet;_ tantôt les images plus douces de la vertu et de
+l'amour se présentaient à moi, et je voyais les ombres
+touchantes de Virginie et de Paul: j'aimais à faire revivre
+ces êtres aimables et infortunés; j'aimais à leur offrir des
+ombrages aussi doux que ceux des cocotiers, une nature aussi
+grande que celle des tropiques, des rivages solitaires et
+magnifiques comme ceux de la mer des Indes.
+
+Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces
+souvenirs, que je fus surprise un jour par le récit touchant
+d'une de ces infortunes qui vont chercher au fond du coeur des
+larmes et des regrets. L'histoire d'un jeune Suédois, d'une
+naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui
+avait été la cause innocente de son malheur. J'obtins quelques
+fragments écrits par lui-même: je ne pus les parcourir qu'à la
+hâte; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits
+principaux qui étaient restés gravés dans ma mémoire. J'obtins
+après quelques années la permission de les publier: je
+changeai les noms, les lieux, les temps; je remplis les
+lacunes, j'ajoutai les détails qui me parurent nécessaires;
+mais, je puis le dire avec vérité, loin d'embellir le
+caractère de Gustave, je n'ai peut-être pas montré toutes ses
+vertus: je craignais de faire trouver invraisemblable ce qui
+pourtant n'était que vrai. J'ai tâché d'imiter la langue
+simple et passionnée de Gustave. Si j'avais réussi, je ne
+douterais pas de l'impression que je pourrais produire, car,
+au milieu des plaisirs et de la dissipation qui absorbent la
+vie, les accents qui nous rendent quelque chose de notre
+jeunesse ou de nos souvenirs ne nous sont pas indifférents, et
+nous aimons à être ramenés dans des émotions qui valent mieux
+que ce que le monde peut nous offrir.
+
+J'ai senti d'avance tous les reproches qu'on pourrait faire à
+cet ouvrage. Une passion qui n'est point partagée intéresse
+rarement: il n'y a pas d'événements qui fassent ressortir les
+situations; les caractères n'offrent point de contrastes
+frappants; tout est renfermé dans un seul développement, un
+amour ardent et combattu dans le coeur d'un jeune homme. De là
+ces répétitions continuelles, car les fortes passions, on le
+sait bien, ne peuvent être distraites, et reviennent toujours
+sur elles-mêmes; de là ces tableaux peut-être trop souvent
+tirés de la nature. Le solitaire Gustave, étranger au monde, a
+besoin de converser avec cette amie; il est d'ailleurs
+Suédois, et les peuples du Nord, ainsi qu'on peut le remarquer
+dans leur littérature, vivent plus avec la nature; ils
+l'observent davantage, et peut-être l'aiment-ils mieux. J'ai
+voulu rester fidèle à toutes ces convenances; persuadée
+d'ailleurs que, si les passions sont les mêmes dans tous les
+pays, le langage n'est pas le même; qu'il se ressent toujours
+des moeurs et des habitudes d'un peuple, et qu'en France il est
+plus modifié par la crainte du ridicule ou par d'autres
+considérations qui n'existent pas ailleurs. Qu'on ne s'étonne
+pas aussi de voir Gustave revenir si souvent aux idées
+religieuses: son amour est combattu par la vertu, qui a besoin
+des secours de la religion; et, d'ailleurs, n'est-il pas
+naturel d'attacher au ciel des jours qui ont été troublés sur
+la terre?
+
+Mon sincère désir a été celui de présenter un ouvrage moral,
+de peindre cette pureté de moeurs dont on n'offre pas assez de
+tableaux et qui est si étroitement liée au bonheur véritable.
+J'ai pensé qu'il pouvait être utile de montrer que les âmes
+les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions
+sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur
+résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à
+temps. Tout cela avait été bien mieux dit, bien mieux démontré
+avant moi; mais on ne résiste guère à l'envie de communiquer
+aux autres ce qui nous a profondément émus nous-mêmes. Il est
+un enthousiasme qui est à l'âme ce que le printemps est à la
+nature: il fait éclore mille sentiments; il fait verser des
+larmes auxquelles on croit le pouvoir d'en faire répandre
+d'autres.
+
+C'était là ma situation en lisant les fragments de Gustave et,
+si quelques regards attendris s'attachent sur cet ouvrage,
+comme sur un ami qui nous a révélé notre propre coeur, ils
+sauront tout à la fois et m'excuser et me défendre.
+
+
+
+
+LETTRE PREMIERE.
+
+Eichstadt, le 10 mars.
+
+
+Tu dois avoir reçu toutes mes lettres, Ernest: depuis que j'ai
+quitté Stockholm, je t'ai écrit plusieurs fois. Tu peux me
+suivre dans ce voyage, qui serait enchanteur s'il ne me
+séparait pas de toi. Oh! pourquoi n'avons-nous pu réaliser ces
+rêves délectables de notre jeune âge, quand notre imagination
+s'élançait dans ce grand univers, voyait couler d'autres
+cieux, entendait gronder de plus terribles orages! quand,
+assis ensemble sur ce rocher qui se séparait des autres, et
+qui nous donnait l'idée de l'indépendance et de la fierté, nos
+coeurs battaient tantôt de mille pressentiments confus, tantôt
+se rejetaient dans la sombre antiquité et voyaient sortir de
+ces ténèbres nos héros favoris! Où sont-ils, ces jours radieux
+de fortes et de douces émotions? Je t'ai quitté, aimable
+compagnon de ma jeunesse, sage ami qui réglais les mouvements
+trop désordonnés de mon coeur et endormais mes tumultueux
+désirs aux accents de ton âme ingénieuse et inspirée!
+Cependant, Ernest, je suis quelquefois presque heureux; il y a
+un charme enivrant dans ce voyage, qui souvent me ravit; tout
+s'accorde bien avec mon coeur et même avec mon imagination. Tu
+sais comme j'ai besoin de cette belle faculté, qui prend dans
+l'avenir de quoi augmenter encore la félicité présente; de
+cette enchanteresse, qui s'occupe de tous les âges et de
+toutes les conditions de la vie, qui a des hochets pour les
+enfants et donne aux génies supérieurs les clefs du ciel pour
+que leurs regards s'enivrent de hautes félicités... Mais où
+vais-je m'égarer? Je ne t'ai rien dit encore du comte. Il a
+reçu toutes ses instructions; il va décidément à Venise, et
+cette place est celle qu'il désirait. Il se plaît dans l'idée
+que nous ne nous séparerons pas, qu'il pourra me guider lui-même
+dans cette nouvelle carrière où il a voulu que
+j'entrasse, et qu'il pourra, en achevant lui-même mon
+éducation, remplir le saint devoir dont il se chargea en
+m'adoptant. Quel ami, Ernest, que ce second père! quel homme
+excellent! La mort seule a pu interrompre cette amitié qui le
+liait à celui que j'ai perdu, et le comte se plaît à la
+continuer religieusement en moi. Il me regarde souvent; je
+vois quelquefois des larmes dans ses yeux: il trouve que je
+ressemble beaucoup à mon père, que j'ai dans mon regard la
+même mélancolie; il me reproche d'être, comme lui, presque
+sauvage, et de craindre trop le monde. Je t'ai déjà dit
+comment j'ai fait la connaissance de la comtesse, de quelle
+manière touchante il me présenta à Valérie (c'est ainsi
+qu'elle se nomme, et que je l'appellerai désormais):
+d'ailleurs, elle veut que je la regarde comme une soeur, et
+c'est bien là l'impression qu'elle m'a faite. Elle m'impose
+moins que le comte; elle a l'air si enfant! Elle est très-vive,
+mais sa bonté est extrême. Valérie paraît aimer beaucoup
+son mari; je ne m'en étonne pas: quoiqu'il y ait entre eux une
+grande différence d'âge, on n'y pense jamais. On pourrait
+trouver quelquefois Valérie trop jeune; on a peine à se
+persuader qu'elle ait formé un engagement aussi sérieux; mais
+jamais le comte ne paraît trop vieux. Il a trente-sept ans;
+mais il n'a pas l'air de les avoir. On ne sait d'abord ce
+qu'on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou
+de son esprit, qui est toujours agréable, qui s'aide encore
+d'une imagination vaste et d'une extrême culture; mais, en le
+connaissant davantage, on n'hésite pas: c'est ce qu'il tire de
+son coeur qu'on préfère; c'est quand il s'abandonne et qu'il se
+découvre entièrement qu'on le trouve si supérieur. Il nous dit
+quelquefois qu'il ne peut être aussi jeune dans le monde qu'il
+l'est avec nous, et que l'exaltation irait mal avec une
+ambassade.
+
+Si tu savais, Ernest, comme notre voyage est agréable! Le
+comte sait tout, connaît tout, et le savoir en lui n'a pas
+émoussé la sensibilité. Jouir de son coeur, aimer et faire du
+bonheur des autres, le sien propre, voilà sa vie; aussi ne
+gêne-t-il personne. Nous avons plusieurs voitures, dont une
+est découverte; c'est ordinairement le soir que nous allons
+dans celle-là. La saison est très-belle. Nous avons traversé
+de grandes forêts en entrant en Allemagne; il y avait là
+quelque chose du pays natal qui nous plaisait beaucoup. Le
+coucher du soleil, surtout, nous rappelait à tous des
+souvenirs différents que nous nous communiquions quelquefois;
+mais le plus souvent nous gardions alors le silence. Les beaux
+jours sont comme autant de fêtes données au monde; mais la fin
+d'un beau jour, comme la fin de la vie, a quelque chose
+d'attendrissant et de solennel: c'est un cadre où vont se
+placer tout naturellement les souvenirs, et où tout ce qui
+tient aux affections paraît plus vif, comme au coucher du
+soleil les teintes paraissent plus chaudes. Que de fois mon
+imagination se reporte alors vers nos montagnes! Je vois à
+leurs pieds notre antique demeure; ces créneaux, ces fossés,
+si longtemps couverts de glace, sur lesquels nous nous
+exercions, la lance à la main, à des jeux de guerriers,
+glissant sur cette glace comme sur nos jours, que nous
+n'apercevions pas. Le printemps revenait; nous escaladions le
+rocher; nous comptions alors les vaisseaux qui venaient de
+nouveau tenter nos mers; nous tâchions de deviner leur
+pavillon; nous suivions leur vol rapide; nous aurions voulu
+être sur leurs mâts, comme les oiseaux marins, les suivre dans
+des régions lointaines. Te rappelles-tu ce beau coucher du
+soleil où nous célébrâmes ensemble un grand souvenir? C'était
+peu après l'équinoxe. Nous avions vu la veille une armée de
+nuages s'avancer en présageant la tempête; elle fut horrible:
+tous deux nous tremblions pour un vaisseau que nous avions
+découvert; la mer était soulevée et menaçait d'engloutir tous
+ces rivages. A minuit, nous entendîmes les signaux de
+détresse. Ne doutant pas que le vaisseau n'eût échoué sur un
+des bancs, mon père fit au plus vite mettre des chaloupes en
+mer; au moment où il animait les pilotes côtiers, il ne
+résista pas à nos instances, et, malgré le danger, il nous
+permit de l'accompagner. Oh! comme nos coeurs battaient! comme
+nous désirions être partout à la fois! comme nous aurions
+voulu secourir chacun des passagers! Ce fut alors que tu
+exposas si généreusement ta vie pour moi. Mais il faut rester
+fidèle à ma promesse; il faut ne point te parler de ce qui te
+paraît si simple, si naturel; mais au moins laisse-moi ma
+reconnaissance comme un de mes premiers plaisirs, si ce n'est
+comme un de mes premiers devoirs, et n'oublions jamais le
+rocher où nous retournâmes après cette nuit et d'où nous
+regardions la mer en remerciant le ciel de notre amitié.
+
+Adieu, Ernest; il est tard, et nous partons de grand matin.
+
+
+
+
+Lettre II.
+
+Luben, le 20 mars.
+
+
+Ernest, plus que jamais elle est dans mon coeur, cette secrète
+agitation qui tantôt portait mes pas sur les sommets escarpés
+des Koullen, tantôt sur nos désertes grèves. Ah! tu le sais,
+je n'y étais pas seul: la solitude des mers, leur vaste
+silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de
+l'alcyon, le cri mélancolique de l'oiseau qui aime nos régions
+glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales,
+tout nourrissait les vagues et ravissantes inquiétudes de ma
+jeunesse. Que de fois, dévoré par la fièvre de mon coeur,
+j'eusse voulu, comme l'aigle des montagnes, me baigner dans un
+nuage et renouveler ma vie! que de fois j'eusse voulu me
+plonger dans l'abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous
+les éléments, de toutes les secousses, une nouvelle énergie,
+quand je sentais la mienne s'éteindre au milieu des feux qui
+me consumaient!
+
+Ernest, j'ai quitté tous ces témoins de mon inquiète
+existence; mais partout j'en retrouve d'autres: j'ai changé de
+ciel; mais j'ai emporté avec moi mes fantastiques songes et
+mes voeux immodérés. Quand tout dort autour de moi, je veille
+avec eux, et, dans ces nuits d'amour et de mélancolie que le
+printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens
+partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour
+l'imagination, par le voile même qui la couvre: elle m'enivre
+et m'abat tour à tour; elle me fait vivre et me tue; elle
+arrive à moi par tous les objets, et me fait languir après un
+seul. J'entends le vent de la nuit, il s'endort sur les
+feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et
+timides; mon imagination me peint cet être idéal après lequel
+je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment
+d'amour et d'extase qui doit remplir le vague de mon coeur.
+Hélas! serai-je jamais aimé! Verrai-je jamais s'exaucer ces
+brûlants et ambitieux désirs? Donnerai-je un moment, un seul
+instant, tout le bonheur que je pourrai sentir? Vivrai-je de
+ce don splendide qui fait toucher au ciel? Ah! ce n'est pas
+tout, Ernest, que de donner, il faut recevoir; ce n'est pas
+tout de valoir beaucoup, il faut être senti de même. Pour
+faire mûrir la datte, il faut le sol d'Afrique; pour faire
+naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du
+ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares
+qui ont reçu la douce et peut-être funeste puissance d'aimer
+comme moi.
+
+
+
+
+Lettre III.
+
+B..., le 21 mars.
+
+
+Mon ami, j'ai relu ce matin ma lettre d'hier; j'ai presque
+hésité à te l'envoyer: non pas que je voulusse jamais te
+cacher quelque chose, mais parce que je sens que tu me
+reprocheras avec raison de ne pas chercher, comme je te
+l'avais promis, à réprimer un peu ce qu'il y a de trop
+passionné dans mon âme. Ne dois-je pas d'ailleurs cacher cette
+âme, comme un secret, à la plupart de ceux avec qui je serai
+appelé à vivre dans le monde? Ne sais-je pas qu'il n'y a plus
+rien de naturel aux yeux de ces gens-là que ce qui nous
+éloigne de la nature, et que je ne leur paraîtrai qu'un
+insensé en ne leur ressemblant pas? Laisse-moi donc errer avec
+mes chers souvenirs au milieu des forêts, au bord des eaux, où
+je me crée des êtres comme moi, où je rassemble autour de moi
+les ombres poétiques de ceux qui chantèrent tout ce qui élève
+l'homme et qui surent aimer fortement. Là, je crois voir
+encore Le Tasse, soupirant ses vers immortels et son ardent
+amour; là m'apparaît Pétrarque, au milieu des voûtes sacrées
+qui virent naître sa longue tendresse pour Laure; là, je crois
+entendre les sublimes accords du tendre et solitaire
+Pergolèze; partout je crois voir le génie de l'amour, ces
+enfants du ciel, fuyant la multitude et cachant leurs
+bienfaits comme leurs innocentes joies. Ah! si je n'ai pas été
+doté comme les fils du génie, si je ne puis charmer comme eux
+la postérité, au moins j'ai respiré comme eux quelque chose de
+cet enthousiasme, de ce sublime amour du beau, qui vaut peut-être
+mieux que la gloire elle-même.
+
+Cependant, mon Ernest, ne crois pas que je m'abandonne sans
+réserve à mes rêveries. Quoique le comte soit un des hommes
+dont l'âme ait gardé le plus de jeunesse, si je puis
+m'exprimer ainsi, il m'impose trop pour que je ne voile pas
+une partie de mon âme. Je cherche surtout à ne pas paraître
+extraordinaire à Valérie, qui, si jeune, si calme, me paraît
+comme un rayon matinal qui ne tombe que sur des fleurs et ne
+connaît que leur tranquille et douce végétation.
+
+Je ne saurais mieux te peindre Valérie qu'en te nommant la
+jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup; cependant
+elle a quelque chose de particulier que je n'ai encore vu à
+aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de
+beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire peut-être pas,
+mais elle a quelque chose d'idéal et de charmant qui force à
+s'en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que
+c'est une pensée. Cependant, la première fois que je la vis,
+je ne la trouvai pas jolie. Elle est très-pâle, et le
+contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa
+figure, qui est faite pour être sensible et sérieuse, me fit
+une impression singulière.
+
+J'ai vu depuis que ces moments où elle ne me paraissait qu'une
+aimable enfant étaient rares. Son caractère habituel a plutôt
+quelque chose de mélancolique, et elle se livre quelquefois à
+une excessive gaieté, comme les personnes extrêmement
+sensibles, qui ont les nerfs très-mobiles, passent à des
+situations tout à fait étrangères à leurs habitudes.
+
+Le temps est beau: nous nous promenons beaucoup; le soir, nous
+faisons quelquefois de la musique: j'ai mon violon avec moi;
+Valérie joue de la guitare; nous lisons aussi: c'est une
+véritable fête que ce voyage.
+
+
+
+
+Lettre IV.
+
+Stollen, le 4 avril.
+
+
+Mon ami, ce n'est que d'aujourd'hui que je connais bien
+Valérie. Jusqu'à présent elle avait passé devant mes yeux
+comme une de ces figures gracieuses et pures dont les grecs
+nous dessinèrent les formes et dont nous aimons à revêtir nos
+songes; mais je croyais son âme trop jeune, trop peu formée
+pour deviner les passions ou pour les sentir; mes timides
+regards aussi n'osaient étudier ses traits. Ce n'était pas
+pour moi une femme avec l'empire que pouvaient lui donner son
+sexe et mon imagination; c'était un être hors des limites de
+ma pensée: Valérie était couverte de ce voile de respect et de
+vénération que j'ai pour le comte, et je n'osais le soulever
+pour ne voir qu'une femme ordinaire. Mais aujourd'hui, oui,
+aujourd'hui même, une circonstance singulière m'a fait
+connaître cette femme, qui a aussi reçu une âme ardente et
+profonde. Oui, Ernest, la nature acheva son ouvrage, et, comme
+ces vases sacrés de l'antiquité dont la blancheur et la
+délicatesse étonnent les regards, elle garde dans son sein une
+flamme subtile et toujours vivante.
+
+Ecoute, Ernest, et juge toi-même si j'avais connu jusqu'à
+présent Valérie. Elle avait eu envie aujourd'hui d'arriver de
+meilleure heure pour dîner: le comte avait envie d'avancer,
+mais il a cédé; au lieu d'envoyer le courrier, il est monté
+lui-même à cheval pour faire tout préparer. Quand nous sommes
+arrivés, Valérie l'a remercié avec une grâce charmante: ils se
+sont promenés un instant ensemble, et tout à coup le comte est
+revenu seul et d'un air embarrassé. Il m'a dit: -- Nous
+dînerons seuls; Valérie préfère ne pas manger encore. J'ai été
+fort étonné de ce caprice, et déjà j'avais cru m'apercevoir
+qu'elle avait de l'inégalité de caractère. Nous nous sommes
+hâtés de finir le repas. Le comte m'a prié de faire prendre du
+fruit dans la voiture, croyant que cela ferait plaisir à sa
+femme. Je sortis du bourg, et je trouvai la comtesse avec
+Marie, jeune femme de chambre qui a été élevée avec elle et
+qu'elle aime beaucoup; elles étaient toutes deux auprès d'un
+bouquet d'arbres. Je m'avançai vers Valérie, et je lui offris
+du fruit, ne sachant trop que lui dire; elle rougit; elle
+paraissait avoir pleuré, et je sentis que je ne lui en voulais
+plus. Elle avait quelque chose de si intéressant dans la
+figure, sa voix était si douce quand elle me remercia, que
+j'en fus très-ému. -- Vous aurez été étonné, me dit-elle avec
+une espèce de timidité, de ne pas m'avoir vue au dîner? -- Pas
+du tout, lui répondis-je, extrêmement embarrassé. -- Elle
+sourit. -- Puisque nous devons être souvent ensemble, continua-t-elle,
+il est bon que vous accoutumiez à mes enfantillages. --
+Je ne savais que répondre: je lui offris mon bras pour s'en
+retourner, car elle s'était levée. -- Etes-vous incommodée,
+madame? lui dis-je enfin; le comte le craignait. -- S'est-il
+informé où j'étais? me demanda-t-elle précipitamment. -- Je
+crois qu'il vous cherche, lui répondis-je. -- Votre dîner a été
+cependant assez long. -- Je l'assurai que nous avions été peu
+de temps à table. -- Cela m'a paru fort long, m'a-t-elle
+répondu. -- Elle regardait autour d'elle très-souvent pour voir
+si elle n'apercevrait pas le comte, quand un des gens est venu
+avertir que les chevaux étaient mis. -- Et mon mari, a-t-elle
+demandé, où est-il? -- Monsieur a pris les devants à pied, a
+répondu cet homme, après avoir ordonné qu'on mît les chevaux
+pour que madame n'arrivât pas de nuit, à cause des mauvais
+chemins. -- C'est bon, a dit Valérie, d'une voix qu'elle
+cherchait à maîtriser... -- Mais je m'apercevais de toute son
+agitation. Nous sommes entrés dans la voiture; je me suis
+assis vis-à-vis d'elle. D'abord elle a été pensive; puis elle
+a cherché à cacher ce qui la tourmentait: elle a ensuite
+essayé de paraître avoir oublié ce qui s'était passé; elle m'a
+parlé de choses indifférentes; elle a tâché d'être gaie, me
+racontant plusieurs anecdotes fort plaisantes sur V..., où
+nous devions arriver bientôt.
+
+Je remarquais qu'elle mettait souvent la tête à la portière
+pour voir si elle n'apercevrait pas le comte; elle faisait
+dire au postillon d'avancer, parce qu'elle craignait qu'il ne
+se fatiguât à force de marcher. A mesure que nous avancions,
+elle parlait moins et redevenait plus pensive: elle s'étonna
+de ce que nous ne rejoignions point son mari. -- Il marche
+très-vite, lui répondis-je; mais je m'en étonnais aussi. Nous
+traversâmes une grande forêt: l'inquiétude de Valérie
+augmentait toujours; elle devint extrême. A la fin elle était
+descendue; elle devançait les voitures, croyant se distraire
+par une marche précipitée; elle s'appuyait sur moi,
+s'arrêtait, voulait retourner sur ses pas; enfin, elle
+souffrait horriblement. Je souffrais presque autant qu'elle:
+je lui disais que sûrement nous trouverions le comte arrivé à
+la poste, qu'il aurait pris un chemin de traverse, et je le
+pensais. Malheureusement on lui avait parlé d'une bande de
+voleurs qui, quinze jours auparavant, avaient attaqué une
+voiture publique. Je sentais croître mon intérêt pour elle, à
+mesure que son inquiétude augmentait; j'osais la regarder,
+interroger ses traits; notre position me le permettait. Je
+voyais combien elle savait aimer, je sentais l'empire que
+doivent prendre sur d'autres âmes les âmes susceptibles de se
+passionner. J'éprouvais une espèce d'angoisse, que son
+angoisse me donnait; mon coeur battait; et en même temps,
+Ernest, j'éprouvais quelque chose de délicieux, quand elle me
+regardait avec une expression touchante, comme pour me
+remercier du soin que je prenais.
+
+Nous arrivâmes à la poste; le comte n'y était pas. Valérie se
+trouva mal; elle eut une attaque de nerfs qui me fit frémir.
+Ses femmes couraient pour lui chercher du thé, de la fleur
+d'orange; j'étais hors de moi. L'état de Valérie, l'absence du
+comte, un trouble inexprimable que je n'avais jamais senti,
+tout me faisait perdre la tête. Je tenais les mains glacées de
+Valérie; je la conjurais de se calmer: je lui dis, pour la
+tranquilliser, que tous les voyageurs allaient voir un
+château, très-près du grand chemin, dont la position était
+singulière. Dès que je la vis un peu moins souffrante, je pris
+avec moi deux hommes du pays, et nous nous dispersâmes pour
+aller à sa recherche. Après une demi-heure de marche, je le
+trouvai qui se hâtait d'arriver: il s'était égaré. Je lui dis
+combien Valérie avait souffert; il en fut extrêmement fâché.
+Quand nous fûmes près d'arriver à la maison de poste, je me
+mis à courir de toutes mes forces pour annoncer le comte et
+pour être le premier à donner cette bonne nouvelle. J'eus un
+moment bien heureux en voyant tout le bonheur de Valérie. Je
+retournai alors vers le comte, et nous entrâmes ensemble;
+Valérie se jeta à son cou. Elle pleurait de joie; mais,
+l'instant d'après, paraissait se rappeler tout ce qu'elle
+avait souffert, elle gronda le comte, lui dit qu'il était
+impardonnable de l'avoir exposée à toutes ces inquiétudes, de
+l'avoir quittée sans lui rien dire; elle repoussait son mari,
+qui voulait l'embrasser. -- Oui, il est impardonnable, dit-elle,
+d'écouter son ressentiment. -- Mais je n'étais pas fâché,
+lui dit-il. -- Comment! vous n'étiez pas fâché? -- Non, ma chère
+Valérie, soyez-en sûre; je voulais éviter une explication. Je
+sais que vous êtes vive, que cela vous fait mal: je sais aussi
+combien vous vous apaisez facilement; vous êtes si bonne,
+Valérie! -- Elle avait les larmes aux yeux; elle prit sa main
+d'une manière touchante. -- C'est moi qui ai tort, dit-elle; je
+vous en demande bien pardon. Comment ai-je pu me fâcher d'un
+mot qui n'était sûrement pas dit pour me faire de la peine?
+Oh! combien vous êtes meilleur que moi! -- J'aurais voulu me
+jeter à ses pieds, lui dire qu'elle était un ange. Le comte,
+qui est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant.
+
+
+
+
+Lettre V.
+
+Olheim, le 6 avril.
+
+
+Je t'ai dit que nous devions passer quelques jours ici, pour
+que Valérie se reposât: ces jours ont été les plus agréables
+de ma vie. Il me semble qu'elle a plus de confiance en moi,
+depuis que je la connais mieux; elle pense, je crois, que je
+ne m'étonne plus de quelques petites inégalités d'humeur, dont
+je dois maintenant connaître la source. Une très-grande
+sensibilité empêche d'avoir une attention continuelle sur soi-même.
+Les âmes froides n'ont que les jouissances de l'amour-propre;
+elles croient que le calme et la méthode qu'elles
+portent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles
+leur attireront la considération de ceux qui les observent:
+elles savent pourtant bien aussi se fâcher et se réjouir; mais
+c'est pour des riens, et c'est toujours au dedans d'elles-mêmes;
+elles craignent jusqu'aux traits de leur visage, comme
+des dénonciateurs qui vont raconter ce qui se passe au logis.
+Absurde prétention de prendre pour sagesse ce qui vient de
+l'aridité du coeur!
+
+Jamais Valérie ne me paraît plus aimable, plus touchante, que
+quand sa vivacité l'a emportée un instant, et qu'elle cherche
+à racheter un tort. Et quel tort? celui d'aimer comme on ne
+sait pas aimer dans le monde. Je l'observais l'autre jour,
+lorsqu'elle reçut une lettre de sa mère; je la lisais avec
+elle en suivant sa physionomie. Et quand, après cela, elle
+sera ou triste ou préoccupée, qu'elle ne saura pas, avec une
+étude parfaite de dissimulation, approuver tout ce qu'on lui
+propose, sourire à ce qui l'ennuie, appellera-t-on cela des
+caprices? Et pourtant elle veut racheter comme des torts ces
+moments où elle ne peut appartenir qu'à l'idée qui domine son
+âme! La meilleure des filles, la plus aimante des femmes
+voudrait être à la fois et profondément sensible et toujours
+attentive à ne jamais contrarier les autres! Et quand on me
+dirait: -- Il y a des femmes plus parfaites, -- je répondrai:
+Valérie n'a que seize ans. -- Ah! qu'elle ne change jamais!
+qu'elle soit toujours cet être charmant que je n'avais vu
+jusqu'à présent que dans ma pensée!
+
+
+
+
+Lettre VI.
+
+Le 8 avril.
+
+
+Je me promenais ce matin avec Valérie dans un jardin au bord
+d'une rivière. Elle a demandé le déjeuner: on nous a apporté
+des fraises, qu'elle a voulu me faire manger à la manière de
+notre pays, car elle m'avait entendu dire que cela me
+rappelait les repas que je faisais avec ma soeur, et nous
+envoyâmes chercher de la crême. Nous avions avec nous quelques
+fragments du poème de l'_Imagination_, que nous lisions en
+déjeunant. Tu sais combien j'aime les beaux vers; mais les
+beaux vers, lus avec Valérie, prononcés avec son organe
+charmant, assis auprès d'elle, environné de toutes les
+magiques voix du printemps, qui semblaient me parler et dans
+cette eau qui courait et dans ces feuilles doucement agitées
+comme mes pensées! Mon ami, j'étais bien heureux, trop heureux
+peut-être! Ernest, cette idée serait terrible et porterait la
+mort dans mon âme, qu'habite la félicité; je n'ose
+l'approfondir.
+
+Valérie fut émue en lisant l'épisode enchanteur d'Amélie et de
+Volnis; et quand elle arriva à ces vers:
+
+
+En longs et noirs anneaux s'assemblaient ses cheveux;
+
+Ses yeux noirs, pleins d'un feu
+
+Que son mal dompte à peine,
+
+Etincelaient encor sous deux sourcils d'ebene.
+
+
+elle a souri et, en me regardant, elle m'a dit: "Savez-vous
+que cela vous ressemble beaucoup?" J'ai rougi d'embarras et
+puis j'ai pensé: "Ah! si vous étiez mon Amélie!" Mais soudain
+je me suis reproché ma pensée comme un crime, et c'en était
+bien un. Je me suis levé, je me suis enfui; j'ai été
+m'enfoncer dans la forêt voisine, comme si j'avais pu
+m'éloigner de cette coupable pensée.
+
+Après une course assez rapide, réfléchissant à ce que
+penserait de moi Valérie, que j'avais quittée si ridiculement,
+je résolus de revenir à la maison et de lui demander pardon.
+Cherchant dans ma tête une excuse et n'en trouvant point, je
+cueillais en chemin des marguerites pour les lui apporter, et
+je me mis, sans y penser, à les interroger en les effeuillant,
+comme nous avions fait tant de fois dans notre enfance. Je me
+disais: "Comment suis-je aimé de Valérie?" J'arrachais les
+feuilles l'une après l'autre jusqu'à la dernière; elle dit:
+_pas du tout_. Le croirais-tu? cela m'affligea.
+
+J'ai voulu aussi savoir comment j'aimais Valérie. Ah! je le
+savais bien; mais je fus effrayé de trouver, au lieu de
+_beaucoup_, PASSIONNEMENT: cela m'épouvanta. Ernest, je crois
+que j'ai pâli. J'ai voulu recommencer, et encore une fois la
+feuille a dit: PASSIONNEMENT. Mon ami, était-ce ma conscience
+qui donnait une voix à cette feuille? Ma conscience saurait-elle
+déjà ce que j'ignore moi-même, ce que je veux ignorer
+toute ma vie, ce que tu ne croirais jamais si on te le disait,
+toi qui me connais si bien, toi qui sais que jamais je ne fus
+léger, que la femme d'un autre fut toujours un objet sacré
+pour moi? Et j'aimerais Valérie! Non, non.
+
+
+Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
+
+
+Sois tranquille, Ernest, tu n'auras pas besoin de me rejeter
+loin de toi.
+
+
+
+
+Lettre VII.
+
+Blude, le 20 avril.
+
+
+Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d'aimer celle
+que je n'ose nommer (car je dois la respecter trop pour
+associer son nom à une idée qui m'est défendue) m'a fait
+croire... Je ne sais t'exprimer ce que je sens, cela doit être
+obscur pour toi; voici quelque chose de plus clair.
+
+Ce soir, arrivant dans un village d'Autriche, et trouvant
+qu'il était plus tard qu'on ne pensait, le comte s'est décidé
+à passer la nuit dans cet endroit. On a dressé le lit de
+Valérie, et, pendant qu'on arrangeait son appartement, nous
+sommes tous passés dans une jolie salle qu'on venait de
+peindre et d'approprier avec assez d'élégance. Il y avait là
+quelques mineurs qui jouaient des valses. Tu sais combien on
+cultive la musique en Allemagne. Quelques jeunes filles qui
+étaient venues voir l'hôtesse valsaient; elles étaient presque
+toutes jolies, et nous nous amusions à voir leur gaieté et
+leur petite coquetterie villageoise. Valérie, avec sa vivacité
+ordinaire, a appelé ses deux femmes de chambre; elle voulait
+aussi leur donner le plaisir de la danse. Bientôt le bal a
+cessé, les musiciens seuls sont restés. Le comte est venu
+prendre Valérie et l'a fait valser, quoiqu'elle s'en défendît,
+ayant une espèce d'éloignement pour cette danse, que sa mère
+n'aimait pas. Quand il eut fait deux ou trois fois le tour de
+la salle, il s'arrêta devant moi. "Je serai spectateur à mon
+tour, a-t-il dit, Gustave, Valérie vous permet de finir la
+danse avec elle." Mon coeur a battu avec violence; j'ai tremblé
+comme un criminel; j'ai hésité longtemps si j'oserais passer
+mon bras autour de sa taille. -- Elle a souri de ma gaucherie.
+-- J'ai frémi de bonheur et de crainte; ce dernier sentiment
+est resté dans mon coeur, il m'a persécuté jusqu'à ce que j'aie
+été complètement rassuré. Voici comment je suis devenu plus
+tranquille.
+
+La soirée était si belle, que le comte nous a proposé une
+promenade. Il avait donné le bras à Valérie, je marchais à
+côté de lui; il faisait assez sombre; les étoiles seules nous
+éclairaient. La conversation se ressent toujours des
+impressions que reçoit l'imagination; la nôtre est devenue
+sérieuse et même mélancolique comme la nuit qui nous
+environnait. Nous avons parlé de mon père, nous nous sommes
+rappelé, le comte et moi, plusieurs traits de sa vie qui
+mériteraient d'être publiés pour faire l'admiration de tous
+ceux qui savent sentir et aimer le beau. Nous avons mêlé nos
+tristes et profonds regrets et parlé de cette belle espérance
+que l'Etre suprême laissa surtout à la douleur, car ceux-là
+seuls qui ont beaucoup perdu savent combien l'homme a besoin
+d'espérer. A mesure que le comte parlait, je sentais mon
+affection pour lui s'augmenter de toute sa tendresse pour mon
+père. Quelle douce immortalité, pensais-je, que celle qui
+commence déjà ici-bas dans le coeur de ceux qui nous
+regrettent!
+
+Que j'aimais cet homme si bon qui sait connaître ainsi
+l'amitié! l'amitié que tant d'hommes croient chérir et que si
+peu savent honorer dans tous ses devoirs! Comme mon coeur
+éprouvait alors ce sentiment pour le comte! J'y mêlais ce qui
+le rend à jamais sacré, la reconnaissance. Il me semblait que
+mon coeur épuré ne contenait plus que ces heureuses affections,
+qui se réfléchissaient doucement sur Valérie. Nous nous étions
+assis, la lune s'était levée, les lumières s'éteignaient peu à
+peu dans le village, quelques chevaux paissaient autour de
+nous, et les eaux argentées et rapides d'un ruisseau nous
+séparaient de la prairie. -- J'ai de tout temps aimé
+passionnément une belle nuit, dit le comte; il me semble
+qu'elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et
+tendres; je crois aussi que j'ai conservé cette prédilection
+pour la nuit, parce qu'on me tourmentait le jour. -- Vous
+n'étiez pas heureux dans votre enfance? -- Ni dans ma jeunesse,
+ma chère Valérie. -- Il soupira: -- Mais j'ai sauvé ce qu'il y a
+de si précieux à conserver, une âme qui n'a jamais désespéré
+du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie
+qui attend un beau tableau qui n'en ressortira que davantage.
+C'est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il
+en tendant ses bras vers nous: c'est à vous à conduire
+doucement mes jours. -- Valérie l'embrassa avec tendresse; je
+me jetai aussi à son cou; je ne pus proférer une seule parole.
+Quel serment pouvait valoir les larmes que je versais? Jamais
+je n'oublierai ce moment, il m'a rendu le calme et le courage.
+
+
+
+
+Lettre VIII.
+
+Bade, le 1er mai.
+
+
+J'ai voulu renoncer à une partie de ces douces habitudes qui
+étaient devenues un besoin pour moi et qui pouvaient devenir
+dangereuses. J'ai demandé au comte la permission d'aller dans
+une autre voiture, au moins quelquefois, et j'ai prétexté
+l'envie que j'avais d'apprendre l'italien, afin de savoir
+quelque chose de cette langue quand nous arriverions à Venise.
+J'ai bien su que Valérie, ainsi que son mari, me trouvaient
+bizarre; mais, enfin, ils ne m'ont point empêché de suivre mon
+nouveau plan. J'évite aussi de me promener seul avec elle. Il
+y a un charme si ravissant dans cette belle saison auprès d'un
+objet aussi aimable, respirer cet air, marcher sur ces gazons,
+s'y asseoir, s'environner du silence des forêts, voir Valérie,
+sentir aussi vivement ce qui me donnerait déjà sans elle tant
+de bonheur, dis, mon ami, ne serait-ce pas défier l'amour?
+
+Le soir, quand nous arrivions, et que, fatiguée de la route,
+elle se couchait sur un lit de repos, je venais toujours
+m'établir avec le comte auprès d'elle; mais il se mettait dans
+un coin à écrire, et, moi, j'aidais Marie à faire le thé:
+c'était moi qui en apportais à Valérie et qu'elle grondait
+quand il n'était pas bon. Ensuite c'était sa guitare que je
+lui accordais. J'en joue mieux qu'elle; il m'est arrivé de
+placer ses doigts sur les cordes dans un passage difficile; ou
+bien je dessinais avec elle, je l'amusais en lui faisant
+toutes sortes de ressemblances. Ne m'est-il pas arrivé de la
+dessiner elle-même! Conçois-tu une pareille imprudence? Oui,
+j'ai esquissé ses formes charmantes, elle portait sur moi ses
+yeux pleins de douceur, et j'avais la démence de les fixer, de
+me livrer, comme un insensé, à leur dangereux pouvoir. Eh
+bien, Ernest, je suis devenu plus sage; il est vrai que cela
+me coûte bien cher: je perds non-seulement tout le bonheur que
+j'éprouvais dans cette douce familiarité (je ne devrais pas le
+regretter, puisqu'il pouvait me conduire à des remords), mais
+je perdrai peut-être la confiance de Valérie. Elle commençait
+à me témoigner de l'amitié. Hier, en arrivant dans la ville où
+nous devions coucher, j'ai vite demandé ma chambre. -- Allez-vous
+donc encore vous enfermer? m'a-t-elle dit; vous devenez
+bien sauvage. Elle avait l'air mécontent en disant cela; je
+l'ai suivie, j'ai arrangé le feu, porté des paquets, taillé
+des plumes pour le comte, afin de cacher l'embarras que me
+donne une situation toute nouvelle. Je croyais, à force
+d'attentions qui rappelaient la politesse, suppléer à toutes
+ces inspirations de coeur qui ne sont nullement calculées.
+Aussi Valérie s'en est-elle aperçue. -- On croirait, dit-elle,
+que nous vous avons reproché de ne pas assez vous occuper de
+nous, et que vous voulez nous cacher que vous vous ennuyez. --
+Je me suis tu; il m'était également impossible de la tirer de
+son erreur et de ne lui dire que quelques phrases qui
+n'eussent été qu'agréables. J'avais l'air sûrement bien
+triste, car elle m'a tendu la main avec bonté et m'a demandé
+si j'avais du chagrin. J'ai fait un signe de tête comme pour
+dire oui, et les larmes me sont venues aux yeux.
+
+Ernest, je suis triste, et ne veux pas m'occuper de ma
+tristesse. Je te quitte, pardonne-moi ces éternelles
+répétitions.
+
+
+
+
+Lettre IX.
+
+Arnam, le 4 mai.
+
+
+Je suis extrêmement troublé, mon ami, je ne sais ce que tout
+cela deviendra; sans que je l'eusse voulu, Valérie s'est
+aperçue qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire et
+d'affligeant dans mon coeur. Elle m'a fait appeler ce soir pour
+tirer des papiers d'une cassette que Marie ne pouvait pas
+ouvrir. Le comte était sorti pour se promener. Ne voulant pas
+sortir brusquement, j'ai pris un livre et lui ai demandé si
+elle désirait que je lui lusse quelque chose. Elle m'a
+remercié en disant qu'elle allait se coucher. -- Je ne suis pas
+bien, a-t-elle ajouté; puis, me tendant la main: Je crois que
+j'ai de la fièvre. -- Il a bien fallu toucher sa main; j'ai
+frissonné; je tremblais tellement qu'elle s'en est aperçue. --
+C'est singulier, a-t-elle dit, vous avez si froid et moi si
+chaud! -- Je me suis levé avec précipitation, voyant qu'elle
+était debout devant moi; je lui ai dit qu'en effet j'avais
+très-froid et très-mal à la tête. -- Et vous vouliez vous gêner
+et rester ici pour me faire la lecture? -- Je suis si heureux
+d'être avec vous, ai-je dit timidement. -- Vous êtes changé
+depuis quelque temps, et je crains bien que vous ne vous
+ennuyiez quelquefois. Vous regrettez peut-être votre patrie,
+vos anciens amis? Cela serait bien naturel. Mais pourquoi nous
+craindre? pourquoi vous gêner? -- Pour toute réponse, je levais
+les yeux au ciel, et je soupirais. -- Mais qu'avez-vous donc?
+me dit-elle d'un air effrayé. -- Je m'appuyai contre la
+cheminée sans répondre; elle a soulevé ma tête, et, d'un air
+qui m'a rappelé à moi, elle m'a dit: -- Ne me tourmentez pas,
+parlez, je vous en prie. -- Son inquiétude m'a soulagé: elle
+m'interrogeait toujours. J'ai mis ma main sur mon coeur
+oppressé, et je lui ai dit à voix basse: -- Ne me demandez
+rien, abandonnez un malheureux. -- Mes yeux étaient sans doute
+si égarés, qu'elle m'a dit: -- Vous me faites frémir. -- Elle a
+fait un mouvement comme pour mettre sa main sur mes yeux. -- Il
+faut absolument que vous parliez à mon mari, a-t-elle dit, il
+vous consolera. -- Ces mots m'ont rendu à moi-même; j'ai joint
+les mains avec une expression de terreur. -- Non, non, ne lui
+dites rien, madame, par pitié, ne lui dites rien. -- Elle m'a
+interrompu: -- Vous le connaissez bien mal, si vous le
+redoutez; d'ailleurs, il s'est aperçu que vous aviez du
+chagrin, nous en avons parlé ensemble, il croit que vous
+aimez... -- Je l'interrompis avec vivacité: il me semblait
+qu'un trait de lumière était envoyé à mon secours pour me
+tirer de cette terrible situation. -- Oui, j'aime, lui dis-je
+en baissant les yeux et en cachant mon visage dans mes mains
+pour qu'elle n'y vît pas la vérité, j'aime à Stockholm une
+jeune personne. -- Est-ce Ida? me dit-elle. -- Je secouai la
+tête machinalement, voulant dire non. -- Mais, si c'est une
+jeune personne, ne pouvez-vous pas l'épouser? -- C'est une
+femme mariée, dis-je en fixant mes yeux à terre et soupirant
+profondément. -- C'est mal, me dit-elle vivement. -- Je le sais
+bien, dis-je avec tristesse. -- Elle se repentit apparemment de
+m'avoir affligé et ajouta: -- C'est encore plus malheureux; on
+dit que les passions donnent des tourments si terribles; je ne
+vous gronderai plus quand vous serez sauvage; je vous
+plaindrai; mais promettez-moi de faire vos efforts pour vous
+vaincre. -- Je le jure, dis-je, enhardi par le motif qui me
+guidait. -- Et prenant sa main, je le jure à Valérie, que je
+respecte comme la vertu, que j'aime comme le bonheur, qui a
+fui loin de moi. -- Il me semblait que je voyais un ange qui me
+réconciliait avec moi-même, et je la quittai.
+
+
+
+
+Lettre X.
+
+Shoenbrunn, le...
+
+
+Aujourd'hui, en montant en voiture, je suis resté seul un
+instant avec Valérie; elle m'a demandé avec tant d'intérêt
+comment je me trouvais, que j'en ai été profondément ému. -- Je
+n'ai rien dit à mon mari de notre conversation; j'ignorais si
+cela ne vous embarrasserait pas: il est des choses qui
+échappent, et qu'on ne confierait pas; votre secret restera
+dans mon coeur jusqu'à ce que vous me disiez vous-même de
+parler. Cependant je ne puis m'empêcher de vous dire qu'à
+votre place je voudrais être guidé par un ami comme le comte;
+si vous saviez comme il est bon et sensible! -- Ah! je le sais,
+lui dis-je, je le sais; mais je sentais en moi-même que je
+pouvais tromper Valérie et m'enorgueillir même de mon
+subterfuge, et qu'il m'était impossible de tromper le comte
+volontairement. -- Je me suis rappelé encore, a dit Valérie,
+que j'ai pu vous induire en erreur hier pendant notre
+conversation, je vous ai dit que votre ami s'était aperçu que
+vous aviez du chagrin: c'est vrai, j'ai ajouté: Il croit que
+vous aimez; j'allais achever, et vous m'avez interrompu avec
+vivacité, croyant que je vous parlais de votre amour, tant le
+coeur se persuade facilement qu'on s'occupe de ce qui l'occupe!
+j'avais tout autre chose à vous dire... Mais je vois le comte
+qui s'avance, tranquillisez-vous, il ne sait rien.
+
+Ernest, vit-on jamais une plus angélique bonté? Et ne pas oser
+lui dire tout ce qu'elle inspire! Lui faire croire, lui
+persuader qu'on en peut aimer une autre quand une fois on l'a
+connue. O mon ami, cet effort est bien grand!
+
+
+
+
+Lettre XI.
+
+Vienne, le...
+
+
+Nous sommes arrivés à Vienne. Le comte m'a prié d'aller avec
+lui dans le monde: j'y étais décidé. Il faut bien m'éloigner,
+autant que je le pourrai, de Valérie; elle est résolue à ne
+point faire de connaissance ici, à rester chez elle et à ne
+voir qu'une jeune femme avec qui elle a passé quelque temps à
+Stockholm.
+
+Le comte m'a regardé hier de manière à m'embarrasser beaucoup;
+il m'a reproché doucement d'avoir de l'inégalité dans le
+caractère, d'être singulier: j'ai rougi. -- Votre père, mon
+cher Gustave, avait le même besoin d'être seul; sa santé
+délicate lui faisait redouter le grand monde; mais à votre
+âge, mon ami, il faut apprendre à vivre avec les hommes. Et
+que deviendrez-vous un jour, si à vingt ans vous fuyez vos
+meilleurs amis? -- Depuis huit jours je n'ai pas été un instant
+sans chercher à m'éviter moi-même; j'ai senti toute la fatigue
+attachée à l'envie de s'amuser. J'ai vu des bals, des dîners,
+des spectacles, des promenades, et j'ai dit cent fois que
+j'admirais la magnificence de cette ville tant vantée par les
+étrangers. Cependant je n'ai pas obtenu un seul moment de
+plaisir. La solitude des fêtes est si aride; celle de la
+nature nous aide toujours à tirer quelque chose de
+satisfaisant de notre âme; celle du monde nous fait voir une
+foule d'objets qui nous empêchent d'être à nous et ne nous
+donnent rien.
+
+Si je pouvais observer, former mon jugement, m'amuser des
+ridicules! mais je sens trop vivement pour que cela me soit
+possible. Si j'osais m'occuper de l'objet que je fuis, je ne
+me trouverais plus seul au milieu de ces rassemblements; je
+parlerais à Valérie absente, et n'écouterais personne; mais je
+ne puis me permettre ce dangereux plaisir, et je travaille
+sans cesse à en éloigner la pensée.
+
+
+
+
+Lettre XII.
+
+ERNEST A GUSTAVE.
+
+Hollyn, le...
+
+
+Cette lettre, cher Gustave, t'apportera au milieu des beaux
+pays que tu habites maintenant les parfums de notre printemps
+et les souvenirs de la patrie. Oui, mon ami, les cieux se sont
+ouverts, des milliers de fleurs sont revenues sur les prairies
+de Hollyn, que nos pieds foulèrent si souvent ensemble. Que ne
+sommes-nous encore réunis! nous traverserions ces vastes
+forêts, nous poursuivrions l'élan jusque dans ses retraites
+les plus cachées; mais, sans le blesser, nous le laisserions à
+sa sauvage liberté, et, charmés du silence et de la solitude,
+nous nous reposerions, comme nous le fîmes si souvent, de nos
+courses vagabondes. Ce besoin d'errer sans projet, sans
+dessein, t'ôtait quelque chose de ces forces trop actives,
+trop dévorantes. Oh! que n'es-tu encore ici! que ne calmes-tu
+ainsi cette agitation de ton âme qui te jette maintenant dans
+des dangers que je crains tant pour toi! Tu le sais, Gustave,
+je n'ai jamais redouté l'amour; il est désarmé pour moi, par
+la tranquillité de mon imagination, par une foule d'habitudes
+douces, de sensations peut-être monotones, mais qui par là
+même ont un empire continuel. Ma vie se compose d'un doux
+bien-être, et je ressemble à ces végétaux de l'Inde que la
+nature destina à garantir de l'orage, puisque l'orage ne les
+frappe jamais. C'est ainsi que je me crois plus fait que bien
+d'autres pour calmer, pour diriger un peu les mouvements trop
+exaltés de ton âme. Ce n'est pas ton absence seule qui me
+chagrine, c'est cette passion que chaque jour verra augmenter
+avec les charmes et surtout avec les vertus de Valérie. Oui,
+Gustave, elle croîtra avec ces dangereuses compagnes, elle
+consumera ces forces avec lesquelles tu luttes encore. Oh!
+crois-moi, reviens, arrache-toi à ces funestes habitudes!
+Ouvre ton âme à cet ami que tu m'as appris à respecter;
+reviens: n'a-t-il pas pour but ton bonheur et pour règle ses
+devoirs? Ton âme vaste et grande le frappa, il te crut propre
+aux plus brillants développements; et, mûri lui-même par
+l'expérience, appelé à cette auguste adoption par l'amitié, il
+voulut être ton père, et achever, dans la patrie des arts,
+cette éducation déjà si heureusement commencée. Mais, s'il
+voyait cette même âme dévastée, ces grandes facultés
+anéanties; s'il voyait ton bonheur s'engloutir dans un
+terrible naufrage, dis-moi, lui-même ne serait-il pas
+inconsolable? Encore une fois, reviens, change ta _dévorante_
+et délicieuse fièvre contre plus de tranquillité. Que dis-je? ta
+délicieuse fièvre! non, non, Gustave n'a point d'ivresse; pour
+lui l'amour n'a que des tourments, et ses félicités n'arrivent
+dans son sein que comme des poignards qui le déchirent.
+
+Adieu, mon ami, je compte t'écrire bientôt et te parler d'Ida,
+qui, malgré la coquetterie que tu lui reproches et ses petites
+imperfections, ne laisse pas que d'être bien bonne et bien
+aimable.
+
+
+(La réponse à cette lettre d'Ernest ne s'est point retrouvée.)
+
+
+
+
+Lettre XIII.
+
+Vienne, le...
+
+
+Oh! Ernest, je suis le plus malheureux des hommes; Valérie est
+malade; elle peut être en danger; je ne puis t'écrire, j'ai la
+fièvre, je sens tous les battements de mon coeur contre la
+table où je suis appuyé; je ne pourrais compter les tourments
+que j'ai endurés depuis ce matin.
+
+
+A six heures du soir.
+
+
+Elle va mieux, elle est tranquille. O Valérie! Valérie! avais-je
+besoin de ces craintes pour savoir qu'il n'est plus de
+ressource pour moi, que je t'aime comme un insensé! C'en est
+fait: il est inutile de lutter contre cette funeste passion. O
+Ernest! tu ne sais pas combien je suis malheureux. Mais puis-je
+me plaindre? elle est mieux, elle est hors de danger. Tu ne
+sais pas comment elle est devenue malade; c'est une chute,
+mais cette chute n'eût été rien, si... Quelle agitation il
+m'est resté, quel supplice! ma tête est bouleversée; mais je
+veux absolument t'écrire; je veux que tu saches combien je
+suis faible et malheureux.
+
+Le comte m'annonça, il y a quelques jours, que nous partirions
+dans peu, afin d'arriver à Venise, de nous y établir; il
+ajouta que Valérie avait besoin de repos, que son état
+l'exigeait. Son état, Ernest, cela me frappa. Et quand le
+comte me dit qu'elle deviendrait mère, qu'il me le dit avec
+joie, crois-tu qu'au lieu de l'en féliciter, je restais dans
+une espèce de stupeur; mes bras, au lieu de chercher le comte
+pour l'embrasser, pour lui témoigner ma joie, se sont croisés
+machinalement sur moi-même; je trouvais qu'il y avait de la
+cruauté à exposer cette jeune et charmante Valérie; j'ai
+beaucoup souffert, et le comte s'en est aperçu. Il m'a dit
+avec bonté: Vous ne m'écoutez pas; et, voyant que je portais
+la main à ma tête, il m'a demandé si j'étais malade. -- Je vous
+trouve changé. -- Oui, je suis malade, lui ai-je répondu; et,
+rejetant sur les poêles d'Allemagne, qui sont de fonte, un mal
+de tête que j'éprouvais réellement, j'ai remercié le comte de
+sa bonté toujours attentive pour moi; je lui ai dit que son
+bonheur m'était mille fois plus cher que le mien, et c'était
+vrai. Au dîner, je n'ai osé rester dans ma chambre, de peur de
+voir arriver le comte chez moi, de me voir interroger; et
+cependant j'éprouvais un embarras extrême, j'étais tourmenté
+par l'idée de revoir Valérie. Il me semblait que tout était
+changé autour de moi: singulier effet de l'altération de ma
+raison. Depuis quelque temps, je deviens réellement fou; les
+tendres attentions du comte pour Valérie m'avaient toujours
+rappelé celles d'un frère, d'un ami; il est si calme! il a
+tant de dignité dans sa manière de l'aimer! Valérie est si
+jeune!
+
+En entrant dans l'antichambre de la comtesse, j'ai vu un homme
+qui sortait de chez elle; il avait l'air fort grave: il me
+semblait qu'il secouait la tête en mettant une espèce de
+surtout qui était jeté sur une chaise; mon coeur a battu
+violemment; j'ai cru que c'était un médecin, et que Valérie
+n'était pas bien; j'ai voulu lui parler, je n'ai osé élever la
+voix, tant je pensais qu'elle devait être troublée; je suis
+entré dans la chambre de Valérie; elle était devant une glace;
+mais, étant encore trop agité, je ne voyais pas ce qu'elle
+faisait. Cependant je me réjouissais de la voir levée,
+j'approchais, je la trouvais fort rouge. -- Etes-vous malade,
+madame la comtesse? dis-je avec une espèce d'inquiétude et de
+gravité. -- Non, monsieur de Linar, me dit-elle du même ton. --
+Et elle se mit à rire. Elle ajouta: -- Vous me trouvez très-rouge,
+c'est que j'ai pris une leçon de danse. -- Une leçon de
+danse! m'écriai-je. -- Oui, me dit-elle encore en riant; me
+trouvez-vous trop vieille pour danser? Au moins vous ne me
+défendez pas l'exercice. -- Et elle riait toujours; elle a levé
+les bras, un moment après, pour descendre un rideau, et tout à
+coup elle a jeté un cri, en mettant sa main sur le côté. --
+Valérie, me suis-je écrié, vous me ferez mourir; vous nous
+ferez tous mourir, ai-je ajouté, avec votre légèreté. Pouvez-vous
+vous exposer ainsi? vous vous ferez mal. -- Elle m'a
+regardé avec étonnement, elle a rougi. -- Pardon, madame, ai-je
+ajouté, pardonnez à l'intérêt le plus vif... -- Je me suis
+arrêté. -- N'oserai-je donc plus sauter, lever les bras? --Oui,
+ai-je dit timidement, mais actuellement... -- Elle m'a compris;
+elle a rougi encore, et est sortie. Quand le comte est venu,
+elle l'a tiré à l'écart et l'a grondé.
+
+Deux jours après, Valérie sortit pour voir une femme de sa
+connaissance; en descendant de voiture, elle a sauté
+étourdiment; elle est tombée de manière à se faire beaucoup de
+mal; on a été obligé de la reconduire chez elle sur-le-champ;
+toute la nuit la fièvre a été forte; on l'a saignée, car on
+craignait une fausse couche. Heureusement que la voilà hors de
+tout danger!
+
+Nous partons dans peu de jours; je compte t'écrire de la
+route.
+
+
+
+
+Lettre XIV.
+
+R..., le...
+
+
+Nous avons quitté le Tyrol, nous sommes entrés en Italie: nous
+nous sommes mis en route ce matin avant le lever du soleil.
+Pendant qu'on faisait rafraîchir les chevaux fatigués d'une
+marche de trois heures, le comte a proposé à sa femme de
+prendre les devants, et nous avons fait une des promenades les
+plus agréables: nous étions ravis de fouler aux pieds le sol
+de l'Italie; nous attachions nos regards sur ce ciel poétique,
+sur cette terre d'antiques merveilles, que le printemps venait
+saluer avec toutes ses couleurs et tous ses parfums. Quand
+nous eûmes marché quelque temps, nous aperçûmes des maisons
+groupées çà et là sur un côteau, et l'impétueux Adige se
+lançant avec fureur au milieu de ces tranquilles campagnes. Un
+groupe de cyprès et des colonnes à moitié ruinées fixèrent
+notre attention. Le comte nous dit que c'était sûrement
+quelque temple ancien. Cette terre, couverte de grands débris,
+s'embellit des ruines, et les siècles viennent expirer tour à
+tour dans ces monuments, au milieu de la nature toujours
+vivante. Nous nous écartâmes du grand chemin pour aller
+visiter ce temple, dont l'architecture corinthienne nous parut
+encore belle. Apparemment que les habitants du village
+aimaient ce lieu solitaire, que les cyprès et le silence
+semblaient vouer à la mort. Nous vîmes son enceinte remplie de
+croix qui indiquaient un cimetière; quelques arbres fruitiers
+et des figuiers sauvages se mêlaient au vert noirâtre des
+cyprès. Une antique cigogne paraissait au sommet d'une des
+plus hautes colonnes, et le cri solitaire et aigu de cet
+oiseau se confondait avec la bruyante voix de l'Adige. Ce
+tableau à la fois religieux et sauvage, nous frappa
+singulièrement. Valérie, fatiguée ou entraînée par son
+imagination, nous proposa de nous reposer. Jamais je ne la vis
+si charmante; l'air du matin avait animé son teint; son
+vêtement pur et léger lui donnait quelque chose d'aérien, et
+l'on eût dit voir un second printemps plus beau, plus jeune
+encore que le premier, descendu du ciel sur cet asile du
+trépas. Elle s'était assise sur un des tombeaux; il soufflait
+un vent assez frais, et, dans un instant, elle fut couverte
+d'une pluie de fleurs des pruniers voisins, qui, de leur duvet
+et de leurs douces couleurs, semblaient la caresser. Elle
+souriait en les assemblant autour d'elle, et moi, la voyant si
+belle, si pure, je sentis que j'eusse voulu mourir comme ces
+fleurs, pourvu qu'un instant son souffle me touchât. Mais, au
+milieu du trouble délicieux d'un premier amour, au milieu de
+cette volupté d'un matin et d'un printemps d'Italie, un
+pressentiment funeste vint me saisir; Valérie s'en aperçut et
+me dit que j'avais l'air préoccupé. -- Je pense aux feuilles de
+l'automne qui, flétries et desséchées, tomberont et couvriront
+ces fleurs. -- Et nous aussi, dit-elle. -- Le comte nous appela
+alors pour nous montrer une inscription; mais Valérie vint
+bientôt reprendre sa place. Un grand et beau papillon qu'on
+nomme, je crois, le _sphinx_, enchanta Valérie par ses couleurs;
+il était sur un des figuiers. Le comte voulut le prendre pour
+l'apporter à sa femme; mais, comme le _sphinx_ de la fable, il
+alla s'asseoir sur le seuil du temple. Je courus pour m'en
+saisir, mon pied glissa, et je tombai; bientôt relevé, j'eus
+le temps de saisir encore le papillon, que j'apportai à la
+comtesse. Toute effrayée de ma chute, elle était pâle, et le
+comte s'en aperçut. -- Je parie, dit-il, que Valérie a la
+superstition de sa mère et de beaucoup de personnes de sa
+patrie. -- Oui, dit-elle, je suis honteuse de l'avouer. -- Et
+quelle est cette superstition? demandai-je d'une voix émue. --
+Le comte me répondit en riant: -- C'est quelque grand malheur
+qui vous arrivera; vous êtes tombé dans un cimetière, et vous
+verrez que Valérie s'attribuera vos désastres. -- Je ne puis te
+dire, Ernest, ce que j'éprouvai, je tressaillis. Peut-être,
+pensai-je, vient-il m'avertir de mon destin et d'une main amie
+m'empêcher de tomber dans le précipice que me creuse une
+passion insensée. -- Asseyez-vous tous deux ici, nous dit
+Valérie, et ne vous moquez plus de moi. Vous rappelez-vous,
+mon ami, dit-elle au comte, la belle collection de papillons
+que possédait mon père? Oh! comme on aime ces souvenirs de
+l'enfance! comme elle était jolie, cette maison de campagne! --
+Ne me parlez pas, répondit le comte, de ces tristes sapins;
+j'ai la passion des beaux pays. -- Et, moi, dit Valérie, je
+voudrais avoir écrit tant de choses, si simples, qu'elles ne
+sont rien par elles-mêmes, et qui me lient pourtant si
+fortement à ces sapins, à ces lacs, à ces moeurs, au milieu
+desquels j'ai appris à sentir, à aimer. Je voudrais qu'on pût
+se communiquer tout ce qu'on a éprouvé; qu'on n'oubliât rien
+de ce bonheur de l'enfance, et qu'on pût ramener ses amis,
+comme par la main, dans les scènes naïves de cet âge. Il y
+avait une grange auprès de la maison, où revenait toujours une
+hirondelle avec laquelle je m'étais liée d'amitié; il me
+semblait qu'elle me connaissait; quand le départ pour la
+campagne était retardé, je tremblais de ne plus retrouver mon
+hirondelle; je défendais son nid, quand mes jeunes compagnes
+voulaient s'en saisir. -- Voilà comment, dit le comte, Valérie
+promettait déjà de devenir une bonne petite maman. -- Je
+n'étais pas toujours si raisonnable, poursuivit Valérie;
+quelquefois je me plaisais à tourmenter mes soeurs; j'étais la
+seule qui sût bien conduire une petite barque que nous avions
+et qui était très-légère; je l'éloignais du rivage, fière de
+ma hardiesse, et n'écoutant pas leurs menaces; seulement,
+quand elles me priaient et m'appelaient leur chère Valérie, je
+savais bien vite revenir adroitement au port. Qu'il était
+charmant! ce petit lac, où le vent jetait quelquefois les
+pommes de pin de la forêt, ce lac au bord duquel croissaient
+des sorbiers avec leurs grappes rouges, que je venais cueillir
+pour mes oiseaux, tandis que sur les branches des sapins se
+balançaient de jeunes écureuils en se mirant dans les ondes!
+
+Nous fûmes interrompus par le bruit des voitures qui vinrent
+nous enlever à ces doux souvenirs de l'enfance de Valérie, où
+je la voyais plus jeune, plus délicate encore, courir sous les
+sapins, attacher ses yeux d'un bleu sombre, avec leurs regards
+si tendres, sur la petite famille qu'elle protégeait; il me
+semblait que je ne l'aimais plus que comme une soeur. Ainsi,
+les scènes de l'innocence ramenèrent un moment dans mon coeur
+le sentiment qu'il m'est permis d'avoir pour elle. Nous
+remontâmes dans la berline, qui s'avançait lentement le long
+de l'Adige; les femmes de la comtesse nous suivaient dans
+l'autre voiture. C'est ainsi que j'ai fait ce voyage,
+m'habituant peu à peu à la douce présence de Valérie et vivant
+toujours sous son regard.
+
+Il est bien tard; je reprendrai ma lettre au premier endroit
+où nous nous arrêterons.
+
+
+
+
+Lettre XV.
+
+Padoue, le...
+
+
+C'est de Padoue que je t'écris (tu vois que nous avançons à
+grands pas vers Venise). Cette antique ville, qui est habitée
+par plusieurs savants, nous parut d'une tristesse affreuse;
+mais Valérie avait besoin de se reposer. Ce soir, apprenant
+que David et la Banti devaient chanter, la comtesse eut envie
+d'aller à l'opéra. Le comte, ayant des lettres à écrire, ne
+put nous y accompagner. Valérie ne voulut point faire de
+toilette, et nous prîmes une loge grillée. O Ernest! de tous
+les dangers, aucun ne pouvait être aussi terrible pour ton
+ami! Figure-toi ce que je devais éprouver: il me semblait que
+toutes les voluptés habitaient cette funeste salle; le
+contraste des lumières, des parures de ces femmes
+éblouissantes, avec cette loge faiblement éclairée, où il me
+semblait que Valérie ne vivait que pour moi; la voix
+enchanteresse de David, qui nous envoyait des accents
+passionnés; cet amour chanté par des voix qu'on ne peut
+imaginer, qu'il faut avoir entendues, et qui, mille fois plus
+ardent encore, brûlait dans mon coeur. Valérie, transportée de
+cette musique, et moi si près d'elle, si près que je touchais
+presque ses cheveux de mes lèvres; alors la rose même qui
+parfumait ses cheveux achevait de me troubler. O Ernest! quels
+tumultes! quels combats pour ne pas me trahir! Et,
+actuellement encore que j'ai quitté depuis trois heures ce
+spectacle, je ne puis dormir; je t'écris d'une terrasse où
+Valérie est venue avec le comte, et d'où elle est sortie
+depuis une heure. L'air est si doux, que ma lumière ne
+s'éteint pas, et je passerai la nuit sur la terrasse. Comme le
+ciel est pur! Un rossignol soupire dans le lointain ses
+plaintives amours! Tout est-il donc amour dans la nature, et
+les accents de David, et la complainte de l'oiseau du
+printemps, et l'air que je respire, empreint encore du souffle
+de Valérie, et mon âme défaillante de volupté? Je suis perdu,
+Ernest! je n'avais pas besoin de cette Italie, si dangereuse
+pour moi. Ici les hommes énervés nomment amour tout ce qui
+émeut leurs sens et languissent dans des plaisirs toujours
+renouvelés, mais que l'habitude émousse; ils ne reçoivent pas
+de l'âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire, et de
+chaque pensée une émotion; mais moi, moi, destiné aux fortes
+passions, et ne pouvant pas plus leur échapper que je ne puis
+échapper à la mort, que deviendrai-je dans ce pays? Ah!
+puisque ceux qui n'ont besoin que de plaisirs, par cela seul,
+ne sentent rien fortement, moi qui apporte une âme neuve et
+ardente, sortant d'un climat âpre, moi, je suis d'autant plus
+sensible aux beautés de ce ciel enchanteur, aux délices des
+parfums et de la musique, que j'avais créé ces délices avec
+mon imagination, sans qu'elles fussent affaiblies par
+l'habitude. Ernest, que faisais-tu, quand tu me laissas
+partir? Il fallait me précipiter dans les flots de la
+Baltique, comme Mentor précipita Télémaque.
+
+
+
+
+Lettre XVI.
+
+ERNEST A GUSTAVE.
+
+H..., le...
+
+
+Gustave, j'ai dans ma tête une suite de tableaux et de
+souvenirs qu'il faut que je te communique; ton image y a été
+mêlée sans cesse, et le plaisir que j'ai à t'en parler doit me
+faire pardonner si j'entre dans trop de détails. J'ai voulu
+passer la fête de saint Jean chez les parents d'Ida, où l'on
+est toujours plus gai qu'ailleurs. Tu sais combien de fois
+nous avions fait ce voyage ensemble. Je voulus aussi le faire
+à pied. Je partis la nuit, avec mon fusil, car j'avais le
+projet de chasser dans ma course. Il avait fait si chaud
+pendant la journée, que la fraîcheur me parut délicieuse. Je
+passai d'abord par le bocage des Nymphes, que nous avions
+nommé ainsi parce que nous aimions à y lire Théocrite. Un vent
+frais agitait les souples et légers bouleaux; ces arbres
+exhalaient une forte odeur de rose. Ce parfum me rappela
+vivement le souvenir de notre première course: c'était dans la
+même saison, à la même heure et avec le même projet que nous
+partîmes ensemble. Je m'assis à l'entrée du bocage, sur une
+des larges pierres qui sont au bord de la fontaine, et où l'on
+vient encore abreuver les vaches du village. Tout était calme;
+je n'entendais dans le lointain que les aboiements des chiens
+de la ferme qui est à l'ouest. J'entendis sonner onze heures à
+la cloche du château, et cependant il faisait encore assez
+clair pour me permettre de lire sans difficulté ta dernière
+lettre; les expressions de ta tendresse m'émurent vivement, et
+le trouble de ton malheureux amour me fit éprouver quelque
+chose d'inexprimable. Au milieu de cette tranquille nuit et de
+ces tranquilles campagnes, un vent chaud soufflait dans les
+feuilles; il me semblait qu'il venait d'Italie pour m'apporter
+quelque chose de toi. Je fus tiré de ma rêverie par un jeune
+garçon qui faisait marcher devant lui des boeufs qu'il
+conduisait à la ville la plus voisine; il chantait
+monotonement quelques paroles sur l'air des montagnes; il
+s'arrêta auprès de la fontaine pour se reposer. Je continuai
+ma marche; de jeunes coqs de bruyères s'agitaient dans leurs
+nids, et semblaient appeler le jour par leurs chants ou plutôt
+par leur murmure matinal; enfin je passai près du lac d'Ullen.
+La fraîcheur qui précède l'aurore commençait à se faire
+sentir; je vis sur ces bords quelques canards sauvages qui, à
+mon approche, secouèrent leurs ailes et leur tête appesantie
+de sommeil. D'abord je voulus tirer sur eux, puis je le leur
+laissai gagner tranquillement la largeur du lac... Je doublai
+le petit cap et m'enfonçai dans la forêt. Je marchais sous les
+hauts sapins, n'entendant que le bruit de mes pas, qui
+quelquefois glissaient sur les aiguilles des rameaux dont la
+terre était jonchée. En attendant, le court intervalle entre
+la nuit et l'aurore s'était passé. J'arrivai à la chaumière du
+bon André; j'entrai dans l'enceinte du petit enclos, où tant
+de fois nous étions venus ensemble: tout dormait encore; les
+animaux seuls venaient de se réveiller, ils paraissaient me
+recevoir avec plaisir. Je m'assis un instant, et je respirai
+l'air pur du matin. Je considérai autour de moi ces ustensiles
+si simples, si propres, et je pensai à la paix qui habitait
+cette demeure. Je passai une partie de la journée dans cette
+ferme, et je m'assis pendant le gros de la chaleur sous ce
+vieux chêne si épais, où le soleil, dans toute sa force, ne
+parvenait à jeter, à travers les branches, que quelques
+feuilles dorées qui tombaient çà et là; des colombes des
+champs filaient au-dessus de ma tête; les souvenirs de notre
+jeunesse m'environnaient; et quand je m'en allai et que je ne
+vis que mon ombre solitaire, je sentis mon coeur se serrer, je
+sentis combien tu étais loin de moi, cher compagnon de mon
+heureuse enfance.
+
+J'arrivai le soir à la jolie maison qu'habitent les parents
+d'Ida. C'était la veille de la fête de saint Jean; tout le
+monde me demanda de tes nouvelles et fut peiné de ton absence.
+Le lendemain matin, quand je descendis pour déjeuner, je
+trouvai Ida avec une couronne d'épis que de jeunes paysannes
+avaient posée sur ses cheveux. Elle était sous ce grand sapin
+près de la fontaine qui est dans la cour; une multitude de
+jeunes filles et de jeunes garçons l'environnaient, chacun lui
+avait apporté son présent; les premiers avaient posé sur la
+fontaine des fraises dans des paniers d'écorce de bouleau;
+d'autres, comme les filles d'Israël, y avaient placé de
+grandes cruches de lait, tandis que d'autres encore lui
+offraient des rayons de miel. Ida remerciait chacune d'elles
+avec une grâce charmante et passait quelquefois ses doigts
+délicats sur les joues vermeilles des jeunes paysannes.
+Plusieurs enfants lui apportèrent des oiseaux qu'ils avaient
+élevés; l'un d'eux tenait dans ses petites mains une nichée
+entière de rossignols; mais Ida exigea qu'on les reportât où
+on les avait pris, ne voulant pas priver la mère de ses petits
+ni les forêts de leurs plus aimables chantres. Je remarquai un
+jeune garçon de seize à dix-huit ans; il tenait entre ses bras
+une petite hermine toute blanche, qu'il avait apprivoisée, et
+qu'il offrit en rougissant à Ida.
+
+Le soir, toute la cour fut remplie de paysans. Tu te rappelles
+l'antique usage de la Saint-Jean; toutes les femmes avaient
+une couronne de feuilles sur la tête, et leurs tabliers
+étaient remplis de feuilles odorantes, dont elles couvraient
+tous ceux qui s'approchaient d'elles, en chantant des paroles
+amicales et bienveillantes. On avait dressé de grandes tables
+dans la forêt qui touche à la cour, et on avait allumé les
+feux de la Saint-Jean; on soupa, et ensuite on dansa toute la
+nuit. Voilà, cher Gustave, le récit de cette petite fête, dont
+j'ai voulu te mander tous les détails, afin que ton
+imagination les suive tous et se rapproche des scènes où la
+mienne t'appelait sans cesse et s'occupait toujours de toi.
+Adieu, mon cher Gustave, adieu; quand te verrai-je, ami cher?
+
+
+
+
+Lettre XVII.
+
+Venise, le...
+
+
+Nous voilà depuis un mois à Venise, cher Ernest. J'ai été
+très-occupé avec le comte, et c'est ainsi qu'il m'a fallu
+passer tant de temps sans t'écrire; et puis, je suis si
+mécontent de moi-même, que cela me décourage souvent. Je sens
+qu'il m'est aussi impossible de te tromper que de guérir de
+cette cruelle maladie qui trouble et ma conscience et ma
+raison... J'étais honteux de te parler de moi; vingt fois j'ai
+voulu me jeter aux pieds du comte, lui tout avouer, le quitter
+après; c'est bien là mon devoir, je le sens clairement, tout
+m'avertit que je devrais suivre cette voix intérieure qui ne
+nous trompe pas, et qui me crie sans cesse: -- Pars, retourne
+sur tes pas, il te reste encore une autre amitié et deux
+patries à retrouver, dont l'une est dans le coeur d'Ernest où
+tu comptas tes premiers jours de bonheur. Tu déposeras dans ce
+coeur noble et grand l'image de Valérie, que tu n'oses garder
+dans le tien; tu l'y retrouveras, non telle que ta coupable
+imagination te la peint, mais comme l'amie qui doit travailler
+au bonheur du comte. Et, malgré tout cela, je ne pars pas, et
+lâchement je cherche à m'abuser, et je crois encore que je
+pourrai guérir. Il y a quelques jours que j'étais décidé à
+prier le comte de me faire aller à l'ambassade à Florence pour
+y passer un an. J'avais trouvé une raison plausible pour cela;
+je me disais: Du moins, je serai sous le même ciel que
+Valérie. Mais je la revis, elle me parla d'un voyage que le
+comte lui ferait faire dans huit mois, et je résolus de ne
+partir que deux mois avant elle, pour me déshabituer ainsi peu
+à peu de sa présence, espérant la revoir à son passage à
+Florence.
+
+Ernest, plus que jamais j'ai besoin de ton indulgence. Je
+relis tes lettres, j'entends ta voix me rappeler à la vertu,
+et je suis le plus faible des hommes.
+
+
+
+
+Lettre XVIII.
+
+Venise, le...
+
+
+T'écrire, te dire tout, c'est revivre dans chaque instant de
+la nouvelle existence qu'elle m'a créée. Garde bien mes
+lettres, Ernest, je t'en conjure; un jour peut-être, au bord
+de nos solitaires étangs ou sur nos froids rochers, nous les
+relirons, si toutefois ton ami se sauve du naufrage qui le
+menace, si l'amour ne le consume, comme le soleil dévore ici
+la plante qui brilla un matin. Hier encore une chose assez
+simple en elle-même me montra sa confiance. Tout fortifie sa
+naissante amitié, tout alimente ma dévorante passion: elle met
+entre nous deux son innocence, et l'univers reste pour elle
+comme il est, tandis que tout est changé pour moi.
+
+Depuis longtemps l'ambassadeur d'Espagne lui avait promis un
+bal; cette réunion devait être des plus brillantes, par la
+quantité d'étrangers qui sont à Venise, car les nobles
+vénitiens ne peuvent fréquenter les maisons des ambassadeurs.
+Valérie s'en faisait une fête. A huit heures du soir, j'entrai
+chez elle pour lui remettre une lettre; je la trouvai occupée
+de sa toilette. Sa coiffure était charmante; sa robe simple,
+élégante, lui allait à ravir. -- Dites-moi sans compliment
+comment vous me trouvez, me demanda Valérie: je sais que je ne
+suis pas jolie, je voudrais seulement ne pas être trop mal; il
+y aura tant de femmes agréables! -- Ah! ne craignez rien, lui
+dis-je, vous serez toujours la seule dont on n'osera compter
+les charmes, et qui ferez toujours sentir en vous une
+puissance supérieure au charme même. -- Je ne sais pas, dit-elle
+en riant, pourquoi vous voulez faire de moi une personne
+redoutable, tandis que je me borne à ne pas vouloir faire
+peur. Oui, continua-t-elle, je suis d'une pâleur qui m'effraye
+moi-même, moi qui me vois tous les jours, et je veux
+absolument mettre du rouge. Il faut que vous me rendiez un
+service, Linar. Mon mari, par une idée singulière, ne veut pas
+que je mette du rouge; je n'en ai point; mais ce soir, au bal,
+paraître avec un air de souffrance au milieu d'une fête, je ne
+le puis pas; je suis décidée à en mettre une teinte légère. Je
+partirai la première, je danserai; il ne verra rien. Faites-moi
+le plaisir d'aller chez la marquise de Rici, sa campagne
+est à deux pas d'ici; vous lui demanderez du rouge. Mon cher
+Linar, dépêchez-vous, vous me ferez un grand plaisir; passez
+par le jardin, afin qu'on ne vous voie pas sortir. -- En disant
+ces mots, elle me poussa légèrement par la porte. Je courus
+chez la marquise; je revins au bout de quelques minutes:
+Valérie m'attendait avec l'impatience d'un enfant, une légère
+émotion colorait son teint; elle s'approcha du miroir, mit un
+peu de rouge; puis elle s'arrêta pour réfléchir: il me
+semblait que j'entendais ce qu'elle se disait. Ensuite elle me
+regarda: -- C'est ridicule, dit-elle, je tremble comme si je
+faisais une mauvaise action... c'est que j'ai promis...
+cependant le mal n'est pas bien grand. Oh! combien il doit
+être affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible!
+-- En disant cela, elle s'approcha de moi: -- Vous pâlissez, me
+dit-elle, -- Elle prit ma main: -- Qu'avez-vous, Linar? Vous
+êtes très-pâle. -- Effectivement, je me sentais défaillir; ces
+mots: -- Combien il est affreux de faire quelque chose de
+vraiment répréhensible! -- étaient entrés dans ma conscience
+comme un coup de poignard. Cette crainte de Valérie pour une
+faute aussi légère me fit faire un retour affreux sur ma
+passion criminelle et mon ingratitude envers le comte. Valérie
+avait pris de l'eau de Cologne; elle voulait m'en faire
+respirer. Je remarquai que d'une main elle tenait le flacon,
+tandis que de l'autre elle ôtait son rouge, en passant ses
+jolis doigts sur ses joues. Nous sortîmes un instant après, et
+elle monta en voiture. J'allai rêver au bord de la Brenta; la
+nuit me surprit, elle était calme et sombre; je suivais le
+rivage, désert à cette heure-là, et je n'entendais dans
+l'éloignement que le chant de quelques mariniers qui s'en
+allaient vers Fusine pour regagner les lagunes. Quelques vers
+luisants étincelaient sur les haies de buis comme des
+diamants. Je me trouvai insensiblement auprès de la superbe
+Villa-Pisani, louée par l'ambassadeur d'Espagne, et j'entendis
+la musique du bal. Je m'approchai; on dansait dans un pavillon
+dont les grandes portes vitrées donnaient sur le jardin.
+Plusieurs personnes regardaient, placées en dehors près de ces
+portes. Je gagnai une fenêtre, et je montai sur un grand vase
+de fleurs. Je me trouvai au niveau de la salle. L'obscurité de
+la nuit et l'éclat des bougies me permettaient de chercher
+Valérie sans être remarqué. Je la reconnus bientôt; elle
+parlait à un Anglais qui venait souvent chez le comte. Elle
+avait l'air abattu; elle tourna ses yeux du côté de la
+fenêtre, et mon coeur battit: je me retirai, comme si elle
+avait pu me voir. Un instant après, je la vis environnée de
+plusieurs personnes qui lui demandaient quelque chose; elle
+paraissait refuser et mêlait à son refus son charmant sourire,
+comme pour se le faire pardonner. Elle montrait avec la main
+autour d'elle, et je me disais: -- Elle se défend de danser la
+danse du châle; elle dit qu'il y a trop de monde; bien,
+Valérie, bien! Ah! ne leur montrez pas cette charmante danse;
+qu'elle ne soit que pour ceux qui n'y verront que votre âme,
+ou plutôt qu'elle ne soit jamais vue que par moi, qu'elle
+entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l'amour et
+intimide les sens.
+
+On continuait à presser Valérie, qui se défendait toujours et
+montrait sa tête, apparemment pour dire qu'elle y avait mal.
+Enfin, la foule s'écoula; on alla souper: Valérie resta; il
+n'y eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle.
+Alors je vis le comte, avec une femme couverte de diamants et
+de rouge, s'avancer vers Valérie; je le vis la presser, la
+supplier de danser: les hommes se mirent à ses genoux, les
+femmes l'entouraient; je la vis céder; moi-même, enfin,
+entraîné par le mouvement général, je m'étais mêlé aux autres
+pour la prier, comme si elle avait pu m'entendre, et, quand
+elle céda aux instances, je sentis un mouvement de colère. On
+ferma les portes pour que personne n'entrât plus dans la
+salle: lord Méry prit un violon; Valérie demanda son châle
+d'une mousseline bleu-foncé; elle écarta ses cheveux de dessus
+son front; elle mit son châle sur sa tête; il descendit le
+long de ses tempes, de ses épaules; son front se dessina à la
+manière antique, ses cheveux disparurent, ses paupières se
+baissèrent, son sourire habituel s'effaça peu à peu, sa tête
+s'inclina, son châle tomba mollement sur ses bras croisés sur
+sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette figure douce et pure
+semblaient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la
+tranquille résignation; et, quand ses yeux se relevèrent, que
+ses lèvres essayèrent un sourire, on eût dit voir, comme
+Shakspeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur
+auprès d'un monument.
+
+Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situations
+terribles et tantôt des situations attendrissantes, sont un
+langage éloquent puisé dans les mouvements de l'âme et des
+passions. Quand elles sont représentées par des formes pures
+et antiques, que des physionomies expressives en relèvent le
+pouvoir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée
+de ces avantages précieux, donna la première une idée de ce
+genre de danse vraiment dramatique, si l'on peut dire ainsi.
+Le châle, qui est en même temps si antique, si propre à être
+dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache
+tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes
+expressions. Mais c'est Valérie qu'il faut voir: c'est elle
+qui, à la fois décente, timide, noble, profondément sensible,
+trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter
+le coeur comme il palpite quand il est dominé par un grand
+ascendant; c'est elle qui possède cette grâce charmante qui ne
+peut s'apprendre, mais que la nature a révélée en secret à
+quelques êtres supérieurs. Elle n'est pas le résultat des
+leçons de l'art; elle a été apportée du ciel avec les vertus:
+c'est elle qui était dans la pensée de l'artiste qui nous
+donna la Vénus pudique et dans le pinceau de Raphaël... Elle
+vit surtout avec Valérie; la décence et la pudeur sont ses
+compagnes; elle trahit l'âme en cherchant à voiler les beautés
+du corps.
+
+Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant, à la
+vérité, cette grâce de convenance qui appartient plus ou moins
+à un peuple ou à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas l'idée
+de la danse de Valérie.
+
+Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon âme
+déchirée par sa douleur; tantôt elle fuyait comme Galatée, et
+tout mon être semblait entraîné sur ses pas légers. Non, je ne
+puis te rendre tout mon égarement, lorsque, dans cette magique
+danse, un moment avant qu'elle finît, elle fit le tour de la
+salle en fuyant ou en volant plutôt sur le parquet, regardant
+en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme si elle
+était poursuivie par l'Amour. J'ouvris les bras, je l'appelai;
+je criais d'une voix étouffée: -- Valérie! ah! viens, viens,
+par pitié! c'est ici que tu dois te réfugier; c'est sur le
+sein de celui qui meurt pour toi que tu dois te reposer. -- Et
+je fermais les bras avec un mouvement passionné, et la douleur
+que je me faisais à moi-même m'éveilla, et pourtant je n'avais
+embrassé que le vide! Que dis-je? le vide; non, non: tandis
+que mes yeux dévoraient l'image de Valérie, il y avait dans
+cette illusion, il y avait de la félicité.
+
+La danse finit: Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie
+d'acclamations, vint se jeter sur la croisée où j'étais. Elle
+voulut l'ouvrir en la poussant en dehors; je l'arrêtai de
+toutes mes forces, tremblant qu'elle ne prît l'air. Elle
+s'assit, appuya sa tête contre les carreaux: jamais je n'avais
+été si près d'elle; une simple glace nous séparait. J'appuyais
+mes lèvres sur son bras; il me semblait que je respirais des
+torrents de feu: et toi, Valérie, tu ne sentais rien, rien; tu
+ne sentiras jamais rien pour moi!
+
+
+
+
+Lettre XIX.
+
+Venise, le...
+
+
+Il n'y a que huit jours que je t'ai écrit, et combien de
+choses j'ai à te dire! Combien le coeur fait vivre quand on
+rapporte tout à un sentiment dominateur! Il faut que je te
+parle d'un petit bal que j'ai donné à Valérie. Sa fête
+approchait; j'ai demandé au comte la permission de la célébrer
+avec lui. Nous sommes convenus qu'il s'emparerait de la
+matinée pour donner à la comtesse un déjeuner à Sala (campagne
+à quatre lieues de Venise), où il réunirait plusieurs femmes
+de sa connaissance. On devait danser après le déjeuner et se
+promener ensuite dans les beaux jardins du parc, que Valérie
+aime passionnément.
+
+Je ne pouvais trouver un lieu plus enchanteur pour seconder
+mes projets. Ainsi je demandai la permission d'arranger une
+des salles pour le soir; ce qu'on m'a accordé. J'avais eu un
+plaisir extrême à m'occuper de ce qui devait l'amuser; je me
+disais que ce bonheur-là était innocent, et je m'y livrais;
+j'étais plus tranquille depuis que je ne songeais qu'à courir,
+à acheter des fleurs, à orner et arranger la salle comme je
+voulais qu'elle le fût.
+
+Hier donc nous partîmes d'assez bon matin pour arriver à Sala
+avant la chaleur. Valérie comptait seulement y déjeuner et
+revenir le soir à Venise. Il y eut une course de chevaux
+donnée par mylord E., qui vient souvent chez le comte, et que
+Valérie intéresse beaucoup, sans qu'elle-même s'en aperçoive.
+On déjeuna dans des bosquets impénétrables aux rayons du
+soleil. La matinée se prolongea: on voulut danser; mais les
+femmes, prévenues qu'il y aurait un bal le soir, préférèrent
+la promenade, et Valérie bouda un peu. Cela nous mena assez
+tard. La marquise de Rici, instruite de nos projets, proposa à
+la comtesse de ne pas coucher à Venise, mais de passer chez
+elle le reste de la journée et la nuit: on partit fort
+gaiement.
+
+Nous arrivâmes les derniers chez la marquise. Les femmes
+avaient eu soin d'apporter d'autres robes, et elles parurent
+toutes très-élégamment vêtues. Valérie éprouvait un moment
+d'embarras; sa robe était chiffonnée; elle avait couru dans
+les bosquets, et, quoiqu'elle me parût mille fois plus jolie,
+je la voyais promener des regards inquiets sur sa personne.
+Une de ses manches s'était un peu déchirée, elle y mit une
+épingle; son chapeau parut lui peser, elle l'ôta, le remit: je
+voyais tout cela du coin de l'oeil. La marquise la laissa un
+instant s'agiter; puis elle l'appela, et Valérie trouva une
+robe des plus élégantes; elle arrivait de Paris: c'était une
+galanterie du comte. Son coiffeur se trouva là aussi: on posa
+sur ses cheveux une guirlande de mauves bleues, dont la
+couleur allait à merveille avec le blond de ses cheveux. Elle
+mit un bracelet enrichi de diamants, avec le portrait de sa
+mère, que le comte lui avait donné. On m'appela pour me
+montrer tout cela, et je me disais en voyant la comtesse
+passer d'une glace à l'autre et monter sur une chaise pour
+voir le bas de sa robe: -- Elle a bien un peu plus de vanité
+que je ne croyais; -- mais je faisais grâce à cette légère
+imperfection en faveur du plaisir qu'elle lui donnait. Elle
+était surtout enchantée de l'étonnement qu'elle allait causer,
+puisqu'elle s'était récriée sur le désordre de sa toilette...
+Au moment où elle allait jouir de son triomphe, Marie, qui
+l'habillait, toussa; le sang se porta à sa tête; elle faisait
+des efforts pour se débarrasser de quelque chose qui la
+tourmentait à la gorge... Valérie, tout effrayée, lui demanda
+ce qu'elle avait; Marie lui dit qu'elle sentait une épingle
+qu'elle avait eu l'imprudence de mettre dans sa bouche, mais
+qu'elle espérait que ce ne serait rien. La comtesse pâlit et
+l'embrassa pour lui cacher sa frayeur. Je courus chercher un
+chirurgien; mais Valérie, tremblant qu'il ne tardât trop à
+venir, et n'ayant point de voiture, avait jeté sa guirlande,
+remis son chapeau, pris un fichu; elle entraînait Marie, tout
+en courant, et se trouva sur mes pas quand je frappai à la
+porte du chirurgien, qui demeurait près de Dole, petit bourg.
+
+Qu'elle me parut irrésistible, Ernest! Ses traits exprimaient
+une inquiétude si touchante; son âme entière était sur son
+charmant visage. Ce n'était plus cette Valérie enchantée de sa
+parure et attendant avec impatience un petit triomphe; c'était
+la sensible Valérie, avec toute sa bonté, toute son
+imagination, portant le plus tendre intérêt, et toutes les
+craintes d'une âme susceptible de vives émotions, sur l'objet
+qu'elle aimait, et qu'elle aurait aimé sans le connaître dans
+ce moment-là, puisqu'il était en danger. Heureusement Marie ne
+souffrait pas beaucoup, et on parvint à retirer l'épingle. La
+comtesse leva vers le ciel ses beaux yeux remplis de larmes et
+le remercia avec la plus vive reconnaissance. Après avoir bien
+fait promettre à Marie qu'elle ne ferait plus la même
+imprudence, nous regagnâmes la campagne de la marquise; elle-même
+venait à notre rencontre.
+
+Quand nous arrivâmes, tous les yeux se portèrent sur nous; les
+femmes chuchotaient: les unes plaignaient Valérie d'avoir si
+chaud; les autres s'attendrissaient sur cette charmante robe,
+que les ronces avaient abîmée, et qui méritait plus d'égards.
+Valérie commençait à s'embarrasser: sa jeunesse et sa timidité
+l'empêchaient de prendre le ton qui lui convenait: elle
+paraissait attendre que le comte parlât pour la tirer de cette
+situation gênante; mais (ô étrange empire de la multitude sur
+les âmes les plus nobles et les plus belles!) le comte lui-même
+garda le silence. J'allais parler, il me regarda
+froidement: un instinct secret m'avertit que je nuirais à la
+comtesse, et je me tus.
+
+La marquise rentra. Alors le comte se leva et s'approcha d'une
+fenêtre; Valérie s'avança vers lui. J'entendis qu'il lui
+disait: -- Ma chère amie, vous auriez dû m'appeler; vous êtes
+si vive! tout le monde vous a attendue pour le dîner. -- Je la
+vis chercher à se justifier. Je tremblais que son mari ne lui
+dît quelque chose de désagréable, car il ne pouvait savoir que
+ce que les autres lui avaient peut-être mal rendu. Je vis à
+côté de moi un jeune enfant de la maison: -- Mon ami, lui
+dis-je, allez vite souhaiter la bonne fête à madame la comtesse de
+M..., cette jolie dame qui est là, et vous aurez du bonbon. --
+Est-ce sa fête aujourd'hui? -- Oui, oui, allez. -- Il partit,
+et, avec sa grâce enfantine, il fit son petit compliment à
+Valérie, qui, déjà émue, le souleva, l'embrassa. Ce moyen me
+réussit. Comment le comte, rappelé à l'idée de la fête de
+Valérie, aurait-il voulu lui faire de la peine ce jour-là? Je
+le vis prenant la main de sa femme; je n'entendis pas ce qu'il
+lui disait, mais elle sourit d'un air attendri.
+
+Elle passa dans une pièce attenante, pour arranger ses
+cheveux, qui tombaient; je restai à la porte sans oser la
+suivre. L'enfant alla auprès d'elle, et lui dit: -- Me
+donnerez-vous aussi du bonbon, comme ce monsieur, pour vous
+avoir souhaité la bonne fête? -- Quel monsieur, mon petit ami?
+-- Mais celui qui est là; regardez. -- Elle m'entrevit, parut me
+deviner, et ses yeux s'arrêtèrent sur moi avec reconnaissance;
+elle embrassa encore une fois l'enfant, et lui dit: -- Oui, je
+vous donnerai aussi du bonbon; mais allez embrasser ce bon
+monsieur. -- Avec quel ravissement je reçus dans mes bras cet
+enfant chéri! comme je posai mes lèvres à la place où Valérie
+avait posé les siennes! Mais comment te rendre, Ernest, ce que
+j'éprouvai en trouvant une larme sur la joue de l'enfant, en
+la sentant se mêler à tout mon être! Il me sembla aussi
+repasser toute ma destinée; cette larme me paraissait la
+contenir tout entière. Oui, Valérie, tu ne peux m'envoyer, me
+donner que des larmes; mais c'est dans ces témoignages de ta
+pitié que se retrancheront désormais mes plus douces
+jouissances.
+
+Je laisse là ma lettre; je suis trop affecté pour continuer.
+
+
+
+
+Lettre XX.
+
+Venise, le...
+
+
+J'ai à te raconter encore, mon cher Ernest, tous les détails
+de la petite fête que je donnai à la comtesse; il m'en est
+resté un souvenir qui ne s'effacera jamais. Je t'ai laissé
+avec toutes les émotions que m'avait données le petit messager
+de Valérie. Vers les neuf heures du soir, après qu'on eut
+quitté la table et qu'elle eut pris un peu de repos, on
+proposa une promenade, on prit des flambeaux, et toutes les
+voitures partirent. Rien n'était joli comme cette suite
+d'équipages et ces flambeaux qui jetaient une vive clarté sur
+la verdure des haies et sur les arbres furtivement éclairés.
+Valérie ne savait pas où elle allait, et sa surprise fut
+extrême quand on la fit descendre à Sala: elle trouva les
+jardins éclairés, une musique délicieuse la reçut. Je me
+trouvai à l'entrée du jardin, car je l'avais devancée, et je
+lui présentai la main pour la conduire à la salle du bal. --
+Qu'est-ce donc que tout cela? me dit-elle. -- C'est Valérie
+qu'on voudrait fêter; mais qui peut réussir à exprimer tout ce
+qu'elle inspire? et quelle langue lui dirait tout ce qu'on
+sent pour elle?... -- La comtesse regardait autour d'elle avec
+ravissement.
+
+Nous arrivâmes à la salle; elle était spacieuse, et tout le
+monde fut charmé de voir remplacer ces jardins éblouissants de
+lampions par un clair de lune, d'après Voléro. La musique se
+tut; les portes se fermèrent; il s'était fait un silence
+involontaire de toutes parts, et Valérie l'interrompit: -- Ah!
+s'écria-t-elle d'une voix attendrie, c'est Dronnigor. -- Je vis
+avec délices que mon idée avait réussi. Un décorateur habile
+m'avait parfaitement compris; des vues gravées de la campagne
+où Valérie avait passé son enfance et les conseils du comte
+nous avaient aidés à exécuter mon plan; on avait peint ce lac,
+cette barque où elle conduisait ses soeurs, ces pins avec leurs
+formes pyramidales où se balançaient de jeunes écureuils, ces
+sorbiers, amis de la jeune Valérie, et cette heureuse maison,
+à moitié cachée par les arbres, où elle avait passé ses
+premiers jours de bonheur. Tout cela était éclairé par la
+lune, qui versait sa tranquille clarté et de longs jets de
+lumière sur de jeunes bouleaux, sur les joncs du lac, qui
+paraissaient frémir et murmurer, et sur d'aromatiques calamus.
+Tu ne conçois pas avec quelle perfection Voléro a imité les
+clairs de lune; on la voyait lutter avec les mystères de la
+nuit; on entendait aussi dans le lointain les airs de nos
+pâtres; j'avais fait imiter leurs chalumeaux, et ces sons
+errants, qui tantôt s'affaiblissaient et tantôt devenaient
+plus forts, avaient quelque chose de vague, de tendre et de
+mélancolique.
+
+Il y avait le long de la salle des bancs de gazon et de larges
+bandes de fleurs: toutes ces fleurs étaient blanches; il
+m'avait semblé que cette couleur virginale peignait celle à
+qui elles étaient venues se donner; le jasmin d'Espagne, les
+roses blanches, des oeillets, des lis purs comme Valérie
+s'élevaient partout dans des caisses cachées sous le parquet
+gazonné, et son chiffre et celui du comte, simplement enlacés,
+étaient suspendus à un pin naturel, planté près de l'endroit
+du lac où Valérie avait dit pour la première fois au comte
+qu'elle consentait à devenir sa femme. Dis, Ernest, dis, après
+cela, si je ne sais pas l'aimer avec cette résignation qui
+seule excuse peut-être un peu ce funeste amour!
+
+Mais il me reste à te détailler ce qui suivit cette première
+partie de la fête. A peine fûmes-nous dix minutes dans cette
+salle, les uns assis au milieu des fleurs, les autres parlant
+à voix basse, tous paraissant aimer cette scène tranquille qui
+semblait offrir à chacun quelques souvenirs agréables, que la
+toile du fond se leva; une gaze d'argent occupait toute la
+place du haut en bas, elle imitait parfaitement une glace. La
+lune disparut, et on vit à travers la gaze une chambre
+très-simplement meublée, assez éclairée pour qu'on ne perdît rien,
+et une douzaine de jeunes filles assises auprès de leurs
+rouets, ou le fuseau à la main, travaillant toutes. Leur
+costume était celui des paysannes de notre pays; des corsets
+d'un drap bleu foncé, un fichu d'une toile fine et blanche
+qui, se roulant comme un bandeau, enveloppait pittoresquement
+leur tête et descendait sur leurs épaules avec des nattes de
+cheveux qui tombaient presque à terre. Ce tableau était
+charmant. Une des jeunes filles paraissait se détacher de ses
+compagnes; elle était plus jeune, plus svelte, ses bras
+étaient plus délicats; les autres semblaient être faites pour
+l'entourer. Elle filait aussi; mais elle était placée de
+manière à ce qu'on ne vît pas ses traits. A moitié cachée par
+son attitude et par sa coiffure, elle était vêtue comme les
+autres et paraissait pourtant plus distinguée. Valérie se
+reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse, où elle
+s'était plu, comme elle le faisait souvent, à travailler au
+milieu de plusieurs jeunes filles qu'on élevait chez ses
+parents, qui, riches et bienfaisants, recueillaient des
+enfants pauvres, les élevaient et les dotaient ensuite. Elle
+comprit que j'avais voulu lui retracer le jour où le comte la
+vit pour la première fois et la surprit au milieu de cette
+scène aimable et naïve. Dès lors, charmé de sa candeur et de
+ses grâces, il l'aima tendrement.
+
+Mais revenons à ce miroir magique, qui ramenait Valérie au
+passé. De jeunes filles, élevées dans le conservatoire des
+Mendicanti, formaient un groupe, costumées comme nos paysannes
+suédoises: elles chantaient mieux qu'elles; et, au lieu de
+leurs romances, nous entendîmes des couplets composés pour la
+comtesse, accompagnés par Frédéric et Ponto, placés de manière
+à ne pas être aperçus. Les voix ravissantes des filles des
+Mendicanti, le talent de ces artistes fameux, la sensibilité
+de Valérie, contagieuse pour les autres, tout fit de ce moment
+un moment délicieux, et les Italiens, habitués à exprimer
+fortement ce qu'ils sentent, mêlèrent leurs acclamations à la
+joie douce que me faisait ressentir le bonheur de Valérie.
+
+Le bal commença dans une des salles attenantes; tout le monde
+s'y précipita. La toile étant tombée, on vit reparaître le
+clair de lune. Valérie resta avec son mari; tous deux
+parlèrent avec tendresse du souvenir que cette fête leur
+retraçait. Le comte me dit les choses du monde les plus
+aimables; sa femme, en me tendant la main, s'écria: -- Bon
+Gustave! jamais je n'oublierai cette charmante soirée ni la
+salle des souvenirs. -- Elle rentra ensuite avec le comte dans
+le bal. Je sortis pour respirer le grand air et m'abandonner
+pendant quelques instants à mes rêveries. En rentrant, je
+cherchais des yeux la comtesse au milieu de la foule, et, ne
+la trouvant pas, je me doutais qu'elle avait cherché la
+solitude dans la salle des souvenirs. Je la trouvai
+effectivement dans l'embrasure d'une fenêtre: je m'approchai
+avec timidité; elle me dit de m'asseoir à côté d'elle. Je vis
+qu'elle avait pleuré; elle avait encore les larmes aux yeux,
+et je crus qu'elle s'était rappelé la petite discussion du
+matin. Je savais combien les impressions qu'elle recevait
+étaient profondes, et je lui dis: -- Quoi! madame, vous avez de
+la tristesse, aujourd'hui que nous désirons surtout vous voir
+contente? -- Non, me dit-elle, les larmes que j'ai versées ne
+sont point amères: je me suis retracé cet âge que vous avez su
+me rappeler si délicieusement; j'ai pensé à ma mère, à mes
+soeurs, à ce jour heureux qui commença l'attachement du comte
+pour moi; je me suis attendrie sur cette époque si chère; mais
+j'aime aussi l'Italie, je l'aime beaucoup, dit-elle. -- Je
+tenais toujours sa main, et mes yeux étaient fixément attachés
+sur cette main qui, deux ans auparavant, était libre; je
+touchais cet anneau qui me séparait d'elle à jamais, et qui
+faisait battre mon coeur de terreur et d'effroi; mes yeux s'y
+fixaient avec stupeur. -- Quoi! me disais-je, j'aurais pu
+prétendre aussi à elle! Je vivais dans le même pays, dans la
+même province; mon nom, mon âge, ma fortune, tout me
+rapprochait d'elle; qu'est-ce qui m'a empêché de deviner cet
+immense bonheur? -- Mon coeur se serrait, et quelques larmes,
+douloureuses comme mes pensées, tombaient sur sa main. --
+Qu'avez-vous, Gustave? dites-moi ce qui vous tourmente. -- Elle
+voulait retirer sa main; mais sa voix était si touchante,
+j'osai la retenir. Je voulais lui dire... que sais-je? Mais je
+sentis cet anneau, mon supplice et mon juge: je sentis ma
+langue se glacer. Je quittai la main de Valérie, et je
+soupirais profondément. -- Pourquoi, me dit-elle, pourquoi
+toujours cette tristesse? Je suis sûre que vous pensez à cette
+femme. Je sens bien que son image est venue vous troubler
+aujourd'hui plus que jamais; toute cette soirée vous a ramené
+en Suède. -- Oui, dis-je en respirant péniblement. -- Elle a
+donc bien des charmes, me dit-elle, puisque rien ne peut vous
+distraire d'elle? -- Ah! elle a tout, tout ce qui fait les
+fortes passions: la grâce, la timidité, la décence, avec une
+de ces âmes passionnées pour le bien qui aiment parce qu'elles
+vivent, et qui ne vivent que pour la vertu; enfin, par le plus
+charmant des contrastes, elle a tout ce qui annonce la
+faiblesse et la dépendance, tout ce qui réclame l'appui; son
+corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait
+incliner, et son âme forte et courageuse braverait la mort
+pour la vertu et pour l'amour. -- Je prononçai ce dernier mot
+en tremblant, épuisé par la chaleur avec laquelle j'avais
+parlé, ne sachant moi-même jusqu'où m'avait conduit mon
+enthousiasme. Je tremblais qu'elle ne m'eût deviné, et
+j'appuyais ma tête contre un des carreaux de la fenêtre,
+attendant avec anxiété le premier son de sa voix. -- Sait-elle
+que vous l'aimez? me dit Valérie avec une ingénuité qu'elle
+n'aurait pu feindre. -- Oh! non, non, m'écriai-je, j'espère
+bien que non; elle ne me le pardonnerait pas. -- Ne le lui
+dites jamais, dit-elle; il doit être affreux de faire naître
+une passion qui rend si malheureux. Si jamais je pouvais en
+inspirer une semblable, je serais inconsolable; mais je ne le
+crains pas, et cela me console de ne pas être belle. -- Je
+m'étais remis de mon trouble. -- Croyez-vous, madame, que ce
+soit la beauté seule qui soit si dangereuse? Regardez milady
+Erwin, la marquise de Ponti: je ne crois pas qu'un statuaire
+puisse imaginer de plus beaux modèles; cependant on vous
+disait encore hier que jamais elles n'avaient excité un
+sentiment vif ou durable. Non, poursuivis-je, la beauté n'est
+vraiment irrésistible qu'en nous expliquant quelque chose de
+moins passager qu'elle, qu'en nous faisant rêver à ce qui fait
+le charme de la vie au delà du moment fugitif où nous sommes
+séduits par elle; il faut que l'âme la retrouve quand les sens
+l'ont assez aperçue. L'âme ne se lasse jamais: plus elle
+admire, et plus elle s'exalte; et c'est quand on sait
+l'émouvoir fortement, qu'il ne faut que de la grâce pour créer
+la plus forte passion. Un regard, quelques sons d'une voix
+susceptible d'inflexions séduisantes contiennent alors tout ce
+qui fait délirer. La grâce surtout, cette magie par
+excellence, renouvelle tous les enchantements. Qui plus que
+vous, dis-je, entraîné par le charme de son regard, de son
+maintien, a cette grâce? O Valérie (je pris sa main)! Valérie!
+dis-je avec un accent passionné. -- Son extrême innocence
+pouvait seule lui cacher ce que j'éprouvais. Cependant je
+tremblais de lui avoir déplu, et, comme on jouait dans cet
+instant une valse très-animée, je la priai, avec la vivacité
+qu'inspirait la musique, de danser avec moi, et, sans lui
+laisser le temps de réfléchir, je l'entraînai. Je dansais avec
+une espèce de délire, oubliant le monde entier, sentant avec
+ivresse Valérie presque dans mes bras, et détestant pourtant
+ma frénésie. J'avais absolument perdu la tête, et la voix
+seule de ce que j'aimais pouvait me rappeler à moi. Elle
+souffrait de la rapidité de la valse et me le reprochait. Je
+la posai sur un fauteuil; je la conjurai de me pardonner. Elle
+était pâle; je tremblais d'effroi: j'avais l'air si égaré, que
+Valérie en fut frappée. Elle me dit avec bonté: -- Cela va
+mieux, mais une autre fois vous serez plus prudent: vous
+m'avez bien effrayée; vous ne m'écoutiez pas du tout. O
+Gustave! me dit-elle, avec un accent très-significatif, que
+vous êtes changé! -- Je ne répondis rien. -- Promettez-moi,
+dit-elle encore, de chercher à recouvrer votre raison:
+promettez-le-moi, dit-elle d'une voix attendrie, aujourd'hui, dans ce
+jour où vous m'avez montré tant d'intérêt. -- Elle se leva,
+voyant qu'on se rapprochait de nous: je lui tendis la main,
+comme pour l'aider à marcher, et, en serrant avec respect et
+attendrissement cette main, je lui dis: -- Je serai digne de
+votre intérêt, ou je mourrai. -- Je m'enfonçai dans les
+jardins, où je marchai longtemps en proie à mille tourments
+que me créaient les remords dont j'étais déchiré.
+
+
+
+
+Lettre XXI.
+
+Venise, le...
+
+
+Je ne t'ai point encore parlé de cette singulière ville, qui
+s'élève au sein de la mer et commande aux vagues de venir se
+briser contre ses digues, d'obéir à ses lois, de lui apporter
+les richesses de l'Europe et de l'Asie, de la servir en lui
+amenant chaque jour les productions dont elle a besoin et sans
+lesquelles elle périrait au milieu de son faste et de son
+superbe orgueil. La place qu'occupe cette cité, d'abord
+couverte de pauvres pêcheurs, voyait leurs nacelles raser
+timidement ces eaux où voguent maintenant les galères du
+sénat. Peu à peu le commerce s'empara de ce passage qui liait
+si facilement l'Orient à l'Europe, et Venise devint la chaîne
+qui unit les moeurs d'une autre partie du monde à celles de
+l'Italie. De là ces couleurs si variées, ce mélange de cultes,
+de costumes, de langages, qui donnent une physionomie si
+particulière à cette ville et fondent les teintes locales avec
+le singulier assemblage de vingt peuples différents. Peu à peu
+aussi s'éleva ce gouvernement sage et doux pour la classe
+obscure et paisible de la république, implacable et cruel pour
+le noble qui aurait voulu le braver ou le compromettre,
+semblable à ce Tarquin dont le fer frappait chacune de ces
+fleurs qui osait s'élever au-dessus de leurs compagnes. Il
+fallait, à Venise, que chaque tête altière pliât ou tombât, si
+elle ne se courbait pas sous le fer d'un gouvernement appuyé
+sur dix siècles de puissance et enveloppé du lugubre appareil
+de l'inquisition et des supplices.
+
+Aussi rien n'effraye l'imagination comme ce tribunal; tout
+vous épouvante: ces gouffres sans cesse ouverts aux
+dénonciations; ces prisons affreuses où, courbé sous des
+voûtes de plomb que le soleil embrase, le coupable expire
+lentement; le silence habitant ces vastes corridors où l'on
+craint jusqu'à l'écho, qui redirait un accent imprudent. Et
+cependant, autour de cette enceinte, qu'habite l'épouvante et
+que frappe si souvent le deuil, le peuple, comme un essaim
+d'abeilles, bourdonne le jour et s'endort sur les marches de
+ces palais où vivent ses souverains, et, à l'ombre du
+despotisme, jouit d'une grande liberté et même d'une coupable
+indulgence pour ses crimes. Heureux de paresse et
+d'insouciance, le Vénitien vit de son soleil et de ses
+coquillages, se baigne dans ses canaux, suit ses processions,
+chante ses amours sous un ciel calme et propice, et regarde
+son carnaval comme une des merveilles du monde.
+
+Les arts ont embelli la magnificence des monuments; le génie
+du Titien, de Paul Véronèse et du Tintoret ont illustré
+Venise: le Palladio a donné une immortelle splendeur aux
+palais des Cornaro, des Pisani, et le goût et l'imagination
+ont revêtu de beautés ce qui serait mort sans eux.
+
+Venise est le séjour de la mollesse et de l'oisiveté. On est
+couché dans des gondoles qui glissent sur les vagues
+enchaînées; on est couché dans ces loges où arrivent les sons
+enchanteurs des plus belles voix de l'Italie. On dort une
+partie de la journée; on est, la nuit, ou à l'Opéra ou dans ce
+qu'on appelle ici des _casins_. La place de Saint-Marc est la
+capitale de Venise, le salon de la bonne compagnie, la nuit,
+et le lieu du rassemblement du peuple, le jour. Là, des
+spectacles se succèdent; les cafés s'ouvrent et se referment
+sans cesse; les boutiques étalent leur luxe; l'Arménien fume
+silencieusement son cigare; tandis que, voilée et d'un pas
+léger, la femme du noble Vénitien, cachant à moitié sa beauté
+et la montrant cependant avec art, traverse cette place, qui
+lui sert de promenade le matin, et le soir la voit,
+resplendissante de diamants, parcourir les cafés, visiter les
+théâtres et se réfugier ensuite dans son casin pour y attendre
+le soleil. Ajoute à tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui
+avoisine Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d'Esclavons,
+ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des îles,
+ces édifices où domine la majesté, ces colonnes où vivent ces
+chevaux, fiers de leur audace et de leur antique beauté. Vois
+le ciel de l'Italie fondre ses teintes douces avec le noir
+antique des monuments; entends le son des cloches se mêler aux
+chants des barcarolles; regarde tout ce monde: en un clin
+d'oeil, tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se
+baissent religieusement; c'est une procession qui passe.
+Observe ce lointain magique; ce sont les Alpes du Tyrol qui
+forment ce rideau que dore le soleil. Quelle superbe ceinture
+embrasse mollement Venise! C'est l'Adriatique; mais ses vagues
+resserrées n'en sont pas moins filles de la mer, et, si elles
+se jouent autour de ces belles îles, d'où se détachent de
+sombres cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent et
+menacent de submerger ces délicieuses retraites.
+
+Je me promène souvent, Ernest, sur ces quais; je me perds dans
+la foule de ce peuple; je m'élance au-delà de cette mer; mais
+je ne me fuis pas moi-même. Je voulais cependant ne pas te
+parler de moi aujourd'hui. Je cherche à m'étourdir, et je te
+peins tout ce qui m'environne pour ne pas te parler d'une
+passion que je ne puis dompter.
+
+Adieu, Ernest; je sens que je te parlerais de Valérie.
+
+
+
+
+Lettre XXII.
+
+Venise, le...
+
+
+Non, Ernest, non, jamais je ne m'habituerai au monde; le peu
+que j'en ai vu ici m'inspire déjà le même éloignement, le même
+dégoût qui me poursuit toujours dès que je suis obligé de
+vivre dans la grande société. Tu as beau vouloir que je
+cherche par ce moyen à oublier Valérie ou à m'en occuper plus
+faiblement; y parviendrai-je jamais? et faut-il encore altérer
+mon caractère, l'aigrir? dois-je tâcher de recouvrer la
+tranquillité aux dépens des principes les plus consolants? Tu
+le sais, mon ami, j'ai besoin d'aimer les hommes; je les crois
+en général estimables, et, si cela n'était pas, la société
+depuis longtemps ne serait-elle pas détruite? L'ordre subsiste
+dans l'univers; la vertu est donc la plus forte. Mais le grand
+monde, cette classe que l'ambition, les grandeurs et la
+richesse séparent tant du reste de l'humanité, le grand monde
+me paraît une arène hérissée de lances, où, à chaque pas, on
+craint d'être blessé; la défiance, l'égoïsme et l'amour-propre,
+ces ennemis nés de tout ce qui est grand et beau,
+veillent sans cesse à l'entrée de cette arène et y donnent des
+lois qui étouffent ces mouvements généreux et aimables par
+lesquels l'âme s'élève, devient meilleure et par conséquent
+plus heureuse. J'ai souvent réfléchi aux causes qui font que
+tous ceux qui vivent dans le grand monde finissent par se
+détester les uns les autres et meurent presque toujours en
+calomniant la vie. Il existe peu de méchants, ceux qui ne sont
+pas retenus par la conscience le sont par la société;
+l'honneur, cette fière et délicate production de la vertu,
+l'honneur garde les avenues du coeur et repousse les actions
+viles et basses, comme l'instinct naturel repousse les actions
+atroces. Chacun de ces hommes séparément n'a-t-il pas presque
+toujours quelques qualités, quelques vertus? Qu'est-ce qui
+produit donc cette foule de vices qui nous blessent sans
+cesse? C'est que l'indifférence pour le bien est la plus
+dangereuse des immoralités; les grandes fautes seules
+épouvantent, parce qu'elles effraient la conscience. Mais on
+ne daigne pas seulement s'occuper des torts qui reviennent
+sans cesse, qui attaquent sans cesse le repos, la
+considération, le bonheur de ceux avec qui l'on vit, et qui
+troublent par là journellement la société.
+
+Nous parlions de cela hier encore, Valérie et moi, et je lui
+faisais remarquer dans ces réunions brillantes, au milieu de
+cette foule de gens de tous les pays qui viennent ici pour
+s'amuser, je lui faisais remarquer cette teinte monotone de
+froideur et d'ennui répandue sur tous les visages. Les petites
+passions, lui disais-je, commencent par effacer ces traits
+primitifs de candeur et de bonté que nous aimons à voir dans
+les enfants: la vanité soumet tout à une convenance générale;
+il faut que tout prenne ses couleurs; la crainte du ridicule
+ôte à la voix ses plus aimables inflexions, inspecte jusqu'au
+regard, préside au langage et soumet toutes les impressions de
+l'âme à son despotisme. O! Valérie! lui disais-je, si vous
+êtes si aimable, c'est que vous avez été élevée loin de ce
+monde qui dénature tout; si vous êtes heureuse, c'est que vous
+avez cherché le bonheur là où le ciel a permis qu'il puisse
+être trouvé. C'est en vain qu'on le cherche ailleurs que dans
+la piété, dans la touchante bonté, dans les affections vives
+et pures, enfin dans tout ce que le grand monde appelle
+exaltation ou folie, et qui vous offre sans cesse les plus
+heureuses émotions.
+
+Ernest, je sentais que si je l'aimais ainsi, c'était parce
+qu'elle était restée près de la nature; j'entendais sa voix,
+qui ne déguise jamais rien; je voyais ses yeux, qui
+s'attendrissent sur le malheur, et qui ne connaissent que les
+plus célestes expressions; je l'ai quittée brusquement,
+Ernest, je l'ai quittée, j'ai craint de me trahir.
+
+
+
+
+Lettre XXIII.
+
+Venise, le...
+
+
+J'apprends que toutes mes lettres écrites depuis deux mois
+sont à Hambourg, chez M Martin, banquier. Le courrier expédié
+par le comte avait eu l'ordre de remettre ses dépêches à notre
+consul, à Hambourg, et de se rendre lui-même à Berlin.
+Malheureusement il a oublié de remettre le paquet de lettres à
+ton adresse.
+
+Mais qu'aurais-tu appris? Je suis toujours le même,
+quelquefois repentant et toujours le plus faible des hommes.
+Mon fatal secret est toujours caché à Valérie; mais ma
+situation envers le comte est vraiment bien douloureuse. Je
+l'ai vu quelquefois au moment de m'interroger; il me disait
+qu'il me trouvait triste, que jamais je n'aurais de meilleur
+ami: n'était-ce pas me dire qu'il comptait sur ma confiance?
+Et, moi, je le fuyais, j'évitais ses regards; je lui
+paraissais défiant, ingrat peut-être! Ernest, combien cette
+idée me tourmente! Je ne puis t'en dire davantage, le comte
+m'attend.
+
+
+
+
+Lettre XXIV.
+
+Venise, le...
+
+
+Je ne sais comment je vis, comment je puis vivre avec les
+violentes émotions que j'éprouve sans cesse. Etait-ce à moi
+d'aimer? Quelle âme ai-je donc reçue! Celles qui sont le plus
+sensibles, celle du comte même, qu'elle est loin de souffrir
+comme la mienne! et cependant il l'aime bien cette même femme
+qui consume ma raison, mon bonheur et ma vie, et qui, sans se
+douter de son empire, me verra peut-être mourir sans deviner
+la cause de mon funeste sort. Cruelle pensée! Ah! pardonne,
+Valérie, ce n'est pas de toi que je me plains, c'est moi que
+je déteste. La faiblesse seule peut être aussi malheureuse:
+toujours dépendante, elle a des tourments qui n'osent aborder
+qu'elle; je traîne à ma suite mille inquiétudes inconnues aux
+autres.
+
+Mais j'oublie que tu ne sais encore rien, non, tu ne conçois
+pas ce que j'ai souffert, Ernest; j'ai si peu de raison, si
+peu d'empire sur moi-même! Ecoute donc, mon ami, s'il m'est
+possible toutefois de mettre un peu d'ordre dans mon récit:
+quoique Valérie ne soit qu'au septième mois de sa grossesse,
+on a craint qu'elle n'accouchât avant-hier. Son extrême
+jeunesse la rend si délicate, qu'on a toujours présumé qu'elle
+n'attendrait pas le terme prescrit par la nature. Nous avions
+dîné plus tard qu'à l'ordinaire, parce que Valérie ne s'était
+pas trouvée bien; vers la fin du repas, je l'ai vue pâlir et
+rougir successivement; elle m'a regardé, et m'a fait signe de
+me taire; mais, après quelques minutes, elle a été obligée de
+se lever: nous l'avons suivie dans le salon, où elle s'est
+couchée sur une ottomane; le comte, inquiet, a voulu sur-le-champ
+faire chercher un médecin. Valérie ayant passé dans sa
+chambre, je n'ai point osé l'y accompagner; mais je suis entré
+dans une petite bibliothèque attenante, où je pouvais rester
+sans être vu. Là, j'entendais Valérie se plaindre en cherchant
+à étouffer ses plaintes; je ne sais plus ce que j'ai senti,
+car heureusement les douleurs ont un trouble qui empêche de
+les retrouver dans tous leurs détails, tandis que le bonheur a
+des repos où l'âme jouit d'elle-même, note pour ainsi dire ses
+sensations, et les met en réserve pour l'avenir.
+
+Il ne m'est resté que des idées confuses et douloureuses de
+ces cruels moments. Quand Valérie paraissait souffrir
+beaucoup, tout mon sang se portait à la tête, et j'en sentais
+battre les artères avec violence. J'étais debout, appuyé
+contre une porte de communication qui donnait dans la chambre
+de la comtesse; je l'entendais quelquefois parler
+tranquillement, et alors le calme revenait dans mon âme. Mais
+que devins-je, quand je l'entendis dire qu'elle avait perdu
+une soeur en couche de son premier enfant! Je frissonnai de
+terreur, le sang paraissait s'arrêter dans mes veines, et je
+fus obligé de me traîner le long des panneaux pour m'asseoir
+sur une chaise.
+
+La comtesse appela Marie et lui dit de me chercher; je sortis
+de la bibliothèque, j'allai à sa rencontre, et je la suivis
+chez Valérie. -- Je vous envoie chercher, Gustave, me dit-elle,
+en prenant un air presque gai; mais les traces de la
+souffrance qui étaient encore sur son visage ne m'échappèrent
+pas: j'ai voulu vous voir un moment, et vous dire que cela ne
+sera rien; mes douleurs se passent. J'ai pensé que vous seriez
+bien aise d'être rassuré; je sais l'intérêt que vous prenez à
+vos amis. -- Avec quelle bonté elle me dit cela! Mes yeux lui
+exprimèrent combien j'étais touché qu'elle m'eût deviné. --
+Vous devriez faire de la musique, Gustave, me dit-elle, mais
+pas au salon, je ne vous entendrais pas; ici à côté vous
+trouverez le petit piano, cela me distraira. -- Savait-elle,
+Ernest, qu'il fallait me distraire moi-même et me
+tranquilliser? Je trouvai le piano ouvert; il y avait une
+romance qu'elle avait copiée elle-même; ce fut celle-là que je
+pris, elle m'était inconnue, je me mis à la chanter; je te
+noterai le dernier couplet pour que tu voies comment, par une
+inconcevable combinaison, cette romance me replongea dans mes
+tourments et dans la plus horrible anxiété; elle commence
+ainsi:
+
+
+J'aimais une jeune bergère.
+
+
+L'air et les paroles sont, je crois, de Rousseau; il n'y avait
+peut-être que moi qui ne connusse pas cette romance. Il me
+semblait que Valérie recommençait à se plaindre; je continuai
+pourtant. J'arrivai au dernier couplet:
+
+
+Après neuf mois de mariage,
+
+Instants trop courts!
+
+Elle allait me donner un gage
+
+De nos amours,
+
+Quand la parque, qui tout ravage,
+
+Trancha ses jours.
+
+
+Ma voix altérée ne put achever; une sueur froide me rendit
+immobile: Valérie jeta un cri; je voulus me lever, voler à
+elle, je retombai sur ma chaise, et je crus que j'allais
+perdre entièrement connaissance. Je me remis cependant assez
+pour courir à la porte de l'appartement de la comtesse.
+L'accoucheur sortit dans ce moment. -- Au nom du ciel! dis-je
+en lui prenant la main et en tremblant de toutes mes forces,
+dites-moi s'il y a du danger. -- Il leva les épaules et me dit:
+-- J'espère bien que non; mais elle est si délicate qu'on ne
+peut en répondre, et elle souffrira beaucoup. -- Il me semblait
+que l'enfer et tous ses tourments étaient dans ce mot
+_j'espère_. pourquoi ne me disait-il pas: -- _Non_, il n'y a pas de
+danger. -- Mais, vous-même, me dit-il, vous ne me paraissez pas
+bien. -- Dans tout autre moment j'eusse pu être inquiet de son
+observation; mais j'étais si malheureux, que toute autre
+considération disparaissait dans cet instant. Je me mis à
+courir par toute la maison, mon agitation ne me laissant aucun
+repos; je ne sais tout ce qui se passa, mais je me trouvai à
+la chute du jour dans les rues de Venise, courant sans
+m'arrêter; je voulus demander un verre d'eau dans un café; je
+vis un homme de ma connaissance qui s'avançait vers moi; la
+crainte qu'il ne m'abordât fit que je me mis à marcher très-vite
+du côté opposé; mes forces s'épuisaient entièrement. Je
+passais devant une église; elle était ouverte, j'y entrai pour
+me reposer. Il n'y avait personne qu'une femme âgée qui priait
+devant un autel où était un Christ; à la faible clarté de
+quelques cierges, je voyais son visage, où était répandue une
+douce sérénité. Ses mains étaient jointes, ses yeux envoyaient
+au ciel des regards où se peignait une résignation mêlée d'une
+joie céleste. Je m'étais appuyé contre un des piliers de
+l'église, quand mes yeux s'arrêtèrent sur cette femme; cette
+vue me calma beaucoup; il me semblait que la piété et le
+silence qui régnaient autour de moi abattaient la tempête de
+mon âme agitée. La femme se leva doucement, passa devant moi,
+me fixa un moment avec bienveillance; puis elle regarda la
+place où elle avait prié, et reporta ses yeux sur moi; ensuite
+elle baissa son voile et sortit. Je m'avançai vers cette
+place, je tombai à genoux, je voulus prier; mais l'extrême
+agitation que je venais d'éprouver ne me permit pas
+d'assembler mes idées. Cependant je souffrais moins; il me
+semblait qu'en présence de l'Eternel, sans pouvoir même
+l'invoquer, mes peines étaient adoucies par cela seul que je
+les déposais dans son sein au milieu de cet asile, où tant de
+mes semblables venaient l'invoquer. Je ne faisais que répéter
+ces mots: Dieu de miséricorde!... pitié!... Valérie!... puis
+je me taisais, et je sentais des larmes qui me soulageaient.
+Je ne sais combien de temps je restai ainsi; quand je me
+levai, il me sembla que ma vie était renouvelée, je respirais
+librement, je me trouvais auprès d'un des plus beaux tableaux
+de Venise, une vierge de Solimène; plusieurs cierges
+l'éclairaient, des fleurs fraîches encore et nouvellement
+offertes à la Madone mêlaient leurs douces couleurs et leurs
+parfums à l'encens qu'on avait brûlé dans l'église. C'est
+peut-être l'amour, me disais-je, qui est venu implorer la
+Vierge; ce sont deux coeurs timides et purs qui brûlent de
+s'unir l'un à l'autre par des noeuds légitimes. Je soupirais
+profondément, je regardais la Madone; il me semblait qu'un
+regard céleste, pur comme le ciel, sublime et tendre à la
+fois, descendait dans mon coeur; il me semblait qu'il y avait
+dans ce regard quelque chose de Valérie. Je me sentais calmé:
+elle ne souffre plus, me disais-je; bientôt elle sera remise,
+ses traits auront repris leur douce expression. Elle me
+plaindra d'avoir tant souffert pour elle; elle me plaindra,
+elle m'aimera peut-être. Insensiblement ma tête s'exalta; je
+tombai à genoux. O honte! ô turpitude de mon coeur abject! le
+croirais-tu, Ernest? j'osais invoquer le Dieu du ciel et de la
+vertu, qui ne peut protéger que la vertu, qui la donna à la
+terre pour qu'elle nous fît penser à lui, j'osais le prier
+dans ce lieu saint de me donner le coeur de Valérie. Je ne
+voyais qu'elle: les fleurs, leur parfum, la mélancolie du
+silence qui régnait autour de moi, tout achevait de jeter mon
+coeur dans ces coupables pensées. J'en fus tiré par un enfant
+de choeur; il m'avait apparemment appelé plusieurs fois, car il
+me secoua par le bras: -- Signor, me dit-il, on va fermer
+l'église. -- Il tenait un cierge à la main; je le regardais
+d'un air étonné; absorbé dans mon délire, j'avais oublié le
+lieu sacré où je me trouvais. Le cierge incliné de l'enfant de
+choeur me montra la place où j'étais à genoux; c'était un
+tombeau: j'y lus le nom d'Euphrosine, et ce nom paraissait
+être là pour citer ma conscience devant le tribunal du juge
+suprême. Tu le sais, Ernest, c'était le nom de ma mère, de ma
+mère descendue aussi au tombeau et qui reçut mes serments pour
+la vertu. Il me semblait sentir ses mains glacées, lorsqu'elle
+les posa pour la dernière fois sur mon front pour me bénir; il
+me semblait les sentir encore, mais pour me repousser. Je me
+levai d'un air égaré; je n'osais prier, je n'osais plus
+invoquer l'Eternel, et je revoyais Valérie mourante; mon
+imagination me la montrait pâle et luttant contre la mort. Je
+tordis mes mains; je cachai ma tête en embrassant un des
+piliers avec une angoisse inexprimable. -- Oh! Signor, dit
+l'enfant effrayé, qu'avez-vous? -- Je le regardais; il voulut
+s'éloigner de moi. -- Ne crains rien, lui dis-je, -- et ma voix
+altérée le rappela. -- Je suis malheureux, mon ami, ne me fuis
+pas. -- Il se rapprocha de moi. -- Etes-vous pauvre? dit-il;
+mais vous avez un bel habit. -- Non, je ne suis pas pauvre;
+mais je suis bien malheureux. -- Il me tendit sa petite main et
+serra la mienne. -- Eh bien, dit-il, vous achèterez des cierges
+pour la Madone, et je prierai pour vous. -- Non, pas pour moi,
+dis-je vivement, mais pour une dame bien bonne, bonne comme
+toi. Oh! viens, lui dis-je en le serrant sur mon coeur et
+laissant couler mes larmes sur son visage, viens, être pur et
+innocent! toi, qui plais à Dieu et ne l'offenses pas, prie
+pour Valérie. -- Elle s'appelle Valérie? -- Oui. -- Et qu'est-ce
+qu'il faut demander à Dieu? -- Qu'il la conserve; elle est dans
+les douleurs, elle est malade. -- Ma mère est malade aussi, et
+elle est pauvre. Valérie l'est-elle aussi? -- Non, mon ami;
+voilà ce qu'elle envoie à ta mère. -- Je tirai ma bourse, où il
+y avait heureusement de l'or; il me regarda avec étonnement: --
+Oh! comme vous êtes bon! comme je prierai Dieu et la sainte
+Vierge tous les jours pour vous! et avant pour... Comment
+s'appelle-t-elle? -- Valérie. -- Ah! oui, pour Valérie! -- Ses
+mains se joignirent; il tomba à genoux. Pour moi, sans oser
+proférer une parole, j'élevais aussi mes mains, je baissais
+mes regards vers la tombe; mon coeur était contrit, déchiré; et
+il me sembla que je déposais mon repentir et ses supplices au
+pied de la croix sur laquelle le Carrache avait essayé
+d'exprimer la grandeur du Christ mourant; je voyais devant moi
+ce superbe tableau, faiblement éclairé par le cierge de
+l'enfant.
+
+
+
+
+Lettre XXV.
+
+Venise, le...
+
+
+Toutes mes inquiétudes sont finies; je ne tremble plus pour
+celle qui n'a été qu'un moment, il est vrai, la plus heureuse
+des mères, mais qui existe, qui se porte bien. Oui, Ernest,
+j'ai vu la sensible Valérie, mille fois plus belle, plus
+touchante que jamais, répandre sur son fils les plus douces
+larmes, me le montrer éveillé, endormi, me demander si j'avais
+remarqué tous ses traits, pressentir qu'il aurait le sourire
+de son père, et ne jamais se lasser de l'admirer et de le
+caresser.
+
+Hélas! quelque temps après, ces mêmes yeux ont répandu les
+larmes du deuil et de la douleur la plus amère: le jeune
+Adolphe n'a vécu que quelques instants, et sa mère le pleure
+tous les jours. Cependant elle est résignée; mais elle a perdu
+cette douce gaieté qui suivit ses premiers transports de
+bonheur; la plus profonde mélancolie est empreinte dans ses
+traits; ils ont toujours quelque chose qui peint la douleur.
+En vain le comte cherche à la distraire; ce qui la calme est
+justement ce qui la ramène à Adolphe. Elle a acheté un petit
+terrain qui appartient à des religieuses; ce terrain est à
+Lido, île charmante, près de Venise: c'est là que l'on a
+enterré le fils de Valérie. Le comte a été profondément
+affecté de la perte qu'il a faite; je ne l'ai pas quitté
+pendant son chagrin. Ma douleur si véritable, la manière dont
+je l'exprimais, mes soins assidus ont touché cet homme
+excellent. Il m'a témoigné une tendresse si vive! Je voyais
+qu'il me savait gré d'avoir quitté mon genre de vie solitaire.
+Hélas! il ne saura jamais combien il m'a fallu de courage pour
+la fuir, pour lutter contre ces longues habitudes de mon coeur,
+si douces, si chères! Je ne serai jamais compris. Toi seul,
+Ernest, tu pourras me plaindre, concevoir mes douleurs, et
+pleurer sur moi.
+
+
+
+
+Lettre XXVI.
+
+Venise, le...
+
+
+Explique-moi, Ernest, comment on peut n'aimer Valérie que
+comme on n'aimerait toute autre femme. Hier je me promenais
+avec le comte; nous avons rencontré une femme qui était
+arrêtée devant une boutique du pont de Rialto. -- Voilà une
+bien jolie personne, me dit le comte. -- Je l'ai regardée, et
+sa taille et ses cheveux m'ont rappelé Valérie; j'ai eu envie
+de dire qu'elle ressemblait à la comtesse, mais je craignais
+que ma voix ne me trahît. Cependant, comme il y avait beaucoup
+de bruit sur le pont, et qu'il ne m'observait pas, je le lui
+ai dit. -- Nullement, m'a-t-il répondu, cette femme est
+extrêmement jolie; Valérie a de la jeunesse, de la
+physionomie, mais jamais on ne la remarquera. -- J'éprouvais
+quelque chose de douloureux, non pas que j'eusse besoin que
+d'autres que moi la trouvassent charmante, mais de penser que
+je l'aime avec une passion si violente, qu'elle est pour moi
+le modèle de tous les charmes, de toutes les séductions, et
+que jamais je ne pourrai lui exprimer un seul instant de ma
+vie ce que j'éprouve; je n'osais dire au comte combien je le
+trouvais injuste. -- Au moins, lui dis-je, on ne peut refuser à
+la comtesse le prix des vertus et de la beauté de l'âme. -- Ah!
+sans doute, c'est une excellente femme: ce sera une femme bien
+essentielle, et quand elle aura été plus dans le monde, elle
+sera même extrêmement aimable. --
+
+Quoi! Valérie, tu as besoin de plus de développement pour être
+extrêmement aimable! Ton esprit, ta sensibilité, tes grâces
+enchanteresses ne t'assignent-elles pas déjà la première de
+ces places qu'osent te disputer des femmes légères, qui, avec
+quelques mines, quelques grâces factices et de froides
+imitations de ce charme suprême que la vraie bonté seule
+donne, se croient aimables! Comment peux-tu devenir meilleure,
+toi qui ne respires que pour le bonheur des autres; qui,
+renfermée dans le cercle de tes devoirs, ne comptes tes
+plaisirs que par tes vertus; emploies chaque moment de la vie,
+au lieu de la dissiper, diriges ta maison et la remplis des
+félicités les plus pures! Moi seul, serais-je donc destiné à
+te comprendre, à t'apprécier? et n'aurais-je eu cette faculté
+que pour devenir si malheureux! Ces tristes réflexions avaient
+absorbé mon attention; je marchais silencieusement à côté du
+comte, et je me disais: L'homme ne saura-t-il donc jamais
+jouir du bonheur que le ciel lui donne? Et cet homme si
+distingué, si bien fait pour être heureux par Valérie, ne se
+trouverait-il pas en effet plus à envier et plus heureux qu'un
+autre? Mais pourquoi, me disais-je, faut-il que le bonheur
+soit un délire? Cette ivresse même avec laquelle l'amour le
+juge, ne le dégrade-t-il pas? et ne vois-je pas le comte
+rendre chaque jour le plus beau des hommages à Valérie, lui
+confier son avenir, lui dire qu'elle embellit sa vie, et avoir
+besoin d'elle comme d'un air pur pour respirer? Mais j'avais
+beau me dire tout cela, je finissais toujours par penser: Ah!
+comme je l'aimerais mieux!
+
+
+
+
+Lettre XXVII.
+
+Venise, le...
+
+
+Le comte, tu le sais déjà, redoute pour Valérie les courses
+qu'elle fait à Lido; mais il finit toujours par céder: ses
+affaires l'occupent, et c'est moi qui l'ai accompagnée, avec
+Marie, ces jours-ci. Nous y allâmes la semaine passée. Sa
+douce confiance m'enchante. Elle est si sûre que ce qu'elle
+désire ne trouvera jamais d'opposition de ma part, qu'elle ne
+demande pas: -- Pouvez-vous venir avec moi? -- mais elle me dit:
+-- N'est-ce pas, Gustave, vous viendrez avec moi?
+
+J'ai été à Lido en son absence; j'y ai apporté des arbustes
+enlevés avec soin d'un jardin, et qui ont continué à fleurir:
+j'ai planté des saules d'Amérique et des roses blanches auprès
+du tombeau d'Adolphe. Valérie était fort triste le jour que
+nous devions y aller ensemble. En débarquant à Lido, je la
+voyais oppressée; elle paraissait souffrir beaucoup; ses yeux
+étaient mélancoliquement baissés vers la terre. Nous arrivâmes
+à l'enceinte du couvent; nous passâmes par une grande cour
+abandonnée où l'herbe haute et flétrie par la sécheresse
+embarrassait nos pas. La journée était encore fort chaude,
+quoique nous fussions déjà à la fin d'octobre. Une des soeurs
+du couvent vint nous ouvrir la porte qui donnait sur le petit
+terrain que Valérie a acheté. Valérie l'a remerciée; elle lui
+a pris la main affectueusement, et lui a dit: -- Ma soeur, vous
+devriez remettre une clef à un de mes gondoliers; je vous
+donnerai trop souvent la peine d'ouvrir cette porte. Y a-t-il
+longtemps que vous êtes dans ce couvent? a-t-elle ajouté. --
+Depuis mon enfance. -- Vous ne vous ennuyez pas? -- Oh! jamais;
+la journée ne me paraît pas assez longue. Notre ordre n'est
+pas sévère. Nous avons de très-belles voix dans notre couvent;
+cela nous fait rechercher par beaucoup de monde. -- Mais vous
+ne voyez pas ce monde. -- Je vous demande pardon: nous avons
+beaucoup plus de liberté qu'ailleurs, et, avec la permission
+de l'abbesse, nous pouvons voir les personnes qu'elle admet.
+Les jours de fête, nous ornons l'église de fleurs; nous en
+cultivons de bien belles: nous sommes aussi chargées de
+l'instruction des enfants. -- Aimez-vous les enfants? Demanda
+vivement Valérie. -- Beaucoup, répondit la soeur. -- Dans ce
+moment la cloche appela la religieuse. Valérie était restée à
+la place où elle nous avait quittés; ses yeux la suivirent. --
+Jamais, dit-elle, elle ne connaîtra la douleur de perdre un
+fils bien-aimé! -- Ni les peines de l'amour malheureux!
+ajoutai-je en soupirant. -- Elle paraît si calme! Mais aussi
+elle ne connaît pas toutes les félicités attachées au bonheur
+d'aimer, et il y en a de si grandes! Et puis, Gustave, nous
+reverrons les êtres que nous avons aimés et perdus ici-bas.
+L'amour innocent, l'amitié fidèle, la tendresse maternelle, ne
+continueront-ils pas dans cette autre vie? ne le pensez-vous
+pas, Gustave? me demanda-t-elle avec émotion. -- Je le crois,
+lui répondis-je, profondément ému; -- et, prenant sa main, je
+la mis sur ma poitrine: -- Peut-être alors, lui dis-je, des
+sentiments réprouvés ici-bas oseront-ils se montrer dans toute
+leur pureté, peut-être des coeurs séparés sur cette terre se
+confondront-ils là-bas. Oui; je crois à ces réunions, comme je
+crois à l'immortalité. Les récompenses ou les punitions ne
+peuvent exister sans souvenirs; rien ne continuerait de nous-mêmes
+sans cette faculté. Vous vous rappellerez le bien que
+vous fîtes, Valérie, et vous retrouverez dans votre souvenir
+ceux que votre bienfaisance chercha sur cette terre; vous
+aimerez toujours ceux que vous aimâtes. Pourquoi seriez-vous
+punie par leur absence? O Valérie, la céleste bonté est si
+magnifique! -- Le soleil, en cet instant, jeta sur nous ses
+rayons; la mer en était rougie, ainsi que les Alpes du Tyrol,
+et la terre semblait rajeunie à nos yeux et belle comme
+l'espérance qui nous avait occupés. Nous arrivâmes à
+l'enceinte du tombeau; les arbustes le cachaient: Valérie,
+étonnée de ce changement, se douta que je les avais fait
+planter; elle me remercia d'une voix attendrie, en me disant
+que j'avais réalisé son idée. Nous écartâmes des branches
+touffues d'ébéniers qui avaient fleuri encore une fois dans
+cette automne et quelques branches de saule et d'acacia.
+Valérie fixa ses regards sur la tombe d'Adolphe; ses larmes
+coulèrent; elle leva ses yeux au ciel; je vis ses lèvres se
+remuer doucement, son visage s'embellir de piété; elle priait
+pour son fils. Des voix célestes se mêlèrent à ce moment
+d'attendrissement; les religieuses chantaient de saintes
+strophes qui arrivaient jusqu'à nous, à travers le silence, au
+moment où le soleil se retirait lentement, abandonnant la
+terre et s'éteignant au milieu des vagues, comme la vie de
+l'homme qui s'éteint, qui paraît tomber dans l'abîme des
+ténèbres, pour en ressortir plus belle et plus brillante.
+
+
+
+
+Lettre XXVIII.
+
+Venise, le...
+
+
+Le comte veut distraire Valérie de sa douleur; il craint pour
+sa santé, il trouve qu'elle est maigrie; il veut, dit-on,
+hâter son voyage de Rome et de Naples. Il paraît qu'il n'en a
+point encore parlé à sa femme. C'est mon vieux Erich qui a
+appris du valet de chambre du comte qu'on faisait en secret
+les préparatifs du voyage, afin de surprendre Valérie plus
+agréablement. Ernest, j'ai parlé souvent avec enthousiasme au
+comte de cette belle partie de l'Italie, du désir que j'avais
+de la voir; eh bien, s'il me proposait d'être de ce voyage, je
+refuserais, je refuserais, j'y suis décidé. Est-ce à moi à
+abuser de son inépuisable bonté? Si, par un miracle, je n'ai
+pas encore été le plus méprisable des hommes; si mon secret
+est encore dans mon sein; si l'extrême innocence de Valérie
+m'a mieux servi que ma fragile vertu, l'exposerai-je, ce
+funeste secret, au danger d'un nouveau voyage, à cette
+présence continuelle, à cette dangereuse familiarité? Non,
+non, Ernest, je refuserai; et si je pouvais ne pas le faire,
+après avoir si clairement senti mon devoir, il faudrait ne
+plus m'aimer. O ma mère! du haut de votre céleste séjour,
+jetez un regard sur votre fils! il est bien faible, il s'est
+jeté dans bien des douleurs; mais il aime encore cette vertu,
+cette austère et grande beauté du monde moral, que vos leçons
+et votre exemple gravèrent dans son coeur.
+
+
+
+
+Lettre XXIX.
+
+Venise, le...
+
+
+Toi seul, tu es assez bon, assez indulgent pour lire ce que je
+t'écris, et ne pas sourire de pitié comme ceux qui se croient
+sages et que je déteste.
+
+Hier, dans la sombre rêverie qui enveloppe tous mes jours et
+dans laquelle je ne pense qu'à Valérie et à l'impossibilité
+d'être jamais heureux, je suivais le tumulte de la place
+Saint-Marc; le jour baissait. Le vaste canal de la Judeïca
+était encore rougi des derniers rayons du soir, et les vagues
+murmuraient doucement; je les regardais fixément, arrêté sur
+le quai, quand tout à coup le bruit d'une robe de soie vint me
+tirer de ma rêverie. Elle avait passé si près de moi, que mon
+attention avait été éveillée. Je levai les yeux, et mon coeur
+battit avec violence; la femme qui avait passé près de moi,
+dont je ne pouvais voir les traits, mais dont je voyais encore
+la taille, les cheveux, je crus... je crus que c'était elle;
+le trouble qu'elle m'inspire toujours me retint à ma place; je
+n'osais la suivre, éclaircir mes doutes. Elle avait encore
+l'habillement du matin; le zendale, le mystérieux zendale, qui
+tantôt voile et tantôt cache toute la figure, la grande jupe
+de satin noir, le corset de satin lilas, le même que Valérie
+porte toujours, et que je lui avais encore vu la veille; un
+voile noir enveloppait sa tête et laissait échapper une boucle
+de cheveux cendrés, de ces cheveux qui ne peuvent être qu'à
+Valérie. Est-ce la comtesse? me disais-je. Mais seule, sans
+aucun de ses gens, traversant ce quai, à cette heure, c'est
+impossible; et si, comme elle le fait souvent, elle allait
+chercher l'indigence, Marie, sa chère Marie serait avec elle.
+Tout en observant cette femme, je la suivais machinalement.
+Enfin elle s'est arrêtée devant une maison de bien peu
+d'apparence. Elle a frappé un grand coup de marteau; le jour
+était entièrement tombé. -- Qui est là? cria une voix cassée.
+Ah! c'est toi, Bianca? -- En même temps la porte s'ouvrit, et
+je vis disparaître cette femme. Je restai anéanti de surprise
+à cette place, où me retenaient encore l'étonnement, la
+curiosité et un charme secret. Il faut que je revoie cette
+femme, me disais-je... Quelle étonnante ressemblance! Il
+existe donc encore un être qui a le pouvoir de faire battre
+mon coeur! Mille idées confuses s'associaient à celle-là: si je
+voyais partir Valérie de Venise, si je m'éloignais d'elle,
+comme une loi sévère me l'ordonne, alors il me resterait
+quelque chose qui rendrait mes souvenirs plus vivants, un être
+qui aurait le pouvoir de me retracer l'image de Valérie. Ah!
+sans doute jamais je ne pourrais un seul instant lui être
+infidèle. Mais, comme on voudrait arrêter l'ombre d'un objet
+aimé, quand on ne peut l'arrêter lui-même, ainsi cette femme
+me la rappellera. La nuit était venue, elle était sombre; je
+m'étais assis sous les fenêtres du rez-de-chaussée; je pensais
+à Valérie, quand j'entendis ouvrir une des jalousies; je levai
+la tête, et je vis de la lumière; une femme s'avança, s'assit
+sur la fenêtre; je me doutais que c'était Bianca, et toute ma
+curiosité était revenue. Je sentis, après quelques minutes,
+quelque chose tomber à mes pieds; c'était des écorces d'orange
+que Bianca venait de jeter. Le croirais-tu, Ernest? l'écorce
+d'une orange, le parfum d'un fruit dont l'Italie entière est
+couverte, que je vois, que je sens tous les jours, me fit
+tressaillir, remplit d'une volupté inexprimable tous mes sens.
+Il y avait quinze jours qu'assis auprès de Valérie, sur le
+balcon qui donne sur le grand canal, elle me parla de son
+voyage à Naples et du projet du comte de m'emmener avec lui;
+je sentis mes joues brûlantes et mon coeur battre et défaillir
+tour à tour; tantôt de ravissantes espérances me
+transportaient aux bords de ce rivage enchanté; Valérie était
+à mes côtés, et les félicités du ciel m'environnaient; mais
+bientôt je soupirais, n'osant me livrer à ces images de
+bonheur, forcé à plier sous la terrible loi que me prescrivait
+le devoir, décidé à refuser ce voyage, et n'ayant pas la force
+de prononcer mon propre arrêt. Valérie avait engagé les autres
+à aller souper, se plaignant d'un léger mal de tête, et ne
+voulant manger que quelques oranges qu'elle me pria de lui
+apporter, nous étions restés seuls; j'étais assis à ses pieds
+sur un des carreaux de son ottomane; je me livrais à la
+volupté d'entendre sa voix me dépeindre tous les plaisirs
+qu'elle se promettait de ce voyage; mon imagination suivait
+vaguement ses pas; et l'instant où je la voyais s'éloigner de
+moi jetait un voile mélancolique sur toutes ces images. --
+Bientôt, dit-elle, nous verrons Pausilippe, et ce beau ciel
+que vous aimez tant. -- Impatientée de ce que je ne partageais
+pas assez vivement ce qui l'enchantait, elle me jeta quelques
+écorces d'oranges. J'en vis une que ses lèvres avaient
+touchée, je l'approchai des miennes; un frisson délicieux me
+fit tressaillir; je recueillis ces écorces; je respirai leur
+parfum; il me semblait que l'avenir venait se mêler à mes
+présentes délices; la douce familiarité de Valérie, sa bonté,
+l'idée de ne la quitter que pour peu de temps, tout fit de ce
+moment un moment ravissant. Je me disais qu'au sein des
+privations, condamné à un éternel silence, j'étais encore
+heureux, puisque je pouvais sentir cet amour, dont les
+moindres faveurs surpassaient toutes les voluptés des autres
+sentiments.
+
+Voilà, mon ami, voilà le souvenir qui ce soir revint avec tant
+de charme; et, quand, assis sous le même ciel qui nous avait
+couverts, Valérie et moi, environné d'obscurité et de l'air
+tiède et suave de l'Italie, le coeur toujours plein d'elle, je
+sentis ce même parfum, dis-moi, mon Ernest, quand tout se
+réunissait pour favoriser mon illusion et me rappeler ce
+moment magique, mon délire était-il donc si étonnant?
+
+
+
+
+Lettre XXX.
+
+Venise, le...
+
+
+Elle est partie, je te l'ai déjà dit; je te le répète, parce
+que cette pensée est toujours là pour appesantir mon
+existence. Il me semble que je traîne après moi des siècles
+dans ces espaces qu'on nomme des jours. Je ne souffre que de
+cet ennui, qui est un mal affreux, de cet ennui insurmontable,
+qui place dans une vaste uniformité tous les instants comme
+tous les objets. Rien ne m'émeut, pas même son idée. Je me
+dis: Elle n'est plus là; mais à peine ai-je la force de la
+regretter; je me sens mort au dedans de moi, quoique je marche
+et que je respire encore. Quelle est donc cette terrible
+maladie, cette langueur qui me fait croire que je ne suis plus
+susceptible de passion, ni même d'un intérêt vif, qui me
+ferait envier les hommes les plus médiocres, seulement parce
+qu'ils ont l'air d'attacher du prix aux choses qui n'en ont
+point? Quand la nature, et sa grandeur, et son silence me
+parlaient, était-elle autre qu'elle n'est aujourd'hui? Où
+sont-elles, les voix de la montagne, des torrents, des forêts?
+Sont-elles éteintes? ou bien l'homme porte-t-il en lui, avec
+la faculté de mesurer la grandeur, le pouvoir de rêver aussi
+d'ineffables harmonies? Ah! sans doute il est un langage
+vivant au dedans de nous-mêmes, qui nous fait entendre tous
+ces secrets langages. Les ondes deviennent pittoresques en
+réfléchissant de beaux paysages; mais, pour les réfléchir, il
+faut qu'elles soient pures.
+
+Il semble qu'un ouragan ait passé au dedans de moi et y ait
+tout dévasté; et cet amour, qui crée des enchantements, n'a
+laissé après lui, pour moi, qu'un désert.
+
+Je sens que je m'abandonne moi-même. Quand je la voyais,
+j'étais souvent malheureux. Forcé de lui cacher mon amour,
+comme on cache un délit, je voyais un autre en être aimé,
+suffire à son bonheur, et cet autre était un bienfaiteur, un
+père, que je craignais d'outrager; et je sentais en moi un
+autre empire, une force de passion qui me rejetait dans un
+coupable vertige. Ainsi, forcé de les aimer tous deux, ne
+pouvant échapper à aucun de ces deux ascendants, ma vie était
+une lutte continuelle; mais, au milieu des vagues, je
+m'efforçais encore d'atteindre l'un ou l'autre rivage. L'un,
+escarpé et sévère, m'effrayait; mais je voyais la vertu me
+tendre la main, et il y avait quelque chose en moi qui, dès
+mes plus jeunes années, m'animait pour elle. L'autre rivage
+était comme une de ces belles îles jetées sur des mers
+lointaines, dont les parfums viennent enivrer le voyageur,
+avant même qu'il les aperçoive. Je fermais les yeux, je
+perdais la respiration, et la volupté m'entraînait comme un
+faible enfant; mais dans ces courts instants, au moins,
+j'avais le bonheur de l'ivresse, qui ne compte pas avec la
+raison. Sans doute, je me réveillais, et c'était pour
+souffrir; mais, dans ces jours de danger et souvent de
+douleurs, j'étais soutenu par une activité, par une fièvre de
+passion, par des moments d'orgueil, par des moments plus beaux
+de défiance, et que la vertu réclamait: mon existence se
+composait de grandes émotions et le souffle de Valérie,
+quelque chose qui arrivât, m'environnait, et m'empêchait de
+m'éteindre comme à présent.
+
+
+
+
+Lettre XXXI.
+
+Venise, le...
+
+
+Il y a bien longtemps, mon ami, que je ne t'ai écrit; mais
+qu'avais-je à te dire? Parle-t-on d'un rivage abandonné, où
+tout attriste, d'où les eaux vives se sont retirées, et sur
+lequel a passé le vent de la destruction, qui a tout desséché?
+Mais, actuellement que l'espérance d'être moins malheureux est
+venue derechef visiter mon âme, je pense à toi, toi, dont
+l'amitié jeta de si beaux rayons dans ma vie; toi, que
+j'aimais dans cet âge qui prépare aux longues affections, dans
+l'enfance, où le coeur n'a été rétréci par rien.
+
+Ernest, je suis moins malheureux: que dis-je? je ne le suis
+plus. Je vis, je respire librement; je pense, je sens, j'agis
+pour elle: et si tu savais ce qui a produit cet énorme
+changement! Une pensée d'elle est venue me toucher, à cent
+lieues de distance. Il m'a semblé qu'elle reprenait des rênes
+abandonnées, qu'elle se chargeait de ma conduite, et j'ai
+soulevé ma tête, un sang plus chaud a circulé dans mes veines,
+une douce fierté a relevé mon regard abaissé vers la terre.
+
+Il y a eu hier deux mois qu'elle est partie. On est venu me
+demander à l'hôtel, pour me dire qu'il y avait à la douane des
+caisses de Florence, avec une lettre de la comtesse, qu'on me
+priait de réclamer moi-même. A ces mots, je sentis le reste de
+mon sang se porter à mon coeur en battements précipités et
+inégaux; j'éprouvais une impatience qui contrastait bien avec
+mon état; j'étais si faible qu'à peine pouvais-je m'habiller,
+et mes yeux voyaient tous les objets doubles. Enfin, j'ai
+suivi mon conducteur. J'ai trouvé la lettre; mais je n'ai osé
+la lire, de peur de me trouver mal, et je la serrais
+convulsivement dans mes doigts; et quand je pus me dérober à
+la vue des commis, je la portai à mes lèvres. Je pris une
+gondole; j'embarquai les caisses; j'allai tout près de là dans
+un jardin solitaire, et je m'étendis sous un laurier: déjà
+sensible aux douces émotions, je laissais venir sur ma tête
+les rayons du soleil, qui allait se coucher dans la mer; je
+comptais déjà avec les plaisirs, et, puisque je vivais depuis
+deux instants, je voulais déjà vivre heureux. Voilà bien
+l'homme! Et qu'est-ce qui m'avait tiré de cet état de stupeur?
+Une feuille de papier. Je ne savais encore ce qu'elle
+contenait, n'importe: avec elle étaient revenus mes souvenirs,
+mon imagination; c'était Valérie qui l'avait touchée, c'était
+elle qui avait pensé à moi. Longtemps je ne pus lire; des
+nuages épais couvraient mes yeux; quelquefois je frissonnais,
+et je me disais: -- Peut-être le comte a-t-il été rappelé et ne
+reviendra-t-il pas à Venise. -- Quand je pus lire, je cherchai
+les dernières lignes, pour voir s'il n'y avait rien
+d'extraordinaire, si elles ne disaient pas un plus long
+adieu... je vis: -- Faites suspendre mon portrait dans le petit
+salon jaune où nous prenons le thé.
+
+Oh! quels moments d'enivrante extase! Valérie, je reverrai tes
+traits chéris, je pourrai les voir à toute heure! Le matin,
+quand l'aube encore douteuse n'aura paru que pour moi, je
+volerai à ce salon chéri, ou plutôt, ignoré du reste de la
+maison, j'y passerai les nuits, je croirai voir ton regard sur
+moi, et tu viendras encore, comme un esprit bienfaisant, dans
+mes songes. Mon ami, malgré moi il faut que je finisse; je
+suis trop faible pour écrire de longues lettres.
+
+
+
+
+Lettre XXXII.
+
+Venise, le...
+
+
+Voilà la copie de la lettre de Valérie; ne pouvant dormir, je
+l'ai transcrite pour toi, mon ami. Quelle nuit délicieuse je
+viens de passer! Je me suis établi dans le petit salon jaune:
+j'y avais fait placer le portrait de Valérie; mais tu ignores
+encore ce qu'il y a d'enchanteur pour moi dans ce tableau,
+peint par Angelica; je veux que, toi-même, tu l'apprennes dans
+les paroles ingénues et presque tendres de Valérie. Reviens
+avec moi au salon, Ernest. Au-dessous du tableau, qui occupe
+une grande place, est une ottomane de toile des Indes: je m'y
+suis assis; j'ai fait du feu; j'ai mis auprès de l'ottomane un
+grand oranger que Valérie aimait beaucoup; j'ai arrangé la
+table à thé; j'en ai pris comme j'en prenais avec elle, car
+elle l'aime passionnément. Le parfum du thé et de l'oranger,
+la place où elle était assise, et où je n'ai eu garde de
+m'asseoir, croyant la voir occupée par elle, tout m'a rappelé
+ce temps de ravissants souvenirs... Je suis resté comme cela
+jusqu'à deux heures du matin, et puis j'ai lentement copié sa
+lettre, m'arrêtant à chaque ligne, comme on s'arrête en
+revoyant, après une longue absence, son lieu natal, à chaque
+place qui vous parle du passé.
+
+
+COPIE DE LA LETTRE DE VALERIE.
+
+
+"Vous n'avez pas cru, bon et aimable Gustave, que vos amis
+aient pu vous oublier au milieu de leur bonheur. Si j'ai tardé
+si longtemps à vous écrire, c'est que j'ai voulu vous faire
+plus d'un plaisir à la fois; et je savais que mon portrait
+vous en ferait, surtout parce qu'il vous rappellerait des
+moments que vous aimiez. J'ai donc retardé ma lettre, et vous
+avez aujourd'hui les traits de Valérie; vous avez les
+souvenirs de Lido, et ces paroles, que je voudrais rendre
+touchantes, par l'amitié si vraie que j'ai pour vous.
+
+"Que n'ai-je, comme vous ou comme mon mari, étudié l'histoire
+et les arts, pour vous parler plus dignement de tout ce que je
+vois! Mais je ne suis qu'une ignorante; et si j'ai senti, ce
+n'est pas parce que je sais penser, c'est parce qu'il y a des
+choses si belles qu'elles vous transportent, et qu'elles
+semblent éveiller en vous une faculté qui vous avertit que
+c'est là la beauté. Je vous écris de Florence, qui est, dit-on,
+la ville des arts. Ah! la nature l'a bien adoptée! Aussi,
+que de fois j'ai rêvé aux bords de l'Arno et sous les épais
+ombrages des Caccines! Cela m'a rappelé nos promenades de Sala
+et près de Vérone. Il n'y a pas de cirque ici; mais que de
+monuments appellent l'attention! que d'écoles différentes ont
+envoyé leurs chefs-d'oeuvre! C'est ici aussi que vivent la
+Vénus et le jeune Apollon; on peut réellement dire qu'ils
+vivent; ils sont si purs, si jeunes, si aimables! Ne sachant
+rien dire moi-même, il faut que je vous rende ce que disait
+mon mari: que la Vénus est belle; et l'on sent pourtant que,
+s'il y avait une femme comme celle-là, les autres n'en
+pourraient être jalouses. Elle a si bien l'air de s'ignorer,
+d'être étonnée d'elle-même! Sa pudeur la voile; quelque chose
+de céleste couvre ses formes; et elle intimide en paraissant
+demander de l'indulgence. J'ai été à la fameuse galerie du
+grand duc; j'y ai vu la Madona della Seggiola, de Raphaël; mes
+regards se sont pénétrés de sa haute beauté. Quel céleste
+amour remplit ses traits si purs! Un saint respect, un doux
+ravissement sont entrés dans mon coeur.
+
+"J'ai vu, non loin d'elle, un tableau d'un maître peu connu;
+c'était un berceau et une jeune femme assise à côté. Soudain
+je me suis prise à pleurer, et j'ai pensé à mon fils et aux
+douces félicités que j'avais rêvées si souvent: je me suis
+retracé ce berceau où je ne l'ai couché que deux fois; ce
+berceau que je m'étais si délicieusement peint, tantôt éclairé
+par le premier rayon du soleil, et mon enfant dormant, tantôt
+moi-même m'arrachant au sommeil, murmurant sur lui de douces
+paroles pour l'endormir; et je me disais: "O mon jeune
+Adolphe! tu es tombé de mon sein comme une fleur de deux
+matins, et tu es tombé dans le cercueil! et mes yeux ne te
+verront plus sourire!" Et je me suis retirée dans l'embrasure
+d'une fenêtre, où j'ai abondamment pleuré, cherchant à cacher
+mes larmes. Mon mari, qui est survenu, a voulu me consoler.
+Vous savez combien cet être si aimable, si excellent, a de
+pouvoir sur moi; mais ma douleur ne m'en a pas moins aussi
+ramenée à votre souvenir, à votre infatigable patience. Oh!
+comme vous cherchiez toujours à calmer mes peines! comme vous
+me parliez toujours de mon Adolphe! Je n'ai rien oublié,
+Gustave. Je vous vois encore, à Lido, changer mon aride
+douleur en larmes mélancoliques, et cueillir auprès du tombeau
+de mon fils les roses que vous y aviez fait croître: ces
+fleurs, si souvent destinées au bonheur, me paraissaient mille
+fois plus belles par le triste contraste même de leur beauté
+et de la mort; tant la pensée qui touche l'âme embellit tout!
+
+"Ces chers et tristes souvenirs m'ont donné le désir de les
+arrêter encore, de les fixer, et, si je quitte une fois Venise
+et la place où dort mon Adolphe, de les emporter dans une
+terre où ils me rappelleront vivement Lido.
+
+"Mon mari désirait depuis longtemps avoir mon portrait, fait
+par la fameuse Angelica, et j'ai pensé qu'un tableau tel que
+j'en avais l'idée pouvait réunir nos deux projets. Ma pensée a
+merveilleusement réussi; jugez-en vous même. N'est-ce pas
+Valérie, telle qu'elle était assise si souvent à Lido; la mer
+se brisant dans le lointain, comme sur la côte où je jouais
+dans mon enfance; le ciel vaporeux; les nuages roses du soir,
+dans lesquels je croyais voir la jeune âme de mon fils; cette
+pierre qui couvre ses formes charmantes, maintenant, hélas!
+décomposées; et ce saule si triste, inclinant sa tête, comme
+s'il sentait ma douleur; et ces grappes de cytise, qui
+caressent en tombant la pierre de la mort; et, dans le fond,
+cette antique abbaye où vivent de saintes filles, qui ne
+seront jamais mères, dont la voix nous paraissait la musique
+des anges; n'est-ce pas le tableau fidèle de cette scène
+d'attendrissante douleur? Quelque chose y manque encore: c'est
+l'ami qui consolait Valérie et ne l'abandonnait pas à sa morne
+douleur; c'est Gustave. Peut-il la croire assez ingrate pour
+l'avoir oublié? Valérie ne pouvait le placer lui-même dans le
+tableau; mais il y est pourtant, il s'y reconnaîtra. Qu'il se
+rappelle le 15 novembre, où j'étais allée seule à Lido, où,
+dans une sombre tristesse, mes yeux restaient attachés sur la
+tombe d'Adolphe: Gustave accourut; il apportait un jeune
+arbuste, qu'il voulait planter près de cette place; il avait
+aussi des lilas noués dans un mouchoir: il savait combien
+j'aimais cette fleur hâtive et douce, et ses soins en avaient
+obtenu quelques-unes de la saison même qui les refuse presque
+toujours. Leur parfum me réveilla de ma sombre rêverie! je vis
+Gustave si heureux de m'en apporter, que je ne pus m'empêcher
+de lui sourire pour l'en remercier; et Gustave retrouvera dans
+le tableau, près de la place où je suis assise, un mouchoir
+noué d'où s'échappent des lilas, et son nom tracé sur le
+mouchoir.
+
+"Je vous envoie aussi une très-belle table de marbre de
+Carrare, rose comme la jeunesse, et veinée de noir comme la
+vie; faites-la placer sur le tombeau de mon fils. Elle n'a que
+cette simple inscription: _Ici dort Adolphe de M..., du double
+sommeil de l'innocence et de la mort_.
+
+"Je vous envoie aussi de jeunes arbustes que j'ai trouvés dans
+la Villa-Médicis, qui viennent des îles du Sud et fleurissent
+plus tard que ceux que nous avons déjà: en les couvrant avec
+précaution l'hiver, ils ne périront pas, et nous aurons encore
+des fleurs quand les autres seront tombées.
+
+"Mon mari vous écrira de Rome: il vous envoie deux vues de
+Volpato. Faites placer mon portrait dans le petit salon jaune,
+où nous prenons le thé ordinairement. "
+
+
+Eh bien, Ernest, que dis-tu de cette charmante lettre, si
+enivrante pour moi et pourtant si pure? Que je serais le plus
+abject des hommes, si je pensais à Valérie autrement qu'avec
+la plus profonde vénération! Qu'elle est touchante, cette
+lettre! Qu'elle est belle, l'âme de Valérie, de celle qui
+daigne être ma soeur, mon amie! et qu'il serait lâche celui
+dont la passion ne s'arrêterait respectueusement devant cet
+ange, qui ne semble vivre que pour la vertu et la tendresse
+maternelle!
+
+
+
+
+Lettre XXXIII.
+
+Venise, le...
+
+
+J'ai repris ma santé; au moins, je suis mieux. Je m'occupe de
+mes devoirs, et mes jours ne se passent pas sans que je ne
+compte même de grands plaisirs. Chaque matin je visite le
+tableau; je me remplis de cette douce contemplation; je
+retrouve Valérie: il me semble, dans ces heures d'amour et de
+superstition, qu'elle me voit, qu'elle m'ordonne de ne pas me
+livrer à une honteuse oisiveté, à un lâche découragement, et
+je travaille.
+
+Cette maison, qui me paraissait si triste depuis qu'elle est
+partie, est redevenue une habitation délicieuse, depuis que je
+suis souvent dans le salon jaune; la ressemblance du portrait
+est frappante: ce sont absolument ses traits, c'est
+l'expression de son âme, ce sont ses formes. Il m'arrive
+quelquefois de lui parler, de lui rendre compte de ce que j'ai
+fait. Je retourne souvent à Lido. J'ai planté les arbustes
+qu'elle m'a envoyés; j'ai fait mettre aussi la pierre sur le
+tombeau d'Adolphe. Hier je suis resté fort tard à Lido; j'ai
+vu la lune se lever. Je me suis assis au bord de la mer; j'ai
+repassé lentement toute cette époque qui contient ma vie,
+depuis que je connais Valérie: je me suis retracé ces soirées
+où, assis ensemble, nous entendions murmurer le jonc flétri
+autour de nous; où la lune jetait une douteuse et pâle clarté
+sur les ondes, sur les nacelles des pêcheurs; où sa timide
+lueur arrivait en tremblant entre les feuilles de quelques
+vieux mûriers, comme mes paroles arrivaient en tremblant sur
+mes lèvres et parlaient à Valérie d'un autre amour. Alors
+aussi les filles de sainte Thérèse entonnèrent de saints
+cantiques; et ces voix, réservées pour le ciel seul, arrivant
+tranquillement à nous, conjurèrent l'orage de mon sein, comme
+autrefois le divin législateur des chrétiens conjurait la
+tempête de la mer et ordonnait aux vagues de se calmer. Tout
+cela m'est revenu dans cette mémoire que nous portons dans
+notre coeur, et qui n'est jamais sans larmes et sans doux
+attendrissement.
+
+Peut-être ne devrais-je pas penser ainsi à Valérie, revenir à
+elle par tous les objets qui me la retracent; je le sens bien:
+il n'est pas prudent de chercher le calme par ces chemins
+dangereux.
+
+Mais, enfin, l'essentiel n'est-il pas de me retrouver
+moi-même? et, avant de jeter le passé dans l'abîme de l'oubli, ne
+faut-il pas chercher à acquérir des forces? Si je faisais
+chaque jour seulement un pas, si je pouvais m'habituer à la
+chérir tranquillement... Oui, je te le promets, Ernest, je le
+ferai, ce pas qui, en m'éloignant d'elle, m'en rapprochera et
+me rendra digne de son estime et de la tienne.
+
+
+
+
+Lettre XXXIV.
+
+ERNEST A GUSTAVE.
+
+H, le 26 janvier.
+
+
+Je suis en Scanie, cher Gustave; j'ai quitté Stockholm, et,
+pour retourner chez moi, j'ai passé par tes domaines. J'ai
+fait le voyage avec l'extrême vitesse que permet la saison:
+mon traîneau a volé sur les neiges. Hélas! pourquoi ce
+mouvement si rapide ne me rapprochait-il pas de toi? Depuis
+près de deux mois j'ignore ce que tu fais, et cela ajoute
+encore aux chagrins de l'absence. Je sais, d'ailleurs, combien
+le départ de Valérie t'a affligé. Pauvre ami! que fais-tu?
+Hélas! je le demande en vain à la nature engourdie autour de
+moi; mon coeur même, mon coeur si brûlant d'amitié, ne me répond
+pas quand je l'interroge sur ton sort: il me présage je ne
+sais quoi de triste et même de sombre. Gustave, Gustave, tu
+m'effraies souvent... Je voudrais partir, te voir, me rassurer
+sur ta destinée. Cher ami, je le sens, je ne puis plus vivre
+sans toi... J'irai t'arracher à ces funestes lieux. Tu le
+sais, sous cette apparence de calme, ton ami porte un coeur
+sensible, et c'est peut-être cette même sensibilité qui a
+trouvé dans l'amitié de quoi suffire doucement à mon coeur.
+
+Je continuerai ma lettre demain; je t'écrirai du château de
+tes pères, et, ne pouvant être avec toi, je visiterai ces
+lieux témoins de nos premiers plaisirs.
+
+
+Je t'écris de ta chambre même, que j'ai fait ouvrir, et dans
+laquelle j'ai encore trouvé mille choses à toi; j'ai tout
+regardé, ton fusil, tes livres: il me semblait que j'étais
+seul au monde avec tous ces objets. J'ai feuilleté un de tes
+philosophes favoris; il parlait du courage, il enseignait à
+supporter les peines, mais il ne me consolait pas, je l'ai
+laissé là; puis j'ai ouvert la porte qui donne sur la
+terrasse, je suis sorti. La nuit était claire et très-froide;
+des milliers d'étoiles brillaient au firmament. J'ai pensé
+combien de fois nous nous étions promenés ensemble, regardant
+le ciel, oubliant le froid, cherchant parmi les astres la
+couronne d'Ariane, dont l'amour et les malheurs te touchaient
+tant, et l'étoile polaire, et Castor et Pollux, qui s'aimaient
+comme nous: leur amitié fut éternisée par la fable; la nôtre,
+disions-nous, le sera aussi, parce que rien de ce qui est
+grand et beau ne périt. Je me rappelais nos conversations, et
+je sentis mon coeur apaisé. La nature seule unit à sa grandeur
+ce calme qui se communique toujours, tandis que les plus beaux
+ouvrages de l'art nous fatiguent quand ils ne nous montrent
+que l'histoire des hommes.
+
+Je rentrai dans ta chambre; combien je fus touché, Gustave, en
+trouvant dans ton bureau ouvert un monument de ta
+bienfaisance, un fragment de billet: je le copie, afin que ton
+coeur, flétri par le chagrin, se repose doucement pendant
+quelques instants(1) [(1) Ce fragment ne s'est pas retrouvé].
+
+Gustave, ces lignes achevèrent de m'attendrir; un besoin
+inexprimable de te serrer contre mon coeur, qui sait si bien
+t'aimer, me donnait une agitation que je ne pouvais calmer,
+que tout augmentait dans ce lieu si rempli de ton souvenir. Je
+descendis dans la grande cour du château; je traversai ces
+vastes corridors, jadis si animés par nos jeux et ceux de nos
+compagnons, maintenant déserts et silencieux; je passai devant
+la loge aux renards, et je me rappelai, en voyant ces animaux,
+le jour où, par mon imprudence l'un d'eux te blessa
+dangereusement.
+Je saisis les barreaux de la grille, et je les regardai
+s'agiter et courir çà et là. Hector, ce beau chien danois si
+fidèle, arriva, me vit, et tourna autour de moi en signe de
+reconnaissance; je pris ses larges oreilles, je le caressai,
+en pensant qu'il t'aimait, qu'il ne t'avait sûrement pas
+oublié; et soudain une idée, dont tu riras, me passa par la
+tête: je courus à ta chambre, où j'avais encore vu un de tes
+habits de chasse; je l'apportai à Hector en le lui faisant
+flairer, et je crus voir que ce bon chien le reconnaissait. Ce
+qu'il y a de sûr, c'est qu'il mit ses pattes sur l'habit,
+remua la queue et donna toutes les démonstrations de la joie,
+auxquelles il mêla quelques sons plaintifs. Ce spectacle
+m'attendrit tellement, que je pressai la tête de cet animal
+contre mon sein et sentis couler mes larmes.
+
+Adieu, Ernest, je pars pour le presbytère de ***, d'où je
+t'écrirai dans quelques jours.
+
+
+J'ai été au presbytère; j'ai revu notre respectable ami le
+vieux pasteur et ses charmantes filles. Le croirais-tu? Hélène
+se marie demain, et j'ai promis d'assister à ses noces.
+J'arrivai à six heures du soir à cette paisible maison; un
+vaste horizon de neige m'éclairait assez pour me conduire, car
+il faisait déjà nuit quand je partis. Mon traîneau fendait
+l'air; les lumières du presbytère me guidaient, et je dirigeai
+ma course par le lac, où de jeunes mélèzes m'indiquaient le
+chemin que je devais suivre; car tu sais combien ce lac est
+dangereux par les sources qui s'y trouvent et qui l'empêchent
+de geler également partout. Le silence de la nuit et de ces
+eaux enchaînées me faisait entendre chaque pas des chevaux et
+laissait arriver jusqu'à moi le bruit des sonnettes d'autres
+chevaux de paysans qui regagnaient les hameaux, et auquel se
+mêlaient de temps en temps la voix rauque et solitaire de
+quelques loups de la forêt voisine; j'en vis un passer devant
+mon traîneau, il s'arrêta à quelque distance, mais il n'osa
+m'attaquer.
+
+Quand j'arrivai au presbytère, je vis une quantité de
+traîneaux sous le hangar, près de la maison, avec de larges
+peaux d'ours qui les couvraient, et qui me firent juger qu'ils
+n'appartenaient pas à des paysans; je trouvai le corridor
+très-éclairé, couvert d'un sable fin et blanc, et jonché de
+feuilles de mélèze et d'herbes odorantes: j'eus à peine le
+temps de retirer mon énorme wishoura, que la porte s'ouvrit et
+me laissa voir une nombreuse compagnie. Le vieux pasteur me
+reçut avec une touchante cordialité; il se réjouit beaucoup de
+me revoir. La jeune soeur d'Hélène vint me présenter les
+liqueurs faites par elle-même, et des fruits séchés; et le
+vieillard ensuite me fit faire la connaissance d'un jeune
+homme de bonne mine, en me disant: -- Voilà mon gendre futur;
+demain il épouse Hélène. -- A ces mots, je sentis quelques
+battements de coeur. Tu sais combien la jeune Hélène me plut.
+J'avais été bien près de l'aimer; et l'idée que ma mère
+n'approuverait jamais une union entre elle et moi me donna la
+force de combattre tout de suite un sentiment qui ne demandait
+qu'à se développer. La raison m'avait ordonné de la quitter;
+mais, dans cet instant, tous ces aimables souvenirs revinrent
+à ma mémoire, et je me rappelai vivement cet été tout entier
+passé avec elle. Hélène s'approcha de moi, sur l'ordre de son
+père; elle me salua une seconde fois, et avec plus de timidité
+que la première. Le vieillard fit apporter du vin de Malaga,
+qu'on versa dans une coupe d'argent, pour me faire boire,
+selon l'usage, à la santé des futurs époux. Hélène, pour
+suivre encore la coutume, porta cette coupe à ses lèvres, puis
+elle me la présenta en baissant les yeux. Je rougis, Gustave,
+je rougis prodigieusement. Je me rappelai qu'autrefois, quand
+j'étais à table auprès d'Hélène, et que cette même coupe
+faisait la ronde, mes lèvres cherchaient la trace des siennes:
+maintenant, tout m'ordonnait une conduite opposée. Ma jeune
+amie s'en aperçut, et je vis ce front si pur se couvrir aussi
+de rougeur. Je sortis précipitamment et fis quelques tours de
+promenade dans le petit jardin, où je vis encore des arbres
+que nous avions plantés ensemble. La lune s'était levée;
+j'étais redevenu calme comme elle: je m'applaudis de n'avoir
+pas troublé le coeur d'Hélène par une passion qui aurait pu
+être douloureusement traversée, de n'avoir pas aussi affligé
+ma mère; et je me composai, du bonheur d'Hélène, que je voyais
+déjà heureuse épouse et mère, une suite d'images qui me
+consolaient de ce que j'avais perdu.
+
+Adieu, Gustave. Que n'es-tu ici au milieu de ces scènes naïves
+et tranquilles! ou que ne suis-je près de toi pour adoucir tes
+maux!
+
+
+
+
+Lettre XXXV.
+
+Venise, le...
+
+
+Ce jour est un jour de bonheur pour ton ami. J'ai reçu ta
+lettre, cher Ernest, en même temps que j'en recevais une du
+comte. Il semblait que l'amitié eût choisi cette journée pour
+l'embellir de tous ses bienfaits. Et quand ton coeur me
+ramenait en Suède, au milieu de tant de tableaux où
+s'enlaçaient et les souvenirs de la patrie et ceux des
+affections plus chères encore, le comte me transportait à son
+tour au milieu de ces merveilleuses créations du génie, de ces
+antiques souvenirs d'où l'histoire semble sortir toute vivante
+pour nous raconter encore ce que d'autres siècles ont vu. Il
+faut, Ernest, que tu partages ce que j'ai éprouvé, et je
+t'envoie des fragments des endroits qui m'ont le plus
+intéressé. Je ne veux point toucher au passage qui peint la
+constante affection du comte; tu verras comme il me juge et
+comme j'en suis aimé.
+
+
+FRAGMENT DE LA LETTRE DU COMTE A GUSTAVE.
+
+
+"Je ne sais par où commencer, Gustave. Au milieu de tant de
+beautés, mon âme s'arrête indécise; elle voudrait vous
+conduire partout, vous faire partager ses plaisirs, et offrir
+du moins à votre imagination quelques esquisses de ces
+tableaux que vous n'avez pas voulu voir avec moi.
+
+"Mais comment vous rendre ce que j'admire? Comment parler de
+cette terre aimée de la nature, de cette terre toujours jeune,
+toujours parée, au milieu des antiques débris qui la couvrent?
+Vous le savez, deux fois mère des arts, la superbe Italie ne
+reçut pas seulement toutes les magnifiques dépouilles du
+monde; magnifique à son tour, elle donna aussi de nouvelles
+merveilles et de nouveaux chefs-d'oeuvre à l'univers. Ses
+monuments ont vu passer les siècles, disparaître les nations,
+s'éteindre les races, et leur muette grandeur parlera encore
+longtemps aux races futures.
+
+"Le temps a dévoré ces générations qui nous étonnèrent; les
+fortes pensées, les mâles vertus de l'antique Rome, et sa
+barbare grandeur, tout a disparu; la mémoire seule plane
+silencieusement sur ces campagnes: tantôt elle appelle de
+grands noms, tantôt elle cite des cendres coupables, dessine
+ces scènes gigantesques où se mêlent le triomphe et la mort,
+les fêtes et les douleurs, le pouvoir et l'esclavage; ces
+scènes où Rome donna des lois, régna sur l'univers et périt
+par ses victoires mêmes.
+
+"Le voyageur alors aime à rêver sur les ruines du monde; mais,
+fatigué d'interroger la poussière des conquérants, sur
+laquelle il croit voir encore peser tant de calamités, il
+cherche, dans des bosquets tranquilles ou près d'un monument
+consolateur élevé par la religion, il cherche les restes de
+ces hommes qui, dans le siècle des Médicis, donnèrent à
+l'Italie une nouvelle splendeur, qui parlèrent à leurs frères
+un langage simple et céleste. Nous croyons les voir consacrer
+les arts à élever l'âme, à la rapprocher d'un bonheur plus
+pur, et essayer en tremblant de rendre les saintes beautés qui
+les transportent.
+"La peinture, la poésie et la musique, se tenant par la main
+comme les Grâces, vinrent une seconde fois charmer les
+mortels; mais ce ne fut plus, comme dans la fable, en
+s'associant à de folles absurdités. Ces pudiques et charmantes
+soeurs avaient apporté des traits célestes, et, en souriant à
+la terre, elles regardaient le ciel; et les arts alors se
+vouèrent à une religion épurée, austère, mais consolante, et
+qui donna aux hommes les vertus qui font leur bonheur.
+
+
+"Ici s'élevèrent aussi le Dante et Michel-Ange, comme des
+prophètes qui annoncèrent toute la splendeur de la religion
+catholique. Le premier chanta ses vers pompeux et mystiques
+qui nous remplissent de terreur; l'autre, avec une grâce
+sauvage qui ne reconnaît de loi que celle qu'elle créa elle-même,
+conçut ces formes grandes et hardies qu'il revêtit d'une
+beauté sévère; il s'abîme dans les secrets de la religion, il
+épuise l'effroi, il fait fuir le temps et laisse enfin à l'art
+étonné son miracle du jugement dernier.
+
+"Mais que j'aime surtout son génie, quand il se dépose dans
+cette grande conception, dans ce temple dont la vaste
+immensité appelle pensée sur pensée, et qu'un siècle entier
+construisit lentement! Des rochers ont été arrachés à la
+nature, de froides carrières ont été dévastées, d'innombrables
+mains ont travaillé à assembler ces pierres, et se sont
+engourdies elles-mêmes; mais où est-il celui qui donna une
+pensée à tout cela? qui dit à ces magnifiques colonnes de
+s'élever? qui fit la loi à cette énorme coupole et la fit
+obéir à sa téméraire conception? qui réalisa ainsi cet
+incroyable rêve par un art pieux et les secours de ces
+pontifes qui portèrent la triple couronne? Hélas! il a passé
+aussi, l'auteur de ces merveilles, et, comme lui les pontifes
+se sont levés lentement de leurs sièges sacrés; ils ont déposé
+leur tiare et ont passé sous tes voûtes, sublime monument,
+majestueux Saint-Pierre! toi qui, créé par des hommes, as vu
+s'effacer la race de tes créateurs, et qui verras encore,
+pendant des siècles, les générations plier religieusement sous
+tes dômes." (Tick.)
+
+
+"Vous voyez, Gustave, combien je me suis laissé entraîner; et,
+pourtant, de combien de choses encore je voudrais vous parler!
+
+"Suivez-moi. Voyez, près de là où dorment d'ambitieux Césars,
+veiller d'humbles filles qui ont renoncé à tout; voyez, sous
+l'arc du triomphateur, l'araignée filer silencieusement sa
+toile. C'est au pied de ce Capitole, où vinrent expirer tant
+d'empires que j'ai lu Tite-Live; c'est aussi du rivage où je
+considérais Caprée que j'aimais à lire Tacite et à voir
+l'affreux Tibère, par un juste châtiment de la Providence,
+forger son propre malheur en forgeant celui des autres, et
+écrire au sénat qu'il était le plus à plaindre des hommes.
+
+"Mais laissons les crimes des Romains; voyons de ce même
+rivage ces verdoyantes îles parées d'une éternelle jeunesse,
+et le Vésuve tonnant sur ce même golfe où nous nous laissons
+tranquillement aller vers Pausilippe. Plus loin, que j'aime,
+sur cette terre mythologique, près de l'antre où prophétisait
+la Sibylle, le couvent d'où sort un pauvre religieux qui s'en
+va prêchant la vertu et prophétisant sa récompense!
+
+"Que j'aime à m'arrêter dans ces vallons que le ciel semble
+regarder avec joie, et où mon pied heurte souvent contre une
+pierre funèbre! Bocages de Tibur, aimable Tivoli, jardins où
+méditait Cicéron, sentiers que suivait Pline en observant la
+nature, qu'avec volupté je me suis vu au milieu de vous! Ah!
+du moins vous resterez toujours à l'Italie, et le voyageur
+cherchera vos traces et les retrouvera.
+
+"Mais vous, chefs-d'oeuvre que mes sens enchantés contemplent
+souvent, où vivent encore des hommes que nous n'admirons pas
+assez, vous pouvez quitter ce ciel comme des captifs emmenés
+loin de leur pays natal; un nouvel Alexandre peut étonner
+l'univers et enrichir son triomphe de vos superbes dépouilles;
+heureux alors celui qui vous aura vus ici, où vous fûtes
+inspirés par la religion, et où la religion vous entoura de
+ses pompes! Heureux qui vous aura vu dans ces temples où se
+prosternèrent devant vous la dévotion humble et errante et la
+puissance orgueilleuse et superbe!
+
+"En ôtant d'ici la Transfiguration, la sainte Cécile, la
+sainte Cène, du Dominiquin, où les placera-t-on? Quel que soit
+le palais magnifique ou l'édifice qui leur est destiné, leur
+effet sera détruit. C'est au fond d'une chartreuse, c'est
+rempli de terreur et d'effroi qu'il faut voir un saint Bruno,
+et non auprès d'un front couronné de roses. Et ces vierges si
+pures, qui ont apporté des traits divins et des âmes qui ne
+connaissent que le ciel, les verra-t-on sans tristesse à côté
+de profanes et d'impudiques amours?
+
+"Et vous aussi, enfants de la Grèce, race de demi-dieux,
+modèles enchanteurs de l'art, vous qui, en quittant la Grèce,
+n'avez changé que de terre sans changer de ciel, ne quittez
+jamais cette seconde patrie, où les souvenirs de la première
+sont si vivement empreints! Ici, sous de légers portiques ou
+bien sous la voûte plus belle d'un ciel pur, vos regards se
+tournent encore vers l'Attique ou la fabuleuse Sicile. Irez-vous
+cacher vos fronts sous d'épaisses murailles et au milieu
+d'une terre étrangère? Vous, Nymphes, dispersées dans ces
+bocages, vivrez-vous auprès des ruisseaux enchaînés? Et vous
+aussi, Grâces, qui n'êtes point vêtues, qui ne pouvez point
+l'être, que feriez-vous dans des climats rigoureux?
+
+"Vous devez me savoir gré, mon ami, d'une aussi longue lettre;
+car ce n'est pas le pays où il faut écrire, et j'emploie
+chaque minute à amasser des souvenirs. D'ailleurs, vous m'avez
+presque donné le droit de vous en vouloir, si je ne trouvais
+pas bien plus doux de vous aimer comme vous êtes. Il faudra
+pourtant, Gustave, que je vous parle de vous-même; ce ne sera
+pas aujourd'hui, mais au premier moment. Vous m'effrayez
+quelquefois, et cela parce que vous avez dépassé votre âge.
+Gustave, Gustave, il n'est pas bon de se retirer devant la vie
+comme devant un ennemi avec lequel nous dédaignons également
+et de nous battre et de nous réconcilier. Quelles sont ces
+sombres préventions, cette défiance du bonheur? J'aimerais
+mieux vous voir faire des fautes; votre âme me rassurerait sur
+toutes celles qui peuvent vous être vraiment dangereuses. Vous
+êtes absolument le contraire de la plupart des jeunes gens,
+qui comptent la jeunesse pour tout, et croient que ces belles
+années nous ont été données, avec leurs couleurs vives et leur
+ivresse, pour nous cacher l'ennui et les dégoûts des années
+qui suivent, tandis que, si nous connaissions la vie, nous
+verrions qu'en nous en rendant dignes elle n'est pas un don
+funeste, un fruit amer sous une écorce douce et brillante;
+mais je réserve à un autre lettre de plus longues réflexions.
+Je voudrais, Gustave, que votre jeunesse fût comme un beau
+péristyle qui doit conduire à un plus bel ordre
+d'architecture. Je voudrais, Gustave, vous voir, non pas
+toujours heureux, il est trop utile de ne pas toujours l'être,
+mais vous voir avec le bonheur de votre âge et avec ses beaux
+défauts. C'est de nous-mêmes que nous devons tirer notre
+bonheur; c'est à nous à tout donner aux autres, même en
+croyant recevoir beaucoup d'eux: être riche, c'est être
+susceptible de la faculté de jouir; c'est avoir en soi quelque
+chose qui vaut mieux que ce que les hommes peuvent donner.
+
+"Que le vulgaire se plaigne des illusions détruites; il existe
+pour l'homme supérieur une réalité constante, et je ris quand
+je vois cette multitude dégradée vouloir des biens qu'elle ne
+sait pas donner et dont le poids seul l'écraserait.
+
+"Quant à vous, Gustave, vous êtes fait pour jouir de vos
+douleurs mêmes et pour vous plaire dans votre force. Je
+devrais, au lieu de douleurs, dire contrariétés, obstacles,
+auxquels on donne trop de latitude dans la vie, et que la
+Providence envoie pour nous apprendre à lutter, à les vaincre,
+à les voir sous nos pieds, tandis que nos regards embrassent
+un superbe horizon.
+
+"Les grandes douleurs sont rares, et ne les sent pas qui veut.
+J'ai promis à votre père mourant d'être votre ami; je vous
+pressai contre mon coeur, et mon coeur vous adopta: je mis la
+main de Valérie dans la vôtre, comme celle d'une soeur dont la
+voix et les regards devaient charmer votre vie; ou plutôt je
+mis à vos côtés les douces vertus, sûr que vous les
+respecteriez, que leur ascendant vous ferait fuir tout ce qui
+ne leur ressemblerait pas, et que mon bonheur vous ferait
+aimer un bonheur pareil. Vous le dirai-je? je vous trouvai
+sauvage, habitué à une vie austère; vous étiez trop loin de
+ces douces affections qui sont les grâces de la vie, et qui,
+en fondant ensemble notre sensibilité et nos vertus, nous
+préservent d'une honteuse dégradation. Gustave, puissé-je ne
+pas m'être trompé! puissiez-vous marcher dans la vie en
+sentant votre âme s'agrandir et en voyant tout ce qu'elle a
+d'aimable! puissent vos derniers regards tomber sur mes
+cendres, et les bénir!"
+
+
+
+
+Lettre XXXVI.
+
+Venise, le...
+
+
+Te rappelles-tu, Ernest, cette singulière aventure à laquelle
+je ne donnai aucune suite, mais dont je te parlai il y a six
+mois; cette Bianca, qui m'avait vivement ému par sa
+ressemblance prodigieuse avec la comtesse? Je pris quelques
+informations sur elle: j'appris que c'était la fille d'un
+pauvre compositeur qui s'était ruiné en faisant de méchants
+opéras; qu'il était mort, et qu'elle vivait avec une vieille
+tante; que toutes deux ne voyaient personne, et que Bianca
+était la filleule de la duchesse de M..., qui se plaît à
+relever ses charmes par une mise élégante: elle lui a donné
+des talents et Bianca, disait-on, était très-bonne musicienne.
+J'en parlai à Valérie dans le temps; nous cherchâmes à la
+voir, mais vainement, et je l'oubliai.
+
+En revenant, il y a quelques jours, vers les six heures du
+soir, de l'île Saint-Georges, je repassai sur le quai des
+Esclavons, sous ces mêmes fenêtres où je m'étais déjà arrêté
+une fois: mes oreilles furent surprises par une ravissante
+mélodie. D'abord je ne comprenais pas ce qui produisait sur
+moi cet effet; ensuite je me rappelai une romance que Valérie
+chantait souvent. Je m'arrêtai et livrai mes sens et mon coeur
+à cette muette extase qui ne peut être connue que des âmes que
+l'amour a habitées. Peu à peu, me rappelant que c'était là que
+j'avais vu, il y avait plusieurs mois, Bianca, je pensai que
+ce pouvait être elle qui chantait ainsi, et j'eus une
+curiosité extrême de la voir, de me représenter plus vivement
+Valérie; car cette singulière Bianca n'a pas seulement
+beaucoup de ressemblance avec la comtesse, elle a aussi
+beaucoup de sa voix.
+
+Après plusieurs tentatives, trop longues à détailler, je
+parvins jusqu'à elle; je la vis un instant, et ce ne fut pas
+sans trouble. Elle a de Valérie presque tout ce qu'on peut
+séparer de son âme; il ne lui manque que ses grâces, que cette
+expression qui trahit sans cesse cette âme profonde et élevée,
+et qui est si dangereuse pour ceux qui savent aimer.
+
+La tante de Bianca me reçut très-bien, ainsi qu'elle-même.
+J'eus occasion de leur rendre quelques services auprès d'un
+homme que je connaissais beaucoup, et je revins les voir
+plusieurs fois: je les menai au spectacle à différentes
+reprises, ce qui leur fit beaucoup de plaisir à toutes deux.
+J'étais bien aise de m'étourdir, de rapetisser même mon
+existence, afin de m'éloigner de cette dangereuse solitude
+qu'habite Valérie. Je sentais bien que son image me suivait;
+mais, au milieu de ce cercle de nouvelles habitudes, dans
+lesquelles je cherchais à me jeter; dans ces chambres
+mesquines, mal éclairées; dans ces loges ténébreuses, où vont
+s'engloutir les personnes qui ne marquent pas; à la vue de ces
+manières qui ôtent tout à l'imagination, de ces inquiétudes
+pour paraître quelque chose, de ces éclats de rire forcés, de
+ces chuchoteries qui sont la coquetterie de ces sortes de
+gens, qui par là croient se rapprocher du bon ton; au milieu
+de tout cela, j'éloigne Valérie autant qu'il est possible: il
+me semble que j'aurais honte de l'associer à des scènes si peu
+faites pour elle, et je pense souvent à ces grands contrastes
+qu'établissent les différentes nuances de la société. Ce qui
+marque surtout le rang, ce n'est ni l'or ni le luxe; c'est une
+certaine élégance dans les manières, quelque chose de calme,
+de naturellement noble, sans calcul et sans effort, qui met
+chacun à sa place et reste toujours à la sienne.
+
+Quoi qu'il en soit, Ernest, et quoique mon âme n'en revienne
+que plus fortement à Valérie, par les soins que je me donne
+pour m'en éloigner, comme une branche qu'on veut écarter avec
+force du tronc y revient avec plus de violence, quoi qu'il en
+soit, je sens que Bianca fait quelquefois une vive impression
+sur mes sens. Ce n'est rien de ce trouble céleste qui mêle
+ensemble tout mon être et me fait rêver au ciel, comme si la
+terre ne pouvait contenir tant de félicités; c'est une flamme
+rapide, _qui ne brûle pas_, qui n'a rien de ce qui consume, et
+que j'appellerais désir, si je ne savais pas si bien ce que
+c'est que désirer.
+
+Il m'arrive quelquefois de regarder longtemps Bianca; et quand
+un de ses traits ou quelque chose de sa taille m'a rappelé
+Valérie, je cherche alors à l'oublier elle-même et à écarter
+tout ce qui pourrait troubler mon illusion. Je crois que ces
+moments, où je suis à cent lieues de Bianca, lui font croire
+que je l'aime: je souris alors, comme s'il était si facile de
+m'inspirer de l'amour!
+
+Il en est de la voix de Bianca comme de ses traits; elle a des
+sons de Valérie, mais aucune de ses inflexions. Et où les
+aurait-elle prises ces inflexions, ces leçons que donne l'âme,
+qu'on reçoit sans s'en apercevoir, et qui prouvent
+l'excellence du maître?
+
+Hier j'ai été chez Bianca, et, comme il faisait très-beau,
+j'ai proposé à sa tante et à elle de prendre des glaces, ce
+que nous avons fait. Bianca et moi, nous nous sommes promenés;
+et elle m'a parlé de la duchesse, de son père, de l'envie
+qu'elle avait eue d'entrer au théâtre de _la Phénice_, du
+plaisir que lui faisaient les bals, et combien elle aimait à
+voir ces grandes dames bien parées. Pendant tout cela je
+n'écoutais pas bien attentivement, jusqu'à ce qu'elle se
+baissa pour cueillir une violette: en la prenant, elle fit
+envoler un grand papillon qui passa près de moi. Tout à coup
+une multitude d'idées, de souvenirs, qui avaient dormi
+longtemps, vinrent se réveiller; je me rappelai vivement notre
+entrée en Italie, ce cimetière, l'Adige, le sphinx, et
+quelques traits de l'enfance de Valérie, si différents de ce
+que je venais d'entendre. Je devins si rêveur, que Bianca m'en
+fit des reproches: alors je m'efforçai de paraître extrêmement
+gai, et je me permis même quelques petites libertés, bien
+innocentes, qui ne furent pas repoussées, ce qui me contint,
+au lieu de m'enhardir. Je ne me comprends pas moi-même;
+quelquefois je suis si bizarre, si singulier! J'aurais honte
+de te parler de tout cela, Ernest, si au fond je ne me disais
+pas que je puis abuser de ton amitié comme de ta patience.
+Cette idée m'est douce; et puis je travaille pour un but que
+tu approuves: ne faut-il pas tâcher de retrouver ma raison?
+_Tâcher_, que sais-je?... Poursuivons. Voyant que Bianca ne
+savait que penser de tout ce qu'elle voyait, et devenant
+toujours plus embarrassé moi-même, je lui proposai une
+promenade sur l'eau: j'appelai les gondoliers, et nous
+partîmes avec la permission de sa tante, qui, pour finir un
+ouvrage, voulut rester.
+
+Bianca se plaça dans la gondole; les rames commencèrent à nous
+emporter doucement. Il me semblait qu'elle me regardait avec
+intérêt, mais sans timidité. Tout à coup elle prit ma main et
+me dit: _N'avete mai amato?_ Je ne sais pas pourquoi ces paroles
+me troublèrent autant: mon sang se porta à la tête, mon coeur
+battit; je n'eus la force ni de parler ni de prendre
+légèrement cette question, et je souris mélancoliquement en
+même temps que je sentais mes yeux se remplir de larmes. Je
+vis Bianca rougir, et son visage exprimer la joie. Cette
+singulière méprise me peina, et je me reprochai d'y donner
+lieu. Soudain je me levai, et je résolus de ne plus la voir:
+je me dis aussi que je devais éviter de produire quelque
+impression sur elle, quand même ce ne serait pas de l'amour,
+quand même je la croirais incapable d'en ressentir; le moindre
+intérêt, la moindre espérance déjouée pouvait lui faire du
+mal.
+
+Je m'étais avancé à l'extrémité de la gondole; Bianca me
+rappela. _Siette matto_, me dit-elle; _perche non state qui?_ Je
+sentis que ma position allait redevenir embarrassante, et je
+cherchai à m'en tirer. -- Bianca, lui dis-je en lui prenant la
+main, faites-moi le plaisir de chanter _l'Amo piu che la vita_.
+-- C'était cette romance de Valérie. J'appuyai ma tête de
+manière que mes yeux glissaient sur le vaste horizon et
+franchissaient dans le lointain les Alpes du Tyrol, que nous
+avions franchies ensemble. Bianca, soit qu'elle fût émue, soit
+qu'elle me parût telle, chanta d'une manière passionnée qui me
+saisit; sa voix entra dans tous mes sens; j'éprouvais une
+inquiétude délicieuse, un besoin d'exhaler l'oppression de ma
+poitrine... Dans ce moment, les gondoliers firent un cri pour
+saluer une autre gondole. Je levai machinalement les yeux, je
+vis Lido de loin; et, comme la voix des sirènes enchantait les
+compagnons d'Ulysse, de même je me sentis enchanté: Valérie me
+semblait être sur le rivage; un désir ardent de sa présence
+s'empara de mon coeur. Je n'osais étendre les bras, pour ne pas
+étonner Bianca; mais je les étendis dans la pensée; je
+l'appelais à voix basse; je languissais, je me mourais; et,
+sentant toute mon indigence, je me disais: "Jamais tu ne la
+tiendras dans tes bras!" Attendri aussi par les sons de
+Bianca, par ces paroles: _Lascia mi morir!_ je me mis à pleurer
+amèrement.
+
+Elle cessa de chanter; elle se rapprocha de moi; puis elle me
+dit: -- Je ne puis vous comprendre. Vous êtes un jeune homme
+bien mélancolique! Etes-vous tous comme cela dans votre pays?
+En ce cas-là, je vois bien qu'il vaut mieux rester en Italie.
+-- Et, comme elle crut que je pouvais être blessé, ne lui
+répondant pas, elle prit son mouchoir, essuya mes yeux,
+souffla dessus, pour qu'ils ne parussent pas rouges, et me
+dit: -- C'est pour que ma tante ne voie pas que vous avez
+pleuré. Ah, dit-elle, ne soyez pas triste, je vous prie. --
+Elle mit à ces paroles un accent caressant qui me toucha. --
+Non, lui dis-je, Bianca, je tâcherai de ne pas l'être; mais
+c'est une maladie à laquelle vous ne comprenez rien. -- Etes-vous
+malade? me dit-elle en paraissant m'interroger de son
+regard. -- Mon âme l'est beaucoup, dis-je. -- Oh! en ce cas,
+répondit-elle, je vous guérirai bien vite. Nous irons souvent
+rire à la comédie; je tâcherai aussi de vous égayer. -- Je
+souris. -- Oui, dit-elle, nous ne penserons qu'à nous amuser,
+qu'à être toujours ensemble. -- Elle avait repris ma main. --
+Bianca, dis-je, tout embarrassé, je vous demanderais un
+plaisir... -- Je ne savais pas encore ce que je lui
+demanderais; mais j'avais retiré ma main, et c'était pour dire
+quelque chose. Nous approchions du jardin; la tante nous
+attendait déjà sur le rivage; elle n'eut que le temps de me
+dire: -- Je ferai volontiers ce que vous me demanderez. -- Je
+les ramenai.
+
+J'hésitai le lendemain si je retournerais chez Bianca;
+plusieurs raisons me retenaient; une espèce de charme, qui
+faisait diversion à l'ennui où je retombais si souvent, et la
+crainte de choquer cette bonne fille me ramenèrent auprès
+d'elle. Je la trouvai seule; à peine me vit-elle, qu'elle me
+dit, après m'avoir fait asseoir et m'avoir fait prendre du
+café, d'après l'usage des vénitiens: -- Eh bien! quel est ce
+plaisir que je dois vous faire? -- Elle s'était rapprochée
+familièrement de moi; je fus très-embarrassé; je n'y avais
+plus pensé, et n'avais nullement préparé ma réponse; je me
+remis à une seconde question qui suivit rapidement la
+première. -- Bianca, dis-je, ne mettez plus de poudre ainsi sur
+votre visage! cela vous abîme la peau. -- Comment! dit-elle en
+éclatant de rire, c'est pour me dire cela qu'il vous a fallu
+vingt-quatre heures? -- Je sentis tout le ridicule de ma
+position. -- Au reste, dit-elle, c'est l'usage ici, parmi les
+femmes un peu comme il faut, de mettre de la poudre: ne
+l'avez-vous pas remarqué? -- Oui, dis-je en me remettant; mais
+vous n'en avez pas besoin; vous êtes si blanche! -- Elle
+sourit: -- Eh bien! puisque cela vous fait plaisir, et qu'il ne
+faut pas contrarier une âme malade, poursuivit-elle en riant,
+je vous promets de n'en plus mettre. Mais il est impossible,
+ajouta-t-elle en cherchant à me deviner, que vous n'ayez pas
+voulu me demander autre chose. -- A l'accent qu'elle mit à ces
+paroles, je vis bien qu'il fallait me tirer d'affaire moins
+gauchement que la première fois: -- Oui, Bianca, lui dis-je en
+fixant mes regards sur elle, j'ai encore une prière à vous
+faire; me promettez-vous de consentir à ce que je vous
+demanderai? -- Oui, dit-elle, si ce n'est pas un péché que mon
+patron me défende. -- En même temps elle me montra un petit
+saint Antoine peint à l'huile, qui était suspendu près de la
+cheminée. -- Rassurez-vous, lui dis-je, et je sortis
+précipitamment. J'allai dans une des plus belles boutiques de
+la mercerie acheter un châle bleu très-beau, comme celui que
+porte Valérie, et qu'elle a presque toujours. Je revins auprès
+de Bianca, qui était encore seule; on avait apporté des
+lumières, fermé les stores; elle m'attendait: -- Eh bien! lui
+dis-je, me voici; êtes-vous toujours disposée à m'accorder ma
+prière? -- Oui, dit-elle. -- Eh bien! asseyez-vous là. -- Elle le
+fit. -- Permettez que j'ôte cette guirlande; laissez-moi
+relever vos cheveux tout simplement: ils sont si beaux! (Et
+effectivement je touchais de la soie.) Ce désordre va si bien!
+Heureusement vous n'avez pas de poudre dans vos cheveux comme
+sur votre visage. -- Mais qu'est-ce que cela signifie? dit
+Bianca tout étonnée. -- Ah! vous m'avez promis de faire ce que
+je vous demanderais, tenez parole. -- Eh bien? -- Eh bien! il
+faut encore ôter ce tablier de couleur; il faut que votre robe
+soit toute blanche. -- Et j'arrangeai sa robe afin qu'elle
+coulât doucement en longs replis jusqu'à terre; puis je tirai
+le châle bleu, je le jetai négligemment sur ses épaules. --
+Voilà qui est fait, dis-je; actuellement, Bianca, permettez
+que je m'asseye là, vis-à-vis de vous. -- Je posai les lumières
+de manière à projeter son ombre vers moi et à ne l'éclairer
+que faiblement; je travaillais ainsi à construire le plus
+artistement possible une illusion, mais une illusion pleine de
+ravissantes délices.
+
+-- Actuellement, Bianca, encore une prière! -- Elle sourit, et
+leva les épaules. -- Chantez la romance d'hier. -- Elle
+commença. -- Diminuez votre voix. -- Elle chanta plus bas. O
+Ernest! j'eus quelques moments bien enivrants! Je croyais la
+voir; je fermais les yeux à moitié pour voir moins
+distinctement: alors ces cheveux, cette taille, ce châle,
+cette tête que je l'avais priée d'incliner un peu, tout me
+paraissait Valérie. Mon imagination se monta à un point
+incroyable; la réalité était disparue, le passé revivait,
+m'enveloppait; la voix que j'entendais m'envoyait les accents
+de l'amour; j'étais hors de moi; je frissonnais, je brûlais
+tour à tour. Je rencontrai un regard de Bianca, qui me parut
+passionné; je m'élançai vers elle pour la saisir dans mes
+bras; ma démence allait jusqu'à l'appeler Valérie. Dans ce
+moment on frappa à la porte; je vis entrer un grand homme
+assez mal mis. -- Ah! c'est toi, Angélo! dit Bianca en se levant
+et courant au-devant de lui. -- En même temps elle jeta son
+châle, reprit sa guirlande, la remit sur sa tête, me dit: --
+C'est mon beau-frère. -- Tout cela se suivait coup sur coup,
+et me donnait le temps de me reconnaître. Il me semblait que
+je sortais d'un nuage, que je m'éveillais de ces songes légers
+qui nous font vivre deux fois du même bonheur, en nous
+rappelant ce que nous avons déjà senti, et que je ne voyais
+plus qu'une froide comédie. Bianca était là comme une
+marionnette, qui ne se doutait nullement de mon âme, et qui,
+dans l'atmosphère d'une passion brûlante, n'était pas même
+susceptible de la moindre contagion.
+
+Je me mis à rire d'elle en la voyant sauter par la chambre, et
+bientôt après de moi-même; je sortis, je courus chez moi le
+long du quai, et ce ne fut qu'en sentant que j'avais
+successivement froid et chaud, que je me rappelai d'avoir eu
+la fièvre.
+
+
+(Plusieurs lettres, et entre autres celles qui annoncent le
+retour du comte et de Valérie, à Venise, ont été perdues.)
+
+
+
+
+Lettre XXXVII.
+
+De la Brenta, le...
+
+
+Comment peut-il me pousser lui-même dans le précipice, cet
+homme excellent? N'a-t-il pas aimé Valérie? Ne l'aime-t-il
+plus? A-t-il oublié les effets de l'amour? Peut-on voir
+impunément ses charmes, quand elle me laisse avec autant de
+sécurité auprès d'elle? qu'elle me livre ses dangereux
+attraits sous le voile de la plus rigide pudeur? Elle ne sait
+pas que mon imagination se peint ce qu'elle me cache; elle ne
+sait pas combien elle a de charmes, car elle s'ignore. Mais
+lui, lui, aujourd'hui encore, à peine avait-il dîné, qu'il est
+allé à Venise, me disant expressément de ne pas sortir,
+puisque la comtesse restait seule. Elle était un peu
+incommodée; je ne l'ai pas vue, je suis sorti.
+
+
+De la Brenta, le...
+
+
+Je suis au désespoir, Ernest; les plus affreux sentiments
+m'agitent: je veux cependant t'écrire; ce sera sans ordre,
+sans suite; écoute: hier je n'avais pas vu Valérie, j'étais
+content des efforts que j'avais faits sur moi-même, et ma
+triste victoire me donnait quelques instants de repos;
+j'aimais encore ce bienfaiteur excellent; aujourd'hui je sens
+que mon amour me rend le plus vil des hommes. Le comte a paru
+mécontent de moi; il m'a reproché mon humeur sauvage, il m'a
+expressément ordonné de rester avec Valérie; il est retourné à
+Venise pour des affaires: j'ai été chez elle, je lui ai
+demandé ses ordres, en lui disant que j'étais envoyé par le
+comte; elle m'a dit de revenir dans deux heures et de lui
+apporter _Clarisse_. Nous en avons lu une vingtaine de pages.
+Vers le soir elle s'est levée; elle m'a prié de demander sa
+gondole; se sentant beaucoup mieux, elle voulait aller à la
+rencontre de son mari, qui, disait-elle, serait tout étonné de
+la trouver au milieu des vagues, elle qui craignait tant
+l'eau; elle m'a ordonné de l'accompagner, a passé une robe
+légère pendant que j'étais allé chercher Marie; nous avons
+trouvé la gondole sur la Brenta, et nous sommes partis
+enchantés de la douceur de l'air. Valérie, heureuse de se
+mieux porter, se livrait avec transport aux charmes de cette
+belle soirée; c'était un beau jour de printemps qui était venu
+à la suite de plusieurs jours de froid. Une quantité d'enfants
+que nous vîmes sur le rivage jetèrent dans la gondole des
+paquets de fleurs, que la comtesse aime passionnément: elle se
+réjouissait comme une enfant. Il me semblait qu'avec son
+innocente joie elle me rendait quelque chose du premier
+bonheur de mon enfance. En attendant, la lune se leva
+doucement, et de longues gerbes d'une pâle lumière venaient
+tomber sur les joues pâles de Valérie, à travers les glaces de
+la gondole; elle était couchée; Marie tenait ses pieds
+charmants sur ses genoux; sa tête était appuyée contre les
+glaces de sa gondole; elle chantait doucement une romance, et
+les paroles de l'amour, murmurées par elle, s'harmonisaient
+aux vagues, au bruit des rames et à celui des feuilles des
+peupliers. O Ernest! que devins-je dans ce moment! Qu'il me
+fait mal cet air de l'enivrante Italie! Il me tue; il tue
+jusqu'à la volonté du bien. Où êtes-vous, brouillards de la
+Scanie? froids rivages de la mer qui me vit naître, envoyez-moi
+des souffles glacés; qu'ils éteignent le feu honteux qui
+me dévore. Où êtes-vous, vieux château de mes vieux pères, où
+je jurai tant de fois, sur les armures de mes aïeux, d'être
+fidèle à l'honneur? où, dans la faible adolescence, mon coeur
+battait pour la vertu et promettait à une mère bien-aimée
+d'écouter toujours sa voix? N'est-ce donc qu'alors que je me
+sentais né pour cette vertu que je déserte lâchement
+aujourd'hui? Oui, Ernest, il faut mourir, ou... Je n'ose
+poursuivre; je n'ose sonder cet abîme d'iniquité. Pourquoi,
+pourquoi tout me précipite-t-il dans les ténèbres du crime?
+Elle, surtout, pourquoi me livre-t-elle au double supplice de
+l'amour malheureux et du remords? Encore, si un instant de ma
+vie je pouvais être heureux! Mais non, elle ne m'aimera
+jamais! et je suis criminel, et je mourrai criminel! Je ne
+sais ce que je t'écris; ma tête s'égare encore davantage: la
+nuit m'environne; l'air s'est rafraîchi, tout est calme: elle
+dort, et, moi seul, je veille avec ma conscience! Cette soirée
+d'hier a achevé de me perdre; sa voix, sa fatale voix a
+complété mon malheur. Pourquoi chante-t-elle ainsi, si elle
+n'aime pas? Où a-t-elle pris ces sons? Ce n'est pas la nature
+seule qui les enseigne, ce sont les passions. Elle ne chante
+jamais, elle n'a point appris à chanter; mais son âme lui a
+créé une voix tendre, quelquefois si mélancoliquement
+tendre!... Malheureux! je lui reproche jusqu'à cette
+sensibilité sans laquelle elle ne serait qu'une femme
+ordinaire, cette sensibilité qui lui fait deviner des
+situations qu'elle est peut-être loin de connaître.
+
+Je veux t'achever mon récit. Nous rencontrâmes le comte à
+l'entrée des lagunes: le vent s'était levé, et la barque
+commençait à avoir un mouvement pénible. Je m'étonnais du
+calme de Valérie. Le comte avait été enchanté de la trouver et
+de la voir mieux portante; mais il nous dit qu'il avait eu un
+courrier désagréable: il paraissait rêveur. J'avais déjà
+remarqué qu'alors la comtesse ne lui parlait jamais. Elle
+était assise à côté de moi; elle s'approcha de mon oreille, et
+me dit: -- Comme j'ai peur! C'est en vain que je tâche de
+m'aguerrir pour plaire à mon mari; jamais je ne m'habituerai à
+l'eau. -- Elle prit en même temps ma main et la mit sur son
+coeur. -- Voyez comme il bat, me dit-elle. -- Hors de moi,
+défaillant, je ne lui répondis rien, mais je plaçai à mon tour
+sa main sur mon coeur, qui battait avec violence. Dans ce
+moment, une vague souleva fortement la barque; le vent
+soufflait avec impétuosité, et Valérie se précipita sur le
+sein de son mari. Oh! que je sentis bien alors tout mon néant,
+et tout ce qui nous séparait! Le comte, préoccupé des affaires
+publiques, ne s'occupa qu'un instant de Valérie: il la
+rassura, lui dit qu'elle était une enfant, et que, de mémoire
+d'homme, il n'avait pas péri de barque dans les lagunes. Et
+cependant elle était sur son sein, il respirait son souffle,
+son coeur battait contre le sien, et il restait froid, froid
+comme une pierre! Cette idée me donna une fureur que je ne
+puis rendre. Quoi! me disais-je, tandis que l'orage qui
+soulève mon sein menace de me détruire, qu'une seule de ses
+caresses je l'achèterais par tout mon sang, lui ne sent pas
+son bonheur! Et toi, Valérie, un lien que tu formas dans
+l'imprévoyante enfance, un devoir dicté par tes parents
+t'enchaîne et te ferme le ciel que l'amour saurait créer pour
+toi! Oui, Valérie, tu n'as encore rien connu, puisque tu ne
+connais que cet hymen que j'abhorre, que ce sentiment tiède,
+languissant, que ton mari réserve à tout ce qu'il y a de plus
+enchanteur sur la terre, et dont il paye ce qu'il devrait
+acheter comme je l'achèterais, si... Voilà, Ernest, les
+funestes pensées qui font de moi le plus misérable, le plus
+criminel des hommes. J'étais si agité, si tourmenté!... Je
+détestais l'amour, le comte et moi-même plus que tout le reste
+et, quand la barque rentra dans le canal et se rapprocha du
+rivage, je saisis un instant où elle était près du bord, je
+sautai à terre, ne voulant plus renfermer mes horribles
+sentiments dans l'espace étroit d'une gondole; je m'accrochai
+aux branches d'un buisson, et je vis avec délice couler mon
+sang de mes mains meurtries, que j'enfonçai dans les épines:
+une espèce de rage indéfinissable me poussait; il s'y mêlait
+une sorte de volupté; et, tout en détestant les caresses que
+Valérie faisait au comte, j'aimais à me les retracer; j'en
+créais de nouvelles; ma jalousie était avide de nouveaux
+tourments: je sentais aussi que je rompais les derniers liens
+de la vertu en commençant à haïr le comte... Eh bien! Ernest,
+suis-je assez avili, assez lâche? Est-ce là cet ami que tu
+adoptas, ce compagnon de ta jeunesse? Du moins, je ne te cache
+rien: si tu continues à m'aimer, que ce soit de toi seul que
+tu tires ta faiblesse; je suis libre de toute responsabilité.
+Faible comme l'insecte qu'on écrase, ingrat, traînant
+d'inutiles jours, mort à la vertu, et ayant mis l'enfer dans
+ce coeur où vivait tout ce qui élève l'homme, je suis en
+horreur à moi-même.
+
+Adieu, Ernest; je crois que je ne t'écrirai plus.
+
+
+
+
+Lettre XXXVIII.
+
+De la Brenta, le...
+
+
+J'ai été malade, Ernest, assez malade, et cela, depuis ma
+dernière lettre. Tu as pu voir combien ma raison était égarée.
+J'ai erré comme un vagabond qui se fuit encore plus lui-même
+qu'il ne fuit les autres; j'ai erré sans projet, sans repos,
+dans la campagne, passant les nuits en plein champ, me cachant
+le jour, évitant la lumière et consumé de feux plus dévorants
+que ceux de ce brûlant soleil. D'autres fois, quand tout
+dormait, je me suis précipité dans des eaux agitées comme mon
+âme; je cherchais les torrents les plus froids, les lieux les
+plus sauvages, pour être oublié de tous les hommes; mais tout
+est riant ici, tout est embelli par la nature heureuse, tout
+porte dans mon coeur le sentiment de sa présence: je la vois
+partout; elle est si près de moi: il faudrait la mer glaciale
+entre ses charmes si dangereux et ce coeur si faible. Faible!
+non, non; c'est criminel qu'il faut dire.
+
+J'ai été bien malade. La fraîcheur des nuits, le tourment de
+ma conscience, les insomnies, que sais-je? tout a détruit ma
+santé déjà si altérée; ma poitrine s'en est ressentie: une
+fièvre, que les médecins ont appelée inflammatoire, m'a saisi.
+Comme ils m'ont soigné tous les deux! comme le comte a enfoncé
+dans mon coeur le poignard du remords! Je veux partir, je veux
+l'aimer loin d'ici, je veux mourir loin d'elle. Adieu.
+
+
+
+
+Lettre XXXIX.
+
+De la Brenta, le...
+
+
+Aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti de ma
+chambre; j'ai été dans le cabinet du comte: il était à écrire;
+il ne m'a pas remarqué. Le portrait de mon père, qui est dans
+cette chambre, s'est présenté à moi; je l'ai regardé
+longtemps; j'étais très-attendri: il me semblait que ses
+traits étaient vivants d'amitié; que le sentiment qu'il avait
+pour le comte, quand il se fit peindre, y respirait; qu'il me
+disait à moi-même ce que je devais à cet ami généreux, qui
+venait encore de me témoigner tant de tendresse. Je me
+rappelai les heures qu'il avait passées auprès de mon lit, ses
+regards inquiets, sa sollicitude, son envie de connaître le
+fond de mon âme, et la crainte délicate qui ne lui permettait
+pas de me demander mon secret; enfin, ses longues et
+constantes bontés, qui ne s'étaient jamais fatiguées; et je
+pensai que j'allais encore l'affliger en lui disant que
+j'étais résolu de partir. Mes yeux se tournèrent encore vers
+le portrait: "O mon père! mon père! que votre fils est
+malheureux!" Ces mots, qui m'échappèrent, que je croyais avoir
+dits à voix basse, avaient été entendus par le comte; il
+s'était levé précipitamment, et me pressait dans ses bras. -- O
+mon fils! m'a-t-il dit, je n'aurai donc jamais votre
+confiance! Vous souffrez et me cachez vos maux! Votre père
+n'était pas ainsi; il m'aimait assez pour être sûr de ma
+tendresse. Mon cher Gustave! n'avez-vous point hérité de la
+faculté de croire à mon amitié? C'est au nom de ce père, qui
+vous aima tant, que je vous conjure de me parler. -- Je pris
+ses mains avec impétuosité, je les pressai sur mon sein; mais
+ma voix, enchaînée comme ma langue, ne put produire un seul
+son, et mes sombres regards étaient fixés à terre. -- Vous
+déplaisez-vous dans cette carrière? -- Je secouai la tête pour
+dire non. -- Est-ce une faute de jeunesse, dont le souvenir
+vous poursuit, qui vous donne du remords? -- Je frissonnai, et
+je laissai aller ses mains, que j'avais toujours tenues. Il me
+fixa avec inquiétude: -- Est-ce donc une faute irréparable?
+Non, dit-il en se rassurant, non, Gustave s'exagère un tort
+qui peut-être ne serait pas aperçu par un autre. Non, ajouta-t-il
+en posant sa main sur mon sein, ce coeur-là est incapable
+de ce qui dégrade. Votre tête est vive, votre âme est
+passionnée; vous avez quelque chose de mélancolique qui vient
+de votre père, qui est plus dans votre sang que dans votre
+caractère. Gustave, Gustave, ouvrez-moi votre âme! J'en
+atteste l'amitié sainte qui m'unit encore à vos parents; si le
+silence de la mort pouvait se rompre, eux-mêmes ne vous
+presseraient pas avec plus d'amour de leur dire ce qui vous
+tourmente, eux-mêmes n'auraient pas plus d'indulgence. -- Il me
+pressait entre ses bras. Entraîné par tant de bonté, je ne lui
+résistai plus; je croyais entendre mon père lui-même; je me
+jetai à ses genoux: en vain il voulut me relever, je les
+serrai avec une espèce d'égarement. J'étais résolu à tout
+avouer; je ne cherchais plus que mes premières paroles pour
+resserrer dans le moins de mots possible cet aveu si
+effrayant. Ce moment de silence, après mon entraînement, lui
+montrait apparemment combien il m'en coûtait de parler. -- Mon
+ami, dit-il d'une voix douce qui cherchait à me ménager, si
+vous avez moins de peine à parler à Valérie, faites-le, si
+vous croyez que vous serez moins agité par sa présence. Peut-être
+je vous rappelle plus vivement votre père, et cette idée
+vous impose malgré vous: je saurai par elle ce qui vous
+tourmente. -- A ces mots, il me sembla que toutes les facultés
+expansives de mon âme se retiraient au-dedans de moi-même;
+tout me disait si clairement: -- Il ne se doute pas du tout,
+pas du tout de la vérité; il ne devinera rien; il faudra
+passer par le supplice de ne le voir préparé à rien. Cette
+idée m'écrasa de tout son poids, et, ne sachant plus ni
+comment parler ni comment m'excuser sur mon silence, je me
+laissai tomber sur le parquet, avec une espèce de stupeur,
+comme si je disais au comte: "Abandonnez-moi, c'est tout ce
+qu'il me reste à désirer." Le comte me releva avec une
+tranquillité qui me fit mal; elle ne m'échappa pas au milieu
+de mon trouble même. -- Au nom du ciel! dis-je après un moment
+de silence, ne me jugez pas; croyez que je sais apprécier
+votre âme: vous saurez tout un jour, et peut-être, ajoutai-je
+en fixant mes regards sur lui avec plus de courage, peut-être
+le jour où j'aurai la force de vous parler n'est-il pas loin.
+Il aura quelque chose d'attendrissant, dis-je, en soupirant
+involontairement, et vous me pardonnerez tout. Permettez-moi,
+en attendant, et je regardai le portrait de mon père pour
+m'appuyer de cette intercession, permettez-moi de vous faire
+une prière dont dépend mon repos: laissez-moi aller à Pise,
+les médecins me le conseillent; je vous écrirai de là. --
+Inconcevable jeune homme! me dit le comte, je ne peux vous en
+vouloir; et pourtant qu'est-ce qui peut excuser votre silence,
+vous qui connaissez toute ma tendresse pour vous? Mais je ne
+veux pas vous affliger davantage; partez quand vous aurez
+repris quelque force, et surtout tâchez de revenir plus calme.
+-- Il m'embrassa... et nous fûmes interrompus.
+
+
+
+
+Lettre XL.
+
+Près de Connegliano, le...
+
+
+J'ai passé quelques jours seul, entièrement seul, voulant
+éviter de me montrer au comte; j'ai fait une course dans les
+environs, et je t'écris d'un petit village qui est près de
+Connegliano, endroit charmant, mais dont le site romantique
+était trop riant pour moi: j'ai cherché les montagnes; leur
+solitude me convient mieux.
+
+
+As-tu jamais entendu, Ernest, ces sources souterraines dont le
+bruit sourd et mélancolique se perd dans le mouvement de
+l'activité, et n'est point remarqué; mais le soir, quand le
+voyageur passe, que, fatigué, il s'assied avant d'entreprendre
+le chemin qu'il lui reste à faire, et que, se recueillant, il
+semble écouter la nature, il en est frappé, il y abandonne sa
+pensée, et tombe dans des rêveries profondes?
+
+Je suis comme ces sources cachées et ignorées, qui ne
+désaltéreront personne, et qui ne donneront que de la
+mélancolie; je porte en moi un principe qui me dévore, et l'on
+passe à côté de moi sans me comprendre, et je ne suis bon à
+rien, Ernest.
+
+Où est-il ce temps où mon coeur, plus jeune encore que mon
+imagination, ressemblait aux poètes qui, dans un petit espace,
+aperçoivent un monde entier, où un écho au dedans de moi
+répondait à chaque voix qui se faisait entendre, où il y avait
+en moi de quoi remplir tant de jours? La vie me paraissait
+comme une fleur d'où sortait lentement un fruit superbe; et
+maintenant il me semble que chacun de mes jours tombe derrière
+moi, comme les feuilles qui tombent vers la fin de l'automne.
+Tout a pâli autour de moi; et les années de mon avenir
+s'entassent, comme des rochers, les unes sur les autres, sans
+que les ailes de l'espérance et de l'imagination m'aident à
+passer au delà. Quoi! D'une seule émotion, d'une seule
+secousse, ai-je donc épuisé l'existence? On dit que le coeur de
+l'homme est si changeant, qu'une affection est bannie par une
+autre, qu'une passion s'élève à peine qu'elle voit déjà sa
+rivale lui succéder. Suis-je donc meilleur? ou ne suis-je
+qu'autre? J'ai vu tant de douleurs si passagères, que je me
+suis dit souvent: "Nos douleurs sont écrites sur le sable, et
+le vent du printemps ne trouve plus les traces de l'automne."
+Il est des âmes, dirais-je, plus distinguées, je le crois
+presque, des âmes plus susceptibles de se jeter tout entières
+dans une seule pensée; elles ont le privilége d'être et plus
+heureuses et plus misérables. Mais admire, Ernest, cette
+Providence, qui sait leur laisser de longs, d'ineffaçables
+souvenirs de leur bonheur, et les fait disparaître dans la
+tempête.
+
+Et moi aussi, Ernest, enfant de l'orage, je disparaîtrai dans
+l'orage, je le sens; un pressentiment, que j'accueille comme
+un ami, me le dit; je le sentais hier lorsque, me promenant,
+je marchais à grands pas le long d'un précipice. Je regardais
+les arbres déracinés, les pierres qui roulaient, et des eaux
+qui se précipitaient sans repos au milieu des rochers; je vis
+un amandier qui paraissait comme exilé au milieu d'une nature
+trop forte pour lui; cependant il avait porté des fleurs que
+le vent vint chasser les unes après les autres dans le
+précipice; et je m'arrêtai, et je contemplai cette image de
+destruction sans éprouver de tristesse: je tombai dans une
+morne stupeur, et je vis, en me réveillant, que moi-même
+j'avais dépouillé plusieurs branches du jeune amandier et jeté
+une grande partie de ses fleurs dans le précipice.
+
+Ernest, il n'est pas bon que l'homme soit seul. Sublime
+vérité, comme mon coeur te sent! comme, dans ma misère et ma
+triste solitude, je rêve à ces paroles! comme je place là son
+image, non pas comme ma compagne, ce serait trop de félicité,
+mais arrivant à moi quelquefois pour m'aider à vivre et à
+reprendre avec courage le fardeau de ces jours vides et
+languissants!
+
+J'ai pensé souvent que les hommes passaient à travers l'amour
+comme à travers les années de leur jeunesse, qu'ils
+l'oubliaient comme on oublie une fête, et qu'un autre amour,
+celui de l'ambition, auquel on donne le nom de gloire,
+occupait l'âme tout entière. Et, moi aussi, j'ai rêvé
+quelquefois à la gloire, dans ces belles années où mon sommeil
+n'était pas troublé par des jours d'ennui et de douleur, et où
+mes songes étaient si beaux; je me figurais la gloire comme
+l'amour, s'agrandissant de tout ce qui est beau et portant en
+elle tout ce qui est grand. Celle que je rêvais s'occupait du
+bonheur de tous, comme l'amour s'occupe du bonheur d'un seul
+objet; elle cherchait à attendrir sans songer à étonner; elle
+était vertu pour celui qui la portait dans son sein, avant que
+les hommes l'eussent appelée gloire, et que les événements
+eussent servi ses beaux projets. Mais qu'a de commun la gloire
+avec la petite ambition de la foule, avec cette misérable
+prétention de se croire quelque chose parce qu'on s'agite? Si
+peu furent destinés à compter pour l'humanité, à vivre dans
+les siècles, à marcher avec leur ascendant, comme avec leur
+ombre, et à forcer tous les regards à se baisser! Il est une
+gloire cachée, mais délicieuse, dont personne ne parle; mon
+coeur a battu pour elle mille et mille fois; elle s'emparait de
+chacun de mes jours, elle en faisait une trame magnifique; je
+me créais une compagne, j'avais un ami, j'aimais non seulement
+la vertu, j'aimais aussi les hommes. Tout est fini; je ne puis
+plus rien ni pour moi ni pour les autres.
+
+Je le sens, c'est moi-même qui me suis jeté sur l'écueil
+contre lequel je me suis brisé. Je me rappelle ces jours où je
+pressentais ma destinée et où l'ami que nous portons tous en
+nous m'avertissait du danger. C'était alors qu'il fallait
+fuir, et je restais; je sentais que je ne devais pas l'aimer,
+et j'ai voulu essayer l'amour, comme les enfants, sans mémoire
+et sans prévoyance, essaient la vie et ne songent qu'à jouir;
+je sentais que son regard, que sa voix, que son âme surtout
+étaient du poison pour moi, et je voulais en prendre et
+m'arrêter quand il serait temps. Insensé! il n'a plus été
+temps! Et cependant, Ernest, l'amour que je sens est grand
+comme la véritable gloire, il en rendrait capable; une seule
+de ses extases ferait renoncer à l'empire du monde; il est la
+félicité que les hommes aveugles poursuivent sous mille
+formes; il vit avec la vertu; il est beau comme elle, mais il
+en est la jeunesse; et ceux qui, dans un rare concours de
+circonstances, eurent, pour présent du ciel, des jours coulés
+dans cet amour, doivent être les meilleurs des hommes.
+
+Ernest, je crois que tu ne comprendras rien à cette lettre: je
+laisse errer mes pensées; je confonds le passé, le présent;
+mes idées sont là, comme un ancien héritage qu'il faudrait
+mettre en ordre. Mais je n'arrangerai plus rien, je remettrai
+ma vie à mon Père céleste; je lui dirai: "Pardonne, ô mon
+Dieu! si je n'en tirai pas un meilleur parti; donne-moi la
+paix que je n'ai pu trouver sur la terre. Mon Père! toi qui es
+toute bonté, tu me donneras une goutte de cette félicité pure
+et divine dont tu tiens un océan dans tes mains; tu retireras
+de mon coeur le trouble et l'orage de la passion qui me
+tourmente, comme tu retires d'un mot la tempête qui a soulevé
+la mer. Mais laisse-moi, mon Dieu! le souvenir de Valérie,
+comme on voit à travers la vapeur du soir les arbres et la
+fontaine et le toit auprès duquel on commença la vie, et
+desquels nous avaient éloignés nos pas errants et nos jours
+chargés d'ennui."
+
+
+
+
+Lettre XLI.
+
+De la Brenta, le...
+
+
+Je suis revenu depuis quelques jours; je les ai revus tous
+deux. Mon parti est pris, il est irrévocable; je veux partir,
+je suis trop malheureux. Il me méjuge, il me croit ingrat; il
+ne peut descendre dans mon coeur et y lire mes tourments; il ne
+peut me concevoir en ne voyant en moi que des contradictions
+perpétuelles. La douleur dans mes traits, le dégoût de la vie,
+qu'il n'a que trop aperçu en moi, tout lui fait croire que je
+suis sous la dépendance d'un caractère sombre, peut-être
+haineux. C'est en vain qu'il a cherché à me ramener au
+bonheur; toutes les apparences sont contre moi: je repousse
+chacun des moyens qu'il m'offre pour me distraire, et jamais
+je ne réponds à sa tendresse par ma confiance. Je vois que je
+donne du chagrin à Valérie, que ma situation afflige. Il faut
+donc les quitter! L'amour et l'amitié me repoussent également;
+tous deux je les outrage. Ne serai-je donc jamais justifié?
+Hélas! je mourrai content, si une seule fois Valérie se disait
+en versant une larme de pitié: "Il m'aima trop pour son
+repos!" Oui, une fois, n'est-ce pas, Ernest, quand je ne serai
+plus, elle le saura? Il saura aussi que je l'aimai; que
+l'amitié ne me trouva pas ingrat. Une fois tout sera dévoilé,
+quand je serai descendu dans la demeure du repos, là d'où
+l'effroi parle aux autres, mais où celui qui l'inspire a
+laissé derrière soi les passions et les douleurs. Ne t'effraie
+pas, Ernest, jamais je n'attenterai à ma vie; jamais je
+n'offenserai cet être qui compta mes jours et me donna pendant
+si longtemps un bonheur si pur. O mon ami! je suis bien
+coupable de m'être livré moi-même à une passion qui devait me
+détruire! Mais, au moins, je mourrai en aimant la vertu et la
+sainte vérité; je n'accuserai pas le Ciel de mes malheurs,
+comme font tant de mes semblables; je souffrirai, sans me
+plaindre, la peine dont je fus l'artisan, et que j'aime,
+quoiqu'elle me tue: je souffrirai, mais je dormirai ensuite.
+Je m'avancerai à la voix de l'Eternel, chargé de bien des
+fautes, mais non marqué par le suicide. Je ne vous
+épouvanterai pas, êtres chers et vertueux, ô mes parents! vous
+qui versâtes sur mon berceau des larmes de joie, je ne vous
+épouvanterai pas par l'affreuse idée que je rejetai loin de
+moi ce beau présent de la vie, que Dieu vous permit de me
+faire, et que vous avez encore si fidèlement embelli
+d'innocents plaisirs, de belles leçons, de grandes espérances.
+Je vous bénis d'avoir gravé dans mon coeur les saints préceptes
+d'une religion que le bonheur me fit aimer, que le malheur me
+rend encore plus nécessaire, qui me donne le courage de
+souffrir. Sur le froid rivage de la vie écoulée, au bord de ce
+sombre passage qu'il faut que chacun franchisse, que reste-t-il
+à celui qui n'a rien cru? En vain son regard se tourne vers
+le passé, il ne peut plus le recommencer; il n'a pas non plus
+ces ailes merveilleuses de l'espérance qui le portent vers
+l'avenir. Ainsi, les plus grandes, les plus consolantes
+pensées de l'homme ne le bercent pas sur le bord de la tombe!
+
+
+
+
+Lettre XLIII.
+
+De la Brenta, le...
+
+
+Je viens de passer une soirée terrible! A peine ai-je la force
+de respirer. Je ne puis cependant rester tranquille; tout mon
+sang est en mouvement; il faut que je t'écrive. Je lui ai dit
+que je partais; elle en a été affectée, très-affectée, Ernest.
+Nous avons dîné seuls, le comte étant parti. Je me sentais
+plus malade qu'à l'ordinaire; elle l'a remarqué: elle m'a
+trouvé si pâle! Elle s'est alarmée d'une toux que j'ai depuis
+quelque temps et que j'attribue aux suites de ma dernière
+maladie. J'ai pris de là occasion de lui dire que les bains de
+Pise me seraient nécessaires; on me les a conseillés en effet.
+Elle m'a regardé avec intérêt. -- Que ferez-vous à Pise? m'a-t-elle
+dit. Vous y serez seul, tout seul, et vous savez combien
+vous vous livrez déjà ici à une solitude qui ne peut que vous
+être dangereuse. -- Nous nous étions levés de table, et j'étais
+passé avec elle dans le salon. -- Ne partez pas, Gustave,
+m'a-t-elle dit; vous êtes trop malade pour pouvoir être seul: vous
+avez besoin d'amitié; et où en trouverez-vous plus qu'ici? --
+En disant cela, je voyais des larmes dans ses yeux; je tenais
+les mains sur mon visage, et je voulais lui cacher le profond
+attendrissement que me causaient ses paroles. -- N'est-ce pas,
+m'a-t-elle répété, vous ne partirez pas? -- Je l'ai regardée. --
+Si vous saviez combien je suis malheureux, combien je suis
+coupable, ai-je ajouté à voix basse, vous ne m'engageriez pas
+à rester! -- Pour la première fois j'ai lu de l'embarras dans
+ses yeux: il m'a semblé la voir rougir. -- Partez donc, m'a-t-elle
+dit d'une voix émue; mais ressaisissez-vous de vous-même;
+chassez de votre âme la funeste... -- Elle s'est arrêtée. --
+Revenez ensuite, Gustave, jouir du bonheur que tout promet à
+votre avenir. -- Du bonheur! dis-je, il ne peut plus en exister
+pour moi! -- Je me promenais à grands pas; l'agitation que
+j'éprouvais, l'affreuse idée de la quitter peut-être pour
+jamais, aliénait ma raison: j'ai dû l'effrayer. Craignait-elle
+un aveu qu'elle pouvait enfin deviner? Elle s'est levée, elle
+a sonné: je me suis mis à la fenêtre pour que le valet de
+chambre qui est entré ne me vît pas. Elle lui a demandé d'une
+voix altérée: -- Où est Marie? Dites-lui de m'apporter son
+ouvrage et le métier; nous travaillerons ensemble. Vous me
+lirez quelque chose, Gustave. -- Je n'ai rien répondu. --
+Gustave, a-t-elle répété quand le valet de chambre a été
+sorti, soyez plus calme. -- Je le suis tout à fait, ai-je
+répondu en contraignant ma voix et en m'avançant vers elle. --
+Elle a jeté un cri. -- Qu'avez-vous, Gustave? du sang!... -- Et
+sa frayeur l'a empêchée de parler. Effectivement mon front
+saignait. J'avais été si affecté de ce qu'elle appelait Marie,
+si peiné de cette espèce de défiance, que, pendant qu'elle
+donnait cet ordre, appuyant brusquement ma tête contre la
+fenêtre, je m'étais blessé. -- Votre pâleur, vos regards, votre
+voix, tout est déchirant. O Gustave! ô mon cher ami! dit-elle
+en posant son mouchoir sur mon front et prenant mes mains, ne
+m'effrayez pas ainsi! -- Ne me montrez donc plus cette... (je
+n'osais dire défiance, je n'osais m'avouer qu'elle me
+devinât), cette froideur, dis-je. Valérie! songez que je vous
+quitte, et pour jamais! -- D'où vous viennent ces funestes
+idées? -- De là, dis-je en montrant mon coeur; elles ne me
+trompent point: ne me refusez donc pas encore quelques
+moments. -- Et je tombai à genoux devant elle, j'embrassai ses
+pieds: elle se baissa, et le portrait du comte s'échappa de
+son sein... Je ne sais plus ce qui m'arriva: l'agitation que
+j'avais éprouvée avait fait couler le sang de ma blessure; et
+la terrible émotion que je ressentais dans cet instant où
+j'allais peut-être lui dire que je l'aimais me fit trouver
+mal. Quand je revins à moi, je vis la comtesse et Marie me
+prodiguer leurs soins; elles me faisaient respirer des sels;
+elles n'avaient osé appeler personne. Ma tête était appuyée
+contre un fauteuil qu'elles avaient renversé; Valérie, à
+genoux auprès de moi, tenait sur mon front son mouchoir imbibé
+d'eau de Cologne, et une de mes mains était dans les siennes.
+Je la regardai stupidement jusqu'à ce que ses larmes, qui
+coulaient sur moi, me tirèrent de cet état. Je me levai, je
+voulus lui parler; elle me conjura de me taire: elle mit sa
+main sur ma bouche, me fit asseoir sur un fauteuil, et se
+plaça à côté de moi. -- Valérie... dis-je, voulant la remercier
+de ses soins, que je commençais à comprendre, car je me
+rappelai alors que je m'étais trouvé mal. Elle me fit signe de
+me taire. -- Si vous parlez, dit-elle, il faut que je vous
+quitte. -- Je lui promis d'obéir. Elle m'a tendu la main avec
+un regard angélique de bonté et de compassion, et, voyant que
+je voulais parler, elle a ajouté: -- J'exige absolument que
+vous ne disiez rien, et que vous vous tranquillisiez. -- Elle
+s'est assise au piano; là, elle a chanté un air d'un opéra de
+Bianchi, dont voici à peu près les paroles, traduites de
+l'italien: _Rendez, rendez le repos à son âme; son coeur est
+pur, mais il est égaré_. J'entendais des larmes dans sa voix,
+si l'on peut parler ainsi. Enfin elle a été entraînée par ses
+pleurs, et a rejeté sa tête sur le fauteuil. Je m'étais levé,
+et, au lieu de lui témoigner avec transport l'ivresse que
+j'éprouvais en pensant qu'elle m'avait deviné et qu'elle me
+plaignait, un saint et religieux frémissement, que sa douleur
+me causait, m'arrêta. Si elle se reprochait son excessive
+sensibilité; si, tourmentée par une pitié trop vive, elle
+souffrait plus qu'aucune autre femme, irais-je jeter sur sa
+vie la douleur et le reproche?... Mais bientôt, entraîné par
+la violence de ma passion, oubliant tout, concentrant le reste
+de mon avenir dans ce court et ravissant instant où je lui
+dirais: -- Je t'aime, Valérie; je meurs pour m'en punir! -- je
+m'élançai à ses genoux, que je serrai convulsivement. Elle me
+regarda d'un air qui me fit frissonner, d'un air qui arrêta
+sur mes lèvres mon criminel aveu. -- Levez-vous, me dit-elle,
+Gustave, ou vous me forcerez à vous quitter. -- Non, non,
+m'écriai-je, vous ne me quitterez pas! Regardez-moi, Valérie;
+voyez ces yeux éteints, cette pâleur sinistre, cette poitrine
+oppressée, où est déjà la mort, et repoussez-moi ensuite sans
+pitié; refermez sur moi ce tombeau où je suis déjà à moitié
+descendu! Vous entendrez pourtant mon dernier gémissement;
+partout, Valérie, il vous poursuivra. -- Que voulez-vous que je
+fasse? dit-elle en tordant ses mains. Mon amitié ne peut rien;
+ma pitié ne peut pas vous tranquilliser; votre délire insensé
+me trouble, m'effraye, me déchire... Je sens, oui, je sens que
+je ne dois pas être la confidente d'une passion... -- Elle
+s'arrêta. -- Gustave, me dit-elle avec un accent d'inexprimable
+bonté, ce n'était pas moi qu'il fallait choisir; c'était lui,
+lui, cet homme estimable, celui qui tient ici-bas la place de
+votre père. Pourquoi m'avez-vous empêchée de lui parler?
+Pouvez-vous le craindre? -- Elle détacha son portrait. --
+Regardez-le, emportez-le, Gustave; il est impossible que ces
+traits, qui appartiennent à la vertu, ne calment pas votre
+âme. -- Je repoussai de la main le portrait. -- Je suis indigne,
+m'écriai-je avec un sombre désespoir, je suis indigne de sa
+pitié! -- Je la regardai; la mort était dans mon âme: ma raison
+n'était revenue que pour me montrer que Valérie ne m'avait pas
+compris ou ne voulait pas me comprendre; et les plus affreux
+sentiments étaient en moi et m'agitaient. -- Ne me regardez pas
+ainsi, Gustave, mon frère, mon ami! -- Ces noms si doux me
+sauvèrent. J'étais toujours à ses genoux; je cachai ma tête
+dans sa robe, et je pleurai amèrement. Elle m'appela
+doucement; ses yeux étaient remplis de larmes; ses regards
+étaient tournés vers le ciel; ses longs cheveux s'étaient
+défaits et tombaient sur ses genoux. -- Valérie, lui dis-je, un
+seul instant encore! C'est au nom d'Adolphe, d'Adolphe que
+j'ai tant pleuré avec vous (à ces mots, ses larmes coulèrent),
+que je vous demande d'exaucer ma prière. -- Elle fit un signe
+comme pour me dire oui. -- Eh bien! figurez-vous un instant que
+vous êtes la femme que j'aime... que j'aime comme aucune
+langue ne peut l'exprimer... Elle ne répond pas à mon amour;
+vous ne devez donc point avoir de scrupule... Je ne vous dirai
+rien; je vous écrirai son nom; et l'on vous remettra, après ma
+mort, ce nom, qui ne sortira pas de mon coeur tant que je
+vivrai. Valérie, promettez-moi, si mon repos éternel vous est
+cher, de penser quelquefois à ce moment, et de me nommer,
+quand je ne serai plus, à celle pour qui je meurs, d'obtenir
+mon pardon, de répandre une larme sur mon tombeau... Un
+instant encore, Valérie; c'est pour la dernière fois de ma vie
+que je vous parle peut-être. -- Cette idée affreuse glaça mon
+sang; ma tête tomba sur ses genoux. Une sueur d'angoisse, qui
+coulait de mon front, se mêlait à mes pleurs amers; mais
+j'éprouvais une volupté secrète en sentant ses cheveux
+recevoir mes larmes et les siennes tomber sur ma tête. Elle la
+pressa de ses mains, puis la souleva. -- Gustave, me dit-elle
+d'un ton solennel, je vous promets de ne jamais oublier ce
+moment; mais vous, promettez-moi aussi de ne me plus parler de
+cette passion, de ne plus me montrer ce délire insensé, de
+vous vaincre, de ménager votre santé, de conserver votre vie,
+qui ne vous appartient pas, et que vous devez à la vertu et à
+vos amis. -- Sa voix s'émut; elle me tendit les mains en
+disant: -- Valérie sera toujours votre soeur, votre amie. Oui,
+Gustave, vous jouirez longtemps encore du bonheur que la mère
+d'Adolphe désire si ardemment pour vous. -- Elle souleva mes
+mains avec les siennes vers le ciel, et y envoya le plus
+touchant des regards. -- Vous êtes un ange! lui dis-je, le coeur
+déchiré de douleur, et cédant à son ascendant suprême, qui
+m'ordonnait de paraître calme: ne m'abandonnez jamais! -- Elle
+voulut relever ses cheveux. -- Pensez quelquefois, dis-je en
+joignant les mains, pensez, quand vous toucherez ces cheveux,
+aux larmes amères du malheureux Gustave! -- Elle soupira
+profondément.
+
+Elle s'était approchée de la fenêtre; elle l'ouvrit. Le jour
+baissait. Nos regards errèrent longtemps, sans nous rien dire,
+sur les nuages que le vent chassait, et qui se succédaient les
+uns aux autres, comme les sentiments tumultueux s'étaient
+succédé dans mon âme durant cette journée. Il faisait froid
+pour la saison; le vent, qui avait passé sur les montagnes
+couvertes de neige, soufflait avec violence; il secouait les
+arbres qui étaient devant la fenêtre, et des feuilles
+tombèrent près de nous. Je frissonnai; un mélancolique
+souvenir me fit penser aux fleurs du cimetière qui couvrirent
+Valérie, et à ces feuilles qui annonçaient l'automne et
+tombaient au soir de ma vie. Cette journée était la dernière
+que je passais auprès d'elle; j'étais résolu à partir, je le
+sentais; j'avais pris à jamais congé d'elle... et du bonheur!
+Je m'étonnais d'être aussi calme; rien ne m'agitait plus; la
+vie et ses espérances étaient derrière moi; tout était fini;
+mais j'emportais avec moi, dans la nouvelle patrie que bientôt
+j'allais habiter, la tendre affection de Valérie; elle était
+ma soeur, ma meilleure amie ici-bas; j'en étais sûr. Pardonne,
+Ernest, pardonne! Le ciel, pour dédommager les femmes des
+injustices des hommes, leur donna la faculté d'aimer mieux. Je
+n'avais pas blessé sa délicatesse; je n'avais même jamais
+désiré qu'elle fût à moi. Si, entraîné par une passion
+fougueuse, j'avais été au moment de la lui avouer, était-ce
+avec la moindre idée qu'elle pût y répondre? N'avais-je pas
+aussi, à quelques instants près d'un délire involontaire,
+toujours senti que le comte la méritait mieux? L'avais-je
+jamais enviée à cet ami? Voilà quelles étaient mes réflexions;
+et si, avant cette soirée, je n'avais pas si bien senti la
+nécessité de m'éloigner d'elle, si ma résolution n'avait pas
+été commandée par un devoir aussi sacré, je crois que je
+serais resté calme et résigné, tant j'étais loin de ces
+mouvements orageux qui m'avaient rendu si malheureux!
+
+Valérie rompit enfin le silence: -- Vous nous écrirez; nous
+saurons tout ce que vous ferez; vous aurez bien soin aussi de
+votre santé, n'est-ce pas, Gustave? Et elle posa sa main sur
+mon bras. Marie passa devant la fenêtre, et elle dit à sa
+maîtresse: -- Il fait bien froid, madame; vous êtes vêtue trop
+légèrement. -- En même temps, elle lui donna un bouquet de
+fleurs d'oranger. Valérie le partagea; elle m'en donna la
+moitié, et soupira. -- Personne, dit-elle, désormais n'aura
+soin comme vous des fleurs de Lido; cela m'attristera bien d'y
+aller seule. Sa voix s'altéra; elle se leva précipitamment, et
+gagna la porte de sa chambre; je la suivis: elle me tendit la
+main; j'y portai mes lèvres. -- Adieu, Valérie! adieu pour bien
+longtemps!... O Valérie! encore un regard, un seul, ou je
+croirai que je ne vous retrouverai plus nulle part! --
+Effectivement, une angoisse superstitieuse me poursuivait.
+Elle me regarda, et je vis les pleurs qu'elle avait voulu me
+cacher; elle tâcha de sourire. -- Adieu, Gustave, adieu; je ne
+prends pas congé de vous, j'ai encore mille choses à vous
+dire.
+
+Elle tira la porte, et je tombai dans un fauteuil, terrassé
+par ce bruit comme si l'univers se fût anéanti. Je ne sais
+combien de temps je restai dans cet état: ce ne fut qu'aux
+coups réitérés d'une pendule qui m'annonçait qu'il était tard
+que je me levai; l'obscurité la plus profonde m'environnait.
+Je n'avais souffert qu'au premier moment où la porte se ferma.
+Je me réveillai comme d'un songe: je me sentais fatigué; je
+descendis dans la cour pour gagner ma chambre. J'aperçus, en
+passant, de la lumière dans la remise, et je vis un des
+garçons de la maison nettoyer une voiture; il sifflait
+tranquillement en travaillant. Je m'arrêtai, je le regardai.
+C'était ma voiture qu'on avait amenée. Le coeur me battit; mon
+calme et ma stupeur disparurent également: je n'étais plus
+soutenu par la vue de Valérie. L'amour le plus infortuné, en
+présence de l'objet aimé, est bien moins malheureux: il
+s'enveloppe de cette magie de la présence; ses souffrances ont
+du charme, elles sont remarquées. Mais alors toute la douleur
+de la séparation vint me saisir; je me sentais défaillir en
+regardant cette voiture qui m'entraînerait loin d'elle! il n'y
+avait pas jusqu'à cet homme qui sifflait si tranquillement qui
+ne me fît mal; j'enviais son repos, il me semblait qu'il
+insultait à l'horrible tourment qui m'agitait. Je courus à ma
+chambre; je me jetai par terre, frappant ma tête contre le
+plancher, et répétant en gémissant le nom de Valérie. Hélas!
+me disais-je, elle ne m'entendra donc plus jamais! Erich, le
+vieux Erich entra. Ce n'était pas la première fois qu'il
+m'avait vu dans cet état violent: il me gronda. Je feignis de
+me jeter sur mon lit pour le renvoyer; je passai plusieurs
+heures dans la plus violente agitation, et je résolus de
+t'écrire. Je retrouvai dans ma tête toutes les situations
+douloureuses de cette journée; cela me calmait: il est si doux
+de donner au moins une idée du trouble qui nous détruit! Et
+quand je pense que mon Ernest, le meilleur des amis, le plus
+sensible des hommes, me plaindra, je prie le Ciel de le
+récompenser du charme que cette idée verse dans mon coeur
+flétri.
+
+
+A cinq heures du matin.
+
+
+Je l'ai revue, Ernest, je l'ai revue encore une fois, par une
+des combinaisons les plus singulières, cette nuit même. Tu ne
+le conçois point, n'est-ce pas? Après t'avoir écrit, j'ai mis
+en ordre tout ce qui me restait à arranger. J'avais destiné un
+petit cadeau à Marie et à quelques personnes de la maison;
+j'avais cacheté une lettre pour le comte, une lettre bien
+touchante, dans laquelle je lui demandais pardon de tous les
+torts que j'avais pu avoir envers lui; je le priais de me
+pardonner mon prompt départ; je lui disais que j'espérais me
+justifier un jour à ses yeux de toutes mes apparentes
+bizarreries, je le conjurais de m'aimer toujours, en lui
+disant que sans cette amitié je serais bien misérable. Enfin,
+après avoir terminé, je m'étais assis sur une chaise, tout
+habillé, attendant et redoutant l'heure où je devais partir,
+mais déterminé à ce départ, que je regardais comme l'unique
+fin à mes tourments. J'étais dans cet état horrible d'angoisse
+et d'anxiété, si difficile à dépeindre, quand je vis une des
+fenêtres en face de moi trop vivement éclairée pour qu'il n'y
+eût pas à cela quelque chose d'extraordinaire: c'était une
+chambre habitée par une jeune Italienne, depuis peu dans la
+maison, et qui y couchait pour être à portée de Valérie, dont
+la chambre à coucher n'était séparée de celle-là que par un
+cabinet. Je vole, je traverse la cour, je monte l'escalier,
+tout dormait encore: je pousse la porte, je vois la jeune
+Giovanna, tout habillée, endormie sur une table, et auprès
+d'elle son lit, dont les rideaux étaient tout en flammes. Elle
+ne se réveille pas; elle avait le sommeil qu'on a à seize ans,
+lorsqu'on n'a pas encore passé par quelque passion
+malheureuse. J'ouvre les fenêtres pour faire sortir la fumée;
+j'arrache les rideaux; par bonheur, Valérie s'était baignée
+dans cette chambre; j'éteins le feu avec l'eau de la
+baignoire, en faisant le moins de bruit possible. Je craignais
+que Giovanna ne s'éveillât et ne jetât un cri qui pouvait être
+entendu par la comtesse: je l'éveille doucement, et lui montre
+les suites de son imprudence. Elle se met à pleurer, en disant
+qu'elle ne faisait que de s'endormir; qu'elle avait écrit à sa
+mère et posé ensuite la lumière près du lit pour se coucher,
+et qu'elle ne comprenait pas encore comment elle s'était
+endormie sur cette table. Pendant qu'elle parlait, j'achève
+d'éteindre le feu, qui avait déjà gagné les matelas; je passe
+dans le petit corridor, pour m'assurer si la fumée n'y avait
+pas pénétré. A peine avais-je mis les pieds dans ce corridor,
+qu'un désir insurmontable de voir encore un instant Valérie
+s'empara de mon âme: j'avais vu sa porte entr'ouverte. Elle
+dort, me dis-je; personne ne le saura jamais, si Giovanna
+l'ignore. Je la verrai encore une fois; je resterai à la porte
+du sanctuaire que je respecte comme l'âme de Valérie. Il ne
+fallait qu'un moyen pour éloigner pour quelques instants la
+jeune Italienne; j'y parviens. Je m'approche en tremblant du
+corridor; je m'arrête, effrayé de l'horrible idée que Valérie
+pouvait se réveiller. Je veux retourner sur mes pas... mais
+mon désir de la voir était si violent!... Je la quitte peut-être
+pour jamais! Ah! je veux lui dire encore une fois que
+c'est elle que j'aime! Si Valérie me voit, je ne supporterai
+pas son courroux, j'enfoncerai un poignard dans mon coeur. Ma
+tête égarée me présentait confusément et ce crime et son
+image. Je me glisse dans la chambre; elle était éclairée par
+une veilleuse, assez pour me faire voir Valérie endormie: la
+pudeur veillait encore auprès d'elle; elle était chastement
+enveloppée d'une couverture blanche et pure comme elle. Je
+contemplai avec ravissement ses traits charmants: son visage
+était tourné de mon côté; mais je ne le voyais que peu
+distinctement. Je lui demandai pardon de mon délit; je lui
+adressai les paroles de l'amour le plus passionné. Un songe
+paraissait l'agiter. Que devins-je! ô moment enchanteur!
+quelle ivresse tu me donnas!... Elle prononça... _Gustave!_...
+Je m'élançai vers son lit; le tapis recélait mes pas mal
+assurés. J'allais couvrir de mes baisers ses pieds charmants,
+tomber à genoux devant ce lit qui égarait ma raison, quand
+tout à coup elle prononça cet autre mot qui doit finir ma
+destinée... elle dit d'une voix sinistre... _la mort!_... et se
+retourna de l'autre côté. La mort! répétai-je; hélas! oui, la
+mort seule me reste! Tu rêves à mon sort, ô Valérie! dis-je à
+voix basse et me mettant doucement à genoux, reçois mon
+dernier adieu; pense à moi; songe quelquefois au malheureux
+Gustave, et dans tes rêves, au moins, dis-lui qu'il ne t'est
+pas indifférent! Je ne voyais pas ses traits; une de ses mains
+était hors de son lit; je la touchai légèrement de mes lèvres,
+et je sentis encore son anneau. Et, toi aussi, toi qui me
+sépares d'elle à jamais, je te donne le baiser de paix, je te
+bénis, quoique tu m'ouvres la tombe... Et mes larmes
+couvraient sa main. Tu l'unis à l'homme que je ne cesserai
+d'aimer, qui la rend heureuse; je te bénis! dis-je. Et je me
+levai, calmé par cet effort. Encore un regard, Valérie, un
+regard sur toi, que j'imprime encore une fois tes traits dans
+mon coeur! que j'emporte cette douce image de ton repos, de ton
+sommeil innocent, pour m'encourager à la vertu quand je serai
+loin de toi!
+
+J'allai prendre la veilleuse; je m'approchai du lit. O douce
+et céleste image de virginité, de candeur! Sa main était
+toujours hors du lit; l'autre était sous une de ses joues,
+ainsi que dorment les enfants: cette joue était rouge, tandis
+que celle qui était de mon côté était pâle, emblème du songe
+dont la moitié me parut si douce, tandis que l'autre était si
+sinistre. Les draps l'enveloppaient jusqu'à son cou; et ses
+formes, pures comme son âme, ne se trahissaient que comme
+elle, légèrement, en se voilant de modestie. O Valérie! que
+l'amour s'accroît de ces magiques liens dont l'enlacent la
+pudeur et la pureté morale! Jamais le plus séduisant désordre
+ne m'eût ainsi troublé!... jamais il n'eût rempli tout mon
+être d'une aussi douce volupté! Comme je t'idolâtrais! comme
+je serais mort pour un seul des plus chastes baisers pris sur
+tes lèvres, qui semblaient languir! Oui, tu paraissais triste,
+ma Valérie, et je n'en étais que plus ivre... J'ai pu
+m'éloigner de toi!... je t'ai respectée, ô Valérie! tiens-moi
+compte de ce sublime courage, il anéantit toutes mes fautes!
+
+Bientôt il me sembla entendre les pas de la jeune Italienne;
+j'allai à sa rencontre; je me précipitai dans la cour, dans le
+jardin, cherchant à respirer, à me calmer; le jour commençait
+à poindre, le vent frais du matin s'était levé; une lisière
+d'or courait le long de l'horizon, à l'orient, et annonçait
+l'aurore. Les feuilles de l'acacia, fermées pendant la nuit,
+commençaient à s'ouvrir; des aigles privés et nourris dans la
+maison sortaient de leurs creux; les oiseaux s'élevaient dans
+les airs, et de jeunes mères quittaient leurs nids. Toutes ces
+images m'environnaient; toutes me peignaient la vie, qui
+recommençait partout, et qui s'éteignait en moi. Je m'assis
+sur les marches de l'escalier qui donne sur le jardin; les
+alouettes papillonnaient sur ma tête, et leur chant si gai, si
+joyeux, m'arracha des larmes: j'étais si faible, si oppressé,
+ma poitrine semblait être allumée, tandis que mon coeur
+frissonnait, et que mes lèvres tremblaient. J'essayai de
+reposer un moment, ce fut en vain. Je restai quelque temps
+couché sur ces marches que nous avions descendues si souvent
+ensemble. Enfin je me levai, et, passant près du salon où nous
+avions été la veille, je voulus emporter l'air qu'avait chanté
+Valérie. Le jour était entièrement venu, et le duo si touchant
+de Roméo et Juliette tomba sous ma main. Tout devait donc se
+réunir pour enfoncer dans mon coeur ces scènes de douleur et de
+regret! Et ce morceau de musique me ramena tout entier à la
+séparation qui m'était si affreuse. Il n'y avait pas jusqu'au
+chant des alouettes qui ne me fît penser à ce moment déchirant
+où Roméo et Juliette se quittent. Je restai accablé d'une
+sombre douleur, et je me traînai chez moi, d'où je t'écris
+encore. Je n'ose te dire l'espoir caché de mon coeur! Ignorera-t-elle
+toujours ce que je souffre? Il me serait si affreux
+qu'il ne restât sur la terre aucune trace de ces douleurs! Au
+moins, en t'écrivant, je laisse un monument qui vivra plus que
+moi. Tu garderas mes lettres: qui sait si une circonstance,
+qu'aucun de nous ne peut prévoir, ne les lui fera pas une fois
+connaître? Mon ami, cette idée, quelque invraisemblable
+qu'elle me paraisse, m'anime en t'écrivant, et m'empêche de
+succomber sous le poids de la fatigue et du chagrin qui me
+consume.
+
+
+
+
+Lettre XLIII.
+
+De la chartreuse de B., le...
+
+
+C'est ici, c'est près d'une austère retraite, d'où sont
+bannies les passions, les folles agitations de ce monde, que
+j'ai voulu essayer de me reposer. J'ai obtenu une chambre dans
+une maison d'où l'on a la vue du couvent.
+
+Je me sens plus calme, Ernest, depuis que j'ai pris la
+résolution d'écarter de moi tout ce qui a rapport à cet amour
+insensé. Je veux, s'il est possible, sauver les derniers jours
+de cette existence si agitée, et, ne pouvant les passer dans
+le calme, les remplir au moins de résignation.
+
+Comme je me parais petit à moi-même, au milieu de cette
+enceinte consacrée aux plus sublimes vertus! Les pensées de
+l'amour me paraissent un délit, ici où tous les sens sont
+enchaînés, où les plaisirs les plus permis dans le monde
+n'osent se montrer; où l'âme, détachée des liens les plus
+naturels, ne se permet d'aimer que les plus sévères devoirs.
+
+Je viens de lire la vie d'un saint que j'ai trouvée dans une
+des armoires de ma chambre. Ce saint avait été homme, il était
+resté homme: il avait souffert; il avait jeté loin de lui les
+désirs de ce monde, après les avoir combattus avec courage. Il
+s'était fait dans son coeur une solitude où il vivait avec
+Dieu. Il n'aimait pas la vie, mais il n'appelait pas la mort.
+Il avait exilé de ses pensées toutes les images de sa
+jeunesse, et élevé le repentir entre elles et ses années de
+solitude. Il croyait entendre quelquefois les anges l'appeler,
+quand, durant les nuits, il marchait les pieds nus dans les
+vastes cloîtres de son couvent. S'il eût osé, il eût désiré
+mourir. Il travaillait tous les jours à son tombeau, en
+pensant avec joie qu'il ne léguerait à la terre que sa
+poussière, et il espérait, mais en tremblant, que son âme
+irait dans le ciel. Il vivait dans cette chartreuse en 1715;
+il mourut, ou plutôt il disparut, tant sa mort fut douce. On
+arrosa de larmes sa dépouille mortelle; et chacun crut voir
+son existence attristée, parce que la douce sérénité, les
+regards consolants, la bienveillante bonté du père Jérôme
+étaient enlevés à la terre.
+
+Après cela, Ernest, n'avons-nous pas honte de parler de nos
+douleurs, de nos combats, de nos vertus?
+
+Depuis longtemps je désirais voir cette chartreuse, cette
+pensée sévère de saint Bruno, confiée au mystère et au
+silence, qui est cachée comme un profond secret sur ces
+hauteurs. Là vivent des hommes qu'on nomme exaltés, mais qui
+font du bien tous les jours à d'autres hommes; qui changèrent
+un terrain inculte, le couvrirent d'industrie, d'ateliers
+utiles, et remplirent le silence des bénédictions du pauvre.
+Quelle idée sublime et touchante que celle de trois cents
+chartreux vivant de la vie la plus sainte, remplissant ces
+cloîtres si vastes, ne levant leurs mélancoliques regards que
+pour bénir ceux qu'ils rencontrent, peignant dans tous leurs
+mouvements le calme le plus profond, disant avec leurs traits,
+avec leurs voix, que l'agitation ne frappe jamais, qu'ils ne
+vivent que pour ce Dieu si grand, oublié dans le monde, adoré
+dans leur désert! Oh! comme l'âme est émue! comme elle est
+pénétrante, la voix de la religion, qui s'est réfugiée là, qui
+descend dans les torrents et frémit dans les cimes de la
+forêt, qui parle du haut de la roche escarpée, où l'on croit
+voir saint Bruno lui-même, fondant sa chapelle et méditant sa
+sévère législation! Oh! qu'il connut bien le coeur de l'homme,
+qui se fatigue de délices et s'attache par les douleurs, qui
+veut plus que du plaisir, et cherche ces grandes, ces
+profondes émotions qui émanent du sein de Dieu et ramènent
+l'homme tout entier dans les pensées de l'éternité!
+
+Il est impossible de décrire ce que j'éprouvais: j'étais
+heureux de larmes, de profond recueillement et d'humilité; je
+me prosternai devant cet Etre si grand qui appela ces scènes
+magnifiques de la nature, imprima tour à tour aux formes du
+monde la majesté et la riante douceur; appela aussi l'homme
+pour qu'il sentît et désirât sentir davantage; forma ces âmes
+ardentes et tendres, et leur confia tous ses secrets, ignorés
+des hommes légers. Que de voix, me disais-je, se sont éteintes
+dans ces déserts! que de soupirs ont été envoyés au delà de
+cet horizon borné, là où habite l'infini! Je voyais ces traits
+où siégeait la mélancolie, où l'espérance avait survécu aux
+orages pour répandre la sérénité; je les voyais garder leur
+tranquille expression au milieu des changements des saisons et
+de la nature; ces mains flétries se joignaient aux pieds de
+ces croix saintement placées dans la solitude. Là
+fléchissaient péniblement des genoux affaissés par l'âge; là
+coulaient des larmes que séchait quelquefois le vent âpre du
+sombre hiver; ici un écho religieux murmurait les douleurs et
+les espérances du chrétien; et plus loin, sur ce rocher
+stérile, abandonné de la nature, où tout est mort, où tout est
+froid comme le coeur de l'incrédule, à travers ces ronces
+suspendues sur le torrent, au milieu de ces hauteurs inanimées
+qui ne voient rouler que de noirs orages, là, peut-être, le
+long, l'ineffaçable remords appelait sa victime: marquée par
+lui, elle ne pouvait lui échapper; elle venait, le front
+baissé, l'oeil ombragé, le visage sillonné, elle venait, et son
+sein déchiré se brisait sur la pierre, et sa voix expirante
+disait sourdement à cette froide pierre quelque forfait
+inconnu.
+
+Que j'ai vécu ici, Ernest! combien j'y ai pensé! J'ai vu hier
+un orage: le tonnerre, avec sa terrible voix, parcourut toutes
+ces montagnes, se répéta, gronda, éclata avec fureur; les
+voûtes silencieuses tremblèrent; je voyais le cimetière
+couvert de noires ténèbres; le ciel obscurci laissait à peine
+entrevoir tous ces tombeaux, où dormaient tant de morts. Je
+passai devant la chapelle où on les déposait avant de les
+enterrer, où se fermait sur eux le cercueil creusé par
+eux-mêmes: il me semblait que j'entendais ce chant mélancolique
+des religieux, ces saintes strophes qui les conduisaient à la
+terre de l'oubli. J'aimais à tressaillir, et j'envoyais ma
+pensée en arrière. Au milieu de ces scènes terribles et
+attendrissantes, le ciel se dégagea de ses sombres nuages; le
+soleil reparut, et visita, à travers les vitres antiques,
+cette chapelle de la mort: les inscriptions du cimetière
+reparurent à sa clarté, et les hautes herbes, affaissées par
+la pluie, se relevèrent.
+
+Un oiseau, fatigué par les vents, qui l'avaient apparemment
+chassé jusque sur ces hauteurs, vint s'abattre sur le
+cimetière. Ainsi, pensai-je, peut-être, dans la saison des
+fleurs, vient s'égarer quelquefois un rossignol: il cherche en
+vain une rose jeune comme lui ou l'arbuste qui la porte; mais
+la fleur de l'amour est exilée de ces lieux comme l'amour
+lui-même: le chantre de la volupté vient s'asseoir sur une tombe,
+et soupire sa tendresse sur le territoire de la mort. Hélas!
+peut-être cette pierre couvre-t-elle un coeur qui eut aussi un
+printemps; peut-être, avant d'avoir servi ce Dieu qui remplit
+son âme du saint effroi du monde, l'adora-t-il comme le Dieu
+qui créa l'amour et le donna à la terre; mais bientôt, comme
+l'oiseau, battu par les vents, battu par l'orage des passions,
+il est venu se réfugier sur ces hauteurs, et, fatigué de la
+vie, il a voulu commencer l'éternité en oubliant tout ce qui
+tenait au monde.
+
+Ernest, Ernest! il n'est aucun endroit sur la terre
+inaccessible à cette funeste passion: ici, ici même, où tout
+la réprouve, où tout devrait l'épouvanter, elle sait encore
+trouver ses victimes et les traîner à travers tous ses
+supplices. En vain la nature sévère veut-elle effrayer l'amour
+et le repousser par sa sauvage âpreté; en vain la religion
+menaçante élève-t-elle partout de saintes barrières, appelle-t-elle
+la pénitence, le jeûne, les images du trépas, les
+tourments de l'enfer; en vain les tombeaux parlent et
+s'ouvrent de tous côtés; en vain la pierre insensible est-elle
+animée du pieux verset qui montre à l'homme la longue
+récompense de la vertu: ce passager d'un moment ne sait pas
+triompher de lui; il est encore atteint ici même par ce
+terrible ascendant; il partage ici même sa fugitive existence
+entre d'inutiles remords et de vaines résolutions; il dispute
+à la mort, à la sombre nature, à son corps flétri
+d'abstinences, à la menaçante éternité, il dispute un
+sentiment à la fois délice et fléau de sa vie; il jette un
+long et douloureux regard sur de funestes erreurs; il
+tressaille, se trouble et garde de son souvenir une coupable
+volupté qu'il aime encore, qu'il nourrit dans son sein.
+
+Ecoute, Ernest, et frémis. Hier je me promenais, ou plutôt je
+parcourais d'un pas inégal les environs de la chartreuse: la
+lune enveloppait d'un crêpe mélancolique et le couvent, et les
+arbres, et le cimetière; l'orfraie seul interrompait de son
+cri sinistre la tranquillité de la nuit. Une croix s'est
+présentée à ma vue; elle était sur une hauteur que j'ai
+gravie. Je me suis assis; j'ai regardé longtemps le ciel et
+l'étoile du soir, que j'avais vue souvent de la maison que
+j'habitais avec Valérie.
+
+Des gémissements m'ont frappé; je me suis levé; j'ai vu près
+de la croix, et, à moitié caché par un arbre, un religieux le
+visage couché contre terre. Sa voix plaintive, ses accents
+déchirants n'osaient peut-être monter vers le séjour de la
+paix; la terre les engloutissait. Mon coeur a tressailli; j'ai
+cru reconnaître des maux trop bien connus. Je n'ai osé
+l'interrompre, mais j'ai pleuré sur lui en m'oubliant moi-même.
+
+Son long silence m'a effrayé. J'ai osé l'approcher; je l'ai
+soulevé. La lune éclairait son visage pâle; ses traits flétris
+étaient encore jeunes, sa voix l'était aussi. Il m'a d'abord
+considéré comme s'il sortait d'un rêve; puis il m'a dit: -- Qui
+es-tu? souffres-tu aussi? -- Je l'ai pressé contre mon sein, et
+mes larmes sont tombées sur ses joues arides. -- Tu pleures,
+a-t-il dit, tu es sensible. Je te remercie, a-t-il ajouté d'une
+voix tranquille. -- Son regard m'a effrayé; ses gestes, son
+agitation me frappaient et contrastaient avec sa voix, qui
+paraissait étrangère à son âme, et qui semblait s'être séparée
+de sa douleur.
+
+Je lui ai demandé qui il était. -- Qui je suis?... a-t-il dit,
+en paraissant vouloir se rappeler quelque chose. -- Puis il m'a
+montré son habit: -- Je suis un infortuné! mon histoire est
+courte. Je suis Félix. On m'avait donné ce nom, on se plaisait
+à croire que je serais heureux: c'était en Espagne qu'on
+croyait cela; mais, dit-il en secouant la tête et respirant
+péniblement, on s'est trompé. Le bonheur n'a pu demeurer là;
+les méchants m'ont tué là! -- Et il frappa son coeur d'une
+manière qui me déchira. -- Quel mal, dis-je, vous a-t-on donc
+fait? -- Oh! Il ne faut pas en parler; il faut oublier ici, me
+dit-il en regardant la croix et joignant ses mains, il faut
+tout oublier ici, car il faut pardonner. -- Il a voulu s'en
+aller; je l'ai retenu. -- Que veux-tu de moi? a-t-il dit. Il
+est tard, et, quand le matin viendra, il faut que j'aille au
+choeur, et avant ne faut-il pas que je dorme? Tu ne sais pas
+qu'alors je suis quelquefois heureux, oh! bien heureux! Je
+vois alors les plaines de Valence, des haies de fleurs de
+grenade... Mais ce n'est pas tout, ce n'est pas mon plus grand
+bonheur (et il se pencha vers mon oreille). Je n'ose te parler
+de Laure... (il frissonna). Elle n'est pas morte dans mes
+rêves, mais, quand je veille, elle est morte! -- Il jeta un cri
+déchirant et se tut.
+
+O Ernest! je ne me plaignis plus; ma douleur s'arrêta devant
+une douleur mille fois plus terrible: tu vis, m'écriai-je; tu
+vis, Valérie! O ciel! conserve-la; conserve aussi ma raison
+pour te bénir! Et puis, me retournant vers le malheureux
+Félix, je le serrai dans mes bras: muet par l'excès de la
+pitié, je ne trouvai aucun son, aucune parole digne de son
+malheur. -- Ne dis à personne, je t'en prie, que je t'ai parlé
+de Laure; ici c'est un grand péché; j'ai voulu l'expier tous
+les jours, mais j'aime malgré moi; et quand je veux penser au
+ciel, au paradis, je pense que Laure y est; et quand je viens
+ici la nuit, car depuis que je suis... tu sais bien comment,
+dit-il en montrant sa tête, on me permet tout. Je sors du
+couvent par cette petite porte; j'ai une clef, car je crains
+de troubler les frères dans leur sommeil; je pleure, c'est un
+scandale... Eh bien! qu'est-ce que je voulais te dire? -- Quand
+vous veniez ici la nuit, Félix, disiez-vous... -- Eh bien! oui,
+la nuit; le vent, les arbres, cette eau qui roule, tout semble
+me dire son nom. Il me semble que tout serait beau si elle
+était là: je la presserais contre mon sein, qui brûle; elle
+n'aurait pas froid, et le feuillage nous cacherait le couvent;
+car je n'oserais l'aimer au milieu du couvent: j'ai tant
+promis aux pieds des autels de l'oublier! Mais, dit-il en
+soupirant longuement, je ne peux pas. -- Tu ne peux pas!
+répétai-je! et je soupirai.
+
+Une sueur froide inondait mon corps; j'ajoutai son malheur au
+mien: j'étais anéanti. -- Ecoute, me dit-il, ne te fais pas
+chartreux, va-t'en bien loin, va en Espagne; mais n'aime pas.
+La religion a raison de défendre d'aimer ainsi un seul objet
+plus que le Ciel, plus que la vie, plus que tout. Adieu,
+n'aime pas: si tu savais comme on est malheureux! On me
+l'avait bien dit quand il en était temps, et je n'ai rien
+écouté.
+
+Je ne sais plus ce qu'il me dit, ma tête se troubla; je sais
+qu'il rentra dans son couvent, que le matin me trouva encore
+au pied de la croix, que mon hôte me dit que le frère Félix
+était aimé de tout le couvent, qu'il ne faisait de mal à
+personne, que le supérieur, homme doux et excellent, lui
+permet de se promener la nuit, depuis qu'il a perdu la raison,
+et qu'il l'a perdue parce qu'une jeune Espagnole qu'il aimait
+est morte. Sa mélancolie l'avait jeté dans cette retraite, ne
+pouvant obtenir Laure, que ses parents forcèrent à se faire
+religieuse; il a appris qu'elle n'existait plus, et sa raison
+s'est entièrement égarée.
+
+Je pars, Ernest, ce séjour ne me convient plus: le malheureux
+Félix se montre partout à moi.
+
+
+
+
+Lettre XLIV.
+
+De la Pietra-Mala, le...
+
+
+Je t'écris, quoique je sois si faible, mon ami, que je puis à
+peine me soutenir. Je viens de passer dix heures au lit, mais
+sans que cela m'ait donné plus de force; la fièvre m'a repris,
+je souffre beaucoup de la poitrine. J'arrivai ici au milieu
+des Apennins, hier dans la journée. Le site de Pietra-Mala est
+presque sauvage. Ce bourg est caché dans des gorges de
+montagnes; mais j'aime ce lieu, qui paraît oublié du monde
+entier. J'y suis depuis peu de temps, et déjà j'y ai vu de
+bonnes gens. Ernest, je resterai ici quelques jours, peut-être
+quelques semaines. Eh! N'est-il pas indifférent en quels lieux
+je traîne des jours que Valérie ne voit plus, pourvu que je
+sois loin d'elle, et que je n'outrage plus le comte par cet
+amour que je dois cacher? Ici, du moins, je serai libre; mes
+regards, ma voix, ma solitude, tout sera à moi; personne ne
+m'observera... Malheureux! quel triste privilége tu réclames!
+quel triste bonheur te reste! O Valérie! Je ne verrai donc
+plus ta pitié! Elle était si tendre! si bonne!
+
+
+A six heures du soir.
+
+
+J'ai été quelques heures sans fièvre; je me suis promené
+lentement; je respirais avec plus de liberté: l'air est si pur
+dans ces montagnes! J'ai été voir une petite maison qui
+appartient à mon hôte, et qui me plaît beaucoup. Un torrent,
+destructeur comme la passion qui dévore, a renversé près de la
+maison de hauts pins et de vieux érables; ces arbres déracinés
+du rivage opposé se rencontrent dans leur chute, et semblent
+se rapprocher pour former sur le torrent un pont, sous lequel
+passe une écume blanche qui s'élève au-dessus de ses eaux
+tourmentées. Je me suis arrêté au bord de ce torrent, et j'ai
+regardé quelques corneilles qui passaient les unes après les
+autres sur ces arbres renversés, et dont les cris lugubres
+convenaient à l'état de mon âme.
+
+
+
+JOURNAL DE GUSTAVE.
+
+
+
+De la Pietra-Mala, le...
+
+
+Ernest, je commence pour toi ce journal; mais, quand je
+souffre, je ne peux t'écrire que quelques lignes. Cette maison
+que j'habite actuellement me convient beaucoup. Je m'applaudis
+bien de m'être arrêté ici; j'y resterai jusqu'à ce que je sois
+mieux... Mieux: ah! ne t'abuse pas... Mais que ferais-je à
+Pise? Pourrais-je échapper à ces regards d'une multitude
+oisive, qui, toujours occupée de ses plaisirs, est encore
+avide de pénétrer chaque secret, et ne pardonne pas qu'on se
+sépare d'elle.
+
+
+Ici la nature semble me plaindre et s'attendrir sur moi. Elle
+me recevra dans son sein, et, fidèle amie, elle gardera mes
+tristes secrets. Pourquoi donc tant me tourmenter du lieu où
+je passerai quelques jours? Errant comme Oedipe, je ne cherche
+comme lui qu'un tombeau: il faut si peu de place pour cela.
+
+
+Mon séjour ici convient à mon funeste état; ce lieu
+mélancolique et sauvage est fait pour l'amour malheureux. Je
+reste des heures entières au bord de ce torrent; je gravis
+péniblement une montagne, d'où la vue se porte sur la
+Lombardie; et, quand je crois avoir aperçu dans le lointain
+cet horizon qui couvre Venise, il me semble alors que j'ai
+obtenu une faveur du ciel.
+
+
+J'ai avec moi quelques auteurs favoris; j'ai les odes de
+Klopstock, Gray, Racine; je lis peu, mais ils me font rêver au
+delà de la vie, et ils m'enlèvent ainsi à cette terre, où il
+me manque Valérie.
+
+
+Il y a ici un jeune homme, parent de mon hôte, qui joue bien
+du piano. Aujourd'hui, j'ai entendu cet air que sa voix a
+gravé dans mon coeur, cet air qui la fit pleurer sur le
+malheureux Gustave. Ne me plains pas, Ernest; la douleur sans
+remords porte en soi une mélancolie qui a pour elle des larmes
+qui ne sont pas sans volupté.
+
+
+J'ai passé le bourg, et j'ai été me promener sur le grand
+chemin. J'ai rencontré un pauvre matelot en habit de pèlerin.
+Cet homme, pour apaiser sa conscience, avait fait voeu d'aller
+à Lorette. Il avait eu, dans sa jeunesse, la passion de la
+mer, et, comme Robinson, il avait quitté ses parents malgré
+leur défense. Il me fit un tableau touchant de ses chagrins,
+et cela avec une vérité qu'on ne pouvait méconnaître. Il me
+dit comment, après avoir obtenu une place sur un vaisseau qui
+allait aux Indes, au milieu des délices que lui faisait
+éprouver son voyage, il s'était réveillé la nuit, croyant voir
+sa mère en rêve, qui lui reprochait son départ; qu'alors il
+avait couru sur le tillac, et qu'il lui avait semblé que les
+vagues se plaignaient, comme si la voix de sa mère arrivait à
+lui; et quand il s'élevait une tempête, il ne pouvait
+travailler, tremblant de toutes ses forces, et pensant qu'il
+périrait peut-être chargé de la malédiction de ses parents.
+C'est alors qu'il avait promis au Ciel que, s'il pouvait
+revoir sa mère, obtenir son pardon, il ferait un pèlerinage à
+Lorette. Puis il poursuivit, et me dit que pendant dix ans il
+n'avait pu revenir dans sa patrie; qu'enfin il avait vu la
+rade de Gênes, qu'il avait cru mourir de joie en revoyant
+cette terre qu'il avait brûlé de quitter. -- Ernest, comme
+voilà bien tout l'homme! ses désirs, ses inquiétudes, ses
+fautes, et puis cette inévitable douleur appelée remords, qui
+le ramène à la vérité. Voilà comment il faut qu'il achète
+l'expérience; il n'en voudrait pas autrement; il faut qu'elle
+soit payée pour qu'elle lui appartienne bien.
+
+Ce pauvre matelot! pendant qu'il me parlait, je l'avais plaint
+sincèrement; mais j'avais souri de pitié en le voyant mettre
+son pèlerinage au rang de ses meilleures actions. Et puis je
+me repris moi-même de mon orgueil, et je me dis: "Les hommes
+sont si petits, et pourtant ils rejettent tant de choses comme
+au-dessous d'eux! Dieu est si grand, et rien ne se perd devant
+lui! Chaque mouvement, chaque pensée vertueuse même vient
+s'épanouir devant ses regards; il a compté chaque intention,
+chaque sentiment louable de sa créature, comme chaque
+battement de son coeur; il dit à la vie de s'arrêter, et au
+bien de croître et de prospérer dans les siècles. O Dieu de
+miséricorde! pensais-je, tu comptes aussi les pas du pauvre
+matelot, que la piété filiale fait cheminer à travers les
+ronces de l'Apennin et sous le ciel brûlant de sa patrie."
+
+
+Quand je regarde dans le vallon solitaire une timide fleur qui
+meurt avec ses parfums, et qui n'a point été vue; quand
+j'entends le chant rare de l'oiseau solitaire qui meurt et ne
+laisse point de traces; que je pense que je puis mourir comme
+eux, c'est alors que je suis bien malheureux! Une douloureuse
+inquiétude, un besoin d'être pleuré par elle vient me saisir.
+J'entends quelquefois le cri des pâtres qui rassemblent les
+chèvres sur les montagnes et les comptent: j'en entendis un
+l'autre jour se lamenter, parce que sa chèvre favorite lui
+manquait, et qu'il craignait qu'elle ne fût tombée dans le
+précipice; et je pensais que bientôt ceux qui m'aimaient, en
+comptant les félicités de leur vie, diraient avec un soupir:
+"Ce pauvre Gustave! il nous manque, il est tombé dans la
+profonde nuit de la mort!"
+
+
+Je ne suis pas toujours aussi malheureux que tu pourrais le
+croire; j'ai besoin de te consoler, mon Ernest; il me semble
+sentir les larmes que je te fais verser. Chaque moment ne
+tombe pas tristement sur mon coeur; souvent il y a des repos,
+des intervalles, où une espèce d'attendrissement, une vague
+rêverie, qui n'est pas sans charme, vient me bercer...
+
+
+Quel est donc ce fonds intarissable de bonheur qui se trouve
+dans l'homme dont le coeur est resté près de la nature! Quel
+est ce souffle incompréhensible et ravissant qui, sublimement
+confondu avec l'instinct moral et les mystères de nos grandes
+destinées, nous donne ces vagues et douces inquiétudes; ce
+besoin du bonheur qui, dans la jeunesse, en tient quelquefois
+lieu; enfin, cet inconcevable enchantement qui ne tient à rien
+de positif, et qui ne peut être banni par le malheur même?
+
+
+Je me promène dans ces montagnes parfumées par la lavande et
+le chèvrefeuille, et je me dis: "Dans ces retraites les plus
+cachées, dans ces asiles les plus inabordables, la nature,
+encore élégante, toujours belle, se pare pour le bonheur et
+pour l'amour; des millions de créatures ont vécu et vivent
+encore sur ces feuilles tendres et veloutées, et sentiront les
+innombrables voluptés que donnent la vie et l'amour réunis: et
+si l'homme, superbe favori de la puissance qui l'appela à la
+lumière, si l'homme fier et sensible pénètre ici, beau de
+jeunesse, heureux d'amour, dans la pompe des espérances, dans
+l'ivresse des désirs permis, oh! quel paradis il rencontre!
+son coeur battra à la fois de toutes les émotions: ses regards
+s'élèveront avec une douce fierté vers le firmament et
+s'abaisseront avec extase sur sa compagne. Puissance du Ciel!
+que réservez-vous donc à vos élus?"
+
+
+Je suis retourné dans ces mêmes lieux, Ernest; j'y suis
+retourné: j'ai vu un jeune homme qui me paraissait transporté
+de bonheur. Près de lui était une jeune personne svelte,
+jolie; une de ses mains était sur l'épaule du jeune homme:
+tous deux étaient simplement, mais élégamment vêtus. Je les
+regardais, placé derrière un buisson; j'étais descendu par un
+sentier qui m'est connu, et il me semblait que je faisais le
+songe de mes pensées d'hier. Ils parlaient, mais je ne les
+entendais pas. Ils se sont promenés, ils se sont assis; il
+semblait qu'ils venaient annoncer une époque de félicité à ces
+lieux, qu'ils doivent connaître et aimer beaucoup. Ils ont
+élevé ensemble leurs mains vers le ciel, ils ont essuyé des
+larmes, ils se sont embrassés. Ah! l'innocence seule aime
+ainsi! Il y avait du calme des anges au milieu de leurs
+transports. Jamais je n'embrasserai ainsi la beauté idolâtrée,
+la femme choisie pour moi par la passion et le malheur; je le
+pensais. O Valérie! si mes lèvres, flétries par une consumante
+ardeur, osaient approcher des tiennes; si ces larmes rares,
+passionnées, qui contiennent mes longues douleurs, étaient
+changées en larmes voluptueuses et tombaient sur tes
+paupières; si nos coeurs, l'un sur l'autre, se répondaient
+tumultueusement, je le sens, en expirant de félicité, le cri
+du désespoir se mêlerait à la voix des délices, et la hideuse
+figure du crime se placerait auprès de la vision des anges!
+
+Il n'est donc pas possible, il n'est aucun moyen d'arriver à
+cette félicité révélée à mon imagination seule, à la félicité
+innocente!... "Hélas! Un moment! un seul moment! Dieu
+tout-puissant! disais-je, toi auquel rien n'est impossible, et je
+rendrais ensuite goutte à goutte ce sang qui menace de briser
+mes veines, où les flammes du désir courent et me consument!"
+
+Ernest, j'étais tombé à genoux; mes cheveux étaient trempés de
+sueur, une oppression affreuse fatiguait mon sein; un froid
+mortel raidissait mes bras. J'ai voulu me lever; mais, accablé
+de faiblesse, je suis retombé, et je me suis couché le visage
+contre terre, cherchant à me calmer. Je te l'avoue, un instant
+j'avais espéré que j'allais expirer: je humais l'humidité de
+la terre, qu'une pluie légère venait de rafraîchir; et cette
+odeur, si délicieuse ordinairement, n'excitait en moi que de
+sinistres pressentiments. Cependant mes lèvres et ma poitrine
+desséchées cherchaient à se rafraîchir; et l'instinct de la
+vie agissait, sans que je m'en aperçusse, au moment même où
+j'appelais, où je désirais la mort. Dans cet instant, les
+amants mêlaient leurs voix et chantaient un de ces airs
+tendres qui sont si facilement répétés en Italie. Je les
+écoutais en fermant les yeux, et en voulant me livrer à cette
+espèce de distraction qui s'offrait au milieu de mes
+tourments. Cette musique, chantée par des voix heureuses, me
+soulagea; je pus me lever. Je les vis s'avancer vers moi; j'en
+fus frappé, quoique je désirasse les voir de plus près. "Non,
+non, me dis-je, le bonheur aussi est une chose sacrée: il est
+si beau ce moment fugitif, ce ravissant éclair de la vie, où
+tout est enchantement! Je ne mêlerai pas l'image de la mort,
+le deuil de mes traits flétris, à leur innocente et vive joie;
+ils reculeraient devant moi comme devant un pressentiment
+funeste; ils liraient le malheur de ma vie sur mon visage; et
+ma jeunesse, altérée, décomposée par la souffrance, leur
+dirait: "Voilà ce que fait l'amour!"
+
+Je me cachai dans d'épaisses broussailles, ils passèrent.
+J'allai lentement sur la place où ils avaient été assis; et,
+mêlant ma mélancolie aux scènes de leur bonheur, je regardai
+longtemps cette place abandonnée maintenant à la méditation,
+et je pensai à ce tableau du Poussin, où de jeunes amants,
+dans l'ivresse du bonheur, foulent aux pieds des tombeaux qui
+bientôt les engloutiront eux-mêmes.
+
+J'ai appris que les jeunes gens que j'avais vus si heureux
+s'étaient mariés hier. Ernest, je te l'avais bien dit, c'était
+de cet amour qui fait vivre.
+
+
+Aujourd'hui, je me suis levé avec le jour. J'avais éprouvé une
+si forte oppression, que j'ai cru que l'air du matin
+m'aiderait à respirer. Il y a ici une colline couverte de
+hauts pins, au milieu desquels se trouve une fontaine:
+plusieurs enfants s'y étaient rassemblés. Je cherchais à ne
+pas troubler leurs jeux. L'insomnie de la nuit m'avait
+fatigué, je me suis endormi. Il m'a semblé voir un sentier
+dans ce même bois, et Valérie s'avancer vers moi. Mon âme
+était ravie; mais je me sentais retenu à cette place. Les
+vents frais et légers se disputaient son voile blanc; le
+lierre paraissait vouloir enlacer son pied délicat. Déjà elle
+était près de la fontaine: elle a soulevé un des enfants, elle
+l'a embrassé. J'ai fait un effort pour voler à elle; je me
+suis éveillé, et j'ai vu que ce n'était qu'un songe; mais mon
+sang était rafraîchi, des larmes de bonheur étaient encore sur
+mes paupières humides. J'ai été prendre le plus jeune des
+enfants, et, ne pouvant respirer le souffle de Valérie,
+j'aurais voulu respirer quelque chose de la tranquillité de
+cet enfant. Qu'ils sont beaux ces êtres qui n'ont rien deviné!
+Que j'aime ces yeux où dort encore l'avenir avec ses tristes
+inquiétudes; ces yeux qui vous regardent sans vous comprendre,
+et qui vous disent pourtant qu'ils vous veulent du bien!
+
+Il faut que je revienne souvent à cette colline, que j'habitue
+ces enfants à y revenir, que j'obtienne une place qui sera à
+moi, et près de laquelle ils viendront jouer en disant: "Notre
+ami était là; comme nous aimions à le voir avant qu'il
+disparût!"
+
+
+Je me suis regardé dans la fontaine, je ne sais comment, et
+j'ai été saisi de ma pâleur, de mon air de souffrance. Il est
+bizarre que la maladie ne m'effraie pas et que ses effets me
+fassent reculer d'effroi. Je tousse beaucoup; ma dernière
+crise a épuisé le reste de mes forces. Je n'ai qu'un regret,
+bon Ernest, c'est de ne pouvoir te dire, avec ces regards qui
+sont des paroles, avec ces accents qui n'appartiennent qu'à la
+plus tendre amitié, que tu m'es bien cher! Cher... que cette
+expression est faible pour tant de dettes!
+
+Adieu, Ernest. Que ce mot me frappe! Il me semble que je
+quitte la vie par ce mot! J'avais pensé si souvent à la mort,
+et le repos m'avait paru bien doux! Nous nous reverrons, ami
+bien-aimé, ami digne de ce nom, premier bonheur de ma vie,
+avant que je connusse celle pour qui je ne puis vivre, pour
+qui je meurs!
+
+Erich te fera parvenir ce journal avec d'autres papiers. J'y
+joins une lettre pour Valérie; je n'ose la lui envoyer. Tu la
+liras, Ernest; et si un jour tu crois qu'elle puisse la voir,
+je te devrai plus que tout ce que tu fis déjà pour moi. Cette
+idée adoucit ma mort. Vis heureux, mon Ernest.
+
+
+
+
+Lettre XLV.
+
+
+GUSTAVE A VALERIE
+
+
+Je vais donc encore une fois vous parler, Valérie! mais ce
+n'est plus d'un autre amour; je ne puis plus vous tromper.
+Vous ne me refuserez pas votre pitié; vous me lirez sans
+colère. Songez que, déjà étendu dans le cercueil par la
+douleur qui me tue, je me relève encore une fois pour vous
+dire un long adieu. Est-ce en quittant la vie, est-ce blessé
+d'un trait mortel, qu'on peut songer à altérer la vérité, à
+faire mentir le dernier accent de la voix? Cette voix vous dit
+enfin que c'est vous que j'aimai... Ah! ne détournez pas de
+moi ces yeux auxquels fut confiée l'expression de toutes les
+vertus; plaignez-moi! J'ai souffert tous les tourments, j'ai
+épuisé toutes les douleurs pour expier mon cruel égarement;
+j'ai combattu jusqu'à la mort cette passion que tout réprouve;
+et maintenant encore elle est là pour me suivre dans cette
+lugubre demeure, qui épouvante l'amour ordinaire. O Valérie!
+vous ne pouvez plus me la défendre!
+
+Ne me plaignez pas. Vous pleurerez sur moi, n'est-ce pas,
+femme généreuse, angélique bonté, vous pleurerez sur moi? Non,
+je ne voudrais pas ne pas vous avoir aimée. Ah! pardonne,
+Valérie, pardonne! ton innocence me fut toujours sacrée, je
+l'aimais comme ta vie. Si j'ai osé rêver quelquefois à une
+félicité trop grande pour la terre, c'était en pensant à ce
+temps où vous étiez libre, où vos regards auraient pu tomber
+sur moi; mais jamais, non, jamais, je ne désirerai un bonheur
+qui eût été enlevé au plus généreux des hommes. Valérie, je
+l'ai vu aimé de vous, j'ai vu votre bonheur, et j'ai éprouvé
+tous les remords du crime. Valérie, ai-je assez souffert?
+
+Mais je ne suis pas indigne de toi, beauté angélique! Non,
+non; cette passion pouvait m'être défendue et m'élever
+pourtant. Que de fois, forcé de paraître au milieu d'un monde
+que je fuyais, j'ai vu tomber sur moi les regards d'une
+insultante pitié! On me plaignait comme un insensé indigne des
+plaisirs de la terre, puisqu'il ne les recherchait pas. Ces
+hommes qui regardent comme chimérique le bonheur composé de
+sentiments purs me voyaient comme un triste reproche qui
+importune: ils m'auraient pardonné des vices, ils ne me
+pardonnaient pas de ne point attacher de prix à ce qu'ils
+appréciaient tant. La fortune, la naissance, ces dons si
+splendides selon eux, leur paraissaient tout. O Valérie! que
+j'eusse été indigent avec tous ces biens, sans ce coeur créé
+pour d'inépuisables félicités et que l'amour a détruit! Que de
+fois, solitaire et rentrant dans ce coeur, je me trouvais plus
+heureux, au sein de la souffrance, que ceux qui ne savaient
+rien se défendre et ne jouissaient de rien, qui poursuivaient
+chaque plaisir, et le voyaient s'évanouir en l'atteignant! O
+Valérie! je sentais alors avec orgueil les battements de ce
+coeur qui savait si bien t'aimer.
+
+Valérie, j'eusse dû te fuir; je me suis préparé moi-même ces
+maux sous lesquels je succombe maintenant. Mais, si je n'ai pu
+t'arracher ces soins que l'amour a dévorés, si j'ai offensé ce
+Dieu qui te créa à son image, prie pour moi; prononce
+quelquefois au pied des autels ou dans la vaste enceinte de
+cette nature que tu aimes, prononce le nom de Gustave, dont la
+raison fut égarée par tes charmes et tes vertus.
+
+Surtout, femme céleste! ne te reproche rien; ne crois pas que
+tu eusses pu me faire éviter cette passion funeste. Je connais
+ton âme si délicate et si sensible, qui se crée des tourments
+qui prouvent sa perfection; ne te reproche rien. Je t'aimais
+comme je respirais, sans me rendre compte de ce que je
+faisais. Tu étais la vie de mon âme: longtemps elle avait
+langui après toi; et, en te voyant, je ne vis que ta
+ressemblance, je ne vis que cette image que j'avais portée
+dans mon coeur, vue dans mes rêves, aperçue dans toutes les
+scènes de la nature, dans toutes les créations de ma jeune et
+brûlante imagination. Je t'aimai _sans mesure_, Valérie, tes
+attraits me consumèrent, et l'amour me sépara des jours de
+l'adolescence, comme un violent orage sépare quelquefois les
+saisons.
+
+Adieu, Valérie, adieu! _Mes derniers regards se tourneront vers
+la Lombardie_. Peut-être tressailliras-tu; peut-être tes pieds
+fouleront-ils un jour la terre qui couvrira ce sein si agité.
+Il n'y aura pas de fleurs comme sur le tombeau d'Adolphe,
+elles sont pour l'innocence; mais, dans la cime des hauts
+pins, le vent murmurera comme les vagues de la mer près de
+Lido, et de mélancoliques accents descendront des montagnes,
+se mêleront aux souvenirs de Lido, et ta voix confondra le nom
+de Gustave et celui de ton Adolphe, et tu croiras le voir près
+de moi, et tes bras s'étendront vers nous. Oh! laisse-moi la
+touchante volupté de tes regrets! Adieu, ma Valérie! tu es
+mienne, par la toute-puissance de ce _sentiment_ qu'aucun être
+n'a pu éprouver comme moi. Adieu: mon coeur bat et s'arrête
+tour à tour. Vivez heureux tous deux: je meurs en vous aimant.
+
+
+
+
+Lettre XLVI.
+
+ERNEST AU COMTE DE M...
+
+
+Dans la terrible anxiété que j'éprouve, la seule idée qui me
+calme, c'est de penser que ma lettre pourra encore vous
+parvenir à temps, et que la même amitié qui embellit les jours
+du père de Gustave veillera sur cet infortuné et l'arrachera à
+l'abîme creusé par lui-même et qui doit infailliblement
+l'engloutir. Oh! monsieur le comte, ce que je souffre est
+inexprimable, en pensant aux maux de Gustave, du premier et du
+plus cher de mes amis! Je tremble quelquefois qu'il ne soit
+trop tard pour le sauver; je tombe alors dans un égarement de
+douleur qui me trouble et m'ôte la faculté de penser. Ma
+lettre ne se ressent que trop du désordre de mes idées! Je
+viens d'en recevoir plusieurs à la fois de Gustave; elles
+avaient été retardées par le Sund. Je n'y vois que trop le
+funeste état de mon ami! Il a quitté Venise. Je ne m'aveugle
+ni sur sa douleur ni sur sa santé, et je suis bien malheureux!
+Pourquoi ne vous ai-je pas écrit plus tôt? Pourquoi,
+connaissant votre âme généreuse, ai-je craint de manquer à la
+délicatesse, à l'amitié, et ai-je exposé les jours du
+meilleur, du plus aimable des hommes? Je ne sais ce que
+j'écris. Lisez, lisez les lettres de Gustave. Je vous expédie
+un de mes parents sur lequel je puis compter; il va sans
+s'arrêter à Venise: il vous remettra plusieurs de ces lettres;
+elles vous peindront son funeste état; elles vous montreront
+cette âme sublime et tendre, qu'une passion terrible frappa
+malgré tous ses efforts et tous ses combats. Quand vous les
+aurez lues, je serai plus tranquille. Eh! que pourrais-je vous
+demander, que votre coeur ne vous ait déjà conseillé? Qui
+veillera avec plus de tendresse sur cet infortuné, que vous,
+qui fûtes toujours pour lui un père tendre? Qui saura mieux
+trouver ce qui lui convient que vous, dont l'âme est aussi
+sensible qu'éclairée? Vous verrez qu'une de ses peines les
+plus déchirantes vient de vous avoir paru ingrat. Sa tête
+malade s'exagère ses torts. Son affreuse situation le forçait
+au silence. Il souffre d'avoir eu contre lui toutes les
+apparences de la méfiance et d'avoir paru insensible à votre
+amitié: il souffre de vous avoir offensé par cet amour
+involontaire pour cet objet si doux, si pur, si respecté, pour
+cette femme charmante, la récompense de vos vertus. Oh!
+monsieur le comte, je voudrais vous montrer à la fois tout ce
+qui peut rendre Gustave et plus excusable et plus intéressant.
+J'oublie que vous l'aimez autant que moi. Que ne puis-je voler
+vers lui, vers vous, homme généreux! Mais je suis retenu
+auprès d'une mère trop malade pour que je songe à m'en
+éloigner dans ce moment. Dès que son état ne souffrira pas de
+mon absence, et j'espère que ce sera bientôt, je partirai pour
+l'Italie. Puissé-je retrouver Gustave! Je ne sais pourquoi de
+si noirs pressentiments m'agitent quelquefois: rien alors ne
+peut rendre ce que j'éprouve. Ah! je ne serai tranquille que
+lorsque je l'aurai ramené ici; ici, où tout lui rendra encore
+les souvenirs de l'enfance, et où il respirera peut-être
+quelque chose du calme de ses premières années!
+
+Je finis ma lettre. Je n'ai pas besoin de vous prier
+d'accueillir avec bonté le baron de Boysse, mon parent; c'est
+un jeune homme sûr et estimable.
+
+Agréez, monsieur le comte, les assurances de mon respect.
+Daignez excuser le désordre de ma lettre; c'est à votre âme
+que je l'adresse, et je n'y ai point observé les formes que me
+prescrivaient les convenances. Daignez me mettre aux pieds de
+Madame De M....., et me permettre de joindre au respect que je
+vous dois l'attachement le plus vrai.
+
+J'ai l'honneur d'être, monsieur le comte,
+
+votre très-humble et obéissant serviteur,
+
+ERNEST DE G.....
+
+
+
+
+Lettre XLVII.
+
+LE COMTE A ERNEST.
+
+
+Je ne perds pas un moment à vous répondre. Le baron de Boysse
+est arrivé, il m'a remis votre lettre et le paquet qui
+contient le récit des malheurs et des vertus de Gustave.
+L'infortuné! combien il a souffert! Mon coeur a été déchiré en
+lisant ces tristes lignes, en repassant tous ses jours de
+douleur. Oh! combien je me suis reproché ma fatale imprudence!
+Depuis que je connais la source de ses peines, mon affection
+semble s'être accrue de mes injustices mêmes, et je tremble
+des dangers auxquels il est livré; car je connais maintenant
+toute l'influence que doit avoir sur son coeur une passion si
+violente. Je pars pour Pietra-Mala. Nous avons appris
+indirectement que Gustave s'y était arrêté. Il ne nous a point
+écrit lui-même, et son silence commençait à nous inquiéter.
+Nous fîmes la semaine passée, Valérie et moi, une promenade à
+Lido. Vous connaissez le mélancolique intérêt qui nous attache
+à ce lieu. Le souvenir de notre jeune ami vint se mêler à nos
+entretiens, et je vis Valérie extraordinairement affectée.
+Quelques mots qui lui sont échappés ont excité ma curiosité,
+et bientôt tout mon intérêt: j'ai insisté pour qu'elle
+continuât de parler. Alors, avec douleur et timidité, Valérie
+m'a peint le funeste état de Gustave; elle m'a dit qu'il était
+causé par une passion terrible..... "Une passion! ai-je dit;
+et la plus tendre pitié s'est emparée de moi. Et qui, qui,
+Valérie, a troublé la vie de Gustave?" Elle s'est jetée sur
+mon sein; j'ai senti ses larmes, j'ai tremblé; un muet effroi
+a glacé ma langue. "O mon ami! il m'a toujours dit que c'était
+en Suède qu'il aimait. -- Eh bien! ai-je dit, si c'est en
+Suède....." Elle ne m'a pas laissé achever, et, avec un regard
+qui contenait toute la douleur d'une âme aussi bonne, elle a
+ajouté: "Le silence est criminel, quand il peut être aussi
+dangereux. Mon ami, je crains d'être la cause innocente et
+malheureuse de l'état de Gustave. Je n'en ai pas de certitude;
+mais j'ai des soupçons, j'en ai beaucoup." Elle m'a embrassé.
+"O mon ami! qu'il a dû souffrir... lui, qui est si sensible!
+De quels tourments il a dû être déchiré, lui qui se reprochait
+les moindres fautes!" Alors il m'a semblé qu'un voile épais
+tombait de dessus mes yeux. Valérie m'a rendu compte de tout
+ce qui lui avait donné ces soupçons, et, au nom de notre
+bonheur, elle m'a conjuré d'aller rejoindre cet infortuné et
+de m'occuper de lui.
+
+Valérie m'a dit avec quelle vertueuse adresse Gustave avait su
+lui faire accroire qu'il aimait une femme en Suède, et que ce
+n'était qu'à la fin de son séjour qu'elle avait cru
+s'apercevoir qu'elle était elle-même l'objet de cette passion,
+sans cependant en avoir une entière certitude; qu'elle avait
+voulu dès lors m'en parler, persuadée que mon amitié pour
+Gustave m'aurait fait prendre de mon coeur les conseils qui
+convenaient à sa situation; mais qu'une extrême timidité
+l'avait retenue. Il lui paraissait si extraordinaire,
+ajouta-t-elle, d'avoir pu inspirer une passion, qu'elle n'avait osé
+me dire qu'elle le pensait. Cette âme douce et modeste ignore
+tout son pouvoir, comme vous voyez, et se reproche
+actuellement d'avoir immolé son devoir à la crainte de
+paraître ridicule; cependant elle sent bien qu'il fallait
+laisser partir Gustave, et que l'absence est le véritable
+remède à ses maux.
+
+Je voulais vous donner tous ces détails, à vous, l'ami de
+Gustave, et le nôtre par conséquent. Ah! pourquoi, en vous
+développant le caractère de Valérie, en vous la montrant
+faisant mon bonheur et me découvrant à moi-même de nouvelles
+vertus, pourquoi suis-je ramené à ces terribles circonstances
+qui me peignent le malheur de l'être que j'aime le plus après
+elle!
+
+Je pars dans deux jours. Je vous écrirai dès que je serai à
+Pietra-Mala. Mon coeur s'agite dans de sombres idées; je ne
+sais pourquoi elles m'assaillent ainsi à présent. J'ai vu
+Gustave malade et changé; mais à vingt-deux ans, avec une
+constitution forte, on ne s'alarme point.
+
+Qu'il me tarde de vous voir et de voir Gustave avec vous, qui
+reçûtes les premiers élans de ce coeur si bien fait pour
+l'amitié!
+
+Agréez, monsieur, les expressions de tous les sentiments que
+vous inspirez; et si ma lettre n'exprime pas tout ce que je
+voudrais vous dire, dites-vous que, pour vous parler ainsi, et
+de Gustave, et de Valérie, et de moi-même, il fallait vous
+apprécier beaucoup et, je puis dire, vous aimer.
+
+J'ai l'honneur d'être, etc.
+
+
+
+
+Lettre XLVIII.
+
+LE COMTE DE M..... A ERNEST.
+
+Pietra-Mala, le 23 novembre.
+
+
+Nos cruels pressentiments n'étaient que trop fondés! le
+silence de Gustave tenait à son funeste état. Depuis quinze
+jours une fièvre dévorante le consume; elle est accompagnée
+d'un délire qui vient tous les soirs à la même heure, et qui
+empêche le malade de prendre le moindre repos. Erich nous a
+écrit, et malheureusement cette lettre ne nous est pas
+parvenue.
+
+Je suis arrivé le soir avant-hier, et je suis descendu à une
+petite auberge de ce bourg: de là je me suis rendu chez
+Gustave, où Erich m'a vu arriver avec bien de la joie. J'ai
+trouvé ce vieillard si changé, que cela seul me peignait tout
+ce que notre ami avait souffert. Mon coeur battait avec
+violence en lui demandant où était Gustave. Il a haussé les
+épaules, et m'a dit: -- Vous n'avez donc pas reçu ma lettre? --
+Non, répondis-je d'une voix altérée. Il est donc bien malade?
+ajoutai-je en me troublant de plus en plus. -- Hélas! depuis
+quinze jours il est très-mal, a-t-il répondu; et dans ce
+moment le délire est revenu, comme tous les soirs. -- J'ai
+craint qu'il ne me reconnût, et que cette surprise ne l'émût
+trop; mais le médecin, qui était présent, me dit que je
+pouvais entrer, et qu'il ne me reconnaîtrait pas. Comment vous
+rendre ce que j'ai éprouvé en m'avançant vers ce lit de
+douleur, en voyant cette physionomie si touchante décomposée
+par la souffrance? L'agitation la plus violente était dans ses
+traits; sa poitrine oppressée était découverte, et je frémis
+en voyant sa maigreur. Ses mains se plaçaient alternativement
+sur sa tête, où il paraissait souffrir, et retombaient sur le
+lit. Il me regarda avec des yeux égarés, mais sans témoigner
+la moindre surprise. Je m'assis près de son lit, et me laissai
+aller à ma douleur; elle fut extrême. Il est inutile de vous
+dire tout ce que j'éprouvai; vous devez le concevoir.
+
+Le médecin m'a demandé lui-même de faire venir un de ses
+confrères de Bologne, qui n'est pas éloigné d'ici; il m'a
+indiqué un homme qui a de la réputation, et qu'il connaît
+beaucoup. J'ai expédié sur-le-champ un exprès pour l'engager à
+se rendre auprès de nous.
+
+Je vous quitte pour prendre un peu de repos. Je vous ai écrit
+de la chambre de Gustave. Je me suis entretenu longtemps avec
+Erich de son genre de vie ici; il m'a dit qu'il vous écrivait
+tous les jours.
+
+
+24 novembre.
+
+
+Plaignez-moi, je souffre plus que jamais d'un accident qui
+augmente encore les reproches que je me fais et la douleur que
+j'éprouve. Je n'avais pas vu Gustave de toute la journée qui
+suivit la soirée de mon arrivée, et où son délire l'empêchait
+de me reconnaître. Le médecin, craignant qu'il ne ressentît
+une émotion trop vive, m'avait conseillé de laisser passer
+cette journée, où il était plus accablé qu'à l'ordinaire. Je
+passais tristement les heures à parcourir les environs de la
+demeure de Gustave; je me disais: -- Ici il a souffert, tandis
+que je m'occupais si faiblement de lui, que je ne le croyais
+pas en danger, que je l'accusais de s'abandonner à une humeur
+sauvage et bizarre. O triste vérité, qu'on ne saurait assez
+redire! nous ne savons nous inquiéter que pour ce qui ne
+mérite pas nos soucis. Et moi, qui quelquefois osais me croire
+plus sage, n'ai-je pas cent fois songé à l'avancement de
+Gustave, à lui faire avoir une place plus importante? Je
+pensais à son avenir, et je négligeais le moment d'où
+dépendait peut-être toute sa destinée!
+
+Voilà les tristes réflexions que je faisais en parcourant ces
+lieux solitaires, témoins des douleurs de Gustave. Je savais
+qu'il les avait souvent visités; je m'arrêtais aux lieux dont
+les sites me frappaient le plus, et je me disais: -- Ici il se
+sera arrêté aussi; ici, peut-être, cette âme si sensible aux
+beautés de la nature aura-t-elle éprouvé un moment l'oubli de
+sa fatigante douleur.
+
+Je rentrai vers le soir, et je profitai des moments qui me
+restaient à passer loin de Gustave pour écrire à Valérie, avec
+tous les ménagements possibles, pour ne pas trop l'effrayer
+sur la situation du malade, et la préparer pourtant au danger
+dans lequel il se trouve.
+
+Le délire ne vint point comme à l'ordinaire; à sa place, il y
+eut un assoupissement qui procura un repos qu'on pouvait
+croire favorable au malade. Il était dix heures du soir. Je
+m'assis derrière un paravent d'où je pouvais l'observer sans
+en être vu. Le médecin dit qu'il reviendrait à minuit pour le
+veiller le reste de la nuit. Le pauvre Erich étant très-fatigué,
+je l'engageai à aller se reposer un moment: pour moi,
+je restai abîmé dans mes tristes pensées. Le malade paraissait
+dormir profondément. Fatigué de l'air vif des montagnes et de
+ma course, je m'assoupis un moment. Je fus tiré de ce léger
+sommeil par un bruit qui me réveilla: c'était une des portes
+de la chambre qu'on avait fermée avec violence. Je me lève:
+jugez de mon étonnement en voyant que Gustave n'était pas dans
+son lit. Epouvanté et convaincu que c'était lui qui avait jeté
+ainsi cette porte, et qui, dans son délire, s'était échappé,
+je cours aussitôt comme un insensé, le cherchant dans le
+corridor voisin. Erich, réveillé comme moi par le bruit, me
+suit. Notre frayeur augmente en ne le trouvant pas. Enfin je
+vois une petite porte entr'ouverte qui donnait sur le jardin;
+je m'élance, appelant Gustave à grands cris. La lune éclairait
+faiblement le jardin. J'entends quelques gémissements; je
+tressaille d'horreur et d'effroi: je m'avance vers une
+fontaine placée près d'un monument; je trouve Gustave
+plongeant sa tête dans les eaux du bassin et se plaignant
+douloureusement. A peine l'eus-je pris dans mes bras, qu'il
+s'évanouit. Moment affreux! je crus qu'il avait expiré. Le
+drap, qu'il avait entraîné après lui, l'enveloppait comme un
+linceul; l'eau froide et presque glacée qui coulait de ses
+cheveux inondait ma poitrine, sur laquelle sa tête était
+penchée; l'horloge frappait lentement minuit; la lune, froide
+et silencieuse comme la mort, projetait de longues ombres qui
+ressemblaient à des fantômes; et le chien, enchaîné dans sa
+loge, poussait d'affreux hurlements qui augmentaient encore
+l'effroi dont mon âme était saisie... Je rapporte ou plutôt je
+traîne Gustave, pouvant à peine me soutenir moi-même; nous le
+mettons sur son lit. Le médecin arrive. Saisi d'un tremblement
+universel, ma main sur le coeur de l'infortuné, j'attendais
+l'espérance, je n'en avais plus; j'invoquais un seul battement
+de son coeur, pour en demander au Ciel un autre. -- Que je
+puisse, me disais-je, que je puisse le serrer encore une fois
+dans mes bras, lui dire combien il m'est cher! Enfin, des
+moments plus calmes succédèrent à ces moments de terreur,
+pendant lesquels je me reprochais jusqu'à ce sommeil
+involontaire qui avait permis à Gustave de sortir du lit. Le
+pouls s'établit, ses yeux s'ouvrirent. D'abord il ne me
+reconnut pas. Il était appuyé sur mon sein; je soutenais sa
+tête. Il demanda ce qui s'était passé: le médecin lui dit que,
+dans un accès de délire, il s'était échappé de sa chambre. Il
+ne se rappelait rien. Il demanda du thé.
+
+Pendant qu'on lui en préparait, le médecin me dit à l'oreille
+de m'éloigner. Je voulus poser sa tête sur l'oreiller; mais,
+sans rien dire, il me retint par la main pour ne pas changer
+de position: je restai. On avait éloigné les lumières: le plus
+profond silence régnait autour de nous. Il soupira
+profondément; je le pressai contre mon coeur et soupirai aussi:
+il ne parut pas s'en apercevoir et prononça à voix basse le
+nom de Valérie. -- Valérie! répétai-je avec émotion, et des
+larmes tombèrent de mes yeux sur son visage. Alors il se
+tourna vers moi, et, pressant faiblement ma main: -- Qui êtes-vous,
+dit-il, vous qui me plaignez? -- O mon fils! mon ami! lui
+dis-je, ne me reconnaissez-vous pas? Est-il sur la terre
+quelqu'un qui vous aime davantage? -- A ces mots, aux accents
+de ma voix que je ne contraignais plus, il me reconnaît, il se
+dégage de mes bras avec une vivacité incroyable, et, laissant
+tomber sa tête sur l'oreiller, il couvre son visage de ses
+mains et dit: --Malheureux Gustave!
+
+Je l'embrasse en l'inondant de mes larmes. -- Vous m'aimez donc
+encore? dit-il. Ah! ne m'est-il rien échappé? N'ai-je pas eu
+un long délire? Comment êtes-vous ici, vous, me dit-il d'un
+accent déchirant, vous, époux de Valérie? -- Cher Gustave!
+calmez-vous. Je sais tout; je vous plains, je vous aime, je
+donnerais ma vie pour vous. -- Alors, s'abandonnant à la
+tendresse et à la joie même, il me dit qu'il mourrait content
+si je l'aimais encore; il me demanda ce que je voulais dire en
+l'assurant que je savais tout. En vain je voulus retarder une
+explication qui devait trop l'affecter; il fallut céder à ses
+instances, lui dire que vous m'aviez écrit. Oh! comme il sut
+gré à son cher Ernest de cette idée bienheureuse! Je lui
+cachai que Valérie fût instruite; je lui dis qu'elle le savait
+malade, et qu'elle m'envoyait. Il leva les mains au ciel, mais
+sans parler. -- Est-ce un rêve? disait-il, est-ce un rêve?
+Quoi! vous me pardonnez! Vous savez mon funeste amour, et vous
+me pardonnez! -- Alors il voulut continuer et me peindre ses
+combats, ses souffrances; je lui prouvai que ses lettres même
+m'avaient tout appris. Il se jeta sur mon sein. -- Je meurs
+content, répétait-il, vous me pardonnez! -- Cette explication,
+qui aurait dû alarmer par les émotions qu'elle produisait, ne
+lui fit que du bien; il parut soulagé d'un poids terrible. Il
+prit avec plaisir le thé qu'on lui apporta.
+
+Lorsque le délire fut entièrement passé, sa tête moins
+souffrante, sa poitrine moins oppressée, tout nous fit espérer
+un mieux considérable; mais, hélas! cette espérance s'évanouit
+bientôt: la fièvre reparut avec un affreux redoublement.
+L'impression de cette eau froide et de l'air de la nuit ne se
+manifesta que trop; la toux devint si alarmante, que nous
+craignions qu'il ne succombât dans les crises.
+
+Voilà le récit de cette affreuse nuit d'hier. Il est si
+accablé aujourd'hui, qu'il ne peut proférer une parole; mais
+il me regarde souvent avec tendresse; il met la main sur son
+coeur pour me montrer sa reconnaissance, et essaye de sourire.
+Oh! qu'il me fait mal! que je souffre!
+
+
+25 novembre.
+
+
+Ce matin, je suis entré chez lui; il avait dormi une heure; il
+était un peu mieux. Je me suis assis tristement sur son lit;
+il a vu des larmes dans mes yeux. Je ne disais rien, je le
+regardais douloureusement. -- Ne pleurez pas sur moi, a-t-il
+dit, mon digne ami! Pourquoi ceux qui m'aiment
+s'affligeraient-ils? N'ont-ils pas comme moi ces grandes idées
+qui s'attachent à un avenir immense? Cette vie est-elle donc
+tout pour eux comme pour l'incrédule? Je sens que j'emporte
+avec moi ce qui fait vivre, même quand ces yeux seront fermés.
+(Et il ouvrit ses grands yeux noirs abattus par la douleur et
+regarda le ciel.) Je meurs jeune, je l'ai toujours désiré; je
+meurs jeune, et j'ai beaucoup vécu. Mon père! mon cher maître!
+ajouta-t-il en me regardant avec un charme de mélancolie
+inexprimable, ne m'avez-vous pas souvent appris à user de la
+vie? et ne croyez-vous pas que, dans cet espace de vingt-deux
+années, j'ai eu des jours, des heures qui valaient une longue
+existence? -- Il s'était recouché comme pour prendre haleine;
+je l'entendais respirer avec peine, mais il cherchait à me
+cacher son oppression. Erich avait emporté la bougie qui
+blessait la vue affaiblie de Gustave; il restait une petite
+lampe. -- Elle va s'éteindre, dit-il vivement, empêchez-le; il
+ne faut pas encore qu'elle s'éteigne. -- Il soupira. Oh! comme
+ce soupir me déchira! -- Le jour est encore loin, me dit-il
+pour cacher apparemment ce qu'il avait éprouvé; quelle heure
+est-il? (Je fis sonner ma montre.) Cinq heures? Je voudrais un
+peu dormir; mais je sens que je ne le pourrai pas. O mon ami!
+ajouta-t-il en s'appuyant sur son bras, que de biens dans la
+vie dont nous n'apprécions pas la valeur, ou si faiblement!...
+Combien de fois j'ai dormi neuf heures de suite! -- Elle dort à
+présent, ne le pensez-vous pas? me dit-il. Elle a le sommeil
+de la santé et du bonheur, et peut-être rêve-t-elle à vous,
+digne ami. Oh! puisse-t-elle longtemps dormir tranquille, et
+vous aussi! (Et il serra ma main.) -- Non, répondis-je, elle ne
+peut être tranquille; elle sait que l'ami de son bonheur,
+l'ami de son coeur pur et sensible, souffre. -- Ah! mon ami, je
+ne voudrais troubler ni son sommeil ni son coeur. Non, non,
+quelques larmes seulement, et un de ces longs souvenirs qui
+durent toute la vie, mais sans la déchirer, qui honorent ceux
+qui sont capables de les avoir. -- il pleura doucement.
+
+Je passai mes bras autour de son cou, je l'embrassai; il se
+coucha sur mon sein: j'étais assis sur son lit. Il resta
+longtemps sans parler, et je m'aperçus, à un certain mouvement
+de respiration plus calme et plus égal, qu'il s'était assoupi.
+J'éprouvai du charme en voyant cet infortuné jouir de quelques
+moments de repos; je retenais ma respiration. Il sommeilla
+ainsi pendant une demi-heure.
+
+
+Le... novembre.
+
+
+J'ai passé quelques jours sans vous écrire. Découragé, abattu
+et passant de la plus terrible crainte à des moments d'espoir,
+j'ai besoin de m'y livrer pour ne pas succomber moi-même. Il
+va mieux; il tousse moins. Le médecin dit que sa constitution
+doit être des plus fortes, puisque, après quinze jours de
+fièvre et de délire, il peut être ainsi.
+
+On voit que sa poitrine seule le détruit; sa jeunesse même est
+un danger de plus; son sang est si vif! Il a voulu qu'on le
+portât au jardin; nous n'y avons pas consenti; il faisait trop
+froid aujourd'hui.
+
+
+Le... novembre, 7 h. du matin.
+
+
+Je continue mon triste récit. Il me semble que c'est un devoir
+d'arracher à l'oubli chaque instant qui nous parlera seul,
+hélas! à l'avenir, de notre ami commun, et je trace
+scrupuleusement chaque mot, chaque circonstance de ces tristes
+scènes.
+
+Qu'il est difficile de manier les douleurs de l'âme! par
+combien de chemins on y arrive, lorsqu'on croit être loin de
+la blesser! Quand je suis entré chez Gustave aujourd'hui, on
+avait ouvert les fenêtres pour renouveler l'air de sa chambre;
+il paraissait assez bien; je croyais qu'il prendrait ce moment
+pour me parler, et je craignais sa toux, qui revient à la
+moindre irritation. Voyant des livres sur une table, je lui
+proposai de lire quelque chose en lui demandant s'il y avait
+une lecture qu'il aimât de préférence. Il me répondit qu'il
+voudrait entendre quelque chose en anglais; et _les Saisons_ de
+Thomson tombant sous ma main, j'ouvris le livre et commençai
+sans y songer ces beaux vers:
+
+
+Oh happy they! the happiest of their kind
+
+whom gentler stars unite.
+
+
+Un cri étouffé de Gustave me fit frémir. -- Qu'avez-vous?
+m'écriai-je; et le livre me tomba des mains. -- J'ai mal, bien
+mal là, dit-il en montrant sa poitrine. -- Et il ferma les
+yeux, cacha sa tête dans l'oreiller pour éviter de me parler.
+Un secret instinct m'avertit que je lui avais fait mal. Je
+m'approchai de la fenêtre; et ce tableau si fidèle d'une
+heureuse union, que Thomson a peint si délicieusement, revint
+à ma mémoire et m'affecta vivement.
+
+
+Le... novembre.
+
+
+Il a voulu se faire porter dans le jardin pour voir coucher le
+soleil et respirer l'air, qui le calme toujours. On l'a placé
+dans un fauteuil. Il a paru jouir de ces moments où la nature
+semblait jeter mélancoliquement autour de nous les dernières
+teintes du jour, qui allait finir. Ce jour avait été beau
+comme la jeunesse de Gustave. Mes yeux suivaient les
+dégradations de la lumière, et se portaient involontairement
+tantôt sur l'horizon, tantôt sur lui. Il parut me deviner; il
+prit ma main: -- Que la nature est belle! quel calme elle
+répand dans tout mon être! Jamais je ne l'eusse aimée ainsi si
+je n'avais connu le malheur. (Il me regarda avec une sérénité
+touchante.) Comme elle m'a consolé, cette nature si sublime!
+Semblable à la religion, elle a des secrets qu'elle ne dit
+qu'aux grandes douleurs. Mon digne ami! continua-t-il, voyant
+que j'étais très-affecté, il est doux de se reposer dans son
+sein; ne me plaignez pas.
+
+Dans ce moment, on me remit un paquet de lettres que le
+courrier venait d'apporter. Gustave reconnut l'écriture de
+Valérie; il se leva avec agitation, puis il retomba aussitôt,
+affaibli par cet effort; il sourit tristement. -- Imaginez ma
+démence, dit-il; je croyais que le courrier pouvait m'avoir
+apporté quelque chose aussi, et j'allais pour le demander. --
+Sûrement Valérie m'aura parlé de vous; rentrons, lui dis-je. --
+Ah! lisez, lisez. -- Non pas, si vous vous livrez à cette
+violente émotion. -- Il ne me dit rien; mais, posant la main
+sur son coeur, il me montra qu'il en arrêtait les battements.
+
+Nous rentrâmes. Il ne voulut pas se coucher; il s'assit sur
+son lit, s'appuya contre un des piliers, et joignit les mains
+pour me prier de lire. Valérie me parlait en effet de notre
+ami infortuné; elle disait qu'elle languissait dans une
+douleur qu'elle ne pouvait confier à personne, qui agitait ses
+jours par de noirs pressentiments; elle se plaignait d'être
+séparée de moi; elle demandait mille détails sur Gustave, et
+s'attendrissait sur cette malheureuse victime d'un amour si
+funeste.
+
+Je n'osais lire cette lettre à notre ami; je craignais de lui
+montrer que Valérie connaissait son triste secret. -- Que
+fait-elle? me demanda-t-il avec anxiété. -- Elle souffre et fait des
+voeux pour vous. -- Elle souffre! répéta-t-il. Oh! si elle
+savait tout! -- Il s'arrêta, leva timidement ses yeux sur moi;
+je baissai les miens. -- Mon père! dit-il avec un accent
+déchirant, en étendant vers moi ses mains suppliantes, mon
+père! promettez-moi qu'un jour elle saura que je meurs pour
+elle! -- Sa voix m'émut tellement, me rappela tellement celle
+de mon ami, qu'entraîné par la plus tendre pitié, je lui dis:
+-- Elle sait tout. -- Elle sait tout! répéta-t-il avec ivresse;
+et il se précipita à mes pieds. En vain je voulus le relever;
+il serrait mes genoux, il répétait: -- Elle sait tout! je meurs
+content. Elle pleurera ma mort. O mon digne ami! permettez-lui
+ces larmes religieuses... Ami de mon père! mon bienfaiteur!
+encore, encore une prière! Valérie vous donnera des fils; le
+Ciel vous rendra encore père pour vous payer de tout ce que
+vous fîtes pour moi: qu'un de ses fils s'appelle Gustave;
+qu'il porte mon nom; que Valérie prononce souvent ce nom; que
+le doux sentiment de la maternité se mêle à mon souvenir, et
+qu'ainsi se confondent le bonheur et les regrets. -- Calmez-vous,
+cher Gustave, dis-je en le relevant et l'embrassant avec
+tendresse; tout ce que je pourrai faire pour mon fils
+d'adoption, pour le fils de mon meilleur ami, je le ferai. --
+Il s'était rejeté à mes genoux; son exaltation lui donnait une
+force extraordinaire; ses joues, si pâles, s'étaient colorées;
+ses yeux éteints brillaient encore une fois, comme aux jours
+de la santé, et la passion luttait avec la mort sur ce visage
+enchanteur que la nature doua de ses plus célestes
+expressions. -- Je suis heureux, me dit-il en ôtant de dessus
+mes yeux mes mains qui cachaient les larmes douloureuses que
+je cherchais à retenir; je suis heureux, ne pleurez pas.
+Repassez avec moi tous les biens que j'ai connus et tous ceux
+qui me restent encore. La nature jette quelquefois sur la
+terre ces âmes qu'elle se plaît à rendre plus ardentes et plus
+tendres; elle leur associe l'imagination, et leur fait
+engloutir, dans un court espace de temps, toutes les
+félicités, tous les bienfaits de l'existence. N'est-ce donc
+pas un bonheur de mourir jeune, doué de toutes les passions du
+coeur, de rapporter tout à l'éternité avant que tout ne soit
+flétri? Sont-ils plus heureux, ces hommes devant lesquels la
+vie se retire comme un débiteur insolvable qui n'a rien
+acquitté? Elle m'a tout donné. J'entends encore la voix de
+cette mère bien aimée, de ma soeur, de mon Ernest; ces magiques
+accents qui me reçurent à l'entrée de la vie, résonnent encore
+à mes oreilles; aucun ne m'a déçu dans ces premiers et ces
+derniers jours. Ainsi la nature et l'amitié se chargèrent du
+bonheur de ma jeunesse; ainsi j'arrivai... Pardonnez, mon
+père, dit-il avec un long soupir; puisque je vous ouvre mon
+coeur, il faut bien que vous l'y trouviez, elle... Ainsi
+j'arrivai à ce sentiment, continua-t-il d'une voix plus basse,
+dont les douleurs valent mieux que les enchantements de ce que
+les hommes appellent amour. Eclair d'un autre monde, il m'a
+consumé, mais il ne m'a pas flétri. -- Ici il s'arrêta, cacha
+son visage dans mon sein; puis il dit: -- J'ai vu le rêve de ma
+jeunesse passer devant moi, revêtu d'une forme angélique; il
+m'a souri, j'ai étendu les bras: la vertu s'est mise entre
+Valérie et moi, et m'a montré le ciel, où il n'y a point
+d'orage. -- Ici il est tombé dans la rêverie; puis il a ajouté
+avec transport: -- Mais les regrets de Valérie perceront ma
+tombe; la voix de l'amitié m'appellera dans de mélancoliques
+nuits, et son génie portera jusqu'à moi ses touchants accents.
+Ne suis-je donc pas heureux, moi qui emporte un coeur pur, des
+larmes qui me bénissent? Ah! mon père, les hommes appellent
+romanesques ces âmes plus richement douées, qui ne veulent
+vivre que de ce qui honore la vie, et l'exaltation ne leur
+paraît qu'une fièvre dangereuse, tandis qu'elle n'est qu'une
+révélation faite aux âmes plus distinguées, une étincelle
+divine qui éclaire ce qui est obscur et caché pour le
+vulgaire, un sentiment exquis de plus hautes beautés, qui rend
+l'âme plus heureuse en la rendant meilleure. C'est moi, c'est
+moi qui emporte tout ce qu'il y a de grand et de consolant: ce
+ne sont pas eux, qui passent devant les félicités de la vie
+comme devant une énigme qu'ils ne comprennent pas, qui
+s'arrêtent avec leur égoïsme et leurs petites idées devant les
+petites passions. Insensés! ils n'osent demander au ciel du
+bonheur, ils demandent à la terre des plaisirs; et le ciel et
+la terre les déshéritent tous deux.
+
+Effrayé de la véhémence avec laquelle Gustave m'avait parlé,
+craignant qu'il n'eût épuisé entièrement le peu de force qui
+lui restait, j'avais vainement tenté de l'arrêter. Entraîné
+moi-même par son enthousiasme, par ce sublime développement
+d'une de ces âmes si rares, si distinguées, je m'étais laissé
+aller à cette admiration si touchante qui nous ravit et nous
+élève: je le sentais sur mon coeur; sa poitrine s'agitait, sa
+respiration devenait pénible, ses joues étaient brûlantes, sa
+tête tomba sur mon sein. Je crus qu'il cherchait à se reposer:
+il s'était évanoui, et ce long évanouissement me jeta dans la
+plus affreuse terreur; ce moment fut un des plus déchirants de
+ma vie. Mon effroi s'augmenta d'une circonstance qui devait le
+rendre terrible. Pendant que je cherchais à faire revenir
+Gustave à lui-même, la cloche des agonisants se fit entendre
+dans un couvent voisin; c'était apparemment un des religieux
+qui luttait aussi avec la mort. Ce triste et lugubre tintement
+enfonçait l'agonie de la douleur dans mon âme, et mon front
+était inondé d'une sueur froide. Enfin, Gustave revint à la
+vie. On avait été chercher le médecin: le pouls s'effaçait
+sous ma main, la pâleur la plus sinistre couvrait ses traits;
+il ne put rien prendre. Combien je me reprochais de l'avoir
+laissé parler! Mais, dans ces terribles maladies, la vie se
+mêle tellement à la mort, qu'on a constamment les illusions de
+l'espérance. Je l'avais cru bien plus fort qu'il ne pouvait
+l'être. Je ne le quittai pas; il s'endormit enfin à cinq
+heures du matin, et je le laissai alors. Je vous écris ces
+détails après avoir pris quelques heures de repos.
+
+Cette nuit, voyant qu'il ne pouvait dormir, et voulant
+l'arracher à ses profondes rêveries, je lui ai proposé de lui
+lire un journal de sa mère que j'ai trouvé dans ses papiers,
+espérant ramener ses sombres pensées vers un temps plus doux.
+Un morceau que j'en avais lu m'avait montré une bonne action
+de Gustave; c'était un souvenir doublement consolant dans
+cette triste époque. Il m'a dit qu'il voulait que ce journal
+vous fût remis; je le joins donc ici. Combien il aime cette
+mère si aimable! combien son idée a adouci ses souffrances! Je
+voyais qu'il s'élançait vers elle dans ces régions du repos où
+il aspire à aller.
+
+
+FRAGMENTS DU JOURNAL
+
+DE LA MERE DE GUSTAVE.
+
+
+Tu es sur mon sein, tu existes, mon fils, toi, que révèrent
+mes orgueilleuses espérances; toute mon âme suffit à peine à
+ce bonheur de la maternité! Et ces jours si purs, si beaux,
+d'une heureuse union sont devenus encore plus purs, encore
+plus beaux! O femmes! que votre destinée est belle! L'univers
+entier n'est pas assez vaste pour les hommes; ils y portent
+leurs désirs inquiets; ils veulent le remplir de leur nom; ils
+fatiguent leurs jours; ils prodiguent la vie; elle est
+toujours hors d'eux-mêmes. Et nous, qu'elle est belle notre
+destinée ignorée, qui ne cherche que les regards du Ciel!
+Comme il a doué notre coeur à la fois courageux et sensible! ce
+coeur qui brave la douleur et la mort, et se rend à un sourire.
+Puissance divine! tu nous laissas l'amour; et l'amour, sous
+mille formes, enchante nos jours! Nous aimons en ouvrant les
+yeux à la lumière, et nous donnons toute notre âme d'abord à
+une mère, ensuite à une amie, toujours aux malheureux: ainsi,
+de plaisirs en plaisirs, nous arrivons à l'enchantement d'un
+autre amour; et tout cela n'a fait que nous apprendre mieux le
+devoir pour lequel nous fûmes créées. Délice de ma vie, cher
+Gustave, je suis donc aussi mère! mes yeux ne peuvent se
+lasser de te regarder; mille espérances se succèdent et
+occupent toute ma journée et mes rêves même. J'attends ton
+premier regard; quand tu t'éveilles j'épie ton premier
+sourire.
+
+Je rêve déjà à ce temps où tu me connaîtras, où, mêlant
+ensemble toutes tes petites idées, tes besoins, tes
+affections, ton choix, tout te portera vers moi...
+
+
+Je t'ai porté à l'église, Gustave; j'ai remercié le Dieu de
+l'univers qui te donna à moi; j'ai juré, non, j'ai promis, et
+jamais promesse ne fut faite avec cette chaleur, j'ai promis
+de remplir mes devoirs envers toi. Je te tenais dans mes bras;
+j'étais fière et humble, j'étais mère. J'étais si riche!
+Comment ne pas sentir ce coeur qui s'enorgueillissait de toi,
+mon Gustave? Mais j'étais humble aussi. Qu'avais-je fait pour
+mériter ce bonheur si grand? Je t'ai déposé sur cet autel où
+l'église bénit mon union avec ton père: je suis revenue au
+château, environnée de nos vassaux; leurs regards te
+bénissaient, car ils aiment ton père, et je promis pour toi
+que tu les aimerais un jour.
+
+Et quand j'ai été seule, je suis allée avec toi dans la longue
+galerie où sont les portraits de tes aïeux, et, faible encore,
+car il n'y a que quelques semaines depuis ce jour où je
+souffris et où j'oubliai si délicieusement mes douleurs, je
+m'assis près d'un faisceau d'armes: ton noble grand-père les
+avait illustrées dans des guerres pour la patrie. Autrefois
+elles me faisaient peur, mais aujourd'hui je pensais que le
+jour viendrait où tes jeunes mains les soulèveraient aussi et
+où un ardent et sublime courage t'animerait. Puis je parcourus
+cette galerie, te montrant avec ivresse à tes ancêtres, comme
+s'ils me voyaient; et je m'arrêtais devant celui dont tu es
+aussi le descendant, qui servit si bien son Dieu et ses rois,
+et, te soulevant avec fierté, je dis au héros: "Regarde mon
+Gustave; il tâchera de te ressembler."
+
+
+Aujourd'hui, tu as eu deux ans, cher Gustave. Ton père, absent
+depuis plusieurs mois, est revenu hier de Stockholm; avec quel
+bonheur nous nous sommes revus! Il a demandé à te voir; je lui
+ai dit que tu dormais, et je l'ai entraîné dans le salon. J'ai
+cherché à l'occuper un instant; mais je ne pouvais cacher mon
+inquiète joie et mon attente; je regardais vingt fois la
+porte. Nous étions assis près du grand poêle dont tu aimes à
+voir les antiques peintures. Enfin la porte s'est ouverte, et
+tu es entré, habillé pour la première fois des habits de ton
+sexe; et ce costume de notre nation, qui est si beau, t'allait
+à ravir. Tu as hésité, en entrant, si tu avancerais; tu
+croyais qu'il y avait un étranger. J'ai eu peur pour toi; puis
+tu as fait quelques pas, et la joie m'est revenue. Cette
+distance à parcourir, qui devait montrer à ton père que tu
+savais marcher, je la mesurais avec des battements de coeur,
+comme si c'était toute la carrière de la vie; je tremblais
+pour toi; j'avais tout fait ôter sous tes pas; je
+t'encourageais de mon sourire; je t'appelais. J'avais caché à
+moitié derrière ma robe de nouveaux joujoux; tu les as vus, tu
+as redoublé d'efforts. Ton père ne se contenait qu'avec peine;
+il voulait toujours s'élancer vers toi; je le retenais. Enfin
+tu as presque couru, et, près de nous, tu l'as regardé du haut
+en bas, et tu t'es jeté dans mes bras. O moment ravissant!
+Tous trois, toi, ton père et moi, une seule étreinte nous
+confondait, et ses larmes coulaient, et tu passais de l'un à
+l'autre comme une aimable promesse de nous aimer toujours. O
+mon fils! que j'ai eu de bonheur à sentir, à l'écrire! Je le
+relirai souvent, et je te le ferai relire.
+
+
+Aujourd'hui, à dîner, on a parlé d'un trait touchant, arrivé
+pendant je ne sais quelle guerre d'Allemagne. Le magistrat
+d'une ville assiégée, et sur le point d'être livrée au
+pillage, fait assembler toutes les mères à l'hôtel de ville,
+et leur ordonne d'amener tous leurs enfants, depuis l'âge de
+sept jusqu'à douze ans, et de les revêtir d'habits de deuil.
+Cette touchante cohorte de jeunes citoyens, et peut-être de
+victimes, devait aller implorer l'ennemi.
+
+Le désespoir de ces mères, le tumulte des armes, les cris des
+ennemis, tout se peignait sur tes traits, Gustave, ta jeune
+imagination te montrait tout. Enfin tu te lèves de table, tu
+cours dans mes bras, et, me regardant avec fierté et
+tendresse, tu me dis: -- Maman, j'ai sept ans; j'aurais été
+aussi à l'ennemi, et je l'aurais prié pour toi. -- Gustave,
+est-il une plus heureuse mère?
+
+
+Gustave, tu as fait aujourd'hui une action héroïque; et tu
+n'as que douze ans!
+
+Un pauvre enfant du village, en jouant près de la rivière, a
+été entraîné par le courant. Gustave se promenait dans les
+environs; il venait d'être malade: il était faible, il savait
+à peine nager. Il accourt, s'élance et saisit l'enfant au
+moment où il reparaissait sur l'eau; mais, manquant de force
+et ne voulant pas l'abandonner, il appelait du secours...
+Heureusement on l'avait vu. O mon Dieu! que serais-je devenue
+sans cela? On les a ramenés tous deux; Gustave a eu un long
+évanouissement. En ouvrant les yeux, son premier cri a été
+pour l'enfant; il a pleuré de joie, il l'a embrassé, il lui a
+donné ce qu'il avait pour le porter à sa mère: il n'y est pas
+allé lui-même, il avait la pudeur de son bienfait.
+
+
+Qu'elle est intéressante l'amitié qui unit Gustave à Ernest!
+Les belles âmes seules aiment ainsi. Nous étions assis au bord
+du grand étang; les deux amis étaient sous un arbre, ils
+lisaient ensemble Homère; leurs jeunes coeurs s'enflammaient.
+Il y avait un charme inspirant dans cette scène. Ces riches
+tableaux d'une imagination si forte, ces sentiments qui sont
+de tous les âges et de tous les temps, et qui frappaient sur
+ces coeurs si purs, les transportaient tour à tour sous le ciel
+de l'Orient, et les ramenaient dans le cercle enchanté de
+leurs affections.
+
+
+Ernest et Gustave se livrent à la botanique avec ardeur. Je
+crois que, si Linné n'avait pas été suédois, ils aimeraient
+moins cette étude. Qu'ils sont heureux! Qu'il est beau cet âge
+poétique de la vie, où l'on fait des appels de bonheur à tout
+ce qui existe, et où tout vous répond! Cependant il y a
+quelque chose de passionné dans le caractère de Gustave qui
+m'alarme quelquefois.
+
+
+Gustave a quinze ans. Je le regardais avec la tendresse qui
+devine tout, et j'ai éprouvé une espèce de frayeur; je ne sais
+sur quoi elle se fonde. Gustave, doué par le Ciel de toutes
+les vertus généreuses; Gustave, aimé de tous; Gustave enfin,
+qui reçut en partage les biens de la nature et ceux de
+l'opinion, n'avait-il pas tout ce qui promet le bonheur? Et
+pourtant je sens que son âme est une de celles qui ne passent
+pas sur la terre sans y connaître ces grands orages qui ne
+laissent trop souvent que des débris. Quelque chose de si
+tendre, de si mélancolique, semble errer autour de ses grands
+yeux noirs, de ses longs cils abattus quelquefois! Il n'a plus
+cette inquiète mobilité de l'enfance; il a abandonné ses
+chevaux, les fleurs de son herbier; il se promène souvent
+seul, beaucoup avec Ossian, qu'il sait presque par coeur. Un
+mélange singulier d'exaltation guerrière et d'une indolence
+abandonnée aux longues rêveries le fait passer tour à tour
+d'une vivacité extrême à une tristesse qui lui fait répandre
+des larmes.
+
+Hier il revenait d'une de ses promenades solitaires; je l'ai
+appelé. -- Gustave, lui ai-je dit, tu es trop souvent seul à
+présent. -- Non, ma mère, jamais je n'ai été moins seul. -- Et
+il a rougi. -- Avec qui es-tu donc, mon fils, dans tes courses
+solitaires? -- Il a tiré Ossian, et,
+d'un air passionné, il a dit: -- Avec les héros, la nature
+et... -- Et qui? mon fils. -- Il a hésité; je l'ai embrassé. --
+Ai-je perdu ta confiance? -- Il m'a embrassé avec transport. --
+Non, non! -- Puis il a ajouté en baissant la voix: -- J'ai été
+avec un être idéal, charmant; je ne l'ai jamais vu, et je le
+vois pourtant; mon coeur bat, mes joues brûlent; je l'appelle;
+elle est timide et jeune comme moi, mais elle est bien
+meilleure. -- Mon fils, ai-je dit avec une inflexion tendre et
+grave, il ne faut pas t'abandonner ainsi à ces rêves, qui
+préparent à l'amour et ôtent la force de le combattre. Pense
+combien il se passera de temps avant que tu puisses te
+permettre d'aimer, de choisir une compagne; et qui sait si
+jamais tu vivras pour l'amour heureux! -- Eh bien! ma mère, ne
+m'avez-vous pas appris à aimer la vertu? -- J'ai souri, et j'ai
+secoué la tête comme pour lui dire: -- Cela n'est pas aussi
+facile que tu penses! -- Oui, ma belle maman, la vertu ne
+m'effraye plus depuis qu'elle a pris vos traits. Vous réalisez
+pour moi l'idée de Platon, qui pensait que si la vertu se
+rendait visible, on ne pourrait plus lui résister. Il faudra
+que la femme qui sera ma compagne vous ressemble, pour qu'elle
+ait toute mon âme. -- J'ai encore souri. -- Oh! comme je saurais
+aimer! bien, bien au delà de la vie! et je la forcerais à
+m'aimer de même; on ne résiste pas à ce que j'ai là dans le
+coeur; quelque chose de si passionné! -- a-t-il dit en soupirant
+et frémissant; puis, après un moment de silence, il a ajouté:
+-- Un de nos hommes les plus étonnants, les plus excellents,
+Swedenborg, croyait que des êtres qui s'étaient bien, bien
+aimés ici-bas se confondaient après leur mort et ne formaient
+ensemble qu'un ange: c'est une belle idée, n'est-ce pas,
+maman?
+
+
+Ici finissait le journal, et vous seul pouvez imaginer ce
+qu'il me fit souffrir par les terribles rapprochements que je
+faisais. Ces brillantes espérances, qui venaient se briser
+contre un cercueil; cette mère si aimable, qui semblait
+pressentir le malheur que nous avons sous les yeux; et ce
+caractère si pur, si noble, si sensible, qui a tenu toutes les
+promesses de l'enfance: il n'est pas d'expression pour tout ce
+que j'éprouvais. Pour lui, il m'écoutait avec un calme que
+j'aurais cru impossible. Vingt fois je voulus m'arrêter, me
+repentant de n'avoir pas assez prévu ce qu'il y avait de trop
+douloureux dans cet écrit; il me conjurait, mais avec calme,
+de continuer.
+
+Quelquefois il semblait qu'il cherchait à se rappeler ces
+scènes de son jeune âge; il écartait, en rêvant, de dessus son
+front ses cheveux, qui paraissaient l'embarrasser, et la
+pâleur de son front alors _me faisait si mal!_ Quand je lui lus
+ce passage où il est parlé d'Homère, il s'est soulevé, il a
+joint ses mains sans rien dire; une joie encore belle, malgré
+ses traits flétris, était sur son visage; il a prononcé
+longuement votre nom; puis il a ajouté: -- Oh! comme je me
+rappelle bien cela! O doux plaisirs de mon enfance! vous venez
+donc encore vous asseoir sur ma tombe!
+
+Au moment où il est parlé de la botanique, que vous aimiez
+tous deux, il a dit tranquillement et en soupirant: -- Les
+goûts charment la vie, et les passions la détruisent.
+
+Mais quand il en est venu au souvenir de ce jour où sa mère
+l'embrassa, où il lui promit d'aimer la vertu, il pleura
+amèrement; il tendait les bras, comme s'il pouvait encore
+l'atteindre; et, couvrant son front de ses mains, il dit d'une
+voix étouffée: -- Pardonne-moi, ombre chérie! ombre sacrée! de
+n'avoir pas assez écouté ta prophétique voix; j'ai bien
+souffert!
+
+
+Il est bien mal; le médecin n'espère rien; mon âme découragée
+se livre à une mortelle douleur. Si vous pouviez arriver! s'il
+pouvait encore voir cet Ernest qu'il aime tant! Hélas! vos
+larmes ne tomberont que sur la terre qui couvrira bientôt le
+plus vertueux, le plus aimable des hommes.
+
+
+J'ai trouvé Erich avec lui aujourd'hui. Ce vieillard ne dit
+rien; il ne pleure pas, il a perdu jusqu'aux larmes: il en a
+beaucoup répandu; vous savez comme il aime Gustave, dont la
+jeunesse s'éleva sous ses yeux. Que la douleur à cet âge-là
+fait mal! Les larmes de la jeunesse sont une rosée du
+printemps qui s'évapore et embellit la fleur qu'elle a
+visitée; mais les chagrins de la vieillesse sont comme la
+sombre tempête de l'automne, qui abat les feuilles et dévaste
+l'arbre lui-même. Erich, les joues sillonnées par les années
+et les souffrances, était assis sur le lit de Gustave; ses
+cheveux gris se mêlaient aux rides de son front; ses mains
+tremblaient; ses yeux mornes interrogeaient les traits de
+Gustave; il tenait une cassette ouverte; il y avait quelques
+lettres; j'en vis une pour sa soeur, une autre adressée à
+Valérie; il rougit en voyant mes yeux tomber dessus: je
+l'embrassai. -- Lisez-la, me dit-il; c'est la première que je
+lui écris, et c'est de ma tombe que je la date. -- Non, non,
+dis-je avec la plus vive douleur, vous ne mourrez point; vous
+vivrez, vous guérirez; le temps effacera les traces d'une
+passion orageuse: Valérie a une soeur qui lui ressemble
+beaucoup; vous l'obtiendrez, et nous serons tous heureux. -- Il
+secoua tristement la tête; il me confia un paquet qui
+contenait ses dernières dispositions. Il sortit le portrait de
+sa mère, le porta à ses lèvres, et le plaça sur son coeur: -- Il
+faut qu'il y reste, dit-il.
+
+Il me remit une croix de Malte, pour la rendre à l'ordre de
+Saint-Jean, dont le prince Ferdinand est le chef. Il l'avait
+regardée un moment: -- Mon père l'a portée longtemps, me dit-il,
+et, à sa mort, le roi la demanda pour moi, afin que cette
+distinction restât dans la maison des Linar.
+
+
+Un vieillard, un ecclésiastique déporté de France, qui a
+trouvé un asile dans un couvent près de cette maison, est venu
+voir Gustave. Il l'avait rencontré souvent et avait lu dans
+son âme la douleur qui le consumait. Il lui avait parlé
+quelquefois, l'avait plaint sans vouloir lui arracher son
+secret et l'avait entretenu aussi de sa patrie. Ainsi s'était
+formé entre eux un lien cher à tous deux. Il s'approcha du lit
+de Gustave, et je remarquai l'altération de ses traits en
+voyant l'extrême pâleur et l'oppression du malade. Gustave lui
+présenta sa main, et, de l'autre, il montra sa poitrine pour
+lui indiquer qu'il ne pouvait pas lui parler; il essaya de
+sourire pour le remercier. Le vieillard posa silencieusement
+deux oeillets sur le lit de Gustave, en lui disant: -- Ce sont
+les derniers de mon jardin; je les ai cultivés moi-même. --
+Puis il joignit ses tremblantes mains, les mit sur sa poitrine
+et regarda longtemps Gustave sans parler; seulement je vis
+deux larmes se détacher lentement de ses paupières; il
+semblait que la nature, qui ne veut rien perdre à cet âge, les
+retenait malgré lui. Gustave avait remarqué aussi ces larmes,
+car un rayon de soleil venait éclairer la tête auguste du
+pasteur. -- Ne vous affligez pas sur moi, lui dit Gustave à
+voix basse; je crois à un bonheur plus grand que tout ce que
+la terre peut donner. -- Il regarda le ciel et ajouta: -- Priez
+pour moi, apôtre de Jésus-Christ, vous, qui l'avez servi et ne
+l'avez pas offensé. -- Le vieillard lui répondit: -- Je ne suis
+qu'un pauvre pécheur.
+
+Il prit un crucifix qu'il avait posé sur la table à côté du
+lit, et le présenta à Gustave, qui, de ses languissantes
+mains, le saisit et le porta à ses lèvres en inclinant la
+tête; puis il le remit en levant pieusement ses yeux au ciel,
+et, joignant ses mains, il dit: -- O sauveur et bienfaiteur des
+hommes! il est plusieurs demeures dans la maison de ton père,
+ainsi tu l'as dit: donne-moi aussi une place, ô toi, qui fus
+tout amour! Ne regarde pas ma vie; regarde ce coeur qui aima
+beaucoup et souffrit. -- Le saint homme s'était mis à genoux
+près du lit de Gustave, et, absorbé dans une fervente prière,
+il oubliait la terre des hommes: il était dans le ciel.
+
+La grande cloche du couvent sonna; elle annonçait que l'office
+allait commencer. C'était une grande fête; toutes les cloches
+des environs se mêlèrent à celle-là; et deux enfants de choeur,
+entrant dans la chambre, vinrent avertir le vieillard qu'on le
+demandait. Il s'était déjà levé et avait posé ses vénérables
+mains sur la tête de notre ami; il se retourna vers moi, qui,
+muet témoin de toute cette scène, laissais couler des larmes,
+et me demanda si l'on ne songeait pas à faire administrer les
+sacrements au malade. -- J'attends à tout moment notre
+aumônier, qui doit venir de Venise: le jeune comte de Linar,
+ajoutai-je, n'est pas catholique. -- Il n'est pas catholique?
+s'écria le vieillard avec un accent douloureux, et laissant
+échapper un soupir que je voyais lui être pénible; mais je
+l'ai vu à la messe, je l'ai vu prier Dieu avec ferveur? -- Nous
+pensons, dis-je, que le Père de tous les hommes peut être
+invoqué partout; et, là où nous trouvons nos semblables, nous
+mêlons nos prières, notre reconnaissance: la même miséricorde
+n'existe-t-elle pas pour tous ceux qui ont les mêmes misères?
+-- Il soupira: sa religion et la bonté de son âme luttaient
+ensemble. -- Homme excellent, qui ne voulez que bénir, dis-je,
+je vois combien il en coûterait à ce coeur pour nous rejeter.
+Celui que vous cherchez à imiter, celui qui dit: "Venez tous à
+moi, vous qui souffrez," est encore mille et mille fois
+meilleur pour les hommes. -- Il regarda Gustave; Erich essuyait
+son visage pâle, sur lequel étaient des gouttes de sueur.
+
+Le pasteur leva ses mains au ciel et dit: -- La miséricorde de
+Dieu est plus grande que le sable de la mer. -- Et puis il
+sortit lentement, retourna la tête, et à la porte il bénit le
+malade.
+
+
+A deux heures de la nuit.
+
+
+Il m'a demandé si je connaissais la place où il voulait être
+enterré; je n'ai pu lui répondre que par un signe de tête
+négatif. Je souffrais horriblement, il s'en est aperçu. Il a
+toute sa raison. Il m'a fait approcher et m'a prié d'une voix
+faible de prendre les arrangements nécessaires pour qu'il pût
+être enterré sur une colline voisine, d'où la vue porte sur la
+Lombardie; elle est couverte de hauts pins. Il a légué une
+somme pour secourir toutes les mères pauvres de ce bourg, pour
+les aider à élever leurs enfants. Il a voulu que chaque année,
+au jour de son enterrement, ces enfants vinssent sur sa tombe;
+qu'on leur fît aimer ce lieu solitaire, où coule une fontaine
+d'une eau pure. Il se plaît à penser que ces innocentes
+créatures aimeront cette place, où il trouvera le repos. Je
+lui ai promis de remplir ses volontés.
+
+
+Le médecin de Bologne est arrivé; il le trouve bien mal; il ne
+croit pas qu'il puisse vivre encore quatre jours. Oh! quelle
+affreuse nuit j'ai passée!
+
+J'ai été visiter la colline, comme je le lui avais promis. Il
+soufflait un vent impétueux; une nuée d'oiseaux de passage
+s'est abattue sur les arbres: ces oiseaux, dans leurs cris
+monotones, semblaient répéter leurs adieux en commençant leur
+nouvelle migration. Ils se sont élevés dans les airs, ont
+tourbillonné, se sont abattus encore et ont disparu. J'ai vu
+une place; c'était celle qu'il a choisie; il y a travaillé: il
+y avait un arbre dont les rameaux étaient dépouillés, mais il
+vivait toujours et s'élançait vers le ciel. La bêche qui avait
+servi à Gustave était appuyée contre cet arbre; sur sa rude et
+antique écorce était cette inscription: _Le voyageur qui
+dormira à tes pieds n'aura plus besoin de ton ombre; mais tes
+feuilles tomberont sur la place où il reposera, et diront au
+passant que tout périt_.
+
+Quand je suis revenu près de Gustave, il achevait d'écrire
+avec beaucoup de peine quelques lignes; il me les remit. Je ne
+pus les déchiffrer, il l'avait prévu, et me les dicta.
+
+J'ai passé la nuit près de lui: il a prononcé souvent votre
+nom; il vous appelait; il a aussi prononcé le nom de sa soeur,
+m'a donné un paquet pour elle, écrit avant qu'il fût si mal.
+Il m'a bien recommandé de vous remettre tout ce qui était à
+votre adresse et de vous dire combien il vous aimait. Un
+moment il a fermé les yeux; puis il les a rouverts, m'a tendu
+les mains, et m'a dit en soupirant: -- J'ai cherché à
+rassembler les traits de Valérie, je n'ai pu y réussir: ils
+sont si bien là (il a montré son coeur)! mais déjà mon
+imagination est morte, je n'ai pu avoir une idée distincte de
+ses traits; je voulais prendre congé d'elle. Dites-lui combien
+je l'aimai. -- Il a pris ma main; il a fixé les yeux dessus et
+a dit: -- Elle conduira Valérie par une route fleurie et douce;
+_elle sera toujours dans la sienne_. -- Il est tombé dans une
+longue rêverie; puis il m'a demandé à quelle heure son père
+était expiré.
+
+Il s'est endormi. Au bout d'une heure, il m'a demandé de lui
+lire quelques chapitres de l'Evangile; ce que je fais tous les
+matins.
+
+Le médecin est venu lui apporter une potion calmante; il l'a
+éloigné doucement de la main en disant: -- Je suis assez calme
+pour mourir; c'est tout ce qu'il faut. -- Il s'est retourné
+vers Erich et lui a dit: -- Je vous remercie de tous vos soins;
+je vous attendrai là-bas, où nous ne nous séparerons plus. Ce
+bon Erich pressait, en sanglotant, les mains de Gustave contre
+ses lèvres, et celui-ci prenait sa tête blanchie contre son
+coeur.
+
+
+Le 7 décembre.
+
+
+Ce matin il m'a fait appeler; il m'a demandé si je n'avais pas
+de réponse de l'aumônier, et m'a dit qu'il désirait bien le
+voir arriver. -- Il sera trop tard, a-t-il ajouté. -- Je
+l'attends d'une minute à l'autre, dis-je. -- Je suis bien
+faible, mon digne ami, a-t-il continué. -- Puis j'ai vu qu'il
+voulait me parler de Valérie; il a hésité. -- Avez-vous quelque
+chose à me dire? lui ai-je demandé. -- Non, non, je dois
+m'interdire ce sujet de conversation... Tout est réglé
+d'ailleurs; tout est fini; et je suis trop heureux,
+puisqu'elle sait que je meurs pour elle. Pardonnez-moi, homme
+excellent et respectable! N'est-ce pas, vous m'avez pardonné?
+Donnez-moi votre main, serrez la mienne: hélas! il ne me reste
+plus de force pour exprimer mes sentiments!
+
+Il avait pris des mesures pour que les vassaux de sa terre
+fussent aussi heureux qu'il était en son pouvoir de les
+rendre. Cette terre, qui revient à sa soeur, est en Scanie, et
+c'est celle où vous passâtes ensemble une partie de votre
+enfance. Il vous a nommé, ainsi que moi, pour surveiller ses
+volontés. Avec quelle touchante inquiétude il s'est assuré si
+ses dispositions étaient entre mes mains! Il a absolument
+voulu ouvrir encore une fois le paquet cacheté, pour se
+convaincre qu'il ne les avait pas oubliées. Souvent il vous
+appelle; il dit: -- Mon Ernest! mon Ernest! où es-tu? -- Je lui
+ai lu votre lettre: calmez-vous; il sait que le devoir seul
+pouvait vous retenir. D'autres fois il appelle Valérie; il
+dit: -- Ma soeur! ma tendre soeur! tu me promis de m'aimer comme
+un frère!
+
+Il a voulu vous écrire encore; il n'en a pas eu la force. Les
+deux premières lignes sont de lui; j'ai écrit le reste sous sa
+dictée. Voilà ces lignes: je ne vous les envoie pas, car je
+vous attends.
+
+
+"Mon Ernest, je viens te parler encore une fois avant de
+disparaître de la terre. J'ai tenu ma parole; j'ai tenu les
+promesses de l'enfance, les serments d'un âge plus mûr, je
+t'ai aimé jusqu'à la mort. Ne t'effraie pas de ce mot, la mort
+elle-même n'est qu'une illusion: c'est une nouvelle vie cachée
+sous la destruction. L'amitié ne meurt pas; la mienne attend
+celle d'Ernest dans les demeures inébranlables du repos. O mon
+Ernest! si tu avais pu fermer mes yeux, garder mon dernier
+regard dans ton coeur, pour te consoler dans ces moments où tu
+te diras: Je ne le reverrai plus! il me semble que ce dernier
+regard t'eût peint un sentiment indestructible qui doit
+consoler de ce qui est passager.
+
+Ernest, je te dois un bien grand bonheur; tu m'as sauvé une
+douleur horrible, celle de croire que je mourrai sans être
+connu de lui, de cet ami incomparable. Ah! les âmes sublimes
+ont seules des inspirations sublimes! Telle était la tienne en
+lui envoyant mes lettres, en mettant sous les regards de son
+âme si supérieure les combats, les douleurs, les fautes et les
+regrets d'un coeur qu'il peut encore plaindre, et que sa bonté
+sait environner d'une indulgence paternelle. Et, elle aussi,
+l'ange de ma vie, elle sait que je l'aimai d'un amour pur
+comme elle. Je meurs heureux; c'est aux accents touchants des
+regrets que je m'endors; j'entends ceux de ta voix; j'ose y
+mêler ceux de Valérie.
+
+Adieu, mon Ernest; vis heureux. Non, ce n'est pas le bonheur
+que je désire le plus pour toi; garde ton âme; c'est un si
+grand bien que, dusses-tu l'acheter par de vives souffrances,
+il ne serait pas assez payé.
+
+Adieu, Ernest, ami fidèle, enfant de la piété et de la vertu,
+je t'attends."
+
+
+La voilà, cette lettre touchante, et dont vous êtes digne:
+elle n'a pas été dictée sans l'agiter beaucoup; elle a été
+interrompue souvent; elle a été ensuite mouillée de larmes.
+Lorsqu'il a essayé de la relire, il était trop affaibli, mais
+il a voulu la toucher, la regarder, parce qu'elle était pour
+vous.
+
+
+Il n'est plus pour nous ni crainte ni espoir; la douleur seule
+reste et ronge mon coeur. Le vertueux Gustave, mon fils, mon
+espérance, n'est plus... il a été rejoindre ses pères, et ses
+jours orageux sont ensevelis dans la froide demeure de la
+destruction. Je vais accomplir le triste et dernier devoir que
+j'ai à lui rendre, je vais tâcher de faire vivre encore les
+derniers instants de celui qui n'est plus, pour les retracer à
+celui qu'il aima tant... Je m'arrête: laissez couler mes
+larmes; laissez couler les vôtres, pour que votre sein ne se
+brise pas.
+
+
+J'ai eu un violent accès de fièvre; j'ai été dans mon lit,
+privé pendant quelque temps de sentiment, puis tout entier à
+la douleur dont je me ressens encore. Je tâcherai de vous
+peindre, non ce que j'ai éprouvé, mais ce qui me reste de
+souvenir de ce terrible moment et de ce qui le concerne.
+
+Le lendemain du jour où il vous écrivit, sa poitrine et sa
+tête s'embarrassèrent tellement, que le médecin craignit qu'il
+ne passât pas la nuit. Nous ne le quittâmes pas d'un instant.
+Cependant, à cinq heures du matin, il y eut un grand mieux, il
+se sentit tout à coup plus calme; l'oppression diminua; ses
+mains seulement étaient extraordinairement froides et
+s'engourdissaient. On les lui fit mettre dans de l'eau tiède;
+ce sentiment parut lui faire plaisir. A six heures, à peu
+près, il demanda quel quantième du mois nous avions; je lui
+dis que c'était le huit décembre. -- Le huit! répéta-t-il sans
+rien ajouter. Puis il me demanda si je croyais que nous
+aurions du soleil: le médecin lui répondit qu'il le croyait,
+parce que le ciel avait été très-pur pendant la nuit. -- Cela
+me ferait plaisir, dit-il. Il demanda du lait d'amande. A huit
+heures, il dit à Erich: -- Mon ami, regardez le temps; voyez
+s'il fera beau. Erich revint et lui dit: -- Les brouillards
+montent, et les montagnes se dégagent; il fera beau. -- Je
+voudrais bien, dit Gustave, voir encore un beau jour sur la
+terre. -- Puis, se retournant vers moi, il me dit: -- L'aumônier
+ne vient pas, je mourrai sans avoir accompli les devoirs de la
+religion. -- Mon ami, dis-je, votre volonté vous est comptée
+par Celui devant qui rien ne se perd. -- Je le sais, dit-il en
+joignant les mains. -- Puis il se retourna encore vers moi et
+me dit: -- Je voudrais me lever; et, prévoyant que je m'y
+opposerais, il continua: -- Je me sens fort bien; je voudrais
+en profiter pour prier. -- En vain je lui objectai qu'il
+prierait dans son lit, qu'il était trop faible; je ne pus le
+détourner de cette idée. Il passa une robe de chambre; mais à
+peine eut-il essayé de se tenir sur ses jambes, qu'un vertige
+l'obligea à se rasseoir en s'appuyant sur moi. Il se leva
+derechef, s'agenouilla lentement, et, mettant la tête dans ses
+mains et s'appuyant contre le dossier d'un fauteuil, il pria
+avec ferveur. J'entendais quelques mots que la piété, le
+repentir, lui faisaient prononcer avec onction; j'entendais
+mon nom et celui de Valérie se confondre; il demandait notre
+bonheur. Moi-même, à genoux à ses côtés, je voulais prier pour
+lui; mais, trop distrait, des paroles sans suite arrivaient
+sur mes lèvres; je ne pensais qu'à lui.
+
+Quand il eut fini et qu'on l'eut aidé à se relever, il nous
+dit: -- Je suis tranquille; la paix est dans mon coeur. -- Il
+sourit doucement, ne voulut point être déshabillé, et se
+recoucha ainsi. Il nous pria d'avancer son lit vers la
+fenêtre, de mettre sa tête de manière à voir l'ouest. -- C'est
+là la Lombardie, me dit-il; c'est là que le soleil se couche:
+je l'ai vu bien beau auprès de vous et auprès d'elle! -- Il fit
+approcher son lit encore plus près de la fenêtre. Le médecin
+craignit qu'il ne vînt de l'air. -- Cela ne me fera plus de
+mal, dit Gustave, -- et il sourit tristement. Il nous pria de
+lui mettre des coussins pour qu'il fût assis. On avait une vue
+très-étendue de cette fenêtre, d'où l'on embrassait une grande
+partie de la chaîne de l'Apennin; l'aurore éclatait dans
+l'orient; et le soleil, déjà levé en Toscane, s'avançait vers
+nos montagnes. Gustave écarta les rideaux, se retourna et
+contempla ce magnifique spectacle. Pour moi, qui avais suivi
+toutes ses idées, de noirs pressentiments, d'affreuses images
+me glaçaient; j'étais assis sur son lit, et ma tête était dans
+mes mains. Il leva les siennes au ciel avec un regard inspiré,
+et me dit: -- Laissons la douleur à celui pour qui la vie est
+tout et qui n'est pas initié dans les mystères de la mort. --
+Hélas! lui dis-je, l'avenir m'épouvante malgré moi, Gustave. --
+Oh! que je bénis le Ciel, dit-il, de l'espérance et de la
+tranquillité qui se confondent dans mon coeur et le rendent
+aussi serein que le sera ce jour! Oui, dit-il, et sa figure
+s'anima de la plus céleste expression, en regardant l'horizon;
+oui, ô mon Dieu! l'aurore répond du soleil; ainsi le
+pressentiment répond de l'immortalité! -- Il répandit doucement
+alors les deux dernières larmes qu'il a versées sur cette
+terre; il ne parla plus. Il pria qu'on lui jouât le superbe
+cantique de Gellert sur la résurrection; Berthi le joua. Il
+respirait péniblement; il avait presque toujours les yeux
+fermés: un instant il les ouvrit quand le cantique fut fini;
+il me tendit la main, fixa ses yeux du côté du couchant. Deux
+ramiers privés vinrent s'asseoir sur la corniche de la
+fenêtre; il me les fit remarquer de la main. -- Ils ne savent
+pas que la mort est si près d'eux, dit-il.
+
+Le soleil s'était entièrement levé; je voyais que Gustave
+cherchait ses rayons. Sa respiration s'embarrassait de plus en
+plus; sa tête s'appesantissait; il me cherchait de la main, et
+je vis qu'il ne me reconnaissait plus. Il soupira, une légère
+convulsion altéra ses traits: il expira sur mon sein, une de
+ses mains dans celles d'Erich...
+
+
+Je reprends mon récit interrompu; j'avais besoin de force et
+de courage pour le continuer. J'ai encore devant mes yeux la
+plus triste des images, telle qu'elle me frappa en rentrant
+dans cette chambre d'où avait disparu l'âme la plus tendre et
+la plus sublime. Je reculai d'horreur en voyant ce jeune et
+superbe Gustave couché dans le cercueil; je m'appuyai contre
+la porte; il me semblait que je faisais un rêve dont je ne
+pouvais sortir. Je m'avançai pour le considérer encore, et
+soulevai le mouchoir qui couvrait ses traits; la mort y avait
+déjà gravé son uniforme repos. Je le contemplai longtemps,
+mais sans attendrissement; il me semblait que ma douleur
+s'arrêtait devant une pensée auguste plus grande que la
+douleur; et, sur ce cercueil même, je me sentais vivant
+d'avenir. Mon âme s'adressait à la sienne: "Tu as eu soif de
+la félicité suprême, lui disais-je; tu as détourné tes lèvres
+de la coupe de la vie, qui n'a pu te désaltérer; mais tu
+respires maintenant la pure félicité de ceux qui vécurent
+comme toi." Sa bouche avait conservé les dernières traces de
+cette douce résignation qui était dans son âme; la mort
+l'avait enlevé sans le toucher de ses mains hideuses. A côté
+de lui était la table où étaient rangés tous ses papiers. A
+cette vue, mon coeur s'émut comme s'il était encore vivant. Je
+voyais toutes ses dispositions écrites de sa main; sa montre y
+était aussi. Je me rappelai qu'il m'avait prié de la porter;
+je la pris silencieusement; je la regardai, elle était
+arrêtée. Je sentis un frisson désagréable, et, en me
+retournant pour m'asseoir et prendre quelques forces, je
+renversai un des cierges; il tomba sur la poitrine de Gustave:
+je me précipitai pour le relever, et, en voyant l'inaltérable
+repos de celui qui ne pouvait plus rien sentir ici-bas, je fis
+un cri. "O Gustave, me disais-je, Gustave! tu ne veux donc
+plus rien éprouver, rien entendre! La voix gémissante de
+l'amitié passe à côté de toi et ne t'émeut plus!" Je posai mes
+lèvres sur son front glacé: "O mon fils! mon fils!..." C'est
+tout ce que je pus dire. Je restai immobile; mon âme disait un
+long adieu à cet objet si cher de mes affections, et, lorsque
+je voulus fermer le cercueil, mes yeux tombèrent sur la main
+de Gustave qui était restée suspendue. Il avait à un de ses
+doigts la bague décorée de ses armes, selon l'usage de notre
+pays; je voulus la lui ôter; puis, me rappelant que c'était là
+le dernier rejeton de cette illustre maison des Linar: "Reste,
+lui dis-je, reste et descends avec lui dans la tombe." Alors
+mes larmes coulèrent; je replaçai cette main sur la poitrine
+du mort, et je fermai son cercueil!
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+VARIANTES
+
+
+[L'éditeur donne les principales différences entre l'édition
+de 1878 et la première édition:]
+
+Vertu de l'amour Vertu et de l'amour
+
+Avec vérité, loin Avec vérité que, loin
+
+Sage ami qui réglais Sage ami qui réglait
+
+Et endormais et endormait
+
+Dit comme j'ai fait Dit comment j'ai fait
+
+Elle m'impose moins Elle m'en impose moins
+
+On pouvait On pourrait
+
+Agréable, et qui Agréable, qui
+
+Les vaisseaux Ces vaisseaux
+
+Il m'impose trop Il m'en impose trop
+
+Sensibles, qui ont Sensibles, et qui ont
+
+Empire que pouvaient Empire que pouvait
+
+Redevenait plus pensive Redevenait pensive
+
+Couraient pour lui chercher Couraient pour chercher
+
+Il me semble qu' Il semble qu'
+
+Serait terrible; et Serait terrible; elle
+
+Charmés du silence et de la Charmés de silence et de
+
+Ne s'est point retrouvée Ne s'est point trouvée
+
+Heureusement que la voilà Heureusement la voilà
+
+Emousse; ils ne Emousse; qui ne
+
+Qu'on les reportât Qu'on les rapportât
+
+Encore une amitié Encore une autre amitié
+
+N'entendais dans l'éloignement que le chant de quelques
+N'entendais que dans l'éloignement le chant de quelques
+
+Huit jours que je t'ai écrit Huit jours que je ne t'ai écrit
+
+Cette petite imperfection Cette légère imperfection
+
+Je vivais aussi dans Je vivais dans
+
+Ne me pardonnerait Ne me le pardonnerait
+
+A cette grâce En a de cette grâce
+
+Elle a tant besoin Elle a besoin
+
+Silencieusement son cigare Silencieusement sa cigare
+
+Passions, lui dis-je Passions, lui disais-je
+
+Je n'aurais le meilleur Je n'aurais de meilleur
+
+Se portait à la tête Se portait à ma tête
+
+Le sang Mon sang
+
+Douleurs se passent Douleurs passent
+
+Femme âgée qui priait devant Femme âgée, elle était devant
+
+Les récompenses ou les punitions Les récompenses ni les
+punitions
+
+S'éloignant au milieu S'éteignant au milieu
+
+Bientôt, me dit-elle Bientôt, dit-elle
+
+Le thé habituellement Le thé ordinairement
+
+Sous le hangar Dessous le hangar
+
+En même temps Et en même temps
+
+Tantôt elle appelle de grands noms, tantôt elle cite Tantôt
+appelle de grands noms, tantôt cite
+
+Sous l'arche du Sous l'arc du
+
+Plaisir de me chanter Plaisir de chanter
+
+S'harmonisaient S'harmoniaient
+
+Cette idée vous impose Cette idée vous en impose
+
+A rejeté sa tête sur le fauteuil A rejeté sa tête sur son
+fauteuil
+
+Ne calment pas votre âme Ne calment votre âme
+
+Durant cette journée Dans cette journée
+
+Tombèrent près de nous Tombèrent auprès de nous
+
+Resté calme et résigné Resté, tant j'étais calme et résigné
+
+Fleurs d'oranger Fleurs d'orange
+
+Je l'éveille doucement Je l'éveille donc doucement
+
+Les draps Ses draps
+
+Quand, durant les nuits, il marchait les pieds nus Quand il
+marchait les nuits pieds nus
+
+Adieu, n'aime pas Adieu, me dit-il, n'aime pas
+
+Continuât de parler Continuât de me parler
+
+Elle n'avait osé me dire Elle n'avait jamais osé me dire
+
+Je crus qu'il avait expiré Je crus qu'il était expiré
+
+
+
+
+Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
+
+Lettre 4: =J'aurais voulu me jeter= remplacé par =-- J'aurais
+voulu me jeter=
+
+Lettre 6: =grands crimes= remplacé par =grands crimes.=
+
+Lettre 9: =Il me semblait= remplacé par =-- Il me semblait=
+
+lettre 17: =et, puis= remplacé par =et puis=
+
+lettre 18: =nobles Vénitiens= remplacé par =nobles vénitiens=
+
+lettre 20: =souvenirs. Elle rentra= remplacé par =souvenirs. --
+Elle rentra=
+
+Lettre 22: =oblige de vivre= remplacé par =obligé de vivre=
+
+Lettre 22: =a son despotisme= remplacé par =à son despotisme=
+
+Lettre 24: =Gustave me dit-elle= remplacé par =Gustave, me dit-elle=
+
+Lettre 24: =Mais, -- vous-même= remplacé par =Mais, vous-même=
+
+Lettre 26: =remarquera. J'éprouvais= remplacé par =remarquera. --
+J'éprouvais=
+
+Lettre 27: =avec moi? mais elle= remplacé par =avec moi? -- mais
+elle=
+
+lettre 32: =vivent. Ils sont= remplacé par =vivent; ils sont=
+
+lettre 34: =arriva me vit= remplacé par =arriva, me vit=
+
+lettre 40: =sariva le= remplacé par =sa rivale=
+
+lettre 42: =égarait ma raison.= remplacé par =égarait ma raison,=
+
+lettre 42: =voix sinistre..,= remplacé par =voix sinistre...=
+
+lettre 43: =tous ces tombeaux;= remplacé par =tous ces tombeaux,=
+
+lettre 43: =donc fait?= remplacé par =donc fait? --=
+
+lettre 48: =Est-ce un rêve?= remplacé par =-- Est-ce un rêve?=
+
+lettre 48: =Elle dort à présent= remplacé par =-- Elle dort à
+présent=
+
+lettre 48: =pas été Suédois= remplacé par =pas été suédois=
+
+lettre 48: =Puis, se retournant= remplacé par =-- Puis, se
+retournant=
+
+lettre 48: =Puis il se retourna= remplacé par =-- Puis il se
+retourna=
+
+lettre 48: =Il sourit doucement= remplacé par =-- Il sourit
+doucement=
+
+lettre 48: =et il sourit tristement= remplacé par =-- et il
+sourit tristement=
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Valérie, by Mme de Krüdener
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VALÉRIE ***
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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