summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--26827-8.txt9321
-rw-r--r--26827-8.zipbin0 -> 141558 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 9337 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/26827-8.txt b/26827-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..a9e9ef3
--- /dev/null
+++ b/26827-8.txt
@@ -0,0 +1,9321 @@
+Project Gutenberg's Petite Mere, by Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Petite Mere
+
+Author: Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret
+
+Release Date: October 7, 2008 [EBook #26827]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MERE ***
+
+
+
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret,
+épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901),
+_Petite mère_, édition de 1881
+
+
+L'orthographe et la ponctuation ont été conservées.
+
+
+
+
+
+PETITE MERE
+
+
+
+PAR
+
+
+
+MADAME E. DE PRESSENSE
+
+
+
+SIXIEME EDITION
+
+
+
+PARIS
+
+G. FISCHBACHER, EDITEUR
+
+33, rue de Seine, 33
+
+1881
+
+Tous droits réservés.
+
+
+
+
+
+PETITE MERE
+
+
+
+
+
+I
+
+
+
+Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ils
+attendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrer
+était bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'un
+contre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueurs
+du crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, un
+garçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genoux
+de sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ci
+était petite et menue; sa figure fine et pâle était à demi
+éclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dans
+l'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de ses
+yeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteur
+et de maternel.
+
+-- Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant,
+dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la tête
+s'alourdir sur ses genoux.
+
+Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente:
+
+-- J'ai faim!...
+
+-- Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi.
+
+-- Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sans
+avoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!...
+
+-- Mon pauvre Charlot, je n'ai rien... Je t'ai donné, à midi, le
+dernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui sa
+quinzaine, tu sais?...
+
+-- Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un ton
+courroucé.
+
+-- Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir,
+bien sûr.
+
+Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instant
+seulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfant
+releva la tête, tandis que sa soeur disait:
+
+-- Voilà le père.
+
+Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit une
+porte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées,
+puis le silence... et bientôt des ronflements sonores montèrent à
+travers le plancher. Il était bien tard.
+
+-- Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille.
+
+-- Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé.
+
+-- Je n'ai rien, mon pauvre chéri... Essaie, tu verras... Une
+fois endormi, tu ne sentiras plus la faim.
+
+-- Et demain?... demanda le prévoyant Charlot.
+
+-- Demain, le père sera revenu, tu comprends?...
+
+La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, qui
+se laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car il
+n'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que de
+pain.
+
+Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitude
+avec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remit
+à écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pas
+rare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Elle
+commençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que la mère
+était morte, le père n'avait pas manqué une seule fois de revenir
+après sa journée de travail. Les yeux de la pauvre enfant se
+fermaient malgré elle; elle sommeillait un instant, mais le plus
+léger bruit la faisait tressaillir. Charlot s'agitait dans son
+lit, gémissait en dormant et, de temps en temps, s'éveillait tout
+à fait en disant: J'ai faim! -- Heureusement, le sommeil
+l'emportait bientôt, et sa respiration égale montrait que la
+souffrance de son jeûne prolongé n'était pas encore bien vive.
+
+Enfin, la petite fille se laissa glisser de sa chaise sur le
+carreau, et, la tête appuyée sur son bras, elle s'endormit
+profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, il faisait jour. Elle
+s'étonna d'être couchée par terre, et se premier mouvement fut de
+regarder vers le lit. Voyant que Charlot avait profité de ce
+qu'il était seul pour se mettre en travers, et laissait sa tête
+frisée un peu en dehors du matelas, elle se rappela tout. Ses
+pauvres membres étaient si engourdis, qu'il lui fallut un bon
+moment pour en retrouver l'usage.
+
+Alors elle balaya, épousseta avec soin, comme elle avait coutume
+de faire chaque matin; puis elle ouvrit un vieux panier qui lui
+servait de garde-manger et eut peine à retenir un cri de joie
+lorsqu'elle découvrit tout au fond une croûte de pain qui y avait
+été oubliée. Elle la posa sur la table d'un air joyeux. Au même
+moment, Charlot se remua, se retourna, se mit sur son séant;
+puis, s'étant frotté les yeux, il dit encore une fois:
+
+-- Petite mère, j'ai faim!...
+
+Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui
+offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il
+tendit la main pour en avoir encore.
+
+Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien
+vite pour aller chercher le père.
+
+Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta
+hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce
+que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles
+rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la
+toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne
+résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses.
+
+Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et
+en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit
+la clef pour la remettre à la concierge.
+
+-- Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le
+père revient, vous aurez la bonté de la lui donner.
+
+-- Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge,
+occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un
+instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de
+la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour
+regarder les deux enfants.
+
+-- Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en
+jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!...
+
+On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé.
+C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le
+concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa
+femme faisait l'ouvrage de la maison.
+
+Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait,
+se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de
+tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de
+soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop
+affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux.
+
+-- Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge,
+qui ne pouvait voir dans la loge.
+
+-- C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas
+rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et
+d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?...
+
+Madame Perlet -- c'était le nom de la concierge -- était bien
+accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait
+tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour
+les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on
+les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il
+fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier
+à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le
+coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si
+vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le
+matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons
+sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis,
+les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et
+qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame
+Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le
+savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait
+sonné.
+
+Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils
+n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas
+encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans
+la main.
+
+
+
+II
+
+
+
+On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom.
+
+Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot
+lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été
+baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment
+il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son
+père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine.
+
+Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère
+lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de
+tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant
+une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite,
+toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère,
+Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle
+qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait,
+qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la
+voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient
+pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même,
+obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs
+et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi
+et Charlot n'en entendit jamais d'autre.
+
+Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un
+petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine
+devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui
+semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service
+des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir;
+elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement.
+
+Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant
+jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au
+fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur
+peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui
+sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où
+ils ne s'occupent que d'eux-mêmes.
+
+Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu
+d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des
+chiffons, mais après... Est-il beaucoup de petites filles riches
+qui aient une poupée comme la sienne?
+
+Représentez-vous cela... Une poupée qui non seulement ouvre et
+ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite
+dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui
+crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et
+grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six
+mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne
+l'auriez certainement pas reconnue.
+
+Pensez-vous que la petite fille fut ravie lorsqu'un jour sa
+poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa
+joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de
+Charlot.
+
+Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans
+doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle
+avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait
+qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides
+grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se
+réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil.
+Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est
+qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la
+nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à
+toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants
+pour peu qu'on la lui fît attendre.
+
+Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable
+dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut
+reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite
+fille résistait aux plus formidables _piaulées_ de son tyran,
+mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser
+elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la
+dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son
+profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de
+bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras
+affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait
+pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur
+tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et
+son sommeil était pesant. Une fois la première année passée,
+Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres
+en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère
+mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de
+ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut
+pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère."
+
+C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi.
+Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le
+père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils
+restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de
+temps en temps voir ce qu'ils faisaient et leur donnait un peu de
+soupe. Jamais elle ne trouva Petite mère négligeant un moment sa
+tâche, jamais elle ne la surprit en défaut de vigilance et de
+soin. Charlot commençait à marcher et grimpait partout; elle le
+suivait pas à pas, prévenant ses chutes, le consolant lorsqu'elle
+n'avait pu l'empêcher de tomber. Quand il faisait beau elle
+sortait avec lui et le promenait sur le trottoir, ou un peu plus
+loin jusqu'au square. Les voisins disaient: Voilà Petite mère
+avec son gros Charlot. -- On leur faisait un signe de tête, on
+leur jetait un bonjour amical. Petite mère était un peu timide et
+réservée; elle répondait poliment, mais ne s'approchait pas et ne
+jouait guère avec les autres enfants; c'eût été plus difficile,
+si elle l'avait fait, de surveiller Charlot.
+
+Charlot était son unique pensée. Quand le père revenait elle
+était contente et se relâchait un peu de son attitude sérieuse;
+elle allait quelquefois jusqu'à réclamer une caresse pour
+elle-même. Puis elle l'aidait, car c'était lui qui faisait le repas du
+soir. Ensuite Petite mère lavait les deux assiettes (il n'y en
+avait qu'une pour elle et Charlot) et l'on se couchait.
+
+Quand elle eut atteint l'âge de sept ans, son père lui laissa la
+responsabilité du ménage. La voisine secourable avait quitté la
+maison, et puis Petite mère était devenue si raisonnable, si
+adroite, et même si forte, bien qu'elle eût de toutes petites
+mains. On eût dit qu'elle savait tout faire par instinct, allumer
+le feu, assaisonner la soupe, la faire cuire juste à point. La
+cuisine n'était pas compliquée: on mettait une fois par semaine
+un petit pot-au-feu; les autres jours c'étaient des pommes de
+terre, des haricots. A midi, été comme hiver, les enfants
+mangeaient un peu de fromage avec leur pain ou des pommes de
+terre froides de la veille. Charlot avait bon appétit comme
+lorsqu'il était au maillot, mais il était devenu plus patient, et
+suivait des yeux les mouvements de sa soeur sans la déranger.
+Quelquefois même il l'aidait... alors le repas leur paraissait
+meilleur; mais un gros garçon de trois ans ne peut pas faire
+grand'chose dans un ménage, il fallait attendre d'être plus fort,
+plus habile. Charlot riait d'un air ravi en écoutant Petite mère
+lui raconter tout ce qu'il ferait pour elle lorsqu'il serait
+devenu homme. Lui-même renchérissait. Les travaux d'Hercule, dont
+il n'avait, du reste, jamais entendu parler, n'étaient rien en
+comparaison de toutes les merveilles qu'il devait accomplir quand
+le temps serait venu. La moindre était peut-être la construction
+d'une maison qu'il voulait faire si haute, si haute qu'on ne
+verrait pas le dernier étage.
+
+-- Une belle, belle maison... disait Charlot en enflant sa voix
+et en grossissant ses yeux comme pour mieux voir cette
+construction sans pareille, beaucoup plus belle que la grande
+maison du boulevard. Elle ira jusqu'au ciel, Petite mère, et elle
+sera toute pour toi.
+
+C'était le rêve d'un futur maçon. Le père, lui, n'était qu'homme
+de peine; il servait les maçons, et il parlait quelquefois des
+belles maisons qu'il aidait à construire, aussi Charlot avait
+déjà choisi un métier.
+
+-- Mais si elle est si haute, ce sera bien fatigant de monter
+l'eau, observa Petite mère qui se voyait déjà portant un seau
+plein dans l'escalier sans fin de sa magnifique maison.
+
+-- Ah! dit Charlot à qui cette idée parut juste, mais alors tu
+n'auras pas besoin de monter; tu pourras demeurer tout en bas,
+comme les vieux qui sont dans la cour, tu sais bien, ceux qui ont
+un chat...
+
+Les revendeurs de vieux habits? dit la petite... Oui, ce serait
+plus commode, mais alors ce ne serait pas nécessaire de faire la
+maison si haute. J'aimerais mieux une petite maison avec un
+jardin devant, comme celle qui est dans notre rue; il y a un
+arbre et une belle corbeille de fleurs au milieu. Voilà comme je
+voudrais ma maison.
+
+Mais Charlot n'aimait pas les maisons si modestes, il n'aimait
+que les choses grandioses. Bâtir une maison à trois fenêtres et à
+un étage!... cela n'en vaudrait vraiment pas la peine. Il voulait
+faire à sa soeur un plus beau cadeau... et ne s'inquiétait guère
+de ce qui lui serait le plus agréable.
+
+Les dimanches étaient les bons jours pour les deux enfants. A
+midi le père revenait du travail, la petite fille faisait à son
+gros Charlot sa plus belle toilette: il avait une robe de fille
+que Fifine avait portée quand elle avait son âge et qui, pour
+lui, était si étroite qu'elle éclatait sur toutes les coutures et
+ne pouvait s'agrafer. Pour remédier à cet inconvénient Petite
+mère y avait cousu tant bien que mal des cordons. Un grand
+tablier noir traînant jusqu'aux pieds recouvrait tout cela.
+Pendant longtemps Charlot eut, au lieu de chapeau, un bonnet
+blanc tout uni, et sans aucune dentelle, qui encadrait sa bonne
+figue ronde; Fifine cachait de son mieux sous cette coiffure peu
+flatteuse les boucles épaisses et rebelles qui étaient la plus
+grande beauté de son petit frère. Quant à elle, Petite mère
+portait dans ces occasions un bonnet de sa pauvre maman dans
+lequel elle aurait pu se loger tout entière. Ses cheveux étaient
+bien lissés, mais on ne les voyait guère et son petit visage fin
+se laissait à peine entrevoir sous l'ample garniture. Le père
+n'était pas sûr que les toilettes du dimanche fussent tout à fait
+irréprochables: il regardait tout cela d'un oeil un peu inquiet,
+mais il ne savait pas ce qui pouvait y manquer, et puis les
+enfants étaient couverts, c'était l'essentiel. On riait en voyant
+passer le trio: on appelait Charlot le poupard, Fifine la petite
+vieille, mais s'ils s'en apercevaient ils ne s'en offusquaient
+pas. Un jour pourtant Charlot fit acte d'indépendance et déclara
+qu'il sortirait avec ses cheveux, "comme les autres garçons." Le
+père le soutint et Petite mère dut céder, non sans souci car il
+faisait froid.
+
+-- Et pourquoi ne fais-tu pas comme lui, toi, Petite mère, au
+lieu de t'emmitoufler dans ce bonnet?
+
+-- La mère le mettait toujours pour sortir, répondit-elle.
+
+-- Est-ce que la mère était un petit rat comme toi? Tu pourrais
+te cacher tout entière dedans...
+
+Mais sortir le dimanche sans son bonnet eût semblé à la petite
+une inconvenance; elle garda donc ce costume qui faisait sourire
+les passants, mais qui, sans qu'elle s'en doutât, donnait à sa
+figure fine et pensive un charme tout particulier pour ceux qui
+parvenaient à la découvrir.
+
+On allait au cimetière et, lorsqu'on était riche, on portait une
+couronne à la croix de bois noir qui marquait la place étroite;
+d'autres fois c'était seulement un bouquet de pâquerettes cueilli
+par les enfants le long du chemin. A Charlot, ce pèlerinage ne
+disait pas grand'chose, car il n'avait pas connu sa mère, mais
+Petite mère, elle, se souvenait bien... Elle voyait la pâle
+figure, elle entendait la voix brisée qui lui donnait ce nom, le
+nom qui était toujours resté le sien. Elle devenait toute pensive
+et se demandait si ceux qui sont morts peuvent nous voir et si sa
+mère était contente d'elle. Et le soir elle embrassait Charlot
+avec plus de tendresse en pensant qu'il ne pouvait pas se
+souvenir de celle qui l'aimait si tendrement, et elle redisait sa
+prière, souvent oubliée:
+
+-- Mon Dieu, fais que je sois pour lui une bonne petite mère!
+
+Ainsi les semaines passaient et Petite mère avait atteint sa
+dixième année, au moment où nous la voyons, tenant Charlot par la
+main, sortir de la maison pour aller à la recherche du père.
+
+
+
+III.
+
+
+
+Le premier événement de leur voyage fut la rencontre de la
+boutique du boulanger. Les petits pains tout chauds
+s'amoncelaient déjà dans la vitrine; Charlot s'arrêta pour les
+dévorer des yeux. La bonne odeur du pain frais remplissait ses
+narines dilatées; si l'on pouvait réellement _manger des yeux_,
+plus d'une brioche y eût passé. -- Mais elles restaient bien en
+sûreté dans leurs corbeilles, et Petite mère tirait Charlot par
+le bras, mais en vain. Je crois bien qu'elle n'aurait pu réussir
+à l'éloigner si le boulanger ne se fût levé tout à coup derrière
+son comptoir en regardant Charlot. Celui-ci lui trouva un air
+terrible et s'enfuit juste au moment où le brave homme, touché de
+compassion pour cette mine affamée, allait lui donner, non une
+des brioches convoitées, mais un morceau de pain rassis qui eût
+été le bienvenu. En voyant sa bonne intention méconnue, le
+boulanger reprit sa place et ne fut point fâché d'avoir ainsi
+échappé à la tentation d'être trop généreux, car sa femme venait
+d'entrer dans la boutique et c'était une personne sage et
+prudente qui n'admettait pas qu'on donnât rien pour rien et ne se
+laissait jamais émouvoir comme lui par des yeux suppliants.
+
+Charlot n'osa regarder derrière lui que lorsqu'il eut tourné le
+coin de la rue. Personne ne les poursuivait. Rassuré, il reprit
+haleine et, encore ému du spectacle appétissant auquel il venait
+de s'arracher si brusquement, il répéta:
+
+-- Petite mère, j'ai faim...
+
+Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis
+vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la
+chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se
+contenta de répondre:
+
+-- Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger.
+
+Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il
+recommença à traîner les pieds.
+
+-- Où allons-nous? demanda-t-il.
+
+-- Tu sais bien que nous allons chercher le père.
+
+-- Oui, mais où est-il?
+
+-- Là où l'on bâtit la grande maison tu sais...
+
+-- Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin?
+
+-- Je ne sais pas.
+
+Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux
+pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites,
+toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons
+encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune
+en construction.
+
+-- Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il
+faut demander à quelqu'un.
+
+Mais à qui s'adresser? elle était si timide... Les passants ne la
+regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa
+manche -- il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un
+monsieur, -- mais la dame secoua la petite main mal assurée et
+passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne
+pas aux enfants." -- Petite mère ne comprit pas d'abord ce que
+cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en
+aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta
+pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris
+que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et
+ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit
+à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine.
+
+-- Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et
+dites à votre maman de vous mieux garder.
+
+-- Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné,
+et nous cherchons notre papa.
+
+Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier
+tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre
+sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main
+dans sa poche pour chercher son couteau.
+
+-- Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à
+condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des
+petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si
+loin du nid. Où demeurez-vous?
+
+Fifine nomma la rue.
+
+-- Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera
+rentré pendant que vous le cherchez.
+
+Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le
+pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon!
+
+Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore.
+Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour
+lui crier: Merci!
+
+Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt
+ils crurent le reprendre.
+
+Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une
+autre rue!... Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se
+faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète,
+mais ne se laissait pas aller à son découragement.
+
+-- C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde,
+Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte,
+n'est-ce pas?
+
+-- Je ne sais pas, répondait-il.
+
+Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse,
+puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une
+porte... mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée.
+Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin
+il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit
+en pleurant à côté de lui.
+
+Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se
+précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi:
+c'était la sortie de la classe du matin.
+
+Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient,
+se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux
+pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite
+main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se
+soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune
+d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé
+il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait
+raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui
+sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un
+peu écorchée par le gros soulier à clous.
+
+-- Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de
+l'école?
+
+Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se
+faire entendre.
+
+L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce
+enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne
+heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui
+était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que
+sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine
+voisine, et pansa la blessure.
+
+-- Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la
+regardait faire.
+
+Celle-ci nomma la rue.
+
+-- Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien
+loin; comment allez-vous retourner?
+
+-- Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds
+ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était
+encore plus fatigué qu'elle.
+
+-- Venez chez nous, dit la petite fille après un moment
+d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous?
+c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue.
+
+Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle
+amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait
+un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle
+était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos.
+Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée
+qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein
+midi.
+
+Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur
+une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des
+morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était
+petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait
+justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un
+plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux
+tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement
+recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de
+Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en
+avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de
+la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore
+les regarder sans y toucher?
+
+Pauvre Charlot!...
+
+-- C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu
+arrives juste à point.
+
+Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas.
+
+-- Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont
+perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour
+se reposer un moment, ils sont si fatigués!...
+
+Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas
+de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait
+tout autour de la table.
+
+-- Qui sont-ils? demanda la grand'mère.
+
+-- Des petits enfants, répondit Céline.
+
+-- Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses
+lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu?
+
+-- Ils étaient tout seuls à pleurer dans la rue, un méchant
+garçon de l'école a marché sur la main du pauvre petit. Vois-tu,
+grand'mère, il a les cheveux tout frisés comme notre petite
+Berthe.
+
+A ce souvenir le coeur de la bonne femme s'attendrit.
+
+-- Ils ont bien faim, continua Céline.
+
+La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle
+avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et
+les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais
+Céline n'hésitait pas.
+
+Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et
+mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà
+pour vous deux.
+
+Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère;
+c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en
+faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en
+avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses
+yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et
+très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive
+petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées
+pour une qu'elle s'administrait à elle-même.
+
+-- Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut
+fini. Comment t'appelles-tu?
+
+Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de
+l'approbation donnée à sa soeur.
+
+-- Elle s'appelle Petite mère, dit-il.
+
+-- Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline.
+
+-- Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en
+jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le
+nom qu'il aimait.
+
+-- Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la
+vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?...
+
+-- Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte
+on ne me l'a plus jamais dit.
+
+-- Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père,
+où est-il?
+
+-- Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son
+air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous
+sommes perdus.
+
+-- Et où alliez-vous le chercher?
+
+-- A la grande maison qu'on bâtit..... une grande maison sur le
+boulevard.
+
+-- Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une
+grande maison, une énorme maison... J'en bâtirai comme ça, moi,
+quand je serai grand...
+
+-- Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres
+petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison?
+
+-- Nous avions bien faim, dit Petite mère.
+
+-- Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer
+chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère
+aussi.
+
+-- Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand
+votre père n'y est pas?
+
+-- C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec
+fierté.
+
+-- Et qui prend soin d'elle? est-ce toi?
+
+-- Non, parce que je suis trop petit... mais quand je serai grand
+je lui donnerai une maison... magnifique.
+
+Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec
+une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire
+les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer
+lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait
+pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux
+splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se
+taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la
+force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son
+coeur.
+
+
+
+
+-- Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais
+le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine.
+
+-- J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres
+petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage
+que les omnibus soient si chers!
+
+En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son
+tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au
+samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma
+tristement.
+
+Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son
+travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts
+jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources
+bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite
+Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa
+grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que
+l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite
+fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on
+comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites.
+
+Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit
+réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses
+nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince
+qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait
+donné sept.
+
+C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de
+famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants
+s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et
+paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade
+et une bonne action.
+
+On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était
+chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter
+lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa
+promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les
+enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni
+causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère
+devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits
+bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta.
+
+-- Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le
+soulever...
+
+-- Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite
+mère, il serait moins lourd comme cela.
+
+-- Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si
+paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi
+si tu me donnes des coups de pied.
+
+Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à
+terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le
+petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât,
+mais Céline s'y opposa avec fermeté.
+
+-- Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher
+encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle.
+
+Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui
+avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las,
+mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher.
+Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle
+de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de
+celle-ci, en disant:
+
+-- Méchante!... Je ne te donnerai jamais rien quand je serai
+grand!...
+
+Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons
+horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les
+yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup:
+
+-- C'est ici!
+
+Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison.
+
+-- Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant
+sur le seuil de la loge.
+
+-- Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos
+et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef.
+
+L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui
+demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir,
+à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la
+chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère
+avait veillé une partie de la nuit.
+
+Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle
+allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle
+les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que
+sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable
+figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si
+agréables à rencontrer sur son chemin!
+
+La chambre était en ordre comme on l'avait laissée, mais elle
+était tout aussi dépourvue de quoi que ce fût qui pût se mettre
+sous la dent. Petite mère ouvrit le vieux panier avec un faible
+espoir que la bonne chance du matin se renouvellerait, mais il
+était cette fois absolument vide. Charlot, après avoir un peu
+gémi, s'endormit sur le lit sans avoir voulu se déshabiller. Sa
+soeur s'assit sur sa chaise et attendit.
+
+Oh! comme elle attendit longtemps!... Le jour décroissait
+lentement, puis il n'y eut plus qu'une lueur de crépuscule, puis
+la nuit devint tout à fait sombre. Dans le petit coin de ciel
+qu'on apercevait entre les toits et les cheminées Petite mère vit
+briller une étoile, puis une autre encore. Elle entendait
+l'horloge de la paroisse au travers d'une carreau cassé qui
+laissait mieux pénétrer les sons lointains. Petite mère n'avait
+jamais été à l'école et on ne lui avait jamais rien appris, mais
+-- elle n'aurait pu dire comment cela lui était venu -- elle
+savait compter jusqu'à dix, autant qu'elle avait de doigts à ses
+petites mains. Lorsque l'horloge eut sonné dix coups, elle
+comprit qu'il était inutile d'attendre encore. Il était trop
+tard, le père ne reviendrait plus. Charlot se remuait et se
+plaignait en dormant; elle se demanda comment elle ferait le
+lendemain pour lui donner à manger. Alors le coeur lui manqua...
+et elle se mit à pleurer sans bruit, comme pleurent ceux qui
+n'ont personne pour les consoler. Pendant qu'elle se désolait
+ainsi elle se souvint que sa mère lui avait dit une fois que
+lorsqu'elle serait malheureuse il fallait prier et que Dieu
+l'entendrait. Dans ce temps-là elle avait l'habitude de
+s'agenouiller chaque soir près du lit de la malade et de joindre
+ses petits mains dans les siennes en répétant une prière. Elle
+avait continué quelque temps à le faire, puis elle en avait perdu
+l'habitude et personne ne le lui avait rappelé. Pourtant les mots
+qu'elle avait eu coutume d'employer lui revinrent en mémoire et
+elle répéta comme autrefois:
+
+-- Mon Dieu, rends-moi bien sage, bénis papa et mon petit frère,
+guéris maman...
+
+Alors elle se souvint que sa mère n'avait plus besoin d'être
+guérie et elle s'arrêta court pour réfléchir, puis elle ajouta
+presque à haute voix et non plus comme on récite une formule,
+mais avec un accent suppliant:
+
+-- Donne-nous du pain et fais que papa revienne, oh! je t'en
+prie, bon Dieu, fais qu'il revienne!
+
+Alors elle se sentit moins désolée, elle se coucha près de
+Charlot, passa son bras autour de lui comme pour le protéger
+encore en dormant, et bientôt elle avait oublié tous ses
+chagrins.
+
+Le sommeil de Petite mère fut doux et profond. Il faisait jour
+lorsqu'elle se réveilla en sursaut.
+
+
+
+IV
+
+
+
+La pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille
+qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement
+extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la
+fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent
+les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la
+nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le
+matin, un des battants céda tout doucement comme sous une
+pression lente, puis encore un peu, et encore un peu... et,
+lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu
+sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse
+qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans
+le lit.
+
+Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme
+quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la
+chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit.
+Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au
+pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux
+petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés
+de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le
+lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se
+blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à
+faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la
+respiration égale des deux enfants.
+
+Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce
+contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en
+défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et
+moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la
+dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent
+donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux.
+
+Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et
+bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était
+retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne
+sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage
+de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et
+s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle.
+
+D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère,
+si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle
+avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui
+cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de
+plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se
+souleva pour mieux l'admirer.
+
+C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue
+magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait
+aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta
+contre elle.
+
+-- Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu
+entrer?
+
+La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il
+fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait
+sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée... L'enfant
+frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu
+tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était
+plus habile que ça.
+
+Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son
+attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac
+si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette
+préoccupation bien légitime.
+
+-- Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle.
+
+-- J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus
+lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!...
+
+-- Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective,
+non, Charlot, tu ne mourras pas de faim.
+
+-- Alors donne-moi à manger!...
+
+-- Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri.
+
+-- Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une
+terrible logique.
+
+-- Non, j'irai demander à quelqu'un... dans un moment...
+
+Cela lui coûtait tant!... et puis à qui demander?... Tous les
+voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour
+mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette
+maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux
+petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même:
+elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même
+quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son
+courage.
+
+Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il
+s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements
+désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de
+dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa
+longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère
+suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci
+s'y refusait, on frappa à la porte.
+
+-- Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir
+que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à
+sa propre porte.
+
+Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc.
+
+-- Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où
+il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui.
+
+Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes,
+s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse,
+qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la
+porte.
+
+Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se
+reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner
+attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux,
+au moins pour le pauvre Charlot.
+
+La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être
+écouté sa prière... mais il était trop tard!
+
+Charlot grognait de tout son pouvoir.
+
+-- Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.
+
+Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à
+la porte à côté.
+
+La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite
+table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une
+soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et
+paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa
+la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un
+tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit
+intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et
+un beau chat.
+
+Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la
+regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer
+son apparition.
+
+-- Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim...
+
+-- Charlot, mourir de faim!... Que veux-tu dire, petite?... Je te
+certifie qu'il ne manque de rien.
+
+Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait
+dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se
+mit à filer d'une air de parfait contentement.
+
+-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame...
+
+-- Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier
+soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la
+vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses
+yeux à demi-fermés.
+
+-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans
+chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure...
+c'est mon petite frère, madame...
+
+-- Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre,
+c'est de ton petit frère que tu parles!... Mais, Charlot, c'est
+mon chat... ne le sais-tu pas?...
+
+-- Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.
+
+Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère
+effrayée s'arrêta court.
+
+-- Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre
+Charlot.
+
+-- C'est lui, mon petit frère, qui a faim...
+
+-- Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui
+donnes-tu pas à manger?
+
+-- Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas...
+
+-- Ah! les pauvres enfants!...
+
+Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste
+de son café et s'étouffa horriblement.
+
+Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins
+de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son
+chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement
+la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se
+leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui
+contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de
+son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois
+par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le
+reposa à la même place, le regarda encore et finit par le
+remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle
+ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques
+hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux
+livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors,
+elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot,
+le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands
+coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta
+immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et
+cessa de crier pour la considérer attentivement.
+
+La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat
+avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient
+un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire
+dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais,
+bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de
+Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit
+sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:
+
+-- Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.
+
+A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore
+à sa soeur un regard irrité.
+
+-- Elle ne veut rien me donner, elle!... dit-il.
+
+La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne
+pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne _voulait_ rien
+donner au déraisonnable Charlot.
+
+-- Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa
+voix douce.
+
+-- Non!... cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!...
+
+-- Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.
+
+-- Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être
+propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte
+ouverte.
+
+Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa
+soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait.
+Petite mère se contenta de dire:
+
+-- Oh! Charlot!...
+
+Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand
+courage pour la supporter.
+
+La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent
+immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas
+aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de
+pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste
+viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit
+morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était
+excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.
+
+-- J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre
+avec défaveur.
+
+-- Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.
+
+-- Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot
+avec audace.
+
+-- S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle
+plus sévèrement.
+
+Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva
+rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la
+quatrième bouchée, il s'arrêta.
+
+-- N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.
+
+-- Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un
+air désolé.
+
+-- Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant
+un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux.
+Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?
+
+-- Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.
+
+-- Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous
+voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce
+nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle
+plus souvent Minet.
+
+-- J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.
+
+-- Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?
+
+-- Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais
+il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais,
+aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à
+nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne
+pas de coups de poing.
+
+-- Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui
+comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.
+
+-- Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un
+agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on
+est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en
+gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour
+ceux qui les soignent.
+
+Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon,
+et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au
+premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut
+pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de
+plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne
+mangeait jamais de pain sec.
+
+-- C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur
+la pendule qui ornait la cheminée.
+
+C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée
+que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable
+chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode
+des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près
+de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était
+bien en ordre, tout reluisait de propreté.
+
+Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse;
+ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison
+défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant
+avec tant de soin.
+
+Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger;
+elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant:
+
+-- Remercie la dame, Charlot.
+
+Mais lui n'avait point de semblables scrupules.
+
+-- Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses
+petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi
+tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste.
+
+-- Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il
+ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat.
+
+La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni
+s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère.
+
+Celui-ci trancha la difficulté.
+
+-- Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée.
+
+-- Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend
+pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit.
+
+-- Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne
+chez nous.
+
+Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi.
+
+Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à
+regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un,
+elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était
+au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de
+ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir
+de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se
+disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour
+l'aimer.
+
+Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger.
+
+
+
+V
+
+
+
+Madame Charles s'était établie dans son fauteuil et avait repris
+son tricot. Habituée comme elle l'était depuis des années à vivre
+avec un chat qui n'exigeait pas beaucoup de conversation, elle
+avait presque perdu l'habitude de parler. Aussi elle laissa la
+petit garçon s'amuser comme il pouvait. Lorsqu'il eut épuisé
+l'examen de la chambre et de tout ce qu'elle contenait Charlot se
+mit à contempler la vieille dame elle-même. De temps en temps ses
+lunettes glissaient sur le bout de son nez, le mouvement de ses
+aiguilles se ralentissait, puis s'arrêtait tout à fait, et sa
+tête tombait sur sa poitrine. Charlot la trouvait très drôle
+ainsi. Elle avait oublié que le petit garçon était dans la
+chambre, mais un miaulement aigu de son chat le lui rappela tout
+à coup. La bonne bête, accoutumée à des procédés tranquilles et
+bienveillants, ne connaissait pas la défiance; elle avait donc
+quitté sa place moelleuse sur l'édredon et, se trouvant assez
+reposée pour le moment, était venue lentement, en se frottant à
+chaque meuble, auprès du petit garçon qui la regardait venir avec
+une maligne joie. Minet se frotta aussi contre lui, comme pour
+lui dire qu'il venait avec de bonnes intentions et comptait sur
+sa bienveillance. Charlot commença par le caresser pour l'attirer
+plus sûrement, puis, l'ayant pris sur ses genoux, il se mit à le
+caresser à l'envers; puis, le tenant ferme, il lui fit subir,
+malgré sa résistance, une petite opération peu agréable en lui
+arrachant un des longs poils de sa moustache. Alors, voyant que
+l'on répondait par de si mauvais procédés à ses avances amicales;
+le chat fit un violent effort pour se dégager, mais il se sentit
+retenu par la queue et poussa ce miaulement formidable qui tira
+sa maîtresse de sa somnolence. Elle se leva en sursaut, le tricot
+tomba de ses mains, le peloton roula sous un meuble et la vieille
+dame cria d'une voix sévère:
+
+-- Qu'est-ce qu'on fait à mon chat?
+
+-- Il m'a griffé, répondit le petit garçon en montrant une goutte
+de sang qui perlait sur le revers de sa main.
+
+-- Tu lui as fait du mal, sans cela il ne t'aurait pas griffé; je
+connais mon chat, il ne fait jamais de mal à personne, à moins
+que ce ne soit pour se défendre, et alors il est dans son droit.
+Est-ce que tu crois que le bon Dieu a fait les chats pour que les
+méchants enfants les tourmentent?
+
+-- Je ne sais pas... répondit Charlot un peu ahuri du ton irrité
+de la vieille dame.
+
+-- Tu ne sais pas!... Eh bien, moi, je sais. Le bon Dieu punit
+ceux qui font du mal aux pauvres bêtes.
+
+-- Est-ce que c'est un méchant monsieur? demanda Charlot.
+
+La bonne dame lui fit répéter deux fois sa question, puis elle
+leva les mains au ciel...
+
+-- Est-ce possible? cria-t-elle, y a-t-il au monde un enfant qui
+puisse dire une chose pareille? Mais, malheureux, tu es pire
+qu'un païen!...
+
+Cette accusation aurait pu laisser Charlot assez indifférent,
+mais il comprenait bien au ton dont elle lui était adressée que,
+être pire qu'un païen, devait être une vilaine chose. Il resta
+immobile, l'air déconfit.
+
+Au fond il n'avait pas beaucoup de remords. S'il avait tiré la
+queue du chat, celui-ci l'avait griffé de la bonne manière: ils
+étaient quittes. Restait cette mystérieuse accusation d'être pire
+qu'un païen. L'enfant se la répétait, les yeux fixés sur Minet
+qui, réfugié près de sa maîtresse, faisait le gros dos et
+hérissait sa moustache endommagée. Il fallait d'abord le
+consoler, l'apaiser; on lui prodigua les caresses et les douces
+paroles jusqu'à ce qu'il fût de nouveau roulé en boule sur le lit
+et parût avoir tout oublié dans un paisible sommeil.
+
+Alors madame Charles se tourna vers le petit garçon.
+
+-- Ecoute, dit-elle en changeant son ton caressant contre un ton
+sévère, je n'aime pas les enfants qui font du mal aux animaux et
+qui ne connaissent pas le bon Dieu. Tu peux t'en aller.
+
+Charlot se dirigea sans répondre vers la porte.
+
+La vieille dame eut peut-être un remords de le renvoyer ainsi,
+car elle le rappela et, le tenant par la main, elle lui dit:
+
+-- Rappelle-toi ce que je te dis, Charlot: le bon Dieu te punira
+si tu fais encore du mal à mon chat.
+
+-- Mais il ne le saurait pas, dit le petit garçon qui pensait
+qu'il aurait un certain plaisir à tirer encore une fois la belle
+queue de ce chat trop aimé qui était cause qu'on le mettait à la
+porte.
+
+-- Comment?... Il ne le saurait pas... Il sait bien ce que tu as
+fait... Il t'a vu et il te verra encore si tu recommences.
+
+Charlot regarda tout autour de lui. Il n'y avait dans la chambre
+d'autre cachette que la grande armoire; madame Charles l'avait
+ouverte devant lui et il avait pu voir les étagères sur
+lesquelles étaient rangés, avec un peu de linge, des cartons, des
+sacs de papier, toutes les provisions de la bonne dame. Où donc
+quelqu'un pouvait-il être caché? Peut-être il y avait un trou
+dans le mur et on l'avait vu de la chambre à côté. Charlot pensa
+que dans leur chambre, à eux, il n'y avait pas de trou et que si
+jamais le chat y revenait, il pourrait lui tirer la queue tout à
+son aise, sans que personne le sût. Depuis ce moment il voua une
+haine mortelle à l'autre Charlot.
+
+Tout en faisant ces réflexions, il retourna auprès de sa soeur
+qui fut contente de le voir. Elle se trouvait si seule sans lui.
+
+-- Ecoute, lui demanda-t-il: sais-tu qui est le bon Dieu?
+
+-- Pas très-bien, répondit Petite mère, je sais seulement qu'il
+demeure très loin, tout là-haut, plus loin que les nuages, et
+portant il entend ce que nous disons, puisque notre maman m'a dit
+de lui demander tout ce que je voudrais avoir.
+
+-- Alors il nous voit ici?... dit Charlot, d'un air réfléchi.
+
+-- Peut-être...
+
+-- Est-ce qu'il y a un trou au plafond? demanda le petit garçon
+en levant les yeux.
+
+-- Oh! non, parce qu'alors quand il pleut la pluie tomberait dans
+la chambre.
+
+-- Je ne comprends pas... Mais, pense donc, Petite mère, il aime
+beaucoup mieux les chats que les enfants.
+
+-- Comment le sais-tu?
+
+-- La vieille dame a dit qu'il me punirait parce que j'avais tiré
+la queue de son chat; mais le chat m'a griffé, et au lieu de le
+punir on l'a caressé et on l'a mis sur le lit. Moi, on m'a
+chassé.
+
+Petite mère ne répondit rien, elle était perplexe.
+
+-- Maman disait qu'il est bien bon, dit-elle.
+
+-- Eh bien, moi, je ne le crois pas, répondit le petit garçon de
+son ton décidé. Il n'est pas bon, et si je le rencontre une fois
+je lui dirai que c'est mal d'aimer mieux les chats que les
+enfants; je n'irai plus chez la vieille dame, elle est méchante.
+
+-- Oh! Charlot, il ne faut pas être ingrat. Elle nous a donné de
+son pain.
+
+-- Oui, dit Charlot, mais pas de son lait... Elle en avait
+pourtant, et à présent, Petite mère, qui est-ce qui nous donnera
+à manger à midi?
+
+Petite mère n'en savait là-dessus pas plus que lui; elle baissa
+la tête tristement et ne répondit pas.
+
+-- Je veux manger à midi, moi!... ajouta le petit garçon irrité
+de ce silence peu rassurant; tu sais bien que tu dois prendre
+soin de moi, mais ça te fait plaisir de me laisser mourir de
+faim.
+
+-- Oh! Charlot, comment peux-tu me faire tant de peine!...
+
+Elle aurait pu dire: Et moi, est-ce que n'ai pas faim aussi?
+
+Mais cette pensée ne lui vint pas, pas plus qu'elle ne venait à
+Charlot. Ils avaient toute la naïveté, l'un de son égoïsme,
+l'autre de son oubli d'elle-même.
+
+C'était vraiment une triste situation que celle de ces pauvres
+petits: leur père ne revenait pas, personne dans le vaste monde
+ne semblait se soucier d'eux, et ils étaient si petits, si
+faibles pour être ainsi abandonnés!... Heureusement ils ne se
+rendaient pas compte de tout cela: l'absence de leur père les
+étonnait plus encore qu'elle ne les inquiétait. Ils se répétaient
+souvent: "Ce soir il reviendra."
+
+La journée passa lentement, il pleuvait... la prudente Petite
+mère ne voulut pas permettre à Charlot de sortir avec ses
+souliers percés; il ne trouva donc de meilleur moyen de passer le
+temps que de grogner beaucoup et de dormir un peu. Petite mère
+aurait bien voulu raccommoder ses vêtements et ceux de son frère,
+mais elle n'avait pas le plus petit bout de fil. Elle s'arrêta
+devant cet obstacle et après avoir essuyé trois fois la table
+boiteuse et le vieux bois de lit, elle se livra à son occupation
+favorite de regarder le ciel. Mais il était tout gris, d'un gris
+uniforme comme lorsqu'il doit pleuvoir longtemps; il n'en tombait
+pas le moindre rayon de soleil, et son petit coeur devenait de
+plus en plus lourd à mesure que ses yeux étaient attristés par ce
+spectacle.
+
+Tout à coup on frappa à la porte, puis on l'ouvrit doucement et
+la concierge apparut. Elle avait fini son ouvrage du matin et
+revêtu sa figure bienveillante de l'après-midi; son regard
+parcourut la chambre démeublée; elle se doutait bien qu'il n'y
+avait rien dans ce pauvre logis, mais elle eut le coeur serré en
+voyant que ce rien était aussi rien que possible.
+
+Petite mère la regardait sans parler; Charlot qui était étendu
+sur le lit, se souleva sur son coude et gémit: J'ai faim.
+
+-- Pauvres enfants! dit la bonne femme, venez avec moi à la loge:
+les petits vont bientôt rentrer de l'école et je vais leur
+tremper leur soupe. En attendant vous vous réchaufferez un peu.
+Ces pluies de printemps ça glace tout de même, surtout quand on
+ne bouge pas; allons, venez, n'ayez pas peur!...
+
+En entendant parler de soupe, Charlot s'était laissé glisser à
+bas du lit et il accompagna la brave dame sans se faire prier;
+Petite mère suivit plus timidement. Dans la loge elle s'assit
+tout près de la porte et regarda faire, tandis que Charlot
+obtenait une croûte de pain et se mettait à l'aise en donnant son
+opinion sur tout ce qu'il voyait. Bientôt un petit chat sortit de
+dessous le lit et vint tourner autour de Petite mère. Elle
+n'osait pas le caresser et se contentait de le regarder, mais le
+petit animal, plus confiant, grimpa lestement le long de sa robe,
+car il était encore trop jeune pour sauter, et se blottit sur ses
+genoux. Elle sourit de contentement et posa sa main sur lui pour
+l'empêcher de s'en aller. La familiarité de cette petit bête lui
+donnait le sentiment d'être moins étrangère.
+
+-- Ah! voilà un chat! s'écria Charlot en se retournant, donne-le-moi.
+
+-- Non, non... tu ne les aimes pas. Tu lui feras du mal comme à
+celui de la dame.
+
+-- Ah! pour ça non, dit la concierge, ou bien tu retourneras bien
+vite chez toi, mon bonhomme. On ne touche pas à mon petit chat
+quand on est méchant pour les bêtes. Est-ce que tu es donc un
+mauvais garçon?...
+
+-- J'ai tiré la queue au chat de la grosse dame, répondit Charlot
+d'un air sombre.
+
+-- Au gros Charlot!... Eh bien, tu as du toupet, mon gars. Si la
+grosse dame t'a bien grondé, tu n'as eu que ce que tu méritais.
+Puisque ces pauvres bêtes ont confiance en nous et viennent
+demeurer dans nos maisons, c'est très mal de les faire souffrir.
+
+-- Mais il m'a griffé, dit le petit garçon en regardant sa main.
+
+-- Il a bien fait. Que je t'attrape à tirer la queue au mien!...
+tu n'auras pas envie de recommencer. Je ne dis pas qu'on doive
+vivre pour une bête comme madame Charles pour son Charlot,
+mais... Tiens, la voilà justement... quand on parle du loup...
+
+La grosse dame du quatrième parut en effet sur le pas de la
+porte.
+
+-- Madame Perlet, dit-elle, vous n'avez pas une goutte de lait de
+trop, aujourd'hui? je vous la rendrai demain. J'ai eu un malheur,
+j'ai renversé mon pot à lait, c'est la première fois que ça
+m'arrive.
+
+-- Du lait de trop!... A quoi pensez-vous, madame
+Charles?...Demandez-moi plutôt si j'en ai eu assez. Il n'y en a
+plus qu'une goutte pour notre petit chat; vous savez qu'il ne
+prend que ça.
+
+-- Alors il faut en aller chercher chez la fruitière, et voyez,
+la rue est un vrai ruisseau et je n'ai que mes pantoufles... Que
+faire? Remonter mes quatre étages, c'est tuant pour moi qui n'ai
+pas de souffle.
+
+En entendant ces paroles, Petite mère s'était levée et se tenait
+timidement debout, le chat dans ses bras.
+
+-- Je pourrais y aller, dit-elle, voyant que son offre muette
+n'était pas comprise.
+
+-- Toi!... dit madame Charles en la regardant avec surprise, car
+elle ne l'avait pas aperçue dans l'ombre. Eh! c'est ma petite
+voisine, et ça c'est le gros Charlot, le méchant garçon qui tire
+la queue de mon chat. Ah! pour celui-là, il peut bien se dire
+qu'il ne remettra jamais le pied chez moi. Est-ce une conduite de
+tirer la queue de mon chat qui ne lui faisait aucun mal?... Le
+pauvre chéri, il ne peut pas s'en remettre; il se réveille en
+sursaut à tout moment et il miaule beaucoup plus que de coutume
+d'un ton si triste que ça fait pitié. Ca se comprend... une bête
+qui est habituée à être traitée avec tant d'égards... ça l'a
+blessé au coeur. Et dire que j'ai encore eu le malheur de
+renverser son lait. Pauvre petite bête! il lui en faut deux fois
+par jour, sans quoi il n'est pas content.
+
+Madame Perlet ne répondait pas: elle était occupée à activer le
+feu de son fourneau.
+
+-- Tu veux donc aller me chercher mon lait, mais tu ne me le
+renverseras pas, au moins, reprit madame Charles en se retournant
+vers la petite fille. Tiens voilà une tasse et voilà deux sous.
+C'est tout à côté.
+
+Charlot accompagna sa soeur hors de la loge; il était bien aise
+de se soustraire aux reproches de la maîtresse de son ennemi. Il
+sentait de plus en plus qu'il le détestait, ce gros chat si bien
+fourré, pour qui on allait chercher du lait frais tandis que lui,
+Charlot, n'en avait pas eu; aussi il resta sur la porte de la
+maison suivant Petite mère d'un regard sombre.
+
+Petite mère revint bientôt avec la tasse de lait dont elle
+n'avait pas répandu une goutte. Pendant son absence madame Perlet
+avait mis le temps à profit pour sa soupe qui se trouvait toute
+prête à être servie.
+
+Elle posa six couverts, bien près les uns des autres, car la
+table était petite.
+
+-- Combien êtes-vous donc aujourd'hui? demanda madame Charles.
+Est-ce que votre mari est déjà rentré?
+
+-- Non, il est allé chercher de l'ouvrage; il ne reviendra pas de
+sitôt, on le fait toujours attendre; mais ces deux pauvres petits
+vont manger la soupe avec les nôtres.
+
+-- Ah! c'est tant mieux pour eux. Si j'avais eu de la soupe, je
+leur en aurais donné, mais je ne pouvais pas leur donner le lait
+de mon chat...
+
+-- Cela aurait bien valu tout autant que de le renverser, dit la
+concierge en se relevant brusquement, sa casserole à la main.
+
+-- Aussi je lui en achète d'autre...
+
+-- Ecoutez, madame Charles, je ne vous comprends pas... les
+enfants sont des enfants, et les chats sont des chats...
+
+-- Je ne dis pas non, tout au contraire, mais j'aime mieux les
+chats.
+
+-- C'est bien ce que je vous reproche, riposta la concierge avec
+animation. Vous nourrissez votre chat comme on nourrirait un
+chrétien, au lieu de le laisser chercher sa vie sous les toits et
+dans les caves. Vous en faites un propre à rien... Ce n'est
+cependant pas pour dormir sur un duvet que le bon Dieu l'a créé.
+Et avec ça vous refusez une goutte de lait à ces pauvres petits
+abandonnés!... Ca n'est pas beau, madame Charles, aussi le bon
+Dieu vous a punie en vous faisant renverser votre lait.
+
+-- Ecoutez, madame Perlet, je ne vous ai pas demandé de me faire
+la morale, dit la grosse dame en colère. Je vous prie de me
+laisser agir comme je l'entends.
+
+Elle se détourna majestueusement et se trouva en face de Petite
+mère qui lui présentait la tasse pleine.
+
+-- Je suis sûre que tu en as versé la moitié, dit-elle aigrement
+en la prenant.
+
+-- Oh! non, madame, je vous assure...
+
+Madame Charles ne répondit rien, ne dit même pas merci, et en
+passant par la porte un peu étroite de la loge elle se heurta de
+telle manière que la moitié du lait de son chat tomba sur la
+première marche de l'escalier.
+
+
+
+VI
+
+
+
+Les enfants étaient autour de la table, les grands debout, les
+plus petits assis; Charlot et les petits garçons se regardaient
+d'un air moitié curieux, moitié hostile et semblaient surpris de
+se retrouver si rapprochés les uns des autres. A force de
+dévisager le nouveau venu, les plus jeunes laissaient leur soupe
+tomber de leur cuiller qu'ils mettaient de travers dans leur
+bouche. Personne ne parlait et le père qui se trouva tout à coup
+sur le pas de la porte s'arrêta tout étonné de voir tant de monde
+et de n'entendre que si peu de bruit.
+
+Il entra et alla poser dans un coin une grande enveloppe noire
+qu'il rapportait vide.
+
+-- Eh bien, dit-il alors, il n'y en avait que quatre ce matin, si
+je sais bien compter, et maintenant j'en vois six!
+
+-- Pourquoi reviens-tu si tôt? demanda la mère en le regardant
+d'un air inquiet.
+
+-- Quand il n'y a pas d'ouvrage à rapporter c'est vite fait. A
+qui sont ces petits?
+
+-- Au nouveau locataire du quatrième, celui qui n'est pas rentré
+depuis deux jours. Je leur fais manger un peu de notre soupe, il
+y en aura assez pour tous.
+
+-- Tu fais bien, dit le père en s'asseyant près de la commode,
+car il n'y avait plus de place autour de la table. En voilà une
+qui n'a pas mangé plus de soupe qu'il ne faut.
+
+Il regardait Petite mère dont la figure pâle et fine faisait
+contraste avec les mines rondes et joufflues de ses propres
+marmots.
+
+-- Comment t'appelles-tu? ajouta-t-il.
+
+On fit répéter trois fois la réponse. Ernest, l'aîné des enfants,
+déjà gamin, se mit à rire, mais le père lui imposa silence.
+
+-- C'est un nom qui lui fait honneur, dit-il. Personne ne s'en
+moquera devant moi. Allons, Petite mère, raconte-nous pourquoi on
+t'a appelée ainsi.
+
+Elle baissa la tête et n'osa rien répondre.
+
+-- Et toi, mon gros, le sais-tu? demanda le cordonnier à Charlot.
+
+-- C'est comme ça qu'elle s'appelle, dit celui-ci étonné qu'il
+fallût une explication d'une chose si simple.
+
+-- C'est une bonne petite fille, j'en suis sûr, reprit le père en
+tendant la main pour avoir son assiette un peu moins pleine que
+de coutume. Tant qu'il y aura de la soupe chez nous elle en aura
+sa part si elle a faim.
+
+Petite mère leva un regard reconnaissant sur le brave homme dont
+la voix cordiale lui réchauffait le coeur, mais elle ne put
+encore rien dire.
+
+-- Quand auras-tu de l'ouvrage? demanda la mère.
+
+-- On ne m'a rien promis. Ca ne va pas du tout, à ce qu'ils
+disent.
+
+-- Ont-ils au moins payé ce qu'ils te devaient?
+
+-- Ce n'était pas lourd. Tu sais que j'avais eu une avance la
+semaine dernière.
+
+-- C'est vrai... Combien nous reste-t-il?
+
+-- Voilà... dit le père en déposant sur la commode quelques
+pièces de monnaie.
+
+-- Ca!... dit la femme, mais ce n'est rien...
+
+-- Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien, et
+puis nous allons avoir notre trimestre, le propriétaire ne l'a
+pas encore payé. Vois-tu, femme, il ne faut pas se plaindre. Il y
+en a tant d'autres plus malheureux que nous.
+
+Nous avons un logement gratis pour nous et la marmaille et c'est
+beaucoup, nous n'avons pas besoin de nous tourmenter pour le 8
+juillet. J'en connais qui n'en dorment pas à l'heure qu'il est.
+Et puis je retrouverai de l'ouvrage. Ce serait bien malheureux,
+si l'on n'en pouvait avoir quand on ne demande que ça!...
+
+A ce moment l'ombre s'accrut dans la loge, un monsieur était
+débout sur le seuil, le chapeau sur la tête.
+
+-- Bonjour, dit-il brusquement.
+
+Le cordonnier se leva. Les enfants considéraient cette apparition
+avec une sorte d'effroi; le plus petit se réfugia près de sa
+mère, un autre se glissa sous la table. Petite mère et Charlot
+partageaient la consternation générale.
+
+-- C'est à vous, ce tas d'enfants?...
+
+-- Il y en a deux à un de mes locataires, monsieur.
+
+-- Pourquoi ne restent-ils pas chez eux? Une loge n'est pas une
+salle d'asile.
+
+-- Ils vont remonter, s'empressa de répondre madame Perlet.
+
+-- Les quatre autres sont à vous?...
+
+-- Oui, monsieur, dit la mère, qui était plus fière de son
+quatuor qu'elle ne l'eût été d'un royaume; ils sont tous à moi,
+et, avec votre permission, nous en aurons encore un en automne.
+
+-- Les concierges ne doivent pas avoir tant d'enfants; c'est très
+incommode dans une maison.
+
+-- Mais, monsieur, ils vont tous à l'école, répondit la pauvre
+mère très désappointée de cette manière de considérer sa
+richesse, même notre petit dernier, qui n'a que trois ans et
+demi.
+
+-- Et celui qui viendra en automne, est-ce qu'il ira aussi à
+l'école? demanda le visiteur d'un ton rude. Puis, s'adressant au
+père, cette fois:
+
+-- Vous êtes cordonnier?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- C'est un métier trop sale pour un concierge.
+
+-- Je travaille dans la petite pièce de derrière.
+
+-- L'odeur du cuir pénètre partout. Je n'entends pas avoir un
+cordonnier dans ma loge. Vous quitterez la maison le 1er du mois
+prochain.
+
+Madame Perlet, en entendant ces paroles, s'assit sur la chaise
+que le plus petit venait de quitter, car ses jambes tremblantes
+ne la soutenaient plus; mais sons mari resta très calme et
+répondit d'un ton ferme et doux:
+
+-- Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que nous sommes depuis
+douze ans dans cette maison et que l'ancien propriétaire avait
+une entière confiance en nous.
+
+-- L'ancien propriétaire était libre de faire ce qui lui
+plaisait; moi, j'entends que ma maison prenne une toute autre
+tournure. J'ai des concierges comme il faut et sans enfants à
+mettre à votre place. Je vous donnerai un dédommagement; mais il
+faut que la loge soit vide dans quinze jours. Allons, c'est
+entendu; mettez-vous, dès demain, à la recherche d'un logement ou
+d'une autre loge où l'on aime l'odeur de cuir et les marmots.
+Bonsoir!
+
+Et le nouveau propriétaire s'éloigna. Longtemps, le bruit de son
+pas retentit dans le silence, car personne ne bougeait, personne
+ne parlait. Les enfants même semblaient frappés de stupeur.
+
+Madame Perlet parla la première.
+
+-- Tout vient à la fois, dit-elle. Je ne m'attendais pas à
+quitter cette maison où tous nos enfants sont nés, où tout le
+monde nous connaît, où j'ai tant de fois lavé et balayé chaque
+marche et chaque carreau. Ca me brisera le coeur, pour sûr.
+
+-- C'est dur, dit le cordonnier; mais il y en a de plus
+malheureux que nous. Nous trouverons une autre loge et, qui sait?
+peut-être meilleure. Nous sommes connus dans le quartier...
+
+-- Ce ne sera pas facile...
+
+-- Allons, ne perdons pas courage. On nous renvoie parce que nous
+avons trop d'enfants: tu ne voudrais pourtant pas en avoir moins,
+la mère?...
+
+-- Si c'est pour les voir mourir de faim...
+
+-- Voyons, voyons!... il ne s'agit pas encore de mourir de faim.
+Nous avons des bras, des jambes, du courage, et le bon Dieu
+n'abandonne pas ceux qui s'aident eux-mêmes.
+
+-- Je ne sais pas, répliqua la pauvre femme d'un ton lugubre. Il
+me semble qu'il nous abandonne bien au jour d'aujourd'hui.
+
+-- Papa! cria Ernest, qui commençait à se remettre de sa
+consternation, je n'irai plus à l'école, je travaillerai avec
+toi...
+
+-- Nous verrons, mon garçon. Tu iras, en tout cas, encore jusqu'à
+la fin de l'année, et tu tâcheras d'en bien profiter.
+
+-- Et moi?... dit le troisième, en sortant de dessous la table.
+
+-- Oh! toi, tu vas commencer par ne plus te cacher sous les
+tables; après, nous verrons...
+
+-- Si, au moins, il y avait de l'ouvrage!... reprit madame Perlet
+un peu consolée par le calme de son mari.
+
+-- Il y en aura... il y en aura... Allons! ne te tourmente pas,
+ma brave femme. Tu es une vaillante, toi, et tu trouveras
+toujours quelque chose à faire.
+
+On avait un peu oublié Petite mère et Charlot, qui regardaient et
+écoutaient sans mot dire.
+
+-- Oh! ces pauvres enfants, s'écria la brave femme, se les
+rappelant tout à coup, ils sont encore bien plus à plaindre que
+les nôtres. Allez, mes petits, allez vous coucher pendant qu'il y
+a encore un peu de jour.
+
+Petite mère se leva; mais elle ne pouvait partir ainsi sans un
+mot de reconnaissance. Elle s'approcha de la concierge et lui dit:
+Merci! mais, si bas, que celle-ci ne comprit pas et lui demanda
+ce qu'elle voulait encore. Tout intimidée de cette méprise, la
+pauvre petite rougit et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors
+Charlot prit la parole:
+
+-- Elle vous dit: Merci! mais elle n'ose pas parler haut. Moi,
+j'ose... Quand je serai grand, c'est moi qui dirai tout.
+
+"Quand je serai grand!" c'était le mot favori de Charlot.
+Lorsqu'il fut couché et Petite mère assise tout près de lui, la
+tête appuyée contre le lit, -- car elle ne voulait pas se coucher
+elle-même sans être sûre que le père ne rentrerait pas ce
+soir-là, -- il entama la conversation:
+
+-- Ecoute... dit-il.
+
+-- Quoi, mon chéri?
+
+-- Elle est bien bête, madame Perlet.
+
+-- Pourquoi donc? demanda la petite fille étonnée de ce jugement
+sévère.
+
+-- Moi, si j'étais elle, je serais bien content de m'en aller de
+cette petite loge, où l'on ne voit pas clair. Je me mettrais dans
+une belle grande maison, et alors on ne se cognerait pas les uns
+contre les autres, comme chez eux. Est-ce que ce n'est pas vrai
+qu'il seraient bien mieux dans une grande maison?
+
+-- Peut-être. Mais ils n'en ont pas.
+
+-- Ils n'ont qu'à en bâtir une. Moi, je t'en ferai une, tu sais?
+quand je serai grand.
+
+-- Oui, je sais; mais c'est que, vois-tu, pour bâtir une maison,
+il faut de l'argent, beaucoup d'argent.
+
+-- Où est-ce qu'on trouve l'argent? demanda Charlot après un
+moment de réflexion.
+
+-- Je ne sais pas... On le gagne, tu sais? Papa en rapporte
+toutes les semaines; il en a quelquefois beaucoup.
+
+-- Combien est-ce qu'il gagne pour sa semaine?
+
+-- Je crois qu'il a dit vingt francs... Mais il faut payer son
+déjeuner, tu sais? alors, il ne peut pas tout rapporter.
+
+-- Vingt francs, répéta Charlot, c'est beaucoup. Crois-tu qu'avec
+vingt francs on pourrait bâtir une belle maison?
+
+-- Je ne sais pas... Ce ne serait peut-être pas assez.
+
+Charlot soupira.
+
+-- Mais, moi, reprit-il, quand je serai grand, je veux gagner
+beaucoup. Où est-ce que papa trouve l'argent? Crois-tu que c'est
+dans la terre?...
+
+Petite Mère secoua la tête; elle n'avait pas d'idée bien nette
+là-dessus.
+
+-- Ou derrière les grosses pierres qu'on apporte pour faire la
+maison?...
+
+-- Je crois que c'est un monsieur qui le lui donne...
+
+-- Alors, si c'est un monsieur qui le donne, quand je serai
+grand, je lui dirai: Donnez-m'en beaucoup; et, s'il ne veut pas,
+je lui donnerai des coups...
+
+-- Oh! Charlot, ce ne serait pas bien...
+
+-- J'aime à donner des coups, moi.
+
+Et, allongeant son pied hors du lit, Charlot montra qu'il avait
+bien réellement cet aimable goût, en appliquant à sa soeur un
+soufflet d'un nouveau genre.
+
+-- Oh! Charlot, c'est vilain!... cria-t-elle en se reculant et en
+essuyant sa joue.
+
+-- Eh bien, alors, dis que le monsieur me donnera beaucoup
+d'argent!...
+
+-- Comment puis-je le savoir?
+
+-- Dis-le... Je le veux!...
+
+-- Que tu es déraisonnable, Charlot!
+
+-- Et toi tu est méchante. Tu ne veux pas dire ce que je veux.
+
+C'était souvent ainsi que finissaient les conversations de
+Charlot avec sa soeur. Petite Mère était trop raisonnable pour
+accepter toutes les idées un peu extravagantes du petit homme, et
+trop sincère pour en faire semblant; lui ne pouvait supporter la
+contradiction. Heureusement, il s'endormit bientôt.
+
+Alors Petite mère se mit à rêver, car elle aussi avait ses rêves;
+mais ils étaient moins ambitieux que ceux de Charlot. Ceux qui
+revenaient le plus souvent étaient des souvenirs, et non des
+châteaux en Espagne: elle se revoyait auprès de sa mère malade;
+elle entendait encore sa douce voix; elle sentait sa main
+s'appuyer sur sa tête. Alors, elle tâchait de se rappeler tout ce
+que cette mère tendre et chérie lui avait dit, et la pensée que
+Charlot lui avait été confié par elle venait ranimer et
+réchauffer son dévouement à son petit tyran. Elle posa sa petite
+main protectrice sur l'enfant endormi; puis, lorsqu'elle fut bien
+sûre que le père ne reviendrait pas, elle se coucha près de lui
+et tomba dans un profond sommeil.
+
+
+
+VII
+
+
+
+Le lendemain il faisait un temps magnifique, l'air était pur, les
+rayons du soleil avaient une douce chaleur, le ciel était d'un
+bleu lumineux; sur les toits, dans les arbres au feuillage encore
+si frais, même dans les cages qui leur servaient de prison, une
+multitude d'oiseaux chantaient gaîment. Petite mère, tout
+heureuse, réveilla Charlot en lui disant:
+
+-- Lève-toi, nous irons chercher le père aujourd'hui.
+
+Mais l'humeur de Charlot n'était nullement au beau comme le
+temps. Il grogna en s'éveillant, il grogna en se levant, il
+grogna... -- j'allais dire en déjeunant, -- mais, pauvre petit!
+l'absence de ce repas excusait peut-être sa mauvaise humeur.
+Vainement Petite mère lui rappela qu'ils avaient eu une bonne
+soupe la veille; Charlot pensait que ce souvenir ne pouvait
+remplacer le lait du matin, ou tout au moins un morceau de pain;
+peut-être, les enfants qui liront cette histoire seront-ils de
+son avis.
+
+Lorsque les deux petits passèrent devant la loge, la concierge y
+était; Petite mère posa la clef sur la commode en disant: Voilà
+notre clef, madame.
+
+-- C'est bien, répondit-elle sans même les regarder.
+
+Hélas! elle avait devant elle tout l'ouvrage de la journée, et
+puis les soucis étouffaient dans son coeur la pitié. Charlot
+avait espéré un morceau de pain, mais il vit bien qu'il ne
+fallait rien attendre.
+
+Ce jour-là Petite mère prit le chemin opposé à celui qu'ils
+avaient suivi la première fois: sans avoir aucun plan arrêté elle
+monta la rue au lieu de la descendre. A mesure qu'ils avançaient,
+le nombre des boutiques de boulanger et d'épicier allait en
+diminuant, et par conséquent les tentations de Charlot aussi; à
+la dernière il s'arrêta pour contempler les petits pains frais.
+Dans l'intérieur de la boutique on voyait les deux petits garçons
+du boulanger, leur sac au dos, qui tendaient la main pour avoir
+chacun un gâteau sortant du four.
+
+-- Vous reviendrez tout droit à midi pour déjeuner, leur cria
+leur mère. Ne vous faites pas attendre.
+
+-- Quels heureux enfants! se dit Charlot. Absorbé par la
+contemplation de leurs gâteaux, dans lequel ils mordaient à
+belles dents, il ne se dérangea pas pour leur laisser le passage
+libre, et le plus grand le poussa un peu rudement en lui disant:
+
+-- Ote-toi donc du chemin!
+
+-- Peut-être qu'il a faim, dit le plus petit en se retournant.
+
+-- Bah! on vient de déjeuner, répondit son frère en mettant dans
+sa bouche le dernier morceau.
+
+Et ils s'éloignèrent, laissant les pauvres petits sur le trottoir
+devant la boutique fermée.
+
+Une dame passa, elle venait de faire son marché et de son panier
+sortaient des herbes et des fruits. Elle se heurta à Charlot et
+cela la mit de mauvaise humeur.
+
+-- Que faites-vous là, petits? dit-elle d'une voix un peu rude,
+allez donc à l'école au lieu d'encombrer la rue.
+
+Petite mère aurait volontiers pleuré de toutes ces rebuffades,
+mais elle était accoutumée à retenir ses larmes. Charlot, lui,
+était en colère et il montra son petit poing fermé à la dame au
+panier, par derrière, il est vrai, en sorte qu'elle ne s'en douta
+pas.
+
+-- Allons-nous-en d'ici, dit Petite mère.
+
+Et ils recommencèrent à marcher.
+
+Tout au bout de la rue ils rencontrèrent une marchande d'oranges
+avec sa charrette. Charlot s'arrêta en contemplation devant les
+beaux fruits d'or; la vieille marchande prit une orange de rebut
+qu'elle lui donna. Tout joyeux de cette générosité les enfants
+allèrent s'asseoir sur les marches d'une porte et entamèrent ce
+repas inattendu. Certes, un petit pain chaud, ou même un morceau
+de main rassi, eût bien mieux fait leur affaire, mais une orange
+était préférable à rien.
+
+-- Je n'en ai jamais mangé, dit Charlot, les yeux fixés sur les
+mains de sa soeur qui enlevaient l'écorce qu'elle avait entamée
+avec ses dents, et toi, Petite mère?
+
+-- J'en ai mangé une fois, mais ne je ne me rappelle pas le goût.
+Maman en avait quelquefois quand elle était malade.
+
+-- Ca sera bon, dit le petit homme qui se régalait en
+imagination.
+
+Il eut le premier quartier; l'orange était un peu amère et lui
+fit faire une vilaine grimace.
+
+-- Je croyais que c'était meilleur que ça, dit-il d'un air
+désappointé. -- Mais c'était au moins quelque chose dans son
+estomac creux, et le second morceau lui parut meilleur. Ce frugal
+déjeuner fut bien vite achevé.
+
+-- Il n'y en a déjà plus? dit Charlot qui ne s'était pas aperçu
+que sa soeur lui donnait la part du lion. Donne-moi ça, je veux
+le manger.
+
+-- L'écorce... oh! non, ce n'est pas bon, tu verras comme c'est
+amer.
+
+Mais Charlot n'écoutait rien que son appétit. Il arracha l'écorce
+de la main de sa soeur et en mit dans sa bouche un grand morceau
+qu'il rejeta bien vite. Pourtant Petite mère serra le reste dans
+sa poche, car, toujours prévoyante, elle pensa qu'elle pourrait
+en tirer parti.
+
+Un peu restaurés ils reprirent leur voyage.
+
+Les maisons devenaient plus rares, de longs murs les séparaient
+les unes des autres. Qu'y avait-il au delà? Les enfants auraient
+bien voulu le savoir, mais ils ne voyaient rien. Pourtant ils
+arrivèrent à un endroit où le mur était plus bas et Charlot pria
+sa soeur de le soulever pour qu'il pût regarder.
+
+-- Oh! comme c'est joli, s'écria-t-il. Il y a un grand jardin et
+une quantité de petites plantes vertes tout en ligne, et des
+choses en verre qui brillent, et des fleurs, des masses de fleurs
+dans un coin. Si tu voyais comme c'est beau. Tiens-moi toujours,
+Petite mère, je veux encore regarder!
+
+Mais Petite mère, en dépit d'un effort héroïque, ne pouvait le
+tenir plus longtemps. Elle laissa retomber le gros garçon qui se
+retourna vers elle avec colère.
+
+-- Tu pourrais bien me laisser regarder encore, méchante! cria-t-il.
+
+-- Mes bras me font mal, répondit la pauvre petite. Tu es lourd,
+Charlot.
+
+Ils continuèrent à marcher; la bonne humeur du petit garçon était
+partie; il traînait les pieds, il se plaignait du soleil, des
+cailloux, il était vraiment insupportable; mais la patience de
+Petite mère ne s'épuisait pas facilement.
+
+Ils passèrent le chemin de fer de ceinture et les fortifications
+sans rencontrer aucune maison en construction; puis ils virent
+s'étendre devant eux la vraie campagne, des champs labourés, des
+prés, des haies. Ils oublièrent le but de leur expédition et
+Charlot reprit courage.
+
+-- Je voudrais aller là-bas, dit-il en montrant les bois qui
+couronnaient le côteau au-dessus des pentes cultivées.
+
+-- C'est bien loin, dit la petite qui mesurait mieux la distance.
+
+-- Je veux y aller, répéta le petit volontaire.
+
+Ils recommencèrent à marcher, non plus cette fois pour chercher
+leur père, mais pour voir du pays. Bientôt ils quittèrent la
+route et entrèrent dans un sentier qui longeait les prés et les
+carrés de terre labourée, jardins potagers en plein vent où les
+légumes commençaient à pousser en abondance. Charlot marchait de
+son mieux et vraiment ses petites jambes faisaient merveille
+soutenues qu'elles étaient par sa volonté d'arriver aux bois;
+mais elles finirent pourtant par refuser leur service. Il s'assit
+sur le bord du chemin en pleurant de fatigue et de faim.
+
+Que faire? Oh! s'il avait été un petit chevreau et qu'il eût pu
+manger l'herbe tendre!... Dans la campagne un animal trouve
+toujours sa pâture, mais il n'en est pas de même d'un enfant.
+
+Petite mère commençait à être bien inquiète. Pourquoi s'était-elle
+laissé entraîner si loin? Ils étaient en plein midi et le
+soleil de mai tombait d'aplomb sur leurs têtes nues.
+
+Comme elle allait peut-être commencer à pleurer aussi -- et cela
+lui arrivait rarement, car Petite mère, comme tous ceux qui n'ont
+personne pour essuyer leurs larmes, pleurait peu, -- elle
+entendit un bruit singulier se répéter en se rapprochant.
+L'enfant se rappelait qu'elle l'avait déjà entendu, mais où?
+Tandis qu'elle rassemblait ses souvenirs, une petite tête fine,
+ornée de deux cornes noires, parut au détour du sentier, puis une
+chèvre tout entière, brune et blanche suivie d'une jeune fille
+qui portait un panier sur la tête. Elles arrivèrent bientôt
+devant les deux enfants. Charlot avait cessé de pleurer pour
+regarder la jolie bête, mais les larmes coulaient encore sur ses
+joues et il avait l'air bien désolé.
+
+La maîtresse de la chèvre s'arrêta devant cette petite figure
+bouleversée; la jolie bête s'arrêta aussi et les enfants virent
+alors qu'elle était tenue par une corde mince et assez longue
+pour lui laisser une certaine liberté.
+
+-- Qu'est-ce qu'il a, ce pauvre petit? demanda la jeune paysanne
+à Petite mère.
+
+-- Il est bien fatigué, madame.
+
+-- Et j'ai faim!... ajouta Charlot qui trouvait ce mal au moins
+aussi cruel que l'autre.
+
+-- D'où venez-vous?
+
+-- De là-bas...
+
+Et Petite mère montrait à l'horizon l'immense amas de maisons
+enveloppé de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux.
+
+-- De Paris!... mais c'est un long chemin pour de petits enfants
+comme vous.
+
+-- Ah! oui, bien long, mais nous voulions aller dans les bois.
+
+-- Et pour quoi faire?
+
+Vraiment ils ne le savaient pas et ne purent répondre.
+
+-- Il faut retourner chez vous; votre maman sera inquiète.
+
+-- Notre maman est morte et notre papa... nous ne savons pas où
+il est.
+
+-- Oh! les pauvres petits!... Eh bien, venez avec moi, je vous
+donnerai du lait.
+
+Du lait, le rêve de Charlot!... Il essaya de se lever et de
+marcher, mais ses pauvres petites jambes étaient trop lasses, il
+fut forcé de se rasseoir.
+
+-- Est-ce bien loin? demanda Petite mère.
+
+-- Non, c'est là tout près, la maison dont vous voyez le toit
+dans les arbres. Allons, si tu peux me porter mon panier, petite,
+moi je prendrai ce gros garçon.
+
+Si Petite mère n'avait pas beaucoup de force elle avait en
+revanche beaucoup de courage. Elle prit le panier presque aussi
+grand qu'elle, mais pas aussi lourd qu'il était grand, et suivit
+la jeune fille qui avait pris Charlot à califourchon. Il fallait
+monter une côte et Charlot était, au rebours du panier, plus
+lourd encore qu'il n'était gros; aussi les deux pauvres petites
+haletantes, ne pouvaient guère parler.
+
+Charlot, lui, goûtait fort cette façon d'aller, et se sentait
+très disposé à faire un bout de conversation.
+
+-- Est-ce qu'il est méchant? demanda-t-il à sa monture.
+
+-- Qui? dit la jeune paysanne en s'arrêtant pour reprendre
+haleine.
+
+-- Votre chien...
+
+-- Je n'ai pas de chien.
+
+-- Mais, continua Charlot très-étonné, en montrant la chèvre qui
+tirait sa corde pour brouter une branche de genêt, est-ce que ce
+chien n'est pas à vous?
+
+-- Ce n'est pas un chien, dit Petite mère, c'est un mouton. N'as-tu
+pas entendu comme il bêle?
+
+La jeune fille s'arrêta, cette fois pour rire aux éclats.
+
+-- Mais d'où venez-vous donc, vous deux? Vous ne me ferez pas
+croire que vous n'avez jamais vu une chèvre...
+
+-- C'est une chèvre? demanda Petite mère.
+
+-- Certainement que c'est une chèvre. Oser dire que ma chevrette
+est un chien ou un mouton!... avec ses jolies cornes et sa tête
+fine!... Est-ce qu'on ne voit donc jamais de chèvre à Paris?
+
+-- J'en ai vu une fois, mais j'ai cru que c'étaient des moutons à
+cornes, répondit Petite mère un peu honteuse de son ignorance.
+
+Quant à Charlot, il n'était pas honteux, mais il était choqué, en
+conséquence de quoi il desserra ses bras qui étaient noués autour
+du cou de sa porteuse, et se rejeta en arrière, pesant beaucoup
+plus lourd et menaçant de tomber à chaque secousse que la chèvre,
+dans ses mouvements capricieux, imprimait au bras de la jeune
+paysanne autour duquel était passée la corde.
+
+-- C'est un chien, répéta-t-il d'un ton péremptoire.
+
+La chèvre prit cette affirmation en mauvaise part, car elle y
+répondit par un bêlement énergique, et une secousse de la corde
+si violente, que Charlot en perdit l'équilibre et se raccrocha
+vivement au cou de la jeune fille. Celle-ci, à moitié étranglée
+par cette étreinte et par les rires qu'elle ne pouvait réprimer,
+le laissa glisser jusqu'à terre. Petite mère s'arrêta et posa son
+panier.
+
+Voyez-vous ce groupe? la jeune fille riant aux éclats, Charlot
+assis par terre l'air offensé et déconfit, Petite mère, sérieuse,
+les regardant tous deux sans comprendre la cause de cette scène,
+et la bête broutant activement et bêlant de temps à autre pour
+affirmer cette qualité de chèvre qui lui était contestée.
+
+Quand elle eut assez ri, la jeune fille voulut reprendre Charlot
+pour continuer leur chemin. Il aurait bien aimé faire le fier et
+refuser, mais il était si las!... Il reprit donc sa place et, une
+minute après il dormait sur l'épaule qui lui servait d'oreiller.
+
+La maison était petite, toute cachée sous les arbres. Devant la
+porte s'ébattaient quelques poules, un chat dormait en plein
+soleil contre le mur; il entr'ouvrit les yeux pour voir qui
+arrivait, mais ne jugea pas à propos de se déranger comme la gent
+emplumée qui s'était enfuie avec mille démonstrations de terreur.
+Dans la cuisine une femme âgée tricotait dans un coin; elle ne se
+retourna pas. La jeune fille posa à terre son lourd fardeau sans
+troubler son sommeil, puis elle attacha la corde de sa chèvre à
+un gros clou planté au mur extérieur, et, s'approchant de la
+vieille femme:
+
+-- Grand'mère, cria-t-elle d'une voix forte et aiguë, je vous
+amène des visites.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? grommela la vieille dame d'une voix peu
+encourageante.
+
+-- Des visites de Paris... des enfants qui se sont perdus...
+
+La pauvre sourde se retourna et aperçut la petite créature qui se
+tenait debout, à moitié cachée par son grand panier et le paquet
+qu'on venait de poser dans un coin.
+
+-- Qu'est-ce que c'est donc que ça? répéta-t-elle d'une voix plus
+dure. Elle n'aimait pas les intrus, et d'ailleurs elle ne pouvait
+modérer le son de sa voix.
+
+-- C'est une brave petite fille, j'en réponds, car elle a porté
+une charge plus lourde qu'elle. Quant à l'autre nous ne dirons
+pas qu'il ne pèse rien, les bras m'en font mal, ajouta la jeune
+fille en les étirant. Pourtant le pauvre petit a l'estomac creux,
+paraît-il. Depuis quand n'avez-vous pas mangé?
+
+-- Nous avons eu une orange ce matin, répondit Petite mère en
+regardant d'un air inquiet la vieille paysanne rechignée.
+
+-- Une orange, en voilà un déjeuner!... Grand'mère, ils ont
+déjeuné avec une orange!...
+
+-- C'est bien la manière de faire de Paris, dit la grand'mère
+qui, par miracle, avait entendu et qui jugeait très-sévèrement la
+grande ville. Au lieu de donner du bon lait à des enfants, on
+leur donne des oranges... des fruits qui ne croissent pas chez
+nous, encore!... Aussi quelle mine a-t-elle, cette petite!... une
+figure grosse comme le poing et pâle, si ça ne fait pas pitié!...
+Il faut faire attention, c'est voleur, ces enfants de Paris!...
+
+Cette dernière phrase avait été prononcée pour les seules
+oreilles de sa petite-fille, du moins la bonne dame le croyait,
+mais d'une voix encore tout à fait assez haute pour que Petite
+mère l'entendît.
+
+-- Allons, grand'mère, vous ne pensez pas à ce que vous dites,
+dit la jeune fille qui avait vu du coin de l'oeil la pauvre
+petite devenir écarlate. Je vais donner à ces pauvres enfants une
+tasse de lait de ma chèvre, ça leur fera plus de bien qu'une
+orange, et peut-être ce petit entêté croira que ce n'est pas du
+lait de chien.
+
+Elle riait pour distraire l'enfant... puis elle sortit, laissant
+Petite mère seule avec la redoutable vieille.
+
+-- Approche, lui dit celle-ci.
+
+Petite mère obéit lentement.
+
+-- Que viens-tu faire ici?
+
+Que pouvait-elle répondre? Elle était vraiment tentée de se
+croire coupable, mais de quoi?
+
+-- Que viens-tu faire ici? Répéta la sourde, rien de bon, j'en
+réponds.
+
+Cette voix formidable réveilla Charlot qui se mit sur son séant
+et regarda tout autour de la chambre avec un profond étonnement.
+Petite mère courut auprès de lui comme s'il eût pu être pour elle
+un protecteur.
+
+-- Oh! Charlot, dit-elle, allons-nous-en! Elle est si fâchée...
+je ne sais pas pourquoi. Mais Charlot était moins timide que sa
+soeur. Il se leva et, s'approchant de la dame, il la regarda bien
+en face comme s'il eût voulu pouvoir la reconnaître où qu'il la
+rencontrât, puis il lui dit tranquillement:
+
+-- Tu es donc bien méchante, toi?...
+
+Elle ne le comprit pas, mais elle regarda avec surprise ce petit
+homme qui lui parlait d'un ton si assuré.
+
+La jeune fille, qui rentrait, avait entendu l'étrange apostrophe
+de Charlot.
+
+-- Pourquoi dis-tu cela? c'est très-malhonnête, lui cria-t-elle.
+
+-- Non, dit Charlot, ce n'est pas malhonnête. Elle parlait si
+fort qu'elle m'a réveillé, et moi je ne veux pas qu'on fasse du
+chagrin à Petite mère!...
+
+Il aurait pu ajouter: Je me réserve exclusivement ce privilége.
+
+-- Petite mère! répéta la jeune fille, entendant ce nom pour la
+première fois.
+
+-- Oui, elle lui parlait d'une voix méchante, et Petite mère
+avait peur.
+
+-- Elle n'est pas méchante, la pauvre grand'mère, mais elle est
+sourde, et c'est bien heureux pour toi, petit impertinent. Les
+sourds n'aiment pas voir autour d'eux des gens qu'ils ne
+connaissent pas. Allons, grand'mère, ajouta-t-elle en criant de
+tout son pouvoir, ne vous tourmentez pas... Ces petits ont faim,
+je vais leur donner à manger et ils s'en iront.
+
+-- Oui, oui, répondit la vieille femme qui avait à moitié
+compris, c'est ça... ils vont tout manger comme si nous en avions
+de trop. Ces enfants sont mal élevés... Ils viennent de Paris, je
+ne m'y fie pas.
+
+En parlant ainsi elle se retourna, de manière à ne pas voir ce
+qui se passerait derrière elle.
+
+La jeune fille était accoutumée à ne pas trop s'inquiéter des
+gronderies de la vieille femme qui, du reste, la laissait faire à
+sa tête, se contentant de grommeler un peu. Elle remplit deux
+tasses de terre brune d'un lait tiède et écumeux, coupa deux
+grandes tranches de pain, et fit signe aux enfants que c'était
+pour eux. Comme elle vivait avec une sourde elle avait pris
+l'habitude de parler souvent par signes.
+
+Les enfants ne se firent pas prier. Ah! quel bon repas, que régal
+délicieux!...
+
+Quand il eut apaisé sa première faim, Charlot se tourna vers la
+jeune paysanne qui les regardait manger d'un air de contentement
+et lui dit:
+
+-- Pourquoi est-ce que ne gardes pas ton lait pour ton chat?
+
+-- Pour mon chat!... quelle idée as-tu là?
+
+-- Oui, la grosse dame de chez nous n'a pas voulu nous en donner
+parce qu'il était pour son chat.
+
+-- Mon chat en a quand il en reste, dit la jeune fille en riant;
+mais il n'est jamais servi le premier. Maintenant, racontez-moi
+ce que vous venez faire ici? Vous vous êtes sauvés?
+
+-- Oh! non, dit Petite mère, à qui ce bon repas et plus encore la
+figure gracieuse et riante de la jeune paysanne avaient rendu le
+courage, nous allions chercher notre papa, et nous avons marché
+longtemps, et alors nous avons trouvé la campagne, et c'était si
+joli!... nous avons marché encore, et ensuite nous ne pouvions
+plus marcher, et vous êtes venue avec la jolie chèvre.
+
+-- Mais est-ce qu'on n'est pas inquiet chez vous?
+
+-- Non, puisqu'il n'y a personne.
+
+-- Personne!... mais vous ne pouvez pas vivre seuls!...
+
+-- Le père reviendra, répondit Petite mère.
+
+-- Nous pourrions bien vivre tout seuls, reprit Charlot, si
+seulement nous avions du pain et du lait.
+
+-- Pauvres petits!... mais où est donc votre père?
+
+-- Je ne sais pas, répondit Petite mère à qui cette compassion
+faisait paraître son sort plus triste qu'elle ne l'avait cru.
+
+-- Est-ce qu'il est bon pour vous?
+
+-- Oh! oui, s'écrièrent ensemble les deux enfants.
+
+-- Alors il ne vous a pas abandonnés, il reviendra... Je vous
+ramènerai demain chez vous. Pour aujourd'hui vous coucherez ici
+et demain nous partirons de grand matin ensemble. -- Grand'mère,
+nous les garderons cette nuit...
+
+Il fallut beaucoup de temps pour arriver à s'entendre: la sourde
+persistait à croire que les enfants coucheraient dans le lit
+qu'elle partageait avec sa petite-fille, mais elle fut à moitié
+calmée lorsqu'elle comprit qu'un peu de paille dans un coin leur
+suffirait pour dormir. Elle s'apaisa encore plus en voyant Petite
+mère peler très-adroitement des pommes de terre et couper des
+navets pour la soupe. Quant au pauvre Charlot il avait vraiment
+fait sur elle une impression fâcheuse; elle ne pouvait supporter
+qu'il s'approchât de son fauteuil, et suivait tous ses mouvements
+d'un oeil inquiet. Charlot ne s'en préoccupait guère: il avait
+bien déjeuné, un bon souper se préparait dont il était persuadé
+qu'il aurait sa part, et cette maison hospitalière, où les chats
+n'avaient que la seconde place, lui plaisait infiniment, de même
+que sa jeune maîtresse.
+
+-- Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à celle-ci.
+
+-- Je m'appelle Sylvanie, n'est-ce pas un joli nom?
+
+Oui, c'était un bien joli nom, Petite mère le trouvait et sourit
+en le répétant.
+
+-- Et toi?... lui demanda la jeune fille, tout le monde ne
+t'appelle pas Petite mère comme ton frère?...
+
+-- C'est son nom, cria Charlot d'un ton indigné, tout le monde
+l'appelle ainsi.
+
+Sylvanie se mit à rire.
+
+-- Eh! bien, Petite mère, je pense que ton nom te fait honneur,
+mais il est drôle tout de même.
+
+Sylvanie n'était pas fâchée d'avoir un peu de société; elle
+menait une vie assez triste avec sa grand'mère, et bien qu'elle
+ne s'en plaignît jamais, parce qu'elle était bonne et gaie, elle
+était heureuse de voir de jeunes visages autour d'elle. La maison
+était à l'écart et cachée dans un pli de terrain; de tous côtés,
+il est vrai, pour peu qu'on s'élevât sur la hauteur, on
+apercevait d'autres habitations, mais en regardant par la petite
+fenêtre on aurait pu se croire loin des humains.
+
+Charlot, toujours prompt à parler, raconta à Sylvanie tout ce
+qu'il savait de leur vie. En l'écoutant elle répétait souvent:
+"Pauvres petits!" et dans ses yeux bruns si brillants il y avait
+un rayon d'une douceur infinie.
+
+-- Ce doit être bien triste de demeurer à la ville, disait-elle.
+Moi, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici. En hiver c'est un
+peu solitaire, mais quand les bourgeons commencent à entr'ouvrir
+l'écorce des arbres, et que l'herbe verdit près du ruisseau,
+comme on est joyeux! Voyez, hier j'ai cueilli toutes ces fleurs
+et j'ai trouvé des violettes sous la haie. Elles ne sont pas en
+avance, cette année, il a fait si froid!...
+
+-- Nous cueillons aussi des fleurs en allant au cimetière, dit
+Petite mère, des petites fleurs blanches avec du jaune au milieu.
+
+-- Des pâquerettes! il en croît au bord des grandes routes. J'en
+ai vu quand je suis allée à Paris, mais elles sont laides en
+comparaison de nos jolies pâquerettes rosées. Allez dans le
+jardin pendant que la soupe cuit, vous vous amuserez mieux
+qu'ici.
+
+Quand les enfants furent sortis, la vieille femme appela Sylvanie
+et lui cria dans l'oreille.
+
+-- Il faut tout enfermer. Ces enfants de paris, ça ne vaut
+rien...
+
+
+
+VIII
+
+
+
+Le jardin potager était vite parcouru: de grands carrés de pommes
+de terre, d'autres plus petits de laitue, bordés d'oseille, çà et
+là quelques buissons de groseilliers, c'était tout; mais au delà
+quel monde enchanté! De beaux arbres aux troncs noueux, dont les
+branches s'abaissaient jusqu'à terre, de jolis sentiers qu'on
+voyait disparaître et reparaître entre les haies, des pentes de
+gazon, et plus bas, près du ruisseau, de grands prés où les
+boutons d'or émaillaient l'herbe encore courte et d'un vert
+tendre. C'était pour les pauvres petits enfants, venus de la
+ville, un spectacle tout nouveau et qui les ravissait.
+
+-- Oh! les belles fleurs, s'écria Charlot, allons les
+cueillir!...
+
+-- Est-ce que nous osons? demanda Petite mère d'un air inquiet.
+
+-- J'y vais, moi, cria Charlot qui osait toujours.
+
+Et il courut au pré où il cueillit un énorme bouquet. Sa soeur le
+suivit et fit de même, non sans quelques battements de coeur.
+
+Charlot fut las le premier et ils s'assirent au bord d'un sentier
+pour admirer leurs trésors; il donna à sa soeur tout ce qu'il
+avait cueilli: il en avait assez et ne savait que faire de ces
+fleurs qui, de loin, lui avaient paru si jolies. Petite mère les
+arrangea soigneusement. Elle mettait du goût et du soin à tout ce
+qu'elle faisait; elle était bien une vraie petite femme.
+Lorsqu'elle eut fait son bouquet à sa pleine satisfaction, elle
+le posa à côté d'elle sur le talus où ils étaient assis, et se
+mit à regarder. Au loin, à travers le feuillage et la vapeur
+légère d'une belle journée, elle voyait de sa place un immense
+amas de maisons et de cheminées, et quand tout à coup elle se dit
+que c'était Paris, et qu'il fallait y retourner, elle sentit son
+coeur se serrer, car personne ne l'y attendait.
+
+-- Oh! dit-elle avec un soupir, si nous pouvions rester ici!...
+
+-- Nous pouvons bien rester, répondit Charlot qui, sans s'en
+rendre compte, partageait la même impression.
+
+-- Et le père?... Et puis la vieille dame ne voudrait pas.
+
+-- Oui, mais Sylvanie voudrait bien. Je le lui demanderai.
+
+-- Non, Charlot, nous devons retourner demain. Pense à ce que
+ferait le père s'il revenait; peut-être qu'il reviendra ce soir,
+continua-t-elle, et comme il sera triste de ne pas nous trouver.
+Personne ne saura lui dire où nous sommes. Oh! Charlot, nous
+n'aurions pas dû venir si loin.
+
+-- Ca ne ferait rien. Le père pensera bien que nous allons
+revenir.
+
+-- Il sera inquiet, il aura beaucoup de chagrin...
+
+-- Le père est un homme, il ne pleurera pas, dit Charlot avec une
+grande dignité.
+
+-- Non, répliqua sa soeur d'un air réfléchi, mais il aura du
+chagrin; les hommes ont du chagrin aussi. Tu pleures bien
+quelquefois, toi, Charlot, quand même tu es un garçon.
+
+-- Mais quand je serai grand je ne pleurerai jamais; le père a
+dit que les hommes ne doivent pas pleurer. Je me mettrai en
+colère et je te battrai, parce que je serai fort, mais je ne
+pleurerai pas.
+
+-- Pourquoi me battras-tu?
+
+-- Quand tu ne voudras pas m'obéir, je te battrai comme ça...
+
+Et le petit garçon commença une démonstration qui n'avait rien
+d'agréable pour sa soeur. Elle lui prit les deux mains pour
+l'empêcher de la frapper: alors il lança un coup de pied à ses
+fleurs qui se dispersèrent de tous côtés.
+
+-- Oh! mes belles fleurs!... cria-t-elle, Charlot, c'est vilain!
+tu aimes à me faire du chagrin.
+
+Au même moment une tête fine et cornue s'allongea de derrière un
+buisson, et la chèvre happa quelques fleurs et les broya de ses
+dents aiguës, avec un bruit de mastication qui montrait que
+c'était pour elle un vrai régal. Sa maîtresse la suivait de près;
+elle souriait aux enfants, mais lorsqu'elle vit l'air méchant de
+Charlot, elle changea de visage.
+
+-- Est-ce qu'il est de mauvaise humeur, ce petit homme? demanda-t-elle.
+Pourquoi a-t-il une si vilaine figure?
+
+-- Je ne suis pas de mauvaise humeur, répliqua Charlot, mais je
+veux qu'elle m'obéisse quand je serai grand. Si elle ne le veut
+pas je la battrai. Je lui ai montré comment je ferai.
+
+-- Ah! par exemple, voilà une jolie invention! Est-ce que ce gros
+garçon te traite souvent ainsi? Je le punirais de la bonne
+manière, moi, s'il s'avisait de me battre. Venez, mes enfants,
+allons manger la soupe, elle sera cuite à point quand nous
+rentrerons. Vous allez m'aider à mettre Brunette dans son écurie;
+elle fait des farces quelquefois, la petite coquine; elle aime la
+liberté, mais à nous trois nous en viendrons bien à bout.
+
+-- Laissez-moi la tenir, dit Charlot en prenant la corde.
+
+-- Non, non, tu ne la tiendrais pas ferme.
+
+-- Oh! si, je la tiendrai bien...
+
+En parlant ainsi il tira si vivement la corde que Sylvanie la
+laissa glisser de son bras, et la chèvre, se sentant libre,
+grimpa lestement le talus et disparut en un clin d'oeil au milieu
+des buissons, tandis que les enfants la regardaient d'un air
+consterné.
+
+-- Ne courez pas après elle, dit Sylvanie elle s'en irait pour
+tout de bon et nous ne pourrions plus la rattraper. Restez bien
+tranquilles, qu'elle ne vous voie pas! Je vais l'appeler.
+
+Alors elle s'avança doucement vers la jolie bête qui, débout sur
+une pierre moussue, la regardait d'en haut d'un air mutin et
+provocant, comme pour lui dire: Tu seras bien habile si tu me
+reprends!...
+
+Pauvre Brunette, elle était bien fière d'avoir conquis sa
+liberté, mais elle ne se connaissait pas elle-même; elle ne
+savait pas encore, malgré de nombreuses expériences, combien elle
+était accessible à la tentation.
+
+Lorsqu'elle eut flairé de loin une pincée de sel dans la main
+ouverte de sa maîtresse, elle avança sa tête et son museau
+friand, puis elle fit encore un ou deux bonds de côté comme pour
+fuir un piége, et enfin, n'y pouvant plus tenir, elle vint, l'air
+plus mutin et plus délibéré que jamais, lécher la main
+appétissante. Alors Sylvanie, tout en la caressant, reprit
+possession de la corde. Le tour était joué.
+
+Brunette suivit sa maîtresse en se léchant le museau, comme si
+elle n'avait fait qu'obéir à son propre caprice.
+
+-- J'ai toujours un peu de sel dans la poche de mon tablier, dit
+Sylvanie; avec cela, je suis bien sûre de la ravoir; mais ça
+n'empêche pas que cela pourrait, une fois ou l'autre, être
+difficile. Maintenant, dépêchons-nous. Elle nous a fait perdre du
+temps, et la grand'mère attend.
+
+Ce fut encore toute une affaire de renfermer la chèvre dans la
+petite cabane de planches, adossée au mur de la maison, qui lui
+servait d'étable. Tantôt elle se mettait en travers de l'étroite
+porte, et il n'y avait pas moyen de la faire entrer; d'autres
+fois, elle résistait ouvertement et faisait semblant de donner
+des coups de corne. Mais Brunette, étant au fond bonne et
+soumise, abusait rarement du droit de résistance et n'en faisait
+guère usage que pour maintenir sa réputation de chèvre, la
+réputation d'avoir "certain esprit de liberté."
+
+Cinq minutes suffirent pour la caser bien et dûment dans sa
+logette et en fermer l'entrée avec une planche, par-dessus
+laquelle elle montrait sa jolie tête et cherchait une dernière
+caresse de Sylvanie. Les deux enfants de Paris étaient enchantés
+de tout cela.
+
+-- Eh bien, dit la jeune fille, maintenant vous saurez
+reconnaître une chèvre quand vous en verrez. Tu ne l'appelleras
+plus un chien ou un mouton à cornes, Charlot?
+
+-- Non, je vois bien maintenant qu'ils ne se ressemblent pas
+beaucoup. Comme c'est amusant d'avoir une chèvre!... bien plus
+amusant que ce gros vilain chat de la grosse dame qui dort
+toujours, et qui ferme les yeux pour vous regarder. Je ne l'aime
+pas, ce chat...
+
+-- Sans compter que ma chèvre me donne du lait...
+
+-- Oui, au lieu que ce vieux vilain chat boit tout le lait,
+lui... continua Charlot, s'exaspérant à ce souvenir. Je le
+déteste... Et encore il s'appelle Charlot, comme moi!... Je le
+tuerai quand je serai grand.
+
+-- Oh! Charlot!... il n'est pourtant pas méchant et il est si
+beau!... Ce n'est pas sa faute si la vieille dame lui donne tout
+le lait et si elle l'appelle Charlot.
+
+-- Eh bien, je lui tirerai au moins la queue quand elle ne me
+verra pas... Mais elle dit que Dieu me verra. Est-ce que c'est
+vrai?
+
+En parlant ainsi, Charlot s'était tourné vers Sylvanie, espérant
+qu'elle, au moins, aurait une bonne réponse à lui faire.
+
+-- Sans doute, répondit celle-ci, puisque Dieu voit tout.
+
+-- Il ne peut pourtant pas nous voir, à présent que nous sommes
+ici?...
+
+-- Mais, mon pauvre Charlot, quelle idée te fais-tu donc? Dieu
+est partout.
+
+Charlot réfléchit un instant à cette étrange assertion, puis il
+demanda:
+
+-- Qu'est-ce que ça veut dire: _partout?_
+
+-- Partout?... Cela veut dire dans tous les endroits: à Paris,
+ici et dans beaucoup d'autres encore.
+
+-- Est-ce que vous le connaissez?
+
+-- Moi? répondit Sylvanie, un étonnée de cette question.
+J'entends parler de lui souvent et je sais que c'est lui qui a
+tout fait: la terre, le soleil, le ciel avec ses millions
+d'étoiles...
+
+-- L'avez-vous vu? demanda Charlot d'une voix plus basse, car il
+commençait à pressentir qu'il y avait dans tout cela quelque
+chose de mystérieux et d'incompréhensible.
+
+-- Non, personne ne l'a vu. Mais vous ne savez donc rien de rien,
+pauvres enfants?
+
+-- Maman me parlait du bon Dieu, dit Petite mère, qui crut
+discerner un reproche dans ces paroles; mais, depuis qu'elle est
+morte, on ne m'a plus jamais parlé de lui.
+
+-- Je ne suis pas bien savante non plus, reprit Sylvanie, mais
+j'aime à penser que c'est Dieu qui prend soin de nous et qui me
+donne tout ce que j'ai: mon jardin, ma chèvre, ma bonne
+grand'mère, qui m'a élevée depuis que mes parents sont morts.
+Tenez, la voilà qui nous appelle. Allons vite, nous l'avons
+oubliée en causant. Nous voilà, grand'mère, nous voilà!...
+
+Un instant plus tard, les enfants étaient assis autour de la
+table, devant une assiette de soupe fumante et un morceau de pain
+noir, un peu dur, mis d'un goût excellent, coupé pour eux à une
+miche énorme qui leur faisait ouvrir de grands yeux. Cette
+abondance les étonnait et les charmait.
+
+-- Est-ce que j'en aurai encore? demanda Charlot.
+
+-- Tant que tu en voudras, mon garçon, répondit Sylvanie.
+
+La grand'mère vint prendre place à table, vis-à-vis d'eux. Elle
+n'avait pas l'air content, et Petite mère se sentit tout
+intimidée; Charlot lui-même était moins à son aise que de
+coutume. Les plus petits, les animaux mêmes, sentent vite s'ils
+sont les bienvenus ou si on les reçoit à contre-coeur. Petite
+mère avait peine à avaler, tant son pauvre gosier était contracté
+par le regard sévère qu'elle rencontrait dès qu'elle levait les
+yeux. Pourtant, elle se laissa distraire un moment par
+l'admiration que lui inspira une croix d'or que Sylvanie avait au
+cou, et qu'elle ôta pour la montrer aux enfants.
+
+-- C'est de l'or? dit Charlot avec respect.
+
+-- Oh! comme elle est jolie! ajouta Petite mère en avançant la
+main pour la toucher.
+
+-- Tiens, je vais te la passer un moment autour du cou... Comme
+te voilà belle!...
+
+Petite mère se tenait droite et souriait de plaisir de se voir
+ainsi parée.
+
+-- Je veux l'avoir aussi! dit Charlot.
+
+-- Non, non, pas toi; les garçons ne portent pas de croix. Et
+puis, tu serais capable de te sauver avec comme ma chèvre. J'y
+tiens beaucoup, à ma croix; elle était à ma mère.
+
+La vieille dame suivait cette scène d'un oeil mécontent.
+
+-- Je te conseille de prendre garde, dit-elle à sa petite-fille;
+aie l'oeil sur ces enfants... Je ne te dis que ça.
+
+En entendant ces paroles, qu'elle ne comprenait pas bien, Petite
+mère se hâta de rendre la croix, et Charlot, loin d'avoir faim
+pour un second morceau de pain, demanda tout bas la permission de
+porter le reste du sien à la chèvre.
+
+-- Est-ce qu'elle l'aime? demanda Petite mère.
+
+-- Beaucoup. Mais n'avez-vous donc déjà plus faim?
+
+-- Eh non! nous avons eu tant de soupe!
+
+-- Eh bien, allez! je vous rappellerai pour m'aider à arranger
+votre lit.
+
+Ils partirent bien soulagés de s'éloigner de la vieille dame.
+
+La chèvre accepta très-gracieusement leur offrande. Afin de faire
+durer le plaisir, et de la voir plus souvent avancer son fin
+museau et broyer le morceau de main avec ses petites dents
+aiguës, ils firent les morceaux plus petits qu'elle n'aurait
+voulu si elle avait pu exprimer sa manière de voir. C'était si
+amusant!... Petite mère trouvait que non-seulement c'était un
+amusement, mais encore une joie de pouvoir donner et faire
+plaisir à quelqu'un. Elle caressait la petite tête cornue, et
+aurait volontiers embrassé la jolie bête qui se laissait nourrir
+par eux; seulement, les cornes pointues lui faisaient un peu
+peur, et elle n'osait pas trop s'en approcher.
+
+Lorsque le pain fut tout donné -- et il n'y en avait pas une bien
+grosse provision -- elle essaya de cueillir une touffe d'herbe et
+de la présenter au museau que la chèvre tendait encore, mais
+celle-ci trouva mauvais qu'on lui offrît, après un mets délicat,
+sa chère ordinaire, et se détourna d'un air offensé. Puis comme
+Charlot, plus hardi que sa soeur, insistait d'une manière
+indiscrète, elle lui détacha un coup de corne, qui ne le blessa
+nullement, mais le fit fuir à vingt pas. Alors, certain d'être à
+l'abri de la pauvre prisonnière, il s'arrêta, ramassa une grosse
+motte de terre et la lui lança de toutes ses forces. La motte se
+brisa en morceaux avant d'atteindre son but, et la chèvre n'eut
+pas plus de mal que n'en avait eu le petit garçon lui-même; mais
+elle était excitée, et si son corps avait pu suivre sa tête à
+travers l'étroite ouverture, elle se serait vengée de son petit
+persécuteur. Lui aussi était en colère; nous savons qu'il ne
+fallait pas beaucoup pour cela. Il ramassa une grosse pierre qui
+se trouvait sur le chemin, et il allait la lancer contre la
+pauvre bête, malgré un cri suppliant de Petite mère, lorsqu'une
+main l'arrêta et lui enleva la pierre, qu'elle jeta au loin.
+
+-- Tu es donc un méchant garçon, lui dit Sylvanie? Je n'aurais
+jamais cru que tu voudrais me remercier en assommant ma chèvre.
+
+-- Elle m'a donné un coup de corne.
+
+-- Que lui avais-tu fait?
+
+-- Je lui avais donné du pain.
+
+-- Tu l'avais sans doute irritée, et une chèvre ne sait pas ce
+qu'elle fait, tandis qu'un petit garçon le sait, lui. Allons,
+venez vous coucher, le soleil nous a donné l'exemple, et nous
+devons nous lever demain matin avant lui pour partir.
+
+Il y avait du foin sous un petit hangar. Sylvanie, aidée des
+enfants, en transporta dans un coin de la cuisine pour en faire
+un lit qui, s'il n'était ni bien épais ni bien moelleux, était
+pourtant assez bon pour qu'on pût y dormir.
+
+Lorsque les dernières lueurs du jour s'éteignirent dans la nuit,
+tout le monde dormait dans la petite maison sur la lisière du
+bois. Tout le monde, excepté pourtant la pauvre grand'mère qui
+n'avait plus beaucoup de sommeil et que la défiance tenait
+éveillée.
+
+-- Ces enfants de Paris, ça ne vaut pas grand'chose. Il ne faut
+dormir que d'un oeil, car ils sont capables de tout, se disait-elle.
+
+Pourtant, un peu après minuit, comme ils n'avaient pas fait un
+mouvement et qu'elle n'entendait que leurs respirations égales et
+douces, elle s'endormit à son tour.
+
+
+
+IX
+
+
+
+Il ne faisait pas encore jour lorsque Petite mère fut tirée de
+son sommeil par une voix qui disait tout près d'elle:
+
+-- Allons, levez-vous vite, enfants; nous allons partir.
+
+Elle fut bientôt debout car elle avait le sommeil léger, et,
+secouant les brins de foin attachés à ses cheveux et à ses
+vêtements, elle se mit en devoir de réveiller Charlot. C'était
+une besogne plus difficile; il fallut au moins cinq minutes pour
+lui faire entr'ouvrir les yeux, puis il les referma aussitôt et
+se retourna sur sa paille avec un grognement et un vigoureux coup
+de poing à l'adresse de ceux qui le dérangeaient. Un mot de
+Sylvanie produisit plus d'effet que toutes les supplications de
+sa soeur; elle rentra en disant:
+
+-- Voilà du lait tout chaud pour vous.
+
+Assez réveillé pour que cette bonne nouvelle parvînt jusqu'à son
+intelligence, le petit affamé ouvrit les yeux, tout grands cette
+fois, et se tint debout. Petite mère l'emmena à la fontaine pour
+lui laver la figure et les mains, puis Sylvanie leur prêta un
+peigne pour mettre un peu d'ordre dans leur chevelure. Après cela
+ils burent leur lait et mangèrent du pain noir sans que la
+grand'mère sourde se fût éveillée.
+
+Alors Sylvanie prit une brassée de foin et la porta à la chèvre
+qui devait rester prisonnière jusqu'à son retour; elle ferma la
+porte de la maison et tous les trois commencèrent à descendre
+vers la plaine. Le soleil ne tarda pas beaucoup à paraître; les
+gouttes de rosée brillaient sur chaque brin d'herbe au bord du
+chemin; les oiseaux gazouillaient et voletaient autour de leurs
+nids, joyeux de se retrouver en pleine lumière après la nuit; les
+haies en fleurs répandaient leurs parfums et le grand ciel
+lumineux enveloppait la terre d'un rayonnement. Sylvanie, qui
+aimait toutes ces choses, ayant toujours vécu au milieu d'elles,
+faisait admirer aux enfants tous les détails de cette beauté de
+la nature, si nouvelle pour eux. Petite mère aurait voulu
+cueillir chaque fleur, s'arrêter pour regarder l'arc-en-ciel dans
+chaque perle de rosée. Elle fut surtout charmée par la vue d'un
+nid posé dans un buisson, où des oisillons encore inhabiles à
+voler tendaient vers leur mère leurs petits becs avides. Se
+dit-elle qu'il y avait dans le monde d'autres oisillons dont le nid
+était moins douillet et qui n'avaient pas de mère pour leur
+apporter leur nourriture? -- Non, elle ne fit pas de retour sur
+elle-même et sur sa situation, ce n'était pas son habitude, et
+puis tout était si nouveau autour d'elle, si différent de ce
+qu'elle était accoutumée à voir! Les enfants n'ont pas de
+prévoyance, heureusement. Petite mère et Charlot avaient mangé le
+matin; ils étaient contents et ne se demandaient pas s'il en
+serait de même le soir ou le lendemain. Personne ne leur avait
+jamais dit que celui qui donne aux petits des oiseaux leur pâture
+est aussi le père des orphelins, mais sans doute les petits
+enfants innocents le savent sans en avoir conscience; ce n'est
+que plus tard qu'on oublie et qu'il faut rapprendre la confiance
+comme une leçon difficile.
+
+Arrivés au bas de la colline, Sylvanie les fit marcher rapidement
+vers une ferme qui était un peu à l'écart de la route, au milieu
+d'un beau groupe d'arbres fruitiers encore en fleurs. Dans la
+cour ils virent une charrette attelée d'un cheval qu'un homme et
+un jeune garçon étaient occupés à charger de bidons pleins de
+lait.
+
+-- Nous sommes à temps, dit Sylvanie, j'avais bien peur d'arriver
+en retard. Où est madame Nanette? N'est-ce pas elle qui va à la
+ville?
+
+-- Oui, avec moi, répondit le jeune garçon en soulevant le
+dernier bidon. Nous sommes un peu en retard aujourd'hui, mais
+nous irons bon train pour rattraper le temps perdu. Tenez, voilà
+madame Nanette.
+
+Une femme d'une belle prestance et d'une figure avenante parut
+sur le pas de la porte et, tout en saluant Sylvanie d'un bonjour
+amical, elle se rapprocha de la charrette pour y monter sans un
+instant de retard.
+
+-- Madame Nanette, dit Sylvanie, voulez-vous prendre ces deux
+enfants dans votre voiture pour les ramener chez eux?
+
+La laitière fronça légèrement le sourcil.
+
+-- Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-elle.
+
+-- Le temps seulement de les mettre derrière vous parmi les
+bidons. Il y a bien une place pour eux.
+
+-- Qui sont-ils? où vont-ils?
+
+-- Ils vous le diront en chemin. Je vous remercie mille fois.
+
+-- Vous sont-ils parents? demanda encore madame Nanette pendant
+que le petit cocher faisait claquer son fouet.
+
+-- Non. Hier je n'avais jamais entendu parler d'eux, mais ils ont
+couché chez nous; la petite vous racontera leur histoire.
+
+Et la charrette, avec son surcroît de chargement, partit en
+cahotant et en faisant un tel bruit sur les cailloux du chemin
+qu'il fut impossible à Petite mère d'entendre un mot de ce que
+lui dit la laitière qui était assise devant elle et se retournait
+pour lui parler. Raconter une histoire, si courte qu'elle fût,
+c'était hors de question, aussi madame Nanette dut se résigner à
+emmener dans sa charrette les deux petits inconnus sans rien
+savoir, si ce n'est qu'on les lui avait mis sur les bras. Elle
+les regardait de temps en temps et la douce figure de Petite mère
+lui gagnait le coeur, tandis que la tête frisée de Charlot lui
+rappelait une tête du même genre appartenant à un des nombreux
+marmots qu'elle laissait chaque matin à la ferme pendant qu'elle
+allait vendre son lait.
+
+Charlot avait d'abord un peu peur des secousses. C'était la
+première fois de sa vie qu'il allait en voiture et cela lui
+semblait bien moins agréable qu'il ne l'aurait cru. A chaque
+cahot il se cramponnait à sa soeur et aurait volontiers poussé
+des cris aigus, sans la crainte que lui inspirait madame Nanette.
+Peu à peu la route devint meilleure et Charlot commença à se
+rassurer; il ne tarda même pas à trouver que cette façon d'aller
+avait du bon, et, avant une demi-heure, il était ravi et
+jouissait en plein de sa situation au milieu des bidons. Quel
+plaisir d'aller si vite et sans aucune fatigue, de regarder fuir
+les haies et les champs, et les petites maisons qui bordaient la
+route avec leurs jardins, de tout voir de haut et d'avancer sans
+se donner aucune peine. Il était même fier de se voir au milieu
+des bidons et s'irritait lorsque Petite mère paraissait moins
+enchantée que lui. Elle aussi jouissait, mais à sa manière; elle
+n'éprouvait aucun besoin d'exprimer ce qu'elle sentait, et puis,
+il faut le dire, la crainte de voir madame Nanette se retourner
+et fixer sur elle ses yeux brillants la troublait constamment
+dans sa joie. Charlot, lui, était déjà familiarisé avec la
+laitière jusqu'à lui sourire quand elle le regardait, et à
+promener sa main sur sa robe de cotonnade.
+
+Pauvre Charlot! ce voyage délicieux ne pouvait pas durer
+toujours. Il fut même bien vite à son terme, car le cheval de la
+ferme était un excellent petit trotteur, bien qu'il ne payât pas
+de mine, et il connaissait bien son chemin qu'il faisait trois
+cent soixante-cinq fois par an pour aller et autant pour revenir.
+Il atteignit donc bientôt la première maison d'une longue rue qui
+commençait presque dans la campagne et qui semblait descendre à
+perte de vue vers le centre du grand Paris. Enfin la charrette
+s'arrêta devant une boutique de fruitier; un homme et une femme
+en sortirent pour prendre les bidons qui leur étaient destinés.
+
+-- Hé! dit l'homme en regardant les enfants, qu'est-ce que c'est
+que ce chargement que vous avez là? Vous avez voulu nous faire
+voir un échantillon de la petite famille?
+
+-- Non, ils ne sont pas à moi, les pauvres petits. A vrai dire,
+je ne serais pas fière d'une petite sauterelle comme ça, ajouta
+la laitière en regardant Petite mère et ses bras maigres. Je ne
+sais même pas à qui ils sont ni où ils vont. On le me les a
+perchés sur ma charrette au moment où nous partions. Où demeures-tu,
+petite?
+
+-- C'est tout près, dit le fruitier, lorsque Charlot eut répété
+la réponse de Petite mère que personne n'avait entendue, il faut
+descendre ici. Allons, venez que je vous aide.
+
+Il enleva Petite mère comme une plume, puis il prit Charlot en
+faisant semblant de fléchir sous ce lourd fardeau. Lorsqu'ils
+furent tous deux à terre et qu'ils regardèrent autour d'eux sans
+savoir où aller, ils paraissaient si petits, si chétifs, si
+perdus, que la bonne laitière, bien qu'elle eût à craindre, en
+s'attardant, les reproches de ses pratiques, ne put s'empêcher de
+descendre de son siège pour leur demander si personne ne les
+attendait.
+
+-- Non, répondit Petite mère, il n'y a personne chez nous.
+
+-- Personne!... Est-ce possible!... Où allez-vous donc?
+
+-- A la maison...
+
+-- A la maison... et personne ne vous attend!... mais ce n'est
+pas croyable.
+
+-- Peut-être que le père sera revenu, dit Petite mère.
+
+-- Où est-il, votre père?
+
+-- Il travaille, mais il y a bien longtemps qu'il n'est pas
+rentré.
+
+Petite mère ne savait plus le compte des jours et on lui aurait
+dit qu'il y avait des semaines qu'elle l'aurait cru.
+
+-- Et votre maman?
+
+-- Elle est morte depuis longtemps... quand Charlot était tout
+petit.
+
+-- Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible? répétait la bonne femme.
+Quand je pense que nos pauvres enfants pourraient être ainsi
+abandonnés!... Si je savais ce que dirait notre homme, je les
+ramènerais avec moi, mais il y en a tant déjà!...
+
+-- Allons donc! dit la fruitière qui assistait à cette scène,
+Paris en est plein de ces enfants-là. Ils se tirent toujours
+d'affaire. Et puis, qui vous dit que c'est vrai, cette
+histoire!... Laissez-les aller tranquillement, ne vous faites pas
+de mauvais sang pour eux...
+
+-- Je ne crois pourtant pas qu'elle mente, dit la laitière, un
+peu refroidie, en regardant dans les yeux de la petite fille,
+mais il faut que je m'en aille bien vite. Ecoute, petite, tu as
+vu où je demeure, ce n'est pas bien loin. Si ton père ne revient
+pas, et que tu ne trouves personne pour prendre soin de vous, tu
+peux venir chez nous, entends-tu?
+
+Ayant ainsi tranquillisé sa conscience, la brave femme remonta
+sur sa charrette et continua sa tournée, la fruitière rentra dans
+l'intérieur de sa boutique et les deux petits restèrent sur le
+trottoir.
+
+-- Allons! dit Petite mère en soupirant.
+
+La rue lui semblait si triste, le pavé si dur après le chemin
+qu'elle avait fait le matin dans le sentier en fleurs! Elle prit
+la main de Charlot pour s'en aller, mais où? Elle ne connaissait
+pas la rue et ne voyait rien qui lui fût familier.
+
+Elle s'aperçut tout à coup qu'ils allaient se jeter dans les
+jambes d'un agent de police d'une taille très élevée qui allait
+et venait au coin de la rue. Petite mère leva la tête vers lui et
+lui demanda son chemin. L'homme la regarda d'en haut, comme on
+regarde une chose sur laquelle on craint de marcher par
+inadvertance, puis il tendit la main dans une direction en
+disant:
+
+-- Troisième à droite.
+
+Le malheur, c'est que ni Petite mère ni Charlot n'étaient bien
+sûrs de connaître leur main droite. Pourtant ils prirent
+d'instinct le bon chemin et reconnurent bientôt leur rue à un
+long mur sans fenêtres qui en longeait la première partie.
+
+-- Nous étions tout près de chez nous sans le savoir, dit Petite
+mère joyeuse de se retrouver en pays de connaissance.
+
+Charlot n'était pas content du tout: il marchait lentement et se
+faisait traîner.
+
+-- Si le père n'est pas rentré, j'aime mieux retourner dans la
+campagne, dit-il; notre maison est trop laide, et puis ça sent
+mauvais ici.
+
+Il parlait ainsi en entrant dans l'allée étroite qui conduisait à
+la loge et à l'escalier noir. C'est que l'air était en effet bien
+différent de celui qu'il avait respiré le matin sur la colline.
+
+-- Allons demander si le père est revenu, dit Petite mère qui
+avait tout à coup une lueur d'espoir.
+
+Il était encore de bien bonne heure et pourtant madame Perlet
+vint au devant d'eux dès qu'elle les aperçut.
+
+-- Bon Dieu! dit-elle, qu'êtes-vous devenus depuis hier matin,
+mes pauvres agneaux? Vous nous avez fait une fameuse peur. Mon
+mari allait vous réclamer à la police si vous n'étiez pas
+revenus. Pauvres enfants, où avez-vous donc couché? dans la rue?
+sous une porte?...
+
+-- Nous avons eu un bon lit de foin, répondit Charlot, et on nous
+a donné à manger.
+
+-- Le bon Dieu soit béni!... Mais où donc êtes-vous allés? Nous
+avons eu une belle peur!...
+
+-- Le père est-il revenu, madame? demanda Petite mère.
+
+-- Non... c'est-à-dire il n'est pas revenu, mais il y a des
+nouvelles... Pauvres petits, qui est-ce qui vous a donné à
+manger?
+
+-- La maîtresse du chien, répondit Charlot qui retombait dans son
+erreur de la veille. Non, c'est une chèvre, elle a des cornes et
+elle donne du bon lait.
+
+-- Par exemple!... et où l'avez-vous trouvée, cette chèvre? C'est
+comme un conte, ce que tu me dis là...
+
+-- Et le père?... répéta Petite mère inquiète.
+
+-- Eh bien, il est à l'hôpital, votre pauvre papa. Il était tombé
+d'une échelle et on l'avait porté à l'hôpital; voilà pourquoi il
+n'était pas rentré. On n'est pas venu le dire parce qu'on ne
+savait pas son adresse, mais hier un de ses camarades l'a
+apprise, et il est venu nous donner la nouvelle.
+
+-- A l'hôpital! répéta Petite mère à qui ce mot était peu
+familier. Elle se souvenait seulement que sa mère avait dit une
+fois: -- Je ne veux pas aller à l'hôpital, je veux mourir chez
+nous, -- et que son père avait répondu: Sois tranquille, tant que
+je vivrai tu n'iras pas à l'hôpital. Plus tard, un dimanche, elle
+avait passé devant une grande maison où des gens entraient en
+foule par une grande porte, et son père avait dit: Voilà un
+hôpital. Y en a-t-il des malheureux là dedans!...
+
+Une autre fois encore une voisine avait porté son petit enfant
+malade à l'hôpital; elle y était retournée deux jours après et en
+était revenue en pleurant. On avait dit que le pauvre petit était
+mort.
+
+Tout cela avait fait une impression profonde sur Petite mère.
+Rien ne s'effaçait de sa mémoire; elle avait appris peu de chose
+depuis qu'elle était au monde, mais elle n'avait guère oublié. Un
+sentiment de terreur s'attachait pour elle à ce mot mystérieux:
+l'hôpital. La pensée que son père y était l'avait fait devenir
+tout pâle.
+
+-- Il ne faut pas t'effrayer ainsi, ma fille, dit la bonne
+concierge en la faisant asseoir, il paraît qu'il en reviendra. Il
+était tombé de haut et il n'avait pas encore repris connaissance;
+mais à présent peut-être qu'il est déjà mieux. Nous irons
+chercher des nouvelles aujourd'hui. C'est jeudi, jour de visite,
+nous irons nous trois; vous le verrez, votre pauvre papa. Allons,
+ma fille, n'aie pas peur! nous irons ensemble, mais il y a encore
+du temps jusqu'à ce que les portes soient ouvertes. Voilà les
+marmots qui s'éveillent. J'ai tout mon ouvrage à faire... Tiens,
+prends la clef et montre avec ton frère dans votre chambre. Je
+n'aime pas à avoir tant de monde dans les jambes, ça n'avance pas
+l'ouvrage. Je vous appellerai quand il sera temps.
+
+Petite mère prit la clef mais sans avoir l'air de comprendre.
+Elle regardait la concierge et ses lèvres tremblaient. Enfin elle
+parvint à dire:
+
+-- Est-ce que le père est bien malade?
+
+-- Mais non, mais non... Il est tombé de l'échelle, voilà tout.
+Le pauvre homme! moi qui l'accusais de vouloir vous abandonner.
+Ce n'était pas sa faute, le pauvre malheureux!
+
+Petite mère, suivie de Charlot qui ne comprenait pas très bien ce
+qui s'était passé, monta lentement les quatre étages. Elle
+n'était pas sûre elle-même de bien comprendre et ne savait si
+elle devait être triste ou joyeuse; ce terrible mot d'hôpital lui
+serrait le coeur. Lorsque la porte fut refermée sur eux, Charlot
+tira de sa poche de petits cailloux qu'il avait ramassés sur le
+chemin et se mit à jouer. Petite mère mit tremper dans une
+vieille tasse ébréchée quelques fleurs qu'elle avait cueillies le
+matin et gardées tout le temps dans sa main. Puis elle aperçut,
+suspendu à un clou derrière la porte, le pantalon que son père
+mettait le dimanche; elle en essuya le bas et le frotta
+tendrement pour en ôter un peu de poussière. Alors, prenant
+Charlot dans ses bras, elle s'écria moitié riant, moitié
+pleurant:
+
+-- Charlot, nous allons voir le père!... Nous allons aller à
+l'hôpital!...
+
+-- A l'hôpital! répéta le petit garçon, où est-ce, ça? Est-ce
+qu'on nous donnera à manger?
+
+-- Je ne sais pas, mais nous verrons le père...
+
+-- Eh bien! allons-y tout de suite.
+
+-- Non, pas encore, il faut attendre l'heure... Madame Perlet
+nous appellera.
+
+-- Je ne veux pas attendre! cria Charlot qui ne demandait qu'un
+prétexte pour se fâcher.
+
+Et une grêle de coups de poing et de coups de pied fondit sur
+Petite mère qui était si absorbée par ses pensées qu'elle les
+reçut avec indifférence, se contentant de dire comme de coutume:
+
+-- Oh! Charlot!...
+
+
+
+X
+
+
+
+Un peu avant une heure, madame Perlet vint appeler les enfants.
+Elle avait fait un brin de toilette; pour une visite à l'hôpital
+il faut un peu de cérémonie. Aussi, n'ayant qu'un châle assez
+chaud pour se parer, la bonne dame s'était persuadée qu'il
+faisait un peu frais et elle était déjà tout en sueur rien que
+pour avoir monté l'escalier. Elle examina les enfants d'un oeil
+critique, et demanda à Petite mère s'ils n'avaient pas de
+meilleures chaussures. Hélas! la course de la veille avait achevé
+de mettre en lambeaux les vieux souliers qu'ils avaient aux
+pieds. Elle les fit entrer dans la loge, leur donna un morceau de
+pain -- non sans soupirer, car elle savait que le lendemain il
+faudrait commencer à le prendre à crédit -- puis elle leur mit à
+chacun un tablier propre de ses enfants et ils partirent.
+
+L'hôpital n'était pas bien loin. Petite mère reconnut celui
+quelle avait vu en se promenant avec son père; c'était la même
+longue façade, la même entrée. Il lui sembla entendre encore ces
+mots: Y en a-t-il là dedans, des malheureux! -- Et c'était son
+père qu'elle allait y chercher!... Madame Perlet sentit la petite
+main trembler dans la sienne.
+
+On les laissa passer sans même les fouiller, comme on fait aux
+portes des hôpitaux; il était bien visible qu'ils n'apportaient
+rien. La concierge leur demanda pourtant:
+
+-- Voulez-vous acheter des oranges, des biscuits?
+
+Madame Perlet s'arrêta et, touchant une orange, la plus petite:
+Combien? demanda-t-elle.
+
+-- Quinze centimes, fut la réponse.
+
+Elle n'en avait que dix dans sa poche.
+
+-- Vous n'en avez pas de moins chères? demanda l'acheteuse. J'en
+voudrais une de dix centimes.
+
+-- Dix centimes, en mai!... allons donc! vous vous moquez.
+
+Et les trois visiteurs se hâtèrent de passer. On leur fit
+traverser une cour, puis suivre plusieurs couloirs, puis monter
+un étage. Enfin ils arrivèrent à la porte de la salle où était le
+blessé. Madame Perlet ne savait pas son numéro; elle marchait
+entre les deux rangées de lits, regardant à droite et à gauche,
+et ne voyant que des figures inconnues.
+
+Tout à coup Petite mère la tira fortement par sa robe et lui
+montra un lit, le dernier de la rangée. Un cerceau soulevait la
+couverture au-dessus des jambes et une tête pâle, rigide comme du
+marbre reposait sur l'oreiller.
+
+Petite mère ne dit rien. Ses yeux étaient fixes, sa figure
+presque aussi pâle que celle qu'elle montrait de sa petite main
+étendue; elle avait recommencé à trembler.
+
+-- Est-ce lui? demanda madame Perlet.
+
+La petite essaya de dire oui, mais elle ne put articuler un son.
+Charlot avait aussi regardé dans la direction que sa soeur
+indiquait et il se mit à crier de toutes ses forces.
+
+Alors une soeur s'approcha du groupe arrêté à quelques pas du lit
+au milieu de la salle.
+
+-- Il ne faut pas crier comme cela, mon petit homme, dit-elle.
+Cela fait mal aux malades.
+
+-- Ce n'est pas le père! criait le pauvre petit sans l'écouter et
+d'une voix lamentable, ce n'est pas le père!... Je veux m'en
+aller d'ici.
+
+-- Est-ce leur père? demanda à voix basse la soeur à madame
+Perlet qui s'efforçait de calmer le petit garçon. Est-ce votre
+mari?
+
+-- Non, non, Dieu merci. C'est leur père, mais ce n'est pas mon
+mari. Il est sain et sauf à la maison. On a déjà bien assez de
+misère sans celle-là. Il n'y a plus de mère, elle est morte.
+
+-- Pauvres enfants! dit la soeur avec compassion.
+
+-- Est-ce qu'il est bien mal? demanda madame Perlet se plaçant
+entre la soeur et Petite mère afin que celle-ci ne pût entendre.
+
+-- Très-mal; depuis lundi qu'il est ici il n'a pas repris
+connaissance. Le médecin dit pourtant qu'il y a encore de
+l'espoir, mais pour moi je n'en ai guère.
+
+-- Ne le dites pas aux enfants! les pauvres petits, ils sauront
+bien assez tôt qu'ils n'ont plus personne au monde!
+
+-- Ils auront le bon Dieu, dit la soeur.
+
+-- Ah! oui, ma soeur, sans doute, mais voyez-vous, ça ne suffit
+pas à des petits malheureux qui ont faim et soif. C'est bon pour
+ceux qui peuvent s'aider; alors le bon Dieu les aide aussi, comme
+dit mon mari, mais pour des enfants comme ceux-là, il faut une
+mère, voyez-vous. C'est comme si on me disait que le bon Dieu
+prend soin d'un petit oiseau sans plumes qui tombe du nid. Il
+n'en périt pas moins, le pauvret. Tout ce que je lui demande,
+moi, c'est qu'il nous laisse à nos enfants jusqu'à ce qu'ils
+soient grands; sans cela on a beau dire qu'il les aime, je ne m'y
+fierais pas.
+
+La soeur était un peu embarrassée pour répondre à ce discours.
+Elle se contenta de sourire et de dire:
+
+-- Vous n'avez pas de foi en Dieu.
+
+-- C'est possible. Je me contente de faire mon devoir de mon
+mieux et je pense que c'est tout ce que le bon Dieu peut demander
+de moi. Quant au reste, je n'y entends rien.
+
+-- Mais, dit la soeur, je ne sais qu'une chose, c'est que nous
+devons avoir confiance. Si de pauvres petits êtres souffrent ici,
+ils auront leur récompense là-haut.
+
+Pendant cet entretien les deux enfants s'étaient approchés tout
+doucement du lit. Charlot ne criait plus, il regardait de tous
+ses yeux et, sous la pâleur et la rigidité de cette figure il
+retrouvait peu à peu des traits familiers. Une des mains était
+étendue sur le drap; il la toucha doucement. Elle était froide,
+mais pas assez pour lui faire peur. Petite mère avança aussi la
+sienne et la laissa sur celle du malade, puis elle dit tout bas:
+
+-- Père!
+
+Rien ne répondit, pas le plus léger signe de vie.
+
+-- Ce n'est pas le père, dit Charlot à haute voix.
+
+Alors il y eut comme une contraction sur cette figure immobile,
+les yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Ce mouvement
+avait suffi pour que le petit garçon reconnût entièrement son
+père. Il se jeta sur lui en l'appelant de toutes ses forces, mais
+la soeur le prit et l'emporta de l'autre côté de la salle.
+
+-- Tais-toi, tais-toi, disait-elle, tu peux faire beaucoup de mal
+à ton papa. Si tu ne veux pas être tranquille il faut t'en aller.
+
+Cette menace effraya Charlot qui se tut aussitôt et revint près
+du lit que Petite mère n'avait pas quitté. Le malade était
+retombé dans son insensibilité absolue.
+
+-- Nous allons partir, dit madame Perlet, ça ne sert à rien de
+rester ici, et j'ai assez de besogne à la maison, Dieu merci.
+
+Petite mère la regarda d'un air suppliant sans oser parler, mais
+Charlot avait plus de courage.
+
+-- Je ne veux pas m'en aller, dit-il.
+
+-- Il le faut pourtant, mon garçon. Nous reviendrons dimanche.
+
+-- Je ne veux pas m'en aller, dit tranquillement le petit homme
+qui avait toujours pensé que la répétition des mêmes paroles leur
+donnait une force irrésistible.
+
+Pour toute réponse madame Perlet le prit d'une main ferme.
+
+Alors Petite mère leva sur elle des yeux pleins de larmes en
+disant:
+
+-- Ne pouvons-nous pas rester un peu?
+
+-- Ecoutez, dit la bonne soeur, s'ils veulent promettre de ne
+rien dire et d'être bien tranquilles, ils peuvent rester sans
+vous. Je les avertirai quand l'heure sera venue. Mais il faut
+être parfaitement sages, sans cela je les mettrai bien vite à la
+porte.
+
+En parlant ainsi elle regardait Charlot qui répondit par un signe
+de tête.
+
+-- Vous saurez trouver votre chemin pour revenir? demanda la
+concierge.
+
+-- Oh! oui, je suis sûre que je pourrai le retrouver, répondit
+Petite mère.
+
+Un moment après les deux pauvres petits étaient seuls, assis sur
+une chaise entre le mur et le lit où leur père était étendu sans
+mouvement. Ils ne voyaient de lui que sa main gauche qui reposait
+sur la couverture. Cette immobilité absolue ressemblait à la
+mort... Le savaient-ils? Petite mère, qui avait vu sa mère
+couchée sur son lit et l'avait appelée sans pouvoir lui faire
+ouvrir les yeux, le comprenait mieux que son frère. Elle ne
+pleurait pas, mais son pauvre petit coeur était comme glacé au
+dedans d'elle.
+
+L'hôpital!... c'était donc là l'hôpital... En face elle voyait
+les premiers lits d'une longue rangée, et dans chacun, en
+passant, elle avait vu une figure souffrante. Cette parole lui
+revenait comme un refrain:
+
+-- Y en a-t-il, là dedans, des malheureux!
+
+Et maintenant, c'était son père qui était "là dedans." Y
+resterait-il toujours? Ne reviendrait-il plus jamais dans leur
+petite chambre, leur apportant avec le pain, le sentiment si doux
+de ne plus être seuls? Ces pensées absorbaient Petite mère
+lorsqu'elle s'aperçut tout à coup que le malade qui occupait le
+troisième lit en face d'elle faisait de vains efforts pour
+atteindre quelque chose sur la table à côté de lui. Poser
+doucement Charlot par terre et courir à son aide, ce fut
+l'affaire d'un instant.
+
+Le malade était retombé sur son oreiller, épuisé par l'effort
+qu'il avait fait. Il regarda l'enfant dont les yeux anxieux
+l'interrogeaient et lui dit d'une voix qui n'était plus qu'un
+souffle:
+
+-- A boire...
+
+Elle n'entendit pas mais elle devina, et, prenant le gobelet
+d'étain à moitié plein d'une boisson rafraîchissante, elle se
+haussa sur la pointe des pieds et l'approcha des lèvres
+desséchées du malade qui but avidement une gorgée. Elle l'avait
+fait avec tant de soin qu'il n'y eut pas une goutte répandue.
+
+C'était un homme encore jeune que la maladie avait atteint et
+consumé en peu de semaines. Il savait qu'il allait mourir. Petite
+mère, oubliant sa timidité, essaya d'arranger son oreiller pour
+qu'il fût plus à l'aide, puis elle posa une petite main fraîche
+et caressante sur sa main brûlante.
+
+Le malade la regarda de ses yeux déjà voilés. La voyant si petite
+et si chétive, et pensant qu'elle n'aurait bientôt plus de père,
+car il devinait qu'elle était l'enfant de l'homme que, depuis
+trois jours, il voyait étendu sans mouvement en face de lui, il
+se sentit ému de pitié pour elle et murmura:
+
+-- Que Dieu te bénisse, pauvre petite!
+
+Ainsi Petite mère emporta la bénédiction d'un mourant.
+
+Charlot l'avait suivie; ils retournèrent s'asseoir à leur place.
+Toujours même silence, toujours même immobilité.
+
+Charlot finit par s'endormir sur les genoux de sa soeur. Lorsque
+la soeur vint les avertir qu'il était temps de partir, elle les
+trouva ainsi.
+
+Petite mère était bien triste de devoir s'éloigner de son père;
+mais elle comprit qu'il fallait se soumettre comme tout le monde.
+Autour d'elle, les visiteurs et les malades échangeaient leurs
+adieux: les uns se retournant pour faire un dernier signe, les
+autres les suivant des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu.
+Quelques-uns de ces derniers se demandaient sans doute si leurs
+amis les retrouveraient au jour de la prochaine visite; d'autres
+se consolaient en regardant ou en savourant les petites douceurs
+qu'on leur avait laissées: une orange, un pot de confiture,
+quelquefois une fleur. Et dans cette grande salle, où se
+trouvaient réunies tant de souffrances, il y avait aussi des
+joies, des attendrissements, des sentiments d'une inexprimable
+douceur. Plus d'une pauvre femme avait apporté à son mari un
+petit cadeau acheté au prix d'une dure privation, et tous deux
+étaient heureux, l'un de son sacrifice, l'autre de se sentir
+aimé.
+
+Le malade à qui Petite mère avait donné à boire était presque le
+seul qui n'eût pas eu de visite. En passant près de lui, elle le
+regarda; elle aurait voulu lui rendre encore un petit service,
+mais il s'était assoupi et ne la vit pas.
+
+La soeur, qui s'était prise d'affection pour les deux enfants,
+les accompagna jusqu'au haut de l'escalier. Là, elle se baissa
+pour embrasser Charlot en disant:
+
+-- Tu pourras revenir dimanche; mais il faudra encore être bien
+sage, tu sais?...
+
+-- Est-ce qu'il sera mieux dimanche? demanda Petite mère.
+
+-- Dieu seul le sait, ma fille. Il faut le lui demander.
+
+-- Mais nous ne savons pas où il est, dit Charlot.
+
+-- Comment! s'écria la bonne soeur, confondue de cette ignorance,
+tu ne sais pas où est le bon Dieu?...
+
+-- Non. Je ne l'ai jamais vu...
+
+-- Il est dans le ciel, mon enfant... On ne t'a donc rien
+appris... Ta mère ne t'enseigne donc pas à prier?
+
+-- Je n'en ai pas, répondit Charlot.
+
+-- Elle est morte quand il était tout petit, ajouta Petite mère.
+
+-- Oh! pauvres enfants!...
+
+Et la soeur les regarda d'un air de pitié si profonde que Petite
+mère en fut troublée. Ils étaient donc bien à plaindre, puisque
+tout le monde les regardait ainsi.
+
+Lorsqu'ils eurent descendu la moitié du grand escalier, la soeur
+les rappela et les embrassa encore une fois.
+
+-- Le bon Dieu prend soin des orphelins, dit-elle. N'oubliez pas
+de le prier. Est-ce que personne ne vous l'a jamais dit?
+
+-- Si, répondit Petite mère, ma maman me l'a dit; mais je ne sais
+plus...
+
+Il fallait retourner auprès de ses malades. La soeur soupira et
+s'éloigna rapidement en répétant:
+
+-- Pauvres petits!...
+
+Lorsqu'ils eurent refait tout le chemin dans l'intérieur du vaste
+édifice et qu'ils se retrouvèrent dans la rue, Charlot leva les
+yeux et vit le ballon captif qui planait au-dessus des dômes et
+des hautes tours des églises, dans le bleu du ciel.
+
+-- Petite mère, dit-il, ne crois-tu pas qu'il demeure dans le
+ballon, le bon Dieu?...
+
+-- Je ne sais pas, répondit-elle, un peu surprise de cette idée.
+Peut-être... Mais alors il ne pourrait pas nous entendre. Je
+voudrais bien que quelqu'un nous explique tout cela.
+
+
+
+XI
+
+
+
+Les deux enfants s'étaient arrêtés, les yeux fixés sur le ballon
+qui montait lentement dans l'air lumineux, lorsqu'une voix
+fraîche et douce, parlant tout près d'eux, attira leur attention.
+C'était celle d'une petite fille qui marchait à côté de sa mère.
+Elle était plus grande que Petite mère, mais ne paraissait guère
+plus âgée. Sa figure et son costume faisaient le plus parfait
+contraste avec la chétive enfant qu'elle regardait: une robe de
+mousseline blanche, de larges rubans bleus, une longue et
+abondante chevelure blonde tout ondulée, des gants blancs, de
+petits souliers blancs aussi, une figure rosée et de riants yeux
+bleus, voilà ce que vit Petite mère lorsqu'elle se retourna. Elle
+en fut toute saisie, toute ravie, et regarda la petite fille
+comme on regarde un tableau.
+
+-- Maman, disait celle-ci, vois-tu comme ils ont l'air
+malheureux, ces pauvres petits!
+
+-- Oui, répondait la mère distraite, mais nous sommes pressées.
+Viens, Edith, ne m'arrête pas ainsi.
+
+-- Oh! maman, je suis sûre qu'ils ont faim.
+
+-- Eh bien, voilà des sous, donne-les-leur, ma fille, mais
+dépêche-toi...
+
+Edith prit les gros sous que sa mère avait tirés de sa poche et
+les regarda d'un air mécontent.
+
+Au même moment une dame de la connaissance de madame Grandville
+traverse la rue pour lui parler. Voilà la petite fille libre de
+ses mouvements; elle se hâte d'en profiter.
+
+Glissant les gros sous dans sa poche, elle y prit un
+porte-monnaie en miniature fait pour contenir des centimes ou des
+pièces d'or: ce qu'elle en sortit, c'était son petit trésor, une
+pièce brillante qu'on lui avait donnée la veille, puis elle
+s'approcha de Petite mère qui était toujours en contemplation
+devant cette apparition merveilleuse.
+
+-- Je suis sûre que tu as faim, lui dit-elle.
+
+Petite mère devint très rouge et ne répondit pas, mais Charlot
+n'avait pas tant de scrupules.
+
+-- Moi, j'ai faim, dit-il. Petite mère n'a pas aussi faim que
+moi, elle.
+
+-- Est-ce que tu mendies?... demanda encore Edith sans faire
+attention au petit garçon, mais s'adressant toujours à sa soeur.
+
+-- Oh! non, répondit la petite que ce mot fit rougir encore
+davantage.
+
+-- Tant mieux, parce que maman dit qu'aux mendiants il faut
+donner des sous, mais puisque tu ne mendies pas, tiens, prends
+ça: tu pourras acheter tout ce que tu voudras.
+
+La petite pièce jaune brilla dans la main gantée de blanc et
+passa dans la main brune et menue de l'autre enfant, sans que
+celle-ci comprît ce que cela voulait dire. Et avant qu'elle fût
+revenue de sa surprise, la figure rose et riante avait effleuré
+la sienne, et elle avait reçu un baiser.
+
+Puis Edith, légère et joyeuse d'avoir pu faire sa volonté,
+rejoignit sa mère avant que celle-ci se fût aperçue de son
+absence; toutes deux s'éloignèrent rapidement et tournèrent le
+coin de la rue.
+
+Petite mère restait immobile, ne sachant pas si ce qui venait de
+se passer était un rêve. Jamais elle n'en avait fait de si beau.
+
+Cette jolie créature vêtue de blanc, ce sourire, cette douce
+voix, ce baiser, toute cette apparition avait été si rapide! mais
+elle tenait la preuve de sa réalité, la petite pièce ronde qui
+brillait au soleil. Elle la regardait dans sa main ouverte et
+certes les passants auraient pu s'étonner de voir une petite
+fille si pauvrement vêtue en possession d'une pièce de dix
+francs.
+
+-- Oh! que c'est beau! dit Charlot lorsqu'il la vit briller.
+Petite mère, qu'est-ce que c'est? donne-la-moi, je veux jouer
+avec.
+
+-- Non, non, répondit-elle, car, sans se rendre compte de sa
+valeur, elle savait que c'était une chose précieuse. Non,
+Charlot, ce n'est pas pour jouer. C'est une pièce de cinquante
+centimes en or. Je vais la mettre dans un coin de mon mouchoir
+pour ne pas la perdre. Mais pourquoi est-ce qu'elle m'a donné
+cela? Oh! comme elle était jolie!.. Je voudrais la revoir,
+Charlot.
+
+-- Mais tu n'as qu'à la regarder, elle est dans ta poche.
+
+-- Ce n'est pas la pièce de cinquante centimes, c'est la petite
+dame. Charlot, as-tu vu comme elle avait de beaux cheveux d'or?
+et sa robe, elle était toute blanche comme ce nuage qui est
+là-haut, et sa figure était comme une rose de mai; tu sais nous en
+avons vu à l'hôpital, des roses de mai. Il y a une dame qui en a
+apporté.
+
+-- Moi je voudrais bien mieux qu'elle m'eût donné à manger, dit
+Charlot d'un ton de mécontentement.
+
+-- Mais avec dix sous nous aurons beaucoup à manger, Charlot.
+
+-- Alors achète-moi un gâteau.
+
+-- Non, il vaut mieux aller d'abord dire à madame Perlet que nous
+sommes revenus et elle nous dira ce que nous pouvons acheter avec
+tout cet argent. Tu sais, Charlot, les gâteaux ne sont pas si
+bons pour toi que le pain et le lait, ou peut-être un petit
+morceau de viande... ajouta la sage Petite mère dont les
+ambitions grandissaient à mesure qu'elle réfléchissait à tout ce
+qu'elle pourrait avoir avec sa nouvelle richesse.
+
+De temps en temps elle mettait sa main dans sa poche pour
+s'assurer que la pièce de cinquante centimes ne s'était pas
+envolée, mais le noeud au mouchoir était fait solidement et elle
+la retrouvait toujours à sa place.
+
+Nous allons laisser les deux enfants suivre le chemin qui les
+ramène à la maison, pour rejoindre la petite Edith et sa mère.
+
+-- Leur as-tu donné les sous? demanda celle-ci au bout d'un
+moment, car la rencontre de son amie lui avait fait oublier
+l'incident.
+
+-- Non, maman.
+
+-- Et pourquoi?
+
+-- C'est qu'ils ne mendient pas. On ne donne des sous qu'à ceux
+qui mendient, n'est-ce pas?
+
+-- Sans doute.
+
+-- Alors je leur ai donné ma pièce.
+
+-- Ta pièce?... Que veux-tu dire?
+
+-- Celle que tu m'avais donnée hier, maman.
+
+-- Edith!... s'écria la mère s'arrêtant court et regardant en
+face la petite fille, tu n'as pas donné ta pièce de dix
+francs?...
+
+Edith regarda sa mère, sans s'émouvoir et répondit:
+
+-- Mais si, maman. Ils ne sont pas des mendiants, la petite fille
+me l'a dit.
+
+-- Mais alors pourquoi la lui donner?
+
+-- Maman, tu m'avais dit que tu me la donnais pour me faire
+plaisir...
+
+-- Sans doute, pour t'acheter quelque chose qui t'aurait fait
+plaisir...
+
+-- Eh bien, maman, cela m'a fait plaisir de la donner.
+
+-- Mais, mon enfant, c'est une action déraisonnable. On donne des
+sous dans la rue, on ne donne pas des pièces d'or.
+
+-- Je donnerai des sous aux mendiants; mais à cette petite fille
+j'ai donné ma pièce d'or, parce que je l'aime.
+
+-- Comment peux-tu l'aimer? tu ne la connais pas.
+
+-- Oh! cela ne fait rien. Elle est si pâle et si maigre, et elle
+a l'air si gentil! J'ai oublié de lui demander son nom. Quel
+malheur! je ne saurai pas quel nom lui donner quand je penserai à
+elle. Eh bien, je l'appellerai Fleurette. C'est un joli nom,
+n'est-ce pas, maman?
+
+-- Tu l'auras bien vite oubliée, ma fille.
+
+-- Oh! non, je t'assure que je ne l'oublierai pas et quand je la
+rencontrerai je la reconnaîtrai tout de suite et je l'embrasserai
+encore.
+
+-- Comment, encore? est-ce que tu l'as donc embrassée?...
+
+-- Mais oui, maman. Ce n'est pas mal n'est-ce pas?
+
+-- C'est absurde, mon enfant. Embrasser une petite fille de la
+rue, déguenillée, sale sans doute.
+
+-- Non, maman, pas sale. Elle était très propre et son petit
+frère aussi. Elle a une jolie petite figure, toute pâle et si
+douce!... Oh! maman, tu ne l'as pas regardée, sans cela tu
+l'aimerais.
+
+-- Quelle singulière petite fille tu es, Edith, dit madame
+Grandville, on ne sait où tu prends tes idées. Nous voilà
+arrivées un peu en retard, je le crains. Montons vite et tâche
+d'oublier ta nouvelle amie.
+
+Madame Grandville conduisait sa fille à un cours à la mode où
+toutes les jeunes filles se rendent en grande toilette, à peu
+près comme Edith elle-même. Elle était une des élèves favorites,
+car outre qu'elle avait assez d'intelligence et de désir
+d'apprendre pour faire honneur à ses maîtres, on ne pouvait
+s'empêcher de l'aimer pour elle-même.
+
+Jamais peut-être, sans être précisément une princesse, une enfant
+n'avait été placée dans une situation mieux faite pour la gâter
+et l'enorgueillir que ne l'était Edith Grandville. Fille unique
+de parents très riches elle avait été toujours, non seulement
+aimée, mais admirée, et l'admiration est une nourriture malsaine
+pour les petits comme pour les grands. Jamais on ne l'avait
+punie, et lorsqu'on la reprenait c'était avec tant de douceur et
+de tendresse que son petit coeur ne pouvait être ni froissé ni
+attristé. Elle avait eu bien peu de désirs qui ne fussent
+satisfaits. A part quelques petites maladies que les soins de sa
+mère transformaient presque en plaisirs, elle ne savait ce que
+c'est que de souffrir. Elle n'avait jamais vu autour d'elle que
+des visages souriants, jamais entendu que des paroles
+affectueuses et enjouées.
+
+Chose étrange, chose bien rare et presque contre nature, car
+Edith était gâtée en ce sens qu'il lui semblait naturel d'avoir
+tout ce qu'elle désirait, elle n'était pas égoïste. Il ne lui
+venait pas à l'esprit qu'une de ses volontés pût être contrariée,
+mais elle voulait rendre les autres heureux autour d'elle tout
+autant qu'être heureuse elle-même. Ses dispositions naturelles
+étaient si aimables qu'elle s'oubliait même souvent pour les
+autres, et lorsque le soir elle faisait sa prière, son coeur
+débordait d'amour pour les siens, de reconnaissance envers Dieu
+qui lui avait donné tant de bonheur, et de pitié pour ceux dont
+la vie n'était pas douce comme la sienne. Sa mère aurait voulu
+lui laisser ignorer qu'il y a des malheureux, mais Edith n'était
+pas de ceux qui passent, sans rien voir et sans rien comprendre,
+au milieu des misères humaines. Toute petite elle avait eu pitié
+de l'aveugle qui mendie sous une porte cochère, du pauvre chien
+affamé, et elle savait reconnaître sur les traits des enfants
+qu'elle rencontrait dans la rue, les traces de la souffrance et
+de la faim. Elle avait pour cela les yeux pénétrants de l'amour.
+
+Sa mère l'emmenait de préférence dans les beaux quartiers où l'on
+rencontre moins de misère, et où l'on peut plus facilement les
+oublier; mais dans une grande ville, où ne rencontre-t-on pas la
+souffrance?
+
+Tout en regardant sa fille au milieu de ses compagnes, madame
+Grandville pensait à ce qui venait de se passer, et se demandait
+comment les autres mères jugeraient une action aussi
+extravagante. Donner dix francs et un baiser à une petite
+mendiante -- car elle persistait à appeler ainsi notre pauvre
+Petite mère -- c'était la plus étrange des étranges idées de sa
+fille. Madame Grandville était bonne et charitable dans le sens
+ordinaire du mot: elle ne passait guère à côté d'une main tendue
+sans y mettre son obole, et elle s'occupait de beaucoup d'oeuvres
+de bienfaisance, mais elle n'avait pourtant rien en elle qui
+ressemblât aux élans d'amour de son enfant. Elle s'en étonnait,
+s'en inquiétait; elle y voyait pour l'avenir une source de
+souffrance.
+
+-- Avec l'âge elle s'en guérira peut-être, pensait-elle: il faut
+qu'elle soit beaucoup avec d'autres enfants, c'est ce qu'il y a
+de mieux pour elle. Sans cela, étant seule avec de grandes
+personnes, elle pourrait devenir un peu étrange.
+
+La leçon venait de finir, un joyeux éclat de rire d'Edith tira sa
+mère de sa méditation et lui sembla comme une réponse à sa
+pensée. Les petites élèves du cours sortirent ensemble et
+s'éparpillèrent comme un essaim de gais papillons. Edith marcha
+quelques moments avec des amies qui suivaient le même chemin,
+puis elle se retrouva seule avec sa maman à l'endroit même où
+deux heures auparavant elle s'était arrêtée pour parler à Petite
+mère.
+
+-- C'est là qu'était Fleurette, dit-elle; je voudrais bien
+qu'elle y fût encore, mais nous la retrouverons bien sûr un jour.
+
+-- Ce n'est pas probable, mon enfant. Ces petites mendiantes, ça
+erre dans tout Paris; ces enfants-là n'ont souvent aucune demeure
+fixe.
+
+-- Oh! les pauvres petits!... Mais pourquoi leurs parents ne
+prennent-ils pas soin d'eux? Tu ne me laisserais pas errer dans
+tout Paris, maman?
+
+-- Non, certainement, reprit madame Grandville en serrant la
+petite main qu'elle tenait dans la sienne, mais c'est bien
+différent. Les parents de ces pauvres enfants travaillent tout le
+jour, ou peut-être mendient eux-mêmes. Et puis, tu comprends, ils
+n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes idées que nous.
+
+-- Je ne comprends pas, maman; ils aiment aussi leurs enfants,
+n'est-ce pas?
+
+-- Oui, mais ils ne peuvent pas les soigner comme nous; ils ne
+les aiment pas tout à fait de la même manière: ils sont habitués
+à les négliger et à les voir souffrir.
+
+-- Maman, reprit Edith, après un moment de réflexion, est-ce que
+tu pourrais t'habituer à me voir souffrir?
+
+-- Non, ma chérie, certainement pas. Cela me déchirerait le
+coeur.
+
+-- Pourtant, s'il le fallait?...
+
+-- Ah! s'il le fallait!... mais je ne m'y habituerais jamais.
+
+-- Peut-être qu'ils se n'y habituent pas non plus, mais qu'il
+faut le supporter, dit l'enfant d'un petit air réfléchi. Oh!
+maman, si j'étais le bon Dieu je n'aurais pas fait des pauvres.
+J'aurais voulu que tous les enfants fussent heureux.
+
+-- Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, répondit
+madame Grandville qui ne pouvait pas expliquer à sa fille que le
+bon Dieu n'a pas fait les pauvres, mais que la pauvreté est le
+résultat de l'égoïsme, de la paresse, de la maladie, en un mot du
+mal qui règne sous tant de formes diverses dans le monde.
+
+-- Ah! oui, dit Edith avec un profond soupir. Mais plus tard je
+comprendrai et alors je tâcherai qu'il n'y ait plus de pauvres.
+
+-- Ma pauvre chérie, tu auras bien à faire; mais ne pense plus à
+tout cela, et va vite demander à ta bonne de te donner ton
+goûter.
+
+Lorsque ce soir-là Edith fut dans le petit lit tout entouré de
+mousseline blanche qui faisait ressortir la jolie tenture de sa
+chambre bleue, et que sa mère vint l'embrasser, elle lui dit en
+passant ses deux bras autour de son cou:
+
+-- Maman, tu n'es pas fâchée de ce que j'ai donné ma pièce de dix
+francs?
+
+-- Fâchée?... non, ma chérie, mais je voudrais que tu devinsses
+plus raisonnable.
+
+-- Alors, maman, le Seigneur Jésus n'était pas raisonnable...
+
+-- Que veux-tu dire, mon enfant?
+
+-- Mais, maman, il l'a dit: Tout ce que vous voulez que les
+autres vous fassent, faites-le-leur aussi de même. Eh bien, moi,
+si j'étais comme Fleurette, je voudrais bien qu'on me donnât une
+pièce de dix francs.
+
+-- C'est vrai, mais vois-tu, ma fille, tu ne peux pas encore
+juger par toi-même de toutes ces choses. Tu auras peut-être fait
+beaucoup de mal à cette petite fille en lui donnant tant
+d'argent.
+
+-- Beaucoup de mal... Comment cela peut-il lui faire du mal?
+
+-- Elle en fera peut-être un mauvais usage.
+
+-- Mais, maman, tu me l'avais bien donnée à moi! Cela ne m'a pas
+fait de mal.
+
+-- C'est bien différent. Elle n'est pas habituée à avoir de
+l'argent et elle n'a peut-être personne pour la conseiller.
+
+Edith était toute pensive.
+
+-- Maman, au moins je ne lui ai pas fait de mal en
+l'embrassant?...
+
+-- Non, sans doute.
+
+-- Eh bien, une autre fois je ne lui donnerai qu'un baiser.
+
+
+
+XII
+
+
+
+Petite mère et Charlot avaient marché lentement. Il faisait
+chaud, et puis Charlot avait mille choses à dire sur l'emploi des
+cinquante centimes en or. Ne pourrait-on pas acheter du pain et
+du lait, et de la viande, et du chocolat?... et peut-être encore
+des souliers?... Les siens laissaient entrer les petites pierres
+et cela lui faisait bien mal... Petite mère secouait sagement la
+tête: elle ne pensait pas qu'on pût avoir tant de choses, mais
+elle avait cependant une vague idée qu'une pièce de dix sous en
+or valait plus qu'une pièce de dix sous ordinaire. Tout en
+marchant lentement, et en se trompant de chemin une ou deux fois,
+ils arrivèrent pourtant.
+
+La loge était pleine; plusieurs voisines s'y étaient réfugiées,
+car il commençait à pleuvoir et nos deux enfants rentrèrent à
+peine à temps pour échapper à l'orage qui avait menacé tout le
+jour. Madame Perlet causait avec ses locataires de l'injustice
+dont elle et son mari étaient l'objet de la part du propriétaire;
+tout le monde s'accordait à condamner la conduite de celui-ci.
+
+-- C'est bien triste pour vous, disait une femme d'une
+physionomie douce, et ce n'est pas gai non plus pour nous autres
+locataires, car nous avions de braves concierges, obligeants et
+bien honnêtes, et Dieu sait ce qu'on nous donnera à la place.
+
+-- Je ne dis pas, reprit une autre, que vous n'ayez pas été
+quelquefois un peu exigeante pour le terme, madame Perlet, mais
+vous n'auriez pas voulu nous faire mettre à la porte pour un
+petit retard, tandis qu'avec ceux que nous aurons... Je vois ça
+d'ici. Le propriétaire les a choisis exprès parce qu'ils sont
+durs. Sans ça il vous aurait laissée dans votre place, car quel
+mal lui avez-vous fait, à cet homme? Ils nous mettront à la rue
+le plus vite possible. Allons, nous avions sans doute la vie
+encore trop douce; nous en verrons de dures d'ici à quelque
+temps...
+
+La locataire, après avoir exprimé ainsi ses noires prévisions,
+prit un lourd paquet qu'elle avait déposé sur le carreau et
+allait quitter la loge, lorsqu'un mot de Charlot lui fit dresser
+l'oreille.
+
+-- Madame Perlet, disait le petit garçon en tirant celle-ci par
+sa robe pour attirer son attention, vous ne savez pas?... Petite
+mère a une pièce de dix sous en or?
+
+-- Que veux-tu dire, petit? répondit la concierge, qu'est-ce que
+c'est qu'une pièce de dix sous en or?
+
+-- Oh! c'est si joli... c'est tout jaune et ça brille! C'est une
+belle petite dame qui la lui a donnée. Montre-la, Petite mère.
+
+Petite mère tira son mouchoir de sa poche, en défit soigneusement
+le noeud, et montra aux regards étonnés des assistants une jolie
+pièce d'or toute neuve.
+
+-- Mais c'est une pièce de dix francs! s'écria madame Perlet. Où
+est-ce que ces enfants ont pu la prendre?...
+
+-- Je vous dis que c'est la belle petite dame qui l'a donnée,
+cria Charlot.
+
+-- Quelle petite dame?
+
+-- Elle était dans la rue, elle est venue vers nous, elle a donné
+cette belle pièce de dix sous à Petite mère, elle l'a embrassée,
+et ensuite elle est partie.
+
+-- Tu ne la connaissais pas? demanda madame Perlet en s'adressant
+à la petite fille.
+
+-- Non, répondit celle-ci.
+
+-- Où l'as-tu rencontrée?
+
+-- Je ne sais pas... dans une rue.
+
+-- Et tu lui as demandé l'aumône?
+
+-- Oh! non, je ne lui ai rien demandé.
+
+-- Ca n'est pas croyable, dit une des voisines.
+
+-- Ca me fait l'effet d'une histoire, ajouta une autre.
+
+Cette bonne fortune des deux pauvres enfants avait tourné les
+esprits à la malveillance. Petite mère le sentait vaguement et
+paraissait plus timide encore que de coutume.
+
+-- Allons, dit madame Perlet, c'est sans doute quelqu'un qui a
+cru donner une pièce de monnaie, mais le bon Dieu l'aura permis
+pour venir en aide à ces enfants. Si vous aviez vu comme moi leur
+père, dans l'état où il est, vous auriez pitié d'eux.
+
+Les voisine continuaient à secouer la tête et à chuchoter entre
+elles!
+
+-- Ecoutez, dit la concierge, ce n'est pas pour vous fâcher, mais
+vous devriez voir d'un coup d'oeil que ces enfants sont honnêtes
+et ne peuvent pas même deviner vos mauvaises idées; quant à moi
+je suis sûre qu'ils disent vrai.
+
+Les voisines, un peu offensées de ce discours, sortirent sans
+répondre et continuèrent leur conversation dans l'escalier.
+Lorsque madame Perlet fut seule avec les enfants, elle regarda
+Petite mère dans les yeux et lui demanda:
+
+-- C'est bien vrai, ce que vous avez raconté?
+
+-- Oui, répondit-elle sans hésiter.
+
+-- Dis-moi bien maintenant comment cela s'est passé.
+
+Petite mère refit d'une manière plus détaillée le récit de son
+frère. Madame Perlet comprit que la "belle petite dame" était une
+enfant.
+
+-- Il y en a comme ça de ces riches, dit-elle à son mari qui
+était dans l'arrière-loge occupé, faute d'autre ouvrage, à
+réparer les chaussures de ses enfants, il y en a qui donnent sans
+compter, par caprice. Peut-être qu'elle ne s'est pas trompée.
+
+-- Si on la retrouvait on le lui demanderait, répondit le
+cordonnier, mais... allez-moi retrouver dans Paris quelqu'un dont
+on ne sait pas le nom!...
+
+-- En attendant, reprit la femme s'adressant de nouveau à Petite
+mère, tu feras bien de me confier ta pièce de dix sous, comme tu
+l'appelles, et je t'achèterai tous les jours du pain, du lait,
+des haricots... enfin de quoi vous nourrir tous les deux.
+
+-- Et des souliers?... dit Charlot en montrant les siens.
+
+-- Oh! des souliers!... il faudrait plus que cela pour vous en
+acheter à tous deux. Ceux de ta soeur sont encore plus mauvais
+que les tiens, mais il n'y a pas moyen d'y penser. Sais-tu ce que
+tu pourrais faire, Perlet? -- les leur réparer, et nous
+prendrions sur les dix francs de quoi te payer ta peine. Ce
+serait toujours ça.
+
+-- Prendre l'argent de ces pauvres petits!... Tu n'y penses pas,
+madame Perlet!... Je leur réparerai leurs chaussures après celles
+des enfants. Ca ne me coûtera rien, j'ai encore des morceaux de
+cuir et mon temps n'est pas bien précieux maintenant. Je leur
+ferai ça un de ces soirs quand ils seront couchés. -- Mais dis
+donc, madame Perlet, qu'est-ce que tu vas faire de leur argent.
+
+-- Je vois bien que tu as peur que je ne le prenne pour les
+nôtres, mais sois tranquille, je sais bien que ça ne leur
+profiterait pas. Je leur achèterai pour cinquante centimes par
+jour: ça leur en durera vingt, et peut-être qu'au bout de ce
+temps le père sera guéri, car il paraît qu'il y a de l'espoir.
+Avec cinquante centimes ils auront une livre de pain, deux sous
+de lait et quatre sous de légumes secs que je leur ferai cuire;
+ils ne mourront pas de faim. C'est une bonne idée qu'elle a eue
+là, cette belle petite dame.
+
+-- Ah! elle était bien belle! dit Charlot qui suivait
+attentivement la conversation; elle avait de beaux cheveux d'or
+et une robe toute blanche...
+
+-- C'était peut-être une princesse, dit madame Perlet; pour les
+princesses une pièce d'or c'est comme un sou pour d'autres.
+
+-- Bah! dit le cordonnier, les princesses ne courent pas les
+rues. La pièce d'or est là; c'est l'essentiel. Ne nous occupons
+pas du reste.
+
+Quand la nuit vint, les deux enfants étaient dans leur chambre,
+et sur la table que Petite mère nettoyait si bien quoiqu'on ne la
+salît guère, on voyait un gros morceau de pain et une tasse de
+lait. C'était le déjeuner du lendemain, car la bonne madame
+Perlet leur avait donné une assiettée de soupe avant de les faire
+monter. Charlot regardait ces provisions d'un air très-tendre; il
+proposa à sa soeur d'en goûter "un tout petit peu". Mais celle-ci,
+prévoyante et raisonnable, savait bien qu'il n'y en avait pas
+trop pour le lendemain. Elle savait aussi que si l'on y goûtait
+"seulement un tout petit peu", comme disait son frère, il était
+probable que tout y passerait. Elle prit donc le lait et le pain
+et, montant avec précaution sur la chaise sans dossier, elle
+plaça les précieuses provisions sur une planche, à l'abri même
+des regards de convoitise du petit garçon.
+
+Celui-ci soupira et se soumit.
+
+-- Petite mère, demanda-t-il en se déshabillant pour se mettre au
+lit, crois-tu que la belle petite dame a tous les jours du pain
+et du lait tant qu'elle en veut?
+
+-- Je crois qu'oui, répondit Petite mère d'un air réfléchi, et
+peut-être encore d'autres choses.
+
+-- Quoi donc? demanda Charlot, s'arrêtant et fixant sur sa soeur
+des yeux pleins d'une ardente curiosité.
+
+-- Oh! je ne sais pas. Peut-être qu'elle a tous les jours de la
+viande, et des pommes de terre, et des gâteaux, et du chocolat!..
+
+Charlot soupira encore; il pensait que c'était un sort bien
+heureux et qu'il voudrait que ce fût aussi le sien.
+
+-- Te rappelles-tu, demanda-t-il, quand le père nous a donné du
+chocolat?...
+
+-- Oh! oui, c'était bien bon. Maintenant que nous avons tant
+d'argent je veux t'en acheter pour deux sous.
+
+-- Demain, dès que nous serons levés!... dit Charlot.
+
+-- Oui, si madame Perlet veut nous donner l'argent; mais, tu
+sais, le matin elle n'est pas si bonne que l'après-midi; il
+vaudrait peut-être mieux le lui demander l'après-midi.
+
+Un troisième soupir. Charlot était dans une disposition de
+douceur et de soumission tout à fait extraordinaire; ce qu'il
+avait vu dans la journée l'avait rendu sérieux.
+
+-- Charlot, dit Petite mère lorsqu'il fut couché, tu sais que la
+bonne soeur a dit qu'il faut prier pour que le père se guérisse.
+
+-- Je ne sais pas, répondit le petit homme à moitié endormi:
+qu'est-ce que c'est que prier?
+
+-- C'est demander au bon Dieu... Peut-être qu'il faudrait aussi
+le remercier pour la pièce d'or.
+
+-- Non, puisque c'est la petite dame qui l'a donnée.
+
+-- Madame Perlet a dit que c'est peut-être le bon Dieu qui l'a
+voulu afin que nous ayons du pain jusqu'à ce que notre papa soit
+guéri. Alors, tu comprends, il faut lui dire merci.
+
+Le petit garçon ne répondit pas; cela ne lui paraissait pas clair
+du tout.
+
+-- Charlot, ne veux-tu pas prier pour que le pauvre père soit
+guéri quand nous irons le voir dimanche?
+
+Une vision de la figure immobile et rigide qu'il avait vue passa
+devant les yeux fermés de l'enfant. Il murmura:
+
+-- Je ne veux pas aller le voir... Ca me fait peur...
+
+-- Oh! Charlot, notre pauvre papa! tu veux bien venir avec moi
+voir si le bon Dieu l'a guéri?
+
+Mais Charlot dormait et Petite mère fit toute seule sa prière.
+
+
+
+XIII
+
+
+
+Madame Nanette monta le lendemain sur sa charrette chargée de
+bidons plus tôt que de coutume. Elle n'avait pas ce jour-là sa
+bonne figure souriante; elle était soucieuse et préoccupée.
+Pendant tout le trajet elle ne prononça pas une parole et ne
+regarda pas autour d'elle. C'est que madame Nanette avait un gros
+poids sur le coeur.
+
+Arrivée devant la boutique du fruitier, elle descendit lentement
+de son siége et entra, ce qui n'était pas sa coutume.
+
+-- Vous êtes bien matinale aujourd'hui, madame Nanette, dit le
+fruitier en venant au devant d'elle.
+
+-- J'ai à vous parler, répondit brusquement la laitière. Vous
+savez, ces petits enfants que j'ai ramenés hier matin?...
+
+-- Oui, après?
+
+-- Connaissez-vous leur adresse?
+
+-- Non... et pourtant ils me l'ont dite. Attendez, n'était-ce
+pas?... Je ne puis me rappeler la rue, mais c'était près d'ici.
+Avez-vous absolument besoin de cette adresse?
+
+-- Oui, il me la faut tout de suite; ces malheureux enfants ont
+volé, la petite fille au moins, car le petit garçon est bien
+jeune. Cela paraît certain.
+
+-- Que vous avais-je dit? s'écria le fruitier d'un air
+triomphant. Ces enfants-là, c'est de la canaille, de la canaille
+en herbe, j'ai vu ça tout de suite. Qu'est-ce qu'ils ont pris?
+
+-- La jeune fille qui les a reçus pour passer la nuit avait au
+cou une croix en or qu'ils ont beaucoup admirée. Elle ne l'a pas
+retrouvée après qu'ils étaient partis. Elle a cherché partout.
+
+-- Ca ne demandait pas beaucoup de réflexion pour savoir que la
+petite drôlesse l'avait emportée; c'est futé comme des renards,
+ces petits va-nu-pieds. Je l'ai bien su voir tout de suite, que
+ce n'était rien de bon.
+
+-- Eh bien, moi, j'aurais mis ma main au feu que cette petite
+était honnête, dit madame Nanette, qui ne pouvait s'empêcher de
+trouver que le fruitier prenait un peu trop de plaisir à voir ses
+soupçons confirmés; elle avait une figure si douce.
+
+-- Une petite figure d'hypocrite... Mais comment faire pour avoir
+cette adresse? Tenez! je me souviens maintenant que, en
+descendant la rue, ils ont parlé au grand agent de police... Sans
+doute qu'ils lui ont demandé leur chemin. Le voilà justement en
+face sur l'autre trottoir, je vais l'appeler.
+
+Le grand agent de police vint aussitôt. Il se souvenait bien des
+enfants qui s'étaient jetés dans ses jambes et qu'il avait
+regardés de si haut, mais il eut un peu de peine à retrouver le
+nom de la rue. Quant au numéro il ne se le rappelait plus du
+tout, mais la rue n'était pas si longue et les deux pauvres
+petits y étaient sans doute connus.
+
+Munie de ces renseignements, madame Nanette continua sa tournée;
+elle avait l'air de plus en plus sombre. Ce matin-là elle n'eut
+pas le moindre sourire pour ses pratiques, tout au plus la
+politesse indispensable. On avait peine à la reconnaître.
+
+C'est que madame Nanette avait bon coeur, et cela lui faisait
+beaucoup de peine de penser que la petite figure pâle et
+sérieuse, qui lui avait inspiré tant d'intérêt, était celle d'une
+voleuse et d'une hypocrite.
+
+Sa tournée finie elle fit arrêter sa charrette à l'entrée de la
+rue que l'agent de police lui avait indiquée et, d'après sa
+description de nos deux pauvres petits, la première personne à
+qui elle s'adressa comprit sans difficulté de qui elle voulait
+parler.
+
+-- Eh! c'est Petite mère et son gros Charlot, dit la bonne dame
+qu'elle interrogeait. Tout le monde les connaît dans notre rue,
+les pauvres enfants. Tenez, c'est là à droite. Adressez-vous à la
+concierge, ils sont toujours fourrés chez elle.
+
+Madame Nanette entra dans la loge où elle ne trouva que madame
+Perlet et son mari.
+
+-- Vous voulez leur parler? dit la concierge, lorsque la
+visiteuse lui demanda les deux enfants, ils ne sont pas encore
+descendus. Attendez, je vais les appeler. Vous êtes sans doute
+une parente? C'est le bon Dieu qui bous envoie.
+
+Madame Perlet la retint.
+
+-- Non, dit-elle, je ne leur suis rien. Est-ce que vous
+connaissez les parents de ces enfants?
+
+-- La mère est morte depuis longtemps, le père est à l'hôpital.
+
+-- Ils disaient qu'ils ne savaient pas où il était?...
+
+-- Oui, mais nous l'avons retrouvé depuis hier.
+
+-- Alors, ils n'ont au moins pas menti.
+
+-- Menti! et pourquoi auraient-ils menti, les pauvres innocents?
+C'est-il vous qui les avez pris chez vous avant-hier à la
+campagne?
+
+-- Non, mais c'est moi qui les ai ramenés. Leur père est-il un
+honnête homme?
+
+-- Il a l'air d'un bien honnête homme, mais nous ne le
+connaissons pas depuis longtemps.
+
+-- S'il est honnête, il sera bien malheureux d'apprendre que sa
+petite fille a volé.
+
+-- Volé!... s'écria la concierge.
+
+-- Oui, elle a volé dans la maison où on les a recueillis et où
+l'on a été si bon pour eux.
+
+Alors elle raconta l'histoire de la croix d'or disparue.
+
+Madame Perlet écoutait avec stupeur.
+
+-- Mon Dieu! s'écria-t-elle, voilà pourquoi elle avait une pièce
+de dix francs! Elle avait vendu la croix, la petite malheureuse!
+
+Le sifflement particulier du cordonnier se fit entendre; c'était
+ainsi qu'il faisait en général comprendre à sa femme qu'elle
+avait fait une bêtise ou une maladresse, mais elle était trop
+préoccupée pour y faire attention.
+
+-- Voyons, dit-il, n'allons pas si vite. Rien n'est prouvé
+encore; je ne croirai pas facilement que cette Petite mère soit
+une voleuse, elle est trop bonne pour son petit frère. C'est
+admirable de voir comme elle s'oublie pour lui.
+
+-- Ah! dit madame Nanette, et si c'est pour lui qu'elle a
+volé?...
+
+-- On pourrait s'expliquer qu'elle prît pour lui un morceau de
+pain s'il avait faim... et encore je ne l'en crois pas capable...
+Mais un vol comme celui-là, je ne le croirai jamais.
+
+Madame Perlet se sentait un peu rassurée par la ferme conviction
+de son mari.
+
+-- Mais cette croix qui a disparu, comment expliquez-vous cela?
+demanda madame Nanette, et justement après que la petite fille
+l'avait admirée.
+
+-- C'est vrai, répondit madame Perlet, et puis il y a la pièce
+d'or...
+
+-- Il faut l'appeler, dit le cordonnier, elle pourra sans doute
+s'expliquer.
+
+Madame Perlet alla dans la rue et appela. Au bout de quelques
+minutes les enfants parurent se tenant la main. Charlot regarda
+d'un air curieux tout autour de lui; il s'était mis dans la tête
+qu'on les appelait ainsi pour leur donner le chocolat tant
+désiré. D'où serait-il venu? Il n'en savait rien. Il sentait
+seulement qu'il avait encore place dans son estomac pour
+l'accueillir, quoiqu'il eût, comme de coutume, absorbé une part
+très-considérable du déjeuner que nous savons; mais son regard
+inquisiteur ne rencontra rien, absolument rien qui pût confirmer
+cette espérance. Madame Nanette, M. et madame Perlet étaient tous
+les trois debout et graves. Sans s'en rendre bien compte, les
+deux enfants sentirent qu'il y avait quelque chose de particulier
+dans l'atmosphère. Ils reconnaissaient bien madame Nanette, mais
+comme elle ne leur disait rien, ils n'osèrent pas la saluer et se
+tinrent debout aussi devant ce redoutable groupe.
+
+-- Laissez-moi la questionner, dit le cordonnier.
+
+-- Petite mère, ma fille, continua-t-il avec un accent de bonté
+qui mit un peu au large le coeur de la pauvre enfant, dis-nous
+encore l'histoire de ta pièce d'or.
+
+Ce n'était pas facile pourtant de répondre à une injonction comme
+celle-là. Petite mère resta muette, ne comprenant pas pourquoi
+elle devait redire ce qu'elle avait déjà dit.
+
+-- Dis-nous qui te l'a donnée, répéta le cordonnier d'un air
+encourageant.
+
+-- C'est la belle petite dame, cria Charlot avant que sa soeur
+pût ouvrir la bouche.
+
+-- Attends ton tour, mon garçon. Où as-tu rencontré cette belle
+petite dame, ma fille?
+
+-- Dans la rue, répondit Petite mère d'une voix mal assurée et
+d'un air si timide qu'elle avait vraiment les apparences d'une
+coupable.
+
+-- Dans quelle rue?
+
+-- Je ne sais pas.
+
+-- Comment était-elle habillée?
+
+Petite mère répéta exactement sa description.
+
+-- Etait-elle seule?
+
+-- Non, avec une dame.
+
+-- C'était sa maman, interrompit Charlot.
+
+-- Et tu ne demandais rien?...
+
+-- Non.
+
+-- Alors comment se fait-il qu'elle ait eu l'idée de te donner?
+
+-- Je ne sais pas... Elle est venue vers moi pendant que sa maman
+causait avec une autre dame, et elle m'a demandé si je mendiais.
+J'ai dit non; alors elle m'a donné la belle pièce de cinquante
+centimes et elle m'a embrassée.
+
+Au souvenir de ce baiser, la voix de Petite mère trembla un peu
+plus; elle croyait le sentir encore.
+
+-- Oui, dit Charlot, et alors elle s'est vite sauvée et nous ne
+l'avons plus revue.
+
+-- Voilà, dit madame Nanette, une histoire qui n'est guère
+probable. Je m'en vais te dire, moi, ce que tu as fait, petite
+menteuse! Tu as volé la croix d'or de cette bonne Sylvanie qui
+vous a fait du bien à ton frère et à toi; tu as été la vendre
+pour dix francs, et tu as inventé cette histoire absurde pour
+tromper les braves gens qui ont confiance en toi. Et maintenant
+tu me regardes avec de grands yeux étonnés, comme si tu ne savais
+pas tout cela mieux que moi; mais nous ne sommes pas si bêtes que
+tu crois et nous savons ce qui en est aussi bien que si tu nous
+le racontais toi-même. Une petite créature pas plus haute que ça
+qui sait déjà voler, mentir, tromper, c'est du gibier de prison!
+Allons, allons, pas de ces airs d'innocence!... tu ne trompes
+plus personne, ainsi c'est inutile.
+
+Madame Nanette était tellement indignée de ce qu'elle croyait
+être l'hypocrisie de la pauvre enfant, qu'elle n'avait plus de
+pitié dans le coeur. Elle s'était attendue à trouver une petite
+fille coupable, mais honteuse de sa mauvaise action, et prête à
+tout avouer. Elle pensait que peut-être une enfant si jeune, et
+qui n'avait plus de mère, n'avait pu se rendre compte de ce
+qu'elle faisait en prenant ce qui ne lui appartenait pas; mais
+l'histoire si bien inventée de la pièce d'or, cette habileté,
+cette ruse, ces mensonges si bien combinés et qu'elle avait même
+appris à son petit frère, cet air d'étonnement qu'elle croyait
+joué, tout cela remplissait l'âme honnête de la fermière d'un tel
+dégoût, qu'elle n'avait plus qu'une pensée, faire partager aux
+autres ses sentiments d'indignation et voir traiter la
+malheureuse enfant avec le mépris qu'elle méritait.
+
+-- N'est-ce pas affreux? demanda-t-elle au concierge et à sa
+femme.
+
+-- Ah! oui, c'est affreux, répondit madame Perlet.
+
+Mais le cordonnier prit la parole: Ce qui est affreux, dit-il,
+c'est qu'on puisse croire si facilement au mal. Je ne dis pas que
+la pauvre petite n'ait pas bien des choses contre elle, mais moi
+qui la connais un peu, je sais qu'elle a pour elle son bon
+caractère, sa bonne conduite, et son nom lui-même. Allons, Petite
+mère, ma fille, viens ici, ajouta le brave homme en l'attirant à
+lui, et dis-moi si tu sais de quoi on t'accuse.
+
+Petite mère le regarda d'un air terrifié et suppliant. Il vit
+bien qu'elle n'avait pas entièrement compris.
+
+-- Cette dame dit que tu as pris la croix d'or de Sylvanie et que
+tu l'as vendue pour ta pièce d'or.
+
+L'enfant resta muette. C'était si étrange qu'on pût croire une
+semblable chose.
+
+-- Tu l'as vue, cette croix d'or?
+
+-- Oui, elle me l'a mise au cou un petit moment.
+
+-- Qu'en as-tu fait?
+
+-- Je la lui ai rendue.
+
+-- Et quand tu es partie, où était-elle, la croix?
+
+-- Sylvanie ne l'avait pas au cou, répondit Petite mère,
+rassemblant ses souvenirs, je ne crois pas, au moins.
+
+-- Je crois bien qu'elle ne l'avait pas!... interrompit madame
+Nanette.
+
+-- L'avais-tu revue le matin avant de partir?
+
+-- Non, répondit l'enfant dont la voix peu à peu se
+raffermissait.
+
+-- Tu nous dis bien la vérité?... Tu sais que Dieu t'entend.
+
+En parlant ainsi le cordonnier regardait au fond de ses yeux
+limpides; il ne put s'empêcher de sourire en rencontrant son
+regard candide lorsqu'elle répondit:
+
+-- Oui.
+
+En entendant ces paroles, Charlot jeta un coup d'oeil inquiet
+autour de lui: "Tu sais bien que Dieu t'entend," avait dit le
+cordonnier. Il fallait bien que ce fût vrai puisque tout le monde
+le disait. Dieu n'était donc pas dans le ballon, car il n'aurait
+pas pu entendre de si loin Petite mère qui parlait si bas. Où
+était-il donc?
+
+-- Eh bien, dit M. Perlet, c'est une singulière histoire, mais je
+suis convaincu -- vous m'entendez, madame -- que cette petite n'a
+rien fait de mal et qu'elle dit la vérité. Je ne puis pas vous
+forcer à le croire, mais souvenez-vous de ce que je dis. Un jour
+viendra où tout sera expliqué.
+
+-- Vous êtes facilement satisfait, répondit madame Nanette; je ne
+demanderais pas mieux que de le croire car cette petite m'avait
+pris le coeur; mais que voulez-vous? je ne peux pourtant pas dire
+qu'il fait nuit en plein midi, et je vous conseille tout de même
+de bien la surveiller.
+
+Et madame Nanette sortit de la loge sans saluer personne. Elle
+craignait que tout le monde ne fût d'accord pour la tromper.
+
+-- Ecoute, madame Perlet, dit le cordonnier lorsqu'elle eut
+disparu, tu as confiance en moi, n'est-ce pas?
+
+-- Certainement... mais pourtant... Es-tu bien sûr? Tout cela est
+si singulier!... Nous ne connaissons pas beaucoup ces enfants.
+
+-- Il n'y a pas besoin de tant de connaissance. On voit bien vite
+si l'on a affaire à un bon petit coeur, et je suis sûr que celle-ci
+en a un où il n'y a pas plus place pour le mensonge que pour
+l'égoïsme. Voyons, ma bonne femme, j'ai plus fréquenté le monde
+que toi, et je te dis que cette petite-là est un trésor. Et
+maintenant, écoute-moi bien! Que personne dans la maison ne sache
+un mot de ce qui s'est passé ce matin! C'est heureux que je me
+sois trouvé ici. Au revoir, je m'en vais chercher de l'ouvrage.
+
+
+
+
+-- Et si tu n'en trouves pas?...
+
+-- Eh bien, j'en chercherai encore. Il faudra bien qu'il s'en
+trouve une fois. C'est déjà un soulagement de savoir que nous
+avons un logement assuré.
+
+-- Oui, mais il faut payer d'avance, et si tu ne travailles pas,
+ce n'est pas le dédommagement que le propriétaire nous accorde...
+
+-- Allons, allons, ne croasse pas!... Je vais peut-être avoir du
+travail aujourd'hui. Bien sûr qu'il y en a pour moi quelque part,
+il ne s'agit que de le trouver.
+
+A peine M. Perlet était-il parti qu'une des locataires entra dans
+la loge que les enfants venaient aussi de quitter.
+
+-- Dites donc, madame Perlet, il y a eu du monde chez vous ce
+matin... Qu'est-ce qu'elle voulait donc, cette dame? Est-ce vrai,
+ce qu'on dit dans la maison que la petite au locataire du
+quatrième est une voleuse?...
+
+-- Qui vous l'a dit? demanda la concierge.
+
+-- Je n'en sais rien, tout le monde en parle.
+
+La bonne dame se garda bien de dire que c'était elle qui avait
+entendu de la cour une partie de la scène qui avait eu lieu dans
+la loge, et qu'elle s'était hâtée de le colporter.
+
+-- Vous savez, ajouta-t-elle tout se redit...
+
+-- Oui, par ceux qui écoutent aux portes, répondit madame Perlet
+qui savait bien à qui elle avait affaire.
+
+-- Dites-moi ce qui en est, continua la voisine qui fit semblant
+de ne pas entendre afin de ne pas être obligée de se fâcher, et
+de ne pas perdre ainsi sa chance de savoir tous les détails de
+l'histoire.
+
+-- Il n'y a rien à dire. On s'était trompé, voilà tout.
+
+-- Vraiment? Cette dame a été convaincue?.. Elle avait l'air de
+bien mauvaise humeur en s'en allant.
+
+-- Ca m'est égal, qu'elle soit convaincue ou non, mon mari sait
+bien ce qui en est.
+
+-- Vraiment? On l'accuse donc d'un vol, cette petite?
+
+-- Puisque vous le savez, vous n'avez pas besoin de me
+questionner!
+
+-- Voyons, madame Perlet, vous feriez mieux de me dire tout,
+parce que, vous savez, on exagère... Il faut que je puisse
+raconter la vérité vraie.
+
+Madame Perlet se rendit à ce raisonnement, et une demi-heure
+après l'histoire de Petite mère, de sa pièce d'or et de
+l'accusation portée contre elle, courait le voisinage. Bien peu
+doutaient qu'elle fût coupable: on aime mieux être crédule au mal
+qu'au bien, et puis il faut le reconnaître, les apparences
+étaient contre elle. On mettait bien une sorte de charité à dire
+en hochant la tête: Pauvre petite, c'est si jeune et ça n'a pas
+de mère. Ce n'est pas étonnant qu'elle tourne mal, mais faut-il
+qu'elle soit rusée pour avoir inventé une pareille histoire!...
+
+Les enfants de la maison furent mis au courant lorsqu'ils
+revinrent de l'école, et je ne jurerais pas que quelques-uns
+d'entre eux n'aient pas envié à Petite mère son habileté à se
+procurer des pièces d'or, mais ils n'en étaient pas moins remplis
+d'une vertueuse indignation et ils se promirent de la lui faire
+sentir par tous les moyens en leur pouvoir.
+
+C'est étonnant combien la triste aventure de la pauvre enfant
+excita autour d'elle, dans tous les coeurs, un sentiment de
+propre justice et d'intime satisfaction de ce que, sur elle seule
+dans la maison, pesait une telle honte. Il semblait que chacun
+eût monté d'un degré dans sa propre estime. Depuis longtemps il
+n'y avait eu autant d'animation, autant de fraternité dans cette
+pauvre maison. On s'abordait, on se réunissait pour causer tout
+en travaillant. Seule madame Charles, à qui son chat n'apportait
+pas les nouvelles, resta dans une ignorance complète de ce qui
+mettait tout ce petit monde en émoi.
+
+
+
+XIV
+
+
+
+Petite mère avait remonté les quatre étages suivie de Charlot qui
+tenait sa robe et s'accrochait à elle comme s'il avait peur. Il
+avait peur, en effet, mais de quoi?... Il n'aurait pu le dire,
+car il ne comprenait que bien vaguement de quoi il s'agissait.
+Petite mère s'assit sur sa chaise sans dossier, et se mit à
+réfléchir. Charlot s'était accroupi par terre tout près d'elle;
+suivant son ancienne habitude il appuyait sa tête sur ses genoux
+et levait vers elle des yeux inquiets.
+
+-- Petite mère, demanda-t-il, pourquoi pleures-tu? Est-ce qu'ils
+veulent te faire du mal?
+
+-- Oh! Charlot, répondit-elle, et elle ne put plus retenir ses
+sanglots, ils croient que j'ai volé!...
+
+-- Volé!... répéta le petit garçon pour qui ce mot avait un sens
+vague et terrible.
+
+Il se souvenait que dans la maison qu'ils avaient habitée
+autrefois il y avait un jeune garçon que l'on appelait "le
+voleur", que l'on montrait au doigt et dont tout le monde
+s'éloignait. Ce malheureux enfant, que le mépris dont on
+l'accablait avait endurci plutôt qu'humilié, était la terreur des
+petits sur qui il se vengeait de la sévérité des grands. Charlot
+avait gardé de lui un souvenir plein d'effroi, car il lui donnait
+une taloche à chaque rencontre et il lui avait plus d'une fois
+enlevé son morceau de pain lorsqu'il le trouvait le mangeant seul
+dans l'escalier. Et maintenant c'était Petite mère qu'on accusait
+d'être une voleuse!... Il ne pouvait comprendre cela, c'était
+monstrueux...
+
+-- Mais tu n'as pas volé, toi?... dit-il
+
+-- Non, tu le sais bien, Charlot; je ne voudrais pas voler pour
+rien au monde. Comment est-ce qu'ils peuvent le croire?...
+
+Sa pensée se perdait dans ce mystère; tout à coup il se fit un
+rayon de lumière.
+
+-- Oh! dit-elle, je sais maintenant!... je n'avais pas pu
+comprendre tout de suite. Oh! Charlot, si nous pouvions
+rencontrer encore la petite dame! Elle se souviendrait bien
+qu'elle m'a donné une pièce d'or... Alors on ne croirait plus que
+j'ai volé.
+
+-- J'irai la chercher, dit Charlot en se redressant.
+
+-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas elle demeure, ni moi non
+plus; nous l'avons rencontrée dans la rue, tu sais bien.
+
+-- J'irai dans la rue!...
+
+Il allait ajouter: Quand je serai grand, mais il s'arrêta.
+Peut-être serait-ce bien long d'attendre...
+
+Petite mère regardait le ciel d'un air désolé.
+
+-- Si le père était ici, il dirait que je ne suis pas une voleuse
+et on le croirait, mais nous sommes tout seuls!...
+
+Tout à coup elle se souvint des paroles du cordonnier, sa figure
+s'illumina.
+
+-- Monsieur Perlet ne l'a pas cru, lui, dit-elle. Il est bon; je
+l'aime beaucoup.
+
+Cette pensée que quelqu'un dans la maison avait confiance en elle
+raffermit son courage. Elle essuya ses yeux et embrassa Charlot.
+
+-- Ah! dit celui-ci dont la figure s'illumina aussi, quand je
+serai grand je les battrai, ceux qui disent que tu es une
+voleuse, et même je les tuerai!...
+
+-- Oh! non, Charlot, tu ne voudrais tuer personne. Maintenant ne
+pensons plus à tout cela. Vois-tu, il fait beau, nous irons nous
+promener.
+
+-- J'ai faim, répondit le petit garçon revenant à sa
+préoccupation dominante.
+
+-- Déjà!... Oh! Charlot, tu sais bien pourquoi nous ne pouvons
+rien avoir avant midi, et je crois qu'il a sonné dix heures il y
+a un moment. Viens, sortons un peu, cela te fera oublier.
+
+Ils descendirent. Au second étage une porte était entr'ouverte:
+une figure d'enfant parut dans l'ouverture, puis on entendit une
+voix qui disait:
+
+-- Mère, c'est elle!...
+
+Et la mère répondit:
+
+-- Comment ose-t-elle se montrer? je te défends de lui parler, tu
+m'entends?...
+
+Il était impossible que ces paroles, prononcées d'une voix haute
+et claire, ne parvinssent pas aux oreilles de Petite mère. Elle
+rougit, pâlit et hésita à passer; c'était d'elle qu'on parlait,
+elle en était sûre; mais Charlot n'avait pas entendu, ou il
+n'avait pas compris et il la tirait en avant.
+
+Lorsqu'elle posa sa clef sur la table de la loge madame Perlet la
+prit sans la regarder et sans lui dire un mot. Petite père vit
+que le cordonnier était absent et s'éloigna bien vite.
+
+Dans la rue une ou deux voisines vinrent sur le seuil de leurs
+boutiques et la regardèrent d'un air particulier. Petite mère n'y
+fit d'abord pas attention; elle ne pensait pas que sa réputation
+de voleuse se fût déjà répandue en dehors de la maison, mais elle
+entendit la fruitière dire à haute voix à une personne qui
+regardait par-dessus son épaule:
+
+-- Ca a des airs doux, timides... On ne sait plus à qui l'on peut
+se fier dans ce monde.
+
+Alors Petite mère se hâta de tourner le coin de la première rue
+et elle essuya une grosse larme sans que Charlot s'en aperçût.
+
+Ils marchèrent longtemps sans se rien dire, puis ayant atteint un
+boulevard ils s'assirent sur un banc. Une femme pauvrement vêtue
+y était établie avant eux, et deux enfants d'aussi misérable
+apparence que leur mère jouaient auprès d'elle, prenant la terre
+avec leurs mains et faisant des creux et des pâtés comme ils
+l'avaient vu faire à d'autres enfants avec des pelles en bois. La
+mère paraissait triste et abattue; elle regardait les enfants et
+soupirait de temps à autre. Pourtant lorsqu'elle vit que les deux
+petits s'amusaient, riaient en secouant leurs mains sales, et que
+le soleil avait mis un peu de couleur à leurs joues pâles, elle
+se mit à sourire et dit en caressant la tête du plus jeune:
+
+-- Nous sommes bien ici, n'est-ce pas, mon Georges?
+
+Le petit ne répondit pas, mais l'aîné, qui venait d'ajouter une
+poignée de terre à son édifice, se retourna en disant:
+
+-- Nous resterons encore longtemps.
+
+-- Jusqu'à midi, répondit la mère, ce bon soleil me réchauffe et
+vous êtes mieux ici que dans notre chambre humide.
+
+Petite mère avait remarqué que la pauvre femme était pâle et
+maigre à faire pitié; elle paraissait respirer avec peine, et
+comme le banc n'avait pas de dossier, sa taille se pliait en deux
+n'ayant pas la force de se soutenir. Elle était bien malade, il
+était facile de le voir.
+
+Au bout d'un moment elle parut remarquer les deux enfants qui
+étaient venus s'asseoir à côté d'elle. Charlot suivait d'un oeil
+d'envie le jeu des deux petits, dont l'aîné était à peu près de
+sa taille mais moins vigoureux que lui.
+
+-- Veux-tu jouer avec eux? demanda la mère qui devinait son
+désir.
+
+Quand il eut mis, comme les autres la main au pâté de terre, elle
+regarda plus attentivement sa soeur et fut frappée de son air
+chétif, qui faisait contraste avec la bonne mine du petit garçon,
+et de l'expression triste de son visage pâle.
+
+-- C'est ton frère? demanda-t-elle pour entrer en conversation.
+
+-- Oui, madame.
+
+-- Où est ta maman?
+
+-- Elle est morte, depuis bien longtemps...
+
+-- Pauvres petits!...
+
+Petite mère ne s'étonnait plus de cette exclamation. Elle savait
+bien maintenant qu'ils étaient de "pauvres petits!"
+
+-- Et ton père?
+
+-- Il est bien malade à l'hôpital.
+
+La pauvre femme ne dit rien, mais Petite mère vit bien qu'elle
+avait beaucoup de pitié pour eux. Elle savait que bientôt peut-être
+les deux petits enfants qui jouaient à ses pieds seraient,
+eux aussi, abandonnés.
+
+Elle n'avait pas la force de parler beaucoup, et Petite mère
+n'était guère disposée à entretenir une conversation; outre sa
+timidité naturelle, elle avait sur le coeur un poids écrasant.
+Pourtant elle était heureuse d'être assise auprès de cette
+inconnue qui la regardait avec compassion; elle se sentait comme
+abritée et oubliait un peu les regards malveillants et les
+paroles dures qui lui avaient fait tant de mal. Et puis Charlot
+était content de jouer, et Petite mère aimait à le voir content.
+Le doux soleil de mai, traversant le maigre feuillage de l'arbre
+sous lequel elles étaient assises, réchauffait ces deux êtres
+souffrants, la pauvre mère minée par la maladie et le souci, et
+la frêle enfant qui ne connaissait guère de la vie que ses
+tristesses. Après l'angoisse qu'elle avait éprouvée le matin,
+Petite mère se sentait rafraîchie par ce voisinage doux et
+bienveillant. Hélas! ce sentiment de bien-être et de repos ne
+devait pas durer longtemps.
+
+Deux jeunes filles passèrent en se donnant le bras, riant et
+causant très-haut comme pour attirer l'attention. Lorsqu'elle
+furent en face du banc, l'une d'elles s'arrêta brusquement en
+montrant Petite mère.
+
+-- Tiens! dit-elle, regarde, c'est la voleuse!
+
+Puis s'adressant à la pauvre enfant, elle lui demanda, avec un
+ricanement grossier, si elle avait encore trouvé une pièce d'or,
+et si elle était contente de sa matinée, après quoi la saluant du
+nom de "mademoiselle la voleuse," elles s'éloignèrent.
+
+Petite mère, tout effarée, reconnut deux jeunes filles qu'elle
+rencontrait souvent dans son escalier.
+
+La pauvre femme, assise près d'elle, l'avait regardée d'un air
+d'étonnement et avait fait un mouvement instinctif pour
+s'éloigner d'elle; Petite mère avait baissé la tête et deux
+larmes coulaient le long de ses joues. La malade y vit un signe
+qu'elle était coupable; sa pitié, pour l'enfant sans mère qui
+avait pu être entraînée au mal par la misère et l'abandon, lutta
+dans son coeur avec l'horreur que lui inspirait une voleuse. Si
+elle avait été seule, la pitié l'eût emporté et elle aurait
+montré de l'intérêt à Petite mère; mais ses enfants... elle ne
+pouvait pas les laisser dans la société d'enfants vicieux. Elle
+se leva donc sans mot dire et voulut prendre les deux petits
+garçons par la main pour les éloigner, mais l'émotion lui avait
+ôté le peu de force qui lui restait; elle chancela et dut
+s'appuyer contre le tronc d'arbre. Petite mère courut à elle et
+la ramena au banc où elle la fit asseoir en appuyant sa tête
+contre son épaule. Au bout d'un moment la pauvre femme rouvrit
+les yeux et, repoussant l'enfant avec une sorte de violence, elle
+se redressa et respira avec effort.
+
+-- Laisse-moi, dit-elle, je me remettrai mieux toute seule.
+Emmène ce petit! je ne veux pas qu'il joue avec mes enfants.
+
+La petite fille se leva et emmena Charlot qui essaya de résister,
+mais se tut et obéit lorsqu'il eut jeté un regard sur la figure
+bouleversée de sa soeur.
+
+Quelques pas plus loin, Petite mère, par une impulsion soudaine,
+lâcha sa main et revint près du banc.
+
+-- Madame, dit-elle à la malade qui la regardait d'un air étonné
+et sévère, je ne suis pas une voleuse, je vous assure que je ne
+le suis pas.
+
+Avant que celle-ci eût pu répondre, Petite mère avait rejoint
+Charlot et s'en allait avec lui sans se retourner. Si elle en
+avait eu la force, la pauvre femme l'aurait suivie, l'aurait
+prise dans ses bras et lui aurait dit:
+
+-- Je te crois, ma fille. Non, tu n'es pas une voleuse.
+
+Les paroles de Petite mère, son accent, son regard avaient porté
+la conviction dans son âme et elle la suivit longtemps des yeux.
+
+Où aller maintenant? Petite mère était si lasse... Nulle part
+dans ce dédale de rues, dans cette fourmilière humaine elle ne
+pouvait trouver un asile, une protection... Ils errèrent encore
+un peu; car elle n'avait pas le courage de rentrer... De loin
+elle vit l'hôpital et le montra à Charlot.
+
+-- Vois-tu, dit-elle, c'est là qu'est le père, dans cette grande
+maison.
+
+-- Je ne veux pas y aller! cria le petit garçon qui frissonnait
+au souvenir de ce qu'il avait vu la veille.
+
+-- Nous ne pouvons pas y aller avant dimanche; peut-être qu'alors
+il sera guéri, Charlot. Il nous faut le demander au bon Dieu, la
+bonne soeur nous l'a dit.
+
+-- Mais, répondit le petit garçon, nous ne pouvons pas le lui
+demander puisque nous ne savons pas où il est.
+
+-- Vois-tu, Charlot, il est partout. Tu ne peux pas comprendre
+ça, ni moi non plus, mais Sylvanie l'a dit et monsieur Perlet
+aussi. Il voit tout... il entend tout.
+
+Comme elle prononçait ces mots, sa figure s'illumina tout à
+coup...
+
+-- Mais alors, ajouta-t-elle, il sait que je n'ai pas volé la
+croix!... Il sait que je ne mens pas!... Oh! Charlot, quel
+bonheur!... peut-être qu'il le dira aux autres qui ne veulent pas
+le croire... Charlot, je suis si contente qu'il le sache.
+
+Charlot ne partageait pas la joie de sa soeur; il ne pouvait
+absolument pas débrouiller ses idées sur ce sujet, et la pensée
+du ballon s'associait obstinément dans son esprit à celle de cet
+être mystérieux qui, disait-on, voyait tout, entendait tout, et
+que lui ne pouvait ni voir ni entendre nulle part.
+
+Midi sonnait à toutes les églises et les enfants reprirent le
+chemin de la maison. La pensée qu'il y avait quelqu'un qui savait
+qu'elle n'était pas coupable donnait à Petite mère un courage
+tout nouveau pour braver les regards et la malveillance des
+voisins.
+
+Lorsqu'ils arrivèrent à la loge, le déjeuner était servi. C'était
+un ragoût de pommes de terre avec quelques débris de viande qui
+était fort apprécié des enfants. Madame Perlet ne les regarda
+pas, elle était occupée d'un visiteur qui, debout, appuyé contre
+la commode, causait avec elle. C'était un des locataires.
+
+-- Vraiment, disait-elle, vous avez fait une pareille folie!...
+vingt francs pour voir ce que le moindre moineau peut voir tous
+les jours.
+
+-- Pardon, pardon, madame Perlet. Les moineaux ne montent pas si
+haut que ça. Je n'ai pas d'enfants, voyez-vous, et je gagne bien
+ma vie, je puis donc m'accorder de temps à autre une petite
+fantaisie. Eh bien, vrai, ça en valait la peine.
+
+Pendant qu'il parlait, monsieur Perlet avait attiré Petite mère
+sans rien dire, et il la tenait serrée contre lui. Cette étreinte
+affectueuse donnait à la pauvre petite un sentiment délicieux de
+protection.
+
+-- Avec qui étiez-vous là dedans? demanda le cordonnier au
+voisin.
+
+-- Avec des messieurs et une dame, du beau monde, qui me
+regardait un peu de travers comme si mon argent ne valait pas le
+leur. Une fois dans les nuages je voudrais bien savoir si je ne
+pesais pas autant qu'eux. Ah! je ne me repens pas d'y être allé,
+vraiment, et je vais recommencer à économiser pour faire encore
+un voyage en ballon l'année prochaine.
+
+Charlot écoutait de toutes ses oreilles. Quand il fut bien sûr
+d'avoir compris il prit la parole.
+
+-- Est-ce que le bon Dieu y était? demanda-t-il au voyageur en le
+tirant par sa manche.
+
+-- Où donc, mon petit ami?
+
+-- Dans le ballon...
+
+-- Mais non, pas que je sache; du moins pas plus qu'il n'est ici.
+Pourquoi demandes-tu cela?
+
+-- Ah! dit Charlot avec un soupir, alors s'il n'est pas dans le
+ballon, je ne comprends pas où il peut être.
+
+-- Qu'est-ce qu'il veut dire? demanda le locataire étonné.
+
+-- Je croyais qu'il demeurait dans le ballon, reprit l'enfant
+d'un ton de complet découragement, et je voudrais tant le trouver
+parce que Petite mère dit qu'il sait qu'elle n'est pas un
+voleuse.
+
+-- Qu'est-ce qu'il veut dire? répéta le visiteur de plus en plus
+étonné, car il n'avait pas encore entendu parler de la triste
+histoire qui remplissait la maison.
+
+-- Il ne sait ce qu'il dit, répliqua M. Perlet. Allons, Charlot
+mon garçon, tais-toi et laisse-nous causer raisonnablement.
+
+Charlot recula d'un pas, mais il ne pouvait renoncer à la parole
+sans une dernière question.
+
+-- Alors, dit-il, à quoi sert le ballon si le bon Dieu n'y
+demeure pas?
+
+
+
+XV
+
+
+
+Lorsque les enfants remontèrent dans leur chambre ils y
+trouvèrent un hôte inattendu: Charlot, le chat, avait repris le
+même chemin qui l'avait amené la première fois; il était sur le
+rebord de la fenêtre et miaula piteusement en les voyant. L'autre
+Charlot, implacable dans son ressentiment, voulut se jeter sur
+lui pour lui tirer la queue, mais Petite mère le retint.
+
+-- Non, non, dit-elle, tu le ferais sauver. Laisse-moi le prendre
+tout doucement. Je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Charlot,
+il ne t'en a pas fait.
+
+Le chat ne songeait point à se sauver: il se laissa prendre sans
+aucune difficulté mais, après avoir subi de bonne grâce quelques
+caresses, il sauta à terre et se dirigea vers la porte où il
+miaula jusqu'à ce que la petite fille la lui eût ouverte; alors
+il sortit, mais une fois dans le couloir il se retourna et
+regarda Petite mère en miaulant encore.
+
+-- Qu'est-ce qu'il a donc? demanda celle-ci; allons avec lui,
+Charlot; on dirait qu'il veut nous montrer quelque chose.
+
+Content de voir qu'on le comprenait enfin, le chat conduisit les
+enfants devant la porte de sa maîtresse. Là il regarda de nouveau
+Petite mère comme pour lui demander son secours. Elle frappa,
+n'osant ouvrir comme le chat semblait l'y inviter. Une voix
+faible répondit et Petite mère entra. Le chat, ayant réussi dans
+son entreprise, passa devant elle et, s'avançant d'un air calme
+et majestueux, il sauta à sa place accoutumée, mais le lit cette
+fois n'était pas vide.
+
+-- Ah! dit la vieille dame qui y était couchée la figure toute
+rouge de fièvre, vous voilà enfin! j'ai tant appelé que ma voix
+en est tout enrouée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu deviner que
+j'étais malade en ne me voyant pas sortir de ma chambre?... Dans
+cette maison on ne s'inquiète pas plus de vous que si vous
+n'existiez pas. On peut mourir sans que personne y prenne garde.
+
+Un peu effrayée de cet accueil, Petite mère s'approcha timidement
+en disant:
+
+-- Etes-vous malade, madame?
+
+-- Je le pense bien que je suis malade!... C'est facile à voir
+que je suis malade! Depuis hier matin que je suis clouée dans mon
+lit sans pouvoir me remuer!... C'est mon rhumatisme dans le dos,
+je souffre comme une misérable... Et mon pauvre chat qui n'a pas
+eu son lait hier ni ce matin, c'est encore ça qui me tourmente le
+plus.
+
+A ce moment, apercevant Charlot derrière sa soeur, madame Charles
+fit une exclamation de mécontentement.
+
+-- Je ne veux pas que ce méchant garçon reste ici, dit-elle, il
+est capable de me tuer mon chat. Renvoie-le, petite!
+
+-- J'aime mieux m'en aller, répliqua Charlot, je n'ai pas du tout
+envie de rester avec vous, parce que vous êtes méchante.
+
+-- Oh! Charlot! dit Petite mère, tu ne dois pas parler ainsi. Va
+jouer dans la cour. Je t'appellerai quand j'aurai fini.
+
+Charlot jeta un regard de haine sur le chat. Ne pourrait-il donc
+jamais se venger de son ennemi? Mais d'un autre côté il aimait
+réellement mieux quitter cette chambre, car notre Charlot avait
+toujours éprouvé peu de sympathie pour les malades, et l'humeur
+grondeuse de la vieille dame ne lui paraissait nullement
+agréable. Faisant donc un geste menaçant à l'adresse du chat qui,
+roulé en boule et confortablement assoupi, ne s'en aperçut pas,
+il s'en alla.
+
+-- A présent, dit la malade, tu vas d'abord m'arranger mon
+oreiller. Il me semble que j'ai une pierre sous la tête. Là, fais
+attention, petite. Tu l'ôteras tout doucement, tu le secoueras
+bien et puis tu me le remettras. Je puis me soulever un peu...
+
+Petite mère se souvenait-elle encore de ce qu'il faut aux
+malades? Elle était si adroite dans ses mouvements et avait la
+main si légère, que la vieille dame ne lui fit aucun reproche et
+soupira de satisfaction lorsqu'elle put reposer sa tête sur un
+oreiller lisse et moelleux. L'abandon où elle était restée depuis
+deux jours l'avait irritée, mais au fond madame Charles était
+bonne et elle remercia l'enfant d'un ton plus doux.
+
+-- Tu sais mieux t'y prendre que je n'aurais cru, lui dit-elle.
+
+Petite mère se sentit encouragée par ces paroles.
+
+-- Maintenant, ouvre le tiroir d'en haut de ma commode. Il y a
+dans le coin de droite, sous mes mouchoirs, un porte-monnaie?
+
+Petite mère l'eut bientôt trouvé.
+
+-- Apporte-le-moi. Ouvre-le et prends-y deux gros sous: referme-le
+et mets-le sous mon oreiller. Tu vas aller me chercher mon
+lait. Prends la tasse avec toi.
+
+En un clin d'oeil Petite mère l'eut découverte.
+
+-- N'en verse pas, et n'en bois pas une goutte! lui cria madame
+Charles lorsqu'elle quitta la chambre.
+
+En revenant de chez la fruitière la petite fille trouva Charlot
+sur l'escalier; il s'ennuyait sans elle, étant si accoutumé à ne
+pas la quitter. Ses yeux brillèrent lorsqu'il vit la tasse pleine
+d'un lait blanc et épais.
+
+-- Donne m'en une goutte, dit-il en se haussant pour l'atteindre.
+
+-- Non, Charlot, j'ai promis de n'y pas toucher, tu vas le
+renverser et alors qu'est-ce que je ferai?
+
+-- J'en veux, dit le petit garçon en faisant un mouvement si
+violent que la tasse faillit échapper aux mains de sa soeur.
+
+-- Oh! Charlot, que fais-tu? cria la pauvre petite.
+
+Il était parvenu à lui faire baisser le bras et il avait bu une
+gorgée, mais l'accent suppliant de sa soeur l'arrêta.
+
+-- Charlot, c'est voler! disait-elle, ce lait n'est pas à nous.
+
+Une voisine avait assisté sans qu'elle s'en doutât à cette petite
+scène, et regardant Petite mère d'un air méprisant, elle lui dit:
+
+-- Te voilà tout à coup bien sainte n'y touche. Mieux vaut encore
+voler une goutte de lait qu'une croix d'or.
+
+-- Vous êtes une méchante! cria Charlot en fermant ses deux
+petits poings avec colère, elle n'a pas volé la croix d'or, le
+bon Dieu le sait.
+
+Petite mère montait en pleurant.
+
+Arrivée auprès de madame Charles elle reçut ses instructions sur
+la quantité de lait qu'elle devait donner au chat.
+
+-- Tu n'y as pas touché? demanda la malade.
+
+L'enfant hésita. Elle n'y avait pas touché elle-même, mais on y
+avait touché pourtant. Elle répondit que son petite frère avait
+voulu en boire une goutte.
+
+-- C'est un mauvais garçon, dit la malade: il ne faut pas le
+laisser entrer dans ma chambre.
+
+-- Il n'est pas méchant, répondit Petite mère, mais il est encore
+petit et il aime tant le lait...
+
+Le chat était descendu du lit et suivait tous ses mouvements, de
+ses yeux demi-fermés, avec un intérêt qu'il parvenait mal à
+dissimuler. Son repas fut placé comme de coutume sur la table
+car, dit sa maîtresse, il en a l'habitude et il n'aime pas qu'on
+le dérange. Alors Petite mère dut faire le café de la malade,
+ranger sa chambre, épousseter les meubles. Elle s'en acquitta si
+bien que celle-ci en fut attendrie pour elle.
+
+-- As-tu mangé? lui demanda-t-elle lorsqu'elle fut sûre que le
+chat n'avait pas laissé une goutte de son lait.
+
+Sur sa réponse affirmative la vieille dame chercha une bonne
+place sur son oreiller et s'assoupit. Minet était resté sur la
+table devant sa soucoupe bien léchée, filant d'un air de
+béatitude.
+
+Petite mère ne savait que faire. Elle avait bien envie de
+rejoindre Charlot, mais elle craignait que la porte ne fît du
+bruit. Ce fut le chat qui vint à son secours; il voulut sortir et
+comme madame Charles avait fait fermer la fenêtre il alla miauler
+devant la porte. Sa maîtresse, sans se retourner, dit à demi-voix:
+
+-- Ouvre-lui!... Et Petite mère le suivit et entra un moment dans
+sa chambre.
+
+Lorsqu'elle descendit dans la cour pour y chercher son frère, un
+vrai tumulte y régnait. Aidé des enfants du concierge, Charlot
+avait réussi à attraper son homonyme, puis on l'avait lâché après
+lui avoir attaché à la queue une pelle en fer battu qu'il
+traînait avec épouvante derrière lui; plus il courait, faisant
+mille tours et détours, plus la belle bondissait sur le pavé avec
+un tapage étourdissant. Le pauvre animal semblait affolé. Lui si
+lent et si majestueux dans ses allures, courait, sautait,
+tournait et retournait sur lui-même, par moments il avait presque
+des convulsions de rage et de terreur.
+
+Une voisine regardait et riait tout en essayant de gronder.
+
+Petite mère se précipita dans la loge en appelant madame Perlet;
+elle savait combien celle-ci avait le coeur tendre pour les
+animaux. Un moment après le chat était délivré, ses persécuteurs
+avaient reçu chacun un soufflet, et la concierge, toute
+tremblante d'indignation, leur déclarait que les enfants qui font
+souffrir les pauvres bêtes sans défense peuvent être assurés de
+périr sur l'échafaud. -- Après cette exécution qui n'avait pris
+que deux minutes, madame Perlet monta auprès de la malade qui
+l'accueillit par des reproches.
+
+-- Sans cette petite fille que serai-je devenue? lui dit-elle. Je
+serais morte s'il m'avait fallu passer encore une journée sans
+aucun soin et une nuit avec la fenêtre entr'ouverte!... Oui, ce
+serait vraiment la mort pour une personne qui a des rhumatismes,
+même en été et vous savez si les nuits sont fraîches maintenant.
+Vous auriez bien pu vous inquiéter un peu de moi, madame Perlet,
+en ne me voyant pas descendre depuis avant-hier. Et mon pauvre
+chat qui n'avait rien mangé de tout ce temps!... S'il n'avait eu
+l'intelligence de pousser la fenêtre avec sa patte jusqu'à ce
+qu'il ait pu passer, nous serions encore dans cette belle
+situation.
+
+-- Le voilà que je vous le rapporte, votre chat, dit madame
+Perlet que ces reproches irritaient un peu. Sans moi il serait
+devenu enragé. Vous pouvez bien penser que j'ai autre chose à
+faire qu'à m'inquiéter de savoir si mes locataires descendent ou
+ne descendent pas; vous aurez du reste bientôt une autre
+concierge qui saura peut-être mieux s'y prendre que moi pour vous
+contenter.
+
+-- Ne vous fâchez pas, madame Perlet, reprit la malade avec plus
+de douceur. Si vous saviez ce que c'est que d'être là pendant
+plus de trente heures toute seule et sans pouvoir remuer, vous
+auriez plus de pitié.
+
+-- C'était bien pénible, sans doute, reprit la concierge adoucie
+à son tour, mais nous avons tous nos maux, madame Charles. Mon
+mari n'a pas encore trouvé d'ouvrage, et ça me ronge, voyez-vous.
+
+-- Faut avoir confiance en Dieu, madame Perlet.
+
+-- Oui, oui, sans doute, c'est comme pour vous, madame Charles.
+Il sait bien que vous êtes malade et ça ne vous empêche pas de
+souffrir, tout comme ça ne nous empêchera pas de mourir de faim.
+
+-- Eh bien, dit madame Charles, il m'a pourtant envoyé cette
+petite qui m'a très-bien soignée. C'est une enfant bien aimable
+et bien douce. Ah! que mon dos me fait mal, madame Perlet.
+
+-- Ecoutez, reprit la concierge après un moment d'hésitation, mon
+mari me gronderait s'il savait que je vous parle de ça, mais il
+faut pourtant que vous sachiez que cette petite fille n'est pas
+honnête. Méfiez-vous d'elle. C'est une menteuse et une voleuse.
+
+-- Comment! cette enfant si douce et si tranquille! En êtes-vous
+bien sûre, madame Perlet?
+
+Celle-ci raconta l'histoire.
+
+-- Peut-être qu'on se trompe, dit la malade, mais je suis bien
+aise que vous me l'ayez dit, je me méfierai. Mon lit peut aller
+encore pour cette nuit, mais demain matin si vous pouvez venir le
+faire, je vous serai bien obligée, madame Perlet. Je me sens
+mieux; ce ne sera peut-être après tout qu'une petite crise.
+
+-- Je le souhaite pour vous, madame Charles; tenez je mets votre
+chat sur le lit. C'est lui qui a amené la petite, vous savez; il
+a bien mérité un peu de gâterie pour sa belle conduite. A revoir.
+Je monterai ce soir avant de me coucher.
+
+Avant la nuit Petite mère frappa doucement à la porte. Elle
+s'acquitta avec intelligence des soins que la malade réclama
+d'elle et donna au chat sa seconde portion de lait, puis elle
+s'assit sur une petite chaise d'un air fatigué. Lorsque le chat
+eut fini son repas, sans se presser, il tourna sur lui-même avec
+une lenteur majestueuse, descendit de la table et vint s'établir
+sur les genoux de l'enfant qui se mit à le caresser doucement.
+
+-- Ecoute, dit madame Charles, sais-tu ce qu'on dit de toi,
+petite?...
+
+-- Oui, répondit l'enfant en baissant la tête.
+
+-- Est-ce vrai que tu es une voleuse?...
+
+-- Non, dit Petite mère, mais son accent n'avait pas de fermeté
+parce qu'elle savait qu'on ne la croyait pas.
+
+-- Ils ne veulent pas me croire, ajouta-t-elle d'un ton abattu.
+
+-- Eh bien, moi, je te crois, dit la vieille dame. Tu es bonne
+pour les bêtes et les bêtes t'aiment..., c'est un signe qui ne
+trompe pas. Et puis tu m'as dit la vérité aujourd'hui quand tu
+aurais pu me la cacher, je ne me méfierai pas de toi. Si je me
+trompe, tant pis. Va dire à madame Perlet que je n'ai pas besoin
+qu'elle monte ce soir, et reviens demain matin pour faire mon
+ménage.
+
+Les yeux de Petite mère brillèrent, mais elle n'osa rien dire et
+se contenta de souhaiter à madame Charles une bonne nuit en
+posant doucement le chat sur son lit.
+
+-- Cette petite est la seule enfant que j'aie vue fermer une
+porte sans la frapper, se dit la malade lorsqu'elle fut sortie,
+et puis mon chat l'aime et se trouve bien avec elle, c'est une
+preuve certaine qu'elle n'a pas de méchanceté. Allons, bonsoir,
+Minet, nous allons dormir un peu tous les deux si ces
+malheureuses douleurs veulent bien me le permettre.
+
+Le chat parut comprendre que sa maîtresse ne pouvait pas le
+caresser comme de coutume; il fit un pélerinage jusqu'à sa
+figure, et se frotta contre sa joue, après quoi il retourna à sa
+place accoutumée, et s'installa confortablement pour suivre ses
+instructions.
+
+Le lendemain, madame Charles était mieux et put se lever un peu.
+Petite mère fut fidèle au rendez-vous, elle mit la chambre en
+ordre, alla chercher le lait et fit le café.
+
+Charlot laissa passer la tasse pleine sans essayer d'y toucher
+pour son compte, mais comme Petite mère remontait en la portant
+il vit qu'elle était obligée de s'appuyer contre le mur tant elle
+était fatiguée. Il crut qu'elle avait faim; quel autre mal
+pouvait-il supposer? et il lui conseilla de boire une goutte de
+ce bon lait.
+
+-- Oh! non, répondit-elle, je n'ai pas du tout faim.
+
+Et en effet, à dîner, elle ne put pas toucher à ses pommes de
+terre; toute l'après-midi elle resta assise sans bouger, se
+sentant tour à tour glacée et brûlante. Charlot voulait aller se
+promener et elle se leva pour le suivre, mais la tête lui tourna
+si fort qu'elle fut obligée de se rasseoir. Charlot grogna un
+peu, puis il alla jouer dans la cour, et lorsqu'il revint Petite
+mère était étendue sur le lit: elle lui fit place pour qu'il se
+couchât près d'elle.
+
+-- Comme tu as chaud! dit-il en sentant ses mains brûlantes, moi
+je n'ai pas chaud, il fait froid ce soir dans la cour.
+
+-- Tu n'as pas pris un rhume, mon Charlot? demanda la petite dont
+la sollicitude était toujours éveillée.
+
+-- Non, mais tu prends trop de place. Laisse-moi me mettre au
+fond, j'aime mieux ça, et donne-moi toute la couverture. Tu n'en
+as pas besoin, tu as si chaud.
+
+Il s'enveloppa de son mieux et Petite mère que la fièvre agitait,
+se tint immobile pour ne pas l'empêcher de dormir. Au milieu de
+la nuit, elle se réveilla glacée et frissonnante, les membres
+lourds, la tête en feu.
+
+-- Qu'est-ce que deviendrait Charlot si j'allais être malade? se
+demanda-t-elle.
+
+Mais elle ne s'appesantit pas sur cette pensée, et vers le matin
+elle dormit un peu.
+
+
+
+XVI
+
+
+
+On était au dimanche matin. Petite mère s'était levée, faible et
+brisée par sa mauvaise nuit, mais elle n'avait plus la fièvre et
+se croyait guérie. Elle fit son service auprès de madame Charles
+qui allait de mieux en mieux, alla chercher le lait de sa majesté
+fourrée, et en le rapportant dut s'asseoir trois fois dans
+l'escalier tant elle se sentait lasse. Personne ne s'aperçut
+qu'elle avait une petite figure pâle et étirée, qu'elle ne
+mangeait pas, qu'elle se traînait avec peine. Elle ne s'en étonna
+pas. Pauvre enfant sans mère, depuis longtemps elle ne savait
+plus ce que c'est que d'être l'objet d'une tendre sollicitude!
+
+Il fallait faire la toilette de Charlot pour aller à l'hôpital,
+et le petit rebelle avait coutume de transformer cette cérémonie
+en une véritable épreuve pour la patience de sa soeur. Ce jour-là
+il fut particulièrement indocile, Petite mère, trop lasse pour
+lutter avec lui, s'assit sur le bord du lit et se mit à pleurer.
+
+Charlot la regarda un peu surpris et presque repentant de l'avoir
+mise dans cet état, car il savait bien que Petite mère ne
+pleurait pas pour peu de chose.
+
+-- Voilà le quart qui sonne et tu n'es pas encore prêt, Charlot.
+Nous arriverons trop tard. Si le père est mieux il doit nous
+attendre.
+
+-- Mais s'il n'est pas mieux? dit Charlot. Ecoute! moi je ne veux
+pas le voir s'il est encore comme l'autre jour, ça me fait peur.
+
+-- Je suis bien sûre qu'il sera mieux, mon Charlot. Il nous
+reconnaîtra, il nous parlera peut-être. Oh! dépêchons-nous! Je
+voudrais déjà y être.
+
+Et, ranimée par cette espérance, elle se leva, acheva la toilette
+du petit garçon qui ne résistait plus, et tous deux s'en allèrent
+la main dans la main, comme nous les avons vus tant de fois.
+
+L'hôpital n'était pas bien loin, mais les forces de Petite mère
+furent vite épuisées. Elle dut s'arrêter plusieurs fois; il lui
+semblait que ses jambes étaient de plomb. Enfin ils parvinrent à
+l'entrée de la grande salle; la pauvre petite s'arrêta avec un
+battement de coeur. Si elle allait retrouver son père dans le
+même état où elle l'avait laissé? L'espérance qui l'avait
+soutenue jusque-là l'avait tout à coup abandonnée. Elle n'osait
+plus même regarder autour d'elle.
+
+Mais le bonne soeur les avait reconnus; elle vint au-devant d'eux
+et les embrassa en disant:
+
+-- Remerciez le bon Dieu, mes enfants, votre père est mieux.
+
+A ces mots, le coeur de Petite mère fit un grand saut dans sa
+poitrine. Elle suivit la soeur qui avait pris Charlot par la
+main.
+
+Oui, le père était mieux. Il les vit et leur sourit; il caressa
+leurs têtes et leur parla même un peu; mais comme il était
+changé! Les yeux enfoncés, les joues creuses, la figure livide et
+une voix si faible qu'on l'entendait à peine. C'était lui
+pourtant, et Petite mère, qui tenait sa main dans les siennes,
+pleurait de joie. Charlot, lui, avait encore un peu peur de cette
+étrange figure; il la regardait avec de grands yeux effrayés et
+se tenait à distance; mais peu à peu le sentiment familier se
+réveilla, il lâcha la robe de Petite mère qu'il avait tenue
+serrée jusque-là, et se rapprocha du lit. Tous deux s'assirent et
+la soeur leur dit qu'ils resteraient longtemps pourvu qu'ils se
+tinssent bien tranquilles. Puis elle les quitta pour aller
+soigner ses autres malades.
+
+Pendant un moment personne ne parla. Petite mère regardait en
+face d'elle et, dans le lit où était trois jours auparavant le
+malade qui lui avait demandé à boire, elle vit une autre figure.
+Où était-il? Elle parcourut des yeux tous les lits qu'elle
+pouvait voir et ne l'aperçut nulle part. Sans qu'elle se rendît
+bien compte de son impression, cela lui donna le frisson.
+
+Tout à coup son père parla:
+
+-- Pauvre enfants, qui est-ce qui a pris soin de vous?
+
+Petite mère répondit que M. et madame Perlet étaient bien bons
+pour eux.
+
+-- Oui, ajouta Charlot qui avait retrouvé sa langue en même temps
+que son assurance, et puis nous avons une pièce d'or, -- et tu ne
+sais pas, père, ils disent que Petite mère a volé, mais ce n'est
+pas vrai.
+
+Le père tressaillit en entendant ces paroles; il laissa aller la
+main de Petite mère et se tournant péniblement vers elle:
+
+-- Volé!... répéta-t-il, tu n'as pas volé, enfant?...
+
+Et il la regardait dans les yeux.
+
+-- Non, non, père. Je n'ai pas volé.
+
+-- Mais comment est-ce qu'on peut le croire? Raconte-moi tout...
+
+L'enfant raconta en quelques mots son histoire; le malade
+l'écoutait avec une attention intense; il lui fallait un effort
+pour vaincre sa faiblesse et suivre le récit de la petite fille;
+ses yeux caves étaient attachés sur elle avec une anxiété pénible
+à voir.
+
+Quand elle eut fini il retomba en arrière en poussant un grand
+soupir.
+
+Il ne savait que penser... Sans doute, Petite mère n'avait jamais
+menti... Mais son histoire était si extraordinaire, et puis elle
+n'avait jamais été au pas avant dans une si grande misère; la
+tentation avait pu être trop forte pour elle. Sa grande faiblesse
+l'empêchait de bien étreindre sa pensée et de tenir compte de
+tout pour juger. Il ne voyait rien bien clairement dans son
+esprit, mais on lui disait que tout le monde accusait Petite
+mère, et lui-même il n'avait pas la certitude qu'elle ne fût pas
+coupable.
+
+Il laissa échapper un gémissement.
+
+Petite mère comprit qu'il doutait d'elle.
+
+-- Père, dit-elle d'une voix pleine d'angoisse, tu me crois,
+n'est-ce pas?... dis que tu me crois!...
+
+Il ne lui répondit pas.
+
+Les paroles les plus dures n'auraient pas fait à la pauvre enfant
+plus de mal que ce silence.
+
+-- Père, dis que tu me crois! répéta-t-elle d'une voix
+déchirante.
+
+Toujours le même silence. Le malade avait fermé les yeux: il se
+sentait trop faible pour penser, trop faible pour avoir une idée
+nette. Petite mère crut qu'il se trouvait mal et appela la soeur.
+Celle-ci vit son malade si faible et si agité qu'elle ne voulut
+pas permettre aux enfants de rester plus longtemps près de lui.
+
+-- Vous reviendrez jeudi, dit-elle, il sera alors plus fort et en
+état de vous voir: pour aujourd'hui c'est assez, il faut vous en
+aller, mes enfants. Ne t'afflige pas, ma fille, tu es toute
+tremblante. On dirait que tu as fait une maladie depuis jeudi.
+Viens avec moi, je te donnerai une goutte de vin pour que tu aies
+la force de t'en retourner.
+
+Petite mère redescendit le grand escalier le coeur bien plus
+lourd que lorsqu'elle l'avait monté, et pourtant le père était
+mieux; il les avait regardés, il leur avait parlé... Mais il
+avait, lui aussi, pu croire qu'elle était une voleuse!... Oh!
+comment pouvait-il le croire? Son coeur se brisait en y pensant.
+
+Et puis comme il était changé, comme il était faible! serait-il
+jamais de nouveau comme autrefois?... reviendrait-il à la maison?
+reprendrait-il son travail? et si même ils pouvaient recommencer
+la vie ensemble, seraient-ils encore heureux, puisqu'il n'avait
+plus confiance en elle?
+
+Perdue dans ses pensées, Petite mère ne remarqua pas que Charlot
+lui avait fait prendre le chemin qu'ils avaient suivi l'autre
+fois, un chemin qui les éloignait un peu de la maison. On ne
+voyait pas le ballon, mais elle s'aperçut tout à coup qu'ils
+étaient revenus juste à la place où la "petite dame" les avait
+abordés. Epuisée, elle s'arrêta et s'assit sur une marche
+d'escalier.
+
+-- Ah! si seulement nous ne l'avions pas rencontrée! se dit-elle.
+
+Charlot ne disait rien. Il avait bien reconnu l'endroit, et il
+regardait attentivement autour de lui comme pour graver tout ce
+qu'il voyait dans sa mémoire. Il avait un petit air raisonnable
+et réfléchi qui ne lui était pas habituel.
+
+Que de temps il fallut pour retourner jusqu'à la maison! Que de
+fois les enfants s'assirent, tantôt sur un banc, lorsqu'ils en
+trouvaient, tantôt sur une marche dans une rue tranquille. Que de
+fois Petite mère pensa: Si j'avais seulement une goutte d'eau,
+j'ai si soif! Que de fois aussi elle s'appuya au mur pour ne pas
+tomber!... Elle était courageuse, la pauvre petite, dès que
+l'insupportable douleur qu'elle avait à la tête se calmait un peu
+elle rassemblait ses forces et se remettait à marcher. Arrivée
+dans sa chambre elle ne put pas se déshabiller et s'étendit sur
+le lit. Là elle se sentit un peu mieux. C'était un si grand
+soulagement d'être à la maison et de pouvoir se tenir tranquille!
+mais dès qu'elle faisait un mouvement il lui semblait que sa tête
+allait se fendre.
+
+-- Petite mère, dit Charlot au bout d'un moment, lève-toi, allons
+manger la soupe, j'ai faim.
+
+-- Vas-y seul, mon chéri; je voudrais tant dormir un peu.
+
+-- Non, il faut que tu viennes avec moi, répondit le petit
+garçon. Allons, lève-toi, tu es assez reposée maintenant.
+
+Elle essaya de se lever, mais lorsqu'elle eut mis les pieds par
+terre, tout tournait autour d'elle.
+
+-- Je ne peux pas, Charlot, laisse-moi me recoucher. Je ne peux
+pas me tenir debout.
+
+-- Je veux que tu viennes, répéta le petit entêté.
+
+Il la tira par le bras et Petite mère, qui n'avait pas la force
+de résister, tomba sur le plancher où elle resta sans mouvement.
+
+Charlot l'appela, la tira, la secoua. Quand il vit qu'elle ne
+répondait pas, qu'elle ne remuait pas, qu'elle était toute
+froide, il prit peur et descendit l'escalier en poussant des
+cris.
+
+Au premier étage, il rencontra madame Perlet et lui dit:
+
+-- Petite mère est morte!...
+
+Lorsque la concierge entra dans la chambre elle cru un instant
+qu'il avait dit vrai, mais en soulevant l'enfant pour la mettre
+au lit, elle sentit que le pauvre petit coeur battait faiblement,
+et elle envoya le petit garçon chercher du vinaigre. Une
+demi-heure plus tard, l'enfant, revenue à elle, était déshabillée,
+couchée, réchauffée et assurait qu'elle n'avait plus aucun mal.
+
+-- Seulement un peu à la tête, mais ce n'est rien, disait-elle.
+
+La bonne concierge l'embrassa en la quittant.
+
+-- Allons, dit-elle, tu seras toute guérie demain.
+
+Petite mère leva sur elle ses yeux profonds en lui disant: Merci.
+Il y avait une interrogation suppliante dans ses yeux, mais
+madame Perlet ne la comprit pas. En voyant l'enfant si malade
+elle avait oublié l'accusation qui pesait sur elle, mais Petite
+mère en avait retrouvé le souvenir dès qu'elle avait repris
+conscience d'elle-même.
+
+Au milieu de la nuit, Charlot fut réveillé en sursaut. Il faisait
+clair de lune et la fenêtre, sans volets et sans rideaux,
+laissait entrer à flots la lumière blanche et transparente.
+Petite mère, assise sur le lit, parlait et faisait des gestes.
+Charlot fut très-étonné de la voir ainsi, car sa voix était
+beaucoup plus haute que de coutume, et elle paraissait
+très-excitée.
+
+-- Charlot, disait-elle, ne leur dis pas que nous avons une pièce
+d'or, parce qu'ils diront que je l'ai volée. Cache-la bien. Le
+père croit aussi que je l'ai volée, le père aussi... le père
+aussi... Vois-tu! ils sont tous là... ils me montrent au doigt et
+ils disent: Voleuse, voleuse... Le chat sait que ce n'est pas
+vrai et il l'a dit à la vieille dame... Le bon Dieu aussi le
+sait, mais il ne veut pas le leur dire... Et je ne sais pas où il
+est... Oh! Charlot, il faut le trouver pour lui demander de le
+leur dire... Entends-tu, il faut le trouver!... Pourquoi est-ce
+que personne ne veut nous dire où il est?... Il faut le trouver.
+
+Elle se tut un moment, puis se mit à gémir en disant:
+
+-- Oh! Charlot, ne me bats pas!... tu me fais tant de mal! ce
+n'est pas ma faute si je ne puis pas aller avec toi. Vois-tu, mes
+jambes sont en pierre maintenant et je ne peux pas marcher.
+Charlot, ne te mets pas en colère, je ne peux pas... je voudrais
+pouvoir te porter, mais je n'en ai pas la force.
+
+-- Mais je ne te fais pas de mal, cria Charlot stupéfait, je ne
+te bats pas, Petite mère, je ne veux pas que tu me portes... Nous
+sommes dans notre lit... Ne parle pas ainsi, tu me fais peur!...
+
+Petite mère ne semblait pas le comprendre, mais elle se taisait
+lorsqu'il lui parlait.
+
+Elle reprit d'une voix moins plaintive:
+
+-- Ah! voilà la chèvre; elle veut te donner des coups de corne.
+Charlot, sauve-toi!... On lui a mis la croix d'or au cou!... Vous
+voyez bien que je ne l'ai pas prise, la croix d'or, elle est au
+cou de la chèvre!
+
+Et elle éclata de rire.
+
+Charlot n'y comprenait rien. Il regardait tout autour de lui,
+avec une sorte d'effroi, s'attendant à voir ce que sa soeur
+voyait. Lorsqu'elle parla de la croix d'or au cou de la chèvre,
+il ne put s'empêcher de rire comme elle.
+
+-- Elle rêve, se dit-il, mais comme c'est drôle... elle a les
+yeux tout ouverts, et pourtant on dirait qu'elle ne voit pas.
+Petite mère, Petite mère, réveille-toi! Il n'y a pas de chèvre
+ici, tu as fait un rêve. Tu m'as réveillé, c'est très-égoïste, je
+dormais si bien. Maintenant, tiens-toi tranquille.
+
+Ces paroles parvinrent jusqu'à un certain point à l'intelligence
+de la pauvre petite. Elle comprit qu'elle avait réveillé son
+frère, se recoucha docilement et se tint aussi tranquille que le
+lui permit le violent accès de fièvre auquel elle était en proie.
+Charlot se blottit tout au fond du lit et s'endormit.
+
+Lorsque la concierge vint le matin pour savoir des nouvelles,
+elle vit que l'enfant était réellement bien malade. La faiblesse
+et l'abattement avaient succédé à la fièvre, et Petite mère
+pouvait à peine sortir de sa stupeur pour lui répondre. Pourtant
+l'instinct maternel triomphait encore de son extrême faiblesse.
+
+-- Charlot!... dit-elle tout bas, en attachant un regard anxieux
+sur sa visiteuse.
+
+-- Je prendrai soin de lui. Ne t'inquiète pas.
+
+-- Mais s'il reste ici, il prendra ma maladie.
+
+Il lui fallut un grand effort pour dire ces mots.
+
+-- Nous le prendrons tout à fait chez nous, répondit madame
+Perlet, touchée de cette sollicitude.
+
+L'enfant referma les yeux avec un air de lassitude, mais aussi
+avec un sourire de reconnaissance.
+
+-- Nous allons la faire porter à l'hôpital, disait, un moment
+après, madame Perlet à la maîtresse du chat, à qui elle donnait
+les nouvelles et qu'elle avait trouvée sur pied.
+
+-- A l'hôpital!... répéta la vieille dame.
+
+-- Que puis-je faire? Je n'ai pas le temps de la soigner, et
+d'ailleurs, nous quittons la maison dans quelques jours.
+
+-- Eh bien! reprit madame Charles, laissez-la-moi. Je me charge
+d'elle.
+
+-- Vrai? demanda madame Perlet d'un air de doute, vous voulez
+faire cela?
+
+-- Oui, et je suis une bonne garde malade, je m'y connais, j'en
+ai eu entre les mains dans mon temps! Cette petite m'a soignée
+aussi bien qu'une enfant de son âge peut le faire; maintenant
+qu'elle est malade et que je suis à peu près guérie, je ne la
+laisserai pas aller à l'hôpital.
+
+
+
+XVII
+
+
+
+Il n'y a que les pauvres gens pour savoir que rien n'est
+impossible. Madame Perlet avait trouvé une place pour Charlot
+dans la petite arrière-loge où les enfants dormaient ensemble.
+Coucher trois dans un petit lit à peine assez grand pour un, ce
+n'est pas une affaire... Charlot, étant accoutumé à être plus au
+large, donnait des coups de pied à tort et à travers, forçait son
+voisin de droite à rouler hors de la paillasse, son voisin de
+gauche à se blottir tout au fond; mais ils dormaient tout aussi
+bien l'un sur le plancher, l'autre aplati contre le mur. Charlot
+régnait donc en maître sur cette paillasse qu'il s'était
+appropriée et dormait comme un roi, disait madame Perlet. Peut-être
+eût-il été plus juste de dire qu'il dormait comme un gros
+garçon de cinq ans.
+
+Madame Perlet lui avait enjoint de ne pas retourner dans la
+chambre du quatrième en lui disant que Petite mère avait besoin
+d'être bien tranquille. Le premier jour cela alla bien jusque
+vers le soir. La nouveauté, le plaisir d'être avec d'autres
+enfants, les petits services qu'il put rendre dans le ménage
+firent passer le temps. La concierge monta trois fois dans la
+journée pour voir comment allait la petite malade. Hélas! à
+chaque visite le mal semblait avoir empiré. Madame Charles
+parlait de faire venir un médecin; mais qui paierait la visite?
+C'était une grosse question à laquelle personne ne pouvait
+répondre, et on attendait.
+
+Il faisait encore jour lorsque Charlot profita dune courte
+absence de madame Perlet pour monter au quatrième. Il écouta un
+moment à la porte et n'entendit rien. Alors il entra, pensant que
+sans doute il allait trouver sa soeur prête à lui sourire comme
+de coutume.... mais elle le regarda sans paraître le voir et ne
+lui parla pas. Pourtant elle avait des couleurs sur ses joues,
+beaucoup plus de couleurs que d'habitude. Ses yeux grands ouverts
+étaient brillants, elle ne devait plus être malade. Charlot
+s'approcha d'elle et toucha sa main qui jouait fièvreusement avec
+la couverture.
+
+-- Petite mère, dit-il, lève-toi, je m'ennuie sans toi. Pourquoi
+est-ce que tu restes ainsi dans le lit?
+
+La malade ne répondit pas. Elle le regardait avec des yeux
+toujours plus fixes qui lui faisaient presque peur.
+
+-- Petite mère, reprit-il, tu ne dois pas me laisser seul! tu
+dois prendre soin de moi!... Entends-tu? lève-toi!...
+
+Avait-elle compris? Ses lèvres tremblaient, une lueur
+d'intelligence brilla dans ses yeux; elle essaya de se soulever
+et demanda:
+
+-- Charlot, as-tu mangé?
+
+-- Oui. Madame Perlet m'a donné à manger.
+
+-- Est-ce qu'il y a bien longtemps que je suis malade?
+
+-- Oui, tu m'as laissé tout seul tout le jour... Madame Perlet
+dit qu'il faut te laisser tranquille, mais moi je ne veux pas...
+Je veux que tu te lèves et que tu prennes soin de moi; tu n'es
+plus malade à présent.
+
+Accoutumée comme elle l'était à céder à tous les désirs de son
+frère et à ne vivre que pour lui, la pensée qu'elle l'avait
+abandonné pendant toute une journée à des étrangers pénétra
+jusqu'à son cerveau affaibli et lui causa une souffrance
+inexprimable. Elle fit un effort suprême pour se lever, mais
+retomba en arrière en disant d'une voix suppliante:
+
+-- Charlot, je ne peux pas!...
+
+Et elle recommença à divaguer, interrompant ses paroles sans
+suite par des cris déchirants qui attirèrent bientôt madame
+Charles tout épouvantée.
+
+-- Que fais-tu ici? dit-elle à Charlot qui restait près du lit
+l'air consterné, ne sachant s'il devait se fâcher ou avoir peur.
+C'est toi qui l'agites ainsi. Je l'avais laissée bien tranquille
+et assoupie. Qui t'a permis de venir ici? Allons, descends tout
+de suite et ne t'avise pas de remonter...
+
+Comme le pauvre petit, partagé entre l'irritation et le chagrin,
+commençait à descendre l'obscur escalier, elle le rappela.
+
+-- Si tu es capable d'être bon à quelque chose va dire à madame
+Perlet qu'elle aille tout de suite chercher un médecin, entends-tu?
+Dis-lui que ta soeur est bien mal et que c'est moi qui paierai.
+Allons, va!...
+
+-- Est-elle donc beaucoup plus mal, ta soeur? demanda M. Perlet
+qui venait de rentrer.
+
+-- Non, répondit Charlot, elle était toute rouge et elle voulait
+se lever pour venir avec moi, et puis tout à coup, elle a dit
+qu'elle ne pouvait pas et elle s'est mise à crier. Je ne sais pas
+pourquoi elle crie, je ne lui ai pas donné de coups...
+
+-- Comment, Charlot?... qui pourrait lui donner des coups quand
+elle est si malade?
+
+-- Je ne lui en ai pas donné, reprit le petit garçon, mais je lui
+ai dit que c'était égoïste de rester ainsi dans son lit et de ne
+pas prendre soin de moi... Alors elle a crié qu'elle ne pouvait
+pas et la vieille dame est venue et elle a dit qu'il faut
+chercher un médecin et qu'elle paiera.
+
+-- J'y vais, dit le cordonnier, et je ramènerai le meilleur du
+quartier. Ah! tu lui as dit qu'elle est égoïste... Eh bien, tu
+mérites que le bon Dieu te la prenne; alors tu sauras peut-être
+ce qu'elle vaut.
+
+-- Je ne veux pas qu'il la prenne, dit Charlot. Demain elle sera
+guérie et alors elle pourra se lever et elle prendra soin de moi.
+Je n'aime pas qu'elle soit malade...
+
+-- Tu es un fameux égoïste, mon garçon, mais peut-être est-ce un
+peu la faute de ta soeur. Allons! je ne veux pas perdre une
+minute. Il faut d'abord la guérir, après nous tâcherons de la
+corriger de son défaut de te gâter.
+
+Malgré la défense de madame Perlet, Charlot profita encore d'une
+courte absence pour remonter au quatrième. Il s'assit sur la
+dernière marche de l'escalier et attendit. On n'entendait plus
+que de loin en loin un gémissement. L'enfant avait mis ses bras
+sur ses genoux et y appuyait sa tête: il était dans l'obscurité
+et rien ne venait le distraire de ses pensées. Peut-être
+n'étaient-ce pas précisément des pensées; il était trop jeune
+pour cela, mais il voyait passer des tableaux devant ses yeux. Il
+se voyait lui-même à tous les moments de sa petite vie, toujours
+avec Petite mère, toujours soigné, protégé, caressé, consolé par
+elle. Il commençait à comprendre un peu ce qu'elle avait été pour
+lui, mais il y avait une chose qu'il ne comprenait pas encore,
+c'était combien il avait été, lui, exigeant, égoïste, volontaire.
+Il ne le comprenait pas du tout, et pourtant son petit coeur
+s'attendrissait peu à peu et il pensait qu'il voulait lui faire
+un plaisir. Il se rappela qu'elle lui donnait sa part à elle des
+rares friandises qui lui étaient tombées en partage; si ce
+n'était pas le tout, au moins la meilleure moitié. Cela lui avait
+semblé tout naturel, mais maintenant il voulait lui donner
+quelque chose à son tour. En songeant ainsi, il s'assoupit, et
+comme personne ne passait, il ne fut pas dérangé jusqu'au moment
+où un bruit de voix le tira de son sommeil.
+
+-- Encore un étage, Monsieur, disait la voix de madame Perlet.
+
+Elle montait avec une petite lampe précédant un monsieur dont les
+chaussures craquaient. Ce détail fut le premier qui attira
+l'attention de Charlot. Il avait toujours envié les personnes qui
+ont le bonheur de posséder des chaussures qui craquent, et Petite
+mère lui avait plus d'une fois promis qu'il en aurait lorsqu'elle
+serait assez riche pour lui en acheter. Charlot était persuadé
+que c'étaient des chaussures toutes spéciales, que les gens
+riches pouvaient seuls se procurer, et qui coûtaient d'autant
+plus cher qu'elles faisaient plus de bruit. Il se recula tout
+contre le mur et regarda attentivement l'heureux possesseur des
+chaussures de ses rêves.
+
+-- Nous y voici, Monsieur, dit encore madame Perlet, et au même
+moment elle se heurta à Charlot qu'elle n'avait pas aperçu, la
+lumière de la lampe ne tombant pas sur lui.
+
+-- Ah! dit-elle, c'est toi! Que fais-tu ici?... Va vite te mettre
+au lit.
+
+Mais elle ne pouvait pas s'arrêter pour s'assurer de son
+obéissance, et Charlot, qui aimait à faire sa volonté, résolut
+d'attendre à la même place qu'on sortît de la chambre. Il avait
+bien deviné que c'était le médecin qui venait de passer à côté de
+lui.
+
+La visite fut longue, si longue même que Charlot avait refermé
+les yeux et recommencé à rêver sans être précisément endormi,
+lorsque la porte se rouvrit; il se hâta de se cacher dans un
+angle du mur, car il avait peur que madame Perlet ne le grondât.
+
+-- La trouvez-vous bien mal, Monsieur? demanda-t-elle au médecin.
+
+-- Elle est très-malade, mais il y a encore de l'espoir. C'est
+une petite nature épuisée, sans cela il y aurait plus de
+ressources.
+
+-- Vous croyez qu'elle mourra? demanda encore la concierge d'une
+voix émue.
+
+-- Je ne puis rien dire, tout dépend de la constitution de
+l'enfant. Est-elle orpheline?
+
+-- Elle a son père, Monsieur, mais il est à l'hôpital, bien
+malade.
+
+-- Et qui la soigne? Vous ne pouvez y suffire.
+
+-- C'est la vieille dame que vous avez vue, une voisine.
+
+-- Je reviendrai demain. Ayez soin que l'on fasse tout ce que
+j'ai ordonné. C'est peu de chose, du reste.
+
+Un seul mot avait frappé Charlot: "Croyez-vous qu'elle mourra?"
+Il savait, bien qu'il ne pût s'en souvenir, que sa mère était
+morte et qu'on l'avait mise dans la terre, et que personne ne
+l'avait jamais revue... Et Petite mère, si elle mourait, la
+mettrait-on aussi dans la terre? Non, il ne le permettrait pas.
+Il avait vu bien des fois des cercueils, et on lui avait dit ce
+que c'était, et jamais il ne permettrait qu'on mît Petite mère
+dans une de ces vilaines boîtes. Il allait entrer auprès d'elle
+pour le lui dire et lui promettre que jamais il ne la laisserait
+traiter de cette manière, quand la voix de madame Perlet se fit
+entendre, l'appelant du bas de l'escalier; il n'osa pas désobéir.
+Bientôt après Charlot dormait entre ses deux infortunés camarades
+de lit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu'il eût
+pris la place qui lui appartenait, non pas peut-être du droit du
+plus fort, car les deux garçons étaient plus grands que lui, mais
+du droit du plus égoïste.
+
+Petite mère eut une nuit moins agitée. Elle était un peu mieux le
+lendemain, mais d'une faiblesse extrême. Monsieur Perlet avait
+trouvé du travail: c'était peu de chose, mais il semblait que la
+mauvaise chance fût lasse de le poursuivre, et sa femme en était
+toute remontée. Dans sa joie elle acheta pour Charlot et pour son
+plus petit un bâton de chocolat. En voyant cette munificence,
+Charlot comprit que le moment était venu de mettre en action sa
+bonne résolution. Le chocolat était là dans sa main, il pouvait
+immédiatement en faire le sacrifice à sa soeur. Sans doute il lui
+eût été plus agréable de le manger sans un moment de retard, et
+de s'en barbouiller à coeur joie la figure et les mains; il le
+porta même plusieurs fois à sa bouche et en suça "un tout petit
+peu". Mais il se souvint que Petite mère lui avait bien souvent
+tout donné sans rien garder pour elle, et cette pensée le
+fortifia contre la tentation. Lorsqu'il vit madame Perlet occupée
+dans son ménage, il monta en hâte au quatrième et entra tout
+droit dans la chambre. Petite mère était étendue toute blanche et
+le regarda, mais sans faire un mouvement. Elle le reconnaissait
+bien, mais sa faiblesse était si grande que même dire: Bonjour
+Charlot, lui eût paru impossible. Le petit garçon s'approcha du
+lit et mit le bâton de chocolat dans la petite main qui reposait
+sur la couverture; cette pauvre main inerte ne se referma pas
+pour le saisir.
+
+-- C'est pour toi, Petite mère, dit-il, je te le donne.
+
+Point de réponse.
+
+-- Mange-le, je l'ai gardé pour toi.
+
+Et comme elle ne faisait toujours aucun mouvement, il se dressa
+sur la pointe des pieds et essaya de lui mettre le chocolat dans
+la bouche. Petite mère serra les lèvres et détourna un peu la
+tête. Charlot fut choqué.
+
+-- Petite mère, dit-il, c'est très-mal! Je t'ai gardé mon
+chocolat et tu ne veux pas le manger. Tu n'es pas gentille, et
+puisque tu fais comme cela, quand je serai grand je ne te
+donnerai rien, tu verras... Tu es bien meilleure quand tu n'es
+pas malade; je ne t'aimerai plus si tu continues. Pourquoi ne me
+parles-tu pas?
+
+-- Je ne peux pas, Charlot, répondit d'une voix faible la pauvre
+enfant que son amour pour son frère rendit capable de cet effort.
+
+-- Tu peux bien manger le chocolat... Goûte-le...
+
+-- Non, non, je t'en prie...
+
+-- Eh bien, dit-il en retirant son cadeau d'un air offensé, je
+vais te dire ce que je ferai. Quand tu seras morte je te
+laisserai mettre dans la terre, et alors tu ne reviendras plus
+jamais.
+
+-- Qu'est-ce que tu dis, malheureux enfant? s'écria madame
+Charles qui était entrée sans bruit après avoir pourvu au repas
+de son chat. Es-tu fou de venir lui parler de choses
+pareilles!... Va-t'en et ne remets pas les pieds ici!...
+
+-- Il ne voulait pas me faire de peine, murmura Petite mère.
+
+Elle ne put en dire davantage, mais son regard suppliant suivait
+la vieille dame tandis qu'elle mettait assez brusquement Charlot
+à la porte. Celui-ci se consola un peu dans l'escalier en
+mangeant son chocolat.
+
+Il avait vu ses bonnes intentions repoussées et méconnues, il se
+sentait le droit d'être froissé et mécontent. Petite mère,
+pensait-il, aurait bien pu manger le chocolat, c'était mauvaise
+volonté toute pure de sa part, et quand elle savait qu'il l'avait
+gardé tout exprès pour elle!... Eh bien, maintenant il ne lui
+garderait plus rien, il mangerait tout, oui, tout. -- Il y avait
+dans cette résolution un certain adoucissement à sa peine, et
+puis le chocolat était bon. Mais comme il fut vite fini!... En
+arrivant à la dernière marche il ne lui en restait plus rien
+qu'une petite moustache.
+
+Quand le médecin eut fait sa seconde visite, Charlot demanda à
+madame Perlet:
+
+-- Est-ce qu'il a dit que Petite mère sera bientôt morte?
+
+-- Comment peux-tu parler ainsi? répondit la concierge étonnée.
+Est-ce que cela ne te ferait donc pas de peine si ta soeur
+mourait?
+
+-- Si, dit-il, mais je ne la laisserai pas mettre dans la terre;
+alors elle restera tout de même avec moi si elle _mourt_.
+
+-- Que veux-tu dire, petit?
+
+-- Je dis que, quand même elle n'a pas été gentille et qu'elle
+n'a pas voulu manger le chocolat, je ne permettrai pas qu'on la
+mette dans la terre comme notre maman, et alors elle sera encore
+avec moi.
+
+-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas ce que c'est que de mourir.
+Si elle meurt elle ne pourra pas rester avec toi, elle ira auprès
+du bon Dieu.
+
+-- Non, puisqu'elle ne sait pas où il est.
+
+-- Il est dans le ciel.
+
+-- Mais on ne peut pas y aller, il n'y a pas d'escalier!...
+
+-- Tu ne peux comprendre cela, mon pauvre Charlot, mais tu peux
+bien te dire une chose, c'est que si elle meurt tu auras perdu
+une bonne soeur. Je ne sais pas si elle a volé ou non, mais je
+sais qu'elle prenait soin de toi comme une vraie petite mère
+aurait pu le faire. Elle t'aimait bien.
+
+Involontairement, elle mettait Petite mère au passé, et pourtant
+le médecin n'avait pas dit qu'il n'y avait plus d'espoir.
+
+-- Oui, répondit Charlot, mais pourquoi n'a-t-elle pas voulu
+manger le chocolat que j'avais gardé pour elle?
+
+-- Tu as essayé de lui faire manger ton chocolat?...
+
+-- Oui, mais elle n'a pas voulu.
+
+-- Je le crois bien. Cela l'aurait peut-être fait mourir tout de
+suite. Quand on est si malade on ne peut pas manger du chocolat.
+
+-- Oh! mais moi j'en mangerais quand même je serais bien malade,
+dit Charlot en passant encore sa langue sur ses lèvres.
+
+-- Petit gourmand!... Maintenant écoute bien ce que je dis: Ne va
+pas fatiguer ta pauvre soeur, laisse-la bien tranquille et
+demande au bon Dieu de la guérir.
+
+-- Puisque je ne le connais pas! répliqua le petit garçon d'un
+ton boudeur.
+
+-- Il t'entendra si tu es sage, mais si tu désobéis il ne
+t'écoutera pas. Il n'aime pas les méchants enfants.
+
+-- Est-ce qu'il aime Petite mère?
+
+Madame Perlet hésita, puis elle répondit: Oui.
+
+-- Alors il voudra la prendre, et moi j'aime mieux qu'elle reste
+avec moi.
+
+-- Eh bien, ne va plus la tourmenter et lui faire manger du
+chocolat... Souviens-toi qu'il faut qu'elle soit bien tranquille.
+
+Il y avait eu dans la maison une réaction en faveur de Petite
+mère, c'est-à-dire que ceux qui s'étaient montrés le plus
+sévères, maintenant qu'on la savait bien malade, avaient un
+retour de pitié pour la pauvre enfant et demandaient avec intérêt
+de ses nouvelles. Une voisine lui apporta une tasse de bouillon,
+une autre demanda à la veiller, mais madame Perlet, qui devait
+bientôt quitter la maison, déclara qu'elle s'en chargeait jusqu'à
+son départ. C'était, comme le disait son mari, une vaillante
+femme qui ne ménageait pas sa peine.
+
+Cette nuit-là, lorsqu'elle fut seule avec Petite mère, celle-ci
+lui dit:
+
+-- Si je meurs, est-ce que Charlot pourra rester avec vous
+jusqu'à ce que le père revienne?
+
+-- Tu ne mourras pas, ma fille, répondit la bonne concierge en
+lui caressant la main.
+
+-- Je ne sais pas, mais le voulez-vous?...
+
+-- Oui, nous prendrons soin de lui jusqu'à ce que ton père
+revienne, tu peux compter sur nous.
+
+-- Merci, dit l'enfant, et elle referma les yeux.
+
+Madame Perlet la regarda un moment d'un air d'hésitation. Une
+question lui brûlait les lèvres, mais elle ne savait pas si
+c'était le moment de la faire.
+
+Enfin elle se pencha sur elle et lui dit tout bas:
+
+-- Dis-moi la vérité As-tu pris la croix d'or?
+
+-- Non, répondit Petite mère ouvrant ses grands yeux sérieux et
+les attachant sur elle.
+
+-- Enfant, si tu savais que tu dois mourir aujourd'hui, que
+répondrais-tu?
+
+-- Je dirais non, répondit-elle encore.
+
+-- Je te crois, ma fille, lui dit madame Perlet en l'embrassant.
+
+Et elle s'assit près du lit tenant la petite main brûlante dans
+la sienne.
+
+
+
+XVIII
+
+
+
+Quittons maintenant la chambre nue où Petite mère est étendue sur
+son lit de souffrance, l'escalier noir que Charlot monte si
+souvent et sur lequel ouvrent tant de portes qui laissent
+entrevoir des intérieurs aussi misérables que le sien. Eloignons-nous
+pour un moment de la pauvre maison où s'est passée jusqu'ici
+la plus grande partie de cette histoire, et entrons dans une
+demeure bien différente. C'est un joli hôtel situé entre une cour
+qui ouvre sur un boulevard extérieur et un jardin dont les beaux
+ombrages attirent les regards de tous ceux qui en longent les
+murs. Nous passons d'un vestibule orné de plantes vertes à un
+salon élégant qui communique avec une serre. De tous côtés l'air
+et la lumière entrent à flots, les yeux se reposent sur la
+verdure de la pelouse et des massifs, les oreilles sont charmées
+par le murmure rafraîchissant d'un jeu d'eau, et des centaines
+d'oiseaux chantent dans les arbres en fleurs. Quiconque serait
+transporté de la triste maison que nous venons de quitter dans
+cette ravissante habitation pourrait certainement se croire dans
+un paradis.
+
+Cette maison était celle d'Edith Grandville, et c'était bien
+vraiment une sorte de paradis, car ceux qui l'habitaient
+s'aimaient et étaient heureux.
+
+Ils n'étaient que trois et quelques domestiques pour remplir
+cette maison et ce beau jardin. Edith n'avait ni frère ni soeur.
+C'était son seul chagrin, mais elle n'y pensait pas souvent et
+lorsqu'elle y pensait, elle ne s'en plaignait jamais de peur de
+faire de la peine à sa mère. Madame Grandville avait eu plusieurs
+enfants tous morts très-jeunes; Edith, la dernière, était la
+seule qui eût dépassé l'âge de sept ans. Elle en avait maintenant
+plus de dix et elle était si fraîche et si bien portante que sa
+mère commençait à se rassurer pour elle. Et cependant souvent
+encore une inquiétude lui traversait le coeur comme une lame
+aiguë, et elle serrait la petite fille dans ses bras comme si
+quelqu'un avait voulu la lui arracher. Edith, dans ces moments-là,
+regardait sa mère avec étonnement, puis elle l'embrassait en
+riant, et madame Grandville, la voyant si gaie, ne savait plus
+elle-même d'où lui était venue cette impression d'effroi, si ce
+n'est l'excès même de sa tendresse pour cette enfant.
+
+Chacun dans la maison aimait Edith; elle en était le plus beau
+rayon de soleil. Jamais elle n'avait rencontré dans ce monde
+autre chose que la bienveillance et l'affection. Nous savons déjà
+qu'elle était la favorite de ses maîtres; elle l'était aussi de
+ses compagnes; il n'y avait pas jusqu'au mendiant à qui elle
+donnait un sou qui ne la remerciât avec un sourire. C'est qu'elle
+avait elle-même un sourire joyeux et des manières gracieuses qui
+épanouissaient tous les coeurs.
+
+Le jeudi matin était revenu, car une semaine seulement s'était
+écoulée depuis qu'Edith avait donné sa pièce d'or.
+
+-- Maman, dit-elle à madame Grandville qui écrivait, si nous
+allions encore aujourd'hui rencontrer Fleurette!
+
+-- Fleurette! que veux-tu dire, mon enfant?
+
+-- Tu sais bien, la petite fille que j'ai appelée ainsi, parce
+que je ne sais pas son nom.
+
+-- Ah! oui, je me rappelle... Mais ce n'est pas probable qu'elle
+se retrouve au même endroit, à moins que ce ne soit dans l'espoir
+de te rencontrer encore.
+
+-- Si nous la retrouvons, tu me laisseras lui parler, maman?...
+
+-- Je lui parlerai moi-même, ma fille.
+
+-- Il faudra lui parler très doucement, parce qu'elle est timide.
+
+-- Tu crois donc que je lui ferai peur?
+
+-- Oh! non, maman, mais elle n'osera peut-être pas te répondre
+comme à moi, parce que tu es une dame, tandis que moi je suis une
+petite fille comme elle.
+
+-- Comme elle!... répéta madame Grandville, en regardant sa
+fille; pauvre petite!... elle ne te ressemble guère, si je m'en
+souviens bien.
+
+-- C'est vrai, maman, elle était si pâle, si maigre et si
+pauvrement vêtue... Oh! pourquoi est-ce que tout le monde n'est
+pas heureux comme nous?...
+
+Elle soupira et sa mère s'empressa de détourner la conversation,
+car elle n'aimait pas à voir Edith s'attrister.
+
+-- Es-tu prête pour ton cours?
+
+-- Oui, tout à fait prête.
+
+-- Eh bien, ma chérie, pendant que j'achève mes lettres, mets-toi
+au piano et étudie jusqu'à ce qu'il soit temps de t'habiller pour
+déjeuner. Nous partirons un peu plus tôt que la dernière fois,
+car c'est désagréable d'arriver en retard.
+
+Edith alla en dansant dans le grand salon où était le piano. Elle
+aimait beaucoup la musique et, comme elle recevait d'excellentes
+leçons, elle était déjà capable de faire plaisir à ceux qui
+l'entendaient. Elle étudia un morceau qu'elle aimait, et juste au
+moment où elle pensait qu'elle le savait maintenant assez bien
+pour le jouer à son père, la femme de chambre vint l'appeler pour
+faire sa toilette.
+
+Encore une danse légère tout au travers du vestibule et tout le
+long de l'escalier, et Edith entra en chantant dans sa chambre,
+cette jolie chambre bleue où nous l'avons vue s'endormir. Sa robe
+était étalée sur le lit, tout était préparé pour elle.
+
+-- Est-ce que je ne dois pas mettre une robe blanche aujourd'hui?
+demanda la petite fille.
+
+-- Madame a dit que l'air est un peu plus frais et qu'elle
+préfère que vous mettiez une robe moins légère, Mademoiselle,
+répondit la femme de chambre qui était toute nouvelle dans la
+maison.
+
+-- Cela m'est bien égal au fond, toutes mes robes sont jolies.
+
+Et elle commença sa toilette en chantant toujours.
+
+-- On dirait que vous voulez rivaliser avec les oiseaux du
+jardin, dit Félicie en riant.
+
+-- Ah! ils chantent mieux que moi. Quand je serai grande,
+j'apprendrai à chanter, maman me l'a promis, mais eux savent
+chanter sans leçons. Qui sait, pourtant?... Peut-être qu'ils s'en
+donnent entre eux. Les jeunes apprennent des vieux... Ce serait
+drôle d'assister à une leçon d'oiseaux. Je voudrais bien savoir
+s'ils sont sévères, les professeurs... Monsieur le Merle et
+madame la Fauvette doivent donner d'excellentes leçons, mais
+elles sont trop chères pour les moineaux. Voilà pourquoi ils ne
+savent rien, les pauvres petits.
+
+Ainsi babillait l'heureuse petite fille, pendant que Félicie
+l'habillait. Comme celle-ci lui mettait ses bottines et allait
+les boutonner, Edith s'aperçut qu'elle était très-pâle et
+paraissait souffrir.
+
+-- Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.
+
+-- Oh! rien. Un peu mal à la tête seulement.
+
+-- Je ne veux pas que vous vous baissiez ainsi pour me mettre mes
+bottines, je suis sûre que cela vous fait très mal. Donnez-moi le
+crochet, je saurai bien les boutonner moi-même.
+
+-- Oh! Mademoiselle Edith, dit la pauvre fille étonnée, car elle
+n'avait point été accoutumée à tant d'égards, madame serait peut-être
+fâchée si elle vous voyait vous chausser vous-même.
+
+-- Maman! oh! non, soyez tranquille.
+
+Après ce petit incident, Félicie déclara à qui voulait l'entendre
+qu'elle n'avait jamais vu une petite demoiselle aussi aimable. Ce
+n'est vraiment pas difficile de gagner les coeurs.
+
+Lorsque la mère et la fille sortirent ensemble il faisait un
+temps radieux. Edith était joyeuse et avait peine à marcher
+raisonnablement. Il lui eût été plus facile de sauter et de
+courir, mais il fallait obéir à l'étiquette; dans une rue de
+Paris il n'est pas admis que des jeunes demoiselles, même de dix
+ans seulement, se livrent à leurs ébats comme les chevreaux dans
+les prairies, aussi Edith suppliait sa mère de la mener bientôt à
+la campagne où elle pourrait sauter et s'amuser en liberté.
+
+Au milieu d'un plan charmant pour le jour suivant, elle s'arrêta
+tout à coup, le regard fixé sur un point encore éloigné. Sa mère
+en suivit la direction pour voir ce qui la préoccupait si
+fortement, mais elle n'aperçut qu'un petit garçon debout, appuyé
+contre un mur.
+
+-- Qu'est-ce que tu regardes donc? demanda-t-elle.
+
+-- Maman, c'est... Oui, je crois que c'est le petit garçon qui
+était avec Fleurette, du moins il lui ressemble beaucoup, et
+puis, vois-tu? il est juste à la même place où ils étaient quand
+je leur ai parlé. Mais pourquoi est-il tout seul?
+
+-- Comment peux-tu le reconnaître?
+
+-- Oh! je le reconnais parfaitement. Il a une tête toute frisée
+et une bonne petite figure toute ronde. Maman, je veux lui
+parler...
+
+-- Pourquoi, ma fille? tu ne peux pas parler à tous les petits
+gamins de la rue.
+
+-- Non, mais celui-là était avec Fleurette. Permets-le-moi, je
+t'en prie!
+
+-- Eh bien! j'irai avec toi.
+
+Elles s'avancèrent vers le petit garçon qui les regarda d'abord
+d'un air étonné, mais bientôt sa figure s'illumina car il avait
+reconnu "la petite dame".
+
+-- N'est-ce pas toi qui étais ici il y a huit jours avec
+Fleurette? demanda Edith en le regardant attentivement.
+
+-- Non, j'étais avec Petite mère.
+
+En entendant cette réponse, Edith parut fort désappointée, mais
+elle reprit:
+
+-- C'est pourtant bien toi, je te reconnais. Ne t'en souviens-tu
+pas? Je t'ai rencontré ici avec elle.
+
+-- Je m'en souviens bien. Nous étions à nous deux, Petite mère et
+moi, et vous lui avez donné une belle pièce de cinquante centimes
+en or.
+
+-- C'est cela!... cria joyeusement Edith, mais comment donc
+s'appelle la petite fille qui était avec toi?
+
+-- Elle s'appelle Petite mère. C'est ma soeur.
+
+-- Petite mère!... répéta Edith avec surprise, et où est-elle
+aujourd'hui?
+
+-- Elle est malade, bien malade. Ils disent que c'est parce
+qu'elle a eu tant de chagrin à cause de la pièce de cinquante
+centimes.
+
+-- Comment, tant de chagrin? Que veux-tu dire?...
+
+-- On a dit qu'elle avait volé la croix d'or, et elle pleurait,
+Petite mère, et elle disait: Je n'ai pas pris la croix d'or. Mais
+personne ne voulait la croire. Alors elle a été triste, triste...
+et elle est devenue bien malade... et à présent elle ne peut pas
+même manger de chocolat...
+
+Ce récit n'était pas très intelligible.
+
+-- Qu'est-ce qu'il veut dire, maman? demanda Edith d'un air de
+détresse profonde.
+
+-- Je n'en sais rien, ma fille. Qu'est-ce que c'est que cette
+croix d'or?
+
+-- C'est la croix d'or à Sylvanie, répondit Charlot. Ils disent
+que Petite mère l'a prise, mais ce n'est pas vrai, elle ne l'a
+pas prise!... Petite mère m'a dit que la croix d'or est au cou de
+la chèvre, et elle m'a dit aussi que le chat le sait bien,
+qu'elle ne l'a pas prise. Et le bon Dieu aussi le sait, mais il
+ne veut pas le dire. Et alors tout le monde croit qu'elle est une
+voleuse, et elle a tant de chagrin!...
+
+C'était de plus en plus incompréhensible. Madame Grandville eut
+un instant l'idée de laisser déraisonner le petit garçon, sans
+plus s'inquiéter de son histoire impossible, et d'emmener Edith à
+son cours, mais celle-ci résista.
+
+-- Maman, te rappelles-tu que tu m'as dit que je lui aurais
+peut-être fait beaucoup de mal en lui donnant ma pièce d'or? Si
+c'était vrai?...
+
+Ce mot fut comme un trait de lumière pour madame Grandville.
+
+-- Tu as raison, ma fille, et si tu as fait du mal sans le
+vouloir, nous devons tâcher de le réparer. Mais nous ne pouvons
+nous arrêter plus longtemps maintenant. Ecoute, petit, veux-tu me
+promettre d'être ici dans deux heures?... tu nous attendras à
+cette place où nous sommes,. Sauras-tu y revenir?...
+
+-- Je vais rester, répondit l'enfant en s'asseyant sur une marche
+d'escalier.
+
+-- Mais ce sera long, tu t'ennuieras...
+
+-- Non. Petite mère est malade, on me défend d'entrer dans la
+chambre, j'aime autant être ici. On m'avait dit d'aller à
+l'hôpital, mais je n'ose pas entrer dans cette grande maison.
+
+-- Qui est-ce qui est à l'hôpital?
+
+-- Le père.
+
+-- Et ta maman?
+
+-- Je n'ai pas de maman, répondit l'enfant de ce ton indigné
+qu'il prenait lorsqu'on lui faisait une question qui lui semblait
+oiseuse. Elle est morte, et Petite mère prend soin de moi, mais
+maintenant qu'elle est malade elle me laisse seul et je
+m'ennuie...
+
+-- Eh bien, nous te trouverons ici, reprit madame Grandville. Je
+vais t'acheter un petit pain pour t'aider à attendre.
+
+-- Il est évident, se disait la mère d'Edith, qu'il y a là
+quelque chose que nous ne pouvons comprendre. Cette accusation de
+vol pourrait bien avoir eu pour cause le don imprudent de ma
+petite fille; mais ce qui est singulier, c'est qu'il soit
+question d'une croix d'or.
+
+-- Maman, demanda Edith, qu'est-ce qu'il a donc pu vouloir dire
+avec cette croix d'or qui est au cou d'une chèvre?
+
+-- C'est une histoire tout à fait absurde. Le pauvre petit ne
+sait ce qu'il dit. Il est tout jeune d'ailleurs.
+
+-- Il disait encore: Le chat le sait bien et le bon Dieu aussi,
+mais il ne veut pas le dire.
+
+Malgré son souci pour Fleurette, Edith ne pouvait s'empêcher de
+rire au souvenir de cette phrase.
+
+Charlot fut fidèle au rendez-vous. Madame Grandville et sa fille
+le virent de loin à la place même où elles l'avaient laissé. Si
+Petite mère avait été avec lui elle lui aurait dit qu'il devait,
+en les reconnaissant, se lever et venir au devant d'elles, mais
+Charlot avait peu de politesse naturelle, et sa soeur n'était pas
+encore parvenue à lui en inculquer beaucoup.
+
+Il resta donc tranquillement assis, attendant qu'on fût près de
+lui et même alors il se contenta de regarder les deux dames d'un
+air de connaissance.
+
+-- Comment t'appelles-tu? lui demanda madame Grandville.
+
+-- Je m'appelle Charlot.
+
+-- Eh bien, Charlot, dis-moi où tu demeures.
+
+Madame Grandville avait un agenda de poche et bien qu'elle ne
+connût pas la rue qu'il nommait, elle s'assura qu'elle n'était
+qu'à une petite distance.
+
+-- Nous allons, dit-elle, prendre une voiture. Je te ramènerai à
+la maison, Edith, et j'irai avec Charlot voir sa soeur.
+
+-- Oh! maman, s'écria Edith consternée, et pourquoi pas moi
+aussi?
+
+-- Ma chérie, tu vas le comprendre. Cette petite est malade, nous
+ne savons pas ce qu'elle a; c'est peut-être une maladie
+contagieuse. Je ne voudrais pour rien au monde t'exposer à un
+pareil danger.
+
+-- Mais, maman, je n'ai pas du tout peur de prendre la maladie.
+Je t'en supplie, maman, emmène-moi!
+
+Mais madame Grandville fut inflexible, il fallut se soumettre;
+Edith fut ramenée à la maison et le fiacre repartit aussitôt
+emmenant sa mère et Charlot. Celui-ci, pour la seconde fois de sa
+vie, allait en voiture et il en jouissait silencieusement,
+regardant de tous ses yeux les maisons et les boutiques qui
+passaient si rapidement devant lui.
+
+Plus d'une figure curieuse se montra à la fenêtre lorsque la
+voiture s'arrêta devant la pauvre maison; plus d'un regard étonné
+suivit Charlot lorsqu'il en descendit accompagné d'une dame
+élégante; plus d'un commentaire fut échangé entre voisines sur
+cet événement extraordinaire.
+
+Pendant ce temps madame Grandville entrait dans la loge où elle
+ne trouvait que le cordonnier, car madame Perlet venait de monter
+auprès de la petite malade. Lorsqu'il fut bien établi par les
+renseignements que donna le concierge que tout ce qu'avait dit
+Charlot sur sa famille était exactement vrai, madame Grandville
+ajouta:
+
+-- Pouvez-vous m'expliquer, Monsieur, ce que veut dire l'histoire
+de vol que ce petit garçon nous a faite d'une manière tout à fait
+incompréhensible.
+
+-- Voilà ce que c'est, madame. La petite fille, qui est malade
+maintenant, a rapporté il y a huit jours une pièce de dix francs
+en disant qu'on la lui avait donnée dans la rue. Il s'est trouvé
+qu'en même temps une croix d'or avait disparu dans une maison où
+elle avait été la veille. Vous devinez ce qui en est résulté.
+Personne dans la maison n'a douté qu'elle ne fût la voleuse, si
+ce n'est moi pourtant. Je suis persuadé que cette affaire
+s'expliquera. Les apparences sont contre elle, pauvre petite!...
+mais elle n'est pas coupable, j'en ai la conviction.
+
+-- Et vous avez raison, dit madame Grandville, car c'est ma
+petite fille qui lui a donné, il y a huit jours, la pièce de dix
+francs.
+
+-- Oh! Madame, s'écria le brave homme, vous m'ôtez un poids de
+dessus le coeur, car je craignais qu'elle ne pût jamais se
+justifier aux yeux des autres, la pauvre enfant!
+
+Alors il raconta à madame Grandville l'histoire de Petite mère;
+il lui dit combien elle était dévouée à son petit frère, douce,
+serviable, bonne pour tous, courageuse et endurante.
+
+-- Elle est tombée malade de chagrin, ajouta-t-il, c'est une
+chose certaine. Elle répète sans cesse dans son délire: "Le bon
+Dieu sait bien que je ne l'ai pas prise, mais il ne veut pas le
+leur dire." Et maintenant lorsqu'elle comprendra que son
+innocence est prouvée, elle se guérira sans doute.
+
+-- Je voudrais la voir, dit madame Grandville qui avait les yeux
+pleins de larmes.
+
+-- Montez au quatrième, Madame, c'est la première porte à droite.
+Ma femme y est justement.
+
+En gravissant l'étroit escalier, la mère d'Edith se disait:
+
+-- Je lui avais bien dit, à ma pauvre petite chérie, que son
+imprudente générosité avait pu faire du mal, mais j'étais loin de
+me douter qu'elle causerait un mal aussi terrible. Ma pauvre
+Edith, quel chagrin elle en aura!
+
+
+
+XIX
+
+
+
+Madame Grandville avait rarement vu une aussi pauvre demeure que
+cette chambre où elle entra. Sauf le lit avec sa mince paillasse
+et sa couverture déchirée, il n'y avait que la petite table de
+sapin, la chaise sans dossier, une petite caisse qui servait de
+siége aux enfants quand le père était là, le vieux panier dont
+nous avons déjà parlé, et un tout petit poële en fonte dont le
+tuyau passait par la cheminée. Sur une planche on voyait un ou
+deux ustensiles de ménage, deux assiettes, une tasse ébréchée.
+Deux clous plantés au mur tenaient lieu d'armoire; le pantalon du
+dimanche et quelques vieux vêtements des enfants y étaient
+accrochés. C'était vraiment la misère profonde.
+
+Madame Charles avait apporté de sa chambre une chaise pour
+s'asseoir, et madame Perlet se tenait debout près du lit
+regardant la petite malade qui respirait péniblement. Toutes deux
+restèrent immobiles d'étonnement en voyant entrer la visiteuse.
+Celle-ci s'approcha.
+
+-- Je suis la mère de la petite fille qui a donné à cette pauvre
+enfant une pièce de dix francs, dit-elle.
+
+Ce mot expliquait tout.
+
+-- Ah! Dieu soit loué! s'écria madame Perlet. C'était donc bien
+vrai. Depuis cette nuit que je l'ai veillée, la pauvre petite, je
+le croyais... mais maintenant il faudra bien que tout le monde le
+croie. Pauvre petit ange! comme elle serait heureuse si elle
+pouvait vous entendre... Mais, voyez, depuis ce matin, elle n'a
+pas bougé plus que ça... Elle est très mal.
+
+-- Quelle est sa maladie? demanda madame Grandville.
+
+-- Je ne sais pas bien: le médecin n'a rien dit. Elle n'a plus
+beaucoup de fièvre, mais c'est la faiblesse qui la tient. Elle
+n'a pas pour deux sous de vie dans son pauvre petit corps.
+
+-- Est-ce qu'elle prend des fortifiants?
+
+-- Oui, une voisine a apporté un peu de bouillon, je lui en fais
+avaler des cuillerées... Le médecin a parlé de bon vin, mais où
+le prendre?... Notre vin est trop aigre, et même en le payant
+vingt sous le litre nous n'en aurions pas d'assez bon.
+
+-- Prend-elle volontiers ce qu'on lui donne?
+
+-- Elle fait tout ce qu'on veut... C'est un petit ange du bon
+Dieu... Croiriez-vous, Madame, que cette nuit, quand je pensais
+qu'elle était assoupie, elle m'a demandé tout à coup si je
+n'étais pas trop fatiguée, et comme je lui disais: Non, ma fille,
+ne t'inquiète pas de moi, elle me dit: "Merci, vous êtes bonne."
+Si ça ne vous fait pas venir les larmes aux yeux!... C'est bien
+ça qui m'inquiète... Elle est trop bonne, cette enfant, elle ne
+peut pas vivre.
+
+-- Dieu ne reprend pas tous les enfants doux et aimants,
+heureusement!.... dit madame Grandville.
+
+-- Ah! répondit madame Perlet en secouant la tête, j'ai toujours
+vu que les meilleurs s'en vont.
+
+Les trois femmes groupées près du lit regardaient ce petit visage
+pâle et immobile. Elles ne s'étaient jamais vues avant ce moment-là,
+mais elles ne se sentaient pas étrangères les unes aux
+autres. Un même sentiment de pitié attendrie les pénétrait.
+
+Madame Perlet, la plus expansive, reprit après un moment de
+silence:
+
+-- Je m'en veux de l'avoir soupçonnée. Mon mari me le disait
+bien, pourtant, qu'elle n'avait rien fait de mal... mais je ne
+voulais pas le croire.
+
+-- Tant qu'à moi, dit madame Charles, du moment que mon chat
+avait confiance en elle j'étais bien tranquille. On trompe les
+gens, mais on ne trompe pas les bêtes. Si vous voyez qu'un animal
+se trouve bien auprès de quelqu'un, homme ou enfant, et qu'il
+recherche ses caresses, vous pouvez être sûr que c'est de la
+bonne espèce. Minet y voit plus clair que moi, je vous en
+réponds. Vous m'aviez dit de me méfier, madame Perlet, mais je
+l'ai écouté plutôt que vous, et vous voyez que j'ai eu raison.
+
+Ces paroles expliquaient à madame Grandville une des mystérieuses
+phrases de Charlot: "Elle dit que le chat le sait bien." Elle ne
+put s'empêcher de sourire et passa sa main sur le front moite de
+l'enfant.
+
+Pauvre petite! Quel contraste entre sa vie de misère et
+l'heureuse vie d'Edith! Elles avaient le même âge, l'une si
+frêle, si chétive, l'autre si fraîche, si élancée, si brillante
+de santé... Quelle différence! et pourtant au fond toutes deux
+vivaient de la même vie, celle de l'amour.
+
+Madame Grandville s'éloigna en promettant de revenir bientôt.
+Elle s'en alla le coeur plus ému qu'elle ne l'avait peut-être
+jamais eu en présence d'une misère, et non-seulement plein de
+compassion pour la petite malade, mais aussi d'admiration pour
+ces deux pauvres femmes qui donnaient leur temps, leurs forces,
+leur sommeil à une étrangère, sans avoir l'air d'y attacher la
+moindre importance.
+
+-- C'est la vraie charité, cela, se disait-elle, celle qui donne
+non le superflu, mais le nécessaire, celle dont Jésus a dit:
+"Celle-ci a donné de sa disette."
+
+Edith attendait sa mère avec une impatience fiévreuse. Elle lui
+fit tout raconter et répéta dix fois les mêmes questions tant
+elle était avide de détails. Lorsque madame Grandville lui
+décrivit la chambre où elle avait trouvé Fleurette, sa figure
+s'attrista; elle n'avait jamais rien supposé de pareil.
+
+-- Et son lit? demanda-t-elle.
+
+-- C'est une paillasse sur les planches d'un vieux bois de lit.
+La pauvre enfant doit être aussi mal couchée que possible, mais
+elle n'est pas gâtée car, avant l'accident de son père, elle
+couchait sur un tas de paille dans un recoin sombre.
+
+-- Oh! maman, c'est affreux!...
+
+Quand madame Grandville en vint à Petite mère elle-même et
+qu'elle décrivit cette petite figure immobile, ces grands yeux
+fermés et tout cernés de noir, ces traits pâlis et contractés par
+la souffrance, Edith éclata en sanglots.
+
+Madame Grandville s'arrêta. Elle s'était laissé entraîner par sa
+propre sympathie et avait oublié sa crainte d'exposer sa fille à
+des impressions tristes. Voulant la distraire de son chagrin elle
+lui proposa de lui aider à préparer ce qui pourrait être utile à
+la petite malade.
+
+-- Oh! oui, maman! Qu'est-ce qui pourrait lui faire plaisir?...
+
+-- Nous voulons d'abord chercher ce qui peut lui faire du bien,
+et si nous parvenons à lui rendre un peu de force, alors on
+pourra songer à lui faire plaisir. Pour le moment ce serait bien
+inutile. Va demander à Félicie un panier et apporte-le-moi à la
+salle à manger.
+
+Edith s'empressa d'obéir.
+
+-- Maintenant, maman, qu'allons-nous y mettre?
+
+-- La seule chose qu'elle puisse prendre dans l'état où elle est,
+c'est un peu de bouillon et de bon vin. Demande pour moi à la
+cuisinière un demi-litre de son bouillon. Il était excellent
+aujourd'hui. Pour demain nous lui ferons un consommé.
+
+Toute joyeuse de s'employer pour Fleurette, Edith courut à la
+cuisine. Il fallut expliquer à la cuisinière pourquoi on lui
+demandait du bouillon. Lorsqu'elle eut entendu l'histoire un peu
+confuse que lui fit la petite fille, elle fut tout empressement
+pour la servir de son mieux.
+
+-- Maintenant, dit madame Grandville, nous allons encore mettre
+dans le panier quelque chose pour les deux gardes-malades: du
+café et du sucre. Puisqu'elles veillent c'est sans doute ce qui
+leur conviendra le mieux. Je vais y joindre une couverture chaude
+et légère pour la malade, et nous leur enverrons cela tout de
+suite. Félicie le portera sans doute volontiers, ce n'est pas
+bien loin...
+
+-- Ne pourrais-je pas aller avec elle?
+
+-- Non, mon enfant, tu iras voir la petite fille lorsqu'elle sera
+en convalescence, mais avant c'est inutile de me le demander.
+
+Ce soir-là, M. Grandville devait rester à la maison après le
+dîner. Edith était bien joyeuse car son père avait tant
+d'occupations que c'était une fête chaque fois qu'il annonçait
+une soirée de famille. Et ce jour-là cette perspective était
+d'autant plus délicieuse qu'elle avait étudié pour lui un morceau
+de piano, et qu'elle avait à lui raconter tant de choses qu'il
+lui eût semblé impossible d'attendre un jour de plus.
+
+Après le dîner M. Grandville s'assit dans son grand fauteuil,
+celui que sa petite fille appelait "le fauteuil de joie" parce
+qu'il s'y installait lorsqu'il avait une bonne heure à donner à
+la vie de famille.
+
+-- Papa, demanda Edith, as-tu beaucoup de temps ce soir?
+
+-- Pourquoi me demandes-tu cela puisque je t'ai dit que je ne
+sors pas?
+
+-- Oui, mais tu ne vas pas tout de suite prendre ton journal, ou
+bien ton gros livre. Je demande si tu as beaucoup de temps pour
+moi.
+
+-- Je te donne tout mon temps jusqu'à ce que tu ailles te
+coucher. Pour aujourd'hui le journal te cède la place... Es-tu
+contente?
+
+-- Quel bonheur! J'ai tant de choses à te dire, papa.
+
+-- Vraiment? Je croyais que tu avais un morceau de piano à me
+jouer.
+
+-- Oui, mais cela, ce n'est rien; ce sera bien vite fait. J'ai
+énormément de choses à te raconter.
+
+-- Eh bien, je suis prêt à recevoir cette avalanche. Qu'est-ce
+que c'est donc que cette multitude de choses que tu as à me
+dire?...
+
+-- Tu verras...
+
+-- Sont-elles gaies ou tristes?
+
+-- Je crois qu'elles sont tristes, répondit Edith, après un
+instant de réflexion.
+
+-- Tant pis. J'aime mieux que ma petite fille me dise des choses
+gaies.
+
+-- Il y en a peut-être qui te feront rire, papa, répliqua Edith,
+qui pensait à Charlot et à ses drôles de propos, mais pourtant
+c'est plutôt triste que gai. J'ai beaucoup à te raconter et aussi
+beaucoup à te demander.
+
+-- Des questions profondes qui mettront ma science en défaut,
+comme lorsque tu voulais savoir, quand tu étais petite, si les
+anges mettent leurs bonnets de nuit pour dormir...
+
+-- Oh! non, non, papa. Je ne suis plus si sotte à présent.
+
+-- Eh bien, dit la mère, si tu commençais par la musique?...
+Ensuite vous pourrez causer tout à votre aise.
+
+Le morceau de piano était joli et le père en fut enchanté.
+
+-- Je veux te faire un petit cadeau pour le plaisir que tu m'as
+fait, dit-il. Que voudrais-tu avoir? Reste dans les limites d'une
+sage modération; j'ai dit un _petit_ cadeau, tu sais.
+
+Edith réfléchit, puis elle répondit:
+
+-- Mais, papa, je n'ai envie de rien.
+
+-- Vraiment? Penses-y bien encore.
+
+Tout à coup, relevant la tête et laissant voir ses yeux
+brillants, elle s'écria:
+
+-- Papa, ce que je voudrais, c'est de l'argent.
+
+-- De l'argent! répéta le père un peu étonné. Qu'est-ce qu'une
+petite fille comme toi peut faire avec de l'argent?
+
+-- Des cadeaux.
+
+-- C'est vrai; c'est une bonne réponse. Mais tu en as déjà de
+l'argent. Tu as reçu l'autre jour dix francs.
+
+-- Ah! voilà, papa, c'est justement l'histoire que j'ai à te
+raconter. Mets-toi bien au fond de ton fauteuil et écoute-moi.
+
+-- As-tu donc envie que je dorme?
+
+-- Non, pas du tout, mais je veux que tu sois bien afin que tu ne
+t'impatientes pas, parce que mon histoire est très longue.
+
+On avait apporté la lampe et madame Grandville avait pris son
+ouvrage. Edith se percha sur les genoux de son père et commença.
+
+Elle raconta très en détail ce que nous savons déjà, sa première
+rencontre avec Fleurette et tout ce qui en était résulté.
+Lorsqu'elle en arriva à la seconde partie de son récit, c'est-à-dire
+à ce qui s'était passé le jour même, madame Grandville lui
+vint en aide une ou deux fois pour le compléter. Le père écouta
+avec un intérêt qui ne laissait rien à désirer. Il rit des drôles
+de propos de Charlot, il s'attendrit sur la pauvre petite malade,
+il approuva l'envoi qu'on lui avait fait, il promit même de
+donner deux bouteilles d'un vin vieux qui lui ferait beaucoup de
+bien, et il exprima l'espoir qu'elle serait bientôt rétablie.
+
+-- Et à présent, papa, demanda Edith en finissant, devines-tu ce
+que je voudrais?
+
+-- Je n'ai pas besoin de le deviner puisque tu me l'as dit. Je te
+donne vingt francs.
+
+-- Est-ce assez pour acheter un lit avec un sommier, un matelas,
+un oreiller? demanda la petite fille.
+
+-- Non, certainement, ma fille, mais tu as bien de l'ambition.
+
+-- Pense, papa, que Fleurette est couchée sur une mauvaise
+paillasse. Il lui faut un lit. Si tu veux me donner de quoi
+l'acheter tu ne me feras pas de cadeau au jour de l'an.
+
+-- Petite rusée! tu sais bien que j'en serais le premier puni. Je
+me trouverais trop malheureux de ne pas te voir contente.
+
+-- Mais je serai contente. Je me souviendrai que tu m'as fait un
+beau cadeau.
+
+Monsieur Grandville consulta du regard sa femme qui lui répondit:
+
+-- Ce serait certainement de l'argent bien placé.
+
+-- Allons, dit-il, je voulais t'en donner vingt, tu m'en prends
+cent... Je suis volé comme dans un bois. Combien me devras-tu de
+baisers pour cela?
+
+-- Cent, papa! cent baisers!... Je vais te les payer tout de
+suite.
+
+-- Non, non, ce serait trop. Nous nous en lasserions tous les
+deux. Donne-moi un à-compte.
+
+Elle lui en donna bien cinquante avant qu'il criât grâce. Après
+quoi Edith alla se coucher heureuse de sa journée et plus
+heureuse encore du lendemain.
+
+A côté de son assiette, au déjeuner, elle trouva cinq belles
+pièces d'or. Son père était déjà sorti.
+
+-- C'est beaucoup pour une petite fille comme toi, dit madame
+Grandville, et tu ne dois pas t'attendre à obtenir toujours tout
+ce que tu demanderas... Mais cette fois-ci je suis heureuse que
+la générosité de ton père te permette de faire un bien réel à
+notre pauvre petite malade.
+
+Edith sortit toute joyeuse avec sa mère. Elle tâtait souvent sa
+poche pour s'assurer que le porte-monnaie si bien garni était en
+sûreté. Madame Grandville lui laissa le plaisir de payer elle-même
+la literie. Lorsque tout fut choisi et expédié, il restait
+encore une petite somme qui fut employée à acheter l'étoffe pour
+une paire de draps, et ce paquet-là fut envoyé chez madame
+Grandville.
+
+Edith ne se possédait plus de joie en pensant que non seulement
+elle avait pu procurer un bon lit à la petite malade, mais encore
+qu'elle travaillerait pour elle. Dès que l'étoffe fut arrivée,
+Félicie dut l'aider à tailler les draps. Jamais broderie d'or et
+de soie ne fut commencée avec un plus grand ravissement.
+
+Et il faut rendre à Edith ce témoignage que, bien que les surjets
+et les ourlets fussent un peu longs, et même lui semblassent
+interminables, elle ne se relâcha pas de son zèle et ne permit
+pas qu'aucune autre main que la sienne y fît un seul point.
+
+
+
+XX
+
+
+
+Petite mère fut transportée dans son beau lit neuf sans presque
+en avoir conscience. Etait-ce le résultat de ce bien-être tout
+nouveau pour elle, ou celui du traitement, ou bien encore le
+triomphe de sa bonne constitution? Personne n'aurait pu le dire,
+mais à partir de ce moment il y eut dans son état un changement
+visible, et le médecin parla de guérison. Le progrès lent
+continua au travers de quelques retours de fièvre. Elle commença
+bientôt à faire attention à ce qui se passait autour d'elle, à
+écouter ce qui se disait. Elle avait aussi des moments de vrai
+sommeil et prenait avec plaisir le vin et le bouillon que madame
+Grandville lui envoyait. Un jour celle-ci vint elle-même; Petite
+mère la regarda attentivement, mais elle ne dit rien qui pût
+faire deviner qu'elle l'avait reconnue. Le médecin avait si
+fortement recommandé qu'on lui épargnât tout ce qui pouvait
+l'émouvoir et surtout lui rappeler les impressions pénibles
+qu'elle avait eues avant sa maladie, qu'on n'osa lui faire aucune
+question; mais on vit bien qu'elle paraissait faire un effort
+pour réfléchir et se rappeler. Le lendemain elle demanda qui
+était la dame qu'elle avait vue.
+
+Le nom de madame Grandville ne lui apprenait rien, mais elle se
+tut et ne demanda rien de plus.
+
+Une après-midi, Charlot, qui s'ennuyait cruellement de sa soeur,
+se glissa dans la chambre que madame Charles venait de quitter
+pour rentrer un moment dans la sienne. Petite mère était toute
+tranquille dans son petit lit, les yeux ouverts et le regard
+naturel. Il s'approcha d'elle plus doucement qu'il n'avait
+coutume de faire, car il commençait à comprendre qu'elle avait
+besoin de ménagements. Elle voulut avancer sa main pour lui faire
+une caresse, mais elle n'en eut pas la force, la petite main
+retomba.
+
+-- Embrasse-moi, Charlot, dit-elle.
+
+Il lui donna un baiser.
+
+-- Veux-tu rester un peu avec moi?
+
+-- Je veux bien, mais on me grondera. Ils disent toujours qu'il
+faut te laisser tranquille... Je m'ennuie tant, Petite mère!...
+
+Les lèvres pâles de la malade s'entr'ouvrirent pour répondre,
+mais elle ne dit rien et regarda Charlot d'un air de compassion.
+
+Ils restèrent un moment silencieux. Charlot se balançait d'un
+pied sur l'autre, incapable qu'il était de se tenir tranquille
+malgré sa bonne volonté. Petite mère, qui sentait que ce
+mouvement faisait tourner sa tête si faible, fermait les yeux
+pour ne pas le voir.
+
+Au bout de deux minutes qui avaient paru bien longues à Charlot,
+elle lui dit:
+
+-- Qui m'a donné ce beau lit, le sais-tu?
+
+-- Mais oui, cria Charlot joyeusement, c'est elle, la "petite
+dame". -- Elle a envoyé le lit et du vin, et du bouillon, et sa
+maman est venue te voir, et madame Perlet a dit que c'étaient des
+personnes bien comme il faut.
+
+-- La petite dame!... répéta la malade de sa voix faible.
+
+Encore un silence, puis elle reprit:
+
+-- Charlot, est-ce qu'elle a dit?...
+
+Elle ne put s'expliquer mieux, mais Charlot comprit.
+
+-- Elle a dit, répondit-il, qu'elle t'avait donné la pièce de
+cinquante centimes en or.
+
+Petite mère referma les yeux. C'était une joie si intense de
+savoir qu'elle n'était plus accusée de vol que, si elle l'avait
+sentie dans sa plénitude, elle n'aurait pas pu la supporter.
+
+Las du silence qui avait recommencé et n'osant pourtant le
+rompre, Charlot quitta la chambre. Lorsque madame Charles entra,
+la petite malade était paisiblement endormie, les mains sur sa
+poitrine, les lèvres entr'ouvertes par un demi-sourire. Elle
+avait une apparence de calme et de bien-être si complet que la
+vieille dame se dit en la regardant:
+
+-- Comme elle paraît mieux! Voilà la première fois que je la vois
+dormir d'un aussi bon sommeil.
+
+Le lendemain madame Perlet était dans cette loge qu'elle devait
+bientôt quitter, lorsqu'une figure jeune et souriante lui
+apparut.
+
+-- Est-ce ici que demeure une petite fille qu'on appelle Petite
+mère?
+
+-- Oui, sans doute, mais que lui voulez-vous? La pauvre enfant
+est bien malade.
+
+-- Bien malade!... répéta Sylvanie, car c'était elle, on l'a
+deviné, -- mais pas dangereusement pourtant?...
+
+-- Si dangereusement que ce n'est que d'aujourd'hui qu'on espère
+la sauver. Que lui voulez-vous?...
+
+-- Pauvre petite! qu'est-ce qui l'a rendue malade?
+
+-- J'ai idée que c'est le chagrin... On l'a accusée de vol... La
+pauvre enfant a trop souffert. L'injustice fait tant de mal!...
+
+Madame Perlet parlait avec une certaine âpreté, oubliant qu'elle
+avait eu sa part dans cette injustice.
+
+Sylvanie avait pâli et regardait la concierge d'un air consterné.
+
+-- Pauvre Petite mère! dit-elle. Comment avons-nous pu la
+soupçonner!... La croix est retrouvée de ce matin. Je suis venue
+le dire sans perdre une minute.
+
+-- Ah! dit madame Perlet en regardant attentivement la jeune
+fille, c'est donc vous, Sylvanie... Vous auriez bien pu prendre
+la peine de retrouver votre croix un peu plus tôt. Ca nous aurait
+épargné bien des tracas, et à cette pauvre enfant une maladie qui
+n'a pas encore dit son dernier mot.
+
+Sylvanie aurait volontiers pleuré en écoutant ces paroles, et
+pourtant il n'y avait pas eu de sa faute dans tout cela; elle ne
+pouvait se faire de reproches.
+
+-- Ecoutez, Madame, dit-elle, je vais vous raconter comment les
+choses se sont passées. Lorsque je revins à la maison après avoir
+confié les deux enfants à madame Nanette pour les ramener, je
+m'aperçus que je n'avais plus ma croix d'or. Il me semblait bien
+être sûre que je ne l'avais pas revue depuis le moment où je la
+leur avais montrée la veille, mais je voulais pourtant espérer
+qu'elle s'était perdue en chemin, ou peut-être dans la cour de la
+ferme lorsque j'avais mis les enfants sur la charrette. En dépit
+de ma grand'mère, qui soutenait que c'étaient eux qui l'avaient
+prise, j'ai refait le chemin en cherchant partout et je suis
+allée demander à la ferme si personne ne l'avait vue. Nous avons
+encore cherché tout le jour sans rien trouver, et il m'a bien
+fallu croire que les autres avaient raison. Madame Nanette a dit
+qu'elle retrouverait les petits voleurs et qu'elle me
+rapporterait ma croix si elle était encore entre leurs mains.
+Vous comprenez que lorsque le lendemain elle est venue nous dire
+qu'ils l'avaient vendue pour une pièce de dix francs nous n'avons
+plus eu aucun doute; j'ai regardé ma croix comme entièrement
+perdue, et je n'ai plus fait de recherches. Je n'y pensais plus
+guère, car on se console assez vite de ces malheurs-là, quand
+tout à coup, ce matin, en nettoyant l'étable de ma chèvre, je
+vois briller quelque chose, je le ramasse... c'était ma croix
+d'or à moitié couverte de terre. Je ne savais comment m'expliquer
+cela, mais je me suis souvenue tout à coup que j'avais pris une
+brassée de foin, qui avait servi de lit aux enfants, pour
+l'apporter à Brunette; sans doute la croix y était tombée, et
+comme elle était légère elle s'y est perdue et n'a été retrouvée
+que lorsque le foin a été mangé. Heureusement encore que ma
+chèvre ne l'a pas avalée avec sa provende... Mais que cette
+pauvre petite en ait tant souffert, voilà ce qui fait mal!...
+
+Le récit de la jeune fille avait adouci madame Perlet. Dans de
+telles circonstances il eût été vraiment impossible que Petite
+mère ne fût pas soupçonnée, surtout par des personnes qui ne
+savaient rien d'elle. Elle offrit une chaise à Sylvanie et lui
+donna quelques détails sur la maladie de l'enfant.
+
+-- Elle est mieux aujourd'hui; elle reconnaît tout le monde et
+parle même un peu. Peut-être que ça lui fera plaisir de vous
+voir, car elle nous a parlé de vous et de votre jolie chèvre,
+mais il ne faut pas la faire causer, elle est encore trop faible.
+
+-- Vous pouvez compter sur moi, répondit la jeune fille.
+
+Elles montèrent ensemble. Madame Perlet n'avait pas revu la
+malade depuis que, au lever du soleil, elle l'avait laissée
+assoupie pour aller faire son ouvrage. Elle trouva un grand
+changement. Madame Charles l'avait lavée, lui avait mis du linge
+propre, sa tête était soulevée par un oreiller; elle avait
+vraiment l'air en convalescence.
+
+Elle sourit et ses joues se colorèrent faiblement lorsqu'elle
+aperçut Sylvanie qu'elle reconnut aussitôt. Celle-ci s'approcha
+pour l'embrasser. Elle était tout émue en voyant à quel point
+quelques jours de maladie avaient changé cette petite figure déjà
+si chétive.
+
+Petite mère fixa sur elle ses grands yeux sérieux.
+
+-- Je n'ai pas pris la croix d'or, dit-elle.
+
+-- Je le sais, je le sais, ma petite. La croix d'or est retrouvée
+depuis ce matin. Je sais maintenant que c'est moi qui l'avais
+perdue.
+
+Petite mère se laissa retomber comme lorsqu'elle avait appris que
+la "petite dame" était retrouvée. Il semblait que la joie fût
+toujours trop forte pour elle, et qu'elle pût moins bien la
+supporter que le chagrin.
+
+Alors Sylvanie s'assit auprès d'elle et, prenant sa main dans la
+sienne, elle commença à lui parler doucement, très doucement et
+très tranquillement, de la chèvre, du jardin, des fleurs des prés
+et de tout ce qui pouvait l'intéresser sans l'agiter. Charlot
+était entré et avait pris place sur les genoux de la visiteuse.
+
+-- Vous ne savez pas, dit-il tout à coup. Petite mère a dit que
+la croix d'or est au cou de la chèvre.
+
+On rit de cette idée. Petite mère ne se rappelait pas l'avoir
+dit, mais on lui expliqua que c'était un de ses rêves de fièvre,
+et elle sourit aussi. Sylvanie raconta de nouveau à Charlot où
+elle avait retrouvé la croix.
+
+-- Tu vois, dit-elle, que si elle n'était pas au cou de la chèvre
+elle était au moins bien près d'elle.
+
+-- Alors nous ne l'avions pas volée!... s'écria le petit garçon.
+
+On rit encore, mais toujours sans bruit pour ménager la malade;
+puis Sylvanie se leva en disant qu'elle devait s'en aller de peur
+de lui faire du mal; mais avant cela elle se pencha vers elle
+pour lui dire quelques mots tout bas, et la petite figure pâle
+s'illumina joyeusement.
+
+Qu'étaient-ce donc que ces paroles que personne n'avaient
+entendues, sinon Petite mère?
+
+-- Quand tu seras plus forte, avait dit Sylvanie, je reviendrai
+et je t'emmènerai avec moi, afin que tu puisses boire du lait de
+ma chèvre et respirer le bon air des bois.
+
+Quelle joie avait brillé dans les yeux de l'enfant! mais une
+inquiétude vint bien vite la troubler.
+
+-- Et Charlot?... demanda-t-elle.
+
+-- Il viendra aussi, naturellement. Je sais bien que sans lui tu
+ne pourrais pas être heureuse.
+
+Après cette visite, Petite mère dormit profondément pendant
+plusieurs heures. Lorsqu'elle se réveilla il faisait presque
+nuit; elle crut d'abord qu'il n'y avait personne auprès d'elle,
+mais elle s'aperçut bientôt que Charlot dormait aussi, la tête
+appuyée sur son lit. Elle se souleva pour le regarder et vit
+qu'il avait sur ses joues deux grosses larmes à demi-séchées et
+que sa respiration était précipitée comme lorsqu'on a pleuré.
+
+-- Pauvre Charlot! pensa-t-elle, madame Perlet est bien bonne
+pour lui, mais je lui manque... Il s'ennuie de moi...
+
+Et elle se mit à le caresser doucement.
+
+Le contact de cette main familière réveilla le petit dormeur; il
+regarda autour de lui d'un air étonné, puis s'écria joyeusement:
+
+-- Petite mère, es-tu guérie?
+
+-- Je suis beaucoup mieux, mon chéri.
+
+-- Ah! je suis bien content! Maintenant je pourrai rester avec
+toi... on ne me chassera plus toujours. Je serai bien sage,
+Petite mère, je ne veux pas te faire de peine, je veux te
+soigner... Si tu savais comme je prendrai soin de toi quand je
+serai grand!... Je te porterai quand tu seras fatiguée, et je te
+donnerai tout ce que j'aurai...
+
+-- Tu es gentil, dit Petite mère plus touchée qu'elle ne pouvait
+l'exprimer.
+
+-- J'étais bien triste sans toi... Je voulais toujours monter,
+mais on disait: Non, non, tu lui ferais du mal. Et j'ai entendu
+la vieille dame qui disait qu'il ne fallait pas me laisser venir
+près de toi parce que j'étais égoïste... Est-ce vrai, Petite
+mère, que je suis égoïste?...
+
+Elle ne pouvait pas dire non, elle ne voulait pas dire oui...
+Elle répondit donc:
+
+-- Tu ne le seras plus, Charlot.
+
+-- Qu'est-ce que c'est que d'être égoïste?
+
+Petite mère réfléchit. Elle n'avait là-dessus qu'une idée
+très-confuse.
+
+-- Je ne sais pas bien, dit-elle, mais ce n'est pas joli.
+
+-- C'est peut-être quand on prend tout pour soi? reprit le petite
+garçon éclairé par sa conscience.
+
+-- Oui, peut-être...
+
+-- Je n'ai pourtant pas été égoïste quand je t'ai apporté mon
+chocolat, tu sais?... le premier jour que tu étais malade. Et tu
+n'as pas voulu le manger!... C'était vilain, Petite mère.
+
+-- Je ne me rappelle pas, Charlot.
+
+-- Oh! que si... tu fermais la bouche, comme ça!... Et pourtant
+tu savais bien que ça me ferait plaisir si tu le mangeais...
+
+Petite mère ne trouva rien à dire pour sa défense; elle ne se
+souvenait pas de ce vilain trait dont on l'accusait, mais elle
+était toute disposée à reconnaître qu'elle aurait dû consentir à
+quoi que ce fût pour faire plaisir à Charlot.
+
+La conversation commençait à la fatiguer, le petite garçon lui-même
+s'en aperçut.
+
+-- Ecoute, dit-il, je vais te donner de ton bon vin. Madame
+Perlet dit que ça te fait tant de bien. Où est la bouteille? Ah!
+la voilà... Tiens, j'en verse un plein verre... Bois-le...
+
+-- Non, non, Charlot, on ne m'en donne que le fond du verre, une
+cuillerée seulement à la fois. Je ne pourrais pas en boire tant
+que ça. Oh! je t'en prie!...
+
+Il n'écoutait rien, et approchant le verre plein des lèvres de sa
+soeur, il menaçait de le lui verser dans le gosier si elle ne
+voulait pas l'avaler de bonne grâce. C'était ainsi que Charlot
+entendait tenir sa promesse de la soigner si bien. Heureusement
+madame Charles survint au moment où la pauvre petite allait
+céder, ne pouvant plus lutter, même d'une manière passive, en
+tenant les lèvres serrées. Charlot fut grondé, renvoyé, et alla
+pleurer à sa place favorite sur l'escalier. Il avait beaucoup
+fatigué sa soeur qui eut une moins bonne nuit. Malgré cela elle
+était mieux le lendemain et elle demanda instamment qu'on permît
+à Charlot de venir s'asseoir auprès d'elle. Madame Charles se fit
+prier. Elle ne pouvait comprendre quel plaisir Petite mère
+trouvait à la société de ce méchant garçon, et lui offrit à la
+place celle de son chat qui, au moins; ne la fatiguerait pas.
+
+-- Je veux bien qu'il vienne sur mon lit, répondit Petite mère,
+mais je veux aussi Charlot.
+
+-- Non, dit la vieille dame avec décision, je n'exposerai pas
+cette pauvre bête à la méchanceté de ce petit drôle. Il faut
+choisir... l'un ou l'autre, mais pas tous les deux.
+
+-- Alors, je veux mon Charlot. Il est si triste sans moi!
+ajouta-t-elle d'un air suppliant.
+
+Madame Charles, un peu scandalisée de ce choix, alla appeler
+Charlot et se retira dans sa chambre avec son chat. Les deux
+enfants se retrouvèrent avec joie. Petite mère était bien plus en
+train de causer que la veille; elle questionna Charlot sur tout
+ce qui s'était passé depuis sa maladie, en particulier sur les
+visites de la maman de la "jolie petite dame".
+
+-- Ah! dit-elle, lorsque Charlot lui eut raconté tout ce qu'il
+savait, maintenant je sais que le bon Dieu nous entend quand nous
+prions. Tu vois, Charlot, il leur a dit à tous que je n'avais pas
+pris la croix d'or...
+
+-- C'est vrai... dit le petit garçon d'un air réfléchi. Je
+voudrais bien savoir où il demeure.
+
+-- Il paraît qu'il nous connaît bien, lui, puisqu'il nous
+entend... Je voudrais savoir s'il sait mon nom et le tien,
+Charlot, et s'il connaît nos figures...
+
+-- C'est bien sûr qu'il sait nos noms, répondit Charlot, sans ça
+comment aurait-il pu dire aux gens: Petite mère n'a pas volé la
+croix d'or?
+
+-- C'est vrai... Eh bien, maintenant, je vais lui demander que le
+père soit guéri et qu'il revienne.
+
+-- Madame Perlet a dit qu'elle irait le voir, avec moi, dimanche,
+reprit Charlot. Mais j'aimerais mieux y aller avec toi, Petite
+mère.
+
+-- Peut-être que je ne serais pas encore assez forte, Charlot. Je
+ne crois pas que je pourrais marcher très loin.
+
+-- Je te porterai quand je serai grand, tu sais...
+
+-- Oui, mais dimanche tu ne seras pas encore grand.
+
+-- Je suis pourtant un peu grand, répliqua le petit garçon, se
+levant et se tenant droit comme un fusil. Tu verras, tu verras,
+Petite mère, comme nous serons heureux quand je serai tout à fait
+grand. Tu ne sais pas comme je serai gentil!...
+
+-- Tu es déjà bien gentil à présent, mon Charlot.
+
+Et là-dessus ils s'embrassèrent.
+
+
+
+XXI
+
+
+
+Quelque jours s'étaient écoulés et un grand changement avait eu
+lieu dans la pauvre maison. La famille Perlet avait quitté la
+loge et s'était installée dans une maison voisine. Le cordonnier
+avait retrouvé un peu de travail et sa femme faisait un petit
+ménage; ils avaient emmené Charlot dans leur nouvelle demeure et
+partageaient avec lui le peu d'air respirable et le morceau de
+pain qu'ils possédaient.
+
+-- Là où il y a assez pour six, il y a assez pour sept, disait le
+père.
+
+Cette maxime a cours parmi les pauvres, mais, si elle y est
+souvent mise en pratique, ce n'est pas sans qu'il en résulte des
+privations. Pour faire la part du septième il faut bien rogner un
+peu celles des six autres, et chacun sait que, dans une famille,
+ce n'est pas aux plus petits que l'on ôte volontiers le pain de
+la bouche.
+
+Vous avez souvent vu, en peinture du moins, un nid où tous les
+oisillons tendent à la fois leur bec affamé au père qui leur
+apporte la nourriture. La table qui rassemblait trois fois par
+jour la famille du cordonnier ressemblait beaucoup à ce tableau
+classique... Les oisillons étaient très affamés et le père,
+hélas! ne rapportait qu'un bien petit vermisseau; mais la bonne
+humeur et la confiance en Dieu assaisonnaient le chétif morceau
+de pain, et personne ne se plaignait. La mère elle-même faisait
+taire ses soucis. Ne savaient-ils pas tous que des temps
+meilleurs viendraient?... Personne ne songeait à trouver que
+Charlot fût de trop. On l'aimait bien d'ailleurs, quoiqu'il ne
+fût pas toujours aimable, et madame Perlet avait pour lui plus
+d'indulgence que pour ses propres enfants. "Pauvre petit, il n'a
+pas eu de mère," disait-elle lorsqu'il faisait quelque sottise.
+Quant à Petite mère, depuis qu'elle l'avait soignée et lui avait
+sacrifié plus d'une nuit de sommeil, elle l'aimait comme la
+prunelle de ses yeux.
+
+Les nouveaux occupants de la loge n'étaient nullement aimables.
+Ils étaient de la race des concierges hargneux et rageurs, de
+vrais chiens de garde. Lorsque Charlot passait pour aller auprès
+de sa soeur on trouvait toujours moyen de lui dire quelque chose
+de désagréable; tantôt il apportait de la boue à ses souliers,
+tantôt il se mettait dans le chemin de la concierge qui balayait;
+jamais un mot amical, ou tout au moins bienveillant. Le pauvre
+petit passait aussi vite que possible, tâchant de ne pas être
+aperçu. L'absence des Perlet avait bien changé la maison, surtout
+pour ceux des locataires à qui le souci du loyer pesait le plus
+lourdement. Si Charlot avait moins que tout autre trouvé grâce
+devant leurs yeux, c'est qu'ils savaient bien que son père était
+à l'hôpital et le paiement du terme de juillet n'était rien moins
+qu'assuré.
+
+Ces terribles concierges avaient, en outre, un grand défaut: ils
+n'aimaient pas les chats plus que les enfants. Le Charlot à queue
+était aussi malmené que le Charlot à deux jambes. Il avait reçu
+maints coups de balai, et même une fois tout un seau d'eau sale
+sur sa belle fourrure fauve. Je vous laisse à penser si madame
+Charles avait trouvé le procédé de son goût.
+
+Il régnait dans toute la maison un esprit de mécontentement et
+d'hostilité contre les nouveaux occupants de la loge.
+
+Un matin Charlot entendit en passant des miaulements aigus. Il
+voulait se hâter de monter sans être aperçu, mais le spectacle
+qui s'offrit à ses yeux le retint cloué à sa place. Son ennemi,
+le chat bien-aimé de la vieille dame, était pendu par les pieds
+de derrière à une ficelle et le neveu de la concierge, un garçon
+de quatorze ans qui venait l'aider le matin, frappait à tour de
+bras avec une baguette le pauvre animal qui miaulait à fendre le
+coeur et se tordait convulsivement... Oh! si sa maîtresse avait
+pu le voir!...
+
+Charlot, n'écoutant que son indignation, se précipita sur le
+jeune garçon, et l'empoignant tout à coup par les jambes, au
+moment où il s'y attendait le moins, il le fit tomber tout de son
+long. Alors, voyant bien qu'il ne pouvait rien de plus contre un
+adversaire beaucoup plus grand et plus fort que lui, il s'enfuit
+en criant de toutes ses forces. Le méchant garçon s'était relevé
+et le poursuivait dans l'escalier. Le pauvre chat était resté
+suspendu; il ne recevait plus de coups, mais sa position n'en
+était pas moins très pénible pour un animal accoutumé à ses
+aises.
+
+Charlot courait toujours et lorsque, arrivé au milieu du second
+étage, il se vit sur le point d'être atteint par le gamin
+furieux, il cria de tout son gosier:
+
+-- Madame Charles, ils tuent votre chat!
+
+La porte de la bonne dame se trouvait ouverte. Elle entendit ces
+paroles sinistres et se hâta d'accourir. Plusieurs personnes
+sortirent de leurs chambres attirées par les cris, et arrachèrent
+le pauvre Charlot des mains du méchant gamin qui le frappait
+impitoyablement.
+
+-- Où est-il? où est-il?... criait la vieille dame toute
+bouleversée.
+
+-- Dans la loge, répondit Charlot, pendu à une ficelle.
+
+Il n'y avait pas rhumatisme qui pût empêcher madame Charles de
+descendre avec une rapidité dont elle-même ne se croyait plus
+capable. Arrivée à la loge elle trouva son chat pendu, comme
+Charlot le lui avait dit. Heureusement c'était par les pieds, en
+sorte qu'il ne courait aucun danger pour sa vie. Mais comme il
+miaulait et comme il tremblait!... D'une main aussi tremblante
+que l'était la pauvre bête elle-même, sa maîtresse essayait
+vainement de la détacher, lorsque la concierge rentra. Sa vue
+redoubla l'indignation de la vieille dame qui, étant parvenue à
+défaire le noeud, prit son chat dans ses bras, et se retournant
+vers la nouvelle venue:
+
+-- Votre loge est donc un coupe-gorge?... lui dit-elle, on y tue
+les pauvres bêtes sans défense!...
+
+-- Voilà bien du bruit pour rien, répliqua la concierge. Quel mal
+ça lui faisait-il à cet animal? D'ailleurs ce n'est pas moi qui
+l'avais attaché là.
+
+-- Non, mais votre neveu ne le ferait pas sans votre permission.
+C'est odieux, Madame; je me plaindrai au propriétaire, Madame...
+Vous haussez les épaules... Eh bien, je vous citerai en police
+correctionnelle, Madame.
+
+-- Comme il vous plaira, Madame. Un procès parce qu'un petit
+garçon a fouetté un chat, ce sera du nouveau.
+
+-- Mais c'est mon chat, Madame, et personne n'a le droit de le
+toucher...
+
+-- Alors gardez-le dans votre chambre, Madame, et personne ne le
+touchera.
+
+Toute la maison était rassemblée sur l'escalier et l'on riait de
+bon coeur de cette scène, mais au fond tout le monde était pour
+madame Charles, car personne n'aimait la nouvelle concierge et
+son polisson de neveu.
+
+Bientôt le calme se rétablit, chacun rentra chez soi. Madame
+Charles emporta Minet toujours tremblant dans ses bras, et la
+concierge, restée seule avec son neveu, lui administra une paire
+de soufflets pour le remercier de lui avoir attiré des ennuis.
+Charlot s'était réfugié auprès de sa soeur.
+
+Lorsque madame Charles eut fait prendre un peu de lait à son
+chat, lorsqu'elle l'eut vu, tout à fait calmé, s'endormir sur son
+édredon, elle se souvint de sa petite malade.
+
+-- Oh! madame Charles, s'écria Petite mère en la voyant entrer,
+voyez comme il saigne, mon pauvre Charlot!
+
+Et en effet il avait reçu un coup de poing qui lui avait mis la
+figure dans un lamentable état.
+
+Alors madame Charles se souvint que c'était Charlot qui l'avait
+appelée au secours de son chat, et que c'était pour ce précieux
+animal qu'il avait été battu. Son coeur se réchauffa et
+s'attendrit pour lui; elle le lava avec de l'eau fraîche, elle
+mit une compresse sur le nez malade... et elle alla lui
+chercher... devinez-vous?... une tasse de lait!...
+
+Alors Charlot, bien restauré, raconta en détail son aventure. Il
+n'était pas peu fier du rôle qu'il avait joué dans cette affaire,
+et Petite mère l'admirait de tout son pouvoir.
+
+-- N'est-ce pas qu'il a été courageux? demanda-t-elle à madame
+Charles. Ce grand garçon... il est beaucoup plus fort que
+Charlot... il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Et puis vous
+voyez bien maintenant, madame Charles, qu'il n'est pas méchant
+pour les bêtes.
+
+-- Non, j'aime beaucoup le chat maintenant, dit Charlot qui avait
+un sentiment très vif de ses vertus nouvellement acquises. Quand
+je serai grand je lui donnerai du lait. A présent je n'ai plus
+besoin de compresse, mon nez ne me fait presque plus mal... Ah!
+quand je serai grand, comme je le rosserai, ce vilain garçon!
+
+-- Ecoute, Charlot, quand tu passeras devant la loge, tâche qu'il
+ne te voie pas... il te battrait encore.
+
+-- Non, non, il n'oserait pas! s'écria le petit héros.
+
+Ce jour-là Charlot avait grandi de dix pieds à ses propres yeux,
+et Petite mère le trouvait digne de toute son admiration. A
+partir de ce moment madame Charles le traita toujours avec égards
+et lui permit de rester dans la chambre tant qu'il voulait.
+
+Tels étaient les incidents qui venaient distraire Petite mère
+pendant la première partie de sa convalescence. Le dimanche qui
+suivit l'aventure du chat elle eut une visite qui lui fit un bien
+grand plaisir. Céline, le petite fille aux tresses blondes et au
+grand tablier de cotonnade, était venue voir sa marraine et avait
+demandé en passant des nouvelles de sa petite protégée.
+Lorsqu'elle apprit que Petite mère était malade, elle alla
+demander à sa marraine, qui avait un jardin, un joli bouquet et
+elle le lui apporta. Céline était toujours gaie, toujours
+contente. Elle avait une robe neuve qui lui avait été donnée par
+une dame pour qui elle travaillait: sa grand'mère la lui avait
+taillée et elle se l'était cousue. Elle la portait ce jour-là
+pour la première fois, et sa marraine lui avait acheté une paire
+de bottines neuves.
+
+Mais elle ne pouvait rester longtemps, elle demeurait si loin!...
+Lorsqu'elle fut partie la petite malade se sentait égayée par son
+joyeux babil et ses frais éclats de rire.
+
+Et ce même jour, pour comble de bonheur, Charlot apporta de
+bonnes nouvelles du père. Il était beaucoup mieux; on espérait
+que dans deux semaines il pourrait revenir à la maison. Charlot
+avait beaucoup à raconter au retour de l'hôpital.
+
+-- Pense, Petite mère, dit-il, nous avons acheté une belle orange
+pour le père, pas à l'hôpital parce qu'elles sont plus cher, mais
+dans une boutique. Madame Perlet a dit comme ça: "Je ne suis pas
+bien riche, mais on n'aime pas à venir les mains vides." Et alors
+nous sommes allés dans la grande salle, et le père nous a parlé,
+et il a tout de suite demandé: "Où est Petite mère?" Madame
+Perlet a dit comme ça: "Elle est un peu malade, mais ça ne sera
+rien." Alors moi j'ai dit: "Non, elle est très malade... mais
+elle ne mourra pas, parce que, à présent, elle peut boire du bon
+vin et du bouillon." Alors madame Perlet m'a pincé le bras et
+elle a dit: "Laisse-moi donc parler, petit nigaud, qu'as-tu
+besoin d'inquiéter ton père?" Alors le père a dit: "Il faut me
+dire la vérité, madame Perlet: quand j'ai vu que personne ne
+venait me voir dimanche, j'ai bien pensé qu'il y avait un
+malheur." Alors on lui a raconté que tu avais eu tant de chagrins
+et que tu étais tombée malade... Et le père a dit... Attends, je
+veux bien me rappeler ce qu'il a dit...
+
+Charlot, qui n'avait de sa vie fait un aussi long discours,
+reprit après un instant de réflexion:
+
+-- Il a dit comme ça: "Alors elle n'avait pas volé!..."
+
+-- Il le croyait!... dit Petite mère à demi-voix, mais avec un
+accent de tristesse profonde.
+
+Au moment même où Charlot faisait à sa soeur son récit, madame
+Perlet racontait aussi à son mari ce qui s'était passé. Arrivée
+aux paroles qui avaient tant ému Petite mère, elle continua
+ainsi:
+
+-- Oh! Seigneur, que je lui ai répondu, la pauvre enfant! est-ce
+qu'elle serait capable de ça, elle qui n'a pas sa pareille dans
+ce monde pour le coeur et la bonne conduite. -- Alors il a dit
+tout bas: "Ma pauvre Petite mère, ma pauvre Petite mère... moi
+qui l'ai soupçonnée! Je ne me le pardonnerai jamais. Ai-je été
+assez malheureux pendant ces quinze jours! Je ne le croyais
+pourtant pas tout à fait, mais j'avais peur. C'est si dur d'avoir
+faim, et puis je savais bien comme la petite aime ce gamin-là, et
+je me disais que peut-être pour lui... Ah! je m'en veux à présent
+d'avoir eu de pareilles idée!"
+
+-- Après ça, continua madame Perlet, je lui ai raconté la maladie
+de la petite, et il m'a remerciée de ce que nous avons pris soin
+d'elle et de Charlot. C'est un homme bien doux et bien comme il
+faut, mais il a encore l'air très-malade. C'est malheureux que
+nous ne soyons plus concierges de la maison, car nous aurions
+patienté pour son terme, tandis que, maintenant, on ne tiendra
+compte de rien... Comment est-ce qu'ils veulent, ces gens-là,
+qu'un homme qui est à l'hôpital depuis des semaines puisse payer
+son terme? Ce n'est pas raisonnable, en vérité... Enfin, nous lui
+nourrirons son petit jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau
+travailler. Nous ne pouvons pas faire plus, n'est-ce pas?
+
+-- Non, dit le cordonnier, malheureusement.
+
+-- Il le rendra peut-être un jour à nos enfants.
+
+-- Si ce n'est pas lui, ce sera un autre; les braves gens ne sont
+pas rares en ce monde, ajouta M. Perlet.
+
+-- Il y en a aussi de très mauvais, reprit sa femme. Ces nouveaux
+concierges, par exemple... On dit...
+
+-- Allons! allons! Madame Perlet, je ne me soucie pas d'en rien
+savoir. On croit nous faire plaisir en disant du mal d'eux, comme
+si nous étions meilleurs parce qu'ils sont méchants! Ne nous
+mêlons pas de ce qui se passe dans cette loge, cela ne nous
+regarde plus. Nous avons bien de quoi nous occuper à notre propre
+besogne.
+
+Madame Perlet se tut, comme elle faisait toujours quand son mari
+lui donnait une leçon, et elle commença à préparer la soupe du
+soir. Peu à peu tous les enfants rentrèrent. Charlot revint de
+chez sa soeur et la famille se rassembla autour de la table.
+
+-- M. Perlet, dit tout à coup Charlot en regardant autour de lui,
+c'est encore plus petit ici que dans la loge.
+
+-- A peu près la même chose. Pourquoi dis-tu cela, mon garçon?
+
+-- Pourquoi n'avez-vous pas pris une grande maison? demanda
+encore Charlot au lieu de répondre.
+
+-- C'est que, vois-tu, mon garçon, plus une maison est grande,
+plus on paie cher, et nous ne sommes pas bien riches, répondit le
+cordonnier en riant.
+
+-- Eh bien, dit Charlot avec sérieux, quand je serai grand je
+vous donnerai beaucoup d'argent.
+
+-- Merci, mon petit homme, et où le prendras-tu?
+
+-- Je ne sais pas, mais le bon Dieu a donné à Petite mère ce
+qu'elle lui a demandé, et moi je lui demanderai beaucoup
+d'argent.
+
+-- Ah! dit M. Perlet, cette prière-là, je ne te promets pas
+qu'elle sera exaucée.
+
+
+
+XXII
+
+
+
+Nous sommes maintenant au mois de juin; les arbres n'ont plus de
+fleurs, mais le feuillage en est devenu plus riche et plus épais;
+l'herbe est plus haute; les roses sauvages fleurissent dans les
+haies; de tous côtés on entend le bourdonnement des insectes: la
+chaleur fait partout éclore des milliers de vies qui n'auront
+qu'un jour. Tout s'épanouit et se vivifie aux doux rayons du
+soleil; la campagne est encore fraîche comme au printemps et déjà
+opulente comme en été.
+
+Petite mère et Charlot sont en route vers la petite maison sur la
+lisière du bois. Sylvanie voulait venir les chercher avec la
+charrette de madame Nanette, mais la petite convalescente
+n'aurait peut-être pas pu supporter les cahots de ce véhicule
+primitif, et madame Grandville a voulu qu'elle fît le voyage dans
+une voiture. Et sur cette voiture on a mis le lit de Petite mère,
+car elle n'est pas encore en état de dormir sur une botte de
+foin; il faut la traiter avec ménagements. Jamais elle n'a été si
+gâtée, elle qui, il y a si peu de temps encore, ne savait pas ce
+que c'était que d'être comptée pour quelque chose. Elle en est
+tout étonnée et parfois même un peu embarrassée... Cela lui
+semble peu naturel qu'on la soigne ainsi... Mais elle se laisse
+faire. Comment pourrait-elle résister? Elle n'a pas encore
+beaucoup de force et d'ailleurs elle trouve une certaine douceur
+dans sa vie nouvelle.
+
+Petite mère fait donc le voyage en voiture avec Charlot et
+Sylvanie; on l'a étendue dans le fond, un petit oreiller sous sa
+tête, et les deux autres se sont mis sur le devant. A chaque
+instant Charlot l'appelle pour lui faire admirer ceci ou cela,
+mais elle est encore faible et bien vite fatiguée de regarder...
+Pourtant le petit garçon ne se laisse pas décourager.
+
+-- Oh! Petite mère, regarde... Voilà la rue où nous avons passé,
+voilà la boutique du boulanger où étaient les deux petits garçons
+qui mangeaient des gâteaux. S'ils nous voyaient aujourd'hui, ils
+seraient bien étonnés... Voilà le beau jardin que tu m'as laissé
+regarder. Je puis le voir un peu en me tenant debout. Petite
+mère, te rappelles-tu comme tu m'as vite laissé retomber?
+
+-- Tu étais si lourd, Charlot! dit la petite qui se sent encore
+écrasée par ce poids.
+
+Il retrouve ainsi à chaque pas un souvenir. Petite mère a fermé
+les yeux et ne lui répond plus. Sa tête tourne, elle ne peut plus
+regarder ces maisons, ces murs, ces maigres arbres qui passent si
+vite.
+
+-- Laisse-la tranquille, Charlot, dit Sylvanie, tu vois bien
+qu'elle est fatiguée.
+
+Lorsque la voiture roule enfin entre des prés en fleurs et des
+haies vertes, la petite fille retrouve la force de regarder. Elle
+aime tant la campagne!... son petit coeur s'épanouit aux rayons
+de ce doux soleil. Il lui semble qu'elle a déjà repris des
+forces.
+
+Enfin la voiture s'arrête à quelques pas de la maison connue. Le
+cocher descend de son siége et Sylvanie l'aide à transporter le
+petit lit. Charlot est très fier d'avoir reçu la mission de tenir
+la bride des chevaux. Lorsque le lit est dressé dans une toute
+petite chambre à côté de la grande cuisine, Sylvanie vient
+chercher la malade qu'elle prend sans ses bras.
+
+-- Tu ne pèses pas plus qu'une plume, dit-elle, j'aime mieux te
+porter que de porter Charlot. J'espère que tu seras plus lourde
+en partant.
+
+Petite mère a bien un peu d'inquiétude au sujet de l'accueil que
+lui fera la grand'mère sourde; elle a recommandé à Charlot d'être
+poli et tranquille, mais elle sait qu'on ne peut guère compter
+sur sa sagesse. Elle est bien surprise en voyant la vieille dame
+quitter son fauteuil et venir au-devant d'eux... Son regard
+exprime la compassion et elle répète: "Pauvre petite! pauvre
+petite!..."
+
+De sa main ridée elle caresse les cheveux frisés de Charlot, qui
+la regarde d'un air effaré, mais comprend bien vite qu'ils sont
+reçus cette fois avec bienveillance. Sylvanie était parvenue à
+lui faire entendre toute l'histoire de la croix d'or et du
+chagrin de Petite mère, et comme la pauvre grand'mère n'était pas
+méchante mais seulement vieille, infirme et d'une humeur un peu
+revêche, elle avait éprouvé une compassion réelle pour la pauvre
+enfant et ne demandait pas mieux que de réparer, selon son
+pouvoir, son injustice.
+
+Sylvanie alla poser Petite mère dans le fauteuil de la vieille
+dame et la petite fille, tout interdite d'une telle audace,
+regarda celle-ci d'un air craintif, s'attendant à une
+protestation indignée. Au lieu de cela la grand'mère vint elle-même
+lui mettre un oreiller sous la tête et la couvrir d'un petit
+châle. "Car, dit-elle, il fait plus froid dedans que dehors."
+
+Le lit fut bien vite fait, on y porta la malade, quoiqu'elle
+assurât qu'elle était tout à fait capable de marcher jusque-là.
+Lorsqu'elle fut bien établie, la porte grande ouverte lui
+permettant de voir tout ce qui se passait dans la cuisine, elle
+se sentit si heureuse qu'elle ne put s'empêcher de pleurer.
+
+-- Tu es triste, lui dit Sylvanie qui venait à chaque instant
+voir comment elle se trouvait.
+
+-- Oh! non...
+
+-- Alors pourquoi pleures-tu?
+
+-- Je ne sais pas. Je suis contente et je voudrais pouvoir dire
+merci. Tout le monde est si bon!...
+
+Sylvanie l'embrassa, puis elle disparut et revint un moment après
+avec un bol de lait. Petite mère le but avec plaisir; depuis bien
+longtemps rien ne lui avait semblé si bon.
+
+Lorsque Sylvanie eut fini de tout ranger dans la maison, elle
+prit Charlot par la main et ils revinrent bientôt amenant avec
+eux une visite pour Petite mère. C'était Brunette qui eut un peu
+de peine à se laisser persuader d'entrer dans la petite chambre,
+craignant peut-être que ce ne fût une prison, mais elle finit par
+céder et la malade eut le plaisir de lui donner un peu de pain.
+Elle ne s'ennuya pas un moment pendant cette première journée;
+Sylvanie allait, venait, faisant le ménage, chantant, riant,
+parlant d'une voix éclatante pour se faire entendre de sa
+grand'mère, et à toute minute adressant à Petite mère un mot ou
+un sourire en passant. C'était certainement plus gai que la
+société de madame Charles, bonne et dévouée, mais toujours un peu
+taciturne et un peu sévère, à moins que son chat ne fût en cause;
+alors elle savait s'animer. Sylvanie répandait la vie et la joie
+tout autour d'elle; il semblait que personne ne pût être
+malheureux dans son voisinage. Charlot aussi, sous cette douce
+influence, était content, de bonne humeur et prêt à rendre
+service. Il courait çà et là pour chercher tout ce que la
+ménagère lui demandait, et elle multipliait les commissions pour
+l'occuper. Il alla de lui-même cueillir des fleurs pour Petite
+mère qui les aimait tant.
+
+-- Demain, dit Sylvanie, s'il fait beau comme aujourd'hui tu
+pourras t'asseoir sous un arbre, mais pour le moment tu es mieux
+dans ton lit; le voyage est assez pour un jour.
+
+Oui, elle était très bien dans son lit, elle ne désirait rien de
+plus. Lorsqu'elle eut encore bu du lait dont elle ne pouvait se
+lasser, elle s'endormit en regardant une branche de roses qui
+entrait par la fenêtre à travers un grillage et venait se
+balancer tout près d'elle. Sylvanie poussa la porte pour que le
+bruit ne la réveillât pas et dit à Charlot d'aller jouer dehors.
+
+Petite mère se réveilla très rafraîchie, très reposée. Elle
+s'aperçut qu'il y avait dans la cuisine une visiteuse, car
+Sylvanie causait à voix basse, et ce ne pouvait être ni avec la
+vieille dame sourde, ni avec le bruyant Charlot. Elle resta
+immobile et les yeux fermés parce qu'elle se trouvait bien ainsi,
+et au bout d'un moment les voix devinrent plus distinctes. Peut-être,
+sans s'en douter, parlait-on un peu plus fort; peut-être
+aussi l'oreille de la petite fille s'était-elle accoutumée à ce
+murmure qui lui avait d'abord paru insaisissable.
+
+Sylvanie disait:
+
+-- Elle est très faible et très maigre, c'est vrai, mais elle est
+guérie; elle va maintenant reprendre des forces.
+
+-- Ne vous y fiez pas, répondait l'autre voix, -- Petite mère
+croyait déjà l'avoir entendue sans pouvoir lui donner un nom, --
+elle n'est pas guérie, elle n'a qu'un souffle de vie. Elle n'en a
+pas pour longtemps, c'est moi qui vous le dis... et ce serait un
+bonheur pour elle de mourir... une pauvre enfant sans mère...
+elle aurait trop à souffrir! Voyez-vous, si je devais m'en aller,
+j'aimerais mieux emmener avec moi ma pauvre petite fille... ça me
+déchirerait moins le coeur que de la laisser. Les garçons, c'est
+différent; ils ont leur père, mais le meilleur père ça ne peut
+pas remplacer une mère pour une fille. Votre Petite mère ira
+rejoindre la sienne, j'en réponds. Déjà quand elle était sur ma
+charrette je m'étais dit: En voilà une, avec ses grands yeux, qui
+n'a pas un bien long fil de vie à dérouler. Maintenant que je
+l'ai vue ici, sur ce lit, toute pareille à une figure de cire, je
+suis encore plus sûre de ce que je vous dis.
+
+-- Pensez à ce qu'elle a souffert, Madame Nanette, à ce qu'elle a
+supporté depuis qu'elle était toute petite. Ce n'est pas étonnant
+qu'elle soit chétive.
+
+-- C'est bien ce que je dis... Elle a trop souffert. Les jeunes
+plantes, ça a besoin de soleil; ça ne peut pas pousser dans une
+terre dure et froide... Allez, elle sera mieux là-haut!...
+
+En prononçant ces derniers mots madame Nanette se leva pour s'en
+aller. Sylvanie l'accompagna, puis elle rentra, et encore tout
+émue des prédictions de la bonne dame elle vint doucement
+s'asseoir auprès du lit de Petite mère.
+
+La voyant éveillée elle lui demanda si elle se sentait mieux.
+
+-- Je me sens très bien, répondit la petite, puis elle ajouta,
+ses grands yeux sérieux attachés sur ceux de la jeune fille:
+
+-- Est-ce vrai, ce qu'elle disait?...
+
+Sylvanie tressaillit. Etait-il possible que l'enfant eût
+entendu?...
+
+-- De qui parles-tu? demanda-t-elle.
+
+-- La dame a dit que je devrai bientôt mourir...
+
+-- Elle n'en sait rien... absolument rien... Tu es beaucoup
+mieux, ma petite, et la campagne va te remettre tout à fait.
+Madame Nanette est accoutumée aux bonnes joues rouges de ses
+enfants, et parce que tu es maigre et pâle elle te croit bien
+malade, mais elle se trompe.
+
+-- A cause de Charlot je ne voudrais pas mourir, dit Petite mère
+d'un air pensif.
+
+-- Mais tu ne mourras pas... Ne te mets pas cela en tête!...
+
+-- Non, continua l'enfant, mais je sais qu'on meurt quelquefois
+tout jeune. Beaucoup d'enfants sont morts d'une mauvaise fièvre
+dans la maison où nous étions avant... Il y avait une petite
+fille de dix ans; nous avons été au cimetière avec les voisins...
+Cela ne me ferait pas beaucoup de peine de mourir puisque ma
+maman est morte, mais c'est à cause de Charlot, et puis le père
+aussi... il serait triste.
+
+Sylvanie aurait volontiers battu madame Nanette pour sa
+malencontreuse conversation. Elle faisait de son mieux pour
+effacer l'impression que Petite mère en avait reçue, mais elle
+voyait bien que ce serait difficile.
+
+Tout à coup celle-ci, qui avait paru un moment plongée dans ses
+réflexions, l'interpella vivement:
+
+-- Pourquoi a-t-elle dit que je suis malheureuse et qu'il
+vaudrait mieux pour moi mourir?... Je ne suis pas malheureuse...
+Tout le monde est bon pour moi et Charlot m'aime tant...
+
+-- C'est vrai, dit Sylvanie, elle se trompait bien, madame
+Nanette. Tu es une heureuse enfant, et nous ne pouvons pas nous
+passer de toi, Petite mère, aussi le bon Dieu te laissera avec
+nous, j'en suis sûre.
+
+-- Je le lui demanderai, dit l'enfant.
+
+Ce soir-là, avant de s'endormir pour la nuit, Petite mère ajouta
+à la prière que sa mère lui avait enseignée ces mots qui
+sortirent du fond de son coeur. "Bon Dieu, laisse-moi rester avec
+Charlot! je suis si heureuse, tout le monde est si bon pour
+moi... Je voudrais bien vivre encore longtemps."
+
+Charlot couchait sur le foin dans un coin de la grande cuisine.
+Il était enchanté et trouvait ce lit bien meilleur que la
+paillasse que depuis quelque temps il avait partagée avec les
+petits Perlet. Il y serait seul au moins, et personne ne pourrait
+se plaindre de ses coups de pied. Charlot était ivre de joie de
+se retrouver à la campagne. Il avait pris ses ébats dans le
+jardin, il s'était roulé sur l'herbe du sentier, il avait cueilli
+des fleurs par poignées pour Petite mère, il avait joué avec
+l'eau de la fontaine jusqu'à ce que son unique pantalon fût
+trempé à être tordu. Quand il revint pour manger sa soupe et se
+coucher il était sale à faire peur, mais heureux comme un roi.
+
+-- Allons, dit Sylvanie, toujours de bonne humeur, va te laver le
+visage et les mains à la fontaine et puis couche-toi bien vite
+afin que je puisse en faire autant de ton pantalon et le mettre
+sécher devant le feu avant qu'il soit tout à fait éteint. Demain
+matin un coup de fer l'achèvera. Gtand'mère, j'irai demain
+demander à madame Nanette si elle ne pourrait pas nous prêter
+quelques nippes de son petit Joseph pour Charlot, et puis je lui
+ferai un pantalon avec un morceau de ma toile.
+
+-- Et tes chemises? demanda la vieille dame.
+
+-- Oh! ça n'en prendra pas beaucoup, il n'est pas bien grand,
+notre Charlot. Quant à la pauvre petite je lui taillerai une robe
+dans ma jupe lilas qui est devenue beaucoup trop courte pour moi.
+L'étoffe n'en est plus bien bonne, mais ça lui fera encore de
+l'usage, elle est si soigneuse.
+
+Lorsque le lendemain matin Charlot se réveilla et voulut se lever
+pour courir au jardin, il n'y avait pas moyen de mettre son
+pantalon qui n'avait pas voulu sécher pendant la nuit. Sylvanie
+lui dit qu'il fallait attendre et pendant que le fer chauffait
+elle l'affubla du jupon rapiécé de Petite mère qui, tombant
+presque sur le bout de ses pieds, lui faisait un costume assez
+convenable. Mais Charlot le trouvait indigne de lui; il refusa
+d'aller ainsi accoutré chercher de l'eau à la fontaine et s'assit
+sur son lit d'un air fort mécontent. Il fallut même se fâcher
+pour obtenir qu'il vînt boire son lait près de la table. Sylvanie
+se moqua un peu de sa mauvaise humeur, qui se changea alors en
+colère... Vous représentez-vous ce petit homme vêtu de son long
+jupon, rouge de fureur, frappant des pieds et menaçant des
+poings? C'était vraiment un spectacle à voir... Petite mère ne se
+doutait de rien; elle dormait encore et on avait fermé la porte
+pour qu'elle fût tranquille.
+
+Sylvanie commença par rire de cette grotesque petite figure, mais
+lorsqu'elle vit que c'était un sérieux accès de colère, elle prit
+le petit méchant par le bras pour le mettre dans un coin noir où
+elle tenait son bois. Charlot se débattait comme un furieux.
+
+-- C'est comme ça que tu faisais avec ta pauvre soeur, lui
+dit-elle; je t'ai vu la battre une fois, mais avec moi tu n'en
+prendras pas aussi à ton aise... Tu vas te mettre là jusqu'à ce
+que tu sois plus raisonnable.
+
+-- Vous êtes méchante! cria Charlot exaspéré par le calme de la
+jeune fille. J'aime bien mieux Petite mère; elle ne me fait
+jamais de mal, elle... Elle est bien meilleure que vous. Petite
+mère! Petite mère!... je veux que tu viennes... Je ne veux pas
+rester avec cette méchante Sylvanie!...
+
+La porte de la petite chambre s'entr'ouvrit doucement et Petite
+mère parut sur le seuil tout effrayée... Les cris de son frère
+l'avaient réveillée en sursaut et elle tremblait comme une
+feuille.
+
+-- Vois-tu ce que tu as fait, méchant garçon! dit Sylvanie en
+prenant Petite mère dans ses bras pour la reporter dans son lit.
+Elle dormait si bien et maintenant elle est toute tremblante.
+Allons, petite, tu dois être accoutumée à l'aimable caractère de
+ton Charlot, ainsi laisse-moi le mettre dans ce coin noir d'où il
+ne sortira que lorsqu'il m'aura demandé pardon des sottises qu'il
+m'a dites.
+
+C'était la première fois de sa vie que Charlot était puni. Il
+avait été frappé, battu par des voisins lorsqu'il leur jouait de
+mauvais tours ou par des gamins plus forts que lui; quelquefois
+même il avait reçu un coup de son père, mais il n'avait jamais
+été puni lorsqu'il était méchant, comme il l'était en ce moment
+par Sylvanie. Petite mère se contentait de lui dire: "Oh!
+Charlot, tu me fais beaucoup de peine." Il avait cru qu'il en
+serait de même avec sa nouvelle amie, mais il s'était trompé, il
+le voyait bien maintenant.
+
+Petite mère s'était recouchée et attendait avec anxiété l'issue
+de cette scène; Sylvanie repassait tranquillement le pantalon;
+Charlot avait cessé de crier. Il réfléchissait, chose salutaire
+qui ne lui arrivait pas souvent, et le résultat de ses réflexions
+fut qu'il valait mieux être sage que méchant, puisque, s'il se
+soumettait à demander pardon, il pourrait remettre son pantalon
+et aller courir dans la campagne. Une pensée meilleure encore,
+parce qu'elle était moins égoïste, lui vint aussi: c'est que
+Sylvanie avait été bien bonne pour lui et que ce n'était pas beau
+de la payer de cette manière, mais comme c'était difficile de
+demander pardon! Il ne l'avait jamais fait, son orgueil se
+révoltait. Pourquoi avait-il été méchant?... S'il ne s'était pas
+mis en colère il n'aurait pas eu besoin de demander pardon et de
+s'humilier devant Sylvanie. Non!... il ne le ferait pas!... il
+aimait encore mieux rester dans son coin noir tout le jour.
+
+La lutte dura quelques minutes qui lui parurent très longues.
+L'inquiétude de Petite mère allait croissant, et si elle avait
+osé sortir de son lit et traverser le cuisine pour aller auprès
+de Charlot, elle l'aurait entouré de ses bras et lui aurait dit
+d'une voix suppliante: "Mon Charlot, je t'en prie, sois sage!
+demande pardon!"
+
+Et probablement comme Charlot était doué d'un esprit de
+contradiction très prononcé, cela n'aurait fait que retarder la
+victoire du bon sentiment sur le mauvais.
+
+Enfin une voix mal assurée sortit du recoin noir.
+
+-- Je veux être sage, disait-elle.
+
+Sylvanie entr'ouvrit la porte et regarda Charlot qui eut un
+instant l'idée de reculer, mais elle avait un sourire sur les
+lèvres, cela le décida.
+
+-- Je suis fâché d'avoir été méchant, dit-il.
+
+-- A la bonne heure, c'est tout ce que je te demande. Maintenant
+viens mettre ton pantalon qui est à peu près sec, et tu iras me
+cueillir de l'oseille dans le jardin. Je te montrerai comment il
+faut t'y prendre.
+
+Ce fut une heureuse matinée en dépit de son triste commencement.
+Charlot cueillit l'oseille pour la soupe, et, pour comble de
+bonheur, Sylvanie consentit à le laisser un moment conduire la
+chèvre le long du sentier, en lui attachant solidement autour de
+la taille la corde mince qui la retenait. Ils étaient donc
+inséparables, la chèvre et le petite garçon; il est facile de
+comprendre que cette situation devait donner lieu à de joyeuses
+luttes dans lesquelles Charlot était toujours vaincu, mais
+Sylvanie le suivait de près et ne permettait pas que Brunette
+abusât de sa force. Lorsqu'ils rentrèrent, Petite mère demanda à
+s'habiller; elle se sentait si bien et le temps était si beau.
+Sylvanie la porta sous le grand cerisier et l'assit dans le
+fauteuil qu'elle avait préparé pour la recevoir.
+
+-- Mais, dit Petite mère d'un air inquiet, il ne faut pas me
+mettre dans ce fauteuil.
+
+-- Tu t'y mettras jusqu'à ce que tu sois assez forte pour
+t'asseoir sur une chaise.
+
+-- Mais elle sera fâchée, peut-être...
+
+-- Qui?... ma grand'mère?... Je te dis que c'est elle qui le
+veut. Allons, souviens-toi que tu es une malade. Quand tu seras
+tout à fait guérie tu pourras t'asseoir par terre si tu veux.
+
+Petite mère se soumit, mais non sans que son pauvre petit coeur
+restât quelque peu troublé.
+
+Sylvanie l'avait quittée pour aller faire son ménage. Restée
+seule, elle avait fini, malgré ses scrupules, par se laisser
+aller tout au fond du fauteuil, et avait fermé ses yeux que le
+jour éblouissait. Il était près de midi, les oiseaux ne
+chantaient pas, mais on entendait le murmure léger de la brise
+dans le feuillage et celui des insectes dans l'herbe touffue.
+Tout cela était nouveau pour elle; elle n'avait pas la force de
+penser beaucoup, mais elle se laissait aller à un sentiment de
+bien-être inexprimable. Elle était à la campagne... Oh! que
+c'était beau la campagne! combien elle trouvait heureux ceux qui
+y vivent toujours! Elle fut tout à coup tirée de sa douce
+somnolence par un bruit de pas qui approchaient derrière elle; ce
+ne pouvait être ni Charlot, dont elle aurait bien reconnu les
+petits pas précipités, ni Sylvanie qui avait une démarche vive et
+légère. Celle de la personne qui s'avançait était lente et
+traînante. Etait-il possible que ce fût la vieille dame? Sans
+doute, alors elle venait réclamer son fauteuil, peut-être la
+gronder d'avoir osé s'y mettre... La pauvre petite était de
+nouveau toute tremblante.
+
+Oui, c'était bien la vieille dame. Lorsqu'elle fut en face de
+Petite mère qui, dans sa terreur, s'était soulevée à moitié, elle
+la regarda d'un air de compassion et de bonté.
+
+-- Es-tu bien là, petite? lui demanda-t-elle.
+
+Mais Petite mère ne se sentit pas encore rassurée. Elle savait
+qu'elle ne pouvait se faire entendre. Comment expliquer à la
+vieille dame que ce n'était pas sa faute si elle occupait son
+fauteuil et qu'elle voudrait bien pouvoir le quitter, mais
+qu'elle n'aurait pas la force de retourner seule à la maison et
+que Sylvanie lui avait dit qu'elle ne devait pas s'asseoir sur
+l'herbe. Elle la regardait d'un air moitié suppliant, moitié
+désespéré, car il lui était resté une terreur profonde de ses
+premiers rapports avec la pauvre sourde, et elle ne comprenait
+pas encore que celle-ci ne demandait qu'à réparer le tort qu'elle
+lui avait fait sans le vouloir.
+
+-- Eh bien, petite, répéta la vieille dame qui ne se doutait pas
+de la frayeur qu'elle lui inspirait, le trouves-tu bon, mon
+fauteuil?
+
+Il faut se rappeler que la pauvre grand'mère n'entendait pas sa
+propre voix, qui était un peu rude, et ne pouvait la modérer.
+Cette voix paraissait formidable à la craintive Petite mère.
+
+-- Oh! madame, s'écria-t-elle, je ne savais pas... ce n'est pas
+ma faute...
+
+Et, dans son effroi, elle se laissa glisser par terre malgré les
+efforts de la vielle dame qui tendait sa main tremblante pour la
+retenir.
+
+Heureusement Sylvanie n'était pas loin. Elle arriva en courant,
+prit l'enfant à bras le corps et la réinstalla dans le fauteuil
+en lui disant:
+
+-- Petite folle, que fais-tu donc?
+
+Puis, se tournant vers la vieille dame, elle lui cria:
+
+-- Elle croit que vous êtes fâchée de ce qu'elle est dans votre
+fauteuil, grand'mère.
+
+-- Non, non, répondit celle-ci, je lui donnerais bien volontiers
+mon fauteuil pour la dédommager du mal que je lui ai fait.
+Restes-y tant que tu voudras, ma fille, tu es la bienvenue.
+
+Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre. Petite mère comprit
+enfin que les sentiments de la vieille dame envers elle étaient
+d'une bienveillance extrême. Elle la remercia en se laissant
+aller de nouveau dans le fauteuil et, à partir de ce moment, elle
+se sentit tout à fait heureuse.
+
+L'après-midi Sylvanie vint s'installer auprès d'elle avec son
+ouvrage: c'était le pantalon destiné à Charlot. On attacha la
+chèvre au tronc du cerisier et elle se mit à brouter de bonne
+grâce l'herbe rase qui croissait autour, donnant de temps à
+autre, par manière de diversion, un coup de dent dans une haie
+vive. Charlot s'amusait à se tailler, avec un vieux couteau
+ébréché, un petit bateau pour le faire aller sur la fontaine.
+
+-- Comme vous cousez vite, dit la petite convalescente en
+regardant Sylvanie.
+
+-- Tu trouves... Sais-tu coudre?
+
+-- Je me suis appris un peu, et une voisine m'a montré à mettre
+les pièces, mais je vais lentement, parce que je ne sais pas
+bien.
+
+-- Quand tu auras repris tes forces je te montrerai.
+
+-- Oh! merci.
+
+Ce fut une délicieuse journée et certainement Petite mère fit
+plus de progrès pendant ces quelques heures passées en plein air
+et au milieu des arbres et des fleurs, que dans toute une semaine
+passée dans sa chambre sans air et sans soleil.
+
+
+
+XXIII
+
+
+
+Chaque jour, dès le matin, Petite mère s'établissait sous le
+cerisier. Elle ne trouvait jamais la journée trop longue: il y
+avait tant à regarder; tant à admirer... Tantôt c'était un oiseau
+qui voltigeait et sautillait autour d'elle, tantôt une fleur que
+Charlot lui apportait, tantôt un nuage au ciel qui changeait de
+place et de forme tandis qu'elle le suivait des yeux. Vers le
+soir, quand les ombres commençaient à s'allonger sur les
+prairies, on la ramenait à la maison. Le matin elle pouvait
+marcher en s'appuyant un peu sur le bras de Sylvanie, mais le
+soir elle était fatiguée et celle-ci la portait comme le premier
+jour. Les joues de Petite mère prenaient des teintes rosées comme
+elles n'en avaient pas eu depuis qu'elle était toute enfant;
+elles étaient aussi moins creuses et ses yeux paraissaient moins
+étrangement grands dans sa petite figure; sa bouche s'ouvrait
+souvent pour sourire. Elle était bien changée, mais elle avait
+toujours son air doux et sérieux, et le bonheur ne la rendait pas
+égoïste.
+
+Un jour une voiture s'arrêta à l'entrée du sentier qui conduisait
+à la petite maison; c'était un événement. A part celle qui avait
+amené les enfants, Sylvanie ne se souvenait pas d'avoir vu
+pareille chose en sa vie. Elle regarda avec curiosité de la
+fenêtre de sa cuisine et vit descendre une dame et une petite
+fille qui s'avancèrent vers la maison. Alors Sylvanie essuya à la
+hâte ses mains qui étaient dans l'eau de savon et alla au-devant
+des visiteuses.
+
+-- Nous venons voir notre petite malade, dit madame Grandville,
+que la jeune fille reconnut alors pour l'avoir entrevue le jour
+où elle était allée chercher Petite mère. Quant à Edith elle ne
+l'avait pas encore rencontrée.
+
+-- Vous la trouverez dehors, Madame, je vais vous conduire auprès
+d'elle. Elle ne mérite presque plus le nom de malade, vous allez
+la trouver bien changée.
+
+Petite mère les vit venir de loin, et reconnut aussitôt la
+"petite dame;" ses yeux brillèrent, elle rougit jusqu'à la racine
+des cheveux, et puis la timidité prit le dessus, et lorsque les
+visiteuses furent tout près d'elle elle n'osa rien dire, pas même
+tendre la main. Mais Edith ne se laissa pas arrêter par cette
+froideur apparente; elle l'embrassa en disant:
+
+-- Que je suis contente de te revoir, ma chère Fleurette.
+
+Petite mère, tout interdite de s'entendre appeler ainsi, ne dit
+encore rien.
+
+-- Est-ce que tu m'as oubliée?
+
+-- Oh! non, répondit-elle avec un regard qui en disait bien plus
+que ses paroles, mais je ne m'appelle pas Fleurette.
+
+-- Je sais... Maman m'a dit qu'on t'appelle Petite mère. C'est
+gentil aussi, on dirait que c'est pour jouer; mais moi je
+t'appellerai toujours Fleurette parce que c'est le nom que je te
+donnais en pensant à toi. Cela ne te fait rien, n'est-ce pas? Où
+est Charlot?
+
+-- Il joue à la fontaine.
+
+-- Je vais le chercher, dit Sylvanie, mais il ne sera guère
+présentable.
+
+Elle courut d'abord chercher des chaises pour les visiteuses,
+puis appeler Charlot qui vint, tout trempé et tout honteux,
+baissant la tête et ne voulant regarder personne en face.
+Pourtant au bout d'un moment, "la jolie petite dame" l'avait mis
+à l'aise et il babillait de bonne grâce tout en jouant avec les
+boucles blondes qui lui avaient laissé un si profond souvenir.
+
+Quand madame Grandville eut bien admiré la bonne mine de la
+petite convalescente, la jolie vue qu'on avait sous le grand
+cerisier, la maison tout entourée de verdure, elle proposa à
+Sylvanie de venir avec elle jusqu'à la voiture pour y prendre
+quelques provisions qu'elle avait apportées.
+
+-- Si vous pouvez, lui dit-elle, nous donner vers la fin de
+l'après-midi quelque chose à manger, nous resterons un peu, et je
+dirai au cocher d'aller au village voisin et de revenir nous
+prendre avant la nuit.
+
+-- J'ai du lait de ma chèvre, du pain noir et du fromage,
+répondit Sylvanie, un peu inquiète de la modestie de ses
+ressources.
+
+-- Oh! alors nous ne manquerons de rien et si réellement cela ne
+vous gêne pas nous resterons.
+
+Le cocher fut donc congédié et madame Grandville entra avec la
+jeune fille dans la maison.
+
+Elle fut enchantée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient,
+mais elle ne fit pas de compliments à Sylvanie, car celle-ci
+était si naturellement aimable et distinguée que l'on ne pouvait
+s'étonner que tout, autour d'elle, portât le même cachet.
+
+La vieille grand'mère était assise sur une chaise près d'une
+fenêtre.
+
+-- Elle est très sourde, dit Sylvanie.
+
+-- Oh! cela ne m'empêchera pas de causer avec elle. J'ai une
+bonne voix pour me faire entendre des oreilles les plus dures.
+
+Lorsque la grand'mère, qui ne s'était pas doutée de l'arrivée
+d'une voiture, eut compris à peu près qui était la visiteuse,
+celle-ci entama avec elle une conversation qui, bien qu'un peu
+pénible, marchait pourtant d'une manière tout à fait
+satisfaisante. Au bout d'une demi-heure madame Grandville était
+au courant de tout ce qui concernait Sylvanie et sa grand'mère.
+Elle prenait tant d'intérêt à ce que celle-ci lui racontait sur
+l'activité, le savoir-faire, la vaillance de sa petite-fille,
+que, tout heureuse d'être écoutée ainsi, la bonne dame aurait
+volontiers parlé jusqu'au soir.
+
+Madame Grandville avait apporté ses crayons et elle voulut en
+profiter pour faire un croquis de la vieille petite maison à
+moitié cachée par les grands arbres qui, au premier coup d'oeil,
+l'avait frappée comme digne de figurer dans son album.
+
+Elle choisit le point de vue le plus pittoresque et se mit à
+l'oeuvre. La vieille dame, flattée de ce qu'on faisait "le
+portrait de sa maison," vint sur le seuil pour jouir de la vue de
+l'artiste; Sylvanie allait et venait pour ses préparatifs, et
+sous le grand cerisier caché par un angle du mur, on entendait
+les voix de trois enfants qui causaient.
+
+Petite mère n'était plus du tout intimidée. Elle avait la main
+dans celle d'Edith et la regardait avec des yeux brillants.
+Celle-ci avait trouvé place dans le grand fauteuil à côté d'elle
+et Charlot se tenait assis par terre à leurs pieds. Si ce n'avait
+été son admiration pour "la petite dame" il n'aurait certainement
+jamais abandonné la fontaine pour se tenir si tranquille et
+pendant si longtemps!... Ils étaient plongés dans une
+conversation qui les absorbait tous les trois. Petite mère
+racontait qu'elle avait demandé au bon Dieu de dire à ceux qui la
+croyaient coupable qu'elle n'avait pas volé, et elle ajoutait en
+regardant Edith de ses yeux pensifs:
+
+-- Il le savait bien, n'est-ce pas?
+
+-- Je le crois bien qu'il le savait. Il sait tout, même ce que
+nous ne disons à personne. Pauvre Fleurette, quand je pense que
+c'est moi qui suis cause que tu as été si malheureuse... Pourtant
+je ne croyais pas mal faire en te donnant ma pièce d'or. Mais
+maintenant tu n'y penseras plus, n'est-ce pas? Tu n'es pas fâchée
+contre moi!...
+
+-- Mais, dit Charlot qui n'avait écouté que les premiers mots, je
+voudrais pourtant bien qu'on me dît comment le bon Dieu pouvait
+le savoir.
+
+-- Que veux-tu dire? demanda Edith en caressant la bonne joue
+ronde du petit garçon. Est-ce que tu ne sais pas que Dieu voit
+tout?
+
+-- Nous ne savons rien, dit Petite mère tristement. On m'a dit de
+prier Dieu, mais je ne sais pas où il est. Est-ce que vous l'avez
+vu?
+
+-- Vu!... Mais personne ne l'a vu... On ne le voit pas...
+
+-- Alors comment le connaît-on?
+
+La réponse était plus difficile qu'Edith ne l'avait cru au
+premier abord. Elle réfléchit un moment.
+
+-- Je ne sais pas bien, dit-elle... Jamais je n'ai eu l'idée de
+me le demander. Voyons, que j'essaie de le comprendre... D'abord
+tout ce qui est autour de nous, ces arbres, ces prés, le soleil
+et le grand ciel bleu, je sais bien que c'est lui qui l'a fait...
+Qui serait-ce? Les hommes ne pourraient pas.
+
+-- Et les maisons? demanda Charlot.
+
+-- Non. Les maisons, nous savons bien que les hommes les font,
+puisque nous le voyons tous les jours.
+
+-- Alors ils peuvent bien faire aussi les arbres?...
+
+-- Non, parce que, vois-tu, Charlot, c'est beaucoup plus
+difficile. Pense qu'un arbre est d'abord tout petit. Il croît...
+il grandit comme nous. Nous grandissons, tu sais, tandis que les
+maisons restent toujours comme on les a faites.
+
+-- C'est vrai... dit Petite mère.
+
+-- Maman m'a dit une fois que les hommes peuvent faire beaucoup
+de choses très belles, mais qu'ils ne peuvent rien faire de
+vivant.
+
+-- Je voudrais... commença Petite mère, et elle s'arrêta.
+
+-- Que voudrais-tu?
+
+-- Je voudrais qu'on me dît tant de choses!... Quand j'étais
+toute seule pendant que Charlot dormait et que le père ne
+revenait pas, je pensais quelquefois que le bon Dieu était tout
+près... Alors je n'avais plus peur et je lui demandais de nous
+donner du pain et de ramener le père. Ma maman me disait
+toujours; "Aie confiance en Dieu, demande-lui tout." Mais on ne
+m'a jamais rien expliqué, et quelquefois je pensais qu'il n'y
+avait personne pour m'entendre puisque jamais personne ne me
+répondait.
+
+-- Mais tu vois bien qu'il a pris soin de toi, Fleurette! Il
+t'entendait donc!...
+
+-- Oui, je le vois bien maintenant.
+
+-- Mais où est-ce qu'il est donc? demanda Charlot d'un ton
+impatient, car il lui fallait une réponse précise. Je croyais
+qu'il était dans le ballon, mais le monsieur a dit que non.
+
+-- Oh! Charlot, mon pauvre Charlot! s'écria Edith en riant, dans
+le ballon!... Mais le ciel même, le grand ciel bleu ne peut pas
+le contenir. Nous ne pouvons pas comprendre cela, mais nous
+pouvons au moins aimer Dieu et lui demander de nous apprendre à
+le connaître.
+
+-- Je l'aimerai quand je l'aurai vu, dit le petit garçon avec
+décision.
+
+-- Jésus a dit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
+coeur. Il faut donc bien que tu l'aimes, Charlot.
+
+-- Qui est ça, Jésus?
+
+-- Comment tu ne sais pas qui est Jésus? Et toi, Fleurette?
+
+Petite mère était devenue toute rouge.
+
+-- J'ai vu son portrait dans une église, dit-elle. Il était sur
+une croix et il avait une couronne d'épines. Pourquoi est-ce
+qu'ils lui avaient fait tant de mal?
+
+-- Je vais vous raconter son histoire, dit Edith. Ecoute-moi
+bien, Charlot.
+
+Il y avait une fois dans un pays, qu'on appelle la Judée, des
+bergers qui gardaient leurs troupeaux dans les champs. C'était la
+nuit et tout à coup ils ont vu une grande lumière et ils ont
+entendu une belle musique. C'étaient des anges qui chantaient. Tu
+sais ce que c'est que les anges, Charlot?
+
+-- Oui, dit le petit garçon, j'en ai vu dans les images.
+
+-- Eh bien, les anges dirent aux bergers que dans une ville qui
+s'appelait Bethléem il venait de naître un petit enfant. Alors
+ils se levèrent pour aller le voir et une étoile les
+conduisait...
+
+-- Une étoile!... répéta Petite mère avec étonnement.
+
+-- Oui, elle marchait devant eux et ils la suivaient.
+
+-- Une étoile n'a pas de jambes, dit Charlot d'un ton bourru.
+
+-- Non, mais elle marchait dans le ciel, et quand elle s'arrêta
+les bergers aussi s'arrêtèrent. Et ils trouvèrent le petit enfant
+Jésus dans une crèche. Tu sais ce que c'est?...
+
+-- Ah! oui, j'ai vu cela dans une boutique, répondit Petite mère,
+et on m'a dit que c'était l'enfant Jésus, mais je ne savais pas
+ce que cela voulait dire.
+
+-- Alors les bergers se sont mis à genoux devant le petit
+enfant...
+
+-- Pourquoi? demande Charlot étonné.
+
+-- Parce qu'ils savaient que ce pauvre petit enfant, couché dans
+cette crèche, était venu du ciel pour leur apprendre à connaître
+Dieu et à l'aimer. Ensuite il grandit, et il était toujours sage,
+toujours obéissant. Et quand il fut devenu un homme il faisait du
+bien à tout le monde, il guérissait les malades, il consolait
+ceux qui étaient malheureux. Il parlait du bon Dieu et il disait:
+"Aimez-le de tout votre coeur, et aimez les autres comme
+vous-mêmes." Alors ceux qui l'entendaient disaient: "Il nous parle de
+la part de Dieu," et ils allaient partout avec lui pour
+l'entendre encore. Et les petits enfants mêmes aimaient à aller
+auprès de lui parce qu'il les prenait dans ses bras et les
+bénissait. Mais les méchants le haïssaient et voulaient lui faire
+du mal. Et bientôt ils l'ont pris et l'ont cloué sur une croix
+avec une couronne d'épines sur la tête, et ils le frappaient et
+l'insultaient. Et lui, il demandait à Dieu de leur pardonner...
+
+-- Est-ce qu'il est mort? demanda Petite mère qui écoutait avec
+une attention intense.
+
+-- Oh! oui, il est mort... et il est retourné au ciel. Mais
+alors, maintenant, tu comprends, nous savons que le bon Dieu nous
+aime, puisque Jésus nous l'a dit. Nous savons qu'il veut nous
+pardonner notre méchanceté et nous rendre bons comme Jésus
+l'était.
+
+Petite mère écoutait toujours les mains croisées sur ses genoux,
+les yeux pleins de larmes.
+
+-- Oh, dit-elle, si seulement il était encore sur la terre!...
+
+-- Oui, dit Edith, je le voudrais bien aussi, mais nous irons au
+ciel et nous le verrons si nous aimons Dieu de tout notre coeur
+et notre prochain comme nous-mêmes. Et alors aussi nous verrons
+Dieu...
+
+En parlant ainsi Edith levait ses yeux bleus vers le ciel; il
+semblait qu'elle entrevît quelque chose dans les profondeurs de
+l'azur. Petite mère la regardait et son coeur se remplissait de
+pressentiments des choses éternelles. Charlot, un peu las d'une
+conversation si sérieuse, s'était mis à quatre pattes pour voir
+de plus près une fourmi qui trottait, affairée, parmi les brins
+d'herbe.
+
+-- Je t'apporterai un livre où tu pourras lire l'histoire de
+Jésus, dit Edith à Petite mère.
+
+-- Je ne sais pas lire, répondit la pauvre petite toute confuse.
+
+-- Oh! que c'est triste!... Mais tu apprendras, Fleurette; ce
+n'est pas très difficile, je suis sûre que tu sauras bien vite.
+Moi j'aime beaucoup à lire, mais j'aime encore mieux causer comme
+à présent. Quand tu seras guérie tu viendras me voir quelquefois,
+et je viendrai aussi chez toi. Nous causerons...
+
+-- Mais, dit Petite mère, moi, je ne sais rien...
+
+-- Je suis sûre que tu sais beaucoup de choses que je ne sais
+pas. Dis-moi un peu ce que tu sais faire...
+
+-- Rien... répéta la petite.
+
+-- Je suis sûre que tu sais faire ton lit, balayer ta chambre.
+
+-- Oui, mais ce n'est pas difficile. Je sais aussi faire cuire la
+soupe.
+
+-- Oh! que tu es habile! Moi je ne sais rien faire de tout cela.
+Quand je veux m'en mêler la femme de chambre me dit "Laissez,
+Mademoiselle, ce n'est pas votre affaire." Mais je voudrais
+apprendre aussi, car c'est amusant de faire le ménage. Et toi,
+Charlot, que sais-tu faire, gros garçon?
+
+-- Moi, répondit Charlot, je sais cueillir l'oseille, et quand je
+serai grand je saurai bâtir des maisons.
+
+Sylvanie arrivait avec une petite table qu'elle couvrit d'une
+nappe un peu grossière, mais d'une parfaite propreté. Elle y posa
+des tasses, des assiettes, du lait, du pain de seigle, du fromage
+et une grande assiettée de fraises qu'elle venait de cueillir
+dans le jardin. C'était un repas charmant; Edith et sa mère
+croyaient n'en avoir jamais fait de si bon. Charlot en prit une
+large part sans se faire prier et Petite mère but son lait.
+Sylvanie allait et venait pour servir, tandis que ses poules
+s'aventuraient jusque sous le cerisier pour becqueter les miettes
+du festin. Il fallut ensuite montrer à Edith la chèvre dont elle
+venait de boire le lait, et Sylvanie voulut encore lui cueillir
+un bouquet moitié de fleurs de son jardin, moitié de fleurs des
+champs entremêlées d'herbes fines; tout cela prit du temps et le
+soleil était bien bas à l'horizon lorsque la voiture, qui avait
+attendu patiemment au bout du sentier, s'éloigna enfin emportant
+les deux visiteuses. Les habitants de la petite maison les
+suivirent des yeux tant qu'ils le purent, puis on rentra et
+Petite mère se remit au lit un peu lasse, mais les yeux brillants
+et le coeur joyeux.
+
+-- Je ne veux pas dormir, je veux penser, dit-elle à Sylvanie qui
+se penchait sur elle en lui souhaitant une bonne nuit.
+
+-- A qui veux-tu penser?
+
+-- A tout ce qu'elle m'a dit. Elle nous a raconté une si belle
+histoire, et maintenant je sais que Dieu nous aime...
+
+Un quart d'heure après elle dormait paisiblement. De beaux et
+doux rêves la faisaient sourire, et lorsqu'elle s'éveilla dans la
+nuit elle se sentait si heureuse qu'elle aurait voulu pouvoir le
+dire à quelqu'un, mais tout le monde dormait. Par la petite
+fenêtre un rayon de lune se glissait dans la chambrette entre les
+branches du rosier; un rossignol tardif chantait dans les arbres
+et le murmure de la fontaine se mêlait à sa voix. Tout était si
+doux, si paisible. Petite mère se rendormit en souriant encore.
+
+
+
+
+Oui, l'amour de Dieu veille sur vous, pauvres enfants, l'amour de
+Dieu vous enveloppe de toutes parts! Petite mère le sait
+maintenant. Pour en avoir conscience il faut un coeur d'enfant,
+un coeur pur et aimant. Quelle douceur infinie dans le sentiment
+de cet amour!
+
+Elle dormit jusqu'au matin de ce sommeil profond et paisible, et
+lorsqu'elle se réveilla sa première pensée fut:
+
+-- Je suis tout à fait guérie...
+
+Madame Nanette vint dans la journée, apportant un poulet de sa
+basse-cour pour la malade, et du beurre de sa façon pour
+Sylvanie. En regardant Petite mère, elle put à peine croire
+qu'elle avait sous les yeux la même enfant qui lui avait paru
+toute semblable à une figure de cire.
+
+-- Mais te voilà toute vivante, lui dit-elle, je n'aurais jamais
+cru qu'on pût changer à ce point en si peu de temps.
+
+Et en s'en allant elle dit à Sylvanie:
+
+-- Vous aviez raison, ma fille, cette petite a l'air de vouloir
+vivre.
+
+
+
+XXIV
+
+
+
+Deux semaines après la visite d'Edith, Petite mère et Charlot se
+trouvaient de nouveau dans la chambre sombre que nous
+connaissons. Il faisait bien beau au dehors, mais les rayons du
+soleil n'y pénétraient guère, et leurs yeux n'étaient plus
+réjouis par la vue des arbres et des prés en fleurs, ni leurs
+oreilles par le murmure rafraîchissant de la fontaine. Brunette
+n'avançait plus sa jolie tête pour attraper un morceau de pain
+dans la main de sa petite amie; le joyeux rire de Sylvanie ne se
+faisait plus entendre. Quel changement!
+
+Les enfants étaient dans la même attitude où nous les avons vus
+pour la première fois, Petite mère assise sur la chaise sans
+dossier et Charlot à ses pieds sur le plancher, la tête appuyée
+sur ses genoux; mais cette fois ils n'avaient pas faim, car,
+outre un bon déjeuner pris avant de quitter la maison sur la
+lisière du bois, ils avaient trouvé à leur arrivée un repas chez
+madame Charles.
+
+Pourtant Charlot était triste et même un peu grognon.
+
+-- Je ne sais pas pourquoi nous sommes revenus ici, disait-il.
+C'est vilain cette chambre noire. J'aimerais mieux être resté
+là-bas, il y faisait si beau. Quand je serai grand, je veux rester
+toujours à la campagne.
+
+-- Mais, mon chéri, nous ne pouvions y rester puisque le père
+revient... Ne te réjouis-tu pas de le voir?
+
+Charlot ne répondit rien.
+
+-- Aurais-tu voulu y rester tout seul?
+
+-- Non, avec toi...
+
+-- Mais moi, Charlot, je n'aurais pas voulu y rester maintenant
+que le père revient. Pense comme il serait triste s'il ne
+trouvait personne. Nous allons le soigner si bien! Il est encore
+faible... il faudra être bien sage, bien tranquille, Charlot.
+
+-- Où pourra-t-il s'asseoir? demanda le petit garçon.
+
+C'était un problème, en effet. Petite mère regarda tout autour de
+la chambre d'un air d'anxiété. Elle y avait bien déjà pensé, mais
+que pouvait-elle faire?...
+
+-- Il n'y a que le lit, dit-elle.
+
+-- Est-ce qu'il restera toujours couché?
+
+-- Non, tu sais bien que madame Perlet a dit qu'il peut
+maintenant marcher avec une canne. Il sera bientôt tout à fait
+guéri. N'es-tu pas bien content de le revoir, Charlot?...
+
+Même silence. Charlot ne pouvait pas encore oublier l'impression
+de terreur qu'il avait reçue la première fois qu'il avait revu
+son père après l'accident, alors qu'il était étendu sans
+mouvement et sans connaissance. Pourtant il n'aurait pas voulu
+dire qu'il ne se réjouissait pas de le revoir, il sentait lui-même
+que c'eût été mal; il aimait donc mieux ne pas répondre.
+
+-- Nous étions si bien à la campagne, reprit-il après un moment
+de silence.
+
+-- Oui, mais, tu sais, nous ne pouvions pas y rester toujours...
+Sylvanie et la vieille dame ont été bien bonnes pour nous, mais
+nous ne sommes pas à elles, tu comprends... Elles ne pouvaient
+pas nous garder toujours.
+
+-- Pourquoi? demanda Charlot qui ne comprenait rien à ces
+subtilités. Elles nous aiment bien...
+
+-- Oui, mais elles ne peuvent pas prendre soin de nous comme le
+père, parce que lui, c'est notre père... il nous aime encore
+mieux.
+
+-- Je voudrais bien être avec lui s'il était dans une belle
+campagne, mais je n'aime pas à être ici!... c'est noir, c'est
+vilain!...
+
+Petite mère regarda les murs nus et noircis et soupira en pensant
+au beau rosier grimpant qui tapissait celui de la petite maison.
+Comme tout était joli et frais à la campagne! Personne mieux
+qu'elle ne sentait le contraste. Elle aurait volontiers pleuré,
+mais elle reprit bien vite le dessus en pensant que le père
+pouvait arriver d'un moment à l'autre.
+
+On entendait dans le corridor un bruit inaccoutumé, et tout à
+coup la porte s'ouvrit, laissant paraître sur le seuil madame
+Charles tout essoufflée.
+
+-- J'apporte mon fauteuil pour ton père, dit-elle en s'adressant
+à Petite mère; il en aura besoin, le pauvre homme... Mais je n'en
+peux plus... Es-tu assez forte pour m'aider?
+
+-- Moi! moi! cria Charlot tout heureux de cette diversion.
+
+Petite mère apporta aussi son faible concours, et à force de
+peine on parvint à faire entrer le lourd fauteuil et à le placer
+près de la fenêtre.
+
+-- Là!... dit la vieille dame, c'est au moins un siége convenable
+pour un malade. Et où se mettrait-il d'ailleurs? C'est bien
+heureux que cette idée me soit venue.
+
+-- Oh! merci, dit Petite mère rayonnante, comme il sera bien
+là!... Vous êtes bonne, madame Charles.
+
+Et dans sa reconnaissance elle prit la main de la vieille dame et
+la baisa, puis resta toute honteuse de s'être ainsi livrée à son
+impulsion.
+
+-- Est-ce qu'on embrasse une vieille main toute ridée? dit la
+bonne dame en s'en allant.
+
+Et, quittant son ton grondeur dès qu'elle fut seule, elle
+continua en se parlant à elle-même.
+
+-- Pauvre petite... c'est pourtant elle qui m'a appris à penser
+aux autres. Avant sa maladie je ne savais pas qu'on est heureux
+de pouvoir s'entr'aider; maintenant je le sais..... Pauvre
+petite!...
+
+Les enfants, ravis de voir la chambre prendre un aspect si
+confortable, changèrent plusieurs fois la place du fauteuil, et
+finirent par le laisser à celle qu'on avait choisie en premier
+lieu. Tout à coup Charlot s'écria joyeusement:
+
+-- Petite mère, voilà le chat!...
+
+En effet, sa majesté fourrée était entrée avec madame Charles et,
+n'étant pas partie en même temps qu'elle, faisait une apparition
+solennelle, sortant d'un coin où personne ne l'avait aperçue. Les
+deux enfants n'avaient pas revu Minet depuis leur départ pour la
+campagne. Charlot lui fit des avances un peu brusques sans
+réussir à l'attirer, mais le chat s'approcha de Petite mère et
+sauta sur ses genoux.
+
+-- Il sait bien que tu ne l'aimes pas, dit-elle pour expliquer
+cette conduite de la manière la moins blessante pour Charlot.
+
+-- Oh! je l'aime bien maintenant, mais j'aime encore bien mieux
+Brunette. Elle est si jolie et elle donne de si bon lait. Et toi,
+ne l'aimes-tu pas mieux?
+
+-- Je ne sais pas... C'est si agréable de caresser un chat, il a
+l'air si content. Brunette ne reste jamais tranquille un instant.
+
+-- C'est vrai, mais j'aime bien ça, moi. Ah! si nous étions
+encore ensemble là-bas!...
+
+-- Ecoute, mon Charlot, il ne faut pas avoir l'air triste quand
+le père arrivera. Tu sais bien que Sylvanie a dit qu'elle
+viendrait nous chercher quand elle s'ennuyerait trop de nous.
+
+Petite mère se tut brusquement. On entendait quelque chose dans
+l'escalier, des pas lents, un peu traînants, accompagnés d'un
+autre bruit, comme celui d'un bâton qui frappait chaque marche.
+Les enfants se tenaient immobiles... Les pas se rapprochaient...
+Enfin ils s'arrêtèrent. Il y eut un moment d'hésitation, puis la
+porte s'ouvrit, et un homme grand, maigre, appuyé sur une canne
+parut sur le seuil.
+
+-- Le père!... s'écria Petite mère en s'élançant vers lui.
+
+Elle le prit par la main et le conduisit au fauteuil où il tomba
+plutôt qu'il ne s'assit... il était si fatigué! Charlot, tout
+interdit, le regardait sans oser s'approcher. Le père avait fermé
+les yeux et s'était laissé aller au fond du fauteuil, car il
+était encore très faible. Bientôt il les rouvrit et, regardant
+son petit garçon:
+
+-- Tu ne me reconnais pas? lui dit-il. Je te reconnais bien, moi,
+tu es toujours le même, mon gros Charlot, mais Petite mère, elle,
+a grandi; elle est devenue presque une femme.
+
+Cette idée que Petite mère était une femme fit rire Charlot, et
+une fois qu'il eut ri il se sentit plus à l'aise. Posant la main
+sur un des genoux de son père, il demanda:
+
+-- Est-ce que la grande maison est finie?
+
+-- La grande maison!... répéta le père un peu étonné de cette
+question qui n'avait aucun rapport avec ses pensées du moment.
+Non, elle ne doit pas être achevée, mais pourquoi penses-tu à la
+grande maison, mon garçon?
+
+-- C'est que j'aime beaucoup les grandes maisons. J'en bâtirai
+une pour Petite mère quand je serai grand.
+
+-- Il ne faut pas y retourner, père!... dit la petite fille d'un
+ton suppliant.
+
+-- Ah! il se passera encore un peu de temps avant que je sois
+capable de grimper à une échelle ou de porter un fardeau.
+
+-- Quand le père retournera à la grande maison, dit Charlot,
+j'irai aussi pour prendre soin de lui.
+
+-- Tu es encore trop petit, répliqua sa soeur en le caressant.
+
+-- Tu dis toujours que je suis petit!... mais je deviens grand,
+moi, n'est-ce pas, père?
+
+-- Cela viendra, mon garçon, avec un peu de patience. C'est bon
+de se retrouver chez soi et avec vous, mes enfants!... Mais d'où
+vient ce grand fauteuil? je ne le connais pas.
+
+-- C'est la vieille dame au chat, répondit Charlot; elle l'a
+apporté pour toi, père.
+
+-- La vieille dame au chat!... je ne la connais pas non plus.
+
+-- C'est elle qui a pris soin de moi quand j'étais malade, dit
+Petite mère en levant sur son père ses yeux sérieux.
+
+-- Et madame Perlet m'a pris chez elle, cria Charlot.
+
+-- Ils ont tous été bien bons pour vous, dit le père, je voudrais
+les remercier.
+
+Comme il parlait on frappa à la porte. C'était madame Perlet une
+tasse pleine dans les mains.
+
+-- Comment que ça va? dit-elle au malade en prenant un air riant
+pour cacher l'émotion que lui causait la vue de cette figure
+dévastée par la maladie. Voilà un peu de bouillon pour vous
+restaurer: nous avons justement mis le pot-au-feu hier. Nous
+sommes riches maintenant, mon mari a retrouvé du travail dans son
+ancienne maison; nous pouvons nous payer le pot-au-feu deux fois
+par semaine.
+
+-- Madame Perlet, dit le convalescent dont la voix tremblait et
+dont les yeux étaient humides, je vous remercie ainsi que votre
+mari de ce que vous avez fait pour mes pauvres enfants. Je vous
+en serai toute ma vie reconnaissant.
+
+-- Ne parlons pas de ça... Qui est-ce qui pourrait voir souffrir
+de pauvres petits innocents et ne pas leur venir en aide? Vous en
+feriez bien autant pour nous, n'est-ce pas?... C'est gentil tout
+de même de vous voir ici et non plus dans ce lit d'hôpital...
+
+-- Oui, je suis content, mais je ne dirai pas de mal de mon lit
+d'hôpital, car c'est là que j'ai appris à avoir confiance en
+Dieu.
+
+-- Vraiment? dit madame Perlet d'un air surpris.
+
+-- Est-ce qu'il n'a pas pris soin de mes pauvres enfants pendant
+que je ne pouvais rien faire pour eux?... C'est vous autres,
+braves gens, qui les avez nourris, c'est vrai, mais qui vous l'a
+mis au coeur? Ah! Madame Perlet on comprend bien des choses quand
+on est là, faible et sans mouvement, pendant des semaines. Avant
+cela je ne pensais pas à Dieu, mais à qui aurais-je recommandé
+mes pauvres petits si ce n'est à lui? Et il m'a entendu...
+
+-- C'est pourtant vrai, dit madame Perlet.
+
+-- Maintenant j'espère que nous pourrons lui montrer notre
+reconnaissance en faisant pour d'autres ce que vous avez fait
+pour nous.
+
+-- Mais vous serez longtemps avant de pouvoir travailler, dit la
+brave femme en regardant les mains affaiblies qui reposaient sur
+les bras du fauteuil.
+
+-- Encore un peu de temps, peut-être, mais les forces reviennent
+vite quand on est content. Voyez-vous, madame Perlet, depuis le
+jour où vous êtes venue à l'hôpital et où vous m'avez dit: "Votre
+Petite mère n'a rien fait de mal, on l'avait accusée
+injustement!" j'ai senti que je guérissais grand train.
+
+-- Comment avez-vous pu croire cela, vous qui la connaissiez?...
+
+-- Je n'y comprends rien... Je m'en veux maintenant, dit le
+pauvre père en attirant la petite fille tout près de lui, mais
+elle ne m'en veut pas, elle, n'est-ce pas, Petite mère?...
+J'étais si faible, si malheureux de la sentir abandonnée... Je ne
+savais pas encore ce que je sais maintenant: c'est que mes
+pauvres petits avaient un Père dans le ciel.
+
+-- Eh bien, vous avez plus de confiance que je n'en aurais à
+votre place, car enfin vous voilà pour longtemps encore incapable
+de travailler, et ce ne sont pas ces petits bras-là qui gagneront
+beaucoup de pain...
+
+-- On m'a accordé un dédommagement pour mon accident qui a été
+causé par l'imprudence du maître maçon. Vous voyez bien que Dieu
+prend soin de nous!...
+
+Charlot tira Petite mère par le bras et la força de se baisser
+jusqu'à ce qu'il pût lui parler à l'oreille:
+
+-- Je crois que le père a vu le bon Dieu, dit-il. Où est-il donc?
+
+-- Il est avec nous, Charlot, répondit-elle doucement, car elle
+commençait à comprendre; je suis sûre qu'il est tout près
+puisqu'il peut toujours nous voir et nous entendre et prendre
+soin de nous partout où nous sommes.
+
+Charlot réfléchit un moment, puis il dit:
+
+-- Quand je serai grand je comprendrai.
+
+
+
+
+
+FIN
+
+
+
+Imprimerie de Poissy -- S. LEJAY et Cie.
+
+
+
+
+Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
+
+Chapitre 3: =ainsi; dit la vieille dame= remplacé par =ainsi,
+dit la vieille dame=
+
+Chapitre 7: =excusait peut être= remplacé par =excusait peut-être=
+
+Chapitre 7: =ce jour là= remplacé par =ce jour-là=
+
+Chapitre 7: =recommençèrent à marcher= remplacé par
+=recommencèrent à marcher=
+
+Chapitre 7: =Pourtant petite mère= remplacé par =Pourtant Petite
+mère=
+
+Chapitre 7: =Et pourquoi faire?= remplacé par =Et pour quoi faire?=
+
+Chapitre 7: =-- Du lait, le rêve= remplacé par =Du lait, le rêve=
+
+Chapitre 11: =dans le petit lit- tout entouré= remplacé par
+=dans le petit lit tout entouré=
+
+Chapitre 13: =-- Mais le cordonnier prit la parole= remplacé par
+=Mais le cordonnier prit la parole=
+
+Chapitre 14: =faisait des creux= remplacé par =faisant des creux=
+
+Chapitre 14: =sur cesujet= remplacé par =sur ce sujet=
+
+Chapitre 14: =il peut-être= remplacé par =il peut être=
+
+Chapitre 15: =depuis avant hier= remplacé par =depuis avant-hier=
+
+Chapitre 15: =pour vous, Madame Charles= remplacé par =pour
+vous, madame Charles=
+
+Chapitre 17: =frappé Charlot;= remplacé par =frappé Charlot:=
+
+Chapitre 17: =va-t-en= remplacé par =va-t'en=
+
+Chapitre 21: =ne se plaignait,= remplacé par =ne se plaignait.=
+
+Chapitre 21: =tout bas: Ma pauvre= remplacé par =tout bas: "Ma
+pauvre=
+
+Chapitre 22: =Ce soir là= remplacé par =Ce soir-là=
+
+Chapitre 22: =malade, Quand= remplacé par =malade. Quand=
+
+Chapitre 22: =bien être inexprimable= remplacé par =bien-être
+inexprimable=
+
+Chapitre 23: =le savoir faire= remplacé par =le savoir-faire=
+
+Chapitre 23: =Carlot en prit= remplacé par =Charlot en prit=
+
+Chapitre 23: =monde dormait,= remplacé par =monde dormait.=
+
+Chapitre 24: =ensemble là bas= remplacé par =ensemble là-bas=
+
+Chapitre 24: =petits bras là= remplacé par =petits bras-là=
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Petite Mere, by
+Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MERE ***
+
+***** This file should be named 26827-8.txt or 26827-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/2/6/8/2/26827/
+
+Produced by Daniel Fromont
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/26827-8.zip b/26827-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..78a3bec
--- /dev/null
+++ b/26827-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..703379d
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #26827 (https://www.gutenberg.org/ebooks/26827)