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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/26827-8.txt b/26827-8.txt new file mode 100644 index 0000000..a9e9ef3 --- /dev/null +++ b/26827-8.txt @@ -0,0 +1,9321 @@ +Project Gutenberg's Petite Mere, by Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Petite Mere + +Author: Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret + +Release Date: October 7, 2008 [EBook #26827] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MERE *** + + + + +Produced by Daniel Fromont + + + + + + + + + + +Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret, +épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901), +_Petite mère_, édition de 1881 + + +L'orthographe et la ponctuation ont été conservées. + + + + + +PETITE MERE + + + +PAR + + + +MADAME E. DE PRESSENSE + + + +SIXIEME EDITION + + + +PARIS + +G. FISCHBACHER, EDITEUR + +33, rue de Seine, 33 + +1881 + +Tous droits réservés. + + + + + +PETITE MERE + + + + + +I + + + +Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ils +attendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrer +était bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'un +contre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueurs +du crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, un +garçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genoux +de sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ci +était petite et menue; sa figure fine et pâle était à demi +éclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dans +l'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de ses +yeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteur +et de maternel. + +-- Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant, +dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la tête +s'alourdir sur ses genoux. + +Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente: + +-- J'ai faim!... + +-- Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi. + +-- Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sans +avoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!... + +-- Mon pauvre Charlot, je n'ai rien... Je t'ai donné, à midi, le +dernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui sa +quinzaine, tu sais?... + +-- Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un ton +courroucé. + +-- Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir, +bien sûr. + +Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instant +seulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfant +releva la tête, tandis que sa soeur disait: + +-- Voilà le père. + +Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit une +porte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées, +puis le silence... et bientôt des ronflements sonores montèrent à +travers le plancher. Il était bien tard. + +-- Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille. + +-- Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé. + +-- Je n'ai rien, mon pauvre chéri... Essaie, tu verras... Une +fois endormi, tu ne sentiras plus la faim. + +-- Et demain?... demanda le prévoyant Charlot. + +-- Demain, le père sera revenu, tu comprends?... + +La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, qui +se laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car il +n'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que de +pain. + +Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitude +avec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remit +à écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pas +rare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Elle +commençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que la mère +était morte, le père n'avait pas manqué une seule fois de revenir +après sa journée de travail. Les yeux de la pauvre enfant se +fermaient malgré elle; elle sommeillait un instant, mais le plus +léger bruit la faisait tressaillir. Charlot s'agitait dans son +lit, gémissait en dormant et, de temps en temps, s'éveillait tout +à fait en disant: J'ai faim! -- Heureusement, le sommeil +l'emportait bientôt, et sa respiration égale montrait que la +souffrance de son jeûne prolongé n'était pas encore bien vive. + +Enfin, la petite fille se laissa glisser de sa chaise sur le +carreau, et, la tête appuyée sur son bras, elle s'endormit +profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, il faisait jour. Elle +s'étonna d'être couchée par terre, et se premier mouvement fut de +regarder vers le lit. Voyant que Charlot avait profité de ce +qu'il était seul pour se mettre en travers, et laissait sa tête +frisée un peu en dehors du matelas, elle se rappela tout. Ses +pauvres membres étaient si engourdis, qu'il lui fallut un bon +moment pour en retrouver l'usage. + +Alors elle balaya, épousseta avec soin, comme elle avait coutume +de faire chaque matin; puis elle ouvrit un vieux panier qui lui +servait de garde-manger et eut peine à retenir un cri de joie +lorsqu'elle découvrit tout au fond une croûte de pain qui y avait +été oubliée. Elle la posa sur la table d'un air joyeux. Au même +moment, Charlot se remua, se retourna, se mit sur son séant; +puis, s'étant frotté les yeux, il dit encore une fois: + +-- Petite mère, j'ai faim!... + +Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui +offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il +tendit la main pour en avoir encore. + +Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien +vite pour aller chercher le père. + +Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta +hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce +que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles +rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la +toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne +résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses. + +Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et +en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit +la clef pour la remettre à la concierge. + +-- Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le +père revient, vous aurez la bonté de la lui donner. + +-- Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge, +occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un +instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de +la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour +regarder les deux enfants. + +-- Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en +jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!... + +On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé. +C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le +concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa +femme faisait l'ouvrage de la maison. + +Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait, +se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de +tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de +soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop +affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux. + +-- Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge, +qui ne pouvait voir dans la loge. + +-- C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas +rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et +d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?... + +Madame Perlet -- c'était le nom de la concierge -- était bien +accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait +tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour +les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on +les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il +fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier +à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le +coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si +vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le +matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons +sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis, +les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et +qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame +Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le +savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait +sonné. + +Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils +n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas +encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans +la main. + + + +II + + + +On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom. + +Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot +lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été +baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment +il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son +père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine. + +Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère +lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de +tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant +une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite, +toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère, +Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle +qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait, +qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la +voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient +pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même, +obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs +et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi +et Charlot n'en entendit jamais d'autre. + +Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un +petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine +devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui +semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service +des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir; +elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement. + +Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant +jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au +fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur +peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui +sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où +ils ne s'occupent que d'eux-mêmes. + +Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu +d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des +chiffons, mais après... Est-il beaucoup de petites filles riches +qui aient une poupée comme la sienne? + +Représentez-vous cela... Une poupée qui non seulement ouvre et +ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite +dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui +crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et +grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six +mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne +l'auriez certainement pas reconnue. + +Pensez-vous que la petite fille fut ravie lorsqu'un jour sa +poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa +joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de +Charlot. + +Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans +doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle +avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait +qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides +grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se +réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil. +Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est +qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la +nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à +toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants +pour peu qu'on la lui fît attendre. + +Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable +dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut +reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite +fille résistait aux plus formidables _piaulées_ de son tyran, +mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser +elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la +dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son +profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de +bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras +affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait +pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur +tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et +son sommeil était pesant. Une fois la première année passée, +Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres +en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère +mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de +ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut +pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère." + +C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi. +Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le +père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils +restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de +temps en temps voir ce qu'ils faisaient et leur donnait un peu de +soupe. Jamais elle ne trouva Petite mère négligeant un moment sa +tâche, jamais elle ne la surprit en défaut de vigilance et de +soin. Charlot commençait à marcher et grimpait partout; elle le +suivait pas à pas, prévenant ses chutes, le consolant lorsqu'elle +n'avait pu l'empêcher de tomber. Quand il faisait beau elle +sortait avec lui et le promenait sur le trottoir, ou un peu plus +loin jusqu'au square. Les voisins disaient: Voilà Petite mère +avec son gros Charlot. -- On leur faisait un signe de tête, on +leur jetait un bonjour amical. Petite mère était un peu timide et +réservée; elle répondait poliment, mais ne s'approchait pas et ne +jouait guère avec les autres enfants; c'eût été plus difficile, +si elle l'avait fait, de surveiller Charlot. + +Charlot était son unique pensée. Quand le père revenait elle +était contente et se relâchait un peu de son attitude sérieuse; +elle allait quelquefois jusqu'à réclamer une caresse pour +elle-même. Puis elle l'aidait, car c'était lui qui faisait le repas du +soir. Ensuite Petite mère lavait les deux assiettes (il n'y en +avait qu'une pour elle et Charlot) et l'on se couchait. + +Quand elle eut atteint l'âge de sept ans, son père lui laissa la +responsabilité du ménage. La voisine secourable avait quitté la +maison, et puis Petite mère était devenue si raisonnable, si +adroite, et même si forte, bien qu'elle eût de toutes petites +mains. On eût dit qu'elle savait tout faire par instinct, allumer +le feu, assaisonner la soupe, la faire cuire juste à point. La +cuisine n'était pas compliquée: on mettait une fois par semaine +un petit pot-au-feu; les autres jours c'étaient des pommes de +terre, des haricots. A midi, été comme hiver, les enfants +mangeaient un peu de fromage avec leur pain ou des pommes de +terre froides de la veille. Charlot avait bon appétit comme +lorsqu'il était au maillot, mais il était devenu plus patient, et +suivait des yeux les mouvements de sa soeur sans la déranger. +Quelquefois même il l'aidait... alors le repas leur paraissait +meilleur; mais un gros garçon de trois ans ne peut pas faire +grand'chose dans un ménage, il fallait attendre d'être plus fort, +plus habile. Charlot riait d'un air ravi en écoutant Petite mère +lui raconter tout ce qu'il ferait pour elle lorsqu'il serait +devenu homme. Lui-même renchérissait. Les travaux d'Hercule, dont +il n'avait, du reste, jamais entendu parler, n'étaient rien en +comparaison de toutes les merveilles qu'il devait accomplir quand +le temps serait venu. La moindre était peut-être la construction +d'une maison qu'il voulait faire si haute, si haute qu'on ne +verrait pas le dernier étage. + +-- Une belle, belle maison... disait Charlot en enflant sa voix +et en grossissant ses yeux comme pour mieux voir cette +construction sans pareille, beaucoup plus belle que la grande +maison du boulevard. Elle ira jusqu'au ciel, Petite mère, et elle +sera toute pour toi. + +C'était le rêve d'un futur maçon. Le père, lui, n'était qu'homme +de peine; il servait les maçons, et il parlait quelquefois des +belles maisons qu'il aidait à construire, aussi Charlot avait +déjà choisi un métier. + +-- Mais si elle est si haute, ce sera bien fatigant de monter +l'eau, observa Petite mère qui se voyait déjà portant un seau +plein dans l'escalier sans fin de sa magnifique maison. + +-- Ah! dit Charlot à qui cette idée parut juste, mais alors tu +n'auras pas besoin de monter; tu pourras demeurer tout en bas, +comme les vieux qui sont dans la cour, tu sais bien, ceux qui ont +un chat... + +Les revendeurs de vieux habits? dit la petite... Oui, ce serait +plus commode, mais alors ce ne serait pas nécessaire de faire la +maison si haute. J'aimerais mieux une petite maison avec un +jardin devant, comme celle qui est dans notre rue; il y a un +arbre et une belle corbeille de fleurs au milieu. Voilà comme je +voudrais ma maison. + +Mais Charlot n'aimait pas les maisons si modestes, il n'aimait +que les choses grandioses. Bâtir une maison à trois fenêtres et à +un étage!... cela n'en vaudrait vraiment pas la peine. Il voulait +faire à sa soeur un plus beau cadeau... et ne s'inquiétait guère +de ce qui lui serait le plus agréable. + +Les dimanches étaient les bons jours pour les deux enfants. A +midi le père revenait du travail, la petite fille faisait à son +gros Charlot sa plus belle toilette: il avait une robe de fille +que Fifine avait portée quand elle avait son âge et qui, pour +lui, était si étroite qu'elle éclatait sur toutes les coutures et +ne pouvait s'agrafer. Pour remédier à cet inconvénient Petite +mère y avait cousu tant bien que mal des cordons. Un grand +tablier noir traînant jusqu'aux pieds recouvrait tout cela. +Pendant longtemps Charlot eut, au lieu de chapeau, un bonnet +blanc tout uni, et sans aucune dentelle, qui encadrait sa bonne +figue ronde; Fifine cachait de son mieux sous cette coiffure peu +flatteuse les boucles épaisses et rebelles qui étaient la plus +grande beauté de son petit frère. Quant à elle, Petite mère +portait dans ces occasions un bonnet de sa pauvre maman dans +lequel elle aurait pu se loger tout entière. Ses cheveux étaient +bien lissés, mais on ne les voyait guère et son petit visage fin +se laissait à peine entrevoir sous l'ample garniture. Le père +n'était pas sûr que les toilettes du dimanche fussent tout à fait +irréprochables: il regardait tout cela d'un oeil un peu inquiet, +mais il ne savait pas ce qui pouvait y manquer, et puis les +enfants étaient couverts, c'était l'essentiel. On riait en voyant +passer le trio: on appelait Charlot le poupard, Fifine la petite +vieille, mais s'ils s'en apercevaient ils ne s'en offusquaient +pas. Un jour pourtant Charlot fit acte d'indépendance et déclara +qu'il sortirait avec ses cheveux, "comme les autres garçons." Le +père le soutint et Petite mère dut céder, non sans souci car il +faisait froid. + +-- Et pourquoi ne fais-tu pas comme lui, toi, Petite mère, au +lieu de t'emmitoufler dans ce bonnet? + +-- La mère le mettait toujours pour sortir, répondit-elle. + +-- Est-ce que la mère était un petit rat comme toi? Tu pourrais +te cacher tout entière dedans... + +Mais sortir le dimanche sans son bonnet eût semblé à la petite +une inconvenance; elle garda donc ce costume qui faisait sourire +les passants, mais qui, sans qu'elle s'en doutât, donnait à sa +figure fine et pensive un charme tout particulier pour ceux qui +parvenaient à la découvrir. + +On allait au cimetière et, lorsqu'on était riche, on portait une +couronne à la croix de bois noir qui marquait la place étroite; +d'autres fois c'était seulement un bouquet de pâquerettes cueilli +par les enfants le long du chemin. A Charlot, ce pèlerinage ne +disait pas grand'chose, car il n'avait pas connu sa mère, mais +Petite mère, elle, se souvenait bien... Elle voyait la pâle +figure, elle entendait la voix brisée qui lui donnait ce nom, le +nom qui était toujours resté le sien. Elle devenait toute pensive +et se demandait si ceux qui sont morts peuvent nous voir et si sa +mère était contente d'elle. Et le soir elle embrassait Charlot +avec plus de tendresse en pensant qu'il ne pouvait pas se +souvenir de celle qui l'aimait si tendrement, et elle redisait sa +prière, souvent oubliée: + +-- Mon Dieu, fais que je sois pour lui une bonne petite mère! + +Ainsi les semaines passaient et Petite mère avait atteint sa +dixième année, au moment où nous la voyons, tenant Charlot par la +main, sortir de la maison pour aller à la recherche du père. + + + +III. + + + +Le premier événement de leur voyage fut la rencontre de la +boutique du boulanger. Les petits pains tout chauds +s'amoncelaient déjà dans la vitrine; Charlot s'arrêta pour les +dévorer des yeux. La bonne odeur du pain frais remplissait ses +narines dilatées; si l'on pouvait réellement _manger des yeux_, +plus d'une brioche y eût passé. -- Mais elles restaient bien en +sûreté dans leurs corbeilles, et Petite mère tirait Charlot par +le bras, mais en vain. Je crois bien qu'elle n'aurait pu réussir +à l'éloigner si le boulanger ne se fût levé tout à coup derrière +son comptoir en regardant Charlot. Celui-ci lui trouva un air +terrible et s'enfuit juste au moment où le brave homme, touché de +compassion pour cette mine affamée, allait lui donner, non une +des brioches convoitées, mais un morceau de pain rassis qui eût +été le bienvenu. En voyant sa bonne intention méconnue, le +boulanger reprit sa place et ne fut point fâché d'avoir ainsi +échappé à la tentation d'être trop généreux, car sa femme venait +d'entrer dans la boutique et c'était une personne sage et +prudente qui n'admettait pas qu'on donnât rien pour rien et ne se +laissait jamais émouvoir comme lui par des yeux suppliants. + +Charlot n'osa regarder derrière lui que lorsqu'il eut tourné le +coin de la rue. Personne ne les poursuivait. Rassuré, il reprit +haleine et, encore ému du spectacle appétissant auquel il venait +de s'arracher si brusquement, il répéta: + +-- Petite mère, j'ai faim... + +Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis +vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la +chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se +contenta de répondre: + +-- Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger. + +Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il +recommença à traîner les pieds. + +-- Où allons-nous? demanda-t-il. + +-- Tu sais bien que nous allons chercher le père. + +-- Oui, mais où est-il? + +-- Là où l'on bâtit la grande maison tu sais... + +-- Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin? + +-- Je ne sais pas. + +Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux +pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites, +toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons +encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune +en construction. + +-- Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il +faut demander à quelqu'un. + +Mais à qui s'adresser? elle était si timide... Les passants ne la +regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa +manche -- il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un +monsieur, -- mais la dame secoua la petite main mal assurée et +passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne +pas aux enfants." -- Petite mère ne comprit pas d'abord ce que +cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en +aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta +pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris +que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et +ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit +à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine. + +-- Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et +dites à votre maman de vous mieux garder. + +-- Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné, +et nous cherchons notre papa. + +Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier +tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre +sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main +dans sa poche pour chercher son couteau. + +-- Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à +condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des +petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si +loin du nid. Où demeurez-vous? + +Fifine nomma la rue. + +-- Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera +rentré pendant que vous le cherchez. + +Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le +pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon! + +Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore. +Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour +lui crier: Merci! + +Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt +ils crurent le reprendre. + +Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une +autre rue!... Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se +faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète, +mais ne se laissait pas aller à son découragement. + +-- C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde, +Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte, +n'est-ce pas? + +-- Je ne sais pas, répondait-il. + +Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse, +puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une +porte... mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée. +Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin +il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit +en pleurant à côté de lui. + +Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se +précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi: +c'était la sortie de la classe du matin. + +Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient, +se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux +pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite +main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se +soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune +d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé +il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait +raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui +sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un +peu écorchée par le gros soulier à clous. + +-- Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de +l'école? + +Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se +faire entendre. + +L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce +enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne +heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui +était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que +sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine +voisine, et pansa la blessure. + +-- Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la +regardait faire. + +Celle-ci nomma la rue. + +-- Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien +loin; comment allez-vous retourner? + +-- Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds +ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était +encore plus fatigué qu'elle. + +-- Venez chez nous, dit la petite fille après un moment +d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous? +c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue. + +Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle +amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait +un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle +était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos. +Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée +qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein +midi. + +Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur +une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des +morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était +petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait +justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un +plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux +tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement +recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de +Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en +avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de +la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore +les regarder sans y toucher? + +Pauvre Charlot!... + +-- C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu +arrives juste à point. + +Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas. + +-- Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont +perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour +se reposer un moment, ils sont si fatigués!... + +Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas +de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait +tout autour de la table. + +-- Qui sont-ils? demanda la grand'mère. + +-- Des petits enfants, répondit Céline. + +-- Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses +lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu? + +-- Ils étaient tout seuls à pleurer dans la rue, un méchant +garçon de l'école a marché sur la main du pauvre petit. Vois-tu, +grand'mère, il a les cheveux tout frisés comme notre petite +Berthe. + +A ce souvenir le coeur de la bonne femme s'attendrit. + +-- Ils ont bien faim, continua Céline. + +La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle +avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et +les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais +Céline n'hésitait pas. + +Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et +mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà +pour vous deux. + +Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère; +c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en +faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en +avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses +yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et +très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive +petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées +pour une qu'elle s'administrait à elle-même. + +-- Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut +fini. Comment t'appelles-tu? + +Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de +l'approbation donnée à sa soeur. + +-- Elle s'appelle Petite mère, dit-il. + +-- Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline. + +-- Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en +jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le +nom qu'il aimait. + +-- Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la +vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?... + +-- Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte +on ne me l'a plus jamais dit. + +-- Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père, +où est-il? + +-- Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son +air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous +sommes perdus. + +-- Et où alliez-vous le chercher? + +-- A la grande maison qu'on bâtit..... une grande maison sur le +boulevard. + +-- Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une +grande maison, une énorme maison... J'en bâtirai comme ça, moi, +quand je serai grand... + +-- Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres +petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison? + +-- Nous avions bien faim, dit Petite mère. + +-- Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer +chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère +aussi. + +-- Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand +votre père n'y est pas? + +-- C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec +fierté. + +-- Et qui prend soin d'elle? est-ce toi? + +-- Non, parce que je suis trop petit... mais quand je serai grand +je lui donnerai une maison... magnifique. + +Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec +une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire +les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer +lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait +pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux +splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se +taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la +force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son +coeur. + + + + +-- Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais +le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine. + +-- J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres +petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage +que les omnibus soient si chers! + +En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son +tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au +samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma +tristement. + +Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son +travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts +jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources +bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite +Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa +grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que +l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite +fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on +comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites. + +Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit +réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses +nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince +qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait +donné sept. + +C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de +famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants +s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et +paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade +et une bonne action. + +On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était +chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter +lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa +promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les +enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni +causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère +devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits +bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta. + +-- Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le +soulever... + +-- Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite +mère, il serait moins lourd comme cela. + +-- Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si +paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi +si tu me donnes des coups de pied. + +Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à +terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le +petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât, +mais Céline s'y opposa avec fermeté. + +-- Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher +encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle. + +Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui +avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las, +mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher. +Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle +de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de +celle-ci, en disant: + +-- Méchante!... Je ne te donnerai jamais rien quand je serai +grand!... + +Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons +horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les +yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup: + +-- C'est ici! + +Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison. + +-- Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant +sur le seuil de la loge. + +-- Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos +et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef. + +L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui +demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir, +à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la +chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère +avait veillé une partie de la nuit. + +Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle +allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle +les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que +sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable +figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si +agréables à rencontrer sur son chemin! + +La chambre était en ordre comme on l'avait laissée, mais elle +était tout aussi dépourvue de quoi que ce fût qui pût se mettre +sous la dent. Petite mère ouvrit le vieux panier avec un faible +espoir que la bonne chance du matin se renouvellerait, mais il +était cette fois absolument vide. Charlot, après avoir un peu +gémi, s'endormit sur le lit sans avoir voulu se déshabiller. Sa +soeur s'assit sur sa chaise et attendit. + +Oh! comme elle attendit longtemps!... Le jour décroissait +lentement, puis il n'y eut plus qu'une lueur de crépuscule, puis +la nuit devint tout à fait sombre. Dans le petit coin de ciel +qu'on apercevait entre les toits et les cheminées Petite mère vit +briller une étoile, puis une autre encore. Elle entendait +l'horloge de la paroisse au travers d'une carreau cassé qui +laissait mieux pénétrer les sons lointains. Petite mère n'avait +jamais été à l'école et on ne lui avait jamais rien appris, mais +-- elle n'aurait pu dire comment cela lui était venu -- elle +savait compter jusqu'à dix, autant qu'elle avait de doigts à ses +petites mains. Lorsque l'horloge eut sonné dix coups, elle +comprit qu'il était inutile d'attendre encore. Il était trop +tard, le père ne reviendrait plus. Charlot se remuait et se +plaignait en dormant; elle se demanda comment elle ferait le +lendemain pour lui donner à manger. Alors le coeur lui manqua... +et elle se mit à pleurer sans bruit, comme pleurent ceux qui +n'ont personne pour les consoler. Pendant qu'elle se désolait +ainsi elle se souvint que sa mère lui avait dit une fois que +lorsqu'elle serait malheureuse il fallait prier et que Dieu +l'entendrait. Dans ce temps-là elle avait l'habitude de +s'agenouiller chaque soir près du lit de la malade et de joindre +ses petits mains dans les siennes en répétant une prière. Elle +avait continué quelque temps à le faire, puis elle en avait perdu +l'habitude et personne ne le lui avait rappelé. Pourtant les mots +qu'elle avait eu coutume d'employer lui revinrent en mémoire et +elle répéta comme autrefois: + +-- Mon Dieu, rends-moi bien sage, bénis papa et mon petit frère, +guéris maman... + +Alors elle se souvint que sa mère n'avait plus besoin d'être +guérie et elle s'arrêta court pour réfléchir, puis elle ajouta +presque à haute voix et non plus comme on récite une formule, +mais avec un accent suppliant: + +-- Donne-nous du pain et fais que papa revienne, oh! je t'en +prie, bon Dieu, fais qu'il revienne! + +Alors elle se sentit moins désolée, elle se coucha près de +Charlot, passa son bras autour de lui comme pour le protéger +encore en dormant, et bientôt elle avait oublié tous ses +chagrins. + +Le sommeil de Petite mère fut doux et profond. Il faisait jour +lorsqu'elle se réveilla en sursaut. + + + +IV + + + +La pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille +qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement +extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la +fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent +les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la +nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le +matin, un des battants céda tout doucement comme sous une +pression lente, puis encore un peu, et encore un peu... et, +lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu +sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse +qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans +le lit. + +Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme +quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la +chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit. +Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au +pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux +petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés +de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le +lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se +blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à +faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la +respiration égale des deux enfants. + +Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce +contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en +défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et +moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la +dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent +donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux. + +Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et +bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était +retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne +sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage +de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et +s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle. + +D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère, +si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle +avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui +cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de +plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se +souleva pour mieux l'admirer. + +C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue +magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait +aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta +contre elle. + +-- Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu +entrer? + +La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il +fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait +sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée... L'enfant +frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu +tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était +plus habile que ça. + +Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son +attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac +si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette +préoccupation bien légitime. + +-- Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle. + +-- J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus +lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!... + +-- Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective, +non, Charlot, tu ne mourras pas de faim. + +-- Alors donne-moi à manger!... + +-- Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri. + +-- Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une +terrible logique. + +-- Non, j'irai demander à quelqu'un... dans un moment... + +Cela lui coûtait tant!... et puis à qui demander?... Tous les +voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour +mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette +maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux +petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même: +elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même +quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son +courage. + +Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il +s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements +désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de +dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa +longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère +suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci +s'y refusait, on frappa à la porte. + +-- Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir +que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à +sa propre porte. + +Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc. + +-- Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où +il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui. + +Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes, +s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse, +qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la +porte. + +Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se +reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner +attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux, +au moins pour le pauvre Charlot. + +La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être +écouté sa prière... mais il était trop tard! + +Charlot grognait de tout son pouvoir. + +-- Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il. + +Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à +la porte à côté. + +La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite +table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une +soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et +paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa +la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un +tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit +intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et +un beau chat. + +Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la +regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer +son apparition. + +-- Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim... + +-- Charlot, mourir de faim!... Que veux-tu dire, petite?... Je te +certifie qu'il ne manque de rien. + +Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait +dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se +mit à filer d'une air de parfait contentement. + +-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame... + +-- Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier +soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la +vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses +yeux à demi-fermés. + +-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans +chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure... +c'est mon petite frère, madame... + +-- Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre, +c'est de ton petit frère que tu parles!... Mais, Charlot, c'est +mon chat... ne le sais-tu pas?... + +-- Non. Je croyais que c'était un nom de garçon. + +Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère +effrayée s'arrêta court. + +-- Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre +Charlot. + +-- C'est lui, mon petit frère, qui a faim... + +-- Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui +donnes-tu pas à manger? + +-- Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas... + +-- Ah! les pauvres enfants!... + +Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste +de son café et s'étouffa horriblement. + +Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins +de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son +chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement +la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se +leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui +contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de +son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois +par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le +reposa à la même place, le regarda encore et finit par le +remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle +ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques +hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux +livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors, +elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot, +le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands +coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta +immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et +cessa de crier pour la considérer attentivement. + +La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat +avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient +un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire +dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais, +bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de +Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit +sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon: + +-- Viens, dit-elle, je te donnerai à manger. + +A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore +à sa soeur un regard irrité. + +-- Elle ne veut rien me donner, elle!... dit-il. + +La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne +pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne _voulait_ rien +donner au déraisonnable Charlot. + +-- Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa +voix douce. + +-- Non!... cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!... + +-- Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait. + +-- Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être +propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte +ouverte. + +Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa +soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait. +Petite mère se contenta de dire: + +-- Oh! Charlot!... + +Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand +courage pour la supporter. + +La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent +immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas +aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de +pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste +viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit +morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était +excellent avec le pain, son illusion s'évanouit. + +-- J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre +avec défaveur. + +-- Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement. + +-- Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot +avec audace. + +-- S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle +plus sévèrement. + +Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva +rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la +quatrième bouchée, il s'arrêta. + +-- N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur. + +-- Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un +air désolé. + +-- Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant +un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux. +Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat? + +-- Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement. + +-- Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous +voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce +nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle +plus souvent Minet. + +-- J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère. + +-- Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait? + +-- Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais +il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais, +aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à +nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne +pas de coups de poing. + +-- Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui +comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air. + +-- Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un +agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on +est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en +gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour +ceux qui les soignent. + +Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon, +et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au +premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut +pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de +plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne +mangeait jamais de pain sec. + +-- C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur +la pendule qui ornait la cheminée. + +C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée +que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable +chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode +des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près +de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était +bien en ordre, tout reluisait de propreté. + +Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse; +ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison +défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant +avec tant de soin. + +Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger; +elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant: + +-- Remercie la dame, Charlot. + +Mais lui n'avait point de semblables scrupules. + +-- Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses +petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi +tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste. + +-- Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il +ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat. + +La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni +s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère. + +Celui-ci trancha la difficulté. + +-- Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée. + +-- Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend +pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit. + +-- Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne +chez nous. + +Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi. + +Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à +regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un, +elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était +au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de +ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir +de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se +disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour +l'aimer. + +Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger. + + + +V + + + +Madame Charles s'était établie dans son fauteuil et avait repris +son tricot. Habituée comme elle l'était depuis des années à vivre +avec un chat qui n'exigeait pas beaucoup de conversation, elle +avait presque perdu l'habitude de parler. Aussi elle laissa la +petit garçon s'amuser comme il pouvait. Lorsqu'il eut épuisé +l'examen de la chambre et de tout ce qu'elle contenait Charlot se +mit à contempler la vieille dame elle-même. De temps en temps ses +lunettes glissaient sur le bout de son nez, le mouvement de ses +aiguilles se ralentissait, puis s'arrêtait tout à fait, et sa +tête tombait sur sa poitrine. Charlot la trouvait très drôle +ainsi. Elle avait oublié que le petit garçon était dans la +chambre, mais un miaulement aigu de son chat le lui rappela tout +à coup. La bonne bête, accoutumée à des procédés tranquilles et +bienveillants, ne connaissait pas la défiance; elle avait donc +quitté sa place moelleuse sur l'édredon et, se trouvant assez +reposée pour le moment, était venue lentement, en se frottant à +chaque meuble, auprès du petit garçon qui la regardait venir avec +une maligne joie. Minet se frotta aussi contre lui, comme pour +lui dire qu'il venait avec de bonnes intentions et comptait sur +sa bienveillance. Charlot commença par le caresser pour l'attirer +plus sûrement, puis, l'ayant pris sur ses genoux, il se mit à le +caresser à l'envers; puis, le tenant ferme, il lui fit subir, +malgré sa résistance, une petite opération peu agréable en lui +arrachant un des longs poils de sa moustache. Alors, voyant que +l'on répondait par de si mauvais procédés à ses avances amicales; +le chat fit un violent effort pour se dégager, mais il se sentit +retenu par la queue et poussa ce miaulement formidable qui tira +sa maîtresse de sa somnolence. Elle se leva en sursaut, le tricot +tomba de ses mains, le peloton roula sous un meuble et la vieille +dame cria d'une voix sévère: + +-- Qu'est-ce qu'on fait à mon chat? + +-- Il m'a griffé, répondit le petit garçon en montrant une goutte +de sang qui perlait sur le revers de sa main. + +-- Tu lui as fait du mal, sans cela il ne t'aurait pas griffé; je +connais mon chat, il ne fait jamais de mal à personne, à moins +que ce ne soit pour se défendre, et alors il est dans son droit. +Est-ce que tu crois que le bon Dieu a fait les chats pour que les +méchants enfants les tourmentent? + +-- Je ne sais pas... répondit Charlot un peu ahuri du ton irrité +de la vieille dame. + +-- Tu ne sais pas!... Eh bien, moi, je sais. Le bon Dieu punit +ceux qui font du mal aux pauvres bêtes. + +-- Est-ce que c'est un méchant monsieur? demanda Charlot. + +La bonne dame lui fit répéter deux fois sa question, puis elle +leva les mains au ciel... + +-- Est-ce possible? cria-t-elle, y a-t-il au monde un enfant qui +puisse dire une chose pareille? Mais, malheureux, tu es pire +qu'un païen!... + +Cette accusation aurait pu laisser Charlot assez indifférent, +mais il comprenait bien au ton dont elle lui était adressée que, +être pire qu'un païen, devait être une vilaine chose. Il resta +immobile, l'air déconfit. + +Au fond il n'avait pas beaucoup de remords. S'il avait tiré la +queue du chat, celui-ci l'avait griffé de la bonne manière: ils +étaient quittes. Restait cette mystérieuse accusation d'être pire +qu'un païen. L'enfant se la répétait, les yeux fixés sur Minet +qui, réfugié près de sa maîtresse, faisait le gros dos et +hérissait sa moustache endommagée. Il fallait d'abord le +consoler, l'apaiser; on lui prodigua les caresses et les douces +paroles jusqu'à ce qu'il fût de nouveau roulé en boule sur le lit +et parût avoir tout oublié dans un paisible sommeil. + +Alors madame Charles se tourna vers le petit garçon. + +-- Ecoute, dit-elle en changeant son ton caressant contre un ton +sévère, je n'aime pas les enfants qui font du mal aux animaux et +qui ne connaissent pas le bon Dieu. Tu peux t'en aller. + +Charlot se dirigea sans répondre vers la porte. + +La vieille dame eut peut-être un remords de le renvoyer ainsi, +car elle le rappela et, le tenant par la main, elle lui dit: + +-- Rappelle-toi ce que je te dis, Charlot: le bon Dieu te punira +si tu fais encore du mal à mon chat. + +-- Mais il ne le saurait pas, dit le petit garçon qui pensait +qu'il aurait un certain plaisir à tirer encore une fois la belle +queue de ce chat trop aimé qui était cause qu'on le mettait à la +porte. + +-- Comment?... Il ne le saurait pas... Il sait bien ce que tu as +fait... Il t'a vu et il te verra encore si tu recommences. + +Charlot regarda tout autour de lui. Il n'y avait dans la chambre +d'autre cachette que la grande armoire; madame Charles l'avait +ouverte devant lui et il avait pu voir les étagères sur +lesquelles étaient rangés, avec un peu de linge, des cartons, des +sacs de papier, toutes les provisions de la bonne dame. Où donc +quelqu'un pouvait-il être caché? Peut-être il y avait un trou +dans le mur et on l'avait vu de la chambre à côté. Charlot pensa +que dans leur chambre, à eux, il n'y avait pas de trou et que si +jamais le chat y revenait, il pourrait lui tirer la queue tout à +son aise, sans que personne le sût. Depuis ce moment il voua une +haine mortelle à l'autre Charlot. + +Tout en faisant ces réflexions, il retourna auprès de sa soeur +qui fut contente de le voir. Elle se trouvait si seule sans lui. + +-- Ecoute, lui demanda-t-il: sais-tu qui est le bon Dieu? + +-- Pas très-bien, répondit Petite mère, je sais seulement qu'il +demeure très loin, tout là-haut, plus loin que les nuages, et +portant il entend ce que nous disons, puisque notre maman m'a dit +de lui demander tout ce que je voudrais avoir. + +-- Alors il nous voit ici?... dit Charlot, d'un air réfléchi. + +-- Peut-être... + +-- Est-ce qu'il y a un trou au plafond? demanda le petit garçon +en levant les yeux. + +-- Oh! non, parce qu'alors quand il pleut la pluie tomberait dans +la chambre. + +-- Je ne comprends pas... Mais, pense donc, Petite mère, il aime +beaucoup mieux les chats que les enfants. + +-- Comment le sais-tu? + +-- La vieille dame a dit qu'il me punirait parce que j'avais tiré +la queue de son chat; mais le chat m'a griffé, et au lieu de le +punir on l'a caressé et on l'a mis sur le lit. Moi, on m'a +chassé. + +Petite mère ne répondit rien, elle était perplexe. + +-- Maman disait qu'il est bien bon, dit-elle. + +-- Eh bien, moi, je ne le crois pas, répondit le petit garçon de +son ton décidé. Il n'est pas bon, et si je le rencontre une fois +je lui dirai que c'est mal d'aimer mieux les chats que les +enfants; je n'irai plus chez la vieille dame, elle est méchante. + +-- Oh! Charlot, il ne faut pas être ingrat. Elle nous a donné de +son pain. + +-- Oui, dit Charlot, mais pas de son lait... Elle en avait +pourtant, et à présent, Petite mère, qui est-ce qui nous donnera +à manger à midi? + +Petite mère n'en savait là-dessus pas plus que lui; elle baissa +la tête tristement et ne répondit pas. + +-- Je veux manger à midi, moi!... ajouta le petit garçon irrité +de ce silence peu rassurant; tu sais bien que tu dois prendre +soin de moi, mais ça te fait plaisir de me laisser mourir de +faim. + +-- Oh! Charlot, comment peux-tu me faire tant de peine!... + +Elle aurait pu dire: Et moi, est-ce que n'ai pas faim aussi? + +Mais cette pensée ne lui vint pas, pas plus qu'elle ne venait à +Charlot. Ils avaient toute la naïveté, l'un de son égoïsme, +l'autre de son oubli d'elle-même. + +C'était vraiment une triste situation que celle de ces pauvres +petits: leur père ne revenait pas, personne dans le vaste monde +ne semblait se soucier d'eux, et ils étaient si petits, si +faibles pour être ainsi abandonnés!... Heureusement ils ne se +rendaient pas compte de tout cela: l'absence de leur père les +étonnait plus encore qu'elle ne les inquiétait. Ils se répétaient +souvent: "Ce soir il reviendra." + +La journée passa lentement, il pleuvait... la prudente Petite +mère ne voulut pas permettre à Charlot de sortir avec ses +souliers percés; il ne trouva donc de meilleur moyen de passer le +temps que de grogner beaucoup et de dormir un peu. Petite mère +aurait bien voulu raccommoder ses vêtements et ceux de son frère, +mais elle n'avait pas le plus petit bout de fil. Elle s'arrêta +devant cet obstacle et après avoir essuyé trois fois la table +boiteuse et le vieux bois de lit, elle se livra à son occupation +favorite de regarder le ciel. Mais il était tout gris, d'un gris +uniforme comme lorsqu'il doit pleuvoir longtemps; il n'en tombait +pas le moindre rayon de soleil, et son petit coeur devenait de +plus en plus lourd à mesure que ses yeux étaient attristés par ce +spectacle. + +Tout à coup on frappa à la porte, puis on l'ouvrit doucement et +la concierge apparut. Elle avait fini son ouvrage du matin et +revêtu sa figure bienveillante de l'après-midi; son regard +parcourut la chambre démeublée; elle se doutait bien qu'il n'y +avait rien dans ce pauvre logis, mais elle eut le coeur serré en +voyant que ce rien était aussi rien que possible. + +Petite mère la regardait sans parler; Charlot qui était étendu +sur le lit, se souleva sur son coude et gémit: J'ai faim. + +-- Pauvres enfants! dit la bonne femme, venez avec moi à la loge: +les petits vont bientôt rentrer de l'école et je vais leur +tremper leur soupe. En attendant vous vous réchaufferez un peu. +Ces pluies de printemps ça glace tout de même, surtout quand on +ne bouge pas; allons, venez, n'ayez pas peur!... + +En entendant parler de soupe, Charlot s'était laissé glisser à +bas du lit et il accompagna la brave dame sans se faire prier; +Petite mère suivit plus timidement. Dans la loge elle s'assit +tout près de la porte et regarda faire, tandis que Charlot +obtenait une croûte de pain et se mettait à l'aise en donnant son +opinion sur tout ce qu'il voyait. Bientôt un petit chat sortit de +dessous le lit et vint tourner autour de Petite mère. Elle +n'osait pas le caresser et se contentait de le regarder, mais le +petit animal, plus confiant, grimpa lestement le long de sa robe, +car il était encore trop jeune pour sauter, et se blottit sur ses +genoux. Elle sourit de contentement et posa sa main sur lui pour +l'empêcher de s'en aller. La familiarité de cette petit bête lui +donnait le sentiment d'être moins étrangère. + +-- Ah! voilà un chat! s'écria Charlot en se retournant, donne-le-moi. + +-- Non, non... tu ne les aimes pas. Tu lui feras du mal comme à +celui de la dame. + +-- Ah! pour ça non, dit la concierge, ou bien tu retourneras bien +vite chez toi, mon bonhomme. On ne touche pas à mon petit chat +quand on est méchant pour les bêtes. Est-ce que tu es donc un +mauvais garçon?... + +-- J'ai tiré la queue au chat de la grosse dame, répondit Charlot +d'un air sombre. + +-- Au gros Charlot!... Eh bien, tu as du toupet, mon gars. Si la +grosse dame t'a bien grondé, tu n'as eu que ce que tu méritais. +Puisque ces pauvres bêtes ont confiance en nous et viennent +demeurer dans nos maisons, c'est très mal de les faire souffrir. + +-- Mais il m'a griffé, dit le petit garçon en regardant sa main. + +-- Il a bien fait. Que je t'attrape à tirer la queue au mien!... +tu n'auras pas envie de recommencer. Je ne dis pas qu'on doive +vivre pour une bête comme madame Charles pour son Charlot, +mais... Tiens, la voilà justement... quand on parle du loup... + +La grosse dame du quatrième parut en effet sur le pas de la +porte. + +-- Madame Perlet, dit-elle, vous n'avez pas une goutte de lait de +trop, aujourd'hui? je vous la rendrai demain. J'ai eu un malheur, +j'ai renversé mon pot à lait, c'est la première fois que ça +m'arrive. + +-- Du lait de trop!... A quoi pensez-vous, madame +Charles?...Demandez-moi plutôt si j'en ai eu assez. Il n'y en a +plus qu'une goutte pour notre petit chat; vous savez qu'il ne +prend que ça. + +-- Alors il faut en aller chercher chez la fruitière, et voyez, +la rue est un vrai ruisseau et je n'ai que mes pantoufles... Que +faire? Remonter mes quatre étages, c'est tuant pour moi qui n'ai +pas de souffle. + +En entendant ces paroles, Petite mère s'était levée et se tenait +timidement debout, le chat dans ses bras. + +-- Je pourrais y aller, dit-elle, voyant que son offre muette +n'était pas comprise. + +-- Toi!... dit madame Charles en la regardant avec surprise, car +elle ne l'avait pas aperçue dans l'ombre. Eh! c'est ma petite +voisine, et ça c'est le gros Charlot, le méchant garçon qui tire +la queue de mon chat. Ah! pour celui-là, il peut bien se dire +qu'il ne remettra jamais le pied chez moi. Est-ce une conduite de +tirer la queue de mon chat qui ne lui faisait aucun mal?... Le +pauvre chéri, il ne peut pas s'en remettre; il se réveille en +sursaut à tout moment et il miaule beaucoup plus que de coutume +d'un ton si triste que ça fait pitié. Ca se comprend... une bête +qui est habituée à être traitée avec tant d'égards... ça l'a +blessé au coeur. Et dire que j'ai encore eu le malheur de +renverser son lait. Pauvre petite bête! il lui en faut deux fois +par jour, sans quoi il n'est pas content. + +Madame Perlet ne répondait pas: elle était occupée à activer le +feu de son fourneau. + +-- Tu veux donc aller me chercher mon lait, mais tu ne me le +renverseras pas, au moins, reprit madame Charles en se retournant +vers la petite fille. Tiens voilà une tasse et voilà deux sous. +C'est tout à côté. + +Charlot accompagna sa soeur hors de la loge; il était bien aise +de se soustraire aux reproches de la maîtresse de son ennemi. Il +sentait de plus en plus qu'il le détestait, ce gros chat si bien +fourré, pour qui on allait chercher du lait frais tandis que lui, +Charlot, n'en avait pas eu; aussi il resta sur la porte de la +maison suivant Petite mère d'un regard sombre. + +Petite mère revint bientôt avec la tasse de lait dont elle +n'avait pas répandu une goutte. Pendant son absence madame Perlet +avait mis le temps à profit pour sa soupe qui se trouvait toute +prête à être servie. + +Elle posa six couverts, bien près les uns des autres, car la +table était petite. + +-- Combien êtes-vous donc aujourd'hui? demanda madame Charles. +Est-ce que votre mari est déjà rentré? + +-- Non, il est allé chercher de l'ouvrage; il ne reviendra pas de +sitôt, on le fait toujours attendre; mais ces deux pauvres petits +vont manger la soupe avec les nôtres. + +-- Ah! c'est tant mieux pour eux. Si j'avais eu de la soupe, je +leur en aurais donné, mais je ne pouvais pas leur donner le lait +de mon chat... + +-- Cela aurait bien valu tout autant que de le renverser, dit la +concierge en se relevant brusquement, sa casserole à la main. + +-- Aussi je lui en achète d'autre... + +-- Ecoutez, madame Charles, je ne vous comprends pas... les +enfants sont des enfants, et les chats sont des chats... + +-- Je ne dis pas non, tout au contraire, mais j'aime mieux les +chats. + +-- C'est bien ce que je vous reproche, riposta la concierge avec +animation. Vous nourrissez votre chat comme on nourrirait un +chrétien, au lieu de le laisser chercher sa vie sous les toits et +dans les caves. Vous en faites un propre à rien... Ce n'est +cependant pas pour dormir sur un duvet que le bon Dieu l'a créé. +Et avec ça vous refusez une goutte de lait à ces pauvres petits +abandonnés!... Ca n'est pas beau, madame Charles, aussi le bon +Dieu vous a punie en vous faisant renverser votre lait. + +-- Ecoutez, madame Perlet, je ne vous ai pas demandé de me faire +la morale, dit la grosse dame en colère. Je vous prie de me +laisser agir comme je l'entends. + +Elle se détourna majestueusement et se trouva en face de Petite +mère qui lui présentait la tasse pleine. + +-- Je suis sûre que tu en as versé la moitié, dit-elle aigrement +en la prenant. + +-- Oh! non, madame, je vous assure... + +Madame Charles ne répondit rien, ne dit même pas merci, et en +passant par la porte un peu étroite de la loge elle se heurta de +telle manière que la moitié du lait de son chat tomba sur la +première marche de l'escalier. + + + +VI + + + +Les enfants étaient autour de la table, les grands debout, les +plus petits assis; Charlot et les petits garçons se regardaient +d'un air moitié curieux, moitié hostile et semblaient surpris de +se retrouver si rapprochés les uns des autres. A force de +dévisager le nouveau venu, les plus jeunes laissaient leur soupe +tomber de leur cuiller qu'ils mettaient de travers dans leur +bouche. Personne ne parlait et le père qui se trouva tout à coup +sur le pas de la porte s'arrêta tout étonné de voir tant de monde +et de n'entendre que si peu de bruit. + +Il entra et alla poser dans un coin une grande enveloppe noire +qu'il rapportait vide. + +-- Eh bien, dit-il alors, il n'y en avait que quatre ce matin, si +je sais bien compter, et maintenant j'en vois six! + +-- Pourquoi reviens-tu si tôt? demanda la mère en le regardant +d'un air inquiet. + +-- Quand il n'y a pas d'ouvrage à rapporter c'est vite fait. A +qui sont ces petits? + +-- Au nouveau locataire du quatrième, celui qui n'est pas rentré +depuis deux jours. Je leur fais manger un peu de notre soupe, il +y en aura assez pour tous. + +-- Tu fais bien, dit le père en s'asseyant près de la commode, +car il n'y avait plus de place autour de la table. En voilà une +qui n'a pas mangé plus de soupe qu'il ne faut. + +Il regardait Petite mère dont la figure pâle et fine faisait +contraste avec les mines rondes et joufflues de ses propres +marmots. + +-- Comment t'appelles-tu? ajouta-t-il. + +On fit répéter trois fois la réponse. Ernest, l'aîné des enfants, +déjà gamin, se mit à rire, mais le père lui imposa silence. + +-- C'est un nom qui lui fait honneur, dit-il. Personne ne s'en +moquera devant moi. Allons, Petite mère, raconte-nous pourquoi on +t'a appelée ainsi. + +Elle baissa la tête et n'osa rien répondre. + +-- Et toi, mon gros, le sais-tu? demanda le cordonnier à Charlot. + +-- C'est comme ça qu'elle s'appelle, dit celui-ci étonné qu'il +fallût une explication d'une chose si simple. + +-- C'est une bonne petite fille, j'en suis sûr, reprit le père en +tendant la main pour avoir son assiette un peu moins pleine que +de coutume. Tant qu'il y aura de la soupe chez nous elle en aura +sa part si elle a faim. + +Petite mère leva un regard reconnaissant sur le brave homme dont +la voix cordiale lui réchauffait le coeur, mais elle ne put +encore rien dire. + +-- Quand auras-tu de l'ouvrage? demanda la mère. + +-- On ne m'a rien promis. Ca ne va pas du tout, à ce qu'ils +disent. + +-- Ont-ils au moins payé ce qu'ils te devaient? + +-- Ce n'était pas lourd. Tu sais que j'avais eu une avance la +semaine dernière. + +-- C'est vrai... Combien nous reste-t-il? + +-- Voilà... dit le père en déposant sur la commode quelques +pièces de monnaie. + +-- Ca!... dit la femme, mais ce n'est rien... + +-- Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien, et +puis nous allons avoir notre trimestre, le propriétaire ne l'a +pas encore payé. Vois-tu, femme, il ne faut pas se plaindre. Il y +en a tant d'autres plus malheureux que nous. + +Nous avons un logement gratis pour nous et la marmaille et c'est +beaucoup, nous n'avons pas besoin de nous tourmenter pour le 8 +juillet. J'en connais qui n'en dorment pas à l'heure qu'il est. +Et puis je retrouverai de l'ouvrage. Ce serait bien malheureux, +si l'on n'en pouvait avoir quand on ne demande que ça!... + +A ce moment l'ombre s'accrut dans la loge, un monsieur était +débout sur le seuil, le chapeau sur la tête. + +-- Bonjour, dit-il brusquement. + +Le cordonnier se leva. Les enfants considéraient cette apparition +avec une sorte d'effroi; le plus petit se réfugia près de sa +mère, un autre se glissa sous la table. Petite mère et Charlot +partageaient la consternation générale. + +-- C'est à vous, ce tas d'enfants?... + +-- Il y en a deux à un de mes locataires, monsieur. + +-- Pourquoi ne restent-ils pas chez eux? Une loge n'est pas une +salle d'asile. + +-- Ils vont remonter, s'empressa de répondre madame Perlet. + +-- Les quatre autres sont à vous?... + +-- Oui, monsieur, dit la mère, qui était plus fière de son +quatuor qu'elle ne l'eût été d'un royaume; ils sont tous à moi, +et, avec votre permission, nous en aurons encore un en automne. + +-- Les concierges ne doivent pas avoir tant d'enfants; c'est très +incommode dans une maison. + +-- Mais, monsieur, ils vont tous à l'école, répondit la pauvre +mère très désappointée de cette manière de considérer sa +richesse, même notre petit dernier, qui n'a que trois ans et +demi. + +-- Et celui qui viendra en automne, est-ce qu'il ira aussi à +l'école? demanda le visiteur d'un ton rude. Puis, s'adressant au +père, cette fois: + +-- Vous êtes cordonnier? + +-- Oui, monsieur. + +-- C'est un métier trop sale pour un concierge. + +-- Je travaille dans la petite pièce de derrière. + +-- L'odeur du cuir pénètre partout. Je n'entends pas avoir un +cordonnier dans ma loge. Vous quitterez la maison le 1er du mois +prochain. + +Madame Perlet, en entendant ces paroles, s'assit sur la chaise +que le plus petit venait de quitter, car ses jambes tremblantes +ne la soutenaient plus; mais sons mari resta très calme et +répondit d'un ton ferme et doux: + +-- Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que nous sommes depuis +douze ans dans cette maison et que l'ancien propriétaire avait +une entière confiance en nous. + +-- L'ancien propriétaire était libre de faire ce qui lui +plaisait; moi, j'entends que ma maison prenne une toute autre +tournure. J'ai des concierges comme il faut et sans enfants à +mettre à votre place. Je vous donnerai un dédommagement; mais il +faut que la loge soit vide dans quinze jours. Allons, c'est +entendu; mettez-vous, dès demain, à la recherche d'un logement ou +d'une autre loge où l'on aime l'odeur de cuir et les marmots. +Bonsoir! + +Et le nouveau propriétaire s'éloigna. Longtemps, le bruit de son +pas retentit dans le silence, car personne ne bougeait, personne +ne parlait. Les enfants même semblaient frappés de stupeur. + +Madame Perlet parla la première. + +-- Tout vient à la fois, dit-elle. Je ne m'attendais pas à +quitter cette maison où tous nos enfants sont nés, où tout le +monde nous connaît, où j'ai tant de fois lavé et balayé chaque +marche et chaque carreau. Ca me brisera le coeur, pour sûr. + +-- C'est dur, dit le cordonnier; mais il y en a de plus +malheureux que nous. Nous trouverons une autre loge et, qui sait? +peut-être meilleure. Nous sommes connus dans le quartier... + +-- Ce ne sera pas facile... + +-- Allons, ne perdons pas courage. On nous renvoie parce que nous +avons trop d'enfants: tu ne voudrais pourtant pas en avoir moins, +la mère?... + +-- Si c'est pour les voir mourir de faim... + +-- Voyons, voyons!... il ne s'agit pas encore de mourir de faim. +Nous avons des bras, des jambes, du courage, et le bon Dieu +n'abandonne pas ceux qui s'aident eux-mêmes. + +-- Je ne sais pas, répliqua la pauvre femme d'un ton lugubre. Il +me semble qu'il nous abandonne bien au jour d'aujourd'hui. + +-- Papa! cria Ernest, qui commençait à se remettre de sa +consternation, je n'irai plus à l'école, je travaillerai avec +toi... + +-- Nous verrons, mon garçon. Tu iras, en tout cas, encore jusqu'à +la fin de l'année, et tu tâcheras d'en bien profiter. + +-- Et moi?... dit le troisième, en sortant de dessous la table. + +-- Oh! toi, tu vas commencer par ne plus te cacher sous les +tables; après, nous verrons... + +-- Si, au moins, il y avait de l'ouvrage!... reprit madame Perlet +un peu consolée par le calme de son mari. + +-- Il y en aura... il y en aura... Allons! ne te tourmente pas, +ma brave femme. Tu es une vaillante, toi, et tu trouveras +toujours quelque chose à faire. + +On avait un peu oublié Petite mère et Charlot, qui regardaient et +écoutaient sans mot dire. + +-- Oh! ces pauvres enfants, s'écria la brave femme, se les +rappelant tout à coup, ils sont encore bien plus à plaindre que +les nôtres. Allez, mes petits, allez vous coucher pendant qu'il y +a encore un peu de jour. + +Petite mère se leva; mais elle ne pouvait partir ainsi sans un +mot de reconnaissance. Elle s'approcha de la concierge et lui dit: +Merci! mais, si bas, que celle-ci ne comprit pas et lui demanda +ce qu'elle voulait encore. Tout intimidée de cette méprise, la +pauvre petite rougit et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors +Charlot prit la parole: + +-- Elle vous dit: Merci! mais elle n'ose pas parler haut. Moi, +j'ose... Quand je serai grand, c'est moi qui dirai tout. + +"Quand je serai grand!" c'était le mot favori de Charlot. +Lorsqu'il fut couché et Petite mère assise tout près de lui, la +tête appuyée contre le lit, -- car elle ne voulait pas se coucher +elle-même sans être sûre que le père ne rentrerait pas ce +soir-là, -- il entama la conversation: + +-- Ecoute... dit-il. + +-- Quoi, mon chéri? + +-- Elle est bien bête, madame Perlet. + +-- Pourquoi donc? demanda la petite fille étonnée de ce jugement +sévère. + +-- Moi, si j'étais elle, je serais bien content de m'en aller de +cette petite loge, où l'on ne voit pas clair. Je me mettrais dans +une belle grande maison, et alors on ne se cognerait pas les uns +contre les autres, comme chez eux. Est-ce que ce n'est pas vrai +qu'il seraient bien mieux dans une grande maison? + +-- Peut-être. Mais ils n'en ont pas. + +-- Ils n'ont qu'à en bâtir une. Moi, je t'en ferai une, tu sais? +quand je serai grand. + +-- Oui, je sais; mais c'est que, vois-tu, pour bâtir une maison, +il faut de l'argent, beaucoup d'argent. + +-- Où est-ce qu'on trouve l'argent? demanda Charlot après un +moment de réflexion. + +-- Je ne sais pas... On le gagne, tu sais? Papa en rapporte +toutes les semaines; il en a quelquefois beaucoup. + +-- Combien est-ce qu'il gagne pour sa semaine? + +-- Je crois qu'il a dit vingt francs... Mais il faut payer son +déjeuner, tu sais? alors, il ne peut pas tout rapporter. + +-- Vingt francs, répéta Charlot, c'est beaucoup. Crois-tu qu'avec +vingt francs on pourrait bâtir une belle maison? + +-- Je ne sais pas... Ce ne serait peut-être pas assez. + +Charlot soupira. + +-- Mais, moi, reprit-il, quand je serai grand, je veux gagner +beaucoup. Où est-ce que papa trouve l'argent? Crois-tu que c'est +dans la terre?... + +Petite Mère secoua la tête; elle n'avait pas d'idée bien nette +là-dessus. + +-- Ou derrière les grosses pierres qu'on apporte pour faire la +maison?... + +-- Je crois que c'est un monsieur qui le lui donne... + +-- Alors, si c'est un monsieur qui le donne, quand je serai +grand, je lui dirai: Donnez-m'en beaucoup; et, s'il ne veut pas, +je lui donnerai des coups... + +-- Oh! Charlot, ce ne serait pas bien... + +-- J'aime à donner des coups, moi. + +Et, allongeant son pied hors du lit, Charlot montra qu'il avait +bien réellement cet aimable goût, en appliquant à sa soeur un +soufflet d'un nouveau genre. + +-- Oh! Charlot, c'est vilain!... cria-t-elle en se reculant et en +essuyant sa joue. + +-- Eh bien, alors, dis que le monsieur me donnera beaucoup +d'argent!... + +-- Comment puis-je le savoir? + +-- Dis-le... Je le veux!... + +-- Que tu es déraisonnable, Charlot! + +-- Et toi tu est méchante. Tu ne veux pas dire ce que je veux. + +C'était souvent ainsi que finissaient les conversations de +Charlot avec sa soeur. Petite Mère était trop raisonnable pour +accepter toutes les idées un peu extravagantes du petit homme, et +trop sincère pour en faire semblant; lui ne pouvait supporter la +contradiction. Heureusement, il s'endormit bientôt. + +Alors Petite mère se mit à rêver, car elle aussi avait ses rêves; +mais ils étaient moins ambitieux que ceux de Charlot. Ceux qui +revenaient le plus souvent étaient des souvenirs, et non des +châteaux en Espagne: elle se revoyait auprès de sa mère malade; +elle entendait encore sa douce voix; elle sentait sa main +s'appuyer sur sa tête. Alors, elle tâchait de se rappeler tout ce +que cette mère tendre et chérie lui avait dit, et la pensée que +Charlot lui avait été confié par elle venait ranimer et +réchauffer son dévouement à son petit tyran. Elle posa sa petite +main protectrice sur l'enfant endormi; puis, lorsqu'elle fut bien +sûre que le père ne reviendrait pas, elle se coucha près de lui +et tomba dans un profond sommeil. + + + +VII + + + +Le lendemain il faisait un temps magnifique, l'air était pur, les +rayons du soleil avaient une douce chaleur, le ciel était d'un +bleu lumineux; sur les toits, dans les arbres au feuillage encore +si frais, même dans les cages qui leur servaient de prison, une +multitude d'oiseaux chantaient gaîment. Petite mère, tout +heureuse, réveilla Charlot en lui disant: + +-- Lève-toi, nous irons chercher le père aujourd'hui. + +Mais l'humeur de Charlot n'était nullement au beau comme le +temps. Il grogna en s'éveillant, il grogna en se levant, il +grogna... -- j'allais dire en déjeunant, -- mais, pauvre petit! +l'absence de ce repas excusait peut-être sa mauvaise humeur. +Vainement Petite mère lui rappela qu'ils avaient eu une bonne +soupe la veille; Charlot pensait que ce souvenir ne pouvait +remplacer le lait du matin, ou tout au moins un morceau de pain; +peut-être, les enfants qui liront cette histoire seront-ils de +son avis. + +Lorsque les deux petits passèrent devant la loge, la concierge y +était; Petite mère posa la clef sur la commode en disant: Voilà +notre clef, madame. + +-- C'est bien, répondit-elle sans même les regarder. + +Hélas! elle avait devant elle tout l'ouvrage de la journée, et +puis les soucis étouffaient dans son coeur la pitié. Charlot +avait espéré un morceau de pain, mais il vit bien qu'il ne +fallait rien attendre. + +Ce jour-là Petite mère prit le chemin opposé à celui qu'ils +avaient suivi la première fois: sans avoir aucun plan arrêté elle +monta la rue au lieu de la descendre. A mesure qu'ils avançaient, +le nombre des boutiques de boulanger et d'épicier allait en +diminuant, et par conséquent les tentations de Charlot aussi; à +la dernière il s'arrêta pour contempler les petits pains frais. +Dans l'intérieur de la boutique on voyait les deux petits garçons +du boulanger, leur sac au dos, qui tendaient la main pour avoir +chacun un gâteau sortant du four. + +-- Vous reviendrez tout droit à midi pour déjeuner, leur cria +leur mère. Ne vous faites pas attendre. + +-- Quels heureux enfants! se dit Charlot. Absorbé par la +contemplation de leurs gâteaux, dans lequel ils mordaient à +belles dents, il ne se dérangea pas pour leur laisser le passage +libre, et le plus grand le poussa un peu rudement en lui disant: + +-- Ote-toi donc du chemin! + +-- Peut-être qu'il a faim, dit le plus petit en se retournant. + +-- Bah! on vient de déjeuner, répondit son frère en mettant dans +sa bouche le dernier morceau. + +Et ils s'éloignèrent, laissant les pauvres petits sur le trottoir +devant la boutique fermée. + +Une dame passa, elle venait de faire son marché et de son panier +sortaient des herbes et des fruits. Elle se heurta à Charlot et +cela la mit de mauvaise humeur. + +-- Que faites-vous là, petits? dit-elle d'une voix un peu rude, +allez donc à l'école au lieu d'encombrer la rue. + +Petite mère aurait volontiers pleuré de toutes ces rebuffades, +mais elle était accoutumée à retenir ses larmes. Charlot, lui, +était en colère et il montra son petit poing fermé à la dame au +panier, par derrière, il est vrai, en sorte qu'elle ne s'en douta +pas. + +-- Allons-nous-en d'ici, dit Petite mère. + +Et ils recommencèrent à marcher. + +Tout au bout de la rue ils rencontrèrent une marchande d'oranges +avec sa charrette. Charlot s'arrêta en contemplation devant les +beaux fruits d'or; la vieille marchande prit une orange de rebut +qu'elle lui donna. Tout joyeux de cette générosité les enfants +allèrent s'asseoir sur les marches d'une porte et entamèrent ce +repas inattendu. Certes, un petit pain chaud, ou même un morceau +de main rassi, eût bien mieux fait leur affaire, mais une orange +était préférable à rien. + +-- Je n'en ai jamais mangé, dit Charlot, les yeux fixés sur les +mains de sa soeur qui enlevaient l'écorce qu'elle avait entamée +avec ses dents, et toi, Petite mère? + +-- J'en ai mangé une fois, mais ne je ne me rappelle pas le goût. +Maman en avait quelquefois quand elle était malade. + +-- Ca sera bon, dit le petit homme qui se régalait en +imagination. + +Il eut le premier quartier; l'orange était un peu amère et lui +fit faire une vilaine grimace. + +-- Je croyais que c'était meilleur que ça, dit-il d'un air +désappointé. -- Mais c'était au moins quelque chose dans son +estomac creux, et le second morceau lui parut meilleur. Ce frugal +déjeuner fut bien vite achevé. + +-- Il n'y en a déjà plus? dit Charlot qui ne s'était pas aperçu +que sa soeur lui donnait la part du lion. Donne-moi ça, je veux +le manger. + +-- L'écorce... oh! non, ce n'est pas bon, tu verras comme c'est +amer. + +Mais Charlot n'écoutait rien que son appétit. Il arracha l'écorce +de la main de sa soeur et en mit dans sa bouche un grand morceau +qu'il rejeta bien vite. Pourtant Petite mère serra le reste dans +sa poche, car, toujours prévoyante, elle pensa qu'elle pourrait +en tirer parti. + +Un peu restaurés ils reprirent leur voyage. + +Les maisons devenaient plus rares, de longs murs les séparaient +les unes des autres. Qu'y avait-il au delà? Les enfants auraient +bien voulu le savoir, mais ils ne voyaient rien. Pourtant ils +arrivèrent à un endroit où le mur était plus bas et Charlot pria +sa soeur de le soulever pour qu'il pût regarder. + +-- Oh! comme c'est joli, s'écria-t-il. Il y a un grand jardin et +une quantité de petites plantes vertes tout en ligne, et des +choses en verre qui brillent, et des fleurs, des masses de fleurs +dans un coin. Si tu voyais comme c'est beau. Tiens-moi toujours, +Petite mère, je veux encore regarder! + +Mais Petite mère, en dépit d'un effort héroïque, ne pouvait le +tenir plus longtemps. Elle laissa retomber le gros garçon qui se +retourna vers elle avec colère. + +-- Tu pourrais bien me laisser regarder encore, méchante! cria-t-il. + +-- Mes bras me font mal, répondit la pauvre petite. Tu es lourd, +Charlot. + +Ils continuèrent à marcher; la bonne humeur du petit garçon était +partie; il traînait les pieds, il se plaignait du soleil, des +cailloux, il était vraiment insupportable; mais la patience de +Petite mère ne s'épuisait pas facilement. + +Ils passèrent le chemin de fer de ceinture et les fortifications +sans rencontrer aucune maison en construction; puis ils virent +s'étendre devant eux la vraie campagne, des champs labourés, des +prés, des haies. Ils oublièrent le but de leur expédition et +Charlot reprit courage. + +-- Je voudrais aller là-bas, dit-il en montrant les bois qui +couronnaient le côteau au-dessus des pentes cultivées. + +-- C'est bien loin, dit la petite qui mesurait mieux la distance. + +-- Je veux y aller, répéta le petit volontaire. + +Ils recommencèrent à marcher, non plus cette fois pour chercher +leur père, mais pour voir du pays. Bientôt ils quittèrent la +route et entrèrent dans un sentier qui longeait les prés et les +carrés de terre labourée, jardins potagers en plein vent où les +légumes commençaient à pousser en abondance. Charlot marchait de +son mieux et vraiment ses petites jambes faisaient merveille +soutenues qu'elles étaient par sa volonté d'arriver aux bois; +mais elles finirent pourtant par refuser leur service. Il s'assit +sur le bord du chemin en pleurant de fatigue et de faim. + +Que faire? Oh! s'il avait été un petit chevreau et qu'il eût pu +manger l'herbe tendre!... Dans la campagne un animal trouve +toujours sa pâture, mais il n'en est pas de même d'un enfant. + +Petite mère commençait à être bien inquiète. Pourquoi s'était-elle +laissé entraîner si loin? Ils étaient en plein midi et le +soleil de mai tombait d'aplomb sur leurs têtes nues. + +Comme elle allait peut-être commencer à pleurer aussi -- et cela +lui arrivait rarement, car Petite mère, comme tous ceux qui n'ont +personne pour essuyer leurs larmes, pleurait peu, -- elle +entendit un bruit singulier se répéter en se rapprochant. +L'enfant se rappelait qu'elle l'avait déjà entendu, mais où? +Tandis qu'elle rassemblait ses souvenirs, une petite tête fine, +ornée de deux cornes noires, parut au détour du sentier, puis une +chèvre tout entière, brune et blanche suivie d'une jeune fille +qui portait un panier sur la tête. Elles arrivèrent bientôt +devant les deux enfants. Charlot avait cessé de pleurer pour +regarder la jolie bête, mais les larmes coulaient encore sur ses +joues et il avait l'air bien désolé. + +La maîtresse de la chèvre s'arrêta devant cette petite figure +bouleversée; la jolie bête s'arrêta aussi et les enfants virent +alors qu'elle était tenue par une corde mince et assez longue +pour lui laisser une certaine liberté. + +-- Qu'est-ce qu'il a, ce pauvre petit? demanda la jeune paysanne +à Petite mère. + +-- Il est bien fatigué, madame. + +-- Et j'ai faim!... ajouta Charlot qui trouvait ce mal au moins +aussi cruel que l'autre. + +-- D'où venez-vous? + +-- De là-bas... + +Et Petite mère montrait à l'horizon l'immense amas de maisons +enveloppé de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux. + +-- De Paris!... mais c'est un long chemin pour de petits enfants +comme vous. + +-- Ah! oui, bien long, mais nous voulions aller dans les bois. + +-- Et pour quoi faire? + +Vraiment ils ne le savaient pas et ne purent répondre. + +-- Il faut retourner chez vous; votre maman sera inquiète. + +-- Notre maman est morte et notre papa... nous ne savons pas où +il est. + +-- Oh! les pauvres petits!... Eh bien, venez avec moi, je vous +donnerai du lait. + +Du lait, le rêve de Charlot!... Il essaya de se lever et de +marcher, mais ses pauvres petites jambes étaient trop lasses, il +fut forcé de se rasseoir. + +-- Est-ce bien loin? demanda Petite mère. + +-- Non, c'est là tout près, la maison dont vous voyez le toit +dans les arbres. Allons, si tu peux me porter mon panier, petite, +moi je prendrai ce gros garçon. + +Si Petite mère n'avait pas beaucoup de force elle avait en +revanche beaucoup de courage. Elle prit le panier presque aussi +grand qu'elle, mais pas aussi lourd qu'il était grand, et suivit +la jeune fille qui avait pris Charlot à califourchon. Il fallait +monter une côte et Charlot était, au rebours du panier, plus +lourd encore qu'il n'était gros; aussi les deux pauvres petites +haletantes, ne pouvaient guère parler. + +Charlot, lui, goûtait fort cette façon d'aller, et se sentait +très disposé à faire un bout de conversation. + +-- Est-ce qu'il est méchant? demanda-t-il à sa monture. + +-- Qui? dit la jeune paysanne en s'arrêtant pour reprendre +haleine. + +-- Votre chien... + +-- Je n'ai pas de chien. + +-- Mais, continua Charlot très-étonné, en montrant la chèvre qui +tirait sa corde pour brouter une branche de genêt, est-ce que ce +chien n'est pas à vous? + +-- Ce n'est pas un chien, dit Petite mère, c'est un mouton. N'as-tu +pas entendu comme il bêle? + +La jeune fille s'arrêta, cette fois pour rire aux éclats. + +-- Mais d'où venez-vous donc, vous deux? Vous ne me ferez pas +croire que vous n'avez jamais vu une chèvre... + +-- C'est une chèvre? demanda Petite mère. + +-- Certainement que c'est une chèvre. Oser dire que ma chevrette +est un chien ou un mouton!... avec ses jolies cornes et sa tête +fine!... Est-ce qu'on ne voit donc jamais de chèvre à Paris? + +-- J'en ai vu une fois, mais j'ai cru que c'étaient des moutons à +cornes, répondit Petite mère un peu honteuse de son ignorance. + +Quant à Charlot, il n'était pas honteux, mais il était choqué, en +conséquence de quoi il desserra ses bras qui étaient noués autour +du cou de sa porteuse, et se rejeta en arrière, pesant beaucoup +plus lourd et menaçant de tomber à chaque secousse que la chèvre, +dans ses mouvements capricieux, imprimait au bras de la jeune +paysanne autour duquel était passée la corde. + +-- C'est un chien, répéta-t-il d'un ton péremptoire. + +La chèvre prit cette affirmation en mauvaise part, car elle y +répondit par un bêlement énergique, et une secousse de la corde +si violente, que Charlot en perdit l'équilibre et se raccrocha +vivement au cou de la jeune fille. Celle-ci, à moitié étranglée +par cette étreinte et par les rires qu'elle ne pouvait réprimer, +le laissa glisser jusqu'à terre. Petite mère s'arrêta et posa son +panier. + +Voyez-vous ce groupe? la jeune fille riant aux éclats, Charlot +assis par terre l'air offensé et déconfit, Petite mère, sérieuse, +les regardant tous deux sans comprendre la cause de cette scène, +et la bête broutant activement et bêlant de temps à autre pour +affirmer cette qualité de chèvre qui lui était contestée. + +Quand elle eut assez ri, la jeune fille voulut reprendre Charlot +pour continuer leur chemin. Il aurait bien aimé faire le fier et +refuser, mais il était si las!... Il reprit donc sa place et, une +minute après il dormait sur l'épaule qui lui servait d'oreiller. + +La maison était petite, toute cachée sous les arbres. Devant la +porte s'ébattaient quelques poules, un chat dormait en plein +soleil contre le mur; il entr'ouvrit les yeux pour voir qui +arrivait, mais ne jugea pas à propos de se déranger comme la gent +emplumée qui s'était enfuie avec mille démonstrations de terreur. +Dans la cuisine une femme âgée tricotait dans un coin; elle ne se +retourna pas. La jeune fille posa à terre son lourd fardeau sans +troubler son sommeil, puis elle attacha la corde de sa chèvre à +un gros clou planté au mur extérieur, et, s'approchant de la +vieille femme: + +-- Grand'mère, cria-t-elle d'une voix forte et aiguë, je vous +amène des visites. + +-- Qu'est-ce que c'est? grommela la vieille dame d'une voix peu +encourageante. + +-- Des visites de Paris... des enfants qui se sont perdus... + +La pauvre sourde se retourna et aperçut la petite créature qui se +tenait debout, à moitié cachée par son grand panier et le paquet +qu'on venait de poser dans un coin. + +-- Qu'est-ce que c'est donc que ça? répéta-t-elle d'une voix plus +dure. Elle n'aimait pas les intrus, et d'ailleurs elle ne pouvait +modérer le son de sa voix. + +-- C'est une brave petite fille, j'en réponds, car elle a porté +une charge plus lourde qu'elle. Quant à l'autre nous ne dirons +pas qu'il ne pèse rien, les bras m'en font mal, ajouta la jeune +fille en les étirant. Pourtant le pauvre petit a l'estomac creux, +paraît-il. Depuis quand n'avez-vous pas mangé? + +-- Nous avons eu une orange ce matin, répondit Petite mère en +regardant d'un air inquiet la vieille paysanne rechignée. + +-- Une orange, en voilà un déjeuner!... Grand'mère, ils ont +déjeuné avec une orange!... + +-- C'est bien la manière de faire de Paris, dit la grand'mère +qui, par miracle, avait entendu et qui jugeait très-sévèrement la +grande ville. Au lieu de donner du bon lait à des enfants, on +leur donne des oranges... des fruits qui ne croissent pas chez +nous, encore!... Aussi quelle mine a-t-elle, cette petite!... une +figure grosse comme le poing et pâle, si ça ne fait pas pitié!... +Il faut faire attention, c'est voleur, ces enfants de Paris!... + +Cette dernière phrase avait été prononcée pour les seules +oreilles de sa petite-fille, du moins la bonne dame le croyait, +mais d'une voix encore tout à fait assez haute pour que Petite +mère l'entendît. + +-- Allons, grand'mère, vous ne pensez pas à ce que vous dites, +dit la jeune fille qui avait vu du coin de l'oeil la pauvre +petite devenir écarlate. Je vais donner à ces pauvres enfants une +tasse de lait de ma chèvre, ça leur fera plus de bien qu'une +orange, et peut-être ce petit entêté croira que ce n'est pas du +lait de chien. + +Elle riait pour distraire l'enfant... puis elle sortit, laissant +Petite mère seule avec la redoutable vieille. + +-- Approche, lui dit celle-ci. + +Petite mère obéit lentement. + +-- Que viens-tu faire ici? + +Que pouvait-elle répondre? Elle était vraiment tentée de se +croire coupable, mais de quoi? + +-- Que viens-tu faire ici? Répéta la sourde, rien de bon, j'en +réponds. + +Cette voix formidable réveilla Charlot qui se mit sur son séant +et regarda tout autour de la chambre avec un profond étonnement. +Petite mère courut auprès de lui comme s'il eût pu être pour elle +un protecteur. + +-- Oh! Charlot, dit-elle, allons-nous-en! Elle est si fâchée... +je ne sais pas pourquoi. Mais Charlot était moins timide que sa +soeur. Il se leva et, s'approchant de la dame, il la regarda bien +en face comme s'il eût voulu pouvoir la reconnaître où qu'il la +rencontrât, puis il lui dit tranquillement: + +-- Tu es donc bien méchante, toi?... + +Elle ne le comprit pas, mais elle regarda avec surprise ce petit +homme qui lui parlait d'un ton si assuré. + +La jeune fille, qui rentrait, avait entendu l'étrange apostrophe +de Charlot. + +-- Pourquoi dis-tu cela? c'est très-malhonnête, lui cria-t-elle. + +-- Non, dit Charlot, ce n'est pas malhonnête. Elle parlait si +fort qu'elle m'a réveillé, et moi je ne veux pas qu'on fasse du +chagrin à Petite mère!... + +Il aurait pu ajouter: Je me réserve exclusivement ce privilége. + +-- Petite mère! répéta la jeune fille, entendant ce nom pour la +première fois. + +-- Oui, elle lui parlait d'une voix méchante, et Petite mère +avait peur. + +-- Elle n'est pas méchante, la pauvre grand'mère, mais elle est +sourde, et c'est bien heureux pour toi, petit impertinent. Les +sourds n'aiment pas voir autour d'eux des gens qu'ils ne +connaissent pas. Allons, grand'mère, ajouta-t-elle en criant de +tout son pouvoir, ne vous tourmentez pas... Ces petits ont faim, +je vais leur donner à manger et ils s'en iront. + +-- Oui, oui, répondit la vieille femme qui avait à moitié +compris, c'est ça... ils vont tout manger comme si nous en avions +de trop. Ces enfants sont mal élevés... Ils viennent de Paris, je +ne m'y fie pas. + +En parlant ainsi elle se retourna, de manière à ne pas voir ce +qui se passerait derrière elle. + +La jeune fille était accoutumée à ne pas trop s'inquiéter des +gronderies de la vieille femme qui, du reste, la laissait faire à +sa tête, se contentant de grommeler un peu. Elle remplit deux +tasses de terre brune d'un lait tiède et écumeux, coupa deux +grandes tranches de pain, et fit signe aux enfants que c'était +pour eux. Comme elle vivait avec une sourde elle avait pris +l'habitude de parler souvent par signes. + +Les enfants ne se firent pas prier. Ah! quel bon repas, que régal +délicieux!... + +Quand il eut apaisé sa première faim, Charlot se tourna vers la +jeune paysanne qui les regardait manger d'un air de contentement +et lui dit: + +-- Pourquoi est-ce que ne gardes pas ton lait pour ton chat? + +-- Pour mon chat!... quelle idée as-tu là? + +-- Oui, la grosse dame de chez nous n'a pas voulu nous en donner +parce qu'il était pour son chat. + +-- Mon chat en a quand il en reste, dit la jeune fille en riant; +mais il n'est jamais servi le premier. Maintenant, racontez-moi +ce que vous venez faire ici? Vous vous êtes sauvés? + +-- Oh! non, dit Petite mère, à qui ce bon repas et plus encore la +figure gracieuse et riante de la jeune paysanne avaient rendu le +courage, nous allions chercher notre papa, et nous avons marché +longtemps, et alors nous avons trouvé la campagne, et c'était si +joli!... nous avons marché encore, et ensuite nous ne pouvions +plus marcher, et vous êtes venue avec la jolie chèvre. + +-- Mais est-ce qu'on n'est pas inquiet chez vous? + +-- Non, puisqu'il n'y a personne. + +-- Personne!... mais vous ne pouvez pas vivre seuls!... + +-- Le père reviendra, répondit Petite mère. + +-- Nous pourrions bien vivre tout seuls, reprit Charlot, si +seulement nous avions du pain et du lait. + +-- Pauvres petits!... mais où est donc votre père? + +-- Je ne sais pas, répondit Petite mère à qui cette compassion +faisait paraître son sort plus triste qu'elle ne l'avait cru. + +-- Est-ce qu'il est bon pour vous? + +-- Oh! oui, s'écrièrent ensemble les deux enfants. + +-- Alors il ne vous a pas abandonnés, il reviendra... Je vous +ramènerai demain chez vous. Pour aujourd'hui vous coucherez ici +et demain nous partirons de grand matin ensemble. -- Grand'mère, +nous les garderons cette nuit... + +Il fallut beaucoup de temps pour arriver à s'entendre: la sourde +persistait à croire que les enfants coucheraient dans le lit +qu'elle partageait avec sa petite-fille, mais elle fut à moitié +calmée lorsqu'elle comprit qu'un peu de paille dans un coin leur +suffirait pour dormir. Elle s'apaisa encore plus en voyant Petite +mère peler très-adroitement des pommes de terre et couper des +navets pour la soupe. Quant au pauvre Charlot il avait vraiment +fait sur elle une impression fâcheuse; elle ne pouvait supporter +qu'il s'approchât de son fauteuil, et suivait tous ses mouvements +d'un oeil inquiet. Charlot ne s'en préoccupait guère: il avait +bien déjeuné, un bon souper se préparait dont il était persuadé +qu'il aurait sa part, et cette maison hospitalière, où les chats +n'avaient que la seconde place, lui plaisait infiniment, de même +que sa jeune maîtresse. + +-- Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à celle-ci. + +-- Je m'appelle Sylvanie, n'est-ce pas un joli nom? + +Oui, c'était un bien joli nom, Petite mère le trouvait et sourit +en le répétant. + +-- Et toi?... lui demanda la jeune fille, tout le monde ne +t'appelle pas Petite mère comme ton frère?... + +-- C'est son nom, cria Charlot d'un ton indigné, tout le monde +l'appelle ainsi. + +Sylvanie se mit à rire. + +-- Eh! bien, Petite mère, je pense que ton nom te fait honneur, +mais il est drôle tout de même. + +Sylvanie n'était pas fâchée d'avoir un peu de société; elle +menait une vie assez triste avec sa grand'mère, et bien qu'elle +ne s'en plaignît jamais, parce qu'elle était bonne et gaie, elle +était heureuse de voir de jeunes visages autour d'elle. La maison +était à l'écart et cachée dans un pli de terrain; de tous côtés, +il est vrai, pour peu qu'on s'élevât sur la hauteur, on +apercevait d'autres habitations, mais en regardant par la petite +fenêtre on aurait pu se croire loin des humains. + +Charlot, toujours prompt à parler, raconta à Sylvanie tout ce +qu'il savait de leur vie. En l'écoutant elle répétait souvent: +"Pauvres petits!" et dans ses yeux bruns si brillants il y avait +un rayon d'une douceur infinie. + +-- Ce doit être bien triste de demeurer à la ville, disait-elle. +Moi, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici. En hiver c'est un +peu solitaire, mais quand les bourgeons commencent à entr'ouvrir +l'écorce des arbres, et que l'herbe verdit près du ruisseau, +comme on est joyeux! Voyez, hier j'ai cueilli toutes ces fleurs +et j'ai trouvé des violettes sous la haie. Elles ne sont pas en +avance, cette année, il a fait si froid!... + +-- Nous cueillons aussi des fleurs en allant au cimetière, dit +Petite mère, des petites fleurs blanches avec du jaune au milieu. + +-- Des pâquerettes! il en croît au bord des grandes routes. J'en +ai vu quand je suis allée à Paris, mais elles sont laides en +comparaison de nos jolies pâquerettes rosées. Allez dans le +jardin pendant que la soupe cuit, vous vous amuserez mieux +qu'ici. + +Quand les enfants furent sortis, la vieille femme appela Sylvanie +et lui cria dans l'oreille. + +-- Il faut tout enfermer. Ces enfants de paris, ça ne vaut +rien... + + + +VIII + + + +Le jardin potager était vite parcouru: de grands carrés de pommes +de terre, d'autres plus petits de laitue, bordés d'oseille, çà et +là quelques buissons de groseilliers, c'était tout; mais au delà +quel monde enchanté! De beaux arbres aux troncs noueux, dont les +branches s'abaissaient jusqu'à terre, de jolis sentiers qu'on +voyait disparaître et reparaître entre les haies, des pentes de +gazon, et plus bas, près du ruisseau, de grands prés où les +boutons d'or émaillaient l'herbe encore courte et d'un vert +tendre. C'était pour les pauvres petits enfants, venus de la +ville, un spectacle tout nouveau et qui les ravissait. + +-- Oh! les belles fleurs, s'écria Charlot, allons les +cueillir!... + +-- Est-ce que nous osons? demanda Petite mère d'un air inquiet. + +-- J'y vais, moi, cria Charlot qui osait toujours. + +Et il courut au pré où il cueillit un énorme bouquet. Sa soeur le +suivit et fit de même, non sans quelques battements de coeur. + +Charlot fut las le premier et ils s'assirent au bord d'un sentier +pour admirer leurs trésors; il donna à sa soeur tout ce qu'il +avait cueilli: il en avait assez et ne savait que faire de ces +fleurs qui, de loin, lui avaient paru si jolies. Petite mère les +arrangea soigneusement. Elle mettait du goût et du soin à tout ce +qu'elle faisait; elle était bien une vraie petite femme. +Lorsqu'elle eut fait son bouquet à sa pleine satisfaction, elle +le posa à côté d'elle sur le talus où ils étaient assis, et se +mit à regarder. Au loin, à travers le feuillage et la vapeur +légère d'une belle journée, elle voyait de sa place un immense +amas de maisons et de cheminées, et quand tout à coup elle se dit +que c'était Paris, et qu'il fallait y retourner, elle sentit son +coeur se serrer, car personne ne l'y attendait. + +-- Oh! dit-elle avec un soupir, si nous pouvions rester ici!... + +-- Nous pouvons bien rester, répondit Charlot qui, sans s'en +rendre compte, partageait la même impression. + +-- Et le père?... Et puis la vieille dame ne voudrait pas. + +-- Oui, mais Sylvanie voudrait bien. Je le lui demanderai. + +-- Non, Charlot, nous devons retourner demain. Pense à ce que +ferait le père s'il revenait; peut-être qu'il reviendra ce soir, +continua-t-elle, et comme il sera triste de ne pas nous trouver. +Personne ne saura lui dire où nous sommes. Oh! Charlot, nous +n'aurions pas dû venir si loin. + +-- Ca ne ferait rien. Le père pensera bien que nous allons +revenir. + +-- Il sera inquiet, il aura beaucoup de chagrin... + +-- Le père est un homme, il ne pleurera pas, dit Charlot avec une +grande dignité. + +-- Non, répliqua sa soeur d'un air réfléchi, mais il aura du +chagrin; les hommes ont du chagrin aussi. Tu pleures bien +quelquefois, toi, Charlot, quand même tu es un garçon. + +-- Mais quand je serai grand je ne pleurerai jamais; le père a +dit que les hommes ne doivent pas pleurer. Je me mettrai en +colère et je te battrai, parce que je serai fort, mais je ne +pleurerai pas. + +-- Pourquoi me battras-tu? + +-- Quand tu ne voudras pas m'obéir, je te battrai comme ça... + +Et le petit garçon commença une démonstration qui n'avait rien +d'agréable pour sa soeur. Elle lui prit les deux mains pour +l'empêcher de la frapper: alors il lança un coup de pied à ses +fleurs qui se dispersèrent de tous côtés. + +-- Oh! mes belles fleurs!... cria-t-elle, Charlot, c'est vilain! +tu aimes à me faire du chagrin. + +Au même moment une tête fine et cornue s'allongea de derrière un +buisson, et la chèvre happa quelques fleurs et les broya de ses +dents aiguës, avec un bruit de mastication qui montrait que +c'était pour elle un vrai régal. Sa maîtresse la suivait de près; +elle souriait aux enfants, mais lorsqu'elle vit l'air méchant de +Charlot, elle changea de visage. + +-- Est-ce qu'il est de mauvaise humeur, ce petit homme? demanda-t-elle. +Pourquoi a-t-il une si vilaine figure? + +-- Je ne suis pas de mauvaise humeur, répliqua Charlot, mais je +veux qu'elle m'obéisse quand je serai grand. Si elle ne le veut +pas je la battrai. Je lui ai montré comment je ferai. + +-- Ah! par exemple, voilà une jolie invention! Est-ce que ce gros +garçon te traite souvent ainsi? Je le punirais de la bonne +manière, moi, s'il s'avisait de me battre. Venez, mes enfants, +allons manger la soupe, elle sera cuite à point quand nous +rentrerons. Vous allez m'aider à mettre Brunette dans son écurie; +elle fait des farces quelquefois, la petite coquine; elle aime la +liberté, mais à nous trois nous en viendrons bien à bout. + +-- Laissez-moi la tenir, dit Charlot en prenant la corde. + +-- Non, non, tu ne la tiendrais pas ferme. + +-- Oh! si, je la tiendrai bien... + +En parlant ainsi il tira si vivement la corde que Sylvanie la +laissa glisser de son bras, et la chèvre, se sentant libre, +grimpa lestement le talus et disparut en un clin d'oeil au milieu +des buissons, tandis que les enfants la regardaient d'un air +consterné. + +-- Ne courez pas après elle, dit Sylvanie elle s'en irait pour +tout de bon et nous ne pourrions plus la rattraper. Restez bien +tranquilles, qu'elle ne vous voie pas! Je vais l'appeler. + +Alors elle s'avança doucement vers la jolie bête qui, débout sur +une pierre moussue, la regardait d'en haut d'un air mutin et +provocant, comme pour lui dire: Tu seras bien habile si tu me +reprends!... + +Pauvre Brunette, elle était bien fière d'avoir conquis sa +liberté, mais elle ne se connaissait pas elle-même; elle ne +savait pas encore, malgré de nombreuses expériences, combien elle +était accessible à la tentation. + +Lorsqu'elle eut flairé de loin une pincée de sel dans la main +ouverte de sa maîtresse, elle avança sa tête et son museau +friand, puis elle fit encore un ou deux bonds de côté comme pour +fuir un piége, et enfin, n'y pouvant plus tenir, elle vint, l'air +plus mutin et plus délibéré que jamais, lécher la main +appétissante. Alors Sylvanie, tout en la caressant, reprit +possession de la corde. Le tour était joué. + +Brunette suivit sa maîtresse en se léchant le museau, comme si +elle n'avait fait qu'obéir à son propre caprice. + +-- J'ai toujours un peu de sel dans la poche de mon tablier, dit +Sylvanie; avec cela, je suis bien sûre de la ravoir; mais ça +n'empêche pas que cela pourrait, une fois ou l'autre, être +difficile. Maintenant, dépêchons-nous. Elle nous a fait perdre du +temps, et la grand'mère attend. + +Ce fut encore toute une affaire de renfermer la chèvre dans la +petite cabane de planches, adossée au mur de la maison, qui lui +servait d'étable. Tantôt elle se mettait en travers de l'étroite +porte, et il n'y avait pas moyen de la faire entrer; d'autres +fois, elle résistait ouvertement et faisait semblant de donner +des coups de corne. Mais Brunette, étant au fond bonne et +soumise, abusait rarement du droit de résistance et n'en faisait +guère usage que pour maintenir sa réputation de chèvre, la +réputation d'avoir "certain esprit de liberté." + +Cinq minutes suffirent pour la caser bien et dûment dans sa +logette et en fermer l'entrée avec une planche, par-dessus +laquelle elle montrait sa jolie tête et cherchait une dernière +caresse de Sylvanie. Les deux enfants de Paris étaient enchantés +de tout cela. + +-- Eh bien, dit la jeune fille, maintenant vous saurez +reconnaître une chèvre quand vous en verrez. Tu ne l'appelleras +plus un chien ou un mouton à cornes, Charlot? + +-- Non, je vois bien maintenant qu'ils ne se ressemblent pas +beaucoup. Comme c'est amusant d'avoir une chèvre!... bien plus +amusant que ce gros vilain chat de la grosse dame qui dort +toujours, et qui ferme les yeux pour vous regarder. Je ne l'aime +pas, ce chat... + +-- Sans compter que ma chèvre me donne du lait... + +-- Oui, au lieu que ce vieux vilain chat boit tout le lait, +lui... continua Charlot, s'exaspérant à ce souvenir. Je le +déteste... Et encore il s'appelle Charlot, comme moi!... Je le +tuerai quand je serai grand. + +-- Oh! Charlot!... il n'est pourtant pas méchant et il est si +beau!... Ce n'est pas sa faute si la vieille dame lui donne tout +le lait et si elle l'appelle Charlot. + +-- Eh bien, je lui tirerai au moins la queue quand elle ne me +verra pas... Mais elle dit que Dieu me verra. Est-ce que c'est +vrai? + +En parlant ainsi, Charlot s'était tourné vers Sylvanie, espérant +qu'elle, au moins, aurait une bonne réponse à lui faire. + +-- Sans doute, répondit celle-ci, puisque Dieu voit tout. + +-- Il ne peut pourtant pas nous voir, à présent que nous sommes +ici?... + +-- Mais, mon pauvre Charlot, quelle idée te fais-tu donc? Dieu +est partout. + +Charlot réfléchit un instant à cette étrange assertion, puis il +demanda: + +-- Qu'est-ce que ça veut dire: _partout?_ + +-- Partout?... Cela veut dire dans tous les endroits: à Paris, +ici et dans beaucoup d'autres encore. + +-- Est-ce que vous le connaissez? + +-- Moi? répondit Sylvanie, un étonnée de cette question. +J'entends parler de lui souvent et je sais que c'est lui qui a +tout fait: la terre, le soleil, le ciel avec ses millions +d'étoiles... + +-- L'avez-vous vu? demanda Charlot d'une voix plus basse, car il +commençait à pressentir qu'il y avait dans tout cela quelque +chose de mystérieux et d'incompréhensible. + +-- Non, personne ne l'a vu. Mais vous ne savez donc rien de rien, +pauvres enfants? + +-- Maman me parlait du bon Dieu, dit Petite mère, qui crut +discerner un reproche dans ces paroles; mais, depuis qu'elle est +morte, on ne m'a plus jamais parlé de lui. + +-- Je ne suis pas bien savante non plus, reprit Sylvanie, mais +j'aime à penser que c'est Dieu qui prend soin de nous et qui me +donne tout ce que j'ai: mon jardin, ma chèvre, ma bonne +grand'mère, qui m'a élevée depuis que mes parents sont morts. +Tenez, la voilà qui nous appelle. Allons vite, nous l'avons +oubliée en causant. Nous voilà, grand'mère, nous voilà!... + +Un instant plus tard, les enfants étaient assis autour de la +table, devant une assiette de soupe fumante et un morceau de pain +noir, un peu dur, mis d'un goût excellent, coupé pour eux à une +miche énorme qui leur faisait ouvrir de grands yeux. Cette +abondance les étonnait et les charmait. + +-- Est-ce que j'en aurai encore? demanda Charlot. + +-- Tant que tu en voudras, mon garçon, répondit Sylvanie. + +La grand'mère vint prendre place à table, vis-à-vis d'eux. Elle +n'avait pas l'air content, et Petite mère se sentit tout +intimidée; Charlot lui-même était moins à son aise que de +coutume. Les plus petits, les animaux mêmes, sentent vite s'ils +sont les bienvenus ou si on les reçoit à contre-coeur. Petite +mère avait peine à avaler, tant son pauvre gosier était contracté +par le regard sévère qu'elle rencontrait dès qu'elle levait les +yeux. Pourtant, elle se laissa distraire un moment par +l'admiration que lui inspira une croix d'or que Sylvanie avait au +cou, et qu'elle ôta pour la montrer aux enfants. + +-- C'est de l'or? dit Charlot avec respect. + +-- Oh! comme elle est jolie! ajouta Petite mère en avançant la +main pour la toucher. + +-- Tiens, je vais te la passer un moment autour du cou... Comme +te voilà belle!... + +Petite mère se tenait droite et souriait de plaisir de se voir +ainsi parée. + +-- Je veux l'avoir aussi! dit Charlot. + +-- Non, non, pas toi; les garçons ne portent pas de croix. Et +puis, tu serais capable de te sauver avec comme ma chèvre. J'y +tiens beaucoup, à ma croix; elle était à ma mère. + +La vieille dame suivait cette scène d'un oeil mécontent. + +-- Je te conseille de prendre garde, dit-elle à sa petite-fille; +aie l'oeil sur ces enfants... Je ne te dis que ça. + +En entendant ces paroles, qu'elle ne comprenait pas bien, Petite +mère se hâta de rendre la croix, et Charlot, loin d'avoir faim +pour un second morceau de pain, demanda tout bas la permission de +porter le reste du sien à la chèvre. + +-- Est-ce qu'elle l'aime? demanda Petite mère. + +-- Beaucoup. Mais n'avez-vous donc déjà plus faim? + +-- Eh non! nous avons eu tant de soupe! + +-- Eh bien, allez! je vous rappellerai pour m'aider à arranger +votre lit. + +Ils partirent bien soulagés de s'éloigner de la vieille dame. + +La chèvre accepta très-gracieusement leur offrande. Afin de faire +durer le plaisir, et de la voir plus souvent avancer son fin +museau et broyer le morceau de main avec ses petites dents +aiguës, ils firent les morceaux plus petits qu'elle n'aurait +voulu si elle avait pu exprimer sa manière de voir. C'était si +amusant!... Petite mère trouvait que non-seulement c'était un +amusement, mais encore une joie de pouvoir donner et faire +plaisir à quelqu'un. Elle caressait la petite tête cornue, et +aurait volontiers embrassé la jolie bête qui se laissait nourrir +par eux; seulement, les cornes pointues lui faisaient un peu +peur, et elle n'osait pas trop s'en approcher. + +Lorsque le pain fut tout donné -- et il n'y en avait pas une bien +grosse provision -- elle essaya de cueillir une touffe d'herbe et +de la présenter au museau que la chèvre tendait encore, mais +celle-ci trouva mauvais qu'on lui offrît, après un mets délicat, +sa chère ordinaire, et se détourna d'un air offensé. Puis comme +Charlot, plus hardi que sa soeur, insistait d'une manière +indiscrète, elle lui détacha un coup de corne, qui ne le blessa +nullement, mais le fit fuir à vingt pas. Alors, certain d'être à +l'abri de la pauvre prisonnière, il s'arrêta, ramassa une grosse +motte de terre et la lui lança de toutes ses forces. La motte se +brisa en morceaux avant d'atteindre son but, et la chèvre n'eut +pas plus de mal que n'en avait eu le petit garçon lui-même; mais +elle était excitée, et si son corps avait pu suivre sa tête à +travers l'étroite ouverture, elle se serait vengée de son petit +persécuteur. Lui aussi était en colère; nous savons qu'il ne +fallait pas beaucoup pour cela. Il ramassa une grosse pierre qui +se trouvait sur le chemin, et il allait la lancer contre la +pauvre bête, malgré un cri suppliant de Petite mère, lorsqu'une +main l'arrêta et lui enleva la pierre, qu'elle jeta au loin. + +-- Tu es donc un méchant garçon, lui dit Sylvanie? Je n'aurais +jamais cru que tu voudrais me remercier en assommant ma chèvre. + +-- Elle m'a donné un coup de corne. + +-- Que lui avais-tu fait? + +-- Je lui avais donné du pain. + +-- Tu l'avais sans doute irritée, et une chèvre ne sait pas ce +qu'elle fait, tandis qu'un petit garçon le sait, lui. Allons, +venez vous coucher, le soleil nous a donné l'exemple, et nous +devons nous lever demain matin avant lui pour partir. + +Il y avait du foin sous un petit hangar. Sylvanie, aidée des +enfants, en transporta dans un coin de la cuisine pour en faire +un lit qui, s'il n'était ni bien épais ni bien moelleux, était +pourtant assez bon pour qu'on pût y dormir. + +Lorsque les dernières lueurs du jour s'éteignirent dans la nuit, +tout le monde dormait dans la petite maison sur la lisière du +bois. Tout le monde, excepté pourtant la pauvre grand'mère qui +n'avait plus beaucoup de sommeil et que la défiance tenait +éveillée. + +-- Ces enfants de Paris, ça ne vaut pas grand'chose. Il ne faut +dormir que d'un oeil, car ils sont capables de tout, se disait-elle. + +Pourtant, un peu après minuit, comme ils n'avaient pas fait un +mouvement et qu'elle n'entendait que leurs respirations égales et +douces, elle s'endormit à son tour. + + + +IX + + + +Il ne faisait pas encore jour lorsque Petite mère fut tirée de +son sommeil par une voix qui disait tout près d'elle: + +-- Allons, levez-vous vite, enfants; nous allons partir. + +Elle fut bientôt debout car elle avait le sommeil léger, et, +secouant les brins de foin attachés à ses cheveux et à ses +vêtements, elle se mit en devoir de réveiller Charlot. C'était +une besogne plus difficile; il fallut au moins cinq minutes pour +lui faire entr'ouvrir les yeux, puis il les referma aussitôt et +se retourna sur sa paille avec un grognement et un vigoureux coup +de poing à l'adresse de ceux qui le dérangeaient. Un mot de +Sylvanie produisit plus d'effet que toutes les supplications de +sa soeur; elle rentra en disant: + +-- Voilà du lait tout chaud pour vous. + +Assez réveillé pour que cette bonne nouvelle parvînt jusqu'à son +intelligence, le petit affamé ouvrit les yeux, tout grands cette +fois, et se tint debout. Petite mère l'emmena à la fontaine pour +lui laver la figure et les mains, puis Sylvanie leur prêta un +peigne pour mettre un peu d'ordre dans leur chevelure. Après cela +ils burent leur lait et mangèrent du pain noir sans que la +grand'mère sourde se fût éveillée. + +Alors Sylvanie prit une brassée de foin et la porta à la chèvre +qui devait rester prisonnière jusqu'à son retour; elle ferma la +porte de la maison et tous les trois commencèrent à descendre +vers la plaine. Le soleil ne tarda pas beaucoup à paraître; les +gouttes de rosée brillaient sur chaque brin d'herbe au bord du +chemin; les oiseaux gazouillaient et voletaient autour de leurs +nids, joyeux de se retrouver en pleine lumière après la nuit; les +haies en fleurs répandaient leurs parfums et le grand ciel +lumineux enveloppait la terre d'un rayonnement. Sylvanie, qui +aimait toutes ces choses, ayant toujours vécu au milieu d'elles, +faisait admirer aux enfants tous les détails de cette beauté de +la nature, si nouvelle pour eux. Petite mère aurait voulu +cueillir chaque fleur, s'arrêter pour regarder l'arc-en-ciel dans +chaque perle de rosée. Elle fut surtout charmée par la vue d'un +nid posé dans un buisson, où des oisillons encore inhabiles à +voler tendaient vers leur mère leurs petits becs avides. Se +dit-elle qu'il y avait dans le monde d'autres oisillons dont le nid +était moins douillet et qui n'avaient pas de mère pour leur +apporter leur nourriture? -- Non, elle ne fit pas de retour sur +elle-même et sur sa situation, ce n'était pas son habitude, et +puis tout était si nouveau autour d'elle, si différent de ce +qu'elle était accoutumée à voir! Les enfants n'ont pas de +prévoyance, heureusement. Petite mère et Charlot avaient mangé le +matin; ils étaient contents et ne se demandaient pas s'il en +serait de même le soir ou le lendemain. Personne ne leur avait +jamais dit que celui qui donne aux petits des oiseaux leur pâture +est aussi le père des orphelins, mais sans doute les petits +enfants innocents le savent sans en avoir conscience; ce n'est +que plus tard qu'on oublie et qu'il faut rapprendre la confiance +comme une leçon difficile. + +Arrivés au bas de la colline, Sylvanie les fit marcher rapidement +vers une ferme qui était un peu à l'écart de la route, au milieu +d'un beau groupe d'arbres fruitiers encore en fleurs. Dans la +cour ils virent une charrette attelée d'un cheval qu'un homme et +un jeune garçon étaient occupés à charger de bidons pleins de +lait. + +-- Nous sommes à temps, dit Sylvanie, j'avais bien peur d'arriver +en retard. Où est madame Nanette? N'est-ce pas elle qui va à la +ville? + +-- Oui, avec moi, répondit le jeune garçon en soulevant le +dernier bidon. Nous sommes un peu en retard aujourd'hui, mais +nous irons bon train pour rattraper le temps perdu. Tenez, voilà +madame Nanette. + +Une femme d'une belle prestance et d'une figure avenante parut +sur le pas de la porte et, tout en saluant Sylvanie d'un bonjour +amical, elle se rapprocha de la charrette pour y monter sans un +instant de retard. + +-- Madame Nanette, dit Sylvanie, voulez-vous prendre ces deux +enfants dans votre voiture pour les ramener chez eux? + +La laitière fronça légèrement le sourcil. + +-- Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-elle. + +-- Le temps seulement de les mettre derrière vous parmi les +bidons. Il y a bien une place pour eux. + +-- Qui sont-ils? où vont-ils? + +-- Ils vous le diront en chemin. Je vous remercie mille fois. + +-- Vous sont-ils parents? demanda encore madame Nanette pendant +que le petit cocher faisait claquer son fouet. + +-- Non. Hier je n'avais jamais entendu parler d'eux, mais ils ont +couché chez nous; la petite vous racontera leur histoire. + +Et la charrette, avec son surcroît de chargement, partit en +cahotant et en faisant un tel bruit sur les cailloux du chemin +qu'il fut impossible à Petite mère d'entendre un mot de ce que +lui dit la laitière qui était assise devant elle et se retournait +pour lui parler. Raconter une histoire, si courte qu'elle fût, +c'était hors de question, aussi madame Nanette dut se résigner à +emmener dans sa charrette les deux petits inconnus sans rien +savoir, si ce n'est qu'on les lui avait mis sur les bras. Elle +les regardait de temps en temps et la douce figure de Petite mère +lui gagnait le coeur, tandis que la tête frisée de Charlot lui +rappelait une tête du même genre appartenant à un des nombreux +marmots qu'elle laissait chaque matin à la ferme pendant qu'elle +allait vendre son lait. + +Charlot avait d'abord un peu peur des secousses. C'était la +première fois de sa vie qu'il allait en voiture et cela lui +semblait bien moins agréable qu'il ne l'aurait cru. A chaque +cahot il se cramponnait à sa soeur et aurait volontiers poussé +des cris aigus, sans la crainte que lui inspirait madame Nanette. +Peu à peu la route devint meilleure et Charlot commença à se +rassurer; il ne tarda même pas à trouver que cette façon d'aller +avait du bon, et, avant une demi-heure, il était ravi et +jouissait en plein de sa situation au milieu des bidons. Quel +plaisir d'aller si vite et sans aucune fatigue, de regarder fuir +les haies et les champs, et les petites maisons qui bordaient la +route avec leurs jardins, de tout voir de haut et d'avancer sans +se donner aucune peine. Il était même fier de se voir au milieu +des bidons et s'irritait lorsque Petite mère paraissait moins +enchantée que lui. Elle aussi jouissait, mais à sa manière; elle +n'éprouvait aucun besoin d'exprimer ce qu'elle sentait, et puis, +il faut le dire, la crainte de voir madame Nanette se retourner +et fixer sur elle ses yeux brillants la troublait constamment +dans sa joie. Charlot, lui, était déjà familiarisé avec la +laitière jusqu'à lui sourire quand elle le regardait, et à +promener sa main sur sa robe de cotonnade. + +Pauvre Charlot! ce voyage délicieux ne pouvait pas durer +toujours. Il fut même bien vite à son terme, car le cheval de la +ferme était un excellent petit trotteur, bien qu'il ne payât pas +de mine, et il connaissait bien son chemin qu'il faisait trois +cent soixante-cinq fois par an pour aller et autant pour revenir. +Il atteignit donc bientôt la première maison d'une longue rue qui +commençait presque dans la campagne et qui semblait descendre à +perte de vue vers le centre du grand Paris. Enfin la charrette +s'arrêta devant une boutique de fruitier; un homme et une femme +en sortirent pour prendre les bidons qui leur étaient destinés. + +-- Hé! dit l'homme en regardant les enfants, qu'est-ce que c'est +que ce chargement que vous avez là? Vous avez voulu nous faire +voir un échantillon de la petite famille? + +-- Non, ils ne sont pas à moi, les pauvres petits. A vrai dire, +je ne serais pas fière d'une petite sauterelle comme ça, ajouta +la laitière en regardant Petite mère et ses bras maigres. Je ne +sais même pas à qui ils sont ni où ils vont. On le me les a +perchés sur ma charrette au moment où nous partions. Où demeures-tu, +petite? + +-- C'est tout près, dit le fruitier, lorsque Charlot eut répété +la réponse de Petite mère que personne n'avait entendue, il faut +descendre ici. Allons, venez que je vous aide. + +Il enleva Petite mère comme une plume, puis il prit Charlot en +faisant semblant de fléchir sous ce lourd fardeau. Lorsqu'ils +furent tous deux à terre et qu'ils regardèrent autour d'eux sans +savoir où aller, ils paraissaient si petits, si chétifs, si +perdus, que la bonne laitière, bien qu'elle eût à craindre, en +s'attardant, les reproches de ses pratiques, ne put s'empêcher de +descendre de son siège pour leur demander si personne ne les +attendait. + +-- Non, répondit Petite mère, il n'y a personne chez nous. + +-- Personne!... Est-ce possible!... Où allez-vous donc? + +-- A la maison... + +-- A la maison... et personne ne vous attend!... mais ce n'est +pas croyable. + +-- Peut-être que le père sera revenu, dit Petite mère. + +-- Où est-il, votre père? + +-- Il travaille, mais il y a bien longtemps qu'il n'est pas +rentré. + +Petite mère ne savait plus le compte des jours et on lui aurait +dit qu'il y avait des semaines qu'elle l'aurait cru. + +-- Et votre maman? + +-- Elle est morte depuis longtemps... quand Charlot était tout +petit. + +-- Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible? répétait la bonne femme. +Quand je pense que nos pauvres enfants pourraient être ainsi +abandonnés!... Si je savais ce que dirait notre homme, je les +ramènerais avec moi, mais il y en a tant déjà!... + +-- Allons donc! dit la fruitière qui assistait à cette scène, +Paris en est plein de ces enfants-là. Ils se tirent toujours +d'affaire. Et puis, qui vous dit que c'est vrai, cette +histoire!... Laissez-les aller tranquillement, ne vous faites pas +de mauvais sang pour eux... + +-- Je ne crois pourtant pas qu'elle mente, dit la laitière, un +peu refroidie, en regardant dans les yeux de la petite fille, +mais il faut que je m'en aille bien vite. Ecoute, petite, tu as +vu où je demeure, ce n'est pas bien loin. Si ton père ne revient +pas, et que tu ne trouves personne pour prendre soin de vous, tu +peux venir chez nous, entends-tu? + +Ayant ainsi tranquillisé sa conscience, la brave femme remonta +sur sa charrette et continua sa tournée, la fruitière rentra dans +l'intérieur de sa boutique et les deux petits restèrent sur le +trottoir. + +-- Allons! dit Petite mère en soupirant. + +La rue lui semblait si triste, le pavé si dur après le chemin +qu'elle avait fait le matin dans le sentier en fleurs! Elle prit +la main de Charlot pour s'en aller, mais où? Elle ne connaissait +pas la rue et ne voyait rien qui lui fût familier. + +Elle s'aperçut tout à coup qu'ils allaient se jeter dans les +jambes d'un agent de police d'une taille très élevée qui allait +et venait au coin de la rue. Petite mère leva la tête vers lui et +lui demanda son chemin. L'homme la regarda d'en haut, comme on +regarde une chose sur laquelle on craint de marcher par +inadvertance, puis il tendit la main dans une direction en +disant: + +-- Troisième à droite. + +Le malheur, c'est que ni Petite mère ni Charlot n'étaient bien +sûrs de connaître leur main droite. Pourtant ils prirent +d'instinct le bon chemin et reconnurent bientôt leur rue à un +long mur sans fenêtres qui en longeait la première partie. + +-- Nous étions tout près de chez nous sans le savoir, dit Petite +mère joyeuse de se retrouver en pays de connaissance. + +Charlot n'était pas content du tout: il marchait lentement et se +faisait traîner. + +-- Si le père n'est pas rentré, j'aime mieux retourner dans la +campagne, dit-il; notre maison est trop laide, et puis ça sent +mauvais ici. + +Il parlait ainsi en entrant dans l'allée étroite qui conduisait à +la loge et à l'escalier noir. C'est que l'air était en effet bien +différent de celui qu'il avait respiré le matin sur la colline. + +-- Allons demander si le père est revenu, dit Petite mère qui +avait tout à coup une lueur d'espoir. + +Il était encore de bien bonne heure et pourtant madame Perlet +vint au devant d'eux dès qu'elle les aperçut. + +-- Bon Dieu! dit-elle, qu'êtes-vous devenus depuis hier matin, +mes pauvres agneaux? Vous nous avez fait une fameuse peur. Mon +mari allait vous réclamer à la police si vous n'étiez pas +revenus. Pauvres enfants, où avez-vous donc couché? dans la rue? +sous une porte?... + +-- Nous avons eu un bon lit de foin, répondit Charlot, et on nous +a donné à manger. + +-- Le bon Dieu soit béni!... Mais où donc êtes-vous allés? Nous +avons eu une belle peur!... + +-- Le père est-il revenu, madame? demanda Petite mère. + +-- Non... c'est-à-dire il n'est pas revenu, mais il y a des +nouvelles... Pauvres petits, qui est-ce qui vous a donné à +manger? + +-- La maîtresse du chien, répondit Charlot qui retombait dans son +erreur de la veille. Non, c'est une chèvre, elle a des cornes et +elle donne du bon lait. + +-- Par exemple!... et où l'avez-vous trouvée, cette chèvre? C'est +comme un conte, ce que tu me dis là... + +-- Et le père?... répéta Petite mère inquiète. + +-- Eh bien, il est à l'hôpital, votre pauvre papa. Il était tombé +d'une échelle et on l'avait porté à l'hôpital; voilà pourquoi il +n'était pas rentré. On n'est pas venu le dire parce qu'on ne +savait pas son adresse, mais hier un de ses camarades l'a +apprise, et il est venu nous donner la nouvelle. + +-- A l'hôpital! répéta Petite mère à qui ce mot était peu +familier. Elle se souvenait seulement que sa mère avait dit une +fois: -- Je ne veux pas aller à l'hôpital, je veux mourir chez +nous, -- et que son père avait répondu: Sois tranquille, tant que +je vivrai tu n'iras pas à l'hôpital. Plus tard, un dimanche, elle +avait passé devant une grande maison où des gens entraient en +foule par une grande porte, et son père avait dit: Voilà un +hôpital. Y en a-t-il des malheureux là dedans!... + +Une autre fois encore une voisine avait porté son petit enfant +malade à l'hôpital; elle y était retournée deux jours après et en +était revenue en pleurant. On avait dit que le pauvre petit était +mort. + +Tout cela avait fait une impression profonde sur Petite mère. +Rien ne s'effaçait de sa mémoire; elle avait appris peu de chose +depuis qu'elle était au monde, mais elle n'avait guère oublié. Un +sentiment de terreur s'attachait pour elle à ce mot mystérieux: +l'hôpital. La pensée que son père y était l'avait fait devenir +tout pâle. + +-- Il ne faut pas t'effrayer ainsi, ma fille, dit la bonne +concierge en la faisant asseoir, il paraît qu'il en reviendra. Il +était tombé de haut et il n'avait pas encore repris connaissance; +mais à présent peut-être qu'il est déjà mieux. Nous irons +chercher des nouvelles aujourd'hui. C'est jeudi, jour de visite, +nous irons nous trois; vous le verrez, votre pauvre papa. Allons, +ma fille, n'aie pas peur! nous irons ensemble, mais il y a encore +du temps jusqu'à ce que les portes soient ouvertes. Voilà les +marmots qui s'éveillent. J'ai tout mon ouvrage à faire... Tiens, +prends la clef et montre avec ton frère dans votre chambre. Je +n'aime pas à avoir tant de monde dans les jambes, ça n'avance pas +l'ouvrage. Je vous appellerai quand il sera temps. + +Petite mère prit la clef mais sans avoir l'air de comprendre. +Elle regardait la concierge et ses lèvres tremblaient. Enfin elle +parvint à dire: + +-- Est-ce que le père est bien malade? + +-- Mais non, mais non... Il est tombé de l'échelle, voilà tout. +Le pauvre homme! moi qui l'accusais de vouloir vous abandonner. +Ce n'était pas sa faute, le pauvre malheureux! + +Petite mère, suivie de Charlot qui ne comprenait pas très bien ce +qui s'était passé, monta lentement les quatre étages. Elle +n'était pas sûre elle-même de bien comprendre et ne savait si +elle devait être triste ou joyeuse; ce terrible mot d'hôpital lui +serrait le coeur. Lorsque la porte fut refermée sur eux, Charlot +tira de sa poche de petits cailloux qu'il avait ramassés sur le +chemin et se mit à jouer. Petite mère mit tremper dans une +vieille tasse ébréchée quelques fleurs qu'elle avait cueillies le +matin et gardées tout le temps dans sa main. Puis elle aperçut, +suspendu à un clou derrière la porte, le pantalon que son père +mettait le dimanche; elle en essuya le bas et le frotta +tendrement pour en ôter un peu de poussière. Alors, prenant +Charlot dans ses bras, elle s'écria moitié riant, moitié +pleurant: + +-- Charlot, nous allons voir le père!... Nous allons aller à +l'hôpital!... + +-- A l'hôpital! répéta le petit garçon, où est-ce, ça? Est-ce +qu'on nous donnera à manger? + +-- Je ne sais pas, mais nous verrons le père... + +-- Eh bien! allons-y tout de suite. + +-- Non, pas encore, il faut attendre l'heure... Madame Perlet +nous appellera. + +-- Je ne veux pas attendre! cria Charlot qui ne demandait qu'un +prétexte pour se fâcher. + +Et une grêle de coups de poing et de coups de pied fondit sur +Petite mère qui était si absorbée par ses pensées qu'elle les +reçut avec indifférence, se contentant de dire comme de coutume: + +-- Oh! Charlot!... + + + +X + + + +Un peu avant une heure, madame Perlet vint appeler les enfants. +Elle avait fait un brin de toilette; pour une visite à l'hôpital +il faut un peu de cérémonie. Aussi, n'ayant qu'un châle assez +chaud pour se parer, la bonne dame s'était persuadée qu'il +faisait un peu frais et elle était déjà tout en sueur rien que +pour avoir monté l'escalier. Elle examina les enfants d'un oeil +critique, et demanda à Petite mère s'ils n'avaient pas de +meilleures chaussures. Hélas! la course de la veille avait achevé +de mettre en lambeaux les vieux souliers qu'ils avaient aux +pieds. Elle les fit entrer dans la loge, leur donna un morceau de +pain -- non sans soupirer, car elle savait que le lendemain il +faudrait commencer à le prendre à crédit -- puis elle leur mit à +chacun un tablier propre de ses enfants et ils partirent. + +L'hôpital n'était pas bien loin. Petite mère reconnut celui +quelle avait vu en se promenant avec son père; c'était la même +longue façade, la même entrée. Il lui sembla entendre encore ces +mots: Y en a-t-il là dedans, des malheureux! -- Et c'était son +père qu'elle allait y chercher!... Madame Perlet sentit la petite +main trembler dans la sienne. + +On les laissa passer sans même les fouiller, comme on fait aux +portes des hôpitaux; il était bien visible qu'ils n'apportaient +rien. La concierge leur demanda pourtant: + +-- Voulez-vous acheter des oranges, des biscuits? + +Madame Perlet s'arrêta et, touchant une orange, la plus petite: +Combien? demanda-t-elle. + +-- Quinze centimes, fut la réponse. + +Elle n'en avait que dix dans sa poche. + +-- Vous n'en avez pas de moins chères? demanda l'acheteuse. J'en +voudrais une de dix centimes. + +-- Dix centimes, en mai!... allons donc! vous vous moquez. + +Et les trois visiteurs se hâtèrent de passer. On leur fit +traverser une cour, puis suivre plusieurs couloirs, puis monter +un étage. Enfin ils arrivèrent à la porte de la salle où était le +blessé. Madame Perlet ne savait pas son numéro; elle marchait +entre les deux rangées de lits, regardant à droite et à gauche, +et ne voyant que des figures inconnues. + +Tout à coup Petite mère la tira fortement par sa robe et lui +montra un lit, le dernier de la rangée. Un cerceau soulevait la +couverture au-dessus des jambes et une tête pâle, rigide comme du +marbre reposait sur l'oreiller. + +Petite mère ne dit rien. Ses yeux étaient fixes, sa figure +presque aussi pâle que celle qu'elle montrait de sa petite main +étendue; elle avait recommencé à trembler. + +-- Est-ce lui? demanda madame Perlet. + +La petite essaya de dire oui, mais elle ne put articuler un son. +Charlot avait aussi regardé dans la direction que sa soeur +indiquait et il se mit à crier de toutes ses forces. + +Alors une soeur s'approcha du groupe arrêté à quelques pas du lit +au milieu de la salle. + +-- Il ne faut pas crier comme cela, mon petit homme, dit-elle. +Cela fait mal aux malades. + +-- Ce n'est pas le père! criait le pauvre petit sans l'écouter et +d'une voix lamentable, ce n'est pas le père!... Je veux m'en +aller d'ici. + +-- Est-ce leur père? demanda à voix basse la soeur à madame +Perlet qui s'efforçait de calmer le petit garçon. Est-ce votre +mari? + +-- Non, non, Dieu merci. C'est leur père, mais ce n'est pas mon +mari. Il est sain et sauf à la maison. On a déjà bien assez de +misère sans celle-là. Il n'y a plus de mère, elle est morte. + +-- Pauvres enfants! dit la soeur avec compassion. + +-- Est-ce qu'il est bien mal? demanda madame Perlet se plaçant +entre la soeur et Petite mère afin que celle-ci ne pût entendre. + +-- Très-mal; depuis lundi qu'il est ici il n'a pas repris +connaissance. Le médecin dit pourtant qu'il y a encore de +l'espoir, mais pour moi je n'en ai guère. + +-- Ne le dites pas aux enfants! les pauvres petits, ils sauront +bien assez tôt qu'ils n'ont plus personne au monde! + +-- Ils auront le bon Dieu, dit la soeur. + +-- Ah! oui, ma soeur, sans doute, mais voyez-vous, ça ne suffit +pas à des petits malheureux qui ont faim et soif. C'est bon pour +ceux qui peuvent s'aider; alors le bon Dieu les aide aussi, comme +dit mon mari, mais pour des enfants comme ceux-là, il faut une +mère, voyez-vous. C'est comme si on me disait que le bon Dieu +prend soin d'un petit oiseau sans plumes qui tombe du nid. Il +n'en périt pas moins, le pauvret. Tout ce que je lui demande, +moi, c'est qu'il nous laisse à nos enfants jusqu'à ce qu'ils +soient grands; sans cela on a beau dire qu'il les aime, je ne m'y +fierais pas. + +La soeur était un peu embarrassée pour répondre à ce discours. +Elle se contenta de sourire et de dire: + +-- Vous n'avez pas de foi en Dieu. + +-- C'est possible. Je me contente de faire mon devoir de mon +mieux et je pense que c'est tout ce que le bon Dieu peut demander +de moi. Quant au reste, je n'y entends rien. + +-- Mais, dit la soeur, je ne sais qu'une chose, c'est que nous +devons avoir confiance. Si de pauvres petits êtres souffrent ici, +ils auront leur récompense là-haut. + +Pendant cet entretien les deux enfants s'étaient approchés tout +doucement du lit. Charlot ne criait plus, il regardait de tous +ses yeux et, sous la pâleur et la rigidité de cette figure il +retrouvait peu à peu des traits familiers. Une des mains était +étendue sur le drap; il la toucha doucement. Elle était froide, +mais pas assez pour lui faire peur. Petite mère avança aussi la +sienne et la laissa sur celle du malade, puis elle dit tout bas: + +-- Père! + +Rien ne répondit, pas le plus léger signe de vie. + +-- Ce n'est pas le père, dit Charlot à haute voix. + +Alors il y eut comme une contraction sur cette figure immobile, +les yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Ce mouvement +avait suffi pour que le petit garçon reconnût entièrement son +père. Il se jeta sur lui en l'appelant de toutes ses forces, mais +la soeur le prit et l'emporta de l'autre côté de la salle. + +-- Tais-toi, tais-toi, disait-elle, tu peux faire beaucoup de mal +à ton papa. Si tu ne veux pas être tranquille il faut t'en aller. + +Cette menace effraya Charlot qui se tut aussitôt et revint près +du lit que Petite mère n'avait pas quitté. Le malade était +retombé dans son insensibilité absolue. + +-- Nous allons partir, dit madame Perlet, ça ne sert à rien de +rester ici, et j'ai assez de besogne à la maison, Dieu merci. + +Petite mère la regarda d'un air suppliant sans oser parler, mais +Charlot avait plus de courage. + +-- Je ne veux pas m'en aller, dit-il. + +-- Il le faut pourtant, mon garçon. Nous reviendrons dimanche. + +-- Je ne veux pas m'en aller, dit tranquillement le petit homme +qui avait toujours pensé que la répétition des mêmes paroles leur +donnait une force irrésistible. + +Pour toute réponse madame Perlet le prit d'une main ferme. + +Alors Petite mère leva sur elle des yeux pleins de larmes en +disant: + +-- Ne pouvons-nous pas rester un peu? + +-- Ecoutez, dit la bonne soeur, s'ils veulent promettre de ne +rien dire et d'être bien tranquilles, ils peuvent rester sans +vous. Je les avertirai quand l'heure sera venue. Mais il faut +être parfaitement sages, sans cela je les mettrai bien vite à la +porte. + +En parlant ainsi elle regardait Charlot qui répondit par un signe +de tête. + +-- Vous saurez trouver votre chemin pour revenir? demanda la +concierge. + +-- Oh! oui, je suis sûre que je pourrai le retrouver, répondit +Petite mère. + +Un moment après les deux pauvres petits étaient seuls, assis sur +une chaise entre le mur et le lit où leur père était étendu sans +mouvement. Ils ne voyaient de lui que sa main gauche qui reposait +sur la couverture. Cette immobilité absolue ressemblait à la +mort... Le savaient-ils? Petite mère, qui avait vu sa mère +couchée sur son lit et l'avait appelée sans pouvoir lui faire +ouvrir les yeux, le comprenait mieux que son frère. Elle ne +pleurait pas, mais son pauvre petit coeur était comme glacé au +dedans d'elle. + +L'hôpital!... c'était donc là l'hôpital... En face elle voyait +les premiers lits d'une longue rangée, et dans chacun, en +passant, elle avait vu une figure souffrante. Cette parole lui +revenait comme un refrain: + +-- Y en a-t-il, là dedans, des malheureux! + +Et maintenant, c'était son père qui était "là dedans." Y +resterait-il toujours? Ne reviendrait-il plus jamais dans leur +petite chambre, leur apportant avec le pain, le sentiment si doux +de ne plus être seuls? Ces pensées absorbaient Petite mère +lorsqu'elle s'aperçut tout à coup que le malade qui occupait le +troisième lit en face d'elle faisait de vains efforts pour +atteindre quelque chose sur la table à côté de lui. Poser +doucement Charlot par terre et courir à son aide, ce fut +l'affaire d'un instant. + +Le malade était retombé sur son oreiller, épuisé par l'effort +qu'il avait fait. Il regarda l'enfant dont les yeux anxieux +l'interrogeaient et lui dit d'une voix qui n'était plus qu'un +souffle: + +-- A boire... + +Elle n'entendit pas mais elle devina, et, prenant le gobelet +d'étain à moitié plein d'une boisson rafraîchissante, elle se +haussa sur la pointe des pieds et l'approcha des lèvres +desséchées du malade qui but avidement une gorgée. Elle l'avait +fait avec tant de soin qu'il n'y eut pas une goutte répandue. + +C'était un homme encore jeune que la maladie avait atteint et +consumé en peu de semaines. Il savait qu'il allait mourir. Petite +mère, oubliant sa timidité, essaya d'arranger son oreiller pour +qu'il fût plus à l'aide, puis elle posa une petite main fraîche +et caressante sur sa main brûlante. + +Le malade la regarda de ses yeux déjà voilés. La voyant si petite +et si chétive, et pensant qu'elle n'aurait bientôt plus de père, +car il devinait qu'elle était l'enfant de l'homme que, depuis +trois jours, il voyait étendu sans mouvement en face de lui, il +se sentit ému de pitié pour elle et murmura: + +-- Que Dieu te bénisse, pauvre petite! + +Ainsi Petite mère emporta la bénédiction d'un mourant. + +Charlot l'avait suivie; ils retournèrent s'asseoir à leur place. +Toujours même silence, toujours même immobilité. + +Charlot finit par s'endormir sur les genoux de sa soeur. Lorsque +la soeur vint les avertir qu'il était temps de partir, elle les +trouva ainsi. + +Petite mère était bien triste de devoir s'éloigner de son père; +mais elle comprit qu'il fallait se soumettre comme tout le monde. +Autour d'elle, les visiteurs et les malades échangeaient leurs +adieux: les uns se retournant pour faire un dernier signe, les +autres les suivant des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu. +Quelques-uns de ces derniers se demandaient sans doute si leurs +amis les retrouveraient au jour de la prochaine visite; d'autres +se consolaient en regardant ou en savourant les petites douceurs +qu'on leur avait laissées: une orange, un pot de confiture, +quelquefois une fleur. Et dans cette grande salle, où se +trouvaient réunies tant de souffrances, il y avait aussi des +joies, des attendrissements, des sentiments d'une inexprimable +douceur. Plus d'une pauvre femme avait apporté à son mari un +petit cadeau acheté au prix d'une dure privation, et tous deux +étaient heureux, l'un de son sacrifice, l'autre de se sentir +aimé. + +Le malade à qui Petite mère avait donné à boire était presque le +seul qui n'eût pas eu de visite. En passant près de lui, elle le +regarda; elle aurait voulu lui rendre encore un petit service, +mais il s'était assoupi et ne la vit pas. + +La soeur, qui s'était prise d'affection pour les deux enfants, +les accompagna jusqu'au haut de l'escalier. Là, elle se baissa +pour embrasser Charlot en disant: + +-- Tu pourras revenir dimanche; mais il faudra encore être bien +sage, tu sais?... + +-- Est-ce qu'il sera mieux dimanche? demanda Petite mère. + +-- Dieu seul le sait, ma fille. Il faut le lui demander. + +-- Mais nous ne savons pas où il est, dit Charlot. + +-- Comment! s'écria la bonne soeur, confondue de cette ignorance, +tu ne sais pas où est le bon Dieu?... + +-- Non. Je ne l'ai jamais vu... + +-- Il est dans le ciel, mon enfant... On ne t'a donc rien +appris... Ta mère ne t'enseigne donc pas à prier? + +-- Je n'en ai pas, répondit Charlot. + +-- Elle est morte quand il était tout petit, ajouta Petite mère. + +-- Oh! pauvres enfants!... + +Et la soeur les regarda d'un air de pitié si profonde que Petite +mère en fut troublée. Ils étaient donc bien à plaindre, puisque +tout le monde les regardait ainsi. + +Lorsqu'ils eurent descendu la moitié du grand escalier, la soeur +les rappela et les embrassa encore une fois. + +-- Le bon Dieu prend soin des orphelins, dit-elle. N'oubliez pas +de le prier. Est-ce que personne ne vous l'a jamais dit? + +-- Si, répondit Petite mère, ma maman me l'a dit; mais je ne sais +plus... + +Il fallait retourner auprès de ses malades. La soeur soupira et +s'éloigna rapidement en répétant: + +-- Pauvres petits!... + +Lorsqu'ils eurent refait tout le chemin dans l'intérieur du vaste +édifice et qu'ils se retrouvèrent dans la rue, Charlot leva les +yeux et vit le ballon captif qui planait au-dessus des dômes et +des hautes tours des églises, dans le bleu du ciel. + +-- Petite mère, dit-il, ne crois-tu pas qu'il demeure dans le +ballon, le bon Dieu?... + +-- Je ne sais pas, répondit-elle, un peu surprise de cette idée. +Peut-être... Mais alors il ne pourrait pas nous entendre. Je +voudrais bien que quelqu'un nous explique tout cela. + + + +XI + + + +Les deux enfants s'étaient arrêtés, les yeux fixés sur le ballon +qui montait lentement dans l'air lumineux, lorsqu'une voix +fraîche et douce, parlant tout près d'eux, attira leur attention. +C'était celle d'une petite fille qui marchait à côté de sa mère. +Elle était plus grande que Petite mère, mais ne paraissait guère +plus âgée. Sa figure et son costume faisaient le plus parfait +contraste avec la chétive enfant qu'elle regardait: une robe de +mousseline blanche, de larges rubans bleus, une longue et +abondante chevelure blonde tout ondulée, des gants blancs, de +petits souliers blancs aussi, une figure rosée et de riants yeux +bleus, voilà ce que vit Petite mère lorsqu'elle se retourna. Elle +en fut toute saisie, toute ravie, et regarda la petite fille +comme on regarde un tableau. + +-- Maman, disait celle-ci, vois-tu comme ils ont l'air +malheureux, ces pauvres petits! + +-- Oui, répondait la mère distraite, mais nous sommes pressées. +Viens, Edith, ne m'arrête pas ainsi. + +-- Oh! maman, je suis sûre qu'ils ont faim. + +-- Eh bien, voilà des sous, donne-les-leur, ma fille, mais +dépêche-toi... + +Edith prit les gros sous que sa mère avait tirés de sa poche et +les regarda d'un air mécontent. + +Au même moment une dame de la connaissance de madame Grandville +traverse la rue pour lui parler. Voilà la petite fille libre de +ses mouvements; elle se hâte d'en profiter. + +Glissant les gros sous dans sa poche, elle y prit un +porte-monnaie en miniature fait pour contenir des centimes ou des +pièces d'or: ce qu'elle en sortit, c'était son petit trésor, une +pièce brillante qu'on lui avait donnée la veille, puis elle +s'approcha de Petite mère qui était toujours en contemplation +devant cette apparition merveilleuse. + +-- Je suis sûre que tu as faim, lui dit-elle. + +Petite mère devint très rouge et ne répondit pas, mais Charlot +n'avait pas tant de scrupules. + +-- Moi, j'ai faim, dit-il. Petite mère n'a pas aussi faim que +moi, elle. + +-- Est-ce que tu mendies?... demanda encore Edith sans faire +attention au petit garçon, mais s'adressant toujours à sa soeur. + +-- Oh! non, répondit la petite que ce mot fit rougir encore +davantage. + +-- Tant mieux, parce que maman dit qu'aux mendiants il faut +donner des sous, mais puisque tu ne mendies pas, tiens, prends +ça: tu pourras acheter tout ce que tu voudras. + +La petite pièce jaune brilla dans la main gantée de blanc et +passa dans la main brune et menue de l'autre enfant, sans que +celle-ci comprît ce que cela voulait dire. Et avant qu'elle fût +revenue de sa surprise, la figure rose et riante avait effleuré +la sienne, et elle avait reçu un baiser. + +Puis Edith, légère et joyeuse d'avoir pu faire sa volonté, +rejoignit sa mère avant que celle-ci se fût aperçue de son +absence; toutes deux s'éloignèrent rapidement et tournèrent le +coin de la rue. + +Petite mère restait immobile, ne sachant pas si ce qui venait de +se passer était un rêve. Jamais elle n'en avait fait de si beau. + +Cette jolie créature vêtue de blanc, ce sourire, cette douce +voix, ce baiser, toute cette apparition avait été si rapide! mais +elle tenait la preuve de sa réalité, la petite pièce ronde qui +brillait au soleil. Elle la regardait dans sa main ouverte et +certes les passants auraient pu s'étonner de voir une petite +fille si pauvrement vêtue en possession d'une pièce de dix +francs. + +-- Oh! que c'est beau! dit Charlot lorsqu'il la vit briller. +Petite mère, qu'est-ce que c'est? donne-la-moi, je veux jouer +avec. + +-- Non, non, répondit-elle, car, sans se rendre compte de sa +valeur, elle savait que c'était une chose précieuse. Non, +Charlot, ce n'est pas pour jouer. C'est une pièce de cinquante +centimes en or. Je vais la mettre dans un coin de mon mouchoir +pour ne pas la perdre. Mais pourquoi est-ce qu'elle m'a donné +cela? Oh! comme elle était jolie!.. Je voudrais la revoir, +Charlot. + +-- Mais tu n'as qu'à la regarder, elle est dans ta poche. + +-- Ce n'est pas la pièce de cinquante centimes, c'est la petite +dame. Charlot, as-tu vu comme elle avait de beaux cheveux d'or? +et sa robe, elle était toute blanche comme ce nuage qui est +là-haut, et sa figure était comme une rose de mai; tu sais nous en +avons vu à l'hôpital, des roses de mai. Il y a une dame qui en a +apporté. + +-- Moi je voudrais bien mieux qu'elle m'eût donné à manger, dit +Charlot d'un ton de mécontentement. + +-- Mais avec dix sous nous aurons beaucoup à manger, Charlot. + +-- Alors achète-moi un gâteau. + +-- Non, il vaut mieux aller d'abord dire à madame Perlet que nous +sommes revenus et elle nous dira ce que nous pouvons acheter avec +tout cet argent. Tu sais, Charlot, les gâteaux ne sont pas si +bons pour toi que le pain et le lait, ou peut-être un petit +morceau de viande... ajouta la sage Petite mère dont les +ambitions grandissaient à mesure qu'elle réfléchissait à tout ce +qu'elle pourrait avoir avec sa nouvelle richesse. + +De temps en temps elle mettait sa main dans sa poche pour +s'assurer que la pièce de cinquante centimes ne s'était pas +envolée, mais le noeud au mouchoir était fait solidement et elle +la retrouvait toujours à sa place. + +Nous allons laisser les deux enfants suivre le chemin qui les +ramène à la maison, pour rejoindre la petite Edith et sa mère. + +-- Leur as-tu donné les sous? demanda celle-ci au bout d'un +moment, car la rencontre de son amie lui avait fait oublier +l'incident. + +-- Non, maman. + +-- Et pourquoi? + +-- C'est qu'ils ne mendient pas. On ne donne des sous qu'à ceux +qui mendient, n'est-ce pas? + +-- Sans doute. + +-- Alors je leur ai donné ma pièce. + +-- Ta pièce?... Que veux-tu dire? + +-- Celle que tu m'avais donnée hier, maman. + +-- Edith!... s'écria la mère s'arrêtant court et regardant en +face la petite fille, tu n'as pas donné ta pièce de dix +francs?... + +Edith regarda sa mère, sans s'émouvoir et répondit: + +-- Mais si, maman. Ils ne sont pas des mendiants, la petite fille +me l'a dit. + +-- Mais alors pourquoi la lui donner? + +-- Maman, tu m'avais dit que tu me la donnais pour me faire +plaisir... + +-- Sans doute, pour t'acheter quelque chose qui t'aurait fait +plaisir... + +-- Eh bien, maman, cela m'a fait plaisir de la donner. + +-- Mais, mon enfant, c'est une action déraisonnable. On donne des +sous dans la rue, on ne donne pas des pièces d'or. + +-- Je donnerai des sous aux mendiants; mais à cette petite fille +j'ai donné ma pièce d'or, parce que je l'aime. + +-- Comment peux-tu l'aimer? tu ne la connais pas. + +-- Oh! cela ne fait rien. Elle est si pâle et si maigre, et elle +a l'air si gentil! J'ai oublié de lui demander son nom. Quel +malheur! je ne saurai pas quel nom lui donner quand je penserai à +elle. Eh bien, je l'appellerai Fleurette. C'est un joli nom, +n'est-ce pas, maman? + +-- Tu l'auras bien vite oubliée, ma fille. + +-- Oh! non, je t'assure que je ne l'oublierai pas et quand je la +rencontrerai je la reconnaîtrai tout de suite et je l'embrasserai +encore. + +-- Comment, encore? est-ce que tu l'as donc embrassée?... + +-- Mais oui, maman. Ce n'est pas mal n'est-ce pas? + +-- C'est absurde, mon enfant. Embrasser une petite fille de la +rue, déguenillée, sale sans doute. + +-- Non, maman, pas sale. Elle était très propre et son petit +frère aussi. Elle a une jolie petite figure, toute pâle et si +douce!... Oh! maman, tu ne l'as pas regardée, sans cela tu +l'aimerais. + +-- Quelle singulière petite fille tu es, Edith, dit madame +Grandville, on ne sait où tu prends tes idées. Nous voilà +arrivées un peu en retard, je le crains. Montons vite et tâche +d'oublier ta nouvelle amie. + +Madame Grandville conduisait sa fille à un cours à la mode où +toutes les jeunes filles se rendent en grande toilette, à peu +près comme Edith elle-même. Elle était une des élèves favorites, +car outre qu'elle avait assez d'intelligence et de désir +d'apprendre pour faire honneur à ses maîtres, on ne pouvait +s'empêcher de l'aimer pour elle-même. + +Jamais peut-être, sans être précisément une princesse, une enfant +n'avait été placée dans une situation mieux faite pour la gâter +et l'enorgueillir que ne l'était Edith Grandville. Fille unique +de parents très riches elle avait été toujours, non seulement +aimée, mais admirée, et l'admiration est une nourriture malsaine +pour les petits comme pour les grands. Jamais on ne l'avait +punie, et lorsqu'on la reprenait c'était avec tant de douceur et +de tendresse que son petit coeur ne pouvait être ni froissé ni +attristé. Elle avait eu bien peu de désirs qui ne fussent +satisfaits. A part quelques petites maladies que les soins de sa +mère transformaient presque en plaisirs, elle ne savait ce que +c'est que de souffrir. Elle n'avait jamais vu autour d'elle que +des visages souriants, jamais entendu que des paroles +affectueuses et enjouées. + +Chose étrange, chose bien rare et presque contre nature, car +Edith était gâtée en ce sens qu'il lui semblait naturel d'avoir +tout ce qu'elle désirait, elle n'était pas égoïste. Il ne lui +venait pas à l'esprit qu'une de ses volontés pût être contrariée, +mais elle voulait rendre les autres heureux autour d'elle tout +autant qu'être heureuse elle-même. Ses dispositions naturelles +étaient si aimables qu'elle s'oubliait même souvent pour les +autres, et lorsque le soir elle faisait sa prière, son coeur +débordait d'amour pour les siens, de reconnaissance envers Dieu +qui lui avait donné tant de bonheur, et de pitié pour ceux dont +la vie n'était pas douce comme la sienne. Sa mère aurait voulu +lui laisser ignorer qu'il y a des malheureux, mais Edith n'était +pas de ceux qui passent, sans rien voir et sans rien comprendre, +au milieu des misères humaines. Toute petite elle avait eu pitié +de l'aveugle qui mendie sous une porte cochère, du pauvre chien +affamé, et elle savait reconnaître sur les traits des enfants +qu'elle rencontrait dans la rue, les traces de la souffrance et +de la faim. Elle avait pour cela les yeux pénétrants de l'amour. + +Sa mère l'emmenait de préférence dans les beaux quartiers où l'on +rencontre moins de misère, et où l'on peut plus facilement les +oublier; mais dans une grande ville, où ne rencontre-t-on pas la +souffrance? + +Tout en regardant sa fille au milieu de ses compagnes, madame +Grandville pensait à ce qui venait de se passer, et se demandait +comment les autres mères jugeraient une action aussi +extravagante. Donner dix francs et un baiser à une petite +mendiante -- car elle persistait à appeler ainsi notre pauvre +Petite mère -- c'était la plus étrange des étranges idées de sa +fille. Madame Grandville était bonne et charitable dans le sens +ordinaire du mot: elle ne passait guère à côté d'une main tendue +sans y mettre son obole, et elle s'occupait de beaucoup d'oeuvres +de bienfaisance, mais elle n'avait pourtant rien en elle qui +ressemblât aux élans d'amour de son enfant. Elle s'en étonnait, +s'en inquiétait; elle y voyait pour l'avenir une source de +souffrance. + +-- Avec l'âge elle s'en guérira peut-être, pensait-elle: il faut +qu'elle soit beaucoup avec d'autres enfants, c'est ce qu'il y a +de mieux pour elle. Sans cela, étant seule avec de grandes +personnes, elle pourrait devenir un peu étrange. + +La leçon venait de finir, un joyeux éclat de rire d'Edith tira sa +mère de sa méditation et lui sembla comme une réponse à sa +pensée. Les petites élèves du cours sortirent ensemble et +s'éparpillèrent comme un essaim de gais papillons. Edith marcha +quelques moments avec des amies qui suivaient le même chemin, +puis elle se retrouva seule avec sa maman à l'endroit même où +deux heures auparavant elle s'était arrêtée pour parler à Petite +mère. + +-- C'est là qu'était Fleurette, dit-elle; je voudrais bien +qu'elle y fût encore, mais nous la retrouverons bien sûr un jour. + +-- Ce n'est pas probable, mon enfant. Ces petites mendiantes, ça +erre dans tout Paris; ces enfants-là n'ont souvent aucune demeure +fixe. + +-- Oh! les pauvres petits!... Mais pourquoi leurs parents ne +prennent-ils pas soin d'eux? Tu ne me laisserais pas errer dans +tout Paris, maman? + +-- Non, certainement, reprit madame Grandville en serrant la +petite main qu'elle tenait dans la sienne, mais c'est bien +différent. Les parents de ces pauvres enfants travaillent tout le +jour, ou peut-être mendient eux-mêmes. Et puis, tu comprends, ils +n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes idées que nous. + +-- Je ne comprends pas, maman; ils aiment aussi leurs enfants, +n'est-ce pas? + +-- Oui, mais ils ne peuvent pas les soigner comme nous; ils ne +les aiment pas tout à fait de la même manière: ils sont habitués +à les négliger et à les voir souffrir. + +-- Maman, reprit Edith, après un moment de réflexion, est-ce que +tu pourrais t'habituer à me voir souffrir? + +-- Non, ma chérie, certainement pas. Cela me déchirerait le +coeur. + +-- Pourtant, s'il le fallait?... + +-- Ah! s'il le fallait!... mais je ne m'y habituerais jamais. + +-- Peut-être qu'ils se n'y habituent pas non plus, mais qu'il +faut le supporter, dit l'enfant d'un petit air réfléchi. Oh! +maman, si j'étais le bon Dieu je n'aurais pas fait des pauvres. +J'aurais voulu que tous les enfants fussent heureux. + +-- Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, répondit +madame Grandville qui ne pouvait pas expliquer à sa fille que le +bon Dieu n'a pas fait les pauvres, mais que la pauvreté est le +résultat de l'égoïsme, de la paresse, de la maladie, en un mot du +mal qui règne sous tant de formes diverses dans le monde. + +-- Ah! oui, dit Edith avec un profond soupir. Mais plus tard je +comprendrai et alors je tâcherai qu'il n'y ait plus de pauvres. + +-- Ma pauvre chérie, tu auras bien à faire; mais ne pense plus à +tout cela, et va vite demander à ta bonne de te donner ton +goûter. + +Lorsque ce soir-là Edith fut dans le petit lit tout entouré de +mousseline blanche qui faisait ressortir la jolie tenture de sa +chambre bleue, et que sa mère vint l'embrasser, elle lui dit en +passant ses deux bras autour de son cou: + +-- Maman, tu n'es pas fâchée de ce que j'ai donné ma pièce de dix +francs? + +-- Fâchée?... non, ma chérie, mais je voudrais que tu devinsses +plus raisonnable. + +-- Alors, maman, le Seigneur Jésus n'était pas raisonnable... + +-- Que veux-tu dire, mon enfant? + +-- Mais, maman, il l'a dit: Tout ce que vous voulez que les +autres vous fassent, faites-le-leur aussi de même. Eh bien, moi, +si j'étais comme Fleurette, je voudrais bien qu'on me donnât une +pièce de dix francs. + +-- C'est vrai, mais vois-tu, ma fille, tu ne peux pas encore +juger par toi-même de toutes ces choses. Tu auras peut-être fait +beaucoup de mal à cette petite fille en lui donnant tant +d'argent. + +-- Beaucoup de mal... Comment cela peut-il lui faire du mal? + +-- Elle en fera peut-être un mauvais usage. + +-- Mais, maman, tu me l'avais bien donnée à moi! Cela ne m'a pas +fait de mal. + +-- C'est bien différent. Elle n'est pas habituée à avoir de +l'argent et elle n'a peut-être personne pour la conseiller. + +Edith était toute pensive. + +-- Maman, au moins je ne lui ai pas fait de mal en +l'embrassant?... + +-- Non, sans doute. + +-- Eh bien, une autre fois je ne lui donnerai qu'un baiser. + + + +XII + + + +Petite mère et Charlot avaient marché lentement. Il faisait +chaud, et puis Charlot avait mille choses à dire sur l'emploi des +cinquante centimes en or. Ne pourrait-on pas acheter du pain et +du lait, et de la viande, et du chocolat?... et peut-être encore +des souliers?... Les siens laissaient entrer les petites pierres +et cela lui faisait bien mal... Petite mère secouait sagement la +tête: elle ne pensait pas qu'on pût avoir tant de choses, mais +elle avait cependant une vague idée qu'une pièce de dix sous en +or valait plus qu'une pièce de dix sous ordinaire. Tout en +marchant lentement, et en se trompant de chemin une ou deux fois, +ils arrivèrent pourtant. + +La loge était pleine; plusieurs voisines s'y étaient réfugiées, +car il commençait à pleuvoir et nos deux enfants rentrèrent à +peine à temps pour échapper à l'orage qui avait menacé tout le +jour. Madame Perlet causait avec ses locataires de l'injustice +dont elle et son mari étaient l'objet de la part du propriétaire; +tout le monde s'accordait à condamner la conduite de celui-ci. + +-- C'est bien triste pour vous, disait une femme d'une +physionomie douce, et ce n'est pas gai non plus pour nous autres +locataires, car nous avions de braves concierges, obligeants et +bien honnêtes, et Dieu sait ce qu'on nous donnera à la place. + +-- Je ne dis pas, reprit une autre, que vous n'ayez pas été +quelquefois un peu exigeante pour le terme, madame Perlet, mais +vous n'auriez pas voulu nous faire mettre à la porte pour un +petit retard, tandis qu'avec ceux que nous aurons... Je vois ça +d'ici. Le propriétaire les a choisis exprès parce qu'ils sont +durs. Sans ça il vous aurait laissée dans votre place, car quel +mal lui avez-vous fait, à cet homme? Ils nous mettront à la rue +le plus vite possible. Allons, nous avions sans doute la vie +encore trop douce; nous en verrons de dures d'ici à quelque +temps... + +La locataire, après avoir exprimé ainsi ses noires prévisions, +prit un lourd paquet qu'elle avait déposé sur le carreau et +allait quitter la loge, lorsqu'un mot de Charlot lui fit dresser +l'oreille. + +-- Madame Perlet, disait le petit garçon en tirant celle-ci par +sa robe pour attirer son attention, vous ne savez pas?... Petite +mère a une pièce de dix sous en or? + +-- Que veux-tu dire, petit? répondit la concierge, qu'est-ce que +c'est qu'une pièce de dix sous en or? + +-- Oh! c'est si joli... c'est tout jaune et ça brille! C'est une +belle petite dame qui la lui a donnée. Montre-la, Petite mère. + +Petite mère tira son mouchoir de sa poche, en défit soigneusement +le noeud, et montra aux regards étonnés des assistants une jolie +pièce d'or toute neuve. + +-- Mais c'est une pièce de dix francs! s'écria madame Perlet. Où +est-ce que ces enfants ont pu la prendre?... + +-- Je vous dis que c'est la belle petite dame qui l'a donnée, +cria Charlot. + +-- Quelle petite dame? + +-- Elle était dans la rue, elle est venue vers nous, elle a donné +cette belle pièce de dix sous à Petite mère, elle l'a embrassée, +et ensuite elle est partie. + +-- Tu ne la connaissais pas? demanda madame Perlet en s'adressant +à la petite fille. + +-- Non, répondit celle-ci. + +-- Où l'as-tu rencontrée? + +-- Je ne sais pas... dans une rue. + +-- Et tu lui as demandé l'aumône? + +-- Oh! non, je ne lui ai rien demandé. + +-- Ca n'est pas croyable, dit une des voisines. + +-- Ca me fait l'effet d'une histoire, ajouta une autre. + +Cette bonne fortune des deux pauvres enfants avait tourné les +esprits à la malveillance. Petite mère le sentait vaguement et +paraissait plus timide encore que de coutume. + +-- Allons, dit madame Perlet, c'est sans doute quelqu'un qui a +cru donner une pièce de monnaie, mais le bon Dieu l'aura permis +pour venir en aide à ces enfants. Si vous aviez vu comme moi leur +père, dans l'état où il est, vous auriez pitié d'eux. + +Les voisine continuaient à secouer la tête et à chuchoter entre +elles! + +-- Ecoutez, dit la concierge, ce n'est pas pour vous fâcher, mais +vous devriez voir d'un coup d'oeil que ces enfants sont honnêtes +et ne peuvent pas même deviner vos mauvaises idées; quant à moi +je suis sûre qu'ils disent vrai. + +Les voisines, un peu offensées de ce discours, sortirent sans +répondre et continuèrent leur conversation dans l'escalier. +Lorsque madame Perlet fut seule avec les enfants, elle regarda +Petite mère dans les yeux et lui demanda: + +-- C'est bien vrai, ce que vous avez raconté? + +-- Oui, répondit-elle sans hésiter. + +-- Dis-moi bien maintenant comment cela s'est passé. + +Petite mère refit d'une manière plus détaillée le récit de son +frère. Madame Perlet comprit que la "belle petite dame" était une +enfant. + +-- Il y en a comme ça de ces riches, dit-elle à son mari qui +était dans l'arrière-loge occupé, faute d'autre ouvrage, à +réparer les chaussures de ses enfants, il y en a qui donnent sans +compter, par caprice. Peut-être qu'elle ne s'est pas trompée. + +-- Si on la retrouvait on le lui demanderait, répondit le +cordonnier, mais... allez-moi retrouver dans Paris quelqu'un dont +on ne sait pas le nom!... + +-- En attendant, reprit la femme s'adressant de nouveau à Petite +mère, tu feras bien de me confier ta pièce de dix sous, comme tu +l'appelles, et je t'achèterai tous les jours du pain, du lait, +des haricots... enfin de quoi vous nourrir tous les deux. + +-- Et des souliers?... dit Charlot en montrant les siens. + +-- Oh! des souliers!... il faudrait plus que cela pour vous en +acheter à tous deux. Ceux de ta soeur sont encore plus mauvais +que les tiens, mais il n'y a pas moyen d'y penser. Sais-tu ce que +tu pourrais faire, Perlet? -- les leur réparer, et nous +prendrions sur les dix francs de quoi te payer ta peine. Ce +serait toujours ça. + +-- Prendre l'argent de ces pauvres petits!... Tu n'y penses pas, +madame Perlet!... Je leur réparerai leurs chaussures après celles +des enfants. Ca ne me coûtera rien, j'ai encore des morceaux de +cuir et mon temps n'est pas bien précieux maintenant. Je leur +ferai ça un de ces soirs quand ils seront couchés. -- Mais dis +donc, madame Perlet, qu'est-ce que tu vas faire de leur argent. + +-- Je vois bien que tu as peur que je ne le prenne pour les +nôtres, mais sois tranquille, je sais bien que ça ne leur +profiterait pas. Je leur achèterai pour cinquante centimes par +jour: ça leur en durera vingt, et peut-être qu'au bout de ce +temps le père sera guéri, car il paraît qu'il y a de l'espoir. +Avec cinquante centimes ils auront une livre de pain, deux sous +de lait et quatre sous de légumes secs que je leur ferai cuire; +ils ne mourront pas de faim. C'est une bonne idée qu'elle a eue +là, cette belle petite dame. + +-- Ah! elle était bien belle! dit Charlot qui suivait +attentivement la conversation; elle avait de beaux cheveux d'or +et une robe toute blanche... + +-- C'était peut-être une princesse, dit madame Perlet; pour les +princesses une pièce d'or c'est comme un sou pour d'autres. + +-- Bah! dit le cordonnier, les princesses ne courent pas les +rues. La pièce d'or est là; c'est l'essentiel. Ne nous occupons +pas du reste. + +Quand la nuit vint, les deux enfants étaient dans leur chambre, +et sur la table que Petite mère nettoyait si bien quoiqu'on ne la +salît guère, on voyait un gros morceau de pain et une tasse de +lait. C'était le déjeuner du lendemain, car la bonne madame +Perlet leur avait donné une assiettée de soupe avant de les faire +monter. Charlot regardait ces provisions d'un air très-tendre; il +proposa à sa soeur d'en goûter "un tout petit peu". Mais celle-ci, +prévoyante et raisonnable, savait bien qu'il n'y en avait pas +trop pour le lendemain. Elle savait aussi que si l'on y goûtait +"seulement un tout petit peu", comme disait son frère, il était +probable que tout y passerait. Elle prit donc le lait et le pain +et, montant avec précaution sur la chaise sans dossier, elle +plaça les précieuses provisions sur une planche, à l'abri même +des regards de convoitise du petit garçon. + +Celui-ci soupira et se soumit. + +-- Petite mère, demanda-t-il en se déshabillant pour se mettre au +lit, crois-tu que la belle petite dame a tous les jours du pain +et du lait tant qu'elle en veut? + +-- Je crois qu'oui, répondit Petite mère d'un air réfléchi, et +peut-être encore d'autres choses. + +-- Quoi donc? demanda Charlot, s'arrêtant et fixant sur sa soeur +des yeux pleins d'une ardente curiosité. + +-- Oh! je ne sais pas. Peut-être qu'elle a tous les jours de la +viande, et des pommes de terre, et des gâteaux, et du chocolat!.. + +Charlot soupira encore; il pensait que c'était un sort bien +heureux et qu'il voudrait que ce fût aussi le sien. + +-- Te rappelles-tu, demanda-t-il, quand le père nous a donné du +chocolat?... + +-- Oh! oui, c'était bien bon. Maintenant que nous avons tant +d'argent je veux t'en acheter pour deux sous. + +-- Demain, dès que nous serons levés!... dit Charlot. + +-- Oui, si madame Perlet veut nous donner l'argent; mais, tu +sais, le matin elle n'est pas si bonne que l'après-midi; il +vaudrait peut-être mieux le lui demander l'après-midi. + +Un troisième soupir. Charlot était dans une disposition de +douceur et de soumission tout à fait extraordinaire; ce qu'il +avait vu dans la journée l'avait rendu sérieux. + +-- Charlot, dit Petite mère lorsqu'il fut couché, tu sais que la +bonne soeur a dit qu'il faut prier pour que le père se guérisse. + +-- Je ne sais pas, répondit le petit homme à moitié endormi: +qu'est-ce que c'est que prier? + +-- C'est demander au bon Dieu... Peut-être qu'il faudrait aussi +le remercier pour la pièce d'or. + +-- Non, puisque c'est la petite dame qui l'a donnée. + +-- Madame Perlet a dit que c'est peut-être le bon Dieu qui l'a +voulu afin que nous ayons du pain jusqu'à ce que notre papa soit +guéri. Alors, tu comprends, il faut lui dire merci. + +Le petit garçon ne répondit pas; cela ne lui paraissait pas clair +du tout. + +-- Charlot, ne veux-tu pas prier pour que le pauvre père soit +guéri quand nous irons le voir dimanche? + +Une vision de la figure immobile et rigide qu'il avait vue passa +devant les yeux fermés de l'enfant. Il murmura: + +-- Je ne veux pas aller le voir... Ca me fait peur... + +-- Oh! Charlot, notre pauvre papa! tu veux bien venir avec moi +voir si le bon Dieu l'a guéri? + +Mais Charlot dormait et Petite mère fit toute seule sa prière. + + + +XIII + + + +Madame Nanette monta le lendemain sur sa charrette chargée de +bidons plus tôt que de coutume. Elle n'avait pas ce jour-là sa +bonne figure souriante; elle était soucieuse et préoccupée. +Pendant tout le trajet elle ne prononça pas une parole et ne +regarda pas autour d'elle. C'est que madame Nanette avait un gros +poids sur le coeur. + +Arrivée devant la boutique du fruitier, elle descendit lentement +de son siége et entra, ce qui n'était pas sa coutume. + +-- Vous êtes bien matinale aujourd'hui, madame Nanette, dit le +fruitier en venant au devant d'elle. + +-- J'ai à vous parler, répondit brusquement la laitière. Vous +savez, ces petits enfants que j'ai ramenés hier matin?... + +-- Oui, après? + +-- Connaissez-vous leur adresse? + +-- Non... et pourtant ils me l'ont dite. Attendez, n'était-ce +pas?... Je ne puis me rappeler la rue, mais c'était près d'ici. +Avez-vous absolument besoin de cette adresse? + +-- Oui, il me la faut tout de suite; ces malheureux enfants ont +volé, la petite fille au moins, car le petit garçon est bien +jeune. Cela paraît certain. + +-- Que vous avais-je dit? s'écria le fruitier d'un air +triomphant. Ces enfants-là, c'est de la canaille, de la canaille +en herbe, j'ai vu ça tout de suite. Qu'est-ce qu'ils ont pris? + +-- La jeune fille qui les a reçus pour passer la nuit avait au +cou une croix en or qu'ils ont beaucoup admirée. Elle ne l'a pas +retrouvée après qu'ils étaient partis. Elle a cherché partout. + +-- Ca ne demandait pas beaucoup de réflexion pour savoir que la +petite drôlesse l'avait emportée; c'est futé comme des renards, +ces petits va-nu-pieds. Je l'ai bien su voir tout de suite, que +ce n'était rien de bon. + +-- Eh bien, moi, j'aurais mis ma main au feu que cette petite +était honnête, dit madame Nanette, qui ne pouvait s'empêcher de +trouver que le fruitier prenait un peu trop de plaisir à voir ses +soupçons confirmés; elle avait une figure si douce. + +-- Une petite figure d'hypocrite... Mais comment faire pour avoir +cette adresse? Tenez! je me souviens maintenant que, en +descendant la rue, ils ont parlé au grand agent de police... Sans +doute qu'ils lui ont demandé leur chemin. Le voilà justement en +face sur l'autre trottoir, je vais l'appeler. + +Le grand agent de police vint aussitôt. Il se souvenait bien des +enfants qui s'étaient jetés dans ses jambes et qu'il avait +regardés de si haut, mais il eut un peu de peine à retrouver le +nom de la rue. Quant au numéro il ne se le rappelait plus du +tout, mais la rue n'était pas si longue et les deux pauvres +petits y étaient sans doute connus. + +Munie de ces renseignements, madame Nanette continua sa tournée; +elle avait l'air de plus en plus sombre. Ce matin-là elle n'eut +pas le moindre sourire pour ses pratiques, tout au plus la +politesse indispensable. On avait peine à la reconnaître. + +C'est que madame Nanette avait bon coeur, et cela lui faisait +beaucoup de peine de penser que la petite figure pâle et +sérieuse, qui lui avait inspiré tant d'intérêt, était celle d'une +voleuse et d'une hypocrite. + +Sa tournée finie elle fit arrêter sa charrette à l'entrée de la +rue que l'agent de police lui avait indiquée et, d'après sa +description de nos deux pauvres petits, la première personne à +qui elle s'adressa comprit sans difficulté de qui elle voulait +parler. + +-- Eh! c'est Petite mère et son gros Charlot, dit la bonne dame +qu'elle interrogeait. Tout le monde les connaît dans notre rue, +les pauvres enfants. Tenez, c'est là à droite. Adressez-vous à la +concierge, ils sont toujours fourrés chez elle. + +Madame Nanette entra dans la loge où elle ne trouva que madame +Perlet et son mari. + +-- Vous voulez leur parler? dit la concierge, lorsque la +visiteuse lui demanda les deux enfants, ils ne sont pas encore +descendus. Attendez, je vais les appeler. Vous êtes sans doute +une parente? C'est le bon Dieu qui bous envoie. + +Madame Perlet la retint. + +-- Non, dit-elle, je ne leur suis rien. Est-ce que vous +connaissez les parents de ces enfants? + +-- La mère est morte depuis longtemps, le père est à l'hôpital. + +-- Ils disaient qu'ils ne savaient pas où il était?... + +-- Oui, mais nous l'avons retrouvé depuis hier. + +-- Alors, ils n'ont au moins pas menti. + +-- Menti! et pourquoi auraient-ils menti, les pauvres innocents? +C'est-il vous qui les avez pris chez vous avant-hier à la +campagne? + +-- Non, mais c'est moi qui les ai ramenés. Leur père est-il un +honnête homme? + +-- Il a l'air d'un bien honnête homme, mais nous ne le +connaissons pas depuis longtemps. + +-- S'il est honnête, il sera bien malheureux d'apprendre que sa +petite fille a volé. + +-- Volé!... s'écria la concierge. + +-- Oui, elle a volé dans la maison où on les a recueillis et où +l'on a été si bon pour eux. + +Alors elle raconta l'histoire de la croix d'or disparue. + +Madame Perlet écoutait avec stupeur. + +-- Mon Dieu! s'écria-t-elle, voilà pourquoi elle avait une pièce +de dix francs! Elle avait vendu la croix, la petite malheureuse! + +Le sifflement particulier du cordonnier se fit entendre; c'était +ainsi qu'il faisait en général comprendre à sa femme qu'elle +avait fait une bêtise ou une maladresse, mais elle était trop +préoccupée pour y faire attention. + +-- Voyons, dit-il, n'allons pas si vite. Rien n'est prouvé +encore; je ne croirai pas facilement que cette Petite mère soit +une voleuse, elle est trop bonne pour son petit frère. C'est +admirable de voir comme elle s'oublie pour lui. + +-- Ah! dit madame Nanette, et si c'est pour lui qu'elle a +volé?... + +-- On pourrait s'expliquer qu'elle prît pour lui un morceau de +pain s'il avait faim... et encore je ne l'en crois pas capable... +Mais un vol comme celui-là, je ne le croirai jamais. + +Madame Perlet se sentait un peu rassurée par la ferme conviction +de son mari. + +-- Mais cette croix qui a disparu, comment expliquez-vous cela? +demanda madame Nanette, et justement après que la petite fille +l'avait admirée. + +-- C'est vrai, répondit madame Perlet, et puis il y a la pièce +d'or... + +-- Il faut l'appeler, dit le cordonnier, elle pourra sans doute +s'expliquer. + +Madame Perlet alla dans la rue et appela. Au bout de quelques +minutes les enfants parurent se tenant la main. Charlot regarda +d'un air curieux tout autour de lui; il s'était mis dans la tête +qu'on les appelait ainsi pour leur donner le chocolat tant +désiré. D'où serait-il venu? Il n'en savait rien. Il sentait +seulement qu'il avait encore place dans son estomac pour +l'accueillir, quoiqu'il eût, comme de coutume, absorbé une part +très-considérable du déjeuner que nous savons; mais son regard +inquisiteur ne rencontra rien, absolument rien qui pût confirmer +cette espérance. Madame Nanette, M. et madame Perlet étaient tous +les trois debout et graves. Sans s'en rendre bien compte, les +deux enfants sentirent qu'il y avait quelque chose de particulier +dans l'atmosphère. Ils reconnaissaient bien madame Nanette, mais +comme elle ne leur disait rien, ils n'osèrent pas la saluer et se +tinrent debout aussi devant ce redoutable groupe. + +-- Laissez-moi la questionner, dit le cordonnier. + +-- Petite mère, ma fille, continua-t-il avec un accent de bonté +qui mit un peu au large le coeur de la pauvre enfant, dis-nous +encore l'histoire de ta pièce d'or. + +Ce n'était pas facile pourtant de répondre à une injonction comme +celle-là. Petite mère resta muette, ne comprenant pas pourquoi +elle devait redire ce qu'elle avait déjà dit. + +-- Dis-nous qui te l'a donnée, répéta le cordonnier d'un air +encourageant. + +-- C'est la belle petite dame, cria Charlot avant que sa soeur +pût ouvrir la bouche. + +-- Attends ton tour, mon garçon. Où as-tu rencontré cette belle +petite dame, ma fille? + +-- Dans la rue, répondit Petite mère d'une voix mal assurée et +d'un air si timide qu'elle avait vraiment les apparences d'une +coupable. + +-- Dans quelle rue? + +-- Je ne sais pas. + +-- Comment était-elle habillée? + +Petite mère répéta exactement sa description. + +-- Etait-elle seule? + +-- Non, avec une dame. + +-- C'était sa maman, interrompit Charlot. + +-- Et tu ne demandais rien?... + +-- Non. + +-- Alors comment se fait-il qu'elle ait eu l'idée de te donner? + +-- Je ne sais pas... Elle est venue vers moi pendant que sa maman +causait avec une autre dame, et elle m'a demandé si je mendiais. +J'ai dit non; alors elle m'a donné la belle pièce de cinquante +centimes et elle m'a embrassée. + +Au souvenir de ce baiser, la voix de Petite mère trembla un peu +plus; elle croyait le sentir encore. + +-- Oui, dit Charlot, et alors elle s'est vite sauvée et nous ne +l'avons plus revue. + +-- Voilà, dit madame Nanette, une histoire qui n'est guère +probable. Je m'en vais te dire, moi, ce que tu as fait, petite +menteuse! Tu as volé la croix d'or de cette bonne Sylvanie qui +vous a fait du bien à ton frère et à toi; tu as été la vendre +pour dix francs, et tu as inventé cette histoire absurde pour +tromper les braves gens qui ont confiance en toi. Et maintenant +tu me regardes avec de grands yeux étonnés, comme si tu ne savais +pas tout cela mieux que moi; mais nous ne sommes pas si bêtes que +tu crois et nous savons ce qui en est aussi bien que si tu nous +le racontais toi-même. Une petite créature pas plus haute que ça +qui sait déjà voler, mentir, tromper, c'est du gibier de prison! +Allons, allons, pas de ces airs d'innocence!... tu ne trompes +plus personne, ainsi c'est inutile. + +Madame Nanette était tellement indignée de ce qu'elle croyait +être l'hypocrisie de la pauvre enfant, qu'elle n'avait plus de +pitié dans le coeur. Elle s'était attendue à trouver une petite +fille coupable, mais honteuse de sa mauvaise action, et prête à +tout avouer. Elle pensait que peut-être une enfant si jeune, et +qui n'avait plus de mère, n'avait pu se rendre compte de ce +qu'elle faisait en prenant ce qui ne lui appartenait pas; mais +l'histoire si bien inventée de la pièce d'or, cette habileté, +cette ruse, ces mensonges si bien combinés et qu'elle avait même +appris à son petit frère, cet air d'étonnement qu'elle croyait +joué, tout cela remplissait l'âme honnête de la fermière d'un tel +dégoût, qu'elle n'avait plus qu'une pensée, faire partager aux +autres ses sentiments d'indignation et voir traiter la +malheureuse enfant avec le mépris qu'elle méritait. + +-- N'est-ce pas affreux? demanda-t-elle au concierge et à sa +femme. + +-- Ah! oui, c'est affreux, répondit madame Perlet. + +Mais le cordonnier prit la parole: Ce qui est affreux, dit-il, +c'est qu'on puisse croire si facilement au mal. Je ne dis pas que +la pauvre petite n'ait pas bien des choses contre elle, mais moi +qui la connais un peu, je sais qu'elle a pour elle son bon +caractère, sa bonne conduite, et son nom lui-même. Allons, Petite +mère, ma fille, viens ici, ajouta le brave homme en l'attirant à +lui, et dis-moi si tu sais de quoi on t'accuse. + +Petite mère le regarda d'un air terrifié et suppliant. Il vit +bien qu'elle n'avait pas entièrement compris. + +-- Cette dame dit que tu as pris la croix d'or de Sylvanie et que +tu l'as vendue pour ta pièce d'or. + +L'enfant resta muette. C'était si étrange qu'on pût croire une +semblable chose. + +-- Tu l'as vue, cette croix d'or? + +-- Oui, elle me l'a mise au cou un petit moment. + +-- Qu'en as-tu fait? + +-- Je la lui ai rendue. + +-- Et quand tu es partie, où était-elle, la croix? + +-- Sylvanie ne l'avait pas au cou, répondit Petite mère, +rassemblant ses souvenirs, je ne crois pas, au moins. + +-- Je crois bien qu'elle ne l'avait pas!... interrompit madame +Nanette. + +-- L'avais-tu revue le matin avant de partir? + +-- Non, répondit l'enfant dont la voix peu à peu se +raffermissait. + +-- Tu nous dis bien la vérité?... Tu sais que Dieu t'entend. + +En parlant ainsi le cordonnier regardait au fond de ses yeux +limpides; il ne put s'empêcher de sourire en rencontrant son +regard candide lorsqu'elle répondit: + +-- Oui. + +En entendant ces paroles, Charlot jeta un coup d'oeil inquiet +autour de lui: "Tu sais bien que Dieu t'entend," avait dit le +cordonnier. Il fallait bien que ce fût vrai puisque tout le monde +le disait. Dieu n'était donc pas dans le ballon, car il n'aurait +pas pu entendre de si loin Petite mère qui parlait si bas. Où +était-il donc? + +-- Eh bien, dit M. Perlet, c'est une singulière histoire, mais je +suis convaincu -- vous m'entendez, madame -- que cette petite n'a +rien fait de mal et qu'elle dit la vérité. Je ne puis pas vous +forcer à le croire, mais souvenez-vous de ce que je dis. Un jour +viendra où tout sera expliqué. + +-- Vous êtes facilement satisfait, répondit madame Nanette; je ne +demanderais pas mieux que de le croire car cette petite m'avait +pris le coeur; mais que voulez-vous? je ne peux pourtant pas dire +qu'il fait nuit en plein midi, et je vous conseille tout de même +de bien la surveiller. + +Et madame Nanette sortit de la loge sans saluer personne. Elle +craignait que tout le monde ne fût d'accord pour la tromper. + +-- Ecoute, madame Perlet, dit le cordonnier lorsqu'elle eut +disparu, tu as confiance en moi, n'est-ce pas? + +-- Certainement... mais pourtant... Es-tu bien sûr? Tout cela est +si singulier!... Nous ne connaissons pas beaucoup ces enfants. + +-- Il n'y a pas besoin de tant de connaissance. On voit bien vite +si l'on a affaire à un bon petit coeur, et je suis sûr que celle-ci +en a un où il n'y a pas plus place pour le mensonge que pour +l'égoïsme. Voyons, ma bonne femme, j'ai plus fréquenté le monde +que toi, et je te dis que cette petite-là est un trésor. Et +maintenant, écoute-moi bien! Que personne dans la maison ne sache +un mot de ce qui s'est passé ce matin! C'est heureux que je me +sois trouvé ici. Au revoir, je m'en vais chercher de l'ouvrage. + + + + +-- Et si tu n'en trouves pas?... + +-- Eh bien, j'en chercherai encore. Il faudra bien qu'il s'en +trouve une fois. C'est déjà un soulagement de savoir que nous +avons un logement assuré. + +-- Oui, mais il faut payer d'avance, et si tu ne travailles pas, +ce n'est pas le dédommagement que le propriétaire nous accorde... + +-- Allons, allons, ne croasse pas!... Je vais peut-être avoir du +travail aujourd'hui. Bien sûr qu'il y en a pour moi quelque part, +il ne s'agit que de le trouver. + +A peine M. Perlet était-il parti qu'une des locataires entra dans +la loge que les enfants venaient aussi de quitter. + +-- Dites donc, madame Perlet, il y a eu du monde chez vous ce +matin... Qu'est-ce qu'elle voulait donc, cette dame? Est-ce vrai, +ce qu'on dit dans la maison que la petite au locataire du +quatrième est une voleuse?... + +-- Qui vous l'a dit? demanda la concierge. + +-- Je n'en sais rien, tout le monde en parle. + +La bonne dame se garda bien de dire que c'était elle qui avait +entendu de la cour une partie de la scène qui avait eu lieu dans +la loge, et qu'elle s'était hâtée de le colporter. + +-- Vous savez, ajouta-t-elle tout se redit... + +-- Oui, par ceux qui écoutent aux portes, répondit madame Perlet +qui savait bien à qui elle avait affaire. + +-- Dites-moi ce qui en est, continua la voisine qui fit semblant +de ne pas entendre afin de ne pas être obligée de se fâcher, et +de ne pas perdre ainsi sa chance de savoir tous les détails de +l'histoire. + +-- Il n'y a rien à dire. On s'était trompé, voilà tout. + +-- Vraiment? Cette dame a été convaincue?.. Elle avait l'air de +bien mauvaise humeur en s'en allant. + +-- Ca m'est égal, qu'elle soit convaincue ou non, mon mari sait +bien ce qui en est. + +-- Vraiment? On l'accuse donc d'un vol, cette petite? + +-- Puisque vous le savez, vous n'avez pas besoin de me +questionner! + +-- Voyons, madame Perlet, vous feriez mieux de me dire tout, +parce que, vous savez, on exagère... Il faut que je puisse +raconter la vérité vraie. + +Madame Perlet se rendit à ce raisonnement, et une demi-heure +après l'histoire de Petite mère, de sa pièce d'or et de +l'accusation portée contre elle, courait le voisinage. Bien peu +doutaient qu'elle fût coupable: on aime mieux être crédule au mal +qu'au bien, et puis il faut le reconnaître, les apparences +étaient contre elle. On mettait bien une sorte de charité à dire +en hochant la tête: Pauvre petite, c'est si jeune et ça n'a pas +de mère. Ce n'est pas étonnant qu'elle tourne mal, mais faut-il +qu'elle soit rusée pour avoir inventé une pareille histoire!... + +Les enfants de la maison furent mis au courant lorsqu'ils +revinrent de l'école, et je ne jurerais pas que quelques-uns +d'entre eux n'aient pas envié à Petite mère son habileté à se +procurer des pièces d'or, mais ils n'en étaient pas moins remplis +d'une vertueuse indignation et ils se promirent de la lui faire +sentir par tous les moyens en leur pouvoir. + +C'est étonnant combien la triste aventure de la pauvre enfant +excita autour d'elle, dans tous les coeurs, un sentiment de +propre justice et d'intime satisfaction de ce que, sur elle seule +dans la maison, pesait une telle honte. Il semblait que chacun +eût monté d'un degré dans sa propre estime. Depuis longtemps il +n'y avait eu autant d'animation, autant de fraternité dans cette +pauvre maison. On s'abordait, on se réunissait pour causer tout +en travaillant. Seule madame Charles, à qui son chat n'apportait +pas les nouvelles, resta dans une ignorance complète de ce qui +mettait tout ce petit monde en émoi. + + + +XIV + + + +Petite mère avait remonté les quatre étages suivie de Charlot qui +tenait sa robe et s'accrochait à elle comme s'il avait peur. Il +avait peur, en effet, mais de quoi?... Il n'aurait pu le dire, +car il ne comprenait que bien vaguement de quoi il s'agissait. +Petite mère s'assit sur sa chaise sans dossier, et se mit à +réfléchir. Charlot s'était accroupi par terre tout près d'elle; +suivant son ancienne habitude il appuyait sa tête sur ses genoux +et levait vers elle des yeux inquiets. + +-- Petite mère, demanda-t-il, pourquoi pleures-tu? Est-ce qu'ils +veulent te faire du mal? + +-- Oh! Charlot, répondit-elle, et elle ne put plus retenir ses +sanglots, ils croient que j'ai volé!... + +-- Volé!... répéta le petit garçon pour qui ce mot avait un sens +vague et terrible. + +Il se souvenait que dans la maison qu'ils avaient habitée +autrefois il y avait un jeune garçon que l'on appelait "le +voleur", que l'on montrait au doigt et dont tout le monde +s'éloignait. Ce malheureux enfant, que le mépris dont on +l'accablait avait endurci plutôt qu'humilié, était la terreur des +petits sur qui il se vengeait de la sévérité des grands. Charlot +avait gardé de lui un souvenir plein d'effroi, car il lui donnait +une taloche à chaque rencontre et il lui avait plus d'une fois +enlevé son morceau de pain lorsqu'il le trouvait le mangeant seul +dans l'escalier. Et maintenant c'était Petite mère qu'on accusait +d'être une voleuse!... Il ne pouvait comprendre cela, c'était +monstrueux... + +-- Mais tu n'as pas volé, toi?... dit-il + +-- Non, tu le sais bien, Charlot; je ne voudrais pas voler pour +rien au monde. Comment est-ce qu'ils peuvent le croire?... + +Sa pensée se perdait dans ce mystère; tout à coup il se fit un +rayon de lumière. + +-- Oh! dit-elle, je sais maintenant!... je n'avais pas pu +comprendre tout de suite. Oh! Charlot, si nous pouvions +rencontrer encore la petite dame! Elle se souviendrait bien +qu'elle m'a donné une pièce d'or... Alors on ne croirait plus que +j'ai volé. + +-- J'irai la chercher, dit Charlot en se redressant. + +-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas elle demeure, ni moi non +plus; nous l'avons rencontrée dans la rue, tu sais bien. + +-- J'irai dans la rue!... + +Il allait ajouter: Quand je serai grand, mais il s'arrêta. +Peut-être serait-ce bien long d'attendre... + +Petite mère regardait le ciel d'un air désolé. + +-- Si le père était ici, il dirait que je ne suis pas une voleuse +et on le croirait, mais nous sommes tout seuls!... + +Tout à coup elle se souvint des paroles du cordonnier, sa figure +s'illumina. + +-- Monsieur Perlet ne l'a pas cru, lui, dit-elle. Il est bon; je +l'aime beaucoup. + +Cette pensée que quelqu'un dans la maison avait confiance en elle +raffermit son courage. Elle essuya ses yeux et embrassa Charlot. + +-- Ah! dit celui-ci dont la figure s'illumina aussi, quand je +serai grand je les battrai, ceux qui disent que tu es une +voleuse, et même je les tuerai!... + +-- Oh! non, Charlot, tu ne voudrais tuer personne. Maintenant ne +pensons plus à tout cela. Vois-tu, il fait beau, nous irons nous +promener. + +-- J'ai faim, répondit le petit garçon revenant à sa +préoccupation dominante. + +-- Déjà!... Oh! Charlot, tu sais bien pourquoi nous ne pouvons +rien avoir avant midi, et je crois qu'il a sonné dix heures il y +a un moment. Viens, sortons un peu, cela te fera oublier. + +Ils descendirent. Au second étage une porte était entr'ouverte: +une figure d'enfant parut dans l'ouverture, puis on entendit une +voix qui disait: + +-- Mère, c'est elle!... + +Et la mère répondit: + +-- Comment ose-t-elle se montrer? je te défends de lui parler, tu +m'entends?... + +Il était impossible que ces paroles, prononcées d'une voix haute +et claire, ne parvinssent pas aux oreilles de Petite mère. Elle +rougit, pâlit et hésita à passer; c'était d'elle qu'on parlait, +elle en était sûre; mais Charlot n'avait pas entendu, ou il +n'avait pas compris et il la tirait en avant. + +Lorsqu'elle posa sa clef sur la table de la loge madame Perlet la +prit sans la regarder et sans lui dire un mot. Petite père vit +que le cordonnier était absent et s'éloigna bien vite. + +Dans la rue une ou deux voisines vinrent sur le seuil de leurs +boutiques et la regardèrent d'un air particulier. Petite mère n'y +fit d'abord pas attention; elle ne pensait pas que sa réputation +de voleuse se fût déjà répandue en dehors de la maison, mais elle +entendit la fruitière dire à haute voix à une personne qui +regardait par-dessus son épaule: + +-- Ca a des airs doux, timides... On ne sait plus à qui l'on peut +se fier dans ce monde. + +Alors Petite mère se hâta de tourner le coin de la première rue +et elle essuya une grosse larme sans que Charlot s'en aperçût. + +Ils marchèrent longtemps sans se rien dire, puis ayant atteint un +boulevard ils s'assirent sur un banc. Une femme pauvrement vêtue +y était établie avant eux, et deux enfants d'aussi misérable +apparence que leur mère jouaient auprès d'elle, prenant la terre +avec leurs mains et faisant des creux et des pâtés comme ils +l'avaient vu faire à d'autres enfants avec des pelles en bois. La +mère paraissait triste et abattue; elle regardait les enfants et +soupirait de temps à autre. Pourtant lorsqu'elle vit que les deux +petits s'amusaient, riaient en secouant leurs mains sales, et que +le soleil avait mis un peu de couleur à leurs joues pâles, elle +se mit à sourire et dit en caressant la tête du plus jeune: + +-- Nous sommes bien ici, n'est-ce pas, mon Georges? + +Le petit ne répondit pas, mais l'aîné, qui venait d'ajouter une +poignée de terre à son édifice, se retourna en disant: + +-- Nous resterons encore longtemps. + +-- Jusqu'à midi, répondit la mère, ce bon soleil me réchauffe et +vous êtes mieux ici que dans notre chambre humide. + +Petite mère avait remarqué que la pauvre femme était pâle et +maigre à faire pitié; elle paraissait respirer avec peine, et +comme le banc n'avait pas de dossier, sa taille se pliait en deux +n'ayant pas la force de se soutenir. Elle était bien malade, il +était facile de le voir. + +Au bout d'un moment elle parut remarquer les deux enfants qui +étaient venus s'asseoir à côté d'elle. Charlot suivait d'un oeil +d'envie le jeu des deux petits, dont l'aîné était à peu près de +sa taille mais moins vigoureux que lui. + +-- Veux-tu jouer avec eux? demanda la mère qui devinait son +désir. + +Quand il eut mis, comme les autres la main au pâté de terre, elle +regarda plus attentivement sa soeur et fut frappée de son air +chétif, qui faisait contraste avec la bonne mine du petit garçon, +et de l'expression triste de son visage pâle. + +-- C'est ton frère? demanda-t-elle pour entrer en conversation. + +-- Oui, madame. + +-- Où est ta maman? + +-- Elle est morte, depuis bien longtemps... + +-- Pauvres petits!... + +Petite mère ne s'étonnait plus de cette exclamation. Elle savait +bien maintenant qu'ils étaient de "pauvres petits!" + +-- Et ton père? + +-- Il est bien malade à l'hôpital. + +La pauvre femme ne dit rien, mais Petite mère vit bien qu'elle +avait beaucoup de pitié pour eux. Elle savait que bientôt peut-être +les deux petits enfants qui jouaient à ses pieds seraient, +eux aussi, abandonnés. + +Elle n'avait pas la force de parler beaucoup, et Petite mère +n'était guère disposée à entretenir une conversation; outre sa +timidité naturelle, elle avait sur le coeur un poids écrasant. +Pourtant elle était heureuse d'être assise auprès de cette +inconnue qui la regardait avec compassion; elle se sentait comme +abritée et oubliait un peu les regards malveillants et les +paroles dures qui lui avaient fait tant de mal. Et puis Charlot +était content de jouer, et Petite mère aimait à le voir content. +Le doux soleil de mai, traversant le maigre feuillage de l'arbre +sous lequel elles étaient assises, réchauffait ces deux êtres +souffrants, la pauvre mère minée par la maladie et le souci, et +la frêle enfant qui ne connaissait guère de la vie que ses +tristesses. Après l'angoisse qu'elle avait éprouvée le matin, +Petite mère se sentait rafraîchie par ce voisinage doux et +bienveillant. Hélas! ce sentiment de bien-être et de repos ne +devait pas durer longtemps. + +Deux jeunes filles passèrent en se donnant le bras, riant et +causant très-haut comme pour attirer l'attention. Lorsqu'elle +furent en face du banc, l'une d'elles s'arrêta brusquement en +montrant Petite mère. + +-- Tiens! dit-elle, regarde, c'est la voleuse! + +Puis s'adressant à la pauvre enfant, elle lui demanda, avec un +ricanement grossier, si elle avait encore trouvé une pièce d'or, +et si elle était contente de sa matinée, après quoi la saluant du +nom de "mademoiselle la voleuse," elles s'éloignèrent. + +Petite mère, tout effarée, reconnut deux jeunes filles qu'elle +rencontrait souvent dans son escalier. + +La pauvre femme, assise près d'elle, l'avait regardée d'un air +d'étonnement et avait fait un mouvement instinctif pour +s'éloigner d'elle; Petite mère avait baissé la tête et deux +larmes coulaient le long de ses joues. La malade y vit un signe +qu'elle était coupable; sa pitié, pour l'enfant sans mère qui +avait pu être entraînée au mal par la misère et l'abandon, lutta +dans son coeur avec l'horreur que lui inspirait une voleuse. Si +elle avait été seule, la pitié l'eût emporté et elle aurait +montré de l'intérêt à Petite mère; mais ses enfants... elle ne +pouvait pas les laisser dans la société d'enfants vicieux. Elle +se leva donc sans mot dire et voulut prendre les deux petits +garçons par la main pour les éloigner, mais l'émotion lui avait +ôté le peu de force qui lui restait; elle chancela et dut +s'appuyer contre le tronc d'arbre. Petite mère courut à elle et +la ramena au banc où elle la fit asseoir en appuyant sa tête +contre son épaule. Au bout d'un moment la pauvre femme rouvrit +les yeux et, repoussant l'enfant avec une sorte de violence, elle +se redressa et respira avec effort. + +-- Laisse-moi, dit-elle, je me remettrai mieux toute seule. +Emmène ce petit! je ne veux pas qu'il joue avec mes enfants. + +La petite fille se leva et emmena Charlot qui essaya de résister, +mais se tut et obéit lorsqu'il eut jeté un regard sur la figure +bouleversée de sa soeur. + +Quelques pas plus loin, Petite mère, par une impulsion soudaine, +lâcha sa main et revint près du banc. + +-- Madame, dit-elle à la malade qui la regardait d'un air étonné +et sévère, je ne suis pas une voleuse, je vous assure que je ne +le suis pas. + +Avant que celle-ci eût pu répondre, Petite mère avait rejoint +Charlot et s'en allait avec lui sans se retourner. Si elle en +avait eu la force, la pauvre femme l'aurait suivie, l'aurait +prise dans ses bras et lui aurait dit: + +-- Je te crois, ma fille. Non, tu n'es pas une voleuse. + +Les paroles de Petite mère, son accent, son regard avaient porté +la conviction dans son âme et elle la suivit longtemps des yeux. + +Où aller maintenant? Petite mère était si lasse... Nulle part +dans ce dédale de rues, dans cette fourmilière humaine elle ne +pouvait trouver un asile, une protection... Ils errèrent encore +un peu; car elle n'avait pas le courage de rentrer... De loin +elle vit l'hôpital et le montra à Charlot. + +-- Vois-tu, dit-elle, c'est là qu'est le père, dans cette grande +maison. + +-- Je ne veux pas y aller! cria le petit garçon qui frissonnait +au souvenir de ce qu'il avait vu la veille. + +-- Nous ne pouvons pas y aller avant dimanche; peut-être qu'alors +il sera guéri, Charlot. Il nous faut le demander au bon Dieu, la +bonne soeur nous l'a dit. + +-- Mais, répondit le petit garçon, nous ne pouvons pas le lui +demander puisque nous ne savons pas où il est. + +-- Vois-tu, Charlot, il est partout. Tu ne peux pas comprendre +ça, ni moi non plus, mais Sylvanie l'a dit et monsieur Perlet +aussi. Il voit tout... il entend tout. + +Comme elle prononçait ces mots, sa figure s'illumina tout à +coup... + +-- Mais alors, ajouta-t-elle, il sait que je n'ai pas volé la +croix!... Il sait que je ne mens pas!... Oh! Charlot, quel +bonheur!... peut-être qu'il le dira aux autres qui ne veulent pas +le croire... Charlot, je suis si contente qu'il le sache. + +Charlot ne partageait pas la joie de sa soeur; il ne pouvait +absolument pas débrouiller ses idées sur ce sujet, et la pensée +du ballon s'associait obstinément dans son esprit à celle de cet +être mystérieux qui, disait-on, voyait tout, entendait tout, et +que lui ne pouvait ni voir ni entendre nulle part. + +Midi sonnait à toutes les églises et les enfants reprirent le +chemin de la maison. La pensée qu'il y avait quelqu'un qui savait +qu'elle n'était pas coupable donnait à Petite mère un courage +tout nouveau pour braver les regards et la malveillance des +voisins. + +Lorsqu'ils arrivèrent à la loge, le déjeuner était servi. C'était +un ragoût de pommes de terre avec quelques débris de viande qui +était fort apprécié des enfants. Madame Perlet ne les regarda +pas, elle était occupée d'un visiteur qui, debout, appuyé contre +la commode, causait avec elle. C'était un des locataires. + +-- Vraiment, disait-elle, vous avez fait une pareille folie!... +vingt francs pour voir ce que le moindre moineau peut voir tous +les jours. + +-- Pardon, pardon, madame Perlet. Les moineaux ne montent pas si +haut que ça. Je n'ai pas d'enfants, voyez-vous, et je gagne bien +ma vie, je puis donc m'accorder de temps à autre une petite +fantaisie. Eh bien, vrai, ça en valait la peine. + +Pendant qu'il parlait, monsieur Perlet avait attiré Petite mère +sans rien dire, et il la tenait serrée contre lui. Cette étreinte +affectueuse donnait à la pauvre petite un sentiment délicieux de +protection. + +-- Avec qui étiez-vous là dedans? demanda le cordonnier au +voisin. + +-- Avec des messieurs et une dame, du beau monde, qui me +regardait un peu de travers comme si mon argent ne valait pas le +leur. Une fois dans les nuages je voudrais bien savoir si je ne +pesais pas autant qu'eux. Ah! je ne me repens pas d'y être allé, +vraiment, et je vais recommencer à économiser pour faire encore +un voyage en ballon l'année prochaine. + +Charlot écoutait de toutes ses oreilles. Quand il fut bien sûr +d'avoir compris il prit la parole. + +-- Est-ce que le bon Dieu y était? demanda-t-il au voyageur en le +tirant par sa manche. + +-- Où donc, mon petit ami? + +-- Dans le ballon... + +-- Mais non, pas que je sache; du moins pas plus qu'il n'est ici. +Pourquoi demandes-tu cela? + +-- Ah! dit Charlot avec un soupir, alors s'il n'est pas dans le +ballon, je ne comprends pas où il peut être. + +-- Qu'est-ce qu'il veut dire? demanda le locataire étonné. + +-- Je croyais qu'il demeurait dans le ballon, reprit l'enfant +d'un ton de complet découragement, et je voudrais tant le trouver +parce que Petite mère dit qu'il sait qu'elle n'est pas un +voleuse. + +-- Qu'est-ce qu'il veut dire? répéta le visiteur de plus en plus +étonné, car il n'avait pas encore entendu parler de la triste +histoire qui remplissait la maison. + +-- Il ne sait ce qu'il dit, répliqua M. Perlet. Allons, Charlot +mon garçon, tais-toi et laisse-nous causer raisonnablement. + +Charlot recula d'un pas, mais il ne pouvait renoncer à la parole +sans une dernière question. + +-- Alors, dit-il, à quoi sert le ballon si le bon Dieu n'y +demeure pas? + + + +XV + + + +Lorsque les enfants remontèrent dans leur chambre ils y +trouvèrent un hôte inattendu: Charlot, le chat, avait repris le +même chemin qui l'avait amené la première fois; il était sur le +rebord de la fenêtre et miaula piteusement en les voyant. L'autre +Charlot, implacable dans son ressentiment, voulut se jeter sur +lui pour lui tirer la queue, mais Petite mère le retint. + +-- Non, non, dit-elle, tu le ferais sauver. Laisse-moi le prendre +tout doucement. Je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Charlot, +il ne t'en a pas fait. + +Le chat ne songeait point à se sauver: il se laissa prendre sans +aucune difficulté mais, après avoir subi de bonne grâce quelques +caresses, il sauta à terre et se dirigea vers la porte où il +miaula jusqu'à ce que la petite fille la lui eût ouverte; alors +il sortit, mais une fois dans le couloir il se retourna et +regarda Petite mère en miaulant encore. + +-- Qu'est-ce qu'il a donc? demanda celle-ci; allons avec lui, +Charlot; on dirait qu'il veut nous montrer quelque chose. + +Content de voir qu'on le comprenait enfin, le chat conduisit les +enfants devant la porte de sa maîtresse. Là il regarda de nouveau +Petite mère comme pour lui demander son secours. Elle frappa, +n'osant ouvrir comme le chat semblait l'y inviter. Une voix +faible répondit et Petite mère entra. Le chat, ayant réussi dans +son entreprise, passa devant elle et, s'avançant d'un air calme +et majestueux, il sauta à sa place accoutumée, mais le lit cette +fois n'était pas vide. + +-- Ah! dit la vieille dame qui y était couchée la figure toute +rouge de fièvre, vous voilà enfin! j'ai tant appelé que ma voix +en est tout enrouée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu deviner que +j'étais malade en ne me voyant pas sortir de ma chambre?... Dans +cette maison on ne s'inquiète pas plus de vous que si vous +n'existiez pas. On peut mourir sans que personne y prenne garde. + +Un peu effrayée de cet accueil, Petite mère s'approcha timidement +en disant: + +-- Etes-vous malade, madame? + +-- Je le pense bien que je suis malade!... C'est facile à voir +que je suis malade! Depuis hier matin que je suis clouée dans mon +lit sans pouvoir me remuer!... C'est mon rhumatisme dans le dos, +je souffre comme une misérable... Et mon pauvre chat qui n'a pas +eu son lait hier ni ce matin, c'est encore ça qui me tourmente le +plus. + +A ce moment, apercevant Charlot derrière sa soeur, madame Charles +fit une exclamation de mécontentement. + +-- Je ne veux pas que ce méchant garçon reste ici, dit-elle, il +est capable de me tuer mon chat. Renvoie-le, petite! + +-- J'aime mieux m'en aller, répliqua Charlot, je n'ai pas du tout +envie de rester avec vous, parce que vous êtes méchante. + +-- Oh! Charlot! dit Petite mère, tu ne dois pas parler ainsi. Va +jouer dans la cour. Je t'appellerai quand j'aurai fini. + +Charlot jeta un regard de haine sur le chat. Ne pourrait-il donc +jamais se venger de son ennemi? Mais d'un autre côté il aimait +réellement mieux quitter cette chambre, car notre Charlot avait +toujours éprouvé peu de sympathie pour les malades, et l'humeur +grondeuse de la vieille dame ne lui paraissait nullement +agréable. Faisant donc un geste menaçant à l'adresse du chat qui, +roulé en boule et confortablement assoupi, ne s'en aperçut pas, +il s'en alla. + +-- A présent, dit la malade, tu vas d'abord m'arranger mon +oreiller. Il me semble que j'ai une pierre sous la tête. Là, fais +attention, petite. Tu l'ôteras tout doucement, tu le secoueras +bien et puis tu me le remettras. Je puis me soulever un peu... + +Petite mère se souvenait-elle encore de ce qu'il faut aux +malades? Elle était si adroite dans ses mouvements et avait la +main si légère, que la vieille dame ne lui fit aucun reproche et +soupira de satisfaction lorsqu'elle put reposer sa tête sur un +oreiller lisse et moelleux. L'abandon où elle était restée depuis +deux jours l'avait irritée, mais au fond madame Charles était +bonne et elle remercia l'enfant d'un ton plus doux. + +-- Tu sais mieux t'y prendre que je n'aurais cru, lui dit-elle. + +Petite mère se sentit encouragée par ces paroles. + +-- Maintenant, ouvre le tiroir d'en haut de ma commode. Il y a +dans le coin de droite, sous mes mouchoirs, un porte-monnaie? + +Petite mère l'eut bientôt trouvé. + +-- Apporte-le-moi. Ouvre-le et prends-y deux gros sous: referme-le +et mets-le sous mon oreiller. Tu vas aller me chercher mon +lait. Prends la tasse avec toi. + +En un clin d'oeil Petite mère l'eut découverte. + +-- N'en verse pas, et n'en bois pas une goutte! lui cria madame +Charles lorsqu'elle quitta la chambre. + +En revenant de chez la fruitière la petite fille trouva Charlot +sur l'escalier; il s'ennuyait sans elle, étant si accoutumé à ne +pas la quitter. Ses yeux brillèrent lorsqu'il vit la tasse pleine +d'un lait blanc et épais. + +-- Donne m'en une goutte, dit-il en se haussant pour l'atteindre. + +-- Non, Charlot, j'ai promis de n'y pas toucher, tu vas le +renverser et alors qu'est-ce que je ferai? + +-- J'en veux, dit le petit garçon en faisant un mouvement si +violent que la tasse faillit échapper aux mains de sa soeur. + +-- Oh! Charlot, que fais-tu? cria la pauvre petite. + +Il était parvenu à lui faire baisser le bras et il avait bu une +gorgée, mais l'accent suppliant de sa soeur l'arrêta. + +-- Charlot, c'est voler! disait-elle, ce lait n'est pas à nous. + +Une voisine avait assisté sans qu'elle s'en doutât à cette petite +scène, et regardant Petite mère d'un air méprisant, elle lui dit: + +-- Te voilà tout à coup bien sainte n'y touche. Mieux vaut encore +voler une goutte de lait qu'une croix d'or. + +-- Vous êtes une méchante! cria Charlot en fermant ses deux +petits poings avec colère, elle n'a pas volé la croix d'or, le +bon Dieu le sait. + +Petite mère montait en pleurant. + +Arrivée auprès de madame Charles elle reçut ses instructions sur +la quantité de lait qu'elle devait donner au chat. + +-- Tu n'y as pas touché? demanda la malade. + +L'enfant hésita. Elle n'y avait pas touché elle-même, mais on y +avait touché pourtant. Elle répondit que son petite frère avait +voulu en boire une goutte. + +-- C'est un mauvais garçon, dit la malade: il ne faut pas le +laisser entrer dans ma chambre. + +-- Il n'est pas méchant, répondit Petite mère, mais il est encore +petit et il aime tant le lait... + +Le chat était descendu du lit et suivait tous ses mouvements, de +ses yeux demi-fermés, avec un intérêt qu'il parvenait mal à +dissimuler. Son repas fut placé comme de coutume sur la table +car, dit sa maîtresse, il en a l'habitude et il n'aime pas qu'on +le dérange. Alors Petite mère dut faire le café de la malade, +ranger sa chambre, épousseter les meubles. Elle s'en acquitta si +bien que celle-ci en fut attendrie pour elle. + +-- As-tu mangé? lui demanda-t-elle lorsqu'elle fut sûre que le +chat n'avait pas laissé une goutte de son lait. + +Sur sa réponse affirmative la vieille dame chercha une bonne +place sur son oreiller et s'assoupit. Minet était resté sur la +table devant sa soucoupe bien léchée, filant d'un air de +béatitude. + +Petite mère ne savait que faire. Elle avait bien envie de +rejoindre Charlot, mais elle craignait que la porte ne fît du +bruit. Ce fut le chat qui vint à son secours; il voulut sortir et +comme madame Charles avait fait fermer la fenêtre il alla miauler +devant la porte. Sa maîtresse, sans se retourner, dit à demi-voix: + +-- Ouvre-lui!... Et Petite mère le suivit et entra un moment dans +sa chambre. + +Lorsqu'elle descendit dans la cour pour y chercher son frère, un +vrai tumulte y régnait. Aidé des enfants du concierge, Charlot +avait réussi à attraper son homonyme, puis on l'avait lâché après +lui avoir attaché à la queue une pelle en fer battu qu'il +traînait avec épouvante derrière lui; plus il courait, faisant +mille tours et détours, plus la belle bondissait sur le pavé avec +un tapage étourdissant. Le pauvre animal semblait affolé. Lui si +lent et si majestueux dans ses allures, courait, sautait, +tournait et retournait sur lui-même, par moments il avait presque +des convulsions de rage et de terreur. + +Une voisine regardait et riait tout en essayant de gronder. + +Petite mère se précipita dans la loge en appelant madame Perlet; +elle savait combien celle-ci avait le coeur tendre pour les +animaux. Un moment après le chat était délivré, ses persécuteurs +avaient reçu chacun un soufflet, et la concierge, toute +tremblante d'indignation, leur déclarait que les enfants qui font +souffrir les pauvres bêtes sans défense peuvent être assurés de +périr sur l'échafaud. -- Après cette exécution qui n'avait pris +que deux minutes, madame Perlet monta auprès de la malade qui +l'accueillit par des reproches. + +-- Sans cette petite fille que serai-je devenue? lui dit-elle. Je +serais morte s'il m'avait fallu passer encore une journée sans +aucun soin et une nuit avec la fenêtre entr'ouverte!... Oui, ce +serait vraiment la mort pour une personne qui a des rhumatismes, +même en été et vous savez si les nuits sont fraîches maintenant. +Vous auriez bien pu vous inquiéter un peu de moi, madame Perlet, +en ne me voyant pas descendre depuis avant-hier. Et mon pauvre +chat qui n'avait rien mangé de tout ce temps!... S'il n'avait eu +l'intelligence de pousser la fenêtre avec sa patte jusqu'à ce +qu'il ait pu passer, nous serions encore dans cette belle +situation. + +-- Le voilà que je vous le rapporte, votre chat, dit madame +Perlet que ces reproches irritaient un peu. Sans moi il serait +devenu enragé. Vous pouvez bien penser que j'ai autre chose à +faire qu'à m'inquiéter de savoir si mes locataires descendent ou +ne descendent pas; vous aurez du reste bientôt une autre +concierge qui saura peut-être mieux s'y prendre que moi pour vous +contenter. + +-- Ne vous fâchez pas, madame Perlet, reprit la malade avec plus +de douceur. Si vous saviez ce que c'est que d'être là pendant +plus de trente heures toute seule et sans pouvoir remuer, vous +auriez plus de pitié. + +-- C'était bien pénible, sans doute, reprit la concierge adoucie +à son tour, mais nous avons tous nos maux, madame Charles. Mon +mari n'a pas encore trouvé d'ouvrage, et ça me ronge, voyez-vous. + +-- Faut avoir confiance en Dieu, madame Perlet. + +-- Oui, oui, sans doute, c'est comme pour vous, madame Charles. +Il sait bien que vous êtes malade et ça ne vous empêche pas de +souffrir, tout comme ça ne nous empêchera pas de mourir de faim. + +-- Eh bien, dit madame Charles, il m'a pourtant envoyé cette +petite qui m'a très-bien soignée. C'est une enfant bien aimable +et bien douce. Ah! que mon dos me fait mal, madame Perlet. + +-- Ecoutez, reprit la concierge après un moment d'hésitation, mon +mari me gronderait s'il savait que je vous parle de ça, mais il +faut pourtant que vous sachiez que cette petite fille n'est pas +honnête. Méfiez-vous d'elle. C'est une menteuse et une voleuse. + +-- Comment! cette enfant si douce et si tranquille! En êtes-vous +bien sûre, madame Perlet? + +Celle-ci raconta l'histoire. + +-- Peut-être qu'on se trompe, dit la malade, mais je suis bien +aise que vous me l'ayez dit, je me méfierai. Mon lit peut aller +encore pour cette nuit, mais demain matin si vous pouvez venir le +faire, je vous serai bien obligée, madame Perlet. Je me sens +mieux; ce ne sera peut-être après tout qu'une petite crise. + +-- Je le souhaite pour vous, madame Charles; tenez je mets votre +chat sur le lit. C'est lui qui a amené la petite, vous savez; il +a bien mérité un peu de gâterie pour sa belle conduite. A revoir. +Je monterai ce soir avant de me coucher. + +Avant la nuit Petite mère frappa doucement à la porte. Elle +s'acquitta avec intelligence des soins que la malade réclama +d'elle et donna au chat sa seconde portion de lait, puis elle +s'assit sur une petite chaise d'un air fatigué. Lorsque le chat +eut fini son repas, sans se presser, il tourna sur lui-même avec +une lenteur majestueuse, descendit de la table et vint s'établir +sur les genoux de l'enfant qui se mit à le caresser doucement. + +-- Ecoute, dit madame Charles, sais-tu ce qu'on dit de toi, +petite?... + +-- Oui, répondit l'enfant en baissant la tête. + +-- Est-ce vrai que tu es une voleuse?... + +-- Non, dit Petite mère, mais son accent n'avait pas de fermeté +parce qu'elle savait qu'on ne la croyait pas. + +-- Ils ne veulent pas me croire, ajouta-t-elle d'un ton abattu. + +-- Eh bien, moi, je te crois, dit la vieille dame. Tu es bonne +pour les bêtes et les bêtes t'aiment..., c'est un signe qui ne +trompe pas. Et puis tu m'as dit la vérité aujourd'hui quand tu +aurais pu me la cacher, je ne me méfierai pas de toi. Si je me +trompe, tant pis. Va dire à madame Perlet que je n'ai pas besoin +qu'elle monte ce soir, et reviens demain matin pour faire mon +ménage. + +Les yeux de Petite mère brillèrent, mais elle n'osa rien dire et +se contenta de souhaiter à madame Charles une bonne nuit en +posant doucement le chat sur son lit. + +-- Cette petite est la seule enfant que j'aie vue fermer une +porte sans la frapper, se dit la malade lorsqu'elle fut sortie, +et puis mon chat l'aime et se trouve bien avec elle, c'est une +preuve certaine qu'elle n'a pas de méchanceté. Allons, bonsoir, +Minet, nous allons dormir un peu tous les deux si ces +malheureuses douleurs veulent bien me le permettre. + +Le chat parut comprendre que sa maîtresse ne pouvait pas le +caresser comme de coutume; il fit un pélerinage jusqu'à sa +figure, et se frotta contre sa joue, après quoi il retourna à sa +place accoutumée, et s'installa confortablement pour suivre ses +instructions. + +Le lendemain, madame Charles était mieux et put se lever un peu. +Petite mère fut fidèle au rendez-vous, elle mit la chambre en +ordre, alla chercher le lait et fit le café. + +Charlot laissa passer la tasse pleine sans essayer d'y toucher +pour son compte, mais comme Petite mère remontait en la portant +il vit qu'elle était obligée de s'appuyer contre le mur tant elle +était fatiguée. Il crut qu'elle avait faim; quel autre mal +pouvait-il supposer? et il lui conseilla de boire une goutte de +ce bon lait. + +-- Oh! non, répondit-elle, je n'ai pas du tout faim. + +Et en effet, à dîner, elle ne put pas toucher à ses pommes de +terre; toute l'après-midi elle resta assise sans bouger, se +sentant tour à tour glacée et brûlante. Charlot voulait aller se +promener et elle se leva pour le suivre, mais la tête lui tourna +si fort qu'elle fut obligée de se rasseoir. Charlot grogna un +peu, puis il alla jouer dans la cour, et lorsqu'il revint Petite +mère était étendue sur le lit: elle lui fit place pour qu'il se +couchât près d'elle. + +-- Comme tu as chaud! dit-il en sentant ses mains brûlantes, moi +je n'ai pas chaud, il fait froid ce soir dans la cour. + +-- Tu n'as pas pris un rhume, mon Charlot? demanda la petite dont +la sollicitude était toujours éveillée. + +-- Non, mais tu prends trop de place. Laisse-moi me mettre au +fond, j'aime mieux ça, et donne-moi toute la couverture. Tu n'en +as pas besoin, tu as si chaud. + +Il s'enveloppa de son mieux et Petite mère que la fièvre agitait, +se tint immobile pour ne pas l'empêcher de dormir. Au milieu de +la nuit, elle se réveilla glacée et frissonnante, les membres +lourds, la tête en feu. + +-- Qu'est-ce que deviendrait Charlot si j'allais être malade? se +demanda-t-elle. + +Mais elle ne s'appesantit pas sur cette pensée, et vers le matin +elle dormit un peu. + + + +XVI + + + +On était au dimanche matin. Petite mère s'était levée, faible et +brisée par sa mauvaise nuit, mais elle n'avait plus la fièvre et +se croyait guérie. Elle fit son service auprès de madame Charles +qui allait de mieux en mieux, alla chercher le lait de sa majesté +fourrée, et en le rapportant dut s'asseoir trois fois dans +l'escalier tant elle se sentait lasse. Personne ne s'aperçut +qu'elle avait une petite figure pâle et étirée, qu'elle ne +mangeait pas, qu'elle se traînait avec peine. Elle ne s'en étonna +pas. Pauvre enfant sans mère, depuis longtemps elle ne savait +plus ce que c'est que d'être l'objet d'une tendre sollicitude! + +Il fallait faire la toilette de Charlot pour aller à l'hôpital, +et le petit rebelle avait coutume de transformer cette cérémonie +en une véritable épreuve pour la patience de sa soeur. Ce jour-là +il fut particulièrement indocile, Petite mère, trop lasse pour +lutter avec lui, s'assit sur le bord du lit et se mit à pleurer. + +Charlot la regarda un peu surpris et presque repentant de l'avoir +mise dans cet état, car il savait bien que Petite mère ne +pleurait pas pour peu de chose. + +-- Voilà le quart qui sonne et tu n'es pas encore prêt, Charlot. +Nous arriverons trop tard. Si le père est mieux il doit nous +attendre. + +-- Mais s'il n'est pas mieux? dit Charlot. Ecoute! moi je ne veux +pas le voir s'il est encore comme l'autre jour, ça me fait peur. + +-- Je suis bien sûre qu'il sera mieux, mon Charlot. Il nous +reconnaîtra, il nous parlera peut-être. Oh! dépêchons-nous! Je +voudrais déjà y être. + +Et, ranimée par cette espérance, elle se leva, acheva la toilette +du petit garçon qui ne résistait plus, et tous deux s'en allèrent +la main dans la main, comme nous les avons vus tant de fois. + +L'hôpital n'était pas bien loin, mais les forces de Petite mère +furent vite épuisées. Elle dut s'arrêter plusieurs fois; il lui +semblait que ses jambes étaient de plomb. Enfin ils parvinrent à +l'entrée de la grande salle; la pauvre petite s'arrêta avec un +battement de coeur. Si elle allait retrouver son père dans le +même état où elle l'avait laissé? L'espérance qui l'avait +soutenue jusque-là l'avait tout à coup abandonnée. Elle n'osait +plus même regarder autour d'elle. + +Mais le bonne soeur les avait reconnus; elle vint au-devant d'eux +et les embrassa en disant: + +-- Remerciez le bon Dieu, mes enfants, votre père est mieux. + +A ces mots, le coeur de Petite mère fit un grand saut dans sa +poitrine. Elle suivit la soeur qui avait pris Charlot par la +main. + +Oui, le père était mieux. Il les vit et leur sourit; il caressa +leurs têtes et leur parla même un peu; mais comme il était +changé! Les yeux enfoncés, les joues creuses, la figure livide et +une voix si faible qu'on l'entendait à peine. C'était lui +pourtant, et Petite mère, qui tenait sa main dans les siennes, +pleurait de joie. Charlot, lui, avait encore un peu peur de cette +étrange figure; il la regardait avec de grands yeux effrayés et +se tenait à distance; mais peu à peu le sentiment familier se +réveilla, il lâcha la robe de Petite mère qu'il avait tenue +serrée jusque-là, et se rapprocha du lit. Tous deux s'assirent et +la soeur leur dit qu'ils resteraient longtemps pourvu qu'ils se +tinssent bien tranquilles. Puis elle les quitta pour aller +soigner ses autres malades. + +Pendant un moment personne ne parla. Petite mère regardait en +face d'elle et, dans le lit où était trois jours auparavant le +malade qui lui avait demandé à boire, elle vit une autre figure. +Où était-il? Elle parcourut des yeux tous les lits qu'elle +pouvait voir et ne l'aperçut nulle part. Sans qu'elle se rendît +bien compte de son impression, cela lui donna le frisson. + +Tout à coup son père parla: + +-- Pauvre enfants, qui est-ce qui a pris soin de vous? + +Petite mère répondit que M. et madame Perlet étaient bien bons +pour eux. + +-- Oui, ajouta Charlot qui avait retrouvé sa langue en même temps +que son assurance, et puis nous avons une pièce d'or, -- et tu ne +sais pas, père, ils disent que Petite mère a volé, mais ce n'est +pas vrai. + +Le père tressaillit en entendant ces paroles; il laissa aller la +main de Petite mère et se tournant péniblement vers elle: + +-- Volé!... répéta-t-il, tu n'as pas volé, enfant?... + +Et il la regardait dans les yeux. + +-- Non, non, père. Je n'ai pas volé. + +-- Mais comment est-ce qu'on peut le croire? Raconte-moi tout... + +L'enfant raconta en quelques mots son histoire; le malade +l'écoutait avec une attention intense; il lui fallait un effort +pour vaincre sa faiblesse et suivre le récit de la petite fille; +ses yeux caves étaient attachés sur elle avec une anxiété pénible +à voir. + +Quand elle eut fini il retomba en arrière en poussant un grand +soupir. + +Il ne savait que penser... Sans doute, Petite mère n'avait jamais +menti... Mais son histoire était si extraordinaire, et puis elle +n'avait jamais été au pas avant dans une si grande misère; la +tentation avait pu être trop forte pour elle. Sa grande faiblesse +l'empêchait de bien étreindre sa pensée et de tenir compte de +tout pour juger. Il ne voyait rien bien clairement dans son +esprit, mais on lui disait que tout le monde accusait Petite +mère, et lui-même il n'avait pas la certitude qu'elle ne fût pas +coupable. + +Il laissa échapper un gémissement. + +Petite mère comprit qu'il doutait d'elle. + +-- Père, dit-elle d'une voix pleine d'angoisse, tu me crois, +n'est-ce pas?... dis que tu me crois!... + +Il ne lui répondit pas. + +Les paroles les plus dures n'auraient pas fait à la pauvre enfant +plus de mal que ce silence. + +-- Père, dis que tu me crois! répéta-t-elle d'une voix +déchirante. + +Toujours le même silence. Le malade avait fermé les yeux: il se +sentait trop faible pour penser, trop faible pour avoir une idée +nette. Petite mère crut qu'il se trouvait mal et appela la soeur. +Celle-ci vit son malade si faible et si agité qu'elle ne voulut +pas permettre aux enfants de rester plus longtemps près de lui. + +-- Vous reviendrez jeudi, dit-elle, il sera alors plus fort et en +état de vous voir: pour aujourd'hui c'est assez, il faut vous en +aller, mes enfants. Ne t'afflige pas, ma fille, tu es toute +tremblante. On dirait que tu as fait une maladie depuis jeudi. +Viens avec moi, je te donnerai une goutte de vin pour que tu aies +la force de t'en retourner. + +Petite mère redescendit le grand escalier le coeur bien plus +lourd que lorsqu'elle l'avait monté, et pourtant le père était +mieux; il les avait regardés, il leur avait parlé... Mais il +avait, lui aussi, pu croire qu'elle était une voleuse!... Oh! +comment pouvait-il le croire? Son coeur se brisait en y pensant. + +Et puis comme il était changé, comme il était faible! serait-il +jamais de nouveau comme autrefois?... reviendrait-il à la maison? +reprendrait-il son travail? et si même ils pouvaient recommencer +la vie ensemble, seraient-ils encore heureux, puisqu'il n'avait +plus confiance en elle? + +Perdue dans ses pensées, Petite mère ne remarqua pas que Charlot +lui avait fait prendre le chemin qu'ils avaient suivi l'autre +fois, un chemin qui les éloignait un peu de la maison. On ne +voyait pas le ballon, mais elle s'aperçut tout à coup qu'ils +étaient revenus juste à la place où la "petite dame" les avait +abordés. Epuisée, elle s'arrêta et s'assit sur une marche +d'escalier. + +-- Ah! si seulement nous ne l'avions pas rencontrée! se dit-elle. + +Charlot ne disait rien. Il avait bien reconnu l'endroit, et il +regardait attentivement autour de lui comme pour graver tout ce +qu'il voyait dans sa mémoire. Il avait un petit air raisonnable +et réfléchi qui ne lui était pas habituel. + +Que de temps il fallut pour retourner jusqu'à la maison! Que de +fois les enfants s'assirent, tantôt sur un banc, lorsqu'ils en +trouvaient, tantôt sur une marche dans une rue tranquille. Que de +fois Petite mère pensa: Si j'avais seulement une goutte d'eau, +j'ai si soif! Que de fois aussi elle s'appuya au mur pour ne pas +tomber!... Elle était courageuse, la pauvre petite, dès que +l'insupportable douleur qu'elle avait à la tête se calmait un peu +elle rassemblait ses forces et se remettait à marcher. Arrivée +dans sa chambre elle ne put pas se déshabiller et s'étendit sur +le lit. Là elle se sentit un peu mieux. C'était un si grand +soulagement d'être à la maison et de pouvoir se tenir tranquille! +mais dès qu'elle faisait un mouvement il lui semblait que sa tête +allait se fendre. + +-- Petite mère, dit Charlot au bout d'un moment, lève-toi, allons +manger la soupe, j'ai faim. + +-- Vas-y seul, mon chéri; je voudrais tant dormir un peu. + +-- Non, il faut que tu viennes avec moi, répondit le petit +garçon. Allons, lève-toi, tu es assez reposée maintenant. + +Elle essaya de se lever, mais lorsqu'elle eut mis les pieds par +terre, tout tournait autour d'elle. + +-- Je ne peux pas, Charlot, laisse-moi me recoucher. Je ne peux +pas me tenir debout. + +-- Je veux que tu viennes, répéta le petit entêté. + +Il la tira par le bras et Petite mère, qui n'avait pas la force +de résister, tomba sur le plancher où elle resta sans mouvement. + +Charlot l'appela, la tira, la secoua. Quand il vit qu'elle ne +répondait pas, qu'elle ne remuait pas, qu'elle était toute +froide, il prit peur et descendit l'escalier en poussant des +cris. + +Au premier étage, il rencontra madame Perlet et lui dit: + +-- Petite mère est morte!... + +Lorsque la concierge entra dans la chambre elle cru un instant +qu'il avait dit vrai, mais en soulevant l'enfant pour la mettre +au lit, elle sentit que le pauvre petit coeur battait faiblement, +et elle envoya le petit garçon chercher du vinaigre. Une +demi-heure plus tard, l'enfant, revenue à elle, était déshabillée, +couchée, réchauffée et assurait qu'elle n'avait plus aucun mal. + +-- Seulement un peu à la tête, mais ce n'est rien, disait-elle. + +La bonne concierge l'embrassa en la quittant. + +-- Allons, dit-elle, tu seras toute guérie demain. + +Petite mère leva sur elle ses yeux profonds en lui disant: Merci. +Il y avait une interrogation suppliante dans ses yeux, mais +madame Perlet ne la comprit pas. En voyant l'enfant si malade +elle avait oublié l'accusation qui pesait sur elle, mais Petite +mère en avait retrouvé le souvenir dès qu'elle avait repris +conscience d'elle-même. + +Au milieu de la nuit, Charlot fut réveillé en sursaut. Il faisait +clair de lune et la fenêtre, sans volets et sans rideaux, +laissait entrer à flots la lumière blanche et transparente. +Petite mère, assise sur le lit, parlait et faisait des gestes. +Charlot fut très-étonné de la voir ainsi, car sa voix était +beaucoup plus haute que de coutume, et elle paraissait +très-excitée. + +-- Charlot, disait-elle, ne leur dis pas que nous avons une pièce +d'or, parce qu'ils diront que je l'ai volée. Cache-la bien. Le +père croit aussi que je l'ai volée, le père aussi... le père +aussi... Vois-tu! ils sont tous là... ils me montrent au doigt et +ils disent: Voleuse, voleuse... Le chat sait que ce n'est pas +vrai et il l'a dit à la vieille dame... Le bon Dieu aussi le +sait, mais il ne veut pas le leur dire... Et je ne sais pas où il +est... Oh! Charlot, il faut le trouver pour lui demander de le +leur dire... Entends-tu, il faut le trouver!... Pourquoi est-ce +que personne ne veut nous dire où il est?... Il faut le trouver. + +Elle se tut un moment, puis se mit à gémir en disant: + +-- Oh! Charlot, ne me bats pas!... tu me fais tant de mal! ce +n'est pas ma faute si je ne puis pas aller avec toi. Vois-tu, mes +jambes sont en pierre maintenant et je ne peux pas marcher. +Charlot, ne te mets pas en colère, je ne peux pas... je voudrais +pouvoir te porter, mais je n'en ai pas la force. + +-- Mais je ne te fais pas de mal, cria Charlot stupéfait, je ne +te bats pas, Petite mère, je ne veux pas que tu me portes... Nous +sommes dans notre lit... Ne parle pas ainsi, tu me fais peur!... + +Petite mère ne semblait pas le comprendre, mais elle se taisait +lorsqu'il lui parlait. + +Elle reprit d'une voix moins plaintive: + +-- Ah! voilà la chèvre; elle veut te donner des coups de corne. +Charlot, sauve-toi!... On lui a mis la croix d'or au cou!... Vous +voyez bien que je ne l'ai pas prise, la croix d'or, elle est au +cou de la chèvre! + +Et elle éclata de rire. + +Charlot n'y comprenait rien. Il regardait tout autour de lui, +avec une sorte d'effroi, s'attendant à voir ce que sa soeur +voyait. Lorsqu'elle parla de la croix d'or au cou de la chèvre, +il ne put s'empêcher de rire comme elle. + +-- Elle rêve, se dit-il, mais comme c'est drôle... elle a les +yeux tout ouverts, et pourtant on dirait qu'elle ne voit pas. +Petite mère, Petite mère, réveille-toi! Il n'y a pas de chèvre +ici, tu as fait un rêve. Tu m'as réveillé, c'est très-égoïste, je +dormais si bien. Maintenant, tiens-toi tranquille. + +Ces paroles parvinrent jusqu'à un certain point à l'intelligence +de la pauvre petite. Elle comprit qu'elle avait réveillé son +frère, se recoucha docilement et se tint aussi tranquille que le +lui permit le violent accès de fièvre auquel elle était en proie. +Charlot se blottit tout au fond du lit et s'endormit. + +Lorsque la concierge vint le matin pour savoir des nouvelles, +elle vit que l'enfant était réellement bien malade. La faiblesse +et l'abattement avaient succédé à la fièvre, et Petite mère +pouvait à peine sortir de sa stupeur pour lui répondre. Pourtant +l'instinct maternel triomphait encore de son extrême faiblesse. + +-- Charlot!... dit-elle tout bas, en attachant un regard anxieux +sur sa visiteuse. + +-- Je prendrai soin de lui. Ne t'inquiète pas. + +-- Mais s'il reste ici, il prendra ma maladie. + +Il lui fallut un grand effort pour dire ces mots. + +-- Nous le prendrons tout à fait chez nous, répondit madame +Perlet, touchée de cette sollicitude. + +L'enfant referma les yeux avec un air de lassitude, mais aussi +avec un sourire de reconnaissance. + +-- Nous allons la faire porter à l'hôpital, disait, un moment +après, madame Perlet à la maîtresse du chat, à qui elle donnait +les nouvelles et qu'elle avait trouvée sur pied. + +-- A l'hôpital!... répéta la vieille dame. + +-- Que puis-je faire? Je n'ai pas le temps de la soigner, et +d'ailleurs, nous quittons la maison dans quelques jours. + +-- Eh bien! reprit madame Charles, laissez-la-moi. Je me charge +d'elle. + +-- Vrai? demanda madame Perlet d'un air de doute, vous voulez +faire cela? + +-- Oui, et je suis une bonne garde malade, je m'y connais, j'en +ai eu entre les mains dans mon temps! Cette petite m'a soignée +aussi bien qu'une enfant de son âge peut le faire; maintenant +qu'elle est malade et que je suis à peu près guérie, je ne la +laisserai pas aller à l'hôpital. + + + +XVII + + + +Il n'y a que les pauvres gens pour savoir que rien n'est +impossible. Madame Perlet avait trouvé une place pour Charlot +dans la petite arrière-loge où les enfants dormaient ensemble. +Coucher trois dans un petit lit à peine assez grand pour un, ce +n'est pas une affaire... Charlot, étant accoutumé à être plus au +large, donnait des coups de pied à tort et à travers, forçait son +voisin de droite à rouler hors de la paillasse, son voisin de +gauche à se blottir tout au fond; mais ils dormaient tout aussi +bien l'un sur le plancher, l'autre aplati contre le mur. Charlot +régnait donc en maître sur cette paillasse qu'il s'était +appropriée et dormait comme un roi, disait madame Perlet. Peut-être +eût-il été plus juste de dire qu'il dormait comme un gros +garçon de cinq ans. + +Madame Perlet lui avait enjoint de ne pas retourner dans la +chambre du quatrième en lui disant que Petite mère avait besoin +d'être bien tranquille. Le premier jour cela alla bien jusque +vers le soir. La nouveauté, le plaisir d'être avec d'autres +enfants, les petits services qu'il put rendre dans le ménage +firent passer le temps. La concierge monta trois fois dans la +journée pour voir comment allait la petite malade. Hélas! à +chaque visite le mal semblait avoir empiré. Madame Charles +parlait de faire venir un médecin; mais qui paierait la visite? +C'était une grosse question à laquelle personne ne pouvait +répondre, et on attendait. + +Il faisait encore jour lorsque Charlot profita dune courte +absence de madame Perlet pour monter au quatrième. Il écouta un +moment à la porte et n'entendit rien. Alors il entra, pensant que +sans doute il allait trouver sa soeur prête à lui sourire comme +de coutume.... mais elle le regarda sans paraître le voir et ne +lui parla pas. Pourtant elle avait des couleurs sur ses joues, +beaucoup plus de couleurs que d'habitude. Ses yeux grands ouverts +étaient brillants, elle ne devait plus être malade. Charlot +s'approcha d'elle et toucha sa main qui jouait fièvreusement avec +la couverture. + +-- Petite mère, dit-il, lève-toi, je m'ennuie sans toi. Pourquoi +est-ce que tu restes ainsi dans le lit? + +La malade ne répondit pas. Elle le regardait avec des yeux +toujours plus fixes qui lui faisaient presque peur. + +-- Petite mère, reprit-il, tu ne dois pas me laisser seul! tu +dois prendre soin de moi!... Entends-tu? lève-toi!... + +Avait-elle compris? Ses lèvres tremblaient, une lueur +d'intelligence brilla dans ses yeux; elle essaya de se soulever +et demanda: + +-- Charlot, as-tu mangé? + +-- Oui. Madame Perlet m'a donné à manger. + +-- Est-ce qu'il y a bien longtemps que je suis malade? + +-- Oui, tu m'as laissé tout seul tout le jour... Madame Perlet +dit qu'il faut te laisser tranquille, mais moi je ne veux pas... +Je veux que tu te lèves et que tu prennes soin de moi; tu n'es +plus malade à présent. + +Accoutumée comme elle l'était à céder à tous les désirs de son +frère et à ne vivre que pour lui, la pensée qu'elle l'avait +abandonné pendant toute une journée à des étrangers pénétra +jusqu'à son cerveau affaibli et lui causa une souffrance +inexprimable. Elle fit un effort suprême pour se lever, mais +retomba en arrière en disant d'une voix suppliante: + +-- Charlot, je ne peux pas!... + +Et elle recommença à divaguer, interrompant ses paroles sans +suite par des cris déchirants qui attirèrent bientôt madame +Charles tout épouvantée. + +-- Que fais-tu ici? dit-elle à Charlot qui restait près du lit +l'air consterné, ne sachant s'il devait se fâcher ou avoir peur. +C'est toi qui l'agites ainsi. Je l'avais laissée bien tranquille +et assoupie. Qui t'a permis de venir ici? Allons, descends tout +de suite et ne t'avise pas de remonter... + +Comme le pauvre petit, partagé entre l'irritation et le chagrin, +commençait à descendre l'obscur escalier, elle le rappela. + +-- Si tu es capable d'être bon à quelque chose va dire à madame +Perlet qu'elle aille tout de suite chercher un médecin, entends-tu? +Dis-lui que ta soeur est bien mal et que c'est moi qui paierai. +Allons, va!... + +-- Est-elle donc beaucoup plus mal, ta soeur? demanda M. Perlet +qui venait de rentrer. + +-- Non, répondit Charlot, elle était toute rouge et elle voulait +se lever pour venir avec moi, et puis tout à coup, elle a dit +qu'elle ne pouvait pas et elle s'est mise à crier. Je ne sais pas +pourquoi elle crie, je ne lui ai pas donné de coups... + +-- Comment, Charlot?... qui pourrait lui donner des coups quand +elle est si malade? + +-- Je ne lui en ai pas donné, reprit le petit garçon, mais je lui +ai dit que c'était égoïste de rester ainsi dans son lit et de ne +pas prendre soin de moi... Alors elle a crié qu'elle ne pouvait +pas et la vieille dame est venue et elle a dit qu'il faut +chercher un médecin et qu'elle paiera. + +-- J'y vais, dit le cordonnier, et je ramènerai le meilleur du +quartier. Ah! tu lui as dit qu'elle est égoïste... Eh bien, tu +mérites que le bon Dieu te la prenne; alors tu sauras peut-être +ce qu'elle vaut. + +-- Je ne veux pas qu'il la prenne, dit Charlot. Demain elle sera +guérie et alors elle pourra se lever et elle prendra soin de moi. +Je n'aime pas qu'elle soit malade... + +-- Tu es un fameux égoïste, mon garçon, mais peut-être est-ce un +peu la faute de ta soeur. Allons! je ne veux pas perdre une +minute. Il faut d'abord la guérir, après nous tâcherons de la +corriger de son défaut de te gâter. + +Malgré la défense de madame Perlet, Charlot profita encore d'une +courte absence pour remonter au quatrième. Il s'assit sur la +dernière marche de l'escalier et attendit. On n'entendait plus +que de loin en loin un gémissement. L'enfant avait mis ses bras +sur ses genoux et y appuyait sa tête: il était dans l'obscurité +et rien ne venait le distraire de ses pensées. Peut-être +n'étaient-ce pas précisément des pensées; il était trop jeune +pour cela, mais il voyait passer des tableaux devant ses yeux. Il +se voyait lui-même à tous les moments de sa petite vie, toujours +avec Petite mère, toujours soigné, protégé, caressé, consolé par +elle. Il commençait à comprendre un peu ce qu'elle avait été pour +lui, mais il y avait une chose qu'il ne comprenait pas encore, +c'était combien il avait été, lui, exigeant, égoïste, volontaire. +Il ne le comprenait pas du tout, et pourtant son petit coeur +s'attendrissait peu à peu et il pensait qu'il voulait lui faire +un plaisir. Il se rappela qu'elle lui donnait sa part à elle des +rares friandises qui lui étaient tombées en partage; si ce +n'était pas le tout, au moins la meilleure moitié. Cela lui avait +semblé tout naturel, mais maintenant il voulait lui donner +quelque chose à son tour. En songeant ainsi, il s'assoupit, et +comme personne ne passait, il ne fut pas dérangé jusqu'au moment +où un bruit de voix le tira de son sommeil. + +-- Encore un étage, Monsieur, disait la voix de madame Perlet. + +Elle montait avec une petite lampe précédant un monsieur dont les +chaussures craquaient. Ce détail fut le premier qui attira +l'attention de Charlot. Il avait toujours envié les personnes qui +ont le bonheur de posséder des chaussures qui craquent, et Petite +mère lui avait plus d'une fois promis qu'il en aurait lorsqu'elle +serait assez riche pour lui en acheter. Charlot était persuadé +que c'étaient des chaussures toutes spéciales, que les gens +riches pouvaient seuls se procurer, et qui coûtaient d'autant +plus cher qu'elles faisaient plus de bruit. Il se recula tout +contre le mur et regarda attentivement l'heureux possesseur des +chaussures de ses rêves. + +-- Nous y voici, Monsieur, dit encore madame Perlet, et au même +moment elle se heurta à Charlot qu'elle n'avait pas aperçu, la +lumière de la lampe ne tombant pas sur lui. + +-- Ah! dit-elle, c'est toi! Que fais-tu ici?... Va vite te mettre +au lit. + +Mais elle ne pouvait pas s'arrêter pour s'assurer de son +obéissance, et Charlot, qui aimait à faire sa volonté, résolut +d'attendre à la même place qu'on sortît de la chambre. Il avait +bien deviné que c'était le médecin qui venait de passer à côté de +lui. + +La visite fut longue, si longue même que Charlot avait refermé +les yeux et recommencé à rêver sans être précisément endormi, +lorsque la porte se rouvrit; il se hâta de se cacher dans un +angle du mur, car il avait peur que madame Perlet ne le grondât. + +-- La trouvez-vous bien mal, Monsieur? demanda-t-elle au médecin. + +-- Elle est très-malade, mais il y a encore de l'espoir. C'est +une petite nature épuisée, sans cela il y aurait plus de +ressources. + +-- Vous croyez qu'elle mourra? demanda encore la concierge d'une +voix émue. + +-- Je ne puis rien dire, tout dépend de la constitution de +l'enfant. Est-elle orpheline? + +-- Elle a son père, Monsieur, mais il est à l'hôpital, bien +malade. + +-- Et qui la soigne? Vous ne pouvez y suffire. + +-- C'est la vieille dame que vous avez vue, une voisine. + +-- Je reviendrai demain. Ayez soin que l'on fasse tout ce que +j'ai ordonné. C'est peu de chose, du reste. + +Un seul mot avait frappé Charlot: "Croyez-vous qu'elle mourra?" +Il savait, bien qu'il ne pût s'en souvenir, que sa mère était +morte et qu'on l'avait mise dans la terre, et que personne ne +l'avait jamais revue... Et Petite mère, si elle mourait, la +mettrait-on aussi dans la terre? Non, il ne le permettrait pas. +Il avait vu bien des fois des cercueils, et on lui avait dit ce +que c'était, et jamais il ne permettrait qu'on mît Petite mère +dans une de ces vilaines boîtes. Il allait entrer auprès d'elle +pour le lui dire et lui promettre que jamais il ne la laisserait +traiter de cette manière, quand la voix de madame Perlet se fit +entendre, l'appelant du bas de l'escalier; il n'osa pas désobéir. +Bientôt après Charlot dormait entre ses deux infortunés camarades +de lit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu'il eût +pris la place qui lui appartenait, non pas peut-être du droit du +plus fort, car les deux garçons étaient plus grands que lui, mais +du droit du plus égoïste. + +Petite mère eut une nuit moins agitée. Elle était un peu mieux le +lendemain, mais d'une faiblesse extrême. Monsieur Perlet avait +trouvé du travail: c'était peu de chose, mais il semblait que la +mauvaise chance fût lasse de le poursuivre, et sa femme en était +toute remontée. Dans sa joie elle acheta pour Charlot et pour son +plus petit un bâton de chocolat. En voyant cette munificence, +Charlot comprit que le moment était venu de mettre en action sa +bonne résolution. Le chocolat était là dans sa main, il pouvait +immédiatement en faire le sacrifice à sa soeur. Sans doute il lui +eût été plus agréable de le manger sans un moment de retard, et +de s'en barbouiller à coeur joie la figure et les mains; il le +porta même plusieurs fois à sa bouche et en suça "un tout petit +peu". Mais il se souvint que Petite mère lui avait bien souvent +tout donné sans rien garder pour elle, et cette pensée le +fortifia contre la tentation. Lorsqu'il vit madame Perlet occupée +dans son ménage, il monta en hâte au quatrième et entra tout +droit dans la chambre. Petite mère était étendue toute blanche et +le regarda, mais sans faire un mouvement. Elle le reconnaissait +bien, mais sa faiblesse était si grande que même dire: Bonjour +Charlot, lui eût paru impossible. Le petit garçon s'approcha du +lit et mit le bâton de chocolat dans la petite main qui reposait +sur la couverture; cette pauvre main inerte ne se referma pas +pour le saisir. + +-- C'est pour toi, Petite mère, dit-il, je te le donne. + +Point de réponse. + +-- Mange-le, je l'ai gardé pour toi. + +Et comme elle ne faisait toujours aucun mouvement, il se dressa +sur la pointe des pieds et essaya de lui mettre le chocolat dans +la bouche. Petite mère serra les lèvres et détourna un peu la +tête. Charlot fut choqué. + +-- Petite mère, dit-il, c'est très-mal! Je t'ai gardé mon +chocolat et tu ne veux pas le manger. Tu n'es pas gentille, et +puisque tu fais comme cela, quand je serai grand je ne te +donnerai rien, tu verras... Tu es bien meilleure quand tu n'es +pas malade; je ne t'aimerai plus si tu continues. Pourquoi ne me +parles-tu pas? + +-- Je ne peux pas, Charlot, répondit d'une voix faible la pauvre +enfant que son amour pour son frère rendit capable de cet effort. + +-- Tu peux bien manger le chocolat... Goûte-le... + +-- Non, non, je t'en prie... + +-- Eh bien, dit-il en retirant son cadeau d'un air offensé, je +vais te dire ce que je ferai. Quand tu seras morte je te +laisserai mettre dans la terre, et alors tu ne reviendras plus +jamais. + +-- Qu'est-ce que tu dis, malheureux enfant? s'écria madame +Charles qui était entrée sans bruit après avoir pourvu au repas +de son chat. Es-tu fou de venir lui parler de choses +pareilles!... Va-t'en et ne remets pas les pieds ici!... + +-- Il ne voulait pas me faire de peine, murmura Petite mère. + +Elle ne put en dire davantage, mais son regard suppliant suivait +la vieille dame tandis qu'elle mettait assez brusquement Charlot +à la porte. Celui-ci se consola un peu dans l'escalier en +mangeant son chocolat. + +Il avait vu ses bonnes intentions repoussées et méconnues, il se +sentait le droit d'être froissé et mécontent. Petite mère, +pensait-il, aurait bien pu manger le chocolat, c'était mauvaise +volonté toute pure de sa part, et quand elle savait qu'il l'avait +gardé tout exprès pour elle!... Eh bien, maintenant il ne lui +garderait plus rien, il mangerait tout, oui, tout. -- Il y avait +dans cette résolution un certain adoucissement à sa peine, et +puis le chocolat était bon. Mais comme il fut vite fini!... En +arrivant à la dernière marche il ne lui en restait plus rien +qu'une petite moustache. + +Quand le médecin eut fait sa seconde visite, Charlot demanda à +madame Perlet: + +-- Est-ce qu'il a dit que Petite mère sera bientôt morte? + +-- Comment peux-tu parler ainsi? répondit la concierge étonnée. +Est-ce que cela ne te ferait donc pas de peine si ta soeur +mourait? + +-- Si, dit-il, mais je ne la laisserai pas mettre dans la terre; +alors elle restera tout de même avec moi si elle _mourt_. + +-- Que veux-tu dire, petit? + +-- Je dis que, quand même elle n'a pas été gentille et qu'elle +n'a pas voulu manger le chocolat, je ne permettrai pas qu'on la +mette dans la terre comme notre maman, et alors elle sera encore +avec moi. + +-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas ce que c'est que de mourir. +Si elle meurt elle ne pourra pas rester avec toi, elle ira auprès +du bon Dieu. + +-- Non, puisqu'elle ne sait pas où il est. + +-- Il est dans le ciel. + +-- Mais on ne peut pas y aller, il n'y a pas d'escalier!... + +-- Tu ne peux comprendre cela, mon pauvre Charlot, mais tu peux +bien te dire une chose, c'est que si elle meurt tu auras perdu +une bonne soeur. Je ne sais pas si elle a volé ou non, mais je +sais qu'elle prenait soin de toi comme une vraie petite mère +aurait pu le faire. Elle t'aimait bien. + +Involontairement, elle mettait Petite mère au passé, et pourtant +le médecin n'avait pas dit qu'il n'y avait plus d'espoir. + +-- Oui, répondit Charlot, mais pourquoi n'a-t-elle pas voulu +manger le chocolat que j'avais gardé pour elle? + +-- Tu as essayé de lui faire manger ton chocolat?... + +-- Oui, mais elle n'a pas voulu. + +-- Je le crois bien. Cela l'aurait peut-être fait mourir tout de +suite. Quand on est si malade on ne peut pas manger du chocolat. + +-- Oh! mais moi j'en mangerais quand même je serais bien malade, +dit Charlot en passant encore sa langue sur ses lèvres. + +-- Petit gourmand!... Maintenant écoute bien ce que je dis: Ne va +pas fatiguer ta pauvre soeur, laisse-la bien tranquille et +demande au bon Dieu de la guérir. + +-- Puisque je ne le connais pas! répliqua le petit garçon d'un +ton boudeur. + +-- Il t'entendra si tu es sage, mais si tu désobéis il ne +t'écoutera pas. Il n'aime pas les méchants enfants. + +-- Est-ce qu'il aime Petite mère? + +Madame Perlet hésita, puis elle répondit: Oui. + +-- Alors il voudra la prendre, et moi j'aime mieux qu'elle reste +avec moi. + +-- Eh bien, ne va plus la tourmenter et lui faire manger du +chocolat... Souviens-toi qu'il faut qu'elle soit bien tranquille. + +Il y avait eu dans la maison une réaction en faveur de Petite +mère, c'est-à-dire que ceux qui s'étaient montrés le plus +sévères, maintenant qu'on la savait bien malade, avaient un +retour de pitié pour la pauvre enfant et demandaient avec intérêt +de ses nouvelles. Une voisine lui apporta une tasse de bouillon, +une autre demanda à la veiller, mais madame Perlet, qui devait +bientôt quitter la maison, déclara qu'elle s'en chargeait jusqu'à +son départ. C'était, comme le disait son mari, une vaillante +femme qui ne ménageait pas sa peine. + +Cette nuit-là, lorsqu'elle fut seule avec Petite mère, celle-ci +lui dit: + +-- Si je meurs, est-ce que Charlot pourra rester avec vous +jusqu'à ce que le père revienne? + +-- Tu ne mourras pas, ma fille, répondit la bonne concierge en +lui caressant la main. + +-- Je ne sais pas, mais le voulez-vous?... + +-- Oui, nous prendrons soin de lui jusqu'à ce que ton père +revienne, tu peux compter sur nous. + +-- Merci, dit l'enfant, et elle referma les yeux. + +Madame Perlet la regarda un moment d'un air d'hésitation. Une +question lui brûlait les lèvres, mais elle ne savait pas si +c'était le moment de la faire. + +Enfin elle se pencha sur elle et lui dit tout bas: + +-- Dis-moi la vérité As-tu pris la croix d'or? + +-- Non, répondit Petite mère ouvrant ses grands yeux sérieux et +les attachant sur elle. + +-- Enfant, si tu savais que tu dois mourir aujourd'hui, que +répondrais-tu? + +-- Je dirais non, répondit-elle encore. + +-- Je te crois, ma fille, lui dit madame Perlet en l'embrassant. + +Et elle s'assit près du lit tenant la petite main brûlante dans +la sienne. + + + +XVIII + + + +Quittons maintenant la chambre nue où Petite mère est étendue sur +son lit de souffrance, l'escalier noir que Charlot monte si +souvent et sur lequel ouvrent tant de portes qui laissent +entrevoir des intérieurs aussi misérables que le sien. Eloignons-nous +pour un moment de la pauvre maison où s'est passée jusqu'ici +la plus grande partie de cette histoire, et entrons dans une +demeure bien différente. C'est un joli hôtel situé entre une cour +qui ouvre sur un boulevard extérieur et un jardin dont les beaux +ombrages attirent les regards de tous ceux qui en longent les +murs. Nous passons d'un vestibule orné de plantes vertes à un +salon élégant qui communique avec une serre. De tous côtés l'air +et la lumière entrent à flots, les yeux se reposent sur la +verdure de la pelouse et des massifs, les oreilles sont charmées +par le murmure rafraîchissant d'un jeu d'eau, et des centaines +d'oiseaux chantent dans les arbres en fleurs. Quiconque serait +transporté de la triste maison que nous venons de quitter dans +cette ravissante habitation pourrait certainement se croire dans +un paradis. + +Cette maison était celle d'Edith Grandville, et c'était bien +vraiment une sorte de paradis, car ceux qui l'habitaient +s'aimaient et étaient heureux. + +Ils n'étaient que trois et quelques domestiques pour remplir +cette maison et ce beau jardin. Edith n'avait ni frère ni soeur. +C'était son seul chagrin, mais elle n'y pensait pas souvent et +lorsqu'elle y pensait, elle ne s'en plaignait jamais de peur de +faire de la peine à sa mère. Madame Grandville avait eu plusieurs +enfants tous morts très-jeunes; Edith, la dernière, était la +seule qui eût dépassé l'âge de sept ans. Elle en avait maintenant +plus de dix et elle était si fraîche et si bien portante que sa +mère commençait à se rassurer pour elle. Et cependant souvent +encore une inquiétude lui traversait le coeur comme une lame +aiguë, et elle serrait la petite fille dans ses bras comme si +quelqu'un avait voulu la lui arracher. Edith, dans ces moments-là, +regardait sa mère avec étonnement, puis elle l'embrassait en +riant, et madame Grandville, la voyant si gaie, ne savait plus +elle-même d'où lui était venue cette impression d'effroi, si ce +n'est l'excès même de sa tendresse pour cette enfant. + +Chacun dans la maison aimait Edith; elle en était le plus beau +rayon de soleil. Jamais elle n'avait rencontré dans ce monde +autre chose que la bienveillance et l'affection. Nous savons déjà +qu'elle était la favorite de ses maîtres; elle l'était aussi de +ses compagnes; il n'y avait pas jusqu'au mendiant à qui elle +donnait un sou qui ne la remerciât avec un sourire. C'est qu'elle +avait elle-même un sourire joyeux et des manières gracieuses qui +épanouissaient tous les coeurs. + +Le jeudi matin était revenu, car une semaine seulement s'était +écoulée depuis qu'Edith avait donné sa pièce d'or. + +-- Maman, dit-elle à madame Grandville qui écrivait, si nous +allions encore aujourd'hui rencontrer Fleurette! + +-- Fleurette! que veux-tu dire, mon enfant? + +-- Tu sais bien, la petite fille que j'ai appelée ainsi, parce +que je ne sais pas son nom. + +-- Ah! oui, je me rappelle... Mais ce n'est pas probable qu'elle +se retrouve au même endroit, à moins que ce ne soit dans l'espoir +de te rencontrer encore. + +-- Si nous la retrouvons, tu me laisseras lui parler, maman?... + +-- Je lui parlerai moi-même, ma fille. + +-- Il faudra lui parler très doucement, parce qu'elle est timide. + +-- Tu crois donc que je lui ferai peur? + +-- Oh! non, maman, mais elle n'osera peut-être pas te répondre +comme à moi, parce que tu es une dame, tandis que moi je suis une +petite fille comme elle. + +-- Comme elle!... répéta madame Grandville, en regardant sa +fille; pauvre petite!... elle ne te ressemble guère, si je m'en +souviens bien. + +-- C'est vrai, maman, elle était si pâle, si maigre et si +pauvrement vêtue... Oh! pourquoi est-ce que tout le monde n'est +pas heureux comme nous?... + +Elle soupira et sa mère s'empressa de détourner la conversation, +car elle n'aimait pas à voir Edith s'attrister. + +-- Es-tu prête pour ton cours? + +-- Oui, tout à fait prête. + +-- Eh bien, ma chérie, pendant que j'achève mes lettres, mets-toi +au piano et étudie jusqu'à ce qu'il soit temps de t'habiller pour +déjeuner. Nous partirons un peu plus tôt que la dernière fois, +car c'est désagréable d'arriver en retard. + +Edith alla en dansant dans le grand salon où était le piano. Elle +aimait beaucoup la musique et, comme elle recevait d'excellentes +leçons, elle était déjà capable de faire plaisir à ceux qui +l'entendaient. Elle étudia un morceau qu'elle aimait, et juste au +moment où elle pensait qu'elle le savait maintenant assez bien +pour le jouer à son père, la femme de chambre vint l'appeler pour +faire sa toilette. + +Encore une danse légère tout au travers du vestibule et tout le +long de l'escalier, et Edith entra en chantant dans sa chambre, +cette jolie chambre bleue où nous l'avons vue s'endormir. Sa robe +était étalée sur le lit, tout était préparé pour elle. + +-- Est-ce que je ne dois pas mettre une robe blanche aujourd'hui? +demanda la petite fille. + +-- Madame a dit que l'air est un peu plus frais et qu'elle +préfère que vous mettiez une robe moins légère, Mademoiselle, +répondit la femme de chambre qui était toute nouvelle dans la +maison. + +-- Cela m'est bien égal au fond, toutes mes robes sont jolies. + +Et elle commença sa toilette en chantant toujours. + +-- On dirait que vous voulez rivaliser avec les oiseaux du +jardin, dit Félicie en riant. + +-- Ah! ils chantent mieux que moi. Quand je serai grande, +j'apprendrai à chanter, maman me l'a promis, mais eux savent +chanter sans leçons. Qui sait, pourtant?... Peut-être qu'ils s'en +donnent entre eux. Les jeunes apprennent des vieux... Ce serait +drôle d'assister à une leçon d'oiseaux. Je voudrais bien savoir +s'ils sont sévères, les professeurs... Monsieur le Merle et +madame la Fauvette doivent donner d'excellentes leçons, mais +elles sont trop chères pour les moineaux. Voilà pourquoi ils ne +savent rien, les pauvres petits. + +Ainsi babillait l'heureuse petite fille, pendant que Félicie +l'habillait. Comme celle-ci lui mettait ses bottines et allait +les boutonner, Edith s'aperçut qu'elle était très-pâle et +paraissait souffrir. + +-- Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle. + +-- Oh! rien. Un peu mal à la tête seulement. + +-- Je ne veux pas que vous vous baissiez ainsi pour me mettre mes +bottines, je suis sûre que cela vous fait très mal. Donnez-moi le +crochet, je saurai bien les boutonner moi-même. + +-- Oh! Mademoiselle Edith, dit la pauvre fille étonnée, car elle +n'avait point été accoutumée à tant d'égards, madame serait peut-être +fâchée si elle vous voyait vous chausser vous-même. + +-- Maman! oh! non, soyez tranquille. + +Après ce petit incident, Félicie déclara à qui voulait l'entendre +qu'elle n'avait jamais vu une petite demoiselle aussi aimable. Ce +n'est vraiment pas difficile de gagner les coeurs. + +Lorsque la mère et la fille sortirent ensemble il faisait un +temps radieux. Edith était joyeuse et avait peine à marcher +raisonnablement. Il lui eût été plus facile de sauter et de +courir, mais il fallait obéir à l'étiquette; dans une rue de +Paris il n'est pas admis que des jeunes demoiselles, même de dix +ans seulement, se livrent à leurs ébats comme les chevreaux dans +les prairies, aussi Edith suppliait sa mère de la mener bientôt à +la campagne où elle pourrait sauter et s'amuser en liberté. + +Au milieu d'un plan charmant pour le jour suivant, elle s'arrêta +tout à coup, le regard fixé sur un point encore éloigné. Sa mère +en suivit la direction pour voir ce qui la préoccupait si +fortement, mais elle n'aperçut qu'un petit garçon debout, appuyé +contre un mur. + +-- Qu'est-ce que tu regardes donc? demanda-t-elle. + +-- Maman, c'est... Oui, je crois que c'est le petit garçon qui +était avec Fleurette, du moins il lui ressemble beaucoup, et +puis, vois-tu? il est juste à la même place où ils étaient quand +je leur ai parlé. Mais pourquoi est-il tout seul? + +-- Comment peux-tu le reconnaître? + +-- Oh! je le reconnais parfaitement. Il a une tête toute frisée +et une bonne petite figure toute ronde. Maman, je veux lui +parler... + +-- Pourquoi, ma fille? tu ne peux pas parler à tous les petits +gamins de la rue. + +-- Non, mais celui-là était avec Fleurette. Permets-le-moi, je +t'en prie! + +-- Eh bien! j'irai avec toi. + +Elles s'avancèrent vers le petit garçon qui les regarda d'abord +d'un air étonné, mais bientôt sa figure s'illumina car il avait +reconnu "la petite dame". + +-- N'est-ce pas toi qui étais ici il y a huit jours avec +Fleurette? demanda Edith en le regardant attentivement. + +-- Non, j'étais avec Petite mère. + +En entendant cette réponse, Edith parut fort désappointée, mais +elle reprit: + +-- C'est pourtant bien toi, je te reconnais. Ne t'en souviens-tu +pas? Je t'ai rencontré ici avec elle. + +-- Je m'en souviens bien. Nous étions à nous deux, Petite mère et +moi, et vous lui avez donné une belle pièce de cinquante centimes +en or. + +-- C'est cela!... cria joyeusement Edith, mais comment donc +s'appelle la petite fille qui était avec toi? + +-- Elle s'appelle Petite mère. C'est ma soeur. + +-- Petite mère!... répéta Edith avec surprise, et où est-elle +aujourd'hui? + +-- Elle est malade, bien malade. Ils disent que c'est parce +qu'elle a eu tant de chagrin à cause de la pièce de cinquante +centimes. + +-- Comment, tant de chagrin? Que veux-tu dire?... + +-- On a dit qu'elle avait volé la croix d'or, et elle pleurait, +Petite mère, et elle disait: Je n'ai pas pris la croix d'or. Mais +personne ne voulait la croire. Alors elle a été triste, triste... +et elle est devenue bien malade... et à présent elle ne peut pas +même manger de chocolat... + +Ce récit n'était pas très intelligible. + +-- Qu'est-ce qu'il veut dire, maman? demanda Edith d'un air de +détresse profonde. + +-- Je n'en sais rien, ma fille. Qu'est-ce que c'est que cette +croix d'or? + +-- C'est la croix d'or à Sylvanie, répondit Charlot. Ils disent +que Petite mère l'a prise, mais ce n'est pas vrai, elle ne l'a +pas prise!... Petite mère m'a dit que la croix d'or est au cou de +la chèvre, et elle m'a dit aussi que le chat le sait bien, +qu'elle ne l'a pas prise. Et le bon Dieu aussi le sait, mais il +ne veut pas le dire. Et alors tout le monde croit qu'elle est une +voleuse, et elle a tant de chagrin!... + +C'était de plus en plus incompréhensible. Madame Grandville eut +un instant l'idée de laisser déraisonner le petit garçon, sans +plus s'inquiéter de son histoire impossible, et d'emmener Edith à +son cours, mais celle-ci résista. + +-- Maman, te rappelles-tu que tu m'as dit que je lui aurais +peut-être fait beaucoup de mal en lui donnant ma pièce d'or? Si +c'était vrai?... + +Ce mot fut comme un trait de lumière pour madame Grandville. + +-- Tu as raison, ma fille, et si tu as fait du mal sans le +vouloir, nous devons tâcher de le réparer. Mais nous ne pouvons +nous arrêter plus longtemps maintenant. Ecoute, petit, veux-tu me +promettre d'être ici dans deux heures?... tu nous attendras à +cette place où nous sommes,. Sauras-tu y revenir?... + +-- Je vais rester, répondit l'enfant en s'asseyant sur une marche +d'escalier. + +-- Mais ce sera long, tu t'ennuieras... + +-- Non. Petite mère est malade, on me défend d'entrer dans la +chambre, j'aime autant être ici. On m'avait dit d'aller à +l'hôpital, mais je n'ose pas entrer dans cette grande maison. + +-- Qui est-ce qui est à l'hôpital? + +-- Le père. + +-- Et ta maman? + +-- Je n'ai pas de maman, répondit l'enfant de ce ton indigné +qu'il prenait lorsqu'on lui faisait une question qui lui semblait +oiseuse. Elle est morte, et Petite mère prend soin de moi, mais +maintenant qu'elle est malade elle me laisse seul et je +m'ennuie... + +-- Eh bien, nous te trouverons ici, reprit madame Grandville. Je +vais t'acheter un petit pain pour t'aider à attendre. + +-- Il est évident, se disait la mère d'Edith, qu'il y a là +quelque chose que nous ne pouvons comprendre. Cette accusation de +vol pourrait bien avoir eu pour cause le don imprudent de ma +petite fille; mais ce qui est singulier, c'est qu'il soit +question d'une croix d'or. + +-- Maman, demanda Edith, qu'est-ce qu'il a donc pu vouloir dire +avec cette croix d'or qui est au cou d'une chèvre? + +-- C'est une histoire tout à fait absurde. Le pauvre petit ne +sait ce qu'il dit. Il est tout jeune d'ailleurs. + +-- Il disait encore: Le chat le sait bien et le bon Dieu aussi, +mais il ne veut pas le dire. + +Malgré son souci pour Fleurette, Edith ne pouvait s'empêcher de +rire au souvenir de cette phrase. + +Charlot fut fidèle au rendez-vous. Madame Grandville et sa fille +le virent de loin à la place même où elles l'avaient laissé. Si +Petite mère avait été avec lui elle lui aurait dit qu'il devait, +en les reconnaissant, se lever et venir au devant d'elles, mais +Charlot avait peu de politesse naturelle, et sa soeur n'était pas +encore parvenue à lui en inculquer beaucoup. + +Il resta donc tranquillement assis, attendant qu'on fût près de +lui et même alors il se contenta de regarder les deux dames d'un +air de connaissance. + +-- Comment t'appelles-tu? lui demanda madame Grandville. + +-- Je m'appelle Charlot. + +-- Eh bien, Charlot, dis-moi où tu demeures. + +Madame Grandville avait un agenda de poche et bien qu'elle ne +connût pas la rue qu'il nommait, elle s'assura qu'elle n'était +qu'à une petite distance. + +-- Nous allons, dit-elle, prendre une voiture. Je te ramènerai à +la maison, Edith, et j'irai avec Charlot voir sa soeur. + +-- Oh! maman, s'écria Edith consternée, et pourquoi pas moi +aussi? + +-- Ma chérie, tu vas le comprendre. Cette petite est malade, nous +ne savons pas ce qu'elle a; c'est peut-être une maladie +contagieuse. Je ne voudrais pour rien au monde t'exposer à un +pareil danger. + +-- Mais, maman, je n'ai pas du tout peur de prendre la maladie. +Je t'en supplie, maman, emmène-moi! + +Mais madame Grandville fut inflexible, il fallut se soumettre; +Edith fut ramenée à la maison et le fiacre repartit aussitôt +emmenant sa mère et Charlot. Celui-ci, pour la seconde fois de sa +vie, allait en voiture et il en jouissait silencieusement, +regardant de tous ses yeux les maisons et les boutiques qui +passaient si rapidement devant lui. + +Plus d'une figure curieuse se montra à la fenêtre lorsque la +voiture s'arrêta devant la pauvre maison; plus d'un regard étonné +suivit Charlot lorsqu'il en descendit accompagné d'une dame +élégante; plus d'un commentaire fut échangé entre voisines sur +cet événement extraordinaire. + +Pendant ce temps madame Grandville entrait dans la loge où elle +ne trouvait que le cordonnier, car madame Perlet venait de monter +auprès de la petite malade. Lorsqu'il fut bien établi par les +renseignements que donna le concierge que tout ce qu'avait dit +Charlot sur sa famille était exactement vrai, madame Grandville +ajouta: + +-- Pouvez-vous m'expliquer, Monsieur, ce que veut dire l'histoire +de vol que ce petit garçon nous a faite d'une manière tout à fait +incompréhensible. + +-- Voilà ce que c'est, madame. La petite fille, qui est malade +maintenant, a rapporté il y a huit jours une pièce de dix francs +en disant qu'on la lui avait donnée dans la rue. Il s'est trouvé +qu'en même temps une croix d'or avait disparu dans une maison où +elle avait été la veille. Vous devinez ce qui en est résulté. +Personne dans la maison n'a douté qu'elle ne fût la voleuse, si +ce n'est moi pourtant. Je suis persuadé que cette affaire +s'expliquera. Les apparences sont contre elle, pauvre petite!... +mais elle n'est pas coupable, j'en ai la conviction. + +-- Et vous avez raison, dit madame Grandville, car c'est ma +petite fille qui lui a donné, il y a huit jours, la pièce de dix +francs. + +-- Oh! Madame, s'écria le brave homme, vous m'ôtez un poids de +dessus le coeur, car je craignais qu'elle ne pût jamais se +justifier aux yeux des autres, la pauvre enfant! + +Alors il raconta à madame Grandville l'histoire de Petite mère; +il lui dit combien elle était dévouée à son petit frère, douce, +serviable, bonne pour tous, courageuse et endurante. + +-- Elle est tombée malade de chagrin, ajouta-t-il, c'est une +chose certaine. Elle répète sans cesse dans son délire: "Le bon +Dieu sait bien que je ne l'ai pas prise, mais il ne veut pas le +leur dire." Et maintenant lorsqu'elle comprendra que son +innocence est prouvée, elle se guérira sans doute. + +-- Je voudrais la voir, dit madame Grandville qui avait les yeux +pleins de larmes. + +-- Montez au quatrième, Madame, c'est la première porte à droite. +Ma femme y est justement. + +En gravissant l'étroit escalier, la mère d'Edith se disait: + +-- Je lui avais bien dit, à ma pauvre petite chérie, que son +imprudente générosité avait pu faire du mal, mais j'étais loin de +me douter qu'elle causerait un mal aussi terrible. Ma pauvre +Edith, quel chagrin elle en aura! + + + +XIX + + + +Madame Grandville avait rarement vu une aussi pauvre demeure que +cette chambre où elle entra. Sauf le lit avec sa mince paillasse +et sa couverture déchirée, il n'y avait que la petite table de +sapin, la chaise sans dossier, une petite caisse qui servait de +siége aux enfants quand le père était là, le vieux panier dont +nous avons déjà parlé, et un tout petit poële en fonte dont le +tuyau passait par la cheminée. Sur une planche on voyait un ou +deux ustensiles de ménage, deux assiettes, une tasse ébréchée. +Deux clous plantés au mur tenaient lieu d'armoire; le pantalon du +dimanche et quelques vieux vêtements des enfants y étaient +accrochés. C'était vraiment la misère profonde. + +Madame Charles avait apporté de sa chambre une chaise pour +s'asseoir, et madame Perlet se tenait debout près du lit +regardant la petite malade qui respirait péniblement. Toutes deux +restèrent immobiles d'étonnement en voyant entrer la visiteuse. +Celle-ci s'approcha. + +-- Je suis la mère de la petite fille qui a donné à cette pauvre +enfant une pièce de dix francs, dit-elle. + +Ce mot expliquait tout. + +-- Ah! Dieu soit loué! s'écria madame Perlet. C'était donc bien +vrai. Depuis cette nuit que je l'ai veillée, la pauvre petite, je +le croyais... mais maintenant il faudra bien que tout le monde le +croie. Pauvre petit ange! comme elle serait heureuse si elle +pouvait vous entendre... Mais, voyez, depuis ce matin, elle n'a +pas bougé plus que ça... Elle est très mal. + +-- Quelle est sa maladie? demanda madame Grandville. + +-- Je ne sais pas bien: le médecin n'a rien dit. Elle n'a plus +beaucoup de fièvre, mais c'est la faiblesse qui la tient. Elle +n'a pas pour deux sous de vie dans son pauvre petit corps. + +-- Est-ce qu'elle prend des fortifiants? + +-- Oui, une voisine a apporté un peu de bouillon, je lui en fais +avaler des cuillerées... Le médecin a parlé de bon vin, mais où +le prendre?... Notre vin est trop aigre, et même en le payant +vingt sous le litre nous n'en aurions pas d'assez bon. + +-- Prend-elle volontiers ce qu'on lui donne? + +-- Elle fait tout ce qu'on veut... C'est un petit ange du bon +Dieu... Croiriez-vous, Madame, que cette nuit, quand je pensais +qu'elle était assoupie, elle m'a demandé tout à coup si je +n'étais pas trop fatiguée, et comme je lui disais: Non, ma fille, +ne t'inquiète pas de moi, elle me dit: "Merci, vous êtes bonne." +Si ça ne vous fait pas venir les larmes aux yeux!... C'est bien +ça qui m'inquiète... Elle est trop bonne, cette enfant, elle ne +peut pas vivre. + +-- Dieu ne reprend pas tous les enfants doux et aimants, +heureusement!.... dit madame Grandville. + +-- Ah! répondit madame Perlet en secouant la tête, j'ai toujours +vu que les meilleurs s'en vont. + +Les trois femmes groupées près du lit regardaient ce petit visage +pâle et immobile. Elles ne s'étaient jamais vues avant ce moment-là, +mais elles ne se sentaient pas étrangères les unes aux +autres. Un même sentiment de pitié attendrie les pénétrait. + +Madame Perlet, la plus expansive, reprit après un moment de +silence: + +-- Je m'en veux de l'avoir soupçonnée. Mon mari me le disait +bien, pourtant, qu'elle n'avait rien fait de mal... mais je ne +voulais pas le croire. + +-- Tant qu'à moi, dit madame Charles, du moment que mon chat +avait confiance en elle j'étais bien tranquille. On trompe les +gens, mais on ne trompe pas les bêtes. Si vous voyez qu'un animal +se trouve bien auprès de quelqu'un, homme ou enfant, et qu'il +recherche ses caresses, vous pouvez être sûr que c'est de la +bonne espèce. Minet y voit plus clair que moi, je vous en +réponds. Vous m'aviez dit de me méfier, madame Perlet, mais je +l'ai écouté plutôt que vous, et vous voyez que j'ai eu raison. + +Ces paroles expliquaient à madame Grandville une des mystérieuses +phrases de Charlot: "Elle dit que le chat le sait bien." Elle ne +put s'empêcher de sourire et passa sa main sur le front moite de +l'enfant. + +Pauvre petite! Quel contraste entre sa vie de misère et +l'heureuse vie d'Edith! Elles avaient le même âge, l'une si +frêle, si chétive, l'autre si fraîche, si élancée, si brillante +de santé... Quelle différence! et pourtant au fond toutes deux +vivaient de la même vie, celle de l'amour. + +Madame Grandville s'éloigna en promettant de revenir bientôt. +Elle s'en alla le coeur plus ému qu'elle ne l'avait peut-être +jamais eu en présence d'une misère, et non-seulement plein de +compassion pour la petite malade, mais aussi d'admiration pour +ces deux pauvres femmes qui donnaient leur temps, leurs forces, +leur sommeil à une étrangère, sans avoir l'air d'y attacher la +moindre importance. + +-- C'est la vraie charité, cela, se disait-elle, celle qui donne +non le superflu, mais le nécessaire, celle dont Jésus a dit: +"Celle-ci a donné de sa disette." + +Edith attendait sa mère avec une impatience fiévreuse. Elle lui +fit tout raconter et répéta dix fois les mêmes questions tant +elle était avide de détails. Lorsque madame Grandville lui +décrivit la chambre où elle avait trouvé Fleurette, sa figure +s'attrista; elle n'avait jamais rien supposé de pareil. + +-- Et son lit? demanda-t-elle. + +-- C'est une paillasse sur les planches d'un vieux bois de lit. +La pauvre enfant doit être aussi mal couchée que possible, mais +elle n'est pas gâtée car, avant l'accident de son père, elle +couchait sur un tas de paille dans un recoin sombre. + +-- Oh! maman, c'est affreux!... + +Quand madame Grandville en vint à Petite mère elle-même et +qu'elle décrivit cette petite figure immobile, ces grands yeux +fermés et tout cernés de noir, ces traits pâlis et contractés par +la souffrance, Edith éclata en sanglots. + +Madame Grandville s'arrêta. Elle s'était laissé entraîner par sa +propre sympathie et avait oublié sa crainte d'exposer sa fille à +des impressions tristes. Voulant la distraire de son chagrin elle +lui proposa de lui aider à préparer ce qui pourrait être utile à +la petite malade. + +-- Oh! oui, maman! Qu'est-ce qui pourrait lui faire plaisir?... + +-- Nous voulons d'abord chercher ce qui peut lui faire du bien, +et si nous parvenons à lui rendre un peu de force, alors on +pourra songer à lui faire plaisir. Pour le moment ce serait bien +inutile. Va demander à Félicie un panier et apporte-le-moi à la +salle à manger. + +Edith s'empressa d'obéir. + +-- Maintenant, maman, qu'allons-nous y mettre? + +-- La seule chose qu'elle puisse prendre dans l'état où elle est, +c'est un peu de bouillon et de bon vin. Demande pour moi à la +cuisinière un demi-litre de son bouillon. Il était excellent +aujourd'hui. Pour demain nous lui ferons un consommé. + +Toute joyeuse de s'employer pour Fleurette, Edith courut à la +cuisine. Il fallut expliquer à la cuisinière pourquoi on lui +demandait du bouillon. Lorsqu'elle eut entendu l'histoire un peu +confuse que lui fit la petite fille, elle fut tout empressement +pour la servir de son mieux. + +-- Maintenant, dit madame Grandville, nous allons encore mettre +dans le panier quelque chose pour les deux gardes-malades: du +café et du sucre. Puisqu'elles veillent c'est sans doute ce qui +leur conviendra le mieux. Je vais y joindre une couverture chaude +et légère pour la malade, et nous leur enverrons cela tout de +suite. Félicie le portera sans doute volontiers, ce n'est pas +bien loin... + +-- Ne pourrais-je pas aller avec elle? + +-- Non, mon enfant, tu iras voir la petite fille lorsqu'elle sera +en convalescence, mais avant c'est inutile de me le demander. + +Ce soir-là, M. Grandville devait rester à la maison après le +dîner. Edith était bien joyeuse car son père avait tant +d'occupations que c'était une fête chaque fois qu'il annonçait +une soirée de famille. Et ce jour-là cette perspective était +d'autant plus délicieuse qu'elle avait étudié pour lui un morceau +de piano, et qu'elle avait à lui raconter tant de choses qu'il +lui eût semblé impossible d'attendre un jour de plus. + +Après le dîner M. Grandville s'assit dans son grand fauteuil, +celui que sa petite fille appelait "le fauteuil de joie" parce +qu'il s'y installait lorsqu'il avait une bonne heure à donner à +la vie de famille. + +-- Papa, demanda Edith, as-tu beaucoup de temps ce soir? + +-- Pourquoi me demandes-tu cela puisque je t'ai dit que je ne +sors pas? + +-- Oui, mais tu ne vas pas tout de suite prendre ton journal, ou +bien ton gros livre. Je demande si tu as beaucoup de temps pour +moi. + +-- Je te donne tout mon temps jusqu'à ce que tu ailles te +coucher. Pour aujourd'hui le journal te cède la place... Es-tu +contente? + +-- Quel bonheur! J'ai tant de choses à te dire, papa. + +-- Vraiment? Je croyais que tu avais un morceau de piano à me +jouer. + +-- Oui, mais cela, ce n'est rien; ce sera bien vite fait. J'ai +énormément de choses à te raconter. + +-- Eh bien, je suis prêt à recevoir cette avalanche. Qu'est-ce +que c'est donc que cette multitude de choses que tu as à me +dire?... + +-- Tu verras... + +-- Sont-elles gaies ou tristes? + +-- Je crois qu'elles sont tristes, répondit Edith, après un +instant de réflexion. + +-- Tant pis. J'aime mieux que ma petite fille me dise des choses +gaies. + +-- Il y en a peut-être qui te feront rire, papa, répliqua Edith, +qui pensait à Charlot et à ses drôles de propos, mais pourtant +c'est plutôt triste que gai. J'ai beaucoup à te raconter et aussi +beaucoup à te demander. + +-- Des questions profondes qui mettront ma science en défaut, +comme lorsque tu voulais savoir, quand tu étais petite, si les +anges mettent leurs bonnets de nuit pour dormir... + +-- Oh! non, non, papa. Je ne suis plus si sotte à présent. + +-- Eh bien, dit la mère, si tu commençais par la musique?... +Ensuite vous pourrez causer tout à votre aise. + +Le morceau de piano était joli et le père en fut enchanté. + +-- Je veux te faire un petit cadeau pour le plaisir que tu m'as +fait, dit-il. Que voudrais-tu avoir? Reste dans les limites d'une +sage modération; j'ai dit un _petit_ cadeau, tu sais. + +Edith réfléchit, puis elle répondit: + +-- Mais, papa, je n'ai envie de rien. + +-- Vraiment? Penses-y bien encore. + +Tout à coup, relevant la tête et laissant voir ses yeux +brillants, elle s'écria: + +-- Papa, ce que je voudrais, c'est de l'argent. + +-- De l'argent! répéta le père un peu étonné. Qu'est-ce qu'une +petite fille comme toi peut faire avec de l'argent? + +-- Des cadeaux. + +-- C'est vrai; c'est une bonne réponse. Mais tu en as déjà de +l'argent. Tu as reçu l'autre jour dix francs. + +-- Ah! voilà, papa, c'est justement l'histoire que j'ai à te +raconter. Mets-toi bien au fond de ton fauteuil et écoute-moi. + +-- As-tu donc envie que je dorme? + +-- Non, pas du tout, mais je veux que tu sois bien afin que tu ne +t'impatientes pas, parce que mon histoire est très longue. + +On avait apporté la lampe et madame Grandville avait pris son +ouvrage. Edith se percha sur les genoux de son père et commença. + +Elle raconta très en détail ce que nous savons déjà, sa première +rencontre avec Fleurette et tout ce qui en était résulté. +Lorsqu'elle en arriva à la seconde partie de son récit, c'est-à-dire +à ce qui s'était passé le jour même, madame Grandville lui +vint en aide une ou deux fois pour le compléter. Le père écouta +avec un intérêt qui ne laissait rien à désirer. Il rit des drôles +de propos de Charlot, il s'attendrit sur la pauvre petite malade, +il approuva l'envoi qu'on lui avait fait, il promit même de +donner deux bouteilles d'un vin vieux qui lui ferait beaucoup de +bien, et il exprima l'espoir qu'elle serait bientôt rétablie. + +-- Et à présent, papa, demanda Edith en finissant, devines-tu ce +que je voudrais? + +-- Je n'ai pas besoin de le deviner puisque tu me l'as dit. Je te +donne vingt francs. + +-- Est-ce assez pour acheter un lit avec un sommier, un matelas, +un oreiller? demanda la petite fille. + +-- Non, certainement, ma fille, mais tu as bien de l'ambition. + +-- Pense, papa, que Fleurette est couchée sur une mauvaise +paillasse. Il lui faut un lit. Si tu veux me donner de quoi +l'acheter tu ne me feras pas de cadeau au jour de l'an. + +-- Petite rusée! tu sais bien que j'en serais le premier puni. Je +me trouverais trop malheureux de ne pas te voir contente. + +-- Mais je serai contente. Je me souviendrai que tu m'as fait un +beau cadeau. + +Monsieur Grandville consulta du regard sa femme qui lui répondit: + +-- Ce serait certainement de l'argent bien placé. + +-- Allons, dit-il, je voulais t'en donner vingt, tu m'en prends +cent... Je suis volé comme dans un bois. Combien me devras-tu de +baisers pour cela? + +-- Cent, papa! cent baisers!... Je vais te les payer tout de +suite. + +-- Non, non, ce serait trop. Nous nous en lasserions tous les +deux. Donne-moi un à-compte. + +Elle lui en donna bien cinquante avant qu'il criât grâce. Après +quoi Edith alla se coucher heureuse de sa journée et plus +heureuse encore du lendemain. + +A côté de son assiette, au déjeuner, elle trouva cinq belles +pièces d'or. Son père était déjà sorti. + +-- C'est beaucoup pour une petite fille comme toi, dit madame +Grandville, et tu ne dois pas t'attendre à obtenir toujours tout +ce que tu demanderas... Mais cette fois-ci je suis heureuse que +la générosité de ton père te permette de faire un bien réel à +notre pauvre petite malade. + +Edith sortit toute joyeuse avec sa mère. Elle tâtait souvent sa +poche pour s'assurer que le porte-monnaie si bien garni était en +sûreté. Madame Grandville lui laissa le plaisir de payer elle-même +la literie. Lorsque tout fut choisi et expédié, il restait +encore une petite somme qui fut employée à acheter l'étoffe pour +une paire de draps, et ce paquet-là fut envoyé chez madame +Grandville. + +Edith ne se possédait plus de joie en pensant que non seulement +elle avait pu procurer un bon lit à la petite malade, mais encore +qu'elle travaillerait pour elle. Dès que l'étoffe fut arrivée, +Félicie dut l'aider à tailler les draps. Jamais broderie d'or et +de soie ne fut commencée avec un plus grand ravissement. + +Et il faut rendre à Edith ce témoignage que, bien que les surjets +et les ourlets fussent un peu longs, et même lui semblassent +interminables, elle ne se relâcha pas de son zèle et ne permit +pas qu'aucune autre main que la sienne y fît un seul point. + + + +XX + + + +Petite mère fut transportée dans son beau lit neuf sans presque +en avoir conscience. Etait-ce le résultat de ce bien-être tout +nouveau pour elle, ou celui du traitement, ou bien encore le +triomphe de sa bonne constitution? Personne n'aurait pu le dire, +mais à partir de ce moment il y eut dans son état un changement +visible, et le médecin parla de guérison. Le progrès lent +continua au travers de quelques retours de fièvre. Elle commença +bientôt à faire attention à ce qui se passait autour d'elle, à +écouter ce qui se disait. Elle avait aussi des moments de vrai +sommeil et prenait avec plaisir le vin et le bouillon que madame +Grandville lui envoyait. Un jour celle-ci vint elle-même; Petite +mère la regarda attentivement, mais elle ne dit rien qui pût +faire deviner qu'elle l'avait reconnue. Le médecin avait si +fortement recommandé qu'on lui épargnât tout ce qui pouvait +l'émouvoir et surtout lui rappeler les impressions pénibles +qu'elle avait eues avant sa maladie, qu'on n'osa lui faire aucune +question; mais on vit bien qu'elle paraissait faire un effort +pour réfléchir et se rappeler. Le lendemain elle demanda qui +était la dame qu'elle avait vue. + +Le nom de madame Grandville ne lui apprenait rien, mais elle se +tut et ne demanda rien de plus. + +Une après-midi, Charlot, qui s'ennuyait cruellement de sa soeur, +se glissa dans la chambre que madame Charles venait de quitter +pour rentrer un moment dans la sienne. Petite mère était toute +tranquille dans son petit lit, les yeux ouverts et le regard +naturel. Il s'approcha d'elle plus doucement qu'il n'avait +coutume de faire, car il commençait à comprendre qu'elle avait +besoin de ménagements. Elle voulut avancer sa main pour lui faire +une caresse, mais elle n'en eut pas la force, la petite main +retomba. + +-- Embrasse-moi, Charlot, dit-elle. + +Il lui donna un baiser. + +-- Veux-tu rester un peu avec moi? + +-- Je veux bien, mais on me grondera. Ils disent toujours qu'il +faut te laisser tranquille... Je m'ennuie tant, Petite mère!... + +Les lèvres pâles de la malade s'entr'ouvrirent pour répondre, +mais elle ne dit rien et regarda Charlot d'un air de compassion. + +Ils restèrent un moment silencieux. Charlot se balançait d'un +pied sur l'autre, incapable qu'il était de se tenir tranquille +malgré sa bonne volonté. Petite mère, qui sentait que ce +mouvement faisait tourner sa tête si faible, fermait les yeux +pour ne pas le voir. + +Au bout de deux minutes qui avaient paru bien longues à Charlot, +elle lui dit: + +-- Qui m'a donné ce beau lit, le sais-tu? + +-- Mais oui, cria Charlot joyeusement, c'est elle, la "petite +dame". -- Elle a envoyé le lit et du vin, et du bouillon, et sa +maman est venue te voir, et madame Perlet a dit que c'étaient des +personnes bien comme il faut. + +-- La petite dame!... répéta la malade de sa voix faible. + +Encore un silence, puis elle reprit: + +-- Charlot, est-ce qu'elle a dit?... + +Elle ne put s'expliquer mieux, mais Charlot comprit. + +-- Elle a dit, répondit-il, qu'elle t'avait donné la pièce de +cinquante centimes en or. + +Petite mère referma les yeux. C'était une joie si intense de +savoir qu'elle n'était plus accusée de vol que, si elle l'avait +sentie dans sa plénitude, elle n'aurait pas pu la supporter. + +Las du silence qui avait recommencé et n'osant pourtant le +rompre, Charlot quitta la chambre. Lorsque madame Charles entra, +la petite malade était paisiblement endormie, les mains sur sa +poitrine, les lèvres entr'ouvertes par un demi-sourire. Elle +avait une apparence de calme et de bien-être si complet que la +vieille dame se dit en la regardant: + +-- Comme elle paraît mieux! Voilà la première fois que je la vois +dormir d'un aussi bon sommeil. + +Le lendemain madame Perlet était dans cette loge qu'elle devait +bientôt quitter, lorsqu'une figure jeune et souriante lui +apparut. + +-- Est-ce ici que demeure une petite fille qu'on appelle Petite +mère? + +-- Oui, sans doute, mais que lui voulez-vous? La pauvre enfant +est bien malade. + +-- Bien malade!... répéta Sylvanie, car c'était elle, on l'a +deviné, -- mais pas dangereusement pourtant?... + +-- Si dangereusement que ce n'est que d'aujourd'hui qu'on espère +la sauver. Que lui voulez-vous?... + +-- Pauvre petite! qu'est-ce qui l'a rendue malade? + +-- J'ai idée que c'est le chagrin... On l'a accusée de vol... La +pauvre enfant a trop souffert. L'injustice fait tant de mal!... + +Madame Perlet parlait avec une certaine âpreté, oubliant qu'elle +avait eu sa part dans cette injustice. + +Sylvanie avait pâli et regardait la concierge d'un air consterné. + +-- Pauvre Petite mère! dit-elle. Comment avons-nous pu la +soupçonner!... La croix est retrouvée de ce matin. Je suis venue +le dire sans perdre une minute. + +-- Ah! dit madame Perlet en regardant attentivement la jeune +fille, c'est donc vous, Sylvanie... Vous auriez bien pu prendre +la peine de retrouver votre croix un peu plus tôt. Ca nous aurait +épargné bien des tracas, et à cette pauvre enfant une maladie qui +n'a pas encore dit son dernier mot. + +Sylvanie aurait volontiers pleuré en écoutant ces paroles, et +pourtant il n'y avait pas eu de sa faute dans tout cela; elle ne +pouvait se faire de reproches. + +-- Ecoutez, Madame, dit-elle, je vais vous raconter comment les +choses se sont passées. Lorsque je revins à la maison après avoir +confié les deux enfants à madame Nanette pour les ramener, je +m'aperçus que je n'avais plus ma croix d'or. Il me semblait bien +être sûre que je ne l'avais pas revue depuis le moment où je la +leur avais montrée la veille, mais je voulais pourtant espérer +qu'elle s'était perdue en chemin, ou peut-être dans la cour de la +ferme lorsque j'avais mis les enfants sur la charrette. En dépit +de ma grand'mère, qui soutenait que c'étaient eux qui l'avaient +prise, j'ai refait le chemin en cherchant partout et je suis +allée demander à la ferme si personne ne l'avait vue. Nous avons +encore cherché tout le jour sans rien trouver, et il m'a bien +fallu croire que les autres avaient raison. Madame Nanette a dit +qu'elle retrouverait les petits voleurs et qu'elle me +rapporterait ma croix si elle était encore entre leurs mains. +Vous comprenez que lorsque le lendemain elle est venue nous dire +qu'ils l'avaient vendue pour une pièce de dix francs nous n'avons +plus eu aucun doute; j'ai regardé ma croix comme entièrement +perdue, et je n'ai plus fait de recherches. Je n'y pensais plus +guère, car on se console assez vite de ces malheurs-là, quand +tout à coup, ce matin, en nettoyant l'étable de ma chèvre, je +vois briller quelque chose, je le ramasse... c'était ma croix +d'or à moitié couverte de terre. Je ne savais comment m'expliquer +cela, mais je me suis souvenue tout à coup que j'avais pris une +brassée de foin, qui avait servi de lit aux enfants, pour +l'apporter à Brunette; sans doute la croix y était tombée, et +comme elle était légère elle s'y est perdue et n'a été retrouvée +que lorsque le foin a été mangé. Heureusement encore que ma +chèvre ne l'a pas avalée avec sa provende... Mais que cette +pauvre petite en ait tant souffert, voilà ce qui fait mal!... + +Le récit de la jeune fille avait adouci madame Perlet. Dans de +telles circonstances il eût été vraiment impossible que Petite +mère ne fût pas soupçonnée, surtout par des personnes qui ne +savaient rien d'elle. Elle offrit une chaise à Sylvanie et lui +donna quelques détails sur la maladie de l'enfant. + +-- Elle est mieux aujourd'hui; elle reconnaît tout le monde et +parle même un peu. Peut-être que ça lui fera plaisir de vous +voir, car elle nous a parlé de vous et de votre jolie chèvre, +mais il ne faut pas la faire causer, elle est encore trop faible. + +-- Vous pouvez compter sur moi, répondit la jeune fille. + +Elles montèrent ensemble. Madame Perlet n'avait pas revu la +malade depuis que, au lever du soleil, elle l'avait laissée +assoupie pour aller faire son ouvrage. Elle trouva un grand +changement. Madame Charles l'avait lavée, lui avait mis du linge +propre, sa tête était soulevée par un oreiller; elle avait +vraiment l'air en convalescence. + +Elle sourit et ses joues se colorèrent faiblement lorsqu'elle +aperçut Sylvanie qu'elle reconnut aussitôt. Celle-ci s'approcha +pour l'embrasser. Elle était tout émue en voyant à quel point +quelques jours de maladie avaient changé cette petite figure déjà +si chétive. + +Petite mère fixa sur elle ses grands yeux sérieux. + +-- Je n'ai pas pris la croix d'or, dit-elle. + +-- Je le sais, je le sais, ma petite. La croix d'or est retrouvée +depuis ce matin. Je sais maintenant que c'est moi qui l'avais +perdue. + +Petite mère se laissa retomber comme lorsqu'elle avait appris que +la "petite dame" était retrouvée. Il semblait que la joie fût +toujours trop forte pour elle, et qu'elle pût moins bien la +supporter que le chagrin. + +Alors Sylvanie s'assit auprès d'elle et, prenant sa main dans la +sienne, elle commença à lui parler doucement, très doucement et +très tranquillement, de la chèvre, du jardin, des fleurs des prés +et de tout ce qui pouvait l'intéresser sans l'agiter. Charlot +était entré et avait pris place sur les genoux de la visiteuse. + +-- Vous ne savez pas, dit-il tout à coup. Petite mère a dit que +la croix d'or est au cou de la chèvre. + +On rit de cette idée. Petite mère ne se rappelait pas l'avoir +dit, mais on lui expliqua que c'était un de ses rêves de fièvre, +et elle sourit aussi. Sylvanie raconta de nouveau à Charlot où +elle avait retrouvé la croix. + +-- Tu vois, dit-elle, que si elle n'était pas au cou de la chèvre +elle était au moins bien près d'elle. + +-- Alors nous ne l'avions pas volée!... s'écria le petit garçon. + +On rit encore, mais toujours sans bruit pour ménager la malade; +puis Sylvanie se leva en disant qu'elle devait s'en aller de peur +de lui faire du mal; mais avant cela elle se pencha vers elle +pour lui dire quelques mots tout bas, et la petite figure pâle +s'illumina joyeusement. + +Qu'étaient-ce donc que ces paroles que personne n'avaient +entendues, sinon Petite mère? + +-- Quand tu seras plus forte, avait dit Sylvanie, je reviendrai +et je t'emmènerai avec moi, afin que tu puisses boire du lait de +ma chèvre et respirer le bon air des bois. + +Quelle joie avait brillé dans les yeux de l'enfant! mais une +inquiétude vint bien vite la troubler. + +-- Et Charlot?... demanda-t-elle. + +-- Il viendra aussi, naturellement. Je sais bien que sans lui tu +ne pourrais pas être heureuse. + +Après cette visite, Petite mère dormit profondément pendant +plusieurs heures. Lorsqu'elle se réveilla il faisait presque +nuit; elle crut d'abord qu'il n'y avait personne auprès d'elle, +mais elle s'aperçut bientôt que Charlot dormait aussi, la tête +appuyée sur son lit. Elle se souleva pour le regarder et vit +qu'il avait sur ses joues deux grosses larmes à demi-séchées et +que sa respiration était précipitée comme lorsqu'on a pleuré. + +-- Pauvre Charlot! pensa-t-elle, madame Perlet est bien bonne +pour lui, mais je lui manque... Il s'ennuie de moi... + +Et elle se mit à le caresser doucement. + +Le contact de cette main familière réveilla le petit dormeur; il +regarda autour de lui d'un air étonné, puis s'écria joyeusement: + +-- Petite mère, es-tu guérie? + +-- Je suis beaucoup mieux, mon chéri. + +-- Ah! je suis bien content! Maintenant je pourrai rester avec +toi... on ne me chassera plus toujours. Je serai bien sage, +Petite mère, je ne veux pas te faire de peine, je veux te +soigner... Si tu savais comme je prendrai soin de toi quand je +serai grand!... Je te porterai quand tu seras fatiguée, et je te +donnerai tout ce que j'aurai... + +-- Tu es gentil, dit Petite mère plus touchée qu'elle ne pouvait +l'exprimer. + +-- J'étais bien triste sans toi... Je voulais toujours monter, +mais on disait: Non, non, tu lui ferais du mal. Et j'ai entendu +la vieille dame qui disait qu'il ne fallait pas me laisser venir +près de toi parce que j'étais égoïste... Est-ce vrai, Petite +mère, que je suis égoïste?... + +Elle ne pouvait pas dire non, elle ne voulait pas dire oui... +Elle répondit donc: + +-- Tu ne le seras plus, Charlot. + +-- Qu'est-ce que c'est que d'être égoïste? + +Petite mère réfléchit. Elle n'avait là-dessus qu'une idée +très-confuse. + +-- Je ne sais pas bien, dit-elle, mais ce n'est pas joli. + +-- C'est peut-être quand on prend tout pour soi? reprit le petite +garçon éclairé par sa conscience. + +-- Oui, peut-être... + +-- Je n'ai pourtant pas été égoïste quand je t'ai apporté mon +chocolat, tu sais?... le premier jour que tu étais malade. Et tu +n'as pas voulu le manger!... C'était vilain, Petite mère. + +-- Je ne me rappelle pas, Charlot. + +-- Oh! que si... tu fermais la bouche, comme ça!... Et pourtant +tu savais bien que ça me ferait plaisir si tu le mangeais... + +Petite mère ne trouva rien à dire pour sa défense; elle ne se +souvenait pas de ce vilain trait dont on l'accusait, mais elle +était toute disposée à reconnaître qu'elle aurait dû consentir à +quoi que ce fût pour faire plaisir à Charlot. + +La conversation commençait à la fatiguer, le petite garçon lui-même +s'en aperçut. + +-- Ecoute, dit-il, je vais te donner de ton bon vin. Madame +Perlet dit que ça te fait tant de bien. Où est la bouteille? Ah! +la voilà... Tiens, j'en verse un plein verre... Bois-le... + +-- Non, non, Charlot, on ne m'en donne que le fond du verre, une +cuillerée seulement à la fois. Je ne pourrais pas en boire tant +que ça. Oh! je t'en prie!... + +Il n'écoutait rien, et approchant le verre plein des lèvres de sa +soeur, il menaçait de le lui verser dans le gosier si elle ne +voulait pas l'avaler de bonne grâce. C'était ainsi que Charlot +entendait tenir sa promesse de la soigner si bien. Heureusement +madame Charles survint au moment où la pauvre petite allait +céder, ne pouvant plus lutter, même d'une manière passive, en +tenant les lèvres serrées. Charlot fut grondé, renvoyé, et alla +pleurer à sa place favorite sur l'escalier. Il avait beaucoup +fatigué sa soeur qui eut une moins bonne nuit. Malgré cela elle +était mieux le lendemain et elle demanda instamment qu'on permît +à Charlot de venir s'asseoir auprès d'elle. Madame Charles se fit +prier. Elle ne pouvait comprendre quel plaisir Petite mère +trouvait à la société de ce méchant garçon, et lui offrit à la +place celle de son chat qui, au moins; ne la fatiguerait pas. + +-- Je veux bien qu'il vienne sur mon lit, répondit Petite mère, +mais je veux aussi Charlot. + +-- Non, dit la vieille dame avec décision, je n'exposerai pas +cette pauvre bête à la méchanceté de ce petit drôle. Il faut +choisir... l'un ou l'autre, mais pas tous les deux. + +-- Alors, je veux mon Charlot. Il est si triste sans moi! +ajouta-t-elle d'un air suppliant. + +Madame Charles, un peu scandalisée de ce choix, alla appeler +Charlot et se retira dans sa chambre avec son chat. Les deux +enfants se retrouvèrent avec joie. Petite mère était bien plus en +train de causer que la veille; elle questionna Charlot sur tout +ce qui s'était passé depuis sa maladie, en particulier sur les +visites de la maman de la "jolie petite dame". + +-- Ah! dit-elle, lorsque Charlot lui eut raconté tout ce qu'il +savait, maintenant je sais que le bon Dieu nous entend quand nous +prions. Tu vois, Charlot, il leur a dit à tous que je n'avais pas +pris la croix d'or... + +-- C'est vrai... dit le petit garçon d'un air réfléchi. Je +voudrais bien savoir où il demeure. + +-- Il paraît qu'il nous connaît bien, lui, puisqu'il nous +entend... Je voudrais savoir s'il sait mon nom et le tien, +Charlot, et s'il connaît nos figures... + +-- C'est bien sûr qu'il sait nos noms, répondit Charlot, sans ça +comment aurait-il pu dire aux gens: Petite mère n'a pas volé la +croix d'or? + +-- C'est vrai... Eh bien, maintenant, je vais lui demander que le +père soit guéri et qu'il revienne. + +-- Madame Perlet a dit qu'elle irait le voir, avec moi, dimanche, +reprit Charlot. Mais j'aimerais mieux y aller avec toi, Petite +mère. + +-- Peut-être que je ne serais pas encore assez forte, Charlot. Je +ne crois pas que je pourrais marcher très loin. + +-- Je te porterai quand je serai grand, tu sais... + +-- Oui, mais dimanche tu ne seras pas encore grand. + +-- Je suis pourtant un peu grand, répliqua le petit garçon, se +levant et se tenant droit comme un fusil. Tu verras, tu verras, +Petite mère, comme nous serons heureux quand je serai tout à fait +grand. Tu ne sais pas comme je serai gentil!... + +-- Tu es déjà bien gentil à présent, mon Charlot. + +Et là-dessus ils s'embrassèrent. + + + +XXI + + + +Quelque jours s'étaient écoulés et un grand changement avait eu +lieu dans la pauvre maison. La famille Perlet avait quitté la +loge et s'était installée dans une maison voisine. Le cordonnier +avait retrouvé un peu de travail et sa femme faisait un petit +ménage; ils avaient emmené Charlot dans leur nouvelle demeure et +partageaient avec lui le peu d'air respirable et le morceau de +pain qu'ils possédaient. + +-- Là où il y a assez pour six, il y a assez pour sept, disait le +père. + +Cette maxime a cours parmi les pauvres, mais, si elle y est +souvent mise en pratique, ce n'est pas sans qu'il en résulte des +privations. Pour faire la part du septième il faut bien rogner un +peu celles des six autres, et chacun sait que, dans une famille, +ce n'est pas aux plus petits que l'on ôte volontiers le pain de +la bouche. + +Vous avez souvent vu, en peinture du moins, un nid où tous les +oisillons tendent à la fois leur bec affamé au père qui leur +apporte la nourriture. La table qui rassemblait trois fois par +jour la famille du cordonnier ressemblait beaucoup à ce tableau +classique... Les oisillons étaient très affamés et le père, +hélas! ne rapportait qu'un bien petit vermisseau; mais la bonne +humeur et la confiance en Dieu assaisonnaient le chétif morceau +de pain, et personne ne se plaignait. La mère elle-même faisait +taire ses soucis. Ne savaient-ils pas tous que des temps +meilleurs viendraient?... Personne ne songeait à trouver que +Charlot fût de trop. On l'aimait bien d'ailleurs, quoiqu'il ne +fût pas toujours aimable, et madame Perlet avait pour lui plus +d'indulgence que pour ses propres enfants. "Pauvre petit, il n'a +pas eu de mère," disait-elle lorsqu'il faisait quelque sottise. +Quant à Petite mère, depuis qu'elle l'avait soignée et lui avait +sacrifié plus d'une nuit de sommeil, elle l'aimait comme la +prunelle de ses yeux. + +Les nouveaux occupants de la loge n'étaient nullement aimables. +Ils étaient de la race des concierges hargneux et rageurs, de +vrais chiens de garde. Lorsque Charlot passait pour aller auprès +de sa soeur on trouvait toujours moyen de lui dire quelque chose +de désagréable; tantôt il apportait de la boue à ses souliers, +tantôt il se mettait dans le chemin de la concierge qui balayait; +jamais un mot amical, ou tout au moins bienveillant. Le pauvre +petit passait aussi vite que possible, tâchant de ne pas être +aperçu. L'absence des Perlet avait bien changé la maison, surtout +pour ceux des locataires à qui le souci du loyer pesait le plus +lourdement. Si Charlot avait moins que tout autre trouvé grâce +devant leurs yeux, c'est qu'ils savaient bien que son père était +à l'hôpital et le paiement du terme de juillet n'était rien moins +qu'assuré. + +Ces terribles concierges avaient, en outre, un grand défaut: ils +n'aimaient pas les chats plus que les enfants. Le Charlot à queue +était aussi malmené que le Charlot à deux jambes. Il avait reçu +maints coups de balai, et même une fois tout un seau d'eau sale +sur sa belle fourrure fauve. Je vous laisse à penser si madame +Charles avait trouvé le procédé de son goût. + +Il régnait dans toute la maison un esprit de mécontentement et +d'hostilité contre les nouveaux occupants de la loge. + +Un matin Charlot entendit en passant des miaulements aigus. Il +voulait se hâter de monter sans être aperçu, mais le spectacle +qui s'offrit à ses yeux le retint cloué à sa place. Son ennemi, +le chat bien-aimé de la vieille dame, était pendu par les pieds +de derrière à une ficelle et le neveu de la concierge, un garçon +de quatorze ans qui venait l'aider le matin, frappait à tour de +bras avec une baguette le pauvre animal qui miaulait à fendre le +coeur et se tordait convulsivement... Oh! si sa maîtresse avait +pu le voir!... + +Charlot, n'écoutant que son indignation, se précipita sur le +jeune garçon, et l'empoignant tout à coup par les jambes, au +moment où il s'y attendait le moins, il le fit tomber tout de son +long. Alors, voyant bien qu'il ne pouvait rien de plus contre un +adversaire beaucoup plus grand et plus fort que lui, il s'enfuit +en criant de toutes ses forces. Le méchant garçon s'était relevé +et le poursuivait dans l'escalier. Le pauvre chat était resté +suspendu; il ne recevait plus de coups, mais sa position n'en +était pas moins très pénible pour un animal accoutumé à ses +aises. + +Charlot courait toujours et lorsque, arrivé au milieu du second +étage, il se vit sur le point d'être atteint par le gamin +furieux, il cria de tout son gosier: + +-- Madame Charles, ils tuent votre chat! + +La porte de la bonne dame se trouvait ouverte. Elle entendit ces +paroles sinistres et se hâta d'accourir. Plusieurs personnes +sortirent de leurs chambres attirées par les cris, et arrachèrent +le pauvre Charlot des mains du méchant gamin qui le frappait +impitoyablement. + +-- Où est-il? où est-il?... criait la vieille dame toute +bouleversée. + +-- Dans la loge, répondit Charlot, pendu à une ficelle. + +Il n'y avait pas rhumatisme qui pût empêcher madame Charles de +descendre avec une rapidité dont elle-même ne se croyait plus +capable. Arrivée à la loge elle trouva son chat pendu, comme +Charlot le lui avait dit. Heureusement c'était par les pieds, en +sorte qu'il ne courait aucun danger pour sa vie. Mais comme il +miaulait et comme il tremblait!... D'une main aussi tremblante +que l'était la pauvre bête elle-même, sa maîtresse essayait +vainement de la détacher, lorsque la concierge rentra. Sa vue +redoubla l'indignation de la vieille dame qui, étant parvenue à +défaire le noeud, prit son chat dans ses bras, et se retournant +vers la nouvelle venue: + +-- Votre loge est donc un coupe-gorge?... lui dit-elle, on y tue +les pauvres bêtes sans défense!... + +-- Voilà bien du bruit pour rien, répliqua la concierge. Quel mal +ça lui faisait-il à cet animal? D'ailleurs ce n'est pas moi qui +l'avais attaché là. + +-- Non, mais votre neveu ne le ferait pas sans votre permission. +C'est odieux, Madame; je me plaindrai au propriétaire, Madame... +Vous haussez les épaules... Eh bien, je vous citerai en police +correctionnelle, Madame. + +-- Comme il vous plaira, Madame. Un procès parce qu'un petit +garçon a fouetté un chat, ce sera du nouveau. + +-- Mais c'est mon chat, Madame, et personne n'a le droit de le +toucher... + +-- Alors gardez-le dans votre chambre, Madame, et personne ne le +touchera. + +Toute la maison était rassemblée sur l'escalier et l'on riait de +bon coeur de cette scène, mais au fond tout le monde était pour +madame Charles, car personne n'aimait la nouvelle concierge et +son polisson de neveu. + +Bientôt le calme se rétablit, chacun rentra chez soi. Madame +Charles emporta Minet toujours tremblant dans ses bras, et la +concierge, restée seule avec son neveu, lui administra une paire +de soufflets pour le remercier de lui avoir attiré des ennuis. +Charlot s'était réfugié auprès de sa soeur. + +Lorsque madame Charles eut fait prendre un peu de lait à son +chat, lorsqu'elle l'eut vu, tout à fait calmé, s'endormir sur son +édredon, elle se souvint de sa petite malade. + +-- Oh! madame Charles, s'écria Petite mère en la voyant entrer, +voyez comme il saigne, mon pauvre Charlot! + +Et en effet il avait reçu un coup de poing qui lui avait mis la +figure dans un lamentable état. + +Alors madame Charles se souvint que c'était Charlot qui l'avait +appelée au secours de son chat, et que c'était pour ce précieux +animal qu'il avait été battu. Son coeur se réchauffa et +s'attendrit pour lui; elle le lava avec de l'eau fraîche, elle +mit une compresse sur le nez malade... et elle alla lui +chercher... devinez-vous?... une tasse de lait!... + +Alors Charlot, bien restauré, raconta en détail son aventure. Il +n'était pas peu fier du rôle qu'il avait joué dans cette affaire, +et Petite mère l'admirait de tout son pouvoir. + +-- N'est-ce pas qu'il a été courageux? demanda-t-elle à madame +Charles. Ce grand garçon... il est beaucoup plus fort que +Charlot... il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Et puis vous +voyez bien maintenant, madame Charles, qu'il n'est pas méchant +pour les bêtes. + +-- Non, j'aime beaucoup le chat maintenant, dit Charlot qui avait +un sentiment très vif de ses vertus nouvellement acquises. Quand +je serai grand je lui donnerai du lait. A présent je n'ai plus +besoin de compresse, mon nez ne me fait presque plus mal... Ah! +quand je serai grand, comme je le rosserai, ce vilain garçon! + +-- Ecoute, Charlot, quand tu passeras devant la loge, tâche qu'il +ne te voie pas... il te battrait encore. + +-- Non, non, il n'oserait pas! s'écria le petit héros. + +Ce jour-là Charlot avait grandi de dix pieds à ses propres yeux, +et Petite mère le trouvait digne de toute son admiration. A +partir de ce moment madame Charles le traita toujours avec égards +et lui permit de rester dans la chambre tant qu'il voulait. + +Tels étaient les incidents qui venaient distraire Petite mère +pendant la première partie de sa convalescence. Le dimanche qui +suivit l'aventure du chat elle eut une visite qui lui fit un bien +grand plaisir. Céline, le petite fille aux tresses blondes et au +grand tablier de cotonnade, était venue voir sa marraine et avait +demandé en passant des nouvelles de sa petite protégée. +Lorsqu'elle apprit que Petite mère était malade, elle alla +demander à sa marraine, qui avait un jardin, un joli bouquet et +elle le lui apporta. Céline était toujours gaie, toujours +contente. Elle avait une robe neuve qui lui avait été donnée par +une dame pour qui elle travaillait: sa grand'mère la lui avait +taillée et elle se l'était cousue. Elle la portait ce jour-là +pour la première fois, et sa marraine lui avait acheté une paire +de bottines neuves. + +Mais elle ne pouvait rester longtemps, elle demeurait si loin!... +Lorsqu'elle fut partie la petite malade se sentait égayée par son +joyeux babil et ses frais éclats de rire. + +Et ce même jour, pour comble de bonheur, Charlot apporta de +bonnes nouvelles du père. Il était beaucoup mieux; on espérait +que dans deux semaines il pourrait revenir à la maison. Charlot +avait beaucoup à raconter au retour de l'hôpital. + +-- Pense, Petite mère, dit-il, nous avons acheté une belle orange +pour le père, pas à l'hôpital parce qu'elles sont plus cher, mais +dans une boutique. Madame Perlet a dit comme ça: "Je ne suis pas +bien riche, mais on n'aime pas à venir les mains vides." Et alors +nous sommes allés dans la grande salle, et le père nous a parlé, +et il a tout de suite demandé: "Où est Petite mère?" Madame +Perlet a dit comme ça: "Elle est un peu malade, mais ça ne sera +rien." Alors moi j'ai dit: "Non, elle est très malade... mais +elle ne mourra pas, parce que, à présent, elle peut boire du bon +vin et du bouillon." Alors madame Perlet m'a pincé le bras et +elle a dit: "Laisse-moi donc parler, petit nigaud, qu'as-tu +besoin d'inquiéter ton père?" Alors le père a dit: "Il faut me +dire la vérité, madame Perlet: quand j'ai vu que personne ne +venait me voir dimanche, j'ai bien pensé qu'il y avait un +malheur." Alors on lui a raconté que tu avais eu tant de chagrins +et que tu étais tombée malade... Et le père a dit... Attends, je +veux bien me rappeler ce qu'il a dit... + +Charlot, qui n'avait de sa vie fait un aussi long discours, +reprit après un instant de réflexion: + +-- Il a dit comme ça: "Alors elle n'avait pas volé!..." + +-- Il le croyait!... dit Petite mère à demi-voix, mais avec un +accent de tristesse profonde. + +Au moment même où Charlot faisait à sa soeur son récit, madame +Perlet racontait aussi à son mari ce qui s'était passé. Arrivée +aux paroles qui avaient tant ému Petite mère, elle continua +ainsi: + +-- Oh! Seigneur, que je lui ai répondu, la pauvre enfant! est-ce +qu'elle serait capable de ça, elle qui n'a pas sa pareille dans +ce monde pour le coeur et la bonne conduite. -- Alors il a dit +tout bas: "Ma pauvre Petite mère, ma pauvre Petite mère... moi +qui l'ai soupçonnée! Je ne me le pardonnerai jamais. Ai-je été +assez malheureux pendant ces quinze jours! Je ne le croyais +pourtant pas tout à fait, mais j'avais peur. C'est si dur d'avoir +faim, et puis je savais bien comme la petite aime ce gamin-là, et +je me disais que peut-être pour lui... Ah! je m'en veux à présent +d'avoir eu de pareilles idée!" + +-- Après ça, continua madame Perlet, je lui ai raconté la maladie +de la petite, et il m'a remerciée de ce que nous avons pris soin +d'elle et de Charlot. C'est un homme bien doux et bien comme il +faut, mais il a encore l'air très-malade. C'est malheureux que +nous ne soyons plus concierges de la maison, car nous aurions +patienté pour son terme, tandis que, maintenant, on ne tiendra +compte de rien... Comment est-ce qu'ils veulent, ces gens-là, +qu'un homme qui est à l'hôpital depuis des semaines puisse payer +son terme? Ce n'est pas raisonnable, en vérité... Enfin, nous lui +nourrirons son petit jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau +travailler. Nous ne pouvons pas faire plus, n'est-ce pas? + +-- Non, dit le cordonnier, malheureusement. + +-- Il le rendra peut-être un jour à nos enfants. + +-- Si ce n'est pas lui, ce sera un autre; les braves gens ne sont +pas rares en ce monde, ajouta M. Perlet. + +-- Il y en a aussi de très mauvais, reprit sa femme. Ces nouveaux +concierges, par exemple... On dit... + +-- Allons! allons! Madame Perlet, je ne me soucie pas d'en rien +savoir. On croit nous faire plaisir en disant du mal d'eux, comme +si nous étions meilleurs parce qu'ils sont méchants! Ne nous +mêlons pas de ce qui se passe dans cette loge, cela ne nous +regarde plus. Nous avons bien de quoi nous occuper à notre propre +besogne. + +Madame Perlet se tut, comme elle faisait toujours quand son mari +lui donnait une leçon, et elle commença à préparer la soupe du +soir. Peu à peu tous les enfants rentrèrent. Charlot revint de +chez sa soeur et la famille se rassembla autour de la table. + +-- M. Perlet, dit tout à coup Charlot en regardant autour de lui, +c'est encore plus petit ici que dans la loge. + +-- A peu près la même chose. Pourquoi dis-tu cela, mon garçon? + +-- Pourquoi n'avez-vous pas pris une grande maison? demanda +encore Charlot au lieu de répondre. + +-- C'est que, vois-tu, mon garçon, plus une maison est grande, +plus on paie cher, et nous ne sommes pas bien riches, répondit le +cordonnier en riant. + +-- Eh bien, dit Charlot avec sérieux, quand je serai grand je +vous donnerai beaucoup d'argent. + +-- Merci, mon petit homme, et où le prendras-tu? + +-- Je ne sais pas, mais le bon Dieu a donné à Petite mère ce +qu'elle lui a demandé, et moi je lui demanderai beaucoup +d'argent. + +-- Ah! dit M. Perlet, cette prière-là, je ne te promets pas +qu'elle sera exaucée. + + + +XXII + + + +Nous sommes maintenant au mois de juin; les arbres n'ont plus de +fleurs, mais le feuillage en est devenu plus riche et plus épais; +l'herbe est plus haute; les roses sauvages fleurissent dans les +haies; de tous côtés on entend le bourdonnement des insectes: la +chaleur fait partout éclore des milliers de vies qui n'auront +qu'un jour. Tout s'épanouit et se vivifie aux doux rayons du +soleil; la campagne est encore fraîche comme au printemps et déjà +opulente comme en été. + +Petite mère et Charlot sont en route vers la petite maison sur la +lisière du bois. Sylvanie voulait venir les chercher avec la +charrette de madame Nanette, mais la petite convalescente +n'aurait peut-être pas pu supporter les cahots de ce véhicule +primitif, et madame Grandville a voulu qu'elle fît le voyage dans +une voiture. Et sur cette voiture on a mis le lit de Petite mère, +car elle n'est pas encore en état de dormir sur une botte de +foin; il faut la traiter avec ménagements. Jamais elle n'a été si +gâtée, elle qui, il y a si peu de temps encore, ne savait pas ce +que c'était que d'être comptée pour quelque chose. Elle en est +tout étonnée et parfois même un peu embarrassée... Cela lui +semble peu naturel qu'on la soigne ainsi... Mais elle se laisse +faire. Comment pourrait-elle résister? Elle n'a pas encore +beaucoup de force et d'ailleurs elle trouve une certaine douceur +dans sa vie nouvelle. + +Petite mère fait donc le voyage en voiture avec Charlot et +Sylvanie; on l'a étendue dans le fond, un petit oreiller sous sa +tête, et les deux autres se sont mis sur le devant. A chaque +instant Charlot l'appelle pour lui faire admirer ceci ou cela, +mais elle est encore faible et bien vite fatiguée de regarder... +Pourtant le petit garçon ne se laisse pas décourager. + +-- Oh! Petite mère, regarde... Voilà la rue où nous avons passé, +voilà la boutique du boulanger où étaient les deux petits garçons +qui mangeaient des gâteaux. S'ils nous voyaient aujourd'hui, ils +seraient bien étonnés... Voilà le beau jardin que tu m'as laissé +regarder. Je puis le voir un peu en me tenant debout. Petite +mère, te rappelles-tu comme tu m'as vite laissé retomber? + +-- Tu étais si lourd, Charlot! dit la petite qui se sent encore +écrasée par ce poids. + +Il retrouve ainsi à chaque pas un souvenir. Petite mère a fermé +les yeux et ne lui répond plus. Sa tête tourne, elle ne peut plus +regarder ces maisons, ces murs, ces maigres arbres qui passent si +vite. + +-- Laisse-la tranquille, Charlot, dit Sylvanie, tu vois bien +qu'elle est fatiguée. + +Lorsque la voiture roule enfin entre des prés en fleurs et des +haies vertes, la petite fille retrouve la force de regarder. Elle +aime tant la campagne!... son petit coeur s'épanouit aux rayons +de ce doux soleil. Il lui semble qu'elle a déjà repris des +forces. + +Enfin la voiture s'arrête à quelques pas de la maison connue. Le +cocher descend de son siége et Sylvanie l'aide à transporter le +petit lit. Charlot est très fier d'avoir reçu la mission de tenir +la bride des chevaux. Lorsque le lit est dressé dans une toute +petite chambre à côté de la grande cuisine, Sylvanie vient +chercher la malade qu'elle prend sans ses bras. + +-- Tu ne pèses pas plus qu'une plume, dit-elle, j'aime mieux te +porter que de porter Charlot. J'espère que tu seras plus lourde +en partant. + +Petite mère a bien un peu d'inquiétude au sujet de l'accueil que +lui fera la grand'mère sourde; elle a recommandé à Charlot d'être +poli et tranquille, mais elle sait qu'on ne peut guère compter +sur sa sagesse. Elle est bien surprise en voyant la vieille dame +quitter son fauteuil et venir au-devant d'eux... Son regard +exprime la compassion et elle répète: "Pauvre petite! pauvre +petite!..." + +De sa main ridée elle caresse les cheveux frisés de Charlot, qui +la regarde d'un air effaré, mais comprend bien vite qu'ils sont +reçus cette fois avec bienveillance. Sylvanie était parvenue à +lui faire entendre toute l'histoire de la croix d'or et du +chagrin de Petite mère, et comme la pauvre grand'mère n'était pas +méchante mais seulement vieille, infirme et d'une humeur un peu +revêche, elle avait éprouvé une compassion réelle pour la pauvre +enfant et ne demandait pas mieux que de réparer, selon son +pouvoir, son injustice. + +Sylvanie alla poser Petite mère dans le fauteuil de la vieille +dame et la petite fille, tout interdite d'une telle audace, +regarda celle-ci d'un air craintif, s'attendant à une +protestation indignée. Au lieu de cela la grand'mère vint elle-même +lui mettre un oreiller sous la tête et la couvrir d'un petit +châle. "Car, dit-elle, il fait plus froid dedans que dehors." + +Le lit fut bien vite fait, on y porta la malade, quoiqu'elle +assurât qu'elle était tout à fait capable de marcher jusque-là. +Lorsqu'elle fut bien établie, la porte grande ouverte lui +permettant de voir tout ce qui se passait dans la cuisine, elle +se sentit si heureuse qu'elle ne put s'empêcher de pleurer. + +-- Tu es triste, lui dit Sylvanie qui venait à chaque instant +voir comment elle se trouvait. + +-- Oh! non... + +-- Alors pourquoi pleures-tu? + +-- Je ne sais pas. Je suis contente et je voudrais pouvoir dire +merci. Tout le monde est si bon!... + +Sylvanie l'embrassa, puis elle disparut et revint un moment après +avec un bol de lait. Petite mère le but avec plaisir; depuis bien +longtemps rien ne lui avait semblé si bon. + +Lorsque Sylvanie eut fini de tout ranger dans la maison, elle +prit Charlot par la main et ils revinrent bientôt amenant avec +eux une visite pour Petite mère. C'était Brunette qui eut un peu +de peine à se laisser persuader d'entrer dans la petite chambre, +craignant peut-être que ce ne fût une prison, mais elle finit par +céder et la malade eut le plaisir de lui donner un peu de pain. +Elle ne s'ennuya pas un moment pendant cette première journée; +Sylvanie allait, venait, faisant le ménage, chantant, riant, +parlant d'une voix éclatante pour se faire entendre de sa +grand'mère, et à toute minute adressant à Petite mère un mot ou +un sourire en passant. C'était certainement plus gai que la +société de madame Charles, bonne et dévouée, mais toujours un peu +taciturne et un peu sévère, à moins que son chat ne fût en cause; +alors elle savait s'animer. Sylvanie répandait la vie et la joie +tout autour d'elle; il semblait que personne ne pût être +malheureux dans son voisinage. Charlot aussi, sous cette douce +influence, était content, de bonne humeur et prêt à rendre +service. Il courait çà et là pour chercher tout ce que la +ménagère lui demandait, et elle multipliait les commissions pour +l'occuper. Il alla de lui-même cueillir des fleurs pour Petite +mère qui les aimait tant. + +-- Demain, dit Sylvanie, s'il fait beau comme aujourd'hui tu +pourras t'asseoir sous un arbre, mais pour le moment tu es mieux +dans ton lit; le voyage est assez pour un jour. + +Oui, elle était très bien dans son lit, elle ne désirait rien de +plus. Lorsqu'elle eut encore bu du lait dont elle ne pouvait se +lasser, elle s'endormit en regardant une branche de roses qui +entrait par la fenêtre à travers un grillage et venait se +balancer tout près d'elle. Sylvanie poussa la porte pour que le +bruit ne la réveillât pas et dit à Charlot d'aller jouer dehors. + +Petite mère se réveilla très rafraîchie, très reposée. Elle +s'aperçut qu'il y avait dans la cuisine une visiteuse, car +Sylvanie causait à voix basse, et ce ne pouvait être ni avec la +vieille dame sourde, ni avec le bruyant Charlot. Elle resta +immobile et les yeux fermés parce qu'elle se trouvait bien ainsi, +et au bout d'un moment les voix devinrent plus distinctes. Peut-être, +sans s'en douter, parlait-on un peu plus fort; peut-être +aussi l'oreille de la petite fille s'était-elle accoutumée à ce +murmure qui lui avait d'abord paru insaisissable. + +Sylvanie disait: + +-- Elle est très faible et très maigre, c'est vrai, mais elle est +guérie; elle va maintenant reprendre des forces. + +-- Ne vous y fiez pas, répondait l'autre voix, -- Petite mère +croyait déjà l'avoir entendue sans pouvoir lui donner un nom, -- +elle n'est pas guérie, elle n'a qu'un souffle de vie. Elle n'en a +pas pour longtemps, c'est moi qui vous le dis... et ce serait un +bonheur pour elle de mourir... une pauvre enfant sans mère... +elle aurait trop à souffrir! Voyez-vous, si je devais m'en aller, +j'aimerais mieux emmener avec moi ma pauvre petite fille... ça me +déchirerait moins le coeur que de la laisser. Les garçons, c'est +différent; ils ont leur père, mais le meilleur père ça ne peut +pas remplacer une mère pour une fille. Votre Petite mère ira +rejoindre la sienne, j'en réponds. Déjà quand elle était sur ma +charrette je m'étais dit: En voilà une, avec ses grands yeux, qui +n'a pas un bien long fil de vie à dérouler. Maintenant que je +l'ai vue ici, sur ce lit, toute pareille à une figure de cire, je +suis encore plus sûre de ce que je vous dis. + +-- Pensez à ce qu'elle a souffert, Madame Nanette, à ce qu'elle a +supporté depuis qu'elle était toute petite. Ce n'est pas étonnant +qu'elle soit chétive. + +-- C'est bien ce que je dis... Elle a trop souffert. Les jeunes +plantes, ça a besoin de soleil; ça ne peut pas pousser dans une +terre dure et froide... Allez, elle sera mieux là-haut!... + +En prononçant ces derniers mots madame Nanette se leva pour s'en +aller. Sylvanie l'accompagna, puis elle rentra, et encore tout +émue des prédictions de la bonne dame elle vint doucement +s'asseoir auprès du lit de Petite mère. + +La voyant éveillée elle lui demanda si elle se sentait mieux. + +-- Je me sens très bien, répondit la petite, puis elle ajouta, +ses grands yeux sérieux attachés sur ceux de la jeune fille: + +-- Est-ce vrai, ce qu'elle disait?... + +Sylvanie tressaillit. Etait-il possible que l'enfant eût +entendu?... + +-- De qui parles-tu? demanda-t-elle. + +-- La dame a dit que je devrai bientôt mourir... + +-- Elle n'en sait rien... absolument rien... Tu es beaucoup +mieux, ma petite, et la campagne va te remettre tout à fait. +Madame Nanette est accoutumée aux bonnes joues rouges de ses +enfants, et parce que tu es maigre et pâle elle te croit bien +malade, mais elle se trompe. + +-- A cause de Charlot je ne voudrais pas mourir, dit Petite mère +d'un air pensif. + +-- Mais tu ne mourras pas... Ne te mets pas cela en tête!... + +-- Non, continua l'enfant, mais je sais qu'on meurt quelquefois +tout jeune. Beaucoup d'enfants sont morts d'une mauvaise fièvre +dans la maison où nous étions avant... Il y avait une petite +fille de dix ans; nous avons été au cimetière avec les voisins... +Cela ne me ferait pas beaucoup de peine de mourir puisque ma +maman est morte, mais c'est à cause de Charlot, et puis le père +aussi... il serait triste. + +Sylvanie aurait volontiers battu madame Nanette pour sa +malencontreuse conversation. Elle faisait de son mieux pour +effacer l'impression que Petite mère en avait reçue, mais elle +voyait bien que ce serait difficile. + +Tout à coup celle-ci, qui avait paru un moment plongée dans ses +réflexions, l'interpella vivement: + +-- Pourquoi a-t-elle dit que je suis malheureuse et qu'il +vaudrait mieux pour moi mourir?... Je ne suis pas malheureuse... +Tout le monde est bon pour moi et Charlot m'aime tant... + +-- C'est vrai, dit Sylvanie, elle se trompait bien, madame +Nanette. Tu es une heureuse enfant, et nous ne pouvons pas nous +passer de toi, Petite mère, aussi le bon Dieu te laissera avec +nous, j'en suis sûre. + +-- Je le lui demanderai, dit l'enfant. + +Ce soir-là, avant de s'endormir pour la nuit, Petite mère ajouta +à la prière que sa mère lui avait enseignée ces mots qui +sortirent du fond de son coeur. "Bon Dieu, laisse-moi rester avec +Charlot! je suis si heureuse, tout le monde est si bon pour +moi... Je voudrais bien vivre encore longtemps." + +Charlot couchait sur le foin dans un coin de la grande cuisine. +Il était enchanté et trouvait ce lit bien meilleur que la +paillasse que depuis quelque temps il avait partagée avec les +petits Perlet. Il y serait seul au moins, et personne ne pourrait +se plaindre de ses coups de pied. Charlot était ivre de joie de +se retrouver à la campagne. Il avait pris ses ébats dans le +jardin, il s'était roulé sur l'herbe du sentier, il avait cueilli +des fleurs par poignées pour Petite mère, il avait joué avec +l'eau de la fontaine jusqu'à ce que son unique pantalon fût +trempé à être tordu. Quand il revint pour manger sa soupe et se +coucher il était sale à faire peur, mais heureux comme un roi. + +-- Allons, dit Sylvanie, toujours de bonne humeur, va te laver le +visage et les mains à la fontaine et puis couche-toi bien vite +afin que je puisse en faire autant de ton pantalon et le mettre +sécher devant le feu avant qu'il soit tout à fait éteint. Demain +matin un coup de fer l'achèvera. Gtand'mère, j'irai demain +demander à madame Nanette si elle ne pourrait pas nous prêter +quelques nippes de son petit Joseph pour Charlot, et puis je lui +ferai un pantalon avec un morceau de ma toile. + +-- Et tes chemises? demanda la vieille dame. + +-- Oh! ça n'en prendra pas beaucoup, il n'est pas bien grand, +notre Charlot. Quant à la pauvre petite je lui taillerai une robe +dans ma jupe lilas qui est devenue beaucoup trop courte pour moi. +L'étoffe n'en est plus bien bonne, mais ça lui fera encore de +l'usage, elle est si soigneuse. + +Lorsque le lendemain matin Charlot se réveilla et voulut se lever +pour courir au jardin, il n'y avait pas moyen de mettre son +pantalon qui n'avait pas voulu sécher pendant la nuit. Sylvanie +lui dit qu'il fallait attendre et pendant que le fer chauffait +elle l'affubla du jupon rapiécé de Petite mère qui, tombant +presque sur le bout de ses pieds, lui faisait un costume assez +convenable. Mais Charlot le trouvait indigne de lui; il refusa +d'aller ainsi accoutré chercher de l'eau à la fontaine et s'assit +sur son lit d'un air fort mécontent. Il fallut même se fâcher +pour obtenir qu'il vînt boire son lait près de la table. Sylvanie +se moqua un peu de sa mauvaise humeur, qui se changea alors en +colère... Vous représentez-vous ce petit homme vêtu de son long +jupon, rouge de fureur, frappant des pieds et menaçant des +poings? C'était vraiment un spectacle à voir... Petite mère ne se +doutait de rien; elle dormait encore et on avait fermé la porte +pour qu'elle fût tranquille. + +Sylvanie commença par rire de cette grotesque petite figure, mais +lorsqu'elle vit que c'était un sérieux accès de colère, elle prit +le petit méchant par le bras pour le mettre dans un coin noir où +elle tenait son bois. Charlot se débattait comme un furieux. + +-- C'est comme ça que tu faisais avec ta pauvre soeur, lui +dit-elle; je t'ai vu la battre une fois, mais avec moi tu n'en +prendras pas aussi à ton aise... Tu vas te mettre là jusqu'à ce +que tu sois plus raisonnable. + +-- Vous êtes méchante! cria Charlot exaspéré par le calme de la +jeune fille. J'aime bien mieux Petite mère; elle ne me fait +jamais de mal, elle... Elle est bien meilleure que vous. Petite +mère! Petite mère!... je veux que tu viennes... Je ne veux pas +rester avec cette méchante Sylvanie!... + +La porte de la petite chambre s'entr'ouvrit doucement et Petite +mère parut sur le seuil tout effrayée... Les cris de son frère +l'avaient réveillée en sursaut et elle tremblait comme une +feuille. + +-- Vois-tu ce que tu as fait, méchant garçon! dit Sylvanie en +prenant Petite mère dans ses bras pour la reporter dans son lit. +Elle dormait si bien et maintenant elle est toute tremblante. +Allons, petite, tu dois être accoutumée à l'aimable caractère de +ton Charlot, ainsi laisse-moi le mettre dans ce coin noir d'où il +ne sortira que lorsqu'il m'aura demandé pardon des sottises qu'il +m'a dites. + +C'était la première fois de sa vie que Charlot était puni. Il +avait été frappé, battu par des voisins lorsqu'il leur jouait de +mauvais tours ou par des gamins plus forts que lui; quelquefois +même il avait reçu un coup de son père, mais il n'avait jamais +été puni lorsqu'il était méchant, comme il l'était en ce moment +par Sylvanie. Petite mère se contentait de lui dire: "Oh! +Charlot, tu me fais beaucoup de peine." Il avait cru qu'il en +serait de même avec sa nouvelle amie, mais il s'était trompé, il +le voyait bien maintenant. + +Petite mère s'était recouchée et attendait avec anxiété l'issue +de cette scène; Sylvanie repassait tranquillement le pantalon; +Charlot avait cessé de crier. Il réfléchissait, chose salutaire +qui ne lui arrivait pas souvent, et le résultat de ses réflexions +fut qu'il valait mieux être sage que méchant, puisque, s'il se +soumettait à demander pardon, il pourrait remettre son pantalon +et aller courir dans la campagne. Une pensée meilleure encore, +parce qu'elle était moins égoïste, lui vint aussi: c'est que +Sylvanie avait été bien bonne pour lui et que ce n'était pas beau +de la payer de cette manière, mais comme c'était difficile de +demander pardon! Il ne l'avait jamais fait, son orgueil se +révoltait. Pourquoi avait-il été méchant?... S'il ne s'était pas +mis en colère il n'aurait pas eu besoin de demander pardon et de +s'humilier devant Sylvanie. Non!... il ne le ferait pas!... il +aimait encore mieux rester dans son coin noir tout le jour. + +La lutte dura quelques minutes qui lui parurent très longues. +L'inquiétude de Petite mère allait croissant, et si elle avait +osé sortir de son lit et traverser le cuisine pour aller auprès +de Charlot, elle l'aurait entouré de ses bras et lui aurait dit +d'une voix suppliante: "Mon Charlot, je t'en prie, sois sage! +demande pardon!" + +Et probablement comme Charlot était doué d'un esprit de +contradiction très prononcé, cela n'aurait fait que retarder la +victoire du bon sentiment sur le mauvais. + +Enfin une voix mal assurée sortit du recoin noir. + +-- Je veux être sage, disait-elle. + +Sylvanie entr'ouvrit la porte et regarda Charlot qui eut un +instant l'idée de reculer, mais elle avait un sourire sur les +lèvres, cela le décida. + +-- Je suis fâché d'avoir été méchant, dit-il. + +-- A la bonne heure, c'est tout ce que je te demande. Maintenant +viens mettre ton pantalon qui est à peu près sec, et tu iras me +cueillir de l'oseille dans le jardin. Je te montrerai comment il +faut t'y prendre. + +Ce fut une heureuse matinée en dépit de son triste commencement. +Charlot cueillit l'oseille pour la soupe, et, pour comble de +bonheur, Sylvanie consentit à le laisser un moment conduire la +chèvre le long du sentier, en lui attachant solidement autour de +la taille la corde mince qui la retenait. Ils étaient donc +inséparables, la chèvre et le petite garçon; il est facile de +comprendre que cette situation devait donner lieu à de joyeuses +luttes dans lesquelles Charlot était toujours vaincu, mais +Sylvanie le suivait de près et ne permettait pas que Brunette +abusât de sa force. Lorsqu'ils rentrèrent, Petite mère demanda à +s'habiller; elle se sentait si bien et le temps était si beau. +Sylvanie la porta sous le grand cerisier et l'assit dans le +fauteuil qu'elle avait préparé pour la recevoir. + +-- Mais, dit Petite mère d'un air inquiet, il ne faut pas me +mettre dans ce fauteuil. + +-- Tu t'y mettras jusqu'à ce que tu sois assez forte pour +t'asseoir sur une chaise. + +-- Mais elle sera fâchée, peut-être... + +-- Qui?... ma grand'mère?... Je te dis que c'est elle qui le +veut. Allons, souviens-toi que tu es une malade. Quand tu seras +tout à fait guérie tu pourras t'asseoir par terre si tu veux. + +Petite mère se soumit, mais non sans que son pauvre petit coeur +restât quelque peu troublé. + +Sylvanie l'avait quittée pour aller faire son ménage. Restée +seule, elle avait fini, malgré ses scrupules, par se laisser +aller tout au fond du fauteuil, et avait fermé ses yeux que le +jour éblouissait. Il était près de midi, les oiseaux ne +chantaient pas, mais on entendait le murmure léger de la brise +dans le feuillage et celui des insectes dans l'herbe touffue. +Tout cela était nouveau pour elle; elle n'avait pas la force de +penser beaucoup, mais elle se laissait aller à un sentiment de +bien-être inexprimable. Elle était à la campagne... Oh! que +c'était beau la campagne! combien elle trouvait heureux ceux qui +y vivent toujours! Elle fut tout à coup tirée de sa douce +somnolence par un bruit de pas qui approchaient derrière elle; ce +ne pouvait être ni Charlot, dont elle aurait bien reconnu les +petits pas précipités, ni Sylvanie qui avait une démarche vive et +légère. Celle de la personne qui s'avançait était lente et +traînante. Etait-il possible que ce fût la vieille dame? Sans +doute, alors elle venait réclamer son fauteuil, peut-être la +gronder d'avoir osé s'y mettre... La pauvre petite était de +nouveau toute tremblante. + +Oui, c'était bien la vieille dame. Lorsqu'elle fut en face de +Petite mère qui, dans sa terreur, s'était soulevée à moitié, elle +la regarda d'un air de compassion et de bonté. + +-- Es-tu bien là, petite? lui demanda-t-elle. + +Mais Petite mère ne se sentit pas encore rassurée. Elle savait +qu'elle ne pouvait se faire entendre. Comment expliquer à la +vieille dame que ce n'était pas sa faute si elle occupait son +fauteuil et qu'elle voudrait bien pouvoir le quitter, mais +qu'elle n'aurait pas la force de retourner seule à la maison et +que Sylvanie lui avait dit qu'elle ne devait pas s'asseoir sur +l'herbe. Elle la regardait d'un air moitié suppliant, moitié +désespéré, car il lui était resté une terreur profonde de ses +premiers rapports avec la pauvre sourde, et elle ne comprenait +pas encore que celle-ci ne demandait qu'à réparer le tort qu'elle +lui avait fait sans le vouloir. + +-- Eh bien, petite, répéta la vieille dame qui ne se doutait pas +de la frayeur qu'elle lui inspirait, le trouves-tu bon, mon +fauteuil? + +Il faut se rappeler que la pauvre grand'mère n'entendait pas sa +propre voix, qui était un peu rude, et ne pouvait la modérer. +Cette voix paraissait formidable à la craintive Petite mère. + +-- Oh! madame, s'écria-t-elle, je ne savais pas... ce n'est pas +ma faute... + +Et, dans son effroi, elle se laissa glisser par terre malgré les +efforts de la vielle dame qui tendait sa main tremblante pour la +retenir. + +Heureusement Sylvanie n'était pas loin. Elle arriva en courant, +prit l'enfant à bras le corps et la réinstalla dans le fauteuil +en lui disant: + +-- Petite folle, que fais-tu donc? + +Puis, se tournant vers la vieille dame, elle lui cria: + +-- Elle croit que vous êtes fâchée de ce qu'elle est dans votre +fauteuil, grand'mère. + +-- Non, non, répondit celle-ci, je lui donnerais bien volontiers +mon fauteuil pour la dédommager du mal que je lui ai fait. +Restes-y tant que tu voudras, ma fille, tu es la bienvenue. + +Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre. Petite mère comprit +enfin que les sentiments de la vieille dame envers elle étaient +d'une bienveillance extrême. Elle la remercia en se laissant +aller de nouveau dans le fauteuil et, à partir de ce moment, elle +se sentit tout à fait heureuse. + +L'après-midi Sylvanie vint s'installer auprès d'elle avec son +ouvrage: c'était le pantalon destiné à Charlot. On attacha la +chèvre au tronc du cerisier et elle se mit à brouter de bonne +grâce l'herbe rase qui croissait autour, donnant de temps à +autre, par manière de diversion, un coup de dent dans une haie +vive. Charlot s'amusait à se tailler, avec un vieux couteau +ébréché, un petit bateau pour le faire aller sur la fontaine. + +-- Comme vous cousez vite, dit la petite convalescente en +regardant Sylvanie. + +-- Tu trouves... Sais-tu coudre? + +-- Je me suis appris un peu, et une voisine m'a montré à mettre +les pièces, mais je vais lentement, parce que je ne sais pas +bien. + +-- Quand tu auras repris tes forces je te montrerai. + +-- Oh! merci. + +Ce fut une délicieuse journée et certainement Petite mère fit +plus de progrès pendant ces quelques heures passées en plein air +et au milieu des arbres et des fleurs, que dans toute une semaine +passée dans sa chambre sans air et sans soleil. + + + +XXIII + + + +Chaque jour, dès le matin, Petite mère s'établissait sous le +cerisier. Elle ne trouvait jamais la journée trop longue: il y +avait tant à regarder; tant à admirer... Tantôt c'était un oiseau +qui voltigeait et sautillait autour d'elle, tantôt une fleur que +Charlot lui apportait, tantôt un nuage au ciel qui changeait de +place et de forme tandis qu'elle le suivait des yeux. Vers le +soir, quand les ombres commençaient à s'allonger sur les +prairies, on la ramenait à la maison. Le matin elle pouvait +marcher en s'appuyant un peu sur le bras de Sylvanie, mais le +soir elle était fatiguée et celle-ci la portait comme le premier +jour. Les joues de Petite mère prenaient des teintes rosées comme +elles n'en avaient pas eu depuis qu'elle était toute enfant; +elles étaient aussi moins creuses et ses yeux paraissaient moins +étrangement grands dans sa petite figure; sa bouche s'ouvrait +souvent pour sourire. Elle était bien changée, mais elle avait +toujours son air doux et sérieux, et le bonheur ne la rendait pas +égoïste. + +Un jour une voiture s'arrêta à l'entrée du sentier qui conduisait +à la petite maison; c'était un événement. A part celle qui avait +amené les enfants, Sylvanie ne se souvenait pas d'avoir vu +pareille chose en sa vie. Elle regarda avec curiosité de la +fenêtre de sa cuisine et vit descendre une dame et une petite +fille qui s'avancèrent vers la maison. Alors Sylvanie essuya à la +hâte ses mains qui étaient dans l'eau de savon et alla au-devant +des visiteuses. + +-- Nous venons voir notre petite malade, dit madame Grandville, +que la jeune fille reconnut alors pour l'avoir entrevue le jour +où elle était allée chercher Petite mère. Quant à Edith elle ne +l'avait pas encore rencontrée. + +-- Vous la trouverez dehors, Madame, je vais vous conduire auprès +d'elle. Elle ne mérite presque plus le nom de malade, vous allez +la trouver bien changée. + +Petite mère les vit venir de loin, et reconnut aussitôt la +"petite dame;" ses yeux brillèrent, elle rougit jusqu'à la racine +des cheveux, et puis la timidité prit le dessus, et lorsque les +visiteuses furent tout près d'elle elle n'osa rien dire, pas même +tendre la main. Mais Edith ne se laissa pas arrêter par cette +froideur apparente; elle l'embrassa en disant: + +-- Que je suis contente de te revoir, ma chère Fleurette. + +Petite mère, tout interdite de s'entendre appeler ainsi, ne dit +encore rien. + +-- Est-ce que tu m'as oubliée? + +-- Oh! non, répondit-elle avec un regard qui en disait bien plus +que ses paroles, mais je ne m'appelle pas Fleurette. + +-- Je sais... Maman m'a dit qu'on t'appelle Petite mère. C'est +gentil aussi, on dirait que c'est pour jouer; mais moi je +t'appellerai toujours Fleurette parce que c'est le nom que je te +donnais en pensant à toi. Cela ne te fait rien, n'est-ce pas? Où +est Charlot? + +-- Il joue à la fontaine. + +-- Je vais le chercher, dit Sylvanie, mais il ne sera guère +présentable. + +Elle courut d'abord chercher des chaises pour les visiteuses, +puis appeler Charlot qui vint, tout trempé et tout honteux, +baissant la tête et ne voulant regarder personne en face. +Pourtant au bout d'un moment, "la jolie petite dame" l'avait mis +à l'aise et il babillait de bonne grâce tout en jouant avec les +boucles blondes qui lui avaient laissé un si profond souvenir. + +Quand madame Grandville eut bien admiré la bonne mine de la +petite convalescente, la jolie vue qu'on avait sous le grand +cerisier, la maison tout entourée de verdure, elle proposa à +Sylvanie de venir avec elle jusqu'à la voiture pour y prendre +quelques provisions qu'elle avait apportées. + +-- Si vous pouvez, lui dit-elle, nous donner vers la fin de +l'après-midi quelque chose à manger, nous resterons un peu, et je +dirai au cocher d'aller au village voisin et de revenir nous +prendre avant la nuit. + +-- J'ai du lait de ma chèvre, du pain noir et du fromage, +répondit Sylvanie, un peu inquiète de la modestie de ses +ressources. + +-- Oh! alors nous ne manquerons de rien et si réellement cela ne +vous gêne pas nous resterons. + +Le cocher fut donc congédié et madame Grandville entra avec la +jeune fille dans la maison. + +Elle fut enchantée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient, +mais elle ne fit pas de compliments à Sylvanie, car celle-ci +était si naturellement aimable et distinguée que l'on ne pouvait +s'étonner que tout, autour d'elle, portât le même cachet. + +La vieille grand'mère était assise sur une chaise près d'une +fenêtre. + +-- Elle est très sourde, dit Sylvanie. + +-- Oh! cela ne m'empêchera pas de causer avec elle. J'ai une +bonne voix pour me faire entendre des oreilles les plus dures. + +Lorsque la grand'mère, qui ne s'était pas doutée de l'arrivée +d'une voiture, eut compris à peu près qui était la visiteuse, +celle-ci entama avec elle une conversation qui, bien qu'un peu +pénible, marchait pourtant d'une manière tout à fait +satisfaisante. Au bout d'une demi-heure madame Grandville était +au courant de tout ce qui concernait Sylvanie et sa grand'mère. +Elle prenait tant d'intérêt à ce que celle-ci lui racontait sur +l'activité, le savoir-faire, la vaillance de sa petite-fille, +que, tout heureuse d'être écoutée ainsi, la bonne dame aurait +volontiers parlé jusqu'au soir. + +Madame Grandville avait apporté ses crayons et elle voulut en +profiter pour faire un croquis de la vieille petite maison à +moitié cachée par les grands arbres qui, au premier coup d'oeil, +l'avait frappée comme digne de figurer dans son album. + +Elle choisit le point de vue le plus pittoresque et se mit à +l'oeuvre. La vieille dame, flattée de ce qu'on faisait "le +portrait de sa maison," vint sur le seuil pour jouir de la vue de +l'artiste; Sylvanie allait et venait pour ses préparatifs, et +sous le grand cerisier caché par un angle du mur, on entendait +les voix de trois enfants qui causaient. + +Petite mère n'était plus du tout intimidée. Elle avait la main +dans celle d'Edith et la regardait avec des yeux brillants. +Celle-ci avait trouvé place dans le grand fauteuil à côté d'elle +et Charlot se tenait assis par terre à leurs pieds. Si ce n'avait +été son admiration pour "la petite dame" il n'aurait certainement +jamais abandonné la fontaine pour se tenir si tranquille et +pendant si longtemps!... Ils étaient plongés dans une +conversation qui les absorbait tous les trois. Petite mère +racontait qu'elle avait demandé au bon Dieu de dire à ceux qui la +croyaient coupable qu'elle n'avait pas volé, et elle ajoutait en +regardant Edith de ses yeux pensifs: + +-- Il le savait bien, n'est-ce pas? + +-- Je le crois bien qu'il le savait. Il sait tout, même ce que +nous ne disons à personne. Pauvre Fleurette, quand je pense que +c'est moi qui suis cause que tu as été si malheureuse... Pourtant +je ne croyais pas mal faire en te donnant ma pièce d'or. Mais +maintenant tu n'y penseras plus, n'est-ce pas? Tu n'es pas fâchée +contre moi!... + +-- Mais, dit Charlot qui n'avait écouté que les premiers mots, je +voudrais pourtant bien qu'on me dît comment le bon Dieu pouvait +le savoir. + +-- Que veux-tu dire? demanda Edith en caressant la bonne joue +ronde du petit garçon. Est-ce que tu ne sais pas que Dieu voit +tout? + +-- Nous ne savons rien, dit Petite mère tristement. On m'a dit de +prier Dieu, mais je ne sais pas où il est. Est-ce que vous l'avez +vu? + +-- Vu!... Mais personne ne l'a vu... On ne le voit pas... + +-- Alors comment le connaît-on? + +La réponse était plus difficile qu'Edith ne l'avait cru au +premier abord. Elle réfléchit un moment. + +-- Je ne sais pas bien, dit-elle... Jamais je n'ai eu l'idée de +me le demander. Voyons, que j'essaie de le comprendre... D'abord +tout ce qui est autour de nous, ces arbres, ces prés, le soleil +et le grand ciel bleu, je sais bien que c'est lui qui l'a fait... +Qui serait-ce? Les hommes ne pourraient pas. + +-- Et les maisons? demanda Charlot. + +-- Non. Les maisons, nous savons bien que les hommes les font, +puisque nous le voyons tous les jours. + +-- Alors ils peuvent bien faire aussi les arbres?... + +-- Non, parce que, vois-tu, Charlot, c'est beaucoup plus +difficile. Pense qu'un arbre est d'abord tout petit. Il croît... +il grandit comme nous. Nous grandissons, tu sais, tandis que les +maisons restent toujours comme on les a faites. + +-- C'est vrai... dit Petite mère. + +-- Maman m'a dit une fois que les hommes peuvent faire beaucoup +de choses très belles, mais qu'ils ne peuvent rien faire de +vivant. + +-- Je voudrais... commença Petite mère, et elle s'arrêta. + +-- Que voudrais-tu? + +-- Je voudrais qu'on me dît tant de choses!... Quand j'étais +toute seule pendant que Charlot dormait et que le père ne +revenait pas, je pensais quelquefois que le bon Dieu était tout +près... Alors je n'avais plus peur et je lui demandais de nous +donner du pain et de ramener le père. Ma maman me disait +toujours; "Aie confiance en Dieu, demande-lui tout." Mais on ne +m'a jamais rien expliqué, et quelquefois je pensais qu'il n'y +avait personne pour m'entendre puisque jamais personne ne me +répondait. + +-- Mais tu vois bien qu'il a pris soin de toi, Fleurette! Il +t'entendait donc!... + +-- Oui, je le vois bien maintenant. + +-- Mais où est-ce qu'il est donc? demanda Charlot d'un ton +impatient, car il lui fallait une réponse précise. Je croyais +qu'il était dans le ballon, mais le monsieur a dit que non. + +-- Oh! Charlot, mon pauvre Charlot! s'écria Edith en riant, dans +le ballon!... Mais le ciel même, le grand ciel bleu ne peut pas +le contenir. Nous ne pouvons pas comprendre cela, mais nous +pouvons au moins aimer Dieu et lui demander de nous apprendre à +le connaître. + +-- Je l'aimerai quand je l'aurai vu, dit le petit garçon avec +décision. + +-- Jésus a dit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton +coeur. Il faut donc bien que tu l'aimes, Charlot. + +-- Qui est ça, Jésus? + +-- Comment tu ne sais pas qui est Jésus? Et toi, Fleurette? + +Petite mère était devenue toute rouge. + +-- J'ai vu son portrait dans une église, dit-elle. Il était sur +une croix et il avait une couronne d'épines. Pourquoi est-ce +qu'ils lui avaient fait tant de mal? + +-- Je vais vous raconter son histoire, dit Edith. Ecoute-moi +bien, Charlot. + +Il y avait une fois dans un pays, qu'on appelle la Judée, des +bergers qui gardaient leurs troupeaux dans les champs. C'était la +nuit et tout à coup ils ont vu une grande lumière et ils ont +entendu une belle musique. C'étaient des anges qui chantaient. Tu +sais ce que c'est que les anges, Charlot? + +-- Oui, dit le petit garçon, j'en ai vu dans les images. + +-- Eh bien, les anges dirent aux bergers que dans une ville qui +s'appelait Bethléem il venait de naître un petit enfant. Alors +ils se levèrent pour aller le voir et une étoile les +conduisait... + +-- Une étoile!... répéta Petite mère avec étonnement. + +-- Oui, elle marchait devant eux et ils la suivaient. + +-- Une étoile n'a pas de jambes, dit Charlot d'un ton bourru. + +-- Non, mais elle marchait dans le ciel, et quand elle s'arrêta +les bergers aussi s'arrêtèrent. Et ils trouvèrent le petit enfant +Jésus dans une crèche. Tu sais ce que c'est?... + +-- Ah! oui, j'ai vu cela dans une boutique, répondit Petite mère, +et on m'a dit que c'était l'enfant Jésus, mais je ne savais pas +ce que cela voulait dire. + +-- Alors les bergers se sont mis à genoux devant le petit +enfant... + +-- Pourquoi? demande Charlot étonné. + +-- Parce qu'ils savaient que ce pauvre petit enfant, couché dans +cette crèche, était venu du ciel pour leur apprendre à connaître +Dieu et à l'aimer. Ensuite il grandit, et il était toujours sage, +toujours obéissant. Et quand il fut devenu un homme il faisait du +bien à tout le monde, il guérissait les malades, il consolait +ceux qui étaient malheureux. Il parlait du bon Dieu et il disait: +"Aimez-le de tout votre coeur, et aimez les autres comme +vous-mêmes." Alors ceux qui l'entendaient disaient: "Il nous parle de +la part de Dieu," et ils allaient partout avec lui pour +l'entendre encore. Et les petits enfants mêmes aimaient à aller +auprès de lui parce qu'il les prenait dans ses bras et les +bénissait. Mais les méchants le haïssaient et voulaient lui faire +du mal. Et bientôt ils l'ont pris et l'ont cloué sur une croix +avec une couronne d'épines sur la tête, et ils le frappaient et +l'insultaient. Et lui, il demandait à Dieu de leur pardonner... + +-- Est-ce qu'il est mort? demanda Petite mère qui écoutait avec +une attention intense. + +-- Oh! oui, il est mort... et il est retourné au ciel. Mais +alors, maintenant, tu comprends, nous savons que le bon Dieu nous +aime, puisque Jésus nous l'a dit. Nous savons qu'il veut nous +pardonner notre méchanceté et nous rendre bons comme Jésus +l'était. + +Petite mère écoutait toujours les mains croisées sur ses genoux, +les yeux pleins de larmes. + +-- Oh, dit-elle, si seulement il était encore sur la terre!... + +-- Oui, dit Edith, je le voudrais bien aussi, mais nous irons au +ciel et nous le verrons si nous aimons Dieu de tout notre coeur +et notre prochain comme nous-mêmes. Et alors aussi nous verrons +Dieu... + +En parlant ainsi Edith levait ses yeux bleus vers le ciel; il +semblait qu'elle entrevît quelque chose dans les profondeurs de +l'azur. Petite mère la regardait et son coeur se remplissait de +pressentiments des choses éternelles. Charlot, un peu las d'une +conversation si sérieuse, s'était mis à quatre pattes pour voir +de plus près une fourmi qui trottait, affairée, parmi les brins +d'herbe. + +-- Je t'apporterai un livre où tu pourras lire l'histoire de +Jésus, dit Edith à Petite mère. + +-- Je ne sais pas lire, répondit la pauvre petite toute confuse. + +-- Oh! que c'est triste!... Mais tu apprendras, Fleurette; ce +n'est pas très difficile, je suis sûre que tu sauras bien vite. +Moi j'aime beaucoup à lire, mais j'aime encore mieux causer comme +à présent. Quand tu seras guérie tu viendras me voir quelquefois, +et je viendrai aussi chez toi. Nous causerons... + +-- Mais, dit Petite mère, moi, je ne sais rien... + +-- Je suis sûre que tu sais beaucoup de choses que je ne sais +pas. Dis-moi un peu ce que tu sais faire... + +-- Rien... répéta la petite. + +-- Je suis sûre que tu sais faire ton lit, balayer ta chambre. + +-- Oui, mais ce n'est pas difficile. Je sais aussi faire cuire la +soupe. + +-- Oh! que tu es habile! Moi je ne sais rien faire de tout cela. +Quand je veux m'en mêler la femme de chambre me dit "Laissez, +Mademoiselle, ce n'est pas votre affaire." Mais je voudrais +apprendre aussi, car c'est amusant de faire le ménage. Et toi, +Charlot, que sais-tu faire, gros garçon? + +-- Moi, répondit Charlot, je sais cueillir l'oseille, et quand je +serai grand je saurai bâtir des maisons. + +Sylvanie arrivait avec une petite table qu'elle couvrit d'une +nappe un peu grossière, mais d'une parfaite propreté. Elle y posa +des tasses, des assiettes, du lait, du pain de seigle, du fromage +et une grande assiettée de fraises qu'elle venait de cueillir +dans le jardin. C'était un repas charmant; Edith et sa mère +croyaient n'en avoir jamais fait de si bon. Charlot en prit une +large part sans se faire prier et Petite mère but son lait. +Sylvanie allait et venait pour servir, tandis que ses poules +s'aventuraient jusque sous le cerisier pour becqueter les miettes +du festin. Il fallut ensuite montrer à Edith la chèvre dont elle +venait de boire le lait, et Sylvanie voulut encore lui cueillir +un bouquet moitié de fleurs de son jardin, moitié de fleurs des +champs entremêlées d'herbes fines; tout cela prit du temps et le +soleil était bien bas à l'horizon lorsque la voiture, qui avait +attendu patiemment au bout du sentier, s'éloigna enfin emportant +les deux visiteuses. Les habitants de la petite maison les +suivirent des yeux tant qu'ils le purent, puis on rentra et +Petite mère se remit au lit un peu lasse, mais les yeux brillants +et le coeur joyeux. + +-- Je ne veux pas dormir, je veux penser, dit-elle à Sylvanie qui +se penchait sur elle en lui souhaitant une bonne nuit. + +-- A qui veux-tu penser? + +-- A tout ce qu'elle m'a dit. Elle nous a raconté une si belle +histoire, et maintenant je sais que Dieu nous aime... + +Un quart d'heure après elle dormait paisiblement. De beaux et +doux rêves la faisaient sourire, et lorsqu'elle s'éveilla dans la +nuit elle se sentait si heureuse qu'elle aurait voulu pouvoir le +dire à quelqu'un, mais tout le monde dormait. Par la petite +fenêtre un rayon de lune se glissait dans la chambrette entre les +branches du rosier; un rossignol tardif chantait dans les arbres +et le murmure de la fontaine se mêlait à sa voix. Tout était si +doux, si paisible. Petite mère se rendormit en souriant encore. + + + + +Oui, l'amour de Dieu veille sur vous, pauvres enfants, l'amour de +Dieu vous enveloppe de toutes parts! Petite mère le sait +maintenant. Pour en avoir conscience il faut un coeur d'enfant, +un coeur pur et aimant. Quelle douceur infinie dans le sentiment +de cet amour! + +Elle dormit jusqu'au matin de ce sommeil profond et paisible, et +lorsqu'elle se réveilla sa première pensée fut: + +-- Je suis tout à fait guérie... + +Madame Nanette vint dans la journée, apportant un poulet de sa +basse-cour pour la malade, et du beurre de sa façon pour +Sylvanie. En regardant Petite mère, elle put à peine croire +qu'elle avait sous les yeux la même enfant qui lui avait paru +toute semblable à une figure de cire. + +-- Mais te voilà toute vivante, lui dit-elle, je n'aurais jamais +cru qu'on pût changer à ce point en si peu de temps. + +Et en s'en allant elle dit à Sylvanie: + +-- Vous aviez raison, ma fille, cette petite a l'air de vouloir +vivre. + + + +XXIV + + + +Deux semaines après la visite d'Edith, Petite mère et Charlot se +trouvaient de nouveau dans la chambre sombre que nous +connaissons. Il faisait bien beau au dehors, mais les rayons du +soleil n'y pénétraient guère, et leurs yeux n'étaient plus +réjouis par la vue des arbres et des prés en fleurs, ni leurs +oreilles par le murmure rafraîchissant de la fontaine. Brunette +n'avançait plus sa jolie tête pour attraper un morceau de pain +dans la main de sa petite amie; le joyeux rire de Sylvanie ne se +faisait plus entendre. Quel changement! + +Les enfants étaient dans la même attitude où nous les avons vus +pour la première fois, Petite mère assise sur la chaise sans +dossier et Charlot à ses pieds sur le plancher, la tête appuyée +sur ses genoux; mais cette fois ils n'avaient pas faim, car, +outre un bon déjeuner pris avant de quitter la maison sur la +lisière du bois, ils avaient trouvé à leur arrivée un repas chez +madame Charles. + +Pourtant Charlot était triste et même un peu grognon. + +-- Je ne sais pas pourquoi nous sommes revenus ici, disait-il. +C'est vilain cette chambre noire. J'aimerais mieux être resté +là-bas, il y faisait si beau. Quand je serai grand, je veux rester +toujours à la campagne. + +-- Mais, mon chéri, nous ne pouvions y rester puisque le père +revient... Ne te réjouis-tu pas de le voir? + +Charlot ne répondit rien. + +-- Aurais-tu voulu y rester tout seul? + +-- Non, avec toi... + +-- Mais moi, Charlot, je n'aurais pas voulu y rester maintenant +que le père revient. Pense comme il serait triste s'il ne +trouvait personne. Nous allons le soigner si bien! Il est encore +faible... il faudra être bien sage, bien tranquille, Charlot. + +-- Où pourra-t-il s'asseoir? demanda le petit garçon. + +C'était un problème, en effet. Petite mère regarda tout autour de +la chambre d'un air d'anxiété. Elle y avait bien déjà pensé, mais +que pouvait-elle faire?... + +-- Il n'y a que le lit, dit-elle. + +-- Est-ce qu'il restera toujours couché? + +-- Non, tu sais bien que madame Perlet a dit qu'il peut +maintenant marcher avec une canne. Il sera bientôt tout à fait +guéri. N'es-tu pas bien content de le revoir, Charlot?... + +Même silence. Charlot ne pouvait pas encore oublier l'impression +de terreur qu'il avait reçue la première fois qu'il avait revu +son père après l'accident, alors qu'il était étendu sans +mouvement et sans connaissance. Pourtant il n'aurait pas voulu +dire qu'il ne se réjouissait pas de le revoir, il sentait lui-même +que c'eût été mal; il aimait donc mieux ne pas répondre. + +-- Nous étions si bien à la campagne, reprit-il après un moment +de silence. + +-- Oui, mais, tu sais, nous ne pouvions pas y rester toujours... +Sylvanie et la vieille dame ont été bien bonnes pour nous, mais +nous ne sommes pas à elles, tu comprends... Elles ne pouvaient +pas nous garder toujours. + +-- Pourquoi? demanda Charlot qui ne comprenait rien à ces +subtilités. Elles nous aiment bien... + +-- Oui, mais elles ne peuvent pas prendre soin de nous comme le +père, parce que lui, c'est notre père... il nous aime encore +mieux. + +-- Je voudrais bien être avec lui s'il était dans une belle +campagne, mais je n'aime pas à être ici!... c'est noir, c'est +vilain!... + +Petite mère regarda les murs nus et noircis et soupira en pensant +au beau rosier grimpant qui tapissait celui de la petite maison. +Comme tout était joli et frais à la campagne! Personne mieux +qu'elle ne sentait le contraste. Elle aurait volontiers pleuré, +mais elle reprit bien vite le dessus en pensant que le père +pouvait arriver d'un moment à l'autre. + +On entendait dans le corridor un bruit inaccoutumé, et tout à +coup la porte s'ouvrit, laissant paraître sur le seuil madame +Charles tout essoufflée. + +-- J'apporte mon fauteuil pour ton père, dit-elle en s'adressant +à Petite mère; il en aura besoin, le pauvre homme... Mais je n'en +peux plus... Es-tu assez forte pour m'aider? + +-- Moi! moi! cria Charlot tout heureux de cette diversion. + +Petite mère apporta aussi son faible concours, et à force de +peine on parvint à faire entrer le lourd fauteuil et à le placer +près de la fenêtre. + +-- Là!... dit la vieille dame, c'est au moins un siége convenable +pour un malade. Et où se mettrait-il d'ailleurs? C'est bien +heureux que cette idée me soit venue. + +-- Oh! merci, dit Petite mère rayonnante, comme il sera bien +là!... Vous êtes bonne, madame Charles. + +Et dans sa reconnaissance elle prit la main de la vieille dame et +la baisa, puis resta toute honteuse de s'être ainsi livrée à son +impulsion. + +-- Est-ce qu'on embrasse une vieille main toute ridée? dit la +bonne dame en s'en allant. + +Et, quittant son ton grondeur dès qu'elle fut seule, elle +continua en se parlant à elle-même. + +-- Pauvre petite... c'est pourtant elle qui m'a appris à penser +aux autres. Avant sa maladie je ne savais pas qu'on est heureux +de pouvoir s'entr'aider; maintenant je le sais..... Pauvre +petite!... + +Les enfants, ravis de voir la chambre prendre un aspect si +confortable, changèrent plusieurs fois la place du fauteuil, et +finirent par le laisser à celle qu'on avait choisie en premier +lieu. Tout à coup Charlot s'écria joyeusement: + +-- Petite mère, voilà le chat!... + +En effet, sa majesté fourrée était entrée avec madame Charles et, +n'étant pas partie en même temps qu'elle, faisait une apparition +solennelle, sortant d'un coin où personne ne l'avait aperçue. Les +deux enfants n'avaient pas revu Minet depuis leur départ pour la +campagne. Charlot lui fit des avances un peu brusques sans +réussir à l'attirer, mais le chat s'approcha de Petite mère et +sauta sur ses genoux. + +-- Il sait bien que tu ne l'aimes pas, dit-elle pour expliquer +cette conduite de la manière la moins blessante pour Charlot. + +-- Oh! je l'aime bien maintenant, mais j'aime encore bien mieux +Brunette. Elle est si jolie et elle donne de si bon lait. Et toi, +ne l'aimes-tu pas mieux? + +-- Je ne sais pas... C'est si agréable de caresser un chat, il a +l'air si content. Brunette ne reste jamais tranquille un instant. + +-- C'est vrai, mais j'aime bien ça, moi. Ah! si nous étions +encore ensemble là-bas!... + +-- Ecoute, mon Charlot, il ne faut pas avoir l'air triste quand +le père arrivera. Tu sais bien que Sylvanie a dit qu'elle +viendrait nous chercher quand elle s'ennuyerait trop de nous. + +Petite mère se tut brusquement. On entendait quelque chose dans +l'escalier, des pas lents, un peu traînants, accompagnés d'un +autre bruit, comme celui d'un bâton qui frappait chaque marche. +Les enfants se tenaient immobiles... Les pas se rapprochaient... +Enfin ils s'arrêtèrent. Il y eut un moment d'hésitation, puis la +porte s'ouvrit, et un homme grand, maigre, appuyé sur une canne +parut sur le seuil. + +-- Le père!... s'écria Petite mère en s'élançant vers lui. + +Elle le prit par la main et le conduisit au fauteuil où il tomba +plutôt qu'il ne s'assit... il était si fatigué! Charlot, tout +interdit, le regardait sans oser s'approcher. Le père avait fermé +les yeux et s'était laissé aller au fond du fauteuil, car il +était encore très faible. Bientôt il les rouvrit et, regardant +son petit garçon: + +-- Tu ne me reconnais pas? lui dit-il. Je te reconnais bien, moi, +tu es toujours le même, mon gros Charlot, mais Petite mère, elle, +a grandi; elle est devenue presque une femme. + +Cette idée que Petite mère était une femme fit rire Charlot, et +une fois qu'il eut ri il se sentit plus à l'aise. Posant la main +sur un des genoux de son père, il demanda: + +-- Est-ce que la grande maison est finie? + +-- La grande maison!... répéta le père un peu étonné de cette +question qui n'avait aucun rapport avec ses pensées du moment. +Non, elle ne doit pas être achevée, mais pourquoi penses-tu à la +grande maison, mon garçon? + +-- C'est que j'aime beaucoup les grandes maisons. J'en bâtirai +une pour Petite mère quand je serai grand. + +-- Il ne faut pas y retourner, père!... dit la petite fille d'un +ton suppliant. + +-- Ah! il se passera encore un peu de temps avant que je sois +capable de grimper à une échelle ou de porter un fardeau. + +-- Quand le père retournera à la grande maison, dit Charlot, +j'irai aussi pour prendre soin de lui. + +-- Tu es encore trop petit, répliqua sa soeur en le caressant. + +-- Tu dis toujours que je suis petit!... mais je deviens grand, +moi, n'est-ce pas, père? + +-- Cela viendra, mon garçon, avec un peu de patience. C'est bon +de se retrouver chez soi et avec vous, mes enfants!... Mais d'où +vient ce grand fauteuil? je ne le connais pas. + +-- C'est la vieille dame au chat, répondit Charlot; elle l'a +apporté pour toi, père. + +-- La vieille dame au chat!... je ne la connais pas non plus. + +-- C'est elle qui a pris soin de moi quand j'étais malade, dit +Petite mère en levant sur son père ses yeux sérieux. + +-- Et madame Perlet m'a pris chez elle, cria Charlot. + +-- Ils ont tous été bien bons pour vous, dit le père, je voudrais +les remercier. + +Comme il parlait on frappa à la porte. C'était madame Perlet une +tasse pleine dans les mains. + +-- Comment que ça va? dit-elle au malade en prenant un air riant +pour cacher l'émotion que lui causait la vue de cette figure +dévastée par la maladie. Voilà un peu de bouillon pour vous +restaurer: nous avons justement mis le pot-au-feu hier. Nous +sommes riches maintenant, mon mari a retrouvé du travail dans son +ancienne maison; nous pouvons nous payer le pot-au-feu deux fois +par semaine. + +-- Madame Perlet, dit le convalescent dont la voix tremblait et +dont les yeux étaient humides, je vous remercie ainsi que votre +mari de ce que vous avez fait pour mes pauvres enfants. Je vous +en serai toute ma vie reconnaissant. + +-- Ne parlons pas de ça... Qui est-ce qui pourrait voir souffrir +de pauvres petits innocents et ne pas leur venir en aide? Vous en +feriez bien autant pour nous, n'est-ce pas?... C'est gentil tout +de même de vous voir ici et non plus dans ce lit d'hôpital... + +-- Oui, je suis content, mais je ne dirai pas de mal de mon lit +d'hôpital, car c'est là que j'ai appris à avoir confiance en +Dieu. + +-- Vraiment? dit madame Perlet d'un air surpris. + +-- Est-ce qu'il n'a pas pris soin de mes pauvres enfants pendant +que je ne pouvais rien faire pour eux?... C'est vous autres, +braves gens, qui les avez nourris, c'est vrai, mais qui vous l'a +mis au coeur? Ah! Madame Perlet on comprend bien des choses quand +on est là, faible et sans mouvement, pendant des semaines. Avant +cela je ne pensais pas à Dieu, mais à qui aurais-je recommandé +mes pauvres petits si ce n'est à lui? Et il m'a entendu... + +-- C'est pourtant vrai, dit madame Perlet. + +-- Maintenant j'espère que nous pourrons lui montrer notre +reconnaissance en faisant pour d'autres ce que vous avez fait +pour nous. + +-- Mais vous serez longtemps avant de pouvoir travailler, dit la +brave femme en regardant les mains affaiblies qui reposaient sur +les bras du fauteuil. + +-- Encore un peu de temps, peut-être, mais les forces reviennent +vite quand on est content. Voyez-vous, madame Perlet, depuis le +jour où vous êtes venue à l'hôpital et où vous m'avez dit: "Votre +Petite mère n'a rien fait de mal, on l'avait accusée +injustement!" j'ai senti que je guérissais grand train. + +-- Comment avez-vous pu croire cela, vous qui la connaissiez?... + +-- Je n'y comprends rien... Je m'en veux maintenant, dit le +pauvre père en attirant la petite fille tout près de lui, mais +elle ne m'en veut pas, elle, n'est-ce pas, Petite mère?... +J'étais si faible, si malheureux de la sentir abandonnée... Je ne +savais pas encore ce que je sais maintenant: c'est que mes +pauvres petits avaient un Père dans le ciel. + +-- Eh bien, vous avez plus de confiance que je n'en aurais à +votre place, car enfin vous voilà pour longtemps encore incapable +de travailler, et ce ne sont pas ces petits bras-là qui gagneront +beaucoup de pain... + +-- On m'a accordé un dédommagement pour mon accident qui a été +causé par l'imprudence du maître maçon. Vous voyez bien que Dieu +prend soin de nous!... + +Charlot tira Petite mère par le bras et la força de se baisser +jusqu'à ce qu'il pût lui parler à l'oreille: + +-- Je crois que le père a vu le bon Dieu, dit-il. Où est-il donc? + +-- Il est avec nous, Charlot, répondit-elle doucement, car elle +commençait à comprendre; je suis sûre qu'il est tout près +puisqu'il peut toujours nous voir et nous entendre et prendre +soin de nous partout où nous sommes. + +Charlot réfléchit un moment, puis il dit: + +-- Quand je serai grand je comprendrai. + + + + + +FIN + + + +Imprimerie de Poissy -- S. LEJAY et Cie. + + + + +Erreurs typographiques corrigées silencieusement: + +Chapitre 3: =ainsi; dit la vieille dame= remplacé par =ainsi, +dit la vieille dame= + +Chapitre 7: =excusait peut être= remplacé par =excusait peut-être= + +Chapitre 7: =ce jour là= remplacé par =ce jour-là= + +Chapitre 7: =recommençèrent à marcher= remplacé par +=recommencèrent à marcher= + +Chapitre 7: =Pourtant petite mère= remplacé par =Pourtant Petite +mère= + +Chapitre 7: =Et pourquoi faire?= remplacé par =Et pour quoi faire?= + +Chapitre 7: =-- Du lait, le rêve= remplacé par =Du lait, le rêve= + +Chapitre 11: =dans le petit lit- tout entouré= remplacé par +=dans le petit lit tout entouré= + +Chapitre 13: =-- Mais le cordonnier prit la parole= remplacé par +=Mais le cordonnier prit la parole= + +Chapitre 14: =faisait des creux= remplacé par =faisant des creux= + +Chapitre 14: =sur cesujet= remplacé par =sur ce sujet= + +Chapitre 14: =il peut-être= remplacé par =il peut être= + +Chapitre 15: =depuis avant hier= remplacé par =depuis avant-hier= + +Chapitre 15: =pour vous, Madame Charles= remplacé par =pour +vous, madame Charles= + +Chapitre 17: =frappé Charlot;= remplacé par =frappé Charlot:= + +Chapitre 17: =va-t-en= remplacé par =va-t'en= + +Chapitre 21: =ne se plaignait,= remplacé par =ne se plaignait.= + +Chapitre 21: =tout bas: Ma pauvre= remplacé par =tout bas: "Ma +pauvre= + +Chapitre 22: =Ce soir là= remplacé par =Ce soir-là= + +Chapitre 22: =malade, Quand= remplacé par =malade. Quand= + +Chapitre 22: =bien être inexprimable= remplacé par =bien-être +inexprimable= + +Chapitre 23: =le savoir faire= remplacé par =le savoir-faire= + +Chapitre 23: =Carlot en prit= remplacé par =Charlot en prit= + +Chapitre 23: =monde dormait,= remplacé par =monde dormait.= + +Chapitre 24: =ensemble là bas= remplacé par =ensemble là-bas= + +Chapitre 24: =petits bras là= remplacé par =petits bras-là= + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Petite Mere, by +Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MERE *** + +***** This file should be named 26827-8.txt or 26827-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/6/8/2/26827/ + +Produced by Daniel Fromont + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/26827-8.zip b/26827-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..78a3bec --- /dev/null +++ b/26827-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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