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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3) + Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans + +Author: Jean-François Marmontel + +Release Date: January 11, 2009 [EBook #27773] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +MÉMOIRES DE MARMONTEL + +PUBLIÉS + +AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX + +TOME DEUXIÈME + +PARIS + +LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES + +Rue de Lille, 7 + +M DCCC XCI + + + + + +TABLE ANALYTIQUE DES MÉMOIRES + +TOME PREMIER + +LIVRE I + +But de l'auteur en écrivant ses _Mémoires_.--Description de Bort et de +ses environs.--Souvenirs d'enfance.--Première éducation.--Défaut de +mémoire.--Portrait de la mère de Marmontel et des autres membres de la +famille.--Entrée au collège de Mauriac.--Examen et admission à ce +collège.--Réflexions de Marmontel sur ses premières études.--Le P. +Bourzes, continuateur du P. Vanière.--Moeurs des écoliers de Mauriac, +leurs travaux et leurs plaisirs.--Amalvy, modèle des écoliers.--Querelle +de Marmontel avec le régent du collège.--Studieux emploi des +vacances.--Premières amours.--Marmontel est placé par son père dans une +maison de commerce à Clermont-Ferrand.--Il la quitte presque aussitôt et +se croit une vocation ecclésiastique.--Son admission dans la classe de +philosophie du collège de Clermont.--Velléité de passer chez les +oratoriens de Riom.--Les jésuites lui procurent tout aussitôt des +répétitions.--Promenade à Beauregard et bienveillant accueil de +Massillon.--Nouvelles vacances sous le costume ecclésiastique.--Mort du +père de Marmontel.--Désespoir et maladie de l'auteur. + +LIVRE II + +Séjour de Marmontel à Saint-Bonnet, et au château de Linars, comme +précepteur.--Retraite au séminaire de Limoges.--Entretiens littéraires +de Marmontel avec les directeurs du séminaire.--Présentation à l'évêque +(Coetlosquet).--Plaisanterie du comte de Linars et ses +conséquences.--Hospitalité d'un curé de campagne et de sa +nièce.--Comment les jésuites de Clermont entendaient agrandir leur +collège.--Démarches du P. Nolhac auprès de Marmontel pour l'engager à +entrer dans la société.--Voyage de Bort à Toulouse; proposition de +mariage avec la fille d'un muletier.--Au moment d'entrer au noviciat des +jésuites, Marmontel consulte sa mère; réponse de celle-ci.--Premiers +succès de l'auteur comme répétiteur de philosophie.--Il obtient une +bourse au collège Sainte-Catherine.--Concours aux Jeux floraux.--Lettre +de Voltaire.--Succès académiques.--Soutenance brillante de +thèse.--Démêlés d'un boursier de Sainte-Catherine et d'un grand +vicaire.--Pénitence au séminaire de Calvet.--Hésitation sur le choix +d'une carrière.--Nouveau voyage à Bort.--Entretien de l'auteur et de sa +mère; triste état de la santé de celle-ci.--Billet de Voltaire.--La +Petite académie.--Départ de Toulouse.--Incidents de voyage.--Arrivée à +Paris. + +LIVRE III + +Première visite à Voltaire et conseils de celui-ci.--Premier logement et +premières ressources.--Vauvenargues.--Bauvin.--L'_Observateur +littéraire_.--Prix à l'Académie française.--Grande pénurie.--Procédé +délicat de Voltaire.--Marmontel précepteur du jeune Gilly, et introduit +dans la famille Harenc.--Société choisie de Mme Harenc.--Nouveau prix de +poésie à l'Académie française.--Mort de la mère de Marmontel.--Lecture +de _Denys le tyran_, tragédie, aux acteurs de la +Comédie-Française.--Rivalité de Mlle Gaussin et de Mlle Clairon au sujet +d'un des principaux rôles.--Distribution des autres rôles et +répétitions.--Lecture de _Denys_ devant les conseillers favoris de +Voltaire et de Mlle Clairon.--Résultat de leur délibération.--Tour d'un +escroc gascon.--Plaidoyer de Boubée, avocat de Toulouse, pour Cammas, +peintre de la ville, accusé de séduction.--Favier.--Générosité de Mme +Harenc--Première représentation et succès de _Denys_.--Épître à Voltaire +sur la mort de Vauvenargues.--Monet présente Marmontel à Mlle +Navarre.--Séjour à Avenay.--Singulier aveu échappé à Mlle +Navarre.--Fureur et départ de Marmontel.--Retour à Paris; réception que +lui font ses amis.--Inquiétudes, chagrin et désespoir d'un amant +trahi.--Visite du chevalier de Mirabeau.--Autre visite du même et de +Mlle Navarre.--Consolations prodiguées à l'auteur par Mlle +Clairon.--Reprise de _Denys le tyran_.--Un caprice de Clairon.--Démarche +délicate de la part de Mlle Broquin.--Tentatives de rapprochement de la +part de Clairon; refus de Marmontel.--Bons procédés du duc de Duras +envers lui.--Lecture d'_Aristomène_ à Voltaire.--Première +représentation.--Action dramatique et maladie de Roselly.--Interruption +et reprise d'_Aristomène_. + +LIVRE IV + +Liaison de Marmontel et de Mlle Marie Verrière.--Colère du maréchal de +Saxe.--Double rupture.--Mariage de La Popelinière.--Son train de maison +à Passy.--Lecture d'_Aristomène_ chez Mme de Tencin.--Découverte de la +cheminée secrète de Mme de La Popelinière, et conséquences de cette +découverte.--Plaisirs, spectacles et distractions de tout genre offerts +par La Popelinière à ses hôtes.--_Cléopâtre_, tragédie de +Marmontel.--_Les Héraclides_, autre tragédie.--Incident de la première +représentation.--Liaison de Marmontel avec d'Alembert, Mlle de +Lespinasse, Diderot, d'Holbach, Helvétius, Grimm et J.-J. +Rousseau.--Faveur de Marmontel auprès de Mme de Pompadour.--Elle lui +conseille de tenter de nouveau la fortune dramatique.--_Égyptus_, +tragédie.--Sa chute.--L'auteur obtient de M. de Marigny l'emploi de +secrétaire des bâtiments du roi.--Le prince de +Kaunitz.--Mercy-Argenteau, Starhemberg, Seckendorf.--Milord d'Albemarle +et Mlle Gaucher, dite _Lolotte_.--Liaison de Lolotte avec le comte +d'Hérouville; son mariage et sa fin.--Conseils de Mme de Tencin à +Marmontel.--Livrets de divers ballets ou divertissements pour +Rameau.--Liaison avec Cury et les autres intendants des +Menus-Plaisirs.--Tribou.--Lolotte.--Contraste de cette société avec +celle des philosophes.--Voltaire et la mort de Mme du Châtelet.--Son +désir de plaire à la cour.--Motifs de sa disgrâce.--Faveur de Crébillon +auprès du roi et de Mme de Pompadour.--Rivalité dramatique de Voltaire +et de Crébillon (_Sémiramis_, _Oreste_, _Rome sauvée_).--Départ de +Voltaire pour la Prusse ajourné, puis brusquement décidé; causes de ces +retards et de ce revirement.--Discussion de Voltaire et d'un +coutelier.--Départ de Marmontel pour Versailles. + +TOME DEUXIÈME + +LIVRE V + +Entrée en fonctions de l'auteur auprès de M. de Marigny.--Qualités et +défauts de celui-ci.--Vie de Marmontel à Versailles, à Marly, à +Fontainebleau, à Compiègne.--Nouvelles liaisons; l'abbé de La Ville, +Dubois, premier commis de la guerre, Cromot du Bourg, Bouret, Mme +Filleul.--Mariage de la soeur aînée de Marmontel avec M. Odde.--Emploi +qu'obtient celui-ci.--Mme de Chalut.--Vers faits, à sa prière, pour la +convalescence du Dauphin.--Plaisant embarras des jeunes époux au moment +de remercier l'auteur.--Éducation d'Aurore de Saxe faite aux frais du +Dauphin.--Portrait de Quesnay.--Mme de Marchais.--Réforme du costume au +théâtre tentée par Mlle Clairon.--Remarques de Marmontel sur ses +rapports avec Marigny.--Sur l'exil de Voltaire.--Sa collaboration à +l'_Encyclopédie_.--Entrevue avec Mme de Pompadour, sollicitations et +conseils.--Origine et fortune politique de Bernis.--Rapports de l'auteur +avec lui durant son passage au ministère des affaires +étrangères.--Singulière maladie guérie par un singulier remède de +Genson.--Attribution de la direction du _Mercure_ à Louis de Boissy, sur +le conseil de Marmontel.--Reconnaissance, puis embarras de +Boissy.--Origine des _Contes moraux_.--Marmontel titulaire du brevet, à +la mort de Boissy.--Autre place de secrétaire du comte de Gisors, +proposée à Marmontel, refusée par Suard et acceptée par Deleyre.--Retour +de l'auteur à Paris. + +LIVRE VI + +Changements et progrès apportés à la composition du _Mercure_; +collaborateurs recrutés par Marmontel: Malfilâtre, Colardeau, Thomas, +J.-D. Le Roy, C.-N. Cochin.--Gallet et Panard.--Portrait de Mme +Geoffrin.--Principaux habitués de son salon: d'Alembert, Dortous de +Mairan, Marivaux, Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Thomas, Mlle de +Lespinasse, Raynal, Galiani, Caraccioli, le comte de Creutz, Carle Van +Loo, Soufflot, Boucher, Le Moyne, La Tour, le comte de Caylus.--Autres +convives des petits soupers de Mme Geoffrin: Gentil-Bernard, Mme de +Brionne, Mme de Duras, Mme d'Egmont, le prince Louis de Rohan.--Soupers +chez Pelletier, fermier général, avec Gentil-Bernard, Monticourt, +Collé.--Séjour de Marmontel à Chennevières, chez Cury.--Parodie de +_Cinna_, rimée par celui-ci.--Marmontel en cite quelques vers chez Mme +Geoffrin.--Il est accusé d'en être l'auteur, et s'en défend inutilement +auprès des ducs d'Aumont et de Choiseul.--Lettre de cachet qui l'envoie +à la Bastille.--Préparatifs de sa captivité.--Accueil bienveillant du +gouverneur.--Installation et premier repas.--Un menu maigre et un menu +gras.--Prévenances de M. d'Abadie.--Interrogatoire subi par Marmontel au +sujet d'un sieur Durand, familier du salon de Mme Harenc.--Inquiétude +que cette formalité cause à Marmontel.--Lettre de Mlle S** [Sau***?], et +réponse du prisonnier.--Sa sortie et sa première visite à M. de +Sartine.--Sermon de Mme Geoffrin, et regrets qu'elle en témoigne le +lendemain.--Entrevue avec Choiseul.--Réponses de Marmontel aux +inculpations dont il est l'objet.--Vains efforts du premier ministre +pour lui faire rendre le brevet du _Mercure_.--Ce que ce journal devint +sous l'abbé de La Garde et ses successeurs. + +LIVRE VII + +Réflexions de Marmontel sur son passé à cette date et sur ses projets +d'avenir.--Sa situation et celle de sa famille.--Voyage en compagnie de +Gaulard.--Séjour à Bordeaux.--Mésaventures de Le Franc de +Pompignan.--Arrêts à Toulouse, Béziers, Montpellier, Nîmes, Avignon, +Aix, Marseille.--Retour par Lyon et Genève.--Visite à Voltaire.--Son +enthousiasme pour l'acteur L'Écluse.--Mme Denis comparée par son oncle à +Mlle Clairon.--Genève et J.-J. Rousseau.--Huber et Cramer.--Le théâtre +de Voltaire à Tournay.--Lecture de _Tancrède_ et de _la +Pucelle_.--Rentrée à Paris.--L'_Épître aux poètes_, de Marmontel, est +couronnée par l'Académie française.--Origine d'_Annette et +Lubin_.--Séjours à la Malmaison, à Croix-Fontaine, à Sainte-Assise, à +Saint-Cloud, à Maisons-Alfort.--Intrigues académiques.--Présentation par +Marmontel de sa _Poétique française_ au roi, au Dauphin, à Mme de +Pompadour, à Choiseul et à Praslin.--Candidature au fauteuil de +Bougainville.--Conduite généreuse de Thomas dans cette +circonstance.--Caractère ombrageux de Marivaux.--Singuliers griefs du +président Hénault et de Moncrif contre Marmontel.--Mort de Cury.--Mlle +de Lespinasse, ses origines, sa société, ses amours, sa mort.--Société +du baron d'Holbach.--Motifs respectifs qui avaient éloigné Buffon et +J.-J. Rousseau du parti encyclopédique.--Promenades de d'Holbach et de +ses amis aux environs de Paris. + +LIVRE VIII + +Récit fait par Diderot à Marmontel des origines de sa rupture avec +Rousseau.--Relations de Jean-Jacques avec le baron d'Holbach et avec +Hume.--Séjour de Marmontel à Saumur, près de sa soeur et de son +beau-frère.--Visite au comte d'Argenson, exilé aux Ormes.--Un bel esprit +de l'académie d'Angers, et ses habiletés oratoires.--Maladies de +l'auteur.--Conception de _Bélisaire_.--Lectures faite par l'auteur à +Diderot et au prince héréditaire de Brunswick.--Démêlés de l'auteur avec +les censeurs de la Sorbonne.--Conférence avec M. de Beaumont, archevêque +de Paris, et les docteurs de la Sorbonne.--Plaisanteries de Voltaire et +de Turgot au sujet des propositions condamnables extraites de +_Bélisaire_ par les casuistes.--Succès du livre dans diverses cours +étrangères.--Voyage de Mmes Filleul et de Séran aux eaux +d'Aix-la-Chapelle, où Marmontel les accompagne.--M. et Mme de Marigny +(née Filleul) les y rejoignent.--Entretiens de Marmontel et des évêques +de Noyon (Broglie) et d'Autun (Marbeuf).--_Discours en faveur des +paysans du Nord_.--Portrait de Mme de Séran.--Sa présentation à la +cour.--Tête-à-tête avec le roi.--Correspondance de Louis XV et de la +jeune comtesse.--Rencontre de Marmontel avec le prince et la princesse +de Brunswick.--Voyage à Spa avec Mme de Séran, M. et Mme de +Marigny.--Imprudences funestes commises par Mme Filleul.--Politesses +faites à Marmontel par Bassompierre, contrefacteur de ses oeuvres, à +Liège.--Cabinet du chevalier Verhulst à Bruxelles.--Mort de Mme +Filleul.--Son caractère, sa philosophie.--Déception de Marmontel au +sujet d'une nièce de Mme Gaulard. + +LIVRE IX + +Séjours à Ménars.--Séjour à Maisons.--Le comte de Creutz présente Grétry +à Marmontel.--_Le Huron_.--_Lucile_, _Sylvain_, _l'Ami de la maison_, +_Zémire et Azor_.--_Le Connaisseur_.--Épilogue des relations de Louis XV +et de Mme de Séran.--Marmontel vient loger dans l'hôtel de Mlle +Clairon.--Encore la parodie de _Cinna_.--Entrevue de Marmontel et du duc +d'Aumont.--Séjour du prince royal de Suède (Gustave III) à +Paris.--Maladie de l'auteur.--Soins que lui prodiguent Bouvart et Mlle +Clairon.--Rapports de Marmontel et du duc d'Aiguillon; retouches à un +mémoire de Linguet, fureur de celui-ci.--Nomination de Marmontel au +poste d'historiographe de France.--Succès de _Zémire et Azor_ sur le +théâtre de la cour, à Fontainebleau.--Discussion de l'auteur et du +costumier.--_L'Ami de la maison_ est moins bien accueilli.--_La Fausse +Magie_.--_La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de +l'Hôtel-Dieu_.--_Ode à la louange de Voltaire_.--Séjour de Marmontel +chez Mme de Séran, au château de La Tour, en Normandie.--Liaison avec +Mme de L. P ***.--Matériaux recueillis par l'auteur pour une histoire du +règne de Louis XV.--Rapprochement opéré par Marmontel entre le duc de +Richelieu et plusieurs membres de l'Académie française.--Communication +des manuscrits de Saint-Simon.--Nouvelle collaboration à +l'_Encyclopédie_.--Suicide de Bouret.--Sacre de Louis XV.--Portrait de +la maréchale de Beauvau.--Querelle des gluckistes et des +piccinistes.--Marmontel se range parmi ceux-ci.--_Roland_, +opéra.--Liaison de l'auteur et des frères Morellet. + +TOME TROISIÈME + +LIVRE X + +Mort de Mme Odde et de ses enfants.--Inquiétudes de Marmontel sur son +propre avenir.--Mme et Mlle de Montigny, soeur et nièce de MM. +Morellet.--Prédiction de l'abbé Maury à Marmontel.--Projets de +bonheur.--Mariage de l'auteur et de Mlle de Montigny.--Liaison des +nouveaux époux avec Mme d'Houdetot et Saint-Lambert.--Portrait de Mme +Necker.--Mort du premier né de Mme Marmontel.--Inquiétude pour le second +enfant.--Séjour à Saint-Brice.--Promenades à Montmorency.--Réflexions +sur les ouvrages et le caractère de Rousseau.--Mort de +Voltaire.--_Polymnie_, poème satirique sur la querelle des gluckistes et +des piccinistes.--Retraite de Necker.--Mme de Vermenoux.--_Atys_, +opéra.--Rapports de l'auteur avec Turgot.--Départ du comte de Creutz et +du marquis de Caraccioli.--Mort de d'Alembert.--Nouvelle maladie de +Marmontel et nouveaux soins de Bouvart.--_Didon_, opéra, musique de +Piccini.--Son succès à la cour et à Paris. + +LIVRE XI + +Élection de Marmontel comme secrétaire perpétuel de l'Académie +française.--Concert de M. de La Borde.--Réunion des amis de l'auteur à +sa maison de campagne.--Mort d'un troisième enfant.--_Pénélope_, +opéra.--_Le Dormeur éveillé_.--Succès de «lecteur» obtenus par Marmontel +aux séances publiques de l'Académie française.--Candidature de l'abbé +Maury.--Son différend avec La Harpe.--Son élection.--Mort et portrait de +Thomas.--Élection de Morellet.--_Éloge de Colardeau_.--Poème sur la mort +du duc de Brunswick.--Présents du comte d'Artois et du prince de +Brunswick à ce sujet.--Situation prospère du ménage de +Marmontel.--Liaison avec M. et Mme Desèze.--Procédés généreux de Calonne +à l'égard de l'Académie française.--Plan général d'instruction publique +demandé par Lamoignon à Marmontel.--Éloge de Sainte-Barbe et de ses +méthodes d'enseignement. + +LIVRE XII + +Coup d'oeil sur les causes de la Révolution.--Portrait de Louis +XVI.--Rentrée en grâce du comte de Maurepas; son passé, ses vues, sa +politique, ses principes.--Renvoi de Terray.--Vues de Turgot, son +successeur.--Émeute de 1775.--Renvoi de Turgot.--Passage aux affaires de +Clugny et de Taboureau.--Ils sont remplacés par Necker.--Plans et vues +de celui-ci; ses discussions avec Turgot.--Compte rendu au roi par +Necker (1781).--Réfutation de Bourboulon.--Disgrâce de Sartine.--Ligue +de Maurepas et de toute la cour contre Necker.--Sa démission est +acceptée.--Ses successeurs, Joly de Fleury, d'Ormesson, +Calonne.--Réputation, caractère et imprévoyance de celui-ci.--Première +assemblée des notables (22 février 1787).--Discussion, sur le déficit, +entre Necker et Calonne.--Exil de Necker.--Disgrâce de Calonne et de +Miroménil.--Bouvard de Fourqueux est nommé contrôleur général, et +Lamoignon garde des sceaux.--Notes confidentielles de Montmorin +communiquées à Marmontel--Loménie de Brienne est nommé ministre des +finances. + +LIVRE XIII Portrait de Brienne.--Ses luttes contre le Parlement au sujet +des édits sur le timbre et sur l'impôt territorial.--Lit de +justice.--Exil du Parlement à Troyes.--Continuation de la lutte.--Séance +royale.--Mouvement d'opinion en faveur de la réunion des Etats +généraux.--Exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterets.--Lit de justice (8 +mai 1788).--Examen du nouveau système judiciaire.--Résistance des Etats +de Bretagne et de Dauphiné.--Ressources désastreuses imaginées par +Brienne.--Sa démission.--Situation déplorable du Trésor et de +l'agriculture.--Impopularité et suicide de Lamoignon.--Projets de +Necker.--Seconde convocation des notables (3 novembre 1788).--Opinion de +six bureaux touchant le mode de représentation du tiers aux Etats +généraux.--Conseil d'État du 27 décembre 1788.--Choix de Versailles pour +lieu de réunion des États.--Ce que voulait Necker et ce qui aurait pu +arriver. + +LIVRE XIV + +Marmontel membre de l'assemblée primaire du district des Feuillants et +de l'assemblée électorale.--Rôle de Duport.--Influence des avocats dans +ces réunions préliminaires.--Target élu président de l'assemblée +électorale aux Heu et place d'Angran d'Alleray.--Échec de Marmontel +contre Sieyès.--Dialogue de l'auteur et de Chamfort.--Ouverture des +États généraux.--Discours du roi.--Exposé présenté par Necker. + +LIVRE XV + +Contestation entre le tiers et les deux autres ordres au sujet du mode +de délibération et de la vérification des pouvoirs.--Arrêté pris le 10 +juin par le tiers touchant cette vérification.--Autre arrêté (17 juin) +spécifiant que le tiers s'appellerait désormais Assemblée +nationale.--Embarras de Necker.--Projet d'une séance royale et d'une +déclaration que devait lire le roi.--Discours du duc de Luxembourg, +président de l'ordre de la noblesse, au roi.--Serment du Jeu de +paume.--Adhésion de deux archevêques, de deux évêques et de cent +quarante-cinq députés du clergé au tiers.--Séance royale du 23.--Motifs +de l'abstention de Necker.--Disparates sensibles dans la déclaration lue +par le roi.--Décret du tiers touchant l'inviolabilité des +députés.--Necker offre sa démission.--Il est acclamé par le peuple, et +par l'Assemblée.--Union des communes.--Division des deux autres +ordres.--Réunion plénière (27 juin).--Ovation à la famille royale et à +Necker.--Symptômes d'agitation et bruits alarmants.--Rassemblements et +motions au Palais-Royal.--Délivrance des gardes-françaises enfermés à +l'Abbaye.--Adresse du peuple à l'Assemblée. + +LIVRE XVI + +Imprévoyance de la cour.--Adresse au roi (rédigée par +Mirabeau).--Réponse du roi.--Du droit de veto.--Renvoi des +ministres.--Agitation dans Paris.--Charge du prince de +Lambesc.--L'agitation redouble; on court aux armes.--Promesse imprudente +de Flesselles.--Formation d'une armée citoyenne et adoption d'une +cocarde.--Pillage du magasin d'armes des Invalides. + +LIVRE XVII + +Attaque et reddition de la Bastille.--Récit d'Élie, l'un des vainqueurs, +recueilli par Marmontel.--Massacre de de Launey, de ses principaux +officiers et de Flesselles.--Motion du baron de Marguerittes à +l'Assemblée nationale.--Discours du roi.--Réception, à Paris, de la +députation choisie par l'Assemblée.--Discours de La Fayette et de +Lally-Tolendal.--Visite du roi à l'Hôtel de ville.--Discours de +Lally-Tolendal. + +LIVRE XVIII + +Discussion de la prérogative royale touchant la nomination des +ministres.--Meurtre de Foulon et de Bertier.--Massacres commis en +province.--Retour de Necker et arrêté d'amnistie qu'il obtient des +électeurs de Paris.--Improbation des districts.--Épuisement des +finances.--Abandon des privilèges (4 août).--Journées des 5 et 6 +octobre.--Retour du roi et de l'Assemblée à Paris.--Précis des autres +événements accomplis jusqu'à la séparation de la Constituante.--Départ +et adieux de l'abbé Maury.--Entrée en fonctions de l'Assemblée +législative.--Départ de Marmontel et de sa famille pour la +Normandie.--Journée du 10 août et ses conséquences.--Lorry, ancien +évèque d'Angers, vient chercher un abri auprès de Marmontel.--Sommaire +des événements depuis la réunion de la Convention nationale (21 +septembre 1792) jusqu'à la mort du Dauphin (20 prairial an III-8 juin +1795). + +LIVRE XIX + +Commencement de la Terreur.--Maladie et mort de Charpentier, précepteur +des enfants de Marmontel.--Dom Honorat.--Retour à Abbeville; réflexions +de l'auteur sur sa situation actuelle.--Gravité croissante des +événements publics.--Lois du 10 mars 1793, du 22 prairial an II (10 juin +1794).--Excès commis par Carrier, Collot d'Herbois et Le Bon.--Le 9 +thermidor.--Fermeture du club des Jacobins.--Journée du 1er +prairial.--Constitution des deux Conseils et du Directoire.--Pouvoirs +étendus confiés à celui-ci. + +LIVRE XX + +Retour de Marmontel sur lui-même.--Nouveaux _Contes moraux_.--Cours de +grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, rédigés pour ses +enfants.--Rédaction des présents _Mémoires_.--Aveu de l'auteur à ce +sujet.--Assemblée primaire du canton de Gaillon. + + + + +MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS + + + + +LIVRE V + + +Après avoir vu M. de Marigny, mon premier soin, en arrivant à +Versailles, fut d'aller remercier Mme de Pompadour. Elle me témoigna du +plaisir à me voir tranquille, et, d'un air de bonté, elle ajouta: «Les +gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait +quelquefois manquer aux convenances. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard +de mon frère vous ne les oublierez jamais.» Je l'assurai que mes +sentimens étoient d'accord avec mes devoirs. + +J'avois déjà fait connoissance avec M. de Marigny dans la société des +intendans des Menus-Plaisirs, et par eux j'avois su quel étoit l'homme à +qui sa soeur m'avoit recommandé de ne manquer jamais. Quant à +l'intention, j'étois bien sûr de moi; la reconnoissance elle seule m'eût +inspiré pour lui tous les égards que ma position et sa place exigeoient +de la mienne; mais à l'intention il falloit ajouter l'attention la plus +exacte à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible +à l'excès de méfiance et de soupçons: La foiblesse de craindre qu'on ne +l'estimât pas assez, et qu'on ne dît de lui, malignement et par envie, +ce qu'il y avoit à dire sur sa naissance et sa fortune; cette +inquiétude, dis-je, étoit au point que, si en sa présence on se disoit +quelques mots à l'oreille, il en étoit effarouché. Attentif à guetter +l'opinion qu'on avoit de lui, il lui arrivoit souvent de parler de +lui-même avec une humilité feinte pour éprouver si l'on se plairoit à +l'entendre se dépriser; et alors, pour peu qu'un sourire ou un mot +équivoque eût échappé, la blessure en étoit profonde et sans remède. +Avec les qualités essentielles de l'honnête homme, et quelques-unes même +des qualités de l'homme aimable, de l'esprit, assez de culture, un goût +éclairé dans les arts, dont il avoit fait une étude (car tel avoit été +l'objet de son voyage en Italie), et, dans les moeurs, une droiture, une +franchise, une probité rare, il pouvoit être intéressant autant qu'il +étoit aimable. Mais en lui l'humeur gâtoit tout; et cette humeur étoit +quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie. + +Vous sentez, mes enfans, combien j'avois à m'observer pour être toujours +bien avec un homme de ce caractère; mais il m'étoit connu, et cette +connoissance étoit la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein, +soit sans intention, il m'avertit, par son exemple, de la manière dont +il vouloit que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avoit avec moi +l'air amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions +vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement pour témoins +des artistes, il me parloit avec estime et d'un air d'affabilité; mais, +dans sa politesse, le sérieux de l'homme en place et du supérieur se +faisoit ressentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le +secrétaire des bâtimens de l'homme de lettres et de l'homme du monde; et +en public, je donnai aux deux académies dont il étoit le chef, et à tous +les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous +devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avoit le maintien, +le langage plus décemment composé que moi. Tête à tête avec lui ou dans +la société de nos amis communs; je reprenois l'air simple qui m'étoit +naturel, jamais pourtant ni l'air ni le ton familier. Comme le badinage +ne pouvoit jamais être égal entre nous, je m'y refusois doucement. Il +avoit dans l'esprit certain tour de plaisanterie qui n'étoit pas +toujours assez fin ni d'assez bon goût, et dont il aimoit à s'égayer; +mais il ne falloit pas s'y jouer avec lui. Jamais railleur n'a moins +souffert la raillerie. Un trait plaisant qui l'auroit effleuré +légèrement l'auroit blessé. Je vis donc qu'avec lui il falloit m'en +tenir à une gaieté modérée, et je n'allai point au delà. De son côté, +lui, qui dans ma réserve apercevoit quelque délicatesse, voulut bien me +tenir toujours un langage analogue au mien. Seulement quelquefois, sur +ce qui le touchoit, il sembloit vouloir essayer mon sentiment et ma +pensée. Par exemple, lorsqu'il obtint, dans l'ordre du Saint-Esprit, la +charge qui le décoroit, et que j'allai lui en faire compliment: +«Monsieur Marmontel, me dit-il, _le roi me décrasse_.» Je répondis, +comme je le pensois, que «sa noblesse, à lui, étoit dans l'âme, et +valoit bien celle du sang». Une autre fois, revenant du spectacle, il me +raconta qu'il y avoit passé un mauvais moment; qu'étant assis au balcon +du théâtre, et ne songeant qu'à rire de la petite pièce que l'on +représentoit, il avoit tout à coup entendu l'un des personnages, un +soldat ivre, qui disoit: «Quoi! j'aurois une jolie soeur, et cela ne me +vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs +arrière-petites-cousines!» «Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et +ma confusion. Heureusement le parterre n'a pas fait attention à +moi.--Monsieur, lui répondis-je, vous n'aviez rien à craindre; vous +justifiez si bien ce que l'on fait pour vous que personne ne pense à le +trouver mauvais.» Et, en effet, je lui voyois remplir si dignement sa +place qu'à son égard la faveur me sembloit n'être que la simple équité. + +Ce fut ainsi que je fus cinq ans sous ses ordres sans le plus léger +mécontentement ni de son côté ni du mien, et qu'en quittant la place +qu'il m'avoit accordée je le conservai pour ami. J'eus même le bonheur +de lui être utile plus d'une fois à son insu auprès de madame sa soeur, +qui lui reprochoit de la dureté dans les réponses négatives qu'il +faisoit aux demandes qui lui étoient adressées. «C'est moi, Madame, lui +disois-je, qui ai minuté ces réponses»; et je les lui communiquois. +«Mais avec ce monde, ajoutois-je, de quelque politesse qu'un refus soit +assaisonné, il leur semblé toujours amer.--Et pourquoi tant de refus? +disoit-elle; n'ai-je pas assez d'ennemis sans qu'on m'en fasse de +nouveaux?--Madame, lui répliquai-je enfin, c'est l'inconvénient de sa +place, mais c'en est aussi le devoir; il n'y a pas de milieu: ou il faut +qu'il s'en rende indigne en trahissant les intérêts du roi pour +complaire aux gens de la cour ou qu'il se refuse aux dépenses folles +qu'on lui demande de tous côtés.--Comment faisoient les autres? +insistoit cette femme foible.--Les autres faisoient mal, s'ils ne +faisoient pas comme lui; mais observez, Madame, qu'on exigeoit moins +d'eux: car les abus vont toujours en croissant, et peut-être attend-on +de lui des complaisances plus timides. Mais moi, qui connois ses +principes, j'ose vous assurer qu'il quitteroit sa place plutôt que de +mollir sur l'article de son devoir.--Vous êtes un brave homme, me +dit-elle, et je vous sais bon gré de l'avoir si bien défendu.» + +Je n'ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je +passai à Versailles; c'est que Versailles étoit pour moi divisé en deux +régions: l'une étoit celle de l'intrigue, de l'ambition, de l'envie, et +de toutes les passions qu'engendrent l'intérêt servile et le luxe +nécessiteux: je n'allois presque jamais là; l'autre étoit le séjour du +travail, du silence, du repos après le travail, de la joie au sein du +repos, et c'étoit là que je passois ma vie. Libre d'inquiétude, presque +tout à moi-même, et n'ayant guère que deux jours de la semaine à donner +au léger travail de ma place, je m'étois fait une occupation aussi douce +qu'intéressante: c'étoit un cours d'études où, méthodiquement et la +plume à la main, je parcourois les principales branches de la +littérature ancienne et moderne, les comparant l'une avec l'autre, sans +partialité, sans égards, en homme indépendant, et qui n'auroit été +d'aucun pays ni d'aucun siècle. Ce fut dans cet esprit que, recueillant +de mes lectures les traits qui me frappoient et les réflexions que me +suggéroient les exemples, je formai cet amas de matériaux que j'employai +d'abord dans mon travail pour l'_Encyclopédie_, d'où je tirai ensuite ma +_Poétique françoise_, et que j'ai depuis rassemblés dans mes _Élémens de +littérature_. Nulle gêne dans ce travail, nul souci de l'opinion et des +jugemens du vulgaire. J'étudiois pour moi, je déposois en homme libre +mes sentimens et mes pensées; et ce cours de lectures et de méditations +avoit pour moi d'autant plus d'attrait qu'à chaque pas je croyois +découvrir entre les intentions de l'art et ses moyens, entre ses +procédés et ceux de la nature, des rapports qui pouvoient servir à fixer +les règles du goût. J'avois peu de livres à moi; mais la Bibliothèque +royale m'en fournissoit en abondance. J'en faisois bonne provision pour +les voyages de la cour, où je suivois M. de Marigny; et les bois de +Marly, les forêts de Compiègne et de Fontainebleau, étoient mes cabinets +d'étude. Je n'avois pas le même agrément, à Versailles, et la seule +incommodité que j'y éprouvois étoit le manque de promenades. Le +croira-t-on? ces jardins magnifiques étoient impraticables dans la belle +saison; surtout quand venoient les chaleurs, ces pièces d'eau, ce beau +canal, ces bassins de marbre entourés de statues où sembloit respirer le +bronze, exhaloient au loin des vapeurs pestilentielles; et les eaux de +Marly ne venoient, à grands frais, croupir dans ce vallon que pour +empoisonner l'air qu'on y respiroit. J'étois obligé d'aller chercher un +air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory. + +Cependant, pour moi, les voyages ne se ressembloient pas: à Marly, à +Compiègne, je vivois solitaire et sombre. Il m'arriva une fois à +Compiègne d'être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine +santé. Jamais mon âme n'a été plus calme, plus paisible, que durant ce +régime. Mes jours s'écouloient dans l'étude avec une égalité +inaltérable; mes nuits n'étoient qu'un doux sommeil; et, après m'être +éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache +noire, je refermois les yeux pour sommeiller encore une heure. La +discorde auroit bouleversé le monde, je ne m'en serois point ému. À +Marly, je n'avois qu'un seul amusement: c'étoit le curieux spectacle du +jeu du roi dans le salon. Là j'allois voir, autour d'une table de +lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l'avide +soif de l'or, l'espérance, la crainte, la douleur de la perte, l'ardeur +du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un +coupe-gorge, se succéder rapidement dans l'âme des joueurs, sous le +masque immobile d'une froide tranquillité. + +Ma vie étoit moins solitaire et moins sage à Fontainebleau. Les soupers +des Menus-Plaisirs, les courses aux chasses du roi, les spectacles, +étoient pour moi de fréquentes dissipations; et je n'avois pas, je +l'avoue, le courage de m'en défendre. + +À Versailles j'avois aussi mes amusemens, mais réglés sur mon plan +d'étude et de travail, de façon à ne jamais être que des délassemens +pour moi. Ma société journalière étoit celle des premiers commis, +presque tous gens aimables, et faisant à l'envi la meilleure chère du +monde. Dans l'intervalle de leurs travaux, ils se donnoient le plaisir +de la table: ils étoient gourmands à peu près pour la même raison que le +sont les dévots. L'abbé de La Ville[1], par exemple, étoit l'homme du +monde le plus soigneux de se procurer de bons vins. Tous les ans, son +maître d'hôtel alloit recueillir la mère goutte des meilleurs celliers +de Bourgogne, et suivoit de l'oeil ses tonneaux. J'étois de ses dîners, +et j'y figurais assez bien. + +Le premier commis de la guerre, Dubois[2], étoit celui qui avoit pour +moi l'amitié la plus franche; nous étions familiers ensemble au point de +nous tutoyer. Il n'étoit point de service qu'il ne m'eût rendu dans sa +place, si je lui en avois offert l'occasion; mais, pour moi +personnellement, je ne songeois qu'à me réjouir; et, si je retirai +quelque avantage de la société des premiers commis, ce fut sans y avoir +pensé, et de leur propre mouvement. Vous allez en voir un exemple. + +De ces laborieux sybarites, le plus vif, le plus séduisant, le plus +voluptueux, avec la santé la plus frêle, étoit ce Cromot[3], qu'on a vu +depuis si brillant sous tant de ministres. La facilité, l'agrément, la +prestesse de son travail, et surtout sa dextérité, les captivoient en +dépit d'eux-mêmes. + +Il étoit, quand je le connus, le secrétaire intime et favori de M. de +Machault. C'étoit une liaison que bien des gens m'auroient enviée, mais +dont l'agrément faisoit seul le prix dont elle étoit pour moi. Dans le +même temps, la fortune, qui se mêloit de mes affaires à mon insu, me fit +rencontrer à Versailles la bonne amie de Bouret, fermier général, qui +tenoit le portefeuille des emplois, connoissance non moins utile. Cette +femme, qui fut bientôt mon amie, et qui l'a été jusqu'à son dernier +soupir, étoit la spirituelle, l'aimable Mme Filleul[4]. Elle étoit +retenue à souper à Versailles, et j'étois invité à souper avec elle: je +m'en excusai en disant que j'étois obligé de me rendre à Paris. Elle, +aussitôt, m'offrit de m'y mener, et j'acceptai une place dans sa +voiture. La connoissance faite, elle parla de moi à son ami Bouret, et +lui donna vraisemblablement quelque envie de me connoître. Ainsi se +disposoient pour moi les circonstances les plus favorables au plus cher +objet de mes voeux. + +Ma soeur aînée étoit en âge d'être mariée; et, quoique je n'eusse qu'une +bien petite dot à lui donner, il se présentoit pour elle dans mon pays +nombre de partis convenables. Je préférai celui qui, du côté des moeurs +et des talens, m'étoit connu pour le meilleur, et mon choix se trouva le +même que ma soeur auroit fait en suivant son inclination. Odde, mon +condisciple, avoit été dès le collège un modèle de piété, de sagesse, +d'application. Son caractère étoit doux et gai, plein de candeur, et +d'une égalité parfaite; incorruptible dans ses moeurs, et toujours +semblable à lui-même. Il vit encore; il est à peu près de mon âge; et je +ne crois pas qu'il y ait au monde une âme plus pure. Il n'y a eu pour +lui de changement et de passage que de l'âge de l'innocence à l'âge de +la vertu. Son père, en mourant, lui avoit laissé peu de bien, mais pour +héritage un ami rare et précieux. Cet ami, dont M. Turgot m'a fait +souvent l'éloge, étoit un M. de Maleseigne[5], vrai philosophe, qui, +dans notre ville isolée, presque solitaire, passoit sa vie à lire +Tacite, Plutarque, Montaigne, à prendre soin de ses domaines et à +cultiver ses jardins. «Qui croiroit, me disoit M. Turgot, que, dans une +petite ville du Limosin, un tel homme seroit caché? En matière de +gouvernement, je n'en ai jamais vu de plus instruits ni de plus sages.» +Ce fut ce digne ami de M. Odde qui me fit pour lui la demande de la main +de ma soeur; j'en fus flatté; mais dans sa lettre je crus entrevoir +l'espérance qu'Odde, par mon crédit, obtiendroit un emploi. Je répondis +que je ferois pour lui tout ce qui me seroit possible; mais que, mon +crédit n'étant pas tel qu'on le croyoit dans ma province, je n'étois sûr +de rien moi-même, et que je ne promettois rien. M. de Maleseigne me +répliqua que ma bonne foi valoit mieux que des assurances légères, et le +mariage fut conclu. + +Ce fut un mois après que, Bouret venant travailler avec le ministre des +finances pour remplir les emplois vacans, je dînai avec lui chez son ami +Cromot. Difficilement auroit-on réuni deux hommes d'un esprit naturel +plus vif, plus preste, plus fertile en traits ingénieux que ces deux +hommes-là. Dans Cromot, cependant, l'on voyoit plus d'aisance, de grâce +habituelle et de facilité; dans Bouret, plus d'ardeur dans le désir de +plaire et de bonheur dans l'à-propos. Tous les deux furent, à ce dîner, +d'une gaieté qui l'anima, et au ton de laquelle je fus bientôt moi-même; +mais, au sortir de table, Bouret déploya une longue liste d'aspirans aux +emplois vacans et de solliciteurs pour eux. Ces solliciteurs étoient +tous gens considérables. C'étoient le duc un tel, la marquise une telle, +les princes du sang, la famille royale; en un mot, la ville et la cour. +«Où en suis-je donc, moi, m'écriai-je, qui, en mariant ma soeur à un +jeune homme instruit, versé dans les affaires, plein d'esprit et de +sens, et, de plus, honnête homme, lui ai donné pour dot l'espérance +d'obtenir un emploi par mon foible crédit? Je vais lui écrire de ne pas +s'en flatter.--Pourquoi, me dit Bouret, pourquoi jouer à votre soeur le +mauvais tour d'affliger son mari? l'amour triste est bien froid; +laissez-leur l'espérance: c'est un bien, en attendant mieux.» + +Ils me quittèrent pour aller travailler avec le ministre; et, quand je +fus retiré chez moi, un garçon de bureau vint, de leur part, me demander +les noms de mon beau-frère. Le soir même il eut un emploi. Je n'ai pas +besoin de vous dire quel fut le lendemain l'élan de ma reconnoissance. +Ce fut l'époque d'une longue amitié entre Bouret et moi. J'en parlerai +plus à loisir. + +L'emploi donné à M. Odde me parut cependant et trop oiseux et trop +obscur pour un homme de son talent. Je l'échangeai contre un emploi plus +difficile et de moindre valeur, afin qu'en se faisant connoître il pût +contribuer à son avancement. Le lieu de sa destination étoit Saumur. En +s'y rendant, sa femme et lui, ils vinrent me voir à Paris; et je ne puis +exprimer la joie dont ma soeur fut pénétrée en m'embrassant. Je les +possédai quelques jours. Mes amis eurent la bonté de leur faire un +accueil auquel je fus sensible. Dans les dîners qu'on nous donnoit, +c'étoit un spectacle touchant que de voir les yeux de ma soeur +continuellement attachés sur moi sans pouvoir se rassasier du plaisir de +ma vue. Ce n'étoit pas en elle un amour fraternel, c'étoit un amour +filial. + +À peine arrivée à Saumur, elle se lia d'amitié avec une parente de Mme +de Pompadour, dont le mari avoit, dans cette ville, un emploi de deux +mille écus. C'étoit l'emploi du grenier à sel. Ce jeune homme, appelé M. +de Blois, se trouvoit attaqué de la maladie dont mon père, ma mère et +mon frère étoient morts. Nous savions trop qu'elle étoit incurable; et +Mme de Blois ne dissimula point à ma soeur que son mari n'avoit que peu +de temps à vivre. «Ce seroit pour moi, lui dit-elle, ma bonne amie, au +moins quelque consolation si son emploi passoit à M. Odde. Mme de +Pompadour en disposera; engagez votre frère à le lui demander pour +vous.» Ma soeur me donna cet avis; j'en profitai; l'emploi me fut promis. +Mais, à la mort de M. de Blois, l'intendant de Mme de Pompadour +m'annonça qu'elle venoit d'accorder ce même emploi, pour dot, à l'une de +ses protégées. Frappé comme d'un coup de massue, je me rendis chez elle; +et, comme elle passoit pour aller à la messe, je lui demandai avec une +respectueuse assurance l'emploi qu'elle m'avoit promis pour le mari de +ma soeur. «Je vous ai oublié, me dit-elle en courant, et je l'ai donné à +un autre, mais je vous en dédommagerai.» Je l'attendis à son retour, et +je lui demandai un moment d'audience. Elle me permit de la suivre. + +«Madame, lui dis-je, ce n'est plus un emploi ni de l'argent que je vous +demande, c'est mon honneur que je vous conjure de me laisser, car, en me +l'ôtant, vous me donneriez le coup de la mort.» Ce début l'étonna, et je +continuai: «Aussi sûr de l'emploi que vous m'aviez promis que si je +l'avois obtenu, je l'ai annoncé à mon beau-frère. Il a dit dans Saumur +que j'en avois votre parole; il l'a écrit à sa famille et à la mienne; +deux provinces en sont instruites; je m'en suis moi-même vanté et à +Versailles et à Paris, en y parlant de vos bienfaits. Or, Madame, +personne ne se persuadera que vous eussiez accordé à un autre l'emploi +que vous m'auriez formellement promis. On sait que vous avez mille +moyens de faire du bien à qui vous voulez. Ce sera donc moi qu'on +accusera de jactance, de mauvaise foi, de mensonge, et me voilà +déshonoré. Madame, j'ai su vaincre l'adversité, j'ai su vivre dans +l'indigence; mais je ne sais pas vivre dans la honte et le mépris des +gens de bien. Vous avez la bonté de vouloir dédommager mon beau-frère; +mais moi, après avoir passé pour un menteur impudent, me rendrez-vous, +Madame, la réputation d'honnête homme, la seule dont je sois jaloux? Vos +bienfaits effaceront-ils la tache qu'elle aura reçue? Dédommagez, +Madame, ces autres protégés de l'emploi qu'un moment d'oubli vous a fait +leur promettre. Il vous est très facile de leur en procurer un plus +avantageux; mais ne me faites pas, à moi, un tort irréparable, et qui me +réduiroit au dernier désespoir.» Elle voulut me persuader d'attendre, et +que ma soeur n'y perdroit rien; mais je persistai à lui dire que «c'étoit +l'emploi de Saumur que je m'étois vanté d'avoir, et que je n'en voulois +point d'autre, dût-il être cent fois meilleur». À ces mots, je me +retirai, et l'emploi me fut accordé. + +J'avois, comme on le voit, et comme on va le voir encore, pour faire ma +propre fortune, des facilités qui auroient pu exciter mon ambition; +mais, ayant pourvu au bien-être de ma famille, j'étois si content, si +tranquille, que je ne désirois plus rien. + +Ma société la plus intime, la plus habituelle à Versailles, étoit celle +de Mme de Chalut[7], femme excellente, de peu d'esprit, mais de beaucoup +de sens, et d'une douceur, d'une égalité, d'une vérité de caractère +inestimable. Après avoir été femme de chambre favorite de la première +Dauphine[8], elle avoit passé à la seconde[9], et elle en étoit plus +chérie encore. Cette princesse n'avoit point d'amie plus fidèle, plus +tendre, plus sincère, ou, pour mieux dire, c'étoit la seule amie +véritable qu'elle eût en France. Aussi son coeur lui étoit-il ouvert +jusqu'au fond de ses plus secrètes pensées; et, dans les circonstances +les plus délicates et les plus difficiles, elle n'eut qu'elle pour +conseil, pour consolation, pour appui. Ces sentimens d'estime, de +confiance et d'amitié, s'étoient communiqués de l'âme de la Dauphine à +celle du Dauphin. L'un et l'autre, pour marier Mlle de Varanchan +(c'étoit son nom de fille), et pour la doter richement, étoient +déterminés à vendre leurs bijoux les plus précieux, si le contrôleur +général ne les en eût pas empêchés en obtenant du roi un bon de fermier +général pour celui qu'elle épouseroit. C'est dire assez quel étoit son +crédit auprès de ses maîtres, et je puis ajouter qu'il n'y avoit rien +qu'elle n'eût fait pour moi; j'ai été son ami vingt ans, et je ne lui ai +rien demandé. Je m'étois fait de l'amitié une idée si noble et si pure, +j'en avois moi-même dans l'âme un sentiment si généreux, que j'aurois +cru la profaner et l'avilir que d'y mêler aucune vue d'ambition; et, +autant Mme de Chalut auroit été pour moi prodigue de ses bons offices, +autant je croyois digne de moi d'être avec elle discret et désintéressé. + +Je ne laissois pas de saisir les occasions de faire ma cour à ses +maîtres, mais seulement pour lui complaire; et, si quelquefois je +faisois des vers pour eux, ce n'étoit jamais qu'elle qui me les +inspiroit. À ce propos, je me souviens d'une scène assez singulière. + +Mme de Chalut, après son mariage, n'avoit pas laissé d'être encore au +service de la Dauphine; elle n'en étoit même que plus assidue auprès +d'elle. Cette princesse l'aimoit tant que ses absences l'affligeoient. +Elle tenoit donc habituellement sa maison à Versailles; et, toutes les +fois que j'y allois, avant que d'y être établi, cette maison étoit la +mienne. La convalescence du Dauphin, après sa petite vérole, y fut +célébrée par une fête, et j'y fus invité. Je trouvai Mme de Chalut +rayonnante de joie et ravie d'admiration pour la conduite de sa +maîtresse, qui, nuit et jour, sous les rideaux du lit de son époux, lui +avoit rendu les soins les plus tendres durant sa maladie. Le récit animé +qu'elle m'en fit me pénétra. Je fis des vers sur ce sujet touchant[10]; +l'intérêt du tableau fit le succès du peintre, et ces vers eurent à la +cour au moins la faveur du moment, le mérite de l'à-propos. En les +lisant, le prince et la princesse en furent touchés jusqu'aux larmes. +Mme de Chalut fut chargée de me dire combien cette lecture les avoit +attendris, et qu'ils seroient bien aises de me voir pour me le témoigner +eux-mêmes. «Trouvez-vous, me dit-elle, demain à leur dîner; vous serez +content de l'accueil qu'ils se proposent de vous faire.» Je ne manquai +pas de m'y rendre. Il y avoit peu de monde. J'étois placé vis-à-vis +d'eux, à deux pas de la table, bien isolé et bien en évidence. En me +voyant, ils se parlèrent à l'oreille, puis levèrent les yeux sur moi, et +puis, se parlèrent encore. Je les voyois occupés de moi; mais l'un et +l'autre alternativement sembloient laisser expirer sur leurs lèvres ce +qu'ils avoient envie de me dire. Ainsi le temps du dîner se passa +jusqu'au moment où il fallut m'en aller, comme tout le monde. Mme de +Chalut avoit servi à table, et vous jugez combien cette longue scène +muette lui avoit causé d'impatience. J'allois dîner chez elle, et nous +devions nous réjouir ensemble de l'accueil que l'on m'auroit fait. +J'allai l'attendre, et lorsqu'elle arriva: «Eh bien! Madame, lui +demandai-je, ne dois-je pas être bien flatté de tout ce qu'on m'a dit +d'obligeant et d'aimable?--Savez-vous, me répondit-elle, à quoi leur +dîner s'est passé? À s'inviter l'un et l'autre à vous parler, sans que +ni l'un ni l'autre en ait eu le courage.--Je ne me croyois pas, lui +dis-je, un personnage aussi imposant que je le suis; et, certes, je dois +être fier du respect que j'imprime à M. le Dauphin et à Mme la +Dauphine.» Ce contraste d'idées nous parut si plaisant que nous en rîmes +de bon coeur, et je me tins pour dit tout ce qu'on avoit eu l'intention +de me dire. + +L'espèce de bienveillance que l'on avoit pour moi dans cette cour me +servit cependant à me faire écouter et croire dans une affaire +intéressante. L'acte de baptême d'Aurore, fille de Mlle Verrière, +attestoit qu'elle étoit fille du maréchal de Saxe; et, après la mort de +son père, Mme la Dauphine étoit dans l'intention de la faire élever. +C'étoit l'ambition de la mère; mais il vint dans la fantaisie de M. le +Dauphin de dire qu'elle étoit ma fille, et ce mot fit son impression. +Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le +Dauphin sur le ton le plus sérieux: je l'accusai de légèreté; et, en +offrant de faire preuve que je n'avois connu Mlle Verrière que pendant +le voyage du maréchal en Prusse, et plus d'un an après la naissance de +cette enfant, je dis que ce seroit inhumainement lui ôter son véritable +père que de me faire passer pour l'être. Mme de Chalut se chargea de +plaider cette cause devant Mme la Dauphine, et M. le Dauphin céda. Ainsi +Aurore fut élevée à leurs frais au couvent des religieuses de +Saint-Cloud; et Mme de Chalut, qui avoit à Saint-Cloud sa maison de +campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et à ma prière, +des soins et des détails de cette éducation. + +Il me reste à parler de deux liaisons particulières que j'avois encore à +Versailles: l'une, de simple convenance, avec Quesnay, médecin de Mme de +Pompadour; l'autre avec Mme de Marchais, et son ami intime le comte +d'Angiviller, jeune homme d'un grand caractère. Pour celle-ci, elle fut +bientôt une liaison de sentiment; et, depuis quarante ans qu'elle dure, +je puis la citer pour exemple d'une amitié que ni les années ni les +événemens n'ont fait varier ni fléchir. Commençons par Quesnay, car +c'est le moins intéressant. Quesnay, logé bien à l'étroit dans +l'entresol de Mme de Pompadour, ne s'occupoit, du matin au soir, que +d'économie politique et rurale. Il croyoit en avoir réduit le système en +calculs et en axiomes d'une évidence irrésistible; et, comme il formoit +une école, il vouloit bien se donner la peine de m'expliquer sa nouvelle +doctrine, pour se faire de moi un disciple et un prosélyte. Moi qui +songeois à me faire de lui un médiateur auprès de Mme de Pompadour, +j'appliquois tout mon entendement à concevoir ces vérités qu'il me +donnoit pour évidentes, et je n'y voyois que du vague et de l'obscurité. +Lui faire croire que j'entendois ce qu'en effet je n'entendois pas étoit +au-dessus de mes forces; mais je l'écoutois avec une patiente docilité, +et je lui laissois l'espérance de m'éclaircir enfin et de m'inculquer sa +doctrine. C'en eût été assez pour me gagner sa bienveillance. Je faisois +plus, j'applaudissois à un travail que je trouvois en effet estimable, +car il tendoit à rendre l'agriculture recommandable dans un pays où elle +étoit trop dédaignée, et à tourner vers cette étude une foule de bons +esprits. J'eus même une occasion de le flatter par cet endroit sensible, +et ce fut lui qui me l'offrit. + +Un Irlandois, appelé Pattulo, ayant fait un livre[11] où il développoit +les avantages de l'agriculture angloise sur la nôtre, avoit obtenu, par +Quesnay, de Mme de Pompadour, que ce livre lui fût dédié; mais il avoit +mal fait son épître dédicatoire. Mme de Pompadour, après l'avoir lue, +lui dit de s'adresser à moi et de me prier de sa part de la retoucher +avec soin. Je trouvai plus facile de lui en faire une autre; et, en y +parlant des cultivateurs, j'attachai à leur condition un intérêt assez +sensible pour que Mme de Pompadour, à la lecture de cette épître, eût +les larmes aux yeux. Quesnay s'en aperçut, et je ne puis vous dire +combien il fut content de moi. Sa manière de me servir auprès de la +marquise étoit de dire çà et là des mots qui sembloient lui échapper, et +qui cependant laissoient des traces. + +À l'égard de son caractère, je n'en rappellerai qu'un trait, qui va le +faire assez connoître. Il avoit été placé là par le vieux duc de +Villeroy et par une comtesse d'Estrades[12], amie et complaisante de Mme +d'Étioles, qui, ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein, +l'avoit tirée de la misère et amenée à la cour. Quesnay étoit donc +attaché à Mme d'Estrades par la reconnoissance, lorsque cette intrigante +abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson, et +conspirer avec lui contre elle. + +Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme, dans tous les +sens, eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme +du caractère, de l'esprit et de l'âge de M. d'Argenson; mais elle avoit +à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devoit +tout, et d'être, pour l'amour de lui, la plus ingrate des créatures. + +Cependant, Quesnay, sans s'émouvoir de ces passions ennemies, étoit, +d'un côté, l'incorruptible serviteur de Mme de Pompadour, et, de +l'autre, le fidèle obligé de Mme d'Estrades, laquelle répondoit de lui à +M. d'Argenson; et quoique, sans mystère, il allât les voir quelquefois, +Mme de Pompadour n'en avoit aucune inquiétude. De leur côté, ils avoient +en lui autant de confiance que s'il n'avoit tenu par aucun lien à Mme de +Pompadour. + +Or, voici ce qu'après l'exil de M. d'Argenson me raconta Dubois, qui +avoit été son secrétaire. C'est lui-même qui va parler; son récit m'est +présent, et vous pouvez croire l'entendre. + +«Pour supplanter Mme de Pompadour, me dit-il, M. d'Argenson et Mme +d'Estrades avoient fait inspirer au roi le désir d'avoir les faveurs de +la jeune et belle Mme de Choiseul, femme du menin[13]. L'intrigue avoit +fait des progrès; elle en étoit au dénouement. Le rendez-vous étoit +donné; la jeune dame y étoit allée; elle y étoit dans le moment même où +M. d'Argenson, Mme d'Estrades, Quesnay et moi, nous étions ensemble dans +le cabinet du ministre; nous deux témoins muets, mais M. d'Argenson et +Mme d'Estrades très occupés, très inquiets de ce qui se seroit passé. +Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et +dans le désordre, qui étoit la marque de son triomphe. Mme d'Estrades +court au-devant d'elle, les bras ouverts, et lui demande si c'en est +fait. «Oui, c'en est fait, répondit-elle, je suis aimée; il est heureux; +elle va être renvoyée; il m'en a donné sa parole.» À ces mots, ce fut un +grand éclat de joie dans le cabinet. Quesnay lui seul ne fut point ému. +«Docteur, lui dit M. d'Argenson, rien ne change pour vous, et nous +espérons bien que vous nous resterez.--Moi! Monsieur le comte, répondit +froidement Quesnay en se levant; j'ai été attaché à Mme de Pompadour +dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce»; et il s'en alla +sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés; mais on ne prit de lui aucune +méfiance. «Je le connois, dit Mme d'Estrades; il n'est pas homme à nous +trahir.» Et en effet ce ne fut point par lui que le secret fut +découvert, et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale.» +Voilà le récit de Dubois. + +Tandis que les orages se formoient et se dissipoient au-dessus de +l'entresol de Quesnay, il griffonnoit ses axiomes et ses calculs +d'économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvemens +de la cour que s'il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on +délibéroit de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi +des ministres; et nous, dans l'entresol, nous raisonnions d'agriculture, +nous calculions, le produit net, ou quelquefois nous dînions gaiement +avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon; et Mme de +Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à +descendre dans son salon, venoit elle-même les voir à table et causer +avec eux. + +L'autre liaison dont j'ai parlé m'étoit infiniment plus chère. Mme de +Marchais n'étoit pas seulement, à mon gré, la plus spirituelle et la +plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des +amies, la plus active, la plus constante, la plus vivement occupée de +tout ce qui m'intéressoit. Imaginez-vous tous les charmes du caractère, +de l'esprit, du langage, réunis au plus haut degré, et même ceux de la +figure, quoiqu'elle ne fût pas jolie; surtout, dans ses manières, une +grâce pleine d'attraits: telle étoit cette jeune fée. Son âme, active au +delà de toute expression, donnoit aux traits de sa physionomie une +mobilité éblouissante et ravissante. Aucun de ses traits n'étoit celui +que le pinceau auroit choisi; mais tous ensemble avoient un agrément que +le pinceau n'auroit pu rendre. Sa taille, dans sa petitesse, étoit, +comme on dit, faite au tour, et son maintien communiquoit à toute sa +personne un caractère de noblesse imposant. Ajoutez à cela une culture +exquise, variée, étendue, depuis la plus légère et brillante littérature +jusqu'aux plus hautes conceptions du génie; une netteté dans les idées, +une finesse, une justesse, une rapidité, dont on étoit surpris; une +facilité, un choix d'expressions toujours heureuses, coulant de source +et aussi vite que la pensée; ajoutez une âme excellente, d'une bonté +intarissable, d'une obligeance qui, la même à toute heure, ne se lassoit +jamais d'agir, et toujours d'un air si facile, si prévenant et si +flatteur, qu'on eût été tenté d'y soupçonner de l'art, si l'art jamais +avoit pu se donner cette égalité continue et inaltérable qui fut +toujours la marque distinctive du naturel, et le seul de ses caractères +que l'art ne sauroit imiter. + +Sa société étoit composée de tout ce que la cour avoit de plus aimable, +et de ce qu'il y avoit parmi les gens de lettres de plus estimable du +côté des moeurs, de plus distingué du côté des talens. Avec les gens de +cour, elle étoit un modèle de la politesse la plus délicate et la plus +noble; les jeunes femmes venoient chez elle en étudier l'air et le ton. +Avec les gens de lettres, elle étoit au pair des plus ingénieux et au +niveau des plus instruits. Personne ne causoit avec plus d'aisance, de +précision et de méthode. Son silence étoit animé par le feu d'un regard +spirituellement attentif; elle devinoit la pensée, et ses répliques +étoient des flèches qui jamais ne manquoient le but. Mais la variété de +sa conversation en étoit surtout le prodige; le goût des convenances, +l'à-propos, la mesure; le mot propre à la chose, au moment et à la +personne; les différences, les nuances les plus fines dans l'expression, +et à tous, et distinctement à chacun, ce qu'il y avoit de mieux à dire: +telle étoit la manière dont cette femme unique savoit animer, embellir +et comme enchanter sa maison. + +Grande musicienne, avec le goût du chant et une jolie voix, elle avoit +été du petit spectacle de Mme de Pompadour; et, lorsque cet amusement +avoit cessé, elle étoit restée son amie. Elle avoit soin, plus que +moi-même, de cultiver ses bontés pour moi, et ne manquoit aucune +occasion de me bien servir auprès d'elle. + +Son jeune ami, M. d'Angiviller, étoit d'autant plus intéressant qu'avec +tout ce qui rend aimable et tout ce qui peut rendre heureux, une belle +figure, un esprit cultivé, le goût des lettres et des arts, une âme +élevée, un coeur pur, l'estime du roi, la confiance et la faveur intime +de M. le Dauphin, et, à la cour, une renommée et une considération +rarement acquises à son âge, il ne laissoit pas d'être ou de paroître, +au moins intérieurement, malheureux. Inséparable de Mme de Marchais, +mais triste, interdit devant elle, d'autant plus sérieux qu'elle étoit +plus riante, timide et tremblant à sa voix, lui dont le caractère avoit +de la fierté, de la force et de l'énergie, troublé lorsqu'elle lui +parloit, la regardant d'un air souffrant, lui répondant d'une voix +foible, mal assurée et presque éteinte, et, au contraire, en son +absence, déployant sa belle physionomie, causant bien et avec chaleur, +et se livrant, avec toute la liberté de son esprit et de son âme, à +l'enjouement de la société, rien ne ressembloit plus à la situation d'un +amant traité avec rigueur et dominé avec empire. Cependant ils passoient +leur vie ensemble dans l'union la plus intime, et, bien évidemment, il +étoit l'homme auquel nul autre n'étoit préféré. Si ce personnage d'amant +malheureux n'eût duré que peu de temps, on l'auroit cru joué; mais plus +de quinze ans de suite il a été le même; il l'a été depuis la mort de M. +de Marchais comme de son vivant, et jusqu'au moment où sa veuve a épousé +M. d'Angiviller. Alors la scène a changé de face; toute l'autorité a +passé à l'époux; et ce n'a plus été, du côté de l'épouse, que déférence +et complaisance, avec l'air soumis du respect. Je n'ai rien observé en +ma vie de si singulier dans les moeurs que cette mutation volontaire et +subite, qui fut depuis pour l'un et l'autre un sort également heureux. + +Leurs sentimens pour moi furent toujours parfaitement d'accord; ils sont +encore les mêmes. Les miens pour eux ne varieront jamais. + +Parmi mes délassemens, je n'ai pas compté le spectacle, dont j'avois +cependant toute facilité de jouir au théâtre de la cour; mais j'y allois +rarement, et je n'en parle ici que pour marquer l'époque d'une +révolution intéressante dans l'art de la déclamation. + +Il y avoit longtemps que, sur la manière de déclamer les vers tragiques, +j'étois en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvois dans son jeu +trop d'éclat, trop de fougue, pas assez de souplesse et de variété, et +surtout une force qui, n'étant pas modérée, tenoit plus de l'emportement +que de la sensibilité. C'est ce qu'avec ménagement je tâchois de lui +faire entendre. «Vous avez, lui disois-je, tous les moyens d'exceller +dans votre art; et, toute grande actrice que vous êtes, il vous seroit +facile encore de vous élever au-dessus de vous-même en les ménageant +davantage, ces moyens que vous prodiguez. Vous m'opposez vos succès +éclatans et ceux que vous m'avez valus; vous m'opposez l'opinion et les +suffrages de vos amis; vous m'opposez l'autorité de M. de Voltaire, qui +lui-même récite ses vers avec emphase, et qui prétend que les vers +tragiques veulent, dans la déclamation, la même pompe que dans le style; +et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible, qui me dit +que la déclamation, comme le style, peut être noble, majestueuse, +tragique avec simplicité; que l'expression, pour être vive et +profondément pénétrante, veut des gradations, des nuances, des traits +imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et +forcée.» Elle me disoit quelquefois, avec impatience, que je ne la +laisserois pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique +dans la tragédie, «Eh! non, Mademoiselle, lui disois-je, vous ne l'aurez +jamais, la nature vous l'a défendu; vous ne l'avez pas même au moment où +vous me parlez; le son de votre voix, l'air de votre visage, votre +prononciation, votre geste, vos attitudes, sont naturellement nobles. +Osez seulement vous fier à ce beau naturel; j'ose vous garantir que vous +en serez plus tragique.» + +D'autres conseils que les miens prévalurent; et, las de me rendre +inutilement importun, j'avois cédé, lorsque je vis l'actrice revenir +tout à coup d'elle-même à mon sentiment. Elle venoit jouer Roxane au +petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette, et, pour la +première fois, je la trouvai habillée en sultane, sans panier, les bras +demi-nus, et dans la vérité du costume oriental; je lui en fis mon +compliment, «Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de +faire un voyage à Bordeaux; je n'y ai trouvé qu'une très petite salle; +il a fallu m'en accommoder. Il m'est venu dans la pensée d'y réduire mon +jeu, et d'y faire l'essai de cette déclamation simple que vous m'avez +tant demandée. Elle y a eu le plus grand succès. Je vais en essayer +encore ici sur ce petit théâtre. Allez m'entendre. Si elle y réussit de +même, adieu l'ancienne déclamation.» + +L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce +fut Roxane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, +l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandoit: «Où +sommes-nous?» On n'avoit rien entendu de pareil. Je la revis après le +spectacle, je voulus lui parler du succès qu'elle venoit d'avoir. «Et ne +voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine? Il faut dans tous mes rôles +que le costume soit observé: la vérité de la déclamation tient à celle +du vêtement; toute ma riche garde-robe de théâtre est dès ce moment +réformée; j'y perds pour dix mille écus d'habits; mais le sacrifice en +est fait: vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel, +comme je viens de jouer Roxane.» + +C'étoit l'_Électre_ de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de +l'ample robe de deuil qu'on lui avoit vus dans ce rôle, elle y parut en +simple habit d'esclave, échevelée, et les bras chargés de longues +chaînes. Elle y fut admirable; et, quelque temps après, elle fut plus +sublime encore dans l'_Électre_ de Voltaire. Ce rôle, que Voltaire lui +avoit fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé +plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même, puisqu'en le +lui entendant jouer sur son théâtre de Ferney, où elle l'alla voir, il +s'écria, baigné de larmes et transporté d'admiration: «Ce n'est pas moi +qui ai fait cela, c'est elle; elle a créé son rôle.» Et, en effet, par +les nuances infinies qu'elle y avoit mises, par l'expression qu'elle +donnoit aux passions dont ce rôle est rempli, c'étoit peut-être celui de +tous où elle étoit le plus étonnante. + +Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changemens le véritable +accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnoit à +l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les +acteurs furent forcés d'abandonner ces tonnelets, ces gants à franges, +ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets, et tout cet attirail +fantasque qui, depuis si longtemps, choquoit la vue des gens de goût. Le +Kain lui-même suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce moment-là +leurs talens perfectionnés furent en émulation et dignes rivaux l'un de +l'autre. + +L'on conçoit aisément qu'un mélange d'occupations paisibles et +d'amusemens variés m'auroit plus que dédommagé des plaisirs de Paris; +mais, pour surcroît d'agrément, j'avois encore la liberté d'y aller, +quand je voulois, passer le temps que me laissoit le devoir de ma place. +M. de Marigny lui-même, à la sollicitation de mes anciennes +connoissances, m'invitoit à les aller voir. + +Je ne laissai pas de remarquer dans sa conduite à mon égard une +particularité dont peut-être la fierté d'un autre ne se fût point +accommodée, mais dont un peu de philosophie me faisoit sentir la raison. +Hors de chez lui, c'étoit l'homme du monde qui se plaisoit le plus à +vivre en société avec moi. À dîner, à souper, chez nos amis communs, il +jouissoit plus que moi-même de l'estime et de l'amitié que l'on me +témoignoit; il en étoit flatté, il en étoit reconnoissant. Ce fut par +lui que je fus mené chez Mme Geoffrin; et, pour l'amour de lui, je fus +admis chez elle au dîner des artistes comme à celui des gens de lettres; +enfin, dès que je cessai d'être secrétaire des bâtimens, comme on le +verra dans la suite, personne ne me témoigna plus d'empressement à +m'avoir et pour convive et pour ami. Eh bien! tant que j'occupai sous +ses ordres cette place de secrétaire, il ne se permit pas une seule fois +de m'inviter à dîner chez lui. Les ministres ne mangeoient point avec +leurs commis; il avoit pris leur étiquette; et, s'il eût fait une +exception en ma faveur, tous ses bureaux en auroient été jaloux et +mécontens. Il ne s'en expliqua jamais avec moi; mais on vient de voir +qu'il avoit la bonté de me le faire assez entendre. + +Les années que je passois à Versailles étoient celles où l'esprit +philosophique avoit le plus d'activité. D'Alembert et Diderot en avoient +arboré l'enseigne dans l'immense atelier de l'_Encyclopédie_, et tout ce +qu'il y avoit de plus distingué parmi les gens de lettres s'y étoit +rallié autour d'eux. Voltaire, de retour de Berlin, d'où il avoit fait +chasser le malheureux d'Arnaud, et où il n'avoit pu tenir lui-même, +s'étoit retiré à Genève, et de là il souffloit cet esprit de liberté, +d'innovation, d'indépendance, qui a fait depuis tant de progrès. Dans +son dépit contre le roi, il avoit fait des imprudences; mais on en fit +une bien plus grande, lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, de +l'obliger à se tenir dans un pays de liberté. La réponse du roi: «Qu'il +reste où il est», ne fut pas assez réfléchie. Ses attaques n'étoient pas +de celles qu'on arrête aux frontières. Versailles, où il auroit été +moins hardi qu'en Suisse et qu'à Genève, étoit l'exil qu'il falloit lui +donner. Les prêtres auroient dû lui faire ouvrir cette magnifique +prison, la même que le cardinal de Richelieu avoit donnée à la haute +noblesse. + +En réclamant son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il +tendoit lui-même le bout de chaîne avec lequel on l'auroit attaché si on +avoit voulu. Je dois ce témoignage à Mme de Pompadour que c'étoit malgré +elle qu'il étoit exilé. Elle s'intéressoit à lui, elle m'en demandoit +quelquefois des nouvelles; et, lorsque je lui répondois qu'il ne tenoit +qu'à elle d'en savoir de plus près: «Eh! non, il ne tient pas à moi», +disoit-elle avec un soupir. + +C'étoit donc de Genève que Voltaire animoit les coopérateurs de +l'_Encyclopédie_. J'étois du nombre; et mon plus grand plaisir, toutes +les fois que j'allois à Paris, étoit de me trouver réuni avec eux. +D'Alembert et Diderot étoient contens de mon travail, et nos relations +serroient de plus en plus les noeuds d'une amitié qui a duré autant que +leur vie; plus intime, plus tendre, plus assidûment cultivée avec +d'Alembert, mais non moins vraie, non moins inaltérable avec ce bon +Diderot, que j'étois toujours si content de voir et si charmé +d'entendre. + +Je sentis enfin, je l'avoue, que la distance de Paris à Versailles +mettoit de trop longs intervalles aux momens de bonheur que me faisoit +goûter la société des gens de lettres. Ceux d'entre eux que j'aimois, +que j'honorois le plus, avoient la bonté de me dire que nous étions +faits pour vivre ensemble, et ils me présentoient l'Académie françoise +comme une perspective qui devoit attirer et fixer mes regards. Je +sentois donc de temps en temps se réveiller en moi le désir de rentrer +dans la carrière littéraire; mais, avant tout, je voulois me donner une +existence libre et sûre, et Mme de Pompadour et son frère auroient été +bien aises de me la procurer. En voici la preuve sensible. + +En 1757, après l'attentat commis sur la personne du roi, et ce grand +mouvement du ministère où M. d'Argenson et M. de Machault furent +renvoyés le même jour, M. Rouillé ayant obtenu la surintendance des +postes, dont le secrétariat étoit un bénéfice simple de deux mille écus +d'appointemens, possédé par le vieux Moncrif, il me vint dans la tête +d'en demander la survivance, persuadé que M. Rouillé, dans sa nouvelle +place, ne refuseroit pas à Mme de Pompadour la première chose qu'elle +lui auroit demandée. Je la fis donc prier par le docteur Quesnay de +m'accorder une audience. Je fus remis au lendemain au soir, et toute la +nuit je rêvai à ce que j'avois à lui dire. Ma tête s'alluma, et, perdant +mon objet de vue, me voilà occupé des malheurs de l'État, et résolu à +profiter de l'audience qu'on me donnoit pour faire entendre des vérités +utiles. Les heures de mon sommeil furent employées à méditer ma +harangue, et ma matinée à l'écrire, afin de l'avoir plus présente à +l'esprit. Le soir, je me rendis chez Quesnay, à l'heure marquée, et je +fis dire que j'étois là. Quesnay, occupé à tracer le _zigzag_ du +_produit net_, ne me demanda pas même ce que j'allois faire chez Mme de +Pompadour. Elle me fait appeler; je descends, et, introduit dans son +cabinet: «Madame, lui dis-je, M. Rouillé vient d'obtenir la +surintendance des postes; la place de secrétaire de la poste aux lettres +dépend de lui. Moncrif, qui l'occupe, est bien vieux! Seroit-ce abuser +de vos bontés que de vous supplier d'en obtenir pour moi la survivance? +Rien ne me convient mieux que cette place, et pour la vie j'y borne mon +ambition.» Elle me répondit qu'elle l'avoit promise à d'Arboulin (l'un +de ses familiers[15]), mais qu'elle l'y feroit renoncer si elle pouvoit +l'obtenir pour moi. + +Après lui avoir rendu grâce: «Je vais, Madame, vous étonner, lui dis-je; +le bienfait que je vous demande n'est pas ce qui m'occupe et ce qui +m'intéresse le plus dans ce moment: c'est la situation du royaume; c'est +le trouble où le plonge cette querelle interminable des parlemens et du +clergé, dans laquelle je vois l'autorité royale comme un vaisseau battu +par la tempête entre deux écueils, et, dans le conseil, pas un homme +capable de le gouverner.» À ce tableau amplifié j'ajoutai celui d'une +guerre qui appeloit au dehors, et sur terre et sur mer, toutes les +forces de l'État, et qui rendroit si nécessaires au dedans le calme, la +concorde, l'union des esprits et le concours des volontés. Après quoi je +repris: «Tant que MM. d'Argenson et de Machault ont été en place, on a +pu attribuer à leur division et à leur mésintelligence les dissensions +intestines dont le royaume est tourmenté, et tous les actes de rigueur +qui, loin de les calmer, les ont envenimées; mais à présent que les +ministres sont renvoyés, et que les hommes qui les remplacent n'ont +aucun ascendant ni aucune influence, songez, Madame, que c'est sur vous +qu'on a les yeux, et que c'est à vous désormais que s'adresseront les +reproches, les plaintes, si le mal continue, ou les bénédictions +publiques, si vous y apportez remède et si vous le faites cesser. Au nom +de votre gloire et de votre repos, Madame, hâtez-vous de produire cet +heureux changement. N'attendez pas que la nécessité le commande, ou +qu'un autre que vous l'opère; vous en perdriez le mérite, et l'on vous +accuseroit seule du mal que vous n'auriez pas fait. Toutes les personnes +qui vous sont attachées ont les mêmes inquiétudes, et forment les mêmes +voeux que moi.» + +Elle me répondit qu'elle avoit du courage, et qu'elle vouloit que ses +amis en eussent pour elle et comme elle; qu'au reste elle me savoit gré +du zèle que je lui témoignois; mais que je fusse plus tranquille, et +qu'on travailloit dans ce moment à tout pacifier. Elle ajouta qu'elle +parleroit ce jour-là même à M. Rouillé, et me dit de venir la voir le +lendemain matin. + +«Je n'ai rien de bon à vous apprendre, me dit-elle en me revoyant; la +survivance de Moncrif est donnée. C'est la première chose que le nouveau +surintendant des postes a demandée au roi, et il l'a obtenue en faveur +de Gaudin, son ancien secrétaire. Voyez s'il y a quelque autre chose que +je puisse faire pour vous.» + +Il n'étoit pas facile de trouver une place qui me convînt autant que +celle-là. Je crus pourtant, peu de temps après, être sûr d'en obtenir +une qui me plaisoit davantage, parce que j'en serois créateur, et que +j'y laisserois des traces honorables de mes travaux. Ceci m'engage à +faire connoître un personnage qui a brillé comme un météore, et dont +l'éclat, quoique bien affoibli, n'est pas encore éteint. Si je ne +parlois que de moi, tout seroit bientôt dit; mais, comme l'histoire de +ma vie est une promenade que je fais faire à mes enfans, il faut bien +qu'ils remarquent les passans avec qui j'ai eu des rapports dans le +monde. + +L'abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avoit mal +réussi, étoit un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et +qui, avec le gentil Bernard, amusoit de ses jolis vers les joyeux +soupers de Paris. Voltaire l'appeloit la bouquetière du Parnasse, et +dans le monde, plus familièrement, on l'appeloit _Babet_, du nom d'une +jolie bouquetière de ce temps-là. C'est de là, sans autre mérite, qu'il +est parti pour être cardinal et ambassadeur de France à la cour de Rome. +Il avoit inutilement sollicité, auprès de l'ancien évêque de Mirepoix +(Boyer), une pension sur quelque abbaye. Cet évêque, qui faisoit peu de +cas des poésies galantes, et qui savoit la vie que menoit cet abbé, lui +avoit durement déclaré que, tant que lui (Boyer) seroit en place, il +n'avoit rien à espérer; à quoi l'abbé avoit répondu: _Monseigneur, +j'attendrai_, mot qui courut dans le monde et fit fortune[16]. La sienne +consistoit alors en un canonicat de Brioude[17], qui ne lui valoit rien, +attendu son absence, et en un petit bénéfice simple à Boulogne-sur-Mer, +qu'il avoit eu je ne sais comment. + +Il en étoit là lorsqu'on apprit qu'aux rendez-vous de chasse de la forêt +de Senart la belle Mme d'Étioles avoit été l'objet des attentions du +roi. Aussitôt l'abbé sollicite la permission d'aller faire sa cour à la +jeune dame, et la comtesse d'Estrade, dont il étoit connu, obtient pour +lui cette faveur. Il arrive à Étioles par le coche d'eau, son petit +paquet sous le bras. On lui fait réciter ses vers; il amuse, il met tous +ses soins à se rendre agréable; et, avec cette superficie d'esprit et ce +vernis de poésie qui étoit son unique talent, il réussit au point qu'en +l'absence du roi il est admis dans le secret des lettres que s'écrivent +les deux amans. Rien n'alloit mieux à la tournure de son esprit et de +son style que cette espèce de ministère. Aussi, dès que la nouvelle +maîtresse fut installée à la cour, l'un des premiers effets de sa faveur +fut-il de lui obtenir une pension de cent louis sur la cassette et un +logement aux Tuileries qu'elle fit meubler à ses frais[18]. Je le vis +dans ce logement, sous le toit du palais, le plus content des hommes, +avec sa pension et son meuble de brocatelle. Comme il étoit bon +gentilhomme, sa protectrice lui conseilla de passer du chapitre de +Brioude à celui de Lyon[19]; et, pour celui-ci, elle obtint, en faveur +du nouveau chanoine, une décoration nouvelle[20]. En même temps il fut +l'amant en titre et déclaré de la belle princesse de Rohan[21], ce qui +le mit dans le grand monde sur le ton d'homme de qualité, et tout à coup +il fut nommé à l'ambassade de Venise[22]. Là, il reçut honorablement les +neveux du pape Ganganelli, et par là il se procura la faveur de la cour +de Rome. Rappelé de Venise pour être des conseils du roi, il conclut +avec le comte de Starhemberg[23] le traité de Versailles; en récompense, +il obtint la place de ministre des affaires étrangères que lui céda M. +Rouillé[24], et peu de temps après le chapeau de cardinal à la +nomination de la cour de Vienne[25]. + +Au retour de son ambassade je le vis, et il me traita comme avant ses +prospérités, cependant avec une teinte de dignité qui sentoit un peu +l'Excellence, et rien n'étoit plus naturel. Après qu'il eut signé le +traité de Versailles, je lui en fis compliment, et il me témoigna que je +l'obligerois si, dans une épître adressée au roi, je célébrois les +avantages de cette grande et heureuse alliance. Je répondis qu'il me +seroit plus facile et plus doux de lui adresser la parole à lui-même. Il +ne me dissimula point qu'il en seroit flatté. Je fis donc cette épître; +il en fut content, et son amie Mme de Pompadour en fut ravie; elle +voulut que cette pièce fût imprimée et présentée au roi[26], ce qui ne +déplut point à l'abbé négociateur (je passe sous silence les ambassades +d'Espagne et de Vienne, auxquelles il fut nommé, et où il n'alla point, +ayant mieux à faire à Versailles). Bientôt après il eut besoin, dans une +occasion pressante, d'un homme sûr, discret et diligent, qui écrivît +d'un bon style, et il me fit l'honneur d'avoir recours à moi: voici dans +quelles circonstances. + +Le roi de Prusse, en entrant dans la Saxe avec une armée de soixante +mille hommes, avoit publié un manifeste[27] auquel la cour de Vienne +avoit répondu. Cette réponse, traduite en un françois tudesque, avoit +été envoyée à Fontainebleau, où étoit la cour. Elle y devoit être +présentée au roi le dimanche suivant, et le comte de Starhemberg en +avoit cinq cents exemplaires à distribuer ce jour-là. Ce fut le mercredi +au soir que le comte abbé de Bernis me fit prier de l'aller voir. Il +étoit enfermé avec le comte de Starhemberg. Ils me marquèrent tous les +deux combien ils étoient affligés d'avoir à publier un manifeste si mal +écrit dans notre langue, et me dirent que je ferois une chose très +agréable pour les deux cours de Versailles et de Vienne si je voulois le +corriger et le faire imprimer à la hâte, pour être présenté et publié +dans quatre jours. Nous le lûmes ensemble, et, indépendamment des +germanismes dont il étoit rempli, je pris la liberté de leur faire +observer nombre de raisons mal déduites ou obscurément présentées. Ils +me donnèrent carte blanche pour toutes ces corrections, et, après avoir +pris rendez-vous pour le lendemain à la même heure, j'allai me mettre à +l'ouvrage. En même temps, l'abbé de Bernis écrivit à M. de Marigny pour +le prier de me céder à lui tout le reste de la semaine, ayant besoin de +moi pour un travail pressant dont je voulois bien me charger. + +J'employai presque la nuit entière et le jour suivant à retoucher et à +faire transcrire cet ample manifeste, et, à l'heure du rendez-vous, je +le leur rapportai, sinon élégamment, au moins plus décemment écrit. Ils +louèrent avec excès mon travail et ma diligence. «Mais ce n'est pas +tout, me dit l'abbé, il faut que dimanche matin ce mémoire imprimé soit +ici dans nos mains à l'heure du lever du roi, et c'est par là, mon cher +Marmontel, qu'il faut que vous couronniez l'oeuvre.--Monsieur le comte, +lui répondis-je, dans demi-heure je vais être prêt à partir. Ordonnez +qu'une chaise de poste vienne me prendre, et, de votre main, écrivez +deux mots au lieutenant de police, afin que la censure ne retarde pas +l'impression; je vous promets d'être ici dimanche à votre réveil.» Je +lui tins parole; mais j'arrivai excédé de fatigues et de veilles. +Quelques jours après il me demanda la note des frais de mon voyage et +ceux de l'impression. Je la lui donnai très exacte, article par article, +et il m'en remboursa le montant au plus juste. Depuis, il n'en fut plus +parlé[28]. + +Cependant il ne cessoit de me répéter que, pour lui, l'un des avantages +de la faveur dont il jouissoit seroit de pouvoir m'être utile. Lors donc +qu'il fut secrétaire d'État des affaires étrangères, je crus que, si, +dans son département, il y avoit moyen de m'employer utilement pour la +chose publique, pour lui-même et pour moi, je l'y trouverois disposé. Ce +fut sur ces trois bases que j'établis mon projet et mon espérance. + +Je savois que, dans ce temps-là, le dépôt des affaires étrangères étoit +un chaos que les plus anciens commis avoient bien de la peine à +débrouiller. Ainsi, pour un nouveau ministre, quel qu'il fût, sa place +étoit une longue école. En parlant de Bernis lui-même, j'avois entendu +dire à Bussy, l'un de ces vieux commis: «Voilà le onzième écolier qu'on +nous donne à l'abbé de La Ville et à moi»; et cet écolier étoit le +maître que M. le Dauphin avoit pris pour lui enseigner la politique; +choix bien étrange dans un prince qui sembloit vouloir être solidement +instruit! + +J'aurois donc bien servi et le ministre, et le Dauphin, et le roi, et +l'État lui-même, si dans ce chaos du passé j'avois établi l'ordre et +jeté la lumière. Ce fut ce que je proposai dans un mémoire précis et +clair que je présentai à l'abbé de Bernis. + +Mon projet consistoit d'abord à démêler et à ranger les objets de +négociation suivant leurs relations diverses, à leur place à l'égard des +lieux, à leur date à l'égard des temps. Ensuite, d'époque en époque, à +commencer d'un temps plus ou moins reculé, je me chargeois d'extraire de +tous ces portefeuilles de dépêches et de mémoires ce qu'il y auroit +d'intéressant, d'en former successivement un tableau historique assez +développé pour y suivre le cours des négociations et y observer l'esprit +des différentes cours, le système des cabinets, la politique des +conseils, le caractère des ministres, celui des rois et de leurs règnes; +en un mot, les ressorts qui, dans tel ou tel temps, avoient remué les +puissances. Tous les ans, trois volumes de ce cours de diplomatique +auroient été remis dans les mains du ministre; et peut-être, écrits avec +soin, auroient-ils été pour le Dauphin lui-même une lecture +satisfaisante. Enfin, pour rendre les objets plus présens, un livre de +tables figurées auroit fait voir, d'un coup d'oeil et sous leur rapport, +les négociations respectives et leurs effets simultanés dans les cours +et les cabinets de l'Europe. Pour ce travail immense, je ne demandois +que deux commis, un logement au dépôt même, et de quoi vivre frugalement +chez moi. L'abbé de Bernis parut charmé de mon projet. «Donnez-moi ce +mémoire, me dit-il après en avoir entendu la lecture; j'en sens +l'utilité et la bonté plus que vous-même. Je veux le présenter au roi.» +Je ne doutai pas du succès; je l'attendis; je l'attendis en vain; et +lorsque, impatient d'en savoir l'effet, je lui en demandai des +nouvelles: «Ah! me dit-il d'un air distrait, en entrant dans sa chaise +pour aller au conseil, cela tient à un arrangement général sur lequel il +n'y a rien de décidé encore.» Cet arrangement a eu lieu depuis. Le roi a +fait construire deux hôtels, l'un pour le dépôt de la guerre, l'autre +pour le dépôt de la politique. Mon projet a été exécuté, du moins en +partie, et un autre que moi en a recueilli le fruit. _Sic vos non +vobis_[29]. Après cette réponse de l'abbé de Bernis, je le vis encore +une fois; ce fut le jour où, en habit de cardinal, en calotte rouge, en +bas rouges, et avec un rochet garni du plus riche point d'Angleterre, il +alloit se présenter au roi. Je traversai ses antichambres, entre deux +longues haies de gens vêtus à neuf d'écarlate et galonnés d'or. En +entrant dans son cabinet, je le trouvai glorieux comme un paon, plus +joufflu que jamais, s'admirant dans sa gloire, surtout ne pouvant se +lasser de regarder son rochet et ses bas ponceau. «Ne suis-je pas bien +mis? me demanda-t-il.--Fort bien, lui dis-je; l'Éminence vous sied à +merveille, et je viens, Monseigneur, vous en faire mon compliment.--Et +ma livrée, comment la trouvez-vous?--Je l'ai prise, lui dis-je, pour la +troupe dorée qui venoit vous complimenter.» Ce sont les derniers mots +que nous nous soyons dits. + +Je me consolai aisément de ne lui rien devoir, non seulement parce que +je n'avois vu en lui qu'un fat sous la pourpre, mais parce que bientôt +je le vis malhonnête et méconnoissant envers sa créatrice: car rien ne +pèse tant que la reconnoissance, lorsqu'on la doit à des ingrats. + +Plus heureux que lui, je trouvai dans l'étude et dans le travail la +consolation des petites rigueurs que j'essuyois de la fortune; mais, +comme je n'ai jamais eu le caractère bien stoïque, je payois moins +patiemment à la nature le tribut de douleur qu'elle m'imposoit tous les +ans. Avec une santé habituellement bonne et pleine, j'étois sujet à un +mal de tête d'une espèce très singulière. Ce mal s'appelle le _clavus_; +le siège en est sous le sourcil. C'est le battement d'une artère dont +chaque pulsation est un coup de stylet qui semble percer jusqu'à l'âme. +Je ne puis exprimer quelle en est la douleur; et, toute vive et profonde +qu'elle est, un seul point en est affecté. Ce point est, au-dessus de +l'oeil, l'endroit auquel répond le pouls d'une artère intérieure. +J'explique tout ceci pour mieux vous faire entendre un phénomène +intéressant. + +Depuis sept ans, ce mal de tête me revenoit au moins une fois par année, +et duroit douze à quinze jours, non pas continuellement, mais par accès, +comme une fièvre, et tous les jours à la même heure, avec peu de +variation; il duroit environ six heures, s'annonçant par une tension +dans les veines et les fibres voisines, et par des battemens non pas +plus pressés, mais plus forts, de l'artère où étoit la douleur. En +commençant, le mal étoit presque insensible; il alloit en croissant, et +diminuoit de même jusqu'à la fin de l'accès; mais, durant quatre heures +au moins, il étoit dans toute sa force. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est +que, l'accès fini, il ne restoit pas trace de douleur dans cette partie, +et que ni le reste du jour, ni la nuit suivante, jusqu'au lendemain à +l'heure du nouvel accès, je n'en avois aucun ressentiment. Les médecins +que j'avois consultés s'étoient inutilement appliqués à me guérir. Le +quinquina, les saignées du pied, les liqueurs émollientes, les +fumigations, ni les sternutatoires, rien n'avoit réussi. Quelques-uns +même de ces remèdes, comme le quinquina et le muguet, ne faisoient +qu'irriter mon mal. + +Un médecin de la reine, appelé Malouin, homme assez habile, mais plus +Purgon que Purgon lui-même, avoit imaginé de me faire prendre en +lavemens des infusions de vulnéraire. Cela ne me fit rien; mais, au bout +de son période accoutumé, le mal avoit cessé. Et voilà Malouin tout +glorieux d'une si belle cure. Je ne troublai point son triomphe; mais +lui, saisissant l'occasion de me faire une mercuriale: «Eh bien! mon +ami, me dit-il, croirez-vous désormais à la médecine et au savoir des +médecins?» Je l'assurai que j'y croyois très fort. «Non, reprit-il, vous +vous permettez quelquefois d'en parler un peu légèrement; cela vous fait +tort dans le monde. Voyez parmi les gens de lettres et les savans, les +plus illustres ont toujours respecté notre art»; et il me cita de grands +hommes. «Voltaire lui-même, ajouta-t-il, lui qui respecte si peu de +choses, a toujours parlé avec respect de la médecine et des +médecins.--Oui, lui dis-je, docteur, mais un certain Molière!--Aussi, me +dit-il en me regardant d'un oeil fixe, et en me serrant le poignet, aussi +comment est-il mort[30]?» + +Pour la septième année enfin, mon mal m'avoit repris, lorsqu'un jour, au +fort de l'accès, je vis entrer chez moi Genson, le maréchal des écuries +de la Dauphine. Genson, sur les objets relatifs à son art, donnoit à +l'_Encyclopédie_ des articles très distingués. Il avoit fait une étude +particulière de l'anatomie comparée de l'homme et du cheval; et non +seulement pour les maladies, mais pour la nourriture et l'éducation des +chevaux, personne n'étoit plus instruit; mais, peu exercé dans l'art +d'écrire, c'étoit à moi qu'il avoit recours pour retoucher un peu son +style. Il vint donc avec ses papiers dans un moment où, depuis trois +heures, j'éprouvois mon supplice. «Monsieur Genson, lui dis-je, il m'est +impossible de travailler avec vous aujourd'hui; je souffre trop +cruellement.» Il vit mon oeil droit enflammé, et toutes les fibres de la +tempe et de la paupière palpitantes et frémissantes. Il me demanda la +cause de mon mal, je lui dis ce que j'en savois; et, après quelques +détails sur ma complexion, sur ma façon de vivre, sur ma santé +habituelle: «Est-il possible, me dit-il, qu'on vous ait laissé si +longtemps souffrir un mal dont il étoit si facile de vous guérir?--Eh +quoi! lui dis-je avec étonnement, en sauriez-vous le remède?--Oui, je le +sais, et rien n'est plus simple; dans trois jours vous serez guéri, et +dès demain vous serez soulagé.--Comment? lui demandai-je avec une +espérance foible et timide encore.--Quand votre encre est trop épaisse +et ne coule pas, me dit-il, que faites-vous?--J'y mets de l'eau.--Eh +bien! mettez de l'eau dans votre lymphe; elle coulera, et n'engorgera +plus les glandes de la membrane pituitaire, qui gêne actuellement +l'artère dont les pulsations froissent le nerf voisin et vous causent +tant de douleur.--Est-ce bien là, lui demandai-je, la cause de mon mal? +en est-ce bien là le remède?--Assurément, dit-il. Vous avez là dans l'os +une petite cavité qu'on nomme le _sinus frontal_; il est doublé d'une +membrane qui est un tissu de petites glandes; cette membrane, dans son +état naturel, est aussi mince qu'une feuille de chêne. Dans ce moment, +elle est épaisse et engorgée; il s'agit de la dégager; et le moyen en +est facile et sûr. Dînez sagement aujourd'hui, points de ragoûts, point +de vin pur, ni café, ni liqueurs; et, au lieu de souper ce soir, buvez +autant d'eau claire et fraîche que votre estomac en pourra soutenir sans +fatigue; demain matin buvez-en de même; observez quelques jours ce +régime, et je vous prédis que demain l'accès sera foible, +qu'après-demain il sera presque insensible, et que le jour suivant ce ne +sera plus rien.--Ah! Monsieur Genson, vous serez un dieu pour moi, lui +dis-je, si votre prédiction s'accomplit.» Elle s'accomplit en effet. +Genson vint me revoir; et comme, en l'embrassant, je lui annonçois ma +guérison: «Ce n'est pas tout de vous avoir guéri, me dit-il; à présent +il faut vous préserver. Cette partie sera foible encore quelques années; +et, jusqu'à ce que la membrane ait repris son ressort, ce seroit là que +la lymphe épaissie déposeroit encore. Il faut prévenir ces dépôts. Vous +m'avez dit que le premier symptôme de votre mal est une tension dans les +veines et dans les fibres à la tempe et sous le sourcil. Dès que vous +sentirez cet embarras, buvez de l'eau et reprenez au moins pour quelques +jours votre régime. Le remède de votre mal en sera le préservatif. Au +reste, cette précaution ne sera nécessaire que pour quelques années. +L'organe une fois raffermi, je ne vous demande plus rien.» Son +ordonnance fut exactement observée, et j'en obtins pleinement le succès +tel qu'il me l'avoit annoncé. + +Cette année où, par la vertu de quelques verres d'eau, je m'étois +délivré d'un si grand mal, fut encore magique pour moi, en ce qu'avec +quelques paroles je fis, par aventure, un grand bien à un honnête homme, +avec qui je n'avois aucune liaison. + +La cour étoit à Fontainebleau, et là j'allois assez souvent passer une +heure de la soirée avec Quesnay. Un soir que j'étois avec lui, Mme de +Pompadour me fit appeler et me dit: «Savez-vous que La Bruère est mort à +Rome[31]? Il étoit titulaire du privilège du _Mercure_: ce privilège lui +valoit vingt-cinq mille livres de rente; il y a de quoi faire plus d'un +heureux; et nous avons dessein d'attacher au nouveau brevet du _Mercure_ +des pensions pour les gens de lettres. Vous qui les connoissez, +nommez-moi ceux qui en auroient besoin, et qui en seroient +susceptibles.» Je nommai Crébillon, d'Alembert, Boissy, et encore +quelques autres. Pour Crébillon, je savois bien qu'il étoit inutile de +le recommander[32]; pour d'Alembert, voyant qu'elle faisoit un petit +signe d'improbation: «C'est, lui dis-je, Madame, un géomètre du premier +ordre, un écrivain très distingué, et un très parfait honnête +homme.--Oui, me répliqua-t-elle, mais une tête chaude.» Je répondis bien +doucement que, sans un peu de chaleur dans la tête, il n'y avoit point +de grand talent. «Il s'est passionné, dit-elle, pour la musique +italienne, et s'est mis à la tête du parti des bouffons.--Il n'en a pas +moins fait la préface de l'_Encyclopédie_», répondis-je encore avec +modestie. Elle n'en parla plus; mais il n'eut point de pension. Je crois +qu'un sujet d'exclusion plus grave, ce fut son zèle pour le roi de +Prusse, dont il étoit partisan déclaré, et que Mme de Pompadour haïssoit +personnellement. Quand ce vint à Boissy, elle me demanda: «Est-ce que +Boissy n'est pas riche? Je le crois au moins à son aise; je l'ai vu au +spectacle, et toujours si bien mis!--Non, Madame, il est pauvre, mais il +cache sa pauvreté.--Il a fait tant de pièces de théâtre! insista-t-elle +encore.--Oui, mais toutes ces pièces n'ont pas eu le même succès; et +cependant il a fallu vivre. Enfin, Madame, vous le dirai-je? Boissy est +si peu fortuné que, sans un ami qui a découvert sa situation, il +périssoit de misère l'hiver dernier. Manquant de pain, trop fier pour en +demander à personne, il s'étoit enfermé avec sa femme et son fils, +résolus à mourir ensemble, et allant se tuer l'un dans les bras de +l'autre, lorsque cet ami secourable força la porte et les sauva.--Ah! +Dieu, s'écria Mme de Pompadour, vous me faites frémir. Je vais le +recommander au roi.» + +Le lendemain matin, je vois entrer chez moi Boissy, pâle, égaré, hors de +lui-même, avec une émotion qui ressembloit à de la joie sur le visage de +la douleur. Son premier mouvement fut de tomber à mes pieds. Moi qui +crus qu'il se trouvoit mal, je m'empressai de le secourir, et, en le +relevant, je lui demandai ce qui pouvoit le mettre dans l'état où je le +voyois. «Ah! Monsieur, me dit-il, ne le savez-vous pas? Vous mon +généreux bienfaiteur, vous qui m'avez sauvé la vie, vous qui d'un abîme +de malheurs me faites passer dans une situation d'aisance et de fortune +inespérée! J'étois venu solliciter une pension modique sur le _Mercure_, +et M. de Saint-Florentin m'annonce que c'est le privilège, le brevet +même du _Mercure_ que le roi vient de m'accorder[33]. Il m'apprend que +c'est à Mme de Pompadour que je le dois; je vais lui en rendre grâce; +et, chez elle, M. Quesnay me dit que c'est vous qui, en parlant de moi, +avez touché Mme de Pompadour, au point qu'elle en avoit les yeux en +larmes.» + +Ici je voulus l'interrompre en l'embrassant; mais il continua: «Qu'ai-je +donc fait, Monsieur, pour mériter de vous un intérêt si tendre? Je ne +vous ai vu qu'en passant; à peine me connoissez-vous; et vous avez, en +parlant de moi, l'éloquence du sentiment, l'éloquence de l'amitié!» À +ces mots, il vouloit baiser mes mains. «C'en est trop, lui dis-je, +Monsieur, il est temps que je modère cet excès de reconnoissance; et, +après vous avoir laissé soulager votre coeur, je veux m'expliquer à mon +tour. Assurément j'ai voulu vous servir; mais en cela je n'ai été que +juste, et sans cela j'aurois manqué à la confiance dont Mme de Pompadour +m'honoroit en me consultant. Sa sensibilité et sa bonté ont fait le +reste. Laissez-moi donc me réjouir avec vous de votre fortune, et +rendons-en grâce tous deux à celle à qui vous la devez.» + +Dès que Boissy eut pris congé de moi, j'allai chez le ministre; et, +voyant qu'il me recevoit comme n'ayant rien à me dire, je lui demandai +si je n'avois pas un remerciement à lui faire: il me dit que non; si les +pensions sur le _Mercure_ étoient données: il me dit que oui; si Mme de +Pompadour ne lui avoit point parlé de moi: il m'assura qu'elle ne lui en +avoit pas dit un mot, et que, si elle m'avoit nommé, il m'auroit mis +volontiers sur la liste qu'il avoit présentée au roi. Je fus confondu, +je l'avoue: car, sans m'être nommé moi-même, lorsqu'elle m'avoit +consulté, je m'étois cru bien sûr d'être au nombre de ceux qu'elle +proposeroit. Je me rendis chez elle; et bien heureusement je trouvai +dans son salon Mme de Marchais à qui de point en point je contai ma +mésaventure. «Bon! me dit-elle, cela vous étonne? cela ne m'étonne pas, +moi; je la reconnois là. Elle vous aura oublié.» À l'instant même elle +entre dans le cabinet de toilette où étoit Mme de Pompadour; et aussitôt +après j'entends des éclats de rire. J'en tirai un heureux présage; en +effet, Mme de Pompadour, en allant à la messe, ne put me voir sans rire +encore de m'avoir laissé dans l'oubli. «J'ai deviné tout juste, me dit +Mme de Marchais en me revoyant, mais cela sera réparé.» J'eus donc une +pension de douze cents livres sur le _Mercure_, et je fus content. + +Si M. de Boissy le rédigeoit lui-même, il restoit à son aise; mais il +falloit qu'il le soutînt; et il n'avoit pour cela ni les relations, ni +les ressources, ni l'activité de l'abbé Raynal, qui, en l'absence de La +Bruère, le faisoit, et le faisoit bien. + +Dénué de secours, et ne trouvant rien de passable dans les papiers qu'on +lui laissoit, Boissy m'écrivit une lettre qui étoit un vrai signal de +détresse. «Inutilement, me disoit-il, vous m'aurez fait donner le +_Mercure_; ce bienfait est perdu pour moi, si vous n'y ajoutez pas celui +de venir à mon aide. Prose ou vers, ce qu'il vous plaira, tout me sera +bon de votre main. Mais hâtez-vous de me tirer de la peine où je suis, +je vous en conjure au nom de l'amitié que je vous ai vouée pour tout le +reste de ma vie.» + +Cette lettre m'ôta le sommeil; je vis ce malheureux livré au ridicule, +et le _Mercure_ décrié dans ses mains, s'il laissoit voir sa pénurie. +J'en eus la fièvre toute la nuit; et ce fut dans cet état de crise et +d'agitation que me vint la première idée de faire un conte. Après avoir +passé la nuit sans fermer l'oeil à rouler dans ma tête le sujet de celui +que j'ai intitulé _Alcibiade_, je me levai, je l'écrivis tout d'une +haleine, au courant de la plume, et je l'envoyai. Ce conte eut un succès +inespéré. J'avois exigé l'anonyme. On ne savoit à qui l'attribuer; et, +au dîner d'Helvétius, où étoient les plus fins connoisseurs, on me fit +l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montesquieu. + +Boissy, comblé de joie de l'accroissement que cette nouveauté avoit +donné au débit du _Mercure_, redoubla de prières pour obtenir de moi +encore quelques morceaux du même genre. Je fis pour lui le conte de +_Soliman II_, ensuite celui du _Scrupule_, et quelques autres encore. +Telle fut l'origine de ces _Contes moraux_ qui ont eu depuis tant de +vogue en Europe. Boissy me fit par là plus de bien à moi-même que je ne +lui en avois fait; mais il ne jouit pas longtemps de sa fortune; et, à +sa mort, lorsqu'il fallut le remplacer: «Sire, dit Mme de Pompadour au +roi, ne donnerez-vous pas le _Mercure_ à celui qui l'a soutenu?» Le +brevet m'en fut accordé[34]. Alors il fallut me résoudre à quitter +Versailles. Cependant il s'offrit pour moi une fortune qui, dans ce +moment-là, sembloit meilleure et plus solide. Je ne sais quel instinct, +qui m'a toujours assez bien conduit, m'empêcha de la préférer. + +Le maréchal de Belle-Isle étoit ministre de la guerre; son fils unique, +le comte de Gisors, le jeune homme du siècle le mieux élevé et le plus +accompli, venoit d'obtenir la lieutenance et le commandement des +carabiniers, dont le comte de Provence étoit colonel. Le régiment des +carabiniers avoit un secrétaire attaché à la personne du commandant, +avec un traitement de douze mille livres, et cette place étoit vacante. +Un jeune homme de Versailles, appelé Dorlif, se présenta pour la +remplir, et il se dit connu de moi. «Eh bien! lui dit le comte de +Gisors, engagez M. Marmontel à venir me voir; je serai bien aise de +causer avec lui.» Dorlif faisoit de petits vers, et venoit quelquefois +me les communiquer; c'étoit là notre connoissance. Du reste, je le +croyois honnête et bon garçon. Ce fut le témoignage que je rendis de +lui. «Je vais, me dit le comte de Gisors, que je voyois pour la première +fois, vous parler avec confiance. Ce jeune homme n'est pas ce qui +convient à cette place; j'ai besoin d'un homme qui, dès demain, soit mon +ami, et sur qui je puisse compter comme sur un autre moi-même. M. le duc +de Nivernois, mon beau-père, m'en propose un; mais je me méfie de la +facilité des grands dans leurs recommandations; et, si vous avez à me +donner un homme dont vous soyez sûr, et qu'il soit tel que je le +demande, n'osant pas, ajouta-t-il, prétendre à vous avoir vous-même, je +le prendrai de votre main. + +--Un mois plus tôt, Monsieur le comte, c'eût été pour moi-même, lui +dis-je, que j'aurois demandé l'honneur de vous être attaché. Le brevet +du _Mercure de France_, que le roi vient de m'accorder, est pour moi un +engagement que sans légèreté je ne puis sitôt rompre; mais je m'en vais, +parmi mes connoissances, voir si je puis trouver l'homme qui vous +convient.» + +Parmi mes connoissances, il y avoit à Paris un jeune homme appelé Suard, +d'un esprit fin, délié, juste et sage, d'un caractère aimable, d'un +commerce doux et liant, assez imbu de belles-lettres, parlant bien, +écrivant d'un style pur, aisé, naturel et du meilleur goût, discret +surtout, et réservé avec des sentimens honnêtes. Ce fut sur lui que je +jetai les yeux. Je le priai de venir me voir à Paris, où je m'étois +rendu pour lui épargner le voyage. D'un côté, cette place lui parut très +avantageuse; de l'autre, il la trouvoit assujettissante et pénible. On +étoit en guerre; il falloit suivre le comte de Gisors dans ses +campagnes; et Suard, naturellement indolent, auroit bien voulu de la +fortune, mais sans qu'il lui en coûtât sa liberté ni son repos. Il me +demanda vingt-quatre heures pour faire ses réflexions. Le lendemain +matin il vint me dire qu'il lui étoit impossible d'accepter cette place; +que M. Deleyre, son ami, la sollicitoit, et qu'il étoit recommandé par +M. le duc de Nivernois. Deleyre étoit connu de moi pour un homme +d'esprit, pour un très honnête homme, d'un caractère solide et sûr, +d'une grande sévérité de moeurs. «Amenez-moi votre ami, dis-je à Suard; +ce sera lui que je proposerai, et la place lui est assurée.» Nous +convînmes avec Deleyre de dire simplement que, dans mon choix, je +m'étois rencontré avec le duc de Nivernois. M. de Gisors fut charmé de +cette rencontre, et Deleyre fut agréé. «Je pars, lui dit le vaillant +jeune homme: il peut y avoir incessamment à l'armée une affaire, je veux +m'y trouver. Vous viendrez me joindre le plus tôt possible.» En effet, +peu de jours après son arrivée se donna le combat de Crevelt, où, à la +tête des carabiniers, il fut blessé mortellement. Deleyre n'arriva que +pour l'ensevelir. + +Je demandai à M. de Marigny s'il croyoit compatible ma place de +secrétaire des bâtimens avec le privilège et le travail du _Mercure_. Il +me répondit qu'il croyoit impossible de vaquer à l'un et à l'autre. +«Donnez-moi donc mon congé, lui dis-je, car je n'ai pas la force de vous +le demander.» Il me le donna, et Mme Geoffrin m'offrit un logement chez +elle. Je l'acceptai avec reconnoissance, en la priant de vouloir bien me +permettre de lui en payer le loyer; condition à laquelle je la fis +consentir. + +Me voilà repoussé par ma destinée dans ce Paris, d'où j'avois eu tant de +plaisir à m'éloigner; me voilà plus dépendant que jamais de ce public +d'avec lequel je me croyois dégagé pour la vie. Qu'étoient donc devenues +mes résolutions? Deux soeurs dans un couvent, en âge d'être mariées; la +facilité de mes vieilles tantes à faire crédit à tout venant, et à +ruiner leur commerce en contractant des dettes que j'étois obligé de +payer tous les ans; mon avenir, auquel il falloit bien penser, n'ayant +mis encore en réserve que dix mille francs que j'avois employés dans le +cautionnement de M. Odde; l'Académie françoise où je n'arriverois que +par la carrière des lettres; enfin l'attrait de cette société littéraire +et philosophique qui me rappeloit dans son sein, furent les causes et +seront les excuses de l'inconstance qui me fit renoncer au repos le plus +doux, le plus délicieux, pour venir à Paris rédiger un journal, +c'est-à-dire me condamner au travail de Sisyphe ou à celui des Danaïdes. + + + + +LIVRE VI + + +Si le _Mercure_ n'avoit été qu'un simple journal littéraire, je n'aurois +eu en le composant qu'une seule tâche à remplir, et qu'une seule route à +suivre; mais, formé d'élémens divers et fait pour embrasser un grand +nombre d'objets, il falloit que, dans tous ses rapports, il remplît sa +destination; que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu des gazettes +aux nouvellistes; qu'il rendît compte des spectacles aux gens curieux de +spectacles; qu'il donnât une juste idée des productions littéraires à +ceux qui, en lisant avec choix, veulent s'instruire ou s'amuser; qu'à la +saine et sage partie du public qui s'intéresse aux découvertes des arts +utiles, au progrès des arts salutaires, il fît part de leurs tentatives +et des heureux succès de leurs inventions; qu'aux amateurs des arts +agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits +des artistes. La partie des sciences qui tomboit sous les sens, et qui +pour le public pouvoit être un objet de curiosité, étoit aussi de son +domaine; mais il falloit surtout qu'il eût un intérêt local et de +société pour ses abonnés de province, et que le bel esprit de telle ou +de telle ville du royaume y trouvât de temps en temps son énigme, son +madrigal, son épître insérée: cette partie du _Mercure_, la plus frivole +en apparence, en étoit la plus lucrative. + +Il eût été difficile d'imaginer un journal plus varié, plus attrayant, +et plus abondant en ressources. Telle fut l'idée que j'en donnai dans +l'avant-propos de mon premier volume, au mois d'août 1758. «Sa forme, +dis-je, le rend susceptible de tous les genres d'agrément et d'utilité; +et les talens n'ont ni fleurs ni fruits dont le _Mercure_ ne se +couronne. Littéraire, civil et politique, il extrait, il recueille, il +annonce, il embrasse toutes les productions du génie et du goût; il est +comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur +commerce... C'est un champ qui peut devenir de plus en plus fertile, et +par les soins de la culture, et par les richesses qu'on y répandra... Il +peut être considéré comme extrait ou comme recueil: comme extrait, c'est +moi qu'il regarde; comme recueil, son succès dépend des secours que je +recevrai. Dans la partie critique, l'homme estimable à qui je succède, +sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d'exactitude et +de sagesse, de candeur et d'honnêteté, que je me fais une loi de +suivre... Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la +vérité, de la décence et de l'estime; et mon attention à relever les +beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j'en +observerai les défauts. Je sais mieux que personne, et je ne rougis pas +de l'avouer, combien un jeune auteur est à plaindre, lorsque, abandonné +à l'insulte, il a assez de pudeur pour s'interdire une défense +personnelle. Cet auteur, quel qu'il soit, trouvera en moi, non pas un +vengeur passionné, mais, selon mes lumières, un appréciateur équitable. +Une ironie, une parodie, une raillerie ne prouve rien et n'éclaire +personne; ces traits amusent quelquefois; ils sont même plus intéressans +pour le bas peuple des lecteurs qu'une critique honnête et sensée; le +ton modéré de la raison n'a rien de consolant pour l'envie, rien de +flatteur pour la malignité; mais mon dessein n'est pas de prostituer ma +plume aux envieux et aux méchans... À l'égard de la partie collective de +cet ouvrage, quoique je me propose d'y contribuer autant qu'il est en +moi, ne fût-ce que pour remplir les vides, je ne compte pour rien ce que +je puis; tout mon espoir est dans la bienveillance et les secours des +gens de lettres, et j'ose croire qu'il est fondé. Si quelques-uns des +plus estimables n'ont pas dédaigné de confier au _Mercure_ les amusemens +de leur loisir, souvent même les fruits d'une étude sérieuse, dans le +temps que le succès de ce journal n'étoit qu'à l'avantage d'un seul +homme, quels secours ne dois-je pas attendre du concours des talens +intéressés à le soutenir? Le _Mercure_ n'est plus un fonds particulier: +c'est un domaine public, dont je ne suis que le cultivateur et +l'économe.» + +Ainsi s'annonça mon travail: aussi fut-il bien secondé. Le moment étoit +favorable; une volée de jeunes poètes commençoient à essayer leurs +ailes. J'encourageai ce premier essor, en publiant les brillans essais +de Malfilâtre; je fis concevoir de lui des espérances qu'il auroit +remplies, si une mort prématurée ne nous l'avoit pas enlevé. Les justes +louanges que je donnai au poème de _Jumonville_ ranimèrent, dans le +sensible et vertueux Thomas, ce grand talent que des critiques +inhumaines avoient glacé. Je présentai au public les heureuses prémices +de la traduction des _Géorgiques_, de Virgile, et j'osai dire que, si ce +divin poème pouvoit être traduit en vers françois élégans et harmonieux, +il le seroit par l'abbé Delille. En insérant dans le _Mercure_ une +héroïde de Colardeau, je fis sentir combien le style de ce jeune poète +approchoit, par sa mélodie, sa pureté, sa grâce et sa noblesse, de la +perfection des modèles de l'art. Je parlai avantageusement des +_Héroïdes_ de La Harpe. Enfin, à propos du succès de l'_Hypermnestre_, +de Lemierre: «Voilà donc, dis-je, trois nouveaux poètes tragiques qui +donnent de belles espérances: l'auteur d'_Iphigénie en Tauride_, par sa +manière sage et simple de graduer l'intérêt de l'action et par des +morceaux de véhémence dignes des plus grands maîtres; l'auteur +d'_Astarbé_, par une poésie animée, par une versification pleine et +harmonieuse, et par le dessein fier et hardi d'un caractère auquel il +n'a manqué, pour le mettre en action, que des contrastes dignes de lui; +et l'auteur d'_Hypermnestre_, par des tableaux de la plus grande force. +C'est au public, ajoutois-je, à les protéger, à les encourager, à les +consoler des fureurs de l'envie. Les arts ont besoin du flambeau de la +critique et de l'aiguillon de la gloire. Ce n'est point au _Cid_ +persécuté, c'est au _Cid_ triomphant de la persécution que _Cinna_ dut +la naissance. Les encouragemens n'inspirent la négligence et la +présomption qu'aux petits esprits; pour les âmes élevées, pour les +imaginations vives, pour les grands talens en un mot, l'ivresse du +succès devient l'ivresse du génie. Il n'y a pour eux qu'un poison à +craindre, c'est celui qui les refroidit.» + +En plaidant la cause des gens de lettres, je ne laissois pas de mêler à +des louanges modérées une critique assez sévère, mais innocente, et du +même ton qu'un ami auroit pris avec son ami. C'étoit avec cet esprit de +bienveillance et d'équité que, me conciliant la faveur des jeunes gens +de lettres, je les avois presque tous pour coopérateurs. + +Le tribut des provinces étoit encore plus abondant. Tout n'en étoit pas +précieux; mais, si dans les pièces de vers ou les morceaux de prose qui +m'étoient envoyés il n'y avoit que des négligences, des incorrections, +des fautes de détails, j'avois soin de les retoucher. Si même +quelquefois il me venoit au bout de la plume quelques bons vers ou +quelques lignes intéressantes, je les y glissois sans mot dire; et +jamais les auteurs ne se sont plaints à moi de ces petites infidélités. + +Dans la partie des sciences et des arts j'avois encore bien des +ressources. En médecine, dans ce temps-là, s'agitoit le problème de +l'inoculation. La comète prédite par Halley, et annoncée par Clairaut, +fixoit les yeux de l'astronomie. La physique me donnoit à publier des +observations curieuses: par exemple, on me sut bon gré d'avoir mis au +jour les moyens de refroidir en été les liqueurs. La chimie me +communiquoit un nouveau remède à la morsure des vipères, et +l'inestimable secret de rappeler les noyés à la vie. La chirurgie me +faisoit part de ses heureuses hardiesses et de ses succès merveilleux. +L'histoire naturelle, sous le pinceau de Buffon, me présentoit une foule +de tableaux dont j'avois le choix. Vaucanson me donnoit à décrire aux +yeux du public ses machines ingénieuses. L'architecte Le Roy[35] et le +graveur Cochin, après avoir parcouru en artistes, l'un les ruines de la +Grèce et l'autre les merveilles de l'Italie, venoient m'enrichir à +l'envi de brillantes descriptions ou d'observations savantes, et mes +extraits de leurs voyages étoient pour mes lecteurs un voyage amusant. +Cochin, homme d'esprit, et dont la plume n'étoit guère moins pure et +correcte que le burin, faisoit aussi pour moi d'excellens écrits sur les +arts qui étoient l'objet de ses études. Je m'en rappelle deux que les +peintres et les sculpteurs n'ont sans doute pas oubliés: l'un _Sur la +lumière dans l'ombre_, l'autre _Sur les difficultés de la peinture et de +la sculpture, comparées l'une avec l'autre_[36]. Ce fut sous sa dictée +que je rendis compte au public de l'exposition des tableaux en 1759, +l'une des plus belles que l'on eût vues et qu'on ait vues depuis dans le +salon des arts. Cet examen étoit le modèle d'une critique saine et +douce; les défauts s'y faisoient sentir et remarquer; les beautés y +étoient exaltées. Le public ne fut point trompé, et les artistes furent +contens[37]. + +Dans ce temps-là s'ouvrit pour l'éloquence une nouvelle carrière. +C'étoit à louer de grands hommes que l'Académie françoise invitoit les +jeunes orateurs; et quelle fut ma joie d'avoir à publier que le premier +qui, dans cette lice, et par un digne éloge de Maurice de Saxe[38], +venoit de remporter le prix, étoit l'intéressant jeune homme dont tant +de fois j'avois ranimé le courage, l'auteur du poème de _Jumonville_, à +qui la sincérité de mes conseils plaisoit au moins autant que l'équité +de mes louanges, et qui, dans le secret de l'amitié la plus intime, +avoit fait de moi le confident de ses pensées et le censeur de ses +écrits! + +Je m'étois mis en relation avec toutes les académies du royaume, tant +pour les arts que pour les lettres; et, sans compter leurs productions, +qu'elles vouloient bien m'envoyer, les seuls programmes de leurs prix +étoient intéressans à lire, par les vues saines et profondes +qu'annonçoient les questions qu'ils donnoient à résoudre, soit en +morale, soit en économie politique, soit dans les arts utiles, +secourables et salutaires. Je m'étonnois quelquefois moi-même de la +lumineuse étendue de ces questions, qui de tous côtés nous venoient du +fond des provinces; rien, selon moi, ne marquoit mieux la direction, la +tendance, les progrès de l'esprit public. + +Ainsi, sans cesser d'être amusant et frivole dans sa partie légère, le +_Mercure_ ne laissoit pas d'acquérir en utilité de la consistance et du +poids. De mon côté, contribuant de mon mieux à le rendre à la fois utile +et agréable, j'y glissois souvent de ces contes où j'ai toujours tâché +de mêler quelque grain d'une morale intéressante. L'apologie du théâtre, +que je fis en examinant la Lettre de Rousseau à d'Alembert sur les +spectacles, eut tous les succès que peut avoir la vérité qui combat des +sophismes, et la raison qui saisit corps à corps et serre de près +l'éloquence. + +Mais, comme il ne faut jamais être fier ni oublieux au point d'être +méconnoissant, je ne veux pas vous laisser ignorer quelle étoit au +besoin l'une de mes ressources. À Paris, la république des lettres étoit +divisée en plusieurs classes qui communiquoient peu ensemble. Moi, je +n'en négligeois aucune; et des petits vers qui se faisoient dans les +sociétés bourgeoises, tout ce qui avoit de la gentillesse et du naturel +m'étoit bon. Chez un joaillier de la place Dauphine j'avois dîné souvent +avec deux poètes de l'ancien Opéra-Comique, dont le génie étoit la +gaieté, et qui n'étoient jamais si bien en verve que sous la treille de +la guinguette. Pour eux, l'état le plus heureux étoit l'ivresse; mais, +avant que d'être ivres, ils avoient des momens d'inspiration qui +faisoient croire à ce qu'Horace a dit du vin. L'un, dont le nom étoit +Gallet, passoit pour un vaurien; je ne le vis jamais qu'à table, et je +n'en parle qu'à propos de son ami Panard, qui étoit bonhomme, et que +j'aimois. + +Ce vaurien, cependant, étoit un original assez curieux à connoître. +C'étoit un marchand épicier de la rue des Lombards, qui, plus assidu au +théâtre de la Foire qu'à sa boutique, s'étoit déjà ruiné lorsque je le +connus. Il étoit hydropique, et n'en buvoit pas moins, et n'en étoit pas +moins joyeux: aussi peu soucieux de la mort que soigneux de la vie, et +tel qu'enfin dans la captivité, dans la misère, sur un lit de douleur, +et presqu'à l'agonie, il ne cessa de faire un jeu de tout cela. + +Après sa banqueroute, réfugié au Temple, lieu de franchise alors pour +les débiteurs insolvables, comme il recevoit tous les jours des mémoires +de créanciers: «Me voilà, disoit-il, logé au temple des mémoires.» Quand +son hydropisie fut sur le point de l'étouffer, le vicaire du Temple +étant venu lui administrer l'extrême-onction: «Ah! Monsieur l'abbé, lui +dit-il, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile, car je m'en +vais par eau.» Le même jour il écrivit à son ami Collé, et, en lui +souhaitant la bonne année par des couplets sur l'air + + _Accompagné de plusieurs autres,_ + +il terminoit ainsi sa dernière gaieté: + + De ces couplets soyez content; + Je vous en ferois bien autant + Et plus qu'on ne compte d'apôtres; + Mais, cher Collé, voici l'instant + Où certain fossoyeur m'attend, + Accompagné de plusieurs autres. + +Le bonhomme Panard, aussi insouciant que son ami, aussi oublieux du +passé et négligent de l'avenir, avoit plutôt dans son infortune la +tranquillité d'un enfant que l'indifférence d'un philosophe. Le soin de +se nourrir, de se loger, de se vêtir, ne le regardoit point: c'étoit +l'affaire de ses amis, et il en avoit d'assez bons pour mériter cette +confiance. Dans les moeurs, comme dans l'esprit, il tenoit beaucoup du +naturel simple et naïf de La Fontaine. Jamais l'extérieur n'annonça +moins de délicatesse; il en avoit pourtant dans la pensée et dans +l'expression. Plus d'une fois, à table, et, comme on dit, entre deux +vins, j'avois vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse +enveloppe des couplets impromptu pleins de facilité, de finesse et de +grâce. Lors donc qu'en rédigeant le _Mercure_ du mois j'avois besoin de +quelques jolis vers, j'allois voir mon ami Panard. «Fouillez, me +disoit-il, dans la boîte à perruque.» Cette boîte étoit en effet un vrai +fouillis où étoient entassés pêle-mêle, et griffonnés sur des chiffons, +les vers de ce poète aimable. + +En voyant presque tous ses manuscrits tachés de vin, je lui en faisois +le reproche. «Prenez, prenez, me disoit-il, c'est là le cachet du +génie.» Il avoit pour le vin une affection si tendre qu'il en parloit +toujours comme de l'ami de son coeur; et, le verre à la main, en +regardant l'objet de son culte et de ses délices, il s'en laissoit +émouvoir au point que les larmes lui en venoient aux yeux. Je lui en ai +vu répandre pour une cause bien singulière; et ne prenez pas pour un +conte ce trait qui achèvera de vous peindre un buveur. + +Après la mort de son ami Gallet, l'ayant trouvé sur mon chemin, je +voulus lui marquer la part que je prenois à son affliction: «Ah! +Monsieur, me dit-il, elle est bien vive et bien profonde! Un ami de +trente ans, avec qui je passois ma vie! À la promenade, au spectacle, au +cabaret, toujours ensemble! Je l'ai perdu! je ne chanterai plus, je ne +boirai plus avec lui. Il est mort! je suis seul au monde. Je ne sais +plus que devenir.» En se plaignant ainsi, le bonhomme fondoit en larmes, +et jusque-là rien de plus naturel; mais voici ce qu'il ajouta: «Vous +savez qu'il est mort au Temple? J'y suis allé pleurer et gémir sur sa +tombe. Quelle tombe! Ah! Monsieur, ils me l'ont mis sous une gouttière, +lui qui, depuis l'âge de raison, n'avoit pas bu un verre d'eau!» + +Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de moeurs bien +différentes, et j'aurois une belle galerie de portraits à vous peindre, +si j'avois pour cela d'assez vives couleurs; mais je vais du moins +essayer de vous en crayonner les traits. + +J'ai dit que, du vivant de Mme de Tencin, Mme Geoffrin l'alloit voir, et +la vieille rusée pénétroit si bien le motif de ces visites qu'elle +disoit à ses convives: «Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? +elle vient voir ce qu'elle pourra recueillir de mon inventaire.» En +effet, à sa mort, une partie de sa société, et ce qu'il en restoit de +mieux (car Fontenelle et Montesquieu ne vivoient plus), avoit passé dans +la société nouvelle; mais celle-ci ne se bornoit pas à cette petite +colonie. Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres +et des arts, et voyant que c'étoit pour elle un moyen de se donner dans +sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, Mme +Geoffrin avoit fondé chez elle deux dîners: l'un (le lundi) pour les +artistes, l'autre (le mercredi) pour les gens de lettres; et une chose +assez remarquable, c'est que, sans aucune teinture ni des arts ni des +lettres, cette femme qui de sa vie n'avoit rien lu ni rien appris qu'à +la volée, se trouvant au milieu de l'une ou de l'autre société, ne leur +étoit point étrangère; elle y étoit même à son aise; mais elle avoit le +bon esprit de ne parler jamais que de ce qu'elle savoit très bien, et de +céder sur tout le reste la parole à des gens instruits, toujours +poliment attentive, sans même paroître ennuyée de ce qu'elle n'entendoit +pas; mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa +main ces deux sociétés naturellement libres; à marquer des limites à +cette liberté, à l'y ramener par un mot, par un geste, comme un fil +invisible, lorsqu'elle vouloit s'échapper. «Allons, voilà qui est bien», +étoit communément le signal de sagesse qu'elle donnoit à ses convives; +et, quelle que fût la vivacité d'une conversation qui passoit la mesure, +chez elle on pouvoit dire ce que Virgile a dit des abeilles: + + _Hi motus animorum atque hæc certamina tanta + Pulveris exigui jactu compressa quiescent._ + +C'étoit un caractère singulier que le sien, et difficile à saisir et à +peindre, parce qu'il étoit tout en demi-teintes et en nuances; bien +décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits marquans par où le +naturel se distingue et se définit. Elle étoit bonne, mais peu sensible; +bienfaisante, mais sans aucun des charmes de la bienveillance; +impatiente de secourir les malheureux, mais sans les voir, de peur d'en +être émue; sûre d'être fidèle amie et même officieuse, mais timide, +inquiète en servant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son +crédit ou son repos. Elle étoit simple dans ses goûts, dans ses +vêtemens, dans ses meubles, mais recherchée dans sa simplicité, ayant +jusqu'au raffinement les délicatesses du luxe, mais rien de son éclat ni +de ses vanités. Modeste dans son air, dans son maintien, dans ses +manières, mais avec un fonds de fierté et même un peu de vaine gloire. +Rien ne la flattoit plus que son commerce avec les grands. Chez eux, +elle les voyoit peu; elle y étoit mal à son aise; mais elle savoit les +attirer chez elle avec une coquetterie imperceptiblement flatteuse; et +dans l'air aisé, naturel, demi-respectueux et demi-familier dont ils y +étoient reçus, je croyois voir une adresse extrême. Toujours libre avec +eux, toujours sur la limite des bienséances, elle ne la passoit jamais. +Pour être bien avec le Ciel, sans être mal avec son monde, elle s'étoit +fait une espèce de dévotion clandestine: elle alloit à la messe comme on +va en bonne fortune; elle avoit un appartement dans un couvent de +religieuses et une tribune à l'église des Capucins, mais avec autant de +mystère que les femmes galantes de ce temps-là avoient des petites +maisons. Toute sorte de faste lui répugnoit. Son plus grand soin étoit +de ne faire aucun bruit. Elle désiroit vivement d'avoir de la célébrité +et de s'acquérir une grande considération dans le monde, mais elle la +vouloit tranquille. Un peu semblable à cet Anglois vaporeux qui croyoit +être de verre, elle évitoit comme autant d'écueils tout ce qui l'auroit +exposée au choc des passions humaines; et de là sa mollesse et sa +timidité, sitôt qu'un bon office demandoit du courage. Tel homme pour +qui de bon coeur elle auroit délié sa bourse n'étoit pas sûr de même que +sa langue se déliât; et, sur ce point, elle se donnoit des excuses +ingénieuses. Par exemple, elle avoit pour maxime que, lorsque dans le +monde on entendoit dire du mal de ses amis, il ne falloit jamais prendre +vivement leur défense et tenir tête au médisant, car c'étoit le moyen +d'irriter la vipère et d'en exalter le venin. Elle vouloit qu'on ne +louât ses amis que très sobrement et par leurs qualités, non par leurs +actions, car, en entendant dire de quelqu'un qu'il est sincère et +bienfaisant, chacun peut se dire à soi-même: Et moi aussi, je suis +bienfaisant et sincère. «Mais, disoit-elle, si vous citez de lui un +procédé louable, une action vertueuse, comme chacun ne peut pas dire en +avoir fait autant, il prend cette louange pour un reproche, et il +cherche à la déprimer.» Ce qu'elle estimoit le plus dans un ami, c'étoit +une prudence attentive à ne jamais le compromettre; et, pour exemple, +elle citoit Bernard, l'homme en effet le plus froidement compassé dans +ses actions et dans ses paroles. «Avec celui-là, disoit-elle, on peut +être tranquille, personne ne se plaint de lui; on n'a jamais à le +défendre.» C'étoit un avis pour des têtes un peu vives comme la mienne, +car il y en avoit plus d'une dans la société; et, si quelqu'un de ceux +qu'elle aimoit se trouvoit en péril ou dans la peine, quelle qu'en fût +la cause, et qu'il eût tort ou non, son premier mouvement étoit de +l'accuser lui-même: sur quoi, trop vivement peut-être, je pris un jour +la liberté de lui dire qu'il lui falloit des amis infaillibles et qui +fussent toujours heureux. + +L'un de ses foibles étoit l'envie de se mêler des affaires de ses amis, +d'être leur confidente, leur conseil et leur guide. En l'initiant dans +ses secrets, et en se laissant diriger et quelquefois gronder par elle, +on étoit sûr de la toucher par son endroit le plus sensible; mais +l'indocilité, même respectueuse, la refroidissoit sur-le-champ, et, par +un petit dépit sec, elle faisoit sentir combien elle en étoit piquée. Il +est vrai que, pour se conduire selon les règles de la prudence, on ne +pouvoit mieux faire que de la consulter. Le savoir-vivre étoit sa +suprême science: sur tout le reste, elle n'avoit que des notions légères +et communes; mais, dans l'étude des moeurs et des usages, dans la +connoissance des hommes et surtout des femmes, elle étoit profonde et +capable d'en donner de bonnes leçons. Si donc il se mêloit un peu +d'amour-propre dans cette envie de conseiller et de conduire, il y +entroit aussi de la bonté, du désir d'être utile, et de la sincère +amitié. + +À l'égard de son esprit, quoique uniquement cultivé par le commerce du +monde, il étoit fin, juste et perçant. Un goût naturel, un sens droit, +lui donnoient en parlant le tour et le mot convenables. Elle écrivoit +purement, simplement et d'un style concis et clair, mais en femme qui +avoit été mal élevée, et qui s'en vantoit. Dans un charmant éloge qu'a +fait d'elle votre oncle[39], vous lirez qu'un abbé italien étant venu +lui offrir la dédicace d'une grammaire italienne et françoise: «À moi, +Monsieur, lui dit-elle, la dédicace d'une grammaire! à moi qui ne sais +pas seulement l'orthographe!» C'étoit la pure vérité. Son vrai talent +étoit celui de bien conter; elle y excelloit, et volontiers elle en +faisoit usage pour égayer la table; mais sans apprêt, sans art et sans +prétention, seulement pour donner l'exemple: car des moyens qu'elle +avoit de rendre sa société agréable, elle n'en négligeoit aucun. + +De cette société l'homme le plus gai, le plus animé, le plus amusant +dans sa gaieté, c'étoit d'Alembert. Après avoir passé sa matinée à +chiffrer de l'algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou +d'astronomie, il sortoit de chez sa vitrière comme un écolier échappé du +collège, ne demandant qu'à se réjouir; et, par le tour vif et plaisant +que prenoit alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il +faisoit oublier en lui le philosophe et le savant, pour n'y plus voir +que l'homme aimable. La source de cet enjouement si naturel étoit une +âme pure, libre de passions, contente d'elle-même, et tous les jours en +jouissance de quelque vérité nouvelle qui venoit de récompenser et de +couronner son travail; privilège exclusif des sciences exactes, et que +nul autre genre d'études ne peut obtenir pleinement. + +La sérénité de Mairan et son humeur douce et riante avoient les mêmes +causes et le même principe. L'âge avoit fait pour lui ce que la nature +avoit fait pour d'Alembert. Il avoit tempéré tous les mouvemens de son +âme; et ce qu'il lui avoit laissé de chaleur n'étoit plus qu'en vivacité +dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d'un tour original, +et d'un sel doux et fin. Il est vrai que le philosophe de Béziers étoit +quelquefois soucieux de ce qui se passoit à la Chine; mais, lorsqu'il en +avoit reçu des nouvelles par quelques lettres de son ami le P. +Parrenin[40], il en étoit rayonnant de joie. + +Ô mes enfans! quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des +mouvemens de l'écliptique, ou que des moeurs et des arts des Chinois! Pas +un vice qui les dégrade, pas un regret qui les flétrisse, pas une +passion qui les attriste et les tourmente; elles sont libres, de cette +liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n'y eut +jamais de pure et durable gaieté. + +Marivaux auroit bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée; mais il +avoit dans la tête une affaire qui le préoccupoit sans cesse et lui +donnoit l'air soucieux. Comme il avoit acquis par ses ouvrages la +réputation d'esprit subtil et raffiné, il se croyoit obligé d'avoir +toujours de cet esprit-là, et il étoit continuellement à l'affût des +idées susceptibles d'opposition ou d'analyse, pour les faire jouer +ensemble ou pour les mettre à l'alambic. Il convenoit que telle chose +étoit vraie jusqu'à un certain point ou sous un certain rapport; mais il +y avoit toujours quelque restriction, quelque distinction à faire, dont +lui seul s'étoit aperçu. Ce travail d'attention étoit laborieux pour +lui, souvent pénible pour les autres; mais il en résultoit quelquefois +d'heureux aperçus et de brillans traits de lumière. Cependant, à +l'inquiétude de ses regards, on voyoit qu'il étoit en peine du succès +qu'il avoit ou qu'il alloit avoir. Il n'y eut jamais, je crois, +d'amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif; mais, +comme il ménageoit soigneusement celui des autres, on respectoit le +sien, et seulement on le plaignoit de ne pouvoir pas se résoudre à être +simple et naturel. + +Chastellux, dont l'esprit ne s'éclaircissoit jamais assez, mais qui en +avoit beaucoup, et en qui des lueurs très vives perçoient de temps en +temps la légère vapeur répandue sur ses pensées, Chastellux apportoit +dans cette société le caractère le plus liant et la candeur la plus +aimable. Soit que, se défiant de la justesse de ses idées, il cherchât à +s'en assurer, soit qu'il voulût les nettoyer au creuset de la +discussion, il aimoit la dispute et s'y engageoit volontiers, mais avec +grâce et bonne foi; et, sitôt que la vérité reluisoit à ses yeux, que ce +fût de lui-même ou de vous qu'elle vînt, il étoit content. Jamais homme +n'a mieux employé son esprit à jouir de l'esprit des autres. Un bon mot +qu'il entendoit dire, un trait ingénieux, un bon conte fait à propos, le +ravissoit; on l'en voyoit tressaillir d'aise, et, à mesure que la +conversation devenoit plus brillante, les yeux de Chastellux et son +visage s'animoient: tout succès le flattoit comme s'il eût été le sien. + +L'abbé Morellet, avec plus d'ordre et de clarté, dans un très riche +magasin de connoissances de toute espèce, étoit, pour la conversation, +une source d'idées saines, pures, profondes, qui, sans jamais tarir, ne +débordoit jamais. Il se montroit à nos dîners avec une âme ouverte, un +esprit juste et ferme, et dans le coeur autant de droiture que dans +l'esprit. L'un de ses talens, et le plus distinctif, étoit un tour de +plaisanterie finement ironique, dont Swift avoit eu seul le secret avant +lui. Avec cette facilité d'être mordant, s'il avoit voulu l'être, jamais +homme ne le fut moins; et, s'il se permit quelquefois la raillerie +personnelle, ce ne fut qu'un fouet dans sa main pour châtier l'insolence +ou pour punir la malignité. + +Saint-Lambert, avec une politesse délicate, quoiqu'un peu froide, avoit +dans la conversation le tour d'esprit élégant et fin qu'on remarque dans +ses ouvrages. Sans être naturellement gai, il s'animoit de la gaieté des +autres; et, dans un entretien philosophique ou littéraire, personne ne +causoit avec une raison plus saine, ni avec un goût plus, exquis. Ce +goût étoit celui de la petite cour de Lunéville, où il avoit vécu, et +dont il conservoit le ton. + +Helvétius, préoccupé de son ambition de célébrité littéraire, nous +arrivoit la tête encore fumante de son travail de la matinée. Pour faire +un livre distingué dans son siècle, son premier soin avoit été de +chercher ou quelque vérité nouvelle à mettre au jour, ou quelque pensée +hardie et neuve à produire et à soutenir. Or, comme depuis deux mille +ans les vérités nouvelles et fécondes sont infiniment rares, il avoit +pris pour thèse le paradoxe qu'il a développé dans son livre _De +l'Esprit_. Soit donc qu'à force de contention il se fût persuadé à +lui-même ce qu'il vouloit persuader aux autres, soit qu'il en fût encore +à se débattre contre ses propres doutes, et qu'il s'exerçât à les +vaincre, nous nous amusions à lui voir jeter successivement sur le tapis +les questions qui l'occupoient, ou les difficultés dont il étoit en +peine; et, après lui avoir donné quelque temps le plaisir de les +entendre discuter, nous l'engagions lui-même à se laisser aller au +courant de nos entretiens. Alors il s'y livroit pleinement et avec +chaleur, aussi simple, aussi naturel, aussi naïvement sincère dans ce +commerce familier, que vous le voyez systématique et sophistique dans +ses ouvrages. Rien ne ressemble moins à l'ingénuité de son caractère et +de sa vie habituelle que la singularité préméditée et factice de ses +écrits; et cette dissemblance se trouvera toujours entre les moeurs et +les opinions de ceux qui se fatiguent à penser des choses étranges. +Helvétius avoit dans l'âme tout le contraire de ce qu'il a dit. Il n'y +avoit pas un meilleur homme: libéral, généreux sans faste, et +bienfaisant parce qu'il étoit bon, il imagina de calomnier tous les gens +de bien et lui-même, pour ne donner aux actions morales d'autre mobile +que l'intérêt; mais, en faisant abstraction de ses livres, on l'aimoit +lui tel qu'il étoit; et l'on verra bientôt de quel agrément fut sa +maison pour les gens de lettres. + +Un homme encore plus passionné que lui pour la gloire, c'étoit Thomas; +mais, plus d'accord avec lui-même, celui-ci n'attendoit ses succès que +du rare talent qu'il avoit d'exprimer ses sentimens et ses idées, sûr de +donner à des sujets communs l'originalité d'une haute éloquence, et à +des vérités connues des développemens nouveaux, et beaucoup d'ampleur et +d'éclat. Il est vrai qu'absorbé dans ses méditations, et sans cesse +préoccupé de ce qui pouvoit lui acquérir une renommée étendue, il +négligeoit les petits soins et le léger mérite d'être aimable en +société. La gravité de son caractère étoit douce, mais recueillie, +silencieuse, et souriant à peine à l'enjouement de la conversation, sans +y contribuer jamais. Rarement même se livroit-il sur les sujets qui lui +étoient analogues, à moins que ce ne fût dans une société intime et peu +nombreuse; c'étoit là seulement qu'il étoit brillant de lumière, +étonnant de fécondité. Pour nos dîners, il y faisoit nombre, et ce +n'étoit que par réflexion sur son mérite littéraire et sur ses qualités +morales qu'il y étoit considéré. Thomas sacrifia toujours à la vertu, à +la vérité, à la gloire, jamais aux grâces; et il a vécu dans un siècle +où, sans l'influence et la faveur des grâces, il n'y avoit point en +littérature de brillante réputation. + +À propos des grâces, parlons d'une personne qui en avoit tous les dons +dans l'esprit et dans le langage, et qui étoit la seule femme que Mme +Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres; c'étoit l'amie de +d'Alembert, Mlle de Lespinasse: étonnant composé de bienséance, de +raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l'âme la plus ardente, +l'imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu +qui circuloit dans ses veines et dans ses nerfs, et qui donnoit à son +esprit tant d'activité, de brillant et de charme, l'a consumée avant le +temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne +marque ici que la place qu'elle occupoit à nos dîners, où sa présence +étoit d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention, soit +qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même (et personne ne parloit +mieux), sans coquetterie, elle nous inspiroit l'innocent désir de lui +plaire; sans pruderie, elle faisoit sentir à la liberté des propos +jusqu'où elle pouvoit aller sans inquiéter la pudeur et sans effleurer +la décence. + +Mon dessein n'est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en +avoit d'oiseux et qui ne faisoient guère que jouir: gens instruits +cependant, mais avares de leurs richesses, et qui, sans se donner la +peine de semer, venoient recueillir. De ce nombre n'étoit assurément pas +l'abbé Raynal; et, dans l'usage qu'il faisoit de l'instruction dont il +étoit plein, s'il donnoit quelquefois dans un excès, ce n'étoit pas dans +un excès d'économie. La robuste vigueur de sa philosophie ne s'étoit pas +montrée; le vaste amas de ses connoissances n'étoit pas pleinement +formé; la sagacité, la justesse, la précision, étoient encore les +qualités les plus marquées de son esprit, et il y ajoutoit une bonté +d'âme et une aménité de moeurs qui nous le rendoient cher à tous. On +trouvoit cependant que la facilité de son élocution et l'abondance de sa +mémoire ne se tempéroient pas assez. Son débit étoit rarement +susceptible de dialogue; ce n'a été que dans sa vieillesse que, moins +vif et moins abondant, il a connu le plaisir de causer. + +Soit qu'il fût entré dans le plan de Mme Geoffrin d'attirer chez elle +les plus considérables des étrangers qui venoient à Paris, et de rendre +par là sa maison célèbre dans toute l'Europe; soit que ce fût la suite +et l'effet naturel de l'agrément et de l'éclat que donnoit à cette +maison la société des gens de lettres, il n'arrivoit d'aucun pays ni +prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir Mme +Geoffrin, n'eussent l'ambition d'être invités à l'un de nos dîners, et +ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C'étoit +singulièrement ces jours-là que Mme Geoffrin déployoit tous les charmes +de son esprit, et nous disoit: «Soyons aimables.» Rarement, en effet, +ces dîners manquoient d'être animés par de bons propos. + +Parmi ceux de ces étrangers qui venoient faire à Paris leur résidence, +ou quelque long séjour, elle faisoit un choix des plus instruits, des +plus aimables, et ils étoient admis dans le nombre de ses convives. J'en +distinguerai trois, qui, pour les agrémens de l'esprit et l'abondance +des lumières, ne le cédoient à aucun des François les plus cultivés: +c'étoient l'abbé Galiani, le marquis de Caraccioli, depuis ambassadeur +de Naples, et le comte de Creutz, ministre de Suède. + +L'abbé Galiani étoit, de sa personne, le plus joli petit arlequin qu'eût +produit l'Italie; mais sur les épaules de cet arlequin étoit la tête de +Machiavel. Épicurien dans sa philosophie, et, avec une âme mélancolique, +ayant tout vu du côté ridicule, il n'y avoit rien ni en politique, ni en +morale, à propos de quoi il n'eût quelque bon conte à faire; et ces +contes avoient toujours la justesse de l'à-propos, et le sel d'une +allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous avec cela, dans sa manière +de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et +voyez quel plaisir devoit nous faire le contraste du sens profond que +présentoit le conte avec l'air badin du conteur. Je n'exagère point en +disant qu'on oublioit tout pour l'entendre, quelquefois des heures +entières. Mais, son rôle joué, il n'étoit plus de rien dans la société; +et, triste et muet, dans un coin, il avoit l'air d'attendre impatiemment +le mot du guet pour rentrer sur la scène. Il en étoit de ses +raisonnemens comme de ses contes: il falloit l'écouter. Si quelquefois +on l'interrompoit: «Laissez-moi donc achever, disoit-il, vous aurez +bientôt tout le loisir de me répondre.» Et lorsque, après avoir décrit +un long cercle d'inductions (car c'étoit sa manière), il concluoit +enfin, si l'on vouloit lui répliquer, on le voyoit se glisser dans la +foule, et tout doucement s'échapper. + +Caraccioli, au premier coup d'oeil, avoit, dans la physionomie, l'air +épais et massif avec lequel on peindroit la bêtise. Pour animer ses yeux +et débrouiller ses traits, il falloit qu'il parlât; mais alors, et à +mesure que cette intelligence vive, perçante et lumineuse, dont il étoit +doué, se réveilloit, on en voyoit jaillir comme des étincelles; et la +finesse, la gaieté, l'originalité de la pensée, le naturel de +l'expression, la grâce du sourire, la sensibilité du regard, se +réunissoient pour donner un caractère aimable, ingénieux, intéressant à +la laideur. Il parloit mal et péniblement notre langue; mais il étoit +éloquent dans la sienne, et, lorsque le terme françois lui manquoit, il +empruntoit de l'italien le mot, le tour, l'image dont il avoit besoin. +Ainsi, à tout moment, il enrichissoit son langage de mille expressions +hardies et pittoresques qui nous faisoient envie. Il les accompagnoit +aussi de ce geste napolitain qui, dans l'abbé Galiani, animoit si bien +l'expression; et l'on disoit de l'un comme de l'autre qu'ils avoient de +l'esprit jusqu'au bout des doigts. L'un comme l'autre avoit aussi +d'excellens contes, et presque tous d'un sens fin, moral et profond. +Caraccioli avoit fait des hommes une étude philosophique, mais il les +avoit observés plus en politique et en homme d'État qu'en moraliste +satirique. Il y avoit vu en grand les moeurs des nations, leurs usages et +leurs polices; et, s'il en citoit quelques traits particuliers, ce +n'étoit qu'en exemple, et à l'appui des résultats qui formoient son +opinion. + +Avec des richesses inépuisables du côté du savoir, et un naturel très +aimable dans la manière de les répandre, il avoit de plus à nos yeux le +mérite d'être un excellent homme. Aucun de nous n'auroit pensé à faire +son ami de l'abbé Galiani; chacun de nous ambitionnoit l'amitié de +Caraccioli; et moi, qui en ai joui longtemps, je ne puis dire assez +combien elle étoit désirable. + +Mais l'un des hommes qui m'a le plus chéri, et que j'ai le plus +tendrement aimé, a été le comte de Creutz. Il étoit aussi de la société +littéraire et des dîners de Mme Geoffrin; moins empressé à plaire, moins +occupé du soin d'attirer l'attention, souvent pensif, plus souvent +distrait, mais le plus charmant des convives lorsque, sans distraction, +il se livroit à nous. C'étoit à lui que la nature avoit donné, par +excellence, la sensibilité, la chaleur, la délicatesse du sens moral et +de celui du goût, l'amour du beau dans tous les genres, et la passion du +génie comme celle de la vertu; c'étoit à lui qu'elle avoit accordé le +don d'exprimer et de peindre en traits de feu tout ce qui avoit frappé +son imagination ou vivement saisi son âme; jamais homme n'est né poète +si celui-là ne l'étoit pas. Jeune encore, et l'esprit orné d'une +instruction prodigieuse, parlant le françois comme nous, et presque +toutes les langues de l'Europe comme la sienne, sans compter les langues +savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne, +parlant de chimie en chimiste, d'histoire naturelle en disciple de +Linnæus, et singulièrement de la Suède et de l'Espagne en curieux +observateur des propriétés de ces climats et de leurs productions +diverses, il étoit pour nous une source d'instruction embellie par la +plus brillante élocution. + +Je vous en dis assez pour vous faire sentir combien ce rendez-vous des +gens de lettres devoit avoir d'intérêt et de charmes. Quant à moi, j'y +tenois mon coin, ni trop hardi, ni trop timide, gai, naturel, même un +peu libre, bien voulu dans la société, chéri de ceux que j'estimois le +plus et que j'aimois le plus moi-même. Pour Mme Geoffrin, quoique logé +chez elle, je n'étois pas l'un des premiers dans sa faveur; non qu'elle +ne me sût bon gré d'égayer à mon tour, et même assez souvent, nos dîners +et nos entretiens, ou par de petits contes, ou par des traits de +plaisanterie que j'accommodois à son goût; mais, quant à ma conduite +personnelle, je n'avois pas assez la complaisance de la consulter et de +suivre les avis qu'elle me donnoit; et, de son côté, elle n'étoit pas +assez sûre de ma sagesse pour n'avoir pas à craindre de ma part +quelqu'un de ces chagrins que lui donnoit parfois l'imprudence de ses +amis. Ainsi elle étoit avec moi sur un ton de bonté soucieuse et mal +assurée; et moi, en réserve avec elle, je tâchois de lui être agréable; +mais je ne voulois pas me laisser dominer. + +Cependant elle me voyoit réussir avec tout son monde; et, à son dîner du +lundi, je n'étois pas moins bien accueilli qu'à son dîner des gens de +lettres. Les artistes m'aimoient, parce qu'en même temps curieux et +docile, je leur parlois sans cesse de ce qu'ils savoient mieux que moi. +J'ai oublié de dire qu'à Versailles, au-dessous de mon logement, étoit +la salle des tableaux qui successivement alloient décorer le palais, et +qui étoient presque tous de la main des grands maîtres. C'étoit, dans +mes délassemens, ma promenade du matin; j'y passois des heures entières +avec le bonhomme Portail[41], digne gardien de ce trésor, à causer avec +lui sur le génie et la manière des différentes écoles d'Italie, et sur +le caractère distinctif des grands peintres. Dans les jardins, j'avois +pris aussi quelques idées comparatives de la sculpture antique et de la +moderne. Ces études préliminaires m'avoient mis en état de raisonner +avec nos convives; et, en leur laissant l'avantage et l'amusement de +m'instruire, j'avois à leurs yeux le mérite de me plaire à les écouter +et à recueillir leurs leçons. Avec eux, je me gardois bien d'étaler en +littérature d'autres connoissances que celles qui intéressoient les +beaux-arts. Je n'avois pas eu de peine à m'apercevoir qu'avec de +l'esprit naturel ils manquoient presque tous d'instruction et de +culture. Le bon Carle Van Loo possédoit à un haut degré tout le talent +qu'un peintre peut avoir sans génie; mais l'inspiration lui manquoit, et +pour y suppléer il avoit peu fait de ces études qui élèvent l'âme, et +qui remplissent l'imagination de grands objets et de grandes pensées. +Vernet, admirable dans l'art de peindre l'eau, l'air, la lumière et le +jeu de ces élémens, avoit tous les modèles de ces compositions très +vivement présens à la pensée; mais, hors de là, quoique assez gai, +c'étoit un homme du commun. Soufflot étoit un homme de sens, très avisé +dans sa conduite, habile et savant architecte; mais sa pensée étoit +inscrite dans le cercle de son compas. Boucher avoit du feu dans +l'imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse; il n'avoit +pas vu les grâces en bon lieu; il peignoit Vénus et la Vierge d'après +les nymphes des coulisses; et son langage se ressentoit, ainsi que ses +tableaux, des moeurs de ses modèles et du ton de son atelier. Lemoyne, le +sculpteur, étoit attendrissant par la modeste simplicité qui +accompagnoit son génie; mais sur son art même, qu'il possédoit si bien, +il parloit peu, et, aux louanges qu'on lui donnoit, il répondoit à +peine: timidité touchante dans un homme dont le regard étoit tout esprit +et tout âme! La Tour avoit de l'enthousiasme, et il l'employoit à +peindre les philosophes de ce temps-là; mais, le cerveau déjà brouillé +de politique et de morale, dont il croyoit raisonner savamment, il se +trouvoit humilié lorsqu'on lui parloit de peinture. Vous avez de lui, +mes enfans, une esquisse[42] de mon portrait: ce fut le prix de la +complaisance avec laquelle je l'écoutois réglant les destins de +l'Europe. Avec les autres je m'instruisois de ce qui concernoit leur +art; et, par là, ces dîners d'artistes avoient pour moi leur intérêt +d'agrément et d'utilité. + +Parmi les amateurs qui étoient de ces dîners, il y en avoit d'imbus +d'assez bonnes études. Avec ceux-ci je n'étois pas en peine de varier la +conversation, ni de la ranimer lorsqu'elle languissoit; et ils me +sembloient assez contens de ma façon de causer avec eux. Un seul ne me +marquoit aucune bienveillance, et dans sa froide politesse je voyois de +l'éloignement: c'étoit le comte de Caylus. + +Je ne saurois dire lequel de nous deux avoit prévenu l'autre; mais à +peine avois-je connu le caractère du personnage que j'avois eu pour lui +autant d'aversion qu'il en avoit pour moi. Je ne me suis jamais donné le +soin d'examiner en quoi j'avois pu lui déplaire; mais je savois bien, +moi, ce qui me déplaisoit en lui: c'étoit l'importance qu'il se donnoit +pour le mérite le plus futile et le plus mince des talens; c'étoit la +valeur qu'il attachoit à ses recherches minutieuses et à ses babioles +antiques; c'étoit l'espèce de domination qu'il avoit usurpée sur les +artistes, et dont il abusoit en favorisant les talens médiocres qui lui +faisoient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, +n'alloient pas briguer son appui; c'étoit enfin une vanité très adroite +et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les +formes brutes et simples dont il savoit l'envelopper. Souple et soyeux +avec les gens en place de qui dépendoient les artistes, il se donnoit +près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutoient l'influence. Il +accostoit les gens instruits, se faisoit composer par eux des mémoires +sur les breloques que les brocanteurs lui vendoient; faisoit un +magnifique recueil de ces fadaises, qu'il donnoit pour antiques; +proposoit des prix sur Isis et Osiris pour avoir l'air d'être lui-même +initié dans leurs mystères; et, avec cette charlatanerie d'érudition, il +se fourroit dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avoit +tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu'en architecture il étoit le +restaurateur _du style simple, des formes simples, du beau simple_, que +les ignorans le croyoient; et, par ses relations avec les _dilettanti_, +il se faisoit passer en Italie et dans toute l'Europe pour l'inspirateur +des beaux-arts. J'avois donc pour lui cette espèce d'antipathie +naturelle que les hommes simples et vrais ont toujours pour les +charlatans. + +Après avoir dîné chez Mme Geoffrin avec les gens de lettres ou avec les +artistes, j'étois chez elle encore, le soir, d'une société plus intime, +car elle m'avoit fait aussi la faveur de m'admettre à ses petits +soupers. La bonne chère en étoit succincte: c'étoit communément un +poulet, des épinards, une omelette. La compagnie en étoit peu nombreuse: +c'étoient tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un +quadrille d'hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur +gré, et réciproquement bien aises d'être ensemble. Mais, quel que fût ce +petit cercle de convives, Bernard et moi nous en étions. Un seul avoit +exclu Bernard et n'avoit agréé que moi. Le groupe en étoit composé de +trois femmes et d'un seul homme. Les trois femmes, assez semblables aux +trois déesses du mont Ida, étoient la belle comtesse de Brionne[43], la +belle marquise de Duras[44] et la jolie comtesse d'Egmont[45]. Leur +Pâris étoit le prince Louis de Rohan[46]; mais je soupçonne que dans ce +temps-là il donnoit la pomme à Minerve: car, à mon gré, la Vénus du +souper étoit la séduisante et piquante comtesse d'Egmont. Fille du +maréchal de Richelieu, elle avoit la vivacité, l'esprit, les grâces de +son père; elle en avoit aussi, disoit-on, l'humeur volage et libertine; +mais c'étoit là ce que ni Mme Geoffrin ni moi ne faisions semblant de +savoir. La jeune marquise de Duras, avec autant de modestie que Mme +d'Egmont avoit de gentillesse, donnoit assez l'idée de Junon par sa +noble sévérité, et par un caractère de beauté qui n'avoit rien d'élégant +ni de svelte. Pour la comtesse de Brionne, si elle n'étoit pas Vénus +même, ce n'étoit pas que, dans la régularité parfaite de sa taille et de +tous ses traits, elle ne réunît tout ce qu'on peut imaginer pour définir +ou peindre la beauté idéale. De tous les charmes, un seul lui manquoit, +sans lequel il n'y a point de Vénus au monde, et qui étoit le prestige +de Mme d'Egmont: c'étoit l'air de la volupté. Pour le prince de Rohan, +il étoit jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades en +concurrence avec des dignités rivales de la sienne, mais gaiement +familier avec des gens de lettres libres et simples comme moi. + +Vous croyez bien qu'à ces petits soupers mon amour-propre étoit en jeu +avec tous les moyens que je pouvois avoir d'être amusant et d'être +aimable. Les nouveaux contes que je faisois alors, et dont ces dames +avoient la primeur, étoient, avant ou après le souper, une lecture +amusante pour elles. On se donnoit rendez-vous pour l'entendre; et, +lorsque le petit souper manquoit par quelque événement, c'étoit à dîner +chez Mme de Brionne que l'on se rassembloit. J'avoue que jamais succès +ne m'a plus sensiblement flatté que celui qu'avoient mes lectures dans +ce petit cercle, où l'esprit, le goût, la beauté, toutes les grâces, +étoient mes juges ou plutôt mes applaudisseurs. Il n'y avoit, ni dans +mes peintures, ni dans mon dialogue, pas un trait tant soit peu délicat +ou fin qui ne fût vivement senti, et le plaisir que je causois avoit +l'air du ravissement. Ce qui me ravissoit moi-même, c'étoit de voir de +près les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scènes +touchantes où je faisois gémir la nature ou l'amour. Mais, malgré les +ménagemens d'une politesse excessive, je m'apercevois bien aussi des +endroits froids ou foibles qu'on passoit sous silence, et de ceux où +j'avois manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai; et +c'étoit là ce que je notois pour le corriger à loisir. + +D'après l'idée que je vous donne de la société de Mme Geoffrin, vous +jugerez sans doute qu'elle auroit dû me tenir lieu de toute autre +société; mais j'avois à Paris d'anciens et bons amis qui étoient bien +aises de me revoir, et avec qui j'étois moi-même bien aise de me +retrouver. Mme Harenc, Mme Desfourniels, Mlle Clairon, et singulièrement +Mme d'Hérouville, avoient droit au partage de mes plus doux momens. Je +m'étois fait aussi quelques amis nouveaux d'une société charmante. Les +intendans des Menus-Plaisirs n'étoient pas non plus négligés. + +J'avois d'ailleurs bien observé que, pour valoir aux yeux de Mme +Geoffrin ce qu'on valoit réellement, il falloit avec elle savoir tenir +un certain milieu entre la négligence et l'assiduité; ne la laisser ni +se plaindre de l'une, ni se lasser de l'autre, et, dans les soins qu'on +lui rendoit, ne manquer à rien, mais ne rien prodiguer. Les empressemens +la suffoquoient. De la société même la plus aimable elle ne vouloit +prendre que ce qu'il lui falloit, à ses heures et à son aise. Je me +ménageois donc imperceptiblement l'avantage d'avoir des sacrifices à lui +faire; et, en lui parlant de la vie que je menois dans le monde, je lui +faisois entendre, sans affectation, que le temps où j'étois chez elle +j'aurois pu le passer fort doucement ailleurs. C'est ainsi que, durant +dix ans que j'ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien +tendre, je n'ai jamais perdu son estime ni ses bontés; et, jusqu'à +l'accident de sa paralysie, je ne cessai jamais d'être du nombre des +gens de lettres ses convives et ses amis. + +Il faut tout dire cependant: il manquoit à la société de Mme Geoffrin +l'un des agrémens dont je faisois le plus de cas, la liberté de la +pensée. Avec son doux _voilà qui est bien_, elle ne laissoit pas de +tenir nos esprits comme à la lisière; et j'avois ailleurs des dîners où +l'on étoit plus à son aise. + +Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous, avoit été celui que +donnoit toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit +ou dix garçons, tous amis de la joie. À ce dîner, les têtes les plus +folles étoient Collé et Crébillon le fils. C'étoit entre eux un assaut +continuel d'excellentes plaisanteries, et se mêloit du combat qui +vouloit. Le personnel n'y étoit jamais atteint; l'amour-propre du +bel-esprit y étoit seul attaqué, mais il l'étoit sans ménagement, et il +falloit s'en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y +étoit brillant au delà de toute expression; et Crébillon, son +adversaire, avoit surtout l'adresse de l'animer en l'agaçant. Ennuyé +d'être spectateur oisif, je me lançois quelquefois dans l'arène à mes +périls et risques, et j'y recevois des leçons de modestie un peu +sévères. Quelquefois aussi s'engageoit dans la querelle un certain +Monticourt, railleur adroit et fin, et ce qu'on appeloit alors un +persifleur de la première force; mais la vanité littéraire, qu'il +attaquoit en se jouant, ne nous donnoit sur lui aucune prise: en +s'avouant lui-même dénué de talens, il se rendoit invulnérable à la +critique. Je le comparois à un chat, qui, couché sur le dos, et les +pattes en l'air, ne nous présentoit que les griffes. Le reste des +convives rioit de nos attaques, et ce plaisir leur étoit permis; mais, +lorsque la gaieté, cessant d'être railleuse, quittoit l'arme de la +critique, chacun s'y livroit à l'envi. Bernard lui seul (car il étoit +aussi de ces dîners) se tenoit toujours en réserve. + +C'est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec +sa réputation. Le genre de ses poésies avoit bien pu dans sa jeunesse +lui mériter le surnom de _Gentil_, mais il n'étoit rien moins que +_gentil_ quand je l'ai connu. Il n'avoit plus avec les femmes qu'une +galanterie usée; et, quand il avoit dit à l'une qu'elle étoit fraîche +comme Hébé, ou qu'elle avoit le teint de Flore, à l'autre qu'elle avoit +le sourire des Grâces, ou la taille des nymphes, il leur avoit tout dit. +Je l'ai vu à Choisy, à la fête des roses, qu'il y célébroit tous les ans +dans une espèce de petit temple qu'il avoit décoré de toiles d'opéra, et +qui, ce jour-là, étoit orné de tant de guirlandes de roses que nous en +étions entêtés. Cette fête étoit un souper où les femmes se croyoient +toutes les divinités du printemps. Bernard en étoit le grand prêtre. +Assurément c'étoit pour lui le moment de l'inspiration, pour peu qu'il +en fût susceptible: eh bien! là même, jamais une saillie, ni +d'enjouement, ni de galanterie un peu vive, ne lui échappoit; il y étoit +froidement poli. Avec les gens de lettres, dans leur gaieté même la plus +brillante, il n'étoit que poli encore; et, dans nos entretiens sérieux +et philosophiques, rien de plus stérile que lui. Il n'avoit, en +littérature, qu'une légère superficie; il ne savoit que son Ovide. +Ainsi, réduit presque au silence sur tout ce qui sortoit de la sphère de +ses idées, il n'avoit jamais un avis, et, sur aucun objet de quelque +conséquence, jamais personne n'a pu dire ce que Bernard avoit pensé. Il +vivoit, comme on dit, sur la réputation de ses poésies galantes, qu'il +avoit la prudence de ne pas publier. Nous en avions prévu le sort +lorsqu'elles seroient imprimées: nous savions qu'elles étoient froides, +vice impardonnable, surtout dans un poème de l'_Art d'aimer_; mais telle +étoit la bienveillance que sa réserve, sa modestie, sa politesse, nous +inspiroient, qu'aucun de nous, du vivant de Bernard, ne divulgua ce +fatal secret. J'en reviens au dîner où Collé déployoit un caractère si +différent de celui de Bernard. + +Jamais la verve de la gaieté ne fut d'une chaleur si continue et si +féconde. Je ne saurois plus dire de quoi nous riions tant, mais je sais +bien qu'à tous propos il nous faisoit tous rire aux larmes. Tout +devenoit comique ou plaisant dans sa tête, sitôt qu'elle étoit exaltée. +Il est vrai qu'il manquoit assez souvent à la décence; mais, à ce dîner, +on n'étoit pas excessivement sévère sur ce point. + +Un incident assez singulier rompit cette joyeuse société. Pelletier +devint amoureux d'une aventurière, qui lui fit accroire qu'elle étoit +fille de Louis XV. Tous les dimanches elle alloit à Versailles voir, +disoit-elle, Mesdames, ses soeurs; et toujours elle revenoit avec quelque +petit présent: c'étoit une bague, un étui, une montre, une boîte avec le +portrait d'une de ces dames. Pelletier, qui avoit de l'esprit, mais une +tête foible et légère, crut tout cela, et en grand mystère il épousa +cette bohémienne. Dès lors vous pensez bien que sa maison ne nous +convint plus; et lui, bientôt après, ayant reconnu son erreur, et la +honteuse sottise qu'il avoit faite, en devint fou, et alla mourir à +Charenton. + +Une liberté plus décente et plus aimable, une gaieté moins folle et +assez vive encore, régnoient dans les soupers de Mme Filleul, où la +jeune comtesse de Séran brilloit dans tout l'éclat de sa beauté +naissante et de son naïf enjouement. À ces soupers, personne ne songeoit +à avoir de l'esprit: c'étoit le moindre des soucis et de l'hôtesse et +des convives; et cependant il y en avoit infiniment et du plus naturel +et du plus délicat. Mais, avant que de m'occuper des agrémens de cette +société, il en est une dont l'attrait va bientôt me coûter assez cher +pour ne pas échapper à mon souvenir. Écoutez, mes enfans, par quel +enchaînement de circonstances, fortuitement rassemblées, fut amené l'un +des événemens les plus notables de ma vie. + +Dans la société de Mme Filleul, je revoyois Cury; il étoit malheureux, +et je l'en aimois davantage. J'ai déjà dit que dans le temps de sa +prospérité il m'avoit témoigné beaucoup de bienveillance. Tout récemment +encore il m'avoit invité à passer, avec lui et ses amis intimes, +quelques beaux jours à Chennevières[47], sa maison de campagne, voisine +d'Andrésy, où il avoit un canton de chasse. C'étoit là qu'à la vue d'une +chaumière pittoresque j'avois imaginé le conte de la _Bergère des +Alpes_. Heureux moment de calme et de sérénité, que devoit bientôt +suivre un violent orage! Là, tout le monde étoit chasseur, excepté moi; +mais je suivois la chasse, et, dans une île de la Seine où elle se +passoit, assis au pied d'un saule, le crayon à la main, rêvant que +j'étois sur les Alpes, je méditois mon conte, et je gardois le dîner des +chasseurs. À leur retour, l'air vif et pur de la rivière m'avoit tenu +lieu d'exercice, et me donnoit un appétit aussi dévorant que le leur. + +Le soir, une table couverte du gibier de leur chasse, et couronnée de +bouteilles d'excellent vin, offroit comme un champ libre à la joie et à +la licence. Ce furent là pour Cury les dernières caresses et les adieux +trompeurs de l'infidèle prospérité: + + _Hinc apicem rapax + Fortuna cum stridore acuto + Sustulit._ + +Une petite gaieté qu'il s'étoit permise au théâtre de Fontainebleau, en +y tournant en ridicule, dans un prologue de sa façon, les gentilshommes +de la chambre, les lui avoit aliénés; et, après avoir fait semblant de +rire eux-mêmes de sa plaisanterie, ils s'en vengèrent en le forçant de +quitter sa charge d'intendant des Menus-Plaisirs. Le plus sot de ces +gentilshommes, le plus vain, le plus colérique, étoit le duc d'Aumont. +Il s'étoit obstiné à la ruine de Cury; il en étoit la principale cause, +et il en tiroit vanité. Cela seul m'eût fait prendre ce petit duc en +aversion; mais j'avois personnellement à m'en plaindre, et voici +pourquoi. + +Mme de Pompadour ayant désiré que le _Venceslas_ de Rotrou fût purgé des +grossièretés de moeurs et de langage qui déparoient cette tragédie, +j'avois bien voulu, pour lui complaire, me charger de ce travail ingrat; +et, les comédiens ayant eux-mêmes, à la lecture, approuvé mes +corrections, la tragédie avoit été apprise et répétée avec ces +changemens pour être jouée à Versailles; mais Le Kain, qui me détestoit +(j'en ai dit ailleurs la raison[48]), ayant fait semblant d'adopter les +corrections de son rôle, m'avoit joué le tour perfide de rétablir, à mon +insu, l'ancien rôle tel qu'il étoit, ce qui avoit étourdi tous les +autres acteurs, et fait manquer à tous momens les répliques du dialogue +et tous les effets de la scène. Je m'en étois plaint hautement comme +d'une noirceur et d'une insolence inouïe; et, dans les débats qu'elle +avoit excités parmi les comédiens, me trouvant compromis, j'allois, dans +le _Mercure_, instruire le public de la conduite de Le Kain, et démentir +les bruits que faisoit courir sa cabale, lorsque le duc d'Aumont, qui la +favorisoit, m'avoit fait imposer silence. J'avois donc bien aussi +quelque raison de ne pas l'aimer. + +Cury, dans son malheur, avoit conservé pour amis ses anciens camarades +dans les Menus-Plaisirs. L'un d'eux, avec lequel j'étois +particulièrement lié, Gagny[49], amateur de peinture et de musique +françoise, et l'un des plus fidèles habitués de l'Opéra, avoit pris pour +maîtresse une aspirante à ce théâtre, et il vouloit qu'elle débutât dans +les grands rôles de Lully, à commencer par celui d'Oriane[50]. Il nous +invita, Cury et moi, et quelques autres amateurs, à aller passer les +fêtes de Noël à sa maison de campagne de Garges[51], pour y entendre la +nouvelle Oriane et lui donner quelques leçons. Il faut noter que, de +cette partie de plaisir, étoit La Ferté, intendant des Menus, et la +belle Rosetti, sa maîtresse. La bonne chère, le bon vin, la bonne mine +de l'hôte, nous faisoient trouver admirable la voix de Mlle +Saint-Hilaire. Gagny croyoit entendre la Le Maure; et, en pointe de vin, +nous étions tous de son avis. + +Tout se passoit le mieux du monde, lorsqu'un matin j'appris que Cury +étoit attaqué d'un cruel accès de sa goutte. Je descendis chez lui bien +vite. Je le trouvai au coin de son feu, les deux jambes emmaillotées, +mais griffonnant sur son genou, et riant de l'air d'un satyre, car il en +avoit tous les traits. Je voulus lui parler de son accès de goutte; il +me fit signe de ne pas l'interrompre, et, d'une main crochue, il acheva +d'écrire. «Vous avez bien souffert, lui dis-je alors, mais je vois que +le mal s'est adouci.--Je souffre encore, me dit-il, mais je n'en ris pas +moins. Vous allez rire aussi. Vous savez avec quelle rage le duc +d'Aumont m'a poursuivi? Ce n'est pas trop, je crois, de m'en venger par +une petite malice; et voici celle qu'en dépit de la goutte j'ai ruminée +cette nuit.» + +Il avoit déjà fait une trentaine de vers de la fameuse parodie de +_Cinna_; il me les lut, et je confesse que, les ayant trouvés très +plaisans, je l'invitai à continuer. «Laissez-moi donc travailler, me +dit-il, car je suis en verve.» Je le laissai, et, lorsqu'au son de la +cloche pour le dîner je descendis, je le trouvai qui, clopin-clopant, +étoit lui-même descendu affublé de fourrure, et qui, avant qu'on fût +assemblé, lisoit à La Ferté et à Rosetti ce qu'il m'avoit lu le matin, +et quelques vers encore qu'il y avoit ajoutés. À cette seconde lecture, +je retins aisément ces malins vers d'un bout à l'autre, aidé par les +vers de Corneille, dont ils étoient la parodie, et que je savois tous +par coeur. Le lendemain, Cury avança son ouvrage, et j'en fus toujours +confident; si bien qu'à mon retour à Paris j'en rapportai une +cinquantaine de vers bien recueillis dans ma mémoire. + +Je sais qu'en roulant dans le monde la pelote s'en est grossie; mais +voilà tout ce que je crois avoir été de la main de Cury. Je dois ajouter +que dans ces vers il n'y avoit pas une seule injure, et j'en ai vu des +plus grossières dans les copies infidèles qui s'en étoient multipliées. + +Dans ces copies on avoit pris en gros l'idée de la parodie; mais les +détails en étoient presque tous altérés et défigurés. Il y avoit même +des morceaux qui, n'étant pas calqués sur les vers de Corneille, avoient +absolument échappé aux copistes. Par exemple, en contrefaisant cette +manière d'opiner qui avoit valu à d'Argental le nom de Gobe-Mouche, ils +avoient bien enfilé des mots vides de sens; mais, dans ces mots +entrecoupés, il n'y avoit aucune finesse, et pas un trait de +ressemblance avec l'endroit de la parodie où d'Argental opinoit ainsi: + + Oui, je serois d'avis... cependant il me semble + Que l'on peut... car enfin vous devez... mais je tremble. + Ce n'est pas qu'après tout, comme vous sentez bien, + Je ne fusse tenté de ne ménager rien; + Mon froid enthousiasme est fait pour les extrêmes. + Mais les comédiens, les poètes eux-mêmes... + Je ne sais que vous dire, et crois, en attendant, + Que le plus sûr parti seroit le plus prudent. + C'est la seule raison qui fait que je balance, + Seigneur, et vous savez combien mon excellence + Délibère et consulte avant de décider. + Sans doute mieux que moi Le Kain peut vous guider; + À sa subtilité je sais que rien n'échappe: + Il a pu vous convaincre, et moi-même il me frappe. + Toutefois je prétends qu'il est de certains cas + Où souvent... on croit voir ce que l'on ne voit pas. + Tel est mon sentiment, Seigneur, je le hasarde. + Jugez-nous; c'est vous seul que l'affaire regarde. + +C'étoit là le style et le ton de la plaisanterie de Cury. Tous ceux qui +l'ont connu le savent comme moi; et lorsque le duc d'Aumont disoit à ses +confidens: + + Et, par vos seuls avis, je serai cet hiver + Ou directeur de troupe, ou simple duc et pair; + +lorsqu'il répondoit à d'Argental, en admirant son éloquence: + + Vous ne savez que dire! ah! c'est en dire assez: + Vous en dites toujours plus que vous ne pensez; + +je ne conçois pas comment ceux qui, tous les jours, entendoient Cury +plaisanter ne reconnurent pas sa finesse ironique. Dès sa jeunesse, ce +tour d'esprit s'étoit signalé par un trait remarquable et qui étoit +connu. + +Sa mère étoit en liaison intime avec M. Poultier, intendant de Lyon. Un +jour qu'elle dînoit chez lui en grand gala, et son fils avec elle, +celui-ci à côté de madame l'intendante, et sa mère à côté de monsieur +l'intendant, M. Poultier, ayant attiré les yeux des convives sur une +tabatière qu'on ne lui avoit pas vue encore, dit qu'elle lui venoit +d'une main qui lui étoit bien chère. + + Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère? + +demanda le jeune Cury en s'adressant à l'intendante. L'un des convives, +voulant faire preuve d'érudition, observa que ce vers étoit de +_Rodogune_. «Non, répliqua M. Poultier, il est de _l'Étourdi_.» C'étoit +rabattre avec bien de l'esprit une sottise et une impertinence. + +Ce trait et beaucoup d'autres avoient rendu célèbre le talent de Cury +pour de fines allusions. Heureusement on l'oublia. + +La tête pleine de la parodie qu'il venoit de me confier, j'arrivai à +Paris chez Mme Geoffrin, et, dès le jour suivant, j'y entendis parler de +cette pièce curieuse. On n'en citoit que les deux premiers vers: + + Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici. + Vous, Le Kain, demeurez; vous, d'Argental, aussi. + +Mais c'en fut assez pour me faire croire qu'elle couroit le monde, et il +m'échappa de dire en souriant: «Quoi! n'en savez-vous que cela?» +Aussitôt on me presse de dire ce que j'en savois; il n'y avoit là, me +disoit-on, que d'honnêtes gens, des gens sûrs, et Mme Geoffrin répondoit +elle-même de la discrétion de ce petit cercle d'amis. Je cédai, je leur +récitai ce que je savois de la parodie; et, le lendemain, je fus dénoncé +au duc d'Aumont, et par lui au roi, comme auteur de cette satire. + +J'étois tranquillement à l'Opéra, à la répétition d'_Amadis_, pour +entendre notre Oriane, lorsqu'on vint me dire que tout Versailles étoit +en feu contre moi, qu'on m'accusoit d'être l'auteur d'une satire contre +le duc d'Aumont, que la haute noblesse en crioit vengeance, et que le +duc de Choiseul étoit à la tête de mes ennemis. + +Je revins chez moi sur-le-champ, et j'écrivis au duc d'Aumont pour +l'assurer que les vers qu'on m'attribuoit n'étoient pas de moi, et que, +n'ayant jamais fait de satire contre personne, je n'aurois pas commencé +par lui. Il eût fallu m'en tenir là; mais, tout en écrivant, je me +souvins qu'à propos de _Venceslas_ et des mensonges publiés contre moi +le duc d'Aumont m'avoit écrit lui-même qu'il falloit mépriser ces +choses-là, et qu'elles tomboient d'elles-mêmes lorsqu'on ne les relevoit +point. Je trouvai naturel et juste de lui renvoyer sa maxime, en quoi je +fis une sottise. Aussi ma lettre fut-elle prise pour une nouvelle +insulte, et le duc d'Aumont la produisit au roi comme la preuve du +ressentiment qui m'avoit dicté la satire. Me moquer de lui en la +désavouant, n'étoit-ce pas m'en accuser? Ma lettre ne fit donc +qu'attiser sa colère et celle de toute la cour. Je ne laissai pas de me +rendre à Versailles, et, en y arrivant, j'écrivis au duc de Choiseul: + + _Monseigneur, + + On me dit que vous prêtez l'oreille à la voix qui m'accuse et qui + sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste; je + suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m'entendre + et de me juger. + + Je suis, etc._ + +Le duc de Choiseul, pour réponse, écrivit au bas de ma lettre, _dans +demi-heure_, et me la renvoya. Dans demi-heure je me rendis à son hôtel, +et je fus introduit. + +«Vous voulez que je vous entende, me dit-il, j'y consens. Qu'avez-vous à +me dire?--Que je n'ai rien fait, Monsieur le duc, qui mérite l'accueil +sévère que je reçois de vous, qui avez l'âme noble et sensible, et qui +jamais n'avez pris plaisir à humilier les malheureux.--Mais, Marmontel, +comment voulez-vous que je vous reçoive, après la satire punissable que +vous venez de faire contre M. le duc d'Aumont?--Je n'ai point fait cette +satire; je le lui ai écrit à lui-même.--Oui, et dans votre lettre vous +lui avez fait une nouvelle insulte en lui rendant, en propres termes, le +conseil qu'il vous avoit donné.--Comme ce conseil étoit sage, je me suis +cru permis de le lui rappeler; je n'y ai pas entendu malice.--Ce n'en +est pas moins une impertinence, trouvez bon que je vous le dise.--Je +l'ai senti après que ma lettre a été partie.--Il en est fort blessé; il +a raison de l'être.--Oui, j'ai eu ce tort-là, et je me le reproche comme +un oubli des convenances. Mais, Monsieur le duc, cet oubli seroit-il un +crime à vos yeux?--Non, mais la parodie?--La parodie n'est point de moi, +je vous l'assure en honnête homme.--N'est-ce pas vous qui l'avez +récitée?--Oui, ce que j'en savois, dans une société où chacun dit tout +ce qu'il sait; mais je n'ai pas permis qu'on l'écrivît, quoiqu'on eût +bien voulu l'écrire.--Elle court cependant.--On la tient de quelque +autre.--Et vous, de qui la tenez-vous? (Je gardai le silence.) Vous êtes +le premier, ajouta-t-il, qu'on dise l'avoir récitée, et récitée de +manière à déceler en vous l'auteur.--Quand j'ai dit ce que j'en savois, +lui répondis-je, on en parloit déjà, on en citoit les premiers vers. +Pour la manière dont je l'ai récitée, elle prouveroit aussi bien que +j'ai fait _le Misanthrope_, le _Tartufe_, et _Cinna_ lui-même: car je me +vante, Monsieur le duc, de lire tout cela comme si j'en étois +l'auteur.--Mais enfin, cette parodie, de qui la tenez-vous? C'est là ce +qu'il faut dire.--Pardonnez-moi, Monsieur le duc, c'est là ce qu'il ne +faut pas dire, et ce que je ne dirai pas.--Je gage que c'est de +l'auteur...--Eh bien! Monsieur le duc, si c'étoit de l'auteur, +devrois-je le nommer?--Et comment, sans cela, voulez-vous que l'on croie +qu'elle n'est pas de vous? Toutes les apparences vous accusent. Vous +aviez du ressentiment contre le duc d'Aumont; la cause en est connue; +vous avez voulu vous venger. Vous avez fait cette satire, et, la +trouvant plaisante, vous l'avez récitée; voilà ce qu'on dit, voilà ce +que l'on croit, voilà ce que l'on a droit de croire. Que répondez-vous à +cela?--Je réponds que cette conduite seroit celle d'un fou, d'un sot, +d'un méchant imbécile, et que l'auteur de la parodie n'est rien de tout +cela. Eh quoi! Monsieur le duc, celui qui l'auroit faite auroit eu la +simplicité, l'imprudence, l'étourderie de l'aller réciter lui-même, sans +mystère, en société? Non, il en auroit fait, en déguisant son écriture, +une douzaine de copies qu'il auroit adressées aux comédiens, aux +mousquetaires, aux auteurs mécontens. Je connois comme un autre cette +manière de garder l'anonyme; et, si j'avois été coupable, je l'aurois +prise pour me cacher. Veuillez donc vous dire à vous-même: Marmontel, +devant dix personnes qui n'étoient pas ses amis intimes, a récité ce +qu'il savoit de cette parodie; donc il n'en étoit pas l'auteur. Sa +lettre à M. le duc d'Aumont est d'un homme qui ne craint rien; donc il +se sentoit fort de son innocence, et croyoit n'avoir rien à craindre. Ce +raisonnement, Monsieur le duc, est le contre-pied de celui qu'on +m'oppose, et n'en est pas moins concluant. J'ai fait deux imprudences: +l'une de réciter des vers que ma mémoire avoit surpris, et de les avoir +dits sans l'aveu de l'auteur.--C'est donc bien à l'auteur que vous les +avez entendu dire.--Oui, à l'auteur lui-même, car je ne veux point vous +mentir. C'est donc à lui que j'ai manqué, et c'est là ma première faute. +L'autre a été d'écrire à M. le duc d'Aumont d'un ton qui avoit l'air +ironique et pas assez respectueux; Ce sont là mes deux torts, j'en +conviens, mais je n'en ai point d'autres.--Je le crois, me dit-il; vous +me parlez en honnête homme. Cependant vous allez être envoyé à la +Bastille. Voyez M. de Saint-Florentin: il en a reçu l'ordre du roi.--J'y +vais, lui dis-je; mais puis-je me flatter que vous ne serez plus au +nombre de mes ennemis?» Il me le promit de bonne grâce, et je me rendis +chez le ministre, qui devoit m'expédier ma lettre de cachet. + +Celui-ci me vouloit du bien. Sans peine il me crut innocent. «Mais que +voulez-vous? me dit-il; M. le duc d'Aumont vous accuse, et veut que vous +soyez puni. C'est une satisfaction qu'il demande pour récompense de ses +services et des services de ses ancêtres. Le roi a bien voulu la lui +accorder. Allez-vous-en trouver M. de Sartine; je lui adresse l'ordre du +roi; vous lui direz que c'est de ma part que vous venez le recevoir.» Je +lui demandai si, auparavant, je pouvois me donner le temps de dîner à +Paris; il me le permit. + +J'étois invité à dîner ce jour-là chez mon voisin M. de Vaudesir[52], +homme d'esprit et homme sage, qui, sous une épaisse enveloppe, ne +laissoit pas de réunir une littérature exquise, beaucoup de politesse et +d'amabilité. Hélas! son fils unique étoit ce malheureux Saint-James, +qui, après avoir dissipé follement une grande fortune qu'il lui avoit +laissée, est allé mourir insolvable à cette Bastille où l'on m'envoyoit. + +Après dîner, je confiai mon aventure à Vaudesir, qui me fit de tendres +adieux. De là je me rendis chez M. de Sartine, que je ne trouvai point +chez lui; il dînoit ce jour-là en ville, et ne devoit rentrer qu'à six +heures. Il en étoit cinq; j'employai l'intervalle à aller prévenir et +rassurer sur mon infortune ma bonne amie Mme Harenc. À six heures, je +retournai chez le lieutenant de police. Il n'étoit pas instruit de mon +affaire, ou il feignit de ne pas l'être. Je la lui racontai; il en parut +fâché. «Lorsque nous dînâmes ensemble, me dit-il, chez M. le baron +d'Holbach, qui auroit prévu que la première fois que je vous reverrois +ce seroit pour vous envoyer à la Bastille? Mais je n'en ai pas reçu +l'ordre. Voyons si en mon absence il est arrivé dans mes bureaux.» Il +fit appeler ses commis; et ceux-ci n'ayant entendu parler de rien: +«Allez-vous-en coucher chez vous, me dit-il, et revenez demain sur les +dix heures; cela sera tout aussi bon.» + +J'avois besoin de cette soirée pour arranger le _Mercure_ du mois. +J'envoyai donc prier à souper deux de mes amis; et, en les attendant, je +passai chez Mme Geoffrin pour lui annoncer ma disgrâce. Elle en savoit +déjà quelque chose, car je la trouvai froide et triste; mais, quoique +mon malheur eût pris sa source dans sa société, et qu'elle-même en fût +la cause involontaire, je ne touchai point cet article, et je crois +qu'elle m'en sut bon gré. + +Les deux amis que j'attendois étoient Suard et Coste[53]: celui-ci, +jeune Toulousain, avec lequel j'avois été en société dans sa ville; +l'autre, sur qui je comptois pour la vie, étoit l'ami de coeur que je +m'étois choisi. Il vouloit bien m'entretenir dans cette douce illusion +en m'offrant librement lui-même les occasions de lui être utile. Il +m'auroit offensé s'il eût paru douter du plein droit qu'il avoit de +disposer de moi. Le désir de les occuper utilement pour eux-mêmes +m'avoit fait entreprendre une collection des morceaux les plus curieux +des anciens _Mercures_[54]. Ils en faisoient le choix en se jouant; et +les mille écus nets que me produisoit cette partie de mon domaine se +partageoient entre eux. + +Nous passâmes ensemble une partie de la nuit à tout disposer pour +l'impression du _Mercure_ prochain; et, après avoir dormi quelques +heures, je me levai, fis mes paquets, et me rendis chez M. de Sartine, +où je trouvai l'exempt qui alloit m'accompagner. M. de Sartine vouloit +qu'il se rendît à la Bastille dans une autre voiture que la mienne. Ce +fut moi qui me refusai à cette offre obligeante; et, dans le même +fiacre, mon introducteur et moi, nous arrivâmes à la Bastille[55]. J'y +fus reçu dans la salle du conseil par le gouverneur et son état-major; +et là je commençai à m'apercevoir que j'étois bien recommandé. Ce +gouverneur, M. d'Abadie[56], après avoir lu les lettres que l'exempt lui +avoit remises, me demanda si je voulois qu'on me laissât mon domestique, +à condition cependant que nous serions dans une même chambre, et qu'il +ne sortiroit de prison qu'avec moi. Ce domestique étoit Bury. Je le +consultai là-dessus; il me répondit qu'il ne vouloit pas me quitter. On +visita légèrement mes paquets et mes livres, et l'on me fit monter dans +une vaste chambre, où il y avoit pour meubles deux lits, deux tables, un +bas d'armoire et trois chaises de paille. Il faisoit froid; mais un +geôlier nous fit bon feu et m'apporta du bois en abondance. En même +temps on me donna des plumes, de l'encre et du papier, à condition de +rendre compte de l'emploi et du nombre des feuilles que l'on m'auroit +remises. + +Tandis que j'arrangeois ma table pour me mettre à écrire, le geôlier +revint me demander si je trouvois mon lit assez bon. Après l'avoir +examiné, je répondis que les matelas en étoient mauvais et les +couvertures malpropres. Dans la minute tout cela fut changé. On me fit +demander aussi quelle étoit l'heure de mon dîner. Je répondis: l'heure +de tout le monde. La Bastille avoit une bibliothèque; le gouverneur m'en +envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la +composoient. Je le remerciai pour mon compte; mais mon domestique +demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta. + +De mon côté, j'avois assez de quoi me sauver de l'ennui. Impatienté +depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignoient pour le +poème de Lucain, qu'ils n'avoient pas lu et qu'ils ne connoissoient que +par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j'avois résolu de le +traduire plus décemment et plus fidèlement en prose, et ce travail, qui +m'appliqueroit sans fatiguer ma tête, se trouvoit le plus convenable au +loisir solitaire de ma prison. J'avois donc apporté avec moi la +_Pharsale_, et, pour l'entendre mieux, j'avois eu soin d'y joindre les +_Commentaires_ de César. + +Me voilà donc au coin d'un bon feu, méditant la querelle de César et de +Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d'Aumont. Voilà, de son côté, +Bury, aussi philosophe que moi, s'amusant à faire nos lits, placés dans +les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un +beau jour d'hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer +qui me laissoient la vue du faubourg Saint-Antoine. + +Deux heures après, les verrous des deux portes qui m'enfermoient me +tirent par leur bruit de ma profonde rêverie, et les deux geôliers, +chargés d'un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence. +L'un dépose devant le feu trois petits plats couverts d'assiettes de +faïence commune; l'autre déploie, sur celle des deux tables qui étoit +vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur +cette table un couvert assez propre, cuillère et fourchette d'étain, du +bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les +geôliers se retirent, et les deux portes se referment avec le même bruit +des serrures et des verrous. + +Alors Bury m'invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C'étoit +un vendredi. Cette soupe en maigre étoit une purée de fèves blanches, au +beurre le plus frais, et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que +Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu'il +m'apporta pour le second service étoit meilleur encore. La petite pointe +d'ail l'assaisonnoit, avec une finesse de saveur et d'odeur qui auroit +flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n'étoit pas excellent, mais +il étoit passable; point de dessert: il falloit bien être privé de +quelque chose. Au surplus, je trouvai qu'on dînoit fort bien en prison. + +Comme je me levois de table, et que Bury alloit s'y mettre (car il y +avoit encore à dîner pour lui dans ce qui restoit), voilà mes deux +geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les +mains. À l'appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, +cuillère et fourchette d'argent, nous reconnûmes notre méprise; mais +nous ne fîmes semblant de rien; et, lorsque nos geôliers, ayant déposé +tout cela, se furent retirés: «Monsieur, me dit Bury, vous venez de +manger mon dîner, vous trouverez bon qu'à mon tour je mange le +vôtre.--Cela est juste», lui répondis-je; et les murs de ma chambre +furent, je crois, bien étonnés d'entendre rire. + +Ce dîner étoit gras; en voici le détail: un excellent potage, une +tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de +graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un +d'épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une +bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka; ce fut +le dîner de Bury, à l'exception du café et du fruit, qu'il voulut bien +me réserver. + +L'après-dîner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me +trouvois bien nourri, m'assurant que je le serois de sa table, qu'il +auroit soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n'y +toucheroit. Il me proposa un poulet pour mon souper; je lui rendis +grâce, et lui dis qu'un reste de fruit de mon dîner me suffiroit. On +vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l'on peut en +induire avec quelle douceur, plutôt quelle répugnance, l'on se prêtoit à +servir contre moi la colère du duc d'Aumont. + +Tous les jours j'avois la visite du gouverneur. Comme il avoit quelque +teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisoit à suivre mon +travail, il en jouissoit; mais bientôt, se dérobant lui-même à ces +petites dissipations: «Adieu, me disoit-il, je m'en vais consoler des +gens plus malheureux que vous.» Les égards qu'il avoit pour moi +pouvoient bien n'être pas une preuve de son humanité; mais j'en avois +d'ailleurs un bien fidèle témoignage. L'un des geôliers s'étoit pris +d'amitié pour mon domestique, et bientôt il s'étoit familiarisé avec +moi. Un jour donc que je lui parlois du naturel sensible et compatissant +de M. d'Abadie: «Ah! me dit-il, c'est le meilleur des hommes; il n'a +pris cette place, qui lui est si pénible, que pour adoucir le sort des +prisonniers. Il a succédé à un homme dur et avare, qui les traitoit bien +mal; aussi, quand il mourut, et que celui-ci prit sa place, ce +changement se fit sentir jusque dans les cachots; vous auriez dit +(expression bien étrange dans la bouche d'un geôlier), vous auriez dit +qu'un rayon de soleil avoit pénétré dans ces cachots. Des gens auxquels +il nous est défendu de dire ce qui se passe au dehors nous demandoient: +«Qu'est-il donc arrivé?» Enfin, Monsieur, vous voyez comment est nourri +votre domestique, nos prisonniers le sont presque tous aussi bien; et +les soulagemens qu'il dépend de lui de leur donner le soulagent +lui-même, car il souffre à les voir souffrir.» + +Je n'ai pas besoin de vous dire que ce geôlier lui-même étoit aussi un +bon homme dans son état; et je gardai bien de le dégoûter de cet état, +où la compassion est si précieuse et si rare. + +La manière dont on me traitoit à la Bastille me faisoit bien penser que +n'y serois pas longtemps, et mon travail, entremêlé de lectures +intéressantes (car j'avois avec moi Montaigne, Horace et La Bruyère), me +laissoit peu de momens d'ennui. Une seule chose me plongeoit quelquefois +dans la mélancolie: les murs de ma chambre étoient couverts +d'inscriptions qui toutes portoient le caractère des réflexions tristes +et sombres dont, avant moi, des malheureux avoient été sans doute +obsédés dans cette prison. Je croyois les y voir encore errans et +gémissans, et leurs ombres m'environnoient. + +Mais un objet qui m'étoit personnel vint plus cruellement tourmenter ma +pensée. En parlant de la société de Mme Harenc, je n'ai pas fait mention +d'un brave homme appelé Durand, qui avoit de l'amitié pour moi, mais +qui, d'ailleurs, n'étoit remarquable que par une grande simplicité de +moeurs. + +Or, un matin, le neuvième jour de ma captivité, le major de la Bastille +entra chez moi, et, d'un air grave et froid, sans aucun préambule, il me +demanda si un nommé Durand étoit connu de moi. Je répondis que je +connoissois un homme de ce nom. Alors, s'asseyant pour écrire, il +continue son interrogatoire. L'âge, la taille, la figure de ce nommé +Durand, son état, sa demeure, depuis quel temps je l'avois connu, dans +quelle maison, rien ne fut oublié; et, à chacune de mes réponses, le +major écrivoit avec un visage de marbre. Enfin, m'ayant fait la lecture +de mon interrogatoire, il me présente la plume pour le signer. Je le +signe, et il se retire. + +À peine est-il sorti, tous les peut-être les plus sinistres s'emparent +de mon imagination. «Qu'aura-t-il donc fait, ce bon Durand? Il va tous +les matins au café, il y aura pris ma défense; il y aura parlé avec trop +de chaleur contre le duc d'Aumont; il se sera répandu en murmures contre +une autorité partiale, injuste, oppressive, qui accable l'homme innocent +et foible pour complaire à l'homme puissant. Sur l'imprudence de ces +propos, on l'aura lui-même arrêté; et, à cause de moi et pour l'amour de +moi, il va gémir dans une prison plus rigoureuse que la mienne. Foible +comme il est, bien moins jeune et bien plus timide que moi, le chagrin +va le prendre, il y succombera; je serai cause de sa mort. Et la pauvre +Mme Harenc, et tous nos bons amis, dans quel état ils doivent être, ô +Dieu! que de malheurs mon imprudence aura causés!» C'est ainsi que, dans +la pensée d'un homme captif, isolé, solitaire, dans les liens du pouvoir +absolu, la réflexion grossit tous les mauvais présages et lui environne +l'âme de noirs pressentimens. Dès ce moment je ne dormis plus d'un bon +sommeil. Tous ces mets que le gouverneur me réservoit avec tant de soin +furent trempés d'amertume. Je sentois dans le foie comme une +meurtrissure; et, si ma détention à la Bastille avoit duré huit jours +encore, elle auroit été mon tombeau. + +Dans cette situation, je reçus une lettre que M. de Sartine me faisoit +parvenir. Elle étoit de Mlle S***[57], jeune personne intéressante et +belle, avec qui j'étois sur le point de m'unir avant ma disgrâce. Dans +cette lettre elle me témoignoit, de la manière la plus touchante, la +part sincère et tendre qu'elle prenoit à mon malheur, en m'assurant +qu'il n'étonnoit point son courage, et que, loin d'affoiblir ses +sentimens pour moi, il les rendoit plus vifs et plus constans. + +Je répondis d'abord par l'expression de toute ma sensibilité pour une +amitié si généreuse; mais j'ajoutai que la grande leçon que je recevois +du malheur étoit de ne jamais associer personne aux dangers imprévus et +aux révolutions soudaines auxquelles m'exposoit la périlleuse condition +d'homme de lettres; que, si dans ma situation je me sentois quelque +courage, j'en étois redevable à mon isolement; que ma tête seroit déjà +perdue si, hors de ma prison, j'avois laissé une femme et des enfans +dans la douleur, et qu'au moins de ce côté-là, qui seroit pour moi le +plus sensible, je ne voulois jamais donner prise à l'adversité. + +Mlle S*** fut plus piquée qu'affligée de ma réponse, et peu de temps +après elle s'en consola en épousant M. S***. + +Enfin, le onzième jour de ma détention, à la nuit tombante, le +gouverneur vint m'annoncer que la liberté m'étoit rendue, et le même +exempt qui m'avoit amené me ramena chez M. de Sartine. Ce magistrat me +témoigna quelque joie de me revoir, mais une joie mêlée de tristesse. +«Monsieur, lui dis-je, dans vos bontés, dont je suis bien reconnoissant, +je ne sais quoi m'afflige encore: en me félicitant, vous avez l'air de +me plaindre. Auriez-vous quelque autre malheur à m'annoncer (je pensois +à Durand)?--Hélas! oui, me dit-il; et ne vous en doutez-vous pas? le roi +vous ôte le _Mercure_.» Ces mots me soulagèrent; et d'un signe de tête +exprimant ma résignation je répondis: «Tant pis pour le _Mercure_.--Le +mal, ajouta-t-il, n'est peut-être pas sans remède. M. de Saint-Florentin +est à Paris, il s'intéresse à vous, allez le voir demain matin.» + +En quittant M. de Sartine, je courus chez Mme Harenc, impatient de voir +Durand. Je l'y trouvai; et, au milieu des acclamations de joie de toute +la société, je ne vis que lui. «Ah! vous voilà, lui dis-je en lui +sautant au cou, que je suis soulagé!» Ce transport, à la vue d'un homme +pour qui je n'avois jamais eu de sentiment passionné, étonna tout le +monde. On crut que la Bastille m'avoit troublé la tête. «Ah! mon ami, me +dit Mme Harenc en m'embrassant, vous voilà libre! que j'en suis aise! Et +le _Mercure_?--Le _Mercure_ est perdu, lui dis-je. Mais, Madame, +permettez-moi de m'occuper de ce malheureux homme. Qu'a-t-il donc fait +pour me causer tant de chagrin?» Je racontai l'histoire du major. Il se +trouva que Durand étoit allé solliciter auprès de M. de Sartine la +permission de me voir et qu'il s'étoit dit mon ami. M. de Sartine +m'avoit fait demander ce que c'étoit que ce Durand, et, de cette +question toute simple, le major avoit fait un interrogatoire. Éclairci +et tranquille sur ce point-là, j'employai mon courage à relever les +espérances de mes amis, et, après avoir reçu d'eux mille marques +sensibles du plus tendre intérêt, j'allai voir Mme Geoffrin. + +«Eh bien! vous voilà, me dit-elle; Dieu soit loué! Le roi vous ôte le +_Mercure_; M. le duc d'Aumont est bien content, cela vous apprendra à +écrire des lettres.--Et à dire des vers», ajoutai-je en souriant. Elle +me demanda si je n'allois pas faire encore quelque folie. «Non, Madame; +mais je vais tâcher de remédier à celles que j'ai faites.» Comme elle +étoit réellement affligée de mon malheur, il fallut, pour se soulager, +qu'elle m'en fît une querelle: pourquoi avois-je fait ces vers? «Je ne +les ai pas faits, lui dis-je.--Pourquoi donc les avez-vous dits?--Parce +que vous l'avez voulu.--Eh! savois-je, moi, que ce fût une satire aussi +piquante? Vous qui la connoissiez, falloit-il vous vanter de la savoir? +Quelle imprudence! Et puis vos bons amis de Presle et Vaudesir vont +publiant qu'on vous envoie à la Bastille sur votre parole avec toutes +sortes d'égards et de ménagemens!--Eh quoi! Madame, falloit-il laisser +croire qu'on m'y traînoit en criminel?--Il falloit se taire et ne pas +narguer ces gens-là. Le maréchal de Richelieu a bien su dire qu'on +l'avoit deux fois mené à la Bastille comme un coupable, et qu'il étoit +bien singulier qu'on vous eût traité mieux que lui.--Voilà, Madame, un +digne objet d'envie pour le maréchal de Richelieu.--Eh! oui, Monsieur, +ils sont blessés que l'on ménage celui qui les offense, et ils emploient +tout leur crédit à se venger de lui; cela est naturel. Ne voulez-vous +pas qu'ils se laissent manger la laine sur le dos!--Quels moutons!» +m'écriai-je d'un air un peu moqueur; mais bientôt, m'apercevant que mes +répliques l'animoient, je pris le parti du silence. Enfin, lorsqu'elle +m'eut bien tout dit ce qu'elle avoit sur le coeur, je me levai d'un air +modeste, et lui souhaitai le bonsoir. + +Le lendemain matin, je m'éveillois à peine, lorsque Bury, en entrant +dans ma chambre, m'annonça Mme Geoffrin. «Eh bien, mon voisin, me +demanda-t-elle, comment avez-vous passé la nuit?--Fort bien, Madame; ni +le bruit des verrous, ni le _qui vive_ des rondes, n'a interrompu mon +sommeil.--Et moi, dit-elle, je n'ai pas fermé l'oeil.--Pourquoi donc, +Madame?--Ah! pourquoi? ne le savez-vous pas? J'ai été injuste et +cruelle. Je vous ai, hier au soir, accablé de reproches. Voilà comme on +est: dès qu'un homme est dans le malheur, on l'accable, on lui fait des +crimes de tout (et elle se mit à pleurer).--Eh! bon Dieu, Madame, lui +dis-je, pensez-vous encore à cela? Pour moi, je l'avois oublié. Si je +m'en ressouviens, ce ne sera jamais que comme d'une marque de vos bontés +pour moi. Chacun a sa façon d'aimer: la vôtre est de gronder vos amis du +mal qu'ils se sont fait, comme une mère gronde son enfant lorsqu'il est +tombé.» Ces mots la consolèrent. Elle me demanda ce que j'allois faire. +«Je vais suivre, lui dis-je, le conseil que m'a donné M. de Sartine, +voir M. de Saint-Florentin, et de là me rendre à Versailles, et aborder, +s'il est possible, Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul. Mais je +suis de sang-froid, je possède ma tête, je me conduirai bien, n'en ayez +point d'inquiétude.» Tel fut cet entretien, qui fait, je crois, autant +d'honneur au caractère de Mme Geoffrin qu'aucune des bonnes actions de +sa vie. + +M. de Saint-Florentin me parut touché de mon sort. Il avoit fait pour +moi tout ce que sa foiblesse et sa timidité lui avoient permis de faire; +mais ni Mme de Pompadour ni M. de Choiseul ne l'avoient secondé. Sans +s'expliquer, il approuva que je les visse l'un et l'autre, et je me +rendis à Versailles. + +Mme de Pompadour, chez qui je me présentai d'abord, me fit dire par +Quesnay que, dans la circonstance présente, elle ne pouvoit pas me voir. +Je n'en fus point surpris; je n'avois aucun droit de prétendre qu'elle +se fît pour moi des ennemis puissans. + +Le duc de Choiseul me reçut, mais pour m'accabler de reproches. «C'est +bien à regret, me dit-il, que je vous revois malheureux; mais vous avez +bien fait tout ce qu'il falloit pour l'être, et vos torts se sont +tellement aggravés par votre imprudence que les personnes qui vous +vouloient le plus de bien ont été obligées de vous abandonner.--Qu'ai-je +donc fait, Monsieur le duc? qu'ai-je pu faire entre quatre murailles qui +m'ait donné un tort de plus que ceux dont je me suis accusé devant +vous?--D'abord, reprit-il, le jour même que vous deviez vous rendre à la +Bastille, vous êtes allé à l'Opéra vous vanter, d'un air insultant, que +votre envoi à la Bastille n'étoit qu'une dérision et qu'une vaine +complaisance qu'on avoit pour un duc et pair, contre lequel vous n'aviez +cessé de déclamer dans les foyers de la Comédie, contre lequel vous avez +écrit à l'armée les lettres les plus injurieuses; contre lequel enfin +vous avez fait, non pas seul, mais en société, la parodie de _Cinna_, +dans un souper, chez Mlle Clairon, avec le comte de Valbelle, l'abbé +Galiani, et autres joyeux convives: voilà ce que vous ne m'avez pas dit, +et dont on est bien assuré.» + +Pendant qu'il me parloit, je me recueillois en moi-même, et, lorsqu'il +eut fini, je pris la parole à mon tour. «Monsieur le duc, lui dis-je, +vos bontés me sont chères; votre estime m'est encore plus précieuse que +vos bontés, et je consens à perdre et vos bontés et votre estime si, +dans tous ces rapports qu'on vous a faits, il y a un mot de +vrai.--Comment! s'écria-t-il avec un haut-le-corps, dans ce que je viens +de vous dire pas un mot de vrai?--Pas un mot, et je vous prie de +permettre que, sur votre bureau, je signe article par article tout ce +que je vais y répondre. + +«Le jour que je devois aller à la Bastille, je n'eus certainement aucune +envie d'aller à l'Opéra.» Et, après lui avoir rendu compte de l'emploi +de mon temps depuis que je l'avois quitté: «Envoyez savoir, ajoutai-je, +de M. de Sartine et de Mme Harenc, le temps que j'ai passé chez eux: ce +sont précisément les heures du spectacle. + +«Quant aux foyers de la Comédie, le hasard fait que depuis six mois je +n'y ai pas mis les pieds. La dernière fois qu'on m'y a vu (et j'en ai +l'époque présente), c'est au début de Durancy[58]; et, auparavant même, +je défie que l'on me cite aucun mauvais propos de moi contre le duc +d'Aumont. + +«Par un hasard non moins heureux, il se trouve, Monsieur le duc, que, +depuis l'ouverture de la campagne, je n'ai pas écrit à l'armée; et, si +on me fait voir une lettre, un billet qu'on y ait reçu de moi, je veux +être déshonoré. + +«À l'égard de la parodie, il est de toute fausseté qu'elle ait été faite +aux soupers ni dans la société de Mlle Clairon. J'atteste même que chez +elle jamais je n'ai entendu dire un seul vers de cette parodie; et, si +depuis qu'elle est connue on y en a parlé, comme il est très possible, +ce n'a pas été devant moi. + +«Voilà, Monsieur le duc, quatre assertions que je vais écrire et signer +sur votre bureau, si vous voulez bien me le permettre; et soyez bien sûr +qu'âme qui vive ne vous prouvera le contraire, ni n'osera me le soutenir +en face et devant vous.» + +Vous pensez bien qu'en m'écoutant, la vivacité du duc de Choiseul +s'étoit un peu modérée. «Marmontel, me dit-il, je vois qu'on m'en a +imposé. Vous me parlez d'un ton à ne me laisser aucun doute sur votre +bonne foi, et il n'y a que la vérité qui ose tenir ce langage; mais il +faut me mettre moi-même en état d'affirmer que la parodie n'est point de +vous. Dites-moi quel en est l'auteur, et le _Mercure_ vous est +rendu.--Le _Mercure_, Monsieur le duc, ne me sera point rendu à ce +prix.--Pourquoi donc?--Parce que je préfère votre estime à quinze mille +livres de rente.--Ma foi, dit-il, puisque l'auteur n'a pas l'honnêteté +de se faire connoître, je ne sais pas pourquoi vous le +ménageriez.--Pourquoi, Monsieur le duc? parce qu'après avoir abusé +imprudemment de sa confiance, le comble de la honte seroit de la trahir. +J'ai été indiscret, mais je ne serai point perfide. Il ne m'a pas fait +confidence de ses vers pour les publier. C'est un larcin que lui a fait +ma mémoire; et, si ce larcin est punissable, c'est à moi d'en être puni: +me préserve le Ciel qu'il se nomme ou qu'il soit connu! ce seroit bien +alors que je serois coupable! J'aurois fait son malheur, j'en mourrois +de chagrin. Mais, à présent, quel est mon crime? d'avoir fait ce que, +dans le monde, chacun fait sans mystère; et vous-même, Monsieur le duc, +permettez-moi de vous demander si, dans la société, vous n'avez jamais +dit l'épigramme, les vers plaisans ou les couplets malins que vous aviez +entendu dire? Qui jamais, avant moi, a été puni pour cela? Les +_Philippiques_, vous le savez, étoient un ouvrage infernal. Le Régent, +la seconde personne du royaume, y étoit calomnié d'une manière atroce, +et cet ouvrage infâme couroit de bouche en bouche, on le dictoit, on +l'écrivoit, il y en avoit mille copies; et cependant quel autre que +l'auteur en a été puni? J'ai su des vers, je les ai récités, je ne les +ai laissé copier à personne; et tout le crime de ces vers est de tourner +en ridicule la vanité du duc d'Aumont. Tel est l'état de la cause en +deux mots. S'il s'agissoit d'un complot parricide, d'un attentat, on +auroit droit à me contraindre d'en dénoncer l'auteur; mais pour une +plaisanterie, en vérité, ce n'est pas la peine de me charger du rôle +infâme de délateur, et il iroit non seulement de ma fortune, mais de ma +vie, que je dirois comme Nicomède: + + Le maître qui prit soin de former ma jeunesse + Ne m'a jamais appris à faire une bassesse.» + +Je m'aperçus que le duc de Choiseul trouvoit du ridicule dans mon petit +orgueil; et, pour me le faire sentir, il me demanda, en souriant, quel +avoit été mon Annibal. «Mon Annibal, lui répondis-je, Monsieur le duc, +c'est le malheur, qui depuis longtemps m'éprouve et m'apprend à +souffrir. + +--Et voilà, reprit-il, ce que j'appelle un honnête homme.» Alors, le +voyant ébranlé: «C'est cet honnête homme, lui dis-je, que l'on ruine et +que l'on accable pour complaire à M. le duc d'Aumont, sans autre motif +que sa plainte, sans autre preuve que sa parole. Quelle effroyable +tyrannie!» Ici le duc de Choiseul m'arrêta. «Marmontel, me dit-il, le +brevet du _Mercure_ étoit une grâce du roi; il la retire quand il lui +plaît; il n'y a point là de tyrannie.--Monsieur le duc, lui +répliquai-je, du roi à moi, le brevet du _Mercure_ est une grâce; mais, +de M. le duc d'Aumont à moi, le _Mercure_ est mon bien, et, par une +accusation fausse, il n'a pas droit de me l'ôter... Mais non, ce n'est +pas moi qu'il dépouille, ce n'est pas moi que l'on immole à sa +vengeance. On égorge, pour l'assouvir, de plus innocentes victimes. +Sachez, Monsieur le duc, qu'à l'âge de seize ans, ayant perdu mon père, +et me voyant environné d'orphelins comme moi, et d'une pauvre et +nombreuse famille, je leur promis à tous de leur servir de père. J'en +pris à témoin le ciel et la nature; et, dès lors jusqu'à ce moment, j'ai +fait ce que j'avois promis. Je vis de peu; je sais réduire et mes +besoins et ma dépense; mais cette foule de malheureux qui subsistoient +du fruit de mon travail, mais deux soeurs que j'allois établir et doter, +mais des femmes dont la vieillesse avoit besoin d'un peu d'aisance, mais +la soeur de ma mère, veuve, pauvre et chargée d'enfans, que vont-ils +devenir? Je les avois flattés de l'espérance du bien-être; ils +ressentoient déjà l'influence de ma fortune; le bienfait qui en étoit la +source ne devoit plus tarir pour eux, et tout à coup ils vont +apprendre... Ah! c'est là que le duc d'Aumont doit aller savourer les +fruits de sa vengeance; c'est là qu'il entendra des cris et qu'il verra +couler des larmes. Qu'il aille y compter ses victimes et les malheureux +qu'il a faits; qu'il aille s'abreuver des pleurs de l'enfance et de la +vieillesse, et insulter aux misérables auxquels il arrache leur pain. +C'est là que l'attend son triomphe. Il l'a demandé, m'a-t-on dit, pour +récompense de ses services; il devoit dire pour salaire: c'en est un +digne de son coeur.» À ces mots, mes larmes coulèrent, et le duc de +Choiseul, aussi ému que moi, me dit en m'embrassant: «Vous me pénétrez +l'âme, mon cher Marmontel: je vous ai peut-être fait bien du mal, mais +je m'en vais le réparer.» + +Alors, prenant la plume avec sa vivacité naturelle, il écrivit à l'abbé +Barthélémy: «Mon cher abbé, le roi vous a accordé le brevet du +_Mercure_; mais je viens de voir et d'entendre Marmontel; il m'a touché, +il m'a persuadé de son innocence; ce n'est pas à vous d'accepter la +dépouille d'un innocent; refusez le _Mercure_; je vous en dédommagerai.» +Il écrivit à M. de Saint-Florentin: «Vous avez reçu, mon cher confrère, +l'ordre du roi pour expédier le brevet du _Mercure_; mais j'ai vu +Marmontel, et j'ai à vous parler de lui. Ne pressez rien que nous +n'ayons causé ensemble.» Il me lut ces billets, les cacheta, les fit +partir, et me dit d'aller voir Mme de Pompadour, en me donnant pour elle +un billet qu'il ne me lut point, mais qui m'étoit bien favorable, car je +fus introduit dès qu'elle y eut jeté les yeux. + +Mme de Pompadour étoit incommodée et gardoit le lit. J'approchai; j'eus +d'abord à essuyer les mêmes reproches que m'avoit faits le duc de +Choiseul; et, avec plus de douceur encore, j'y opposai les mêmes +réponses. Ensuite: «Voilà donc, lui dis-je, les nouveaux torts qu'on me +suppose pour obtenir du roi qu'après onze jours de prison il porte la +sévérité jusqu'à prononcer ma ruine! Si j'avois été libre, j'aurois +peut-être enfin, Madame, pénétré jusqu'à vous. J'aurois démenti ces +mensonges, et, en vous avouant ma seule et véritable faute, j'aurois +trouvé grâce à vos yeux; mais on commence par obtenir que je sois +enfermé entre quatre murailles; on profite du temps de ma captivité pour +me calomnier impunément tout à son aise; et les portes de ma prison ne +s'ouvrent que pour me faire voir l'abîme que l'on a creusé sous mes pas. +Mais c'est peu de nous y traîner, ma malheureuse famille et moi; on sait +qu'une main secourable peut nous en retirer encore; on craint que cette +main, dont nous avons déjà reçu tant de bienfaits, ne redevienne notre +appui; on nous ôte cette dernière et unique espérance; et, parce que +l'orgueil de M. le duc d'Aumont est irrité, il faut qu'une foule +d'innocens soient privés de toute consolation. Oui, Madame, tel a été le +but de ces mensonges, qui, en me faisant passer dans votre esprit pour +un méchant ou pour un fou, vous indisposoient contre moi. C'est là +surtout l'endroit sensible par où mes ennemis avoient su me percer le +coeur. + +«À présent, pour me mettre hors de défense, on exige de moi que je nomme +l'auteur de cette parodie dont j'ai su et dit quelques vers. On me +connoît assez, Madame, pour être bien sûr que jamais je ne le nommerai; +mais ne pas l'accuser, c'est, dit-on, me condamner moi-même; et, si je +ne veux pas être infâme, je suis perdu. Certes, si je ne puis me sauver +qu'à ce prix, ma ruine est bien décidée. Mais depuis quand, Madame, +est-ce un crime que d'être honnête? depuis quand même est-ce à l'accusé +de prouver qu'il est innocent? et depuis quand l'accusateur est-il +dispensé de la preuve? Je veux bien cependant repousser par des preuves +une attaque qui n'en a point; et mes preuves sont mes écrits, mon +caractère assez connu, et la conduite de ma vie. Depuis que j'ai eu le +malheur d'être nommé parmi les gens de lettres, j'ai eu pour ennemis +tous les écrivains satiriques. Il n'est point d'insolences que je n'en +aie reçues et patiemment endurées. Que l'on me cite de moi une +épigramme, un trait mordant, une ironie, enfin une raillerie approchant +du caractère de celle-ci, et je consens qu'on me l'impute; mais, si j'ai +dédaigné ces petites vengeances, si ma plume, toujours décente et +modérée, n'a jamais trempé dans le fiel, pourquoi, sur la parole et sur +la foi d'un homme que la colère aveugle, croit-on que cette plume ait +commencé par distiller contre lui son premier venin? Je suis calomnié, +Madame, je le suis devant vous, je le suis devant ce bon roi, qui ne +peut croire qu'on lui en impose; et, sans la pitié généreuse que je +viens d'inspirer à M. le duc de Choiseul, ni le roi, ni vous-même, vous +n'auriez jamais su que je fusse calomnié.» + +À peine j'achevois, on annonça le duc de Choiseul. Il n'avoit pas perdu +de temps, car je l'avois laissé à sa toilette. «Eh bien! dit-il, Madame, +vous l'avez entendu? Que pensez-vous de ce qu'il éprouve?--Que cela est +horrible, répondit-elle, et qu'il faut, Monsieur, que le _Mercure_ lui +soit rendu.--C'est mon avis, dit le duc de Choiseul.--Mais, reprit-elle, +il seroit peu convenable que le roi parût d'un jour à l'autre passer du +noir au blanc. C'est à M. le duc d'Aumont à faire lui-même une +démarche...--Ah! Madame, vous prononcez mon arrêt, m'écriai-je: cette +démarche que vous voulez qu'il fasse, il ne la fera point.--Il la fera, +insista-t-elle. M. de Saint-Florentin est chez le roi; il va venir me +voir, et je vais lui parler. Allez l'attendre à son hôtel.» + +Le vieux ministre ne fut pas plus content que moi du biais que prenoit +la foiblesse de Mme de Pompadour, et il ne me dissimula point qu'il en +tiroit un mauvais augure. En effet, l'opiniâtre orgueil du duc d'Aumont +fut intraitable: ni le comte d'Angiviller, son ami, ni Bouvard, son +médecin, ni le duc de Duras, son camarade, ne purent lui inspirer un +sentiment tant soit peu noble. Comme en lui-même il n'avoit rien qui pût +le faire respecter, il prétendit au moins se faire craindre; et il ne +revint à la cour que bien déterminé à ne pas se laisser fléchir, +déclarant qu'il regarderoit comme ses ennemis ceux qui lui parleroient +d'une démarche en ma faveur. Personne n'osa tenir tête à l'un des hommes +qui approchoient de plus près de la personne du roi, et tout cet intérêt +que l'on prenoit à moi se réduisit à me laisser une pension de mille +écus sur le _Mercure_; l'abbé Barthélémy en refusa le brevet, et il fut +accordé à un nommé Lagarde[59], bibliothécaire de Mme de Pompadour, et +digne protégé de Colin[60], son homme d'affaires. + +Dix ans après, le duc de Choiseul, en dînant avec moi, me rappela nos +conversations, auxquelles il auroit bien voulu, disoit-il, que nous +eussions eu des témoins. Je n'ai pu en donner, de souvenir, qu'une +esquisse légère, et telle que ma mémoire, dès longtemps refroidie, a pu +me la retracer; mais il faut que la situation m'eût bien vivement +inspiré, car il ajouta que de sa vie il n'avoit entendu un homme aussi +éloquent que je le fus dans ces momens-là; et, à ce propos: «Savez-vous, +me dit-il, ce qui empêcha Mme de Pompadour de vous faire rendre le +_Mercure_? ce fut ce fripon de Colin, pour le faire donner à son ami +Lagarde.» Ce Lagarde étoit si mal famé que, dans la société des +Menus-Plaisirs, où il étoit souffert, on l'appeloit _Lagarde-Bicêtre_. +C'étoit donc, mes enfans, à Lagarde-Bicêtre que l'on m'avoit sacrifié, +et le duc de Choiseul m'en faisoit l'aveu! + +Aussi dépourvu d'instruction que de talent, ce nouveau rédacteur fit si +mal sa besogne que le _Mercure_, décrié, tomboit, et n'alloit plus être +en état de payer les pensions dont il étoit chargé. Les pensionnaires, +effrayés, vinrent me supplier de consentir à le reprendre, et +m'offrirent d'aller tous ensemble demander qu'il me fût rendu; mais, +ayant une fois quitté cette chaîne importune, je ne voulus plus m'en +charger. Heureusement, Lagarde étant mort, le _Mercure_ fut fait un peu +moins mal et dépérit plus lentement; mais, pour sauver les pensions, il +fallut enfin qu'on en fît une entreprise de librairie. + + + + +LIVRE VII + + +Mon aventure avec le duc d'Aumont m'avoit fait deux grands biens: elle +m'avoit fait renoncer à un projet de mariage formé à la légère, et dont +j'ai eu depuis quelque raison de croire que je me serois repenti; elle +avoit mis pour moi dans l'âme de Bouvard les germes de cette amitié qui +m'a été si salutaire. Mais ces bons offices n'étoient pas les seuls que +le duc d'Aumont m'eût rendus en me persécutant. + +D'abord mon âme, que les délices de Paris, d'Avenay, de Passy, de +Versailles, avoient trop amollie, avoit besoin que l'adversité lui +rendît son ancienne trempe et le ressort qu'elle avoit perdu; le duc +d'Aumont avoit pris soin de remettre en vigueur mon courage et mon +caractère. En second lieu, sans m'occuper bien sérieusement, le +_Mercure_ ne laissoit pas de captiver mon attention, de consumer mon +temps, de me dérober à moi-même, de m'interdire toute entreprise +honorable pour mes talens, et de les asservir à une rédaction minutieuse +et presque mécanique; le duc d'Aumont les avoit remis en liberté, et +m'avoit rendu l'heureux besoin d'en faire un digne et noble usage. +Enfin, j'étois résolu à sacrifier au travail du _Mercure_ huit ou dix +des plus belles années de ma vie, avec l'espérance d'amasser une +centaine de mille francs, auxquels je bornois mon ambition. Or, les +loisirs que m'avoit procurés le duc d'Aumont ne me valurent guère moins +dans le même nombre d'années, sans rien prendre sur les plaisirs de mes +sociétés à la ville, ni des campagnes délicieuses où je passois le temps +des trois belles saisons. + +Je ne compte pas l'avantage d'avoir été reçu à l'Académie françoise plus +tôt que je n'aurois dû l'être en ne faisant que le _Mercure_. +L'intention du duc d'Aumont n'étoit pas de m'y conduire par la main; il +le fit cependant sans le vouloir, et même en ne le voulant pas. + +J'ai observé plus d'une fois, et dans les circonstances les plus +critiques de ma vie, que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle +a mieux fait pour moi que je n'aurois voulu moi-même. Ici me voilà +ruiné, et, du milieu de ma ruine, vous allez, mes enfans, voir naître le +bonheur le plus égal, le plus paisible et le plus rarement troublé dont +un homme de mon état se puisse flatter de jouir. Pour l'établir +solidement et sur sa base naturelle, je veux dire sur le repos de +l'esprit et de l'âme, je commençai par me délivrer de mes inquiétudes +domestiques. L'âge ou les maladies, celle surtout qui sembloit être +contagieuse dans ma famille, diminuoient successivement le nombre de ces +bons parens que j'avois eu tant de plaisir à faire vivre dans l'aisance. +J'avois déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce, et, après +avoir liquidé nos dettes, j'avois ajouté des pensions au revenu de mon +petit bien. Or, ces pensions de cent écus chacune étant réduites au +nombre de cinq, il me restoit à moi d'abord la moitié de mes mille écus +de pension sur le _Mercure_; j'avois de plus les cinq cents livres +d'intérêts de dix mille francs que j'avois employés au cautionnement de +M. Odde; j'y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc +d'Orléans, et, du surplus des fonds qui me restoient dans la caisse du +_Mercure_, j'achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon +domestique et moi, je n'avois guère moins de mille écus à dépenser. Je +n'en avois jamais dépensé davantage. Mme Geoffrin vouloit même que le +payement de mon loyer cessât dès lors; mais je la priai de permettre que +j'essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiroient pas, en +l'assurant que, si mon loyer me gênoit, je le lui avouerois sans rougir. +Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des +pensions que je faisois diminua par la mort de mes deux soeurs qui +étoient au couvent de Clermont, et que m'enleva la même maladie dont +étoient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux +vieilles tantes, les seules qui me restoient à la maison. La mort ne me +laissa que la soeur de ma mère, cette tante d'Albois qui vit encore. +Ainsi j'héritois tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D'un +autre côté, les premières éditions de mes _Contes_ commencèrent à +m'enrichir. + +Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition étoit l'Académie +françoise, et cette ambition même étoit modérée et paisible. Avant +d'atteindre à ma quarantième année j'avois encore trois ans à donner au +travail, et dans trois ans j'aurois acquis de nouveaux titres à cette +place. Ma traduction de Lucain s'avançoit, je préparois en même temps +les matériaux de ma _Poétique_, et la célébrité de mes _Contes_ alloit +toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyois donc pouvoir me +donner du bon temps. + +Vous avez vu de quelle manière obligeante l'officieux Bouret avoit +débuté avec moi. La connoissance faite, la liaison formée, ses sociétés +avoient été les miennes. Dans l'un des contes de _la Veillée_, j'ai +peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle Mme Gaulard. +L'un de ses deux fils[61], homme aimable, occupoit à Bordeaux l'emploi +de la recette générale des fermes; il avoit fait un voyage à Paris; et, +la veille de son départ, l'un des plus beaux jours de l'année, nous +dînions ensemble chez notre ami Bouret, en belle et bonne compagnie. La +magnificence de cet hôtel que les arts avoient décoré, la somptuosité de +la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d'un ciel pur, +et surtout l'amabilité d'un hôte qui, au milieu de ses convives, +sembloit être l'amoureux de toutes les femmes, le meilleur ami de tous +les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un +repas, y avoient exalté les esprits. Moi qui me sentois le plus libre +des hommes, le plus indépendant, j'étois comme l'oiseau qui, échappé du +lien qui le tenoit captif, s'élance dans l'air avec joie; et, pour ne +rien dissimuler, l'excellent vin qu'on me versoit contribuoit à donner +l'essor à mon âme et à ma pensée. + +Au milieu de cette gaieté, le jeune fils de Mme Gaulard nous faisoit ses +adieux; et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s'il pouvoit m'y +être bon à quelque chose. «À m'y bien recevoir, lui dis-je, lorsque +j'irai voir ce beau port et cette ville opulente: car, dans les rêves de +ma vie, c'est l'un de mes projets les plus intéressans.--Si je l'avois +su, me dit-il, vous auriez pu l'exécuter dès demain: j'avois une place à +vous offrir dans ma chaise.--Et moi, me dit l'un des convives (c'étoit +un juif appelé Gradis[62], l'un des plus riches négocians de Bordeaux), +et moi je me serois chargé de faire voiturer vos malles.--Mes malles, +dis-je, n'auroient pas été lourdes; mais pour mon retour à +Paris?...--Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurois +ramené.--Tout cela n'est donc plus possible? leur demandai-je.--Très +possible de notre part, me dirent-ils, mais nous partons demain.» Alors, +disant quatre mots à l'oreille au fidèle Bury, qui me servoit à table, +je l'envoyai faire mes paquets; et aussitôt, buvant à la santé de mes +compagnons de voyage: «Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons +demain.» Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le +monde but à la santé des voyageurs. + +Il est difficile d'imaginer un voyage plus agréable: une route superbe, +un temps si beau, si doux, que nous courions la nuit, en dormant, les +glaces baissées. Partout les directeurs, les receveurs des fermes +empressés à nous recevoir; je croyois être dans ces temps poétiques et +dans ces beaux climats où l'hospitalité s'exerçoit par des fêtes. + +À Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu'il étoit possible, +c'est-à-dire qu'on m'y donna de bons dîners, d'excellens vins, et même +des salves de canon des vaisseaux que je visitois. Mais, quoiqu'il y eût +dans cette ville des gens d'esprit et faits pour être aimables, je jouis +moins de leur commerce que je n'aurois voulu: un fatal jeu de dés, dont +la fureur les possédoit, noircissoit leur esprit et absorboit leur âme. +J'avois tous les jours le chagrin d'en voir quelqu'un navré de la perte +qu'il avoit faite. Ils sembloient ne dîner et ne souper ensemble que +pour s'entr'égorger au sortir de table; et cette âpre cupidité, mêlée +aux jouissances et aux affections sociales, étoit pour moi quelque chose +de monstrueux. + +Rien de plus dangereux pour un receveur général des fermes qu'une telle +société. Quelque intacte que fût sa caisse, sa seule qualité de +comptable lui devoit interdire les jeux de hasard, comme un écueil sinon +de sa fidélité, au moins de la confiance qu'on y avoit mise; et je ne +fus pas inutile à celui-ci pour l'affermir dans la résolution de ne +jamais se laisser gagner à la contagion de l'exemple. + +Une autre cause altéroit le plaisir que m'auroit fait le séjour de +Bordeaux: la guerre maritime faisoit des plaies profondes au commerce de +cette grande ville. Le beau canal que j'avois sous les yeux ne m'en +offroit que les débris; mais je me formois aisément l'idée de ce qu'il +devoit être dans son état paisible, prospère et florissant. + +Quelques maisons de commerçans, où l'on ne jouoit point, étoient celles +que je fréquentois le plus et qui me convenoient le mieux; mais aucune +n'avoit pour moi autant d'attrait que celle d'Ansely[63]. Ce négociant +étoit un philosophe anglois, d'un caractère vénérable. Son fils, quoique +bien jeune encore, annonçoit un homme excellent; et ses deux filles, +sans être belles, avoient un charme naturel dans l'esprit et dans les +manières qui m'engageoit autant et plus que n'eût fait la beauté. La +plus jeune des deux, Jenny, avoit fait sur mon âme une impression vive. +Ce fut pour elle que je composai la romance de _Pétrarque_, et je la lui +chantai en lui disant adieu. + +Dans les loisirs que me laissoit la société d'une ville où, le matin, +tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je +composai mon _Épître aux poètes_. J'eus aussi pour amusement les +facéties qu'on imprimoit à Paris dans ce moment-là contre un homme qui +méritoit d'être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien +rigoureusement: c'étoit Le Franc de Pompignan. + +Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à +Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y auroit joui +paisiblement de cette estime, si l'excès de sa vanité, de sa +présomption, de son ambition, ne l'avoit pas tant enivré. +Malheureusement, trop flatté dans ses académies de Montauban et de +Toulouse, accoutumé à s'y entendre applaudir dès qu'il ouvroit la bouche +et avant même qu'il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savoit +gagner ou payer la faveur, il se croyoit un homme d'importance en +littérature; et, par malheur encore, il avoit ajouté à l'arrogance d'un +seigneur de paroisse l'orgueil d'un président de cour supérieure dans sa +ville de Montauban; ce qui formoit un personnage ridicule dans tous les +points. D'après l'opinion qu'il avoit de lui-même, il avoit trouvé +malhonnête qu'à la première envie qu'il avoit témoignée d'être de +l'Académie françoise on ne se fût pas empressé à l'y recevoir; et, +lorsqu'en 1758 Sainte-Palaye y avoit eu sur lui la préférence, il en +avoit marqué un superbe dépit. Deux ans après, l'Académie n'avoit pas +laissé de lui accorder ses suffrages, et il n'y avoit pour lui que de +l'agrément dans l'unanimité de son élection; mais, au lieu de la +modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectoient, au moins en y +entrant, il y apporta l'humeur de l'orgueil offensé, avec un excès +d'âpreté et de hauteur inconcevable. Le malheureux avoit conçu +l'ambition d'être je ne sais quoi dans l'éducation des enfans de France. +Il savoit que, dans ses principes de religion, M. le Dauphin n'aimoit +pas Voltaire, et qu'il voyoit de mauvais oeil l'atelier encyclopédique; +il faisoit sa cour à ce prince; il croyoit s'être rendu recommandable +auprès de lui par ses odes sacrées, dont la magnifique édition ruinoit +son libraire; il croyoit l'avoir très flatté en lui confiant le +manuscrit de sa traduction des _Géorgiques_; il ne savoit pas à qui sa +vanité avoit affaire; il ne savoit pas que cette traduction, si +péniblement travaillée, en vers durs, raboteux, martelés, sans couleur +et sans harmonie, comparée au chef-d'oeuvre de la poésie latine, étoit, +par le Dauphin lui-même, soumise à l'oeil moqueur de la critique et +tournée en dérision. Il crut faire un coup de parti en attaquant +publiquement, dans son discours de réception à l'Académie françoise, +cette classe de gens de lettres que l'on appeloit philosophes, et +singulièrement Voltaire et les encyclopédistes. + +Il venoit de faire cette sortie lorsque je partis pour Bordeaux; et, ce +qui n'étoit guère moins étonnant que son arrogance, c'étoit le succès +qu'elle avoit eu. L'Académie avoit écouté en silence cette insolente +déclamation; le public l'avoit applaudie; Pompignan étoit sorti de là +triomphant et enflé de sa vaine gloire. + +Mais, peu de temps après, commença contre lui la légère escarmouche des +_Facéties parisiennes_; et ce fut l'un de ses amis, le président +Barbot[64], qui, étant venu me voir, m'apprit que «ce pauvre M. de +Pompignan étoit la fable de Paris». Il me montra les premières feuilles +qu'il venoit de recevoir; c'étoient les _Quand_ et les _Pourquoi_. Je +vis la tournure et le ton que prenoit la plaisanterie. + +«Vous êtes donc l'ami de M. Le Franc? lui demandai-je.--Hélas! oui, me +dit-il.--Je vous plains donc, car je connois les railleurs qui sont à +ses trousses. Voilà les _Quand_ et les _Pourquoi_; bientôt les _Si_, les +_Mais_, les _Car_, vont venir à la file; et je vous annonce qu'on ne le +quittera point qu'il n'ait passé par les particules.» La correction fut +encore plus sévère que je n'avois prévu; on se joua de lui de toutes les +manières. Il voulut se défendre sérieusement; il n'en fut que plus +ridicule. Il adressa un mémoire au roi; son mémoire fut bafoué. Voltaire +parut rajeunir pour s'égayer à ses dépens: en vers, en prose, sa malice +fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et +plaisantes qu'elle n'avoit jamais été. Une saillie n'attendoit pas +l'autre. Le public ne cessoit de rire aux dépens du triste Le Franc. +Obligé de se tenir enfermé chez lui pour ne pas entendre chanter sa +chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montré au doigt, il finit +par aller s'ensevelir dans son château, où il est mort sans avoir jamais +osé reparoître à l'Académie. J'avoue que je n'eus aucune pitié de lui, +non seulement parce qu'il étoit l'agresseur, mais parce que son +agression avoit été sérieuse et grave, et n'alloit pas à moins, si on +l'en avoit cru, qu'à faire proscrire nombre de gens de lettres, qu'il +dénonçoit et désignoit comme les ennemis du trône et de l'autel. + +Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris: +«Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route? n'aimeriez-vous +pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon, +Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève, où nous verrions +Voltaire, dont mon père a été connu?» Vous pensez bien que j'embrassai +ce beau projet avec transport; et, avant de partir, j'écrivis à +Voltaire. + +À Toulouse, nous fûmes reçus par un ami intime de Mme Gaulard, M. de +Saint-Amand, homme de l'ancien temps pour la franchise et la politesse, +et qui dans cette ville occupoit un très bon emploi[65]. Pour moi, je +n'y retrouvai plus aucune de mes connoissances. J'eus même de la peine à +reconnoître la ville, tant les objets de comparaison et l'habitude de +voir Paris la rapetissoient à mes yeux. + +De Toulouse à Béziers, nous fûmes occupés à suivre et à observer le +canal du Languedoc. Ce fut là véritablement pour moi un sujet +d'admiration, parce que j'y voyois réunies la grandeur et la simplicité, +deux caractères qui ne se montrent jamais ensemble sans causer +d'étonnement. + +La jonction des deux mers et le commerce de l'une et de l'autre étoient +le résultat de deux ou trois grandes idées combinées par le génie. La +première étoit celle d'un amas d'eaux immense, dans l'espèce de coupe +que forment des montagnes du côté de Revel, à quelques lieues de +Carcassonne, pour être perpétuellement la source et le réservoir du +canal; la seconde étoit le choix d'une éminence inférieure au réservoir, +mais dominant, d'un côté, l'intervalle de ce point-là jusqu'à Toulouse, +et, de l'autre côté, l'espace du même point jusqu'à Béziers; en sorte +que les eaux du réservoir, conduites jusque-là par une pente naturelle, +s'y tiendroient suspendues dans un vaste niveau, et n'auroient plus qu'à +s'épancher d'un côté vers Béziers, de l'autre vers Toulouse, pour +alimenter le canal et aller déposer les barques dans l'Orbe d'un côté, +et de l'autre dans la Garonne. Enfin, une troisième et principale idée +étoit la construction des écluses dans tous les points où les barques +auroient à s'élever ou à descendre; l'effet de ces écluses étant, comme +l'on sait, de recevoir les barques, et, en se remplissant ou se vidant à +volonté, de leur servir comme d'échelons dans les deux sens, soit pour +descendre, soit pour monter au niveau du canal. + +En vous épargnant des détails de prévoyance et d'industrie où +l'inventeur étoit entré pour rendre intarissable la source des eaux du +canal et en mesurer le volume, sans jamais le faire dépendre du cours +des rivières voisines, ni communiquer avec elles, je dirai seulement que +je ne négligeai aucun de ces détails. Mais le principal objet de mon +attention fut le bassin de Saint-Ferréol, la source du canal et le +réservoir de ses eaux. Ce bassin, formé, comme je l'ai dit, par un +cercle de montagnes, a deux mille deux cent vingt-deux toises de +circonférence et cent soixante pieds de profondeur. La gorge des +montagnes qui l'environnent est fermée par un mur de trente-six toises +d'épaisseur. Lorsqu'il est plein, ses eaux s'épanchent en cascade; mais, +dans les temps de sécheresse, ces épanchoirs n'en versent plus, et alors +c'est du fond du réservoir qu'on les tire. Voici comment: dans +l'épaisseur de la digue sont pratiquées deux voûtes qui, à quarante +pieds de distance, se prolongent sous le réservoir; à l'une de ces +voûtes sont adaptés verticalement trois tubes de bronze du calibre des +plus gros canons, et par lesquels, quand leurs robinets s'ouvrent, l'eau +du réservoir tombe dans un aqueduc pratiqué le long de la seconde voûte; +en sorte que, lorsqu'on pénètre jusqu'à ces robinets, on a cent soixante +pieds d'eau sur la tête. Nous ne laissâmes pas de nous avancer +jusque-là, à la lueur du goudron enflammé que notre conducteur portoit +dans une poèle: car nulle autre lumière n'auroit tenu à la commotion de +l'air qu'excita bientôt sous la voûte l'explosion des eaux, quand tout à +coup, avec un fort levier de fer, notre homme ouvrit le robinet de l'un +des trois tuyaux, puis celui du second, puis celui du troisième. À +l'ouverture du premier, le plus effroyable tonnerre se fit entendre sous +la voûte; et deux fois, coup sur coup, ce mugissement redoubla. Je +croyois voir crever le fond du réservoir, et les montagnes des environs +s'écrouler sur nos têtes. L'émotion profonde, et, à dire vrai, la +frayeur que ce bruit nous avoit causée, ne nous empêcha point d'aller +voir ce qui se passoit sous la seconde voûte. Nous y pénétrâmes, au +bruit de ces tonnerres souterrains; et là nous vîmes trois torrens +s'élancer par l'ouverture des robinets. Je ne connois dans la nature +aucun mouvement comparable à la violence de la colonne d'eau qui, en +flots d'écume, s'échappoit de ces tubes. L'oeil ne pouvoit la suivre; +sans étourdissement on ne pouvoit la regarder. Le bord de l'aqueduc où +fuyoit ce torrent n'avoit que quatre pieds de large; il étoit revêtu +d'une pierre de taille polie, humide et très glissante. C'étoit là que +nous étions debout, pâlissans, immobiles; et, si le pied nous eût +manqué, l'eau du torrent nous eût roulés à mille pas dans un clin d'oeil. +Nous sortîmes en frémissant, et nous sentîmes les rochers auxquels la +digue est appuyée trembler à cent pas de distance. + +Quoique bien familiarisé avec le mécanisme du canal, je ne laissai pas +d'être émerveillé encore, lorsque du pied de la colline de Béziers je +vis comme un long escalier de huit écluses contiguës, par où les barques +descendoient ou montoient avec une égale facilité. + +À Béziers, je trouvai un ancien militaire de mes amis, M. de La +Sablière, qui, après avoir joui longtemps de la vie de Paris, étoit venu +achever de vieillir dans sa ville natale, et y jouir d'une considération +méritée par ses services. Dans l'asile voluptueux qu'il s'étoit fait, il +nous reçut avec cette hilarité gasconne à laquelle contribuoient +l'aisance d'une fortune honnête, l'état d'une âme libre et calme, le +goût de la lecture, un peu de la philosophie antique, et cette salubrité +renommée de l'air qu'on respire à Béziers. Il me demanda des nouvelles +de La Popelinière, chez lequel nous avions passé ensemble de beaux +jours. «Hélas! lui répondis-je, nous ne nous voyons plus; son fatal +égoïsme lui a fait oublier l'amitié. Je vais vous confier ce que je n'ai +dit à personne: + +«Immédiatement après le mariage de ma soeur, j'avois obtenu pour son mari +un emploi à Chinon, l'entrepôt du tabac, emploi facile et simple, et que +ma soeur auroit pu conserver si elle avoit perdu son mari. Cet emploi +valoit cent louis. En même temps La Popelinière avoit obtenu, pour un de +ses parens, l'emploi des traites de Saumur, emploi de receveur +comptable, et qui, d'un détail infini et d'une extrême difficulté, ne +valoit que douze cents livres. La Popelinière ne laissa pas de me prier +d'en accepter l'échange, en alléguant la bienséance, vu que son homme, à +lui, demeuroit à Chinon. Comme il me demandoit ce service au nom de +l'amitié, je ne balançai pas à le lui rendre. Je tâchai même de me +persuader que les talens de mon beau-frère auroient été ensevelis dans +un magasin de tabac; au lieu que, dans une recette qui demandoit un +homme instruit, vigilant, appliqué, il pourroit se faire connoître et +mériter de l'avancement. Je ne crus donc pas lui faire tort; et, +généreux à ses dépens, je le fus à l'excès: car, l'emploi de Chinon +étant d'une valeur double de celui de Saumur, La Popelinière m'offroit +pour cet échange un dédommagement annuel de douze cents livres; et moi +je ne voulus, pour compensation, que le plaisir de l'obliger. Eh bien! +ce mince emploi, où mon beau-frère avoit rétabli l'ordre, l'activité, +l'exactitude, et qu'on lui avoit permis de joindre à celui du grenier à +sel qu'il avoit obtenu depuis, quelqu'un, à mon insu, l'a sollicité pour +un autre, et mon beau-frère l'a perdu.--Et La Popelinière a souffert +qu'on vous l'ait enlevé?--Que vouliez-vous qu'il fît?--Et, sandis! +étoit-il sans crédit dans sa compagnie? et du moins ne devoit-il pas +reconnoître et faire valoir ce que vous aviez fait pour lui?--Que +direz-vous donc, ajoutai-je, quand vous saurez que c'est lui-même qui, +sans m'en dire un mot, a demandé, sollicité cet emploi pour son +secrétaire, et en a dépouillé le mari de ma soeur?--Cela n'est pas +possible.--Cela n'est que trop vrai: les fermiers généraux eux-mêmes me +l'ont dit.» La Sablière, confondu, garda quelque temps le silence; et +puis: «Mon ami, me dit-il, nous l'avons aimé, vous et moi; ne pensons +qu'à cela; jetons un voile sur le reste.» En effet, nous ne fîmes plus +que nous retracer l'heureux temps où La Popelinière étoit pour nous un +hôte aimable, et cette galerie mouvante de tableaux et de caractères qui +chez lui nous avoit passé devant les yeux. «J'en aime encore le +souvenir, me dit-il, mais comme d'un songe dont le réveil est sans +regrets.» + +Montpellier ne nous offrit rien d'intéressant que le Jardin des plantes; +encore ne fut-il pour nous qu'une promenade agréable, car nous étions en +botanique aussi ignorans l'un que l'autre; mais, comme nous nous +connoissions en jolies femmes, nous eûmes le plaisir d'en suivre des +yeux quelques-unes qui, avec un teint brun, nous sembloient très +piquantes. Ce qu'on distingue en elles, c'est un air éveillé, une +démarche leste et un oeil agaçant. J'observai singulièrement qu'elles +étoient très bien chaussées, ce qui, par tout pays, est un présage +heureux. + +À Nîmes, sur la foi des voyageurs et des artistes, nous nous attendions +à être frappés d'admiration: rien ne nous étonna. Il y a des choses dont +la renommée exagère si fort la grandeur ou la beauté que l'opinion qu'on +en a eue de loin ne peut plus que décroître lorsqu'on les voit de près. +L'Amphithéâtre ne nous parut point vaste, et la structure ne nous +surprit que par sa massive lourdeur. La Maison carrée nous fit plaisir à +voir, mais le plaisir que fait une petite chose régulièrement +travaillée. + +Je ne veux pas oublier qu'à Nîmes, dans le cabinet d'un naturaliste +appelé Séguier[66], nous vîmes une collection de pierres grises qui, +fendues par lits, comme le talc, présentent les deux moitiés d'un +poisson incrusté dont la figure est très distincte; et cela n'est pas +merveilleux; mais, ce qui l'est pour moi, c'est ce que m'assura ce +naturaliste, que ces pierres se trouvent dans les Alpes, et que l'espèce +des poissons qu'elles renferment ne se trouvent plus dans nos mers. + + _Quærite, quos agitat mundi labor._ + + LUCAN. + +Nous ne vîmes Avignon qu'en passant, pour aller nous extasier à +Vaucluse. Mais il fallut encore ici rabattre de l'idée que nous avions +du séjour enchanté de Pétrarque et de Laure. Il en est de Vaucluse comme +de Castalie, du Pénée et du Simoïs. La renommée en est due aux Muses, +leur vrai charme est celui des vers qui les ont célébrés. Ce n'est pas +que la cascade de la fontaine de Vaucluse ne soit belle, et par le +volume et par les longs bondissemens de ses eaux parmi les rochers dont +leur chute est entrecoupée; mais, n'en déplaise aux poètes qui l'ont +décrite, la source en est absolument dénuée des ornemens de la nature; +les deux bords en sont nus, arides, escarpés, sans ombrage; ce n'est +qu'au bas de la cascade que la rivière qu'elle forme commence à revêtir +ses bords d'une assez riante verdure. Cependant, avant de quitter la +source de ses eaux, nous nous assîmes, nous rêvâmes; et, sans nous +parler l'un à l'autre, les yeux fixés sur des ruines qui nous sembloient +être les restes du château de Pétrarque, nous fûmes nous-mêmes quelques +momens dans l'illusion poétique, en croyant voir autour de ces ruines +errer les ombres des deux amans qui ont fait la gloire de ces bords. + +Mais, ce qui plus réellement est fait pour le plaisir des yeux, ce sont +l'enceinte et les dehors d'une petite ville que la rivière de Vaucluse +vient embrasser, et dont elle baigne les murs; ce qui l'a fait appeler +_l'Île_. Nous croyions en effet voir une île enchantée, en nous +promenant alentour, sous deux rangs de mûriers et entre deux canaux +d'une eau vive, pure et rapide. De jolis groupes de jeunes juives, qui +se promenoient comme nous, ajoutoient à l'illusion que nous faisoit la +beauté du lieu; et d'excellentes truites, de belles écrevisses, que l'on +nous servit à souper dans l'auberge qui terminoit cette charmante +promenade, firent succéder aux plaisirs de l'imagination et à ceux de la +vue les délices d'un nouveau sens. + +Le beau temps, qui depuis Paris avoit si agréablement accompagné notre +voyage, nous abandonna sur les confins de la Provence. Le pays où il +pleut le plus rarement fut pluvieux pour nous. La ville d'Aix ne fut +d'abord sur notre route qu'un passage pour aller voir Marseille et +Toulon. Il fallut cependant faire une visite d'usage au gouverneur de la +province, qui résidoit dans cette ville. Ce gouverneur, l'indigne fils +du maréchal de Villars[67], me reçut avec une politesse qui, dans un +autre, m'auroit flatté. Il marqua de l'empressement à nous retenir +jusqu'à la Fête-Dieu. Nous nous y refusâmes; mais il nous fit promettre +que la veille de cette fête nous serions de retour à Aix, pour voir le +lendemain la procession du roi René. + +Ce furent pour moi deux objets d'un intérêt très vif et d'une attention +très avide que ces deux ports célèbres, celui de Marseille pour le +commerce, celui de Toulon pour la guerre; et, quoiqu'à Marseille, une +ville neuve, très magnifiquement bâtie, fût digne de nous occuper, le +peu de temps que nous y fûmes s'employa tout à visiter le port, ses +défenses, ses magasins, et tous les grands objets de ce commerce que la +guerre faisoit languir, mais qui redeviendroit florissant à la paix. À +Toulon, le port fut de même l'unique objet de nos pensées. Nous y +reconnûmes la main de Louis XIV dans ces établissemens superbes où étoit +empreinte sa grandeur, et dans lesquels, soit pour la construction, soit +pour l'armement des vaisseaux, tout rappeloit encore une puissance +respectable. + +Ici, ce qui sembloit devoir m'en imposer le plus fut ce qui m'étonna le +moins. L'une de mes envies étoit de voir la pleine mer. Je la vis, mais +tranquille; et les tableaux de Vernet me l'avoient si fidèlement +représentée que la réalité ne m'en causa aucune émotion; mes yeux y +étoient aussi accoutumés que si j'étois né sur ses bords. + +Le duc de Villars sembloit avoir voulu nous rendre témoins du gala qu'il +donneroit chez lui la veille de la Fête-Dieu. En y arrivant le soir, +nous y trouvâmes toute la bonne compagnie de la ville, le bal, grand jeu +et grand souper. + +Le lendemain, le mauvais temps nous priva du spectacle de la procession +qu'on nous avoit si fort vantée. Nous en vîmes pourtant quelques +échantillons: par exemple, un crocheteur ivre, représentant la reine de +Saba; un autre, le roi Salomon; trois autres, les rois mages, et tout +cela crotté jusqu'aux oreilles. La reine de Saba n'en sautoit pas moins +en cadence, et le roi Salomon n'en bondissoit pas moins derrière la +reine de Saba. J'admirois le sérieux des Provençaux à ce spectacle, et +nous eûmes grand soin d'imiter ce respect. J'eus pourtant quelquefois +bien de la peine à ne pas rire. Je remarquai entre autres l'un de ces +personnages qui, au bout d'une gaule, portoit un chiffon blanc, et +derrière lui trois autres polissons qui faisoient dans la rue des +mouvemens d'ivrognes toutes les fois que l'homme au chiffon blanc +renversoit son bâton. Je demandai quel étoit le mystère que cela nous +représentoit. «Ne voyez-vous pas, me répondit le notable à qui je +parlois, que ce sont les trois mages que l'étoile conduit, et qui +s'égarent de leur route dès que l'étoile disparoît?» Je me contins. Rien +n'ôte l'envie de rire comme la peur d'être lapidé. + +Le gouverneur avoit exigé de nous de ne partir le lendemain de cette +fête qu'après avoir dîné chez lui. À ce dîner, il se piqua d'assembler +des gens de mérite, M. de Monclar[68] à leur tête. J'étois prévenu de la +plus haute estime pour ce grand magistrat. Je la lui témoignai avec +cette ingénuité de sentiment qui ne ressemble point à de la flatterie. +Il y parut sensible, et y répondit avec bonté. Presque au sortir de +table je pris congé du duc de Villars, aussi reconnoissant qu'on peut +l'être des attentions et des empressemens d'un homme qu'on n'estime pas. + +Sur notre route d'Aix à Lyon, il n'y eut rien de remarquable qu'un trait +de bonne foi de l'hôtesse de Tain, village voisin de cette côte de +l'Hermitage que ses vins ont rendue célèbre. À ce village, pendant que +l'on changeoit nos chevaux, je dis à l'hôtesse, en lui présentant un +louis d'or: «Madame, si vous avez d'excellent vin rouge de l'Hermitage, +donnez-m'en six bouteilles, et payez-vous sur ce louis.» Elle me regarda +d'un air satisfait de ma confiance. «Du vin rouge excellent, me +dit-elle, je n'en ai point; mais du blanc, j'en ai du meilleur.» Je me +fiai à sa parole, et ce vin, dont elle ne prit que cinquante sous la +bouteille, ne se trouva pas moins que du nectar. + +Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps +de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d'admirer dans ce +grand atelier du luxe les chefs-d'oeuvre de l'industrie. + +Rien de plus singulier, de plus original, que l'accueil que nous fit +Voltaire. Il étoit dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit +les bras; il pleura de joie en m'embrassant; il embrassa de même le fils +de son ancien ami M. Gaulard. «Vous me trouvez mourant, nous dit-il; +venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs?» Mon +camarade fut effrayé de ce début; mais moi, qui avois cent fois entendu +dire à Voltaire qu'il se mouroit, je fis signe à Gaulard de se rassurer. +En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de +son lit: «Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir! surtout +dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. +C'est M. de L'Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, +aujourd'hui seigneur d'une terre[69] auprès de Montargis, et qui a bien +voulu venir raccommoder les dents irracommodables de Mme Denis. C'est un +homme charmant. Mais ne le connoissez-vous pas?--Le seul L'Écluse que je +connoisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique.--C'est +lui, mon ami, c'est lui-même. Si vous le connoissez, vous avez entendu +cette chanson du _Rémouleur_, qu'il joue et qu'il chante si bien.» Et à +l'instant voilà Voltaire imitant L'Écluse, et, avec ses bras nus et sa +voix sépulcrale, jouant _le Rémouleur_ et chantant la chanson: + + Je ne sais où la mettre + Ma jeune fillette; + Je ne sais où la mettre, + Car on me la che... + +Nous riions aux éclats; et lui, toujours sérieusement: «Je l'imite mal, +disoit-il; c'est M. de L'Écluse qu'il faut entendre; et sa chanson de +_la Fileuse_! et celle du _Postillon_! et la querelle des _Écosseuses +avec Vadé_! C'est la vérité même. Ah! vous aurez bien du plaisir. Allez +voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour +dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons +M. de L'Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me +sens tout ranimé.» + +Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisoit le charme de son +caractère. Elle nous présenta M. de L'Écluse; et, à dîner, Voltaire +l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir +de l'entendre. Il déploya tous ses talens, et nous en parûmes charmés. +Il le falloit bien, car Voltaire ne nous auroit point pardonné de +foibles applaudissemens. + +La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du +_Mercure_, de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du +théâtre, de l'_Encyclopédie_, et de ce malheureux Le Franc, qu'il +harceloit encore, son médecin lui ayant ordonné, disoit-il, pour +exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il +me chargea d'assurer nos amis que tous les jours on recevroit de lui +quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse. + +Au retour de la promenade il fit quelques parties d'échecs avec M. +Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à +parler du théâtre, et de la révolution que Mlle Clairon y avoit faite. +«C'est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le +changement qui s'est fait en elle?--C'est, lui dis-je, un talent +nouveau; c'est la perfection de l'art, ou plutôt c'est la nature même +telle que l'imagination peut vous la peindre en beau.» Alors, exaltant +ma pensée et mon expression pour lui faire entendre à quel point, dans +les divers caractères de ses rôles, elle étoit avec vérité, et une +vérité sublime, Camille, Roxane, Hermione, Ariane, et surtout Électre, +j'épuisai le peu que j'avois d'éloquence à lui inspirer pour Clairon +l'enthousiasme dont j'étois plein moi-même; et je jouissois, en lui +parlant, de l'émotion que je lui causois, lorsque enfin prenant la +parole: «Eh bien! mon ami, me dit-il avec transport, c'est comme Mme +Denis; elle a fait des progrès étonnans, incroyables. Je voudrois que +vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé! le talent ne va pas plus +loin.» Mme Denis jouant Zaïre! Mme Denis comparée à Clairon! Je tombai +de mon haut, tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il +peut jouir, et que cette sage maxime: + + Quand on n'a pas ce que l'on aime, + Il faut aimer ce que l'on a, + +est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle +se ménage pour nous procurer des plaisirs. + +Nous reprîmes la promenade; et, tandis que M. de Voltaire s'entretenoit +avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme, +causant de mon côté avec Mme Denis, je lui rappelois le bon temps. + +Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla +avec une sorte de magnanimité froide, et en homme qui dédaignoit une +trop facile vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la +maîtresse qu'il a quittée le dépit et la rage qu'elle a fait éclater. + +L'entretien du souper roula sur les gens de lettres qu'il estimoit le +plus; et, dans le nombre, il me fut facile de distinguer ceux qu'il +aimoit du fond du coeur. Ce n'étoient pas ceux qui se vantoient le plus +d'être en faveur auprès de lui. Avant d'aller se coucher, il nous lut +deux nouveaux chants de _la Pucelle_, et Mme Denis nous fit remarquer +que, depuis qu'il étoit aux Délices, c'étoit le seul jour qu'il eût +passé sans rentrer dans son cabinet. + +Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une +partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu'il +sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il étoit dans son lit +encore. + +«Jeune homme, me dit-il, j'espère que vous n'aurez pas renoncé à la +poésie; voyons de vos nouvelles oeuvres; je vous dis tout ce que je sais: +il faut que chacun ait son tour.» + +Plus intimidé devant lui que je ne l'avois jamais été, soit que j'eusse +perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que +jamais combien il étoit difficile de faire de bons vers, je me résolus +avec peine à lui réciter mon _Épître aux poètes_: il en fut très +content; il me demanda si elle étoit connue à Paris. Je répondis que +non. «Il faut donc, me dit-il, la mettre au concours de l'Académie; elle +y fera du bruit.» Je lui représentai que je m'y donnois des licences +d'opinions qui effaroucheroient bien du monde. «J'ai connu me dit-il, +une honorable dame qui confessoit qu'un jour, après avoir crié à +l'insolence, il lui étoit échappé enfin de dire: «Charmant insolent!» +L'Académie fera de même.» + +Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites; et, en me +parlant de sa façon de vivre avec les Genevois: «Il est fort doux, me +dit-il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient +demander votre carrosse pour venir dîner avec vous.» + +Sa maison leur étoit ouverte; ils y passoient les jours entiers; et, +comme les portes de la ville se fermoient à l'entrée de la nuit pour ne +s'ouvrir qu'au point du jour, ceux qui soupoient chez lui étoient +obligés d'y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du +lac sont couverts. + +Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans +aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'étoit enrichie. «À +fabriquer des mouvemens de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à +profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de +vos emprunts.» + +À propos de Genève, il me demanda ce que je pensois de Rousseau. Je +répondis que, dans ses écrits, il ne me sembloit être qu'un éloquent +sophiste, et, dans son caractère, qu'un faux cynique qui crèveroit +d'orgueil et de dépit dans son tonneau si on cessoit de le regarder. +Quant à l'envie qui lui avoit pris de revêtir ce personnage, j'en savois +l'anecdote, et je la lui contai. + +Dans l'une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l'on a vu dans +quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avoit conçu le projet de +se déclarer contre les sciences et les arts. «J'allois, dit-il dans le +récit qu'il fait de ce miracle, j'allois voir Diderot, alors prisonnier +à Vincennes; j'avois dans ma poche un _Mercure de France_ que je me mis +à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie +de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose +a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en +moi à cette lecture. Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille +lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une +force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je +sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une +violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus +respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et +j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant +j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir +senti que j'en répandois.» + +Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, +tel que me l'avoit raconté Diderot, et tel que je le racontai à +Voltaire. + +«J'étois (c'est Diderot qui parle), j'étois prisonnier à Vincennes; +Rousseau venoit m'y voir. Il avoit fait de moi son Aristarque, comme il +l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que +l'Académie de Dijon venoit de proposer une question intéressante, et +qu'il avoit envie de la traiter. Cette question étoit: _Le +rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les +moeurs?_ «Quel parti prendrez-vous?» lui demandai-je. Il me répondit: «Le +parti de l'affirmative.--C'est le pont aux ânes, lui dis-je; tous les +talens médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des +idées communes; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie +et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.--Vous avez raison, +me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre +conseil.» Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque +furent décidés.» + +«Vous ne m'étonnez pas, me dit Voltaire; cet homme-là est factice de la +tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'âme; mais il a beau jouer +tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et +son masque l'étouffera.» + +Parmi les Genevois que je voyois chez lui, les seuls que je goûtai et +dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils +étoient tous les deux d'un commerce facile, d'une humeur joviale, avec +de l'esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouoit, me +disoit-on, passablement la tragédie; il étoit l'Orosmane de Mme Denis, +et ce talent lui valoit l'amitié et la pratique de Voltaire, +c'est-à-dire des millions. Huber avoit un talent moins utile, mais +amusant et très curieux dans sa futilité. L'on eût dit qu'il avoit des +yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpoit en +profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu'il ne +l'auroit fait au crayon. Il avoit la figure de Voltaire si vivement +empreinte dans l'imagination qu'absent comme présent ses ciseaux le +représentoient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. +J'ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier +blanc où la perspective étoit observée avec un art prodigieux. Ces deux +aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j'y +passai. + +M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où étoit +son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l'après-dînée, le +but de notre promenade en carrosse. Tournay étoit une petite +gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le +vallon, le lac de Genève, bordé de maisons de plaisance, et terminé par +deux grandes villes; au delà et dans le lointain, une chaîne de +montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges +et de glaces qui ne fondent jamais: telle est la vue de Tournay. Là je +vis ce petit théâtre qui tourmentoit Rousseau, et où Voltaire se +consoloit de ne plus voir celui qui étoit encore plein de sa gloire. +L'idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur et +d'indignation. Peut-être qu'il s'en aperçut: car plus d'une fois, par +ses réflexions, il répondit à ma pensée, et, sur la route, en revenant, +il me parla de Versailles, du long séjour que j'y avois fait, et des +bontés que Mme de Pompadour lui avoit autrefois témoignées. «Elle vous +aime encore, lui dis-je; elle me l'a répété souvent; mais elle est +foible et n'ose pas ou ne peut pas tout ce qu'elle veut, car la +malheureuse n'est plus aimée, et peut-être elle porte envie au sort de +Mme Denis et voudroit bien être aux Délices.--Qu'elle y vienne, dit-il +avec, transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et +des rôles de reine: elle est belle, elle doit connoître le jeu des +passions.--Elle connoît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les +larmes amères.--Tant mieux! c'est là ce qu'il nous faut», s'écria-t-il +comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. Et, en vérité, l'on eût dit +qu'il croyoit la voir arriver. «Puisqu'elle vous convient, lui dis-je, +laissez faire; si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que +le vôtre l'attend.» + +Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvoit de la +vraisemblance; et Mme Denis, donnant dans l'illusion, prioit déjà son +oncle de ne pas l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nouvelle. Il se +retira quelques heures dans son cabinet, et le soir, à souper, les rois +et leurs maîtresses étant l'objet de l'entretien, Voltaire, en comparant +l'esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, +nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d'intéressant +n'échappoit. Depuis Mme de La Vallière jusqu'à Mme de Pompadour, +l'histoire-anecdote des deux règnes, et dans l'intervalle celle de la +Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de +traits et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d'avoir dérobé +à M. de L'Écluse des momens qu'il auroit occupés, disoit-il, plus +agréablement pour nous. Il le pria de nous dédommager par quelques +scènes des _Écosseuses_, et il en rit comme un enfant. + +Le lendemain (c'étoit le dernier jour que nous devions passer ensemble), +il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit: «Entrez +dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela; vous m'en direz votre +sentiment.» C'étoit la tragédie de _Tancrède_, qu'il venoit d'achever. +Je la lus, et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il +n'avoit rien fait de plus intéressant. «À qui donneriez-vous, me +demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde?--À Clairon, lui répondis-je, à la +sublime Clairon, et je vous réponds d'un succès égal au moins à celui de +Zaïre.--Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu'il m'importe le plus +de savoir; mais, dans la marche de l'action, rien ne vous a-t-il +arrêté?--Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez +des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper au +théâtre.» Heureusement il ne me parla point du style; j'aurois été +obligé de dissimuler ma pensée, car il s'en falloit bien qu'à mon avis +_Tancrède_ fût écrit comme ses belles tragédies. Dans _Rome sauvée_ et +dans _l'Orphelin de la Chine_, j'avois encore trouvé la belle +versification de _Zaïre_, de _Mérope_ et de _la Mort de César_; mais +dans _Tancrède_ je croyois voir la décadence de son style, des vers +lâches, diffus, chargés de ces mots redondans qui déguisent le manque de +force et de vigueur, en un mot la vieillesse du poète: car en lui, comme +dans Corneille, la poésie de style fut la première qui vieillit; et +après _Tancrède_, où ce feu du génie jetoit encore des étincelles, il +fut absolument éteint. + +Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun moment +de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l'Académie françoise, +l'éloge de mes _Contes_, qui faisoient, disoit-il, leurs plus agréables +lectures, enfin mon analyse de la _Lettre_, de Rousseau, _à d'Alembert +sur les spectacles_, réfutation qu'il croyoit sans réplique, et dont il +me sembloit faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les +sujets de son entretien. Je lui demandai si Genève avoit pris le change +sur le vrai motif de cette lettre de Rousseau. «Rousseau, me dit-il, est +connu à Genève mieux qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni +de sa fausse éloquence. C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux +yeux. Possédé d'un orgueil outré, il voudroit que, dans sa patrie, on ne +parlât que de lui seul. Mon existence l'y offusque, il m'envie l'air que +j'y respire, et surtout il ne peut souffrir qu'en amusant quelquefois +Genève, je lui dérobe à lui les momens où l'on pense à moi.» + +Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant +ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec Mme +Denis et MM. Huber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de +veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et +inutilement le pressâmes-nous d'aller se coucher; plus éveillé que nous, +il nous lut encore quelques chants du poème de _Jeanne_. Cette lecture +avoit pour moi un charme inexprimable: car, si Voltaire, en récitant les +vers héroïques, affectoit, selon moi, une emphase trop monotone, une +cadence trop marquée, personne ne disoit les vers familiers et comiques +avec autant de naturel, de finesse et de grâce; ses yeux et son sourire +avoient une expression que je n'ai vue qu'à lui. Hélas! c'étoit pour moi +le chant du cygne, et je ne devois plus le revoir qu'expirant. + +Nos adieux mutuels furent attendris jusqu'aux larmes, mais beaucoup plus +de mon côté que du sien: cela devoit être, car, indépendamment de ma +reconnoissance et de tous les motifs que j'avois de l'aimer, je le +laissois dans l'exil. + +À Lyon, nous donnâmes un jour à la famille de Fleurieu[70], qui +m'attendoit à La Tourette, sa maison de campagne. Les deux jours suivans +furent employés à voir la ville; et, depuis la filature de l'or avec la +soie jusqu'à la perfection des plus riches tissus, nous suivîmes +rapidement toutes les opérations de l'art qui faisoit la richesse de +cette ville florissante. Les ateliers, l'Hôtel de ville, le bel hôpital +de la Charité, la bibliothèque des Jésuites, le couvent des Chartreux, +la salle de spectacle, partagèrent notre attention. + +Ici, je me rappelle qu'à mon passage pour aller à Genève, la demoiselle +Destouches[71], directrice du spectacle, m'avoit fait demander laquelle +de mes tragédies je voulois que l'on donnât à mon retour. Je fus +sensible à cette honnêteté, mais je me bornai à lui en rendre grâces; et +je lui demandai, pour mon retour, celle des tragédies de Voltaire que +ses acteurs jouoient le mieux. Ils donnèrent _Alzire_. + +Tandis que ma philosophie épicurienne s'égayoit en province, la haine de +mes ennemis ne s'endormoit pas à Paris. J'appris, en y arrivant, que +d'Argental et sa femme faisoient courir le bruit que j'étois perdu dans +l'esprit du roi, et que l'Académie auroit beau m'élire, Sa Majesté +refuseroit son agrément à mon élection. Je trouvai mes amis frappés de +cette opinion; et, si j'avois eu autant d'impatience qu'ils en avoient +eux-mêmes de me voir à l'Académie, j'aurois été bien malheureux. Mais, +en les assurant qu'en dépit de l'intrigue j'obtiendrois cette place d'où +l'on vouloit m'exclure, je leur déclarai qu'au surplus je serois encore +assez fier si je la méritois même sans l'obtenir. Je m'appliquai donc à +finir ma traduction de la _Pharsale_ et ma _Poétique françoise_; je mis +l'_Épître aux poètes_ au concours de l'Académie, et, à mesure que les +éditions de mes _Contes_ se succédoient, j'en faisois de nouveaux. + +Le succès de l'_Épître aux poètes_ fut tel que Voltaire l'avoit prédit; +mais ce ne fut pas sans difficulté qu'elle l'emporta sur deux ouvrages +estimables qui lui disputoient le prix: l'un étoit l'_Épître au peuple_, +de Thomas; l'autre l'_Épître_, de l'abbé Delille, _sur les avantages de +la retraite pour les gens de lettres_. Cette circonstance de ma vie fut +assez remarquable pour nous occuper un moment. + +À peine avois-je mis mon épître au concours, lorsque Thomas, selon sa +coutume, vint me communiquer celle qu'il y alloit envoyer. Je la trouvai +belle, et d'un ton si noble et si ferme que je crus au moins très +possible qu'elle l'emportât sur la mienne. «Mon ami, lui dis-je après +l'avoir entendue et fort applaudie, j'ai de mon côté une confidence à +vous faire; mais j'y mets deux conditions: l'une, que vous me garderez +le secret le plus absolu; l'autre, qu'après avoir appris ce que je vais +vous confier, vous n'en ferez aucun usage, c'est-à-dire que vous vous +conduirez comme si je ne vous avois rien dit. J'en exige votre parole.» +Il me la donna. «À présent, poursuivis-je, apprenez que j'ai mis +moi-même un ouvrage au concours.--En ce cas, me dit-il, je retire le +mien.--C'est là ce que je ne veux point, répliquai-je, et pour deux +raisons: l'une, parce qu'il est très possible que l'on rejette mon +ouvrage comme hérétique, et qu'on lui refuse le prix: vous en allez +juger vous-même; l'autre, parce qu'il n'est pas décidé que mon ouvrage +vaille mieux que le vôtre, et que je ne veux pas vous voler un prix qui +peut-être vous appartient. Je m'en tiens donc à la parole que vous +m'avez donnée. Écoutez mon épître.» Il l'entendit, et il convint qu'il y +avoit des endroits hardis et périlleux. Nous voilà donc rivaux confidens +l'un de l'autre, et concurrens de l'abbé Delille. + +Or un jour, lorsque l'Académie examinoit, pour adjuger le prix, les +pièces mises au concours, je rencontrai Duclos à l'Opéra, et lui en +demandai des nouvelles. «Ne m'en parlez pas, me dit-il; je crois que ce +concours mettra le feu à l'Académie. Trois pièces, comme on n'en voit +guère, se disputent le prix. Il y en a deux dont le mérite n'est pas +douteux, tout le monde en convient; mais la troisième nous tourne la +tête. C'est l'ouvrage d'un jeune fou, plein de verve et d'audace, qui ne +ménage rien, qui brave tous les préjugés littéraires, qui parle des +poètes en poète et qui les peint tous de leur propre couleur, avec une +pleine franchise; ose louer Lucain et censurer Virgile, venger le Tasse +des mépris de Boileau, apprécier Boileau lui-même et le réduire à sa +juste valeur. D'Olivet en est furieux; il dit que l'Académie se +déshonore si elle couronne cet insolent ouvrage, et je crois cependant +qu'il sera couronné.» Il le fut; mais, lorsque je me présentai pour +recevoir le prix, d'Olivet jura qu'il ne me le pardonneroit de sa vie. + +Ce fut, je crois, dans ce temps-là que je publiai ma traduction de la +_Pharsale_: dès lors, la rhétorique et la poétique se partagèrent mes +études; et mes _Contes_, par intervalles, leur dérobèrent quelques +momens. + +C'étoit surtout à la campagne que cette manière de rêver m'étoit +favorable, et quelquefois l'occasion m'y faisoit rencontrer d'assez +heureux sujets. Par exemple un soir, à Bezons, où M. de Saint-Florentin +avoit une maison de campagne, étant à souper avec lui, comme on me +parloit de mes _Contes_: «Il est arrivé, me dit-il, dans ce village, une +aventure dont vous feriez peut-être quelque chose d'intéressant.» Et, en +peu de mots, il me raconta qu'un jeune paysan et une jeune paysanne, +cousins germains, faisant l'amour ensemble, la fille s'étoit trouvée +grosse; que, ni le curé ni l'official ne voulant leur permettre de se +marier, ils avoient eu recours à lui, et qu'il avoit été obligé de leur +faire venir la dispense de Rome. Je convins qu'en effet ce sujet, mis en +oeuvre, pouvoit avoir son intérêt. La nuit, quand je fus seul, il me +revint dans la pensée, et s'empara de mes esprits, si bien que, dans une +heure, tous les tableaux, toutes les scènes et les personnages +eux-mêmes, tels que je les ai peints, en furent dessinés et comme +présens à mes yeux. Dans ce temps-là le style de ce genre d'écrits ne me +coûtoit aucune peine; il couloit de source, et, dès que le conte étoit +bien conçu dans ma tête, il étoit écrit. Au lieu de dormir, je rêvai +toute la nuit à celui-ci. Je voyois, j'entendois parler _Annette_ et +_Lubin_ aussi distinctement que si cette fiction eût été le souvenir +tout frais encore de ce que j'aurois vu la veille. En me levant, au +point du jour, je n'eus donc qu'à répandre rapidement sur le papier ce +que j'avois rêvé; et mon conte fut fait tel qu'il est imprimé. + +L'après-dînée, avant la promenade, on me demanda, comme on faisoit +souvent à la campagne, si je n'avois pas quelque chose à lire, et je lus +_Annette et Lubin_. Je ne puis exprimer quelle fut la surprise de toute +la société, et singulièrement la joie de M. de Saint-Florentin, de voir +comme en si peu de temps j'avois peint le tableau dont il m'avoit donné +l'esquisse. Il vouloit faire venir l'Annette et le Lubin véritables. Je +le priai de me dispenser de les voir en réalité. Cependant, lorsqu'on +fit un opéra-comique de ce conte, le Lubin et l'Annette de Bezons furent +invités à venir se voir sur la scène. Ils assistèrent à ce spectacle +dans une loge qu'on leur donna, et ils furent fort applaudis. + +Mon imagination tournée à ce genre de fiction étoit pour moi, à la +campagne, une espèce d'enchanteresse, qui, dès que j'étois seul, +m'environnoit de ses prestiges; tantôt à la Malmaison, au bord de ce +ruisseau qui, par une pente rapide, roule du haut de la colline, et, +sous des berceaux de verdure, va par de longs détours sillonner des +gazons fleuris; tantôt à Croix-Fontaine, sur ces bords que la Seine +arrose, en décrivant un demi-cercle immense, comme pour le plaisir des +yeux; tantôt dans ces belles allées de Sainte-Assise ou sur cette longue +terrasse qui domine la Seine, et d'où l'oeil en mesure au loin le lit +majestueux et le tranquille cours. + +Dans ces campagnes on avoit la bonté de paroître me désirer, de m'y +recevoir avec joie, de ne pas plus compter que moi les heureux jours que +j'y passois, de ne jamais me voir m'en aller sans me dire qu'on en avoit +quelque regret. Pour moi, j'aurois voulu pouvoir réunir toutes mes +sociétés ensemble, ou me multiplier pour n'en quitter aucune. Elles ne +se ressembloient pas; mais chacune d'elles avoit pour moi ses délices et +ses attraits. + +La Malmaison appartenoit alors à M. Desfourniels; c'étoit la société de +Mme Harenc; et j'ai dit assez de quels étroits liens d'amitié, de +reconnoissance, mon coeur y étoit enveloppé. La femme qui m'a le plus +chéri après ma mère, c'étoit Mme Harenc. Elle sembloit avoir inspiré à +tous ses amis le tendre intérêt qu'elle prenoit à moi. Aimer et être +aimé dans cette société intime étoit ma vie habituelle. + +À Sainte-Assise, chez Mme de Montullé, l'amitié n'étoit pas sans réserve +et sans défiance; j'étois jeune, et de jeunes femmes croyoient devoir +s'observer avec moi. De mon côté, je n'avois avec elles qu'une liberté +mesurée et respectueusement timide; mais, dans cette contrainte même, il +y avoit je ne sais quoi de délicat et de piquant. D'ailleurs, la vie +régulière et agréablement appliquée que l'on menoit à Sainte-Assise +étoit de mon goût. Un père et une mère continuellement occupés à rendre +l'instruction facile et attrayante pour leurs enfans; l'un faisant pour +eux de sa main ce curieux extrait des _Mémoires de l'Académie des +sciences_, dont je conserve une copie; l'autre abrégeant et réduisant +l'_Histoire naturelle_ de Buffon à ce qui, sans danger et avec +bienséance, pouvoit en être lu par eux; une institutrice attachée aux +deux filles, leur enseignant l'histoire, la géographie, l'arithmétique, +l'italien, et plus soigneusement encore les règles de la langue +françoise, en les exerçant tous les jours à l'écrire correctement; +l'après-dînée, les pinceaux dans les mains de Mme de Montullé, les +crayons dans les mains de ses filles et de leur gouvernante, et cette +occupation, égayée par de rians propos ou par d'agréables lectures, leur +servant de récréation; à la promenade, M. de Montullé[72] excitant la +curiosité de ses enfans pour la connoissance des arbres et des plantes, +dont il leur faisoit faire une espèce d'herbier où étoient expliqués la +nature, les propriétés, l'usage de ces végétaux; enfin, dans nos jeux +mêmes, d'ingénieuses ruses et des défis continuels pour piquer leur +émulation, et rendre l'agréable utile en insinuant l'instruction jusque +dans les amusemens: tel étoit pour moi le tableau de cette école +domestique, où l'étude n'avoit jamais l'air de la gêne, ni +l'enseignement l'air de la sévérité. + +Vous pensez bien qu'un père et une mère qui instruisoient si bien leurs +enfans étoient très cultivés eux-mêmes. M. de Montullé ne se piquoit pas +d'être aimable, et se donnoit peu de soin pour cela; mais Mme de +Montullé avoit dans l'esprit et dans le caractère ce grain d'honnête +coquetterie qui, mêlé avec la décence, donne aux agrémens d'une femme +plus de vivacité, de brillant et d'attrait. Elle m'appeloit philosophe, +bien persuadée que je ne l'étois guère; et se jouer de ma philosophie +étoit l'un de ses passe-temps. Je m'en apercevois; mais je lui en +laissois le plaisir. + +Avec plus de cordialité, la bonne et toute simple Mme de Chalut +m'attiroit à Saint-Cloud; et, pour m'y retenir, elle avoit un charme +irrésistible, celui d'une amitié qui, du fond de son coeur, versoit dans +le mien, sans réserve, ce qu'elle avoit de plus caché, ses sentimens les +plus intimes et ses intérêts les plus chers. Elle n'étoit pas nécessaire +à mon bonheur, il faut que je l'avoue; mais j'étois nécessaire au sien. +Son âme avoit besoin de l'appui de la mienne; elle s'y reposoit; elle +s'y soulageoit du poids de ses peines, de ses chagrins. Elle en eut un +dont l'horreur est inexprimable: ce fut de voir ses anciens maîtres, ses +bienfaiteurs, ses amis, le Dauphin, la Dauphine, frappés en même temps +comme d'une invisible main, et, consumés de ce qu'elle appeloit un +poison lent, se flétrir, sécher et s'éteindre[73]. Ce fut moi qui reçus +ses regrets sur cette mort lente. Elle y mêloit des confidences qu'elle +n'a faites qu'à moi seul, et dont le secret me suivra dans le silence du +tombeau. + +Mais des campagnes où je passois successivement les belles saisons de +l'année, Maisons et Croix-Fontaine étoient celles qui avoient pour moi +le plus d'attraits. À Croix-Fontaine, ce n'étoient que des voyages; mais +toutes les voluptés du luxe, tous les raffinemens de la galanterie la +plus ingénieuse et la plus délicate, y étoient réunis par l'enchanteur +Bouret. Il étoit reconnu pour le plus obligeant des hommes et le plus +magnifique. On ne parloit que de la grâce qu'il savoit mettre dans sa +manière d'obliger. Hélas! vous allez bientôt voir dans quel abîme de +malheurs l'entraîna ce penchant aimable et funeste. Cependant, comme il +réunissoit deux grandes places de finance, celle de fermier général et +celle de fermier des postes; comme il avoit d'ailleurs, par ses +relations et par la voie des courriers, toute facilité de se procurer, +pour sa table, ce qu'il y avoit de plus exquis et de plus rare dans le +royaume; qu'il recevoit de tous côtés des présens de ses protégés, dont +il avoit fait la fortune, ses amis ne voyoient dans ses profusions que +les effets de son crédit et l'usage de ses richesses. + +Mais Mme Gaulard, qui, vraisemblablement, voyoit mieux et plus loin que +nous dans les affaires de son ami, et qui s'affligeoit des dépenses où +se répandoit sa fortune, ne voulant plus en être ni l'occasion ni le +prétexte, avoit pris à Maisons, sur la route de Croix-Fontaine, une +maison simple et modeste, où elle vivoit habituellement solitaire, avec +une nièce d'un naturel aimable et d'une gaieté de quinze ans. J'ai peint +le caractère de Mme Gaulard dans l'un des contes de _la Veillée_, où, +sous le nom d'Ariste, je me suis mis en scène. Ce caractère uni, simple, +doux, naturel, et d'une égalité paisible, s'étoit si aisément accommodé +du mien qu'à peine m'eut-elle connu à Paris et à Croix-Fontaine, elle me +désira pour société intime dans sa retraite de Maisons; et +insensiblement je m'y trouvai si bien moi-même que je finis par y passer +non seulement le temps de la belle saison, mais les hivers entiers, +lorsqu'au tumulte et au bruit de la ville elle préféra le silence et le +repos de la campagne. Quel charme avoit pour moi cette solitude, on s'en +doute, et je le dirois sans mystère, car rien n'étoit plus légitime que +mes intentions et mes vues; mais, comme le succès n'y répondit pas, ce +n'est là que l'un de ces songes dont le souvenir n'a rien d'intéressant +que pour celui qui les a faits. Il suffit de savoir que cette retraite +tranquille étoit celle où mes jours couloient avec le plus de calme et +de rapidité. + +Tandis que j'oubliois ainsi et le monde et l'Académie, et que je +m'oubliois moi-même, mes amis, qui croyoient les honneurs littéraires +usurpés par tous ceux qui les obtenoient avant moi, s'impatientoient de +voir dans une seule année quatre nouveaux académiciens me passer sur le +corps sans que j'en fusse ému; tandis qu'à chaque élection nouvelle mes +ennemis, assiégeant les portes de l'Académie, redoubloient de manoeuvres +et d'efforts pour m'en écarter. + +En parlant de la parodie de _Cinna_, j'ai oublié de dire qu'il y avoit +un mot piquant pour le comte de Choiseul-Praslin, alors ambassadeur à +Vienne. On sait qu'Auguste dit à Cinna et à Maxime: + + Vous qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène. + +Ce vers étoit ainsi parodié: + + Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme. + +Or, ce nom de _le Merle_ étoit un sobriquet donné au comte de Praslin. +C'est pourquoi, lorsqu'il avoit pris pour maîtresse la Dangeville, +Grandval, qui l'avoit eue, et qu'elle vouloit conserver pour suppléant, +lui répondit: + + Le merle a trop souillé la cage, + Le moineau n'y veut plus rentrer. + +On m'avoit donc fait un crime auprès du duc de Choiseul de ce vers de la +parodie: + + Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme. + +Et, dans l'une de nos conférences, il me le cita comme insulte faite à +son cousin. J'eus la foiblesse de répondre que ce vers n'étoit pas de +ceux que j'avois sus. «Et comment donc étoit le vers que vous saviez? +demanda-t-il en me pressant.» Je répondis pour sortir d'embarras: + + «Vous qui me tenez lieu de ma défunte femme. + +--Fi donc, s'écria-t-il, ce vers est plat; l'autre est bien meilleur! il +n'y a pas de comparaison.» Praslin n'étoit pas homme à prendre aussi +gaiement la plaisanterie. Il avoit l'âme basse et triste; et, dans les +hommes de ce caractère, l'orgueil blessé est inexorable. + +De retour de son ambassade, il fut fait ministre d'État pour les +affaires étrangères. Alors, en profond politique, il tint conseil avec +d'Argental et sa femme sur les moyens de m'interdire, au moins pour +quelque temps encore, l'entrée de l'Académie. + +Thomas y remportoit les prix d'éloquence avec une grande supériorité de +talent sur tous ses rivaux. On résolut de me l'opposer; et, pour cela, +le comte de Praslin commença par se l'attacher en le prenant pour +secrétaire, et en lui faisant accorder la place de secrétaire-interprète +auprès des Ligues suisses. C'étoit se donner à soi-même l'honorable +apparence de protéger un homme de mérite. Ainsi se décoroit et croyoit +s'ennoblir la petitesse de la vengeance que l'on exerçoit contre moi, et +l'on n'attendoit que le moment de mettre Thomas en avant pour me barrer +le chemin de l'Académie. + +Cependant mes amis et moi, en nous réjouissant du bien qui arrivoit à +Thomas, nous ne pensions qu'à lever l'obstacle qui, dans l'opinion des +académiciens, s'opposoit à mon élection. «Tant que l'on croira, me +disoit d'Alembert, que le roi vous refuseroit, on n'osera pas vous +élire. D'Argental, Praslin, le duc d'Aumont, assurent que nous +essuierons ce refus. Il faut absolument détruire ce bruit-là.» + +Rentré en grâce auprès de Mme de Pompadour, je lui communiquai ma peine, +la suppliant de savoir du roi s'il me seroit favorable. Elle eut la +bonté de le lui demander, et sa réponse fut que, si j'étois élu, il +agréeroit mon élection. «Je puis donc, Madame, lui dis-je, en assurer +l'Académie?--Non, me dit-elle, non, vous me compromettriez; il faut +seulement dire que vous avez lieu d'espérer l'agrément du roi.--Mais, +Madame, insistai-je, si le roi vous a dit formellement...--Je sais ce +que le roi m'a dit, reprit-elle avec vivacité, mais sais-je ce que +là-haut on lui fera dire?» Ces mots me fermèrent la bouche, et je revins +contrister d'Alembert en lui rendant compte de mon voyage. + +Quand il eut bien pesté contre les âmes foibles, il fut décidé entre +nous de m'en tenir à annoncer des espérances, mais d'un ton à laisser +entendre qu'elles étoient fondées; et, en effet, la mort de Marivaux, en +1763, laissa une place vacante; je fis les visites d'usage de l'air d'un +homme qui n'avoit rien à craindre du côté de la cour. Cependant cette +inquiétude de Mme de Pompadour sur ce qu'on feroit dire au roi me +tracassoit; je cherchois dans ma tête quelque moyen de m'assurer de lui; +je crus en trouver un; mais dans ce moment-là je ne pouvois en faire +usage. Ma _Poétique_ s'imprimoit: il me falloit encore quelques mois +pour la mettre au jour, et c'étoit l'instrument du dessein que j'avois +formé. Heureusement l'abbé de Radonvilliers, ci-devant sous-précepteur +des enfans de France, se présenta en même temps que moi pour la place +vacante, et c'étoit faire une chose agréable à M. le Dauphin, peut-être +au roi lui-même, que de lui céder cette place. J'allai donc à Versailles +déclarer à mon concurrent que je me retirois. J'y avois peu de mérite, +il l'auroit emporté sur moi, et telle étoit sa modestie qu'il fut +sensible à cette déférence, comme s'il n'avoit dû qu'à moi tous les +suffrages qu'il réunit en sa faveur. + +Une circonstance bien remarquable de cette élection fut l'artifice +qu'employèrent mes ennemis et ceux de d'Alembert et de Duclos pour nous +rendre odieux à la cour du Dauphin. Ils avoient commencé par répandre le +bruit que mon parti seroit contraire à l'abbé de Radonvilliers, et que +si, dans le premier scrutin, il obtenoit la pluralité, au moins dans le +second n'échapperoit-il pas à l'injure des boules noires. Cette +prédiction faite, il ne s'agissoit plus que de la vérifier, et voici +comment ils s'y prirent. Il y avoit à l'Académie quatre hommes désignés +sous le nom de philosophes, étiquette odieuse dans ce temps-là. Ces +académiciens notés étoient Duclos, d'Alembert, Saurin et Watelet. Les +dignes chefs du parti contraire, d'Olivet, Batteux, et vraisemblablement +Paulmy et Séguier, complotèrent de donner eux-mêmes des boules noires +qu'on ne manqueroit pas d'attribuer aux philosophes; et en effet quatre +boules noires se trouvèrent dans le scrutin. + +Grand étonnement, grand murmure de la part de ceux qui les avoient +données; et, les yeux fixés sur les quatre auxquels s'attachoit le +soupçon, les fourbes disoient hautement qu'il étoit bien étrange qu'un +homme aussi irrépréhensible et aussi estimable que M. l'abbé de +Radonvilliers essuyât l'affront de quatre boules noires. L'abbé d'Olivet +s'indignoit d'un scandale aussi honteux, aussi criant; les quatre +philosophes avoient l'air confondu. Mais la chance tourna bien vite à +leur avantage, et à la honte de leurs ennemis. Voici par quel coup de +baguette. L'usage de l'Académie, en allant au scrutin des boules, étoit +de distribuer à chacun des électeurs deux boules, une blanche et une +noire. La boîte dans laquelle on les faisoit tomber avoit aussi deux +capsules, et au-dessus deux gobelets, l'un noir et l'autre blanc. +Lorsqu'on vouloit être favorable au candidat, on mettoit la boule +blanche dans le gobelet blanc, la noire dans le noir; et, lorsqu'on lui +étoit contraire, on mettoit la boule blanche dans le gobelet noir, la +noire dans le blanc. Ainsi, lorsqu'on vérifioit le scrutin, il falloit +retrouver le nombre des boules, et en trouver autant de blanches dans la +capsule noire qu'il y en avoit de noires dans la capsule blanche. + +Or, par une espèce de divination, l'un des philosophes, Duclos, ayant +prévu le tour qu'on vouloit leur jouer, avoit dit à ses camarades: +«Gardons dans nos mains nos boules noires, afin que, si ces coquins-là +ont la malice d'en donner, nous ayons à produire la preuve que ces +boules ne viennent pas de nous.» Après avoir donc bien laissé d'Olivet +et les autres fourbes éclater en murmures contre les malveillans: «Ce +n'est pas moi, dit Duclos en ouvrant la main, qui ai donné une boule +noire, car j'ai heureusement gardé la mienne, et la voilà.--Ce n'est pas +moi non plus, dit d'Alembert, voici la mienne.» Watelet et Saurin dirent +la même chose en montrant les leurs. À ce coup de théâtre, la confusion +retomba sur les auteurs de l'artifice. D'Olivet eut la naïveté de +trouver mauvais qu'on eût paré le coup en retenant ses boules noires, +alléguant les lois de l'Académie sur le secret inviolable du scrutin. +«Monsieur l'abbé, lui dit d'Alembert, la première des lois est celle de +la défense personnelle, et nous n'avions que ce moyen d'éloigner de nous +le soupçon dont on a voulu nous charger.» + +Ce trait de prévoyance de la part de Duclos fut connu dans le monde, et +les d'Olivet, pris à leur piège, furent la fable de la cour. + +Enfin, l'impression de ma _Poétique_ étant achevée, je priai Mme de +Pompadour d'obtenir du roi qu'un ouvrage qui manquoit à notre +littérature lui fût présenté. «C'est, lui dis-je, une grâce qui ne +coûtera rien au roi ni à l'État, et qui prouvera que je suis bien voulu +et bien reçu du roi.» Je dois ce témoignage à la mémoire de cette femme +bienfaisante, qu'à ce moyen facile et simple de décider publiquement le +roi en ma faveur, son beau visage fut rayonnant de joie. «Volontiers, me +dit-elle, je demanderai pour vous au roi cette grâce, et je +l'obtiendrai.» Elle l'obtint sans peine, et, en me l'annonçant: «Il +faut, me dit-elle, donner à cette présentation toute la solennité +possible, et que le même jour toute la famille royale et tous les +ministres reçoivent votre ouvrage de votre main.» + +Je ne confiai mon secret qu'à mes amis intimes; et, mes exemplaires +étant bien magnifiquement reliés (car je n'y épargnai rien), je me +rendis un samedi au soir à Versailles avec mes paquets. En arrivant, je +fis prier, par Quesnay, Mme de Pompadour de disposer le roi à me bien +recevoir. + +Le lendemain je fus introduit par le duc de Duras. Le roi étoit à son +lever. Jamais je ne l'ai vu si beau. Il reçut mon hommage avec un regard +enchanteur. J'aurois été au comble de la joie s'il m'eût dit trois +paroles, mais ses yeux parlèrent pour lui. Le Dauphin, que l'abbé de +Radonvilliers avoit favorablement prévenu, voulut bien me parler. «J'ai +ouï dire beaucoup de bien de cet ouvrage, me dit-il; j'en pense beaucoup +de l'auteur.» En me disant ces mots, il me navra le coeur de tristesse, +car je lui vis la mort sur le visage et dans les yeux. + +Dans toute cette cérémonie le bon duc de Duras fut mon conducteur, et je +ne puis dire avec quel intérêt il s'empressa à me faire bien accueillir. + +Lorsque je descendis chez Mme de Pompadour, à qui j'avois déjà présenté +mon ouvrage: «Allez-vous-en, me dit-elle, chez M. de Choiseul lui offrir +son exemplaire, il vous recevra bien, et laissez-moi celui de M. de +Praslin, je le lui offrirai moi-même.» + +Après mon expédition, j'allai bien vite annoncer à d'Alembert et à +Duclos le succès que je venois d'avoir, et le lendemain je fis présent +de mon livre à l'Académie. J'en distribuai des exemplaires à ceux des +académiciens que je savois bien disposés pour moi. Mairan disoit que cet +ouvrage étoit un pétard que j'avois mis sous la porte de l'Académie pour +la faire sauter, si on me la fermoit; mais toutes les difficultés +n'étoient pas encore aplanies. + +Duclos et d'Alembert avoient eu je ne sais quelle altercation, en pleine +Académie, au sujet du roi de Prusse et du cardinal de Bernis; ils +étoient brouillés tellement qu'ils ne se parloient point; et, au moment +où j'allois avoir besoin de leur accord et de leur bonne intelligence, +je les trouvois ennemis l'un de l'autre. Duclos, le plus brusque des +deux, mais le moins vif, étoit aussi le moins piqué. L'inimitié d'un +homme tel que d'Alembert lui étoit pénible; il ne demandoit qu'à se +réconcilier avec lui; mais il vouloit obtenir par moi que d'Alembert fît +les avances. + +«Je suis indigné, me dit-il, de l'oppression sous laquelle vous avez +gémi, et de la persécution sourde et lâche que vous éprouvez encore. Il +est temps que cela finisse. Bougainville est mourant; il faut que vous +ayez sa place. Dites à d'Alembert que je ne demande pas mieux que de +vous l'assurer; qu'il m'en parle à l'Académie, nous arrangerons votre +affaire pour la prochaine élection.» + +D'Alembert bondit de colère quand je lui proposai de parler à Duclos. +«Qu'il aille au diable, me dit-il, avec son abbé de Bernis: je ne veux +pas plus avoir affaire à l'un qu'à l'autre.--En ce cas-là, je renonce à +l'Académie; mon seul regret, lui dis-je, est d'y avoir pensé.--Pourquoi +donc? reprit-il avec chaleur; est-ce que pour en être vous avez besoin +de Duclos?--Et de qui n'aurois-je pas besoin, lorsque mes amis +m'abandonnent, et que mes ennemis sont plus ardens à me nuire et plus +agissans que jamais? Ah! ceux-là parleroient au diable pour m'ôter une +seule voix; mais ce que j'ai dit autrefois en vers, je l'éprouve +moi-même: + + L'amitié se rebute, et le malheur la glace; + La haine est implacable, et jamais ne se lasse. + +--Vous serez de l'Académie malgré vos ennemis, reprit-il.--Non, +Monsieur, non, je n'en serai point, et je ne veux point en être. Je +serois ballotté, supplanté, insulté par un parti déjà trop nombreux et +trop fort. J'aime mieux vivre obscur; pour cela, grâce au Ciel, je +n'aurai besoin de personne.--Mais, Marmontel, vous vous fâchez, je ne +sais pas pourquoi...--Ah! je le sais bien, moi: l'ami de mon coeur, +l'homme sur qui je comptois le plus au monde, n'a que deux mots à dire +pour me tirer de l'oppression...--Eh bien! morbleu! je les dirai; mais +rien ne m'a tant coûté en ma vie.--Duclos a donc des torts bien graves +envers vous?--Comment! vous ne savez donc pas avec quelle insolence, en +pleine Académie, il a parlé du roi de Prusse?--Du roi de Prusse! et que +fait à ce roi une insolence de Duclos? Ah! d'Alembert, ayez besoin de +mon ennemi le plus cruel, et que, pour vous servir, il ne s'agisse que +de lui pardonner, je vais l'embrasser tout à l'heure.--Allons, dit-il, +ce soir je me réconcilie avec Duclos; mais qu'il vous serve bien, car ce +n'est qu'à ce prix et pour l'amour de vous...--Il me servira bien», lui +dis-je. Et, en effet, Duclos, ravi de voir d'Alembert revenir à lui, +agit en ma faveur aussi vivement que lui-même. + +Mais à la mort de Bougainville, et au moment où je me flattois de lui +succéder sans obstacle, d'Alembert m'envoya chercher. «Savez-vous, me +dit-il, ce qui se trame contre vous? On vous oppose un concurrent en +faveur duquel Praslin, d'Argental et sa femme, briguent les voix à la +ville, à la cour. Ils se vantent d'en réunir un très grand nombre, et je +le crains, car ce concurrent, c'est Thomas.--Je ne crois pas, lui +dis-je, que Thomas se prête à cette manoeuvre.--Mais, me dit-il, Thomas y +est fort embarrassé. Vous savez qu'ils l'ont empêtré de bienfaits, de +reconnoissance; ensuite ils l'ont engagé de loin à penser à l'Académie; +et, sur ce qu'il leur a fait observer que sa qualité de secrétaire +personnel du ministre feroit obstacle à son élection, Praslin lui a +obtenu du roi un brevet qui ennoblit sa place. À présent que l'obstacle +est levé, on exige qu'il se présente et on lui répond de la grande +pluralité des voix. Il est à Fontainebleau en présence de son ministre, +et obsédé par d'Argental; je vous conseille de l'aller voir.» + +Je partis, et, en arrivant, j'écrivis à Thomas pour lui demander un +rendez-vous. Il répondit qu'il se trouveroit sur les cinq heures au bord +du grand bassin. Je l'y attendis; et, en l'abordant: «Vous vous doutez +bien, mon ami, lui dis-je, du sujet qui m'amène. Je viens savoir de vous +si ce que l'on m'assure est vrai.» Et je lui répétai ce que m'avoit dit +d'Alembert. + +«Tout cela est vrai, me répondit Thomas; et il est vrai encore que M. +d'Argental m'a signifié ce matin que M. de Praslin veut que je me +présente; qu'il exige de moi cette marque d'attachement; que telle a été +la condition du brevet qu'il m'a fait avoir; qu'en l'acceptant j'ai dû +entendre pourquoi il m'étoit accordé, et que, si je manque à mon +bienfaiteur par égard pour un homme qui l'a offensé, je perds ma place +et ma fortune. Voilà ma position. À présent, dites-moi ce que vous +feriez à ma place.--Est-ce bien sérieusement, lui dis-je, que vous me +consultez?--Oui, me dit-il en souriant, et de l'air d'un homme qui avoit +pris son parti.--Eh bien! lui dis-je, à votre place, je ferois ce que +vous ferez.--Non, sans détour, que feriez-vous?--Je ne sais pas, lui +dis-je, me donner pour exemple; mais ne suis-je pas votre ami? +n'êtes-vous pas le mien?--Oui, me dit-il, je ne m'en cache pas. + + Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même. + +--Eh bien! repris-je, si j'avois un fils, et s'il avoit le malheur de +servir contre son ami la haine d'un Gusman, je lui...--N'achevez pas, me +dit Thomas, en me serrant la main; ma réponse est faite, et bien +faite.--Eh! mon ami, lui dis-je, croyez-vous que j'en aie douté?--Vous +êtes cependant venu vous en assurer, me dit-il avec un doux +reproche.--Non, certes, répondis-je, ce n'est pas pour moi que j'en ai +voulu l'assurance, mais pour des gens qui ne connoissent pas votre âme +aussi bien que je la connois.--Dites-leur, reprit-il, que, si jamais +j'entre à l'Académie, ce sera par la belle porte. Et, à l'égard de la +fortune, j'en ai si peu joui, et m'en suis passé si longtemps, que +j'espère bien n'avoir pas désappris à m'en passer encore. «À ces mots, +je fus si ému que je lui aurois cédé la place, s'il avoit voulu +l'accepter, et s'il l'avoit pu décemment; mais la haine de son ministre +contre moi étoit si déclarée que nous aurions passé, lui pour l'avoir +servie, moi pour y avoir succombé. Nous nous en tînmes donc à la +conduite libre et franche qui nous convenoit à tous deux. Il ne se mit +point sur les rangs, et il perdit sa place de secrétaire du ministre. On +n'eut pourtant pas l'impudence de lui ôter celle de +secrétaire-interprète des Suisses. Il fut reçu de l'Académie +immédiatement après moi; il le fut par acclamation, mais à une longue +distance: car, de 1763 jusqu'en 1766, il n'y eut point de place vacante, +quoique, année commune, le nombre des morts, à l'Académie, fût de trois +en deux ans. + +Je dois dire, à la honte du comte de Praslin et à la gloire de Thomas, +que celui-ci, après s'être refusé à un acte de servitude et de bassesse, +crut devoir ne se retirer de chez un homme qui lui avoit fait du bien +que lorsqu'il seroit renvoyé. Il resta près de lui un mois encore, se +trouvant, comme de coutume, tous les matins à son lever, sans que cet +homme dur et vain lui dît une parole, ni qu'il daignât le regarder. Dans +une âme naturellement noble et fière comme étoit celle de Thomas, jugez +combien cette humble épreuve devoit être pénible! Enfin, après avoir +donné à la reconnoissance au delà de ce qu'il devoit, voyant combien le +vil orgueil de ce ministre étoit irréconciliable avec l'honnêteté +modeste et patiente, il lui fit dire qu'il se voyoit forcé de prendre +son silence pour un congé, et il se retira. Cette conduite acheva de +faire connoître son caractère; et, du côté même de la fortune, il ne +perdit rien à s'être conduit en honnête homme. Le roi lui en sut gré, et +non seulement il obtint dans la suite une pension de deux mille livres +sur le trésor royal, mais un beau logement au Louvre, que lui fit donner +le comte d'Angiviller, son ami et le mien. + +Vous venez de voir, mes enfans, à travers combien de difficultés j'étois +arrivé à l'Académie; mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité +du bel esprit avoit semées sur mon chemin. + +Durant les contrariétés que j'éprouvois, Mme Geoffrin étoit mal à son +aise; elle m'en parloit quelquefois du bout de ses lèvres pincées; et, à +chaque nouvelle élection qui reculoit la mienne, je voyois qu'elle en +avoit du dépit. «Eh bien! me disoit-elle, il est donc décidé que vous +n'en serez point?» Moi qui ne voulois pas qu'elle en fût tracassée, je +répondois négligemment que «c'étoit le moindre de mes soucis; que +l'auteur de _la Henriade_, de _Zaïre_, de _Mérope_, n'avoit été de +l'Académie qu'à cinquante ans passés; que je n'en avois pas quarante; +que j'en serois peut-être quelque jour; mais qu'au surplus, d'honnêtes +gens, et d'un mérite bien distingué, se consoloient de n'en pas être, et +que je m'en passerois comme eux». Je la suppliois de ne pas s'en +inquiéter plus que moi. Elle ne s'en inquiétoit pas moins, et de temps +en temps, à sa manière, et par de petits mots, elle tâtoit les +dispositions des académiciens. + +Un jour elle me demanda: «Que vous a fait M. de Marivaux, pour vous +moquer de lui et le tourner en ridicule?--Moi, Madame?--Oui, vous-même, +qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens...--En vérité, Madame, +je ne sais ce que vous voulez me dire.--Je veux vous dire ce qu'il m'a +dit; Marivaux est un honnête homme qui ne m'en a pas imposé.--Il +m'expliquera donc lui-même ce que je n'entends pas, car de ma vie il n'a +été, ni présent, ni absent, l'objet de mes plaisanteries.--Eh bien! +voyez-le donc, et tâchez, me dit-elle, de le dissuader: car, même dans +ses plaintes, il ne dit que du bien de vous.» En traversant le jardin du +Palais-Royal, sur lequel il logeoit, je le vis, et je l'abordai. + +Il eut d'abord quelque répugnance à s'expliquer, et il me répétoit qu'il +n'en seroit pas moins juste à mon égard lorsqu'il s'agiroit de +l'Académie. «Monsieur, lui dis-je enfin avec un peu d'impatience, +laissons l'Académie, elle n'est pour rien dans la démarche que je fais +auprès de vous; ce n'est point votre voix que je sollicite, c'est votre +estime que je réclame, et dont je suis jaloux.--Vous l'avez entière, me +dit-il.--Si je l'ai, veuillez donc me dire en quoi j'ai donné lieu aux +plaintes que vous faites de moi.--Quoi! me dit-il, avez-vous oublié que +chez Mme Du Bocage, un soir, étant assis auprès de Mme de Villaumont, +vous ne cessâtes l'un et l'autre de me regarder et de rire en vous +parlant à l'oreille? Assurément c'étoit de moi que vous riiez, et je ne +sais pourquoi, car ce jour-là je n'étois pas plus ridicule que de +coutume. + +--Heureusement, lui dis-je, ce que vous rappelez m'est très présent, +voici le fait: Mme de Villaumont vous voyoit pour la première fois, et, +comme on faisoit cercle autour de vous, elle me demanda qui vous étiez. +Je vous nommai. Elle, qui connoissoit dans les gardes-françoises un +officier de votre nom, me soutint que vous n'étiez pas M. de Marivaux. +Son obstination me divertit; la mienne lui parut plaisante; et, en me +décrivant la figure du Marivaux qu'elle connoissoit, elle vous +regardoit: voilà tout le mystère.--Oui, me dit-il ironiquement, la +méprise étoit fort risible! cependant vous aviez tous deux un certain +air malin et moqueur que je connois bien, et qui n'est pas celui d'un +badinage simple.--Très simple étoit pourtant le nôtre, et très innocent, +je vous le jure. Au surplus, ajoutai-je, c'est la vérité toute nue. J'ai +cru vous la devoir, m'en voilà quitte; et, si vous ne m'en croyez pas, +ce sera moi, Monsieur, qui aurai à me plaindre de vous.» Il m'assura +qu'il m'en croyoit; et il ne laissa pas de dire à Mme Geoffrin qu'il +n'avoit pris cette explication que pour une manière adroite de m'excuser +auprès de lui. La mort m'enleva son suffrage; mais, s'il me l'avoit +accordé, il se seroit cru généreux. + +La dame de Villaumont, dont je vous ai parlé, étoit fille de Mme +Gaulard, et la rivale de Mme de Brionne en beauté; plus vive même et +plus piquante. + +Mme Du Bocage, chez qui nous soupions quelquefois, étoit une femme de +lettres d'un caractère estimable, mais sans relief et sans couleur. Elle +avoit, comme Mme Geoffrin, une société littéraire, mais infiniment moins +agréable, et analogue à son humeur douce, froide, polie et triste. J'en +avois été quelque temps; mais le sérieux m'en étouffoit, et j'en fus +chassé par l'ennui. Dans cette femme, un moment célèbre, ce qui étoit +vraiment admirable, c'étoit sa modestie. Elle voyoit gravé au bas de son +portrait: _Forma Venus, arte Minerva_; et jamais on ne surprit en elle +un mouvement de vanité. Revenons aux plaintes que faisoient de moi des +gens d'un autre caractère. + +Parmi les académiciens dont les voix ne m'étoient point assurées, nous +comptions le président Hénault et Moncrif. Mme Geoffrin leur parla et +revint à moi courroucée. «Est-il possible, me dit-elle, que vous passiez +votre vie à vous faire des ennemis! voilà Moncrif qui est furieux contre +vous, et le président Hénault qui n'est guère moins irrité.--De quoi, +Madame? et que leur ai-je fait?--Ce que vous avez fait! votre livre de +la _Poétique_, car vous avez toujours la rage de faire des livres.--Et +dans ce livre, qu'est-ce qui les irrite?--Pour Moncrif, je le sais, +dit-elle, il ne s'en cache point, il le dit hautement. Vous citez de lui +une chanson, et vous l'estropiez; elle avoit cinq couplets, vous n'en +citez que trois.--Hélas! Madame, j'ai cité les meilleurs, et je n'ai +retranché que ceux qui répétoient la même idée. + +--Vraiment! c'est de quoi il se plaint, que vous ayez voulu corriger son +ouvrage. Il ne vous le pardonnera ni à la vie ni à la mort.--Qu'il vive +donc, Madame, et qu'il meure mon ennemi pour ses deux couplets de +chanson; je supporterai ma disgrâce. Et le bon président, quelle est +envers lui mon offense?--Il ne me l'a point dit; mais c'est encore, je +crois, de votre livre qu'il se plaint. Je le saurai.» Elle le sut. Mais, +quand il fallut me le dire et que je l'en pressai, ce fut une scène +comique dont l'abbé Raynal fut témoin. + +«Eh bien! Madame, vous avez vu le président Hénault; vous a-t-il dit +enfin quel est mon tort? + +--Oui, je le sais; mais il vous le pardonne, il veut bien l'oublier; +n'en parlons plus.--Au moins, Madame, dois-je savoir quel est ce crime +involontaire qu'il a la bonté d'oublier.--Le savoir, à quoi bon? cela +est inutile. Vous aurez sa voix, c'est assez.--Non, ce n'est pas assez, +et je ne suis pas fait pour essuyer des plaintes sans savoir quel en est +l'objet.--Madame, dit l'abbé Raynal, je trouve que M. Marmontel a +raison. + +--Ne voyez-vous pas, reprit-elle, qu'il ne veut le savoir que pour en +plaisanter et pour en faire un conte?--Non, Madame, je vous promets d'en +garder le silence dès que j'aurai su ce que c'est.--Ce que c'est! +toujours votre livre et votre fureur de citer. Ne l'ai-je point là, +votre livre?--Oui, Madame, il est là.--Voyons cette chanson du président +que vous avez citée à propos des chansons à boire. La voici: + + Venge-moi d'une ingrate maîtresse, etc. + +De qui la tenez-vous, cette chanson?--De Jélyotte.--Eh bien! Jélyotte ne +vous l'a pas donnée telle qu'elle est, puisqu'il faut vous le dire. Il y +a un _Ô_ que vous avez retranché.--Un _Ô_, Madame!--Eh! oui, un _Ô_. N'y +a-t-il pas un vers qui dit: _Que d'attraits_?--Oui, Madame. + + Que d'attraits! dieux! qu'elle étoit belle! + +--Justement, c'est là qu'est la faute. Il falloit dire: _Ô dieux! +qu'elle étoit belle!_--Eh! Madame, le sens est le même.--Oui, Monsieur; +mais, lorsque l'on cite, il faut citer fidèlement. Chacun est jaloux de +ce qu'il a fait; cela est naturel. Le président ne vous a pas prié de +citer sa chanson.--Je l'ai citée avec éloge.--Il n'y falloit donc rien +changer. Puisqu'il y avoit mis _Ô dieux!_ cela lui plaisoit davantage. +Que vous avoit-il fait, pour lui ôter son _Ô_? Du reste, il m'a bien +assuré que cela n'empêcheroit point qu'il ne rendît justice à vos +talens.» + +L'abbé Raynal mouroit d'envie de rire et moi aussi. Mais nous nous +retînmes, car Mme Geoffrin étoit déjà assez confuse, et, lorsqu'elle +avoit tort, il n'y avoit point à badiner. + +En nous en allant, je contai à l'abbé mon aventure avec Marivaux et ma +querelle avec Moncrif. «Ah! me dit-il, cela nous prouve que, lorsqu'on +dit d'un homme qu'il a des ennemis, il faut, avant de le juger, bien +regarder s'il a mérité d'en avoir.» + +Lorsque ce détroit fut passé, ma vie reprit son cours libre et +tranquille. D'abord elle se partagea entre la ville et la campagne, et +l'une et l'autre me rendoient heureux. De mes sociétés à la ville, la +seule dont je n'étois plus étoit celle des Menus-Plaisirs. Cury, qui en +avoit été l'âme, étoit infirme et ruiné. Il mourut peu de temps après. + +Lorsque son secret a été connu (et il ne l'a été qu'après sa mort), j'ai +quelquefois entendu dire dans le monde qu'il auroit dû se déclarer pour +auteur de la parodie. J'ai toujours soutenu qu'il ne le devoit pas; et +malheur à moi s'il l'eût fait! car c'auroit été lui qu'on auroit +opprimé, et j'en serois mort de chagrin. Ma faute étoit à moi, et il eût +été souverainement injuste qu'un autre en eût porté la peine. Au reste, +la parodie, telle qu'on l'avoit vue, pleine de grossières injures, +n'étoit pas celle qu'il avoit faite. Il auroit donc fallu qu'en +s'accusant de l'une il eût été reçu à désavouer l'autre; et, quand il +auroit fait cette distinction, auroit-on voulu l'écouter? Il eût été +perdu, et j'en aurois été la cause. Il fit, en gardant le silence, ce +qu'il y avoit de plus juste et de meilleur à faire pour moi comme pour +lui, et je lui devois les douceurs de la vie que je menois depuis que ma +bienheureuse disgrâce m'avoit rendu à moi-même et à mes amis. + +Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui +se tenoit les soirs chez Mlle de Lespinasse: car, à l'exception de +quelques amis de d'Alembert, comme le chevalier de Chastellux, l'abbé +Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle étoit formé de gens qui +n'étoient point liés ensemble. Elle les avoit pris çà et là dans le +monde, mais si bien assortis que, lorsqu'ils étoient là, ils s'y +trouvoient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une +habile main. En suivant la comparaison, je pourrois dire qu'elle jouoit +de cet instrument avec un art qui tenoit du génie; elle sembloit savoir +quel son rendroit la corde qu'elle alloit toucher; je veux dire que nos +esprits et nos caractères lui étoient si bien connus, que, pour les +mettre en jeu, elle n'avoit qu'un mot à dire. Nulle part la conversation +n'étoit plus vive, ni plus brillante, ni mieux réglée que chez elle. +C'étoit un rare phénomène que ce degré de chaleur tempérée et toujours +égale où elle savoit l'entretenir, soit en la modérant, soit en +l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se +communiquoit à nos esprits, mais avec mesure; son imagination en étoit +le mobile, sa raison le régulateur. Et remarquez bien que les têtes +qu'elle remuoit à son gré n'étoient ni foibles ni légères; les Condillac +et les Turgot étoient du nombre; d'Alembert étoit auprès d'elle comme un +simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée et de la +donner à débattre à des hommes de cette classe; son talent de la +discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec +éloquence; son talent d'amener de nouvelles idées et de varier +l'entretien, toujours avec l'aisance et la facilité d'une fée qui, d'un +coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantemens; ce +talent, dis-je, n'étoit pas celui d'une femme vulgaire. Ce n'étoit pas +avec les niaiseries de la mode et de la vanité que, tous les jours, +durant quatre heures de conversation, sans langueur et sans vide, elle +savoit se rendre intéressante pour un cercle de bons esprits. Il est +vrai que l'un de ses charmes étoit ce naturel brûlant qui passionnoit +son langage, et qui communiquoit à ses opinions la chaleur, l'intérêt, +l'éloquence du sentiment. Souvent aussi chez elle, et très souvent, la +raison s'égayoit; une douce philosophie s'y permettoit un léger +badinage; d'Alembert en donnoit le ton; et qui jamais sut mieux que lui + + Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère? + +L'histoire d'une personne aussi singulièrement douée que l'étoit Mlle de +Lespinasse doit être pour vous, mes enfans, assez curieuse à savoir. Le +récit n'en sera pas long. + +Il y avoit à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d'esprit, +d'humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais +vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle et rongée de +vapeurs et d'ennui, retirée dans un couvent avec une étroite fortune, +elle ne laissoit pas de voir encore le grand monde où elle avoit vécu. +Elle avoit connu d'Alembert chez son ancien amant, le président Hénault, +qu'elle tyrannisoit encore, et qui, naturellement très timide, étoit +resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l'être de +l'amour. Mme du Deffand, charmée de l'esprit et de la gaieté de +d'Alembert, l'avoit attiré chez elle, et si bien captivé qu'il en étoit +inséparable. Il logeoit loin d'elle, et il ne passoit pas un jour sans +l'aller voir. + +Cependant, pour remplir les vides de sa solitude, Mme du Deffand +cherchoit une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être +sa compagne et à titre d'amie, c'est-à-dire de complaisante, vivre avec +elle dans son couvent; elle rencontra celle-ci; elle en fut enchantée, +comme vous croyez bien. D'Alembert ne fut pas moins charmé de trouver +chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant. + +Entre cette jeune personne et lui, l'infortune avoit mis un rapport qui +devoit rapprocher leurs âmes. Ils étoient tous les deux ce qu'on appelle +enfans de l'amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque Mme du Deffand +les menoit avec elle souper chez mon amie Mme Harenc; et c'est de ce +temps-là que datoit notre connoissance. Il ne falloit pas moins qu'un +ami tel que d'Alembert pour adoucir et rendre supportables à Mlle de +Lespinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c'étoit peu +d'être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d'une femme aveugle +et vaporeuse; il falloit, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour +la nuit et de la nuit le jour, veiller à côté de son lit, et l'endormir +en faisant la lecture; travail qui fut mortel à cette jeune fille, +naturellement délicate, et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n'a pu +se rétablir. Elle y résistoit cependant, lorsque arriva l'incident qui +rompit sa chaîne. + +Mme du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez +Mme de Luxembourg, qui veilloit comme elle, donnoit tout le jour au +sommeil, et n'étoit visible que vers les six heures du soir. Mlle de +Lespinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent, +ne se levoit guère qu'une heure avant sa dame; mais cette heure si +précieuse, dérobée à son esclavage, étoit employée à recevoir chez elle +ses amis personnels, d'Alembert, Chastellux, Turgot, et moi de temps en +temps. Or, ces messieurs étoient aussi la compagnie habituelle de Mme du +Deffand; mais ils s'oublioient quelquefois chez Mlle de Lespinasse, et +c'étoient des momens qui lui étoient dérobés; aussi ce rendez-vous +particulier étoit-il pour elle un mystère, car on prévoyoit bien qu'elle +en seroit jalouse. Elle le découvrit: ce ne fut, à l'entendre, rien de +moins qu'une trahison. Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre +fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu'elle ne vouloit plus +nourrir ce serpent dans son sein. + +Leur séparation fut brusque; mais Mlle de Lespinasse ne resta point +abandonnée. Tous les amis de Mme du Deffand étoient devenus les siens. +Il lui fut facile de leur persuader que la colère de cette femme étoit +injuste. Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse +de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d'un +meuble complet à Mlle de Lespinasse, dans le logement qu'elle prit. +Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une +gratification annuelle qui la mettoit au-dessus du besoin, et les +sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la +posséder. + +D'Alembert, à qui Mme du Deffand proposa impérieusement l'alternative de +rompre avec Mlle de Lespinasse ou avec elle, n'hésita point, et se livra +tout entier à sa jeune amie. Ils demeuroient loin l'un de l'autre; et, +quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d'Alembert de +retourner le soir de la rue de Bellechasse à la rue Michel-le-Comte, où +logeoit sa nourrice, il ne pensoit point à quitter celle-ci. Mais chez +elle il tomba malade, et assez dangereusement pour inquiéter Bouvart, +son médecin. Sa maladie étoit une de ces fièvres putrides dont le +premier remède est un air libre et pur. Or, son logement chez sa +vitrière étoit une petite chambre mal éclairée, mal aérée, avec un lit à +tombeau très étroit. Bouvart nous déclara que l'incommodité de ce +logement pouvoit lui être très funeste. Watelet lui en offrit un dans +son hôtel, voisin du boulevard du Temple: il y fut transporté; Mlle de +Lespinasse, quoi qu'on en pût penser et dire, s'établit sa garde-malade. +Personne n'en pensa et n'en dit que du bien. + +D'Alembert revint à la vie, et dès lors, consacrant ses jours à celle +qui en avoit pris soin, il désira de loger auprès d'elle. Rien de plus +innocent que leur intimité; aussi fut-elle respectée; la malignité même +ne l'attaqua jamais; et la considération dont jouissoit Mlle de +Lespinasse, loin d'en souffrir aucune atteinte, n'en fut que plus +honorablement et plus hautement établie. Mais cette liaison si pure, et +du côté de d'Alembert toujours tendre et inaltérable, ne fut pas pour +lui aussi douce, aussi heureuse qu'elle auroit dû l'être. + +L'âme ardente et l'imagination romantique de Mlle de Lespinasse lui +firent concevoir le projet de sortir de l'étroite médiocrité où elle +craignoit de vieillir. Avec tous les moyens qu'elle avoit de séduire et +de plaire, même sans être belle, il lui parut possible que, dans le +nombre de ses amis, et même des plus distingués, quelqu'un fût assez +épris d'elle pour vouloir l'épouser. Cette ambitieuse espérance, plus +d'une fois trompée, ne se rebutoit point; elle changeoit d'objet, +toujours plus exaltée et si vive qu'on l'auroit prise pour l'enivrement +de l'amour. Par exemple, elle fut un temps si éperdument éprise de ce +qu'elle appeloit l'héroïsme et le génie de Guibert que, dans l'art +militaire et le talent d'écrire, elle ne voyoit rien de comparable à +lui. Celui-là cependant lui échappa comme les autres. Alors ce fut à la +conquête du marquis de Mora, jeune Espagnol d'une haute naissance, +qu'elle crut pouvoir aspirer; et en effet, soit amour, soit +enthousiasme, ce jeune homme avoit pris pour elle un sentiment +passionné. Nous le vîmes plus d'une fois en adoration devant elle, et +l'impression qu'elle avoit faite sur cette âme espagnole prenoit un +caractère si sérieux que la famille du marquis se hâta de le rappeler. +Mlle de Lespinasse, contrariée dans ses désirs, n'étoit plus la même +avec d'Alembert; et non seulement il en essuyoit des froideurs, mais +souvent des humeurs chagrines pleines d'aigreur et d'amertume. Il +dévoroit ses peines et n'en gémissoit qu'avec moi. Le malheureux! tels +étoient pour elle son dévouement et son obéissance qu'en l'absence de M. +de Mora c'étoit lui qui, dès le matin, alloit quérir ses lettres à la +poste et les lui apportoit à son réveil. Enfin, le jeune Espagnol étant +tombé malade dans sa patrie, et sa famille n'attendant que sa +convalescence pour le marier convenablement, Mlle de Lespinasse imagina +de faire prononcer par un médecin de Paris que le climat de l'Espagne +lui seroit mortel; que, si on vouloit lui sauver la vie, il falloit +qu'on le renvoyât respirer l'air de la France; et cette consultation, +dictée par Mlle de Lespinasse, ce fut d'Alembert qui l'obtint de Lorry, +son ami intime, et l'un des plus célèbres médecins de Paris. L'autorité +de Lorry, appuyée par le malade, eut en Espagne tout son effet. On +laissa partir le jeune homme; il mourut en chemin, et le chagrin profond +qu'en ressentit Mlle de Lespinasse, achevant de détruire cette frêle +machine que son âme avoit ruinée, la précipita dans le tombeau. + +D'Alembert fut inconsolable de sa perte. Ce fut alors qu'il vint comme +s'ensevelir dans le logement qu'il avoit au Louvre. J'ai dit ailleurs +comme il y passa le reste de sa vie[74]. Il se plaignoit souvent à moi +de la funeste solitude où il croyoit être tombé. Inutilement je lui +rappelois ce qu'il m'avoit tant dit lui-même du changement de son amie. +«Oui, me répondoit-il, elle étoit changée, mais je ne l'étois pas; elle +ne vivoit plus pour moi, mais je vivois toujours pour elle. Depuis +qu'elle n'est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. Ah! que n'ai-je à +souffrir encore ces momens d'amertume qu'elle savoit si bien adoucir et +faire oublier! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions +ensemble. À présent, que me reste-t-il? Au lieu d'elle, en rentrant chez +moi, je ne vais plus retrouver que son ombre. Ce logement du Louvre est +lui-même un tombeau où je n'entre qu'avec effroi.» + +Je résume ici en substance les conversations que nous avions ensemble en +nous promenant seuls le soir aux Tuileries; et je demande si c'est là le +langage d'un homme à qui la nature auroit refusé la sensibilité du coeur. + +Bien plus heureux que lui, je vivois au milieu des femmes les plus +séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l'esclavage. Ni la +jolie et piquante Filleul, ni l'ingénue et belle Séran, ni +l'éblouissante Villaumont, ni aucune de celles avec qui je me plaisois +le plus, ne troubloit mon repos. Comme je savois bien qu'elles ne +pensoient pas à moi, je n'avois ni la simplicité ni la fatuité de penser +à elles. J'aurois pu dire comme Atys, et avec plus de sincérité: + + J'aime les roses nouvelles, + J'aime à les voir s'embellir: + Sans leurs épines cruelles, + J'aimerois à les cueillir. + +Ce qui me ravissoit en elles, c'étoient les grâces de leur esprit, la +mobilité de leur imagination, le tour facile et naturel de leurs idées +et de leur langage, et une certaine délicatesse de pensée et de +sentiment qui, comme celle de leur physionomie, semble réservée à leur +sexe. Leurs entretiens étoient une école pour moi non moins utile +qu'agréable; et, autant qu'il m'étoit possible, je profitois de leurs +leçons. Celui qui ne veut écrire qu'avec précision, énergie et vigueur, +peut ne vivre qu'avec des hommes; mais celui qui veut, dans son style, +avoir de la souplesse, de l'aménité, du liant, et ce je ne sais quoi +qu'on appelle du charme, fera très bien, je crois, de vivre avec des +femmes. Lorsque je lis que Périclès sacrifioit tous les matins aux +Grâces, ce que j'entends par là, c'est que tous les jours Périclès +déjeunoit avec Aspasie. + +Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit, +la société de ces femmes aimables, elle ne me faisoit pas négliger +d'aller fortifier mon âme, élever, étendre, agrandir ma pensée, et la +féconder dans une société d'hommes dont l'esprit pénétroit le mien et de +chaleur et de lumière. La maison du baron d'Holbach, et, depuis quelque +temps, celle d'Helvétius, étoient le rendez-vous de cette société, +composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en +partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avoit trouvées trop hardies et +trop hasardeuses pour être admises à ses dîners. Elle estimoit le baron +d'Holbach, elle aimoit Diderot, mais à la sourdine, et sans se commettre +pour eux. Il est vrai qu'elle avoit admis et comme adopté Helvétius, +mais jeune encore, avant qu'il eût fait des folies. + +Je n'ai jamais bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société +dont je parle. Lui et Diderot, associés de travaux et de gloire dans +l'entreprise de l'_Encyclopédie_, avoient été d'abord cordialement unis, +mais ils ne l'étoient plus; ils parloient l'un de l'autre avec beaucoup +d'estime, mais ils ne vivoient point ensemble et ne se voyoient presque +plus. Je n'ai jamais osé leur en demander la raison. + +Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d'abord quelque temps de cette +société philosophique; mais l'un rompit ouvertement; l'autre, avec plus +de ménagement et d'adresse, se retira et se tint à l'écart. Pour +ceux-ci, je crois bien savoir quel fut le système de leur conduite. + +Buffon, avec le Cabinet du roi et son _Histoire naturelle_, se sentoit +assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyoit que +l'école encyclopédique étoit en défaveur à la cour et dans l'esprit du +roi; il craignit d'être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour +voguer à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul prudemment parmi +les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On +ne lui en sut pas mauvais gré. Mais sa retraite avoit encore une autre +cause. + +Buffon, environné chez lui de complaisans et de flatteurs, et accoutumé +à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, étoit +quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de +révérence et de docilité. Je le voyois s'en aller mécontent des +contrariétés qu'il avoit essuyées. Avec un mérite incontestable, il +avoit un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Gâté +par l'adulation, et placé par la multitude dans la classe de nos grands +hommes, il avoit le chagrin de voir que les mathématiciens, les +chimistes, les astronomes, ne lui accordoient qu'un rang très inférieur +parmi eux; que les naturalistes eux-mêmes étoient peu disposés à le +mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres, il n'obtenoit que +le mince éloge d'écrivain élégant et de grand coloriste. Quelques-uns +même lui reprochoient d'avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne +vouloit qu'un style simple et naturel. Je me souviens qu'une de ses +amies m'ayant demandé comment je parlerois de lui, s'il m'arrivoit +d'avoir à faire son éloge funèbre à l'Académie françoise, je répondis +que je lui donnerois une place distinguée parmi les poètes du genre +descriptif; façon de le louer dont elle ne fut pas contente. + +Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s'enferma donc chez lui avec des +commensaux ignorans et serviles, n'allant plus ni à l'une ni à l'autre +Académie, et travaillant à part sa fortune chez les ministres, et sa +réputation dans les cours étrangères, d'où, en échange de ses ouvrages, +il recevoit de beaux présens; mais du moins son paisible orgueil ne +faisoit du mal à personne. Il n'en fut pas de même de celui de Rousseau. + +Après le succès qu'avoient eu dans de jeunes têtes ses deux ouvrages +couronnés à Dijon, Rousseau, prévoyant qu'avec des paradoxes colorés de +son style, animés de son éloquence, il lui seroit facile d'entraîner +après lui une foule d'enthousiastes, conçut l'ambition de faire secte; +et, au lieu d'être simple associé à l'école philosophique, il voulut +être chef et professeur unique d'une école qui fût à lui; mais, en se +retirant de notre société, comme Buffon, sans querelle et sans bruit, il +n'eût pas rempli son objet. Il avoit essayé, pour attirer la foule, de +se donner un air de philosophe antique: d'abord en vieille redingote, +puis en habit d'Arménien, il se montroit à l'Opéra, dans les cafés, aux +promenades; mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni +son bonnet fourré, n'arrêtoient les passans. Il lui falloit un coup +d'éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement +de ceux qui étoient notés du nom de philosophes, que J.-J. Rousseau +avoit fait divorce avec eux. Cette rupture lui attireroit une foule de +partisans; et il avoit bien calculé que les prêtres seroient du nombre. +Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis: il +leur dit des injures, et, par un trait de calomnie lancé contre Diderot, +il donna le signal de la guerre qu'il leur déclaroit en partant. + +Cependant leur société, consolée de cette perte, et peu sensible à +l'ingratitude dont Rousseau faisoit profession, trouvoit en elle-même +les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée +et le commerce des esprits. Nous n'étions plus menés et retenus à la +lisière, comme chez Mme Geoffrin; mais cette liberté n'étoit pas la +licence, et il est des objets révérés et inviolables qui jamais n'y +étoient soumis aux débats des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois +de la morale naturelle, n'y furent jamais mis en doute, du moins en ma +présence: c'est ce que je puis attester. La carrière ne laissoit pas +d'être encore assez vaste; et, à l'essor qu'y prenoient les esprits, je +croyois quelquefois entendre les disciples de Pythagore ou de Platon. +C'étoit là que Galiani étoit quelquefois étonnant par l'originalité de +ses idées, et par le tour adroit, singulier, imprévu, dont il en amenoit +le développement; c'étoit là que le chimiste Roux nous révéloit, en +homme de génie, les mystères de la nature; c'étoit là que le baron +d'Holbach, qui avoit tout lu et n'avoit jamais rien oublié +d'intéressant, versoit abondamment les richesses de sa mémoire; c'étoit +là surtout qu'avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage +étincelant du feu de l'inspiration, Diderot répandoit sa lumière dans +tous les esprits, sa chaleur dans toutes les âmes. Qui n'a connu Diderot +que dans ses écrits ne l'a point connu. Ses systèmes sur l'art d'écrire +altéroient son beau naturel. Lorsqu'en parlant il s'animoit, et que, +laissant couler de source l'abondance de ses pensées, il oublioit ses +théories et se laissoit aller à l'impulsion du moment, c'étoit alors +qu'il étoit ravissant. Dans ses écrits, il ne sut jamais former un tout +ensemble: cette première opération, qui ordonne et met tout à sa place, +étoit pour lui trop lente et trop pénible. Il écrivoit de verve avant +d'avoir rien médité: aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disoit +lui-même, mais il n'a jamais fait un livre. Or, ce défaut d'ensemble +disparoissoit dans le cours libre et varié de la conversation. + +L'un des beaux momens de Diderot, c'étoit lorsqu'un auteur le consultoit +sur son ouvrage. Si le sujet en valoit la peine, il falloit le voir s'en +saisir, le pénétrer, et, d'un coup d'oeil, découvrir de quelles richesses +et de quelles beautés il étoit susceptible. S'il s'apercevoit que +l'auteur remplît mal son objet, au lieu d'écouter la lecture, il faisoit +dans sa tête ce que l'auteur avoit manqué. Étoit-ce une pièce de +théâtre, il y jetoit des scènes, des incidens nouveaux, des traits de +caractère; et, croyant avoir entendu ce qu'il avoit rêvé, il nous +vantoit l'ouvrage qu'on venoit de lui lire, et dans lequel, lorsqu'il +voyoit le jour, nous ne retrouvions presque rien de ce qu'il en avoit +cité. En général, et dans toutes les branches des connoissances +humaines, tout lui étoit si familier et si présent qu'il sembloit +toujours préparé à ce qu'on avoit à lui dire, et ses aperçus les plus +soudains étoient comme les résultats d'une étude récente ou d'une longue +méditation. + +Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, étoit encore l'un des plus +aimables; et, sur ce qui touchoit à la bonté morale, lorsqu'il en +parloit d'abondance, je ne puis exprimer quel charme avoit en lui +l'éloquence du sentiment. Toute son âme étoit dans ses yeux, sur ses +lèvres. Jamais physionomie n'a mieux peint la bonté du coeur. + +Je ne vous parle point de ceux de nos amis que vous venez de voir sous +l'oeil de Mme Geoffrin, et soumis à sa discipline. Chez le baron +d'Holbach et chez Helvétius ils étoient à leur aise, et d'autant plus +aimables: car l'esprit, dans ses mouvemens, ne peut bien déployer et sa +force et sa grâce que lorsqu'il n'a rien qui le gêne; et là il +ressembloit au coursier de Virgile: + + _Qualis ubi abruptis fugit præsepia vinclis + Tandem liber equus, campoque potitus aperto... + Emicat, arrectisque fremit cervicibus alte, + Luxurians._ + +Vous devez comprendre combien il étoit doux pour moi de faire, deux ou +trois fois la semaine, d'excellens dîners en aussi bonne compagnie: nous +nous en trouvions tous si bien que, lorsque venoient les beaux jours, +nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique +dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine: car le régal de +ces jours-là étoit une ample matelote, et nous parcourions tour à tour +les endroits renommés pour être les mieux pourvus en beau poisson. +C'étoit le plus souvent Saint-Cloud: nous y descendions le matin en +bateau, respirant l'air de la rivière, et nous en revenions le soir à +travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que, dans ces promenades, +la conversation languissoit rarement. + +Une fois, m'étant trouvé seul quelques minutes avec Diderot, à propos de +la _Lettre à d'Alembert sur les spectacles_, je lui témoignai mon +indignation de la note que Rousseau avoit mise à la préface de cette +lettre: c'étoit comme un coup de stylet dont il avoit frappé Diderot. +Voici le texte de la lettre: + + _J'avois un Aristarque sévère et judicieux; je ne l'ai plus, je + n'en veux plus; et il manque bien plus encore à mon coeur qu'à mes + écrits._ + +Voici la note qu'il avoit attachée au texte: + + _Si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas, + car il y a moyen de revenir vers votre ami. Si vous l'avez attristé + par vos paroles, ne craignez rien. Il est possible encore de vous + réconcilier avec lui; mais, pour l'outrage, le reproche injurieux, + la révélation du secret et la plaie faite à son coeur en trahison, + point de grâce à ses yeux: il s'éloignera sans retour._ (Ecclés., + XXII, 26, 27.) + +Tout le monde savoit que c'étoit à Diderot que s'adressoit cette note +infamante, et bien des gens croyoient qu'il l'avoit méritée, puisqu'il +ne la réfutoit pas. + +«Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en +balance: je vous connois, et je crois le connoître; mais dites-moi par +quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement +outragé.--Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire: là, je +vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis.» + + + + +LIVRE VIII + + +Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour +n'en être pas entendu, il commença son récit en ces mots: «Si vous ne +saviez pas une partie de ce que j'ai à vous dire, je garderais avec vous +le silence, comme je le garde avec le public, sur l'origine et le motif +de l'injure que m'a faite un homme que j'aimois et que je plains encore, +car je le crois bien malheureux. Il est cruel d'être calomnié, de l'être +avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie, et de ne +pouvoir se défendre; mais telle est ma position. Vous allez voir que ma +réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut +défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se +taire, et je me tais. Rousseau m'outrage sans s'expliquer; mais moi, +pour lui répondre, il faut que je m'explique; il faut que je divulgue ce +qu'il a passé sous silence; et il a bien prévu que je n'en ferois rien. +Il étoit bien sûr que je le laisserois jouir de son outrage plutôt que +de mettre le public dans la confidence d'un secret qui n'est pas le +mien; et, en cela, Rousseau est un agresseur malhonnête: il frappe un +homme désarmé. + +«Vous connoissez la passion malheureuse qu'avoit prise Rousseau pour Mme +d'Houdetot[75]. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d'une +manière qui devoit la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me +trouver à Paris. «Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il: +voici ce qui m'est arrivé.» Et il me conta son aventure. «Eh bien! lui +dis-je, où est le malheur?--Comment! où est le malheur? reprit-il; ne +voyez-vous pas qu'elle va écrire à Saint-Lambert que j'ai voulu la +séduire, la lui enlever? et doutez-vous qu'il ne m'accuse d'insolence et +de perfidie? C'est pour la vie un ennemi mortel que je me suis +fait.--Point du tout, lui dis-je froidement: Saint-Lambert est un homme +juste; il vous connoît; il sait bien que vous n'êtes ni un Cyrus, ni un +Scipion. Après tout, de quoi s'agit-il? d'un moment de délire, +d'égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout +avouer; et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu'il doit +connoître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d'erreur. +Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour vous aimer davantage.» + +«Rousseau, transporté, m'embrassa. «Vous me rendez la vie, me dit-il, et +le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même: dès ce soir +je m'en vais écrire.» Depuis, je le vis plus tranquille, et je ne doutai +pas qu'il n'eût fait ce dont nous étions convenus. + +«Mais, quelque temps après, Saint-Lambert arriva; et, m'étant venu voir, +il me parut, sans s'expliquer, si profondément indigné contre Rousseau +que ma première idée fut que Rousseau ne lui avoit point écrit. +«N'avez-vous pas reçu de lui une lettre? lui demandai-je.--Oui, me +dit-il, une lettre qui mériteroit le plus sévère châtiment. + +«--Ah! Monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère +d'un moment de folie dont il vous fait l'aveu, dont il vous demande +pardon? Si cette lettre vous offense, c'est moi qu'il en faut accuser, +car c'est moi qui lui ai conseillé de vous l'écrire.--Et savez-vous, me +dit-il, ce qu'elle contient, cette lettre?--Je sais qu'elle contient un +aveu, des excuses, et un pardon qu'il vous demande.--Rien moins que tout +cela. C'est un tissu de fourberie et d'insolence, c'est un chef-d'oeuvre +d'artifice pour rejeter sur Mme d'Houdetot le tort dont il veut se +laver.--Vous m'étonnez, lui dis-je, et ce n'étoit point là ce qu'il +m'avoit promis.» Alors, pour l'apaiser, je lui racontai simplement la +douleur et le repentir où j'avois vu Rousseau d'avoir pu l'offenser, et +la résolution où il avoit été de lui en demander grâce; par là, je +l'amenai sans peine au point de le voir en pitié. + +«C'est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie. +Dès qu'il apprit que j'avois fait pour lui un aveu qu'il n'avoit pas +fait, il jeta feu et flamme, m'accusant de l'avoir trahi. Je l'appris, +j'allai le trouver. «Que venez-vous faire ici? me demanda-t-il.--Je +viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant.--Ni l'un ni +l'autre, me dit-il; mais j'ai le coeur blessé, ulcéré contre vous. Je ne +veux plus vous voir.--Qu'ai-je donc fait? lui demandai-je.--Vous avez +fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon +secret, vous l'avez trahi. Vous m'avez livré au mépris, à la haine d'un +homme qui ne me pardonnera jamais.» Je laissai son feu s'exhaler, et, +quand il se fut épuisé en reproches: «Nous sommes seuls, lui dis-je, et, +entre nous, votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison, +la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger?» +Sans me répondre, il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les +jeux, et je pris la parole. + +«Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans +votre lettre à Saint-Lambert, vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec +vous-même; qui vous fit donc changer de résolution? Vous ne répondez +point; je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la +plume, et faire l'humble aveu d'une malheureuse folie, aveu qui +cependant vous auroit honoré, votre diable d'orgueil se souleva (oui, +votre orgueil: vous m'avez accusé de perfidie, et je l'ai souffert; +souffrez, à votre tour, que je vous accuse d'orgueil, car, sans cela, +votre conduite ne seroit que de la bassesse). L'orgueil donc vint vous +faire entendre qu'il étoit indigne de votre caractère de vous humilier +devant un homme, et de demander grâce à un rival heureux; que ce n'étoit +pas vous qu'il falloit accuser, mais celle dont la séduction, la +coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs, vous avoient engagé. Et +vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas +aperçu qu'en attribuant le manège d'une coquette à une femme délicate et +sensible, aux yeux d'un homme qui l'estime et qui l'aime, vous blessiez +deux coeurs à la fois.--Eh bien! s'écria-t-il, que j'aie été injuste, +imprudent, insensé, qu'en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux +d'avoir trahi ma confiance, et d'avoir révélé le secret de mon +coeur?--J'en infère, lui dis-je, que c'est vous qui m'avez trompé; que +c'est vous qui m'avez induit à vous défendre comme j'ai fait. Que ne me +disiez-vous que vous aviez changé d'avis? Je n'aurois point parlé de +votre repentir; je n'aurois pas cru répéter les propres termes de votre +lettre. Vous vous êtes caché de moi pour faire ce que vous saviez bien +que je n'aurois point approuvé; et, lorsque ce coup de votre tête a +l'effet qu'il devoit avoir, vous m'en faites un crime à moi! Allez, +puisque dans l'amitié la plus sincère et la plus tendre vous cherchez +des sujets de haine, votre coeur ne sait que haïr. + +«--Courage! barbare, me dit-il; achevez d'accabler un homme foible et +misérable. Il ne me restoit au monde, pour consolation, que ma propre +estime, et vous venez me l'arracher.» Alors Rousseau fut plus éloquent +et plus touchant dans sa douleur qu'il ne l'a été de sa vie. Pénétré de +l'état où je le voyois, mes yeux se remplirent de larmes; en me voyant +pleurer, lui-même il s'attendrit, et il me reçut dans ses bras. + +«Nous voilà donc réconciliés; lui continuant de me lire sa _Nouvelle +Héloïse_, qu'il avoit achevée, et moi allant à pied, deux ou trois fois +la semaine, de Paris à son Ermitage, pour en entendre la lecture, et +répondre en ami à la confiance de mon ami. C'étoit dans les bois de +Montmorency qu'étoit le rendez-vous; j'y arrivois baigné de sueur, et il +ne laissoit pas de se plaindre lorsque je m'étois fait attendre. Ce fut +dans ce temps-là que parut la _Lettre sur les spectacles_, avec ce beau +passage de Salomon par lequel il m'accuse de l'avoir outragé et de +l'avoir trahi. + +--Quoi! m'écriai-je, en pleine paix! après votre réconciliation! cela +n'est point croyable.--Non, cela ne l'est point, et cela n'en est pas +moins vrai. Rousseau vouloit rompre avec moi et avec mes amis; il en +avoit manqué l'occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet +que de m'attribuer des torts dont je ne pouvois me laver? Fâché d'avoir +perdu cet avantage, il le reprit, en se persuadant que, de ma part, +notre réconciliation n'avoit été qu'une scène jouée, où je lui en avois +imposé. + +--Quel homme! m'écriai-je encore; et il croit être bon!» Diderot me +répondit: «Il seroit bon, car il est né sensible, et, dans +l'éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui +l'approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu'ils sont tous +envieux de lui; qu'ils ne lui font du bien que pour l'humilier, qu'ils +ne le flattent que pour lui nuire, et que ceux même qui font semblant de +l'aimer sont de ce complot. C'est là sa maladie. Intéressant par son +infortune, par ses talens, par un fonds de bonté, de droiture qu'il a +dans l'âme, il auroit des amis, s'il croyoit aux amis. Il n'en aura +jamais, ou ils l'aimeront seuls, car il s'en méfiera toujours.» + +Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte non +seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu'il y avoit +de plus noir, de plus lâche, de plus infâme; à leur attribuer des +bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d'une +imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa +malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et +empoisonnoit ses plus douces affections; ce délire enfin d'un esprit +ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la +maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée. + +On en voyoit tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont +il rompoit avec les gens qui lui étoient les plus dévoués, les accusant +tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour +l'épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J'en sais des détails +incroyables; mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse +ingratitude dont il paya l'amitié tendre, officieuse, active, de ce +vertueux David Hume, et la malignité profonde avec laquelle, en le +calomniant, il joignit l'insulte à l'outrage. Vous trouverez dans le +recueil même des _Oeuvres_ de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y +verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie; vous y verrez de +quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai, +contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de +mauvaise foi, de duplicité, de noirceur; vous ne lirez pas sans +indignation, dans le récit qu'il fait de sa conduite envers son +bienfaiteur, cette tournure de raillerie qui est le sublime de +l'insolence: + + Premier soufflet sur la joue de mon patron. + Second soufflet sur la joue de mon patron. + Troisième soufflet sur la joue de mon patron. + +Je crois l'opinion universelle bien décidée sur le compte de ces deux +hommes; mais si, à l'idée qu'on a du caractère de David Hume, il +manquoit encore quelque preuve, voici des faits dont j'ai été témoin. + +Lorsqu'à la recommandation de mylord Maréchal et de la comtesse de +Boufflers, Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une +retraite libre et tranquille, et que, Rousseau ayant accepté cette offre +généreuse, ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyoit le baron +d'Holbach, lui apprit qu'il emmenoit Rousseau dans sa patrie. «Monsieur, +dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein; je vous +en avertis, vous en sentirez la morsure.» + +Le baron avoit lui-même accueilli et choyé Rousseau; sa maison étoit le +rendez-vous de ce qu'on appeloit alors les philosophes; et, dans la +pleine sécurité qu'inspire à des âmes honnêtes la sainteté inviolable de +l'asile qui les rassemble, d'Holbach et ses amis avoient admis Rousseau +dans leur commerce le plus intime. Or, on peut voir dans son _Émile_ +comment il les avoit notés. Certes, quand l'étiquette d'athéisme qu'il +avoit attachée à leur société n'auroit été qu'une révélation, elle +auroit été odieuse. Mais, à l'égard du plus grand nombre, c'étoit une +délation calomnieuse, et il le savoit bien; il savoit bien que le +théisme de son vicaire avoit ses prosélytes et ses zélateurs parmi eux. +Le baron avoit donc appris à ses dépens à le connoître; mais le bon +David Hume croyoit voir plus de passion que de vérité dans l'avis que le +baron lui donnoit. Il ne laissa donc pas d'emmener Rousseau avec lui, et +de lui rendre dans sa patrie tous les bons offices de l'amitié. Il +croyoit, et il devoit croire avoir rendu heureux le plus sensible et le +meilleur des hommes; il s'en félicitoit dans toutes les lettres qu'il +écrivoit au baron d'Holbach, et il ne cessoit de combattre la mauvaise +opinion que le baron avoit de Rousseau. Il lui faisoit l'éloge de la +bonté, de la candeur, de l'ingénuité de son ami. «Il m'est pénible, lui +disoit-il, de penser que vous soyez injuste à son égard. Croyez-moi, +Rousseau n'est rien moins qu'un méchant homme. Plus je le vois, plus je +l'estime et je l'aime.» Tous les courriers, les lettres de Hume à +d'Holbach répétoient les mêmes louanges, et celui-ci, en nous les +lisant, disoit toujours: _Il ne le connoît pas encore; patience, il le +connoîtra_. En effet, peu de temps après, il reçoit une lettre dans +laquelle Hume débute ainsi: _Vous aviez bien raison, Monsieur le baron; +Rousseau est un monstre_. «Ah! nous dit le baron, froidement et sans +s'étonner, _il le connoît enfin_.» + +Comment un changement si brusque et si soudain étoit-il arrivé dans +l'opinion de l'un et dans la conduite de l'autre? Vous le verrez dans +l'exposé des faits publiés par les deux parties. Ici, ce que j'ai dû +consigner, attester, c'est que, dans le temps même que Rousseau accusoit +Hume de le tromper, de le trahir, de le déshonorer à Londres, ce même +Hume, plein de candeur, de zèle et d'amitié pour lui, s'efforçoit de +détruire à Paris les impressions funestes qu'il y avoit laissées, et de +le rétablir dans l'estime et la bienveillance de ceux qui avoient pour +lui le plus d'aversion et de mépris. + +Quel ravage un excès d'orgueil n'avoit-il pas fait dans une âme +naturellement douce et tendre! Avec tant de lumières et de talens, que +de foiblesse, de petitesse et de misère dans cette vanité inquiète, +ombrageuse, irascible et vindicative, qu'irritoit la seule pensée que +l'on eût voulu la blesser; qui le supposoit même sans aucune apparence, +et ne le pardonnoit jamais! Grande leçon pour les esprits enclins à ce +vice de l'amour-propre! Sans cela personne n'eût été plus chéri, plus +considéré que Rousseau; ce fut le poison de sa vie: il lui rendit les +bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnoissance +importune; il lui fit outrager, rebuter l'amitié; il l'a fait vivre +malheureux, et mourir presque abandonné. Passons à des objets plus doux +et qui me touchent de plus près. + +Ni la vie agréable que je menois à Paris, ni celle plus agréable encore +que je menois à la campagne, ne déroboient à mon cher Odde et à ma soeur +la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur étoit réservée, et que +j'allois passer avec eux à Saumur. C'étoit là véritablement que toute la +sensibilité de mon âme étoit employée à jouir. Entre ces deux époux qui +s'aimoient l'un l'autre plus qu'ils n'aimoient la lumière et la vie, je +me voyois chéri et révéré moi-même comme la source de leur bonheur. Je +ne me rassasiois point de l'inexprimable douceur de considérer mon +ouvrage dans ce bonheur de deux âmes pures, dont tous les voeux +appeloient sur moi les bénédictions du Ciel. Leur tendresse me +pénétroit, leur piété me ravissoit l'âme. Leurs moeurs étoient, pour +ainsi dire, le naturel de la vertu dans toute sa simplicité. À cette +jouissance continuelle et de tous les momens se joignoit celle de les +voir chéris, honorés dans leur ville: Mme Odde y étoit citée pour le +modèle des femmes; le nom de M. Odde étoit comme un synonyme de justice +et de vérité. La commission de la cour des Aides établie à Saumur et la +compagnie des fermiers généraux avoient-elles ensemble quelque +contestation, Odde étoit leur arbitre et leur conciliateur. J'étois +témoin de cette confiance acquise à un autre moi-même. J'étois témoin de +l'amour du peuple pour un homme exerçant un emploi de rigueur, sans que +jamais une seule plainte se fît entendre contre lui, tant son humanité +savoit tout adoucir! Moi-même je participois au respect qu'on avoit pour +eux. On ne savoit quelle fête me faire; et tous les jours que nous +passions ensemble étoient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas +nés, mes enfans, si ma bonne soeur eût vécu: c'eût été auprès d'elle que +je serois allé vieillir; mais elle portoit dans son sein le germe de la +maladie funeste à toute ma famille; et bientôt cet espoir dont je +m'étois flatté me fut cruellement ravi. + +Dans l'un de ces heureux voyages que je faisois à Saumur, je profitai du +voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson, +l'ancien ministre de la guerre, que le roi y avoit exilé. Je n'avois pas +oublié les bontés qu'il m'avoit témoignées dans le temps de sa gloire. +Jeune encore, lorsque j'avois fait un petit poème sur l'établissement de +l'École militaire[76], dont il avoit le principal honneur, il s'étoit +plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il +m'avoit présenté à la noblesse militaire comme un jeune homme qui avoit +des droits à sa reconnoissance et à sa protection. Il me reçut dans son +exil avec une extrême sensibilité. Ô mes enfans! quelle maladie +incurable que celle de l'ambition! quelle tristesse que celle de la vie +d'un ministre disgracié! Déjà usé par le travail, le chagrin achevoit de +ruiner sa santé. Son corps étoit rongé de goutte, son âme l'étoit bien +plus cruellement de souvenirs et de regrets; et, à travers l'aimable +accueil qu'il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une +victime de tous les genres de douleurs. + +En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue +de marbre; je lui demandai ce que c'étoit. «C'est, me dit-il, ce que je +n'ai plus le courage de regarder[77]»; et, en nous détournant: «Ah! +Marmontel, si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi! si vous saviez +combien de fois il m'avoit assuré que nous passerions notre vie +ensemble, et que je n'avois pas au monde un meilleur ami que lui! Voilà +les promesses des rois, voilà leur amitié!» Et, en disant ces mots, ses +yeux se remplirent de larmes. + +Le soir, pendant que l'on soupoit, nous restions seuls dans le salon. Ce +salon étoit tapissé de tableaux qui représentoient les batailles où le +roi s'étoit trouvé en personne avec lui. Il me montroit l'endroit où ils +étoient placés durant l'action; il me répétoit ce que le roi lui avoit +dit; il n'en avoit pas oublié une parole. «Ici, me dit-il en parlant de +l'une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils étoit +mort. Le roi eut la bonté de paroître sensible à ma douleur. Combien il +est changé! Rien de moi ne le touche plus..» Ces idées le poursuivoient; +et, pour peu qu'il fût livré à lui-même, il tomboit comme abîmé dans sa +douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, alloit bien vite s'asseoir +auprès de lui, le pressoit dans ses bras, le caressoit; et lui, comme un +enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa +consolatrice, les baignoit de ses larmes, et ne s'en cachoit point. + +Le malheureux, qui ne vivoit que de poisson à l'eau, à cause de sa +goutte, étoit encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût +été sensible, car il étoit gourmand. Mais le régime le plus austère ne +procuroit pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus +m'empêcher de lui paroître vivement touché de ses peines. «Vous y +ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque +cela m'eût été si facile.» Peu de temps après il obtint la permission +d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses +derniers adieux. + +Je vous dirai quelque jour, mes enfans, des détails assez curieux sur la +cause de sa disgrâce et de celle de son antagoniste, M. de Machault, +arrivée le même jour. Un motif de délicatesse m'empêche d'insérer ces +particularités dans des Mémoires qu'un accident peut faire échapper de +vos mains. Mais, à la place de cette anecdote sérieuse, en voici une +assez comique, car il faut bien parfois égayer un peu mes récits. + +Mon ami Vaudesir avoit, près d'Angers, une terre dont son malheureux +fils Saint-James a porté le nom[78]. Comme il savoit que tous les ans +j'allois voir ma soeur à Saumur (route d'Angers), il m'offrit une fois de +m'y mener dans sa chaise de poste, à condition que, sur le temps de mon +voyage, il y auroit trois jours pour Saint-James, où il se rendoit. Je +pris volontiers cet engagement, et je vis à Saint-James la fleur des +beaux esprits de l'Académie angevine, entre autres un abbé qui +ressembloit beaucoup à l'abbé Beau-Génie du _Mercure galant_[79]. Il +venoit de se signaler par un trait de sottise si singulier, si rare, que +je ne pouvois pas le croire. «Le croirez-vous, me dit Vaudesir, s'il +vous le répète lui-même? Aidez-moi seulement à l'y engager: vous allez +voir.» Vers la fin du dîner, je mis l'abbé en scène en lui parlant de +son Académie, et Vaudesir, prenant la parole, en fit un éloge pompeux. +«C'est, me dit-il, après l'Académie françoise le corps littéraire le +plus illustre et le mieux composé. Tout récemment M. de Contades le fils +vient d'y être reçu. C'est monsieur l'abbé qui a parlé au nom de +l'Académie, et avec le plus grand succès.--À l'éloge du fils, repris-je, +monsieur l'abbé n'a pas manqué d'ajouter l'éloge du père?--Non, +assurément, dit l'abbé, je n'ai eu garde d'y manquer, et j'ai payé à +monsieur le maréchal un juste tribut de louanges.--Le champ, lui dis-je, +étoit riche et vaste. Cependant il y avoit un pas difficile à +passer.--Oui, me dit-il en souriant, l'affaire de Minden; vraiment, +c'étoit l'endroit critique; mais je m'en suis tiré assez heureusement. +D'abord, j'ai parlé des actions qui avoient mérité à M. le maréchal de +Contades le commandement des armées; j'ai rappelé tout ce qu'il avoit +fait de plus glorieux jusque-là; et, lorsque je suis arrivé à la +bataille de Minden, je n'ai dit que deux mots: _Contades paroît, +Contades est vaincu_; et puis j'ai parlé d'autre chose.» Comme le rire +m'étouffoit, j'y voulus faire diversion. «Ces mots, lui dis-je, +rappellent ceux de César, après la défaite du fils de Mithridate: _Je +suis venu, j'ai vu, et j'ai vaincu_.--Il est vrai, dit l'abbé; l'on a +même trouvé ma phrase un peu plus laconique.» L'air d'emphase et de +gravité dont il avoit prononcé sa sottise étoit si plaisant que Vaudesir +et moi, pour n'en pas éclater de rire, nous n'osions nous regarder l'un +l'autre; encore eûmes-nous de la peine à garder notre sérieux. + +Ces voyages et ces absences déplaisoient à Mme Geoffrin. De toute la +belle saison je n'assistois à l'Académie. On lui en faisoit des +plaintes; elle s'imaginoit que je me donnois un tort grave en cédant mes +jetons aux académiciens assidus (ce qui, à l'égard des d'Olivet, étoit +assurément une crainte bien mal fondée), et j'essuyois souvent de vives +réprimandes sur ce qu'elle appeloit l'inconséquence de ma conduite. +«Quoi de plus ridicule, en effet, disoit-elle, que d'avoir désiré d'être +de l'Académie, et de ne pas y assister après y avoir été reçu?» J'avois +pour excuse l'exemple du plus grand nombre, encore moins assidu que moi; +mais elle prétendoit, avec raison, que j'étois de ceux dont les +fonctions académiques exigeoient l'assiduité. Elle avoit bien aussi son +petit intérêt personnel dans ses remontrances, car elle passoit les étés +à Paris; et, dans ce temps-là, elle ne vouloit point que sa société +littéraire fût dispersée. + +J'écoutois ses avis avec une modestie respectueuse, et, le lendemain, je +m'échappois comme si elle ne m'avoit rien dit. Il étoit assez naturel +que ses bontés pour moi en fussent refroidies, mais un dîner où j'étois +aimable me réconcilioit avec elle; et, dans les occasions sérieuses, +elle se reprenoit d'affection pour moi. Je l'éprouvai dans deux maladies +dont je fus attaqué chez elle. L'une avoit été cette même fièvre qui m'a +repris cinq fois en ma vie, et qui finira par m'enlever: elle me vint +dans le temps qu'on imprimoit ma _Poétique_. J'y voulois encore ajouter +quelques articles; et ce travail, dont j'avois la tête remplie, rendoit, +dans les redoublemens de ma fièvre, le délire plus fatigant. Mes amis +n'étoient pas tranquilles sur mon état, Mme Geoffrin en étoit inquiète. +Le petit médecin de ses laquais, Gevigland[80], m'en tira très bien. + +Mon autre maladie fut un rhume d'une qualité singulière: c'étoit une +humeur visqueuse qui obstruoit l'organe de la respiration, et qu'avec +tout l'effort d'une toux violente je ne pouvois expectorer. Vous +concevez qu'après avoir vu périr toute ma famille du mal de poitrine, +j'avois quelque raison de croire que c'étoit mon tour. Je le crus en +effet; et, privé du sommeil, maigrissant à vue d'oeil, enfin me sentant +dépérir, et ne doutant pas que le dernier période de la maladie ne +s'annonçât bientôt par le symptôme accoutumé, je pris ma résolution, et +ne songeai plus qu'à trouver quelque sujet d'ouvrage qui préoccupât ma +pensée, et qui, après avoir rempli mes derniers momens, pût laisser de +moi traces d'homme. + +On m'avoit fait présent d'une estampe de Bélisaire, d'après le tableau +de Van Dyck[81]; elle attiroit souvent mes regards, et je m'étonnois que +les poètes n'eussent rien tiré d'un sujet si moral, si intéressant. Il +me prit envie de le traiter moi-même en prose; et, dès que cette idée se +fut emparée de ma tête, mon mal fut suspendu comme par un charme +soudain. Ô pouvoir merveilleux de l'imagination! Le plaisir d'inventer +ma fable, le soin de l'arranger, de la développer, l'impression +d'intérêt que faisoit sur moi-même le premier aperçu des situations et +des scènes que je préméditois, tout cela me saisit et me détacha de +moi-même, au point de me rendre croyable tout ce que l'on raconte des +ravissemens extatiques. Ma poitrine étoit oppressée, je respirois +péniblement, j'avois des quintes d'une toux convulsive; je m'en +apercevois à peine. On venoit me voir, on me parloit de mon mal; je +répondois en homme occupé d'autre chose: c'étoit à Bélisaire que je +pensois. L'insomnie, qui jusqu'alors avoit été si pénible pour moi, +n'avoit plus cet ennui, ce tourment de l'inquiétude. Mes nuits, comme +mes jours, se passoient à rêver aux aventures de mon héros. Je ne m'en +épuisois pas moins; et ce travail continuel auroit achevé de m'éteindre +si l'on n'eût pas trouvé quelque remède à mon mal. Ce fut Gatti, médecin +de Florence, célèbre promoteur de l'inoculation, habile dans son art, +et, de plus, homme très aimable, ce fut lui qui, m'étant venu voir, me +sauva. «Il s'agit, me dit-il, de diviser cette humeur épaisse et +glutineuse qui vous empâte le poumon; et le remède en est agréable: il +faut vous mettre à la boisson de l'oxymel.» Je ne fis donc que délayer +au feu d'excellent miel dans d'excellent vinaigre, et du sirop formé de +ce mélange l'usage salutaire me guérit en très peu de temps. Il y avoit +alors plus de trois mois que je croyois périr; mais, dans ces trois +mois, j'avois avancé mon ouvrage. Les chapitres qui demandoient des +études étoient les seuls qui me restoient à composer. Tout le travail de +l'imagination étoit fini; c'étoit le plus intéressant. + +Si cet ouvrage est d'un caractère plus grave que mes autres écrits, +c'est qu'en le composant je croyois proférer mes dernières paroles, +_novissima verba_, comme disoient les anciens. Le premier essai que je +fis de cette lecture, ce fut sur l'âme de Diderot; le second, sur l'âme +du prince héréditaire de Brunswick, aujourd'hui régnant[82]. + +Diderot fut très content de la partie morale; il trouva la partie +politique trop rétrécie, et il m'engagea à l'étendre. Le prince de +Brunswick, qui voyageoit en France, après avoir fait contre nous la +guerre avec une loyauté chevaleresque et une valeur héroïque, jouissoit, +à Paris, de cette haute estime que lui méritoient ses vertus; hommage +plus flatteur que ces respects d'usage que l'on marque aux personnes de +sa naissance et de son rang. Il désira d'assister à une séance +particulière de l'Académie françoise, honneur jusque-là réservé aux +têtes couronnées. Dans cette séance je lus un ample extrait de +_Bélisaire_, et j'eus le plaisir de voir le visage du jeune héros +s'enflammer aux images que je lui présentois, et ses yeux se remplir de +larmes. + +Il se plaisoit singulièrement au commerce des gens de lettres, et vous +verrez bientôt le cas qu'il en faisoit. Helvétius lui donna à dîner avec +nous, et il convint que, de sa vie, il n'avoit fait un dîner pareil. Je +n'étois pas fait pour y être remarqué; je le fus cependant. Helvétius +ayant dit au prince qu'il lui trouvoit de la ressemblance avec le +prétendant, et le prince lui ayant répondu qu'en effet bien des +personnes avoient déjà fait cette remarque, je dis à demi-voix: + +«Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Édouard +auroit été roi d'Angleterre.» Ce mot fut entendu; le prince y fut +sensible, et je l'en vis rougir de modestie et de pudeur. + +Autant la lecture de _Bélisaire_ avoit réussi à l'Académie, autant +j'étois certain qu'il réussiroit mal en Sorbonne. Mais ce n'étoit point +là ce qui m'inquiétoit; et, pourvu que la cour et le Parlement ne se +mêlassent point de la querelle, je voulois bien me voir aux prises avec +la Faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n'avoir +qu'elle à redouter. + +L'abbé Terray n'étoit pas encore dans le ministère; mais au Parlement, +dont il étoit membre, il avoit le plus grand crédit. J'allai avec Mme +Gaulard, son amie, passer quelque temps à sa terre de la Motte, et là je +lui lus _Bélisaire_. Quoique naturellement peu sensible, il le fut à +cette lecture. Après l'avoir intéressé, je lui confiai que +j'appréhendois quelque hostilité de la part de la Sorbonne, et je lui +demandai s'il croyoit que le Parlement condamnât mon livre, dans le cas +qu'il fût censuré. Il m'assura que le Parlement ne se mêleroit point de +cette affaire, et me promit d'être mon défenseur, si quelqu'un m'y +attaquoit. + +Ce n'étoit pas tout. Il me falloit un privilège, et il me falloit +l'assurance qu'il ne seroit point révoqué. Je n'avois aucun crédit +personnel auprès du vieux Maupeou, alors garde des sceaux; mais la femme +de mon libraire, Mme Merlin, en étoit connue et protégée. Je le fis +pressentir par elle, et il nous promit toute faveur. + +Il me restoit à prendre mes sûretés du côté de la cour; et, ici, +l'endroit périlleux de mon livre n'étoit pas la théologie. Je redoutois +les allusions, les applications malignes, et l'accusation d'avoir pensé +à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi foible et trompé. Il +n'y avoit, malheureusement, que trop d'analogie d'un règne à l'autre; le +roi de Prusse le sentit si bien que, lorsqu'il eut reçu mon livre, il +m'écrivit, de sa main, au bas d'une lettre de son secrétaire Lecat: «Je +viens de lire le début de votre _Bélisaire_; vous êtes bien hardi!» +D'autres pouvoient le dire; et, si les ennemis que j'avois encore +m'attaquoient de ce côté-là, j'étois perdu. + +Cependant il n'y avoit pas moyen de prendre à cet égard des précautions +directes. La moindre inquiétude que j'aurois témoignée auroit donné +l'éveil, et m'auroit dénoncé. Personne n'auroit pris sur soi ni de me +rassurer, ni de me promettre assistance; et le premier conseil que l'on +m'auroit donné auroit été de jeter au feu mon ouvrage, ou d'en effacer +tout ce qui pouvoit être susceptible d'allusion: et que n'auroit-il pas +fallu en effacer? + +Je pris la contenance toute contraire à celle de l'inquiétude. J'écrivis +au ministre de la maison du roi, le comte de Saint-Florentin, que +j'étois sur le point de mettre au jour un ouvrage dont le sujet me +sembloit digne d'intéresser le coeur du roi; que je souhaitois vivement +que Sa Majesté me permît de le lui dédier, et qu'en le lui donnant à +examiner (à lui, ministre) j'irois le supplier de solliciter pour moi +cette faveur. Pour cela je lui demandois un moment d'audience, et il me +l'accorda. + +En lui confiant mon manuscrit, je lui avouai en confidence qu'il y avoit +un chapitre dont les théologiens fanatiques pourroient bien n'être pas +contens. «Il est donc bien intéressant pour moi, lui dis-je, que le +secret n'en soit pas éventé; et je vous supplie, Monsieur le comte, de +ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet.» Comme il avoit de +l'amitié pour moi, il me le promit, et il me tint parole; mais, quelques +jours après, en me rendant mon ouvrage, qu'il avoit lu, ou qu'il avoit +fait lire, il me dit que la religion de _Bélisaire_ ne seroit pas du +goût des théologiens; que vraisemblablement mon livre seroit censuré, et +que, pour cela seul, il n'osoit proposer au roi d'en accepter la +dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence, et +je me retirai content. + +Que voulois-je en effet? Avoir à la cour un témoin de l'intention où +j'avois été de dédier mon ouvrage au roi, et par conséquent une preuve +que rien n'avoit été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de +son règne; ce qui étoit la vérité même. Avec ce moyen de défense je fus +tranquille encore de ce côté. Mais il me falloit passer sous les yeux +d'un censeur; et, au lieu d'un, l'on m'en donna deux, le censeur +littéraire n'ayant osé prendre sur lui d'approuver ce qui touchoit à la +théologie. + +Voilà donc _Bélisaire_ soumis à l'examen d'un docteur de Sorbonne: il +s'appeloit Chevrier. + +Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage, j'allai le voir. En +me le rendant, il m'en fit de grands éloges; mais, lorsque je jetai les +yeux sur le dernier feuillet, je n'y vis point son approbation. «Ayez +donc la bonté, lui dis-je, d'écrire là deux mots.» Sa réponse fut un +sourire. «Quoi! Monsieur, insistai-je, ne l'approuvez-vous pas?--Non, +Monsieur, Dieu m'en garde, me répondit-il doucement.--Et puis-je, au +moins, savoir ce que vous y trouvez de répréhensible?--Peu de chose en +détail, mais beaucoup dans le tout ensemble; et l'auteur sait trop bien +dans quel esprit il a écrit son livre pour exiger de moi d'y mettre mon +approbation.» Je voulus le presser de s'expliquer. «Non, Monsieur, me +dit-il, vous m'entendez très bien; je vous entends de même; ne perdons +pas le temps à nous en dire davantage, et cherchez un autre censeur.» +Heureusement j'en trouvai un moins difficile, et _Bélisaire_ fut +imprimé. + +Aussitôt qu'il parut, la Sorbonne fut en rumeur; et il fut résolu, par +les sages docteurs, que l'on en feroit la censure. Pour bien des gens, +cette censure étoit encore une chose effrayante; et de ce nombre étoient +plusieurs de mes amis. L'alarme se mit parmi eux. Ceux-là me +conseilloient d'apaiser, s'il étoit possible, la furie de ces docteurs; +d'autres amis, plus fermes, plus jaloux de mon honneur philosophique, +m'exhortoient à ne pas mollir. Je rassurai les uns et les autres, ne dis +mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public. + +Mon livre étoit enlevé; la première édition en étoit épuisée; je pressai +la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avoit neuf mille exemplaires +de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu'elle y devoit +censurer; et, grâce au bruit qu'elle faisoit sur le quinzième chapitre, +on ne parloit que de celui-là; c'étoit pour moi comme la queue du chien +d'Alcibiade. Je me réjouissois de voir comme les docteurs me servoient +en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi étoit de ne paroître ni +foible ni mutin, et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se +répandre dans l'Europe des éditions de mon livre. Je me tenois donc en +défense, sans avoir l'air de craindre la Sorbonne, sans avoir l'air de +la braver, lorsqu'un abbé, qui depuis a eu lui-même de puissans ennemis +à combattre, l'abbé Georgel[83], vint m'inviter à prendre pour médiateur +l'archevêque[84], en m'assurant que, si je l'allois voir, j'en serois +bien reçu, et qu'il le savoit disposé à me négocier avec la Faculté un +accommodement pacifique. Rien ne convenoit mieux à mon plan que les +voies de conciliation. J'allai voir le prélat: il me reçut d'un air +paterne, en m'appelant toujours _mon cher monsieur Marmontel_. Je fus +touché de la bonté que sembloient exprimer des paroles si douces. J'ai +su depuis que c'étoit le protocole de monseigneur en parlant aux petites +gens. + +Je l'assurai de ma bonne foi, de mon respect pour la religion, du désir +que j'avois de ne laisser aucun nuage sur ma doctrine et celle de mon +livre, et je ne lui demandai pour grâce que d'être admis à m'expliquer +devant lui avec ses docteurs sur tous les points qui, dans ce livre, +leur paroissoient répréhensibles. Ce personnage de médiateur, de +conciliateur, parut lui plaire. Il me promit d'agir, et, de mon côté, il +me dit d'aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier, et de +m'expliquer avec lui. + +J'allai voir Riballier: nos entretiens et ma correspondance avec lui +sont imprimés; je vous y renvoie. + +Les autres docteurs qu'assembla l'archevêque à sa maison de Conflans, où +je me rendois pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes +que Riballier; mais, dans nos conférences, ils portoient aussi +l'habitude de falsifier les passages pour en dénaturer le sens. Armé de +patience et de modération, je rectifiois le texte qu'ils avoient altéré, +et leur expliquois ma pensée, en leur offrant d'insérer en notes ces +explications dans mon livre, et l'archevêque étoit assez content de moi; +mais ces messieurs ne l'étoient pas. «Tout ce que vous nous dites là est +inutile, conclut enfin l'abbé Le Fèvre (vieil ergoteur que dans l'école +on n'appeloit que la_ Grande Cateau_); il faut absolument faire +disparoître de votre livre le quinzième chapitre: c'est là qu'est le +venin. + +--Si ce que vous me demandez étoit possible, lui répondis-je, peut-être +le ferois-je pour l'amour de la paix; mais, à l'heure qu'il est, il y a +quarante mille exemplaires de mon livre répandus dans l'Europe; et, dans +toutes les éditions qu'on en a faites et qu'on en fera, le quinzième +chapitre est imprimé et le sera toujours. Que serviroit donc aujourd'hui +d'en faire une édition où il ne seroit pas? Personne ne l'achèteroit, +cette édition mutilée; ce seroit de l'argent perdu pour moi-même, ou +pour mon libraire.--Eh bien! me dit-il, votre livre sera censuré sans +pitié.--Oui, sans pitié, lui dis-je, Monsieur l'abbé, je m'y attends, si +c'est vous qui en rédigez la censure; mais monseigneur me sera témoin +que j'aurai fait, pour vous adoucir, tout ce que raisonnablement vous +pouviez exiger de moi. + +--Oui, mon cher monsieur Marmontel, me dit l'archevêque, sur bien des +points j'ai été content de votre bonne foi et de votre docilité; mais il +y a un article sur lequel j'exige de vous une rétractation authentique +et formelle: c'est celui de la tolérance.--Si Monseigneur veut bien, lui +dis-je, jeter les yeux sur quelques lignes que j'ai écrites ce matin, il +y verra nettement expliquée quelle est, à ce sujet, mon opinion +personnelle, et quels en sont les motifs.» Je lui présentai cette note, +que vous trouverez imprimée à la suite de _Bélisaire_. Il la lut en +silence, et la fit passer aux docteurs. «Bon! dirent-ils, des lieux +communs, rebattus mille fois, mille fois réfutés, qui sont le rebut des +écoles.--Vous traitez, leur dis-je, avec bien du mépris l'autorité des +Pères de l'Église et celle de saint Paul, dont mes motifs sont appuyés.» +Ils me répondirent que «les écrits des Pères de l'Église étoient un +arsenal où tous les partis trouvoient des armes, et que le passage de +saint Paul que j'alléguois ne prouvoit rien. + +--Eh bien! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire +loi, que me demandez-vous? + +--Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l'hérésie, +l'irréligion, l'impiété, et tout soumettre au joug de la foi.» + +C'étoit là que je les attendois, pour me retirer en bon ordre et me +tenir retranché dans un poste où l'on ne pourroit m'attaquer. +_Præmunitum, atque ex omni parte causæ septum_ (de Or., I, 3). Je leur +répondis donc que le glaive étoit l'une de ces armes charnelles que +saint Paul avoit réprouvées lorsqu'il avoit dit: _Arma militiæ nostræ +non carnalia sunt_; et, à ces mots, j'allois sortir. Le prélat me +retint, et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un +pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce. «Non, +Monseigneur, lui dis-je; si je l'avois signé, je croirois avoir trempé +ma plume dans le sang; je croirois avoir approuvé toutes les cruautés +commises au nom de la religion. + +--Vous attachez donc, me dit Le Fèvre avec son insolence doctorale, une +grande importance et une grande autorité à votre opinion?--Je sais, lui +dis-je, Monsieur l'abbé, que mon autorité n'est rien; mais ma conscience +est quelque chose, et c'est elle qui, au nom de l'humanité, au nom de la +religion même, me défend d'approuver les persécutions. _Defendenda +religio est, non occidendo, sed moriendo; non sævitia, sed patientia... +Si sanguine, si tormentis, si malo religionem defendere velis, jam non +defendetur, sed polluetur atque violabitur_. C'est le sentiment de +Lactance, c'est aussi celui de Tertullien et celui de saint Paul, et +vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valoient bien. + +--Allons, dit-il à ses confrères, il n'en faut plus parler. Monsieur +veut être censuré; il le sera.» Ainsi finirent nos conférences. Ce qui +m'en étoit précieux, c'étoit le résultat que j'en avois tiré. Ce n'étoit +plus ici de petites chicanes théologiques où j'aurois été exposé aux +arguties de l'École, c'étoit un point de controverse réduit aux termes +les plus simples, les plus frappans, les plus tranchans. «Ils ont voulu, +pouvois-je dire, me faire reconnoître le droit de forcer la croyance, +d'y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers; ils +ont voulu me faire approuver qu'on prêchât l'Évangile le poignard à la +main, et j'ai refusé de signer cette doctrine abominable. Voilà pourquoi +l'abbé Le Fèvre m'a déclaré que je serois censuré sans pitié.» Ce +résumé, que je fis répandre à la ville, à la cour, au Parlement, dans +les conseils, rendit la Sorbonne odieuse; en même temps mes amis +travaillèrent à la rendre ridicule, et je m'en reposai sur eux. + +La première opération de la Faculté de théologie avoit été d'extraire de +mon livre les propositions condamnables. C'étoit à qui auroit la gloire +d'y en découvrir un plus grand nombre. Ils les trioient curieusement +comme des perles, que chacun à l'envi apportoit dans le magasin. Après +en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en +firent imprimer la liste sous le titre d'_Indiculus_. Voltaire y ajouta +l'épithète de _ridiculus_. Jamais l'adjectif et le substantif ne +s'accordèrent mieux ensemble; _Indiculus ridiculus_ sembloient faits +l'un pour l'autre; ils restèrent inséparables. M. Turgot se joua d'une +autre manière de la sottise des docteurs. Comme il étoit bon théologien +lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d'abord ce principe +évident et universellement reconnu, que de deux propositions +contradictoires, si l'une est fausse, l'autre est nécessairement vraie. +Il mit ensuite en opposition, sur deux colonnes parallèles, les +trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne, et les trente-sept +contradictoires, bien exactement énoncées[85]. Point de milieu; en +condamnant les unes il falloit que la Faculté adoptât, professât les +autres. Or, parmi celles-ci, il n'y en avoit pas une seule qui ne fût +révoltante d'horreur ou ridicule d'absurdité. Ce coup de lumière, jeté +sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement +voulut-elle retirer son _Indiculus_; il n'étoit plus temps, le coup +étoit porté. + +Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son +scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin dont Riballier étoit +principal, et qui, sous sa dictée, avoit écrit contre _Bélisaire_ et +contre moi un libelle calomnieux. En même temps, avec cette arme du +ridicule qu'il manioit si bien, Voltaire tomba à bras raccourci sur la +Sorbonne entière; et ses petites feuilles, qui arrivoient de Genève et +qui voltigeoient dans Paris, amusoient le public aux dépens de la +Faculté. Quelques autres de mes amis, bons raisonneurs et bons +railleurs, eurent aussi la charité de prendre ma défense; si bien que le +décret du tribunal théologique étoit déjà honni et bafoué avant d'avoir +paru. + +Tandis que la Sorbonne, plus furieuse encore de se voir harcelée, +travailloit de toutes ses forces à rendre _Bélisaire_ hérétique, déiste, +impie, _ennemi du trône et de l'autel_ (car c'étoient là ses deux grands +chevaux de bataille), les lettres des souverains de l'Europe et celles +des hommes les plus éclairés et les plus sages m'arrivoient de tous les +côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disoient être le +bréviaire des rois. L'impératrice de Russie l'avoit traduit en langue +russe, et en avoit dédié la traduction à un archevêque de son pays. +L'impératrice, reine de Hongrie, en dépit de l'archevêque de Vienne, en +avoit ordonné l'impression dans ses États, elle qui étoit si sévère à +l'égard des écrits qui attaquoient la religion. Je ne négligeai pas, +comme vous pensez bien, de donner connoissance à la cour et au Parlement +de ce succès universel[86]; et ni l'une ni l'autre n'eurent envie de +partager le ridicule de la Sorbonne. + +Les choses étant ainsi disposées, et ma présence n'étant plus nécessaire +à Paris, j'employai le temps que mirent les docteurs à fabriquer leur +censure, je l'employai, dis-je, à remplir les saints devoirs de +l'amitié. + +Mme Filleul se mouroit d'une fièvre lente qui avoit pour cause une +humeur âcre dans le sang, et pour laquelle le plus habile de nos +médecins, Bouvart, lui avoit ordonné les eaux et les bains +d'Aix-la-Chapelle. La jeune comtesse de Séran l'y accompagnoit; mais, +dans l'état où étoit la malade, l'assistance d'un homme leur étoit +nécessaire. Leur ami Bouret me pria de les accompagner. Je m'en fis un +devoir; et, dès qu'elles apprirent ma réponse, Mme de Séran m'écrivit ce +billet: + +_Est-il bien vrai que vous venez avec nous aux eaux? Non; je ne puis le +croire. C'étoit l'objet de tous mes désirs; mais je n'osois en faire +l'objet de mes espérances. Vos occupations, vos affaires, vos plaisirs, +tout combat ma confiance. Assurez-m'en vous-même, si vous voulez que je +me le persuade; et, si vous m'en assurez, croyez que je mettrai cette +marque d'amitié au-dessus de toutes celles qui ont été données dans la +vie. Mme Filleul n'ose pas plus se flatter que moi; mais vous seriez +peut-être décidé par le désir qu'elle en montre, et la reconnaissance +qu'elle en témoigne._ + +Je partis avec elles. Mme Filleul étoit si mal, et Mme de Séran croyoit +si bien voir mourir son amie en chemin, qu'elle m'avertit de me pourvoir +d'un habit de deuil. + +Arrivés à Aix-la-Chapelle avec cette femme courageuse qui, n'ayant plus +qu'un souffle de vie, ne laissoit pas de sourire encore à la gaieté que +nous affections, le médecin des eaux fut appelé; il la trouva trop +affoiblie pour soutenir le bain, et commença par lui faire essayer tout +doucement les eaux. L'effet de leur vertu fut tel que, l'éruption de +l'humeur ayant rendu la vie à la malade, dans peu de jours elle reprit +des forces et fut en état de soutenir le bain. Alors s'opéra, comme par +un miracle, un changement prodigieux. L'éruption fut complète sur tout +le corps, et la malade, se sentant ranimée, alloit seule, se promenoit, +et nous faisoit admirer les progrès de sa guérison, de son appétit, de +ses forces. Hélas! malgré nos remontrances et nos prières, elle abusa de +cette prompte convalescence en ne voulant plus observer le doux régime +qui lui étoit prescrit; encore, malgré son intempérance, eût-elle été +sauvée, sans la fatale imprudence qu'elle commit, à notre insu, au terme +de sa guérison. + +M. de Marigny, dont la soeur étoit morte, et qui, voulant se marier à son +gré et pour son bonheur, avoit épousé la fille aînée de Mme Filleul, +notre idole à tous, la belle, la spirituelle, la charmante Julie, cédant +au désir qu'avoit sa femme de venir voir sa mère, nous l'amena, et, tout +d'un temps, fit, avec le célèbre dessinateur Cochin, un voyage en +Hollande et dans le Brabant, pour y voir les tableaux des deux Écoles +hollandaise et flamande. + +Je vous ai peint le caractère de cet homme estimable, intéressant et +malheureux. Tout ce qu'on peut désirer de charmes dans une jeune +personne, soit du côté de la figure, soit du côté de l'esprit et du +caractère, douceur, ingénuité, bonté, gaieté ingénieuse, raison même, et +raison très saine, tout cela, cultivé avec le plus grand soin, se +trouvoit réuni dans sa jeune femme. Mais, tourmenté comme il l'étoit par +un amour-propre ombrageux, à peine l'eut-il épousée qu'il s'avisa d'être +jaloux de la tendresse qu'elle avoit pour sa mère, et de l'amitié dont +elle étoit liée dès l'enfance avec Mme de Séran. Il fut témoin de leur +sensibilité mutuelle en se revoyant; mais il dissimula le dépit qu'il en +ressentoit, et le peu de temps qu'il passa avec nous ne fut obscurci par +aucun nuage. Il témoigna même à Mme Filleul des sentimens assez +affectueux. «Je vous laisse, lui dit-il, notre chère Julie. Il est bien +juste qu'elle donne des soins à la santé de sa mère. Dans quelque temps +je viendrai la reprendre, et j'espère trouver alors parfaitement +rétablie cette santé qui nous est si précieuse à tous.» Il dit aussi des +choses aimables à la comtesse de Séran, et il nous laissa tous persuadés +qu'il s'en alloit tranquille; mais en lui le plus petit grain d'humeur +étoit comme un levain qui fermentoit bien vite, et dont l'aigreur se +communiquoit à toute la masse de ses pensées. Dès qu'il fut seul et +livré à lui-même, il se représenta sa femme l'oubliant auprès de sa +mère, et, plus en liberté, se réjouissant avec nous de son éloignement. +«Elle ne l'aimoit point, elle ne vivoit point pour lui, et il s'en +falloit bien qu'il fût ce qu'elle avoit de plus cher au monde.» Telles +étoient les réflexions qu'il rouloit dans sa malheureuse tête. Il m'en +avoit fait plus d'une fois la triste confidence. Ses lettres cependant +furent assez aimables durant tout son voyage, et, jusqu'à son retour, +nous n'aperçûmes rien de ce qui se passoit en lui. Laissons-le voyager, +et parlons un peu de la vie qu'on menoit à Aix-la-Chapelle. + +Quoique Mme Filleul, naturellement vive, volontaire et gourmande, fît, +malgré nous, tout ce qu'il falloit pour retarder sa guérison, la vertu +des eaux et des bains ne laissoit pas de chasser encore les nouveaux +principes d'acrimonie qu'elle faisoit passer tous les jours dans son +sang, avec des jus très épicés et des ragoûts dont l'assaisonnement +étoit un vrai poison pour elle. Comme elle se vantoit d'être guérie, +sans en être aussi persuadés qu'elle nous le croyions assez pour nous en +réjouir. + +Ainsi nos dames se donnoient tous les amusemens des eaux. Je les +partageois avec elles. L'après-dînée c'étoient des promenades, le soir +c'étoit la danse à l'assemblée du _Ridotto_, où l'on jouoit gros jeu; +mais aucun de nous ne jouoit. Les danses étoient toutes angloises, et +très jolies, et très bien dansées. C'étoit pour moi un curieux spectacle +que ces chaînes d'hommes et de femmes de toutes les nations du Nord, +Russes, Polonois, Allemands, Anglois surtout, réunis et mêlés par +l'attrait commun du plaisir. Je n'ai pas besoin de vous dire que deux +Françoises d'une rare beauté, dont la plus vieille avoit vingt ans, +n'eurent qu'à se montrer pour s'attirer des soins et des hommages. Lors +donc que le matin, à la promenade des eaux, ou quelquefois chez elles, +on leur faisoit la cour, j'avois des heures solitaires; je les employois +au travail: je faisois _les Incas_. + +Dans ce temps-là, deux de nos évêques françois vinrent aux eaux, et se +trouvèrent logés dans notre voisinage. L'un, Broglie[87], évêque de +Noyon, étoit malade; l'autre l'accompagnoit; c'étoit Marbeuf, évêque +d'Autun, qui depuis a été ministre de la feuille[88]. L'auteur du livre +que la Sorbonne censuroit dans ce moment-là fut pour eux un objet de +curiosité. Ils vinrent me voir, et m'invitèrent à faire ensemble des +promenades. Je compris bien que ces prélats vouloient peloter avec moi; +et, comme le jeu me plaisoit assez, je fis volontiers leur partie. + +Ils commencèrent, comme vous pensez bien, par me parler de _Bélisaire_. +Ils s'attendoient à me trouver fort effrayé du décret que la Sorbonne +alloit fulminer contre moi, et ils furent assez surpris de me voir si +tranquille sous l'anathème. «Bélisaire, leur dis-je, est un vieux +militaire, honnête homme et chrétien dans l'âme, aimant sa religion de +bon coeur et de bonne foi; il en croit tout ce qui lui en est enseigné +dans l'Évangile, et ne rejette que ce qui n'en est pas. C'est aux noirs +fantômes de la superstition, c'est aux monstrueuses horreurs du +fanatisme que Bélisaire refuse sa croyance. J'ai proposé à la Sorbonne +de rendre cette distinction évidente dans des notes explicatives que +j'ajouterois à mon livre. Elle a refusé ce moyen de conciliation; elle a +voulu que le quinzième chapitre fût retranché d'un livre dont quarante +mille exemplaires sont déjà répandus: demande puérile, car l'édition +tronquée et mise au rebut n'auroit fait que me ruiner. Enfin, elle s'est +obstinée à vouloir que je reconnusse le dogme de l'intolérance civile, +le droit du glaive, le droit des proscriptions, des exils, des cachots, +des poignards, des tortures et des bûchers, pour forcer à croire à la +religion de l'agneau; et, dans l'agneau de l'Évangile, je n'ai pas voulu +reconnoître le tigre de l'inquisition. Je m'en suis tenu à la doctrine +de Lactance, de Tertullien, de saint Paul, et à l'esprit de l'Évangile. +Voilà pourquoi la Sorbonne est actuellement occupée à fabriquer une +censure où elle foudroiera Bélisaire, Lactance, Tertullien, saint Paul, +et quiconque pense comme eux. Prenez garde à vous, Messeigneurs, car +vous pourriez bien être du nombre. + +--Mais de quoi se mêlent les philosophes, me dit l'évêque d'Autun, de +parler de théologie?--De quoi se mêlent les théologiens, lui +répliquai-je, de tyranniser les esprits, et d'exciter les princes à +employer la force pour violenter la croyance? Les princes sont-ils juges +sur l'article de la doctrine et sur les objets de la foi?--Non, certes, +me dit-il, les princes n'en sont pas les juges.--Et vous en faites les +bourreaux!--Je ne sais pas, reprit-il, pourquoi on accuse aujourd'hui +les théologiens d'un genre de persécution qui ne s'exerce plus. Jamais +l'Église n'a mis tant de modération dans l'usage de sa puissance.--Il +est vrai, Monseigneur, lui dis-je, qu'elle en use plus sobrement; et, +pour la conserver, elle l'a tempérée.--Pourquoi donc prendre, +insista-t-il, ce temps-là même pour l'attaquer?--Parce qu'on n'écrit pas +seulement, répondis-je, pour le moment où l'on écrit; qu'il est à +craindre que l'avenir ne ressemble au passé, et qu'on prend le moment où +les eaux sont basses pour travailler aux digues.--Ah! les digues! ce +sont, dit-il, les prétendus philosophes qui les renversent; et ils ne +tendent pas à moins qu'à détruire la religion.--Qu'on lui laisse son +caractère, à cette religion charitable, bienfaisante et paisible, j'ose +assurer, lui répliquai-je, que l'incrédule même n'osera l'attaquer, et +que l'impie se taira devant elle. Ce ne sont ni ses dogmes purs, ni sa +morale, ni même ses mystères, qui lui suscitent des ennemis. Ce sont les +opinions violentes et fanatiques dont une théologie atrabilaire a mêlé +sa doctrine, c'est là ce qui soulève une foule de bons esprits. Qu'on la +dégage de ce mélange, qu'on la ramène à sa sainteté primitive; alors +ceux qui l'attaqueront seront les ennemis publics des malheureux qu'elle +console, des opprimés qu'elle relève, et des foibles qu'elle soutient. + +--Vous avez beau dire, reprit l'évêque, sa doctrine est constante, +l'édifice en est cimenté, et nous ne souffrirons jamais qu'une seule +pierre en soit détachée.» Je lui fis observer que l'art des mines étoit +porté fort loin; qu'avec un peu de poudre on renversoit de fond en +comble des tours, bien hautes, bien solides, et que l'on brisoit même +les rochers les plus durs. «Me préserve le Ciel, ajoutai-je, de +souhaiter que ce présage s'accomplisse! j'aime sincèrement, je révère du +fond du coeur cette religion consolante; mais, si jamais elle meurt parmi +nous, le fanatisme théologique en sera seul la cause; ce sera lui qui, +de sa main, lui aura porté le coup mortel.» + +Alors s'éloignant un peu de moi, et parlant à voix basse à l'évêque de +Noyon, je crus entendre qu'il lui disoit: _Cela durera plus que nous_. +Il se trompoit. Ensuite, revenant vers moi: «Si vous aimez la religion, +insista-t-il, pourquoi vous joignez-vous à ceux qui méditent de la +détruire?--Je ne me joins, lui répondis-je, qu'à ceux qui l'aiment comme +moi, et qui désirent qu'elle se montre telle qu'elle est venue du ciel, +pure, sans mélange et sans tache, _sicut aurora consurgens, pulchra ut +luna, electa ut sol_. (Il ajouta, en souriant, _terribilis ut castrorum +acies ordinata_.) Oui, répliquai-je, terrible aux méchans, aux +fanatiques, aux impies; mais terrible dans l'avenir avec les armes qui +lui sont propres, et qui ne sont ni le fer ni le feu.» Telle fut à peu +près notre première conversation. + +Une autre fois, comme il revenoit sans cesse à dire que les philosophes +se donnoient trop de libertés: «Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je, +que parfois ils s'avisent d'être vos suppléans dans des fonctions assez +belles; mais ce n'est qu'autant que vous-mêmes vous ne daignez pas les +remplir.--Quelles fonctions? demanda-t-il.--Celles de prêcher sur les +toits des vérités qu'on dit trop rarement aux souverains, à leurs +ministres, aux flatteurs qui les environnent. Depuis l'exil de Fénelon, +ou, si vous voulez, depuis ce petit cours de morale touchante que +Massillon fit faire à Louis XV enfant, leçons prématurées, et par là +inutiles, les vices, les crimes publics, ont-ils trouvé dans le +sacerdoce un seul agresseur courageux? En chaire, on ose bien tancer de +petites foiblesses et des fragilités communes; mais les passions +désastreuses, les fléaux politiques, en un mot les sources morales des +malheurs de l'humanité, qui ose les attaquer? qui ose demander compte à +l'orgueil, à l'ambition, à la vaine gloire, au faux zèle, à la fureur de +dominer et d'envahir, qui ose leur demander compte devant Dieu et devant +les hommes des larmes et du sang de leurs innombrables victimes?» Alors +je supposai un Chrysostome en chaire; et, en exposant les sujets qui +invoqueroient son éloquence, je fus peut-être moi-même éloquent dans ce +moment-là. + +Quoi qu'il en soit, mes deux prélats, après m'avoir tâté le pouls deux +ou trois fois, trouvèrent mon mal incurable; et, lorsqu'un jour, en leur +montrant sur ma table le manuscrit des _Incas_, je leur dis: «Voilà un +ouvrage qui réduira vos docteurs à l'alternative de brûler l'Évangile ou +de respecter dans Las Casas, cet apôtre des Indes, les mêmes sentimens +et la même doctrine qu'ils condamnent dans _Bélisaire_», ils virent +qu'il n'y avait plus rien à espérer de moi; ainsi leur zèle découragé, +ou plutôt leur curiosité satisfaite, me laissa disposer d'un temps que +nous perdions ensemble, eux à vouloir faire de moi un philosophe +théologien, et moi à vouloir faire d'eux des théologiens philosophes. + +Le travail que demandoit encore mon livre des _Incas_ fut interrompu +quelque temps pour faire place à celui d'un mémoire où j'ai plaidé la +cause des paysans du Nord, et qui est imprimé dans la collection de mes +oeuvres[89]. + +Je venois de lire dans les gazettes qu'à la Société économique de +Pétersbourg un anonyme proposoit un prix de mille ducats pour le +meilleur ouvrage sur cette question: _Est-il avantageux pour un État que +le paysan possède en propre du terrain, ou qu'il ait seulement des biens +meubles? et jusqu'où le droit du paysan sur cette propriété devroit-il +s'étendre pour l'avantage de l'État?_ + +Je ne doutai pas que l'anonyme ne fût l'impératrice de Russie elle-même; +et, puisque sur ce grand objet elle vouloit que la vérité fût connue +dans ses États, je résolus de la montrer tout entière. L'un des +ministres de Russie, M. de Saldern, étoit venu prendre les eaux +d'Aix-la-Chapelle. Je le voyois souvent, et il me parloit des affaires +du Nord avec autant d'ouverture de coeur qu'il est permis à un ministre +sage. Ce fut par lui que mon mémoire parvint à sa destination. Il +n'obtint pas le prix, et je l'avois prévu; mais il fit son impression, +et j'en reçus des témoignages. + +Ainsi mes heures solitaires étoient remplies et utilement occupées. Mais +un objet non moins intéressant pour moi que mon travail, et, à vrai +dire, plus attrayant encore, c'étoit la conversation de mes trois +femmes, toutes les trois de caractères différens, mais si analogues que +leurs couleurs se marioient et se fondoient ensemble comme celles de +l'arc-en-ciel. Or, c'est de ce mélange harmonieux de sentimens et de +pensées que résulte le charme de la conversation. Un assentiment unanime +commence par être agréable et finit par être ennuyeux. Aussi Mme Filleul +disoit-elle qu'elle aimoit la contrariété; qu'il n'y avoit que cela de +naturel et de sincère; que la nature n'avoit rien fait de pareil, ni +deux oeufs, ni deux feuilles d'arbre, ni deux esprits et deux caractères, +et que, partout où l'on croyoit voir une ressemblance constante de +sentimens et d'opinions, il y avoit dissimulation et complaisance de +part ou d'autre, souvent même des deux côtés. + +L'une des trois, Mme de Séran, m'avoit mis dans sa confidence, et cette +confidence étoit de nature à donner lieu à d'intéressans tête-à-tête. Il +s'agissoit pour elle de succéder, si elle l'avoit voulu, à Mme de +Pompadour. Elle étoit en relation continuelle avec le roi; il lui +écrivoit par tous les courriers; et ces lettres et les réponses me +passoient toutes sous les yeux. Voici comment s'étoit noué le fil de ce +petit roman. + +Mme de Séran étoit fille d'un M. de Bullioud, bon gentilhomme sans +fortune, ci-devant gouverneur des pages du duc d'Orléans. Par une +fatalité des plus étranges, et que je ne puis expliquer, cette jeune +personne, dès l'âge de quinze ans, avoit été l'objet de l'humeur +violente et sombre de son père et de l'aversion de sa mère. Belle comme +l'Amour, et encore plus intéressante par le charme de sa bonté et de sa +naïve innocence que par l'éclat de sa beauté, elle pleuroit et gémissoit +dans cette situation si triste et si cruelle, lorsque son père prit tout +à coup la résolution de la marier, en lui donnant pour dot sa place de +gouverneur des pages qu'il cédoit à son gendre. Cet époux qu'il lui +présenta étoit aussi un gentilhomme d'ancienne race, mais n'ayant pour +tout bien qu'une petite terre en Normandie. C'étoit peu d'être pauvre, +M. de Séran étoit laid, et d'une laideur rebutante: roux, mal fait, +borgne, et un dragon[90] dans l'oeil; d'ailleurs, le plus honnête et le +meilleur des hommes. Lorsqu'il fut présenté à notre belle Adélaïde, elle +en pâlit d'effroi, et le coeur lui bondit de dégoût et de répugnance. La +présence de ses parens lui fit dissimuler, tant qu'il lui fut possible, +cette première impression; mais M. de Séran s'en aperçut. Il demanda +qu'il lui fût permis d'être quelques momens tête à tête avec elle; et, +lorsqu'ils furent seuls: «Mademoiselle, lui dit-il, vous me trouvez bien +laid, et ma laideur vous épouvante; je le vois; vous pouvez l'avouer +sans détour. Si vous croyez que cette répugnance soit invincible, +parlez-moi comme à votre ami: le secret vous sera gardé; je prendrai sur +moi la rupture, vos père et mère ne sauront rien de l'aveu que vous +m'aurez fait. Cependant, s'il étoit possible de vous rendre supportables +dans un mari ces disgrâces de la nature, et s'il ne falloit pour cela +que les soins et les complaisances d'une bonne et tendre amitié, vous +pourriez les attendre du coeur d'un honnête homme qui vous sauroit gré +toute la vie de ne l'avoir point rebuté. Consultez-vous, et +répondez-moi; vous êtes parfaitement libre.» + +Adélaïde étoit si malheureuse, elle voyoit dans cet honnête homme un +désir si sincère de lui procurer un sort plus doux, qu'elle espéra se +donner le courage de l'accepter. «Monsieur, lui dit-elle, ce que je +viens d'entendre, le caractère de bonté, de probité, que ce langage +annonce, me prévient en votre faveur de l'estime la plus sincère. +Donnez-moi vingt-quatre heures pour faire mes réflexions, et venez me +revoir demain.» + +Il ne fallut pas moins que les conseils les plus pressans de la raison +et du malheur pour la déterminer; mais enfin, l'estime que M. de Séran +lui avoit inspirée triompha de tous ses dégoûts. «Monsieur, lui dit-elle +en le revoyant, je suis persuadée que la laideur, ainsi que la beauté, +s'oublie, et que les seules qualités dont l'habitude n'affoiblit point +l'impression, et dont tous les jours, au contraire, elle fait mieux +sentir le prix, ce sont les qualités de l'âme; je les trouve en vous, +c'est assez; et je me fie à votre honnêteté du soin de mon bonheur. Je +désire faire le vôtre.» + +Ainsi se maria Mlle de Bullioud avant ses quinze ans accomplis; et M. de +Séran fut pour elle tout ce qu'il avoit promis d'être. Je ne dis pas que +cette union eût les charmes de l'amour, mais elle avoit les douceurs de +la paix, de l'amitié, de la plus tendre estime. Le mari, sans +inquiétude, voyoit sa femme environnée d'adorateurs; et la femme, par sa +conduite raisonnable et décente, honoroit aux yeux du public la +confiance de son mari. + +Cependant, comme il étoit impossible de la voir, de l'entendre, surtout +de la connoître, sans désirer pour elle un meilleur sort, ses amis +s'occupèrent du soin de sa fortune; et, au mariage du duc de Chartres, +ils songèrent à la placer honorablement auprès de la jeune princesse. +Mais pour cela il ne suffisoit pas d'une noblesse ancienne et pure, il +falloit encore être du nombre des femmes présentées au roi: telle étoit +l'étiquette de la cour d'Orléans. Cet honneur étoit réservé à quatre +cents ans de noblesse, et, à ce titre, elle avoit le droit d'y +prétendre. Il lui fut accordé. Mais le roi, après avoir écouté plus +attentivement l'éloge de sa beauté que les témoignages sur sa noblesse, +mit pour condition à son consentement qu'après sa présentation elle +iroit l'en remercier; article secret pour M. de Séran, et auquel sa +femme elle-même ne s'étoit pas attendue: car, de bien bonne foi, elle +n'aspiroit qu'à la place qui lui étoit promise dans la cour du duc +d'Orléans; et, lorsqu'au rendez-vous que lui donna le roi dans ses +petits cabinets, il fallut aller seule le remercier tête à tête, j'ai su +qu'elle en étoit tremblante. Cependant elle s'y rendit, et j'arrivai +chez Mme Filleul comme on y attendoit son retour. Ce fut là que j'appris +ce que je viens de raconter; et je vis bien que, pour ses amis, la place +à la cour d'Orléans n'avoit été qu'un spécieux prétexte, et que le +rendez-vous actuel étoit leur objet important. + +J'eus le plaisir de voir les châteaux en Espagne de l'ambition s'élever; +la jeune comtesse toute-puissante, le roi et la cour à ses pieds, tous +ses amis comblés de grâces, de faveurs; moi-même honoré de la confiance +de la maîtresse, et par elle inspirant et faisant faire au roi tout le +bien que j'aurois voulu; il n'y avoit rien de si beau. On attendoit la +jeune souveraine, on comptoit les minutes, on mouroit d'impatience de la +voir arriver; et cependant on étoit bien aise qu'elle n'arrivât point +encore. + +Elle arrive enfin, et nous raconte son voyage. Un garçon de la chambre +l'attendoit à la grille de la chapelle; il étoit nuit close; elle étoit +montée par un escalier dérobé dans les petits appartemens. Le roi ne +s'étoit pas fait attendre. Il l'avoit abordée d'un air aimable, lui +avoit pris les mains, les lui avoit baisées respectueusement; et, la +voyant craintive, il l'avoit rassurée par de douces paroles et un regard +plein de bonté. Ensuite il l'avoit fait asseoir vis-à-vis de lui, +l'avoit félicitée sur le succès de sa présentation, en lui disant que +rien de si beau n'avoit paru dans sa cour, et que tout le monde en étoit +d'accord. «Il est donc bien vrai, Sire, lui ai-je répondu, nous +dit-elle, que le bonheur nous embellit, et, si cela est, je dois être +encore plus belle en ce moment.--Aussi l'êtes-vous», m'a-t-il dit en me +prenant les mains et en les serrant doucement dans les siennes, qui +étoient tremblantes. Après un moment de silence où ses regards seuls me +parloient, il m'a demandé quelle seroit la place que j'ambitionnerois à +sa cour. Je lui ai répondu: «La place de la princesse d'Armagnac[91] +(c'étoit une vieille amie du roi qui venoit de mourir).--Ah! vous êtes +bien jeune, m'a-t-il dit, pour remplacer une amie qui m'a vu naître, qui +m'a tenu sur ses genoux, et que j'ai chérie dès le berceau. Il faut du +temps, Madame, pour obtenir ma confiance: j'ai tant de fois été +trompé!--Oh! je ne vous tromperai pas, lui ai-je dit; et, pour mériter +le beau titre de votre amie, s'il ne faut que du temps, j'en ai à vous +donner.» Ce langage, avec mes vingt ans, l'a surpris, mais ne lui a pas +déplu. En changeant de propos, il m'a demandé si je trouvois ses petits +appartemens meublés d'assez bon goût. «Non, lui ai-je dit, je les +voudrois en bleu.» Comme le bleu est sa couleur, cette réponse l'a +flatté. J'ai ajouté qu'à cela près je les trouvois charmans. «Si vous +vous y plaisez, m'a-t-il dit, j'espère que vous voudrez bien y venir +quelquefois, par exemple tous les dimanches, à la même heure +qu'aujourd'hui.» Je l'ai assuré que je saisirois tous les momens de lui +faire ma cour. Sur quoi il m'a quittée pour aller souper avec ses +enfans. Il m'a donné rendez-vous à la huitaine, à la même heure. Je vous +annonce donc à tous que je serai l'amie du roi, et que je ne serai rien +de plus.» + +Comme cette résolution étoit non seulement dans sa tête, mais dans son +coeur, elle y tint, et j'en eus la preuve. Au second rendez-vous, elle +trouva le salon meublé en bleu comme elle l'avoit désiré, attention +assez délicate. Elle s'y rendoit tous les dimanches, et, par Janel, +l'intendant des postes, elle recevoit fréquemment, dans l'intervalle des +rendez-vous, des lettres de la main du roi; mais, dans ces lettres, que +j'ai vues, il ne sortoit jamais des bornes d'une galanterie +respectueuse, et les réponses qu'elle y faisoit, pleines d'esprit, de +grâce et de délicatesse, flattoient son amour-propre sans jamais flatter +son amour. Mme de Séran avoit infiniment de cet esprit naturel et +facile, dont l'agrément naïf et simple enchante ceux qui en ont le plus, +et plaît à ceux qui en ont le moins. La vanité du roi, difficile à +apprivoiser, avoit été bientôt à son aise avec elle. Dès leur second +rendez-vous, les momens qui précédoient le souper du roi au grand +couvert lui avoient paru si courts qu'il la pria de vouloir bien +l'attendre, et d'agréer qu'on lui servît à elle un petit souper, +promettant d'abréger le sien autant qu'il lui seroit possible, afin +d'être avec elle quelques momens de plus. Comme il avoit dans ses +cabinets une petite bibliothèque, un soir elle lui demanda quelque livre +agréable pour s'occuper en son absence; et, le roi lui en laissant le +choix, elle eut pour moi l'attention et la bonté de nommer _Bélisaire_. +«Je ne l'ai point, répondit le roi; c'est le seul de ses ouvrages que +Marmontel ne m'ait point donné.--Choisissez donc vous-même, Sire, lui +dit-elle, un livre qui m'amuse ou qui m'intéresse.--J'espère, lui +dit-il, que celui-ci vous intéressera»; et il lui donna un recueil de +vers faits au sujet de sa convalescence. Ce fut pour elle, après le +souper, un ample et riche fonds d'éloges d'autant plus flatteurs que +l'esprit y laissoit parler le sentiment. + +Si le roi avoit été jeune, et animé de ce feu qui donne de l'audace et +qui la fait pardonner, je n'aurois pas juré que la jeune et sage +comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête-à-tête; +mais un désir foible, timide, mal assuré, tel qu'il étoit dans un homme +vieilli par les plaisirs plus que par les années, avoit besoin d'être +encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie, n'étoit pas +ce qu'il lui falloit. La jeune femme le sentoit bien. «Aussi, nous +disoit-elle, il n'osera jamais être que mon ami, j'en suis sûre; et je +m'en tiens là.» + +Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s'il +avoit jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu'il l'avoit été +de Mme de Châteauroux. «Et de Mme de Pompadour?--Non, dit-il, je n'ai +jamais eu de l'amour pour elle.--Vous l'avez cependant gardée aussi +longtemps qu'elle a vécu.--Oui, parce que la renvoyer, c'eût été lui +donner la mort.» Cette naïveté n'étoit pas séduisante; aussi Mme de +Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi +n'avoit gardée que par pitié. + +Elle en étoit à ces termes avec lui lorsqu'elle et moi nous quittâmes +tout pour accompagner aux eaux notre amie malade et mourante. + +Mme de Séran recevoit régulièrement, tous les courriers, une lettre du +roi, par l'entremise de Janel; j'en étois confident; je l'étois aussi +des réponses; je l'ai été depuis, tant qu'a duré leur correspondance, et +je suis témoin oculaire de l'honnêteté de cette liaison. Les lettres du +roi étoient remplies d'expressions qui ne laissoient rien d'équivoque. +«Vous n'êtes que trop respectable!... Permettez-moi de vous baiser les +mains; permettez au moins, dans l'éloignement, que je vous embrasse.» Il +lui parloit de la mort du Dauphin, qu'il appeloit _notre saint héros_, +et lui disoit qu'elle manquoit aux consolations dont il avoit besoin sur +une perte aussi cruelle. Tel étoit son langage, et il n'auroit pas eu la +complaisance de déguiser ainsi le style d'un amant heureux. J'aurai lieu +de parler encore de ces lettres du roi, et de l'impression qu'elles +firent sur un esprit moins facile à persuader que le mien. En attendant, +j'observe ici que le roi, à son âge, n'étoit pas fâché de trouver à +goûter les charmes d'une liaison de sentiment d'autant plus piquante et +flatteuse qu'elle lui étoit nouvelle, et que, sans compromettre son +amour-propre, elle le touchoit par l'endroit le plus délicat. + +Quoique le bruit que faisoit _Bélisaire_ et la célébrité que les _Contes +moraux_ avoient dans le nord de l'Europe m'eussent déjà rendu assez +remarquable parmi cette foule au milieu de laquelle je vivois, une +aventure assez honorable pour moi m'attira de nouvelles attentions. Un +matin, en passant devant la grande auberge où se tenoit le _Ridotto_, je +m'entendis appeler par mon nom. Je lève la tête, et je vois à la fenêtre +d'où venoit la voix un homme qui s'écrie: _C'est lui-même_, et qui +disparoît. Je ne l'avois pas reconnu; mais dans l'instant je le vois +sortir de l'auberge, courir à moi et m'embrasser en disant: «L'heureuse +rencontre!» C'étoit le prince de Brunswick. «Venez, ajouta-t-il, que je +vous présente à ma femme; elle va être bien contente.» Et, en entrant +chez elle: «Madame, lui dit-il, vous désiriez tant de connoître l'auteur +de _Bélisaire_ et des _Contes moraux_! le voici, je vous le présente.» +Son Altesse Royale, soeur du roi d'Angleterre, me reçut avec la même joie +et la même cordialité dont le prince me présentoit. Dans ce moment, les +magistrats de la ville les attendoient à la fontaine, pour la faire +ouvrir devant eux et leur montrer la concrétion de soufre pur qui se +formoit en stalactite sous la pierre du réservoir; espèce d'honneur +qu'on ne rendoit qu'à des personnes principales. «Allez-y sans moi, dit +le prince à sa femme; je passerai plus agréablement ces momens avec +Marmontel.» Je voulus me refuser à cette faveur; mais il fallut rester +avec lui au moins un quart d'heure, enfermés tête à tête; et il +l'employa à me parler avec enthousiasme des gens de lettres qu'il avoit +vus à Paris, et des heureux momens qu'il avoit passés avec eux. Ce fut +là qu'il me dit que l'idée affligeante qui lui étoit restée de notre +commerce étoit qu'il falloit renoncer à l'espérance de nous attirer hors +de notre patrie, et qu'aucun souverain de l'Europe n'étoit assez riche, +assez puissant, pour nous dédommager du bonheur de vivre entre nous. + +Enfin, pour l'engager à se rendre à la fontaine, je fus obligé de lui +marquer le désir d'en voir moi-même l'ouverture, et j'eus l'honneur de +l'y accompagner. + +Comme ils devoient partir le lendemain, la princesse eut la bonté de +m'inviter à aller passer la soirée avec eux au _Ridotto_. Elle dansoit +dans le moment que j'y arrivai; et aussitôt elle quitta la danse, +qu'elle aimoit passionnément, pour venir causer avec moi. Jusqu'à une +heure après minuit, elle, sa dame de compagnie (Mlle Stuart) et moi, +nous nous tînmes dans notre coin à nous entretenir de tout ce que voulut +savoir de moi cette aimable princesse. Il est possible que sa bonté me +fît illusion; mais, dans son naturel, je lui trouvai beaucoup d'esprit +et d'agrément. «Comment donc, lui disois-je, vous a-t-on élevée pour +avoir dans le caractère cette adorable simplicité? Que vous ressemblez +peu à ce que j'ai pu voir de personnes de votre rang!--C'est, me +répondit Mlle Stuart, qu'à votre cour on enseigne aux princes à dominer, +et qu'à la nôtre on leur enseigne à plaire.» + +La princesse, avant de me quitter, eut la bonté de vouloir que je lui +promisse de faire un voyage en Angleterre, lorsqu'elle y seroit +elle-même. «Je vous en ferai les honneurs, me dit-elle (ce sont ses +termes), et ce sera moi qui vous présenterai au roi mon frère.» Je lui +promis qu'à moins de quelque obstacle insurmontable j'irois lui faire ma +cour à Londres; et je pris congé d'elle et de son digne époux, +véritablement pénétré des marques de bonté que j'en avois reçues. Je +n'en fus pas plus fier; mais, dans le cercle du _Ridotto_, je crus +m'apercevoir que j'étois plus considéré. Il semble, mes enfans, qu'il y +ait de la vanité à vous raconter ces détails; mais il faut bien que je +vous apprenne qu'avec quelque talent et une conduite honnête et simple +on se fait estimer partout. + +Quoique Mme de Séran et Mme de Marigny ne fussent point malades, elles +ne laissoient pas de se donner fréquemment le plaisir du bain; et je les +entendois parler de leur jeune baigneuse comme d'un modèle, que les +sculpteurs auroient été trop heureux d'avoir pour la statue d'Atalante, +ou de Diane, ou même de Vénus. Comme j'avois le goût des arts, je fus +curieux de connoître ce modèle qu'on louoit tant. J'allai voir la jeune +baigneuse; je la trouvai belle, en effet, et presque aussi sage que +belle. Nous fîmes connoissance. Une de ses amies, qui fut bientôt la +mienne, voulut bien nous permettre d'aller quelquefois avec elle goûter +dans son petit jardin. Cette société populaire, en me rapprochant de la +simple nature, me rendoit assez de philosophie pour conserver mon âme en +paix auprès de mes deux jeunes dames; situation qui, sans cela, n'eût +pas laissé d'être pénible. Au reste, ces goûters n'étoient pas ruineux +pour moi: de bons petits gâteaux avec une bouteille de vin de Moselle en +faisoient les frais; et Mme Filleul, que j'avois mise dans ma +confidence, me glissoit en secret de petits flacons de vin de Malaga que +sa baigneuse et moi buvions à sa santé. + +Hélas! cette santé qui, malgré toutes ses intempérances, ne laissoit pas +de se rétablir par la vertu merveilleuse des bains, éprouva bientôt une +révolution funeste. + +M. de Marigny revint de son voyage de Hollande: il croyoit ramener avec +lui sa femme à Paris; mais, Mme Filleul lui ayant témoigné qu'il lui +feroit plaisir de lui laisser sa fille jusqu'à la fin de la saison des +eaux, temps qui n'étoit pas éloigné, il parut céder volontiers à ce +désir d'une mère malade; et, comme il vouloit voir Spa en s'en allant, +nos jeunes dames résolurent de l'y accompagner; ils m'engagèrent tous à +faire ce petit voyage. Je ne sais quel pressentiment me faisoit insister +à tenir compagnie à Mme Filleul; mais elle-même, s'obstinant à vouloir +qu'on la laissât seule, me força de partir. Ce malheureux voyage +s'annonça mal. Deux Polonois de la société de nos jeunes dames, MM. +Regewski, trouvèrent qu'il seroit du bon air de les accompagner à +cheval. M. de Marigny ne les vit pas plus tôt caracoler à la portière du +carrosse qu'il tomba dans une humeur sombre; et, dès ce moment, le nuage +qui s'éleva dans sa tête ne fit que se grossir et devenir plus orageux. + +En arrivant à Spa, il vint cependant avec nous à l'assemblée du +_Ridotto_; mais, plus il la trouva brillante, et plus il fut frappé de +l'espèce d'émotion qu'avoient causée nos jeunes dames en s'y montrant, +et plus son chagrin se noircit. Il ne voulut pourtant pas avoir +l'humiliation de se montrer jaloux. Il prit un prétexte plus vague. + +À souper, comme il étoit sombre et taciturne, Mme de Séran et sa femme +l'ayant pressé de dire quelle étoit la cause de sa tristesse, il +répondit enfin qu'il voyoit trop bien que sa présence étoit importune; +qu'après tout ce qu'il avoit fait pour être aimé, il ne l'étoit point; +qu'il étoit haï, qu'il étoit détesté; que la demande que lui avoit faite +Mme Filleul étoit préméditée; que l'on n'avoit voulu que se débarrasser +de lui; qu'on ne l'avoit accompagné à Spa que pour s'y amuser; qu'il +n'étoit point dupe de ces belles manières, et qu'il savoit très bien +qu'il tardoit à sa femme qu'il fût parti. Elle prit la parole en lui +disant qu'il étoit injuste; que, s'il eût témoigné la plus légère peine +de la laisser près de sa mère, ni l'une ni l'autre n'auroient voulu +abuser de sa complaisance; qu'au surplus, quoique l'on eût laissé ses +malles à Aix-la-Chapelle, elle étoit résolue à partir avec lui. «Non, +Madame, dit-il, restez; il n'est plus temps, je ne veux point de +sacrifices.--Assurément, répliqua-t-elle, c'en est un que de quitter ma +mère dans l'état où elle est, mais il n'en est aucun que je ne sois +prête à vous faire.--Je n'en veux point», répéta-t-il en se levant de +table. Mme de Séran voulut tâcher de l'adoucir. «Pour vous, Madame, lui +dit-il, je ne vous parle point. J'aurois trop à vous dire; seulement, je +vous prie de ne pas vous mêler de ce qui se passe entre madame et moi.» +Il sortit brusquement, et nous laissa tous trois consternés. + +Après avoir tenu conseil un moment, nous fûmes d'avis que sa femme allât +le trouver. Elle étoit pâle et tout en larmes. Dans cet état, elle eût +attendri le coeur d'un tigre; mais lui, de peur de s'adoucir, il avoit +défendu de la laisser entrer, et avoit ordonné que des chevaux de poste +fussent mis à sa chaise au petit point du jour. + +C'étoit de tous les maîtres le plus ponctuellement obéi. Son valet de +chambre représenta que, s'il laissoit entrer madame, il seroit chassé +sur-le-champ, et que monsieur, dans sa colère, seroit capable de se +porter aux plus extrêmes violences. Nous espérâmes que le sommeil le +calmeroit un peu, et je demandai seulement que l'on vînt m'avertir dès +le moment de son réveil. + +Je n'avois point dormi, je n'étois pas même déshabillé, lorsqu'on vint +me dire qu'il se levoit. J'entrai chez lui, et, dans les termes les plus +touchans, je lui représentai l'état où il laissoit sa femme. «C'est un +jeu, me dit-il, vous ne connoissez point les femmes; je les connois, +pour mon malheur.» La présence de ses valets me força au silence; et, +lorsqu'il fut près de partir: «Adieu, mon ami, me dit-il en me serrant +la main, plaignez le plus malheureux des hommes. Adieu.» Et, de l'air +dont il seroit monté à l'échafaud, il monta en voiture et partit. + +Alors, la douleur de Mme de Marigny se changeant en indignation: «Il me +rebute, nous dit-elle; il veut me révolter, il y réussira. J'étois +disposée à l'aimer, le Ciel m'en est témoin; j'aurois fait mon bonheur, +ma gloire de le rendre heureux; mais il ne veut pas l'être; il a juré de +me forcer à le haïr.» + +Nous passâmes trois jours à Spa, les jeunes femmes à dissiper la +tristesse dont elles avoient l'âme atteinte, et moi à réfléchir sur les +suites fâcheuses que ce voyage pouvoit avoir. Je ne prévoyois pas encore +le chagrin plus cruel qu'il alloit nous causer. + +À mesure que le sang se dépuroit dans les veines de notre malade, il se +formoit successivement, sur sa peau et par tout son corps, une gale qui, +d'elle-même, séchoit et tomboit en poussière. C'étoit là son salut; et, +du moment que cette écume du sang avoit commencé à se répandre au +dehors, le médecin l'avoit regardée comme rappelée à la vie. Mais elle, +à qui cette gale inspiroit du dégoût, et qui en trouvoit la guérison +trop lente, voulut l'accélérer; et, prenant pour cela le temps de notre +absence, elle s'étoit enduit tout le corps de cérat. Aussitôt la +transpiration de cette humeur avoit cessé, la gale étoit rentrée, et +nous trouvâmes la malade dans un état plus désespéré que jamais. Elle +voulut retourner à Paris; nous la ramenâmes à peine, et elle ne fit plus +que languir. + +Pour la laisser reposer en chemin, nous venions à petites journées. À +Liège, où nous avions couché, je vis entrer chez moi, le matin, un +bourgeois d'assez bonne mine, et qui me dit: «Monsieur, j'ai appris hier +au soir que vous étiez ici; je vous ai de grandes obligations, je viens +vous en remercier. Mon nom est Bassompierre[92]; je suis +imprimeur-libraire dans cette ville; j'imprime vos ouvrages, dont j'ai +un grand débit dans toute l'Allemagne. J'ai déjà fait quatre éditions +copieuses de vos _Contes moraux_; je suis à la troisième édition de +_Bélisaire_.--Quoi! Monsieur, lui dis-je en l'interrompant, vous me +volez le fruit de mon travail, et vous venez vous en vanter à moi!--Bon! +reprit-il, vos privilèges ne s'étendent point jusqu'ici: Liège est un +pays de franchise. Nous avons droit d'imprimer tout ce qu'il y a de bon; +c'est là notre commerce. Qu'on ne vous vole point en France, où vous +êtes privilégié, vous serez encore assez riche. Faites-moi donc la grâce +de venir déjeuner chez moi; vous verrez une des belles imprimeries de +l'Europe, et vous serez content de la manière dont vos ouvrages y sont +exécutés.» Pour voir cette exécution, je me rendis chez Bassompierre. Le +déjeuner qui m'y attendoit étoit un ambigu de viandes froides et de +poissons. Les Liégeois me firent fête. J'étois à table entre les deux +demoiselles Bassompierre, qui, en me versant du vin du Rhin, me +disoient: «Monsieur Marmontel, qu'allez-vous faire à Paris, où l'on vous +persécute? Restez ici, logez chez mon papa; nous avons une belle chambre +à vous donner. Nous aurons soin de vous; vous composerez tout à votre +aise, et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain.» +Je fus presque tenté d'accepter la proposition. Bassompierre, pour me +dédommager de ses larcins, me fit présent de la petite édition de +Molière que vous lisez; elle me coûte dix mille écus. + +À Bruxelles, on me donna la curiosité de voir un riche cabinet de +tableaux. L'amateur qui l'avoit formé étoit, je crois, un chevalier +Verhulst[93], homme mélancolique et vaporeux, qui, persuadé qu'un +souffle d'air lui seroit mortel, se tenoit renfermé chez lui comme dans +une boîte. Son cabinet n'étoit ouvert qu'à des personnes considérables +ou à de fameux connoisseurs. Je n'étois rien de tout cela; mais, après +avoir pris une idée de son caractère, j'espérai l'amener à me bien +recevoir. Je me fis présenter à lui. «Ne vous étonnez pas, lui dis-je, +Monsieur le chevalier, qu'un homme de lettres qui fréquente à Paris les +artistes les plus célèbres et les amateurs des beaux-arts veuille +pouvoir leur dire des nouvelles d'un homme pour lequel ils ont tous +l'estime la plus distinguée. Ils sauront que j'ai passé à Bruxelles, et +ils ne me pardonneraient pas d'y avoir passé sans vous avoir vu, et sans +m'être informé de l'état de votre santé.--Ah! Monsieur, me dit-il, ma +santé est bien misérable»; et il entra dans des détails de ses maux de +nerfs, de ses vapeurs, de la foiblesse extrême de ses organes. Je +l'écoutai; et, après lui avoir bien recommandé de se ménager, je voulus +prendre congé de lui. «Eh quoi! Monsieur, me dit-il, vous en irez-vous +sans jeter un coup d'oeil sur mes tableaux?--Je ne m'y connois pas, lui +dis-je, et je ne vaux pas la peine que vous prendriez de me les +montrer.» Cependant je me laissai conduire, et le premier tableau qu'il +me fit remarquer fut un très beau paysage de Berghem. «Ah! j'ai pris +d'abord, m'écriai-je, ce tableau pour une fenêtre par laquelle je voyois +la campagne et ces beaux troupeaux.--Voilà, me dit-il avec ravissement, +le plus bel éloge que l'on ait fait de ce tableau.» Je témoignai la même +surprise et la même illusion en approchant d'un cabinet de glace où +étoit enfermé un tableau de Rubens qui représentoit ses trois femmes, +peintes de grandeur naturelle; et, ainsi successivement, je parus +recevoir de ses tableaux les plus remarquables l'impression de la +vérité. Il ne se lassoit point de renouveler mes surprises: je l'en +laissai jouir tant qu'il voulut, si bien qu'il finit par me dire que mon +instinct jugeoit mieux ses tableaux que les lumières de bien d'autres +qui se donnoient pour connoisseurs, et qui examinoient tout, mais qui ne +sentoient rien. + +À Valenciennes, une curiosité d'un autre genre manqua de me porter +malheur. Comme nous étions arrivés de bonne heure dans cette place, je +crus pouvoir employer le reste de la soirée à me promener sur le +rempart, pour voir les fortifications. Tandis que je les parcourois, un +officier de garde, à la tête de sa troupe, vint à moi et me dit +brusquement: «Que faites-vous là?--Je me promène, et je regarde ces +belles fortifications.--Vous ne savez donc pas qu'il est défendu de se +promener sur ces remparts, et d'examiner ces ouvrages?--Assurément je +l'ignorois.--D'où êtes-vous?--De Paris.--Qui êtes-vous?--Un homme de +lettres qui, n'ayant jamais vu de place de guerre que dans des livres, +étoit curieux d'en voir une en réalité.--Où logez-vous?» Je nommai +l'auberge et les trois dames que j'accompagnois: je dis aussi mon nom. +«Vous avez l'air d'être de bonne foi, dit-il enfin, retirez-vous.» Je ne +me le fis pas répéter. + +Comme je racontois mon aventure à nos dames, nous vîmes arriver le major +de la place, qui, se trouvant heureusement un ancien protégé de Mme de +Pompadour, venoit rendre ses devoirs à la belle-soeur de sa bienfaitrice. +Je le trouvai instruit de ce qui venoit de m'arriver. Il me dit que +j'étois encore bien heureux qu'on ne m'eût pas mis en prison; mais il +m'offrit de me mener lui-même, le lendemain matin, voir tous les dehors +de la place. J'acceptai son offre avec reconnoissance, et j'eus le +plaisir de parcourir l'enceinte de la ville tout à loisir et sans +danger. + +Peu de temps après notre arrivée à Paris, nous eûmes la douleur de +perdre Mme Filleul. Jamais mort n'a été plus courageuse et plus +tranquille. C'étoit une femme d'un caractère très singulier, pleine +d'esprit, et d'un esprit dont la pénétration, la vivacité, la finesse, +ressembloient au coup d'oeil du lynx; elle n'avoit rien qui sentît ni la +ruse ni l'artifice. Je ne lui ai jamais vu ni les illusions ni les +vanités de son sexe: elle en avoit les goûts, mais simples, naturels, +sans fantaisie et sans caprice. Son âme étoit vive, mais calme, sensible +assez pour être aimante et bienfaisante, mais pas assez pour être le +jouet de ses passions. Ses inclinations étoient douces, paisibles et +constantes; elle s'y livroit sans foiblesse, et ne s'y abandonnoit +jamais; elle voyoit les choses de la vie et du monde comme un jeu +qu'elle s'amusoit à voir jouer, et auquel il falloit dans l'occasion +savoir jouer soi-même, disoit-elle, sans y être ni fripon ni dupe: +c'étoit ainsi qu'elle s'y conduisoit, avec peu d'attention pour ses +intérêts propres, avec plus d'application pour les intérêts de ses amis. +Quant aux événemens, aucun ne l'étonnoit, et dans toutes les situations +elle avoit l'avantage du sang-froid et de la prudence. Je ne doute pas +que ce ne fût elle qui eût mis Mme de Séran sur le chemin de la fortune; +mais elle ne fit que sourire à l'ingénuité de cette jeune femme +lorsqu'elle lui entendit dire que, même dans un roi, fût-il le roi du +monde, elle ne vouloit point d'un amant qu'elle n'aimeroit pas. «On t'en +fera, lui disoit-elle, des rois dont tu sois amoureuse! on te donnera +des fortunes où l'on n'ait que la peine de prendre du +plaisir!--Vraiment, disoit la jeune femme, vous voudriez bien tous que +je fusse toute-puissante, pour n'avoir qu'à me demander tout ce qui vous +feroit envie; mais, pendant que vous vous amuseriez ici, je m'ennuierois +là-haut, et j'y mourrois de chagrin, comme Mme de Pompadour.--Allons, +mon enfant, soyons pauvres, lui disoit Mme Filleul; je serois à ta place +aussi bête que toi.» Et le soir nous mangions gaiement le gigot dur, en +nous moquant des grandeurs humaines. Ainsi, sans s'émouvoir de la vue et +des approches de la mort, elle sourit à son amie en lui disant adieu, et +son trépas ne fut qu'une dernière défaillance. + +À mon retour d'Aix-la-Chapelle, j'avois trouvé la censure de la Sorbonne +affichée à la porte de l'Académie et à celle de Mme Geoffrin. Mais les +suisses du Louvre sembloient s'être entendus pour essuyer leurs balais à +cette pancarte. La censure et le mandement de l'archevêque étoient lus +en chaire dans les paroisses de Paris, et ils étoient conspués dans le +monde. Ni la cour ni le Parlement ne s'étoient mêlés de cette affaire: +on me fit dire seulement de garder le silence; et_ Bélisaire_ continua +de s'imprimer et de se vendre avec privilège du roi. Mais un événement, +plus affligeant pour moi que les décrets de la Sorbonne, m'attendoit à +Maisons, et ce fut là qu'en arrivant j'eus besoin de tout mon courage. + +J'ai parlé d'une jeune nièce de Mme Gaulard, et de la douce habitude que +j'avois prise de passer avec elles deux les belles saisons de l'année, +quelquefois même les hivers. Cette habitude entre la nièce et moi +s'étoit changée en inclination. Nous n'étions riches ni l'un ni l'autre; +mais, avec le crédit de notre ami Bouret, rien n'étoit plus facile que +de me procurer, ou à Paris ou en province, une assez bonne place pour +nous mettre à notre aise. Nous n'avions fait confidence à personne de +nos désirs et de nos espérances; mais, à la liberté qu'on nous laissoit +ensemble, à la confiance tranquille avec laquelle Mme Gaulard elle-même +regardoit notre intimité, nous ne doutions pas qu'elle ne nous fût +favorable. Bouret, surtout, sembloit si bien se complaire à nous voir de +bonne intelligence que je me croyois sûr de lui, et, dès que je lui +aurois ramené son intime amie en bonne santé, comme je l'espérois, je +comptois l'engager à s'occuper de ma fortune et de mon mariage. + +Mais Mme Gaulard avoit un cousin qu'elle aimoit tendrement, et dont la +fortune étoit faite. Ce cousin, qui étoit aussi celui de la jeune nièce, +en devint amoureux, la demanda en mon absence, et l'obtint sans +difficulté. Elle, trop jeune, trop timide pour déclarer une autre +inclination, s'engagea si avant que je n'arrivai plus que pour assister +à la noce. On attendoit la dispense de Rome pour aller à l'autel; et +moi, en qualité d'ami intime de la maison, j'allois être témoin et +confident de tout. Ma situation étoit pénible, celle de la jeune +personne ne l'étoit guère moins; et, quelque bonne contenance que nous +eussions résolu de faire, j'ai peine à concevoir comment notre tristesse +ne nous trahissoit pas aux yeux de la tante et du futur époux. +Heureusement la liberté de la campagne nous permit de nous dire quelques +mots consolans, et de nous inspirer mutuellement le courage dont nous +avions tant de besoin. En pareil cas, l'amour désespéré se sauve entre +les bras de l'amitié; ce fut notre recours. Nous nous promîmes donc, au +moins, d'être amis toute notre vie, et, tant qu'on laissa nos deux coeurs +se soulager ainsi l'un l'autre, nous ne fûmes pas malheureux; mais, en +attendant la fatale dispense de Rome, il étoit bon que je fisse une +absence; l'occasion s'en présenta. + + + + +LIVRE IX + + +Monsieur de Marigny, raccommodé avec sa femme, abrégeoit son voyage de +Fontainebleau pour aller avec elle à Ménars. Il désiroit que je fusse de +ce voyage; sa femme m'en prioit encore plus instamment que lui. +Confident de leur brouillerie, j'espérois pouvoir contribuer à leur +réconciliation; et, par reconnoissance pour lui autant que par amitié +pour elle, je consentis à les accompagner. «Vous ne pouvez croire, +Monsieur, m'écrivoit-il de Fontainebleau, le 12 octobre 1767, tout le +plaisir que vous me faites de venir à Ménars. Il me seroit permis d'être +un peu jaloux de celui que Mme de Marigny m'en a témoigné.» + +Ma présence ne leur fut pas inutile dans ce voyage. Il s'éleva entre eux +plus d'un nuage qu'il fallut dissiper. Sur la route même, en parlant +avec éloge de sa femme, M. de Marigny voulut attribuer les torts qu'elle +avoit eus à la comtesse de Séran; mais la jeune femme, qui avoit du +caractère, se refusa à cette excuse. «Je n'ai eu, lui dit-elle, aucun +tort avec vous, et vous étiez injuste de m'en attribuer; mais vous +l'êtes bien plus encore d'en supposer à mon amie.» Et, à quelques mots +trop amers et trop légers qui lui échappèrent sur cette amie absente: +«Respectez-la, Monsieur, lui dit sa femme; vous le devez pour elle, vous +le devez pour moi, et je veux bien vous dire que vous ne l'offenserez +jamais sans me blesser au coeur.» + +Il est vrai que, dans l'intimité de ces deux femmes, tout le soin de Mme +de Séran s'employoit à inspirer à son amie de la douceur, de la +complaisance, et, s'il étoit possible, de l'amour pour un homme qui +avoit, lui disoit-elle, des qualités aimables, et dont il ne falloit que +tempérer la violence et adoucir l'humeur pour en faire un très bon mari. + +Un peu de force et de fierté ne laissoit pas d'être nécessaire avec un +homme qui, ayant lui-même de la franchise et du courage, estimoit dans +un caractère ce qui étoit analogue au sien. Nous prîmes donc avec lui le +ton d'une raison douce, mais ferme, et je remplis si bien entre eux +l'office de conciliateur qu'en les quittant je les laissai d'un bon +accord ensemble. Mais j'en avois assez vu, et surtout assez appris dans +les confidences que me faisoit la jeune femme, pour juger que ces deux +époux, en s'estimant l'un l'autre, ne s'aimeroient jamais. + +Au printemps suivant, je fus encore de leur voyage en Touraine. Dans +celui-ci, j'eus le plaisir de voir M. de Marigny pleinement réconcilié +avec Mme de Séran; hormis quelques momens d'humeur jalouse sur +l'intimité des deux femmes, il fut assez aimable entre elles. À mon +égard, il étoit si content de m'avoir pour médiateur qu'il m'offrit, en +pur don, pour ma vie, auprès de Ménars, une jolie maison de campagne. Un +petit bosquet, un jardin, un ruisseau de l'eau la plus pure, une +retraite délicieuse située au bord de la Loire, rien de plus séduisant; +mais ce don étoit une chaîne, et je n'en voulois point porter. + +À mon retour, ce fut à Maisons que je me rendis. Cette retraite avoit +pour moi des charmes; j'aimois tout ce qui l'habitoit, et je me flattois +d'y être aimé. Je n'aurois pas été plus libre et plus à mon aise chez +moi. Lorsque quelqu'un de mes amis vouloit me voir, il venoit à Maisons, +et il y étoit bien reçu. Le comte de Creutz étoit celui qui s'y plaisoit +le plus et qu'on y goûtoit davantage, parce qu'avec les qualités les +plus rares du côté de l'esprit, il étoit simple et bon. + +Un bosquet près d'Alfort étoit le lieu de repos de nos promenades. Là, +son âme se dilatoit et se déployoit avec moi. Les sentimens dont il +étoit rempli, les tableaux que l'observation et l'étude de la nature +avoient tracés dans sa mémoire, et dont son imagination étoit comme une +riche et vaste galerie; les hautes pensées que la méditation lui avoit +fait concevoir, et que son esprit répandoit dans le mien avec abondance, +soit qu'il parlât de politique ou de morale, des hommes ou des choses, +des sciences ou des arts, me tenoient des heures entières attentif et +comme enchanté. Sa patrie et son roi, la Suède et Gustave, objets de son +idolâtrie, étoient les deux sujets dont il m'entretenoit le plus +éloquemment et avec le plus de délices. L'enthousiasme avec lequel il +m'en faisoit l'éloge s'emparoit si bien de mes esprits et de mes sens +que volontiers je l'aurois suivi au delà de la mer Baltique. + +L'un de ses goûts les plus passionnés étoit l'amour de la musique, et la +bienfaisance étoit l'âme de toutes ses autres vertus. + +Un jour il vint me conjurer, au nom de notre amitié, de tendre la main à +un jeune homme qui étoit, disoit-il, au désespoir et sur le point de se +noyer, si je ne le sauvois. «C'étoit un musicien, ajouta-t-il, plein de +talent, et qui ne demande qu'un joli opéra-comique pour faire fortune à +Paris. Il vient de l'Italie; il a fait à Genève quelques essais. Il +arrivoit avec un opéra fait sur l'un de vos contes (_les Mariages +samnites_); les directeurs de l'Opéra l'ont entendu, et ils l'ont +refusé. Ce malheureux jeune homme est sans ressource; je lui ai avancé +quelques louis; je ne puis faire plus; et, pour dernière grâce, il m'a +prié de le recommander à vous.» + +Jusque-là je n'avois rien fait qui approchât de l'idée que je croyois +avoir conçue d'un poème françois analogue à la musique italienne; je ne +croyois pas même en avoir le talent; mais, pour plaire au comte de +Creutz, j'aurois entrepris l'impossible. + +J'avois sur ma table, dans ce moment, un conte de Voltaire (_l'Ingénu_); +je pensai qu'il pouvoit me fournir le canevas d'un petit opéra-comique. +«Je vais, dis-je au comte de Creutz, voir si je puis le mettre en scène, +et en tirer des sentimens et des peintures qui soient favorables au +chant. Revenez dans huit jours, et amenez-moi ce jeune homme.» + +La moitié de mon poème étoit faite lorsqu'ils arrivèrent. Grétry en fut +transporté de joie, et il alla commencer son ouvrage, tandis que +j'achevois le mien._ Le Huron_[94] eut un plein succès; et Grétry, plus +modeste et plus reconnoissant qu'il ne l'a été dans la suite, ne +trouvant pas sa réputation assez bien établie encore, me supplia de ne +pas l'abandonner. Ce fut alors que je fis_ Lucile_[95]». + +Par le succès encore plus grand qu'eut celle-ci, je m'aperçus que le +public étoit disposé à goûter un spectacle d'un caractère analogue à +celui de mes _Contes_; et, avec un musicien et des acteurs en état de +répondre à mes intentions, voyant que je pouvois former des tableaux +dont les couleurs et les nuances seroient fidèlement rendues, je pris +moi-même un goût très vif pour cette espèce de création: car je puis +dire qu'en relevant le caractère de l'opéra-comique, j'en créois un +genre nouveau. Après_ Lucile_, je fis_ Sylvain_[96]; après_ Sylvain_, +_l'Ami de la maison_[97], et _Zémire et Azor_[98]; et nos succès à l'un +et à l'autre allèrent toujours en croissant. Jamais travail ne m'a donné +des jouissances plus pures. Mes acteurs de prédilection, Clairval, +Caillot, Mme La Ruette, étoient les maîtres de leur théâtre. Mme La +Ruette nous donnoit à dîner. Là je lisois mon poème, et Grétry chantoit +sa musique. L'un et l'autre étant approuvés dans ce petit conseil, tout +se préparoit pour mettre l'ouvrage au théâtre; et, après deux ou trois +répétitions, il étoit donné. + +La sincérité de nos acteurs à notre égard étoit parfaite; soit pour +leurs rôles, soit pour leur chant, ils savoient ce qu'il leur falloit; +et ils avoient un pressentiment des effets plus infaillible que +nous-mêmes. Pour moi, je n'hésitois jamais à déférer à leurs avis; +quelquefois même ils m'accusoient d'être trop docile à les suivre. Par +exemple, dans l'intervalle de_ Lucile_ à_ Sylvain_, j'avois fait un +opéra-comique en trois actes de celui de mes_ Contes_ qui a pour titre +_le Connoisseur_. J'en fis lecture au petit comité. Grétry en fut +charmé, Mme La Ruette et Clairval applaudirent; mais Caillot fut froid +et muet. Je le pris en particulier. «Vous n'êtes pas content, lui +dis-je; parlez-moi librement, que pensez-vous de ce que vous venez +d'entendre?--Je pense, me dit-il, que ce n'est qu'un diminutif de _la +Métromanie_; que le ridicule du bel esprit n'est pas assez piquant pour +un parterre comme le nôtre, et que cet ouvrage pourrait bien n'avoir +aucun succès. «Alors, revenant vers la cheminée où étoit notre monde: +«Madame, et vous, Messieurs, leur dis-je, nous sommes tous des bêtes; +Caillot seul a raison», et je jetai mon manuscrit au feu. Ils +s'écrièrent que Caillot me faisoit faire une folie. Grétry en pleura de +douleur; et, en s'en allant avec moi, il me parut si désolé qu'en le +quittant j'avois la tristesse dans l'âme. + +L'impatience de le tirer de l'état où je l'avois vu m'ayant empêché de +dormir, le plan et les premières scènes de_ Sylvain_ furent le fruit de +cette insomnie. Le matin je les écrivois, quand je vis arriver Grétry. +«Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, me dit-il.--Ni moi non plus, lui +dis-je. Asseyez-vous et m'écoutez.» Je lui lus mon plan et deux scènes. +«Pour le coup, ajoutai-je, me voilà sûr de ma besogne, et je vous +réponds du succès.» Il se saisit des deux premiers airs, et il s'en alla +consolé. + +Ainsi s'employoient mes loisirs, et le produit d'un travail léger +augmentoit tous les ans ma petite fortune; mais elle n'étoit pas assez +considérable pour que Mme Gaulard eût pu y voir un établissement +convenable à sa nièce; elle lui donna donc un autre mari, comme je l'ai +dit; et bientôt cette société, que j'avois cultivée avec tant de soin, +fut rompue. Un autre incident me jeta dans des sociétés nouvelles. + +Il étoit naturel que l'aventure de_ Bélisaire_ eût un peu refroidi Mme +Geoffrin sur mon compte, et que, plus ostensiblement tournée à la +dévotion, elle eût quelque peine à loger chez elle un auteur censuré. +Dès que je pus m'en apercevoir, je prétextai l'envie d'être logé plus +commodément. «Je suis bien fâchée, me dit-elle, de n'avoir rien de mieux +à vous offrir; mais j'espère qu'en ne logeant plus chez moi, vous n'en +serez pas moins du nombre de mes amis, et des dîners qui les +rassemblent.» Après cette audience de congé, je fis mes diligences pour +sortir de chez elle; et un logement fait à souhait pour moi me fut +offert, par la comtesse de Séran, dans un hôtel que le roi lui avoit +donné. Ceci me fait reprendre le fil de son roman. + +À son retour d'Aix-la-Chapelle, le roi l'avoit reçue mieux que jamais, +sans oser davantage. Cependant le mystère de leurs rendez-vous et de +leurs tête-à-tête n'avoit pas échappé aux yeux vigilans de la cour; et +le duc de Choiseul, résolu d'éloigner du roi toute femme qui ne lui +seroit pas affidée, s'étoit permis contre celle-ci quelques propos +légers et moqueurs. Dès qu'elle en fut instruite, elle voulut lui +imposer silence. Elle avoit pour ami La Borde, banquier de la cour, +dévoué au duc de Choiseul, auquel il devoit sa fortune. Ce fut chez lui +et devant lui qu'elle eut une entrevue avec le ministre. «J'ai, Monsieur +le duc, lui dit-elle, une grâce à vous demander, mais auparavant je veux +vous engager à me rendre justice. Vous parlez de moi fort légèrement, je +le sais; vous croyez que je suis du nombre des femmes qui aspirent à +posséder le coeur du roi, et à prendre sur son esprit un crédit qui vous +fait ombrage. J'aurois pu me venger de vos propos; j'aime mieux vous +détromper. Le roi désiroit de me voir, je ne me suis pas refusée à ce +désir; nous avons eu des entretiens particuliers et une relation +assidue. Vous savez tout cela, mais ce que vous ne savez pas, les +lettres du roi vont vous l'apprendre. Lisez, vous y verrez un excès de +bonté, mais autant de respect pour moi que de tendresse, et rien dont je +doive rougir. J'aime le roi, ajouta-t-elle, je l'aime comme un père, je +donnerois pour lui ma vie; mais, tout roi qu'il est, il n'obtiendra +jamais de moi que je le trompe, ni que je m'avilisse en lui accordant ce +que mon coeur ne peut ni ne veut lui donner.» + +Le duc de Choiseul, après avoir lu les lettres qu'elle lui avoit +remises, voulut se jeter à ses pieds, «Pardon, Madame, lui dit-il, je +suis coupable, je l'avoue, d'en avoir trop cru l'apparence. Le roi a +bien raison: _vous n'êtes que trop admirable_. Maintenant dites-moi ce +que vous demandez et à quoi peut vous être bon le nouvel ami que vous +venez de vous attacher pour la vie. + +--Je suis, lui dit-elle, au moment de marier ma soeur à un militaire +estimable. Ni mes parens ni moi ne sommes en état de lui faire une dot. + +--Eh bien! Madame, il faut, lui dit-il, que le roi prenne soin de doter +mademoiselle votre soeur, et je vais obtenir pour elle, sur le trésor +royal, une ordonnance de deux cent mille livres.--Non, Monsieur le duc, +non; nous ne voulons, ni ma soeur ni moi, d'un argent que nous n'avons +pas gagné et ne gagnerons point. Ce que nous demandons est une place que +M. de La Barthe a méritée par ses services; et la seule faveur que nous +sollicitons, c'est qu'il l'obtienne par préférence à d'autres militaires +qui auroient le même droit que lui d'y prétendre et de l'obtenir.» Cette +faveur lui fut aisément accordée; mais tout ce que le roi put lui faire +accepter pour elle-même fut le don de ce petit hôtel où elle m'offroit +un logement. + +Comme j'allois m'y établir, je me vis obligé d'en préférer un autre; et +voici par quel incident. + +Mon ancienne amie, Mlle Clairon, ayant quitté le théâtre, et pris une +maison assez considérable à la descente du Pont-Royal, désiroit de +m'avoir chez elle. Elle me savoit engagé avec Mme de Séran; mais, comme +elle la connoissoit bonne et sensible, elle l'alla trouver à mon insu; +et, avec son éloquence théâtrale, elle lui raconta les indignités +qu'elle avoit essuyées de la part des gentilshommes de la chambre, et la +brutale ingratitude dont le public avoit payé ses services et ses +talens. Dans sa retraite solitaire, sa plus douce consolation auroit été +d'avoir auprès d'elle son ancien ami. Elle avoit un appartement commode +à me louer; elle étoit bien sûre que je l'accepterois si je n'étois pas +engagé à occuper celui que madame la comtesse avoit eu la bonté de +m'offrir. Elle la supplioit d'être assez généreuse pour rompre elle-même +cet engagement, et pour exiger de moi que j'allasse loger chez elle. +«Vous êtes environnée, Madame, lui dit-elle, de tous les genres de +bonheur, et moi je n'ai plus que celui que je puis trouver dans la +société assidue et intime d'un ami véritable. Par pitié, ne m'en privez +pas.» + +Mme de Séran fut touchée de sa prière. Elle me soupçonna d'y avoir donné +mon consentement; je l'assurai que non. En effet, le logement qu'elle +faisoit accommoder pour moi et à ma bienséance m'auroit été plus +agréable; j'y aurois été plus libre et à deux pas de l'Académie. Cette +proximité seule auroit été pour moi d'un prix inestimable dans les +mauvais temps de l'année, durant lesquels j'aurois le Pont-Royal à +traverser si je logeois chez Mlle Clairon. Je n'eus donc pas de peine à +persuader à Mme de Séran qu'à tous égards c'étoit un sacrifice qui +m'étoit demandé. «Eh bien! dit-elle, il faut faire ce sacrifice; Mlle +Clairon a sur vous des droits que je n'ai pas.» + +J'allai donc loger chez mon ancienne amie, et, dès les premiers jours, +je m'aperçus qu'à l'exception d'une petite chambre sur le derrière, mon +appartement étoit inhabitable pour un homme d'étude, à cause du bruit +infernal des carrosses et des charrettes sur l'arcade du pont, qui étoit +à mon oreille: c'est le passage le plus fréquent de la pierre et du bois +qu'on amène à Paris. Ainsi, nuit et jour, sans relâche, le broiement des +pavés d'une route escarpée sous les roues de ces charrettes et sous les +pieds des malheureux chevaux qui ne traînoient qu'en grimpant, les cris +effroyables des charretiers, le bruit plus perçant de leurs fouets, +réalisoient pour moi ce que Virgile dit du Tartare: + + _Hinc exaudiri gemitus, et sæva sonare + Verbera: tum stridor ferri, tractæque catenæ._ + +Mais, quelque affligeante que fût pour moi cette incommodité, je n'en +témoignai rien à ma chère voisine; et, autant qu'il étoit possible que +j'en fusse dédommagé par les agrémens de la société la plus aimable et +la mieux choisie, je le fus tout le temps qu'elle et moi habitâmes cette +maison. + +Elle y voyoit souvent la duchesse de Villeroi, fille du duc d'Aumont, et +qui, dans le temps que son père me poursuivoit, m'avoit vivement +témoigné le regret de le voir injuste, et de ne pouvoir l'adoucir. + +Un soir qu'elle venoit de quitter ma voisine, je fus surpris d'entendre +celle-ci me dire: «Eh bien, Marmontel, vous n'avez jamais voulu me +nommer l'auteur de la parodie de_ Cinna_; je le connois enfin»; et elle +me nomma Cury (alors Cury, sa mère et son fils, étoient morts). «Et qui +vous l'a dit? lui demandai-je avec surprise.--Une personne qui le sait +bien, la duchesse de Villeroi. Elle sort d'ici, et vous avez été l'objet +de sa visite. Son père demande à vous voir.--Moi! son père! le duc +d'Aumont!--Il veut vous consulter sur les spectacles qu'il est chargé de +donner à la cour pour le mariage du Dauphin. «Mais mon père, m'a-t-elle +dit, voudroit que Marmontel ne lui parlât point du passé.--Assurément, +lui ai-je répondu, Marmontel ne lui en parlera point; mais lui, Madame, +n'a-t-il rien à lui dire sur le regret d'avoir été si cruellement +injuste envers lui, car je puis vous répondre qu'il l'a été +vraiment?--Je le sais bien, m'a-t-elle dit, et mon père le sait bien +lui-même. La parodie de_ Cinna_ étoit de Cury; La Ferté nous l'a dit; il +la lui avoit entendu lire; mais, tant que ce malheureux a vécu, il n'a +pas voulu le trahir.» + +Je fus obligé de convenir de ce qu'avoit dit La Ferté; et, curieux de +voir quelle seroit vis-à-vis de moi la contenance d'un homme condamné +par sa propre conscience, j'acceptai l'entrevue et me rendis chez lui. + +Je le trouvai avec ce même La Ferté, intendant des Menus-Plaisirs, +examinant sur une table le plan d'un feu d'artifice. Dès qu'il me vit +entrer, il congédia La Ferté; et, avec une vivacité qui déguisoit son +trouble, il me conduisit dans sa chambre. Là, d'une main tremblante, il +avance une chaise, et, d'un air empressé, il m'invite à m'asseoir. La +duchesse de Villeroi avoit dit à Mlle Clairon que, pour les fêtes de la +cour, son père étoit _dans l'embarras_. Ce mot me revint dans la tête, +et, pour engager l'entretien: «Eh bien! lui dis-je, Monsieur le duc, +vous êtes donc bien embarrassé?» À ce début, je le vis pâlir, mais +heureusement j'ajoutai: «pour vos spectacles de la cour»; et il se remit +du saisissement que lui avoit causé l'équivoque. «Oui, me dit-il, très +embarrassé, et je vous serois obligé si vous vouliez m'aider à me tirer +de peine.» Il babilla beaucoup sur les difficultés d'une pareille +commission; nous parcourûmes les répertoires; il parut goûter mes +conseils, et finit par me demander si, dans mon portefeuille, je +n'aurois pas moi-même quelque ouvrage nouveau. Il avoit entendu parler +de _Zémire et Azor_; il me pria de lui en faire entendre la lecture; j'y +consentis, mais pour lui seul. Ce fut l'objet d'un second tête-à-tête; +mais, comme son érudition s'étendoit jusqu'aux_ Contes des Fées_, ayant +reconnu dans mon sujet celui de _la Belle et la Bête_: «Il m'est +impossible, dit-il, de donner ce spectacle au mariage du Dauphin: on +prendroit cela pour une épigramme.» C'étoit lui-même qui l'avoit faite, +et je lui en gardai le secret. Ce qu'il y a de remarquable dans nos deux +entretiens, c'est que cette âme foible et vaine n'eut pas le courage de +me témoigner le regret de m'avoir fait une injustice, et le désir, au +moins stérile, de trouver l'occasion de la réparer. + +Dans ce temps-là le prince royal de Suède[99] fit un voyage à Paris; il +s'étoit pris déjà d'une affection très vive pour l'auteur de_ +Bélisaire_, et avoit bien voulu être en relation de lettres avec moi. Il +désira de me voir souvent et en particulier. Je lui fis ma cour; et, +lorsqu'il apprit la mort du roi son père, je fus le seul étranger qu'il +reçut dans les premiers momens de sa douleur. Je puis dire avoir vu en +lui l'exemple rare d'un jeune homme assez sage pour s'affliger +sincèrement et profondément d'être roi. «Quel malheur, me dit-il, de me +voir à mon âge chargé d'une couronne et d'un devoir immense que je me +sens hors d'état de remplir! Je voyageois pour acquérir les +connoissances dont j'avois besoin, et me voilà interrompu dans mes +voyages, obligé de m'en retourner sans avoir eu le temps de m'instruire, +de voir, de connoître les hommes, et avec eux tout commerce intime, +toute relation fidèle et sûre m'est interdite désormais. Il faut que je +dise un adieu éternel à l'amitié et à la vérité.--Non, Sire, lui dis-je, +la vérité ne fuit que les rois qui la rebutent et qui ne veulent pas +l'entendre. Vous l'aimez, elle vous suivra; la sensibilité de votre +coeur, la franchise de votre caractère, vous rend digne d'avoir des amis; +vous en aurez.--Les hommes n'en ont guère; les rois n'en ont jamais, +répliqua-t-il.--En voici un, lui dis-je (en lui montrant le comte de +Creutz, qui dans un coin lisoit une dépêche), en voici un qui ne vous +manquera jamais.--Oui, c'en est un, me dit-il, et j'y compte; mais il ne +sera point avec moi: mes affaires m'obligent de le laisser ici.» + +Ce petit dialogue donne une idée de mes entretiens avec ce jeune prince, +dont j'étois tous les jours plus charmé. Après avoir entendu quelques +lectures des_ Incas_, il m'en fit demander par son ministre une copie +manuscrite; et depuis, lorsque l'ouvrage fut imprimé, il me permit de le +lui dédier. + +Dans cette même année, je fis à Croix-Fontaine un voyage bien agréable, +mais qui finit par être bien malheureux pour moi. Il régnoit de ce +côté-là, tout le long de la Seine, une fièvre putride d'une dangereuse +malignité. À Saint-Port et à Sainte-Assise, plusieurs personnes en +étoient mortes, et à Croix-Fontaine un grand nombre de domestiques en +étoient attaqués. Ceux qui n'en étoient point atteints servoient leurs +camarades; le mien ne s'y épargnoit pas, et moi-même j'allois assez +souvent visiter les malades, acte d'humanité au moins très inutile. +Cependant je croyois encore être en pleine santé, lorsqu'on m'écrivit de +Paris de me rendre à l'Académie pour la réception de l'archevêque de +Toulouse[100], assemblée que le roi de Suède devoit honorer de sa +présence. + +Le lendemain de mon arrivée à Paris, je me sentis comme assommé. +J'assistai cependant à l'assemblée de l'Académie; j'y lus même quelques +morceaux de mon ouvrage des _Incas_, mais d'une voix éteinte, sans +expression, sans vigueur. J'eus du succès; mais on s'aperçut avec +inquiétude de l'abattement où j'étois. Le soir, la fièvre me saisit. Mon +domestique se sentit frappé en même temps que moi, et l'un et l'autre +nous fûmes quarante jours entre la vie et la mort. Ce fut la première +maladie dont Bouvart me guérit. Il prit de moi les soins d'un ami +tendre, et Mlle Clairon, dans ma convalescence, eut pour moi les plus +touchantes attentions: elle étoit ma lectrice, et les rêveries des +_Mille et une Nuits_ étoient la seule lecture que mon foible cerveau pût +soutenir. + +Peu de temps après, l'Académie perdit Duclos[101]; et, à sa mort, la +place d'historiographe de France me fut donnée sans aucune sollicitation +de ma part. Voici d'où me vint cette grâce. + +Tandis que je logeois encore chez Mme Geoffrin, un homme de la société +de Mlle Clairon, et dont je connoissois la loyauté et la franchise, +Garville, vint me voir et me dit: «Dans des voyages que j'ai faits en +Bretagne, lorsque le duc d'Aiguillon y étoit commandant, je l'ai vu et +j'ai eu lieu de le connoître. Je suis instruit et convaincu que le +procès qui lui est intenté n'est qu'une affaire de parti et d'intrigue; +mais, quelque bonne que soit sa cause, le crédit des États et du +parlement de Bretagne fait qu'à Paris même il ne peut trouver un avocat; +le seul qui ait osé se charger de le défendre est un enfant perdu, un +jeune homme dont le talent n'est pas formé, mais qui tente fortune. Il +s'appelle Linguet. Il a fait un mémoire dont le duc est très mécontent. +C'est une déclamation ampoulée, un amas informe de phrases ridiculement +figurées; il n'y a pas moyen de publier un verbiage aussi indécent. Le +duc m'en a témoigné sa douleur. Je lui ai conseillé d'avoir recours à +quelque homme de lettres. «Les gens de lettres, m'a-t-il dit, sont tous +prévenus contre moi; ils sont mes ennemis.» Je lui ai répondu que j'en +connoissois un qui n'étoit ennemi que de l'injustice et du mensonge, et +je vous ai nommé. Il m'a embrassé en me disant que je lui rendrois le +plus grand service si je vous engageois à travailler à son mémoire. Je +viens vous en prier, vous en conjurer de sa part.--Monsieur, répondis-je +à Garville, ma plume ne se refusera jamais à la défense d'une bonne +cause. Si celle de M. le duc d'Aiguillon est telle que vous le dites, il +peut compter sur moi. Qu'il me confie ses papiers. Après les avoir lus, +je vous dirai plus positivement si je puis travailler pour lui. Mais +dites-lui que le même zèle que j'emploierai à le défendre, je +l'emploierois de même à défendre l'homme du peuple qui, en pareil cas, +auroit recours à moi, et, en m'acquittant de ce devoir, j'y mettrai deux +conditions: l'une, que le secret me sera gardé; l'autre, qu'il ne sera +jamais question, de lui à moi, de remerciemens ni de reconnoissance; je +ne veux pas même le voir.» + +Garville lui rendit fidèlement cette réponse, et le lendemain il +m'apporta son mémoire avec ses papiers. Dans ses papiers je crus voir, +en effet, que le procès qui lui étoit intenté n'étoit qu'une persécution +suscitée par des animosités personnelles. Quant au mémoire, le trouvant +tel qu'on me l'avoit annoncé, je le refondis. En conservant tout ce qui +étoit raisonnablement bien, j'y mis de l'ordre et de la clarté. J'en +élaguai les broussailles d'un style hérissé de métaphores incohérentes, +et je substituai à ce langage outré l'expression simple et naturelle. +Cette correction de détails y fit seule un changement heureux; car +c'étoit surtout par le style que ce mémoire étoit choquant et ridicule. +Cependant j'y ajoutai quelques morceaux de ma main, comme l'exorde, où +Linguet avoit mis une arrogance impertinente, et la conclusion, où il +avoit négligé de ramasser les forces de sa preuve et de ses moyens. + +Quand le duc d'Aiguillon vit ma besogne, il en fut très content. Il fit +venir Linguet: «J'ai lu votre mémoire, lui dit-il, et j'y ai fait +quelques changemens que je vous prie d'adopter.» Linguet en prit +lecture, et, bouillant de fureur: «Non, Monsieur le duc, lui dit-il, non +ce n'est pas vous, c'est un homme de l'art qui a mis la main à mon +ouvrage. Vous m'avez fait une injure mortelle; vous voulez me +déshonorer, mais je ne suis l'écolier de personne; personne n'a le droit +de me corriger. Je ne signe que mon ouvrage, et cet ouvrage n'est plus +le mien. Cherchez un avocat qui veuille être le vôtre; ce ne sera plus +moi.» Et il alloit sortir. + +Le duc d'Aiguillon le retint. Il se voyoit à sa merci, car nul autre +avocat ne vouloit signer ses mémoires. Il lui permit donc de construire +celui-ci comme il l'entendroit. Toutes les pages qui étoient de moi en +furent retranchées. Linguet refit lui-même l'exorde et la conclusion, +mais il laissa subsister l'ordre que j'avois mis dans tout le reste; il +n'y rétablit aucune des bizarreries de style que j'avois effacées: +ainsi, en rebutant mon travail, il en profita. Cependant il n'eut point +de repos qu'il n'eût découvert de quelle main étoient les corrections +faites à son mémoire; et, l'ayant su, je ne sais comment, il fut dès +lors mon ennemi le plus cruel. Un journal qu'il fit dans la suite fut +inondé du venin de la rage dont il écumoit à mon nom. + +Pour le duc d'Aiguillon, il sentit vivement le bien que j'avois fait à +son mémoire, en dépit de son avocat, et il pressa Garville de me mener +chez lui, afin qu'il eût au moins, disoit-il, la satisfaction de me +remercier lui-même. Après m'être longtemps refusé à ses invitations, je +m'y rendis enfin, et j'allai dîner une fois chez lui. Depuis, je ne +l'avois point vu, quand je reçus ce billet de sa main: + +_Je viens, Monsieur, de demander pour vous au roi la place +d'historiographe de France, vacante par la mort de M. Duclos. Sa Majesté +vous l'a accordée. Je m'empresse de vous l'annoncer. Venez remercier le +roi._ + +Cette marque de faveur, dont la cause étoit inconnue, fit taire mes +ennemis à la cour; et le duc de Duras, qui n'avoit pas sur _la Belle et +la Bête_ le même scrupule que le duc d'Aumont, me demanda en 1771 +_Zémire et Azor_ pour le spectacle de Fontainebleau. Il y eut un succès +inouï, mais ce ne fut pas sans avoir couru le risque d'y être bafoué. +_L'Ami de la maison_, qui fut donné la même année à ce spectacle, y fut +très froidement reçu. Dès que j'en eus senti la cause, j'y remédiai, et +il eut à Paris même succès que _Zémire et Azor_. Ce sont de bien petites +choses; mais, comme elles m'ont intéressé, elles auront aussi quelque +intérêt pour mes enfans. + +Lorsque _Zémire et Azor_ fut annoncé à Fontainebleau, le bruit courut +que c'étoit le conte de _la Belle et la Bête_ mis sur la scène, et que +le principal personnage y marcheroit à quatre pattes. Je laissois dire, +et j'étois tranquille. J'avois donné, pour les décorations et pour les +habits, des programmes très détaillés, et je ne doutois pas que mes +intentions n'eussent été remplies. Mais le tailleur ni le décorateur ne +s'étoient donné la peine de lire mes programmes, et, d'après le conte de +_la Belle et la Bête_, ils avoient fait leurs dispositions. Mes amis +étoient inquiets sur le succès de mon ouvrage. Grétry avoit l'air +abattu; Clairval lui-même, qui avoit joué de si bon coeur tous mes autres +rôles, témoignoit de la répugnance à jouer celui-ci. Je lui en demandai +la raison. «Comment voulez-vous, me dit-il, que je rende intéressant un +rôle où je serai hideux?--Hideux! lui dis-je, vous ne le serez point. +Vous serez effrayant au premier coup d'oeil, mais, dans votre laideur, +vous aurez de la noblesse, et même de la grâce.--Voyez donc, me dit-il, +l'habit de bête qu'on me prépare, car on m'en a dit des horreurs.» Nous +étions à la veille de la représentation; il n'y avoit pas un moment à +perdre. Je demandai qu'on me montrât l'habit d'Azor. J'eus bien de la +peine à obtenir du tailleur cette complaisance. Il me disoit d'être +tranquille, et de m'en rapporter à lui; mais j'insistai, et le duc de +Duras, en lui ordonnant de me mener au magasin, eut la bonté de m'y +accompagner. «Montrez, dit dédaigneusement le tailleur à ses garçons, +montrez l'habit de la bête à Monsieur.» Que vis-je? un pantalon tout +semblable à la peau d'un singe, avec une longue queue rase, un dos pelé, +d'énormes griffes aux quatre pattes, deux longues cornes au capuchon, et +le masque le plus difforme avec des dents de sanglier. Je fis un cri +d'horreur, en protestant que ma pièce ne seroit point jouée avec ce +ridicule et monstrueux travestissement. «Qu'auriez-vous donc voulu? me +demanda fièrement le tailleur.--J'aurois voulu, lui répondis-je, que +vous eussiez lu mon programme; vous auriez vu que je vous demandois un +habit d'homme, et non pas de singe.--Un habit d'homme pour une bête?--Et +qui vous a dit qu'Azor soit une bête?--Le conte me le dit.--Le conte +n'est point mon ouvrage; et mon ouvrage ne sera point mis au théâtre que +tout cela ne soit changé.--Il n'est plus temps.--Je vais donc supplier +le roi de trouver bon que ce hideux spectacle ne lui soit point donné; +je lui en dirai la raison.» Alors mon homme se radoucit et me demanda ce +qu'il falloit faire. «La chose du monde la plus simple, lui répondis-je, +un pantalon tigré, la chaussure et les gants de même, un doliman de +satin pourpre, une crinière noire ondée et pittoresquement éparse, un +masque effrayant, mais point difforme, ni ressemblant à un museau.» On +eut bien de la peine à trouver tout cela, car le magasin étoit vide; +mais, à force d'obstination, je me fis obéir; et, quant au masque, je le +formai moi-même de pièces rapportées de plusieurs masques découpés. + +Le lendemain matin, je fis essayer à Clairval ce vêtement; et, en se +regardant au miroir, il le trouva imposant et noble. «À présent, mon +ami, lui dis-je, votre succès dépend de la manière dont vous entrerez +sur le théâtre. Si l'on vous voit confus, timide, embarrassé, nous +sommes perdus; mais, si vous vous montrez fièrement, avec assurance, en +vous dessinant bien, vous en imposerez; et, ce moment passé, je vous +réponds du reste.» + +La même négligence avec laquelle j'avois été servi par ce tailleur +impertinent, je l'avois retrouvée dans le décorateur; et le tableau +magique, le moment le plus intéressant de la pièce, il le faisoit +manquer, si je n'avois pas suppléé à sa maladresse. Avec deux aunes de +moire d'argent pour imiter la glace du trumeau, et deux aunes de gaze +claire et transparente, je lui appris à produire l'une des plus +agréables illusions du théâtre. + +Ce fut ainsi que, par mes soins, au lieu de la chute honteuse dont +j'étois menacé, j'obtins le plus brillant succès. Clairval joua son rôle +comme je le voulois. Son entrée fière et hardie ne fit que l'impression +d'étonnement qu'elle devoit faire, et dès lors je fus rassuré. J'étois +dans un coin de l'orchestre, et j'avois derrière moi un banc de dames de +la cour. Lorsque Azor, à genoux aux pieds de Zémire, lui chanta: + + Du moment qu'on aime, + L'on devient si doux, + Et je suis moi-même + Plus tremblant que vous, + +j'entendis ces dames qui disoient entre elles: _Il n'est déjà plus +laid_, et, l'instant d'après: _Il est beau_. + +Je ne dois pas dissimuler que le charme de la musique contribuoit +merveilleusement à produire de tels effets. Celle de Grétry étoit alors +ce qu'elle n'a été que bien rarement après moi, et il ne sentoit pas +assez avec quel soin je m'occupois à lui tracer le caractère, la forme +et le dessin d'un chant agréable et facile. En général, la fatuité des +musiciens est de croire ne rien devoir à leur poète; et Grétry, avec de +l'esprit, a eu cette sottise au suprême degré. + +Quant à _l'Ami de la maison_, ma complaisance pour Mme La Ruette, mon +actrice, fut la cause du peu de succès que cet ouvrage eut à la cour. +J'aurois voulu d'abord donner le rôle de l'Ami de la maison à Caillot; +je l'avois fait pour lui; il l'auroit joué supérieurement bien, j'en +étois sûr; mais il le refusa pour une raison singulière. «Cette +situation, me dit-il, ressemble trop à celle où nous nous trouvons +quelquefois; et ce caractère est aussi trop semblable à celui qu'on nous +attribue. Si je jouois l'Ami de la maison comme vous l'entendez et comme +je le sens, aucune mère ne voudroit plus me laisser auprès de sa +fille.--Et Tartufe, lui dis-je, ne le joueriez-vous pas?--Tartufe, me +dit-il, n'est pas si près de nous; et l'on ne craint pas, dans le monde, +que nous soyons des Tartufes.» + +Rien ne put vaincre sa répugnance pour un rôle qui lui feroit, +disoit-il, d'autant plus de tort qu'il l'auroit mieux joué. Cependant +j'avois observé que La Ruette le convoitoit, et je m'aperçus que sa +femme pensoit qu'après Caillot je ne pouvois le donner qu'à lui. Grétry +pensoit de même; je me laissai aller: je m'en repentis dès les premières +répétitions. Ce rôle demandoit de la jeunesse, de la vivacité, du +brillant dans la voix, de la finesse dans le jeu. Le bon La Ruette, avec +sa figure vieillotte et sa voix tremblante et cassée, y étoit fort +déplacé. Il l'éteignit et l'attrista; comme il étoit mal à son aise, il +ne s'y livra pas même à son naturel: il fit manquer toutes les scènes. + +De son côté, Mme La Ruette, qui avoit un peu de pruderie[102], se +persuadant que la finesse et la malice que j'avois mises dans le rôle +d'Agathe n'étoient pas convenables à une si jeune personne, avoit cru +devoir émousser cette pointe d'espièglerie; elle y avoit substitué un +certain air sévère et réservé qui ôtait au rôle toute sa gentillesse. + +Ainsi tout mon ouvrage avoit été dénaturé. Heureusement La Ruette +reconnut lui-même que le rôle de Cléon ne lui convenoit ni pour le jeu +ni pour le chant, et je trouvai, au même théâtre, un nommé Julien, moins +difficile que Caillot, et plus jeune que La Ruette, avec une voix +brillante, une action vive, une tournure leste. Nous nous mîmes, Grétry +et moi, à lui montrer son rôle, et il parvint à le chanter et à le jouer +assez bien. + +Mme La Ruette étoit peu disposée à entendre ce que j'avois à lui dire; +je lui dis cependant: «Madame, nous serons froids si nous voulons être +trop sages; faites-moi la grâce de jouer le rôle d'Agathe au naturel. +Son innocence n'est pas celle d'Agnès, mais c'est encore de l'innocence; +et, comme elle n'emploie sa finesse et sa malice qu'à se jouer du fourbe +qui cherche à la séduire, croyez qu'on lui en saura gré.» Son rôle eut +le plus grand succès, et la pièce, qu'on redemanda à Versailles (en +1772), y parut si changée qu'on ne la reconnoissoit pas: je n'y avois +pourtant rien changé. + +Ce ne fut que trois ans après que je donnai _la Fausse Magie_[103]; et, +quoique le succès n'en fût pas d'abord aussi brillant que celui des deux +autres, il n'a pas été moins durable. Depuis plus de vingt ans qu'on la +revoit fréquemment remise au théâtre, le public ne s'en lasse point. Il +est vrai cependant que ces petits ouvrages ont perdu de leur lustre et +la fleur de leur agrément en perdant les acteurs pour lesquels je les +avois faits. + +La même année (1772), j'eus à la cour une apparence de succès d'un autre +genre, et bien plus sensible pour moi: ce fut l'effet que mon épître au +roi sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu[104] obtint ou parut obtenir. Ma +vanité n'y étoit pour rien, mais l'impression vive et profonde que +j'avois faite, me disoit-on, alloit changer le sort de ces pauvres +malades dont j'avois fait entendre les gémissemens et les plaintes; et, +pour la première fois de ma vie, je croyois voir en moi un bienfaiteur +de l'humanité. J'en étois glorieux, j'aurois donné mon sang pour que +l'événement eût couronné mon oeuvre; mais je n'ai pas eu ce bonheur. + +L'_Ode à la louange de Voltaire_ est à peu près de la même date. Voici +quelle en fut l'occasion. La société de Mlle Clairon étoit plus +nombreuse et plus brillante que jamais. La conversation y étoit vive, +surtout quand la poésie en étoit le sujet; et l'homme de lettres y avoit +pour interlocuteurs des gens du monde d'un goût exquis et d'un esprit +très cultivé. Ce fut dans l'un de ces entretiens qu'en parlant des +poètes lyriques je dis que l'ode ne pouvoit plus avoir parmi nous le +caractère de vérité et de dignité qu'elle avoit dans la Grèce, par la +raison que les poètes n'avoient plus le même ministère à remplir; que +les bardes seuls, dans les Gaules, avoient eu ce grand caractère, parce +qu'ils étoient, par l'État, chargés de célébrer la gloire des héros. + +«Et aujourd'hui, me demanda-t-on, qui empêche le poète de revêtir ce +caractère antique, et de le consacrer à ce ministère public?» Je +répondis que, s'il y avoit, comme autrefois, des fêtes, des solennités, +où le poète fût entendu, la pompe de ces grands spectacles lui élèveroit +l'âme et le génie. Pour exemple, je supposai l'apothéose de Voltaire, +et, sur un grand théâtre, au pied de sa statue, Mlle Clairon récitant +des vers à la louange de cet homme illustre. «Croyez-vous, demandai-je, +que l'ode destinée à cet éloge solennel ne prît pas, dans l'esprit et +dans l'âme du poète, un ton plus vrai, plus animé, que celle qu'il +compose froidement dans son cabinet?» Je vis que cette idée faisoit son +impression, et Mlle Clairon surtout en parut vivement émue. De là me +vint le projet de faire, pour essai, cette ode que vous trouverez dans +le recueil de mes poésies. + +En la lisant, Mlle Clairon sentit que son talent y pouvoit suppléer au +mien, et voulut bien prêter encore à mes vers le charme de l'illusion +qu'elle savoit si bien répandre. + +Un soir donc que la société étoit assemblée dans son salon, et qu'elle +avoit fait dire qu'on l'attendît, comme nous parlions de Voltaire, tout +à coup un rideau se lève, et, à côté du buste de ce grand homme, Mlle +Clairon, vêtue en prêtresse d'Apollon, une couronne de laurier à la +main, commence à réciter cette ode avec l'air de l'inspiration et du ton +de l'enthousiasme. Cette petite fête eut, depuis, le mérite d'en faire +imaginer une plus solennelle, et dont Voltaire fut témoin. + +Peu de temps après, le comte de Valbelle, amant de Mlle Clairon, enrichi +par la mort de son frère aîné, étant allé jouir de sa fortune dans la +ville d'Aix en Provence, et le prince d'Anspach s'étant pris de belle +passion pour notre princesse de théâtre, elle fut obligée de prendre une +maison plus ample et plus commode que celle où nous logions ensemble. Ce +fut alors que j'allai occuper, chez la comtesse de Séran, l'appartement +qui m'étoit réservé, et ce fut là que M. Odde vint passer une année avec +moi. + +J'aurois voulu me retirer avec lui à Bort; et, pour cela, j'avois en vue +un petit bien à deux pas de la ville, où je me serois fait bâtir une +cellule. Heureusement ce bien fut porté à un prix si haut qu'il passoit +mes moyens, et il fallut y renoncer. Je me laissai donc aller encore à +la société de Paris, et surtout à celle des femmes, mais résolu à me +préserver de toute liaison qui pût altérer mon repos. + +Je faisois ma cour à la comtesse de Séran aussi assidûment qu'il m'étoit +possible sans lui être importun. Elle avoit la bonté de vouloir que +j'allasse passer le printemps avec elle en Normandie, dans son petit +château de La Tour[105], qu'elle embellissoit. Je l'y accompagnai. Que +n'aurois-je pas quitté pour elle? Tout ce que peut avoir de charme +l'amitié d'une femme et sa société la plus intime, sans amour, je le +trouvois auprès de celle-ci. Certainement, s'il eût été possible d'être +amoureux sans espérance, je l'aurois été de Mme de Séran; mais elle me +marquoit la limite des sentimens qu'elle avoit pour moi et de ceux qu'il +m'étoit permis d'avoir pour elle avec tant d'ingénuité qu'il n'arrivoit +pas même à mes désirs d'aller au delà. + +J'étois aussi lié d'amitié pure et simple avec des femmes qui, sur le +déclin de leur âge, n'avoient pas cessé d'être aimables, et dont +Fontenelle auroit dit: _On voit bien que l'amour a passé par là_. Je +n'avois pas pour elles cette vénération qui n'est réservée qu'à la +vertu; mais elles m'inspiroient un sentiment de bienveillance qui ne m'y +attachoit guère moins, et qui les flattoit davantage. J'étois touché de +voir la beauté vieillissante s'attrister devant son miroir de n'y plus +retrouver ses charmes. Celle de mes amies qui s'affligeoit le plus de +cette perte irréparable, c'étoit Mme de L. P***[106]. Elle me rappeloit, +dans sa mélancolie, ces paroles d'une beauté célèbre dans la Grèce, +suspendant son miroir au temple de sa divinité: + + Je le donne à Vénus, puisqu'elle est toujours belle; + Il redouble trop mes ennuis. + Je ne saurois me voir dans ce miroir fidèle, + Ni telle que je fus, ni telle que je suis. + +Le coeur le plus sensible, le plus délicat, le plus aimant, étoit celui +de Mme de L. P***. Sans avoir la prétention de la dédommager de ce que +les ans lui avoient fait perdre, je cherchois à l'en consoler par tous +les soins d'un ami raisonnable et tendre; et, comme un malade docile, +elle acceptoit tous les soulagemens que lui présentoit ma raison. Elle +avoit même prévenu mes conseils en essayant de faire diversion à ses +ennuis par le goût de l'étude, et ce goût charmoit nos loisirs. + +Dans le premier éclat de sa beauté, personne ne s'étoit douté qu'elle +eût autant d'esprit qu'elle en avoit reçu de la nature. Elle l'ignoroit +elle-même. Tout occupée de ses autres charmes, et ne rêvant qu'à ses +plaisirs, sa mollesse et son indolence laissoient comme endormie au fond +de sa pensée une foule de perceptions délicates, fines et justes, qui +s'y étoient logées, pour ainsi dire, à son insu, et qui, dans le triste +loisir qu'elle avoit eu enfin de se les rappeler, sembloient éclore en +foule et comme d'elles-mêmes. Je les voyois dans nos entretiens se +réveiller et se répandre avec beaucoup de grâce et de facilité. Elle +suivoit, par complaisance, mes études et mon travail; elle m'aidoit dans +mes recherches; mais, tandis que son esprit s'occupoit, son coeur étoit +vide; c'étoit là son tourment. Toute sa sensibilité se porta vers notre +amitié mutuelle, et, renfermée dans les limites des seuls sentimens qui +convenoient à son âge et au mien, elle n'en devint que plus vive. Soit à +Paris, soit à la campagne, j'étois le plus assidu qu'il m'étoit possible +auprès d'elle. Je quittois même assez souvent pour elle des sociétés où, +par goût, je me serois plu davantage, et je faisois pour l'amitié ce que +bien rarement j'avois fait pour l'amour; mais personne au monde ne +m'aimoit autant que Mme de L. P***; et, quand je m'étois dit: «Tout le +reste du monde se passe de moi sans regret», je ne balançois plus à tout +abandonner pour elle. Mes sociétés philosophiques et littéraires étoient +les seules dont elle ne fût point jalouse; par toute autre dissipation +je l'affligeois, et le reproche m'en étoit d'autant plus sensible qu'il +étoit plus discret, plus timide et plus doux. + +Dans ce temps-là mes occupations se partageoient entre l'histoire et +l'_Encyclopédie_. Je m'étois fait un point d'honneur et de délicatesse +de remplir dignement mes fonctions d'historiographe, en rédigeant avec +soin des mémoires pour les historiens à venir. Je m'adressai aux +personnages les plus considérables de ce temps-là pour tirer de leurs +cabinets des instructions relatives au règne de Louis XV, par où je +voulois commencer, et je fus moi-même étonné de la confiance qu'ils me +marquèrent. Le comte de Maillebois me livra tous les papiers de son père +et les siens. Le marquis de Castries m'ouvrit son cabinet, où étoient +les mémoires du maréchal de Belle-Isle; le comte de Broglio m'initia +dans les mystères de ses négociations secrètes; le maréchal de Contades +me traça de sa main le plan de sa campagne et le désastre de Minden. +J'avois besoin des confidences du maréchal de Richelieu, mais j'étois en +disgrâce auprès de lui, comme tous les gens de lettres de l'Académie. Le +hasard fit ma paix, et c'est encore une des circonstances où l'occasion, +pour me servir, est venue au-devant de moi. + +Une amie particulière du maréchal de Richelieu, se trouvant avec moi +dans une maison de campagne, me dit qu'il étoit bien étrange qu'un +Richelieu et qu'un homme de l'importance de celui-ci essuyât des +désagrémens et des dégoûts à l'Académie françoise. «En effet, lui +dis-je, Madame, rien de plus étrange; mais qui en est la cause?» Elle me +nomma d'Alembert, qui avoit pris, disoit-elle, le maréchal en aversion. +Je répondis «que l'ennemi du maréchal à l'Académie n'étoit point +d'Alembert, mais celui qui cherchoit à l'aigrir contre d'Alembert et +contre tous les gens de lettres. + +«Savez-vous, Madame, ajoutai-je, quels sont les gens qui animent contre +l'Académie celui qui est fait pour y être honoré et chéri? Ce sont des +académiciens qui n'y ont eux-mêmes aucune considération, et qui sont +furieux contre elle. C'est l'avocat général Séguier, le dénonciateur des +gens de lettres au Parlement; c'est Paulmy, ce sont quelques autres +intrus, qui, mécontens d'un corps où ils sont déplacés, voudroient, avec +Séguier, notre ennemi, former un parti redoutable. Voilà les gens qui +tâchent d'aliéner de nous l'esprit du maréchal, pour l'avoir à leur tête +et nous nuire par son crédit. Quelle gloire pour lui que de servir ces +haines et ces petites vanités! Vous voyez ce qui lui en arrive. Il +obtient que le roi refuse d'approuver l'élection de deux hommes +irréprochables. L'Académie réclame contre ce refus, et le roi, détrompé, +consent qu'aux deux premières places qui viendront à vaquer ces mêmes +hommes soient élus. C'est donc ce qu'on appelle un coup d'épée dans +l'eau. Non, Madame, le véritable parti d'un Richelieu à l'Académie, le +seul digne de monsieur le maréchal, c'est le parti des gens de lettres.» + +Elle trouva que j'avois raison; et, quelques jours après, le maréchal +étant venu dîner à la même campagne, son amie voulut qu'il causât avec +moi. Je lui répétai à peu près les mêmes choses, quoiqu'en termes plus +doux, et, à l'égard de d'Alembert: «Monsieur le maréchal, lui dis-je, +d'Alembert vous croit l'ennemi des gens de lettres et l'ami de Séguier, +leur dénonciateur, voilà pourquoi il ne vous aime pas; mais d'Alembert +est un bon homme, et jamais le sentiment de la haine n'a pris racine +dans son coeur. Il a épousé l'Académie. Aimez sa femme comme vous en +aimez tant d'autres, et venez la voir quelquefois; il vous en saura gré +et vous recevra bien, comme font tant d'autres maris.» + +Le maréchal fut content de moi; et, lorsqu'à la place de l'abbé Delille +et de Suard, refusés par le roi, il fallut élire deux autres +académiciens, je fus invité à dîner chez lui le jour de l'élection. À ce +dîner, je trouvai Séguier, Paulmy, Bissy, l'évêque de Senlis[107]. Leur +parti n'étoit pas nombreux; et, quand il auroit eu quelques voix +clandestines, le nôtre étoit formé et lié de façon à être sûr de +prévaloir. Je ne fis donc pas semblant de croire que nous fussions là +pour parler d'élections académiques, et, comme à un dîner de joie et de +plaisir, amenant dès la soupe les propos qui rioient le plus au +maréchal, je le mis en train de causer de l'ancienne galanterie, des +jolies femmes de son temps, des moeurs de la Régence, que sais-je enfin? +du théâtre, et surtout des actrices: si bien que le dîner se passa sans +qu'il fût dit un seul mot de l'Académie. Ce ne fut qu'au sortir de table +que l'évêque de Senlis, me tirant à l'écart, me demanda quel choix nous +allions faire. Je répondis loyalement que je croyois tous les voeux +réunis en faveur de Bréquigny et de Beauzée. Le maréchal, qui étoit venu +nous joindre, se fit expliquer le mérite littéraire de ces messieurs, +et, après m'avoir entendu: «Eh bien, dit-il, voilà deux hommes +estimables; il faut nous réunir pour eux.--Puisque telle est votre +intention, lui dis-je, Monsieur le maréchal, voulez-vous permettre que +j'aille en instruire l'Académie? Ce sont des paroles de paix qu'elle +entendra avec plaisir.--Allez, me dit-il, et prenez dans la cour l'un de +mes carrosses; nous vous suivrons de près. + +--Mon ami, dis-je à d'Alembert, ils viennent se réunir à nous; le +maréchal vous fait les avances de bonne grâce; il faut le recevoir de +même.» En effet, il fut bien reçu; l'élection fut unanime; et, depuis ce +jour-là jusqu'à sa mort, il eut pour moi mille bontés. Ainsi ses +portefeuilles furent à ma disposition. + +J'avois en même temps, pour les affaires de la Régence, le manuscrit +original des_ Mémoires_ de Saint-Simon, que l'on m'avoit permis de tirer +du dépôt des Affaires étrangères, et dont je fis d'amples extraits; mais +ces extraits et le dépouillement des dépêches et des mémoires qui me +venoient en foule auroient été bientôt aussi ennuyeux que fatigans pour +moi, si je n'avois pas eu, par intervalles, quelque occupation +littéraire moins pénible et plus de mon goût. L'entreprise d'un +supplément de l'_Encyclopédie_, en quatre volumes in-folio, me procura +ce délassement. + +Il faut savoir qu'après la publication du septième volume de +l'_Encyclopédie_, la suite ayant été interrompue par un arrêt du +Parlement, on n'y avoit travaillé qu'en silence et entre un petit nombre +de coopérateurs dont je n'étois pas. Un laborieux compilateur, le +chevalier de Jaucourt, s'étoit chargé de la partie littéraire et l'avoit +travaillée à sa manière, qui n'étoit pas la mienne. Lors donc qu'à force +de constance et de sollicitations, l'on obtint que la totalité de +l'ouvrage fût mise au jour, et que le projet du supplément eut été +formé, l'un des intéressés, Robinet, vint me voir, et me proposa de +reprendre ma besogne où je l'avois laissée. «Vous n'avez, me dit-il, +commencé qu'au troisième volume; vous avez cessé au septième; tout le +reste est d'une autre main._ Pendent opera interrupta_. Nous venons vous +prier d'achever votre ouvrage.» + +Comme j'étois occupé de l'histoire, je répondis «qu'il m'étoit +impossible de m'engager dans un autre travail.--Au moins, me dit-il, +laissez-nous annoncer que, dans ce supplément, vous donnerez quelques +articles.--Je le ferai, lui dis-je, si j'en ai le loisir; c'est tout ce +que je puis promettre.» Quelque temps après il revint à la charge, et +avec lui le libraire Panckoucke. Ils me dirent que, pour mettre en règle +les comptes de leur entreprise, il leur falloit savoir quelle seroit, +pour les gens de lettres, la rétribution du travail, et qu'ils venoient +savoir ce que je voulois pour le mien. «Que puis-je demander, leur +dis-je, moi qui ne promets rien, qui ne m'engage à rien?--Vous ferez +pour nous ce qu'il vous plaira, me dit Panckoucke; promettez seulement +de nous donner quelques articles, et qu'il nous soit permis d'insérer +cette promesse dans notre _prospectus_, nous vous donnerons pour cela +quatre mille livres et un exemplaire du supplément.» Ils étoient bien +sûrs que je me piquerois de répondre à leur confiance. J'y répondis si +bien que, dans la suite, ils m'avouèrent que j'avois passé leur attente. +Mais reprenons le fil des événemens de ma vie, que mille accidens +varioient. + +La mort du roi venoit de produire un changement considérable à la cour, +dans le ministère, et singulièrement dans la fortune de mes amis. + +M. Bouret s'étoit ruiné à bâtir et à décorer pour le roi le pavillon de +Croix-Fontaine, et le roi croyoit l'en payer assez en l'honorant, une +fois l'année, de sa présence dans un de ses rendez-vous de chasse, +honneur qui coûtoit cher encore au malheureux, obligé ce jour-là de +donner à toute la chasse un dîner pour lequel rien n'étoit épargné. + +J'avois gémi plus d'une fois de ses profusions, mais le plus libéral, le +plus imprévoyant des hommes avoit, pour ses véritables amis, le défaut +de ne jamais vouloir écouter leurs avis sur l'article de sa dépense. +Cependant il avoit achevé d'épuiser son crédit en bâtissant sur les +Champs-Élysées cinq ou six maisons à grands frais, lorsque le roi mourut +sans avoir seulement pensé à le sauver de sa ruine; et, cette mort le +laissant noyé de dettes, sans ressource et sans espérance, il prit, je +crois, la résolution de se délivrer de la vie: on le trouva mort dans +son lit. Il fut, pour son malheur, imprudent jusqu'à la folie; il ne fut +jamais malhonnête. + +Mme de Séran fut plus sage. N'ayant plus, à la mort du roi, aucune +perspective de faveur et de protection, ni pour elle ni pour ses enfans, +elle fit un emploi solide de l'unique bienfait qu'elle avoit accepté; le +nouveau directeur des Bâtimens, le comte d'Angiviller, lui ayant proposé +de céder, pour lui, son hôtel à un prix convenable, elle y +consentit[108]. Ainsi nous fûmes délogés l'un et l'autre, en 1776, trois +ans après qu'elle m'eut accordé cette heureuse hospitalité. + +L'avènement du nouveau roi à la couronne fut suivi de son sacre dans +l'église de Reims. + +En qualité d'historiographe de France, il me fut enjoint d'assister à +cette cérémonie auguste. Je ne répéterai point ici ce que j'en ai dit +dans une lettre qui fut imprimée à mon insu, et que j'ai depuis insérée +dans la collection de mes oeuvres[109]; elle est une foible peinture de +l'effet de ce grand spectacle sur cinquante mille âmes que j'y vis +rassemblées. Quant à ce qui m'est personnel, jamais rien ne m'a tant +ému. + +Au reste, j'eus, dans ce voyage, tous les agrémens que ma place pouvoit +m'y procurer, et je crus les devoir à la manière honorable dont le +maréchal de Beauvau[110], capitaine des gardes en exercice, et mon +confrère à l'Académie françoise, eut la bonté de me traiter. + +De toutes les femmes que j'ai connues, celle dont la politesse a le plus +de naturel et de charmes, c'est la maréchale de Beauvau[111]: elle mit, +ainsi que son époux, une attention délicate et marquée à donner +l'exemple de celles qu'ils vouloient que l'on eût pour moi; et cet +exemple fut suivi. Sensible aux marques de leur bienveillance, je l'ai +depuis cultivée avec soin. Le caractère du maréchal n'étoit pas aussi +attrayant que celui de sa femme; cependant jamais cette dignité froide +qu'on lui reprochoit ne m'a gêné un moment avec lui. J'étois persuadé +que, dans toute autre condition, son air, ses manières, son ton, +auroient été les mêmes, et, en m'accommodant avec ce qui me sembloit +être son naturel, je le trouvois honnête et bon, obligeant, serviable +même sans se faire valoir. + +Pour sa femme, aujourd'hui sa veuve, je ne crois pas qu'il y ait sous le +ciel de caractère plus aimable ni plus accompli que le sien. C'est bien +elle qu'on peut appeler justement et sans ironie la femme qui a toujours +raison; mais la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son +esprit, est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie +et de grâce, qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur +nous. Il semble qu'elle nous communique son esprit, qu'elle associe nos +idées avec les siennes, et nous fasse participer à l'avantage qu'elle a +toujours de penser si juste et si bien. + +Son grand art, comme son attention la plus continuelle, étoit d'honorer +son époux, de le faire valoir, de s'effacer pour le mettre à sa place, +et pour lui céder l'intérêt, la considération, les respects qu'elle +s'attiroit. À l'entendre, c'étoit toujours à M. de Beauvau qu'on devoit +rapporter tout le bien qu'on louoit en elle. Observez, mes enfans, +qu'elle n'y perdoit rien, qu'elle n'en étoit même que plus honorée, et +que ce lustre réfléchi qu'elle prêtoit au caractère de son époux ne +faisoit que donner au sien plus de relief et plus d'éclat. Jamais femme +n'a mieux senti la dignité de ses devoirs d'épouse, et ne les a remplis +avec plus de noblesse[112]. + +Ma lettre sur la cérémonie du sacre, publiée et distribuée à la cour par +l'intendant de Champagne, y avoit produit l'effet d'un tableau qui +retraçoit aux yeux du roi et de la reine un jour de gloire et de +bonheur. C'étoit pour moi, dans leur esprit, un commencement de +bienveillance. La reine, quelque temps après, me témoigna quelque bonté. +Chez elle, sur un petit théâtre, elle voulut faire jouer_ Sylvain_ et +_l'Ami de la maison_. Ce petit spectacle fit un plaisir sensible; et, en +passant devant moi, la reine me dit, de l'air le plus aimable: +_Marmontel, cela est charmant_. Mais ces présages de faveur ne tardèrent +pas à être démentis à l'occasion des deux musiques. + +Sous le feu roi, l'ambassadeur de Naples avoit persuadé à la cour de +faire venir d'Italie un habile musicien pour relever le théâtre de +l'Opéra françois, qui, depuis longtemps, menaçoit ruine, et qu'on +soutenoit avec peine aux dépens du trésor public. La nouvelle maîtresse, +Mme du Barry, avoit adopté cette idée, et notre ambassadeur à la cour de +Naples, le baron de Breteuil, avoit été chargé de négocier l'engagement +de Piccini, pour venir s'établir en France, avec deux mille écus de +gratification annuelle, à condition de nous donner des opéras françois. + +À peine fut-il arrivé que mon ami, l'ambassadeur de Naples, le marquis +de Caraccioli, vint me le recommander, et me prier de faire pour lui, me +disoit-il, au grand Opéra, ce que j'avois fait pour Grétry au théâtre de +l'Opéra-Comique. + +Dans ce temps-là même étoit arrivé d'Allemagne le musicien Gluck, aussi +fortement recommandé à la jeune reine par l'empereur Joseph, son frère, +que si le succès de la musique allemande avoit eu l'importance d'une +affaire d'État. On avoit composé à Vienne, sur le canevas d'un ballet de +Noverre, un opéra françois de l'_Iphigénie en Aulide_. Gluck en avoit +fait la musique; et cet opéra, par lequel il avoit débuté en France, +avoit eu le plus grand succès. La jeune reine s'étoit déclarée en faveur +de Gluck; et Piccini, qui, en arrivant, le trouvoit établi dans +l'opinion publique, à la ville comme à la cour, non seulement n'avoit +pour lui personne, mais à la cour il avoit contre lui l'odieuse +étiquette de musicien protégé par la maîtresse du feu roi, et à la ville +il avoit pour ennemis tous les musiciens françois, à qui la musique +allemande étoit plus facile à imiter que la musique italienne, dont ils +désespéroient de prendre le style et l'accent. + +Si j'avois eu un peu de politique, je me serois rangé du côté où étoit +la faveur; mais la musique protégée ne ressembloit non plus, dans ses +formes tudesques, à ce que j'avois entendu de Pergolèse, de Léo, de +Buranello, etc., que le style de Crébillon ne ressemble à celui de +Racine; et, préférer le Crébillon au Racine de la musique, c'eût été un +effort de dissimulation que je n'aurois pu soutenir. + +D'ailleurs, je m'étois mis dans la tête de transporter sur nos deux +théâtres la musique italienne; et l'on a vu que, dans le comique, +j'avois assez bien commencé. Ce n'est pas que la musique de Grétry fût +de la musique italienne par excellence; elle étoit encore loin +d'atteindre à cet ensemble qui nous ravit dans celle des grands +compositeurs; mais il avoit un chant facile, du naturel dans +l'expression, des airs et des duos agréablement dessinés, quelquefois +même dans l'orchestre un heureux emploi d'instrumens; enfin, du goût et +de l'esprit assez pour suppléer à ce qui lui manquoit du côté de l'art +et du génie; et, si sa musique n'avoit pas tout le charme et toute la +richesse de celle de Piccini, de Sacchini, de Paësiello, elle en avoit +le rythme, l'accent, la prosodie: j'avois donc démontré qu'au moins dans +le comique la langue françoise pouvoit avoir une musique du même style +que la musique italienne. + +Il me restoit à faire la même épreuve dans le tragique, et le hasard +m'en offroit l'occasion. Le problème étoit plus difficile à résoudre, +mais par d'autres raisons que celles qu'on imaginoit. + +La langue noble est moins favorable à la musique: 1° en ce qu'elle n'a +pas des tours aussi vifs, aussi accentués, aussi dociles à l'expression +du chant que la langue comique; 2° en ce qu'elle a moins d'étendue, +d'abondance et de liberté dans le choix de l'expression. Mais une bien +plus grande difficulté naissoit pour moi de l'idée que j'avois conçue du +poème lyrique et de la forme théâtrale que j'aurois voulu lui donner. +J'en avois fait avec Grétry la périlleuse tentative dans l'opéra de_ +Céphale et Procris_. En divisant l'action en trois tableaux, l'un +voluptueux et brillant: le palais de l'Aurore, son réveil, ses amours, +les plaisirs de sa cour céleste; l'autre sombre et terrible: le complot +de la Jalousie et ses poisons versés dans l'âme de Procris; le troisième +touchant, passionné, tragique: l'erreur de Céphale et la mort de son +épouse percée de ses traits et expirante entre ses bras, je croyois +avoir rempli l'idée d'un spectacle intéressant; mais, n'ayant pas réussi +dans ce coup d'essai, et m'attribuant en partie notre disgrâce, ma +défiance de moi-même alloit jusqu'à la frayeur. + +Le sentiment de ma propre foiblesse, et la bonne opinion que j'avois du +célèbre compositeur qu'on m'avoit donné dans Piccini, me firent donc +imaginer de prendre les beaux opéras de Quinault, d'en élaguer les +épisodes, les détails superflus; de les réduire à leurs beautés réelles, +d'y ajouter des airs, des duos, des monologues en récitatif obligé, des +choeurs en dialogue et en contraste; de les accommoder ainsi à la musique +italienne, et d'en former un genre de poème lyrique plus varié, plus +animé, plus simple, moins décousu dans son action, et infiniment plus +rapide que l'opéra italien. + +Dans Métastase même, que j'étudiois, que j'admirois comme un modèle de +l'art de dessiner les paroles du chant, je voyois des longueurs et des +vides insupportables. Ces doubles intrigues, ces amours épisodiques, ces +scènes détachées et si multipliées, ces airs presque toujours perdus, +comme on l'a dit, en cul-de-lampe au bout des scènes, tout cela me +choquoit. Je voulois une action pleine, pressée, étroitement liée, dans +laquelle les situations, s'enchaînant l'une à l'autre, fussent +elles-mêmes l'objet et le motif du chant, de façon que le chant ne fût +que l'expression plus vive des sentimens répandus dans la scène, et que +les airs, les duos, les choeurs, y fussent enlacés dans le récitatif. Je +voulois, de plus, qu'en se donnant ces avantages, l'opéra françois +conservât sa pompe, ses prodiges, ses fêtes, ses illusions, et +qu'enrichi de toutes les beautés de la langue italienne, ce n'en fût pas +moins ce spectacle, + + Où les beaux vers, la danse, la musique, + L'art de tromper les yeux par les couleurs, + L'art plus heureux de séduire les coeurs, + De cent plaisirs font un plaisir unique. + + VOLTAIRE. + +Ce fut dans cet esprit que fut recomposé l'opéra de_ Roland_. Dès que +j'eus mis ce poème dans l'état où je le voulois, j'éprouvai une joie +aussi vive que si je l'avois fait moi-même. Je vis l'ouvrage de Quinault +dans sa beauté naïve et simple; je vis l'idée que je m'étois faite d'un +poème lyrique françois réalisée ou sur le point de l'être par un habile +musicien. Ce musicien ne savoit pas deux mots de françois; je me fis son +maître de langue. «Quand serai-je en état, me dit-il en italien, de +travailler à cet ouvrage?--Demain matin», lui dis-je; et dès le +lendemain je me rendis chez lui. + +Figurez-vous quel fut pour moi le travail de son instruction: vers par +vers, presque mot pour mot, il falloit lui tout expliquer; et, lorsqu'il +avoit bien saisi le sens d'un morceau, je le lui déclamois, en marquant +bien l'accent, la prosodie, la cadence des vers, les repos, les +demi-repos, les articulations de la phrase; il m'écoutoit avidement, et +j'avois le plaisir de voir que ce qu'il avoit entendu étoit fidèlement +noté. L'accent de la langue et le nombre frappoient si juste cette +excellente oreille que presque jamais, dans sa musique, ni l'un ni +l'autre n'étoient altérés. Il avoit, pour saisir les plus délicates +inflexions de la voix, une sensibilité si prompte qu'il exprimoit +jusqu'aux nuances les plus fines du sentiment. + +C'étoit pour moi un plaisir inexprimable de voir s'exercer sous mes yeux +un art, ou plutôt un génie dont jusque-là je n'avois eu aucune idée. Son +harmonie étoit dans sa tête. Son orchestre et tous les effets qu'il +produiroit lui étoient présens. Il écrivoit son chant d'un trait de +plume; et, lorsque le dessein en étoit tracé, il remplissoit toutes les +parties des instrumens ou de la voix, distribuant les traits de mélodie +et d'harmonie ainsi qu'un peintre habile auroit distribué sur la toile +les couleurs et les ombres pour en composer son tableau. Ce travail +achevé, il ouvroit son clavecin, qui jusque-là lui avoit servi de table; +et j'entendois alors un air, un duo, un choeur complet dans toutes ses +parties, avec une vérité d'expression, une intelligence, un ensemble, +une magie dans les accords, qui ravissoient l'oreille et l'âme. + +Ce fut là que je reconnus l'homme que je cherchois, l'homme qui +possédoit son art et le maîtrisoit à son gré; et c'est ainsi que fut +composée cette musique de_ Roland_, qui, en dépit de la cabale, eut le +plus éclatant succès. + +En attendant, et à mesure que l'ouvrage avançoit, les zélés amateurs de +la bonne musique, à la tête desquels étoient l'ambassadeur de Naples et +celui de Suède, se rallioient autour du clavecin de Piccini pour +entendre tous les jours quelque scène nouvelle; et tous les jours ces +jouissances me dédommageoient de mes peines. + +Parmi ces amateurs de la musique se distinguoient MM. Morellet, mes amis +personnels, et les amis les plus officieux que Piccini eût trouvés en +France. C'étoit par eux qu'en arrivant il avoit été accueilli, logé, +meublé, pourvu des premiers besoins de la vie. Ils n'y épargnoient rien, +et leur maison étoit la sienne. J'aimois à croire que de nous voir +associés ensemble, c'étoit pour eux un motif de plus de l'intérêt qu'ils +prenoient à lui; et, entre eux et moi, cet objet d'affection commune +étoit pour l'amitié un nouvel aliment. + +L'abbé Morellet et moi n'avions cessé de vivre depuis vingt ans dans les +mêmes sociétés, souvent opposés d'opinions, toujours d'accord de +sentimens et de principes, et pleins d'estime l'un pour l'autre. Dans +nos disputes les plus vives, jamais on n'avoit vu se mêler aucun trait, +ni d'amertume, ni d'aigreur. Sans nous flatter, nous nous aimions. + +Son frère, qui, nouvellement arrivé d'Italie, étoit pour moi un ami tout +récent, m'avoit gagné le coeur par sa droiture et sa franchise. Ils +vivoient ensemble, et leur soeur, veuve de M. Leyrin de Montigny, venoit +de Lyon, avec sa jeune fille, embellir leur société. + +L'abbé, qui m'avoit annoncé le bonheur qu'ils alloient avoir d'être +réunis en famille, m'écrivit un jour: «Mon ami, c'est demain qu'arrivent +nos femmes, venez nous aider, je vous prie, à les bien recevoir.» + +Ici ma destinée va prendre une face nouvelle; et c'est de ce billet que +date le bonheur vertueux et inaltérable qui m'attendoit dans ma +vieillesse, et dont je jouis depuis vingt ans. + + + + +NOTES + + +[1: Jean-Ignace de La Ville, né en 1701, mort le 15 avril 1774, évêque +_in partibus_ de Triconie, abbé commendataire de +Saint-Quentin-lès-Beauvais et de Lessay, ancien ministre du roi près des +Provinces-Unies, directeur général du département des affaires +étrangères, élu en 1746 membre de l'Académie française, en remplacement +de Mongin, évêque de Bazas. Il eut Suard pour successeur.] + +[2: Un _Noël_ satirique, attribué au chevalier de l'Isle, et imprimé +dans les _Mémoires secrets_ à la date du 31 décembre 1763, renferme sur +Dubois le couplet suivant: + + _Un homme d'importance, + C'étoit monsieur Dubois, + Tout bouffi d'arrogance + Dit en haussant la voix: + «De ma visite ici, Seigneur, tenez-moi compte, + Car à ma porte plus d'un grand + Vient se morfondre en attendant, + Sans en rougir de honte!»_ +] + +[3: Jules-David Cromot du Bourg, conseiller d'État et surintendant de la +maison de Monsieur, comte de Provence, père de Cromot de Fougy, qui lui +succéda dans ses charges.] + +[4: Marie-Catherine-Irène du Buisson de Longpré, femme de +Charles-François Filleul, écuyer, secrétaire du roi, mère de Mme de +Marigny, dont Louis XV serait, dit-on, le père (Ch. Nauroy, _le +Curieux_, tome II, p. 177 et 205), et de Mme de Flahaut, qui fut mariée +en secondes noces au comte de Souza.] + +[6: Je n'ai pu retrouver nulle part de renseignements précis sur ce +personnage, dont la famille était peut-être alliée à celle d'un M. de +Maleseigne, chargé de réprimer, en 1790, les troubles de Nancy, et dont +la famille était originaire de la Franche-Comté.] + +[7: Élisabeth de Varanchan avait épousé, à Versailles, le 22 septembre +1751, Geoffroy Chalut de Vérin, écuyer, trésorier de Madame la Dauphine. +(_Mercure de France_, décembre 1751, 2e vol., p. 201.)] + +[8: Marie-Thérèse-Antoinette-Raphaëlle, infante d'Espagne, fille de +Philippe V, née le 11 juin 1726, morte le 22 juillet 1746.] + +[9: Marie-Josèphe de Saxe, fille d'Auguste II, électeur de Saxe et roi +de Pologne, née le 4 novembre 1741, morte le 13 mars 1767.] + +[10: _Vers sur la maladie et la convalescence de Monseigneur le +Dauphin_, par M. Marmontel: Paris, Sébastien Jorry, 1752, in-4°, 21 p.; +p. 15, envoi à M. Chalut de Vérin, trésorier général de Madame la +Dauphine. Le permis d'imprimer est signé par Crébillon père, comme +censeur.] + +[11: _Essai sur l'amélioration des terres_: Paris, Durand, 1758, in-12, +3 pl. L'_Épître dédicatoire_, signée Pattulo, est ornée d'un fleuron aux +armes de Mme de Pompadour, gravé par Patte.] + +[12: Élisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville, veuve du comte +d'Estrades, tué à la bataille de Dettingen, le 19 juillet 1743, fils de +Charlotte Lenormand, soeur de Lenormand d'Étioles et de Lenormand de +Tournehem. Mme d'Estrades se remaria à Séguier, comte de Saint-Brisson.] + +[13: François-Martial, comte de Choiseul-Beaupré, cousin germain de M. +de Stainviile (plus tard premier ministre), marié le 27 avril 1751 à +Charlotte-Rosalie de Romanet, nièce de Mme d'Estrades. À l'occasion de +ce mariage, Choiseul-Beaupré fut honoré du titre de menin honoraire du +Dauphin et sa femme de dame surnuméraire de Mesdames. Elle mourut à +vingt ans, le 2 juin 1753. Choiseul-Beaupré épousa, au mois d'avril +1756, Mlle Thiroux de Mauregard, soeur de Mme de Pracomtal.] + +[14: Élisabeth-Josèphe de Laborde, née en 1731, mariée en 1747 à Gérard +Binet, baron de Marchais, gouverneur du Louvre, maîtresse de Ch.-Claude +de Flahaut de La Billarderie, comte d'Angiviller, qu'elle épousa en +1781, morte à Versailles le 14 mars 1808. D'Angiviller s'éteignit, +dit-on, dans un couvent d'Allemagne, en 1810.] + +[15: Jean-Potentien d'Arboulin, administrateur général des postes de +1759 à 1777, secrétaire du cabinet du roi en 1769, mort le 25 décembre +1784. Il était oncle des deux Bougainville. Les Mémoires de Mme du +Hausset et de Dufort de Cheverny renferment quelques particularités sur +ce personnage, que Mme de Pompadour appelait familièrement _Boubou_.] + +[16: Suivant Bernis lui-même (_Mémoires inédits_, publiés par M. +Frédéric Masson, Plon, 1878, 2 vol. in-8), le mot fut dit en 1741 au +cardinal de Fleury, qui le trouva plaisant et qui le répéta.] + +[17: Bernis était chanoine du chapitre de Brioude depuis 1739. Quant au +bénéfice simple que Marmontel place à Boulogne-sur-Mer, il y a +certainement confusion avec celui que Bernis obtint en 1749 en Bretagne, +dit-il, sans le désigner autrement. Il fut de plus pourvu, en 1755, de +l'abbaye de Saint-Arnould de Metz.] + +[18: Selon M. Masson, Bernis occupa au Louvre, de 1746 à 1751, un +logement dont l'emplacement n'est pas déterminé, et reçut, en février +1757, celui du comte d'Argenson.] + +[19: Il fallait, pour être admis dans ce chapitre, faire la preuve de +seize quartiers de noblesse d'épée. La promotion de Bernis est relatée +dans la _Gazette de France_ du 19 avril 1748.] + +[20: Les insignes des comtes de Lyon consistaient en une croix à huit +pointes émaillées de blanc et bordées d'or, suspendue à un cordon rouge +liséré de bleu.] + +[21: Marie-Sophie de Courcillon de Dangeau, née le 6 août 1713, morte le +4 avril 1756, mariée en premières noces (1729) à François d'Albert +d'Ailly, duc de Pecquigny, et en 1732 à Hercule-Mériadec de Rohan, duc +de Rohan-Rohan, prince de Soubise et de Maubuisson (1669-1746). M. +Masson, à qui j'emprunte cette note, ajoute que l'on conserve dans la +famille de Bernis, au château de Salgas (Lozère), un beau portrait de la +duchesse de Rohan peint par Nattier.] + +[22: Le 31 octobre 1751.] + +[23: Le 1er mai 1756.] + +[24: Le 29 juin 1757.] + +[25: Le 2 octobre 1758.] + +[26: _Épître à Son Excellence M. l'abbé comte de Bernis, ambassadeur +auprès de Leurs Majestés Impériales, sur la conduite respective de la +France et de l'Angleterre_, par M. Marmontel. Paris, Cl. Hérissant, +1756, in-8°, 1 f. et 18 p. + +«Il y a beaucoup de beaux vers dans cet ouvrage, écrit le duc de Luynes +(17 septembre 1756). La conduite des Anglois y est bien dépeinte. On a +remarqué que l'auteur auroit pu parler de M. de La Galissonnière.»] + +[27: Le texte de ce manifeste avait été rédigé par le comte de +Hertzberg, ministre d'État de Frédéric II. Il a été réimprimé dans le +tome Ier du _Recueil des déductions, manifestes, déclarations, traités +et autres actes et écrits publics qui ont été rédigés et publiés pour la +cour de Prusse_, par ce même ministre (Berlin, 1790, 3 vol. in-8). Il y +porte le titre suivant: _Mémoire raisonné sur la conduite des cours de +Vienne et de Saxe et sur leurs desseins dangereux contre Sa Majesté le +roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives qui en +fournissoient les preuves_ (Berlin, 1756). Selon une note de l'éditeur, +Frédéric aurait ajouté de sa main sur le titre le mot _raisonné_.] + +[28: Malgré les plus diligentes recherches, il n'a pas été possible de +retrouver le titre exact de ce mémorandum qui manque aux archives des +Affaires étrangères et dont aucun autre contemporain n'a parlé. Il n'est +pas trace non plus de la date d'impression dans les papiers de la +Direction de la librairie, appartenant aujourd'hui à la Bibliothèque +nationale.] + +[29: Armand Baschet, en citant ce passage (_Histoire du dépôt des +archives des Affaires étrangères_, p. 308), a fait observer que, durant +son court passage au ministère, Bernis eut à se débattre au milieu des +conjonctures les plus graves, et qui suffiraient à excuser +l'indifférence dont se plaint Marmontel.] + +[30: La réplique est citée en termes presque identiques dans la +_Correspondance littéraire_ de Grimm (éd. Garnier frères, tome VI, p. +64) et dans un des passages les plus connus des _Mémoires_ de Mme +d'Épinay, le récit, authentique ou supposé, de son second souper chez +Mlle Quinault (1re partie, chap. VIII); là, les interlocuteurs sont +Rousseau et un médecin désigné sous ce sobriquet d'_Akakia_ que les +plaisanteries de Voltaire sur Maupertuis avaient mis à la mode. Que +faut-il en conclure? Non pas que le mot de Malouin a été inventé, mais +que Marmontel, comme Mme d'Épinay, a cédé au plaisir de conserver une +repartie qu'ils n'avaient peut-être entendue ni l'un ni l'autre.] + +[31: Charles-Antoine Le Clerc de La Bruère, né à Crépy-en-Valois en +1714, mort à Rome en 1754, secrétaire du duc de Nivernais, ambassadeur +de France, qui l'avait, en raison de son humeur, surnommé _Malagrazia_, +disgracieux. (Lucien Perey, _Un petit-neveu de Mazarin_, C. Lévy, 1890, +in-8.)] + +[32: À cause de son roman satirique et allégorique: _les Amours de +Zéokinizul_ (Louis XV), _roi des Kofirans_ (François), 1740; souvent +réimprimé au siècle dernier.] + +[33: Le brevet en faveur de Louis de Boissy, daté du 12 octobre 1754, +est transcrit dans les registres du secrétariat de la Maison du roi +(Archives nationales, Oi 98, folios 314-317), et renferme la liste des +pensions que le titulaire devait servir à partir du 1er janvier 1755, +savoir: 2,000 livres à Cahusac, auquel elles étaient accordées depuis +1744 «en considération de ses services et de ses travaux littéraires»; +2,000 livres à l'abbé Raynal, «chargé de la composition du _Mercure_ +depuis plusieurs années et qui a perfectionné cet ouvrage par son +attention et son travail»; 2,000 livres à M. de Lironcourt, «ci-devant +consul de France au Caire, et que S. M., satisfaite de ses services, a +nommé au consulat de Lisbonne»; 2,000 livres à Ph. Bridard de La Garde; +1,200 livres à Piron; 1,200 livres à Marmontel; 1,200 livres à Séran de +La Tour; 1,200 livres au chevalier de La Négerie, frère de feu M. de La +Bruère. Faut-il supposer, comme Marmontel le dit quelques lignes plus +bas, qu'il avait été oublié dans une première distribution et que son +nom fut rajouté à la liste définitive?] + +[34: Le texte du brevet délivré à Marmontel, le 27 avril 1758, figure, +comme celui de L. de Boissy, dans les registres du secrétariat de la +Maison du roi (Oi 102, folios 231-235). Les pensions de Cahusac, de +Raynal, de Bridard de La Garde, de Séran de La Tour et de La Négerie, y +sont maintenues au même taux, mais celle de Piron est portée à 1,800 +livres, et celle de M. de Lironcourt avait été attribuée, par un brevet +du 19 mai 1755, à Mlle de Lussan. Marmontel avait en outre à servir +2,400 livres à la veuve de Boissy et à son fils, 2,000 livres à +Crébillon père, 2,000 livres à Gresset, 1,500 livres à Saint-Foix et +1,200 livres à Saint-Germain. Le 30 juillet suivant, sur la pension de +Mlle de Lussan qui venait de mourir, deux autres brevets de 200 et de +800 livres furent attribués à l'abbé Guiroy «pour récompenser le zèle +qu'il a fait paraître dans différents ouvrages littéraires», restés +aussi inconnus que l'auteur à tous les bibliographes.] + +[35: Julien-David Le Roy (1724-1803), quatrième fils du célèbre horloger +Julien Le Roy, auteur, entre autres ouvrages, des _Ruines des plus beaux +monuments de la Grèce_ (1758, in-folio, 60 pl., ou 1770, in-folio, 71 +pl.).] + +[36: _La Dissertation sur l'effet de la lumière dans les ombres +relativement à la peinture_, par M. C***, ornée d'une charmante planche +dessinée et gravée par l'auteur, a été imprimée avec pagination continue +et jointe au volume intitulé: _Recueil de quelques pièces concernant les +arts, extraites de plusieurs Mercures de France_. Paris, Ch.-A. Jombert, +1757, in-12. La seconde dissertation ne semble pas avoir été tirée à +part, ni réimprimée.] + +[37: Ce compte rendu parut dans le _Mercure_ d'octobre 1759, 1er volume, +p. 183-192.] + +[38: _Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc de Sémigalle et de Courlande, +maréchal général des armées de S. M. T. C. Discours qui a remporté le +prix de l'Académie françoise en 1759_, par M. Thomas, professeur en +l'Université de Paris au collège de Beauvais. Paris, B. Brunet, 1759, +in-8°, 1 f. et 42 p.] + +[39: _Portrait de Mme Geoffrin_, par M. L. M. (l'abbé Morellet). +Amsterdam et Paris, Pissot, 1778, in-8°. Réimp. en 1812, avec la +_Lettre_ et l'_Éloge_ que d'Alembert et Thomas ont également écrits en +l'honneur de leur bienfaitrice.] + +[40: Le P. Dominique Parrenin (1655-1742) avait adressé de Pékin à +Mairan diverses lettres dont quelques-unes ont été imprimées dans un +petit volume (1759, in-12) et réimp. à l'Imprimerie royale, 1770, in-8°. +On voit par la date de la mort du savant astronome que Marmontel ne +pouvait parler que par ouï-dire de la joie de Mairan lorsqu'il recevait +ces fameuses lettres.] + +[41: Jacques-André Portail, à qui ses délicats _crayons_, longtemps +confondus avec ceux de Watteau et de Lancret, ont conquis aujourd'hui +une place d'honneur chez les raffinés. Ce passage, souvent cité, est à +peu près tout ce que les contemporains nous ont laissé sur ce petit +maître, dont la date et le lieu de naissance (Nantes, selon les uns; +Brest, selon les registres de l'Académie royale) ne sont même pas encore +exactement connus.] + +[42: Cette esquisse, qui n'a figuré, que je sache, à aucune exposition +rétrospective, avait dû, comme tant d'autres, rester de longues années +entre les mains du peintre, puisqu'il s'en dessaisit seulement à la fin +de 1783. Par une lettre datée du 19 décembre de cette année, Marmontel +le remercie d'un présent «qui lui sera précieux toute sa vie», et il +ajoute: «Je souhaite bien vivement que l'état de vos yeux vous permette +bientôt de finir cette belle esquisse; mais, telle quelle, je la préfère +au tableau le plus achevé qui ne seroit pas de votre main.» (_Catalogue +de la collection d'autographes Lucas de Montigny_, n° 1969; Aug. +Laverdet, expert.) Quand Marmontel reçut son portrait, l'esprit du +peintre était irrémédiablement ébranlé; il quitta peu après Paris, et se +survécut quatre ans encore à Saint-Quentin.] + +[43: Louise-Charlotte de Grammont, épouse de Charles-Louis de Lorraine, +comte de Brionne.] + +[44: Louise-Henriette-Philippine de Noailles, épouse de +Emmanuel-Céleste-Augustin, marquis, puis duc de Duras, alors brigadier +d'infanterie.] + +[45: Jeanne-Sophie-Élisabeth-Louise-Armande Septimanie (1740-1773), +épouse de Casimir Pignatelli, comte d'Egmont.] + +[46: Le futur cardinal qui devait jouer dans l'affaire du Collier le +rôle que l'on sait, et qu'on désignait alors d'ordinaire sous le simple +titre du _prince Louis_.] + +[47: Chennevières-lès-Louvre (Seine-et-Oise), hameau du canton de +Luzarches, qu'il ne faut pas confondre avec Chennevières-sur-Marne.] + +[48: Voyez ce que l'auteur dit du jeu de Le Kain, sans le nommer, dans +ses _Élémens de littérature_, article _Déclamation_.] + +[49: Barthélémy-Augustin Blondel de Gagny (1695-1776), trésorier de la +Caisse des amortissements, possesseur de l'un des plus curieux et des +plus riches cabinets du XVIIIe siècle; voir les appendices du +_Livre-Journal_ de Lazare Duvaux, publié par M. L. Courajod pour la +Société des bibliophiles français (1873, 2 vol. in-8), et _les Amateurs +d'autrefois_, par Clément de Ris (1877, in-8).] + +[50: Mlle Saint-Hilaire débuta dans _Amadis_ le 30 décembre 1759. Voir +le compte rendu de Marmontel, _Mercure_, année 1760, page 197.] + +[51: Garches (Seine-et-Oise). Clément de Ris assurait (en 1868) qu'une +partie du pavillon de Blondel de Gagny subsistait encore.] + +[52: Georges-Nicolas Baudard de Vaudesir, fils du receveur des tailles +de l'élection d'Angers, à qui il avait succédé, puis trésorier général +des colonies françaises. Son fils Claude reçut, lorsque cette dernière +charge fut supprimée, le titre de trésorier général de la marine, qu'il +perdit en 1780. Mêlé comme témoin à l'affaire du Collier, il mourut en +1787 à la Bastille, après une banqueroute de vingt millions. Il avait +bâti au bois de Boulogne la Folie _Saint-James_, dont le nom est resté à +un quartier de Neuilly (C. Port, _Dictionnaire du Maine-et-Loire_). Il +sera question plus loin d'une visite que fit Marmontel au château de +Baudard de Vaudesir.] + +[53: Louis Coste de Pujolas, né à Toulouse en 1719, mort à Paris le 25 +juin 1777, longtemps directeur des _Affiches, Annonces et Avis divers_, +connus sous le nom d'_Affiche de province_ (1752-1784, 33 vol. in-4°). +Le _Nécrologe_ de 1778 contient une notice anonyme sur Coste de Pujolas +par un de ses amis; dans une note autographe que je possède, Meusnier de +Querlon, véritable rédacteur de l'_Affiche de province_, conteste les +titres de son chef de file aux éloges que lui prodiguait le +_Nécrologe_.] + +[54: _Choix des anciens Mercures, avec un extrait du Mercure françois_. +Paris, Chaubert, 1757-1764, 108 vol. in-12 et une _Table générale_, +1765, in-12.] + +[55: Les documents sur cet épisode capital de l'existence de Marmontel +ne manquent pas, mais ils sont singulièrement dispersés. Dès 1829, J. +Delort, dans son _Histoire de la détention des gens de lettres à la +Bastille et à Vincennes_, faisait connaître quelques lettres provenant, +semble-t-il, des archives de la Bastille et relatives à l'entrée et à la +sortie de Marmontel. En 1835, Mommerqué communiqua au _Bulletin de la +Société de l'histoire de France_ un dossier beaucoup plus important, +extrait, selon toute apparence, de ces mêmes archives, entassées alors +dans les caves et dans les combles de l'Arsenal, et qui, depuis, n'y a +pas fait retour. Ce dossier renfermait la lettre de Marmontel au duc +d'Aumont (30 novembre 1759) à laquelle il fait allusion plus haut; +diverses lettres à Sartine, par Saint-Florentin, d'Abadie, gouverneur de +la Bastille, et Marmontel; le rapport d'un exempt sur Durand, «vieil +homme vivant de son bien», dont le sort tourmentait si vivement le +prisonnier, ainsi que le prouve une nouvelle lettre au lieutenant de +police; un désaveu formel de Cury, daté de Clichy, 5 janvier 1760, et +adressé à Saint-Florentin; l'avis de mise en liberté de Marmontel, 7 +janvier 1760, et une note de la main de Sartine sur le revenu que +celui-ci était menacé de perdre. Il existe un tirage à part de ces +documents sous le titre de: _Détention à la Bastille de Marmontel et de +Morellet_ (imp. Crapelet, 1835, in-8, 16 p.). M. Cocheris a publié en +fac-similé dans le _Bibliophile français illustré_ (t. II, p. 184 et +191) la lettre de cachet et l'ordre de mise en liberté de Marmontel, +reliés dans un registre de la Bastille appartenant à la Bibliothèque +Mazarine.] + +[56: D'après une note que veut bien me communiquer M. Fernand Bournon, +François-Jérôme d'Abadie (appelé quelquefois de L'Abadie), lieutenant de +roi à la Bastille, fut nommé gouverneur à la mort de Baisle, le 8 +décembre 1758. Il mourut subitement le 18 mai 1761.] + +[57: Mlle Sau..., dit la table des matières de l'édition de 1821. +J'ignore qui elle entend désigner.] + +[58: C'est-à-dire de Madeleine-Céleste Fieuzal, dite Durancy, dont il a +été question tome Ier, livre IV, et qui débuta le 19 juillet 1759 dans +les rôles de Dorine de _Tartufe_ et de Marinette du _Florentin_. +L'arrestation de Marmontel étant du 27 décembre 1759, il ne saurait être +question dans ce passage du début de Durancy père, qui, selon une note +assez obscure de de Manne (_Troupe de Voltaire_, p. 202), aurait eu lieu +le 15 novembre de la même année.] + +[59: Philippe Bridard de La Garde fort décrié en effet pour ses moeurs, +et longtemps le _chaperon_,--pour ne pas dire pis,--de Mlle Le Maure; +auteur d'un roman agréable et trop peu connu, les _Lettres de Thérèse_ +(1737, 6 parties in-12).] + +[60: Colin, homme d'affaires de Mme de Pompadour, mort en 1775, à peu +près ruiné. Sa bibliothèque, dont on a le catalogue, dénotait un curieux +et un homme de goût. Il est souvent question de Colin dans la +correspondance de Falconet avec Diderot et avec Catherine II.] + +[61: Catherine-Suzanne Jossel, veuve de Charles Gaulard, était aussi la +mère de Mme Bouret de Villaumont, dont il sera question plus loin.] + +[62: La famille Gradis compte actuellement encore des représentants à +Bordeaux.] + +[63: Le nom d'Ansely ne figure ni sous cette forme, ni sous aucune +autre, dans les répertoires locaux de l'époque, et il ne semble pas qu'à +l'exception de Marmontel, ses contemporains aient apprécié les qualités +que celui-ci se plaît à lui reconnaître. La romance de _Pétrarque_ et +l'_Épître aux poètes_ ont été recueillies dans l'édition des _Oeuvres_ de +l'auteur donnée par lui-même (1787).] + +[64: Jean de Barbot, président à la cour des Aides de Guyenne, passait, +à tort ou à raison, auprès de ses contemporains pour avoir fourni à +Montesquieu le canevas de quelques-unes des _Lettres persanes_.] + +[65: Selon l'_Almanach du Languedoc_ (1755), M. de Saint-Amand était +receveur général du tabac à Toulouse.] + +[66: M. Gaston Boissier a publié dans la _Revue des Deux-Mondes_ du 15 +avril 1871 une étude sur Jean-François Séguier, naturaliste et +antiquaire, dont une partie des papiers a été transportée à la +Bibliothèque nationale, à la suite de la mission bibliographique de +Chardon de La Rochette et de Prunelle dans les départements du Midi.] + +[67: Honoré-Armand, duc de Villars (1702-1770), membre de l'Académie +française et l'un des correspondants de Voltaire. Grimm, en rappelant +l'épitaphe proposée pour son tombeau: _Ci-gît l'ami des hommes_, ajoute: +«Je ne connais que M. de Mirabeau en droit de protester contre la +profanation d'un titre qu'il s'est réservé exclusivement.» (_Corresp. +litt._, octobre 1770.)] + +[68: J.-P.-Fr. de Ripert de Monclar (1711-1773), procureur général au +parlement d'Aix, célèbre par son mémoire en faveur du mariage des +protestants (1756) et par son _Compte rendu des constitutions des +Jésuites_ (1763).] + +[69: Le Tilloy, commune de Corbeilles-Gâtinais, arrondissement de +Montargis, canton de Ferrières (Loiret).] + +[70: Jacques-Annibal Claret de Fleurieu (1692-1776), seigneur de La +Tourette, terre située à Éveux, près de l'Arbresle (Rhône), prévôt des +marchands de Lyon, et Marc-Antoine-Louis Claret de Fleurieu (1729-1793), +secrétaire perpétuel de l'Académie de Lyon, ami de J.-J. Rousseau et de +Voltaire.] + +[71: Mme Lobreau-Destouches fut longtemps directrice du théâtre de Lyon. +En 1776, Voltaire sollicitait de La Tourette, de Vasselier et de Turgot, +le renouvellement du bail qu'elle exploitait depuis 1752, et qui devait +expirer deux ans plus tard.] + +[72: J.-B.-François de Montullé, ancien conseiller au Parlement, +secrétaire des commandements de la reine (charge achetée, dit le duc de +Luynes, 140,000 livres à Rossignol, son prédécesseur), associé libre de +l'Académie royale de peinture et de sculpture. Montullé avait épousé la +fille du fermier général Audry-Neveu. Exécuteur testamentaire du fameux +amateur Jean de Jullienne, il lui avait consacré une notice dans le +_Nécrologe_ de 1767. Ses propres collections furent dispersées en 1783 +sous les initiales M*** T***, et après sa mort (29 novembre 1787). Ses +plus beaux dessins de l'École française provenaient de M. de Jullienne.] + +[73: Sur les soupçons d'empoisonnement qu'éveilla la mort du Dauphin et +de la Dauphine, voir _l'Espion dévalisé_, p. 81-97, et la _Vie privée de +Louis XV_, t. IV p. 36.] + +[74: L'_Éloge de d'Alembert_ a été imprimé dans le tome XVII des +_Oeuvres_ de Marmontel publiées en 1787.] + +[75: Ce n'est pas ici le lieu de résumer, même sommairement, le débat +qui, depuis tantôt un siècle, divise les admirateurs et les adversaires +de Rousseau touchant ses procédés à l'égard de Mme d'Épinay, de Mme +d'Houdetot et de Diderot; les documents mis au jour par MM. Lucien Perey +et G. Maugras, dans la _Jeunesse_ et les _Dernières années de Mme +d'Épinay, ont montré avec quelle légitime méfiance devaient être lues +les pages des _Confessions_ qui la concernent. On ne lira pas avec moins +de profit une remarquable étude de M. Lucien Brunel sur _la Nouvelle +Héloïse et Mme d'Houdetot_, extraite des _Annales de l'Est_ +(Berger-Levrault, 1888, in-8°, 63 p.). Enfin, j'ai publié dans les +_Appendices de la _Correspondance littéraire_ de Grimm (tome XVI, p. 218 +et suiv.) les _Tablettes de Diderot_, cahier de notes où sont énumérées +ce qu'il appelle «les sept scélératesses» de Rousseau contre lui et ses +amis.] + +[76: Voyez tome I, livre IV.] + +[77: Dufort de Cheverny (I, 196), qui visita aussi (en 1757) le ministre +exilé, lui fait dire, au contraire, que sa seule consolation était de +venir tous les jours voir son maître; mais d'Argenson se flattait sans +doute encore que sa disgrâce serait de courte durée. Selon le président +Hénault (_Mémoires_, p. 251), cette statue de Louis XV (en pied) était +celle que Pigalle avait modelée pour les jardins de d'Argenson à +Neuilly. Vendue en 1792 avec le château des Ormes, elle aurait été +chargée, à cette époque, sur un bateau à destination de Nantes; depuis +lors, on perd sa trace. (Tarbé, _la Vie et les Oeuvres de J.-B. Pigalle_, +1859, p. 234.)] + +[78: Le véritable nom de cette terre est Sainte-Gemmes-sur-Loire (canton +des Ponts-de-Cé, arrondissement d'Angers). Le château, échu par contrat +à d'Autichamp (1788), fut ravagé en 1793 par les Bleus et les gendarmes, +et repris par les Vendéens sous les ordres de d'Autichamp lui-même. (C. +Port, _Dictionnaire de Maine-et-Loire_.)] + +[79: Une communication bénévole de M. C. Port, membre de l'Institut, +archiviste de Maine-et-Loire, me permet de donner quelques indications +sur ce personnage resté inconnu à toutes les biographies, et pour cause, +car, s'il a écrit quelque chose, il n'a rien fait imprimer. L'abbé +Roussille, prieur de Champigné-sur-Sarthe et chanoine de l'église +cathédrale (Saint-Maurice), fut élu membre de l'Académie d'Angers le 16 +mars 1729. Il en était chancelier en 1760, lors de la réception de M. de +Contades (13 août), et c'est alors qu'il dut prononcer sa fameuse +harangue, mais le procès-verbal de cette séance manque précisément au +registre. L'abbé Roussille mourut vers 1782, car son nom figure jusqu'à +cette époque dans l'_Almanach d'Anjou_. Il avait également le titre +d'associé de l'Académie de Lyon.] + +[80: Le _Calendarium medicum_ de 1764 et de 1767 donne à Noël-Marie de +Gevigland les titres d'ancien médecin des hôpitaux militaires durant la +guerre de Sept ans, et de _utriusque pharmaciæ professor_, qui auraient +dû lui épargner la qualification dédaigneuse dont Marmontel a payé ses +services. Gevigland demeurait rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Jacobins. +La Bibliothèque nationale possède de lui cinq thèses latines et +françaises restées inconnues à Quérard.] + +[81: Cette estampe, gravée par J.-L. Bosse, porte le titre suivant: +_Bélisaire, général de l'armée des Romains sous le règne de l'empereur +Justinien. Dédiée aux vertueux militaires_. (Paris, Rosselin, rue +Saint-Jacques, au Papillon.) H. Walpole et Smith ont émis des doutes sur +l'authenticité de ce tableau, qui fit, au siècle dernier, partie de la +galerie du duc de Devonshire.] + +[82: Karl-Wilhelm, duc de Brunswick-Wolfenbuttel (1735-1806), si fameux +depuis par le rôle qu'il joua dans la campagne de 1792.] + +[83: J.-Fr. Georgel (1731-1813), d'abord jésuite, puis secrétaire et +chargé d'affaires de France à la cour de Vienne, grand vicaire du +cardinal Louis de Rohan à Strasbourg, et de M. de La Fare à Nancy, +auteur de volumineux _Mémoires_ (1817 et 1820, 6 vol. in-8), dont, selon +Quérard, la rédaction aurait été remaniée par divers écrivains.] + +[84: Christophe de Beaumont (1703-1781).] + +[85: _Les Trente-sept Vérités opposées aux Trente-sept Impiétés de +Bélisaire_, par un bachelier ubiquiste. (Paris, 1777, in-4° et in-8°.) +Cette réfutation ironique a été prise au sérieux par un savant allemand, +J.-A. Eberhard, dans deux passages de son _Examen de la doctrine +touchant le salut des païens_ (trad. par Ch.-Guill.-Fréd. Dumas, Amst., +1773, in-8°), plaisante méprise signalée pour la première fois par +Ant.-Alex. Barbier.] + +[86: Ces témoignages furent imprimés sous le titre de _Lettres écrites à +M. Marmontel au sujet de Bélisaire_ (in-8°, 17 p.). Les _Mémoires +secrets_ (12 décembre 1767) prétendent que Marmontel avait fait insérer +dans les _Affiches, Annonces et Avis divers_, une note sur la perte de +son portefeuille, afin de mettre «sa modestie à couvert», et qu'il avait +prévenu, par la même voie, que ce portefeuille lui avait été restitué.] + +[87: Charles de Broglie (1733-1777), évêque, comte de Noyon, pair de +France et abbé de l'abbaye des Bernardins d'Ourscamp.] + +[88: Yves-Alexandre de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices +(1771) prédécesseur de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun +(1767-1789).] + +[89: Le _Discours en faveur des paysans du Nord_ est imprimé au tome +XVII des _Oeuvres_ de l'auteur publiées par lui-même (1787).] + +[90: Une tache.] + +[91: Françoise-Adélaïde de Noailles, née en 1704, mariée en 1717 à +Charles, comte d'Armagnac (1684-1753), dit _le prince Charles_, grand +écuyer de France. Séparée de corps et de biens au bout de quelques +années, elle prit, après la mort de son mari, le titre de princesse +douairière d'Armagnac.] + +[92: Le fils de Bassompierre avait épousé, selon _la France +protestante_, la fille du célèbre pastelliste genevois, Jean-Étienne +Liotard. Ce passage de Marmontel a été cité dans le _Bulletin du +bibliophile belge_ (II, 393) sans indications de références +biographiques sur cet audacieux ou naïf contrefacteur.] + +[93: Gabriel-François-Joseph de Verhulst (et non Vérule, comme le +portent les éditions précédentes), dont le cabinet fut dispersé aux +enchères publiques à Bruxelles, le 16 août 1779 et jours suivants. Le +catalogue indique trois paysages de Berghem, mais ne mentionne pas le +tableau de Rubens auquel Marmontel fait allusion. Il est à peine +nécessaire d'ajouter que le grand peintre fut marié deux fois, et non +pas trois.] + +[94:_ Le Huron_, comédie en deux actes et en vers, mêlée d'ariettes +(Théâtre-Italien, 20 août 1768). Marmontel n'avait pas voulu être nommé, +mais personne ne fut dupe de cette feinte modestie.] + +[95:_ Lucile_, comédie en un acte et en vers libres, mêlée d'ariettes +(Théâtre-Italien, 5 janvier 1769). Cette fois encore Marmontel avait +gardé l'anonyme.] + +[96:_ Sylvain_, comédie en un acte et en vers libres, mêlée d'ariettes +(Théâtre-Italien, 19 février 1770).] + +[97:_ L'Ami de la maison_, comédie en trois actes et en vers libres, +représentée pour la première fois sur le théâtre de la cour, à +Fontainebleau, le 26 octobre 1771.] + +[98:_ Zémire et Azor_, comédie-ballet en quatre actes et en vers libres, +mêlée d'ariettes, représentée pour la première fois sur le théâtre de la +cour, à Fontainebleau, le 14 octobre 1771, et à Paris, au +Théâtre-Italien, le 16 décembre suivant.] + +[99: Gustave, roi sous le nom de Gustave III (1746-92).] + +[100: Loménie de Brienne, reçu le 6 septembre 1770, en présence de +Gustave et de son frère, le prince Charles. La réponse de Thomas, en +qualité de directeur, ne put être imprimée à raison des allusions à un +réquisitoire de Séguier contre les écrits philosophiques que le public +crut y saisir. Voir sur cette affaire la _Correspondance_ de Grimm, +octobre 1770.] + +[101: Mort le 26 mars 1772.] + +[102: Mme d'Houdetot disait plaisamment que Mme La Ruette avait de la +pudeur «jusque dans le dos». (_Corresp. litt._ de Grimm, XI, 443.)] + +[103: _La Fausse Magie_, comédie en deux actes et en vers libres, mêlée +d'ariettes (Théâtre-Italien, 31 janvier 1775). Les auteurs modifièrent +le dénouement l'année suivante.] + +[104: _La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu_, +réimprimée, ainsi que l'_Ode à la louange de Voltaire_, au tome XVII des +_Oeuvres_ de Marmontel (1787), revues par lui.] + +[105: Marmontel a daté du château de La Tour des vers reproduits au tome +XVII de ses _Oeuvres_ (1787).] + +[106: Je n'ai pu découvrir quel nom cachent ces initiales.] + +[107: Jean-Armand de Bossuejouls, comte de Roquelaure, plus tard +archevêque de Malines (1721-1818). Il avait succédé à Moncrif.] + +[108: L'hôtel d'Angiviller et la rue à laquelle il avait donné son nom +(entre l'Oratoire Saint-Honoré et la rue des Poulies) ont disparu en +1854, lors de l'achèvement de la rue de Rivoli.] + +[109: _Lettre de Marmontel à M***_ sur la cérémonie du sacre de Louis +XVI (Reims, le 11 juin 1775). _S. l. n. d._, in-8°, 7 p.] + +[110: Charles-Juste de Beauvau, né à Lunéville le 10 novembre 1720, +maréchal de France en 1783, mort le 19 mai 1793, au château du Val, près +Saint-Germain-en-Laye. Il avait remplacé, en 1771, le président Hénault +à l'Académie française.] + +[111: Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, née le 12 décembre 1720, mariée +en 1749 à J.-B. de Clermont d'Amboise, lieutenant général, et remariée +en 1764 au prince de Beauvau; morte le 26 mars 1807.] + +[112: Voir dans les _Mémoires_ de l'abbé Morellet (1821, tome II, p. 49) +une lettre de Mme de Beauvau à la princesse de Poix, où elle proteste, +en ce qui la concerne, contre ce portrait «ou plutôt cet éloge», et +surtout contre celui que Marmontel trace de son mari. Elle avait voué à +sa mémoire un véritable culte, ainsi qu'en témoigne chaque page de ses_ +Souvenirs_, publication posthume de Mme Standish, née de Noailles. (L. +Techener, 1872, in-8°.) Marmontel avait adressé en 1793 à Mme de Beauvau +une lettre de condoléance dont Morellet a également cité un passage, et +que les_ Souvenirs _ont reproduite, en la datant par erreur d'Abbeville +(pour Abloville).] + + + + +INDEX ALPHABÉTIQUE + + + + +Abadie (François-Jérôme d'), ou de l'Abadie, gouverneur de la Bastille. +II. + +_Abloville_ (ou plus exactement _Habloville_) (Eure), III. + +Académie des Jeux floraux. I. + +Académie française. I, II, III. + +_Académie (La petite)_, société littéraire de Toulouse. I. + +_Acanthe et Céphise_, pastorale, musique de Rameau, paroles de +Marmontel. I. + +Aiguillon (Armand de Vignerot, duc d'). II. + +_Aix-la-Chapelle_. II. + +Albemarle (Guillaume-Anne Keppel, milord). I. + +Albois (Mme d'), tante de Marmontel. I, II. + +_Alcibiade_, conte, par Marmontel. II. + +Alembert (Jean-François Le Rond, dit d'). I, II, III. + +_Amadis_, opéra, musique de Lully, paroles de Quinault. II. + +Amalvy, camarade de Marmontel. I. + +Ambelot (Chevalier d'). I. + +_Ami de la maison (L')_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Grétry. +II. + +Angiviller (Charles-Claude de Flahaut de La Billarderie, comte d'). I, +II, III. + +Angran d'Alleray (Denis-François). III. + +_Annette et Lubin_, conte, par Marmontel. II. + +Ansely, négociant anglais établi à Bordeaux. II. + +Argenson (Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'). II. + +Argental (Charles-Augustin de Ferriol, comte d'). I, II. + +_Aristomène_, tragédie de Marmontel. I. + +Armagnac (Françoise-Adélaïde de Noailles, princesse d'). II. + +Arnaud (D'). Voyez Baculard. + +Artois (Charles-Philippe, comte d'). III. + +_Alys_, opéra de Quinault, réduit par Marmontel, musique de Piccini. +III. + +_Aubevoie_ (Eure). III. + +Aumont (Louis-Marie-Augustin, duc d'). I, II. + +Aurore, fille naturelle de Maurice de Saxe et de Marie Rinteau, dite +Verrière. I, II. + +_Avenay_ (Marne). I, 186. + + + + +B*** (Mlle). V. Broquin. + +Baculard d'Arnaud (François-Thomas Marie). I. + +Balme (Le P. Jean-Pierre), jésuite. I. + +Balot de Sauvot. I. + +Barbot (Le président Jean de). II. + +Barère (Bertrand). III. + +Barnave (Antoine-Pierre-Joseph-Marie). III. + +Bassompierre, libraire et imprimeur liégeois. II. + +Bauvin (Jean-Grégoire). I. + +Beauménard (Mlle). I. + +Barthélemy (L'abbé Jean-Jacques). II, III. + +Beaumont (Christophe de), archevêque de Paris. II. + +_Beauregard_, maison de campagne de l'évêché de Clermont. I. + +Beauvau (Charles-Juste, maréchal, prince de). II. + +Beauvau (Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, princesse de), femme du +précédent. II. + +Beauzée (Nicolas). II, III. + +_Belle (La), et la Bête_, conte, par Marmontel. V. _Zémire et Azor_. + +_Bélisaire_, par Marmontel. II. + +Belle-Isle (Charles-Louis Auguste Fouquet, maréchal, duc de). II. + +_Bergère des Alpes (La)_, conte, par Marmontel. II. + +Bernard (Pierre-Joseph), dit Gentil-Bernard. II. + +Bernis (François-Joachim de Pierres, abbé, puis cardinal de). I, II. + +Bertier de Sauvigny (Louis-Bénigne-François). III. + +Besenval (Pierre-Victor, baron de). III. + +Billaud-Varenne (Jacques-Nicolas). III. + +Biron (Duc de). I. + +Bissy (Claude de Thiard, comte de). II. + +Blois (Mme de). II. + +Blondel de Gagny (Barthélemy-Augustin). II. + +Boismont (L'abbé Nicolas Thyrel de). III. + +Boissy (Louis, de). II. + +_Bordeaux_. II. + +_Bort_ (Corrèze). I. + +Boubée, avocat à Toulouse. I. + +Boucher (François). II. + +_Boucle (La) de cheveux enlevée_, poème de Pope, traduit par Marmontel. +I. + +Bourboulon (De). III. + +Bourdaloue (Sermons du P. Louis). I. + +Bouret (Michel-Étienne). II. + +Bouret de Villaumont (Mme), née Gaillard. II. + +_Bourges_ (Archevêque de). V. La Rochefoucauld. + +Bournon (M. Fernand), cité. II. + +Bourzis (Le P. Jean), jésuite. I. + +Bouvart (Michel-Philippe). II, III. + +Brancas (Buffile-Hyacinthe-Toussaint de), comte de Céreste. I. + +Brancas-Céreste (Louis, marquis de). I. + +Bréquigny (Louis-Georges Oudart Feudrix de). II, III. + +Breteuil (Louis-Auguste Le Tonnelier, baron de). III. + +Brienne. V. Loménie. + +Brionne (Louise-Charlotte de Grammont, comtesse de). II. + +Broglie (Charles de), évêque, comte de Noyon. II. + +Broglie (Charles-François, comte de). II. + +Brogue (Victor-François, maréchal, duc de). III. + +Broquin (Mlle). I. + +Brunswick-Wolfenbuttel (Karl-Wilhelm, duc de). II, III. + +Brunswick-Wolfenbuttel (Princesse Auguste de Hanovre, duchesse de), +femme du précédent. II. + +Buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de). II. + +Bury, domestique de Marmontel. II. + +Bussy, commis des affaires étrangères. II. + + + + +Caillot (Joseph). II. + +Calonne (Charles-Alexandre de). III. + +_Calvet_ (Séminaire de). I. + +Cammas, peintre toulousain. I. + +Campardon (M. Émile), cité. I. + +Caraccioli (Dominique, marquis de). II, III. + +Carbury de Céphalonie (Marin). III. + +Caron, lieutenant des invalides de la Bastille. III. + +Carrier (J.-B.). III. + +Castries (Charles-Eugène-Gabriel de La Croix, marquis de). I, II. + +Catherine II, impératrice de Russie. II. + +Caylus (Ch.-Ph. de Tubières de Pestels de Levi, comte de). II. + +Celésia (Pierre-Paul). III. + +Chabrillant (N... Desfourniels, comtesse de). I. + +Chalut de Vérin (Geoffroy). I, II. + +Chalut de Vérin (Élisabeth de Varanchan, dame). I, II. + +Chamfort (Sébastien-Roch-Nicolas). III. + +Champion de Cicé (Jérôme-Marie), archevêque de Bordeaux. III. + +Chantilly (La). V. Favart (Mme). + +Charpentier, précepteur des enfants de Marmontel. III. + +Chastellux (François-Jean, chevalier, puis marquis de). II, III. + +Chauvelin (Henri-Philippe, abbé de). I. + +Chauvelin (Jacques-Bernard de). I. + +Cheminais (_Sermons_ du P. Timoléon). I. + +_Chennevières-lès-Louvres_ (Seine-et-Oise). II. + +Chéron (Mlle Beltz, dame), nièce de Morellet. III. + +Chevrier (L'abbé), censeur. II. + +Choiseul (César-Gabriel, comte de), duc de Praslin. I, II. + +Choiseul (Étienne-François, comte de Stainville, puis duc de). II. + +Choiseul-Beaupré (François-Martial, comte de). I. + +Choiseul-Beaupré (Charlotte-Rosalie de Romanet, comtesse de). II. + +Cideville (Pierre-Robert Lecornier de). I. + +Clairon (Claire-Joseph Lerys, dite). I, II. + +Clairval (J.-B. Guinard, dit). II. + +Clément (Mme). I. + +_Cléopâtre_, tragédie de Marmontel. I. + +_Clermont-Ferrand_. I. + +Clugny de Muy (Jean-Étienne-Bernard de). III. + +Cochin (Charles-Nicolas). II. + +Coetlosquet (Jean-Gilles du), évêque de Limoges. I. + +Cogé (L'abbé François-Marie). II. + +Colardeau (Ch.-Pierre). II. + +Colbert de Seignelay de Castelhill, évêque de Rodez. III. + +Colin, homme d'affaires de Mme de Pompadour. II. + +Collé (Charles). II. + +Collot d'Herbois (Jean-Marie). III. + +_Connaisseur (Le)_, livret d'opéra-comique écrit puis détruit par +Marmontel. II. + +Contades (Louis-Georges-Érasme, marquis de), maréchal de France, II. + +Contades (Marquis de), fils du précédent. II. + +Conti (Louis-François, prince de). III. + +Coste de Pujolas (Louis). III. + +_Couvicourt_ (Eure). III. + +Cramer (Gabriel). II. + +Crébillon (Prosper Jolyot de). I. + +Crébillon (Claude-Prosper Jolyot de), fils du précédent. II. + +Creutz (Charles-Philippe, comte de). II, III. + +_Croix-Fontaine_ (Château de Bouret à). II. + +Cromot du Bourg (Jules-David). II. + +Crussol (Le bailli de). III. + +Curtius (Kreutz, dit). III. + + + + +Dancourt (Mlle). V. La Popelinière (Mme de). + +Darimath (La). V. Durancy. + +Dauphin (Le). V. Louis de France. + +Dauphine (La). V. Marie-Josèphe de Saxe. + +Debon (L'abbé). I. + +Decebié (Le P. Ignace), jésuite. I. + +Delatour (Louis-François). III. + +Deleyre (Alexandre). II. + +Delille (L'abbé Jacques). II. + +Denis (Marie Mignot, dame), nièce de Voltaire. I, II. + +_Denys le Tyran_, tragédie de Marmontel. I. + +Desfourniels (Mme). I. + +Destouches (Mme Lobreau-), directrice du théâtre de Lyon. II. + +Desèze (Raymond). III. + +Diderot (Denis). I, II. + +_Didon_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III. + +Dorlif. II. + +_Dormeur éveillé (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Piccini. + +Du Bocage (Marie-Anne Le Page, dame Fiquet). II. + +Dubois, premier commis au ministère de la guerre. II. + +Du Chatelet (Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise). I. + +Du Chatelet (Duc), colonel des gardes-françaises. III. + +Duclos (Charles Pinot-). I, II. + +Du Deffand (Marie-Anne de Vichy-Chamrond, dame). I, II. + +Duménil (Marie-Françoise Marchand, dite). I. + +Dupin de Francueil (Claude-Louis de). I. + +Dupont (de Nemours). III. + +Duport (Adrien). III. + +Du Puget (Henri-Gabriel). II. + +Durancy (François Fieuzal, dit). I. + +Durancy (Françoise-Marine Dessuslefour, dite Darimath, dame). I. + +Durancy (Madeleine-Céleste Fieuzal, dite), fille des précédents. II. + +Durand (M.). ami de Mme Harenc et de Marmontel. II. + +Durant, camarade de Marmontel. I. + +Duras (Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de). I, II, III. + +Duras (Louise-Henriette-Philippine, marquise, puis duchesse de). II. + +Durif, camarade de Marmontel. I. + +Duruey (Joseph), ancien receveur général. III. + +Du Tillet (Guillaume-Louis), évèque d'Orange. III. + + + + +Edgeworth de Firmont (L'abbé). III I. + +Egmont (Jeanne-Sophie-Louise-Armande-Septimanie de Richelieu, comtesse +d'). II. + +_Egyptus_, tragédie, par Marmontel. I. + +Eue, vainqueur de la Bastille. III. + +Élisabeth (Madame). III. + +_Encyclopédie_ (Supplément à l'). II. + +_Épitre aux poètes_, par Marmontel. II. + +Épréménil (Jean-Jacques Duval d'). III. + +_Esquille_ (Collège de l'), à Toulouse. I. + +Estrades (Élisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville, comtesse d'). II. + + + + +_Fausse Magie (la)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Grétry. II. + +Favart (Marie-Justine-Benoîte Cabaret-Duronceray, dame). I. + +Favier (Jean). I. + +Filleul (Marie-Catherine-Irène du Buisson de Longpré, dame). II. + +Flavacourt (Fr.-Marie de Fouilleuse, marquis de). I. + +Flamarens (Mme de). III. + +Flammermont (M. Jules), cité. III. + +Flesselles (Jacques de). III. + +Fleurieu (Jacques-Annibal et Marc-Antoine-Louis Claret de). II. + +Fleury (Le bailli de). I. + +Fleury (André-Hercule, cardinal de). I. + +Fontenelle (Bernard Le Bovier de). I. + +Forest (L'abbé). I. + +Foulon (Joseph-François). III. + +Fourqueux (Bouvard de). III. + +Francastel (Marie-Pierre-Adrien). III. + +Frédéric II, roi de Prusse. I, II. + +Frétéau de Saint-Just (Emmanuel-Marie). III. + +Friesen (Henri-Auguste, comte de). I. + + + + +Gagny. V. Blondel de Gagny. + +Gaillard (Gabriel-Henri). III. + +Galiani (L'abbé Ferdinand). II. + +Gallet, épicier et convive du Caveau. II. + +_Garches_ (Seine-et-Oise). II. + +_Garges_. V. Garches. + +Garville, ami de Mlle Clairon. II. + +Gatti (Angelo). II. + +Gaucher (Mme Louise, dite Lolotte, plus tard comtesse d'Hérouville). I. + +Gaulard (Catherine-Suzanne Josset, dame). II. + +Gaulard, fils de la précédente. II. + +Gaussin (Jeanne-Catherine Gaussem, dite). I. + +Genson, vétérinaire. II. + +Geoffrin (Marie-Thérèse Rodet, dame). I, II. + +Germani. V. Necker (Louis). + +Gevigland (Noël-Marie de). II. + +Gilbert de Voisin (Pierre), ancien président à mortier au Parlement de +Paris. III. + +Gilly, directeur de la compagnie des Indes. I. + +Gisors (Comte de). II. + +_Gloire (La) de Louis XIV, perpétuée dans le roi son successeur_, poème +par Marmontel. I. + +Godard (Jacques). III. + +Goutelongue, promoteur de l'archevêché de Toulouse. I. + +Grandval (François-Charles Racot de). I. + +Grétry (André-Ernest-Modeste). II. + +Grimm (Frédéric-Melchior). I. + +Guiffrey (M. Jules), cité. I. + +_Guirlande (La), ou les Fleurs enchantées_, ballet, musique de Rameau, +paroles de Marmontel. I. + +Gustave III, roi de Suède. II, III. + + + + +Harenc (Mme). I. + +Harenc de Presle. I. + +Helvétius (Claude-Adrien). I, II. + +Hénault (Charles-Jean-François). II. + +_Henriade (La)_, de Voltaire, préface par Marmontel. I. + +_Héraclides (Les)_, tragédie, par Marmontel. I. + +Hérouville (Antoine de Ricouard, comte d'). I. + +Hérouville (Mme d'). V. Gaucher. + +Hertzberg (Comte de). II. + +Holbach (Paul-Henri Thiry, baron d'). I, II. + +Honorat (Dom). III. + +Houdetot (Élisabeth-Sophie-Françoise de La Live, comtesse d'). II, III. + +Huber (Jean). II. + +Hume (David). II. + +_Huron (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. +II. + + + + +_Incas (Les)_, par Marmontel. II. + +_Irène_, tragédie, par Voltaire. III. + + + + +Jaucourt (Louis, chevalier de). II. + +Jélyotte (Pierre). I. + +Joly de Fleury (Jean-François). III. + +Juigné (Ant.-Éléonore-Léon Leclerc de), archevêque de Paris. III. + +Jullien (M. Ad.), cité. I. + + + + +Kaunitz (Wenceslas-Antoine, comte de Rietberg, prince de). I. + + + + +La Borde (J.-B. Benjamin de). III. + +Laborie (Antoine-Athanase Roux de). III. + +La Briche (Adélaïde-Edmée Prévost, dame de La Live de). III. + +La Bruère (Charles-Antoine Le Clerc de). II. + +Lacome (Mlle). I. + +La Fayette (M.-J.-P. Roch-Yves-Gilbert Motier, marquis de). III. + +La Ferté (Denis-Pierre-Jean Papillon de). II. + +La Garde (Philippe Bridard de). II. + +La Harpe (Jean-François de). III. + +Lally-Tolendal (Trophime-Gérard, comte de). III. + +Lambesc (Charles-Eugène de Lorraine-d'Elbeuf, prince de). III. + +Lamoignon (Chrétien-François II de). III. + +_Languedoc_ (Canal du). II. + +Lantage (M. de). II. + +Lany. I. + +La Popelinière (Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de). I, II. + +La Popelinière (Thérèse des Hayes, dame Le Riche de). I. + +La Roche-Aymon (Charles-Antoine de), archevêque de Toulouse. I. + +La Rochefoucauld de Roye (Frédéric-Jérôme de), archevêque de Bourges. I. + +La Ruette (J.-L.). II. + +La Ruette (Mme). II. + +La Sablière (M. de). II. + +La Rue (_Sermons_ du P. de). I. + +La Tour (Maurice-Quentin de). II. + +_La Tour_ (Château de), appartenant à Mme de Séran. II. + +Latour. V. Delatour. + +Lattaignant (Gabriel-Charles, abbé de). I. + +Launey (Bernard-René Jourdan de), gouverneur de la Bastille. III. + +La Ville (L'abbé Jean-Ignace de). II. + +Lavirotte (Louis-Anne de). I. + +Le Bon (Joseph). III. + +L'Écluze, dentiste et acteur de l'Opéra-Comique. II. + +Le Fèvre (L'abbé), docteur de Sorbonne. II. + +Le Franc de Pompignan (Jean-Jacques, marquis). II. + +Le Franc de Pompignan (Jean-Georges), évèque du Puy et archevêque de +Vienne. III. + +Le Grand de Saint-René. III. + +Le Kain (Henri-Louis Cain, dit). II. + +Lemierre (Antoine-Martin). II. + +Lemoyne (Jean-Baptiste). II. + +Le Noir (Jean-Charles-Pierre). III. + +Léopold II, empereur d'Autriche. III. + +Le Roy (Julien-David). II. + +Lespinasse (Julie-Jeanne-Éléonore Lespinasse, dite de). I, II. + +Lessart. V. Valdec. + +_Limoges_ (Évèque de). V. Coëtlosquet. + +Linars (Claude-Anne, comte de). I. + +Linars (Annet-Charles, marquis de). I. + +Linguet (Simon-Nicolas-Henri). II. + +Lolotte. V. Gaucher. + +Loménie de Brienne (Étienne-Charles), archevêque de Toulouse. II, III. + +Lorry (Michel-François Couet du Vivier de). III. + +L'Osiliére (M. de). I. + +Losme-Salbray (De), major de la Bastille. III. + +Louis XV. II. + +Louis de France, dauphin. II. + +Louis XVI. II, III. + +Lowendal (Ulric-Frédéric Woldemar, comte de), maréchal de France. I. + +L. P*** (Mme de). II. + +Lubersac (J.-B. Joseph de), évèque de Chartres. III. + +_Lucile_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II. + +Luxembourg (Le duc de). III. + + + + +Magon de La Balue (J.-B.), négociant. III. + +Mailubois (Yves-Marie Desmarets, comte de). II. + +Mairan (J.-J. Dortous de). I, II. + +Malesherbes (Chrétien-Guillaume de Lamoignon de). III. + +Maleseigne (M. de). II. + +Malfilatre (Jacques-Ch.-L. Clinchamp de). II. + +_Malmaison (La)_, propriété de Mme Harenc. II. + +Maloet (Dr P.-L.-M.). I. + +Malosse (Le P. Jacques-Antoine), jésuite. I. + +Malouin (Paul-Jacques). II. + +Maniban (Jean-Gaspard de), président au parlement de Toulouse. I. + +Manuel (Pierre). III. + +Marbeuf (Yves-Alexandre de), évêque d'Autun. II. + +Marchais (Élisabeth-Josèphe de Laborde, baronne de), plus tard comtesse +d'Angiviller. II. + +Margueritte (J.-A. Teissier, baron de). III. + +Marie-Antoinette. II, III. + +Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. II. + +Marigny (Abel-François Poisson, marquis de). I, II. + +Marigny (Marie-Françoise-Julie-Constance Filleul, marquise-de), femme du +précédent. II. + +Marivaux (Pierre Carlet Chamblain de). I, II. + +Marmontel (Mme), femme de l'auteur. V. Montigny (Mlle Leyrin de). + +Massillon (_Sermons_ de Jean-Baptiste). I. + +Masson (M. Frédéric), cité. II. + +Maurepas (Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de). III. + +Maurepas (Mme de). III. + +_Mauriac_ (Collège de). I. + +Maury (Jean-Siffrein, abbé). III. + +Maury (L'abbé), curé de Saint-Brice, frère du précédent. + +_Ménars_ (Château de). II. + +Mercy-Argenteau (Florimond-Claude, comte de). I. + +Mirabeau (Louis-Antoine Riquetti, chevalier de). I. + +Mirabeau (Victor Riquetti marquis de), dit l'_Ami des hommes_. I. + +Mirabeau (Gabriel-Honoré Riquetti, marquis de). III. + +Miray, aide-major de la Bastille. III. + +Miroménil (Armand-Thomas Hue de). III. + +Monclar (J.-P.-Fr. de Ripert de). II. + +Moncrif (François-Augustin Paradis de). II. + +Monet (Jean). I. + +Monsieur. V. Provence (Comte de). + +_Montauban_ (Académie des belles-lettres, ou Société littéraire de). I. + +Montesquieu (Charles de Secondat, baron de). I. + +Montgaillard (Marquis de). I. + +Monticourt. II. + +Montigny (Mme Leyrin de), soeur de Morellet, et belle-mère de Marmontel. +II, III. + +Montigny (Mlle Marie-Adélaïde Leyrin de), fille de la précédente et +femme de Marmontel. II, III. + +Montmorin Saint-Herem (Armand-Marc de), III. + +Montullé (Jean-Baptiste-François de). II. + +Montullé (Mme de). II. + +Mora (Pignatelli, marquis de). II. + +Morellet (L'abbé André). II, III. + +Morin, répétiteur au collège de Toulouse. I. + + + + +Narbonne-Lara (Comte Louis de). III. + +Navarre (Marie-Gabrielle Hévin de). I. + +Necker (Jacques). III. + +Necker (Sophie Curchod de Nasse, dame), femme du précédent. III. + +Necker (Louis), dit de Germani, frère et beau-frère des précédents. III. + +Nicolai (Famille de). III. + +Nolhac (Le P.), jésuite. I. + + + + +_Observateur littéraire (L')_, journal fondé par Marmontel et Bauvin. I. + +Odde, camarade, et plus tard beau-frère de Marmontel. I, II, III. + +Odde (Mme), soeur de Marmontel et femme du précédent. II, III. + +_Ode à la louange de Voltaire_, par Marmontel. II. + +Olivet (L'abbé Joseph Thoulier d'). II. + +Orléans (Louis-Philippe-Joseph, duc d'), plus tard Philippe-Égalité. +III. + +_Ormes_ (Château des), propriété de la famille d'Argenson. II. + +Ormesson (Henri-François Lefèvre d'). III. + +Orry (Philibert), marquis de Fulvy. I. + + + + +Paar (Comte de). I. + +Panard (Charles-François). II. + +Panckoucke (Charles-Joseph). II. + +Parrenin (Le P. Dominique). II. + +Pattulo, Irlandais. II. + +Paulmy (Marc-Antoine-René de), marquis d'Argenson. II. + +Pelletier, fermier général. II. + +_Pénélope_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III. + +Person, lieutenant des invalides de la Bastille. III. + +Pétion (Jérôme). III. + +Piccini (Nicolo). II, III. + +Pompadour (Jeanne-Antoinette Poisson, dame Lenormant d'Étioles, marquise +de). I, II. + +Portail (Jacques-André). II. + +Provence (Louis-Xavier, comte de). III. + +Poultier de Nainville (Pierre), intendant de Lyon. II. + +Prades (Jean-Martin, abbé de). I. + +Praslin. V. Choiseul. + +_Pucelle (La)_, poème par Voltaire. II. + +Pujalou, étudiant du collège Sainte-Catherine à Toulouse. I. + +Puvigné (Mlle). I. + + + + +Quesnay (François). II. + + + + +Radonvilliers (L'abbé Claude-François Lizarde de). II. + +Rameau (Jean-Philippe). I. + +Raynal (L'abbé Guillaume-Thomas). I, II. + +Regewski (M.-M.). II. + +Reynal (Jean). I. + +Riballier (L'abbé Ambroise). II. + +Ribou. I. + +Richelieu (Louis-François-Armand Du Plessis, duc de). I, II. + +Rigal, avocat. I. + +_Riom_ (Collège des Oratoriens de). I. + +Robespierre (Maximilien-Marie-Isidore de). III. + +Robinet (J.-B. René). II. + +Rohan (Louis, prince et cardinal de). II. + +Rohan (Marie-Sophie de Courcillon de Dangeau, duchesse de Pecquigny, +puis de). II. + +_Roland_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. II, III. + +Romme (Gilbert). III. + +Roquelaure (Jean-Armand de Bossuejouls, comte de), évêque de Senlis. II. + +Roselly (Raisouche-Montet, dit). I. + +Rosetti (Mlle), maîtresse de Papillon de La Ferté. II. + +Rousseau (Jean-Jacques). I, II, III. + +Roussille (L'abbé), de l'Académie d'Angers. II. + +Roux (Augustin). II. + +Rupin (M. Ernest), cité. I.. + + + + +S*** [Sau...?] (Mlle). II. + +Sabatier de Cabres (L'abbé). III. + +Saint-Amand, receveur général du tabac à Toulouse. II. + +_Saint-Bonet_ (Corrèze). I. + +_Saint-Brice_ (Seine-et-Oise). III. + +_Saint-Ferréol_ (Bassin de). II. + +Saint-Florentin (Louis Phélypeaux, comte de), duc de La Vrillière. II. + +_Saint-Germain_ (Eure). III. + +Saint-Hilaire (Mlle), maîtresse de Blondel de Gagny. II. + +Saint-Huberty (Anne-Antoinette Clavel, dite). III. + +Saint-Lambert (Charles-François de), I, II, III. + +Saint-Simon (_Mémoires_ du duc de). II. + +_Sainte-Assise_ (Château de), appartenant à M. de Montullé. II. + +_Sainte-Barbe_ (Collège). III. + +_Sainte-Catherine_ (Collège), à Toulouse. I. + +Saldern (M. de), ministre de Russie. II. + +Sartine (Antoine-Raymond-Jean-Gualbert, comte de). II, III. + +Saurin (Bernard-Joseph). II. + +Saxe (Hermann-Maurice, comte de), maréchal de France. I. + +_Scrupule (Le)_, conte, par Marmontel. II. + +Seckendorf (comte de). I. + +Séguier (Antoine-Louis). II. + +Séguier (Jean-François). II. + +Séran (Adélaïde de Bullioud, comtesse de). II. + +Serilly (Ant. Megret de), ancien trésorier général de la guerre. III. + +_Soliman II_, conte, par Marmontel. II. + +Sombreuil (Charles-François Vérot, marquis de). III. + +Soufflot (Jacques-Germain). II. + +Sourdis (René-Louis d'Escoubleau, marquis de). I. + +Stael-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de). III. + +Starhemberg (Georges-Adam, comte de). I. + +Stuart (Mlle). II. + +Suard (J.-B. Antoine). II, III. + +_Sybarites (Les), ou Sybaris_ (troisième acte des _Surprises de +l'Amour_), paroles de Marmontel, musique de Rameau. I. + +_Sylvain_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II. + + + + +Taboureau des Réaux, contrôleur général. III. + +_Tancrède_, tragédie de Voltaire. II. + +Target (Guy-Joseph). III. + +Tencin (Claudine-Alexandrine Guéfin, marquise de). I. + +Terray (Labbé Joseph-Marie). II, III. + +Thermes de Julien, à Paris. I. + +Thibouville (Henri de Lambert d'Herbigny, marquis de). I. + +Thiriot (Nicolas-Claude). I. + +Thomas (Antoine-Léonard). II, III. + +Thouret (Jacques-Guillaume). III. + +_Tournay_ (Château de), ou des _Délices_. II. + +Toury, camarade de Marmontel. I. + +Tribou (Pierre). I. + +Tronchet (François-Denis). III. + +Talleyrand-Périgord (Charles-Maurice de). III. + +Tallien (Jean-Lambert). III. + +Turgot (Anne-Robert-Jacques). II, III. + + + + +Vaissière (L'abbé). I. + +Valarché, camarade de Marmontel. I. + +Valdec de Lessart (J.-M. Antoine-Claude). I. + +_Valenciennes_ (Nord). II. + +Vanière (Le P. Jacques), jésuite. I. + +Van Loo (Charles-André, dit Carle). I, II. + +Van Loo (Anne-Antoinette-Charlotte Somis, dame), femme du précédent. I. + +Vaucanson (Jacques de). I. + +Vaudesir (Georges-Nicolas Baudard de). II. + +Vaudreuil (Comte de). III. + +Vauvenargues (Luc de Clapiers, marquis de). I. + +_Venceslas_, tragédie de Rotrou, retouchée par Marmontel. II. + +Vermenoux (Anne-Germaine Larrivée, dame Girardot de). III. + +Vernet (Joseph). II. + +Verhulst (Gabriel-François-Joseph de). II. + +Verrière (Marie Rinteau, dite). I. + +Villars (Honoré-Armand, duc de). II. + +Villaumont. V. Bouret. + +Villeroy (Duchesse de). II. + +_Voix (La) des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu_, par +Marmontel. II. + +Voltaire (François-Marie Arouet de). I, II, III. + + + + +Watelet (Claude-Henri). II. + + + + +_Zémire et Azor_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Grétry. II. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3), by +Jean-François Marmontel + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL *** + +***** This file should be named 27773-8.txt or 27773-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/7/7/27773/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/27773-8.zip b/27773-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c578e76 --- /dev/null +++ b/27773-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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