summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--27773-8.txt10267
-rw-r--r--27773-8.zipbin0 -> 223333 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 10283 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/27773-8.txt b/27773-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..c3fd72b
--- /dev/null
+++ b/27773-8.txt
@@ -0,0 +1,10267 @@
+The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3), by
+Jean-François Marmontel
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3)
+ Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans
+
+Author: Jean-François Marmontel
+
+Release Date: January 11, 2009 [EBook #27773]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+MÉMOIRES DE MARMONTEL
+
+PUBLIÉS
+
+AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX
+
+TOME DEUXIÈME
+
+PARIS
+
+LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
+
+Rue de Lille, 7
+
+M DCCC XCI
+
+
+
+
+
+TABLE ANALYTIQUE DES MÉMOIRES
+
+TOME PREMIER
+
+LIVRE I
+
+But de l'auteur en écrivant ses _Mémoires_.--Description de Bort et de
+ses environs.--Souvenirs d'enfance.--Première éducation.--Défaut de
+mémoire.--Portrait de la mère de Marmontel et des autres membres de la
+famille.--Entrée au collège de Mauriac.--Examen et admission à ce
+collège.--Réflexions de Marmontel sur ses premières études.--Le P.
+Bourzes, continuateur du P. Vanière.--Moeurs des écoliers de Mauriac,
+leurs travaux et leurs plaisirs.--Amalvy, modèle des écoliers.--Querelle
+de Marmontel avec le régent du collège.--Studieux emploi des
+vacances.--Premières amours.--Marmontel est placé par son père dans une
+maison de commerce à Clermont-Ferrand.--Il la quitte presque aussitôt et
+se croit une vocation ecclésiastique.--Son admission dans la classe de
+philosophie du collège de Clermont.--Velléité de passer chez les
+oratoriens de Riom.--Les jésuites lui procurent tout aussitôt des
+répétitions.--Promenade à Beauregard et bienveillant accueil de
+Massillon.--Nouvelles vacances sous le costume ecclésiastique.--Mort du
+père de Marmontel.--Désespoir et maladie de l'auteur.
+
+LIVRE II
+
+Séjour de Marmontel à Saint-Bonnet, et au château de Linars, comme
+précepteur.--Retraite au séminaire de Limoges.--Entretiens littéraires
+de Marmontel avec les directeurs du séminaire.--Présentation à l'évêque
+(Coetlosquet).--Plaisanterie du comte de Linars et ses
+conséquences.--Hospitalité d'un curé de campagne et de sa
+nièce.--Comment les jésuites de Clermont entendaient agrandir leur
+collège.--Démarches du P. Nolhac auprès de Marmontel pour l'engager à
+entrer dans la société.--Voyage de Bort à Toulouse; proposition de
+mariage avec la fille d'un muletier.--Au moment d'entrer au noviciat des
+jésuites, Marmontel consulte sa mère; réponse de celle-ci.--Premiers
+succès de l'auteur comme répétiteur de philosophie.--Il obtient une
+bourse au collège Sainte-Catherine.--Concours aux Jeux floraux.--Lettre
+de Voltaire.--Succès académiques.--Soutenance brillante de
+thèse.--Démêlés d'un boursier de Sainte-Catherine et d'un grand
+vicaire.--Pénitence au séminaire de Calvet.--Hésitation sur le choix
+d'une carrière.--Nouveau voyage à Bort.--Entretien de l'auteur et de sa
+mère; triste état de la santé de celle-ci.--Billet de Voltaire.--La
+Petite académie.--Départ de Toulouse.--Incidents de voyage.--Arrivée à
+Paris.
+
+LIVRE III
+
+Première visite à Voltaire et conseils de celui-ci.--Premier logement et
+premières ressources.--Vauvenargues.--Bauvin.--L'_Observateur
+littéraire_.--Prix à l'Académie française.--Grande pénurie.--Procédé
+délicat de Voltaire.--Marmontel précepteur du jeune Gilly, et introduit
+dans la famille Harenc.--Société choisie de Mme Harenc.--Nouveau prix de
+poésie à l'Académie française.--Mort de la mère de Marmontel.--Lecture
+de _Denys le tyran_, tragédie, aux acteurs de la
+Comédie-Française.--Rivalité de Mlle Gaussin et de Mlle Clairon au sujet
+d'un des principaux rôles.--Distribution des autres rôles et
+répétitions.--Lecture de _Denys_ devant les conseillers favoris de
+Voltaire et de Mlle Clairon.--Résultat de leur délibération.--Tour d'un
+escroc gascon.--Plaidoyer de Boubée, avocat de Toulouse, pour Cammas,
+peintre de la ville, accusé de séduction.--Favier.--Générosité de Mme
+Harenc--Première représentation et succès de _Denys_.--Épître à Voltaire
+sur la mort de Vauvenargues.--Monet présente Marmontel à Mlle
+Navarre.--Séjour à Avenay.--Singulier aveu échappé à Mlle
+Navarre.--Fureur et départ de Marmontel.--Retour à Paris; réception que
+lui font ses amis.--Inquiétudes, chagrin et désespoir d'un amant
+trahi.--Visite du chevalier de Mirabeau.--Autre visite du même et de
+Mlle Navarre.--Consolations prodiguées à l'auteur par Mlle
+Clairon.--Reprise de _Denys le tyran_.--Un caprice de Clairon.--Démarche
+délicate de la part de Mlle Broquin.--Tentatives de rapprochement de la
+part de Clairon; refus de Marmontel.--Bons procédés du duc de Duras
+envers lui.--Lecture d'_Aristomène_ à Voltaire.--Première
+représentation.--Action dramatique et maladie de Roselly.--Interruption
+et reprise d'_Aristomène_.
+
+LIVRE IV
+
+Liaison de Marmontel et de Mlle Marie Verrière.--Colère du maréchal de
+Saxe.--Double rupture.--Mariage de La Popelinière.--Son train de maison
+à Passy.--Lecture d'_Aristomène_ chez Mme de Tencin.--Découverte de la
+cheminée secrète de Mme de La Popelinière, et conséquences de cette
+découverte.--Plaisirs, spectacles et distractions de tout genre offerts
+par La Popelinière à ses hôtes.--_Cléopâtre_, tragédie de
+Marmontel.--_Les Héraclides_, autre tragédie.--Incident de la première
+représentation.--Liaison de Marmontel avec d'Alembert, Mlle de
+Lespinasse, Diderot, d'Holbach, Helvétius, Grimm et J.-J.
+Rousseau.--Faveur de Marmontel auprès de Mme de Pompadour.--Elle lui
+conseille de tenter de nouveau la fortune dramatique.--_Égyptus_,
+tragédie.--Sa chute.--L'auteur obtient de M. de Marigny l'emploi de
+secrétaire des bâtiments du roi.--Le prince de
+Kaunitz.--Mercy-Argenteau, Starhemberg, Seckendorf.--Milord d'Albemarle
+et Mlle Gaucher, dite _Lolotte_.--Liaison de Lolotte avec le comte
+d'Hérouville; son mariage et sa fin.--Conseils de Mme de Tencin à
+Marmontel.--Livrets de divers ballets ou divertissements pour
+Rameau.--Liaison avec Cury et les autres intendants des
+Menus-Plaisirs.--Tribou.--Lolotte.--Contraste de cette société avec
+celle des philosophes.--Voltaire et la mort de Mme du Châtelet.--Son
+désir de plaire à la cour.--Motifs de sa disgrâce.--Faveur de Crébillon
+auprès du roi et de Mme de Pompadour.--Rivalité dramatique de Voltaire
+et de Crébillon (_Sémiramis_, _Oreste_, _Rome sauvée_).--Départ de
+Voltaire pour la Prusse ajourné, puis brusquement décidé; causes de ces
+retards et de ce revirement.--Discussion de Voltaire et d'un
+coutelier.--Départ de Marmontel pour Versailles.
+
+TOME DEUXIÈME
+
+LIVRE V
+
+Entrée en fonctions de l'auteur auprès de M. de Marigny.--Qualités et
+défauts de celui-ci.--Vie de Marmontel à Versailles, à Marly, à
+Fontainebleau, à Compiègne.--Nouvelles liaisons; l'abbé de La Ville,
+Dubois, premier commis de la guerre, Cromot du Bourg, Bouret, Mme
+Filleul.--Mariage de la soeur aînée de Marmontel avec M. Odde.--Emploi
+qu'obtient celui-ci.--Mme de Chalut.--Vers faits, à sa prière, pour la
+convalescence du Dauphin.--Plaisant embarras des jeunes époux au moment
+de remercier l'auteur.--Éducation d'Aurore de Saxe faite aux frais du
+Dauphin.--Portrait de Quesnay.--Mme de Marchais.--Réforme du costume au
+théâtre tentée par Mlle Clairon.--Remarques de Marmontel sur ses
+rapports avec Marigny.--Sur l'exil de Voltaire.--Sa collaboration à
+l'_Encyclopédie_.--Entrevue avec Mme de Pompadour, sollicitations et
+conseils.--Origine et fortune politique de Bernis.--Rapports de l'auteur
+avec lui durant son passage au ministère des affaires
+étrangères.--Singulière maladie guérie par un singulier remède de
+Genson.--Attribution de la direction du _Mercure_ à Louis de Boissy, sur
+le conseil de Marmontel.--Reconnaissance, puis embarras de
+Boissy.--Origine des _Contes moraux_.--Marmontel titulaire du brevet, à
+la mort de Boissy.--Autre place de secrétaire du comte de Gisors,
+proposée à Marmontel, refusée par Suard et acceptée par Deleyre.--Retour
+de l'auteur à Paris.
+
+LIVRE VI
+
+Changements et progrès apportés à la composition du _Mercure_;
+collaborateurs recrutés par Marmontel: Malfilâtre, Colardeau, Thomas,
+J.-D. Le Roy, C.-N. Cochin.--Gallet et Panard.--Portrait de Mme
+Geoffrin.--Principaux habitués de son salon: d'Alembert, Dortous de
+Mairan, Marivaux, Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Thomas, Mlle de
+Lespinasse, Raynal, Galiani, Caraccioli, le comte de Creutz, Carle Van
+Loo, Soufflot, Boucher, Le Moyne, La Tour, le comte de Caylus.--Autres
+convives des petits soupers de Mme Geoffrin: Gentil-Bernard, Mme de
+Brionne, Mme de Duras, Mme d'Egmont, le prince Louis de Rohan.--Soupers
+chez Pelletier, fermier général, avec Gentil-Bernard, Monticourt,
+Collé.--Séjour de Marmontel à Chennevières, chez Cury.--Parodie de
+_Cinna_, rimée par celui-ci.--Marmontel en cite quelques vers chez Mme
+Geoffrin.--Il est accusé d'en être l'auteur, et s'en défend inutilement
+auprès des ducs d'Aumont et de Choiseul.--Lettre de cachet qui l'envoie
+à la Bastille.--Préparatifs de sa captivité.--Accueil bienveillant du
+gouverneur.--Installation et premier repas.--Un menu maigre et un menu
+gras.--Prévenances de M. d'Abadie.--Interrogatoire subi par Marmontel au
+sujet d'un sieur Durand, familier du salon de Mme Harenc.--Inquiétude
+que cette formalité cause à Marmontel.--Lettre de Mlle S** [Sau***?], et
+réponse du prisonnier.--Sa sortie et sa première visite à M. de
+Sartine.--Sermon de Mme Geoffrin, et regrets qu'elle en témoigne le
+lendemain.--Entrevue avec Choiseul.--Réponses de Marmontel aux
+inculpations dont il est l'objet.--Vains efforts du premier ministre
+pour lui faire rendre le brevet du _Mercure_.--Ce que ce journal devint
+sous l'abbé de La Garde et ses successeurs.
+
+LIVRE VII
+
+Réflexions de Marmontel sur son passé à cette date et sur ses projets
+d'avenir.--Sa situation et celle de sa famille.--Voyage en compagnie de
+Gaulard.--Séjour à Bordeaux.--Mésaventures de Le Franc de
+Pompignan.--Arrêts à Toulouse, Béziers, Montpellier, Nîmes, Avignon,
+Aix, Marseille.--Retour par Lyon et Genève.--Visite à Voltaire.--Son
+enthousiasme pour l'acteur L'Écluse.--Mme Denis comparée par son oncle à
+Mlle Clairon.--Genève et J.-J. Rousseau.--Huber et Cramer.--Le théâtre
+de Voltaire à Tournay.--Lecture de _Tancrède_ et de _la
+Pucelle_.--Rentrée à Paris.--L'_Épître aux poètes_, de Marmontel, est
+couronnée par l'Académie française.--Origine d'_Annette et
+Lubin_.--Séjours à la Malmaison, à Croix-Fontaine, à Sainte-Assise, à
+Saint-Cloud, à Maisons-Alfort.--Intrigues académiques.--Présentation par
+Marmontel de sa _Poétique française_ au roi, au Dauphin, à Mme de
+Pompadour, à Choiseul et à Praslin.--Candidature au fauteuil de
+Bougainville.--Conduite généreuse de Thomas dans cette
+circonstance.--Caractère ombrageux de Marivaux.--Singuliers griefs du
+président Hénault et de Moncrif contre Marmontel.--Mort de Cury.--Mlle
+de Lespinasse, ses origines, sa société, ses amours, sa mort.--Société
+du baron d'Holbach.--Motifs respectifs qui avaient éloigné Buffon et
+J.-J. Rousseau du parti encyclopédique.--Promenades de d'Holbach et de
+ses amis aux environs de Paris.
+
+LIVRE VIII
+
+Récit fait par Diderot à Marmontel des origines de sa rupture avec
+Rousseau.--Relations de Jean-Jacques avec le baron d'Holbach et avec
+Hume.--Séjour de Marmontel à Saumur, près de sa soeur et de son
+beau-frère.--Visite au comte d'Argenson, exilé aux Ormes.--Un bel esprit
+de l'académie d'Angers, et ses habiletés oratoires.--Maladies de
+l'auteur.--Conception de _Bélisaire_.--Lectures faite par l'auteur à
+Diderot et au prince héréditaire de Brunswick.--Démêlés de l'auteur avec
+les censeurs de la Sorbonne.--Conférence avec M. de Beaumont, archevêque
+de Paris, et les docteurs de la Sorbonne.--Plaisanteries de Voltaire et
+de Turgot au sujet des propositions condamnables extraites de
+_Bélisaire_ par les casuistes.--Succès du livre dans diverses cours
+étrangères.--Voyage de Mmes Filleul et de Séran aux eaux
+d'Aix-la-Chapelle, où Marmontel les accompagne.--M. et Mme de Marigny
+(née Filleul) les y rejoignent.--Entretiens de Marmontel et des évêques
+de Noyon (Broglie) et d'Autun (Marbeuf).--_Discours en faveur des
+paysans du Nord_.--Portrait de Mme de Séran.--Sa présentation à la
+cour.--Tête-à-tête avec le roi.--Correspondance de Louis XV et de la
+jeune comtesse.--Rencontre de Marmontel avec le prince et la princesse
+de Brunswick.--Voyage à Spa avec Mme de Séran, M. et Mme de
+Marigny.--Imprudences funestes commises par Mme Filleul.--Politesses
+faites à Marmontel par Bassompierre, contrefacteur de ses oeuvres, à
+Liège.--Cabinet du chevalier Verhulst à Bruxelles.--Mort de Mme
+Filleul.--Son caractère, sa philosophie.--Déception de Marmontel au
+sujet d'une nièce de Mme Gaulard.
+
+LIVRE IX
+
+Séjours à Ménars.--Séjour à Maisons.--Le comte de Creutz présente Grétry
+à Marmontel.--_Le Huron_.--_Lucile_, _Sylvain_, _l'Ami de la maison_,
+_Zémire et Azor_.--_Le Connaisseur_.--Épilogue des relations de Louis XV
+et de Mme de Séran.--Marmontel vient loger dans l'hôtel de Mlle
+Clairon.--Encore la parodie de _Cinna_.--Entrevue de Marmontel et du duc
+d'Aumont.--Séjour du prince royal de Suède (Gustave III) à
+Paris.--Maladie de l'auteur.--Soins que lui prodiguent Bouvart et Mlle
+Clairon.--Rapports de Marmontel et du duc d'Aiguillon; retouches à un
+mémoire de Linguet, fureur de celui-ci.--Nomination de Marmontel au
+poste d'historiographe de France.--Succès de _Zémire et Azor_ sur le
+théâtre de la cour, à Fontainebleau.--Discussion de l'auteur et du
+costumier.--_L'Ami de la maison_ est moins bien accueilli.--_La Fausse
+Magie_.--_La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de
+l'Hôtel-Dieu_.--_Ode à la louange de Voltaire_.--Séjour de Marmontel
+chez Mme de Séran, au château de La Tour, en Normandie.--Liaison avec
+Mme de L. P ***.--Matériaux recueillis par l'auteur pour une histoire du
+règne de Louis XV.--Rapprochement opéré par Marmontel entre le duc de
+Richelieu et plusieurs membres de l'Académie française.--Communication
+des manuscrits de Saint-Simon.--Nouvelle collaboration à
+l'_Encyclopédie_.--Suicide de Bouret.--Sacre de Louis XV.--Portrait de
+la maréchale de Beauvau.--Querelle des gluckistes et des
+piccinistes.--Marmontel se range parmi ceux-ci.--_Roland_,
+opéra.--Liaison de l'auteur et des frères Morellet.
+
+TOME TROISIÈME
+
+LIVRE X
+
+Mort de Mme Odde et de ses enfants.--Inquiétudes de Marmontel sur son
+propre avenir.--Mme et Mlle de Montigny, soeur et nièce de MM.
+Morellet.--Prédiction de l'abbé Maury à Marmontel.--Projets de
+bonheur.--Mariage de l'auteur et de Mlle de Montigny.--Liaison des
+nouveaux époux avec Mme d'Houdetot et Saint-Lambert.--Portrait de Mme
+Necker.--Mort du premier né de Mme Marmontel.--Inquiétude pour le second
+enfant.--Séjour à Saint-Brice.--Promenades à Montmorency.--Réflexions
+sur les ouvrages et le caractère de Rousseau.--Mort de
+Voltaire.--_Polymnie_, poème satirique sur la querelle des gluckistes et
+des piccinistes.--Retraite de Necker.--Mme de Vermenoux.--_Atys_,
+opéra.--Rapports de l'auteur avec Turgot.--Départ du comte de Creutz et
+du marquis de Caraccioli.--Mort de d'Alembert.--Nouvelle maladie de
+Marmontel et nouveaux soins de Bouvart.--_Didon_, opéra, musique de
+Piccini.--Son succès à la cour et à Paris.
+
+LIVRE XI
+
+Élection de Marmontel comme secrétaire perpétuel de l'Académie
+française.--Concert de M. de La Borde.--Réunion des amis de l'auteur à
+sa maison de campagne.--Mort d'un troisième enfant.--_Pénélope_,
+opéra.--_Le Dormeur éveillé_.--Succès de «lecteur» obtenus par Marmontel
+aux séances publiques de l'Académie française.--Candidature de l'abbé
+Maury.--Son différend avec La Harpe.--Son élection.--Mort et portrait de
+Thomas.--Élection de Morellet.--_Éloge de Colardeau_.--Poème sur la mort
+du duc de Brunswick.--Présents du comte d'Artois et du prince de
+Brunswick à ce sujet.--Situation prospère du ménage de
+Marmontel.--Liaison avec M. et Mme Desèze.--Procédés généreux de Calonne
+à l'égard de l'Académie française.--Plan général d'instruction publique
+demandé par Lamoignon à Marmontel.--Éloge de Sainte-Barbe et de ses
+méthodes d'enseignement.
+
+LIVRE XII
+
+Coup d'oeil sur les causes de la Révolution.--Portrait de Louis
+XVI.--Rentrée en grâce du comte de Maurepas; son passé, ses vues, sa
+politique, ses principes.--Renvoi de Terray.--Vues de Turgot, son
+successeur.--Émeute de 1775.--Renvoi de Turgot.--Passage aux affaires de
+Clugny et de Taboureau.--Ils sont remplacés par Necker.--Plans et vues
+de celui-ci; ses discussions avec Turgot.--Compte rendu au roi par
+Necker (1781).--Réfutation de Bourboulon.--Disgrâce de Sartine.--Ligue
+de Maurepas et de toute la cour contre Necker.--Sa démission est
+acceptée.--Ses successeurs, Joly de Fleury, d'Ormesson,
+Calonne.--Réputation, caractère et imprévoyance de celui-ci.--Première
+assemblée des notables (22 février 1787).--Discussion, sur le déficit,
+entre Necker et Calonne.--Exil de Necker.--Disgrâce de Calonne et de
+Miroménil.--Bouvard de Fourqueux est nommé contrôleur général, et
+Lamoignon garde des sceaux.--Notes confidentielles de Montmorin
+communiquées à Marmontel--Loménie de Brienne est nommé ministre des
+finances.
+
+LIVRE XIII Portrait de Brienne.--Ses luttes contre le Parlement au sujet
+des édits sur le timbre et sur l'impôt territorial.--Lit de
+justice.--Exil du Parlement à Troyes.--Continuation de la lutte.--Séance
+royale.--Mouvement d'opinion en faveur de la réunion des Etats
+généraux.--Exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterets.--Lit de justice (8
+mai 1788).--Examen du nouveau système judiciaire.--Résistance des Etats
+de Bretagne et de Dauphiné.--Ressources désastreuses imaginées par
+Brienne.--Sa démission.--Situation déplorable du Trésor et de
+l'agriculture.--Impopularité et suicide de Lamoignon.--Projets de
+Necker.--Seconde convocation des notables (3 novembre 1788).--Opinion de
+six bureaux touchant le mode de représentation du tiers aux Etats
+généraux.--Conseil d'État du 27 décembre 1788.--Choix de Versailles pour
+lieu de réunion des États.--Ce que voulait Necker et ce qui aurait pu
+arriver.
+
+LIVRE XIV
+
+Marmontel membre de l'assemblée primaire du district des Feuillants et
+de l'assemblée électorale.--Rôle de Duport.--Influence des avocats dans
+ces réunions préliminaires.--Target élu président de l'assemblée
+électorale aux Heu et place d'Angran d'Alleray.--Échec de Marmontel
+contre Sieyès.--Dialogue de l'auteur et de Chamfort.--Ouverture des
+États généraux.--Discours du roi.--Exposé présenté par Necker.
+
+LIVRE XV
+
+Contestation entre le tiers et les deux autres ordres au sujet du mode
+de délibération et de la vérification des pouvoirs.--Arrêté pris le 10
+juin par le tiers touchant cette vérification.--Autre arrêté (17 juin)
+spécifiant que le tiers s'appellerait désormais Assemblée
+nationale.--Embarras de Necker.--Projet d'une séance royale et d'une
+déclaration que devait lire le roi.--Discours du duc de Luxembourg,
+président de l'ordre de la noblesse, au roi.--Serment du Jeu de
+paume.--Adhésion de deux archevêques, de deux évêques et de cent
+quarante-cinq députés du clergé au tiers.--Séance royale du 23.--Motifs
+de l'abstention de Necker.--Disparates sensibles dans la déclaration lue
+par le roi.--Décret du tiers touchant l'inviolabilité des
+députés.--Necker offre sa démission.--Il est acclamé par le peuple, et
+par l'Assemblée.--Union des communes.--Division des deux autres
+ordres.--Réunion plénière (27 juin).--Ovation à la famille royale et à
+Necker.--Symptômes d'agitation et bruits alarmants.--Rassemblements et
+motions au Palais-Royal.--Délivrance des gardes-françaises enfermés à
+l'Abbaye.--Adresse du peuple à l'Assemblée.
+
+LIVRE XVI
+
+Imprévoyance de la cour.--Adresse au roi (rédigée par
+Mirabeau).--Réponse du roi.--Du droit de veto.--Renvoi des
+ministres.--Agitation dans Paris.--Charge du prince de
+Lambesc.--L'agitation redouble; on court aux armes.--Promesse imprudente
+de Flesselles.--Formation d'une armée citoyenne et adoption d'une
+cocarde.--Pillage du magasin d'armes des Invalides.
+
+LIVRE XVII
+
+Attaque et reddition de la Bastille.--Récit d'Élie, l'un des vainqueurs,
+recueilli par Marmontel.--Massacre de de Launey, de ses principaux
+officiers et de Flesselles.--Motion du baron de Marguerittes à
+l'Assemblée nationale.--Discours du roi.--Réception, à Paris, de la
+députation choisie par l'Assemblée.--Discours de La Fayette et de
+Lally-Tolendal.--Visite du roi à l'Hôtel de ville.--Discours de
+Lally-Tolendal.
+
+LIVRE XVIII
+
+Discussion de la prérogative royale touchant la nomination des
+ministres.--Meurtre de Foulon et de Bertier.--Massacres commis en
+province.--Retour de Necker et arrêté d'amnistie qu'il obtient des
+électeurs de Paris.--Improbation des districts.--Épuisement des
+finances.--Abandon des privilèges (4 août).--Journées des 5 et 6
+octobre.--Retour du roi et de l'Assemblée à Paris.--Précis des autres
+événements accomplis jusqu'à la séparation de la Constituante.--Départ
+et adieux de l'abbé Maury.--Entrée en fonctions de l'Assemblée
+législative.--Départ de Marmontel et de sa famille pour la
+Normandie.--Journée du 10 août et ses conséquences.--Lorry, ancien
+évèque d'Angers, vient chercher un abri auprès de Marmontel.--Sommaire
+des événements depuis la réunion de la Convention nationale (21
+septembre 1792) jusqu'à la mort du Dauphin (20 prairial an III-8 juin
+1795).
+
+LIVRE XIX
+
+Commencement de la Terreur.--Maladie et mort de Charpentier, précepteur
+des enfants de Marmontel.--Dom Honorat.--Retour à Abbeville; réflexions
+de l'auteur sur sa situation actuelle.--Gravité croissante des
+événements publics.--Lois du 10 mars 1793, du 22 prairial an II (10 juin
+1794).--Excès commis par Carrier, Collot d'Herbois et Le Bon.--Le 9
+thermidor.--Fermeture du club des Jacobins.--Journée du 1er
+prairial.--Constitution des deux Conseils et du Directoire.--Pouvoirs
+étendus confiés à celui-ci.
+
+LIVRE XX
+
+Retour de Marmontel sur lui-même.--Nouveaux _Contes moraux_.--Cours de
+grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, rédigés pour ses
+enfants.--Rédaction des présents _Mémoires_.--Aveu de l'auteur à ce
+sujet.--Assemblée primaire du canton de Gaillon.
+
+
+
+
+MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS
+
+
+
+
+LIVRE V
+
+
+Après avoir vu M. de Marigny, mon premier soin, en arrivant à
+Versailles, fut d'aller remercier Mme de Pompadour. Elle me témoigna du
+plaisir à me voir tranquille, et, d'un air de bonté, elle ajouta: «Les
+gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait
+quelquefois manquer aux convenances. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard
+de mon frère vous ne les oublierez jamais.» Je l'assurai que mes
+sentimens étoient d'accord avec mes devoirs.
+
+J'avois déjà fait connoissance avec M. de Marigny dans la société des
+intendans des Menus-Plaisirs, et par eux j'avois su quel étoit l'homme à
+qui sa soeur m'avoit recommandé de ne manquer jamais. Quant à
+l'intention, j'étois bien sûr de moi; la reconnoissance elle seule m'eût
+inspiré pour lui tous les égards que ma position et sa place exigeoient
+de la mienne; mais à l'intention il falloit ajouter l'attention la plus
+exacte à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible
+à l'excès de méfiance et de soupçons: La foiblesse de craindre qu'on ne
+l'estimât pas assez, et qu'on ne dît de lui, malignement et par envie,
+ce qu'il y avoit à dire sur sa naissance et sa fortune; cette
+inquiétude, dis-je, étoit au point que, si en sa présence on se disoit
+quelques mots à l'oreille, il en étoit effarouché. Attentif à guetter
+l'opinion qu'on avoit de lui, il lui arrivoit souvent de parler de
+lui-même avec une humilité feinte pour éprouver si l'on se plairoit à
+l'entendre se dépriser; et alors, pour peu qu'un sourire ou un mot
+équivoque eût échappé, la blessure en étoit profonde et sans remède.
+Avec les qualités essentielles de l'honnête homme, et quelques-unes même
+des qualités de l'homme aimable, de l'esprit, assez de culture, un goût
+éclairé dans les arts, dont il avoit fait une étude (car tel avoit été
+l'objet de son voyage en Italie), et, dans les moeurs, une droiture, une
+franchise, une probité rare, il pouvoit être intéressant autant qu'il
+étoit aimable. Mais en lui l'humeur gâtoit tout; et cette humeur étoit
+quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie.
+
+Vous sentez, mes enfans, combien j'avois à m'observer pour être toujours
+bien avec un homme de ce caractère; mais il m'étoit connu, et cette
+connoissance étoit la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein,
+soit sans intention, il m'avertit, par son exemple, de la manière dont
+il vouloit que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avoit avec moi
+l'air amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions
+vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement pour témoins
+des artistes, il me parloit avec estime et d'un air d'affabilité; mais,
+dans sa politesse, le sérieux de l'homme en place et du supérieur se
+faisoit ressentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le
+secrétaire des bâtimens de l'homme de lettres et de l'homme du monde; et
+en public, je donnai aux deux académies dont il étoit le chef, et à tous
+les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous
+devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avoit le maintien,
+le langage plus décemment composé que moi. Tête à tête avec lui ou dans
+la société de nos amis communs; je reprenois l'air simple qui m'étoit
+naturel, jamais pourtant ni l'air ni le ton familier. Comme le badinage
+ne pouvoit jamais être égal entre nous, je m'y refusois doucement. Il
+avoit dans l'esprit certain tour de plaisanterie qui n'étoit pas
+toujours assez fin ni d'assez bon goût, et dont il aimoit à s'égayer;
+mais il ne falloit pas s'y jouer avec lui. Jamais railleur n'a moins
+souffert la raillerie. Un trait plaisant qui l'auroit effleuré
+légèrement l'auroit blessé. Je vis donc qu'avec lui il falloit m'en
+tenir à une gaieté modérée, et je n'allai point au delà. De son côté,
+lui, qui dans ma réserve apercevoit quelque délicatesse, voulut bien me
+tenir toujours un langage analogue au mien. Seulement quelquefois, sur
+ce qui le touchoit, il sembloit vouloir essayer mon sentiment et ma
+pensée. Par exemple, lorsqu'il obtint, dans l'ordre du Saint-Esprit, la
+charge qui le décoroit, et que j'allai lui en faire compliment:
+«Monsieur Marmontel, me dit-il, _le roi me décrasse_.» Je répondis,
+comme je le pensois, que «sa noblesse, à lui, étoit dans l'âme, et
+valoit bien celle du sang». Une autre fois, revenant du spectacle, il me
+raconta qu'il y avoit passé un mauvais moment; qu'étant assis au balcon
+du théâtre, et ne songeant qu'à rire de la petite pièce que l'on
+représentoit, il avoit tout à coup entendu l'un des personnages, un
+soldat ivre, qui disoit: «Quoi! j'aurois une jolie soeur, et cela ne me
+vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs
+arrière-petites-cousines!» «Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et
+ma confusion. Heureusement le parterre n'a pas fait attention à
+moi.--Monsieur, lui répondis-je, vous n'aviez rien à craindre; vous
+justifiez si bien ce que l'on fait pour vous que personne ne pense à le
+trouver mauvais.» Et, en effet, je lui voyois remplir si dignement sa
+place qu'à son égard la faveur me sembloit n'être que la simple équité.
+
+Ce fut ainsi que je fus cinq ans sous ses ordres sans le plus léger
+mécontentement ni de son côté ni du mien, et qu'en quittant la place
+qu'il m'avoit accordée je le conservai pour ami. J'eus même le bonheur
+de lui être utile plus d'une fois à son insu auprès de madame sa soeur,
+qui lui reprochoit de la dureté dans les réponses négatives qu'il
+faisoit aux demandes qui lui étoient adressées. «C'est moi, Madame, lui
+disois-je, qui ai minuté ces réponses»; et je les lui communiquois.
+«Mais avec ce monde, ajoutois-je, de quelque politesse qu'un refus soit
+assaisonné, il leur semblé toujours amer.--Et pourquoi tant de refus?
+disoit-elle; n'ai-je pas assez d'ennemis sans qu'on m'en fasse de
+nouveaux?--Madame, lui répliquai-je enfin, c'est l'inconvénient de sa
+place, mais c'en est aussi le devoir; il n'y a pas de milieu: ou il faut
+qu'il s'en rende indigne en trahissant les intérêts du roi pour
+complaire aux gens de la cour ou qu'il se refuse aux dépenses folles
+qu'on lui demande de tous côtés.--Comment faisoient les autres?
+insistoit cette femme foible.--Les autres faisoient mal, s'ils ne
+faisoient pas comme lui; mais observez, Madame, qu'on exigeoit moins
+d'eux: car les abus vont toujours en croissant, et peut-être attend-on
+de lui des complaisances plus timides. Mais moi, qui connois ses
+principes, j'ose vous assurer qu'il quitteroit sa place plutôt que de
+mollir sur l'article de son devoir.--Vous êtes un brave homme, me
+dit-elle, et je vous sais bon gré de l'avoir si bien défendu.»
+
+Je n'ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je
+passai à Versailles; c'est que Versailles étoit pour moi divisé en deux
+régions: l'une étoit celle de l'intrigue, de l'ambition, de l'envie, et
+de toutes les passions qu'engendrent l'intérêt servile et le luxe
+nécessiteux: je n'allois presque jamais là; l'autre étoit le séjour du
+travail, du silence, du repos après le travail, de la joie au sein du
+repos, et c'étoit là que je passois ma vie. Libre d'inquiétude, presque
+tout à moi-même, et n'ayant guère que deux jours de la semaine à donner
+au léger travail de ma place, je m'étois fait une occupation aussi douce
+qu'intéressante: c'étoit un cours d'études où, méthodiquement et la
+plume à la main, je parcourois les principales branches de la
+littérature ancienne et moderne, les comparant l'une avec l'autre, sans
+partialité, sans égards, en homme indépendant, et qui n'auroit été
+d'aucun pays ni d'aucun siècle. Ce fut dans cet esprit que, recueillant
+de mes lectures les traits qui me frappoient et les réflexions que me
+suggéroient les exemples, je formai cet amas de matériaux que j'employai
+d'abord dans mon travail pour l'_Encyclopédie_, d'où je tirai ensuite ma
+_Poétique françoise_, et que j'ai depuis rassemblés dans mes _Élémens de
+littérature_. Nulle gêne dans ce travail, nul souci de l'opinion et des
+jugemens du vulgaire. J'étudiois pour moi, je déposois en homme libre
+mes sentimens et mes pensées; et ce cours de lectures et de méditations
+avoit pour moi d'autant plus d'attrait qu'à chaque pas je croyois
+découvrir entre les intentions de l'art et ses moyens, entre ses
+procédés et ceux de la nature, des rapports qui pouvoient servir à fixer
+les règles du goût. J'avois peu de livres à moi; mais la Bibliothèque
+royale m'en fournissoit en abondance. J'en faisois bonne provision pour
+les voyages de la cour, où je suivois M. de Marigny; et les bois de
+Marly, les forêts de Compiègne et de Fontainebleau, étoient mes cabinets
+d'étude. Je n'avois pas le même agrément, à Versailles, et la seule
+incommodité que j'y éprouvois étoit le manque de promenades. Le
+croira-t-on? ces jardins magnifiques étoient impraticables dans la belle
+saison; surtout quand venoient les chaleurs, ces pièces d'eau, ce beau
+canal, ces bassins de marbre entourés de statues où sembloit respirer le
+bronze, exhaloient au loin des vapeurs pestilentielles; et les eaux de
+Marly ne venoient, à grands frais, croupir dans ce vallon que pour
+empoisonner l'air qu'on y respiroit. J'étois obligé d'aller chercher un
+air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory.
+
+Cependant, pour moi, les voyages ne se ressembloient pas: à Marly, à
+Compiègne, je vivois solitaire et sombre. Il m'arriva une fois à
+Compiègne d'être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine
+santé. Jamais mon âme n'a été plus calme, plus paisible, que durant ce
+régime. Mes jours s'écouloient dans l'étude avec une égalité
+inaltérable; mes nuits n'étoient qu'un doux sommeil; et, après m'être
+éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache
+noire, je refermois les yeux pour sommeiller encore une heure. La
+discorde auroit bouleversé le monde, je ne m'en serois point ému. À
+Marly, je n'avois qu'un seul amusement: c'étoit le curieux spectacle du
+jeu du roi dans le salon. Là j'allois voir, autour d'une table de
+lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l'avide
+soif de l'or, l'espérance, la crainte, la douleur de la perte, l'ardeur
+du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un
+coupe-gorge, se succéder rapidement dans l'âme des joueurs, sous le
+masque immobile d'une froide tranquillité.
+
+Ma vie étoit moins solitaire et moins sage à Fontainebleau. Les soupers
+des Menus-Plaisirs, les courses aux chasses du roi, les spectacles,
+étoient pour moi de fréquentes dissipations; et je n'avois pas, je
+l'avoue, le courage de m'en défendre.
+
+À Versailles j'avois aussi mes amusemens, mais réglés sur mon plan
+d'étude et de travail, de façon à ne jamais être que des délassemens
+pour moi. Ma société journalière étoit celle des premiers commis,
+presque tous gens aimables, et faisant à l'envi la meilleure chère du
+monde. Dans l'intervalle de leurs travaux, ils se donnoient le plaisir
+de la table: ils étoient gourmands à peu près pour la même raison que le
+sont les dévots. L'abbé de La Ville[1], par exemple, étoit l'homme du
+monde le plus soigneux de se procurer de bons vins. Tous les ans, son
+maître d'hôtel alloit recueillir la mère goutte des meilleurs celliers
+de Bourgogne, et suivoit de l'oeil ses tonneaux. J'étois de ses dîners,
+et j'y figurais assez bien.
+
+Le premier commis de la guerre, Dubois[2], étoit celui qui avoit pour
+moi l'amitié la plus franche; nous étions familiers ensemble au point de
+nous tutoyer. Il n'étoit point de service qu'il ne m'eût rendu dans sa
+place, si je lui en avois offert l'occasion; mais, pour moi
+personnellement, je ne songeois qu'à me réjouir; et, si je retirai
+quelque avantage de la société des premiers commis, ce fut sans y avoir
+pensé, et de leur propre mouvement. Vous allez en voir un exemple.
+
+De ces laborieux sybarites, le plus vif, le plus séduisant, le plus
+voluptueux, avec la santé la plus frêle, étoit ce Cromot[3], qu'on a vu
+depuis si brillant sous tant de ministres. La facilité, l'agrément, la
+prestesse de son travail, et surtout sa dextérité, les captivoient en
+dépit d'eux-mêmes.
+
+Il étoit, quand je le connus, le secrétaire intime et favori de M. de
+Machault. C'étoit une liaison que bien des gens m'auroient enviée, mais
+dont l'agrément faisoit seul le prix dont elle étoit pour moi. Dans le
+même temps, la fortune, qui se mêloit de mes affaires à mon insu, me fit
+rencontrer à Versailles la bonne amie de Bouret, fermier général, qui
+tenoit le portefeuille des emplois, connoissance non moins utile. Cette
+femme, qui fut bientôt mon amie, et qui l'a été jusqu'à son dernier
+soupir, étoit la spirituelle, l'aimable Mme Filleul[4]. Elle étoit
+retenue à souper à Versailles, et j'étois invité à souper avec elle: je
+m'en excusai en disant que j'étois obligé de me rendre à Paris. Elle,
+aussitôt, m'offrit de m'y mener, et j'acceptai une place dans sa
+voiture. La connoissance faite, elle parla de moi à son ami Bouret, et
+lui donna vraisemblablement quelque envie de me connoître. Ainsi se
+disposoient pour moi les circonstances les plus favorables au plus cher
+objet de mes voeux.
+
+Ma soeur aînée étoit en âge d'être mariée; et, quoique je n'eusse qu'une
+bien petite dot à lui donner, il se présentoit pour elle dans mon pays
+nombre de partis convenables. Je préférai celui qui, du côté des moeurs
+et des talens, m'étoit connu pour le meilleur, et mon choix se trouva le
+même que ma soeur auroit fait en suivant son inclination. Odde, mon
+condisciple, avoit été dès le collège un modèle de piété, de sagesse,
+d'application. Son caractère étoit doux et gai, plein de candeur, et
+d'une égalité parfaite; incorruptible dans ses moeurs, et toujours
+semblable à lui-même. Il vit encore; il est à peu près de mon âge; et je
+ne crois pas qu'il y ait au monde une âme plus pure. Il n'y a eu pour
+lui de changement et de passage que de l'âge de l'innocence à l'âge de
+la vertu. Son père, en mourant, lui avoit laissé peu de bien, mais pour
+héritage un ami rare et précieux. Cet ami, dont M. Turgot m'a fait
+souvent l'éloge, étoit un M. de Maleseigne[5], vrai philosophe, qui,
+dans notre ville isolée, presque solitaire, passoit sa vie à lire
+Tacite, Plutarque, Montaigne, à prendre soin de ses domaines et à
+cultiver ses jardins. «Qui croiroit, me disoit M. Turgot, que, dans une
+petite ville du Limosin, un tel homme seroit caché? En matière de
+gouvernement, je n'en ai jamais vu de plus instruits ni de plus sages.»
+Ce fut ce digne ami de M. Odde qui me fit pour lui la demande de la main
+de ma soeur; j'en fus flatté; mais dans sa lettre je crus entrevoir
+l'espérance qu'Odde, par mon crédit, obtiendroit un emploi. Je répondis
+que je ferois pour lui tout ce qui me seroit possible; mais que, mon
+crédit n'étant pas tel qu'on le croyoit dans ma province, je n'étois sûr
+de rien moi-même, et que je ne promettois rien. M. de Maleseigne me
+répliqua que ma bonne foi valoit mieux que des assurances légères, et le
+mariage fut conclu.
+
+Ce fut un mois après que, Bouret venant travailler avec le ministre des
+finances pour remplir les emplois vacans, je dînai avec lui chez son ami
+Cromot. Difficilement auroit-on réuni deux hommes d'un esprit naturel
+plus vif, plus preste, plus fertile en traits ingénieux que ces deux
+hommes-là. Dans Cromot, cependant, l'on voyoit plus d'aisance, de grâce
+habituelle et de facilité; dans Bouret, plus d'ardeur dans le désir de
+plaire et de bonheur dans l'à-propos. Tous les deux furent, à ce dîner,
+d'une gaieté qui l'anima, et au ton de laquelle je fus bientôt moi-même;
+mais, au sortir de table, Bouret déploya une longue liste d'aspirans aux
+emplois vacans et de solliciteurs pour eux. Ces solliciteurs étoient
+tous gens considérables. C'étoient le duc un tel, la marquise une telle,
+les princes du sang, la famille royale; en un mot, la ville et la cour.
+«Où en suis-je donc, moi, m'écriai-je, qui, en mariant ma soeur à un
+jeune homme instruit, versé dans les affaires, plein d'esprit et de
+sens, et, de plus, honnête homme, lui ai donné pour dot l'espérance
+d'obtenir un emploi par mon foible crédit? Je vais lui écrire de ne pas
+s'en flatter.--Pourquoi, me dit Bouret, pourquoi jouer à votre soeur le
+mauvais tour d'affliger son mari? l'amour triste est bien froid;
+laissez-leur l'espérance: c'est un bien, en attendant mieux.»
+
+Ils me quittèrent pour aller travailler avec le ministre; et, quand je
+fus retiré chez moi, un garçon de bureau vint, de leur part, me demander
+les noms de mon beau-frère. Le soir même il eut un emploi. Je n'ai pas
+besoin de vous dire quel fut le lendemain l'élan de ma reconnoissance.
+Ce fut l'époque d'une longue amitié entre Bouret et moi. J'en parlerai
+plus à loisir.
+
+L'emploi donné à M. Odde me parut cependant et trop oiseux et trop
+obscur pour un homme de son talent. Je l'échangeai contre un emploi plus
+difficile et de moindre valeur, afin qu'en se faisant connoître il pût
+contribuer à son avancement. Le lieu de sa destination étoit Saumur. En
+s'y rendant, sa femme et lui, ils vinrent me voir à Paris; et je ne puis
+exprimer la joie dont ma soeur fut pénétrée en m'embrassant. Je les
+possédai quelques jours. Mes amis eurent la bonté de leur faire un
+accueil auquel je fus sensible. Dans les dîners qu'on nous donnoit,
+c'étoit un spectacle touchant que de voir les yeux de ma soeur
+continuellement attachés sur moi sans pouvoir se rassasier du plaisir de
+ma vue. Ce n'étoit pas en elle un amour fraternel, c'étoit un amour
+filial.
+
+À peine arrivée à Saumur, elle se lia d'amitié avec une parente de Mme
+de Pompadour, dont le mari avoit, dans cette ville, un emploi de deux
+mille écus. C'étoit l'emploi du grenier à sel. Ce jeune homme, appelé M.
+de Blois, se trouvoit attaqué de la maladie dont mon père, ma mère et
+mon frère étoient morts. Nous savions trop qu'elle étoit incurable; et
+Mme de Blois ne dissimula point à ma soeur que son mari n'avoit que peu
+de temps à vivre. «Ce seroit pour moi, lui dit-elle, ma bonne amie, au
+moins quelque consolation si son emploi passoit à M. Odde. Mme de
+Pompadour en disposera; engagez votre frère à le lui demander pour
+vous.» Ma soeur me donna cet avis; j'en profitai; l'emploi me fut promis.
+Mais, à la mort de M. de Blois, l'intendant de Mme de Pompadour
+m'annonça qu'elle venoit d'accorder ce même emploi, pour dot, à l'une de
+ses protégées. Frappé comme d'un coup de massue, je me rendis chez elle;
+et, comme elle passoit pour aller à la messe, je lui demandai avec une
+respectueuse assurance l'emploi qu'elle m'avoit promis pour le mari de
+ma soeur. «Je vous ai oublié, me dit-elle en courant, et je l'ai donné à
+un autre, mais je vous en dédommagerai.» Je l'attendis à son retour, et
+je lui demandai un moment d'audience. Elle me permit de la suivre.
+
+«Madame, lui dis-je, ce n'est plus un emploi ni de l'argent que je vous
+demande, c'est mon honneur que je vous conjure de me laisser, car, en me
+l'ôtant, vous me donneriez le coup de la mort.» Ce début l'étonna, et je
+continuai: «Aussi sûr de l'emploi que vous m'aviez promis que si je
+l'avois obtenu, je l'ai annoncé à mon beau-frère. Il a dit dans Saumur
+que j'en avois votre parole; il l'a écrit à sa famille et à la mienne;
+deux provinces en sont instruites; je m'en suis moi-même vanté et à
+Versailles et à Paris, en y parlant de vos bienfaits. Or, Madame,
+personne ne se persuadera que vous eussiez accordé à un autre l'emploi
+que vous m'auriez formellement promis. On sait que vous avez mille
+moyens de faire du bien à qui vous voulez. Ce sera donc moi qu'on
+accusera de jactance, de mauvaise foi, de mensonge, et me voilà
+déshonoré. Madame, j'ai su vaincre l'adversité, j'ai su vivre dans
+l'indigence; mais je ne sais pas vivre dans la honte et le mépris des
+gens de bien. Vous avez la bonté de vouloir dédommager mon beau-frère;
+mais moi, après avoir passé pour un menteur impudent, me rendrez-vous,
+Madame, la réputation d'honnête homme, la seule dont je sois jaloux? Vos
+bienfaits effaceront-ils la tache qu'elle aura reçue? Dédommagez,
+Madame, ces autres protégés de l'emploi qu'un moment d'oubli vous a fait
+leur promettre. Il vous est très facile de leur en procurer un plus
+avantageux; mais ne me faites pas, à moi, un tort irréparable, et qui me
+réduiroit au dernier désespoir.» Elle voulut me persuader d'attendre, et
+que ma soeur n'y perdroit rien; mais je persistai à lui dire que «c'étoit
+l'emploi de Saumur que je m'étois vanté d'avoir, et que je n'en voulois
+point d'autre, dût-il être cent fois meilleur». À ces mots, je me
+retirai, et l'emploi me fut accordé.
+
+J'avois, comme on le voit, et comme on va le voir encore, pour faire ma
+propre fortune, des facilités qui auroient pu exciter mon ambition;
+mais, ayant pourvu au bien-être de ma famille, j'étois si content, si
+tranquille, que je ne désirois plus rien.
+
+Ma société la plus intime, la plus habituelle à Versailles, étoit celle
+de Mme de Chalut[7], femme excellente, de peu d'esprit, mais de beaucoup
+de sens, et d'une douceur, d'une égalité, d'une vérité de caractère
+inestimable. Après avoir été femme de chambre favorite de la première
+Dauphine[8], elle avoit passé à la seconde[9], et elle en étoit plus
+chérie encore. Cette princesse n'avoit point d'amie plus fidèle, plus
+tendre, plus sincère, ou, pour mieux dire, c'étoit la seule amie
+véritable qu'elle eût en France. Aussi son coeur lui étoit-il ouvert
+jusqu'au fond de ses plus secrètes pensées; et, dans les circonstances
+les plus délicates et les plus difficiles, elle n'eut qu'elle pour
+conseil, pour consolation, pour appui. Ces sentimens d'estime, de
+confiance et d'amitié, s'étoient communiqués de l'âme de la Dauphine à
+celle du Dauphin. L'un et l'autre, pour marier Mlle de Varanchan
+(c'étoit son nom de fille), et pour la doter richement, étoient
+déterminés à vendre leurs bijoux les plus précieux, si le contrôleur
+général ne les en eût pas empêchés en obtenant du roi un bon de fermier
+général pour celui qu'elle épouseroit. C'est dire assez quel étoit son
+crédit auprès de ses maîtres, et je puis ajouter qu'il n'y avoit rien
+qu'elle n'eût fait pour moi; j'ai été son ami vingt ans, et je ne lui ai
+rien demandé. Je m'étois fait de l'amitié une idée si noble et si pure,
+j'en avois moi-même dans l'âme un sentiment si généreux, que j'aurois
+cru la profaner et l'avilir que d'y mêler aucune vue d'ambition; et,
+autant Mme de Chalut auroit été pour moi prodigue de ses bons offices,
+autant je croyois digne de moi d'être avec elle discret et désintéressé.
+
+Je ne laissois pas de saisir les occasions de faire ma cour à ses
+maîtres, mais seulement pour lui complaire; et, si quelquefois je
+faisois des vers pour eux, ce n'étoit jamais qu'elle qui me les
+inspiroit. À ce propos, je me souviens d'une scène assez singulière.
+
+Mme de Chalut, après son mariage, n'avoit pas laissé d'être encore au
+service de la Dauphine; elle n'en étoit même que plus assidue auprès
+d'elle. Cette princesse l'aimoit tant que ses absences l'affligeoient.
+Elle tenoit donc habituellement sa maison à Versailles; et, toutes les
+fois que j'y allois, avant que d'y être établi, cette maison étoit la
+mienne. La convalescence du Dauphin, après sa petite vérole, y fut
+célébrée par une fête, et j'y fus invité. Je trouvai Mme de Chalut
+rayonnante de joie et ravie d'admiration pour la conduite de sa
+maîtresse, qui, nuit et jour, sous les rideaux du lit de son époux, lui
+avoit rendu les soins les plus tendres durant sa maladie. Le récit animé
+qu'elle m'en fit me pénétra. Je fis des vers sur ce sujet touchant[10];
+l'intérêt du tableau fit le succès du peintre, et ces vers eurent à la
+cour au moins la faveur du moment, le mérite de l'à-propos. En les
+lisant, le prince et la princesse en furent touchés jusqu'aux larmes.
+Mme de Chalut fut chargée de me dire combien cette lecture les avoit
+attendris, et qu'ils seroient bien aises de me voir pour me le témoigner
+eux-mêmes. «Trouvez-vous, me dit-elle, demain à leur dîner; vous serez
+content de l'accueil qu'ils se proposent de vous faire.» Je ne manquai
+pas de m'y rendre. Il y avoit peu de monde. J'étois placé vis-à-vis
+d'eux, à deux pas de la table, bien isolé et bien en évidence. En me
+voyant, ils se parlèrent à l'oreille, puis levèrent les yeux sur moi, et
+puis, se parlèrent encore. Je les voyois occupés de moi; mais l'un et
+l'autre alternativement sembloient laisser expirer sur leurs lèvres ce
+qu'ils avoient envie de me dire. Ainsi le temps du dîner se passa
+jusqu'au moment où il fallut m'en aller, comme tout le monde. Mme de
+Chalut avoit servi à table, et vous jugez combien cette longue scène
+muette lui avoit causé d'impatience. J'allois dîner chez elle, et nous
+devions nous réjouir ensemble de l'accueil que l'on m'auroit fait.
+J'allai l'attendre, et lorsqu'elle arriva: «Eh bien! Madame, lui
+demandai-je, ne dois-je pas être bien flatté de tout ce qu'on m'a dit
+d'obligeant et d'aimable?--Savez-vous, me répondit-elle, à quoi leur
+dîner s'est passé? À s'inviter l'un et l'autre à vous parler, sans que
+ni l'un ni l'autre en ait eu le courage.--Je ne me croyois pas, lui
+dis-je, un personnage aussi imposant que je le suis; et, certes, je dois
+être fier du respect que j'imprime à M. le Dauphin et à Mme la
+Dauphine.» Ce contraste d'idées nous parut si plaisant que nous en rîmes
+de bon coeur, et je me tins pour dit tout ce qu'on avoit eu l'intention
+de me dire.
+
+L'espèce de bienveillance que l'on avoit pour moi dans cette cour me
+servit cependant à me faire écouter et croire dans une affaire
+intéressante. L'acte de baptême d'Aurore, fille de Mlle Verrière,
+attestoit qu'elle étoit fille du maréchal de Saxe; et, après la mort de
+son père, Mme la Dauphine étoit dans l'intention de la faire élever.
+C'étoit l'ambition de la mère; mais il vint dans la fantaisie de M. le
+Dauphin de dire qu'elle étoit ma fille, et ce mot fit son impression.
+Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le
+Dauphin sur le ton le plus sérieux: je l'accusai de légèreté; et, en
+offrant de faire preuve que je n'avois connu Mlle Verrière que pendant
+le voyage du maréchal en Prusse, et plus d'un an après la naissance de
+cette enfant, je dis que ce seroit inhumainement lui ôter son véritable
+père que de me faire passer pour l'être. Mme de Chalut se chargea de
+plaider cette cause devant Mme la Dauphine, et M. le Dauphin céda. Ainsi
+Aurore fut élevée à leurs frais au couvent des religieuses de
+Saint-Cloud; et Mme de Chalut, qui avoit à Saint-Cloud sa maison de
+campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et à ma prière,
+des soins et des détails de cette éducation.
+
+Il me reste à parler de deux liaisons particulières que j'avois encore à
+Versailles: l'une, de simple convenance, avec Quesnay, médecin de Mme de
+Pompadour; l'autre avec Mme de Marchais, et son ami intime le comte
+d'Angiviller, jeune homme d'un grand caractère. Pour celle-ci, elle fut
+bientôt une liaison de sentiment; et, depuis quarante ans qu'elle dure,
+je puis la citer pour exemple d'une amitié que ni les années ni les
+événemens n'ont fait varier ni fléchir. Commençons par Quesnay, car
+c'est le moins intéressant. Quesnay, logé bien à l'étroit dans
+l'entresol de Mme de Pompadour, ne s'occupoit, du matin au soir, que
+d'économie politique et rurale. Il croyoit en avoir réduit le système en
+calculs et en axiomes d'une évidence irrésistible; et, comme il formoit
+une école, il vouloit bien se donner la peine de m'expliquer sa nouvelle
+doctrine, pour se faire de moi un disciple et un prosélyte. Moi qui
+songeois à me faire de lui un médiateur auprès de Mme de Pompadour,
+j'appliquois tout mon entendement à concevoir ces vérités qu'il me
+donnoit pour évidentes, et je n'y voyois que du vague et de l'obscurité.
+Lui faire croire que j'entendois ce qu'en effet je n'entendois pas étoit
+au-dessus de mes forces; mais je l'écoutois avec une patiente docilité,
+et je lui laissois l'espérance de m'éclaircir enfin et de m'inculquer sa
+doctrine. C'en eût été assez pour me gagner sa bienveillance. Je faisois
+plus, j'applaudissois à un travail que je trouvois en effet estimable,
+car il tendoit à rendre l'agriculture recommandable dans un pays où elle
+étoit trop dédaignée, et à tourner vers cette étude une foule de bons
+esprits. J'eus même une occasion de le flatter par cet endroit sensible,
+et ce fut lui qui me l'offrit.
+
+Un Irlandois, appelé Pattulo, ayant fait un livre[11] où il développoit
+les avantages de l'agriculture angloise sur la nôtre, avoit obtenu, par
+Quesnay, de Mme de Pompadour, que ce livre lui fût dédié; mais il avoit
+mal fait son épître dédicatoire. Mme de Pompadour, après l'avoir lue,
+lui dit de s'adresser à moi et de me prier de sa part de la retoucher
+avec soin. Je trouvai plus facile de lui en faire une autre; et, en y
+parlant des cultivateurs, j'attachai à leur condition un intérêt assez
+sensible pour que Mme de Pompadour, à la lecture de cette épître, eût
+les larmes aux yeux. Quesnay s'en aperçut, et je ne puis vous dire
+combien il fut content de moi. Sa manière de me servir auprès de la
+marquise étoit de dire çà et là des mots qui sembloient lui échapper, et
+qui cependant laissoient des traces.
+
+À l'égard de son caractère, je n'en rappellerai qu'un trait, qui va le
+faire assez connoître. Il avoit été placé là par le vieux duc de
+Villeroy et par une comtesse d'Estrades[12], amie et complaisante de Mme
+d'Étioles, qui, ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein,
+l'avoit tirée de la misère et amenée à la cour. Quesnay étoit donc
+attaché à Mme d'Estrades par la reconnoissance, lorsque cette intrigante
+abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson, et
+conspirer avec lui contre elle.
+
+Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme, dans tous les
+sens, eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme
+du caractère, de l'esprit et de l'âge de M. d'Argenson; mais elle avoit
+à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devoit
+tout, et d'être, pour l'amour de lui, la plus ingrate des créatures.
+
+Cependant, Quesnay, sans s'émouvoir de ces passions ennemies, étoit,
+d'un côté, l'incorruptible serviteur de Mme de Pompadour, et, de
+l'autre, le fidèle obligé de Mme d'Estrades, laquelle répondoit de lui à
+M. d'Argenson; et quoique, sans mystère, il allât les voir quelquefois,
+Mme de Pompadour n'en avoit aucune inquiétude. De leur côté, ils avoient
+en lui autant de confiance que s'il n'avoit tenu par aucun lien à Mme de
+Pompadour.
+
+Or, voici ce qu'après l'exil de M. d'Argenson me raconta Dubois, qui
+avoit été son secrétaire. C'est lui-même qui va parler; son récit m'est
+présent, et vous pouvez croire l'entendre.
+
+«Pour supplanter Mme de Pompadour, me dit-il, M. d'Argenson et Mme
+d'Estrades avoient fait inspirer au roi le désir d'avoir les faveurs de
+la jeune et belle Mme de Choiseul, femme du menin[13]. L'intrigue avoit
+fait des progrès; elle en étoit au dénouement. Le rendez-vous étoit
+donné; la jeune dame y étoit allée; elle y étoit dans le moment même où
+M. d'Argenson, Mme d'Estrades, Quesnay et moi, nous étions ensemble dans
+le cabinet du ministre; nous deux témoins muets, mais M. d'Argenson et
+Mme d'Estrades très occupés, très inquiets de ce qui se seroit passé.
+Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et
+dans le désordre, qui étoit la marque de son triomphe. Mme d'Estrades
+court au-devant d'elle, les bras ouverts, et lui demande si c'en est
+fait. «Oui, c'en est fait, répondit-elle, je suis aimée; il est heureux;
+elle va être renvoyée; il m'en a donné sa parole.» À ces mots, ce fut un
+grand éclat de joie dans le cabinet. Quesnay lui seul ne fut point ému.
+«Docteur, lui dit M. d'Argenson, rien ne change pour vous, et nous
+espérons bien que vous nous resterez.--Moi! Monsieur le comte, répondit
+froidement Quesnay en se levant; j'ai été attaché à Mme de Pompadour
+dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce»; et il s'en alla
+sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés; mais on ne prit de lui aucune
+méfiance. «Je le connois, dit Mme d'Estrades; il n'est pas homme à nous
+trahir.» Et en effet ce ne fut point par lui que le secret fut
+découvert, et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale.»
+Voilà le récit de Dubois.
+
+Tandis que les orages se formoient et se dissipoient au-dessus de
+l'entresol de Quesnay, il griffonnoit ses axiomes et ses calculs
+d'économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvemens
+de la cour que s'il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on
+délibéroit de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi
+des ministres; et nous, dans l'entresol, nous raisonnions d'agriculture,
+nous calculions, le produit net, ou quelquefois nous dînions gaiement
+avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon; et Mme de
+Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à
+descendre dans son salon, venoit elle-même les voir à table et causer
+avec eux.
+
+L'autre liaison dont j'ai parlé m'étoit infiniment plus chère. Mme de
+Marchais n'étoit pas seulement, à mon gré, la plus spirituelle et la
+plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des
+amies, la plus active, la plus constante, la plus vivement occupée de
+tout ce qui m'intéressoit. Imaginez-vous tous les charmes du caractère,
+de l'esprit, du langage, réunis au plus haut degré, et même ceux de la
+figure, quoiqu'elle ne fût pas jolie; surtout, dans ses manières, une
+grâce pleine d'attraits: telle étoit cette jeune fée. Son âme, active au
+delà de toute expression, donnoit aux traits de sa physionomie une
+mobilité éblouissante et ravissante. Aucun de ses traits n'étoit celui
+que le pinceau auroit choisi; mais tous ensemble avoient un agrément que
+le pinceau n'auroit pu rendre. Sa taille, dans sa petitesse, étoit,
+comme on dit, faite au tour, et son maintien communiquoit à toute sa
+personne un caractère de noblesse imposant. Ajoutez à cela une culture
+exquise, variée, étendue, depuis la plus légère et brillante littérature
+jusqu'aux plus hautes conceptions du génie; une netteté dans les idées,
+une finesse, une justesse, une rapidité, dont on étoit surpris; une
+facilité, un choix d'expressions toujours heureuses, coulant de source
+et aussi vite que la pensée; ajoutez une âme excellente, d'une bonté
+intarissable, d'une obligeance qui, la même à toute heure, ne se lassoit
+jamais d'agir, et toujours d'un air si facile, si prévenant et si
+flatteur, qu'on eût été tenté d'y soupçonner de l'art, si l'art jamais
+avoit pu se donner cette égalité continue et inaltérable qui fut
+toujours la marque distinctive du naturel, et le seul de ses caractères
+que l'art ne sauroit imiter.
+
+Sa société étoit composée de tout ce que la cour avoit de plus aimable,
+et de ce qu'il y avoit parmi les gens de lettres de plus estimable du
+côté des moeurs, de plus distingué du côté des talens. Avec les gens de
+cour, elle étoit un modèle de la politesse la plus délicate et la plus
+noble; les jeunes femmes venoient chez elle en étudier l'air et le ton.
+Avec les gens de lettres, elle étoit au pair des plus ingénieux et au
+niveau des plus instruits. Personne ne causoit avec plus d'aisance, de
+précision et de méthode. Son silence étoit animé par le feu d'un regard
+spirituellement attentif; elle devinoit la pensée, et ses répliques
+étoient des flèches qui jamais ne manquoient le but. Mais la variété de
+sa conversation en étoit surtout le prodige; le goût des convenances,
+l'à-propos, la mesure; le mot propre à la chose, au moment et à la
+personne; les différences, les nuances les plus fines dans l'expression,
+et à tous, et distinctement à chacun, ce qu'il y avoit de mieux à dire:
+telle étoit la manière dont cette femme unique savoit animer, embellir
+et comme enchanter sa maison.
+
+Grande musicienne, avec le goût du chant et une jolie voix, elle avoit
+été du petit spectacle de Mme de Pompadour; et, lorsque cet amusement
+avoit cessé, elle étoit restée son amie. Elle avoit soin, plus que
+moi-même, de cultiver ses bontés pour moi, et ne manquoit aucune
+occasion de me bien servir auprès d'elle.
+
+Son jeune ami, M. d'Angiviller, étoit d'autant plus intéressant qu'avec
+tout ce qui rend aimable et tout ce qui peut rendre heureux, une belle
+figure, un esprit cultivé, le goût des lettres et des arts, une âme
+élevée, un coeur pur, l'estime du roi, la confiance et la faveur intime
+de M. le Dauphin, et, à la cour, une renommée et une considération
+rarement acquises à son âge, il ne laissoit pas d'être ou de paroître,
+au moins intérieurement, malheureux. Inséparable de Mme de Marchais,
+mais triste, interdit devant elle, d'autant plus sérieux qu'elle étoit
+plus riante, timide et tremblant à sa voix, lui dont le caractère avoit
+de la fierté, de la force et de l'énergie, troublé lorsqu'elle lui
+parloit, la regardant d'un air souffrant, lui répondant d'une voix
+foible, mal assurée et presque éteinte, et, au contraire, en son
+absence, déployant sa belle physionomie, causant bien et avec chaleur,
+et se livrant, avec toute la liberté de son esprit et de son âme, à
+l'enjouement de la société, rien ne ressembloit plus à la situation d'un
+amant traité avec rigueur et dominé avec empire. Cependant ils passoient
+leur vie ensemble dans l'union la plus intime, et, bien évidemment, il
+étoit l'homme auquel nul autre n'étoit préféré. Si ce personnage d'amant
+malheureux n'eût duré que peu de temps, on l'auroit cru joué; mais plus
+de quinze ans de suite il a été le même; il l'a été depuis la mort de M.
+de Marchais comme de son vivant, et jusqu'au moment où sa veuve a épousé
+M. d'Angiviller. Alors la scène a changé de face; toute l'autorité a
+passé à l'époux; et ce n'a plus été, du côté de l'épouse, que déférence
+et complaisance, avec l'air soumis du respect. Je n'ai rien observé en
+ma vie de si singulier dans les moeurs que cette mutation volontaire et
+subite, qui fut depuis pour l'un et l'autre un sort également heureux.
+
+Leurs sentimens pour moi furent toujours parfaitement d'accord; ils sont
+encore les mêmes. Les miens pour eux ne varieront jamais.
+
+Parmi mes délassemens, je n'ai pas compté le spectacle, dont j'avois
+cependant toute facilité de jouir au théâtre de la cour; mais j'y allois
+rarement, et je n'en parle ici que pour marquer l'époque d'une
+révolution intéressante dans l'art de la déclamation.
+
+Il y avoit longtemps que, sur la manière de déclamer les vers tragiques,
+j'étois en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvois dans son jeu
+trop d'éclat, trop de fougue, pas assez de souplesse et de variété, et
+surtout une force qui, n'étant pas modérée, tenoit plus de l'emportement
+que de la sensibilité. C'est ce qu'avec ménagement je tâchois de lui
+faire entendre. «Vous avez, lui disois-je, tous les moyens d'exceller
+dans votre art; et, toute grande actrice que vous êtes, il vous seroit
+facile encore de vous élever au-dessus de vous-même en les ménageant
+davantage, ces moyens que vous prodiguez. Vous m'opposez vos succès
+éclatans et ceux que vous m'avez valus; vous m'opposez l'opinion et les
+suffrages de vos amis; vous m'opposez l'autorité de M. de Voltaire, qui
+lui-même récite ses vers avec emphase, et qui prétend que les vers
+tragiques veulent, dans la déclamation, la même pompe que dans le style;
+et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible, qui me dit
+que la déclamation, comme le style, peut être noble, majestueuse,
+tragique avec simplicité; que l'expression, pour être vive et
+profondément pénétrante, veut des gradations, des nuances, des traits
+imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et
+forcée.» Elle me disoit quelquefois, avec impatience, que je ne la
+laisserois pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique
+dans la tragédie, «Eh! non, Mademoiselle, lui disois-je, vous ne l'aurez
+jamais, la nature vous l'a défendu; vous ne l'avez pas même au moment où
+vous me parlez; le son de votre voix, l'air de votre visage, votre
+prononciation, votre geste, vos attitudes, sont naturellement nobles.
+Osez seulement vous fier à ce beau naturel; j'ose vous garantir que vous
+en serez plus tragique.»
+
+D'autres conseils que les miens prévalurent; et, las de me rendre
+inutilement importun, j'avois cédé, lorsque je vis l'actrice revenir
+tout à coup d'elle-même à mon sentiment. Elle venoit jouer Roxane au
+petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette, et, pour la
+première fois, je la trouvai habillée en sultane, sans panier, les bras
+demi-nus, et dans la vérité du costume oriental; je lui en fis mon
+compliment, «Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de
+faire un voyage à Bordeaux; je n'y ai trouvé qu'une très petite salle;
+il a fallu m'en accommoder. Il m'est venu dans la pensée d'y réduire mon
+jeu, et d'y faire l'essai de cette déclamation simple que vous m'avez
+tant demandée. Elle y a eu le plus grand succès. Je vais en essayer
+encore ici sur ce petit théâtre. Allez m'entendre. Si elle y réussit de
+même, adieu l'ancienne déclamation.»
+
+L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce
+fut Roxane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement,
+l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandoit: «Où
+sommes-nous?» On n'avoit rien entendu de pareil. Je la revis après le
+spectacle, je voulus lui parler du succès qu'elle venoit d'avoir. «Et ne
+voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine? Il faut dans tous mes rôles
+que le costume soit observé: la vérité de la déclamation tient à celle
+du vêtement; toute ma riche garde-robe de théâtre est dès ce moment
+réformée; j'y perds pour dix mille écus d'habits; mais le sacrifice en
+est fait: vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel,
+comme je viens de jouer Roxane.»
+
+C'étoit l'_Électre_ de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de
+l'ample robe de deuil qu'on lui avoit vus dans ce rôle, elle y parut en
+simple habit d'esclave, échevelée, et les bras chargés de longues
+chaînes. Elle y fut admirable; et, quelque temps après, elle fut plus
+sublime encore dans l'_Électre_ de Voltaire. Ce rôle, que Voltaire lui
+avoit fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé
+plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même, puisqu'en le
+lui entendant jouer sur son théâtre de Ferney, où elle l'alla voir, il
+s'écria, baigné de larmes et transporté d'admiration: «Ce n'est pas moi
+qui ai fait cela, c'est elle; elle a créé son rôle.» Et, en effet, par
+les nuances infinies qu'elle y avoit mises, par l'expression qu'elle
+donnoit aux passions dont ce rôle est rempli, c'étoit peut-être celui de
+tous où elle étoit le plus étonnante.
+
+Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changemens le véritable
+accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnoit à
+l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les
+acteurs furent forcés d'abandonner ces tonnelets, ces gants à franges,
+ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets, et tout cet attirail
+fantasque qui, depuis si longtemps, choquoit la vue des gens de goût. Le
+Kain lui-même suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce moment-là
+leurs talens perfectionnés furent en émulation et dignes rivaux l'un de
+l'autre.
+
+L'on conçoit aisément qu'un mélange d'occupations paisibles et
+d'amusemens variés m'auroit plus que dédommagé des plaisirs de Paris;
+mais, pour surcroît d'agrément, j'avois encore la liberté d'y aller,
+quand je voulois, passer le temps que me laissoit le devoir de ma place.
+M. de Marigny lui-même, à la sollicitation de mes anciennes
+connoissances, m'invitoit à les aller voir.
+
+Je ne laissai pas de remarquer dans sa conduite à mon égard une
+particularité dont peut-être la fierté d'un autre ne se fût point
+accommodée, mais dont un peu de philosophie me faisoit sentir la raison.
+Hors de chez lui, c'étoit l'homme du monde qui se plaisoit le plus à
+vivre en société avec moi. À dîner, à souper, chez nos amis communs, il
+jouissoit plus que moi-même de l'estime et de l'amitié que l'on me
+témoignoit; il en étoit flatté, il en étoit reconnoissant. Ce fut par
+lui que je fus mené chez Mme Geoffrin; et, pour l'amour de lui, je fus
+admis chez elle au dîner des artistes comme à celui des gens de lettres;
+enfin, dès que je cessai d'être secrétaire des bâtimens, comme on le
+verra dans la suite, personne ne me témoigna plus d'empressement à
+m'avoir et pour convive et pour ami. Eh bien! tant que j'occupai sous
+ses ordres cette place de secrétaire, il ne se permit pas une seule fois
+de m'inviter à dîner chez lui. Les ministres ne mangeoient point avec
+leurs commis; il avoit pris leur étiquette; et, s'il eût fait une
+exception en ma faveur, tous ses bureaux en auroient été jaloux et
+mécontens. Il ne s'en expliqua jamais avec moi; mais on vient de voir
+qu'il avoit la bonté de me le faire assez entendre.
+
+Les années que je passois à Versailles étoient celles où l'esprit
+philosophique avoit le plus d'activité. D'Alembert et Diderot en avoient
+arboré l'enseigne dans l'immense atelier de l'_Encyclopédie_, et tout ce
+qu'il y avoit de plus distingué parmi les gens de lettres s'y étoit
+rallié autour d'eux. Voltaire, de retour de Berlin, d'où il avoit fait
+chasser le malheureux d'Arnaud, et où il n'avoit pu tenir lui-même,
+s'étoit retiré à Genève, et de là il souffloit cet esprit de liberté,
+d'innovation, d'indépendance, qui a fait depuis tant de progrès. Dans
+son dépit contre le roi, il avoit fait des imprudences; mais on en fit
+une bien plus grande, lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, de
+l'obliger à se tenir dans un pays de liberté. La réponse du roi: «Qu'il
+reste où il est», ne fut pas assez réfléchie. Ses attaques n'étoient pas
+de celles qu'on arrête aux frontières. Versailles, où il auroit été
+moins hardi qu'en Suisse et qu'à Genève, étoit l'exil qu'il falloit lui
+donner. Les prêtres auroient dû lui faire ouvrir cette magnifique
+prison, la même que le cardinal de Richelieu avoit donnée à la haute
+noblesse.
+
+En réclamant son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il
+tendoit lui-même le bout de chaîne avec lequel on l'auroit attaché si on
+avoit voulu. Je dois ce témoignage à Mme de Pompadour que c'étoit malgré
+elle qu'il étoit exilé. Elle s'intéressoit à lui, elle m'en demandoit
+quelquefois des nouvelles; et, lorsque je lui répondois qu'il ne tenoit
+qu'à elle d'en savoir de plus près: «Eh! non, il ne tient pas à moi»,
+disoit-elle avec un soupir.
+
+C'étoit donc de Genève que Voltaire animoit les coopérateurs de
+l'_Encyclopédie_. J'étois du nombre; et mon plus grand plaisir, toutes
+les fois que j'allois à Paris, étoit de me trouver réuni avec eux.
+D'Alembert et Diderot étoient contens de mon travail, et nos relations
+serroient de plus en plus les noeuds d'une amitié qui a duré autant que
+leur vie; plus intime, plus tendre, plus assidûment cultivée avec
+d'Alembert, mais non moins vraie, non moins inaltérable avec ce bon
+Diderot, que j'étois toujours si content de voir et si charmé
+d'entendre.
+
+Je sentis enfin, je l'avoue, que la distance de Paris à Versailles
+mettoit de trop longs intervalles aux momens de bonheur que me faisoit
+goûter la société des gens de lettres. Ceux d'entre eux que j'aimois,
+que j'honorois le plus, avoient la bonté de me dire que nous étions
+faits pour vivre ensemble, et ils me présentoient l'Académie françoise
+comme une perspective qui devoit attirer et fixer mes regards. Je
+sentois donc de temps en temps se réveiller en moi le désir de rentrer
+dans la carrière littéraire; mais, avant tout, je voulois me donner une
+existence libre et sûre, et Mme de Pompadour et son frère auroient été
+bien aises de me la procurer. En voici la preuve sensible.
+
+En 1757, après l'attentat commis sur la personne du roi, et ce grand
+mouvement du ministère où M. d'Argenson et M. de Machault furent
+renvoyés le même jour, M. Rouillé ayant obtenu la surintendance des
+postes, dont le secrétariat étoit un bénéfice simple de deux mille écus
+d'appointemens, possédé par le vieux Moncrif, il me vint dans la tête
+d'en demander la survivance, persuadé que M. Rouillé, dans sa nouvelle
+place, ne refuseroit pas à Mme de Pompadour la première chose qu'elle
+lui auroit demandée. Je la fis donc prier par le docteur Quesnay de
+m'accorder une audience. Je fus remis au lendemain au soir, et toute la
+nuit je rêvai à ce que j'avois à lui dire. Ma tête s'alluma, et, perdant
+mon objet de vue, me voilà occupé des malheurs de l'État, et résolu à
+profiter de l'audience qu'on me donnoit pour faire entendre des vérités
+utiles. Les heures de mon sommeil furent employées à méditer ma
+harangue, et ma matinée à l'écrire, afin de l'avoir plus présente à
+l'esprit. Le soir, je me rendis chez Quesnay, à l'heure marquée, et je
+fis dire que j'étois là. Quesnay, occupé à tracer le _zigzag_ du
+_produit net_, ne me demanda pas même ce que j'allois faire chez Mme de
+Pompadour. Elle me fait appeler; je descends, et, introduit dans son
+cabinet: «Madame, lui dis-je, M. Rouillé vient d'obtenir la
+surintendance des postes; la place de secrétaire de la poste aux lettres
+dépend de lui. Moncrif, qui l'occupe, est bien vieux! Seroit-ce abuser
+de vos bontés que de vous supplier d'en obtenir pour moi la survivance?
+Rien ne me convient mieux que cette place, et pour la vie j'y borne mon
+ambition.» Elle me répondit qu'elle l'avoit promise à d'Arboulin (l'un
+de ses familiers[15]), mais qu'elle l'y feroit renoncer si elle pouvoit
+l'obtenir pour moi.
+
+Après lui avoir rendu grâce: «Je vais, Madame, vous étonner, lui dis-je;
+le bienfait que je vous demande n'est pas ce qui m'occupe et ce qui
+m'intéresse le plus dans ce moment: c'est la situation du royaume; c'est
+le trouble où le plonge cette querelle interminable des parlemens et du
+clergé, dans laquelle je vois l'autorité royale comme un vaisseau battu
+par la tempête entre deux écueils, et, dans le conseil, pas un homme
+capable de le gouverner.» À ce tableau amplifié j'ajoutai celui d'une
+guerre qui appeloit au dehors, et sur terre et sur mer, toutes les
+forces de l'État, et qui rendroit si nécessaires au dedans le calme, la
+concorde, l'union des esprits et le concours des volontés. Après quoi je
+repris: «Tant que MM. d'Argenson et de Machault ont été en place, on a
+pu attribuer à leur division et à leur mésintelligence les dissensions
+intestines dont le royaume est tourmenté, et tous les actes de rigueur
+qui, loin de les calmer, les ont envenimées; mais à présent que les
+ministres sont renvoyés, et que les hommes qui les remplacent n'ont
+aucun ascendant ni aucune influence, songez, Madame, que c'est sur vous
+qu'on a les yeux, et que c'est à vous désormais que s'adresseront les
+reproches, les plaintes, si le mal continue, ou les bénédictions
+publiques, si vous y apportez remède et si vous le faites cesser. Au nom
+de votre gloire et de votre repos, Madame, hâtez-vous de produire cet
+heureux changement. N'attendez pas que la nécessité le commande, ou
+qu'un autre que vous l'opère; vous en perdriez le mérite, et l'on vous
+accuseroit seule du mal que vous n'auriez pas fait. Toutes les personnes
+qui vous sont attachées ont les mêmes inquiétudes, et forment les mêmes
+voeux que moi.»
+
+Elle me répondit qu'elle avoit du courage, et qu'elle vouloit que ses
+amis en eussent pour elle et comme elle; qu'au reste elle me savoit gré
+du zèle que je lui témoignois; mais que je fusse plus tranquille, et
+qu'on travailloit dans ce moment à tout pacifier. Elle ajouta qu'elle
+parleroit ce jour-là même à M. Rouillé, et me dit de venir la voir le
+lendemain matin.
+
+«Je n'ai rien de bon à vous apprendre, me dit-elle en me revoyant; la
+survivance de Moncrif est donnée. C'est la première chose que le nouveau
+surintendant des postes a demandée au roi, et il l'a obtenue en faveur
+de Gaudin, son ancien secrétaire. Voyez s'il y a quelque autre chose que
+je puisse faire pour vous.»
+
+Il n'étoit pas facile de trouver une place qui me convînt autant que
+celle-là. Je crus pourtant, peu de temps après, être sûr d'en obtenir
+une qui me plaisoit davantage, parce que j'en serois créateur, et que
+j'y laisserois des traces honorables de mes travaux. Ceci m'engage à
+faire connoître un personnage qui a brillé comme un météore, et dont
+l'éclat, quoique bien affoibli, n'est pas encore éteint. Si je ne
+parlois que de moi, tout seroit bientôt dit; mais, comme l'histoire de
+ma vie est une promenade que je fais faire à mes enfans, il faut bien
+qu'ils remarquent les passans avec qui j'ai eu des rapports dans le
+monde.
+
+L'abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avoit mal
+réussi, étoit un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et
+qui, avec le gentil Bernard, amusoit de ses jolis vers les joyeux
+soupers de Paris. Voltaire l'appeloit la bouquetière du Parnasse, et
+dans le monde, plus familièrement, on l'appeloit _Babet_, du nom d'une
+jolie bouquetière de ce temps-là. C'est de là, sans autre mérite, qu'il
+est parti pour être cardinal et ambassadeur de France à la cour de Rome.
+Il avoit inutilement sollicité, auprès de l'ancien évêque de Mirepoix
+(Boyer), une pension sur quelque abbaye. Cet évêque, qui faisoit peu de
+cas des poésies galantes, et qui savoit la vie que menoit cet abbé, lui
+avoit durement déclaré que, tant que lui (Boyer) seroit en place, il
+n'avoit rien à espérer; à quoi l'abbé avoit répondu: _Monseigneur,
+j'attendrai_, mot qui courut dans le monde et fit fortune[16]. La sienne
+consistoit alors en un canonicat de Brioude[17], qui ne lui valoit rien,
+attendu son absence, et en un petit bénéfice simple à Boulogne-sur-Mer,
+qu'il avoit eu je ne sais comment.
+
+Il en étoit là lorsqu'on apprit qu'aux rendez-vous de chasse de la forêt
+de Senart la belle Mme d'Étioles avoit été l'objet des attentions du
+roi. Aussitôt l'abbé sollicite la permission d'aller faire sa cour à la
+jeune dame, et la comtesse d'Estrade, dont il étoit connu, obtient pour
+lui cette faveur. Il arrive à Étioles par le coche d'eau, son petit
+paquet sous le bras. On lui fait réciter ses vers; il amuse, il met tous
+ses soins à se rendre agréable; et, avec cette superficie d'esprit et ce
+vernis de poésie qui étoit son unique talent, il réussit au point qu'en
+l'absence du roi il est admis dans le secret des lettres que s'écrivent
+les deux amans. Rien n'alloit mieux à la tournure de son esprit et de
+son style que cette espèce de ministère. Aussi, dès que la nouvelle
+maîtresse fut installée à la cour, l'un des premiers effets de sa faveur
+fut-il de lui obtenir une pension de cent louis sur la cassette et un
+logement aux Tuileries qu'elle fit meubler à ses frais[18]. Je le vis
+dans ce logement, sous le toit du palais, le plus content des hommes,
+avec sa pension et son meuble de brocatelle. Comme il étoit bon
+gentilhomme, sa protectrice lui conseilla de passer du chapitre de
+Brioude à celui de Lyon[19]; et, pour celui-ci, elle obtint, en faveur
+du nouveau chanoine, une décoration nouvelle[20]. En même temps il fut
+l'amant en titre et déclaré de la belle princesse de Rohan[21], ce qui
+le mit dans le grand monde sur le ton d'homme de qualité, et tout à coup
+il fut nommé à l'ambassade de Venise[22]. Là, il reçut honorablement les
+neveux du pape Ganganelli, et par là il se procura la faveur de la cour
+de Rome. Rappelé de Venise pour être des conseils du roi, il conclut
+avec le comte de Starhemberg[23] le traité de Versailles; en récompense,
+il obtint la place de ministre des affaires étrangères que lui céda M.
+Rouillé[24], et peu de temps après le chapeau de cardinal à la
+nomination de la cour de Vienne[25].
+
+Au retour de son ambassade je le vis, et il me traita comme avant ses
+prospérités, cependant avec une teinte de dignité qui sentoit un peu
+l'Excellence, et rien n'étoit plus naturel. Après qu'il eut signé le
+traité de Versailles, je lui en fis compliment, et il me témoigna que je
+l'obligerois si, dans une épître adressée au roi, je célébrois les
+avantages de cette grande et heureuse alliance. Je répondis qu'il me
+seroit plus facile et plus doux de lui adresser la parole à lui-même. Il
+ne me dissimula point qu'il en seroit flatté. Je fis donc cette épître;
+il en fut content, et son amie Mme de Pompadour en fut ravie; elle
+voulut que cette pièce fût imprimée et présentée au roi[26], ce qui ne
+déplut point à l'abbé négociateur (je passe sous silence les ambassades
+d'Espagne et de Vienne, auxquelles il fut nommé, et où il n'alla point,
+ayant mieux à faire à Versailles). Bientôt après il eut besoin, dans une
+occasion pressante, d'un homme sûr, discret et diligent, qui écrivît
+d'un bon style, et il me fit l'honneur d'avoir recours à moi: voici dans
+quelles circonstances.
+
+Le roi de Prusse, en entrant dans la Saxe avec une armée de soixante
+mille hommes, avoit publié un manifeste[27] auquel la cour de Vienne
+avoit répondu. Cette réponse, traduite en un françois tudesque, avoit
+été envoyée à Fontainebleau, où étoit la cour. Elle y devoit être
+présentée au roi le dimanche suivant, et le comte de Starhemberg en
+avoit cinq cents exemplaires à distribuer ce jour-là. Ce fut le mercredi
+au soir que le comte abbé de Bernis me fit prier de l'aller voir. Il
+étoit enfermé avec le comte de Starhemberg. Ils me marquèrent tous les
+deux combien ils étoient affligés d'avoir à publier un manifeste si mal
+écrit dans notre langue, et me dirent que je ferois une chose très
+agréable pour les deux cours de Versailles et de Vienne si je voulois le
+corriger et le faire imprimer à la hâte, pour être présenté et publié
+dans quatre jours. Nous le lûmes ensemble, et, indépendamment des
+germanismes dont il étoit rempli, je pris la liberté de leur faire
+observer nombre de raisons mal déduites ou obscurément présentées. Ils
+me donnèrent carte blanche pour toutes ces corrections, et, après avoir
+pris rendez-vous pour le lendemain à la même heure, j'allai me mettre à
+l'ouvrage. En même temps, l'abbé de Bernis écrivit à M. de Marigny pour
+le prier de me céder à lui tout le reste de la semaine, ayant besoin de
+moi pour un travail pressant dont je voulois bien me charger.
+
+J'employai presque la nuit entière et le jour suivant à retoucher et à
+faire transcrire cet ample manifeste, et, à l'heure du rendez-vous, je
+le leur rapportai, sinon élégamment, au moins plus décemment écrit. Ils
+louèrent avec excès mon travail et ma diligence. «Mais ce n'est pas
+tout, me dit l'abbé, il faut que dimanche matin ce mémoire imprimé soit
+ici dans nos mains à l'heure du lever du roi, et c'est par là, mon cher
+Marmontel, qu'il faut que vous couronniez l'oeuvre.--Monsieur le comte,
+lui répondis-je, dans demi-heure je vais être prêt à partir. Ordonnez
+qu'une chaise de poste vienne me prendre, et, de votre main, écrivez
+deux mots au lieutenant de police, afin que la censure ne retarde pas
+l'impression; je vous promets d'être ici dimanche à votre réveil.» Je
+lui tins parole; mais j'arrivai excédé de fatigues et de veilles.
+Quelques jours après il me demanda la note des frais de mon voyage et
+ceux de l'impression. Je la lui donnai très exacte, article par article,
+et il m'en remboursa le montant au plus juste. Depuis, il n'en fut plus
+parlé[28].
+
+Cependant il ne cessoit de me répéter que, pour lui, l'un des avantages
+de la faveur dont il jouissoit seroit de pouvoir m'être utile. Lors donc
+qu'il fut secrétaire d'État des affaires étrangères, je crus que, si,
+dans son département, il y avoit moyen de m'employer utilement pour la
+chose publique, pour lui-même et pour moi, je l'y trouverois disposé. Ce
+fut sur ces trois bases que j'établis mon projet et mon espérance.
+
+Je savois que, dans ce temps-là, le dépôt des affaires étrangères étoit
+un chaos que les plus anciens commis avoient bien de la peine à
+débrouiller. Ainsi, pour un nouveau ministre, quel qu'il fût, sa place
+étoit une longue école. En parlant de Bernis lui-même, j'avois entendu
+dire à Bussy, l'un de ces vieux commis: «Voilà le onzième écolier qu'on
+nous donne à l'abbé de La Ville et à moi»; et cet écolier étoit le
+maître que M. le Dauphin avoit pris pour lui enseigner la politique;
+choix bien étrange dans un prince qui sembloit vouloir être solidement
+instruit!
+
+J'aurois donc bien servi et le ministre, et le Dauphin, et le roi, et
+l'État lui-même, si dans ce chaos du passé j'avois établi l'ordre et
+jeté la lumière. Ce fut ce que je proposai dans un mémoire précis et
+clair que je présentai à l'abbé de Bernis.
+
+Mon projet consistoit d'abord à démêler et à ranger les objets de
+négociation suivant leurs relations diverses, à leur place à l'égard des
+lieux, à leur date à l'égard des temps. Ensuite, d'époque en époque, à
+commencer d'un temps plus ou moins reculé, je me chargeois d'extraire de
+tous ces portefeuilles de dépêches et de mémoires ce qu'il y auroit
+d'intéressant, d'en former successivement un tableau historique assez
+développé pour y suivre le cours des négociations et y observer l'esprit
+des différentes cours, le système des cabinets, la politique des
+conseils, le caractère des ministres, celui des rois et de leurs règnes;
+en un mot, les ressorts qui, dans tel ou tel temps, avoient remué les
+puissances. Tous les ans, trois volumes de ce cours de diplomatique
+auroient été remis dans les mains du ministre; et peut-être, écrits avec
+soin, auroient-ils été pour le Dauphin lui-même une lecture
+satisfaisante. Enfin, pour rendre les objets plus présens, un livre de
+tables figurées auroit fait voir, d'un coup d'oeil et sous leur rapport,
+les négociations respectives et leurs effets simultanés dans les cours
+et les cabinets de l'Europe. Pour ce travail immense, je ne demandois
+que deux commis, un logement au dépôt même, et de quoi vivre frugalement
+chez moi. L'abbé de Bernis parut charmé de mon projet. «Donnez-moi ce
+mémoire, me dit-il après en avoir entendu la lecture; j'en sens
+l'utilité et la bonté plus que vous-même. Je veux le présenter au roi.»
+Je ne doutai pas du succès; je l'attendis; je l'attendis en vain; et
+lorsque, impatient d'en savoir l'effet, je lui en demandai des
+nouvelles: «Ah! me dit-il d'un air distrait, en entrant dans sa chaise
+pour aller au conseil, cela tient à un arrangement général sur lequel il
+n'y a rien de décidé encore.» Cet arrangement a eu lieu depuis. Le roi a
+fait construire deux hôtels, l'un pour le dépôt de la guerre, l'autre
+pour le dépôt de la politique. Mon projet a été exécuté, du moins en
+partie, et un autre que moi en a recueilli le fruit. _Sic vos non
+vobis_[29]. Après cette réponse de l'abbé de Bernis, je le vis encore
+une fois; ce fut le jour où, en habit de cardinal, en calotte rouge, en
+bas rouges, et avec un rochet garni du plus riche point d'Angleterre, il
+alloit se présenter au roi. Je traversai ses antichambres, entre deux
+longues haies de gens vêtus à neuf d'écarlate et galonnés d'or. En
+entrant dans son cabinet, je le trouvai glorieux comme un paon, plus
+joufflu que jamais, s'admirant dans sa gloire, surtout ne pouvant se
+lasser de regarder son rochet et ses bas ponceau. «Ne suis-je pas bien
+mis? me demanda-t-il.--Fort bien, lui dis-je; l'Éminence vous sied à
+merveille, et je viens, Monseigneur, vous en faire mon compliment.--Et
+ma livrée, comment la trouvez-vous?--Je l'ai prise, lui dis-je, pour la
+troupe dorée qui venoit vous complimenter.» Ce sont les derniers mots
+que nous nous soyons dits.
+
+Je me consolai aisément de ne lui rien devoir, non seulement parce que
+je n'avois vu en lui qu'un fat sous la pourpre, mais parce que bientôt
+je le vis malhonnête et méconnoissant envers sa créatrice: car rien ne
+pèse tant que la reconnoissance, lorsqu'on la doit à des ingrats.
+
+Plus heureux que lui, je trouvai dans l'étude et dans le travail la
+consolation des petites rigueurs que j'essuyois de la fortune; mais,
+comme je n'ai jamais eu le caractère bien stoïque, je payois moins
+patiemment à la nature le tribut de douleur qu'elle m'imposoit tous les
+ans. Avec une santé habituellement bonne et pleine, j'étois sujet à un
+mal de tête d'une espèce très singulière. Ce mal s'appelle le _clavus_;
+le siège en est sous le sourcil. C'est le battement d'une artère dont
+chaque pulsation est un coup de stylet qui semble percer jusqu'à l'âme.
+Je ne puis exprimer quelle en est la douleur; et, toute vive et profonde
+qu'elle est, un seul point en est affecté. Ce point est, au-dessus de
+l'oeil, l'endroit auquel répond le pouls d'une artère intérieure.
+J'explique tout ceci pour mieux vous faire entendre un phénomène
+intéressant.
+
+Depuis sept ans, ce mal de tête me revenoit au moins une fois par année,
+et duroit douze à quinze jours, non pas continuellement, mais par accès,
+comme une fièvre, et tous les jours à la même heure, avec peu de
+variation; il duroit environ six heures, s'annonçant par une tension
+dans les veines et les fibres voisines, et par des battemens non pas
+plus pressés, mais plus forts, de l'artère où étoit la douleur. En
+commençant, le mal étoit presque insensible; il alloit en croissant, et
+diminuoit de même jusqu'à la fin de l'accès; mais, durant quatre heures
+au moins, il étoit dans toute sa force. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est
+que, l'accès fini, il ne restoit pas trace de douleur dans cette partie,
+et que ni le reste du jour, ni la nuit suivante, jusqu'au lendemain à
+l'heure du nouvel accès, je n'en avois aucun ressentiment. Les médecins
+que j'avois consultés s'étoient inutilement appliqués à me guérir. Le
+quinquina, les saignées du pied, les liqueurs émollientes, les
+fumigations, ni les sternutatoires, rien n'avoit réussi. Quelques-uns
+même de ces remèdes, comme le quinquina et le muguet, ne faisoient
+qu'irriter mon mal.
+
+Un médecin de la reine, appelé Malouin, homme assez habile, mais plus
+Purgon que Purgon lui-même, avoit imaginé de me faire prendre en
+lavemens des infusions de vulnéraire. Cela ne me fit rien; mais, au bout
+de son période accoutumé, le mal avoit cessé. Et voilà Malouin tout
+glorieux d'une si belle cure. Je ne troublai point son triomphe; mais
+lui, saisissant l'occasion de me faire une mercuriale: «Eh bien! mon
+ami, me dit-il, croirez-vous désormais à la médecine et au savoir des
+médecins?» Je l'assurai que j'y croyois très fort. «Non, reprit-il, vous
+vous permettez quelquefois d'en parler un peu légèrement; cela vous fait
+tort dans le monde. Voyez parmi les gens de lettres et les savans, les
+plus illustres ont toujours respecté notre art»; et il me cita de grands
+hommes. «Voltaire lui-même, ajouta-t-il, lui qui respecte si peu de
+choses, a toujours parlé avec respect de la médecine et des
+médecins.--Oui, lui dis-je, docteur, mais un certain Molière!--Aussi, me
+dit-il en me regardant d'un oeil fixe, et en me serrant le poignet, aussi
+comment est-il mort[30]?»
+
+Pour la septième année enfin, mon mal m'avoit repris, lorsqu'un jour, au
+fort de l'accès, je vis entrer chez moi Genson, le maréchal des écuries
+de la Dauphine. Genson, sur les objets relatifs à son art, donnoit à
+l'_Encyclopédie_ des articles très distingués. Il avoit fait une étude
+particulière de l'anatomie comparée de l'homme et du cheval; et non
+seulement pour les maladies, mais pour la nourriture et l'éducation des
+chevaux, personne n'étoit plus instruit; mais, peu exercé dans l'art
+d'écrire, c'étoit à moi qu'il avoit recours pour retoucher un peu son
+style. Il vint donc avec ses papiers dans un moment où, depuis trois
+heures, j'éprouvois mon supplice. «Monsieur Genson, lui dis-je, il m'est
+impossible de travailler avec vous aujourd'hui; je souffre trop
+cruellement.» Il vit mon oeil droit enflammé, et toutes les fibres de la
+tempe et de la paupière palpitantes et frémissantes. Il me demanda la
+cause de mon mal, je lui dis ce que j'en savois; et, après quelques
+détails sur ma complexion, sur ma façon de vivre, sur ma santé
+habituelle: «Est-il possible, me dit-il, qu'on vous ait laissé si
+longtemps souffrir un mal dont il étoit si facile de vous guérir?--Eh
+quoi! lui dis-je avec étonnement, en sauriez-vous le remède?--Oui, je le
+sais, et rien n'est plus simple; dans trois jours vous serez guéri, et
+dès demain vous serez soulagé.--Comment? lui demandai-je avec une
+espérance foible et timide encore.--Quand votre encre est trop épaisse
+et ne coule pas, me dit-il, que faites-vous?--J'y mets de l'eau.--Eh
+bien! mettez de l'eau dans votre lymphe; elle coulera, et n'engorgera
+plus les glandes de la membrane pituitaire, qui gêne actuellement
+l'artère dont les pulsations froissent le nerf voisin et vous causent
+tant de douleur.--Est-ce bien là, lui demandai-je, la cause de mon mal?
+en est-ce bien là le remède?--Assurément, dit-il. Vous avez là dans l'os
+une petite cavité qu'on nomme le _sinus frontal_; il est doublé d'une
+membrane qui est un tissu de petites glandes; cette membrane, dans son
+état naturel, est aussi mince qu'une feuille de chêne. Dans ce moment,
+elle est épaisse et engorgée; il s'agit de la dégager; et le moyen en
+est facile et sûr. Dînez sagement aujourd'hui, points de ragoûts, point
+de vin pur, ni café, ni liqueurs; et, au lieu de souper ce soir, buvez
+autant d'eau claire et fraîche que votre estomac en pourra soutenir sans
+fatigue; demain matin buvez-en de même; observez quelques jours ce
+régime, et je vous prédis que demain l'accès sera foible,
+qu'après-demain il sera presque insensible, et que le jour suivant ce ne
+sera plus rien.--Ah! Monsieur Genson, vous serez un dieu pour moi, lui
+dis-je, si votre prédiction s'accomplit.» Elle s'accomplit en effet.
+Genson vint me revoir; et comme, en l'embrassant, je lui annonçois ma
+guérison: «Ce n'est pas tout de vous avoir guéri, me dit-il; à présent
+il faut vous préserver. Cette partie sera foible encore quelques années;
+et, jusqu'à ce que la membrane ait repris son ressort, ce seroit là que
+la lymphe épaissie déposeroit encore. Il faut prévenir ces dépôts. Vous
+m'avez dit que le premier symptôme de votre mal est une tension dans les
+veines et dans les fibres à la tempe et sous le sourcil. Dès que vous
+sentirez cet embarras, buvez de l'eau et reprenez au moins pour quelques
+jours votre régime. Le remède de votre mal en sera le préservatif. Au
+reste, cette précaution ne sera nécessaire que pour quelques années.
+L'organe une fois raffermi, je ne vous demande plus rien.» Son
+ordonnance fut exactement observée, et j'en obtins pleinement le succès
+tel qu'il me l'avoit annoncé.
+
+Cette année où, par la vertu de quelques verres d'eau, je m'étois
+délivré d'un si grand mal, fut encore magique pour moi, en ce qu'avec
+quelques paroles je fis, par aventure, un grand bien à un honnête homme,
+avec qui je n'avois aucune liaison.
+
+La cour étoit à Fontainebleau, et là j'allois assez souvent passer une
+heure de la soirée avec Quesnay. Un soir que j'étois avec lui, Mme de
+Pompadour me fit appeler et me dit: «Savez-vous que La Bruère est mort à
+Rome[31]? Il étoit titulaire du privilège du _Mercure_: ce privilège lui
+valoit vingt-cinq mille livres de rente; il y a de quoi faire plus d'un
+heureux; et nous avons dessein d'attacher au nouveau brevet du _Mercure_
+des pensions pour les gens de lettres. Vous qui les connoissez,
+nommez-moi ceux qui en auroient besoin, et qui en seroient
+susceptibles.» Je nommai Crébillon, d'Alembert, Boissy, et encore
+quelques autres. Pour Crébillon, je savois bien qu'il étoit inutile de
+le recommander[32]; pour d'Alembert, voyant qu'elle faisoit un petit
+signe d'improbation: «C'est, lui dis-je, Madame, un géomètre du premier
+ordre, un écrivain très distingué, et un très parfait honnête
+homme.--Oui, me répliqua-t-elle, mais une tête chaude.» Je répondis bien
+doucement que, sans un peu de chaleur dans la tête, il n'y avoit point
+de grand talent. «Il s'est passionné, dit-elle, pour la musique
+italienne, et s'est mis à la tête du parti des bouffons.--Il n'en a pas
+moins fait la préface de l'_Encyclopédie_», répondis-je encore avec
+modestie. Elle n'en parla plus; mais il n'eut point de pension. Je crois
+qu'un sujet d'exclusion plus grave, ce fut son zèle pour le roi de
+Prusse, dont il étoit partisan déclaré, et que Mme de Pompadour haïssoit
+personnellement. Quand ce vint à Boissy, elle me demanda: «Est-ce que
+Boissy n'est pas riche? Je le crois au moins à son aise; je l'ai vu au
+spectacle, et toujours si bien mis!--Non, Madame, il est pauvre, mais il
+cache sa pauvreté.--Il a fait tant de pièces de théâtre! insista-t-elle
+encore.--Oui, mais toutes ces pièces n'ont pas eu le même succès; et
+cependant il a fallu vivre. Enfin, Madame, vous le dirai-je? Boissy est
+si peu fortuné que, sans un ami qui a découvert sa situation, il
+périssoit de misère l'hiver dernier. Manquant de pain, trop fier pour en
+demander à personne, il s'étoit enfermé avec sa femme et son fils,
+résolus à mourir ensemble, et allant se tuer l'un dans les bras de
+l'autre, lorsque cet ami secourable força la porte et les sauva.--Ah!
+Dieu, s'écria Mme de Pompadour, vous me faites frémir. Je vais le
+recommander au roi.»
+
+Le lendemain matin, je vois entrer chez moi Boissy, pâle, égaré, hors de
+lui-même, avec une émotion qui ressembloit à de la joie sur le visage de
+la douleur. Son premier mouvement fut de tomber à mes pieds. Moi qui
+crus qu'il se trouvoit mal, je m'empressai de le secourir, et, en le
+relevant, je lui demandai ce qui pouvoit le mettre dans l'état où je le
+voyois. «Ah! Monsieur, me dit-il, ne le savez-vous pas? Vous mon
+généreux bienfaiteur, vous qui m'avez sauvé la vie, vous qui d'un abîme
+de malheurs me faites passer dans une situation d'aisance et de fortune
+inespérée! J'étois venu solliciter une pension modique sur le _Mercure_,
+et M. de Saint-Florentin m'annonce que c'est le privilège, le brevet
+même du _Mercure_ que le roi vient de m'accorder[33]. Il m'apprend que
+c'est à Mme de Pompadour que je le dois; je vais lui en rendre grâce;
+et, chez elle, M. Quesnay me dit que c'est vous qui, en parlant de moi,
+avez touché Mme de Pompadour, au point qu'elle en avoit les yeux en
+larmes.»
+
+Ici je voulus l'interrompre en l'embrassant; mais il continua: «Qu'ai-je
+donc fait, Monsieur, pour mériter de vous un intérêt si tendre? Je ne
+vous ai vu qu'en passant; à peine me connoissez-vous; et vous avez, en
+parlant de moi, l'éloquence du sentiment, l'éloquence de l'amitié!» À
+ces mots, il vouloit baiser mes mains. «C'en est trop, lui dis-je,
+Monsieur, il est temps que je modère cet excès de reconnoissance; et,
+après vous avoir laissé soulager votre coeur, je veux m'expliquer à mon
+tour. Assurément j'ai voulu vous servir; mais en cela je n'ai été que
+juste, et sans cela j'aurois manqué à la confiance dont Mme de Pompadour
+m'honoroit en me consultant. Sa sensibilité et sa bonté ont fait le
+reste. Laissez-moi donc me réjouir avec vous de votre fortune, et
+rendons-en grâce tous deux à celle à qui vous la devez.»
+
+Dès que Boissy eut pris congé de moi, j'allai chez le ministre; et,
+voyant qu'il me recevoit comme n'ayant rien à me dire, je lui demandai
+si je n'avois pas un remerciement à lui faire: il me dit que non; si les
+pensions sur le _Mercure_ étoient données: il me dit que oui; si Mme de
+Pompadour ne lui avoit point parlé de moi: il m'assura qu'elle ne lui en
+avoit pas dit un mot, et que, si elle m'avoit nommé, il m'auroit mis
+volontiers sur la liste qu'il avoit présentée au roi. Je fus confondu,
+je l'avoue: car, sans m'être nommé moi-même, lorsqu'elle m'avoit
+consulté, je m'étois cru bien sûr d'être au nombre de ceux qu'elle
+proposeroit. Je me rendis chez elle; et bien heureusement je trouvai
+dans son salon Mme de Marchais à qui de point en point je contai ma
+mésaventure. «Bon! me dit-elle, cela vous étonne? cela ne m'étonne pas,
+moi; je la reconnois là. Elle vous aura oublié.» À l'instant même elle
+entre dans le cabinet de toilette où étoit Mme de Pompadour; et aussitôt
+après j'entends des éclats de rire. J'en tirai un heureux présage; en
+effet, Mme de Pompadour, en allant à la messe, ne put me voir sans rire
+encore de m'avoir laissé dans l'oubli. «J'ai deviné tout juste, me dit
+Mme de Marchais en me revoyant, mais cela sera réparé.» J'eus donc une
+pension de douze cents livres sur le _Mercure_, et je fus content.
+
+Si M. de Boissy le rédigeoit lui-même, il restoit à son aise; mais il
+falloit qu'il le soutînt; et il n'avoit pour cela ni les relations, ni
+les ressources, ni l'activité de l'abbé Raynal, qui, en l'absence de La
+Bruère, le faisoit, et le faisoit bien.
+
+Dénué de secours, et ne trouvant rien de passable dans les papiers qu'on
+lui laissoit, Boissy m'écrivit une lettre qui étoit un vrai signal de
+détresse. «Inutilement, me disoit-il, vous m'aurez fait donner le
+_Mercure_; ce bienfait est perdu pour moi, si vous n'y ajoutez pas celui
+de venir à mon aide. Prose ou vers, ce qu'il vous plaira, tout me sera
+bon de votre main. Mais hâtez-vous de me tirer de la peine où je suis,
+je vous en conjure au nom de l'amitié que je vous ai vouée pour tout le
+reste de ma vie.»
+
+Cette lettre m'ôta le sommeil; je vis ce malheureux livré au ridicule,
+et le _Mercure_ décrié dans ses mains, s'il laissoit voir sa pénurie.
+J'en eus la fièvre toute la nuit; et ce fut dans cet état de crise et
+d'agitation que me vint la première idée de faire un conte. Après avoir
+passé la nuit sans fermer l'oeil à rouler dans ma tête le sujet de celui
+que j'ai intitulé _Alcibiade_, je me levai, je l'écrivis tout d'une
+haleine, au courant de la plume, et je l'envoyai. Ce conte eut un succès
+inespéré. J'avois exigé l'anonyme. On ne savoit à qui l'attribuer; et,
+au dîner d'Helvétius, où étoient les plus fins connoisseurs, on me fit
+l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montesquieu.
+
+Boissy, comblé de joie de l'accroissement que cette nouveauté avoit
+donné au débit du _Mercure_, redoubla de prières pour obtenir de moi
+encore quelques morceaux du même genre. Je fis pour lui le conte de
+_Soliman II_, ensuite celui du _Scrupule_, et quelques autres encore.
+Telle fut l'origine de ces _Contes moraux_ qui ont eu depuis tant de
+vogue en Europe. Boissy me fit par là plus de bien à moi-même que je ne
+lui en avois fait; mais il ne jouit pas longtemps de sa fortune; et, à
+sa mort, lorsqu'il fallut le remplacer: «Sire, dit Mme de Pompadour au
+roi, ne donnerez-vous pas le _Mercure_ à celui qui l'a soutenu?» Le
+brevet m'en fut accordé[34]. Alors il fallut me résoudre à quitter
+Versailles. Cependant il s'offrit pour moi une fortune qui, dans ce
+moment-là, sembloit meilleure et plus solide. Je ne sais quel instinct,
+qui m'a toujours assez bien conduit, m'empêcha de la préférer.
+
+Le maréchal de Belle-Isle étoit ministre de la guerre; son fils unique,
+le comte de Gisors, le jeune homme du siècle le mieux élevé et le plus
+accompli, venoit d'obtenir la lieutenance et le commandement des
+carabiniers, dont le comte de Provence étoit colonel. Le régiment des
+carabiniers avoit un secrétaire attaché à la personne du commandant,
+avec un traitement de douze mille livres, et cette place étoit vacante.
+Un jeune homme de Versailles, appelé Dorlif, se présenta pour la
+remplir, et il se dit connu de moi. «Eh bien! lui dit le comte de
+Gisors, engagez M. Marmontel à venir me voir; je serai bien aise de
+causer avec lui.» Dorlif faisoit de petits vers, et venoit quelquefois
+me les communiquer; c'étoit là notre connoissance. Du reste, je le
+croyois honnête et bon garçon. Ce fut le témoignage que je rendis de
+lui. «Je vais, me dit le comte de Gisors, que je voyois pour la première
+fois, vous parler avec confiance. Ce jeune homme n'est pas ce qui
+convient à cette place; j'ai besoin d'un homme qui, dès demain, soit mon
+ami, et sur qui je puisse compter comme sur un autre moi-même. M. le duc
+de Nivernois, mon beau-père, m'en propose un; mais je me méfie de la
+facilité des grands dans leurs recommandations; et, si vous avez à me
+donner un homme dont vous soyez sûr, et qu'il soit tel que je le
+demande, n'osant pas, ajouta-t-il, prétendre à vous avoir vous-même, je
+le prendrai de votre main.
+
+--Un mois plus tôt, Monsieur le comte, c'eût été pour moi-même, lui
+dis-je, que j'aurois demandé l'honneur de vous être attaché. Le brevet
+du _Mercure de France_, que le roi vient de m'accorder, est pour moi un
+engagement que sans légèreté je ne puis sitôt rompre; mais je m'en vais,
+parmi mes connoissances, voir si je puis trouver l'homme qui vous
+convient.»
+
+Parmi mes connoissances, il y avoit à Paris un jeune homme appelé Suard,
+d'un esprit fin, délié, juste et sage, d'un caractère aimable, d'un
+commerce doux et liant, assez imbu de belles-lettres, parlant bien,
+écrivant d'un style pur, aisé, naturel et du meilleur goût, discret
+surtout, et réservé avec des sentimens honnêtes. Ce fut sur lui que je
+jetai les yeux. Je le priai de venir me voir à Paris, où je m'étois
+rendu pour lui épargner le voyage. D'un côté, cette place lui parut très
+avantageuse; de l'autre, il la trouvoit assujettissante et pénible. On
+étoit en guerre; il falloit suivre le comte de Gisors dans ses
+campagnes; et Suard, naturellement indolent, auroit bien voulu de la
+fortune, mais sans qu'il lui en coûtât sa liberté ni son repos. Il me
+demanda vingt-quatre heures pour faire ses réflexions. Le lendemain
+matin il vint me dire qu'il lui étoit impossible d'accepter cette place;
+que M. Deleyre, son ami, la sollicitoit, et qu'il étoit recommandé par
+M. le duc de Nivernois. Deleyre étoit connu de moi pour un homme
+d'esprit, pour un très honnête homme, d'un caractère solide et sûr,
+d'une grande sévérité de moeurs. «Amenez-moi votre ami, dis-je à Suard;
+ce sera lui que je proposerai, et la place lui est assurée.» Nous
+convînmes avec Deleyre de dire simplement que, dans mon choix, je
+m'étois rencontré avec le duc de Nivernois. M. de Gisors fut charmé de
+cette rencontre, et Deleyre fut agréé. «Je pars, lui dit le vaillant
+jeune homme: il peut y avoir incessamment à l'armée une affaire, je veux
+m'y trouver. Vous viendrez me joindre le plus tôt possible.» En effet,
+peu de jours après son arrivée se donna le combat de Crevelt, où, à la
+tête des carabiniers, il fut blessé mortellement. Deleyre n'arriva que
+pour l'ensevelir.
+
+Je demandai à M. de Marigny s'il croyoit compatible ma place de
+secrétaire des bâtimens avec le privilège et le travail du _Mercure_. Il
+me répondit qu'il croyoit impossible de vaquer à l'un et à l'autre.
+«Donnez-moi donc mon congé, lui dis-je, car je n'ai pas la force de vous
+le demander.» Il me le donna, et Mme Geoffrin m'offrit un logement chez
+elle. Je l'acceptai avec reconnoissance, en la priant de vouloir bien me
+permettre de lui en payer le loyer; condition à laquelle je la fis
+consentir.
+
+Me voilà repoussé par ma destinée dans ce Paris, d'où j'avois eu tant de
+plaisir à m'éloigner; me voilà plus dépendant que jamais de ce public
+d'avec lequel je me croyois dégagé pour la vie. Qu'étoient donc devenues
+mes résolutions? Deux soeurs dans un couvent, en âge d'être mariées; la
+facilité de mes vieilles tantes à faire crédit à tout venant, et à
+ruiner leur commerce en contractant des dettes que j'étois obligé de
+payer tous les ans; mon avenir, auquel il falloit bien penser, n'ayant
+mis encore en réserve que dix mille francs que j'avois employés dans le
+cautionnement de M. Odde; l'Académie françoise où je n'arriverois que
+par la carrière des lettres; enfin l'attrait de cette société littéraire
+et philosophique qui me rappeloit dans son sein, furent les causes et
+seront les excuses de l'inconstance qui me fit renoncer au repos le plus
+doux, le plus délicieux, pour venir à Paris rédiger un journal,
+c'est-à-dire me condamner au travail de Sisyphe ou à celui des Danaïdes.
+
+
+
+
+LIVRE VI
+
+
+Si le _Mercure_ n'avoit été qu'un simple journal littéraire, je n'aurois
+eu en le composant qu'une seule tâche à remplir, et qu'une seule route à
+suivre; mais, formé d'élémens divers et fait pour embrasser un grand
+nombre d'objets, il falloit que, dans tous ses rapports, il remplît sa
+destination; que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu des gazettes
+aux nouvellistes; qu'il rendît compte des spectacles aux gens curieux de
+spectacles; qu'il donnât une juste idée des productions littéraires à
+ceux qui, en lisant avec choix, veulent s'instruire ou s'amuser; qu'à la
+saine et sage partie du public qui s'intéresse aux découvertes des arts
+utiles, au progrès des arts salutaires, il fît part de leurs tentatives
+et des heureux succès de leurs inventions; qu'aux amateurs des arts
+agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits
+des artistes. La partie des sciences qui tomboit sous les sens, et qui
+pour le public pouvoit être un objet de curiosité, étoit aussi de son
+domaine; mais il falloit surtout qu'il eût un intérêt local et de
+société pour ses abonnés de province, et que le bel esprit de telle ou
+de telle ville du royaume y trouvât de temps en temps son énigme, son
+madrigal, son épître insérée: cette partie du _Mercure_, la plus frivole
+en apparence, en étoit la plus lucrative.
+
+Il eût été difficile d'imaginer un journal plus varié, plus attrayant,
+et plus abondant en ressources. Telle fut l'idée que j'en donnai dans
+l'avant-propos de mon premier volume, au mois d'août 1758. «Sa forme,
+dis-je, le rend susceptible de tous les genres d'agrément et d'utilité;
+et les talens n'ont ni fleurs ni fruits dont le _Mercure_ ne se
+couronne. Littéraire, civil et politique, il extrait, il recueille, il
+annonce, il embrasse toutes les productions du génie et du goût; il est
+comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur
+commerce... C'est un champ qui peut devenir de plus en plus fertile, et
+par les soins de la culture, et par les richesses qu'on y répandra... Il
+peut être considéré comme extrait ou comme recueil: comme extrait, c'est
+moi qu'il regarde; comme recueil, son succès dépend des secours que je
+recevrai. Dans la partie critique, l'homme estimable à qui je succède,
+sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d'exactitude et
+de sagesse, de candeur et d'honnêteté, que je me fais une loi de
+suivre... Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la
+vérité, de la décence et de l'estime; et mon attention à relever les
+beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j'en
+observerai les défauts. Je sais mieux que personne, et je ne rougis pas
+de l'avouer, combien un jeune auteur est à plaindre, lorsque, abandonné
+à l'insulte, il a assez de pudeur pour s'interdire une défense
+personnelle. Cet auteur, quel qu'il soit, trouvera en moi, non pas un
+vengeur passionné, mais, selon mes lumières, un appréciateur équitable.
+Une ironie, une parodie, une raillerie ne prouve rien et n'éclaire
+personne; ces traits amusent quelquefois; ils sont même plus intéressans
+pour le bas peuple des lecteurs qu'une critique honnête et sensée; le
+ton modéré de la raison n'a rien de consolant pour l'envie, rien de
+flatteur pour la malignité; mais mon dessein n'est pas de prostituer ma
+plume aux envieux et aux méchans... À l'égard de la partie collective de
+cet ouvrage, quoique je me propose d'y contribuer autant qu'il est en
+moi, ne fût-ce que pour remplir les vides, je ne compte pour rien ce que
+je puis; tout mon espoir est dans la bienveillance et les secours des
+gens de lettres, et j'ose croire qu'il est fondé. Si quelques-uns des
+plus estimables n'ont pas dédaigné de confier au _Mercure_ les amusemens
+de leur loisir, souvent même les fruits d'une étude sérieuse, dans le
+temps que le succès de ce journal n'étoit qu'à l'avantage d'un seul
+homme, quels secours ne dois-je pas attendre du concours des talens
+intéressés à le soutenir? Le _Mercure_ n'est plus un fonds particulier:
+c'est un domaine public, dont je ne suis que le cultivateur et
+l'économe.»
+
+Ainsi s'annonça mon travail: aussi fut-il bien secondé. Le moment étoit
+favorable; une volée de jeunes poètes commençoient à essayer leurs
+ailes. J'encourageai ce premier essor, en publiant les brillans essais
+de Malfilâtre; je fis concevoir de lui des espérances qu'il auroit
+remplies, si une mort prématurée ne nous l'avoit pas enlevé. Les justes
+louanges que je donnai au poème de _Jumonville_ ranimèrent, dans le
+sensible et vertueux Thomas, ce grand talent que des critiques
+inhumaines avoient glacé. Je présentai au public les heureuses prémices
+de la traduction des _Géorgiques_, de Virgile, et j'osai dire que, si ce
+divin poème pouvoit être traduit en vers françois élégans et harmonieux,
+il le seroit par l'abbé Delille. En insérant dans le _Mercure_ une
+héroïde de Colardeau, je fis sentir combien le style de ce jeune poète
+approchoit, par sa mélodie, sa pureté, sa grâce et sa noblesse, de la
+perfection des modèles de l'art. Je parlai avantageusement des
+_Héroïdes_ de La Harpe. Enfin, à propos du succès de l'_Hypermnestre_,
+de Lemierre: «Voilà donc, dis-je, trois nouveaux poètes tragiques qui
+donnent de belles espérances: l'auteur d'_Iphigénie en Tauride_, par sa
+manière sage et simple de graduer l'intérêt de l'action et par des
+morceaux de véhémence dignes des plus grands maîtres; l'auteur
+d'_Astarbé_, par une poésie animée, par une versification pleine et
+harmonieuse, et par le dessein fier et hardi d'un caractère auquel il
+n'a manqué, pour le mettre en action, que des contrastes dignes de lui;
+et l'auteur d'_Hypermnestre_, par des tableaux de la plus grande force.
+C'est au public, ajoutois-je, à les protéger, à les encourager, à les
+consoler des fureurs de l'envie. Les arts ont besoin du flambeau de la
+critique et de l'aiguillon de la gloire. Ce n'est point au _Cid_
+persécuté, c'est au _Cid_ triomphant de la persécution que _Cinna_ dut
+la naissance. Les encouragemens n'inspirent la négligence et la
+présomption qu'aux petits esprits; pour les âmes élevées, pour les
+imaginations vives, pour les grands talens en un mot, l'ivresse du
+succès devient l'ivresse du génie. Il n'y a pour eux qu'un poison à
+craindre, c'est celui qui les refroidit.»
+
+En plaidant la cause des gens de lettres, je ne laissois pas de mêler à
+des louanges modérées une critique assez sévère, mais innocente, et du
+même ton qu'un ami auroit pris avec son ami. C'étoit avec cet esprit de
+bienveillance et d'équité que, me conciliant la faveur des jeunes gens
+de lettres, je les avois presque tous pour coopérateurs.
+
+Le tribut des provinces étoit encore plus abondant. Tout n'en étoit pas
+précieux; mais, si dans les pièces de vers ou les morceaux de prose qui
+m'étoient envoyés il n'y avoit que des négligences, des incorrections,
+des fautes de détails, j'avois soin de les retoucher. Si même
+quelquefois il me venoit au bout de la plume quelques bons vers ou
+quelques lignes intéressantes, je les y glissois sans mot dire; et
+jamais les auteurs ne se sont plaints à moi de ces petites infidélités.
+
+Dans la partie des sciences et des arts j'avois encore bien des
+ressources. En médecine, dans ce temps-là, s'agitoit le problème de
+l'inoculation. La comète prédite par Halley, et annoncée par Clairaut,
+fixoit les yeux de l'astronomie. La physique me donnoit à publier des
+observations curieuses: par exemple, on me sut bon gré d'avoir mis au
+jour les moyens de refroidir en été les liqueurs. La chimie me
+communiquoit un nouveau remède à la morsure des vipères, et
+l'inestimable secret de rappeler les noyés à la vie. La chirurgie me
+faisoit part de ses heureuses hardiesses et de ses succès merveilleux.
+L'histoire naturelle, sous le pinceau de Buffon, me présentoit une foule
+de tableaux dont j'avois le choix. Vaucanson me donnoit à décrire aux
+yeux du public ses machines ingénieuses. L'architecte Le Roy[35] et le
+graveur Cochin, après avoir parcouru en artistes, l'un les ruines de la
+Grèce et l'autre les merveilles de l'Italie, venoient m'enrichir à
+l'envi de brillantes descriptions ou d'observations savantes, et mes
+extraits de leurs voyages étoient pour mes lecteurs un voyage amusant.
+Cochin, homme d'esprit, et dont la plume n'étoit guère moins pure et
+correcte que le burin, faisoit aussi pour moi d'excellens écrits sur les
+arts qui étoient l'objet de ses études. Je m'en rappelle deux que les
+peintres et les sculpteurs n'ont sans doute pas oubliés: l'un _Sur la
+lumière dans l'ombre_, l'autre _Sur les difficultés de la peinture et de
+la sculpture, comparées l'une avec l'autre_[36]. Ce fut sous sa dictée
+que je rendis compte au public de l'exposition des tableaux en 1759,
+l'une des plus belles que l'on eût vues et qu'on ait vues depuis dans le
+salon des arts. Cet examen étoit le modèle d'une critique saine et
+douce; les défauts s'y faisoient sentir et remarquer; les beautés y
+étoient exaltées. Le public ne fut point trompé, et les artistes furent
+contens[37].
+
+Dans ce temps-là s'ouvrit pour l'éloquence une nouvelle carrière.
+C'étoit à louer de grands hommes que l'Académie françoise invitoit les
+jeunes orateurs; et quelle fut ma joie d'avoir à publier que le premier
+qui, dans cette lice, et par un digne éloge de Maurice de Saxe[38],
+venoit de remporter le prix, étoit l'intéressant jeune homme dont tant
+de fois j'avois ranimé le courage, l'auteur du poème de _Jumonville_, à
+qui la sincérité de mes conseils plaisoit au moins autant que l'équité
+de mes louanges, et qui, dans le secret de l'amitié la plus intime,
+avoit fait de moi le confident de ses pensées et le censeur de ses
+écrits!
+
+Je m'étois mis en relation avec toutes les académies du royaume, tant
+pour les arts que pour les lettres; et, sans compter leurs productions,
+qu'elles vouloient bien m'envoyer, les seuls programmes de leurs prix
+étoient intéressans à lire, par les vues saines et profondes
+qu'annonçoient les questions qu'ils donnoient à résoudre, soit en
+morale, soit en économie politique, soit dans les arts utiles,
+secourables et salutaires. Je m'étonnois quelquefois moi-même de la
+lumineuse étendue de ces questions, qui de tous côtés nous venoient du
+fond des provinces; rien, selon moi, ne marquoit mieux la direction, la
+tendance, les progrès de l'esprit public.
+
+Ainsi, sans cesser d'être amusant et frivole dans sa partie légère, le
+_Mercure_ ne laissoit pas d'acquérir en utilité de la consistance et du
+poids. De mon côté, contribuant de mon mieux à le rendre à la fois utile
+et agréable, j'y glissois souvent de ces contes où j'ai toujours tâché
+de mêler quelque grain d'une morale intéressante. L'apologie du théâtre,
+que je fis en examinant la Lettre de Rousseau à d'Alembert sur les
+spectacles, eut tous les succès que peut avoir la vérité qui combat des
+sophismes, et la raison qui saisit corps à corps et serre de près
+l'éloquence.
+
+Mais, comme il ne faut jamais être fier ni oublieux au point d'être
+méconnoissant, je ne veux pas vous laisser ignorer quelle étoit au
+besoin l'une de mes ressources. À Paris, la république des lettres étoit
+divisée en plusieurs classes qui communiquoient peu ensemble. Moi, je
+n'en négligeois aucune; et des petits vers qui se faisoient dans les
+sociétés bourgeoises, tout ce qui avoit de la gentillesse et du naturel
+m'étoit bon. Chez un joaillier de la place Dauphine j'avois dîné souvent
+avec deux poètes de l'ancien Opéra-Comique, dont le génie étoit la
+gaieté, et qui n'étoient jamais si bien en verve que sous la treille de
+la guinguette. Pour eux, l'état le plus heureux étoit l'ivresse; mais,
+avant que d'être ivres, ils avoient des momens d'inspiration qui
+faisoient croire à ce qu'Horace a dit du vin. L'un, dont le nom étoit
+Gallet, passoit pour un vaurien; je ne le vis jamais qu'à table, et je
+n'en parle qu'à propos de son ami Panard, qui étoit bonhomme, et que
+j'aimois.
+
+Ce vaurien, cependant, étoit un original assez curieux à connoître.
+C'étoit un marchand épicier de la rue des Lombards, qui, plus assidu au
+théâtre de la Foire qu'à sa boutique, s'étoit déjà ruiné lorsque je le
+connus. Il étoit hydropique, et n'en buvoit pas moins, et n'en étoit pas
+moins joyeux: aussi peu soucieux de la mort que soigneux de la vie, et
+tel qu'enfin dans la captivité, dans la misère, sur un lit de douleur,
+et presqu'à l'agonie, il ne cessa de faire un jeu de tout cela.
+
+Après sa banqueroute, réfugié au Temple, lieu de franchise alors pour
+les débiteurs insolvables, comme il recevoit tous les jours des mémoires
+de créanciers: «Me voilà, disoit-il, logé au temple des mémoires.» Quand
+son hydropisie fut sur le point de l'étouffer, le vicaire du Temple
+étant venu lui administrer l'extrême-onction: «Ah! Monsieur l'abbé, lui
+dit-il, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile, car je m'en
+vais par eau.» Le même jour il écrivit à son ami Collé, et, en lui
+souhaitant la bonne année par des couplets sur l'air
+
+ _Accompagné de plusieurs autres,_
+
+il terminoit ainsi sa dernière gaieté:
+
+ De ces couplets soyez content;
+ Je vous en ferois bien autant
+ Et plus qu'on ne compte d'apôtres;
+ Mais, cher Collé, voici l'instant
+ Où certain fossoyeur m'attend,
+ Accompagné de plusieurs autres.
+
+Le bonhomme Panard, aussi insouciant que son ami, aussi oublieux du
+passé et négligent de l'avenir, avoit plutôt dans son infortune la
+tranquillité d'un enfant que l'indifférence d'un philosophe. Le soin de
+se nourrir, de se loger, de se vêtir, ne le regardoit point: c'étoit
+l'affaire de ses amis, et il en avoit d'assez bons pour mériter cette
+confiance. Dans les moeurs, comme dans l'esprit, il tenoit beaucoup du
+naturel simple et naïf de La Fontaine. Jamais l'extérieur n'annonça
+moins de délicatesse; il en avoit pourtant dans la pensée et dans
+l'expression. Plus d'une fois, à table, et, comme on dit, entre deux
+vins, j'avois vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse
+enveloppe des couplets impromptu pleins de facilité, de finesse et de
+grâce. Lors donc qu'en rédigeant le _Mercure_ du mois j'avois besoin de
+quelques jolis vers, j'allois voir mon ami Panard. «Fouillez, me
+disoit-il, dans la boîte à perruque.» Cette boîte étoit en effet un vrai
+fouillis où étoient entassés pêle-mêle, et griffonnés sur des chiffons,
+les vers de ce poète aimable.
+
+En voyant presque tous ses manuscrits tachés de vin, je lui en faisois
+le reproche. «Prenez, prenez, me disoit-il, c'est là le cachet du
+génie.» Il avoit pour le vin une affection si tendre qu'il en parloit
+toujours comme de l'ami de son coeur; et, le verre à la main, en
+regardant l'objet de son culte et de ses délices, il s'en laissoit
+émouvoir au point que les larmes lui en venoient aux yeux. Je lui en ai
+vu répandre pour une cause bien singulière; et ne prenez pas pour un
+conte ce trait qui achèvera de vous peindre un buveur.
+
+Après la mort de son ami Gallet, l'ayant trouvé sur mon chemin, je
+voulus lui marquer la part que je prenois à son affliction: «Ah!
+Monsieur, me dit-il, elle est bien vive et bien profonde! Un ami de
+trente ans, avec qui je passois ma vie! À la promenade, au spectacle, au
+cabaret, toujours ensemble! Je l'ai perdu! je ne chanterai plus, je ne
+boirai plus avec lui. Il est mort! je suis seul au monde. Je ne sais
+plus que devenir.» En se plaignant ainsi, le bonhomme fondoit en larmes,
+et jusque-là rien de plus naturel; mais voici ce qu'il ajouta: «Vous
+savez qu'il est mort au Temple? J'y suis allé pleurer et gémir sur sa
+tombe. Quelle tombe! Ah! Monsieur, ils me l'ont mis sous une gouttière,
+lui qui, depuis l'âge de raison, n'avoit pas bu un verre d'eau!»
+
+Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de moeurs bien
+différentes, et j'aurois une belle galerie de portraits à vous peindre,
+si j'avois pour cela d'assez vives couleurs; mais je vais du moins
+essayer de vous en crayonner les traits.
+
+J'ai dit que, du vivant de Mme de Tencin, Mme Geoffrin l'alloit voir, et
+la vieille rusée pénétroit si bien le motif de ces visites qu'elle
+disoit à ses convives: «Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici?
+elle vient voir ce qu'elle pourra recueillir de mon inventaire.» En
+effet, à sa mort, une partie de sa société, et ce qu'il en restoit de
+mieux (car Fontenelle et Montesquieu ne vivoient plus), avoit passé dans
+la société nouvelle; mais celle-ci ne se bornoit pas à cette petite
+colonie. Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres
+et des arts, et voyant que c'étoit pour elle un moyen de se donner dans
+sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, Mme
+Geoffrin avoit fondé chez elle deux dîners: l'un (le lundi) pour les
+artistes, l'autre (le mercredi) pour les gens de lettres; et une chose
+assez remarquable, c'est que, sans aucune teinture ni des arts ni des
+lettres, cette femme qui de sa vie n'avoit rien lu ni rien appris qu'à
+la volée, se trouvant au milieu de l'une ou de l'autre société, ne leur
+étoit point étrangère; elle y étoit même à son aise; mais elle avoit le
+bon esprit de ne parler jamais que de ce qu'elle savoit très bien, et de
+céder sur tout le reste la parole à des gens instruits, toujours
+poliment attentive, sans même paroître ennuyée de ce qu'elle n'entendoit
+pas; mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa
+main ces deux sociétés naturellement libres; à marquer des limites à
+cette liberté, à l'y ramener par un mot, par un geste, comme un fil
+invisible, lorsqu'elle vouloit s'échapper. «Allons, voilà qui est bien»,
+étoit communément le signal de sagesse qu'elle donnoit à ses convives;
+et, quelle que fût la vivacité d'une conversation qui passoit la mesure,
+chez elle on pouvoit dire ce que Virgile a dit des abeilles:
+
+ _Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
+ Pulveris exigui jactu compressa quiescent._
+
+C'étoit un caractère singulier que le sien, et difficile à saisir et à
+peindre, parce qu'il étoit tout en demi-teintes et en nuances; bien
+décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits marquans par où le
+naturel se distingue et se définit. Elle étoit bonne, mais peu sensible;
+bienfaisante, mais sans aucun des charmes de la bienveillance;
+impatiente de secourir les malheureux, mais sans les voir, de peur d'en
+être émue; sûre d'être fidèle amie et même officieuse, mais timide,
+inquiète en servant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son
+crédit ou son repos. Elle étoit simple dans ses goûts, dans ses
+vêtemens, dans ses meubles, mais recherchée dans sa simplicité, ayant
+jusqu'au raffinement les délicatesses du luxe, mais rien de son éclat ni
+de ses vanités. Modeste dans son air, dans son maintien, dans ses
+manières, mais avec un fonds de fierté et même un peu de vaine gloire.
+Rien ne la flattoit plus que son commerce avec les grands. Chez eux,
+elle les voyoit peu; elle y étoit mal à son aise; mais elle savoit les
+attirer chez elle avec une coquetterie imperceptiblement flatteuse; et
+dans l'air aisé, naturel, demi-respectueux et demi-familier dont ils y
+étoient reçus, je croyois voir une adresse extrême. Toujours libre avec
+eux, toujours sur la limite des bienséances, elle ne la passoit jamais.
+Pour être bien avec le Ciel, sans être mal avec son monde, elle s'étoit
+fait une espèce de dévotion clandestine: elle alloit à la messe comme on
+va en bonne fortune; elle avoit un appartement dans un couvent de
+religieuses et une tribune à l'église des Capucins, mais avec autant de
+mystère que les femmes galantes de ce temps-là avoient des petites
+maisons. Toute sorte de faste lui répugnoit. Son plus grand soin étoit
+de ne faire aucun bruit. Elle désiroit vivement d'avoir de la célébrité
+et de s'acquérir une grande considération dans le monde, mais elle la
+vouloit tranquille. Un peu semblable à cet Anglois vaporeux qui croyoit
+être de verre, elle évitoit comme autant d'écueils tout ce qui l'auroit
+exposée au choc des passions humaines; et de là sa mollesse et sa
+timidité, sitôt qu'un bon office demandoit du courage. Tel homme pour
+qui de bon coeur elle auroit délié sa bourse n'étoit pas sûr de même que
+sa langue se déliât; et, sur ce point, elle se donnoit des excuses
+ingénieuses. Par exemple, elle avoit pour maxime que, lorsque dans le
+monde on entendoit dire du mal de ses amis, il ne falloit jamais prendre
+vivement leur défense et tenir tête au médisant, car c'étoit le moyen
+d'irriter la vipère et d'en exalter le venin. Elle vouloit qu'on ne
+louât ses amis que très sobrement et par leurs qualités, non par leurs
+actions, car, en entendant dire de quelqu'un qu'il est sincère et
+bienfaisant, chacun peut se dire à soi-même: Et moi aussi, je suis
+bienfaisant et sincère. «Mais, disoit-elle, si vous citez de lui un
+procédé louable, une action vertueuse, comme chacun ne peut pas dire en
+avoir fait autant, il prend cette louange pour un reproche, et il
+cherche à la déprimer.» Ce qu'elle estimoit le plus dans un ami, c'étoit
+une prudence attentive à ne jamais le compromettre; et, pour exemple,
+elle citoit Bernard, l'homme en effet le plus froidement compassé dans
+ses actions et dans ses paroles. «Avec celui-là, disoit-elle, on peut
+être tranquille, personne ne se plaint de lui; on n'a jamais à le
+défendre.» C'étoit un avis pour des têtes un peu vives comme la mienne,
+car il y en avoit plus d'une dans la société; et, si quelqu'un de ceux
+qu'elle aimoit se trouvoit en péril ou dans la peine, quelle qu'en fût
+la cause, et qu'il eût tort ou non, son premier mouvement étoit de
+l'accuser lui-même: sur quoi, trop vivement peut-être, je pris un jour
+la liberté de lui dire qu'il lui falloit des amis infaillibles et qui
+fussent toujours heureux.
+
+L'un de ses foibles étoit l'envie de se mêler des affaires de ses amis,
+d'être leur confidente, leur conseil et leur guide. En l'initiant dans
+ses secrets, et en se laissant diriger et quelquefois gronder par elle,
+on étoit sûr de la toucher par son endroit le plus sensible; mais
+l'indocilité, même respectueuse, la refroidissoit sur-le-champ, et, par
+un petit dépit sec, elle faisoit sentir combien elle en étoit piquée. Il
+est vrai que, pour se conduire selon les règles de la prudence, on ne
+pouvoit mieux faire que de la consulter. Le savoir-vivre étoit sa
+suprême science: sur tout le reste, elle n'avoit que des notions légères
+et communes; mais, dans l'étude des moeurs et des usages, dans la
+connoissance des hommes et surtout des femmes, elle étoit profonde et
+capable d'en donner de bonnes leçons. Si donc il se mêloit un peu
+d'amour-propre dans cette envie de conseiller et de conduire, il y
+entroit aussi de la bonté, du désir d'être utile, et de la sincère
+amitié.
+
+À l'égard de son esprit, quoique uniquement cultivé par le commerce du
+monde, il étoit fin, juste et perçant. Un goût naturel, un sens droit,
+lui donnoient en parlant le tour et le mot convenables. Elle écrivoit
+purement, simplement et d'un style concis et clair, mais en femme qui
+avoit été mal élevée, et qui s'en vantoit. Dans un charmant éloge qu'a
+fait d'elle votre oncle[39], vous lirez qu'un abbé italien étant venu
+lui offrir la dédicace d'une grammaire italienne et françoise: «À moi,
+Monsieur, lui dit-elle, la dédicace d'une grammaire! à moi qui ne sais
+pas seulement l'orthographe!» C'étoit la pure vérité. Son vrai talent
+étoit celui de bien conter; elle y excelloit, et volontiers elle en
+faisoit usage pour égayer la table; mais sans apprêt, sans art et sans
+prétention, seulement pour donner l'exemple: car des moyens qu'elle
+avoit de rendre sa société agréable, elle n'en négligeoit aucun.
+
+De cette société l'homme le plus gai, le plus animé, le plus amusant
+dans sa gaieté, c'étoit d'Alembert. Après avoir passé sa matinée à
+chiffrer de l'algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou
+d'astronomie, il sortoit de chez sa vitrière comme un écolier échappé du
+collège, ne demandant qu'à se réjouir; et, par le tour vif et plaisant
+que prenoit alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il
+faisoit oublier en lui le philosophe et le savant, pour n'y plus voir
+que l'homme aimable. La source de cet enjouement si naturel étoit une
+âme pure, libre de passions, contente d'elle-même, et tous les jours en
+jouissance de quelque vérité nouvelle qui venoit de récompenser et de
+couronner son travail; privilège exclusif des sciences exactes, et que
+nul autre genre d'études ne peut obtenir pleinement.
+
+La sérénité de Mairan et son humeur douce et riante avoient les mêmes
+causes et le même principe. L'âge avoit fait pour lui ce que la nature
+avoit fait pour d'Alembert. Il avoit tempéré tous les mouvemens de son
+âme; et ce qu'il lui avoit laissé de chaleur n'étoit plus qu'en vivacité
+dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d'un tour original,
+et d'un sel doux et fin. Il est vrai que le philosophe de Béziers étoit
+quelquefois soucieux de ce qui se passoit à la Chine; mais, lorsqu'il en
+avoit reçu des nouvelles par quelques lettres de son ami le P.
+Parrenin[40], il en étoit rayonnant de joie.
+
+Ô mes enfans! quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des
+mouvemens de l'écliptique, ou que des moeurs et des arts des Chinois! Pas
+un vice qui les dégrade, pas un regret qui les flétrisse, pas une
+passion qui les attriste et les tourmente; elles sont libres, de cette
+liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n'y eut
+jamais de pure et durable gaieté.
+
+Marivaux auroit bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée; mais il
+avoit dans la tête une affaire qui le préoccupoit sans cesse et lui
+donnoit l'air soucieux. Comme il avoit acquis par ses ouvrages la
+réputation d'esprit subtil et raffiné, il se croyoit obligé d'avoir
+toujours de cet esprit-là, et il étoit continuellement à l'affût des
+idées susceptibles d'opposition ou d'analyse, pour les faire jouer
+ensemble ou pour les mettre à l'alambic. Il convenoit que telle chose
+étoit vraie jusqu'à un certain point ou sous un certain rapport; mais il
+y avoit toujours quelque restriction, quelque distinction à faire, dont
+lui seul s'étoit aperçu. Ce travail d'attention étoit laborieux pour
+lui, souvent pénible pour les autres; mais il en résultoit quelquefois
+d'heureux aperçus et de brillans traits de lumière. Cependant, à
+l'inquiétude de ses regards, on voyoit qu'il étoit en peine du succès
+qu'il avoit ou qu'il alloit avoir. Il n'y eut jamais, je crois,
+d'amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif; mais,
+comme il ménageoit soigneusement celui des autres, on respectoit le
+sien, et seulement on le plaignoit de ne pouvoir pas se résoudre à être
+simple et naturel.
+
+Chastellux, dont l'esprit ne s'éclaircissoit jamais assez, mais qui en
+avoit beaucoup, et en qui des lueurs très vives perçoient de temps en
+temps la légère vapeur répandue sur ses pensées, Chastellux apportoit
+dans cette société le caractère le plus liant et la candeur la plus
+aimable. Soit que, se défiant de la justesse de ses idées, il cherchât à
+s'en assurer, soit qu'il voulût les nettoyer au creuset de la
+discussion, il aimoit la dispute et s'y engageoit volontiers, mais avec
+grâce et bonne foi; et, sitôt que la vérité reluisoit à ses yeux, que ce
+fût de lui-même ou de vous qu'elle vînt, il étoit content. Jamais homme
+n'a mieux employé son esprit à jouir de l'esprit des autres. Un bon mot
+qu'il entendoit dire, un trait ingénieux, un bon conte fait à propos, le
+ravissoit; on l'en voyoit tressaillir d'aise, et, à mesure que la
+conversation devenoit plus brillante, les yeux de Chastellux et son
+visage s'animoient: tout succès le flattoit comme s'il eût été le sien.
+
+L'abbé Morellet, avec plus d'ordre et de clarté, dans un très riche
+magasin de connoissances de toute espèce, étoit, pour la conversation,
+une source d'idées saines, pures, profondes, qui, sans jamais tarir, ne
+débordoit jamais. Il se montroit à nos dîners avec une âme ouverte, un
+esprit juste et ferme, et dans le coeur autant de droiture que dans
+l'esprit. L'un de ses talens, et le plus distinctif, étoit un tour de
+plaisanterie finement ironique, dont Swift avoit eu seul le secret avant
+lui. Avec cette facilité d'être mordant, s'il avoit voulu l'être, jamais
+homme ne le fut moins; et, s'il se permit quelquefois la raillerie
+personnelle, ce ne fut qu'un fouet dans sa main pour châtier l'insolence
+ou pour punir la malignité.
+
+Saint-Lambert, avec une politesse délicate, quoiqu'un peu froide, avoit
+dans la conversation le tour d'esprit élégant et fin qu'on remarque dans
+ses ouvrages. Sans être naturellement gai, il s'animoit de la gaieté des
+autres; et, dans un entretien philosophique ou littéraire, personne ne
+causoit avec une raison plus saine, ni avec un goût plus, exquis. Ce
+goût étoit celui de la petite cour de Lunéville, où il avoit vécu, et
+dont il conservoit le ton.
+
+Helvétius, préoccupé de son ambition de célébrité littéraire, nous
+arrivoit la tête encore fumante de son travail de la matinée. Pour faire
+un livre distingué dans son siècle, son premier soin avoit été de
+chercher ou quelque vérité nouvelle à mettre au jour, ou quelque pensée
+hardie et neuve à produire et à soutenir. Or, comme depuis deux mille
+ans les vérités nouvelles et fécondes sont infiniment rares, il avoit
+pris pour thèse le paradoxe qu'il a développé dans son livre _De
+l'Esprit_. Soit donc qu'à force de contention il se fût persuadé à
+lui-même ce qu'il vouloit persuader aux autres, soit qu'il en fût encore
+à se débattre contre ses propres doutes, et qu'il s'exerçât à les
+vaincre, nous nous amusions à lui voir jeter successivement sur le tapis
+les questions qui l'occupoient, ou les difficultés dont il étoit en
+peine; et, après lui avoir donné quelque temps le plaisir de les
+entendre discuter, nous l'engagions lui-même à se laisser aller au
+courant de nos entretiens. Alors il s'y livroit pleinement et avec
+chaleur, aussi simple, aussi naturel, aussi naïvement sincère dans ce
+commerce familier, que vous le voyez systématique et sophistique dans
+ses ouvrages. Rien ne ressemble moins à l'ingénuité de son caractère et
+de sa vie habituelle que la singularité préméditée et factice de ses
+écrits; et cette dissemblance se trouvera toujours entre les moeurs et
+les opinions de ceux qui se fatiguent à penser des choses étranges.
+Helvétius avoit dans l'âme tout le contraire de ce qu'il a dit. Il n'y
+avoit pas un meilleur homme: libéral, généreux sans faste, et
+bienfaisant parce qu'il étoit bon, il imagina de calomnier tous les gens
+de bien et lui-même, pour ne donner aux actions morales d'autre mobile
+que l'intérêt; mais, en faisant abstraction de ses livres, on l'aimoit
+lui tel qu'il étoit; et l'on verra bientôt de quel agrément fut sa
+maison pour les gens de lettres.
+
+Un homme encore plus passionné que lui pour la gloire, c'étoit Thomas;
+mais, plus d'accord avec lui-même, celui-ci n'attendoit ses succès que
+du rare talent qu'il avoit d'exprimer ses sentimens et ses idées, sûr de
+donner à des sujets communs l'originalité d'une haute éloquence, et à
+des vérités connues des développemens nouveaux, et beaucoup d'ampleur et
+d'éclat. Il est vrai qu'absorbé dans ses méditations, et sans cesse
+préoccupé de ce qui pouvoit lui acquérir une renommée étendue, il
+négligeoit les petits soins et le léger mérite d'être aimable en
+société. La gravité de son caractère étoit douce, mais recueillie,
+silencieuse, et souriant à peine à l'enjouement de la conversation, sans
+y contribuer jamais. Rarement même se livroit-il sur les sujets qui lui
+étoient analogues, à moins que ce ne fût dans une société intime et peu
+nombreuse; c'étoit là seulement qu'il étoit brillant de lumière,
+étonnant de fécondité. Pour nos dîners, il y faisoit nombre, et ce
+n'étoit que par réflexion sur son mérite littéraire et sur ses qualités
+morales qu'il y étoit considéré. Thomas sacrifia toujours à la vertu, à
+la vérité, à la gloire, jamais aux grâces; et il a vécu dans un siècle
+où, sans l'influence et la faveur des grâces, il n'y avoit point en
+littérature de brillante réputation.
+
+À propos des grâces, parlons d'une personne qui en avoit tous les dons
+dans l'esprit et dans le langage, et qui étoit la seule femme que Mme
+Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres; c'étoit l'amie de
+d'Alembert, Mlle de Lespinasse: étonnant composé de bienséance, de
+raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l'âme la plus ardente,
+l'imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu
+qui circuloit dans ses veines et dans ses nerfs, et qui donnoit à son
+esprit tant d'activité, de brillant et de charme, l'a consumée avant le
+temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne
+marque ici que la place qu'elle occupoit à nos dîners, où sa présence
+étoit d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention, soit
+qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même (et personne ne parloit
+mieux), sans coquetterie, elle nous inspiroit l'innocent désir de lui
+plaire; sans pruderie, elle faisoit sentir à la liberté des propos
+jusqu'où elle pouvoit aller sans inquiéter la pudeur et sans effleurer
+la décence.
+
+Mon dessein n'est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en
+avoit d'oiseux et qui ne faisoient guère que jouir: gens instruits
+cependant, mais avares de leurs richesses, et qui, sans se donner la
+peine de semer, venoient recueillir. De ce nombre n'étoit assurément pas
+l'abbé Raynal; et, dans l'usage qu'il faisoit de l'instruction dont il
+étoit plein, s'il donnoit quelquefois dans un excès, ce n'étoit pas dans
+un excès d'économie. La robuste vigueur de sa philosophie ne s'étoit pas
+montrée; le vaste amas de ses connoissances n'étoit pas pleinement
+formé; la sagacité, la justesse, la précision, étoient encore les
+qualités les plus marquées de son esprit, et il y ajoutoit une bonté
+d'âme et une aménité de moeurs qui nous le rendoient cher à tous. On
+trouvoit cependant que la facilité de son élocution et l'abondance de sa
+mémoire ne se tempéroient pas assez. Son débit étoit rarement
+susceptible de dialogue; ce n'a été que dans sa vieillesse que, moins
+vif et moins abondant, il a connu le plaisir de causer.
+
+Soit qu'il fût entré dans le plan de Mme Geoffrin d'attirer chez elle
+les plus considérables des étrangers qui venoient à Paris, et de rendre
+par là sa maison célèbre dans toute l'Europe; soit que ce fût la suite
+et l'effet naturel de l'agrément et de l'éclat que donnoit à cette
+maison la société des gens de lettres, il n'arrivoit d'aucun pays ni
+prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir Mme
+Geoffrin, n'eussent l'ambition d'être invités à l'un de nos dîners, et
+ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C'étoit
+singulièrement ces jours-là que Mme Geoffrin déployoit tous les charmes
+de son esprit, et nous disoit: «Soyons aimables.» Rarement, en effet,
+ces dîners manquoient d'être animés par de bons propos.
+
+Parmi ceux de ces étrangers qui venoient faire à Paris leur résidence,
+ou quelque long séjour, elle faisoit un choix des plus instruits, des
+plus aimables, et ils étoient admis dans le nombre de ses convives. J'en
+distinguerai trois, qui, pour les agrémens de l'esprit et l'abondance
+des lumières, ne le cédoient à aucun des François les plus cultivés:
+c'étoient l'abbé Galiani, le marquis de Caraccioli, depuis ambassadeur
+de Naples, et le comte de Creutz, ministre de Suède.
+
+L'abbé Galiani étoit, de sa personne, le plus joli petit arlequin qu'eût
+produit l'Italie; mais sur les épaules de cet arlequin étoit la tête de
+Machiavel. Épicurien dans sa philosophie, et, avec une âme mélancolique,
+ayant tout vu du côté ridicule, il n'y avoit rien ni en politique, ni en
+morale, à propos de quoi il n'eût quelque bon conte à faire; et ces
+contes avoient toujours la justesse de l'à-propos, et le sel d'une
+allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous avec cela, dans sa manière
+de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et
+voyez quel plaisir devoit nous faire le contraste du sens profond que
+présentoit le conte avec l'air badin du conteur. Je n'exagère point en
+disant qu'on oublioit tout pour l'entendre, quelquefois des heures
+entières. Mais, son rôle joué, il n'étoit plus de rien dans la société;
+et, triste et muet, dans un coin, il avoit l'air d'attendre impatiemment
+le mot du guet pour rentrer sur la scène. Il en étoit de ses
+raisonnemens comme de ses contes: il falloit l'écouter. Si quelquefois
+on l'interrompoit: «Laissez-moi donc achever, disoit-il, vous aurez
+bientôt tout le loisir de me répondre.» Et lorsque, après avoir décrit
+un long cercle d'inductions (car c'étoit sa manière), il concluoit
+enfin, si l'on vouloit lui répliquer, on le voyoit se glisser dans la
+foule, et tout doucement s'échapper.
+
+Caraccioli, au premier coup d'oeil, avoit, dans la physionomie, l'air
+épais et massif avec lequel on peindroit la bêtise. Pour animer ses yeux
+et débrouiller ses traits, il falloit qu'il parlât; mais alors, et à
+mesure que cette intelligence vive, perçante et lumineuse, dont il étoit
+doué, se réveilloit, on en voyoit jaillir comme des étincelles; et la
+finesse, la gaieté, l'originalité de la pensée, le naturel de
+l'expression, la grâce du sourire, la sensibilité du regard, se
+réunissoient pour donner un caractère aimable, ingénieux, intéressant à
+la laideur. Il parloit mal et péniblement notre langue; mais il étoit
+éloquent dans la sienne, et, lorsque le terme françois lui manquoit, il
+empruntoit de l'italien le mot, le tour, l'image dont il avoit besoin.
+Ainsi, à tout moment, il enrichissoit son langage de mille expressions
+hardies et pittoresques qui nous faisoient envie. Il les accompagnoit
+aussi de ce geste napolitain qui, dans l'abbé Galiani, animoit si bien
+l'expression; et l'on disoit de l'un comme de l'autre qu'ils avoient de
+l'esprit jusqu'au bout des doigts. L'un comme l'autre avoit aussi
+d'excellens contes, et presque tous d'un sens fin, moral et profond.
+Caraccioli avoit fait des hommes une étude philosophique, mais il les
+avoit observés plus en politique et en homme d'État qu'en moraliste
+satirique. Il y avoit vu en grand les moeurs des nations, leurs usages et
+leurs polices; et, s'il en citoit quelques traits particuliers, ce
+n'étoit qu'en exemple, et à l'appui des résultats qui formoient son
+opinion.
+
+Avec des richesses inépuisables du côté du savoir, et un naturel très
+aimable dans la manière de les répandre, il avoit de plus à nos yeux le
+mérite d'être un excellent homme. Aucun de nous n'auroit pensé à faire
+son ami de l'abbé Galiani; chacun de nous ambitionnoit l'amitié de
+Caraccioli; et moi, qui en ai joui longtemps, je ne puis dire assez
+combien elle étoit désirable.
+
+Mais l'un des hommes qui m'a le plus chéri, et que j'ai le plus
+tendrement aimé, a été le comte de Creutz. Il étoit aussi de la société
+littéraire et des dîners de Mme Geoffrin; moins empressé à plaire, moins
+occupé du soin d'attirer l'attention, souvent pensif, plus souvent
+distrait, mais le plus charmant des convives lorsque, sans distraction,
+il se livroit à nous. C'étoit à lui que la nature avoit donné, par
+excellence, la sensibilité, la chaleur, la délicatesse du sens moral et
+de celui du goût, l'amour du beau dans tous les genres, et la passion du
+génie comme celle de la vertu; c'étoit à lui qu'elle avoit accordé le
+don d'exprimer et de peindre en traits de feu tout ce qui avoit frappé
+son imagination ou vivement saisi son âme; jamais homme n'est né poète
+si celui-là ne l'étoit pas. Jeune encore, et l'esprit orné d'une
+instruction prodigieuse, parlant le françois comme nous, et presque
+toutes les langues de l'Europe comme la sienne, sans compter les langues
+savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne,
+parlant de chimie en chimiste, d'histoire naturelle en disciple de
+Linnæus, et singulièrement de la Suède et de l'Espagne en curieux
+observateur des propriétés de ces climats et de leurs productions
+diverses, il étoit pour nous une source d'instruction embellie par la
+plus brillante élocution.
+
+Je vous en dis assez pour vous faire sentir combien ce rendez-vous des
+gens de lettres devoit avoir d'intérêt et de charmes. Quant à moi, j'y
+tenois mon coin, ni trop hardi, ni trop timide, gai, naturel, même un
+peu libre, bien voulu dans la société, chéri de ceux que j'estimois le
+plus et que j'aimois le plus moi-même. Pour Mme Geoffrin, quoique logé
+chez elle, je n'étois pas l'un des premiers dans sa faveur; non qu'elle
+ne me sût bon gré d'égayer à mon tour, et même assez souvent, nos dîners
+et nos entretiens, ou par de petits contes, ou par des traits de
+plaisanterie que j'accommodois à son goût; mais, quant à ma conduite
+personnelle, je n'avois pas assez la complaisance de la consulter et de
+suivre les avis qu'elle me donnoit; et, de son côté, elle n'étoit pas
+assez sûre de ma sagesse pour n'avoir pas à craindre de ma part
+quelqu'un de ces chagrins que lui donnoit parfois l'imprudence de ses
+amis. Ainsi elle étoit avec moi sur un ton de bonté soucieuse et mal
+assurée; et moi, en réserve avec elle, je tâchois de lui être agréable;
+mais je ne voulois pas me laisser dominer.
+
+Cependant elle me voyoit réussir avec tout son monde; et, à son dîner du
+lundi, je n'étois pas moins bien accueilli qu'à son dîner des gens de
+lettres. Les artistes m'aimoient, parce qu'en même temps curieux et
+docile, je leur parlois sans cesse de ce qu'ils savoient mieux que moi.
+J'ai oublié de dire qu'à Versailles, au-dessous de mon logement, étoit
+la salle des tableaux qui successivement alloient décorer le palais, et
+qui étoient presque tous de la main des grands maîtres. C'étoit, dans
+mes délassemens, ma promenade du matin; j'y passois des heures entières
+avec le bonhomme Portail[41], digne gardien de ce trésor, à causer avec
+lui sur le génie et la manière des différentes écoles d'Italie, et sur
+le caractère distinctif des grands peintres. Dans les jardins, j'avois
+pris aussi quelques idées comparatives de la sculpture antique et de la
+moderne. Ces études préliminaires m'avoient mis en état de raisonner
+avec nos convives; et, en leur laissant l'avantage et l'amusement de
+m'instruire, j'avois à leurs yeux le mérite de me plaire à les écouter
+et à recueillir leurs leçons. Avec eux, je me gardois bien d'étaler en
+littérature d'autres connoissances que celles qui intéressoient les
+beaux-arts. Je n'avois pas eu de peine à m'apercevoir qu'avec de
+l'esprit naturel ils manquoient presque tous d'instruction et de
+culture. Le bon Carle Van Loo possédoit à un haut degré tout le talent
+qu'un peintre peut avoir sans génie; mais l'inspiration lui manquoit, et
+pour y suppléer il avoit peu fait de ces études qui élèvent l'âme, et
+qui remplissent l'imagination de grands objets et de grandes pensées.
+Vernet, admirable dans l'art de peindre l'eau, l'air, la lumière et le
+jeu de ces élémens, avoit tous les modèles de ces compositions très
+vivement présens à la pensée; mais, hors de là, quoique assez gai,
+c'étoit un homme du commun. Soufflot étoit un homme de sens, très avisé
+dans sa conduite, habile et savant architecte; mais sa pensée étoit
+inscrite dans le cercle de son compas. Boucher avoit du feu dans
+l'imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse; il n'avoit
+pas vu les grâces en bon lieu; il peignoit Vénus et la Vierge d'après
+les nymphes des coulisses; et son langage se ressentoit, ainsi que ses
+tableaux, des moeurs de ses modèles et du ton de son atelier. Lemoyne, le
+sculpteur, étoit attendrissant par la modeste simplicité qui
+accompagnoit son génie; mais sur son art même, qu'il possédoit si bien,
+il parloit peu, et, aux louanges qu'on lui donnoit, il répondoit à
+peine: timidité touchante dans un homme dont le regard étoit tout esprit
+et tout âme! La Tour avoit de l'enthousiasme, et il l'employoit à
+peindre les philosophes de ce temps-là; mais, le cerveau déjà brouillé
+de politique et de morale, dont il croyoit raisonner savamment, il se
+trouvoit humilié lorsqu'on lui parloit de peinture. Vous avez de lui,
+mes enfans, une esquisse[42] de mon portrait: ce fut le prix de la
+complaisance avec laquelle je l'écoutois réglant les destins de
+l'Europe. Avec les autres je m'instruisois de ce qui concernoit leur
+art; et, par là, ces dîners d'artistes avoient pour moi leur intérêt
+d'agrément et d'utilité.
+
+Parmi les amateurs qui étoient de ces dîners, il y en avoit d'imbus
+d'assez bonnes études. Avec ceux-ci je n'étois pas en peine de varier la
+conversation, ni de la ranimer lorsqu'elle languissoit; et ils me
+sembloient assez contens de ma façon de causer avec eux. Un seul ne me
+marquoit aucune bienveillance, et dans sa froide politesse je voyois de
+l'éloignement: c'étoit le comte de Caylus.
+
+Je ne saurois dire lequel de nous deux avoit prévenu l'autre; mais à
+peine avois-je connu le caractère du personnage que j'avois eu pour lui
+autant d'aversion qu'il en avoit pour moi. Je ne me suis jamais donné le
+soin d'examiner en quoi j'avois pu lui déplaire; mais je savois bien,
+moi, ce qui me déplaisoit en lui: c'étoit l'importance qu'il se donnoit
+pour le mérite le plus futile et le plus mince des talens; c'étoit la
+valeur qu'il attachoit à ses recherches minutieuses et à ses babioles
+antiques; c'étoit l'espèce de domination qu'il avoit usurpée sur les
+artistes, et dont il abusoit en favorisant les talens médiocres qui lui
+faisoient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force,
+n'alloient pas briguer son appui; c'étoit enfin une vanité très adroite
+et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les
+formes brutes et simples dont il savoit l'envelopper. Souple et soyeux
+avec les gens en place de qui dépendoient les artistes, il se donnoit
+près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutoient l'influence. Il
+accostoit les gens instruits, se faisoit composer par eux des mémoires
+sur les breloques que les brocanteurs lui vendoient; faisoit un
+magnifique recueil de ces fadaises, qu'il donnoit pour antiques;
+proposoit des prix sur Isis et Osiris pour avoir l'air d'être lui-même
+initié dans leurs mystères; et, avec cette charlatanerie d'érudition, il
+se fourroit dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avoit
+tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu'en architecture il étoit le
+restaurateur _du style simple, des formes simples, du beau simple_, que
+les ignorans le croyoient; et, par ses relations avec les _dilettanti_,
+il se faisoit passer en Italie et dans toute l'Europe pour l'inspirateur
+des beaux-arts. J'avois donc pour lui cette espèce d'antipathie
+naturelle que les hommes simples et vrais ont toujours pour les
+charlatans.
+
+Après avoir dîné chez Mme Geoffrin avec les gens de lettres ou avec les
+artistes, j'étois chez elle encore, le soir, d'une société plus intime,
+car elle m'avoit fait aussi la faveur de m'admettre à ses petits
+soupers. La bonne chère en étoit succincte: c'étoit communément un
+poulet, des épinards, une omelette. La compagnie en étoit peu nombreuse:
+c'étoient tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un
+quadrille d'hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur
+gré, et réciproquement bien aises d'être ensemble. Mais, quel que fût ce
+petit cercle de convives, Bernard et moi nous en étions. Un seul avoit
+exclu Bernard et n'avoit agréé que moi. Le groupe en étoit composé de
+trois femmes et d'un seul homme. Les trois femmes, assez semblables aux
+trois déesses du mont Ida, étoient la belle comtesse de Brionne[43], la
+belle marquise de Duras[44] et la jolie comtesse d'Egmont[45]. Leur
+Pâris étoit le prince Louis de Rohan[46]; mais je soupçonne que dans ce
+temps-là il donnoit la pomme à Minerve: car, à mon gré, la Vénus du
+souper étoit la séduisante et piquante comtesse d'Egmont. Fille du
+maréchal de Richelieu, elle avoit la vivacité, l'esprit, les grâces de
+son père; elle en avoit aussi, disoit-on, l'humeur volage et libertine;
+mais c'étoit là ce que ni Mme Geoffrin ni moi ne faisions semblant de
+savoir. La jeune marquise de Duras, avec autant de modestie que Mme
+d'Egmont avoit de gentillesse, donnoit assez l'idée de Junon par sa
+noble sévérité, et par un caractère de beauté qui n'avoit rien d'élégant
+ni de svelte. Pour la comtesse de Brionne, si elle n'étoit pas Vénus
+même, ce n'étoit pas que, dans la régularité parfaite de sa taille et de
+tous ses traits, elle ne réunît tout ce qu'on peut imaginer pour définir
+ou peindre la beauté idéale. De tous les charmes, un seul lui manquoit,
+sans lequel il n'y a point de Vénus au monde, et qui étoit le prestige
+de Mme d'Egmont: c'étoit l'air de la volupté. Pour le prince de Rohan,
+il étoit jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades en
+concurrence avec des dignités rivales de la sienne, mais gaiement
+familier avec des gens de lettres libres et simples comme moi.
+
+Vous croyez bien qu'à ces petits soupers mon amour-propre étoit en jeu
+avec tous les moyens que je pouvois avoir d'être amusant et d'être
+aimable. Les nouveaux contes que je faisois alors, et dont ces dames
+avoient la primeur, étoient, avant ou après le souper, une lecture
+amusante pour elles. On se donnoit rendez-vous pour l'entendre; et,
+lorsque le petit souper manquoit par quelque événement, c'étoit à dîner
+chez Mme de Brionne que l'on se rassembloit. J'avoue que jamais succès
+ne m'a plus sensiblement flatté que celui qu'avoient mes lectures dans
+ce petit cercle, où l'esprit, le goût, la beauté, toutes les grâces,
+étoient mes juges ou plutôt mes applaudisseurs. Il n'y avoit, ni dans
+mes peintures, ni dans mon dialogue, pas un trait tant soit peu délicat
+ou fin qui ne fût vivement senti, et le plaisir que je causois avoit
+l'air du ravissement. Ce qui me ravissoit moi-même, c'étoit de voir de
+près les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scènes
+touchantes où je faisois gémir la nature ou l'amour. Mais, malgré les
+ménagemens d'une politesse excessive, je m'apercevois bien aussi des
+endroits froids ou foibles qu'on passoit sous silence, et de ceux où
+j'avois manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai; et
+c'étoit là ce que je notois pour le corriger à loisir.
+
+D'après l'idée que je vous donne de la société de Mme Geoffrin, vous
+jugerez sans doute qu'elle auroit dû me tenir lieu de toute autre
+société; mais j'avois à Paris d'anciens et bons amis qui étoient bien
+aises de me revoir, et avec qui j'étois moi-même bien aise de me
+retrouver. Mme Harenc, Mme Desfourniels, Mlle Clairon, et singulièrement
+Mme d'Hérouville, avoient droit au partage de mes plus doux momens. Je
+m'étois fait aussi quelques amis nouveaux d'une société charmante. Les
+intendans des Menus-Plaisirs n'étoient pas non plus négligés.
+
+J'avois d'ailleurs bien observé que, pour valoir aux yeux de Mme
+Geoffrin ce qu'on valoit réellement, il falloit avec elle savoir tenir
+un certain milieu entre la négligence et l'assiduité; ne la laisser ni
+se plaindre de l'une, ni se lasser de l'autre, et, dans les soins qu'on
+lui rendoit, ne manquer à rien, mais ne rien prodiguer. Les empressemens
+la suffoquoient. De la société même la plus aimable elle ne vouloit
+prendre que ce qu'il lui falloit, à ses heures et à son aise. Je me
+ménageois donc imperceptiblement l'avantage d'avoir des sacrifices à lui
+faire; et, en lui parlant de la vie que je menois dans le monde, je lui
+faisois entendre, sans affectation, que le temps où j'étois chez elle
+j'aurois pu le passer fort doucement ailleurs. C'est ainsi que, durant
+dix ans que j'ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien
+tendre, je n'ai jamais perdu son estime ni ses bontés; et, jusqu'à
+l'accident de sa paralysie, je ne cessai jamais d'être du nombre des
+gens de lettres ses convives et ses amis.
+
+Il faut tout dire cependant: il manquoit à la société de Mme Geoffrin
+l'un des agrémens dont je faisois le plus de cas, la liberté de la
+pensée. Avec son doux _voilà qui est bien_, elle ne laissoit pas de
+tenir nos esprits comme à la lisière; et j'avois ailleurs des dîners où
+l'on étoit plus à son aise.
+
+Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous, avoit été celui que
+donnoit toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit
+ou dix garçons, tous amis de la joie. À ce dîner, les têtes les plus
+folles étoient Collé et Crébillon le fils. C'étoit entre eux un assaut
+continuel d'excellentes plaisanteries, et se mêloit du combat qui
+vouloit. Le personnel n'y étoit jamais atteint; l'amour-propre du
+bel-esprit y étoit seul attaqué, mais il l'étoit sans ménagement, et il
+falloit s'en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y
+étoit brillant au delà de toute expression; et Crébillon, son
+adversaire, avoit surtout l'adresse de l'animer en l'agaçant. Ennuyé
+d'être spectateur oisif, je me lançois quelquefois dans l'arène à mes
+périls et risques, et j'y recevois des leçons de modestie un peu
+sévères. Quelquefois aussi s'engageoit dans la querelle un certain
+Monticourt, railleur adroit et fin, et ce qu'on appeloit alors un
+persifleur de la première force; mais la vanité littéraire, qu'il
+attaquoit en se jouant, ne nous donnoit sur lui aucune prise: en
+s'avouant lui-même dénué de talens, il se rendoit invulnérable à la
+critique. Je le comparois à un chat, qui, couché sur le dos, et les
+pattes en l'air, ne nous présentoit que les griffes. Le reste des
+convives rioit de nos attaques, et ce plaisir leur étoit permis; mais,
+lorsque la gaieté, cessant d'être railleuse, quittoit l'arme de la
+critique, chacun s'y livroit à l'envi. Bernard lui seul (car il étoit
+aussi de ces dîners) se tenoit toujours en réserve.
+
+C'est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec
+sa réputation. Le genre de ses poésies avoit bien pu dans sa jeunesse
+lui mériter le surnom de _Gentil_, mais il n'étoit rien moins que
+_gentil_ quand je l'ai connu. Il n'avoit plus avec les femmes qu'une
+galanterie usée; et, quand il avoit dit à l'une qu'elle étoit fraîche
+comme Hébé, ou qu'elle avoit le teint de Flore, à l'autre qu'elle avoit
+le sourire des Grâces, ou la taille des nymphes, il leur avoit tout dit.
+Je l'ai vu à Choisy, à la fête des roses, qu'il y célébroit tous les ans
+dans une espèce de petit temple qu'il avoit décoré de toiles d'opéra, et
+qui, ce jour-là, étoit orné de tant de guirlandes de roses que nous en
+étions entêtés. Cette fête étoit un souper où les femmes se croyoient
+toutes les divinités du printemps. Bernard en étoit le grand prêtre.
+Assurément c'étoit pour lui le moment de l'inspiration, pour peu qu'il
+en fût susceptible: eh bien! là même, jamais une saillie, ni
+d'enjouement, ni de galanterie un peu vive, ne lui échappoit; il y étoit
+froidement poli. Avec les gens de lettres, dans leur gaieté même la plus
+brillante, il n'étoit que poli encore; et, dans nos entretiens sérieux
+et philosophiques, rien de plus stérile que lui. Il n'avoit, en
+littérature, qu'une légère superficie; il ne savoit que son Ovide.
+Ainsi, réduit presque au silence sur tout ce qui sortoit de la sphère de
+ses idées, il n'avoit jamais un avis, et, sur aucun objet de quelque
+conséquence, jamais personne n'a pu dire ce que Bernard avoit pensé. Il
+vivoit, comme on dit, sur la réputation de ses poésies galantes, qu'il
+avoit la prudence de ne pas publier. Nous en avions prévu le sort
+lorsqu'elles seroient imprimées: nous savions qu'elles étoient froides,
+vice impardonnable, surtout dans un poème de l'_Art d'aimer_; mais telle
+étoit la bienveillance que sa réserve, sa modestie, sa politesse, nous
+inspiroient, qu'aucun de nous, du vivant de Bernard, ne divulgua ce
+fatal secret. J'en reviens au dîner où Collé déployoit un caractère si
+différent de celui de Bernard.
+
+Jamais la verve de la gaieté ne fut d'une chaleur si continue et si
+féconde. Je ne saurois plus dire de quoi nous riions tant, mais je sais
+bien qu'à tous propos il nous faisoit tous rire aux larmes. Tout
+devenoit comique ou plaisant dans sa tête, sitôt qu'elle étoit exaltée.
+Il est vrai qu'il manquoit assez souvent à la décence; mais, à ce dîner,
+on n'étoit pas excessivement sévère sur ce point.
+
+Un incident assez singulier rompit cette joyeuse société. Pelletier
+devint amoureux d'une aventurière, qui lui fit accroire qu'elle étoit
+fille de Louis XV. Tous les dimanches elle alloit à Versailles voir,
+disoit-elle, Mesdames, ses soeurs; et toujours elle revenoit avec quelque
+petit présent: c'étoit une bague, un étui, une montre, une boîte avec le
+portrait d'une de ces dames. Pelletier, qui avoit de l'esprit, mais une
+tête foible et légère, crut tout cela, et en grand mystère il épousa
+cette bohémienne. Dès lors vous pensez bien que sa maison ne nous
+convint plus; et lui, bientôt après, ayant reconnu son erreur, et la
+honteuse sottise qu'il avoit faite, en devint fou, et alla mourir à
+Charenton.
+
+Une liberté plus décente et plus aimable, une gaieté moins folle et
+assez vive encore, régnoient dans les soupers de Mme Filleul, où la
+jeune comtesse de Séran brilloit dans tout l'éclat de sa beauté
+naissante et de son naïf enjouement. À ces soupers, personne ne songeoit
+à avoir de l'esprit: c'étoit le moindre des soucis et de l'hôtesse et
+des convives; et cependant il y en avoit infiniment et du plus naturel
+et du plus délicat. Mais, avant que de m'occuper des agrémens de cette
+société, il en est une dont l'attrait va bientôt me coûter assez cher
+pour ne pas échapper à mon souvenir. Écoutez, mes enfans, par quel
+enchaînement de circonstances, fortuitement rassemblées, fut amené l'un
+des événemens les plus notables de ma vie.
+
+Dans la société de Mme Filleul, je revoyois Cury; il étoit malheureux,
+et je l'en aimois davantage. J'ai déjà dit que dans le temps de sa
+prospérité il m'avoit témoigné beaucoup de bienveillance. Tout récemment
+encore il m'avoit invité à passer, avec lui et ses amis intimes,
+quelques beaux jours à Chennevières[47], sa maison de campagne, voisine
+d'Andrésy, où il avoit un canton de chasse. C'étoit là qu'à la vue d'une
+chaumière pittoresque j'avois imaginé le conte de la _Bergère des
+Alpes_. Heureux moment de calme et de sérénité, que devoit bientôt
+suivre un violent orage! Là, tout le monde étoit chasseur, excepté moi;
+mais je suivois la chasse, et, dans une île de la Seine où elle se
+passoit, assis au pied d'un saule, le crayon à la main, rêvant que
+j'étois sur les Alpes, je méditois mon conte, et je gardois le dîner des
+chasseurs. À leur retour, l'air vif et pur de la rivière m'avoit tenu
+lieu d'exercice, et me donnoit un appétit aussi dévorant que le leur.
+
+Le soir, une table couverte du gibier de leur chasse, et couronnée de
+bouteilles d'excellent vin, offroit comme un champ libre à la joie et à
+la licence. Ce furent là pour Cury les dernières caresses et les adieux
+trompeurs de l'infidèle prospérité:
+
+ _Hinc apicem rapax
+ Fortuna cum stridore acuto
+ Sustulit._
+
+Une petite gaieté qu'il s'étoit permise au théâtre de Fontainebleau, en
+y tournant en ridicule, dans un prologue de sa façon, les gentilshommes
+de la chambre, les lui avoit aliénés; et, après avoir fait semblant de
+rire eux-mêmes de sa plaisanterie, ils s'en vengèrent en le forçant de
+quitter sa charge d'intendant des Menus-Plaisirs. Le plus sot de ces
+gentilshommes, le plus vain, le plus colérique, étoit le duc d'Aumont.
+Il s'étoit obstiné à la ruine de Cury; il en étoit la principale cause,
+et il en tiroit vanité. Cela seul m'eût fait prendre ce petit duc en
+aversion; mais j'avois personnellement à m'en plaindre, et voici
+pourquoi.
+
+Mme de Pompadour ayant désiré que le _Venceslas_ de Rotrou fût purgé des
+grossièretés de moeurs et de langage qui déparoient cette tragédie,
+j'avois bien voulu, pour lui complaire, me charger de ce travail ingrat;
+et, les comédiens ayant eux-mêmes, à la lecture, approuvé mes
+corrections, la tragédie avoit été apprise et répétée avec ces
+changemens pour être jouée à Versailles; mais Le Kain, qui me détestoit
+(j'en ai dit ailleurs la raison[48]), ayant fait semblant d'adopter les
+corrections de son rôle, m'avoit joué le tour perfide de rétablir, à mon
+insu, l'ancien rôle tel qu'il étoit, ce qui avoit étourdi tous les
+autres acteurs, et fait manquer à tous momens les répliques du dialogue
+et tous les effets de la scène. Je m'en étois plaint hautement comme
+d'une noirceur et d'une insolence inouïe; et, dans les débats qu'elle
+avoit excités parmi les comédiens, me trouvant compromis, j'allois, dans
+le _Mercure_, instruire le public de la conduite de Le Kain, et démentir
+les bruits que faisoit courir sa cabale, lorsque le duc d'Aumont, qui la
+favorisoit, m'avoit fait imposer silence. J'avois donc bien aussi
+quelque raison de ne pas l'aimer.
+
+Cury, dans son malheur, avoit conservé pour amis ses anciens camarades
+dans les Menus-Plaisirs. L'un d'eux, avec lequel j'étois
+particulièrement lié, Gagny[49], amateur de peinture et de musique
+françoise, et l'un des plus fidèles habitués de l'Opéra, avoit pris pour
+maîtresse une aspirante à ce théâtre, et il vouloit qu'elle débutât dans
+les grands rôles de Lully, à commencer par celui d'Oriane[50]. Il nous
+invita, Cury et moi, et quelques autres amateurs, à aller passer les
+fêtes de Noël à sa maison de campagne de Garges[51], pour y entendre la
+nouvelle Oriane et lui donner quelques leçons. Il faut noter que, de
+cette partie de plaisir, étoit La Ferté, intendant des Menus, et la
+belle Rosetti, sa maîtresse. La bonne chère, le bon vin, la bonne mine
+de l'hôte, nous faisoient trouver admirable la voix de Mlle
+Saint-Hilaire. Gagny croyoit entendre la Le Maure; et, en pointe de vin,
+nous étions tous de son avis.
+
+Tout se passoit le mieux du monde, lorsqu'un matin j'appris que Cury
+étoit attaqué d'un cruel accès de sa goutte. Je descendis chez lui bien
+vite. Je le trouvai au coin de son feu, les deux jambes emmaillotées,
+mais griffonnant sur son genou, et riant de l'air d'un satyre, car il en
+avoit tous les traits. Je voulus lui parler de son accès de goutte; il
+me fit signe de ne pas l'interrompre, et, d'une main crochue, il acheva
+d'écrire. «Vous avez bien souffert, lui dis-je alors, mais je vois que
+le mal s'est adouci.--Je souffre encore, me dit-il, mais je n'en ris pas
+moins. Vous allez rire aussi. Vous savez avec quelle rage le duc
+d'Aumont m'a poursuivi? Ce n'est pas trop, je crois, de m'en venger par
+une petite malice; et voici celle qu'en dépit de la goutte j'ai ruminée
+cette nuit.»
+
+Il avoit déjà fait une trentaine de vers de la fameuse parodie de
+_Cinna_; il me les lut, et je confesse que, les ayant trouvés très
+plaisans, je l'invitai à continuer. «Laissez-moi donc travailler, me
+dit-il, car je suis en verve.» Je le laissai, et, lorsqu'au son de la
+cloche pour le dîner je descendis, je le trouvai qui, clopin-clopant,
+étoit lui-même descendu affublé de fourrure, et qui, avant qu'on fût
+assemblé, lisoit à La Ferté et à Rosetti ce qu'il m'avoit lu le matin,
+et quelques vers encore qu'il y avoit ajoutés. À cette seconde lecture,
+je retins aisément ces malins vers d'un bout à l'autre, aidé par les
+vers de Corneille, dont ils étoient la parodie, et que je savois tous
+par coeur. Le lendemain, Cury avança son ouvrage, et j'en fus toujours
+confident; si bien qu'à mon retour à Paris j'en rapportai une
+cinquantaine de vers bien recueillis dans ma mémoire.
+
+Je sais qu'en roulant dans le monde la pelote s'en est grossie; mais
+voilà tout ce que je crois avoir été de la main de Cury. Je dois ajouter
+que dans ces vers il n'y avoit pas une seule injure, et j'en ai vu des
+plus grossières dans les copies infidèles qui s'en étoient multipliées.
+
+Dans ces copies on avoit pris en gros l'idée de la parodie; mais les
+détails en étoient presque tous altérés et défigurés. Il y avoit même
+des morceaux qui, n'étant pas calqués sur les vers de Corneille, avoient
+absolument échappé aux copistes. Par exemple, en contrefaisant cette
+manière d'opiner qui avoit valu à d'Argental le nom de Gobe-Mouche, ils
+avoient bien enfilé des mots vides de sens; mais, dans ces mots
+entrecoupés, il n'y avoit aucune finesse, et pas un trait de
+ressemblance avec l'endroit de la parodie où d'Argental opinoit ainsi:
+
+ Oui, je serois d'avis... cependant il me semble
+ Que l'on peut... car enfin vous devez... mais je tremble.
+ Ce n'est pas qu'après tout, comme vous sentez bien,
+ Je ne fusse tenté de ne ménager rien;
+ Mon froid enthousiasme est fait pour les extrêmes.
+ Mais les comédiens, les poètes eux-mêmes...
+ Je ne sais que vous dire, et crois, en attendant,
+ Que le plus sûr parti seroit le plus prudent.
+ C'est la seule raison qui fait que je balance,
+ Seigneur, et vous savez combien mon excellence
+ Délibère et consulte avant de décider.
+ Sans doute mieux que moi Le Kain peut vous guider;
+ À sa subtilité je sais que rien n'échappe:
+ Il a pu vous convaincre, et moi-même il me frappe.
+ Toutefois je prétends qu'il est de certains cas
+ Où souvent... on croit voir ce que l'on ne voit pas.
+ Tel est mon sentiment, Seigneur, je le hasarde.
+ Jugez-nous; c'est vous seul que l'affaire regarde.
+
+C'étoit là le style et le ton de la plaisanterie de Cury. Tous ceux qui
+l'ont connu le savent comme moi; et lorsque le duc d'Aumont disoit à ses
+confidens:
+
+ Et, par vos seuls avis, je serai cet hiver
+ Ou directeur de troupe, ou simple duc et pair;
+
+lorsqu'il répondoit à d'Argental, en admirant son éloquence:
+
+ Vous ne savez que dire! ah! c'est en dire assez:
+ Vous en dites toujours plus que vous ne pensez;
+
+je ne conçois pas comment ceux qui, tous les jours, entendoient Cury
+plaisanter ne reconnurent pas sa finesse ironique. Dès sa jeunesse, ce
+tour d'esprit s'étoit signalé par un trait remarquable et qui étoit
+connu.
+
+Sa mère étoit en liaison intime avec M. Poultier, intendant de Lyon. Un
+jour qu'elle dînoit chez lui en grand gala, et son fils avec elle,
+celui-ci à côté de madame l'intendante, et sa mère à côté de monsieur
+l'intendant, M. Poultier, ayant attiré les yeux des convives sur une
+tabatière qu'on ne lui avoit pas vue encore, dit qu'elle lui venoit
+d'une main qui lui étoit bien chère.
+
+ Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère?
+
+demanda le jeune Cury en s'adressant à l'intendante. L'un des convives,
+voulant faire preuve d'érudition, observa que ce vers étoit de
+_Rodogune_. «Non, répliqua M. Poultier, il est de _l'Étourdi_.» C'étoit
+rabattre avec bien de l'esprit une sottise et une impertinence.
+
+Ce trait et beaucoup d'autres avoient rendu célèbre le talent de Cury
+pour de fines allusions. Heureusement on l'oublia.
+
+La tête pleine de la parodie qu'il venoit de me confier, j'arrivai à
+Paris chez Mme Geoffrin, et, dès le jour suivant, j'y entendis parler de
+cette pièce curieuse. On n'en citoit que les deux premiers vers:
+
+ Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
+ Vous, Le Kain, demeurez; vous, d'Argental, aussi.
+
+Mais c'en fut assez pour me faire croire qu'elle couroit le monde, et il
+m'échappa de dire en souriant: «Quoi! n'en savez-vous que cela?»
+Aussitôt on me presse de dire ce que j'en savois; il n'y avoit là, me
+disoit-on, que d'honnêtes gens, des gens sûrs, et Mme Geoffrin répondoit
+elle-même de la discrétion de ce petit cercle d'amis. Je cédai, je leur
+récitai ce que je savois de la parodie; et, le lendemain, je fus dénoncé
+au duc d'Aumont, et par lui au roi, comme auteur de cette satire.
+
+J'étois tranquillement à l'Opéra, à la répétition d'_Amadis_, pour
+entendre notre Oriane, lorsqu'on vint me dire que tout Versailles étoit
+en feu contre moi, qu'on m'accusoit d'être l'auteur d'une satire contre
+le duc d'Aumont, que la haute noblesse en crioit vengeance, et que le
+duc de Choiseul étoit à la tête de mes ennemis.
+
+Je revins chez moi sur-le-champ, et j'écrivis au duc d'Aumont pour
+l'assurer que les vers qu'on m'attribuoit n'étoient pas de moi, et que,
+n'ayant jamais fait de satire contre personne, je n'aurois pas commencé
+par lui. Il eût fallu m'en tenir là; mais, tout en écrivant, je me
+souvins qu'à propos de _Venceslas_ et des mensonges publiés contre moi
+le duc d'Aumont m'avoit écrit lui-même qu'il falloit mépriser ces
+choses-là, et qu'elles tomboient d'elles-mêmes lorsqu'on ne les relevoit
+point. Je trouvai naturel et juste de lui renvoyer sa maxime, en quoi je
+fis une sottise. Aussi ma lettre fut-elle prise pour une nouvelle
+insulte, et le duc d'Aumont la produisit au roi comme la preuve du
+ressentiment qui m'avoit dicté la satire. Me moquer de lui en la
+désavouant, n'étoit-ce pas m'en accuser? Ma lettre ne fit donc
+qu'attiser sa colère et celle de toute la cour. Je ne laissai pas de me
+rendre à Versailles, et, en y arrivant, j'écrivis au duc de Choiseul:
+
+ _Monseigneur,
+
+ On me dit que vous prêtez l'oreille à la voix qui m'accuse et qui
+ sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste; je
+ suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m'entendre
+ et de me juger.
+
+ Je suis, etc._
+
+Le duc de Choiseul, pour réponse, écrivit au bas de ma lettre, _dans
+demi-heure_, et me la renvoya. Dans demi-heure je me rendis à son hôtel,
+et je fus introduit.
+
+«Vous voulez que je vous entende, me dit-il, j'y consens. Qu'avez-vous à
+me dire?--Que je n'ai rien fait, Monsieur le duc, qui mérite l'accueil
+sévère que je reçois de vous, qui avez l'âme noble et sensible, et qui
+jamais n'avez pris plaisir à humilier les malheureux.--Mais, Marmontel,
+comment voulez-vous que je vous reçoive, après la satire punissable que
+vous venez de faire contre M. le duc d'Aumont?--Je n'ai point fait cette
+satire; je le lui ai écrit à lui-même.--Oui, et dans votre lettre vous
+lui avez fait une nouvelle insulte en lui rendant, en propres termes, le
+conseil qu'il vous avoit donné.--Comme ce conseil étoit sage, je me suis
+cru permis de le lui rappeler; je n'y ai pas entendu malice.--Ce n'en
+est pas moins une impertinence, trouvez bon que je vous le dise.--Je
+l'ai senti après que ma lettre a été partie.--Il en est fort blessé; il
+a raison de l'être.--Oui, j'ai eu ce tort-là, et je me le reproche comme
+un oubli des convenances. Mais, Monsieur le duc, cet oubli seroit-il un
+crime à vos yeux?--Non, mais la parodie?--La parodie n'est point de moi,
+je vous l'assure en honnête homme.--N'est-ce pas vous qui l'avez
+récitée?--Oui, ce que j'en savois, dans une société où chacun dit tout
+ce qu'il sait; mais je n'ai pas permis qu'on l'écrivît, quoiqu'on eût
+bien voulu l'écrire.--Elle court cependant.--On la tient de quelque
+autre.--Et vous, de qui la tenez-vous? (Je gardai le silence.) Vous êtes
+le premier, ajouta-t-il, qu'on dise l'avoir récitée, et récitée de
+manière à déceler en vous l'auteur.--Quand j'ai dit ce que j'en savois,
+lui répondis-je, on en parloit déjà, on en citoit les premiers vers.
+Pour la manière dont je l'ai récitée, elle prouveroit aussi bien que
+j'ai fait _le Misanthrope_, le _Tartufe_, et _Cinna_ lui-même: car je me
+vante, Monsieur le duc, de lire tout cela comme si j'en étois
+l'auteur.--Mais enfin, cette parodie, de qui la tenez-vous? C'est là ce
+qu'il faut dire.--Pardonnez-moi, Monsieur le duc, c'est là ce qu'il ne
+faut pas dire, et ce que je ne dirai pas.--Je gage que c'est de
+l'auteur...--Eh bien! Monsieur le duc, si c'étoit de l'auteur,
+devrois-je le nommer?--Et comment, sans cela, voulez-vous que l'on croie
+qu'elle n'est pas de vous? Toutes les apparences vous accusent. Vous
+aviez du ressentiment contre le duc d'Aumont; la cause en est connue;
+vous avez voulu vous venger. Vous avez fait cette satire, et, la
+trouvant plaisante, vous l'avez récitée; voilà ce qu'on dit, voilà ce
+que l'on croit, voilà ce que l'on a droit de croire. Que répondez-vous à
+cela?--Je réponds que cette conduite seroit celle d'un fou, d'un sot,
+d'un méchant imbécile, et que l'auteur de la parodie n'est rien de tout
+cela. Eh quoi! Monsieur le duc, celui qui l'auroit faite auroit eu la
+simplicité, l'imprudence, l'étourderie de l'aller réciter lui-même, sans
+mystère, en société? Non, il en auroit fait, en déguisant son écriture,
+une douzaine de copies qu'il auroit adressées aux comédiens, aux
+mousquetaires, aux auteurs mécontens. Je connois comme un autre cette
+manière de garder l'anonyme; et, si j'avois été coupable, je l'aurois
+prise pour me cacher. Veuillez donc vous dire à vous-même: Marmontel,
+devant dix personnes qui n'étoient pas ses amis intimes, a récité ce
+qu'il savoit de cette parodie; donc il n'en étoit pas l'auteur. Sa
+lettre à M. le duc d'Aumont est d'un homme qui ne craint rien; donc il
+se sentoit fort de son innocence, et croyoit n'avoir rien à craindre. Ce
+raisonnement, Monsieur le duc, est le contre-pied de celui qu'on
+m'oppose, et n'en est pas moins concluant. J'ai fait deux imprudences:
+l'une de réciter des vers que ma mémoire avoit surpris, et de les avoir
+dits sans l'aveu de l'auteur.--C'est donc bien à l'auteur que vous les
+avez entendu dire.--Oui, à l'auteur lui-même, car je ne veux point vous
+mentir. C'est donc à lui que j'ai manqué, et c'est là ma première faute.
+L'autre a été d'écrire à M. le duc d'Aumont d'un ton qui avoit l'air
+ironique et pas assez respectueux; Ce sont là mes deux torts, j'en
+conviens, mais je n'en ai point d'autres.--Je le crois, me dit-il; vous
+me parlez en honnête homme. Cependant vous allez être envoyé à la
+Bastille. Voyez M. de Saint-Florentin: il en a reçu l'ordre du roi.--J'y
+vais, lui dis-je; mais puis-je me flatter que vous ne serez plus au
+nombre de mes ennemis?» Il me le promit de bonne grâce, et je me rendis
+chez le ministre, qui devoit m'expédier ma lettre de cachet.
+
+Celui-ci me vouloit du bien. Sans peine il me crut innocent. «Mais que
+voulez-vous? me dit-il; M. le duc d'Aumont vous accuse, et veut que vous
+soyez puni. C'est une satisfaction qu'il demande pour récompense de ses
+services et des services de ses ancêtres. Le roi a bien voulu la lui
+accorder. Allez-vous-en trouver M. de Sartine; je lui adresse l'ordre du
+roi; vous lui direz que c'est de ma part que vous venez le recevoir.» Je
+lui demandai si, auparavant, je pouvois me donner le temps de dîner à
+Paris; il me le permit.
+
+J'étois invité à dîner ce jour-là chez mon voisin M. de Vaudesir[52],
+homme d'esprit et homme sage, qui, sous une épaisse enveloppe, ne
+laissoit pas de réunir une littérature exquise, beaucoup de politesse et
+d'amabilité. Hélas! son fils unique étoit ce malheureux Saint-James,
+qui, après avoir dissipé follement une grande fortune qu'il lui avoit
+laissée, est allé mourir insolvable à cette Bastille où l'on m'envoyoit.
+
+Après dîner, je confiai mon aventure à Vaudesir, qui me fit de tendres
+adieux. De là je me rendis chez M. de Sartine, que je ne trouvai point
+chez lui; il dînoit ce jour-là en ville, et ne devoit rentrer qu'à six
+heures. Il en étoit cinq; j'employai l'intervalle à aller prévenir et
+rassurer sur mon infortune ma bonne amie Mme Harenc. À six heures, je
+retournai chez le lieutenant de police. Il n'étoit pas instruit de mon
+affaire, ou il feignit de ne pas l'être. Je la lui racontai; il en parut
+fâché. «Lorsque nous dînâmes ensemble, me dit-il, chez M. le baron
+d'Holbach, qui auroit prévu que la première fois que je vous reverrois
+ce seroit pour vous envoyer à la Bastille? Mais je n'en ai pas reçu
+l'ordre. Voyons si en mon absence il est arrivé dans mes bureaux.» Il
+fit appeler ses commis; et ceux-ci n'ayant entendu parler de rien:
+«Allez-vous-en coucher chez vous, me dit-il, et revenez demain sur les
+dix heures; cela sera tout aussi bon.»
+
+J'avois besoin de cette soirée pour arranger le _Mercure_ du mois.
+J'envoyai donc prier à souper deux de mes amis; et, en les attendant, je
+passai chez Mme Geoffrin pour lui annoncer ma disgrâce. Elle en savoit
+déjà quelque chose, car je la trouvai froide et triste; mais, quoique
+mon malheur eût pris sa source dans sa société, et qu'elle-même en fût
+la cause involontaire, je ne touchai point cet article, et je crois
+qu'elle m'en sut bon gré.
+
+Les deux amis que j'attendois étoient Suard et Coste[53]: celui-ci,
+jeune Toulousain, avec lequel j'avois été en société dans sa ville;
+l'autre, sur qui je comptois pour la vie, étoit l'ami de coeur que je
+m'étois choisi. Il vouloit bien m'entretenir dans cette douce illusion
+en m'offrant librement lui-même les occasions de lui être utile. Il
+m'auroit offensé s'il eût paru douter du plein droit qu'il avoit de
+disposer de moi. Le désir de les occuper utilement pour eux-mêmes
+m'avoit fait entreprendre une collection des morceaux les plus curieux
+des anciens _Mercures_[54]. Ils en faisoient le choix en se jouant; et
+les mille écus nets que me produisoit cette partie de mon domaine se
+partageoient entre eux.
+
+Nous passâmes ensemble une partie de la nuit à tout disposer pour
+l'impression du _Mercure_ prochain; et, après avoir dormi quelques
+heures, je me levai, fis mes paquets, et me rendis chez M. de Sartine,
+où je trouvai l'exempt qui alloit m'accompagner. M. de Sartine vouloit
+qu'il se rendît à la Bastille dans une autre voiture que la mienne. Ce
+fut moi qui me refusai à cette offre obligeante; et, dans le même
+fiacre, mon introducteur et moi, nous arrivâmes à la Bastille[55]. J'y
+fus reçu dans la salle du conseil par le gouverneur et son état-major;
+et là je commençai à m'apercevoir que j'étois bien recommandé. Ce
+gouverneur, M. d'Abadie[56], après avoir lu les lettres que l'exempt lui
+avoit remises, me demanda si je voulois qu'on me laissât mon domestique,
+à condition cependant que nous serions dans une même chambre, et qu'il
+ne sortiroit de prison qu'avec moi. Ce domestique étoit Bury. Je le
+consultai là-dessus; il me répondit qu'il ne vouloit pas me quitter. On
+visita légèrement mes paquets et mes livres, et l'on me fit monter dans
+une vaste chambre, où il y avoit pour meubles deux lits, deux tables, un
+bas d'armoire et trois chaises de paille. Il faisoit froid; mais un
+geôlier nous fit bon feu et m'apporta du bois en abondance. En même
+temps on me donna des plumes, de l'encre et du papier, à condition de
+rendre compte de l'emploi et du nombre des feuilles que l'on m'auroit
+remises.
+
+Tandis que j'arrangeois ma table pour me mettre à écrire, le geôlier
+revint me demander si je trouvois mon lit assez bon. Après l'avoir
+examiné, je répondis que les matelas en étoient mauvais et les
+couvertures malpropres. Dans la minute tout cela fut changé. On me fit
+demander aussi quelle étoit l'heure de mon dîner. Je répondis: l'heure
+de tout le monde. La Bastille avoit une bibliothèque; le gouverneur m'en
+envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la
+composoient. Je le remerciai pour mon compte; mais mon domestique
+demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta.
+
+De mon côté, j'avois assez de quoi me sauver de l'ennui. Impatienté
+depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignoient pour le
+poème de Lucain, qu'ils n'avoient pas lu et qu'ils ne connoissoient que
+par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j'avois résolu de le
+traduire plus décemment et plus fidèlement en prose, et ce travail, qui
+m'appliqueroit sans fatiguer ma tête, se trouvoit le plus convenable au
+loisir solitaire de ma prison. J'avois donc apporté avec moi la
+_Pharsale_, et, pour l'entendre mieux, j'avois eu soin d'y joindre les
+_Commentaires_ de César.
+
+Me voilà donc au coin d'un bon feu, méditant la querelle de César et de
+Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d'Aumont. Voilà, de son côté,
+Bury, aussi philosophe que moi, s'amusant à faire nos lits, placés dans
+les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un
+beau jour d'hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer
+qui me laissoient la vue du faubourg Saint-Antoine.
+
+Deux heures après, les verrous des deux portes qui m'enfermoient me
+tirent par leur bruit de ma profonde rêverie, et les deux geôliers,
+chargés d'un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence.
+L'un dépose devant le feu trois petits plats couverts d'assiettes de
+faïence commune; l'autre déploie, sur celle des deux tables qui étoit
+vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur
+cette table un couvert assez propre, cuillère et fourchette d'étain, du
+bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les
+geôliers se retirent, et les deux portes se referment avec le même bruit
+des serrures et des verrous.
+
+Alors Bury m'invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C'étoit
+un vendredi. Cette soupe en maigre étoit une purée de fèves blanches, au
+beurre le plus frais, et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que
+Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu'il
+m'apporta pour le second service étoit meilleur encore. La petite pointe
+d'ail l'assaisonnoit, avec une finesse de saveur et d'odeur qui auroit
+flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n'étoit pas excellent, mais
+il étoit passable; point de dessert: il falloit bien être privé de
+quelque chose. Au surplus, je trouvai qu'on dînoit fort bien en prison.
+
+Comme je me levois de table, et que Bury alloit s'y mettre (car il y
+avoit encore à dîner pour lui dans ce qui restoit), voilà mes deux
+geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les
+mains. À l'appareil de ce service en beau linge, en belle faïence,
+cuillère et fourchette d'argent, nous reconnûmes notre méprise; mais
+nous ne fîmes semblant de rien; et, lorsque nos geôliers, ayant déposé
+tout cela, se furent retirés: «Monsieur, me dit Bury, vous venez de
+manger mon dîner, vous trouverez bon qu'à mon tour je mange le
+vôtre.--Cela est juste», lui répondis-je; et les murs de ma chambre
+furent, je crois, bien étonnés d'entendre rire.
+
+Ce dîner étoit gras; en voici le détail: un excellent potage, une
+tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de
+graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un
+d'épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une
+bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka; ce fut
+le dîner de Bury, à l'exception du café et du fruit, qu'il voulut bien
+me réserver.
+
+L'après-dîner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me
+trouvois bien nourri, m'assurant que je le serois de sa table, qu'il
+auroit soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n'y
+toucheroit. Il me proposa un poulet pour mon souper; je lui rendis
+grâce, et lui dis qu'un reste de fruit de mon dîner me suffiroit. On
+vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l'on peut en
+induire avec quelle douceur, plutôt quelle répugnance, l'on se prêtoit à
+servir contre moi la colère du duc d'Aumont.
+
+Tous les jours j'avois la visite du gouverneur. Comme il avoit quelque
+teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisoit à suivre mon
+travail, il en jouissoit; mais bientôt, se dérobant lui-même à ces
+petites dissipations: «Adieu, me disoit-il, je m'en vais consoler des
+gens plus malheureux que vous.» Les égards qu'il avoit pour moi
+pouvoient bien n'être pas une preuve de son humanité; mais j'en avois
+d'ailleurs un bien fidèle témoignage. L'un des geôliers s'étoit pris
+d'amitié pour mon domestique, et bientôt il s'étoit familiarisé avec
+moi. Un jour donc que je lui parlois du naturel sensible et compatissant
+de M. d'Abadie: «Ah! me dit-il, c'est le meilleur des hommes; il n'a
+pris cette place, qui lui est si pénible, que pour adoucir le sort des
+prisonniers. Il a succédé à un homme dur et avare, qui les traitoit bien
+mal; aussi, quand il mourut, et que celui-ci prit sa place, ce
+changement se fit sentir jusque dans les cachots; vous auriez dit
+(expression bien étrange dans la bouche d'un geôlier), vous auriez dit
+qu'un rayon de soleil avoit pénétré dans ces cachots. Des gens auxquels
+il nous est défendu de dire ce qui se passe au dehors nous demandoient:
+«Qu'est-il donc arrivé?» Enfin, Monsieur, vous voyez comment est nourri
+votre domestique, nos prisonniers le sont presque tous aussi bien; et
+les soulagemens qu'il dépend de lui de leur donner le soulagent
+lui-même, car il souffre à les voir souffrir.»
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire que ce geôlier lui-même étoit aussi un
+bon homme dans son état; et je gardai bien de le dégoûter de cet état,
+où la compassion est si précieuse et si rare.
+
+La manière dont on me traitoit à la Bastille me faisoit bien penser que
+n'y serois pas longtemps, et mon travail, entremêlé de lectures
+intéressantes (car j'avois avec moi Montaigne, Horace et La Bruyère), me
+laissoit peu de momens d'ennui. Une seule chose me plongeoit quelquefois
+dans la mélancolie: les murs de ma chambre étoient couverts
+d'inscriptions qui toutes portoient le caractère des réflexions tristes
+et sombres dont, avant moi, des malheureux avoient été sans doute
+obsédés dans cette prison. Je croyois les y voir encore errans et
+gémissans, et leurs ombres m'environnoient.
+
+Mais un objet qui m'étoit personnel vint plus cruellement tourmenter ma
+pensée. En parlant de la société de Mme Harenc, je n'ai pas fait mention
+d'un brave homme appelé Durand, qui avoit de l'amitié pour moi, mais
+qui, d'ailleurs, n'étoit remarquable que par une grande simplicité de
+moeurs.
+
+Or, un matin, le neuvième jour de ma captivité, le major de la Bastille
+entra chez moi, et, d'un air grave et froid, sans aucun préambule, il me
+demanda si un nommé Durand étoit connu de moi. Je répondis que je
+connoissois un homme de ce nom. Alors, s'asseyant pour écrire, il
+continue son interrogatoire. L'âge, la taille, la figure de ce nommé
+Durand, son état, sa demeure, depuis quel temps je l'avois connu, dans
+quelle maison, rien ne fut oublié; et, à chacune de mes réponses, le
+major écrivoit avec un visage de marbre. Enfin, m'ayant fait la lecture
+de mon interrogatoire, il me présente la plume pour le signer. Je le
+signe, et il se retire.
+
+À peine est-il sorti, tous les peut-être les plus sinistres s'emparent
+de mon imagination. «Qu'aura-t-il donc fait, ce bon Durand? Il va tous
+les matins au café, il y aura pris ma défense; il y aura parlé avec trop
+de chaleur contre le duc d'Aumont; il se sera répandu en murmures contre
+une autorité partiale, injuste, oppressive, qui accable l'homme innocent
+et foible pour complaire à l'homme puissant. Sur l'imprudence de ces
+propos, on l'aura lui-même arrêté; et, à cause de moi et pour l'amour de
+moi, il va gémir dans une prison plus rigoureuse que la mienne. Foible
+comme il est, bien moins jeune et bien plus timide que moi, le chagrin
+va le prendre, il y succombera; je serai cause de sa mort. Et la pauvre
+Mme Harenc, et tous nos bons amis, dans quel état ils doivent être, ô
+Dieu! que de malheurs mon imprudence aura causés!» C'est ainsi que, dans
+la pensée d'un homme captif, isolé, solitaire, dans les liens du pouvoir
+absolu, la réflexion grossit tous les mauvais présages et lui environne
+l'âme de noirs pressentimens. Dès ce moment je ne dormis plus d'un bon
+sommeil. Tous ces mets que le gouverneur me réservoit avec tant de soin
+furent trempés d'amertume. Je sentois dans le foie comme une
+meurtrissure; et, si ma détention à la Bastille avoit duré huit jours
+encore, elle auroit été mon tombeau.
+
+Dans cette situation, je reçus une lettre que M. de Sartine me faisoit
+parvenir. Elle étoit de Mlle S***[57], jeune personne intéressante et
+belle, avec qui j'étois sur le point de m'unir avant ma disgrâce. Dans
+cette lettre elle me témoignoit, de la manière la plus touchante, la
+part sincère et tendre qu'elle prenoit à mon malheur, en m'assurant
+qu'il n'étonnoit point son courage, et que, loin d'affoiblir ses
+sentimens pour moi, il les rendoit plus vifs et plus constans.
+
+Je répondis d'abord par l'expression de toute ma sensibilité pour une
+amitié si généreuse; mais j'ajoutai que la grande leçon que je recevois
+du malheur étoit de ne jamais associer personne aux dangers imprévus et
+aux révolutions soudaines auxquelles m'exposoit la périlleuse condition
+d'homme de lettres; que, si dans ma situation je me sentois quelque
+courage, j'en étois redevable à mon isolement; que ma tête seroit déjà
+perdue si, hors de ma prison, j'avois laissé une femme et des enfans
+dans la douleur, et qu'au moins de ce côté-là, qui seroit pour moi le
+plus sensible, je ne voulois jamais donner prise à l'adversité.
+
+Mlle S*** fut plus piquée qu'affligée de ma réponse, et peu de temps
+après elle s'en consola en épousant M. S***.
+
+Enfin, le onzième jour de ma détention, à la nuit tombante, le
+gouverneur vint m'annoncer que la liberté m'étoit rendue, et le même
+exempt qui m'avoit amené me ramena chez M. de Sartine. Ce magistrat me
+témoigna quelque joie de me revoir, mais une joie mêlée de tristesse.
+«Monsieur, lui dis-je, dans vos bontés, dont je suis bien reconnoissant,
+je ne sais quoi m'afflige encore: en me félicitant, vous avez l'air de
+me plaindre. Auriez-vous quelque autre malheur à m'annoncer (je pensois
+à Durand)?--Hélas! oui, me dit-il; et ne vous en doutez-vous pas? le roi
+vous ôte le _Mercure_.» Ces mots me soulagèrent; et d'un signe de tête
+exprimant ma résignation je répondis: «Tant pis pour le _Mercure_.--Le
+mal, ajouta-t-il, n'est peut-être pas sans remède. M. de Saint-Florentin
+est à Paris, il s'intéresse à vous, allez le voir demain matin.»
+
+En quittant M. de Sartine, je courus chez Mme Harenc, impatient de voir
+Durand. Je l'y trouvai; et, au milieu des acclamations de joie de toute
+la société, je ne vis que lui. «Ah! vous voilà, lui dis-je en lui
+sautant au cou, que je suis soulagé!» Ce transport, à la vue d'un homme
+pour qui je n'avois jamais eu de sentiment passionné, étonna tout le
+monde. On crut que la Bastille m'avoit troublé la tête. «Ah! mon ami, me
+dit Mme Harenc en m'embrassant, vous voilà libre! que j'en suis aise! Et
+le _Mercure_?--Le _Mercure_ est perdu, lui dis-je. Mais, Madame,
+permettez-moi de m'occuper de ce malheureux homme. Qu'a-t-il donc fait
+pour me causer tant de chagrin?» Je racontai l'histoire du major. Il se
+trouva que Durand étoit allé solliciter auprès de M. de Sartine la
+permission de me voir et qu'il s'étoit dit mon ami. M. de Sartine
+m'avoit fait demander ce que c'étoit que ce Durand, et, de cette
+question toute simple, le major avoit fait un interrogatoire. Éclairci
+et tranquille sur ce point-là, j'employai mon courage à relever les
+espérances de mes amis, et, après avoir reçu d'eux mille marques
+sensibles du plus tendre intérêt, j'allai voir Mme Geoffrin.
+
+«Eh bien! vous voilà, me dit-elle; Dieu soit loué! Le roi vous ôte le
+_Mercure_; M. le duc d'Aumont est bien content, cela vous apprendra à
+écrire des lettres.--Et à dire des vers», ajoutai-je en souriant. Elle
+me demanda si je n'allois pas faire encore quelque folie. «Non, Madame;
+mais je vais tâcher de remédier à celles que j'ai faites.» Comme elle
+étoit réellement affligée de mon malheur, il fallut, pour se soulager,
+qu'elle m'en fît une querelle: pourquoi avois-je fait ces vers? «Je ne
+les ai pas faits, lui dis-je.--Pourquoi donc les avez-vous dits?--Parce
+que vous l'avez voulu.--Eh! savois-je, moi, que ce fût une satire aussi
+piquante? Vous qui la connoissiez, falloit-il vous vanter de la savoir?
+Quelle imprudence! Et puis vos bons amis de Presle et Vaudesir vont
+publiant qu'on vous envoie à la Bastille sur votre parole avec toutes
+sortes d'égards et de ménagemens!--Eh quoi! Madame, falloit-il laisser
+croire qu'on m'y traînoit en criminel?--Il falloit se taire et ne pas
+narguer ces gens-là. Le maréchal de Richelieu a bien su dire qu'on
+l'avoit deux fois mené à la Bastille comme un coupable, et qu'il étoit
+bien singulier qu'on vous eût traité mieux que lui.--Voilà, Madame, un
+digne objet d'envie pour le maréchal de Richelieu.--Eh! oui, Monsieur,
+ils sont blessés que l'on ménage celui qui les offense, et ils emploient
+tout leur crédit à se venger de lui; cela est naturel. Ne voulez-vous
+pas qu'ils se laissent manger la laine sur le dos!--Quels moutons!»
+m'écriai-je d'un air un peu moqueur; mais bientôt, m'apercevant que mes
+répliques l'animoient, je pris le parti du silence. Enfin, lorsqu'elle
+m'eut bien tout dit ce qu'elle avoit sur le coeur, je me levai d'un air
+modeste, et lui souhaitai le bonsoir.
+
+Le lendemain matin, je m'éveillois à peine, lorsque Bury, en entrant
+dans ma chambre, m'annonça Mme Geoffrin. «Eh bien, mon voisin, me
+demanda-t-elle, comment avez-vous passé la nuit?--Fort bien, Madame; ni
+le bruit des verrous, ni le _qui vive_ des rondes, n'a interrompu mon
+sommeil.--Et moi, dit-elle, je n'ai pas fermé l'oeil.--Pourquoi donc,
+Madame?--Ah! pourquoi? ne le savez-vous pas? J'ai été injuste et
+cruelle. Je vous ai, hier au soir, accablé de reproches. Voilà comme on
+est: dès qu'un homme est dans le malheur, on l'accable, on lui fait des
+crimes de tout (et elle se mit à pleurer).--Eh! bon Dieu, Madame, lui
+dis-je, pensez-vous encore à cela? Pour moi, je l'avois oublié. Si je
+m'en ressouviens, ce ne sera jamais que comme d'une marque de vos bontés
+pour moi. Chacun a sa façon d'aimer: la vôtre est de gronder vos amis du
+mal qu'ils se sont fait, comme une mère gronde son enfant lorsqu'il est
+tombé.» Ces mots la consolèrent. Elle me demanda ce que j'allois faire.
+«Je vais suivre, lui dis-je, le conseil que m'a donné M. de Sartine,
+voir M. de Saint-Florentin, et de là me rendre à Versailles, et aborder,
+s'il est possible, Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul. Mais je
+suis de sang-froid, je possède ma tête, je me conduirai bien, n'en ayez
+point d'inquiétude.» Tel fut cet entretien, qui fait, je crois, autant
+d'honneur au caractère de Mme Geoffrin qu'aucune des bonnes actions de
+sa vie.
+
+M. de Saint-Florentin me parut touché de mon sort. Il avoit fait pour
+moi tout ce que sa foiblesse et sa timidité lui avoient permis de faire;
+mais ni Mme de Pompadour ni M. de Choiseul ne l'avoient secondé. Sans
+s'expliquer, il approuva que je les visse l'un et l'autre, et je me
+rendis à Versailles.
+
+Mme de Pompadour, chez qui je me présentai d'abord, me fit dire par
+Quesnay que, dans la circonstance présente, elle ne pouvoit pas me voir.
+Je n'en fus point surpris; je n'avois aucun droit de prétendre qu'elle
+se fît pour moi des ennemis puissans.
+
+Le duc de Choiseul me reçut, mais pour m'accabler de reproches. «C'est
+bien à regret, me dit-il, que je vous revois malheureux; mais vous avez
+bien fait tout ce qu'il falloit pour l'être, et vos torts se sont
+tellement aggravés par votre imprudence que les personnes qui vous
+vouloient le plus de bien ont été obligées de vous abandonner.--Qu'ai-je
+donc fait, Monsieur le duc? qu'ai-je pu faire entre quatre murailles qui
+m'ait donné un tort de plus que ceux dont je me suis accusé devant
+vous?--D'abord, reprit-il, le jour même que vous deviez vous rendre à la
+Bastille, vous êtes allé à l'Opéra vous vanter, d'un air insultant, que
+votre envoi à la Bastille n'étoit qu'une dérision et qu'une vaine
+complaisance qu'on avoit pour un duc et pair, contre lequel vous n'aviez
+cessé de déclamer dans les foyers de la Comédie, contre lequel vous avez
+écrit à l'armée les lettres les plus injurieuses; contre lequel enfin
+vous avez fait, non pas seul, mais en société, la parodie de _Cinna_,
+dans un souper, chez Mlle Clairon, avec le comte de Valbelle, l'abbé
+Galiani, et autres joyeux convives: voilà ce que vous ne m'avez pas dit,
+et dont on est bien assuré.»
+
+Pendant qu'il me parloit, je me recueillois en moi-même, et, lorsqu'il
+eut fini, je pris la parole à mon tour. «Monsieur le duc, lui dis-je,
+vos bontés me sont chères; votre estime m'est encore plus précieuse que
+vos bontés, et je consens à perdre et vos bontés et votre estime si,
+dans tous ces rapports qu'on vous a faits, il y a un mot de
+vrai.--Comment! s'écria-t-il avec un haut-le-corps, dans ce que je viens
+de vous dire pas un mot de vrai?--Pas un mot, et je vous prie de
+permettre que, sur votre bureau, je signe article par article tout ce
+que je vais y répondre.
+
+«Le jour que je devois aller à la Bastille, je n'eus certainement aucune
+envie d'aller à l'Opéra.» Et, après lui avoir rendu compte de l'emploi
+de mon temps depuis que je l'avois quitté: «Envoyez savoir, ajoutai-je,
+de M. de Sartine et de Mme Harenc, le temps que j'ai passé chez eux: ce
+sont précisément les heures du spectacle.
+
+«Quant aux foyers de la Comédie, le hasard fait que depuis six mois je
+n'y ai pas mis les pieds. La dernière fois qu'on m'y a vu (et j'en ai
+l'époque présente), c'est au début de Durancy[58]; et, auparavant même,
+je défie que l'on me cite aucun mauvais propos de moi contre le duc
+d'Aumont.
+
+«Par un hasard non moins heureux, il se trouve, Monsieur le duc, que,
+depuis l'ouverture de la campagne, je n'ai pas écrit à l'armée; et, si
+on me fait voir une lettre, un billet qu'on y ait reçu de moi, je veux
+être déshonoré.
+
+«À l'égard de la parodie, il est de toute fausseté qu'elle ait été faite
+aux soupers ni dans la société de Mlle Clairon. J'atteste même que chez
+elle jamais je n'ai entendu dire un seul vers de cette parodie; et, si
+depuis qu'elle est connue on y en a parlé, comme il est très possible,
+ce n'a pas été devant moi.
+
+«Voilà, Monsieur le duc, quatre assertions que je vais écrire et signer
+sur votre bureau, si vous voulez bien me le permettre; et soyez bien sûr
+qu'âme qui vive ne vous prouvera le contraire, ni n'osera me le soutenir
+en face et devant vous.»
+
+Vous pensez bien qu'en m'écoutant, la vivacité du duc de Choiseul
+s'étoit un peu modérée. «Marmontel, me dit-il, je vois qu'on m'en a
+imposé. Vous me parlez d'un ton à ne me laisser aucun doute sur votre
+bonne foi, et il n'y a que la vérité qui ose tenir ce langage; mais il
+faut me mettre moi-même en état d'affirmer que la parodie n'est point de
+vous. Dites-moi quel en est l'auteur, et le _Mercure_ vous est
+rendu.--Le _Mercure_, Monsieur le duc, ne me sera point rendu à ce
+prix.--Pourquoi donc?--Parce que je préfère votre estime à quinze mille
+livres de rente.--Ma foi, dit-il, puisque l'auteur n'a pas l'honnêteté
+de se faire connoître, je ne sais pas pourquoi vous le
+ménageriez.--Pourquoi, Monsieur le duc? parce qu'après avoir abusé
+imprudemment de sa confiance, le comble de la honte seroit de la trahir.
+J'ai été indiscret, mais je ne serai point perfide. Il ne m'a pas fait
+confidence de ses vers pour les publier. C'est un larcin que lui a fait
+ma mémoire; et, si ce larcin est punissable, c'est à moi d'en être puni:
+me préserve le Ciel qu'il se nomme ou qu'il soit connu! ce seroit bien
+alors que je serois coupable! J'aurois fait son malheur, j'en mourrois
+de chagrin. Mais, à présent, quel est mon crime? d'avoir fait ce que,
+dans le monde, chacun fait sans mystère; et vous-même, Monsieur le duc,
+permettez-moi de vous demander si, dans la société, vous n'avez jamais
+dit l'épigramme, les vers plaisans ou les couplets malins que vous aviez
+entendu dire? Qui jamais, avant moi, a été puni pour cela? Les
+_Philippiques_, vous le savez, étoient un ouvrage infernal. Le Régent,
+la seconde personne du royaume, y étoit calomnié d'une manière atroce,
+et cet ouvrage infâme couroit de bouche en bouche, on le dictoit, on
+l'écrivoit, il y en avoit mille copies; et cependant quel autre que
+l'auteur en a été puni? J'ai su des vers, je les ai récités, je ne les
+ai laissé copier à personne; et tout le crime de ces vers est de tourner
+en ridicule la vanité du duc d'Aumont. Tel est l'état de la cause en
+deux mots. S'il s'agissoit d'un complot parricide, d'un attentat, on
+auroit droit à me contraindre d'en dénoncer l'auteur; mais pour une
+plaisanterie, en vérité, ce n'est pas la peine de me charger du rôle
+infâme de délateur, et il iroit non seulement de ma fortune, mais de ma
+vie, que je dirois comme Nicomède:
+
+ Le maître qui prit soin de former ma jeunesse
+ Ne m'a jamais appris à faire une bassesse.»
+
+Je m'aperçus que le duc de Choiseul trouvoit du ridicule dans mon petit
+orgueil; et, pour me le faire sentir, il me demanda, en souriant, quel
+avoit été mon Annibal. «Mon Annibal, lui répondis-je, Monsieur le duc,
+c'est le malheur, qui depuis longtemps m'éprouve et m'apprend à
+souffrir.
+
+--Et voilà, reprit-il, ce que j'appelle un honnête homme.» Alors, le
+voyant ébranlé: «C'est cet honnête homme, lui dis-je, que l'on ruine et
+que l'on accable pour complaire à M. le duc d'Aumont, sans autre motif
+que sa plainte, sans autre preuve que sa parole. Quelle effroyable
+tyrannie!» Ici le duc de Choiseul m'arrêta. «Marmontel, me dit-il, le
+brevet du _Mercure_ étoit une grâce du roi; il la retire quand il lui
+plaît; il n'y a point là de tyrannie.--Monsieur le duc, lui
+répliquai-je, du roi à moi, le brevet du _Mercure_ est une grâce; mais,
+de M. le duc d'Aumont à moi, le _Mercure_ est mon bien, et, par une
+accusation fausse, il n'a pas droit de me l'ôter... Mais non, ce n'est
+pas moi qu'il dépouille, ce n'est pas moi que l'on immole à sa
+vengeance. On égorge, pour l'assouvir, de plus innocentes victimes.
+Sachez, Monsieur le duc, qu'à l'âge de seize ans, ayant perdu mon père,
+et me voyant environné d'orphelins comme moi, et d'une pauvre et
+nombreuse famille, je leur promis à tous de leur servir de père. J'en
+pris à témoin le ciel et la nature; et, dès lors jusqu'à ce moment, j'ai
+fait ce que j'avois promis. Je vis de peu; je sais réduire et mes
+besoins et ma dépense; mais cette foule de malheureux qui subsistoient
+du fruit de mon travail, mais deux soeurs que j'allois établir et doter,
+mais des femmes dont la vieillesse avoit besoin d'un peu d'aisance, mais
+la soeur de ma mère, veuve, pauvre et chargée d'enfans, que vont-ils
+devenir? Je les avois flattés de l'espérance du bien-être; ils
+ressentoient déjà l'influence de ma fortune; le bienfait qui en étoit la
+source ne devoit plus tarir pour eux, et tout à coup ils vont
+apprendre... Ah! c'est là que le duc d'Aumont doit aller savourer les
+fruits de sa vengeance; c'est là qu'il entendra des cris et qu'il verra
+couler des larmes. Qu'il aille y compter ses victimes et les malheureux
+qu'il a faits; qu'il aille s'abreuver des pleurs de l'enfance et de la
+vieillesse, et insulter aux misérables auxquels il arrache leur pain.
+C'est là que l'attend son triomphe. Il l'a demandé, m'a-t-on dit, pour
+récompense de ses services; il devoit dire pour salaire: c'en est un
+digne de son coeur.» À ces mots, mes larmes coulèrent, et le duc de
+Choiseul, aussi ému que moi, me dit en m'embrassant: «Vous me pénétrez
+l'âme, mon cher Marmontel: je vous ai peut-être fait bien du mal, mais
+je m'en vais le réparer.»
+
+Alors, prenant la plume avec sa vivacité naturelle, il écrivit à l'abbé
+Barthélémy: «Mon cher abbé, le roi vous a accordé le brevet du
+_Mercure_; mais je viens de voir et d'entendre Marmontel; il m'a touché,
+il m'a persuadé de son innocence; ce n'est pas à vous d'accepter la
+dépouille d'un innocent; refusez le _Mercure_; je vous en dédommagerai.»
+Il écrivit à M. de Saint-Florentin: «Vous avez reçu, mon cher confrère,
+l'ordre du roi pour expédier le brevet du _Mercure_; mais j'ai vu
+Marmontel, et j'ai à vous parler de lui. Ne pressez rien que nous
+n'ayons causé ensemble.» Il me lut ces billets, les cacheta, les fit
+partir, et me dit d'aller voir Mme de Pompadour, en me donnant pour elle
+un billet qu'il ne me lut point, mais qui m'étoit bien favorable, car je
+fus introduit dès qu'elle y eut jeté les yeux.
+
+Mme de Pompadour étoit incommodée et gardoit le lit. J'approchai; j'eus
+d'abord à essuyer les mêmes reproches que m'avoit faits le duc de
+Choiseul; et, avec plus de douceur encore, j'y opposai les mêmes
+réponses. Ensuite: «Voilà donc, lui dis-je, les nouveaux torts qu'on me
+suppose pour obtenir du roi qu'après onze jours de prison il porte la
+sévérité jusqu'à prononcer ma ruine! Si j'avois été libre, j'aurois
+peut-être enfin, Madame, pénétré jusqu'à vous. J'aurois démenti ces
+mensonges, et, en vous avouant ma seule et véritable faute, j'aurois
+trouvé grâce à vos yeux; mais on commence par obtenir que je sois
+enfermé entre quatre murailles; on profite du temps de ma captivité pour
+me calomnier impunément tout à son aise; et les portes de ma prison ne
+s'ouvrent que pour me faire voir l'abîme que l'on a creusé sous mes pas.
+Mais c'est peu de nous y traîner, ma malheureuse famille et moi; on sait
+qu'une main secourable peut nous en retirer encore; on craint que cette
+main, dont nous avons déjà reçu tant de bienfaits, ne redevienne notre
+appui; on nous ôte cette dernière et unique espérance; et, parce que
+l'orgueil de M. le duc d'Aumont est irrité, il faut qu'une foule
+d'innocens soient privés de toute consolation. Oui, Madame, tel a été le
+but de ces mensonges, qui, en me faisant passer dans votre esprit pour
+un méchant ou pour un fou, vous indisposoient contre moi. C'est là
+surtout l'endroit sensible par où mes ennemis avoient su me percer le
+coeur.
+
+«À présent, pour me mettre hors de défense, on exige de moi que je nomme
+l'auteur de cette parodie dont j'ai su et dit quelques vers. On me
+connoît assez, Madame, pour être bien sûr que jamais je ne le nommerai;
+mais ne pas l'accuser, c'est, dit-on, me condamner moi-même; et, si je
+ne veux pas être infâme, je suis perdu. Certes, si je ne puis me sauver
+qu'à ce prix, ma ruine est bien décidée. Mais depuis quand, Madame,
+est-ce un crime que d'être honnête? depuis quand même est-ce à l'accusé
+de prouver qu'il est innocent? et depuis quand l'accusateur est-il
+dispensé de la preuve? Je veux bien cependant repousser par des preuves
+une attaque qui n'en a point; et mes preuves sont mes écrits, mon
+caractère assez connu, et la conduite de ma vie. Depuis que j'ai eu le
+malheur d'être nommé parmi les gens de lettres, j'ai eu pour ennemis
+tous les écrivains satiriques. Il n'est point d'insolences que je n'en
+aie reçues et patiemment endurées. Que l'on me cite de moi une
+épigramme, un trait mordant, une ironie, enfin une raillerie approchant
+du caractère de celle-ci, et je consens qu'on me l'impute; mais, si j'ai
+dédaigné ces petites vengeances, si ma plume, toujours décente et
+modérée, n'a jamais trempé dans le fiel, pourquoi, sur la parole et sur
+la foi d'un homme que la colère aveugle, croit-on que cette plume ait
+commencé par distiller contre lui son premier venin? Je suis calomnié,
+Madame, je le suis devant vous, je le suis devant ce bon roi, qui ne
+peut croire qu'on lui en impose; et, sans la pitié généreuse que je
+viens d'inspirer à M. le duc de Choiseul, ni le roi, ni vous-même, vous
+n'auriez jamais su que je fusse calomnié.»
+
+À peine j'achevois, on annonça le duc de Choiseul. Il n'avoit pas perdu
+de temps, car je l'avois laissé à sa toilette. «Eh bien! dit-il, Madame,
+vous l'avez entendu? Que pensez-vous de ce qu'il éprouve?--Que cela est
+horrible, répondit-elle, et qu'il faut, Monsieur, que le _Mercure_ lui
+soit rendu.--C'est mon avis, dit le duc de Choiseul.--Mais, reprit-elle,
+il seroit peu convenable que le roi parût d'un jour à l'autre passer du
+noir au blanc. C'est à M. le duc d'Aumont à faire lui-même une
+démarche...--Ah! Madame, vous prononcez mon arrêt, m'écriai-je: cette
+démarche que vous voulez qu'il fasse, il ne la fera point.--Il la fera,
+insista-t-elle. M. de Saint-Florentin est chez le roi; il va venir me
+voir, et je vais lui parler. Allez l'attendre à son hôtel.»
+
+Le vieux ministre ne fut pas plus content que moi du biais que prenoit
+la foiblesse de Mme de Pompadour, et il ne me dissimula point qu'il en
+tiroit un mauvais augure. En effet, l'opiniâtre orgueil du duc d'Aumont
+fut intraitable: ni le comte d'Angiviller, son ami, ni Bouvard, son
+médecin, ni le duc de Duras, son camarade, ne purent lui inspirer un
+sentiment tant soit peu noble. Comme en lui-même il n'avoit rien qui pût
+le faire respecter, il prétendit au moins se faire craindre; et il ne
+revint à la cour que bien déterminé à ne pas se laisser fléchir,
+déclarant qu'il regarderoit comme ses ennemis ceux qui lui parleroient
+d'une démarche en ma faveur. Personne n'osa tenir tête à l'un des hommes
+qui approchoient de plus près de la personne du roi, et tout cet intérêt
+que l'on prenoit à moi se réduisit à me laisser une pension de mille
+écus sur le _Mercure_; l'abbé Barthélémy en refusa le brevet, et il fut
+accordé à un nommé Lagarde[59], bibliothécaire de Mme de Pompadour, et
+digne protégé de Colin[60], son homme d'affaires.
+
+Dix ans après, le duc de Choiseul, en dînant avec moi, me rappela nos
+conversations, auxquelles il auroit bien voulu, disoit-il, que nous
+eussions eu des témoins. Je n'ai pu en donner, de souvenir, qu'une
+esquisse légère, et telle que ma mémoire, dès longtemps refroidie, a pu
+me la retracer; mais il faut que la situation m'eût bien vivement
+inspiré, car il ajouta que de sa vie il n'avoit entendu un homme aussi
+éloquent que je le fus dans ces momens-là; et, à ce propos: «Savez-vous,
+me dit-il, ce qui empêcha Mme de Pompadour de vous faire rendre le
+_Mercure_? ce fut ce fripon de Colin, pour le faire donner à son ami
+Lagarde.» Ce Lagarde étoit si mal famé que, dans la société des
+Menus-Plaisirs, où il étoit souffert, on l'appeloit _Lagarde-Bicêtre_.
+C'étoit donc, mes enfans, à Lagarde-Bicêtre que l'on m'avoit sacrifié,
+et le duc de Choiseul m'en faisoit l'aveu!
+
+Aussi dépourvu d'instruction que de talent, ce nouveau rédacteur fit si
+mal sa besogne que le _Mercure_, décrié, tomboit, et n'alloit plus être
+en état de payer les pensions dont il étoit chargé. Les pensionnaires,
+effrayés, vinrent me supplier de consentir à le reprendre, et
+m'offrirent d'aller tous ensemble demander qu'il me fût rendu; mais,
+ayant une fois quitté cette chaîne importune, je ne voulus plus m'en
+charger. Heureusement, Lagarde étant mort, le _Mercure_ fut fait un peu
+moins mal et dépérit plus lentement; mais, pour sauver les pensions, il
+fallut enfin qu'on en fît une entreprise de librairie.
+
+
+
+
+LIVRE VII
+
+
+Mon aventure avec le duc d'Aumont m'avoit fait deux grands biens: elle
+m'avoit fait renoncer à un projet de mariage formé à la légère, et dont
+j'ai eu depuis quelque raison de croire que je me serois repenti; elle
+avoit mis pour moi dans l'âme de Bouvard les germes de cette amitié qui
+m'a été si salutaire. Mais ces bons offices n'étoient pas les seuls que
+le duc d'Aumont m'eût rendus en me persécutant.
+
+D'abord mon âme, que les délices de Paris, d'Avenay, de Passy, de
+Versailles, avoient trop amollie, avoit besoin que l'adversité lui
+rendît son ancienne trempe et le ressort qu'elle avoit perdu; le duc
+d'Aumont avoit pris soin de remettre en vigueur mon courage et mon
+caractère. En second lieu, sans m'occuper bien sérieusement, le
+_Mercure_ ne laissoit pas de captiver mon attention, de consumer mon
+temps, de me dérober à moi-même, de m'interdire toute entreprise
+honorable pour mes talens, et de les asservir à une rédaction minutieuse
+et presque mécanique; le duc d'Aumont les avoit remis en liberté, et
+m'avoit rendu l'heureux besoin d'en faire un digne et noble usage.
+Enfin, j'étois résolu à sacrifier au travail du _Mercure_ huit ou dix
+des plus belles années de ma vie, avec l'espérance d'amasser une
+centaine de mille francs, auxquels je bornois mon ambition. Or, les
+loisirs que m'avoit procurés le duc d'Aumont ne me valurent guère moins
+dans le même nombre d'années, sans rien prendre sur les plaisirs de mes
+sociétés à la ville, ni des campagnes délicieuses où je passois le temps
+des trois belles saisons.
+
+Je ne compte pas l'avantage d'avoir été reçu à l'Académie françoise plus
+tôt que je n'aurois dû l'être en ne faisant que le _Mercure_.
+L'intention du duc d'Aumont n'étoit pas de m'y conduire par la main; il
+le fit cependant sans le vouloir, et même en ne le voulant pas.
+
+J'ai observé plus d'une fois, et dans les circonstances les plus
+critiques de ma vie, que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle
+a mieux fait pour moi que je n'aurois voulu moi-même. Ici me voilà
+ruiné, et, du milieu de ma ruine, vous allez, mes enfans, voir naître le
+bonheur le plus égal, le plus paisible et le plus rarement troublé dont
+un homme de mon état se puisse flatter de jouir. Pour l'établir
+solidement et sur sa base naturelle, je veux dire sur le repos de
+l'esprit et de l'âme, je commençai par me délivrer de mes inquiétudes
+domestiques. L'âge ou les maladies, celle surtout qui sembloit être
+contagieuse dans ma famille, diminuoient successivement le nombre de ces
+bons parens que j'avois eu tant de plaisir à faire vivre dans l'aisance.
+J'avois déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce, et, après
+avoir liquidé nos dettes, j'avois ajouté des pensions au revenu de mon
+petit bien. Or, ces pensions de cent écus chacune étant réduites au
+nombre de cinq, il me restoit à moi d'abord la moitié de mes mille écus
+de pension sur le _Mercure_; j'avois de plus les cinq cents livres
+d'intérêts de dix mille francs que j'avois employés au cautionnement de
+M. Odde; j'y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc
+d'Orléans, et, du surplus des fonds qui me restoient dans la caisse du
+_Mercure_, j'achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon
+domestique et moi, je n'avois guère moins de mille écus à dépenser. Je
+n'en avois jamais dépensé davantage. Mme Geoffrin vouloit même que le
+payement de mon loyer cessât dès lors; mais je la priai de permettre que
+j'essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiroient pas, en
+l'assurant que, si mon loyer me gênoit, je le lui avouerois sans rougir.
+Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des
+pensions que je faisois diminua par la mort de mes deux soeurs qui
+étoient au couvent de Clermont, et que m'enleva la même maladie dont
+étoient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux
+vieilles tantes, les seules qui me restoient à la maison. La mort ne me
+laissa que la soeur de ma mère, cette tante d'Albois qui vit encore.
+Ainsi j'héritois tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D'un
+autre côté, les premières éditions de mes _Contes_ commencèrent à
+m'enrichir.
+
+Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition étoit l'Académie
+françoise, et cette ambition même étoit modérée et paisible. Avant
+d'atteindre à ma quarantième année j'avois encore trois ans à donner au
+travail, et dans trois ans j'aurois acquis de nouveaux titres à cette
+place. Ma traduction de Lucain s'avançoit, je préparois en même temps
+les matériaux de ma _Poétique_, et la célébrité de mes _Contes_ alloit
+toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyois donc pouvoir me
+donner du bon temps.
+
+Vous avez vu de quelle manière obligeante l'officieux Bouret avoit
+débuté avec moi. La connoissance faite, la liaison formée, ses sociétés
+avoient été les miennes. Dans l'un des contes de _la Veillée_, j'ai
+peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle Mme Gaulard.
+L'un de ses deux fils[61], homme aimable, occupoit à Bordeaux l'emploi
+de la recette générale des fermes; il avoit fait un voyage à Paris; et,
+la veille de son départ, l'un des plus beaux jours de l'année, nous
+dînions ensemble chez notre ami Bouret, en belle et bonne compagnie. La
+magnificence de cet hôtel que les arts avoient décoré, la somptuosité de
+la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d'un ciel pur,
+et surtout l'amabilité d'un hôte qui, au milieu de ses convives,
+sembloit être l'amoureux de toutes les femmes, le meilleur ami de tous
+les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un
+repas, y avoient exalté les esprits. Moi qui me sentois le plus libre
+des hommes, le plus indépendant, j'étois comme l'oiseau qui, échappé du
+lien qui le tenoit captif, s'élance dans l'air avec joie; et, pour ne
+rien dissimuler, l'excellent vin qu'on me versoit contribuoit à donner
+l'essor à mon âme et à ma pensée.
+
+Au milieu de cette gaieté, le jeune fils de Mme Gaulard nous faisoit ses
+adieux; et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s'il pouvoit m'y
+être bon à quelque chose. «À m'y bien recevoir, lui dis-je, lorsque
+j'irai voir ce beau port et cette ville opulente: car, dans les rêves de
+ma vie, c'est l'un de mes projets les plus intéressans.--Si je l'avois
+su, me dit-il, vous auriez pu l'exécuter dès demain: j'avois une place à
+vous offrir dans ma chaise.--Et moi, me dit l'un des convives (c'étoit
+un juif appelé Gradis[62], l'un des plus riches négocians de Bordeaux),
+et moi je me serois chargé de faire voiturer vos malles.--Mes malles,
+dis-je, n'auroient pas été lourdes; mais pour mon retour à
+Paris?...--Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurois
+ramené.--Tout cela n'est donc plus possible? leur demandai-je.--Très
+possible de notre part, me dirent-ils, mais nous partons demain.» Alors,
+disant quatre mots à l'oreille au fidèle Bury, qui me servoit à table,
+je l'envoyai faire mes paquets; et aussitôt, buvant à la santé de mes
+compagnons de voyage: «Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons
+demain.» Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le
+monde but à la santé des voyageurs.
+
+Il est difficile d'imaginer un voyage plus agréable: une route superbe,
+un temps si beau, si doux, que nous courions la nuit, en dormant, les
+glaces baissées. Partout les directeurs, les receveurs des fermes
+empressés à nous recevoir; je croyois être dans ces temps poétiques et
+dans ces beaux climats où l'hospitalité s'exerçoit par des fêtes.
+
+À Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu'il étoit possible,
+c'est-à-dire qu'on m'y donna de bons dîners, d'excellens vins, et même
+des salves de canon des vaisseaux que je visitois. Mais, quoiqu'il y eût
+dans cette ville des gens d'esprit et faits pour être aimables, je jouis
+moins de leur commerce que je n'aurois voulu: un fatal jeu de dés, dont
+la fureur les possédoit, noircissoit leur esprit et absorboit leur âme.
+J'avois tous les jours le chagrin d'en voir quelqu'un navré de la perte
+qu'il avoit faite. Ils sembloient ne dîner et ne souper ensemble que
+pour s'entr'égorger au sortir de table; et cette âpre cupidité, mêlée
+aux jouissances et aux affections sociales, étoit pour moi quelque chose
+de monstrueux.
+
+Rien de plus dangereux pour un receveur général des fermes qu'une telle
+société. Quelque intacte que fût sa caisse, sa seule qualité de
+comptable lui devoit interdire les jeux de hasard, comme un écueil sinon
+de sa fidélité, au moins de la confiance qu'on y avoit mise; et je ne
+fus pas inutile à celui-ci pour l'affermir dans la résolution de ne
+jamais se laisser gagner à la contagion de l'exemple.
+
+Une autre cause altéroit le plaisir que m'auroit fait le séjour de
+Bordeaux: la guerre maritime faisoit des plaies profondes au commerce de
+cette grande ville. Le beau canal que j'avois sous les yeux ne m'en
+offroit que les débris; mais je me formois aisément l'idée de ce qu'il
+devoit être dans son état paisible, prospère et florissant.
+
+Quelques maisons de commerçans, où l'on ne jouoit point, étoient celles
+que je fréquentois le plus et qui me convenoient le mieux; mais aucune
+n'avoit pour moi autant d'attrait que celle d'Ansely[63]. Ce négociant
+étoit un philosophe anglois, d'un caractère vénérable. Son fils, quoique
+bien jeune encore, annonçoit un homme excellent; et ses deux filles,
+sans être belles, avoient un charme naturel dans l'esprit et dans les
+manières qui m'engageoit autant et plus que n'eût fait la beauté. La
+plus jeune des deux, Jenny, avoit fait sur mon âme une impression vive.
+Ce fut pour elle que je composai la romance de _Pétrarque_, et je la lui
+chantai en lui disant adieu.
+
+Dans les loisirs que me laissoit la société d'une ville où, le matin,
+tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je
+composai mon _Épître aux poètes_. J'eus aussi pour amusement les
+facéties qu'on imprimoit à Paris dans ce moment-là contre un homme qui
+méritoit d'être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien
+rigoureusement: c'étoit Le Franc de Pompignan.
+
+Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à
+Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y auroit joui
+paisiblement de cette estime, si l'excès de sa vanité, de sa
+présomption, de son ambition, ne l'avoit pas tant enivré.
+Malheureusement, trop flatté dans ses académies de Montauban et de
+Toulouse, accoutumé à s'y entendre applaudir dès qu'il ouvroit la bouche
+et avant même qu'il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savoit
+gagner ou payer la faveur, il se croyoit un homme d'importance en
+littérature; et, par malheur encore, il avoit ajouté à l'arrogance d'un
+seigneur de paroisse l'orgueil d'un président de cour supérieure dans sa
+ville de Montauban; ce qui formoit un personnage ridicule dans tous les
+points. D'après l'opinion qu'il avoit de lui-même, il avoit trouvé
+malhonnête qu'à la première envie qu'il avoit témoignée d'être de
+l'Académie françoise on ne se fût pas empressé à l'y recevoir; et,
+lorsqu'en 1758 Sainte-Palaye y avoit eu sur lui la préférence, il en
+avoit marqué un superbe dépit. Deux ans après, l'Académie n'avoit pas
+laissé de lui accorder ses suffrages, et il n'y avoit pour lui que de
+l'agrément dans l'unanimité de son élection; mais, au lieu de la
+modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectoient, au moins en y
+entrant, il y apporta l'humeur de l'orgueil offensé, avec un excès
+d'âpreté et de hauteur inconcevable. Le malheureux avoit conçu
+l'ambition d'être je ne sais quoi dans l'éducation des enfans de France.
+Il savoit que, dans ses principes de religion, M. le Dauphin n'aimoit
+pas Voltaire, et qu'il voyoit de mauvais oeil l'atelier encyclopédique;
+il faisoit sa cour à ce prince; il croyoit s'être rendu recommandable
+auprès de lui par ses odes sacrées, dont la magnifique édition ruinoit
+son libraire; il croyoit l'avoir très flatté en lui confiant le
+manuscrit de sa traduction des _Géorgiques_; il ne savoit pas à qui sa
+vanité avoit affaire; il ne savoit pas que cette traduction, si
+péniblement travaillée, en vers durs, raboteux, martelés, sans couleur
+et sans harmonie, comparée au chef-d'oeuvre de la poésie latine, étoit,
+par le Dauphin lui-même, soumise à l'oeil moqueur de la critique et
+tournée en dérision. Il crut faire un coup de parti en attaquant
+publiquement, dans son discours de réception à l'Académie françoise,
+cette classe de gens de lettres que l'on appeloit philosophes, et
+singulièrement Voltaire et les encyclopédistes.
+
+Il venoit de faire cette sortie lorsque je partis pour Bordeaux; et, ce
+qui n'étoit guère moins étonnant que son arrogance, c'étoit le succès
+qu'elle avoit eu. L'Académie avoit écouté en silence cette insolente
+déclamation; le public l'avoit applaudie; Pompignan étoit sorti de là
+triomphant et enflé de sa vaine gloire.
+
+Mais, peu de temps après, commença contre lui la légère escarmouche des
+_Facéties parisiennes_; et ce fut l'un de ses amis, le président
+Barbot[64], qui, étant venu me voir, m'apprit que «ce pauvre M. de
+Pompignan étoit la fable de Paris». Il me montra les premières feuilles
+qu'il venoit de recevoir; c'étoient les _Quand_ et les _Pourquoi_. Je
+vis la tournure et le ton que prenoit la plaisanterie.
+
+«Vous êtes donc l'ami de M. Le Franc? lui demandai-je.--Hélas! oui, me
+dit-il.--Je vous plains donc, car je connois les railleurs qui sont à
+ses trousses. Voilà les _Quand_ et les _Pourquoi_; bientôt les _Si_, les
+_Mais_, les _Car_, vont venir à la file; et je vous annonce qu'on ne le
+quittera point qu'il n'ait passé par les particules.» La correction fut
+encore plus sévère que je n'avois prévu; on se joua de lui de toutes les
+manières. Il voulut se défendre sérieusement; il n'en fut que plus
+ridicule. Il adressa un mémoire au roi; son mémoire fut bafoué. Voltaire
+parut rajeunir pour s'égayer à ses dépens: en vers, en prose, sa malice
+fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et
+plaisantes qu'elle n'avoit jamais été. Une saillie n'attendoit pas
+l'autre. Le public ne cessoit de rire aux dépens du triste Le Franc.
+Obligé de se tenir enfermé chez lui pour ne pas entendre chanter sa
+chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montré au doigt, il finit
+par aller s'ensevelir dans son château, où il est mort sans avoir jamais
+osé reparoître à l'Académie. J'avoue que je n'eus aucune pitié de lui,
+non seulement parce qu'il étoit l'agresseur, mais parce que son
+agression avoit été sérieuse et grave, et n'alloit pas à moins, si on
+l'en avoit cru, qu'à faire proscrire nombre de gens de lettres, qu'il
+dénonçoit et désignoit comme les ennemis du trône et de l'autel.
+
+Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris:
+«Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route? n'aimeriez-vous
+pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon,
+Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève, où nous verrions
+Voltaire, dont mon père a été connu?» Vous pensez bien que j'embrassai
+ce beau projet avec transport; et, avant de partir, j'écrivis à
+Voltaire.
+
+À Toulouse, nous fûmes reçus par un ami intime de Mme Gaulard, M. de
+Saint-Amand, homme de l'ancien temps pour la franchise et la politesse,
+et qui dans cette ville occupoit un très bon emploi[65]. Pour moi, je
+n'y retrouvai plus aucune de mes connoissances. J'eus même de la peine à
+reconnoître la ville, tant les objets de comparaison et l'habitude de
+voir Paris la rapetissoient à mes yeux.
+
+De Toulouse à Béziers, nous fûmes occupés à suivre et à observer le
+canal du Languedoc. Ce fut là véritablement pour moi un sujet
+d'admiration, parce que j'y voyois réunies la grandeur et la simplicité,
+deux caractères qui ne se montrent jamais ensemble sans causer
+d'étonnement.
+
+La jonction des deux mers et le commerce de l'une et de l'autre étoient
+le résultat de deux ou trois grandes idées combinées par le génie. La
+première étoit celle d'un amas d'eaux immense, dans l'espèce de coupe
+que forment des montagnes du côté de Revel, à quelques lieues de
+Carcassonne, pour être perpétuellement la source et le réservoir du
+canal; la seconde étoit le choix d'une éminence inférieure au réservoir,
+mais dominant, d'un côté, l'intervalle de ce point-là jusqu'à Toulouse,
+et, de l'autre côté, l'espace du même point jusqu'à Béziers; en sorte
+que les eaux du réservoir, conduites jusque-là par une pente naturelle,
+s'y tiendroient suspendues dans un vaste niveau, et n'auroient plus qu'à
+s'épancher d'un côté vers Béziers, de l'autre vers Toulouse, pour
+alimenter le canal et aller déposer les barques dans l'Orbe d'un côté,
+et de l'autre dans la Garonne. Enfin, une troisième et principale idée
+étoit la construction des écluses dans tous les points où les barques
+auroient à s'élever ou à descendre; l'effet de ces écluses étant, comme
+l'on sait, de recevoir les barques, et, en se remplissant ou se vidant à
+volonté, de leur servir comme d'échelons dans les deux sens, soit pour
+descendre, soit pour monter au niveau du canal.
+
+En vous épargnant des détails de prévoyance et d'industrie où
+l'inventeur étoit entré pour rendre intarissable la source des eaux du
+canal et en mesurer le volume, sans jamais le faire dépendre du cours
+des rivières voisines, ni communiquer avec elles, je dirai seulement que
+je ne négligeai aucun de ces détails. Mais le principal objet de mon
+attention fut le bassin de Saint-Ferréol, la source du canal et le
+réservoir de ses eaux. Ce bassin, formé, comme je l'ai dit, par un
+cercle de montagnes, a deux mille deux cent vingt-deux toises de
+circonférence et cent soixante pieds de profondeur. La gorge des
+montagnes qui l'environnent est fermée par un mur de trente-six toises
+d'épaisseur. Lorsqu'il est plein, ses eaux s'épanchent en cascade; mais,
+dans les temps de sécheresse, ces épanchoirs n'en versent plus, et alors
+c'est du fond du réservoir qu'on les tire. Voici comment: dans
+l'épaisseur de la digue sont pratiquées deux voûtes qui, à quarante
+pieds de distance, se prolongent sous le réservoir; à l'une de ces
+voûtes sont adaptés verticalement trois tubes de bronze du calibre des
+plus gros canons, et par lesquels, quand leurs robinets s'ouvrent, l'eau
+du réservoir tombe dans un aqueduc pratiqué le long de la seconde voûte;
+en sorte que, lorsqu'on pénètre jusqu'à ces robinets, on a cent soixante
+pieds d'eau sur la tête. Nous ne laissâmes pas de nous avancer
+jusque-là, à la lueur du goudron enflammé que notre conducteur portoit
+dans une poèle: car nulle autre lumière n'auroit tenu à la commotion de
+l'air qu'excita bientôt sous la voûte l'explosion des eaux, quand tout à
+coup, avec un fort levier de fer, notre homme ouvrit le robinet de l'un
+des trois tuyaux, puis celui du second, puis celui du troisième. À
+l'ouverture du premier, le plus effroyable tonnerre se fit entendre sous
+la voûte; et deux fois, coup sur coup, ce mugissement redoubla. Je
+croyois voir crever le fond du réservoir, et les montagnes des environs
+s'écrouler sur nos têtes. L'émotion profonde, et, à dire vrai, la
+frayeur que ce bruit nous avoit causée, ne nous empêcha point d'aller
+voir ce qui se passoit sous la seconde voûte. Nous y pénétrâmes, au
+bruit de ces tonnerres souterrains; et là nous vîmes trois torrens
+s'élancer par l'ouverture des robinets. Je ne connois dans la nature
+aucun mouvement comparable à la violence de la colonne d'eau qui, en
+flots d'écume, s'échappoit de ces tubes. L'oeil ne pouvoit la suivre;
+sans étourdissement on ne pouvoit la regarder. Le bord de l'aqueduc où
+fuyoit ce torrent n'avoit que quatre pieds de large; il étoit revêtu
+d'une pierre de taille polie, humide et très glissante. C'étoit là que
+nous étions debout, pâlissans, immobiles; et, si le pied nous eût
+manqué, l'eau du torrent nous eût roulés à mille pas dans un clin d'oeil.
+Nous sortîmes en frémissant, et nous sentîmes les rochers auxquels la
+digue est appuyée trembler à cent pas de distance.
+
+Quoique bien familiarisé avec le mécanisme du canal, je ne laissai pas
+d'être émerveillé encore, lorsque du pied de la colline de Béziers je
+vis comme un long escalier de huit écluses contiguës, par où les barques
+descendoient ou montoient avec une égale facilité.
+
+À Béziers, je trouvai un ancien militaire de mes amis, M. de La
+Sablière, qui, après avoir joui longtemps de la vie de Paris, étoit venu
+achever de vieillir dans sa ville natale, et y jouir d'une considération
+méritée par ses services. Dans l'asile voluptueux qu'il s'étoit fait, il
+nous reçut avec cette hilarité gasconne à laquelle contribuoient
+l'aisance d'une fortune honnête, l'état d'une âme libre et calme, le
+goût de la lecture, un peu de la philosophie antique, et cette salubrité
+renommée de l'air qu'on respire à Béziers. Il me demanda des nouvelles
+de La Popelinière, chez lequel nous avions passé ensemble de beaux
+jours. «Hélas! lui répondis-je, nous ne nous voyons plus; son fatal
+égoïsme lui a fait oublier l'amitié. Je vais vous confier ce que je n'ai
+dit à personne:
+
+«Immédiatement après le mariage de ma soeur, j'avois obtenu pour son mari
+un emploi à Chinon, l'entrepôt du tabac, emploi facile et simple, et que
+ma soeur auroit pu conserver si elle avoit perdu son mari. Cet emploi
+valoit cent louis. En même temps La Popelinière avoit obtenu, pour un de
+ses parens, l'emploi des traites de Saumur, emploi de receveur
+comptable, et qui, d'un détail infini et d'une extrême difficulté, ne
+valoit que douze cents livres. La Popelinière ne laissa pas de me prier
+d'en accepter l'échange, en alléguant la bienséance, vu que son homme, à
+lui, demeuroit à Chinon. Comme il me demandoit ce service au nom de
+l'amitié, je ne balançai pas à le lui rendre. Je tâchai même de me
+persuader que les talens de mon beau-frère auroient été ensevelis dans
+un magasin de tabac; au lieu que, dans une recette qui demandoit un
+homme instruit, vigilant, appliqué, il pourroit se faire connoître et
+mériter de l'avancement. Je ne crus donc pas lui faire tort; et,
+généreux à ses dépens, je le fus à l'excès: car, l'emploi de Chinon
+étant d'une valeur double de celui de Saumur, La Popelinière m'offroit
+pour cet échange un dédommagement annuel de douze cents livres; et moi
+je ne voulus, pour compensation, que le plaisir de l'obliger. Eh bien!
+ce mince emploi, où mon beau-frère avoit rétabli l'ordre, l'activité,
+l'exactitude, et qu'on lui avoit permis de joindre à celui du grenier à
+sel qu'il avoit obtenu depuis, quelqu'un, à mon insu, l'a sollicité pour
+un autre, et mon beau-frère l'a perdu.--Et La Popelinière a souffert
+qu'on vous l'ait enlevé?--Que vouliez-vous qu'il fît?--Et, sandis!
+étoit-il sans crédit dans sa compagnie? et du moins ne devoit-il pas
+reconnoître et faire valoir ce que vous aviez fait pour lui?--Que
+direz-vous donc, ajoutai-je, quand vous saurez que c'est lui-même qui,
+sans m'en dire un mot, a demandé, sollicité cet emploi pour son
+secrétaire, et en a dépouillé le mari de ma soeur?--Cela n'est pas
+possible.--Cela n'est que trop vrai: les fermiers généraux eux-mêmes me
+l'ont dit.» La Sablière, confondu, garda quelque temps le silence; et
+puis: «Mon ami, me dit-il, nous l'avons aimé, vous et moi; ne pensons
+qu'à cela; jetons un voile sur le reste.» En effet, nous ne fîmes plus
+que nous retracer l'heureux temps où La Popelinière étoit pour nous un
+hôte aimable, et cette galerie mouvante de tableaux et de caractères qui
+chez lui nous avoit passé devant les yeux. «J'en aime encore le
+souvenir, me dit-il, mais comme d'un songe dont le réveil est sans
+regrets.»
+
+Montpellier ne nous offrit rien d'intéressant que le Jardin des plantes;
+encore ne fut-il pour nous qu'une promenade agréable, car nous étions en
+botanique aussi ignorans l'un que l'autre; mais, comme nous nous
+connoissions en jolies femmes, nous eûmes le plaisir d'en suivre des
+yeux quelques-unes qui, avec un teint brun, nous sembloient très
+piquantes. Ce qu'on distingue en elles, c'est un air éveillé, une
+démarche leste et un oeil agaçant. J'observai singulièrement qu'elles
+étoient très bien chaussées, ce qui, par tout pays, est un présage
+heureux.
+
+À Nîmes, sur la foi des voyageurs et des artistes, nous nous attendions
+à être frappés d'admiration: rien ne nous étonna. Il y a des choses dont
+la renommée exagère si fort la grandeur ou la beauté que l'opinion qu'on
+en a eue de loin ne peut plus que décroître lorsqu'on les voit de près.
+L'Amphithéâtre ne nous parut point vaste, et la structure ne nous
+surprit que par sa massive lourdeur. La Maison carrée nous fit plaisir à
+voir, mais le plaisir que fait une petite chose régulièrement
+travaillée.
+
+Je ne veux pas oublier qu'à Nîmes, dans le cabinet d'un naturaliste
+appelé Séguier[66], nous vîmes une collection de pierres grises qui,
+fendues par lits, comme le talc, présentent les deux moitiés d'un
+poisson incrusté dont la figure est très distincte; et cela n'est pas
+merveilleux; mais, ce qui l'est pour moi, c'est ce que m'assura ce
+naturaliste, que ces pierres se trouvent dans les Alpes, et que l'espèce
+des poissons qu'elles renferment ne se trouvent plus dans nos mers.
+
+ _Quærite, quos agitat mundi labor._
+
+ LUCAN.
+
+Nous ne vîmes Avignon qu'en passant, pour aller nous extasier à
+Vaucluse. Mais il fallut encore ici rabattre de l'idée que nous avions
+du séjour enchanté de Pétrarque et de Laure. Il en est de Vaucluse comme
+de Castalie, du Pénée et du Simoïs. La renommée en est due aux Muses,
+leur vrai charme est celui des vers qui les ont célébrés. Ce n'est pas
+que la cascade de la fontaine de Vaucluse ne soit belle, et par le
+volume et par les longs bondissemens de ses eaux parmi les rochers dont
+leur chute est entrecoupée; mais, n'en déplaise aux poètes qui l'ont
+décrite, la source en est absolument dénuée des ornemens de la nature;
+les deux bords en sont nus, arides, escarpés, sans ombrage; ce n'est
+qu'au bas de la cascade que la rivière qu'elle forme commence à revêtir
+ses bords d'une assez riante verdure. Cependant, avant de quitter la
+source de ses eaux, nous nous assîmes, nous rêvâmes; et, sans nous
+parler l'un à l'autre, les yeux fixés sur des ruines qui nous sembloient
+être les restes du château de Pétrarque, nous fûmes nous-mêmes quelques
+momens dans l'illusion poétique, en croyant voir autour de ces ruines
+errer les ombres des deux amans qui ont fait la gloire de ces bords.
+
+Mais, ce qui plus réellement est fait pour le plaisir des yeux, ce sont
+l'enceinte et les dehors d'une petite ville que la rivière de Vaucluse
+vient embrasser, et dont elle baigne les murs; ce qui l'a fait appeler
+_l'Île_. Nous croyions en effet voir une île enchantée, en nous
+promenant alentour, sous deux rangs de mûriers et entre deux canaux
+d'une eau vive, pure et rapide. De jolis groupes de jeunes juives, qui
+se promenoient comme nous, ajoutoient à l'illusion que nous faisoit la
+beauté du lieu; et d'excellentes truites, de belles écrevisses, que l'on
+nous servit à souper dans l'auberge qui terminoit cette charmante
+promenade, firent succéder aux plaisirs de l'imagination et à ceux de la
+vue les délices d'un nouveau sens.
+
+Le beau temps, qui depuis Paris avoit si agréablement accompagné notre
+voyage, nous abandonna sur les confins de la Provence. Le pays où il
+pleut le plus rarement fut pluvieux pour nous. La ville d'Aix ne fut
+d'abord sur notre route qu'un passage pour aller voir Marseille et
+Toulon. Il fallut cependant faire une visite d'usage au gouverneur de la
+province, qui résidoit dans cette ville. Ce gouverneur, l'indigne fils
+du maréchal de Villars[67], me reçut avec une politesse qui, dans un
+autre, m'auroit flatté. Il marqua de l'empressement à nous retenir
+jusqu'à la Fête-Dieu. Nous nous y refusâmes; mais il nous fit promettre
+que la veille de cette fête nous serions de retour à Aix, pour voir le
+lendemain la procession du roi René.
+
+Ce furent pour moi deux objets d'un intérêt très vif et d'une attention
+très avide que ces deux ports célèbres, celui de Marseille pour le
+commerce, celui de Toulon pour la guerre; et, quoiqu'à Marseille, une
+ville neuve, très magnifiquement bâtie, fût digne de nous occuper, le
+peu de temps que nous y fûmes s'employa tout à visiter le port, ses
+défenses, ses magasins, et tous les grands objets de ce commerce que la
+guerre faisoit languir, mais qui redeviendroit florissant à la paix. À
+Toulon, le port fut de même l'unique objet de nos pensées. Nous y
+reconnûmes la main de Louis XIV dans ces établissemens superbes où étoit
+empreinte sa grandeur, et dans lesquels, soit pour la construction, soit
+pour l'armement des vaisseaux, tout rappeloit encore une puissance
+respectable.
+
+Ici, ce qui sembloit devoir m'en imposer le plus fut ce qui m'étonna le
+moins. L'une de mes envies étoit de voir la pleine mer. Je la vis, mais
+tranquille; et les tableaux de Vernet me l'avoient si fidèlement
+représentée que la réalité ne m'en causa aucune émotion; mes yeux y
+étoient aussi accoutumés que si j'étois né sur ses bords.
+
+Le duc de Villars sembloit avoir voulu nous rendre témoins du gala qu'il
+donneroit chez lui la veille de la Fête-Dieu. En y arrivant le soir,
+nous y trouvâmes toute la bonne compagnie de la ville, le bal, grand jeu
+et grand souper.
+
+Le lendemain, le mauvais temps nous priva du spectacle de la procession
+qu'on nous avoit si fort vantée. Nous en vîmes pourtant quelques
+échantillons: par exemple, un crocheteur ivre, représentant la reine de
+Saba; un autre, le roi Salomon; trois autres, les rois mages, et tout
+cela crotté jusqu'aux oreilles. La reine de Saba n'en sautoit pas moins
+en cadence, et le roi Salomon n'en bondissoit pas moins derrière la
+reine de Saba. J'admirois le sérieux des Provençaux à ce spectacle, et
+nous eûmes grand soin d'imiter ce respect. J'eus pourtant quelquefois
+bien de la peine à ne pas rire. Je remarquai entre autres l'un de ces
+personnages qui, au bout d'une gaule, portoit un chiffon blanc, et
+derrière lui trois autres polissons qui faisoient dans la rue des
+mouvemens d'ivrognes toutes les fois que l'homme au chiffon blanc
+renversoit son bâton. Je demandai quel étoit le mystère que cela nous
+représentoit. «Ne voyez-vous pas, me répondit le notable à qui je
+parlois, que ce sont les trois mages que l'étoile conduit, et qui
+s'égarent de leur route dès que l'étoile disparoît?» Je me contins. Rien
+n'ôte l'envie de rire comme la peur d'être lapidé.
+
+Le gouverneur avoit exigé de nous de ne partir le lendemain de cette
+fête qu'après avoir dîné chez lui. À ce dîner, il se piqua d'assembler
+des gens de mérite, M. de Monclar[68] à leur tête. J'étois prévenu de la
+plus haute estime pour ce grand magistrat. Je la lui témoignai avec
+cette ingénuité de sentiment qui ne ressemble point à de la flatterie.
+Il y parut sensible, et y répondit avec bonté. Presque au sortir de
+table je pris congé du duc de Villars, aussi reconnoissant qu'on peut
+l'être des attentions et des empressemens d'un homme qu'on n'estime pas.
+
+Sur notre route d'Aix à Lyon, il n'y eut rien de remarquable qu'un trait
+de bonne foi de l'hôtesse de Tain, village voisin de cette côte de
+l'Hermitage que ses vins ont rendue célèbre. À ce village, pendant que
+l'on changeoit nos chevaux, je dis à l'hôtesse, en lui présentant un
+louis d'or: «Madame, si vous avez d'excellent vin rouge de l'Hermitage,
+donnez-m'en six bouteilles, et payez-vous sur ce louis.» Elle me regarda
+d'un air satisfait de ma confiance. «Du vin rouge excellent, me
+dit-elle, je n'en ai point; mais du blanc, j'en ai du meilleur.» Je me
+fiai à sa parole, et ce vin, dont elle ne prit que cinquante sous la
+bouteille, ne se trouva pas moins que du nectar.
+
+Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps
+de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d'admirer dans ce
+grand atelier du luxe les chefs-d'oeuvre de l'industrie.
+
+Rien de plus singulier, de plus original, que l'accueil que nous fit
+Voltaire. Il étoit dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit
+les bras; il pleura de joie en m'embrassant; il embrassa de même le fils
+de son ancien ami M. Gaulard. «Vous me trouvez mourant, nous dit-il;
+venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs?» Mon
+camarade fut effrayé de ce début; mais moi, qui avois cent fois entendu
+dire à Voltaire qu'il se mouroit, je fis signe à Gaulard de se rassurer.
+En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de
+son lit: «Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir! surtout
+dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre.
+C'est M. de L'Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne,
+aujourd'hui seigneur d'une terre[69] auprès de Montargis, et qui a bien
+voulu venir raccommoder les dents irracommodables de Mme Denis. C'est un
+homme charmant. Mais ne le connoissez-vous pas?--Le seul L'Écluse que je
+connoisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique.--C'est
+lui, mon ami, c'est lui-même. Si vous le connoissez, vous avez entendu
+cette chanson du _Rémouleur_, qu'il joue et qu'il chante si bien.» Et à
+l'instant voilà Voltaire imitant L'Écluse, et, avec ses bras nus et sa
+voix sépulcrale, jouant _le Rémouleur_ et chantant la chanson:
+
+ Je ne sais où la mettre
+ Ma jeune fillette;
+ Je ne sais où la mettre,
+ Car on me la che...
+
+Nous riions aux éclats; et lui, toujours sérieusement: «Je l'imite mal,
+disoit-il; c'est M. de L'Écluse qu'il faut entendre; et sa chanson de
+_la Fileuse_! et celle du _Postillon_! et la querelle des _Écosseuses
+avec Vadé_! C'est la vérité même. Ah! vous aurez bien du plaisir. Allez
+voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour
+dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons
+M. de L'Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me
+sens tout ranimé.»
+
+Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisoit le charme de son
+caractère. Elle nous présenta M. de L'Écluse; et, à dîner, Voltaire
+l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir
+de l'entendre. Il déploya tous ses talens, et nous en parûmes charmés.
+Il le falloit bien, car Voltaire ne nous auroit point pardonné de
+foibles applaudissemens.
+
+La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du
+_Mercure_, de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du
+théâtre, de l'_Encyclopédie_, et de ce malheureux Le Franc, qu'il
+harceloit encore, son médecin lui ayant ordonné, disoit-il, pour
+exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il
+me chargea d'assurer nos amis que tous les jours on recevroit de lui
+quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse.
+
+Au retour de la promenade il fit quelques parties d'échecs avec M.
+Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à
+parler du théâtre, et de la révolution que Mlle Clairon y avoit faite.
+«C'est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le
+changement qui s'est fait en elle?--C'est, lui dis-je, un talent
+nouveau; c'est la perfection de l'art, ou plutôt c'est la nature même
+telle que l'imagination peut vous la peindre en beau.» Alors, exaltant
+ma pensée et mon expression pour lui faire entendre à quel point, dans
+les divers caractères de ses rôles, elle étoit avec vérité, et une
+vérité sublime, Camille, Roxane, Hermione, Ariane, et surtout Électre,
+j'épuisai le peu que j'avois d'éloquence à lui inspirer pour Clairon
+l'enthousiasme dont j'étois plein moi-même; et je jouissois, en lui
+parlant, de l'émotion que je lui causois, lorsque enfin prenant la
+parole: «Eh bien! mon ami, me dit-il avec transport, c'est comme Mme
+Denis; elle a fait des progrès étonnans, incroyables. Je voudrois que
+vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé! le talent ne va pas plus
+loin.» Mme Denis jouant Zaïre! Mme Denis comparée à Clairon! Je tombai
+de mon haut, tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il
+peut jouir, et que cette sage maxime:
+
+ Quand on n'a pas ce que l'on aime,
+ Il faut aimer ce que l'on a,
+
+est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle
+se ménage pour nous procurer des plaisirs.
+
+Nous reprîmes la promenade; et, tandis que M. de Voltaire s'entretenoit
+avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme,
+causant de mon côté avec Mme Denis, je lui rappelois le bon temps.
+
+Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla
+avec une sorte de magnanimité froide, et en homme qui dédaignoit une
+trop facile vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la
+maîtresse qu'il a quittée le dépit et la rage qu'elle a fait éclater.
+
+L'entretien du souper roula sur les gens de lettres qu'il estimoit le
+plus; et, dans le nombre, il me fut facile de distinguer ceux qu'il
+aimoit du fond du coeur. Ce n'étoient pas ceux qui se vantoient le plus
+d'être en faveur auprès de lui. Avant d'aller se coucher, il nous lut
+deux nouveaux chants de _la Pucelle_, et Mme Denis nous fit remarquer
+que, depuis qu'il étoit aux Délices, c'étoit le seul jour qu'il eût
+passé sans rentrer dans son cabinet.
+
+Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une
+partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu'il
+sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il étoit dans son lit
+encore.
+
+«Jeune homme, me dit-il, j'espère que vous n'aurez pas renoncé à la
+poésie; voyons de vos nouvelles oeuvres; je vous dis tout ce que je sais:
+il faut que chacun ait son tour.»
+
+Plus intimidé devant lui que je ne l'avois jamais été, soit que j'eusse
+perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que
+jamais combien il étoit difficile de faire de bons vers, je me résolus
+avec peine à lui réciter mon _Épître aux poètes_: il en fut très
+content; il me demanda si elle étoit connue à Paris. Je répondis que
+non. «Il faut donc, me dit-il, la mettre au concours de l'Académie; elle
+y fera du bruit.» Je lui représentai que je m'y donnois des licences
+d'opinions qui effaroucheroient bien du monde. «J'ai connu me dit-il,
+une honorable dame qui confessoit qu'un jour, après avoir crié à
+l'insolence, il lui étoit échappé enfin de dire: «Charmant insolent!»
+L'Académie fera de même.»
+
+Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites; et, en me
+parlant de sa façon de vivre avec les Genevois: «Il est fort doux, me
+dit-il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient
+demander votre carrosse pour venir dîner avec vous.»
+
+Sa maison leur étoit ouverte; ils y passoient les jours entiers; et,
+comme les portes de la ville se fermoient à l'entrée de la nuit pour ne
+s'ouvrir qu'au point du jour, ceux qui soupoient chez lui étoient
+obligés d'y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du
+lac sont couverts.
+
+Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans
+aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'étoit enrichie. «À
+fabriquer des mouvemens de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à
+profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de
+vos emprunts.»
+
+À propos de Genève, il me demanda ce que je pensois de Rousseau. Je
+répondis que, dans ses écrits, il ne me sembloit être qu'un éloquent
+sophiste, et, dans son caractère, qu'un faux cynique qui crèveroit
+d'orgueil et de dépit dans son tonneau si on cessoit de le regarder.
+Quant à l'envie qui lui avoit pris de revêtir ce personnage, j'en savois
+l'anecdote, et je la lui contai.
+
+Dans l'une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l'on a vu dans
+quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avoit conçu le projet de
+se déclarer contre les sciences et les arts. «J'allois, dit-il dans le
+récit qu'il fait de ce miracle, j'allois voir Diderot, alors prisonnier
+à Vincennes; j'avois dans ma poche un _Mercure de France_ que je me mis
+à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie
+de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose
+a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en
+moi à cette lecture. Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille
+lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une
+force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je
+sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une
+violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus
+respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et
+j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant
+j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir
+senti que j'en répandois.»
+
+Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité,
+tel que me l'avoit raconté Diderot, et tel que je le racontai à
+Voltaire.
+
+«J'étois (c'est Diderot qui parle), j'étois prisonnier à Vincennes;
+Rousseau venoit m'y voir. Il avoit fait de moi son Aristarque, comme il
+l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que
+l'Académie de Dijon venoit de proposer une question intéressante, et
+qu'il avoit envie de la traiter. Cette question étoit: _Le
+rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les
+moeurs?_ «Quel parti prendrez-vous?» lui demandai-je. Il me répondit: «Le
+parti de l'affirmative.--C'est le pont aux ânes, lui dis-je; tous les
+talens médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des
+idées communes; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie
+et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.--Vous avez raison,
+me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre
+conseil.» Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque
+furent décidés.»
+
+«Vous ne m'étonnez pas, me dit Voltaire; cet homme-là est factice de la
+tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'âme; mais il a beau jouer
+tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et
+son masque l'étouffera.»
+
+Parmi les Genevois que je voyois chez lui, les seuls que je goûtai et
+dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils
+étoient tous les deux d'un commerce facile, d'une humeur joviale, avec
+de l'esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouoit, me
+disoit-on, passablement la tragédie; il étoit l'Orosmane de Mme Denis,
+et ce talent lui valoit l'amitié et la pratique de Voltaire,
+c'est-à-dire des millions. Huber avoit un talent moins utile, mais
+amusant et très curieux dans sa futilité. L'on eût dit qu'il avoit des
+yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpoit en
+profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu'il ne
+l'auroit fait au crayon. Il avoit la figure de Voltaire si vivement
+empreinte dans l'imagination qu'absent comme présent ses ciseaux le
+représentoient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes.
+J'ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier
+blanc où la perspective étoit observée avec un art prodigieux. Ces deux
+aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j'y
+passai.
+
+M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où étoit
+son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l'après-dînée, le
+but de notre promenade en carrosse. Tournay étoit une petite
+gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le
+vallon, le lac de Genève, bordé de maisons de plaisance, et terminé par
+deux grandes villes; au delà et dans le lointain, une chaîne de
+montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges
+et de glaces qui ne fondent jamais: telle est la vue de Tournay. Là je
+vis ce petit théâtre qui tourmentoit Rousseau, et où Voltaire se
+consoloit de ne plus voir celui qui étoit encore plein de sa gloire.
+L'idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur et
+d'indignation. Peut-être qu'il s'en aperçut: car plus d'une fois, par
+ses réflexions, il répondit à ma pensée, et, sur la route, en revenant,
+il me parla de Versailles, du long séjour que j'y avois fait, et des
+bontés que Mme de Pompadour lui avoit autrefois témoignées. «Elle vous
+aime encore, lui dis-je; elle me l'a répété souvent; mais elle est
+foible et n'ose pas ou ne peut pas tout ce qu'elle veut, car la
+malheureuse n'est plus aimée, et peut-être elle porte envie au sort de
+Mme Denis et voudroit bien être aux Délices.--Qu'elle y vienne, dit-il
+avec, transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et
+des rôles de reine: elle est belle, elle doit connoître le jeu des
+passions.--Elle connoît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les
+larmes amères.--Tant mieux! c'est là ce qu'il nous faut», s'écria-t-il
+comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. Et, en vérité, l'on eût dit
+qu'il croyoit la voir arriver. «Puisqu'elle vous convient, lui dis-je,
+laissez faire; si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que
+le vôtre l'attend.»
+
+Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvoit de la
+vraisemblance; et Mme Denis, donnant dans l'illusion, prioit déjà son
+oncle de ne pas l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nouvelle. Il se
+retira quelques heures dans son cabinet, et le soir, à souper, les rois
+et leurs maîtresses étant l'objet de l'entretien, Voltaire, en comparant
+l'esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle,
+nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d'intéressant
+n'échappoit. Depuis Mme de La Vallière jusqu'à Mme de Pompadour,
+l'histoire-anecdote des deux règnes, et dans l'intervalle celle de la
+Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de
+traits et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d'avoir dérobé
+à M. de L'Écluse des momens qu'il auroit occupés, disoit-il, plus
+agréablement pour nous. Il le pria de nous dédommager par quelques
+scènes des _Écosseuses_, et il en rit comme un enfant.
+
+Le lendemain (c'étoit le dernier jour que nous devions passer ensemble),
+il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit: «Entrez
+dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela; vous m'en direz votre
+sentiment.» C'étoit la tragédie de _Tancrède_, qu'il venoit d'achever.
+Je la lus, et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il
+n'avoit rien fait de plus intéressant. «À qui donneriez-vous, me
+demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde?--À Clairon, lui répondis-je, à la
+sublime Clairon, et je vous réponds d'un succès égal au moins à celui de
+Zaïre.--Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu'il m'importe le plus
+de savoir; mais, dans la marche de l'action, rien ne vous a-t-il
+arrêté?--Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez
+des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper au
+théâtre.» Heureusement il ne me parla point du style; j'aurois été
+obligé de dissimuler ma pensée, car il s'en falloit bien qu'à mon avis
+_Tancrède_ fût écrit comme ses belles tragédies. Dans _Rome sauvée_ et
+dans _l'Orphelin de la Chine_, j'avois encore trouvé la belle
+versification de _Zaïre_, de _Mérope_ et de _la Mort de César_; mais
+dans _Tancrède_ je croyois voir la décadence de son style, des vers
+lâches, diffus, chargés de ces mots redondans qui déguisent le manque de
+force et de vigueur, en un mot la vieillesse du poète: car en lui, comme
+dans Corneille, la poésie de style fut la première qui vieillit; et
+après _Tancrède_, où ce feu du génie jetoit encore des étincelles, il
+fut absolument éteint.
+
+Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun moment
+de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l'Académie françoise,
+l'éloge de mes _Contes_, qui faisoient, disoit-il, leurs plus agréables
+lectures, enfin mon analyse de la _Lettre_, de Rousseau, _à d'Alembert
+sur les spectacles_, réfutation qu'il croyoit sans réplique, et dont il
+me sembloit faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les
+sujets de son entretien. Je lui demandai si Genève avoit pris le change
+sur le vrai motif de cette lettre de Rousseau. «Rousseau, me dit-il, est
+connu à Genève mieux qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni
+de sa fausse éloquence. C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux
+yeux. Possédé d'un orgueil outré, il voudroit que, dans sa patrie, on ne
+parlât que de lui seul. Mon existence l'y offusque, il m'envie l'air que
+j'y respire, et surtout il ne peut souffrir qu'en amusant quelquefois
+Genève, je lui dérobe à lui les momens où l'on pense à moi.»
+
+Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant
+ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec Mme
+Denis et MM. Huber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de
+veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et
+inutilement le pressâmes-nous d'aller se coucher; plus éveillé que nous,
+il nous lut encore quelques chants du poème de _Jeanne_. Cette lecture
+avoit pour moi un charme inexprimable: car, si Voltaire, en récitant les
+vers héroïques, affectoit, selon moi, une emphase trop monotone, une
+cadence trop marquée, personne ne disoit les vers familiers et comiques
+avec autant de naturel, de finesse et de grâce; ses yeux et son sourire
+avoient une expression que je n'ai vue qu'à lui. Hélas! c'étoit pour moi
+le chant du cygne, et je ne devois plus le revoir qu'expirant.
+
+Nos adieux mutuels furent attendris jusqu'aux larmes, mais beaucoup plus
+de mon côté que du sien: cela devoit être, car, indépendamment de ma
+reconnoissance et de tous les motifs que j'avois de l'aimer, je le
+laissois dans l'exil.
+
+À Lyon, nous donnâmes un jour à la famille de Fleurieu[70], qui
+m'attendoit à La Tourette, sa maison de campagne. Les deux jours suivans
+furent employés à voir la ville; et, depuis la filature de l'or avec la
+soie jusqu'à la perfection des plus riches tissus, nous suivîmes
+rapidement toutes les opérations de l'art qui faisoit la richesse de
+cette ville florissante. Les ateliers, l'Hôtel de ville, le bel hôpital
+de la Charité, la bibliothèque des Jésuites, le couvent des Chartreux,
+la salle de spectacle, partagèrent notre attention.
+
+Ici, je me rappelle qu'à mon passage pour aller à Genève, la demoiselle
+Destouches[71], directrice du spectacle, m'avoit fait demander laquelle
+de mes tragédies je voulois que l'on donnât à mon retour. Je fus
+sensible à cette honnêteté, mais je me bornai à lui en rendre grâces; et
+je lui demandai, pour mon retour, celle des tragédies de Voltaire que
+ses acteurs jouoient le mieux. Ils donnèrent _Alzire_.
+
+Tandis que ma philosophie épicurienne s'égayoit en province, la haine de
+mes ennemis ne s'endormoit pas à Paris. J'appris, en y arrivant, que
+d'Argental et sa femme faisoient courir le bruit que j'étois perdu dans
+l'esprit du roi, et que l'Académie auroit beau m'élire, Sa Majesté
+refuseroit son agrément à mon élection. Je trouvai mes amis frappés de
+cette opinion; et, si j'avois eu autant d'impatience qu'ils en avoient
+eux-mêmes de me voir à l'Académie, j'aurois été bien malheureux. Mais,
+en les assurant qu'en dépit de l'intrigue j'obtiendrois cette place d'où
+l'on vouloit m'exclure, je leur déclarai qu'au surplus je serois encore
+assez fier si je la méritois même sans l'obtenir. Je m'appliquai donc à
+finir ma traduction de la _Pharsale_ et ma _Poétique françoise_; je mis
+l'_Épître aux poètes_ au concours de l'Académie, et, à mesure que les
+éditions de mes _Contes_ se succédoient, j'en faisois de nouveaux.
+
+Le succès de l'_Épître aux poètes_ fut tel que Voltaire l'avoit prédit;
+mais ce ne fut pas sans difficulté qu'elle l'emporta sur deux ouvrages
+estimables qui lui disputoient le prix: l'un étoit l'_Épître au peuple_,
+de Thomas; l'autre l'_Épître_, de l'abbé Delille, _sur les avantages de
+la retraite pour les gens de lettres_. Cette circonstance de ma vie fut
+assez remarquable pour nous occuper un moment.
+
+À peine avois-je mis mon épître au concours, lorsque Thomas, selon sa
+coutume, vint me communiquer celle qu'il y alloit envoyer. Je la trouvai
+belle, et d'un ton si noble et si ferme que je crus au moins très
+possible qu'elle l'emportât sur la mienne. «Mon ami, lui dis-je après
+l'avoir entendue et fort applaudie, j'ai de mon côté une confidence à
+vous faire; mais j'y mets deux conditions: l'une, que vous me garderez
+le secret le plus absolu; l'autre, qu'après avoir appris ce que je vais
+vous confier, vous n'en ferez aucun usage, c'est-à-dire que vous vous
+conduirez comme si je ne vous avois rien dit. J'en exige votre parole.»
+Il me la donna. «À présent, poursuivis-je, apprenez que j'ai mis
+moi-même un ouvrage au concours.--En ce cas, me dit-il, je retire le
+mien.--C'est là ce que je ne veux point, répliquai-je, et pour deux
+raisons: l'une, parce qu'il est très possible que l'on rejette mon
+ouvrage comme hérétique, et qu'on lui refuse le prix: vous en allez
+juger vous-même; l'autre, parce qu'il n'est pas décidé que mon ouvrage
+vaille mieux que le vôtre, et que je ne veux pas vous voler un prix qui
+peut-être vous appartient. Je m'en tiens donc à la parole que vous
+m'avez donnée. Écoutez mon épître.» Il l'entendit, et il convint qu'il y
+avoit des endroits hardis et périlleux. Nous voilà donc rivaux confidens
+l'un de l'autre, et concurrens de l'abbé Delille.
+
+Or un jour, lorsque l'Académie examinoit, pour adjuger le prix, les
+pièces mises au concours, je rencontrai Duclos à l'Opéra, et lui en
+demandai des nouvelles. «Ne m'en parlez pas, me dit-il; je crois que ce
+concours mettra le feu à l'Académie. Trois pièces, comme on n'en voit
+guère, se disputent le prix. Il y en a deux dont le mérite n'est pas
+douteux, tout le monde en convient; mais la troisième nous tourne la
+tête. C'est l'ouvrage d'un jeune fou, plein de verve et d'audace, qui ne
+ménage rien, qui brave tous les préjugés littéraires, qui parle des
+poètes en poète et qui les peint tous de leur propre couleur, avec une
+pleine franchise; ose louer Lucain et censurer Virgile, venger le Tasse
+des mépris de Boileau, apprécier Boileau lui-même et le réduire à sa
+juste valeur. D'Olivet en est furieux; il dit que l'Académie se
+déshonore si elle couronne cet insolent ouvrage, et je crois cependant
+qu'il sera couronné.» Il le fut; mais, lorsque je me présentai pour
+recevoir le prix, d'Olivet jura qu'il ne me le pardonneroit de sa vie.
+
+Ce fut, je crois, dans ce temps-là que je publiai ma traduction de la
+_Pharsale_: dès lors, la rhétorique et la poétique se partagèrent mes
+études; et mes _Contes_, par intervalles, leur dérobèrent quelques
+momens.
+
+C'étoit surtout à la campagne que cette manière de rêver m'étoit
+favorable, et quelquefois l'occasion m'y faisoit rencontrer d'assez
+heureux sujets. Par exemple un soir, à Bezons, où M. de Saint-Florentin
+avoit une maison de campagne, étant à souper avec lui, comme on me
+parloit de mes _Contes_: «Il est arrivé, me dit-il, dans ce village, une
+aventure dont vous feriez peut-être quelque chose d'intéressant.» Et, en
+peu de mots, il me raconta qu'un jeune paysan et une jeune paysanne,
+cousins germains, faisant l'amour ensemble, la fille s'étoit trouvée
+grosse; que, ni le curé ni l'official ne voulant leur permettre de se
+marier, ils avoient eu recours à lui, et qu'il avoit été obligé de leur
+faire venir la dispense de Rome. Je convins qu'en effet ce sujet, mis en
+oeuvre, pouvoit avoir son intérêt. La nuit, quand je fus seul, il me
+revint dans la pensée, et s'empara de mes esprits, si bien que, dans une
+heure, tous les tableaux, toutes les scènes et les personnages
+eux-mêmes, tels que je les ai peints, en furent dessinés et comme
+présens à mes yeux. Dans ce temps-là le style de ce genre d'écrits ne me
+coûtoit aucune peine; il couloit de source, et, dès que le conte étoit
+bien conçu dans ma tête, il étoit écrit. Au lieu de dormir, je rêvai
+toute la nuit à celui-ci. Je voyois, j'entendois parler _Annette_ et
+_Lubin_ aussi distinctement que si cette fiction eût été le souvenir
+tout frais encore de ce que j'aurois vu la veille. En me levant, au
+point du jour, je n'eus donc qu'à répandre rapidement sur le papier ce
+que j'avois rêvé; et mon conte fut fait tel qu'il est imprimé.
+
+L'après-dînée, avant la promenade, on me demanda, comme on faisoit
+souvent à la campagne, si je n'avois pas quelque chose à lire, et je lus
+_Annette et Lubin_. Je ne puis exprimer quelle fut la surprise de toute
+la société, et singulièrement la joie de M. de Saint-Florentin, de voir
+comme en si peu de temps j'avois peint le tableau dont il m'avoit donné
+l'esquisse. Il vouloit faire venir l'Annette et le Lubin véritables. Je
+le priai de me dispenser de les voir en réalité. Cependant, lorsqu'on
+fit un opéra-comique de ce conte, le Lubin et l'Annette de Bezons furent
+invités à venir se voir sur la scène. Ils assistèrent à ce spectacle
+dans une loge qu'on leur donna, et ils furent fort applaudis.
+
+Mon imagination tournée à ce genre de fiction étoit pour moi, à la
+campagne, une espèce d'enchanteresse, qui, dès que j'étois seul,
+m'environnoit de ses prestiges; tantôt à la Malmaison, au bord de ce
+ruisseau qui, par une pente rapide, roule du haut de la colline, et,
+sous des berceaux de verdure, va par de longs détours sillonner des
+gazons fleuris; tantôt à Croix-Fontaine, sur ces bords que la Seine
+arrose, en décrivant un demi-cercle immense, comme pour le plaisir des
+yeux; tantôt dans ces belles allées de Sainte-Assise ou sur cette longue
+terrasse qui domine la Seine, et d'où l'oeil en mesure au loin le lit
+majestueux et le tranquille cours.
+
+Dans ces campagnes on avoit la bonté de paroître me désirer, de m'y
+recevoir avec joie, de ne pas plus compter que moi les heureux jours que
+j'y passois, de ne jamais me voir m'en aller sans me dire qu'on en avoit
+quelque regret. Pour moi, j'aurois voulu pouvoir réunir toutes mes
+sociétés ensemble, ou me multiplier pour n'en quitter aucune. Elles ne
+se ressembloient pas; mais chacune d'elles avoit pour moi ses délices et
+ses attraits.
+
+La Malmaison appartenoit alors à M. Desfourniels; c'étoit la société de
+Mme Harenc; et j'ai dit assez de quels étroits liens d'amitié, de
+reconnoissance, mon coeur y étoit enveloppé. La femme qui m'a le plus
+chéri après ma mère, c'étoit Mme Harenc. Elle sembloit avoir inspiré à
+tous ses amis le tendre intérêt qu'elle prenoit à moi. Aimer et être
+aimé dans cette société intime étoit ma vie habituelle.
+
+À Sainte-Assise, chez Mme de Montullé, l'amitié n'étoit pas sans réserve
+et sans défiance; j'étois jeune, et de jeunes femmes croyoient devoir
+s'observer avec moi. De mon côté, je n'avois avec elles qu'une liberté
+mesurée et respectueusement timide; mais, dans cette contrainte même, il
+y avoit je ne sais quoi de délicat et de piquant. D'ailleurs, la vie
+régulière et agréablement appliquée que l'on menoit à Sainte-Assise
+étoit de mon goût. Un père et une mère continuellement occupés à rendre
+l'instruction facile et attrayante pour leurs enfans; l'un faisant pour
+eux de sa main ce curieux extrait des _Mémoires de l'Académie des
+sciences_, dont je conserve une copie; l'autre abrégeant et réduisant
+l'_Histoire naturelle_ de Buffon à ce qui, sans danger et avec
+bienséance, pouvoit en être lu par eux; une institutrice attachée aux
+deux filles, leur enseignant l'histoire, la géographie, l'arithmétique,
+l'italien, et plus soigneusement encore les règles de la langue
+françoise, en les exerçant tous les jours à l'écrire correctement;
+l'après-dînée, les pinceaux dans les mains de Mme de Montullé, les
+crayons dans les mains de ses filles et de leur gouvernante, et cette
+occupation, égayée par de rians propos ou par d'agréables lectures, leur
+servant de récréation; à la promenade, M. de Montullé[72] excitant la
+curiosité de ses enfans pour la connoissance des arbres et des plantes,
+dont il leur faisoit faire une espèce d'herbier où étoient expliqués la
+nature, les propriétés, l'usage de ces végétaux; enfin, dans nos jeux
+mêmes, d'ingénieuses ruses et des défis continuels pour piquer leur
+émulation, et rendre l'agréable utile en insinuant l'instruction jusque
+dans les amusemens: tel étoit pour moi le tableau de cette école
+domestique, où l'étude n'avoit jamais l'air de la gêne, ni
+l'enseignement l'air de la sévérité.
+
+Vous pensez bien qu'un père et une mère qui instruisoient si bien leurs
+enfans étoient très cultivés eux-mêmes. M. de Montullé ne se piquoit pas
+d'être aimable, et se donnoit peu de soin pour cela; mais Mme de
+Montullé avoit dans l'esprit et dans le caractère ce grain d'honnête
+coquetterie qui, mêlé avec la décence, donne aux agrémens d'une femme
+plus de vivacité, de brillant et d'attrait. Elle m'appeloit philosophe,
+bien persuadée que je ne l'étois guère; et se jouer de ma philosophie
+étoit l'un de ses passe-temps. Je m'en apercevois; mais je lui en
+laissois le plaisir.
+
+Avec plus de cordialité, la bonne et toute simple Mme de Chalut
+m'attiroit à Saint-Cloud; et, pour m'y retenir, elle avoit un charme
+irrésistible, celui d'une amitié qui, du fond de son coeur, versoit dans
+le mien, sans réserve, ce qu'elle avoit de plus caché, ses sentimens les
+plus intimes et ses intérêts les plus chers. Elle n'étoit pas nécessaire
+à mon bonheur, il faut que je l'avoue; mais j'étois nécessaire au sien.
+Son âme avoit besoin de l'appui de la mienne; elle s'y reposoit; elle
+s'y soulageoit du poids de ses peines, de ses chagrins. Elle en eut un
+dont l'horreur est inexprimable: ce fut de voir ses anciens maîtres, ses
+bienfaiteurs, ses amis, le Dauphin, la Dauphine, frappés en même temps
+comme d'une invisible main, et, consumés de ce qu'elle appeloit un
+poison lent, se flétrir, sécher et s'éteindre[73]. Ce fut moi qui reçus
+ses regrets sur cette mort lente. Elle y mêloit des confidences qu'elle
+n'a faites qu'à moi seul, et dont le secret me suivra dans le silence du
+tombeau.
+
+Mais des campagnes où je passois successivement les belles saisons de
+l'année, Maisons et Croix-Fontaine étoient celles qui avoient pour moi
+le plus d'attraits. À Croix-Fontaine, ce n'étoient que des voyages; mais
+toutes les voluptés du luxe, tous les raffinemens de la galanterie la
+plus ingénieuse et la plus délicate, y étoient réunis par l'enchanteur
+Bouret. Il étoit reconnu pour le plus obligeant des hommes et le plus
+magnifique. On ne parloit que de la grâce qu'il savoit mettre dans sa
+manière d'obliger. Hélas! vous allez bientôt voir dans quel abîme de
+malheurs l'entraîna ce penchant aimable et funeste. Cependant, comme il
+réunissoit deux grandes places de finance, celle de fermier général et
+celle de fermier des postes; comme il avoit d'ailleurs, par ses
+relations et par la voie des courriers, toute facilité de se procurer,
+pour sa table, ce qu'il y avoit de plus exquis et de plus rare dans le
+royaume; qu'il recevoit de tous côtés des présens de ses protégés, dont
+il avoit fait la fortune, ses amis ne voyoient dans ses profusions que
+les effets de son crédit et l'usage de ses richesses.
+
+Mais Mme Gaulard, qui, vraisemblablement, voyoit mieux et plus loin que
+nous dans les affaires de son ami, et qui s'affligeoit des dépenses où
+se répandoit sa fortune, ne voulant plus en être ni l'occasion ni le
+prétexte, avoit pris à Maisons, sur la route de Croix-Fontaine, une
+maison simple et modeste, où elle vivoit habituellement solitaire, avec
+une nièce d'un naturel aimable et d'une gaieté de quinze ans. J'ai peint
+le caractère de Mme Gaulard dans l'un des contes de _la Veillée_, où,
+sous le nom d'Ariste, je me suis mis en scène. Ce caractère uni, simple,
+doux, naturel, et d'une égalité paisible, s'étoit si aisément accommodé
+du mien qu'à peine m'eut-elle connu à Paris et à Croix-Fontaine, elle me
+désira pour société intime dans sa retraite de Maisons; et
+insensiblement je m'y trouvai si bien moi-même que je finis par y passer
+non seulement le temps de la belle saison, mais les hivers entiers,
+lorsqu'au tumulte et au bruit de la ville elle préféra le silence et le
+repos de la campagne. Quel charme avoit pour moi cette solitude, on s'en
+doute, et je le dirois sans mystère, car rien n'étoit plus légitime que
+mes intentions et mes vues; mais, comme le succès n'y répondit pas, ce
+n'est là que l'un de ces songes dont le souvenir n'a rien d'intéressant
+que pour celui qui les a faits. Il suffit de savoir que cette retraite
+tranquille étoit celle où mes jours couloient avec le plus de calme et
+de rapidité.
+
+Tandis que j'oubliois ainsi et le monde et l'Académie, et que je
+m'oubliois moi-même, mes amis, qui croyoient les honneurs littéraires
+usurpés par tous ceux qui les obtenoient avant moi, s'impatientoient de
+voir dans une seule année quatre nouveaux académiciens me passer sur le
+corps sans que j'en fusse ému; tandis qu'à chaque élection nouvelle mes
+ennemis, assiégeant les portes de l'Académie, redoubloient de manoeuvres
+et d'efforts pour m'en écarter.
+
+En parlant de la parodie de _Cinna_, j'ai oublié de dire qu'il y avoit
+un mot piquant pour le comte de Choiseul-Praslin, alors ambassadeur à
+Vienne. On sait qu'Auguste dit à Cinna et à Maxime:
+
+ Vous qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène.
+
+Ce vers étoit ainsi parodié:
+
+ Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.
+
+Or, ce nom de _le Merle_ étoit un sobriquet donné au comte de Praslin.
+C'est pourquoi, lorsqu'il avoit pris pour maîtresse la Dangeville,
+Grandval, qui l'avoit eue, et qu'elle vouloit conserver pour suppléant,
+lui répondit:
+
+ Le merle a trop souillé la cage,
+ Le moineau n'y veut plus rentrer.
+
+On m'avoit donc fait un crime auprès du duc de Choiseul de ce vers de la
+parodie:
+
+ Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.
+
+Et, dans l'une de nos conférences, il me le cita comme insulte faite à
+son cousin. J'eus la foiblesse de répondre que ce vers n'étoit pas de
+ceux que j'avois sus. «Et comment donc étoit le vers que vous saviez?
+demanda-t-il en me pressant.» Je répondis pour sortir d'embarras:
+
+ «Vous qui me tenez lieu de ma défunte femme.
+
+--Fi donc, s'écria-t-il, ce vers est plat; l'autre est bien meilleur! il
+n'y a pas de comparaison.» Praslin n'étoit pas homme à prendre aussi
+gaiement la plaisanterie. Il avoit l'âme basse et triste; et, dans les
+hommes de ce caractère, l'orgueil blessé est inexorable.
+
+De retour de son ambassade, il fut fait ministre d'État pour les
+affaires étrangères. Alors, en profond politique, il tint conseil avec
+d'Argental et sa femme sur les moyens de m'interdire, au moins pour
+quelque temps encore, l'entrée de l'Académie.
+
+Thomas y remportoit les prix d'éloquence avec une grande supériorité de
+talent sur tous ses rivaux. On résolut de me l'opposer; et, pour cela,
+le comte de Praslin commença par se l'attacher en le prenant pour
+secrétaire, et en lui faisant accorder la place de secrétaire-interprète
+auprès des Ligues suisses. C'étoit se donner à soi-même l'honorable
+apparence de protéger un homme de mérite. Ainsi se décoroit et croyoit
+s'ennoblir la petitesse de la vengeance que l'on exerçoit contre moi, et
+l'on n'attendoit que le moment de mettre Thomas en avant pour me barrer
+le chemin de l'Académie.
+
+Cependant mes amis et moi, en nous réjouissant du bien qui arrivoit à
+Thomas, nous ne pensions qu'à lever l'obstacle qui, dans l'opinion des
+académiciens, s'opposoit à mon élection. «Tant que l'on croira, me
+disoit d'Alembert, que le roi vous refuseroit, on n'osera pas vous
+élire. D'Argental, Praslin, le duc d'Aumont, assurent que nous
+essuierons ce refus. Il faut absolument détruire ce bruit-là.»
+
+Rentré en grâce auprès de Mme de Pompadour, je lui communiquai ma peine,
+la suppliant de savoir du roi s'il me seroit favorable. Elle eut la
+bonté de le lui demander, et sa réponse fut que, si j'étois élu, il
+agréeroit mon élection. «Je puis donc, Madame, lui dis-je, en assurer
+l'Académie?--Non, me dit-elle, non, vous me compromettriez; il faut
+seulement dire que vous avez lieu d'espérer l'agrément du roi.--Mais,
+Madame, insistai-je, si le roi vous a dit formellement...--Je sais ce
+que le roi m'a dit, reprit-elle avec vivacité, mais sais-je ce que
+là-haut on lui fera dire?» Ces mots me fermèrent la bouche, et je revins
+contrister d'Alembert en lui rendant compte de mon voyage.
+
+Quand il eut bien pesté contre les âmes foibles, il fut décidé entre
+nous de m'en tenir à annoncer des espérances, mais d'un ton à laisser
+entendre qu'elles étoient fondées; et, en effet, la mort de Marivaux, en
+1763, laissa une place vacante; je fis les visites d'usage de l'air d'un
+homme qui n'avoit rien à craindre du côté de la cour. Cependant cette
+inquiétude de Mme de Pompadour sur ce qu'on feroit dire au roi me
+tracassoit; je cherchois dans ma tête quelque moyen de m'assurer de lui;
+je crus en trouver un; mais dans ce moment-là je ne pouvois en faire
+usage. Ma _Poétique_ s'imprimoit: il me falloit encore quelques mois
+pour la mettre au jour, et c'étoit l'instrument du dessein que j'avois
+formé. Heureusement l'abbé de Radonvilliers, ci-devant sous-précepteur
+des enfans de France, se présenta en même temps que moi pour la place
+vacante, et c'étoit faire une chose agréable à M. le Dauphin, peut-être
+au roi lui-même, que de lui céder cette place. J'allai donc à Versailles
+déclarer à mon concurrent que je me retirois. J'y avois peu de mérite,
+il l'auroit emporté sur moi, et telle étoit sa modestie qu'il fut
+sensible à cette déférence, comme s'il n'avoit dû qu'à moi tous les
+suffrages qu'il réunit en sa faveur.
+
+Une circonstance bien remarquable de cette élection fut l'artifice
+qu'employèrent mes ennemis et ceux de d'Alembert et de Duclos pour nous
+rendre odieux à la cour du Dauphin. Ils avoient commencé par répandre le
+bruit que mon parti seroit contraire à l'abbé de Radonvilliers, et que
+si, dans le premier scrutin, il obtenoit la pluralité, au moins dans le
+second n'échapperoit-il pas à l'injure des boules noires. Cette
+prédiction faite, il ne s'agissoit plus que de la vérifier, et voici
+comment ils s'y prirent. Il y avoit à l'Académie quatre hommes désignés
+sous le nom de philosophes, étiquette odieuse dans ce temps-là. Ces
+académiciens notés étoient Duclos, d'Alembert, Saurin et Watelet. Les
+dignes chefs du parti contraire, d'Olivet, Batteux, et vraisemblablement
+Paulmy et Séguier, complotèrent de donner eux-mêmes des boules noires
+qu'on ne manqueroit pas d'attribuer aux philosophes; et en effet quatre
+boules noires se trouvèrent dans le scrutin.
+
+Grand étonnement, grand murmure de la part de ceux qui les avoient
+données; et, les yeux fixés sur les quatre auxquels s'attachoit le
+soupçon, les fourbes disoient hautement qu'il étoit bien étrange qu'un
+homme aussi irrépréhensible et aussi estimable que M. l'abbé de
+Radonvilliers essuyât l'affront de quatre boules noires. L'abbé d'Olivet
+s'indignoit d'un scandale aussi honteux, aussi criant; les quatre
+philosophes avoient l'air confondu. Mais la chance tourna bien vite à
+leur avantage, et à la honte de leurs ennemis. Voici par quel coup de
+baguette. L'usage de l'Académie, en allant au scrutin des boules, étoit
+de distribuer à chacun des électeurs deux boules, une blanche et une
+noire. La boîte dans laquelle on les faisoit tomber avoit aussi deux
+capsules, et au-dessus deux gobelets, l'un noir et l'autre blanc.
+Lorsqu'on vouloit être favorable au candidat, on mettoit la boule
+blanche dans le gobelet blanc, la noire dans le noir; et, lorsqu'on lui
+étoit contraire, on mettoit la boule blanche dans le gobelet noir, la
+noire dans le blanc. Ainsi, lorsqu'on vérifioit le scrutin, il falloit
+retrouver le nombre des boules, et en trouver autant de blanches dans la
+capsule noire qu'il y en avoit de noires dans la capsule blanche.
+
+Or, par une espèce de divination, l'un des philosophes, Duclos, ayant
+prévu le tour qu'on vouloit leur jouer, avoit dit à ses camarades:
+«Gardons dans nos mains nos boules noires, afin que, si ces coquins-là
+ont la malice d'en donner, nous ayons à produire la preuve que ces
+boules ne viennent pas de nous.» Après avoir donc bien laissé d'Olivet
+et les autres fourbes éclater en murmures contre les malveillans: «Ce
+n'est pas moi, dit Duclos en ouvrant la main, qui ai donné une boule
+noire, car j'ai heureusement gardé la mienne, et la voilà.--Ce n'est pas
+moi non plus, dit d'Alembert, voici la mienne.» Watelet et Saurin dirent
+la même chose en montrant les leurs. À ce coup de théâtre, la confusion
+retomba sur les auteurs de l'artifice. D'Olivet eut la naïveté de
+trouver mauvais qu'on eût paré le coup en retenant ses boules noires,
+alléguant les lois de l'Académie sur le secret inviolable du scrutin.
+«Monsieur l'abbé, lui dit d'Alembert, la première des lois est celle de
+la défense personnelle, et nous n'avions que ce moyen d'éloigner de nous
+le soupçon dont on a voulu nous charger.»
+
+Ce trait de prévoyance de la part de Duclos fut connu dans le monde, et
+les d'Olivet, pris à leur piège, furent la fable de la cour.
+
+Enfin, l'impression de ma _Poétique_ étant achevée, je priai Mme de
+Pompadour d'obtenir du roi qu'un ouvrage qui manquoit à notre
+littérature lui fût présenté. «C'est, lui dis-je, une grâce qui ne
+coûtera rien au roi ni à l'État, et qui prouvera que je suis bien voulu
+et bien reçu du roi.» Je dois ce témoignage à la mémoire de cette femme
+bienfaisante, qu'à ce moyen facile et simple de décider publiquement le
+roi en ma faveur, son beau visage fut rayonnant de joie. «Volontiers, me
+dit-elle, je demanderai pour vous au roi cette grâce, et je
+l'obtiendrai.» Elle l'obtint sans peine, et, en me l'annonçant: «Il
+faut, me dit-elle, donner à cette présentation toute la solennité
+possible, et que le même jour toute la famille royale et tous les
+ministres reçoivent votre ouvrage de votre main.»
+
+Je ne confiai mon secret qu'à mes amis intimes; et, mes exemplaires
+étant bien magnifiquement reliés (car je n'y épargnai rien), je me
+rendis un samedi au soir à Versailles avec mes paquets. En arrivant, je
+fis prier, par Quesnay, Mme de Pompadour de disposer le roi à me bien
+recevoir.
+
+Le lendemain je fus introduit par le duc de Duras. Le roi étoit à son
+lever. Jamais je ne l'ai vu si beau. Il reçut mon hommage avec un regard
+enchanteur. J'aurois été au comble de la joie s'il m'eût dit trois
+paroles, mais ses yeux parlèrent pour lui. Le Dauphin, que l'abbé de
+Radonvilliers avoit favorablement prévenu, voulut bien me parler. «J'ai
+ouï dire beaucoup de bien de cet ouvrage, me dit-il; j'en pense beaucoup
+de l'auteur.» En me disant ces mots, il me navra le coeur de tristesse,
+car je lui vis la mort sur le visage et dans les yeux.
+
+Dans toute cette cérémonie le bon duc de Duras fut mon conducteur, et je
+ne puis dire avec quel intérêt il s'empressa à me faire bien accueillir.
+
+Lorsque je descendis chez Mme de Pompadour, à qui j'avois déjà présenté
+mon ouvrage: «Allez-vous-en, me dit-elle, chez M. de Choiseul lui offrir
+son exemplaire, il vous recevra bien, et laissez-moi celui de M. de
+Praslin, je le lui offrirai moi-même.»
+
+Après mon expédition, j'allai bien vite annoncer à d'Alembert et à
+Duclos le succès que je venois d'avoir, et le lendemain je fis présent
+de mon livre à l'Académie. J'en distribuai des exemplaires à ceux des
+académiciens que je savois bien disposés pour moi. Mairan disoit que cet
+ouvrage étoit un pétard que j'avois mis sous la porte de l'Académie pour
+la faire sauter, si on me la fermoit; mais toutes les difficultés
+n'étoient pas encore aplanies.
+
+Duclos et d'Alembert avoient eu je ne sais quelle altercation, en pleine
+Académie, au sujet du roi de Prusse et du cardinal de Bernis; ils
+étoient brouillés tellement qu'ils ne se parloient point; et, au moment
+où j'allois avoir besoin de leur accord et de leur bonne intelligence,
+je les trouvois ennemis l'un de l'autre. Duclos, le plus brusque des
+deux, mais le moins vif, étoit aussi le moins piqué. L'inimitié d'un
+homme tel que d'Alembert lui étoit pénible; il ne demandoit qu'à se
+réconcilier avec lui; mais il vouloit obtenir par moi que d'Alembert fît
+les avances.
+
+«Je suis indigné, me dit-il, de l'oppression sous laquelle vous avez
+gémi, et de la persécution sourde et lâche que vous éprouvez encore. Il
+est temps que cela finisse. Bougainville est mourant; il faut que vous
+ayez sa place. Dites à d'Alembert que je ne demande pas mieux que de
+vous l'assurer; qu'il m'en parle à l'Académie, nous arrangerons votre
+affaire pour la prochaine élection.»
+
+D'Alembert bondit de colère quand je lui proposai de parler à Duclos.
+«Qu'il aille au diable, me dit-il, avec son abbé de Bernis: je ne veux
+pas plus avoir affaire à l'un qu'à l'autre.--En ce cas-là, je renonce à
+l'Académie; mon seul regret, lui dis-je, est d'y avoir pensé.--Pourquoi
+donc? reprit-il avec chaleur; est-ce que pour en être vous avez besoin
+de Duclos?--Et de qui n'aurois-je pas besoin, lorsque mes amis
+m'abandonnent, et que mes ennemis sont plus ardens à me nuire et plus
+agissans que jamais? Ah! ceux-là parleroient au diable pour m'ôter une
+seule voix; mais ce que j'ai dit autrefois en vers, je l'éprouve
+moi-même:
+
+ L'amitié se rebute, et le malheur la glace;
+ La haine est implacable, et jamais ne se lasse.
+
+--Vous serez de l'Académie malgré vos ennemis, reprit-il.--Non,
+Monsieur, non, je n'en serai point, et je ne veux point en être. Je
+serois ballotté, supplanté, insulté par un parti déjà trop nombreux et
+trop fort. J'aime mieux vivre obscur; pour cela, grâce au Ciel, je
+n'aurai besoin de personne.--Mais, Marmontel, vous vous fâchez, je ne
+sais pas pourquoi...--Ah! je le sais bien, moi: l'ami de mon coeur,
+l'homme sur qui je comptois le plus au monde, n'a que deux mots à dire
+pour me tirer de l'oppression...--Eh bien! morbleu! je les dirai; mais
+rien ne m'a tant coûté en ma vie.--Duclos a donc des torts bien graves
+envers vous?--Comment! vous ne savez donc pas avec quelle insolence, en
+pleine Académie, il a parlé du roi de Prusse?--Du roi de Prusse! et que
+fait à ce roi une insolence de Duclos? Ah! d'Alembert, ayez besoin de
+mon ennemi le plus cruel, et que, pour vous servir, il ne s'agisse que
+de lui pardonner, je vais l'embrasser tout à l'heure.--Allons, dit-il,
+ce soir je me réconcilie avec Duclos; mais qu'il vous serve bien, car ce
+n'est qu'à ce prix et pour l'amour de vous...--Il me servira bien», lui
+dis-je. Et, en effet, Duclos, ravi de voir d'Alembert revenir à lui,
+agit en ma faveur aussi vivement que lui-même.
+
+Mais à la mort de Bougainville, et au moment où je me flattois de lui
+succéder sans obstacle, d'Alembert m'envoya chercher. «Savez-vous, me
+dit-il, ce qui se trame contre vous? On vous oppose un concurrent en
+faveur duquel Praslin, d'Argental et sa femme, briguent les voix à la
+ville, à la cour. Ils se vantent d'en réunir un très grand nombre, et je
+le crains, car ce concurrent, c'est Thomas.--Je ne crois pas, lui
+dis-je, que Thomas se prête à cette manoeuvre.--Mais, me dit-il, Thomas y
+est fort embarrassé. Vous savez qu'ils l'ont empêtré de bienfaits, de
+reconnoissance; ensuite ils l'ont engagé de loin à penser à l'Académie;
+et, sur ce qu'il leur a fait observer que sa qualité de secrétaire
+personnel du ministre feroit obstacle à son élection, Praslin lui a
+obtenu du roi un brevet qui ennoblit sa place. À présent que l'obstacle
+est levé, on exige qu'il se présente et on lui répond de la grande
+pluralité des voix. Il est à Fontainebleau en présence de son ministre,
+et obsédé par d'Argental; je vous conseille de l'aller voir.»
+
+Je partis, et, en arrivant, j'écrivis à Thomas pour lui demander un
+rendez-vous. Il répondit qu'il se trouveroit sur les cinq heures au bord
+du grand bassin. Je l'y attendis; et, en l'abordant: «Vous vous doutez
+bien, mon ami, lui dis-je, du sujet qui m'amène. Je viens savoir de vous
+si ce que l'on m'assure est vrai.» Et je lui répétai ce que m'avoit dit
+d'Alembert.
+
+«Tout cela est vrai, me répondit Thomas; et il est vrai encore que M.
+d'Argental m'a signifié ce matin que M. de Praslin veut que je me
+présente; qu'il exige de moi cette marque d'attachement; que telle a été
+la condition du brevet qu'il m'a fait avoir; qu'en l'acceptant j'ai dû
+entendre pourquoi il m'étoit accordé, et que, si je manque à mon
+bienfaiteur par égard pour un homme qui l'a offensé, je perds ma place
+et ma fortune. Voilà ma position. À présent, dites-moi ce que vous
+feriez à ma place.--Est-ce bien sérieusement, lui dis-je, que vous me
+consultez?--Oui, me dit-il en souriant, et de l'air d'un homme qui avoit
+pris son parti.--Eh bien! lui dis-je, à votre place, je ferois ce que
+vous ferez.--Non, sans détour, que feriez-vous?--Je ne sais pas, lui
+dis-je, me donner pour exemple; mais ne suis-je pas votre ami?
+n'êtes-vous pas le mien?--Oui, me dit-il, je ne m'en cache pas.
+
+ Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.
+
+--Eh bien! repris-je, si j'avois un fils, et s'il avoit le malheur de
+servir contre son ami la haine d'un Gusman, je lui...--N'achevez pas, me
+dit Thomas, en me serrant la main; ma réponse est faite, et bien
+faite.--Eh! mon ami, lui dis-je, croyez-vous que j'en aie douté?--Vous
+êtes cependant venu vous en assurer, me dit-il avec un doux
+reproche.--Non, certes, répondis-je, ce n'est pas pour moi que j'en ai
+voulu l'assurance, mais pour des gens qui ne connoissent pas votre âme
+aussi bien que je la connois.--Dites-leur, reprit-il, que, si jamais
+j'entre à l'Académie, ce sera par la belle porte. Et, à l'égard de la
+fortune, j'en ai si peu joui, et m'en suis passé si longtemps, que
+j'espère bien n'avoir pas désappris à m'en passer encore. «À ces mots,
+je fus si ému que je lui aurois cédé la place, s'il avoit voulu
+l'accepter, et s'il l'avoit pu décemment; mais la haine de son ministre
+contre moi étoit si déclarée que nous aurions passé, lui pour l'avoir
+servie, moi pour y avoir succombé. Nous nous en tînmes donc à la
+conduite libre et franche qui nous convenoit à tous deux. Il ne se mit
+point sur les rangs, et il perdit sa place de secrétaire du ministre. On
+n'eut pourtant pas l'impudence de lui ôter celle de
+secrétaire-interprète des Suisses. Il fut reçu de l'Académie
+immédiatement après moi; il le fut par acclamation, mais à une longue
+distance: car, de 1763 jusqu'en 1766, il n'y eut point de place vacante,
+quoique, année commune, le nombre des morts, à l'Académie, fût de trois
+en deux ans.
+
+Je dois dire, à la honte du comte de Praslin et à la gloire de Thomas,
+que celui-ci, après s'être refusé à un acte de servitude et de bassesse,
+crut devoir ne se retirer de chez un homme qui lui avoit fait du bien
+que lorsqu'il seroit renvoyé. Il resta près de lui un mois encore, se
+trouvant, comme de coutume, tous les matins à son lever, sans que cet
+homme dur et vain lui dît une parole, ni qu'il daignât le regarder. Dans
+une âme naturellement noble et fière comme étoit celle de Thomas, jugez
+combien cette humble épreuve devoit être pénible! Enfin, après avoir
+donné à la reconnoissance au delà de ce qu'il devoit, voyant combien le
+vil orgueil de ce ministre étoit irréconciliable avec l'honnêteté
+modeste et patiente, il lui fit dire qu'il se voyoit forcé de prendre
+son silence pour un congé, et il se retira. Cette conduite acheva de
+faire connoître son caractère; et, du côté même de la fortune, il ne
+perdit rien à s'être conduit en honnête homme. Le roi lui en sut gré, et
+non seulement il obtint dans la suite une pension de deux mille livres
+sur le trésor royal, mais un beau logement au Louvre, que lui fit donner
+le comte d'Angiviller, son ami et le mien.
+
+Vous venez de voir, mes enfans, à travers combien de difficultés j'étois
+arrivé à l'Académie; mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité
+du bel esprit avoit semées sur mon chemin.
+
+Durant les contrariétés que j'éprouvois, Mme Geoffrin étoit mal à son
+aise; elle m'en parloit quelquefois du bout de ses lèvres pincées; et, à
+chaque nouvelle élection qui reculoit la mienne, je voyois qu'elle en
+avoit du dépit. «Eh bien! me disoit-elle, il est donc décidé que vous
+n'en serez point?» Moi qui ne voulois pas qu'elle en fût tracassée, je
+répondois négligemment que «c'étoit le moindre de mes soucis; que
+l'auteur de _la Henriade_, de _Zaïre_, de _Mérope_, n'avoit été de
+l'Académie qu'à cinquante ans passés; que je n'en avois pas quarante;
+que j'en serois peut-être quelque jour; mais qu'au surplus, d'honnêtes
+gens, et d'un mérite bien distingué, se consoloient de n'en pas être, et
+que je m'en passerois comme eux». Je la suppliois de ne pas s'en
+inquiéter plus que moi. Elle ne s'en inquiétoit pas moins, et de temps
+en temps, à sa manière, et par de petits mots, elle tâtoit les
+dispositions des académiciens.
+
+Un jour elle me demanda: «Que vous a fait M. de Marivaux, pour vous
+moquer de lui et le tourner en ridicule?--Moi, Madame?--Oui, vous-même,
+qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens...--En vérité, Madame,
+je ne sais ce que vous voulez me dire.--Je veux vous dire ce qu'il m'a
+dit; Marivaux est un honnête homme qui ne m'en a pas imposé.--Il
+m'expliquera donc lui-même ce que je n'entends pas, car de ma vie il n'a
+été, ni présent, ni absent, l'objet de mes plaisanteries.--Eh bien!
+voyez-le donc, et tâchez, me dit-elle, de le dissuader: car, même dans
+ses plaintes, il ne dit que du bien de vous.» En traversant le jardin du
+Palais-Royal, sur lequel il logeoit, je le vis, et je l'abordai.
+
+Il eut d'abord quelque répugnance à s'expliquer, et il me répétoit qu'il
+n'en seroit pas moins juste à mon égard lorsqu'il s'agiroit de
+l'Académie. «Monsieur, lui dis-je enfin avec un peu d'impatience,
+laissons l'Académie, elle n'est pour rien dans la démarche que je fais
+auprès de vous; ce n'est point votre voix que je sollicite, c'est votre
+estime que je réclame, et dont je suis jaloux.--Vous l'avez entière, me
+dit-il.--Si je l'ai, veuillez donc me dire en quoi j'ai donné lieu aux
+plaintes que vous faites de moi.--Quoi! me dit-il, avez-vous oublié que
+chez Mme Du Bocage, un soir, étant assis auprès de Mme de Villaumont,
+vous ne cessâtes l'un et l'autre de me regarder et de rire en vous
+parlant à l'oreille? Assurément c'étoit de moi que vous riiez, et je ne
+sais pourquoi, car ce jour-là je n'étois pas plus ridicule que de
+coutume.
+
+--Heureusement, lui dis-je, ce que vous rappelez m'est très présent,
+voici le fait: Mme de Villaumont vous voyoit pour la première fois, et,
+comme on faisoit cercle autour de vous, elle me demanda qui vous étiez.
+Je vous nommai. Elle, qui connoissoit dans les gardes-françoises un
+officier de votre nom, me soutint que vous n'étiez pas M. de Marivaux.
+Son obstination me divertit; la mienne lui parut plaisante; et, en me
+décrivant la figure du Marivaux qu'elle connoissoit, elle vous
+regardoit: voilà tout le mystère.--Oui, me dit-il ironiquement, la
+méprise étoit fort risible! cependant vous aviez tous deux un certain
+air malin et moqueur que je connois bien, et qui n'est pas celui d'un
+badinage simple.--Très simple étoit pourtant le nôtre, et très innocent,
+je vous le jure. Au surplus, ajoutai-je, c'est la vérité toute nue. J'ai
+cru vous la devoir, m'en voilà quitte; et, si vous ne m'en croyez pas,
+ce sera moi, Monsieur, qui aurai à me plaindre de vous.» Il m'assura
+qu'il m'en croyoit; et il ne laissa pas de dire à Mme Geoffrin qu'il
+n'avoit pris cette explication que pour une manière adroite de m'excuser
+auprès de lui. La mort m'enleva son suffrage; mais, s'il me l'avoit
+accordé, il se seroit cru généreux.
+
+La dame de Villaumont, dont je vous ai parlé, étoit fille de Mme
+Gaulard, et la rivale de Mme de Brionne en beauté; plus vive même et
+plus piquante.
+
+Mme Du Bocage, chez qui nous soupions quelquefois, étoit une femme de
+lettres d'un caractère estimable, mais sans relief et sans couleur. Elle
+avoit, comme Mme Geoffrin, une société littéraire, mais infiniment moins
+agréable, et analogue à son humeur douce, froide, polie et triste. J'en
+avois été quelque temps; mais le sérieux m'en étouffoit, et j'en fus
+chassé par l'ennui. Dans cette femme, un moment célèbre, ce qui étoit
+vraiment admirable, c'étoit sa modestie. Elle voyoit gravé au bas de son
+portrait: _Forma Venus, arte Minerva_; et jamais on ne surprit en elle
+un mouvement de vanité. Revenons aux plaintes que faisoient de moi des
+gens d'un autre caractère.
+
+Parmi les académiciens dont les voix ne m'étoient point assurées, nous
+comptions le président Hénault et Moncrif. Mme Geoffrin leur parla et
+revint à moi courroucée. «Est-il possible, me dit-elle, que vous passiez
+votre vie à vous faire des ennemis! voilà Moncrif qui est furieux contre
+vous, et le président Hénault qui n'est guère moins irrité.--De quoi,
+Madame? et que leur ai-je fait?--Ce que vous avez fait! votre livre de
+la _Poétique_, car vous avez toujours la rage de faire des livres.--Et
+dans ce livre, qu'est-ce qui les irrite?--Pour Moncrif, je le sais,
+dit-elle, il ne s'en cache point, il le dit hautement. Vous citez de lui
+une chanson, et vous l'estropiez; elle avoit cinq couplets, vous n'en
+citez que trois.--Hélas! Madame, j'ai cité les meilleurs, et je n'ai
+retranché que ceux qui répétoient la même idée.
+
+--Vraiment! c'est de quoi il se plaint, que vous ayez voulu corriger son
+ouvrage. Il ne vous le pardonnera ni à la vie ni à la mort.--Qu'il vive
+donc, Madame, et qu'il meure mon ennemi pour ses deux couplets de
+chanson; je supporterai ma disgrâce. Et le bon président, quelle est
+envers lui mon offense?--Il ne me l'a point dit; mais c'est encore, je
+crois, de votre livre qu'il se plaint. Je le saurai.» Elle le sut. Mais,
+quand il fallut me le dire et que je l'en pressai, ce fut une scène
+comique dont l'abbé Raynal fut témoin.
+
+«Eh bien! Madame, vous avez vu le président Hénault; vous a-t-il dit
+enfin quel est mon tort?
+
+--Oui, je le sais; mais il vous le pardonne, il veut bien l'oublier;
+n'en parlons plus.--Au moins, Madame, dois-je savoir quel est ce crime
+involontaire qu'il a la bonté d'oublier.--Le savoir, à quoi bon? cela
+est inutile. Vous aurez sa voix, c'est assez.--Non, ce n'est pas assez,
+et je ne suis pas fait pour essuyer des plaintes sans savoir quel en est
+l'objet.--Madame, dit l'abbé Raynal, je trouve que M. Marmontel a
+raison.
+
+--Ne voyez-vous pas, reprit-elle, qu'il ne veut le savoir que pour en
+plaisanter et pour en faire un conte?--Non, Madame, je vous promets d'en
+garder le silence dès que j'aurai su ce que c'est.--Ce que c'est!
+toujours votre livre et votre fureur de citer. Ne l'ai-je point là,
+votre livre?--Oui, Madame, il est là.--Voyons cette chanson du président
+que vous avez citée à propos des chansons à boire. La voici:
+
+ Venge-moi d'une ingrate maîtresse, etc.
+
+De qui la tenez-vous, cette chanson?--De Jélyotte.--Eh bien! Jélyotte ne
+vous l'a pas donnée telle qu'elle est, puisqu'il faut vous le dire. Il y
+a un _Ô_ que vous avez retranché.--Un _Ô_, Madame!--Eh! oui, un _Ô_. N'y
+a-t-il pas un vers qui dit: _Que d'attraits_?--Oui, Madame.
+
+ Que d'attraits! dieux! qu'elle étoit belle!
+
+--Justement, c'est là qu'est la faute. Il falloit dire: _Ô dieux!
+qu'elle étoit belle!_--Eh! Madame, le sens est le même.--Oui, Monsieur;
+mais, lorsque l'on cite, il faut citer fidèlement. Chacun est jaloux de
+ce qu'il a fait; cela est naturel. Le président ne vous a pas prié de
+citer sa chanson.--Je l'ai citée avec éloge.--Il n'y falloit donc rien
+changer. Puisqu'il y avoit mis _Ô dieux!_ cela lui plaisoit davantage.
+Que vous avoit-il fait, pour lui ôter son _Ô_? Du reste, il m'a bien
+assuré que cela n'empêcheroit point qu'il ne rendît justice à vos
+talens.»
+
+L'abbé Raynal mouroit d'envie de rire et moi aussi. Mais nous nous
+retînmes, car Mme Geoffrin étoit déjà assez confuse, et, lorsqu'elle
+avoit tort, il n'y avoit point à badiner.
+
+En nous en allant, je contai à l'abbé mon aventure avec Marivaux et ma
+querelle avec Moncrif. «Ah! me dit-il, cela nous prouve que, lorsqu'on
+dit d'un homme qu'il a des ennemis, il faut, avant de le juger, bien
+regarder s'il a mérité d'en avoir.»
+
+Lorsque ce détroit fut passé, ma vie reprit son cours libre et
+tranquille. D'abord elle se partagea entre la ville et la campagne, et
+l'une et l'autre me rendoient heureux. De mes sociétés à la ville, la
+seule dont je n'étois plus étoit celle des Menus-Plaisirs. Cury, qui en
+avoit été l'âme, étoit infirme et ruiné. Il mourut peu de temps après.
+
+Lorsque son secret a été connu (et il ne l'a été qu'après sa mort), j'ai
+quelquefois entendu dire dans le monde qu'il auroit dû se déclarer pour
+auteur de la parodie. J'ai toujours soutenu qu'il ne le devoit pas; et
+malheur à moi s'il l'eût fait! car c'auroit été lui qu'on auroit
+opprimé, et j'en serois mort de chagrin. Ma faute étoit à moi, et il eût
+été souverainement injuste qu'un autre en eût porté la peine. Au reste,
+la parodie, telle qu'on l'avoit vue, pleine de grossières injures,
+n'étoit pas celle qu'il avoit faite. Il auroit donc fallu qu'en
+s'accusant de l'une il eût été reçu à désavouer l'autre; et, quand il
+auroit fait cette distinction, auroit-on voulu l'écouter? Il eût été
+perdu, et j'en aurois été la cause. Il fit, en gardant le silence, ce
+qu'il y avoit de plus juste et de meilleur à faire pour moi comme pour
+lui, et je lui devois les douceurs de la vie que je menois depuis que ma
+bienheureuse disgrâce m'avoit rendu à moi-même et à mes amis.
+
+Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui
+se tenoit les soirs chez Mlle de Lespinasse: car, à l'exception de
+quelques amis de d'Alembert, comme le chevalier de Chastellux, l'abbé
+Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle étoit formé de gens qui
+n'étoient point liés ensemble. Elle les avoit pris çà et là dans le
+monde, mais si bien assortis que, lorsqu'ils étoient là, ils s'y
+trouvoient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une
+habile main. En suivant la comparaison, je pourrois dire qu'elle jouoit
+de cet instrument avec un art qui tenoit du génie; elle sembloit savoir
+quel son rendroit la corde qu'elle alloit toucher; je veux dire que nos
+esprits et nos caractères lui étoient si bien connus, que, pour les
+mettre en jeu, elle n'avoit qu'un mot à dire. Nulle part la conversation
+n'étoit plus vive, ni plus brillante, ni mieux réglée que chez elle.
+C'étoit un rare phénomène que ce degré de chaleur tempérée et toujours
+égale où elle savoit l'entretenir, soit en la modérant, soit en
+l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se
+communiquoit à nos esprits, mais avec mesure; son imagination en étoit
+le mobile, sa raison le régulateur. Et remarquez bien que les têtes
+qu'elle remuoit à son gré n'étoient ni foibles ni légères; les Condillac
+et les Turgot étoient du nombre; d'Alembert étoit auprès d'elle comme un
+simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée et de la
+donner à débattre à des hommes de cette classe; son talent de la
+discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec
+éloquence; son talent d'amener de nouvelles idées et de varier
+l'entretien, toujours avec l'aisance et la facilité d'une fée qui, d'un
+coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantemens; ce
+talent, dis-je, n'étoit pas celui d'une femme vulgaire. Ce n'étoit pas
+avec les niaiseries de la mode et de la vanité que, tous les jours,
+durant quatre heures de conversation, sans langueur et sans vide, elle
+savoit se rendre intéressante pour un cercle de bons esprits. Il est
+vrai que l'un de ses charmes étoit ce naturel brûlant qui passionnoit
+son langage, et qui communiquoit à ses opinions la chaleur, l'intérêt,
+l'éloquence du sentiment. Souvent aussi chez elle, et très souvent, la
+raison s'égayoit; une douce philosophie s'y permettoit un léger
+badinage; d'Alembert en donnoit le ton; et qui jamais sut mieux que lui
+
+ Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère?
+
+L'histoire d'une personne aussi singulièrement douée que l'étoit Mlle de
+Lespinasse doit être pour vous, mes enfans, assez curieuse à savoir. Le
+récit n'en sera pas long.
+
+Il y avoit à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d'esprit,
+d'humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais
+vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle et rongée de
+vapeurs et d'ennui, retirée dans un couvent avec une étroite fortune,
+elle ne laissoit pas de voir encore le grand monde où elle avoit vécu.
+Elle avoit connu d'Alembert chez son ancien amant, le président Hénault,
+qu'elle tyrannisoit encore, et qui, naturellement très timide, étoit
+resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l'être de
+l'amour. Mme du Deffand, charmée de l'esprit et de la gaieté de
+d'Alembert, l'avoit attiré chez elle, et si bien captivé qu'il en étoit
+inséparable. Il logeoit loin d'elle, et il ne passoit pas un jour sans
+l'aller voir.
+
+Cependant, pour remplir les vides de sa solitude, Mme du Deffand
+cherchoit une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être
+sa compagne et à titre d'amie, c'est-à-dire de complaisante, vivre avec
+elle dans son couvent; elle rencontra celle-ci; elle en fut enchantée,
+comme vous croyez bien. D'Alembert ne fut pas moins charmé de trouver
+chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant.
+
+Entre cette jeune personne et lui, l'infortune avoit mis un rapport qui
+devoit rapprocher leurs âmes. Ils étoient tous les deux ce qu'on appelle
+enfans de l'amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque Mme du Deffand
+les menoit avec elle souper chez mon amie Mme Harenc; et c'est de ce
+temps-là que datoit notre connoissance. Il ne falloit pas moins qu'un
+ami tel que d'Alembert pour adoucir et rendre supportables à Mlle de
+Lespinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c'étoit peu
+d'être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d'une femme aveugle
+et vaporeuse; il falloit, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour
+la nuit et de la nuit le jour, veiller à côté de son lit, et l'endormir
+en faisant la lecture; travail qui fut mortel à cette jeune fille,
+naturellement délicate, et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n'a pu
+se rétablir. Elle y résistoit cependant, lorsque arriva l'incident qui
+rompit sa chaîne.
+
+Mme du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez
+Mme de Luxembourg, qui veilloit comme elle, donnoit tout le jour au
+sommeil, et n'étoit visible que vers les six heures du soir. Mlle de
+Lespinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent,
+ne se levoit guère qu'une heure avant sa dame; mais cette heure si
+précieuse, dérobée à son esclavage, étoit employée à recevoir chez elle
+ses amis personnels, d'Alembert, Chastellux, Turgot, et moi de temps en
+temps. Or, ces messieurs étoient aussi la compagnie habituelle de Mme du
+Deffand; mais ils s'oublioient quelquefois chez Mlle de Lespinasse, et
+c'étoient des momens qui lui étoient dérobés; aussi ce rendez-vous
+particulier étoit-il pour elle un mystère, car on prévoyoit bien qu'elle
+en seroit jalouse. Elle le découvrit: ce ne fut, à l'entendre, rien de
+moins qu'une trahison. Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre
+fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu'elle ne vouloit plus
+nourrir ce serpent dans son sein.
+
+Leur séparation fut brusque; mais Mlle de Lespinasse ne resta point
+abandonnée. Tous les amis de Mme du Deffand étoient devenus les siens.
+Il lui fut facile de leur persuader que la colère de cette femme étoit
+injuste. Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse
+de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d'un
+meuble complet à Mlle de Lespinasse, dans le logement qu'elle prit.
+Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une
+gratification annuelle qui la mettoit au-dessus du besoin, et les
+sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la
+posséder.
+
+D'Alembert, à qui Mme du Deffand proposa impérieusement l'alternative de
+rompre avec Mlle de Lespinasse ou avec elle, n'hésita point, et se livra
+tout entier à sa jeune amie. Ils demeuroient loin l'un de l'autre; et,
+quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d'Alembert de
+retourner le soir de la rue de Bellechasse à la rue Michel-le-Comte, où
+logeoit sa nourrice, il ne pensoit point à quitter celle-ci. Mais chez
+elle il tomba malade, et assez dangereusement pour inquiéter Bouvart,
+son médecin. Sa maladie étoit une de ces fièvres putrides dont le
+premier remède est un air libre et pur. Or, son logement chez sa
+vitrière étoit une petite chambre mal éclairée, mal aérée, avec un lit à
+tombeau très étroit. Bouvart nous déclara que l'incommodité de ce
+logement pouvoit lui être très funeste. Watelet lui en offrit un dans
+son hôtel, voisin du boulevard du Temple: il y fut transporté; Mlle de
+Lespinasse, quoi qu'on en pût penser et dire, s'établit sa garde-malade.
+Personne n'en pensa et n'en dit que du bien.
+
+D'Alembert revint à la vie, et dès lors, consacrant ses jours à celle
+qui en avoit pris soin, il désira de loger auprès d'elle. Rien de plus
+innocent que leur intimité; aussi fut-elle respectée; la malignité même
+ne l'attaqua jamais; et la considération dont jouissoit Mlle de
+Lespinasse, loin d'en souffrir aucune atteinte, n'en fut que plus
+honorablement et plus hautement établie. Mais cette liaison si pure, et
+du côté de d'Alembert toujours tendre et inaltérable, ne fut pas pour
+lui aussi douce, aussi heureuse qu'elle auroit dû l'être.
+
+L'âme ardente et l'imagination romantique de Mlle de Lespinasse lui
+firent concevoir le projet de sortir de l'étroite médiocrité où elle
+craignoit de vieillir. Avec tous les moyens qu'elle avoit de séduire et
+de plaire, même sans être belle, il lui parut possible que, dans le
+nombre de ses amis, et même des plus distingués, quelqu'un fût assez
+épris d'elle pour vouloir l'épouser. Cette ambitieuse espérance, plus
+d'une fois trompée, ne se rebutoit point; elle changeoit d'objet,
+toujours plus exaltée et si vive qu'on l'auroit prise pour l'enivrement
+de l'amour. Par exemple, elle fut un temps si éperdument éprise de ce
+qu'elle appeloit l'héroïsme et le génie de Guibert que, dans l'art
+militaire et le talent d'écrire, elle ne voyoit rien de comparable à
+lui. Celui-là cependant lui échappa comme les autres. Alors ce fut à la
+conquête du marquis de Mora, jeune Espagnol d'une haute naissance,
+qu'elle crut pouvoir aspirer; et en effet, soit amour, soit
+enthousiasme, ce jeune homme avoit pris pour elle un sentiment
+passionné. Nous le vîmes plus d'une fois en adoration devant elle, et
+l'impression qu'elle avoit faite sur cette âme espagnole prenoit un
+caractère si sérieux que la famille du marquis se hâta de le rappeler.
+Mlle de Lespinasse, contrariée dans ses désirs, n'étoit plus la même
+avec d'Alembert; et non seulement il en essuyoit des froideurs, mais
+souvent des humeurs chagrines pleines d'aigreur et d'amertume. Il
+dévoroit ses peines et n'en gémissoit qu'avec moi. Le malheureux! tels
+étoient pour elle son dévouement et son obéissance qu'en l'absence de M.
+de Mora c'étoit lui qui, dès le matin, alloit quérir ses lettres à la
+poste et les lui apportoit à son réveil. Enfin, le jeune Espagnol étant
+tombé malade dans sa patrie, et sa famille n'attendant que sa
+convalescence pour le marier convenablement, Mlle de Lespinasse imagina
+de faire prononcer par un médecin de Paris que le climat de l'Espagne
+lui seroit mortel; que, si on vouloit lui sauver la vie, il falloit
+qu'on le renvoyât respirer l'air de la France; et cette consultation,
+dictée par Mlle de Lespinasse, ce fut d'Alembert qui l'obtint de Lorry,
+son ami intime, et l'un des plus célèbres médecins de Paris. L'autorité
+de Lorry, appuyée par le malade, eut en Espagne tout son effet. On
+laissa partir le jeune homme; il mourut en chemin, et le chagrin profond
+qu'en ressentit Mlle de Lespinasse, achevant de détruire cette frêle
+machine que son âme avoit ruinée, la précipita dans le tombeau.
+
+D'Alembert fut inconsolable de sa perte. Ce fut alors qu'il vint comme
+s'ensevelir dans le logement qu'il avoit au Louvre. J'ai dit ailleurs
+comme il y passa le reste de sa vie[74]. Il se plaignoit souvent à moi
+de la funeste solitude où il croyoit être tombé. Inutilement je lui
+rappelois ce qu'il m'avoit tant dit lui-même du changement de son amie.
+«Oui, me répondoit-il, elle étoit changée, mais je ne l'étois pas; elle
+ne vivoit plus pour moi, mais je vivois toujours pour elle. Depuis
+qu'elle n'est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. Ah! que n'ai-je à
+souffrir encore ces momens d'amertume qu'elle savoit si bien adoucir et
+faire oublier! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions
+ensemble. À présent, que me reste-t-il? Au lieu d'elle, en rentrant chez
+moi, je ne vais plus retrouver que son ombre. Ce logement du Louvre est
+lui-même un tombeau où je n'entre qu'avec effroi.»
+
+Je résume ici en substance les conversations que nous avions ensemble en
+nous promenant seuls le soir aux Tuileries; et je demande si c'est là le
+langage d'un homme à qui la nature auroit refusé la sensibilité du coeur.
+
+Bien plus heureux que lui, je vivois au milieu des femmes les plus
+séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l'esclavage. Ni la
+jolie et piquante Filleul, ni l'ingénue et belle Séran, ni
+l'éblouissante Villaumont, ni aucune de celles avec qui je me plaisois
+le plus, ne troubloit mon repos. Comme je savois bien qu'elles ne
+pensoient pas à moi, je n'avois ni la simplicité ni la fatuité de penser
+à elles. J'aurois pu dire comme Atys, et avec plus de sincérité:
+
+ J'aime les roses nouvelles,
+ J'aime à les voir s'embellir:
+ Sans leurs épines cruelles,
+ J'aimerois à les cueillir.
+
+Ce qui me ravissoit en elles, c'étoient les grâces de leur esprit, la
+mobilité de leur imagination, le tour facile et naturel de leurs idées
+et de leur langage, et une certaine délicatesse de pensée et de
+sentiment qui, comme celle de leur physionomie, semble réservée à leur
+sexe. Leurs entretiens étoient une école pour moi non moins utile
+qu'agréable; et, autant qu'il m'étoit possible, je profitois de leurs
+leçons. Celui qui ne veut écrire qu'avec précision, énergie et vigueur,
+peut ne vivre qu'avec des hommes; mais celui qui veut, dans son style,
+avoir de la souplesse, de l'aménité, du liant, et ce je ne sais quoi
+qu'on appelle du charme, fera très bien, je crois, de vivre avec des
+femmes. Lorsque je lis que Périclès sacrifioit tous les matins aux
+Grâces, ce que j'entends par là, c'est que tous les jours Périclès
+déjeunoit avec Aspasie.
+
+Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit,
+la société de ces femmes aimables, elle ne me faisoit pas négliger
+d'aller fortifier mon âme, élever, étendre, agrandir ma pensée, et la
+féconder dans une société d'hommes dont l'esprit pénétroit le mien et de
+chaleur et de lumière. La maison du baron d'Holbach, et, depuis quelque
+temps, celle d'Helvétius, étoient le rendez-vous de cette société,
+composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en
+partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avoit trouvées trop hardies et
+trop hasardeuses pour être admises à ses dîners. Elle estimoit le baron
+d'Holbach, elle aimoit Diderot, mais à la sourdine, et sans se commettre
+pour eux. Il est vrai qu'elle avoit admis et comme adopté Helvétius,
+mais jeune encore, avant qu'il eût fait des folies.
+
+Je n'ai jamais bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société
+dont je parle. Lui et Diderot, associés de travaux et de gloire dans
+l'entreprise de l'_Encyclopédie_, avoient été d'abord cordialement unis,
+mais ils ne l'étoient plus; ils parloient l'un de l'autre avec beaucoup
+d'estime, mais ils ne vivoient point ensemble et ne se voyoient presque
+plus. Je n'ai jamais osé leur en demander la raison.
+
+Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d'abord quelque temps de cette
+société philosophique; mais l'un rompit ouvertement; l'autre, avec plus
+de ménagement et d'adresse, se retira et se tint à l'écart. Pour
+ceux-ci, je crois bien savoir quel fut le système de leur conduite.
+
+Buffon, avec le Cabinet du roi et son _Histoire naturelle_, se sentoit
+assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyoit que
+l'école encyclopédique étoit en défaveur à la cour et dans l'esprit du
+roi; il craignit d'être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour
+voguer à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul prudemment parmi
+les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On
+ne lui en sut pas mauvais gré. Mais sa retraite avoit encore une autre
+cause.
+
+Buffon, environné chez lui de complaisans et de flatteurs, et accoutumé
+à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, étoit
+quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de
+révérence et de docilité. Je le voyois s'en aller mécontent des
+contrariétés qu'il avoit essuyées. Avec un mérite incontestable, il
+avoit un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Gâté
+par l'adulation, et placé par la multitude dans la classe de nos grands
+hommes, il avoit le chagrin de voir que les mathématiciens, les
+chimistes, les astronomes, ne lui accordoient qu'un rang très inférieur
+parmi eux; que les naturalistes eux-mêmes étoient peu disposés à le
+mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres, il n'obtenoit que
+le mince éloge d'écrivain élégant et de grand coloriste. Quelques-uns
+même lui reprochoient d'avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne
+vouloit qu'un style simple et naturel. Je me souviens qu'une de ses
+amies m'ayant demandé comment je parlerois de lui, s'il m'arrivoit
+d'avoir à faire son éloge funèbre à l'Académie françoise, je répondis
+que je lui donnerois une place distinguée parmi les poètes du genre
+descriptif; façon de le louer dont elle ne fut pas contente.
+
+Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s'enferma donc chez lui avec des
+commensaux ignorans et serviles, n'allant plus ni à l'une ni à l'autre
+Académie, et travaillant à part sa fortune chez les ministres, et sa
+réputation dans les cours étrangères, d'où, en échange de ses ouvrages,
+il recevoit de beaux présens; mais du moins son paisible orgueil ne
+faisoit du mal à personne. Il n'en fut pas de même de celui de Rousseau.
+
+Après le succès qu'avoient eu dans de jeunes têtes ses deux ouvrages
+couronnés à Dijon, Rousseau, prévoyant qu'avec des paradoxes colorés de
+son style, animés de son éloquence, il lui seroit facile d'entraîner
+après lui une foule d'enthousiastes, conçut l'ambition de faire secte;
+et, au lieu d'être simple associé à l'école philosophique, il voulut
+être chef et professeur unique d'une école qui fût à lui; mais, en se
+retirant de notre société, comme Buffon, sans querelle et sans bruit, il
+n'eût pas rempli son objet. Il avoit essayé, pour attirer la foule, de
+se donner un air de philosophe antique: d'abord en vieille redingote,
+puis en habit d'Arménien, il se montroit à l'Opéra, dans les cafés, aux
+promenades; mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni
+son bonnet fourré, n'arrêtoient les passans. Il lui falloit un coup
+d'éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement
+de ceux qui étoient notés du nom de philosophes, que J.-J. Rousseau
+avoit fait divorce avec eux. Cette rupture lui attireroit une foule de
+partisans; et il avoit bien calculé que les prêtres seroient du nombre.
+Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis: il
+leur dit des injures, et, par un trait de calomnie lancé contre Diderot,
+il donna le signal de la guerre qu'il leur déclaroit en partant.
+
+Cependant leur société, consolée de cette perte, et peu sensible à
+l'ingratitude dont Rousseau faisoit profession, trouvoit en elle-même
+les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée
+et le commerce des esprits. Nous n'étions plus menés et retenus à la
+lisière, comme chez Mme Geoffrin; mais cette liberté n'étoit pas la
+licence, et il est des objets révérés et inviolables qui jamais n'y
+étoient soumis aux débats des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois
+de la morale naturelle, n'y furent jamais mis en doute, du moins en ma
+présence: c'est ce que je puis attester. La carrière ne laissoit pas
+d'être encore assez vaste; et, à l'essor qu'y prenoient les esprits, je
+croyois quelquefois entendre les disciples de Pythagore ou de Platon.
+C'étoit là que Galiani étoit quelquefois étonnant par l'originalité de
+ses idées, et par le tour adroit, singulier, imprévu, dont il en amenoit
+le développement; c'étoit là que le chimiste Roux nous révéloit, en
+homme de génie, les mystères de la nature; c'étoit là que le baron
+d'Holbach, qui avoit tout lu et n'avoit jamais rien oublié
+d'intéressant, versoit abondamment les richesses de sa mémoire; c'étoit
+là surtout qu'avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage
+étincelant du feu de l'inspiration, Diderot répandoit sa lumière dans
+tous les esprits, sa chaleur dans toutes les âmes. Qui n'a connu Diderot
+que dans ses écrits ne l'a point connu. Ses systèmes sur l'art d'écrire
+altéroient son beau naturel. Lorsqu'en parlant il s'animoit, et que,
+laissant couler de source l'abondance de ses pensées, il oublioit ses
+théories et se laissoit aller à l'impulsion du moment, c'étoit alors
+qu'il étoit ravissant. Dans ses écrits, il ne sut jamais former un tout
+ensemble: cette première opération, qui ordonne et met tout à sa place,
+étoit pour lui trop lente et trop pénible. Il écrivoit de verve avant
+d'avoir rien médité: aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disoit
+lui-même, mais il n'a jamais fait un livre. Or, ce défaut d'ensemble
+disparoissoit dans le cours libre et varié de la conversation.
+
+L'un des beaux momens de Diderot, c'étoit lorsqu'un auteur le consultoit
+sur son ouvrage. Si le sujet en valoit la peine, il falloit le voir s'en
+saisir, le pénétrer, et, d'un coup d'oeil, découvrir de quelles richesses
+et de quelles beautés il étoit susceptible. S'il s'apercevoit que
+l'auteur remplît mal son objet, au lieu d'écouter la lecture, il faisoit
+dans sa tête ce que l'auteur avoit manqué. Étoit-ce une pièce de
+théâtre, il y jetoit des scènes, des incidens nouveaux, des traits de
+caractère; et, croyant avoir entendu ce qu'il avoit rêvé, il nous
+vantoit l'ouvrage qu'on venoit de lui lire, et dans lequel, lorsqu'il
+voyoit le jour, nous ne retrouvions presque rien de ce qu'il en avoit
+cité. En général, et dans toutes les branches des connoissances
+humaines, tout lui étoit si familier et si présent qu'il sembloit
+toujours préparé à ce qu'on avoit à lui dire, et ses aperçus les plus
+soudains étoient comme les résultats d'une étude récente ou d'une longue
+méditation.
+
+Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, étoit encore l'un des plus
+aimables; et, sur ce qui touchoit à la bonté morale, lorsqu'il en
+parloit d'abondance, je ne puis exprimer quel charme avoit en lui
+l'éloquence du sentiment. Toute son âme étoit dans ses yeux, sur ses
+lèvres. Jamais physionomie n'a mieux peint la bonté du coeur.
+
+Je ne vous parle point de ceux de nos amis que vous venez de voir sous
+l'oeil de Mme Geoffrin, et soumis à sa discipline. Chez le baron
+d'Holbach et chez Helvétius ils étoient à leur aise, et d'autant plus
+aimables: car l'esprit, dans ses mouvemens, ne peut bien déployer et sa
+force et sa grâce que lorsqu'il n'a rien qui le gêne; et là il
+ressembloit au coursier de Virgile:
+
+ _Qualis ubi abruptis fugit præsepia vinclis
+ Tandem liber equus, campoque potitus aperto...
+ Emicat, arrectisque fremit cervicibus alte,
+ Luxurians._
+
+Vous devez comprendre combien il étoit doux pour moi de faire, deux ou
+trois fois la semaine, d'excellens dîners en aussi bonne compagnie: nous
+nous en trouvions tous si bien que, lorsque venoient les beaux jours,
+nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique
+dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine: car le régal de
+ces jours-là étoit une ample matelote, et nous parcourions tour à tour
+les endroits renommés pour être les mieux pourvus en beau poisson.
+C'étoit le plus souvent Saint-Cloud: nous y descendions le matin en
+bateau, respirant l'air de la rivière, et nous en revenions le soir à
+travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que, dans ces promenades,
+la conversation languissoit rarement.
+
+Une fois, m'étant trouvé seul quelques minutes avec Diderot, à propos de
+la _Lettre à d'Alembert sur les spectacles_, je lui témoignai mon
+indignation de la note que Rousseau avoit mise à la préface de cette
+lettre: c'étoit comme un coup de stylet dont il avoit frappé Diderot.
+Voici le texte de la lettre:
+
+ _J'avois un Aristarque sévère et judicieux; je ne l'ai plus, je
+ n'en veux plus; et il manque bien plus encore à mon coeur qu'à mes
+ écrits._
+
+Voici la note qu'il avoit attachée au texte:
+
+ _Si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas,
+ car il y a moyen de revenir vers votre ami. Si vous l'avez attristé
+ par vos paroles, ne craignez rien. Il est possible encore de vous
+ réconcilier avec lui; mais, pour l'outrage, le reproche injurieux,
+ la révélation du secret et la plaie faite à son coeur en trahison,
+ point de grâce à ses yeux: il s'éloignera sans retour._ (Ecclés.,
+ XXII, 26, 27.)
+
+Tout le monde savoit que c'étoit à Diderot que s'adressoit cette note
+infamante, et bien des gens croyoient qu'il l'avoit méritée, puisqu'il
+ne la réfutoit pas.
+
+«Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en
+balance: je vous connois, et je crois le connoître; mais dites-moi par
+quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement
+outragé.--Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire: là, je
+vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis.»
+
+
+
+
+LIVRE VIII
+
+
+Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour
+n'en être pas entendu, il commença son récit en ces mots: «Si vous ne
+saviez pas une partie de ce que j'ai à vous dire, je garderais avec vous
+le silence, comme je le garde avec le public, sur l'origine et le motif
+de l'injure que m'a faite un homme que j'aimois et que je plains encore,
+car je le crois bien malheureux. Il est cruel d'être calomnié, de l'être
+avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie, et de ne
+pouvoir se défendre; mais telle est ma position. Vous allez voir que ma
+réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut
+défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se
+taire, et je me tais. Rousseau m'outrage sans s'expliquer; mais moi,
+pour lui répondre, il faut que je m'explique; il faut que je divulgue ce
+qu'il a passé sous silence; et il a bien prévu que je n'en ferois rien.
+Il étoit bien sûr que je le laisserois jouir de son outrage plutôt que
+de mettre le public dans la confidence d'un secret qui n'est pas le
+mien; et, en cela, Rousseau est un agresseur malhonnête: il frappe un
+homme désarmé.
+
+«Vous connoissez la passion malheureuse qu'avoit prise Rousseau pour Mme
+d'Houdetot[75]. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d'une
+manière qui devoit la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me
+trouver à Paris. «Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il:
+voici ce qui m'est arrivé.» Et il me conta son aventure. «Eh bien! lui
+dis-je, où est le malheur?--Comment! où est le malheur? reprit-il; ne
+voyez-vous pas qu'elle va écrire à Saint-Lambert que j'ai voulu la
+séduire, la lui enlever? et doutez-vous qu'il ne m'accuse d'insolence et
+de perfidie? C'est pour la vie un ennemi mortel que je me suis
+fait.--Point du tout, lui dis-je froidement: Saint-Lambert est un homme
+juste; il vous connoît; il sait bien que vous n'êtes ni un Cyrus, ni un
+Scipion. Après tout, de quoi s'agit-il? d'un moment de délire,
+d'égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout
+avouer; et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu'il doit
+connoître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d'erreur.
+Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour vous aimer davantage.»
+
+«Rousseau, transporté, m'embrassa. «Vous me rendez la vie, me dit-il, et
+le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même: dès ce soir
+je m'en vais écrire.» Depuis, je le vis plus tranquille, et je ne doutai
+pas qu'il n'eût fait ce dont nous étions convenus.
+
+«Mais, quelque temps après, Saint-Lambert arriva; et, m'étant venu voir,
+il me parut, sans s'expliquer, si profondément indigné contre Rousseau
+que ma première idée fut que Rousseau ne lui avoit point écrit.
+«N'avez-vous pas reçu de lui une lettre? lui demandai-je.--Oui, me
+dit-il, une lettre qui mériteroit le plus sévère châtiment.
+
+«--Ah! Monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère
+d'un moment de folie dont il vous fait l'aveu, dont il vous demande
+pardon? Si cette lettre vous offense, c'est moi qu'il en faut accuser,
+car c'est moi qui lui ai conseillé de vous l'écrire.--Et savez-vous, me
+dit-il, ce qu'elle contient, cette lettre?--Je sais qu'elle contient un
+aveu, des excuses, et un pardon qu'il vous demande.--Rien moins que tout
+cela. C'est un tissu de fourberie et d'insolence, c'est un chef-d'oeuvre
+d'artifice pour rejeter sur Mme d'Houdetot le tort dont il veut se
+laver.--Vous m'étonnez, lui dis-je, et ce n'étoit point là ce qu'il
+m'avoit promis.» Alors, pour l'apaiser, je lui racontai simplement la
+douleur et le repentir où j'avois vu Rousseau d'avoir pu l'offenser, et
+la résolution où il avoit été de lui en demander grâce; par là, je
+l'amenai sans peine au point de le voir en pitié.
+
+«C'est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie.
+Dès qu'il apprit que j'avois fait pour lui un aveu qu'il n'avoit pas
+fait, il jeta feu et flamme, m'accusant de l'avoir trahi. Je l'appris,
+j'allai le trouver. «Que venez-vous faire ici? me demanda-t-il.--Je
+viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant.--Ni l'un ni
+l'autre, me dit-il; mais j'ai le coeur blessé, ulcéré contre vous. Je ne
+veux plus vous voir.--Qu'ai-je donc fait? lui demandai-je.--Vous avez
+fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon
+secret, vous l'avez trahi. Vous m'avez livré au mépris, à la haine d'un
+homme qui ne me pardonnera jamais.» Je laissai son feu s'exhaler, et,
+quand il se fut épuisé en reproches: «Nous sommes seuls, lui dis-je, et,
+entre nous, votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison,
+la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger?»
+Sans me répondre, il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les
+jeux, et je pris la parole.
+
+«Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans
+votre lettre à Saint-Lambert, vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec
+vous-même; qui vous fit donc changer de résolution? Vous ne répondez
+point; je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la
+plume, et faire l'humble aveu d'une malheureuse folie, aveu qui
+cependant vous auroit honoré, votre diable d'orgueil se souleva (oui,
+votre orgueil: vous m'avez accusé de perfidie, et je l'ai souffert;
+souffrez, à votre tour, que je vous accuse d'orgueil, car, sans cela,
+votre conduite ne seroit que de la bassesse). L'orgueil donc vint vous
+faire entendre qu'il étoit indigne de votre caractère de vous humilier
+devant un homme, et de demander grâce à un rival heureux; que ce n'étoit
+pas vous qu'il falloit accuser, mais celle dont la séduction, la
+coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs, vous avoient engagé. Et
+vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas
+aperçu qu'en attribuant le manège d'une coquette à une femme délicate et
+sensible, aux yeux d'un homme qui l'estime et qui l'aime, vous blessiez
+deux coeurs à la fois.--Eh bien! s'écria-t-il, que j'aie été injuste,
+imprudent, insensé, qu'en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux
+d'avoir trahi ma confiance, et d'avoir révélé le secret de mon
+coeur?--J'en infère, lui dis-je, que c'est vous qui m'avez trompé; que
+c'est vous qui m'avez induit à vous défendre comme j'ai fait. Que ne me
+disiez-vous que vous aviez changé d'avis? Je n'aurois point parlé de
+votre repentir; je n'aurois pas cru répéter les propres termes de votre
+lettre. Vous vous êtes caché de moi pour faire ce que vous saviez bien
+que je n'aurois point approuvé; et, lorsque ce coup de votre tête a
+l'effet qu'il devoit avoir, vous m'en faites un crime à moi! Allez,
+puisque dans l'amitié la plus sincère et la plus tendre vous cherchez
+des sujets de haine, votre coeur ne sait que haïr.
+
+«--Courage! barbare, me dit-il; achevez d'accabler un homme foible et
+misérable. Il ne me restoit au monde, pour consolation, que ma propre
+estime, et vous venez me l'arracher.» Alors Rousseau fut plus éloquent
+et plus touchant dans sa douleur qu'il ne l'a été de sa vie. Pénétré de
+l'état où je le voyois, mes yeux se remplirent de larmes; en me voyant
+pleurer, lui-même il s'attendrit, et il me reçut dans ses bras.
+
+«Nous voilà donc réconciliés; lui continuant de me lire sa _Nouvelle
+Héloïse_, qu'il avoit achevée, et moi allant à pied, deux ou trois fois
+la semaine, de Paris à son Ermitage, pour en entendre la lecture, et
+répondre en ami à la confiance de mon ami. C'étoit dans les bois de
+Montmorency qu'étoit le rendez-vous; j'y arrivois baigné de sueur, et il
+ne laissoit pas de se plaindre lorsque je m'étois fait attendre. Ce fut
+dans ce temps-là que parut la _Lettre sur les spectacles_, avec ce beau
+passage de Salomon par lequel il m'accuse de l'avoir outragé et de
+l'avoir trahi.
+
+--Quoi! m'écriai-je, en pleine paix! après votre réconciliation! cela
+n'est point croyable.--Non, cela ne l'est point, et cela n'en est pas
+moins vrai. Rousseau vouloit rompre avec moi et avec mes amis; il en
+avoit manqué l'occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet
+que de m'attribuer des torts dont je ne pouvois me laver? Fâché d'avoir
+perdu cet avantage, il le reprit, en se persuadant que, de ma part,
+notre réconciliation n'avoit été qu'une scène jouée, où je lui en avois
+imposé.
+
+--Quel homme! m'écriai-je encore; et il croit être bon!» Diderot me
+répondit: «Il seroit bon, car il est né sensible, et, dans
+l'éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui
+l'approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu'ils sont tous
+envieux de lui; qu'ils ne lui font du bien que pour l'humilier, qu'ils
+ne le flattent que pour lui nuire, et que ceux même qui font semblant de
+l'aimer sont de ce complot. C'est là sa maladie. Intéressant par son
+infortune, par ses talens, par un fonds de bonté, de droiture qu'il a
+dans l'âme, il auroit des amis, s'il croyoit aux amis. Il n'en aura
+jamais, ou ils l'aimeront seuls, car il s'en méfiera toujours.»
+
+Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte non
+seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu'il y avoit
+de plus noir, de plus lâche, de plus infâme; à leur attribuer des
+bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d'une
+imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa
+malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et
+empoisonnoit ses plus douces affections; ce délire enfin d'un esprit
+ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la
+maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.
+
+On en voyoit tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont
+il rompoit avec les gens qui lui étoient les plus dévoués, les accusant
+tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour
+l'épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J'en sais des détails
+incroyables; mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse
+ingratitude dont il paya l'amitié tendre, officieuse, active, de ce
+vertueux David Hume, et la malignité profonde avec laquelle, en le
+calomniant, il joignit l'insulte à l'outrage. Vous trouverez dans le
+recueil même des _Oeuvres_ de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y
+verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie; vous y verrez de
+quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai,
+contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de
+mauvaise foi, de duplicité, de noirceur; vous ne lirez pas sans
+indignation, dans le récit qu'il fait de sa conduite envers son
+bienfaiteur, cette tournure de raillerie qui est le sublime de
+l'insolence:
+
+ Premier soufflet sur la joue de mon patron.
+ Second soufflet sur la joue de mon patron.
+ Troisième soufflet sur la joue de mon patron.
+
+Je crois l'opinion universelle bien décidée sur le compte de ces deux
+hommes; mais si, à l'idée qu'on a du caractère de David Hume, il
+manquoit encore quelque preuve, voici des faits dont j'ai été témoin.
+
+Lorsqu'à la recommandation de mylord Maréchal et de la comtesse de
+Boufflers, Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une
+retraite libre et tranquille, et que, Rousseau ayant accepté cette offre
+généreuse, ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyoit le baron
+d'Holbach, lui apprit qu'il emmenoit Rousseau dans sa patrie. «Monsieur,
+dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein; je vous
+en avertis, vous en sentirez la morsure.»
+
+Le baron avoit lui-même accueilli et choyé Rousseau; sa maison étoit le
+rendez-vous de ce qu'on appeloit alors les philosophes; et, dans la
+pleine sécurité qu'inspire à des âmes honnêtes la sainteté inviolable de
+l'asile qui les rassemble, d'Holbach et ses amis avoient admis Rousseau
+dans leur commerce le plus intime. Or, on peut voir dans son _Émile_
+comment il les avoit notés. Certes, quand l'étiquette d'athéisme qu'il
+avoit attachée à leur société n'auroit été qu'une révélation, elle
+auroit été odieuse. Mais, à l'égard du plus grand nombre, c'étoit une
+délation calomnieuse, et il le savoit bien; il savoit bien que le
+théisme de son vicaire avoit ses prosélytes et ses zélateurs parmi eux.
+Le baron avoit donc appris à ses dépens à le connoître; mais le bon
+David Hume croyoit voir plus de passion que de vérité dans l'avis que le
+baron lui donnoit. Il ne laissa donc pas d'emmener Rousseau avec lui, et
+de lui rendre dans sa patrie tous les bons offices de l'amitié. Il
+croyoit, et il devoit croire avoir rendu heureux le plus sensible et le
+meilleur des hommes; il s'en félicitoit dans toutes les lettres qu'il
+écrivoit au baron d'Holbach, et il ne cessoit de combattre la mauvaise
+opinion que le baron avoit de Rousseau. Il lui faisoit l'éloge de la
+bonté, de la candeur, de l'ingénuité de son ami. «Il m'est pénible, lui
+disoit-il, de penser que vous soyez injuste à son égard. Croyez-moi,
+Rousseau n'est rien moins qu'un méchant homme. Plus je le vois, plus je
+l'estime et je l'aime.» Tous les courriers, les lettres de Hume à
+d'Holbach répétoient les mêmes louanges, et celui-ci, en nous les
+lisant, disoit toujours: _Il ne le connoît pas encore; patience, il le
+connoîtra_. En effet, peu de temps après, il reçoit une lettre dans
+laquelle Hume débute ainsi: _Vous aviez bien raison, Monsieur le baron;
+Rousseau est un monstre_. «Ah! nous dit le baron, froidement et sans
+s'étonner, _il le connoît enfin_.»
+
+Comment un changement si brusque et si soudain étoit-il arrivé dans
+l'opinion de l'un et dans la conduite de l'autre? Vous le verrez dans
+l'exposé des faits publiés par les deux parties. Ici, ce que j'ai dû
+consigner, attester, c'est que, dans le temps même que Rousseau accusoit
+Hume de le tromper, de le trahir, de le déshonorer à Londres, ce même
+Hume, plein de candeur, de zèle et d'amitié pour lui, s'efforçoit de
+détruire à Paris les impressions funestes qu'il y avoit laissées, et de
+le rétablir dans l'estime et la bienveillance de ceux qui avoient pour
+lui le plus d'aversion et de mépris.
+
+Quel ravage un excès d'orgueil n'avoit-il pas fait dans une âme
+naturellement douce et tendre! Avec tant de lumières et de talens, que
+de foiblesse, de petitesse et de misère dans cette vanité inquiète,
+ombrageuse, irascible et vindicative, qu'irritoit la seule pensée que
+l'on eût voulu la blesser; qui le supposoit même sans aucune apparence,
+et ne le pardonnoit jamais! Grande leçon pour les esprits enclins à ce
+vice de l'amour-propre! Sans cela personne n'eût été plus chéri, plus
+considéré que Rousseau; ce fut le poison de sa vie: il lui rendit les
+bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnoissance
+importune; il lui fit outrager, rebuter l'amitié; il l'a fait vivre
+malheureux, et mourir presque abandonné. Passons à des objets plus doux
+et qui me touchent de plus près.
+
+Ni la vie agréable que je menois à Paris, ni celle plus agréable encore
+que je menois à la campagne, ne déroboient à mon cher Odde et à ma soeur
+la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur étoit réservée, et que
+j'allois passer avec eux à Saumur. C'étoit là véritablement que toute la
+sensibilité de mon âme étoit employée à jouir. Entre ces deux époux qui
+s'aimoient l'un l'autre plus qu'ils n'aimoient la lumière et la vie, je
+me voyois chéri et révéré moi-même comme la source de leur bonheur. Je
+ne me rassasiois point de l'inexprimable douceur de considérer mon
+ouvrage dans ce bonheur de deux âmes pures, dont tous les voeux
+appeloient sur moi les bénédictions du Ciel. Leur tendresse me
+pénétroit, leur piété me ravissoit l'âme. Leurs moeurs étoient, pour
+ainsi dire, le naturel de la vertu dans toute sa simplicité. À cette
+jouissance continuelle et de tous les momens se joignoit celle de les
+voir chéris, honorés dans leur ville: Mme Odde y étoit citée pour le
+modèle des femmes; le nom de M. Odde étoit comme un synonyme de justice
+et de vérité. La commission de la cour des Aides établie à Saumur et la
+compagnie des fermiers généraux avoient-elles ensemble quelque
+contestation, Odde étoit leur arbitre et leur conciliateur. J'étois
+témoin de cette confiance acquise à un autre moi-même. J'étois témoin de
+l'amour du peuple pour un homme exerçant un emploi de rigueur, sans que
+jamais une seule plainte se fît entendre contre lui, tant son humanité
+savoit tout adoucir! Moi-même je participois au respect qu'on avoit pour
+eux. On ne savoit quelle fête me faire; et tous les jours que nous
+passions ensemble étoient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas
+nés, mes enfans, si ma bonne soeur eût vécu: c'eût été auprès d'elle que
+je serois allé vieillir; mais elle portoit dans son sein le germe de la
+maladie funeste à toute ma famille; et bientôt cet espoir dont je
+m'étois flatté me fut cruellement ravi.
+
+Dans l'un de ces heureux voyages que je faisois à Saumur, je profitai du
+voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson,
+l'ancien ministre de la guerre, que le roi y avoit exilé. Je n'avois pas
+oublié les bontés qu'il m'avoit témoignées dans le temps de sa gloire.
+Jeune encore, lorsque j'avois fait un petit poème sur l'établissement de
+l'École militaire[76], dont il avoit le principal honneur, il s'étoit
+plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il
+m'avoit présenté à la noblesse militaire comme un jeune homme qui avoit
+des droits à sa reconnoissance et à sa protection. Il me reçut dans son
+exil avec une extrême sensibilité. Ô mes enfans! quelle maladie
+incurable que celle de l'ambition! quelle tristesse que celle de la vie
+d'un ministre disgracié! Déjà usé par le travail, le chagrin achevoit de
+ruiner sa santé. Son corps étoit rongé de goutte, son âme l'étoit bien
+plus cruellement de souvenirs et de regrets; et, à travers l'aimable
+accueil qu'il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une
+victime de tous les genres de douleurs.
+
+En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue
+de marbre; je lui demandai ce que c'étoit. «C'est, me dit-il, ce que je
+n'ai plus le courage de regarder[77]»; et, en nous détournant: «Ah!
+Marmontel, si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi! si vous saviez
+combien de fois il m'avoit assuré que nous passerions notre vie
+ensemble, et que je n'avois pas au monde un meilleur ami que lui! Voilà
+les promesses des rois, voilà leur amitié!» Et, en disant ces mots, ses
+yeux se remplirent de larmes.
+
+Le soir, pendant que l'on soupoit, nous restions seuls dans le salon. Ce
+salon étoit tapissé de tableaux qui représentoient les batailles où le
+roi s'étoit trouvé en personne avec lui. Il me montroit l'endroit où ils
+étoient placés durant l'action; il me répétoit ce que le roi lui avoit
+dit; il n'en avoit pas oublié une parole. «Ici, me dit-il en parlant de
+l'une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils étoit
+mort. Le roi eut la bonté de paroître sensible à ma douleur. Combien il
+est changé! Rien de moi ne le touche plus..» Ces idées le poursuivoient;
+et, pour peu qu'il fût livré à lui-même, il tomboit comme abîmé dans sa
+douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, alloit bien vite s'asseoir
+auprès de lui, le pressoit dans ses bras, le caressoit; et lui, comme un
+enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa
+consolatrice, les baignoit de ses larmes, et ne s'en cachoit point.
+
+Le malheureux, qui ne vivoit que de poisson à l'eau, à cause de sa
+goutte, étoit encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût
+été sensible, car il étoit gourmand. Mais le régime le plus austère ne
+procuroit pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus
+m'empêcher de lui paroître vivement touché de ses peines. «Vous y
+ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque
+cela m'eût été si facile.» Peu de temps après il obtint la permission
+d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses
+derniers adieux.
+
+Je vous dirai quelque jour, mes enfans, des détails assez curieux sur la
+cause de sa disgrâce et de celle de son antagoniste, M. de Machault,
+arrivée le même jour. Un motif de délicatesse m'empêche d'insérer ces
+particularités dans des Mémoires qu'un accident peut faire échapper de
+vos mains. Mais, à la place de cette anecdote sérieuse, en voici une
+assez comique, car il faut bien parfois égayer un peu mes récits.
+
+Mon ami Vaudesir avoit, près d'Angers, une terre dont son malheureux
+fils Saint-James a porté le nom[78]. Comme il savoit que tous les ans
+j'allois voir ma soeur à Saumur (route d'Angers), il m'offrit une fois de
+m'y mener dans sa chaise de poste, à condition que, sur le temps de mon
+voyage, il y auroit trois jours pour Saint-James, où il se rendoit. Je
+pris volontiers cet engagement, et je vis à Saint-James la fleur des
+beaux esprits de l'Académie angevine, entre autres un abbé qui
+ressembloit beaucoup à l'abbé Beau-Génie du _Mercure galant_[79]. Il
+venoit de se signaler par un trait de sottise si singulier, si rare, que
+je ne pouvois pas le croire. «Le croirez-vous, me dit Vaudesir, s'il
+vous le répète lui-même? Aidez-moi seulement à l'y engager: vous allez
+voir.» Vers la fin du dîner, je mis l'abbé en scène en lui parlant de
+son Académie, et Vaudesir, prenant la parole, en fit un éloge pompeux.
+«C'est, me dit-il, après l'Académie françoise le corps littéraire le
+plus illustre et le mieux composé. Tout récemment M. de Contades le fils
+vient d'y être reçu. C'est monsieur l'abbé qui a parlé au nom de
+l'Académie, et avec le plus grand succès.--À l'éloge du fils, repris-je,
+monsieur l'abbé n'a pas manqué d'ajouter l'éloge du père?--Non,
+assurément, dit l'abbé, je n'ai eu garde d'y manquer, et j'ai payé à
+monsieur le maréchal un juste tribut de louanges.--Le champ, lui dis-je,
+étoit riche et vaste. Cependant il y avoit un pas difficile à
+passer.--Oui, me dit-il en souriant, l'affaire de Minden; vraiment,
+c'étoit l'endroit critique; mais je m'en suis tiré assez heureusement.
+D'abord, j'ai parlé des actions qui avoient mérité à M. le maréchal de
+Contades le commandement des armées; j'ai rappelé tout ce qu'il avoit
+fait de plus glorieux jusque-là; et, lorsque je suis arrivé à la
+bataille de Minden, je n'ai dit que deux mots: _Contades paroît,
+Contades est vaincu_; et puis j'ai parlé d'autre chose.» Comme le rire
+m'étouffoit, j'y voulus faire diversion. «Ces mots, lui dis-je,
+rappellent ceux de César, après la défaite du fils de Mithridate: _Je
+suis venu, j'ai vu, et j'ai vaincu_.--Il est vrai, dit l'abbé; l'on a
+même trouvé ma phrase un peu plus laconique.» L'air d'emphase et de
+gravité dont il avoit prononcé sa sottise étoit si plaisant que Vaudesir
+et moi, pour n'en pas éclater de rire, nous n'osions nous regarder l'un
+l'autre; encore eûmes-nous de la peine à garder notre sérieux.
+
+Ces voyages et ces absences déplaisoient à Mme Geoffrin. De toute la
+belle saison je n'assistois à l'Académie. On lui en faisoit des
+plaintes; elle s'imaginoit que je me donnois un tort grave en cédant mes
+jetons aux académiciens assidus (ce qui, à l'égard des d'Olivet, étoit
+assurément une crainte bien mal fondée), et j'essuyois souvent de vives
+réprimandes sur ce qu'elle appeloit l'inconséquence de ma conduite.
+«Quoi de plus ridicule, en effet, disoit-elle, que d'avoir désiré d'être
+de l'Académie, et de ne pas y assister après y avoir été reçu?» J'avois
+pour excuse l'exemple du plus grand nombre, encore moins assidu que moi;
+mais elle prétendoit, avec raison, que j'étois de ceux dont les
+fonctions académiques exigeoient l'assiduité. Elle avoit bien aussi son
+petit intérêt personnel dans ses remontrances, car elle passoit les étés
+à Paris; et, dans ce temps-là, elle ne vouloit point que sa société
+littéraire fût dispersée.
+
+J'écoutois ses avis avec une modestie respectueuse, et, le lendemain, je
+m'échappois comme si elle ne m'avoit rien dit. Il étoit assez naturel
+que ses bontés pour moi en fussent refroidies, mais un dîner où j'étois
+aimable me réconcilioit avec elle; et, dans les occasions sérieuses,
+elle se reprenoit d'affection pour moi. Je l'éprouvai dans deux maladies
+dont je fus attaqué chez elle. L'une avoit été cette même fièvre qui m'a
+repris cinq fois en ma vie, et qui finira par m'enlever: elle me vint
+dans le temps qu'on imprimoit ma _Poétique_. J'y voulois encore ajouter
+quelques articles; et ce travail, dont j'avois la tête remplie, rendoit,
+dans les redoublemens de ma fièvre, le délire plus fatigant. Mes amis
+n'étoient pas tranquilles sur mon état, Mme Geoffrin en étoit inquiète.
+Le petit médecin de ses laquais, Gevigland[80], m'en tira très bien.
+
+Mon autre maladie fut un rhume d'une qualité singulière: c'étoit une
+humeur visqueuse qui obstruoit l'organe de la respiration, et qu'avec
+tout l'effort d'une toux violente je ne pouvois expectorer. Vous
+concevez qu'après avoir vu périr toute ma famille du mal de poitrine,
+j'avois quelque raison de croire que c'étoit mon tour. Je le crus en
+effet; et, privé du sommeil, maigrissant à vue d'oeil, enfin me sentant
+dépérir, et ne doutant pas que le dernier période de la maladie ne
+s'annonçât bientôt par le symptôme accoutumé, je pris ma résolution, et
+ne songeai plus qu'à trouver quelque sujet d'ouvrage qui préoccupât ma
+pensée, et qui, après avoir rempli mes derniers momens, pût laisser de
+moi traces d'homme.
+
+On m'avoit fait présent d'une estampe de Bélisaire, d'après le tableau
+de Van Dyck[81]; elle attiroit souvent mes regards, et je m'étonnois que
+les poètes n'eussent rien tiré d'un sujet si moral, si intéressant. Il
+me prit envie de le traiter moi-même en prose; et, dès que cette idée se
+fut emparée de ma tête, mon mal fut suspendu comme par un charme
+soudain. Ô pouvoir merveilleux de l'imagination! Le plaisir d'inventer
+ma fable, le soin de l'arranger, de la développer, l'impression
+d'intérêt que faisoit sur moi-même le premier aperçu des situations et
+des scènes que je préméditois, tout cela me saisit et me détacha de
+moi-même, au point de me rendre croyable tout ce que l'on raconte des
+ravissemens extatiques. Ma poitrine étoit oppressée, je respirois
+péniblement, j'avois des quintes d'une toux convulsive; je m'en
+apercevois à peine. On venoit me voir, on me parloit de mon mal; je
+répondois en homme occupé d'autre chose: c'étoit à Bélisaire que je
+pensois. L'insomnie, qui jusqu'alors avoit été si pénible pour moi,
+n'avoit plus cet ennui, ce tourment de l'inquiétude. Mes nuits, comme
+mes jours, se passoient à rêver aux aventures de mon héros. Je ne m'en
+épuisois pas moins; et ce travail continuel auroit achevé de m'éteindre
+si l'on n'eût pas trouvé quelque remède à mon mal. Ce fut Gatti, médecin
+de Florence, célèbre promoteur de l'inoculation, habile dans son art,
+et, de plus, homme très aimable, ce fut lui qui, m'étant venu voir, me
+sauva. «Il s'agit, me dit-il, de diviser cette humeur épaisse et
+glutineuse qui vous empâte le poumon; et le remède en est agréable: il
+faut vous mettre à la boisson de l'oxymel.» Je ne fis donc que délayer
+au feu d'excellent miel dans d'excellent vinaigre, et du sirop formé de
+ce mélange l'usage salutaire me guérit en très peu de temps. Il y avoit
+alors plus de trois mois que je croyois périr; mais, dans ces trois
+mois, j'avois avancé mon ouvrage. Les chapitres qui demandoient des
+études étoient les seuls qui me restoient à composer. Tout le travail de
+l'imagination étoit fini; c'étoit le plus intéressant.
+
+Si cet ouvrage est d'un caractère plus grave que mes autres écrits,
+c'est qu'en le composant je croyois proférer mes dernières paroles,
+_novissima verba_, comme disoient les anciens. Le premier essai que je
+fis de cette lecture, ce fut sur l'âme de Diderot; le second, sur l'âme
+du prince héréditaire de Brunswick, aujourd'hui régnant[82].
+
+Diderot fut très content de la partie morale; il trouva la partie
+politique trop rétrécie, et il m'engagea à l'étendre. Le prince de
+Brunswick, qui voyageoit en France, après avoir fait contre nous la
+guerre avec une loyauté chevaleresque et une valeur héroïque, jouissoit,
+à Paris, de cette haute estime que lui méritoient ses vertus; hommage
+plus flatteur que ces respects d'usage que l'on marque aux personnes de
+sa naissance et de son rang. Il désira d'assister à une séance
+particulière de l'Académie françoise, honneur jusque-là réservé aux
+têtes couronnées. Dans cette séance je lus un ample extrait de
+_Bélisaire_, et j'eus le plaisir de voir le visage du jeune héros
+s'enflammer aux images que je lui présentois, et ses yeux se remplir de
+larmes.
+
+Il se plaisoit singulièrement au commerce des gens de lettres, et vous
+verrez bientôt le cas qu'il en faisoit. Helvétius lui donna à dîner avec
+nous, et il convint que, de sa vie, il n'avoit fait un dîner pareil. Je
+n'étois pas fait pour y être remarqué; je le fus cependant. Helvétius
+ayant dit au prince qu'il lui trouvoit de la ressemblance avec le
+prétendant, et le prince lui ayant répondu qu'en effet bien des
+personnes avoient déjà fait cette remarque, je dis à demi-voix:
+
+«Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Édouard
+auroit été roi d'Angleterre.» Ce mot fut entendu; le prince y fut
+sensible, et je l'en vis rougir de modestie et de pudeur.
+
+Autant la lecture de _Bélisaire_ avoit réussi à l'Académie, autant
+j'étois certain qu'il réussiroit mal en Sorbonne. Mais ce n'étoit point
+là ce qui m'inquiétoit; et, pourvu que la cour et le Parlement ne se
+mêlassent point de la querelle, je voulois bien me voir aux prises avec
+la Faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n'avoir
+qu'elle à redouter.
+
+L'abbé Terray n'étoit pas encore dans le ministère; mais au Parlement,
+dont il étoit membre, il avoit le plus grand crédit. J'allai avec Mme
+Gaulard, son amie, passer quelque temps à sa terre de la Motte, et là je
+lui lus _Bélisaire_. Quoique naturellement peu sensible, il le fut à
+cette lecture. Après l'avoir intéressé, je lui confiai que
+j'appréhendois quelque hostilité de la part de la Sorbonne, et je lui
+demandai s'il croyoit que le Parlement condamnât mon livre, dans le cas
+qu'il fût censuré. Il m'assura que le Parlement ne se mêleroit point de
+cette affaire, et me promit d'être mon défenseur, si quelqu'un m'y
+attaquoit.
+
+Ce n'étoit pas tout. Il me falloit un privilège, et il me falloit
+l'assurance qu'il ne seroit point révoqué. Je n'avois aucun crédit
+personnel auprès du vieux Maupeou, alors garde des sceaux; mais la femme
+de mon libraire, Mme Merlin, en étoit connue et protégée. Je le fis
+pressentir par elle, et il nous promit toute faveur.
+
+Il me restoit à prendre mes sûretés du côté de la cour; et, ici,
+l'endroit périlleux de mon livre n'étoit pas la théologie. Je redoutois
+les allusions, les applications malignes, et l'accusation d'avoir pensé
+à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi foible et trompé. Il
+n'y avoit, malheureusement, que trop d'analogie d'un règne à l'autre; le
+roi de Prusse le sentit si bien que, lorsqu'il eut reçu mon livre, il
+m'écrivit, de sa main, au bas d'une lettre de son secrétaire Lecat: «Je
+viens de lire le début de votre _Bélisaire_; vous êtes bien hardi!»
+D'autres pouvoient le dire; et, si les ennemis que j'avois encore
+m'attaquoient de ce côté-là, j'étois perdu.
+
+Cependant il n'y avoit pas moyen de prendre à cet égard des précautions
+directes. La moindre inquiétude que j'aurois témoignée auroit donné
+l'éveil, et m'auroit dénoncé. Personne n'auroit pris sur soi ni de me
+rassurer, ni de me promettre assistance; et le premier conseil que l'on
+m'auroit donné auroit été de jeter au feu mon ouvrage, ou d'en effacer
+tout ce qui pouvoit être susceptible d'allusion: et que n'auroit-il pas
+fallu en effacer?
+
+Je pris la contenance toute contraire à celle de l'inquiétude. J'écrivis
+au ministre de la maison du roi, le comte de Saint-Florentin, que
+j'étois sur le point de mettre au jour un ouvrage dont le sujet me
+sembloit digne d'intéresser le coeur du roi; que je souhaitois vivement
+que Sa Majesté me permît de le lui dédier, et qu'en le lui donnant à
+examiner (à lui, ministre) j'irois le supplier de solliciter pour moi
+cette faveur. Pour cela je lui demandois un moment d'audience, et il me
+l'accorda.
+
+En lui confiant mon manuscrit, je lui avouai en confidence qu'il y avoit
+un chapitre dont les théologiens fanatiques pourroient bien n'être pas
+contens. «Il est donc bien intéressant pour moi, lui dis-je, que le
+secret n'en soit pas éventé; et je vous supplie, Monsieur le comte, de
+ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet.» Comme il avoit de
+l'amitié pour moi, il me le promit, et il me tint parole; mais, quelques
+jours après, en me rendant mon ouvrage, qu'il avoit lu, ou qu'il avoit
+fait lire, il me dit que la religion de _Bélisaire_ ne seroit pas du
+goût des théologiens; que vraisemblablement mon livre seroit censuré, et
+que, pour cela seul, il n'osoit proposer au roi d'en accepter la
+dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence, et
+je me retirai content.
+
+Que voulois-je en effet? Avoir à la cour un témoin de l'intention où
+j'avois été de dédier mon ouvrage au roi, et par conséquent une preuve
+que rien n'avoit été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de
+son règne; ce qui étoit la vérité même. Avec ce moyen de défense je fus
+tranquille encore de ce côté. Mais il me falloit passer sous les yeux
+d'un censeur; et, au lieu d'un, l'on m'en donna deux, le censeur
+littéraire n'ayant osé prendre sur lui d'approuver ce qui touchoit à la
+théologie.
+
+Voilà donc _Bélisaire_ soumis à l'examen d'un docteur de Sorbonne: il
+s'appeloit Chevrier.
+
+Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage, j'allai le voir. En
+me le rendant, il m'en fit de grands éloges; mais, lorsque je jetai les
+yeux sur le dernier feuillet, je n'y vis point son approbation. «Ayez
+donc la bonté, lui dis-je, d'écrire là deux mots.» Sa réponse fut un
+sourire. «Quoi! Monsieur, insistai-je, ne l'approuvez-vous pas?--Non,
+Monsieur, Dieu m'en garde, me répondit-il doucement.--Et puis-je, au
+moins, savoir ce que vous y trouvez de répréhensible?--Peu de chose en
+détail, mais beaucoup dans le tout ensemble; et l'auteur sait trop bien
+dans quel esprit il a écrit son livre pour exiger de moi d'y mettre mon
+approbation.» Je voulus le presser de s'expliquer. «Non, Monsieur, me
+dit-il, vous m'entendez très bien; je vous entends de même; ne perdons
+pas le temps à nous en dire davantage, et cherchez un autre censeur.»
+Heureusement j'en trouvai un moins difficile, et _Bélisaire_ fut
+imprimé.
+
+Aussitôt qu'il parut, la Sorbonne fut en rumeur; et il fut résolu, par
+les sages docteurs, que l'on en feroit la censure. Pour bien des gens,
+cette censure étoit encore une chose effrayante; et de ce nombre étoient
+plusieurs de mes amis. L'alarme se mit parmi eux. Ceux-là me
+conseilloient d'apaiser, s'il étoit possible, la furie de ces docteurs;
+d'autres amis, plus fermes, plus jaloux de mon honneur philosophique,
+m'exhortoient à ne pas mollir. Je rassurai les uns et les autres, ne dis
+mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public.
+
+Mon livre étoit enlevé; la première édition en étoit épuisée; je pressai
+la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avoit neuf mille exemplaires
+de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu'elle y devoit
+censurer; et, grâce au bruit qu'elle faisoit sur le quinzième chapitre,
+on ne parloit que de celui-là; c'étoit pour moi comme la queue du chien
+d'Alcibiade. Je me réjouissois de voir comme les docteurs me servoient
+en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi étoit de ne paroître ni
+foible ni mutin, et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se
+répandre dans l'Europe des éditions de mon livre. Je me tenois donc en
+défense, sans avoir l'air de craindre la Sorbonne, sans avoir l'air de
+la braver, lorsqu'un abbé, qui depuis a eu lui-même de puissans ennemis
+à combattre, l'abbé Georgel[83], vint m'inviter à prendre pour médiateur
+l'archevêque[84], en m'assurant que, si je l'allois voir, j'en serois
+bien reçu, et qu'il le savoit disposé à me négocier avec la Faculté un
+accommodement pacifique. Rien ne convenoit mieux à mon plan que les
+voies de conciliation. J'allai voir le prélat: il me reçut d'un air
+paterne, en m'appelant toujours _mon cher monsieur Marmontel_. Je fus
+touché de la bonté que sembloient exprimer des paroles si douces. J'ai
+su depuis que c'étoit le protocole de monseigneur en parlant aux petites
+gens.
+
+Je l'assurai de ma bonne foi, de mon respect pour la religion, du désir
+que j'avois de ne laisser aucun nuage sur ma doctrine et celle de mon
+livre, et je ne lui demandai pour grâce que d'être admis à m'expliquer
+devant lui avec ses docteurs sur tous les points qui, dans ce livre,
+leur paroissoient répréhensibles. Ce personnage de médiateur, de
+conciliateur, parut lui plaire. Il me promit d'agir, et, de mon côté, il
+me dit d'aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier, et de
+m'expliquer avec lui.
+
+J'allai voir Riballier: nos entretiens et ma correspondance avec lui
+sont imprimés; je vous y renvoie.
+
+Les autres docteurs qu'assembla l'archevêque à sa maison de Conflans, où
+je me rendois pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes
+que Riballier; mais, dans nos conférences, ils portoient aussi
+l'habitude de falsifier les passages pour en dénaturer le sens. Armé de
+patience et de modération, je rectifiois le texte qu'ils avoient altéré,
+et leur expliquois ma pensée, en leur offrant d'insérer en notes ces
+explications dans mon livre, et l'archevêque étoit assez content de moi;
+mais ces messieurs ne l'étoient pas. «Tout ce que vous nous dites là est
+inutile, conclut enfin l'abbé Le Fèvre (vieil ergoteur que dans l'école
+on n'appeloit que la_ Grande Cateau_); il faut absolument faire
+disparoître de votre livre le quinzième chapitre: c'est là qu'est le
+venin.
+
+--Si ce que vous me demandez étoit possible, lui répondis-je, peut-être
+le ferois-je pour l'amour de la paix; mais, à l'heure qu'il est, il y a
+quarante mille exemplaires de mon livre répandus dans l'Europe; et, dans
+toutes les éditions qu'on en a faites et qu'on en fera, le quinzième
+chapitre est imprimé et le sera toujours. Que serviroit donc aujourd'hui
+d'en faire une édition où il ne seroit pas? Personne ne l'achèteroit,
+cette édition mutilée; ce seroit de l'argent perdu pour moi-même, ou
+pour mon libraire.--Eh bien! me dit-il, votre livre sera censuré sans
+pitié.--Oui, sans pitié, lui dis-je, Monsieur l'abbé, je m'y attends, si
+c'est vous qui en rédigez la censure; mais monseigneur me sera témoin
+que j'aurai fait, pour vous adoucir, tout ce que raisonnablement vous
+pouviez exiger de moi.
+
+--Oui, mon cher monsieur Marmontel, me dit l'archevêque, sur bien des
+points j'ai été content de votre bonne foi et de votre docilité; mais il
+y a un article sur lequel j'exige de vous une rétractation authentique
+et formelle: c'est celui de la tolérance.--Si Monseigneur veut bien, lui
+dis-je, jeter les yeux sur quelques lignes que j'ai écrites ce matin, il
+y verra nettement expliquée quelle est, à ce sujet, mon opinion
+personnelle, et quels en sont les motifs.» Je lui présentai cette note,
+que vous trouverez imprimée à la suite de _Bélisaire_. Il la lut en
+silence, et la fit passer aux docteurs. «Bon! dirent-ils, des lieux
+communs, rebattus mille fois, mille fois réfutés, qui sont le rebut des
+écoles.--Vous traitez, leur dis-je, avec bien du mépris l'autorité des
+Pères de l'Église et celle de saint Paul, dont mes motifs sont appuyés.»
+Ils me répondirent que «les écrits des Pères de l'Église étoient un
+arsenal où tous les partis trouvoient des armes, et que le passage de
+saint Paul que j'alléguois ne prouvoit rien.
+
+--Eh bien! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire
+loi, que me demandez-vous?
+
+--Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l'hérésie,
+l'irréligion, l'impiété, et tout soumettre au joug de la foi.»
+
+C'étoit là que je les attendois, pour me retirer en bon ordre et me
+tenir retranché dans un poste où l'on ne pourroit m'attaquer.
+_Præmunitum, atque ex omni parte causæ septum_ (de Or., I, 3). Je leur
+répondis donc que le glaive étoit l'une de ces armes charnelles que
+saint Paul avoit réprouvées lorsqu'il avoit dit: _Arma militiæ nostræ
+non carnalia sunt_; et, à ces mots, j'allois sortir. Le prélat me
+retint, et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un
+pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce. «Non,
+Monseigneur, lui dis-je; si je l'avois signé, je croirois avoir trempé
+ma plume dans le sang; je croirois avoir approuvé toutes les cruautés
+commises au nom de la religion.
+
+--Vous attachez donc, me dit Le Fèvre avec son insolence doctorale, une
+grande importance et une grande autorité à votre opinion?--Je sais, lui
+dis-je, Monsieur l'abbé, que mon autorité n'est rien; mais ma conscience
+est quelque chose, et c'est elle qui, au nom de l'humanité, au nom de la
+religion même, me défend d'approuver les persécutions. _Defendenda
+religio est, non occidendo, sed moriendo; non sævitia, sed patientia...
+Si sanguine, si tormentis, si malo religionem defendere velis, jam non
+defendetur, sed polluetur atque violabitur_. C'est le sentiment de
+Lactance, c'est aussi celui de Tertullien et celui de saint Paul, et
+vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valoient bien.
+
+--Allons, dit-il à ses confrères, il n'en faut plus parler. Monsieur
+veut être censuré; il le sera.» Ainsi finirent nos conférences. Ce qui
+m'en étoit précieux, c'étoit le résultat que j'en avois tiré. Ce n'étoit
+plus ici de petites chicanes théologiques où j'aurois été exposé aux
+arguties de l'École, c'étoit un point de controverse réduit aux termes
+les plus simples, les plus frappans, les plus tranchans. «Ils ont voulu,
+pouvois-je dire, me faire reconnoître le droit de forcer la croyance,
+d'y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers; ils
+ont voulu me faire approuver qu'on prêchât l'Évangile le poignard à la
+main, et j'ai refusé de signer cette doctrine abominable. Voilà pourquoi
+l'abbé Le Fèvre m'a déclaré que je serois censuré sans pitié.» Ce
+résumé, que je fis répandre à la ville, à la cour, au Parlement, dans
+les conseils, rendit la Sorbonne odieuse; en même temps mes amis
+travaillèrent à la rendre ridicule, et je m'en reposai sur eux.
+
+La première opération de la Faculté de théologie avoit été d'extraire de
+mon livre les propositions condamnables. C'étoit à qui auroit la gloire
+d'y en découvrir un plus grand nombre. Ils les trioient curieusement
+comme des perles, que chacun à l'envi apportoit dans le magasin. Après
+en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en
+firent imprimer la liste sous le titre d'_Indiculus_. Voltaire y ajouta
+l'épithète de _ridiculus_. Jamais l'adjectif et le substantif ne
+s'accordèrent mieux ensemble; _Indiculus ridiculus_ sembloient faits
+l'un pour l'autre; ils restèrent inséparables. M. Turgot se joua d'une
+autre manière de la sottise des docteurs. Comme il étoit bon théologien
+lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d'abord ce principe
+évident et universellement reconnu, que de deux propositions
+contradictoires, si l'une est fausse, l'autre est nécessairement vraie.
+Il mit ensuite en opposition, sur deux colonnes parallèles, les
+trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne, et les trente-sept
+contradictoires, bien exactement énoncées[85]. Point de milieu; en
+condamnant les unes il falloit que la Faculté adoptât, professât les
+autres. Or, parmi celles-ci, il n'y en avoit pas une seule qui ne fût
+révoltante d'horreur ou ridicule d'absurdité. Ce coup de lumière, jeté
+sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement
+voulut-elle retirer son _Indiculus_; il n'étoit plus temps, le coup
+étoit porté.
+
+Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son
+scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin dont Riballier étoit
+principal, et qui, sous sa dictée, avoit écrit contre _Bélisaire_ et
+contre moi un libelle calomnieux. En même temps, avec cette arme du
+ridicule qu'il manioit si bien, Voltaire tomba à bras raccourci sur la
+Sorbonne entière; et ses petites feuilles, qui arrivoient de Genève et
+qui voltigeoient dans Paris, amusoient le public aux dépens de la
+Faculté. Quelques autres de mes amis, bons raisonneurs et bons
+railleurs, eurent aussi la charité de prendre ma défense; si bien que le
+décret du tribunal théologique étoit déjà honni et bafoué avant d'avoir
+paru.
+
+Tandis que la Sorbonne, plus furieuse encore de se voir harcelée,
+travailloit de toutes ses forces à rendre _Bélisaire_ hérétique, déiste,
+impie, _ennemi du trône et de l'autel_ (car c'étoient là ses deux grands
+chevaux de bataille), les lettres des souverains de l'Europe et celles
+des hommes les plus éclairés et les plus sages m'arrivoient de tous les
+côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disoient être le
+bréviaire des rois. L'impératrice de Russie l'avoit traduit en langue
+russe, et en avoit dédié la traduction à un archevêque de son pays.
+L'impératrice, reine de Hongrie, en dépit de l'archevêque de Vienne, en
+avoit ordonné l'impression dans ses États, elle qui étoit si sévère à
+l'égard des écrits qui attaquoient la religion. Je ne négligeai pas,
+comme vous pensez bien, de donner connoissance à la cour et au Parlement
+de ce succès universel[86]; et ni l'une ni l'autre n'eurent envie de
+partager le ridicule de la Sorbonne.
+
+Les choses étant ainsi disposées, et ma présence n'étant plus nécessaire
+à Paris, j'employai le temps que mirent les docteurs à fabriquer leur
+censure, je l'employai, dis-je, à remplir les saints devoirs de
+l'amitié.
+
+Mme Filleul se mouroit d'une fièvre lente qui avoit pour cause une
+humeur âcre dans le sang, et pour laquelle le plus habile de nos
+médecins, Bouvart, lui avoit ordonné les eaux et les bains
+d'Aix-la-Chapelle. La jeune comtesse de Séran l'y accompagnoit; mais,
+dans l'état où étoit la malade, l'assistance d'un homme leur étoit
+nécessaire. Leur ami Bouret me pria de les accompagner. Je m'en fis un
+devoir; et, dès qu'elles apprirent ma réponse, Mme de Séran m'écrivit ce
+billet:
+
+_Est-il bien vrai que vous venez avec nous aux eaux? Non; je ne puis le
+croire. C'étoit l'objet de tous mes désirs; mais je n'osois en faire
+l'objet de mes espérances. Vos occupations, vos affaires, vos plaisirs,
+tout combat ma confiance. Assurez-m'en vous-même, si vous voulez que je
+me le persuade; et, si vous m'en assurez, croyez que je mettrai cette
+marque d'amitié au-dessus de toutes celles qui ont été données dans la
+vie. Mme Filleul n'ose pas plus se flatter que moi; mais vous seriez
+peut-être décidé par le désir qu'elle en montre, et la reconnaissance
+qu'elle en témoigne._
+
+Je partis avec elles. Mme Filleul étoit si mal, et Mme de Séran croyoit
+si bien voir mourir son amie en chemin, qu'elle m'avertit de me pourvoir
+d'un habit de deuil.
+
+Arrivés à Aix-la-Chapelle avec cette femme courageuse qui, n'ayant plus
+qu'un souffle de vie, ne laissoit pas de sourire encore à la gaieté que
+nous affections, le médecin des eaux fut appelé; il la trouva trop
+affoiblie pour soutenir le bain, et commença par lui faire essayer tout
+doucement les eaux. L'effet de leur vertu fut tel que, l'éruption de
+l'humeur ayant rendu la vie à la malade, dans peu de jours elle reprit
+des forces et fut en état de soutenir le bain. Alors s'opéra, comme par
+un miracle, un changement prodigieux. L'éruption fut complète sur tout
+le corps, et la malade, se sentant ranimée, alloit seule, se promenoit,
+et nous faisoit admirer les progrès de sa guérison, de son appétit, de
+ses forces. Hélas! malgré nos remontrances et nos prières, elle abusa de
+cette prompte convalescence en ne voulant plus observer le doux régime
+qui lui étoit prescrit; encore, malgré son intempérance, eût-elle été
+sauvée, sans la fatale imprudence qu'elle commit, à notre insu, au terme
+de sa guérison.
+
+M. de Marigny, dont la soeur étoit morte, et qui, voulant se marier à son
+gré et pour son bonheur, avoit épousé la fille aînée de Mme Filleul,
+notre idole à tous, la belle, la spirituelle, la charmante Julie, cédant
+au désir qu'avoit sa femme de venir voir sa mère, nous l'amena, et, tout
+d'un temps, fit, avec le célèbre dessinateur Cochin, un voyage en
+Hollande et dans le Brabant, pour y voir les tableaux des deux Écoles
+hollandaise et flamande.
+
+Je vous ai peint le caractère de cet homme estimable, intéressant et
+malheureux. Tout ce qu'on peut désirer de charmes dans une jeune
+personne, soit du côté de la figure, soit du côté de l'esprit et du
+caractère, douceur, ingénuité, bonté, gaieté ingénieuse, raison même, et
+raison très saine, tout cela, cultivé avec le plus grand soin, se
+trouvoit réuni dans sa jeune femme. Mais, tourmenté comme il l'étoit par
+un amour-propre ombrageux, à peine l'eut-il épousée qu'il s'avisa d'être
+jaloux de la tendresse qu'elle avoit pour sa mère, et de l'amitié dont
+elle étoit liée dès l'enfance avec Mme de Séran. Il fut témoin de leur
+sensibilité mutuelle en se revoyant; mais il dissimula le dépit qu'il en
+ressentoit, et le peu de temps qu'il passa avec nous ne fut obscurci par
+aucun nuage. Il témoigna même à Mme Filleul des sentimens assez
+affectueux. «Je vous laisse, lui dit-il, notre chère Julie. Il est bien
+juste qu'elle donne des soins à la santé de sa mère. Dans quelque temps
+je viendrai la reprendre, et j'espère trouver alors parfaitement
+rétablie cette santé qui nous est si précieuse à tous.» Il dit aussi des
+choses aimables à la comtesse de Séran, et il nous laissa tous persuadés
+qu'il s'en alloit tranquille; mais en lui le plus petit grain d'humeur
+étoit comme un levain qui fermentoit bien vite, et dont l'aigreur se
+communiquoit à toute la masse de ses pensées. Dès qu'il fut seul et
+livré à lui-même, il se représenta sa femme l'oubliant auprès de sa
+mère, et, plus en liberté, se réjouissant avec nous de son éloignement.
+«Elle ne l'aimoit point, elle ne vivoit point pour lui, et il s'en
+falloit bien qu'il fût ce qu'elle avoit de plus cher au monde.» Telles
+étoient les réflexions qu'il rouloit dans sa malheureuse tête. Il m'en
+avoit fait plus d'une fois la triste confidence. Ses lettres cependant
+furent assez aimables durant tout son voyage, et, jusqu'à son retour,
+nous n'aperçûmes rien de ce qui se passoit en lui. Laissons-le voyager,
+et parlons un peu de la vie qu'on menoit à Aix-la-Chapelle.
+
+Quoique Mme Filleul, naturellement vive, volontaire et gourmande, fît,
+malgré nous, tout ce qu'il falloit pour retarder sa guérison, la vertu
+des eaux et des bains ne laissoit pas de chasser encore les nouveaux
+principes d'acrimonie qu'elle faisoit passer tous les jours dans son
+sang, avec des jus très épicés et des ragoûts dont l'assaisonnement
+étoit un vrai poison pour elle. Comme elle se vantoit d'être guérie,
+sans en être aussi persuadés qu'elle nous le croyions assez pour nous en
+réjouir.
+
+Ainsi nos dames se donnoient tous les amusemens des eaux. Je les
+partageois avec elles. L'après-dînée c'étoient des promenades, le soir
+c'étoit la danse à l'assemblée du _Ridotto_, où l'on jouoit gros jeu;
+mais aucun de nous ne jouoit. Les danses étoient toutes angloises, et
+très jolies, et très bien dansées. C'étoit pour moi un curieux spectacle
+que ces chaînes d'hommes et de femmes de toutes les nations du Nord,
+Russes, Polonois, Allemands, Anglois surtout, réunis et mêlés par
+l'attrait commun du plaisir. Je n'ai pas besoin de vous dire que deux
+Françoises d'une rare beauté, dont la plus vieille avoit vingt ans,
+n'eurent qu'à se montrer pour s'attirer des soins et des hommages. Lors
+donc que le matin, à la promenade des eaux, ou quelquefois chez elles,
+on leur faisoit la cour, j'avois des heures solitaires; je les employois
+au travail: je faisois _les Incas_.
+
+Dans ce temps-là, deux de nos évêques françois vinrent aux eaux, et se
+trouvèrent logés dans notre voisinage. L'un, Broglie[87], évêque de
+Noyon, étoit malade; l'autre l'accompagnoit; c'étoit Marbeuf, évêque
+d'Autun, qui depuis a été ministre de la feuille[88]. L'auteur du livre
+que la Sorbonne censuroit dans ce moment-là fut pour eux un objet de
+curiosité. Ils vinrent me voir, et m'invitèrent à faire ensemble des
+promenades. Je compris bien que ces prélats vouloient peloter avec moi;
+et, comme le jeu me plaisoit assez, je fis volontiers leur partie.
+
+Ils commencèrent, comme vous pensez bien, par me parler de _Bélisaire_.
+Ils s'attendoient à me trouver fort effrayé du décret que la Sorbonne
+alloit fulminer contre moi, et ils furent assez surpris de me voir si
+tranquille sous l'anathème. «Bélisaire, leur dis-je, est un vieux
+militaire, honnête homme et chrétien dans l'âme, aimant sa religion de
+bon coeur et de bonne foi; il en croit tout ce qui lui en est enseigné
+dans l'Évangile, et ne rejette que ce qui n'en est pas. C'est aux noirs
+fantômes de la superstition, c'est aux monstrueuses horreurs du
+fanatisme que Bélisaire refuse sa croyance. J'ai proposé à la Sorbonne
+de rendre cette distinction évidente dans des notes explicatives que
+j'ajouterois à mon livre. Elle a refusé ce moyen de conciliation; elle a
+voulu que le quinzième chapitre fût retranché d'un livre dont quarante
+mille exemplaires sont déjà répandus: demande puérile, car l'édition
+tronquée et mise au rebut n'auroit fait que me ruiner. Enfin, elle s'est
+obstinée à vouloir que je reconnusse le dogme de l'intolérance civile,
+le droit du glaive, le droit des proscriptions, des exils, des cachots,
+des poignards, des tortures et des bûchers, pour forcer à croire à la
+religion de l'agneau; et, dans l'agneau de l'Évangile, je n'ai pas voulu
+reconnoître le tigre de l'inquisition. Je m'en suis tenu à la doctrine
+de Lactance, de Tertullien, de saint Paul, et à l'esprit de l'Évangile.
+Voilà pourquoi la Sorbonne est actuellement occupée à fabriquer une
+censure où elle foudroiera Bélisaire, Lactance, Tertullien, saint Paul,
+et quiconque pense comme eux. Prenez garde à vous, Messeigneurs, car
+vous pourriez bien être du nombre.
+
+--Mais de quoi se mêlent les philosophes, me dit l'évêque d'Autun, de
+parler de théologie?--De quoi se mêlent les théologiens, lui
+répliquai-je, de tyranniser les esprits, et d'exciter les princes à
+employer la force pour violenter la croyance? Les princes sont-ils juges
+sur l'article de la doctrine et sur les objets de la foi?--Non, certes,
+me dit-il, les princes n'en sont pas les juges.--Et vous en faites les
+bourreaux!--Je ne sais pas, reprit-il, pourquoi on accuse aujourd'hui
+les théologiens d'un genre de persécution qui ne s'exerce plus. Jamais
+l'Église n'a mis tant de modération dans l'usage de sa puissance.--Il
+est vrai, Monseigneur, lui dis-je, qu'elle en use plus sobrement; et,
+pour la conserver, elle l'a tempérée.--Pourquoi donc prendre,
+insista-t-il, ce temps-là même pour l'attaquer?--Parce qu'on n'écrit pas
+seulement, répondis-je, pour le moment où l'on écrit; qu'il est à
+craindre que l'avenir ne ressemble au passé, et qu'on prend le moment où
+les eaux sont basses pour travailler aux digues.--Ah! les digues! ce
+sont, dit-il, les prétendus philosophes qui les renversent; et ils ne
+tendent pas à moins qu'à détruire la religion.--Qu'on lui laisse son
+caractère, à cette religion charitable, bienfaisante et paisible, j'ose
+assurer, lui répliquai-je, que l'incrédule même n'osera l'attaquer, et
+que l'impie se taira devant elle. Ce ne sont ni ses dogmes purs, ni sa
+morale, ni même ses mystères, qui lui suscitent des ennemis. Ce sont les
+opinions violentes et fanatiques dont une théologie atrabilaire a mêlé
+sa doctrine, c'est là ce qui soulève une foule de bons esprits. Qu'on la
+dégage de ce mélange, qu'on la ramène à sa sainteté primitive; alors
+ceux qui l'attaqueront seront les ennemis publics des malheureux qu'elle
+console, des opprimés qu'elle relève, et des foibles qu'elle soutient.
+
+--Vous avez beau dire, reprit l'évêque, sa doctrine est constante,
+l'édifice en est cimenté, et nous ne souffrirons jamais qu'une seule
+pierre en soit détachée.» Je lui fis observer que l'art des mines étoit
+porté fort loin; qu'avec un peu de poudre on renversoit de fond en
+comble des tours, bien hautes, bien solides, et que l'on brisoit même
+les rochers les plus durs. «Me préserve le Ciel, ajoutai-je, de
+souhaiter que ce présage s'accomplisse! j'aime sincèrement, je révère du
+fond du coeur cette religion consolante; mais, si jamais elle meurt parmi
+nous, le fanatisme théologique en sera seul la cause; ce sera lui qui,
+de sa main, lui aura porté le coup mortel.»
+
+Alors s'éloignant un peu de moi, et parlant à voix basse à l'évêque de
+Noyon, je crus entendre qu'il lui disoit: _Cela durera plus que nous_.
+Il se trompoit. Ensuite, revenant vers moi: «Si vous aimez la religion,
+insista-t-il, pourquoi vous joignez-vous à ceux qui méditent de la
+détruire?--Je ne me joins, lui répondis-je, qu'à ceux qui l'aiment comme
+moi, et qui désirent qu'elle se montre telle qu'elle est venue du ciel,
+pure, sans mélange et sans tache, _sicut aurora consurgens, pulchra ut
+luna, electa ut sol_. (Il ajouta, en souriant, _terribilis ut castrorum
+acies ordinata_.) Oui, répliquai-je, terrible aux méchans, aux
+fanatiques, aux impies; mais terrible dans l'avenir avec les armes qui
+lui sont propres, et qui ne sont ni le fer ni le feu.» Telle fut à peu
+près notre première conversation.
+
+Une autre fois, comme il revenoit sans cesse à dire que les philosophes
+se donnoient trop de libertés: «Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je,
+que parfois ils s'avisent d'être vos suppléans dans des fonctions assez
+belles; mais ce n'est qu'autant que vous-mêmes vous ne daignez pas les
+remplir.--Quelles fonctions? demanda-t-il.--Celles de prêcher sur les
+toits des vérités qu'on dit trop rarement aux souverains, à leurs
+ministres, aux flatteurs qui les environnent. Depuis l'exil de Fénelon,
+ou, si vous voulez, depuis ce petit cours de morale touchante que
+Massillon fit faire à Louis XV enfant, leçons prématurées, et par là
+inutiles, les vices, les crimes publics, ont-ils trouvé dans le
+sacerdoce un seul agresseur courageux? En chaire, on ose bien tancer de
+petites foiblesses et des fragilités communes; mais les passions
+désastreuses, les fléaux politiques, en un mot les sources morales des
+malheurs de l'humanité, qui ose les attaquer? qui ose demander compte à
+l'orgueil, à l'ambition, à la vaine gloire, au faux zèle, à la fureur de
+dominer et d'envahir, qui ose leur demander compte devant Dieu et devant
+les hommes des larmes et du sang de leurs innombrables victimes?» Alors
+je supposai un Chrysostome en chaire; et, en exposant les sujets qui
+invoqueroient son éloquence, je fus peut-être moi-même éloquent dans ce
+moment-là.
+
+Quoi qu'il en soit, mes deux prélats, après m'avoir tâté le pouls deux
+ou trois fois, trouvèrent mon mal incurable; et, lorsqu'un jour, en leur
+montrant sur ma table le manuscrit des _Incas_, je leur dis: «Voilà un
+ouvrage qui réduira vos docteurs à l'alternative de brûler l'Évangile ou
+de respecter dans Las Casas, cet apôtre des Indes, les mêmes sentimens
+et la même doctrine qu'ils condamnent dans _Bélisaire_», ils virent
+qu'il n'y avait plus rien à espérer de moi; ainsi leur zèle découragé,
+ou plutôt leur curiosité satisfaite, me laissa disposer d'un temps que
+nous perdions ensemble, eux à vouloir faire de moi un philosophe
+théologien, et moi à vouloir faire d'eux des théologiens philosophes.
+
+Le travail que demandoit encore mon livre des _Incas_ fut interrompu
+quelque temps pour faire place à celui d'un mémoire où j'ai plaidé la
+cause des paysans du Nord, et qui est imprimé dans la collection de mes
+oeuvres[89].
+
+Je venois de lire dans les gazettes qu'à la Société économique de
+Pétersbourg un anonyme proposoit un prix de mille ducats pour le
+meilleur ouvrage sur cette question: _Est-il avantageux pour un État que
+le paysan possède en propre du terrain, ou qu'il ait seulement des biens
+meubles? et jusqu'où le droit du paysan sur cette propriété devroit-il
+s'étendre pour l'avantage de l'État?_
+
+Je ne doutai pas que l'anonyme ne fût l'impératrice de Russie elle-même;
+et, puisque sur ce grand objet elle vouloit que la vérité fût connue
+dans ses États, je résolus de la montrer tout entière. L'un des
+ministres de Russie, M. de Saldern, étoit venu prendre les eaux
+d'Aix-la-Chapelle. Je le voyois souvent, et il me parloit des affaires
+du Nord avec autant d'ouverture de coeur qu'il est permis à un ministre
+sage. Ce fut par lui que mon mémoire parvint à sa destination. Il
+n'obtint pas le prix, et je l'avois prévu; mais il fit son impression,
+et j'en reçus des témoignages.
+
+Ainsi mes heures solitaires étoient remplies et utilement occupées. Mais
+un objet non moins intéressant pour moi que mon travail, et, à vrai
+dire, plus attrayant encore, c'étoit la conversation de mes trois
+femmes, toutes les trois de caractères différens, mais si analogues que
+leurs couleurs se marioient et se fondoient ensemble comme celles de
+l'arc-en-ciel. Or, c'est de ce mélange harmonieux de sentimens et de
+pensées que résulte le charme de la conversation. Un assentiment unanime
+commence par être agréable et finit par être ennuyeux. Aussi Mme Filleul
+disoit-elle qu'elle aimoit la contrariété; qu'il n'y avoit que cela de
+naturel et de sincère; que la nature n'avoit rien fait de pareil, ni
+deux oeufs, ni deux feuilles d'arbre, ni deux esprits et deux caractères,
+et que, partout où l'on croyoit voir une ressemblance constante de
+sentimens et d'opinions, il y avoit dissimulation et complaisance de
+part ou d'autre, souvent même des deux côtés.
+
+L'une des trois, Mme de Séran, m'avoit mis dans sa confidence, et cette
+confidence étoit de nature à donner lieu à d'intéressans tête-à-tête. Il
+s'agissoit pour elle de succéder, si elle l'avoit voulu, à Mme de
+Pompadour. Elle étoit en relation continuelle avec le roi; il lui
+écrivoit par tous les courriers; et ces lettres et les réponses me
+passoient toutes sous les yeux. Voici comment s'étoit noué le fil de ce
+petit roman.
+
+Mme de Séran étoit fille d'un M. de Bullioud, bon gentilhomme sans
+fortune, ci-devant gouverneur des pages du duc d'Orléans. Par une
+fatalité des plus étranges, et que je ne puis expliquer, cette jeune
+personne, dès l'âge de quinze ans, avoit été l'objet de l'humeur
+violente et sombre de son père et de l'aversion de sa mère. Belle comme
+l'Amour, et encore plus intéressante par le charme de sa bonté et de sa
+naïve innocence que par l'éclat de sa beauté, elle pleuroit et gémissoit
+dans cette situation si triste et si cruelle, lorsque son père prit tout
+à coup la résolution de la marier, en lui donnant pour dot sa place de
+gouverneur des pages qu'il cédoit à son gendre. Cet époux qu'il lui
+présenta étoit aussi un gentilhomme d'ancienne race, mais n'ayant pour
+tout bien qu'une petite terre en Normandie. C'étoit peu d'être pauvre,
+M. de Séran étoit laid, et d'une laideur rebutante: roux, mal fait,
+borgne, et un dragon[90] dans l'oeil; d'ailleurs, le plus honnête et le
+meilleur des hommes. Lorsqu'il fut présenté à notre belle Adélaïde, elle
+en pâlit d'effroi, et le coeur lui bondit de dégoût et de répugnance. La
+présence de ses parens lui fit dissimuler, tant qu'il lui fut possible,
+cette première impression; mais M. de Séran s'en aperçut. Il demanda
+qu'il lui fût permis d'être quelques momens tête à tête avec elle; et,
+lorsqu'ils furent seuls: «Mademoiselle, lui dit-il, vous me trouvez bien
+laid, et ma laideur vous épouvante; je le vois; vous pouvez l'avouer
+sans détour. Si vous croyez que cette répugnance soit invincible,
+parlez-moi comme à votre ami: le secret vous sera gardé; je prendrai sur
+moi la rupture, vos père et mère ne sauront rien de l'aveu que vous
+m'aurez fait. Cependant, s'il étoit possible de vous rendre supportables
+dans un mari ces disgrâces de la nature, et s'il ne falloit pour cela
+que les soins et les complaisances d'une bonne et tendre amitié, vous
+pourriez les attendre du coeur d'un honnête homme qui vous sauroit gré
+toute la vie de ne l'avoir point rebuté. Consultez-vous, et
+répondez-moi; vous êtes parfaitement libre.»
+
+Adélaïde étoit si malheureuse, elle voyoit dans cet honnête homme un
+désir si sincère de lui procurer un sort plus doux, qu'elle espéra se
+donner le courage de l'accepter. «Monsieur, lui dit-elle, ce que je
+viens d'entendre, le caractère de bonté, de probité, que ce langage
+annonce, me prévient en votre faveur de l'estime la plus sincère.
+Donnez-moi vingt-quatre heures pour faire mes réflexions, et venez me
+revoir demain.»
+
+Il ne fallut pas moins que les conseils les plus pressans de la raison
+et du malheur pour la déterminer; mais enfin, l'estime que M. de Séran
+lui avoit inspirée triompha de tous ses dégoûts. «Monsieur, lui dit-elle
+en le revoyant, je suis persuadée que la laideur, ainsi que la beauté,
+s'oublie, et que les seules qualités dont l'habitude n'affoiblit point
+l'impression, et dont tous les jours, au contraire, elle fait mieux
+sentir le prix, ce sont les qualités de l'âme; je les trouve en vous,
+c'est assez; et je me fie à votre honnêteté du soin de mon bonheur. Je
+désire faire le vôtre.»
+
+Ainsi se maria Mlle de Bullioud avant ses quinze ans accomplis; et M. de
+Séran fut pour elle tout ce qu'il avoit promis d'être. Je ne dis pas que
+cette union eût les charmes de l'amour, mais elle avoit les douceurs de
+la paix, de l'amitié, de la plus tendre estime. Le mari, sans
+inquiétude, voyoit sa femme environnée d'adorateurs; et la femme, par sa
+conduite raisonnable et décente, honoroit aux yeux du public la
+confiance de son mari.
+
+Cependant, comme il étoit impossible de la voir, de l'entendre, surtout
+de la connoître, sans désirer pour elle un meilleur sort, ses amis
+s'occupèrent du soin de sa fortune; et, au mariage du duc de Chartres,
+ils songèrent à la placer honorablement auprès de la jeune princesse.
+Mais pour cela il ne suffisoit pas d'une noblesse ancienne et pure, il
+falloit encore être du nombre des femmes présentées au roi: telle étoit
+l'étiquette de la cour d'Orléans. Cet honneur étoit réservé à quatre
+cents ans de noblesse, et, à ce titre, elle avoit le droit d'y
+prétendre. Il lui fut accordé. Mais le roi, après avoir écouté plus
+attentivement l'éloge de sa beauté que les témoignages sur sa noblesse,
+mit pour condition à son consentement qu'après sa présentation elle
+iroit l'en remercier; article secret pour M. de Séran, et auquel sa
+femme elle-même ne s'étoit pas attendue: car, de bien bonne foi, elle
+n'aspiroit qu'à la place qui lui étoit promise dans la cour du duc
+d'Orléans; et, lorsqu'au rendez-vous que lui donna le roi dans ses
+petits cabinets, il fallut aller seule le remercier tête à tête, j'ai su
+qu'elle en étoit tremblante. Cependant elle s'y rendit, et j'arrivai
+chez Mme Filleul comme on y attendoit son retour. Ce fut là que j'appris
+ce que je viens de raconter; et je vis bien que, pour ses amis, la place
+à la cour d'Orléans n'avoit été qu'un spécieux prétexte, et que le
+rendez-vous actuel étoit leur objet important.
+
+J'eus le plaisir de voir les châteaux en Espagne de l'ambition s'élever;
+la jeune comtesse toute-puissante, le roi et la cour à ses pieds, tous
+ses amis comblés de grâces, de faveurs; moi-même honoré de la confiance
+de la maîtresse, et par elle inspirant et faisant faire au roi tout le
+bien que j'aurois voulu; il n'y avoit rien de si beau. On attendoit la
+jeune souveraine, on comptoit les minutes, on mouroit d'impatience de la
+voir arriver; et cependant on étoit bien aise qu'elle n'arrivât point
+encore.
+
+Elle arrive enfin, et nous raconte son voyage. Un garçon de la chambre
+l'attendoit à la grille de la chapelle; il étoit nuit close; elle étoit
+montée par un escalier dérobé dans les petits appartemens. Le roi ne
+s'étoit pas fait attendre. Il l'avoit abordée d'un air aimable, lui
+avoit pris les mains, les lui avoit baisées respectueusement; et, la
+voyant craintive, il l'avoit rassurée par de douces paroles et un regard
+plein de bonté. Ensuite il l'avoit fait asseoir vis-à-vis de lui,
+l'avoit félicitée sur le succès de sa présentation, en lui disant que
+rien de si beau n'avoit paru dans sa cour, et que tout le monde en étoit
+d'accord. «Il est donc bien vrai, Sire, lui ai-je répondu, nous
+dit-elle, que le bonheur nous embellit, et, si cela est, je dois être
+encore plus belle en ce moment.--Aussi l'êtes-vous», m'a-t-il dit en me
+prenant les mains et en les serrant doucement dans les siennes, qui
+étoient tremblantes. Après un moment de silence où ses regards seuls me
+parloient, il m'a demandé quelle seroit la place que j'ambitionnerois à
+sa cour. Je lui ai répondu: «La place de la princesse d'Armagnac[91]
+(c'étoit une vieille amie du roi qui venoit de mourir).--Ah! vous êtes
+bien jeune, m'a-t-il dit, pour remplacer une amie qui m'a vu naître, qui
+m'a tenu sur ses genoux, et que j'ai chérie dès le berceau. Il faut du
+temps, Madame, pour obtenir ma confiance: j'ai tant de fois été
+trompé!--Oh! je ne vous tromperai pas, lui ai-je dit; et, pour mériter
+le beau titre de votre amie, s'il ne faut que du temps, j'en ai à vous
+donner.» Ce langage, avec mes vingt ans, l'a surpris, mais ne lui a pas
+déplu. En changeant de propos, il m'a demandé si je trouvois ses petits
+appartemens meublés d'assez bon goût. «Non, lui ai-je dit, je les
+voudrois en bleu.» Comme le bleu est sa couleur, cette réponse l'a
+flatté. J'ai ajouté qu'à cela près je les trouvois charmans. «Si vous
+vous y plaisez, m'a-t-il dit, j'espère que vous voudrez bien y venir
+quelquefois, par exemple tous les dimanches, à la même heure
+qu'aujourd'hui.» Je l'ai assuré que je saisirois tous les momens de lui
+faire ma cour. Sur quoi il m'a quittée pour aller souper avec ses
+enfans. Il m'a donné rendez-vous à la huitaine, à la même heure. Je vous
+annonce donc à tous que je serai l'amie du roi, et que je ne serai rien
+de plus.»
+
+Comme cette résolution étoit non seulement dans sa tête, mais dans son
+coeur, elle y tint, et j'en eus la preuve. Au second rendez-vous, elle
+trouva le salon meublé en bleu comme elle l'avoit désiré, attention
+assez délicate. Elle s'y rendoit tous les dimanches, et, par Janel,
+l'intendant des postes, elle recevoit fréquemment, dans l'intervalle des
+rendez-vous, des lettres de la main du roi; mais, dans ces lettres, que
+j'ai vues, il ne sortoit jamais des bornes d'une galanterie
+respectueuse, et les réponses qu'elle y faisoit, pleines d'esprit, de
+grâce et de délicatesse, flattoient son amour-propre sans jamais flatter
+son amour. Mme de Séran avoit infiniment de cet esprit naturel et
+facile, dont l'agrément naïf et simple enchante ceux qui en ont le plus,
+et plaît à ceux qui en ont le moins. La vanité du roi, difficile à
+apprivoiser, avoit été bientôt à son aise avec elle. Dès leur second
+rendez-vous, les momens qui précédoient le souper du roi au grand
+couvert lui avoient paru si courts qu'il la pria de vouloir bien
+l'attendre, et d'agréer qu'on lui servît à elle un petit souper,
+promettant d'abréger le sien autant qu'il lui seroit possible, afin
+d'être avec elle quelques momens de plus. Comme il avoit dans ses
+cabinets une petite bibliothèque, un soir elle lui demanda quelque livre
+agréable pour s'occuper en son absence; et, le roi lui en laissant le
+choix, elle eut pour moi l'attention et la bonté de nommer _Bélisaire_.
+«Je ne l'ai point, répondit le roi; c'est le seul de ses ouvrages que
+Marmontel ne m'ait point donné.--Choisissez donc vous-même, Sire, lui
+dit-elle, un livre qui m'amuse ou qui m'intéresse.--J'espère, lui
+dit-il, que celui-ci vous intéressera»; et il lui donna un recueil de
+vers faits au sujet de sa convalescence. Ce fut pour elle, après le
+souper, un ample et riche fonds d'éloges d'autant plus flatteurs que
+l'esprit y laissoit parler le sentiment.
+
+Si le roi avoit été jeune, et animé de ce feu qui donne de l'audace et
+qui la fait pardonner, je n'aurois pas juré que la jeune et sage
+comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête-à-tête;
+mais un désir foible, timide, mal assuré, tel qu'il étoit dans un homme
+vieilli par les plaisirs plus que par les années, avoit besoin d'être
+encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie, n'étoit pas
+ce qu'il lui falloit. La jeune femme le sentoit bien. «Aussi, nous
+disoit-elle, il n'osera jamais être que mon ami, j'en suis sûre; et je
+m'en tiens là.»
+
+Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s'il
+avoit jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu'il l'avoit été
+de Mme de Châteauroux. «Et de Mme de Pompadour?--Non, dit-il, je n'ai
+jamais eu de l'amour pour elle.--Vous l'avez cependant gardée aussi
+longtemps qu'elle a vécu.--Oui, parce que la renvoyer, c'eût été lui
+donner la mort.» Cette naïveté n'étoit pas séduisante; aussi Mme de
+Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi
+n'avoit gardée que par pitié.
+
+Elle en étoit à ces termes avec lui lorsqu'elle et moi nous quittâmes
+tout pour accompagner aux eaux notre amie malade et mourante.
+
+Mme de Séran recevoit régulièrement, tous les courriers, une lettre du
+roi, par l'entremise de Janel; j'en étois confident; je l'étois aussi
+des réponses; je l'ai été depuis, tant qu'a duré leur correspondance, et
+je suis témoin oculaire de l'honnêteté de cette liaison. Les lettres du
+roi étoient remplies d'expressions qui ne laissoient rien d'équivoque.
+«Vous n'êtes que trop respectable!... Permettez-moi de vous baiser les
+mains; permettez au moins, dans l'éloignement, que je vous embrasse.» Il
+lui parloit de la mort du Dauphin, qu'il appeloit _notre saint héros_,
+et lui disoit qu'elle manquoit aux consolations dont il avoit besoin sur
+une perte aussi cruelle. Tel étoit son langage, et il n'auroit pas eu la
+complaisance de déguiser ainsi le style d'un amant heureux. J'aurai lieu
+de parler encore de ces lettres du roi, et de l'impression qu'elles
+firent sur un esprit moins facile à persuader que le mien. En attendant,
+j'observe ici que le roi, à son âge, n'étoit pas fâché de trouver à
+goûter les charmes d'une liaison de sentiment d'autant plus piquante et
+flatteuse qu'elle lui étoit nouvelle, et que, sans compromettre son
+amour-propre, elle le touchoit par l'endroit le plus délicat.
+
+Quoique le bruit que faisoit _Bélisaire_ et la célébrité que les _Contes
+moraux_ avoient dans le nord de l'Europe m'eussent déjà rendu assez
+remarquable parmi cette foule au milieu de laquelle je vivois, une
+aventure assez honorable pour moi m'attira de nouvelles attentions. Un
+matin, en passant devant la grande auberge où se tenoit le _Ridotto_, je
+m'entendis appeler par mon nom. Je lève la tête, et je vois à la fenêtre
+d'où venoit la voix un homme qui s'écrie: _C'est lui-même_, et qui
+disparoît. Je ne l'avois pas reconnu; mais dans l'instant je le vois
+sortir de l'auberge, courir à moi et m'embrasser en disant: «L'heureuse
+rencontre!» C'étoit le prince de Brunswick. «Venez, ajouta-t-il, que je
+vous présente à ma femme; elle va être bien contente.» Et, en entrant
+chez elle: «Madame, lui dit-il, vous désiriez tant de connoître l'auteur
+de _Bélisaire_ et des _Contes moraux_! le voici, je vous le présente.»
+Son Altesse Royale, soeur du roi d'Angleterre, me reçut avec la même joie
+et la même cordialité dont le prince me présentoit. Dans ce moment, les
+magistrats de la ville les attendoient à la fontaine, pour la faire
+ouvrir devant eux et leur montrer la concrétion de soufre pur qui se
+formoit en stalactite sous la pierre du réservoir; espèce d'honneur
+qu'on ne rendoit qu'à des personnes principales. «Allez-y sans moi, dit
+le prince à sa femme; je passerai plus agréablement ces momens avec
+Marmontel.» Je voulus me refuser à cette faveur; mais il fallut rester
+avec lui au moins un quart d'heure, enfermés tête à tête; et il
+l'employa à me parler avec enthousiasme des gens de lettres qu'il avoit
+vus à Paris, et des heureux momens qu'il avoit passés avec eux. Ce fut
+là qu'il me dit que l'idée affligeante qui lui étoit restée de notre
+commerce étoit qu'il falloit renoncer à l'espérance de nous attirer hors
+de notre patrie, et qu'aucun souverain de l'Europe n'étoit assez riche,
+assez puissant, pour nous dédommager du bonheur de vivre entre nous.
+
+Enfin, pour l'engager à se rendre à la fontaine, je fus obligé de lui
+marquer le désir d'en voir moi-même l'ouverture, et j'eus l'honneur de
+l'y accompagner.
+
+Comme ils devoient partir le lendemain, la princesse eut la bonté de
+m'inviter à aller passer la soirée avec eux au _Ridotto_. Elle dansoit
+dans le moment que j'y arrivai; et aussitôt elle quitta la danse,
+qu'elle aimoit passionnément, pour venir causer avec moi. Jusqu'à une
+heure après minuit, elle, sa dame de compagnie (Mlle Stuart) et moi,
+nous nous tînmes dans notre coin à nous entretenir de tout ce que voulut
+savoir de moi cette aimable princesse. Il est possible que sa bonté me
+fît illusion; mais, dans son naturel, je lui trouvai beaucoup d'esprit
+et d'agrément. «Comment donc, lui disois-je, vous a-t-on élevée pour
+avoir dans le caractère cette adorable simplicité? Que vous ressemblez
+peu à ce que j'ai pu voir de personnes de votre rang!--C'est, me
+répondit Mlle Stuart, qu'à votre cour on enseigne aux princes à dominer,
+et qu'à la nôtre on leur enseigne à plaire.»
+
+La princesse, avant de me quitter, eut la bonté de vouloir que je lui
+promisse de faire un voyage en Angleterre, lorsqu'elle y seroit
+elle-même. «Je vous en ferai les honneurs, me dit-elle (ce sont ses
+termes), et ce sera moi qui vous présenterai au roi mon frère.» Je lui
+promis qu'à moins de quelque obstacle insurmontable j'irois lui faire ma
+cour à Londres; et je pris congé d'elle et de son digne époux,
+véritablement pénétré des marques de bonté que j'en avois reçues. Je
+n'en fus pas plus fier; mais, dans le cercle du _Ridotto_, je crus
+m'apercevoir que j'étois plus considéré. Il semble, mes enfans, qu'il y
+ait de la vanité à vous raconter ces détails; mais il faut bien que je
+vous apprenne qu'avec quelque talent et une conduite honnête et simple
+on se fait estimer partout.
+
+Quoique Mme de Séran et Mme de Marigny ne fussent point malades, elles
+ne laissoient pas de se donner fréquemment le plaisir du bain; et je les
+entendois parler de leur jeune baigneuse comme d'un modèle, que les
+sculpteurs auroient été trop heureux d'avoir pour la statue d'Atalante,
+ou de Diane, ou même de Vénus. Comme j'avois le goût des arts, je fus
+curieux de connoître ce modèle qu'on louoit tant. J'allai voir la jeune
+baigneuse; je la trouvai belle, en effet, et presque aussi sage que
+belle. Nous fîmes connoissance. Une de ses amies, qui fut bientôt la
+mienne, voulut bien nous permettre d'aller quelquefois avec elle goûter
+dans son petit jardin. Cette société populaire, en me rapprochant de la
+simple nature, me rendoit assez de philosophie pour conserver mon âme en
+paix auprès de mes deux jeunes dames; situation qui, sans cela, n'eût
+pas laissé d'être pénible. Au reste, ces goûters n'étoient pas ruineux
+pour moi: de bons petits gâteaux avec une bouteille de vin de Moselle en
+faisoient les frais; et Mme Filleul, que j'avois mise dans ma
+confidence, me glissoit en secret de petits flacons de vin de Malaga que
+sa baigneuse et moi buvions à sa santé.
+
+Hélas! cette santé qui, malgré toutes ses intempérances, ne laissoit pas
+de se rétablir par la vertu merveilleuse des bains, éprouva bientôt une
+révolution funeste.
+
+M. de Marigny revint de son voyage de Hollande: il croyoit ramener avec
+lui sa femme à Paris; mais, Mme Filleul lui ayant témoigné qu'il lui
+feroit plaisir de lui laisser sa fille jusqu'à la fin de la saison des
+eaux, temps qui n'étoit pas éloigné, il parut céder volontiers à ce
+désir d'une mère malade; et, comme il vouloit voir Spa en s'en allant,
+nos jeunes dames résolurent de l'y accompagner; ils m'engagèrent tous à
+faire ce petit voyage. Je ne sais quel pressentiment me faisoit insister
+à tenir compagnie à Mme Filleul; mais elle-même, s'obstinant à vouloir
+qu'on la laissât seule, me força de partir. Ce malheureux voyage
+s'annonça mal. Deux Polonois de la société de nos jeunes dames, MM.
+Regewski, trouvèrent qu'il seroit du bon air de les accompagner à
+cheval. M. de Marigny ne les vit pas plus tôt caracoler à la portière du
+carrosse qu'il tomba dans une humeur sombre; et, dès ce moment, le nuage
+qui s'éleva dans sa tête ne fit que se grossir et devenir plus orageux.
+
+En arrivant à Spa, il vint cependant avec nous à l'assemblée du
+_Ridotto_; mais, plus il la trouva brillante, et plus il fut frappé de
+l'espèce d'émotion qu'avoient causée nos jeunes dames en s'y montrant,
+et plus son chagrin se noircit. Il ne voulut pourtant pas avoir
+l'humiliation de se montrer jaloux. Il prit un prétexte plus vague.
+
+À souper, comme il étoit sombre et taciturne, Mme de Séran et sa femme
+l'ayant pressé de dire quelle étoit la cause de sa tristesse, il
+répondit enfin qu'il voyoit trop bien que sa présence étoit importune;
+qu'après tout ce qu'il avoit fait pour être aimé, il ne l'étoit point;
+qu'il étoit haï, qu'il étoit détesté; que la demande que lui avoit faite
+Mme Filleul étoit préméditée; que l'on n'avoit voulu que se débarrasser
+de lui; qu'on ne l'avoit accompagné à Spa que pour s'y amuser; qu'il
+n'étoit point dupe de ces belles manières, et qu'il savoit très bien
+qu'il tardoit à sa femme qu'il fût parti. Elle prit la parole en lui
+disant qu'il étoit injuste; que, s'il eût témoigné la plus légère peine
+de la laisser près de sa mère, ni l'une ni l'autre n'auroient voulu
+abuser de sa complaisance; qu'au surplus, quoique l'on eût laissé ses
+malles à Aix-la-Chapelle, elle étoit résolue à partir avec lui. «Non,
+Madame, dit-il, restez; il n'est plus temps, je ne veux point de
+sacrifices.--Assurément, répliqua-t-elle, c'en est un que de quitter ma
+mère dans l'état où elle est, mais il n'en est aucun que je ne sois
+prête à vous faire.--Je n'en veux point», répéta-t-il en se levant de
+table. Mme de Séran voulut tâcher de l'adoucir. «Pour vous, Madame, lui
+dit-il, je ne vous parle point. J'aurois trop à vous dire; seulement, je
+vous prie de ne pas vous mêler de ce qui se passe entre madame et moi.»
+Il sortit brusquement, et nous laissa tous trois consternés.
+
+Après avoir tenu conseil un moment, nous fûmes d'avis que sa femme allât
+le trouver. Elle étoit pâle et tout en larmes. Dans cet état, elle eût
+attendri le coeur d'un tigre; mais lui, de peur de s'adoucir, il avoit
+défendu de la laisser entrer, et avoit ordonné que des chevaux de poste
+fussent mis à sa chaise au petit point du jour.
+
+C'étoit de tous les maîtres le plus ponctuellement obéi. Son valet de
+chambre représenta que, s'il laissoit entrer madame, il seroit chassé
+sur-le-champ, et que monsieur, dans sa colère, seroit capable de se
+porter aux plus extrêmes violences. Nous espérâmes que le sommeil le
+calmeroit un peu, et je demandai seulement que l'on vînt m'avertir dès
+le moment de son réveil.
+
+Je n'avois point dormi, je n'étois pas même déshabillé, lorsqu'on vint
+me dire qu'il se levoit. J'entrai chez lui, et, dans les termes les plus
+touchans, je lui représentai l'état où il laissoit sa femme. «C'est un
+jeu, me dit-il, vous ne connoissez point les femmes; je les connois,
+pour mon malheur.» La présence de ses valets me força au silence; et,
+lorsqu'il fut près de partir: «Adieu, mon ami, me dit-il en me serrant
+la main, plaignez le plus malheureux des hommes. Adieu.» Et, de l'air
+dont il seroit monté à l'échafaud, il monta en voiture et partit.
+
+Alors, la douleur de Mme de Marigny se changeant en indignation: «Il me
+rebute, nous dit-elle; il veut me révolter, il y réussira. J'étois
+disposée à l'aimer, le Ciel m'en est témoin; j'aurois fait mon bonheur,
+ma gloire de le rendre heureux; mais il ne veut pas l'être; il a juré de
+me forcer à le haïr.»
+
+Nous passâmes trois jours à Spa, les jeunes femmes à dissiper la
+tristesse dont elles avoient l'âme atteinte, et moi à réfléchir sur les
+suites fâcheuses que ce voyage pouvoit avoir. Je ne prévoyois pas encore
+le chagrin plus cruel qu'il alloit nous causer.
+
+À mesure que le sang se dépuroit dans les veines de notre malade, il se
+formoit successivement, sur sa peau et par tout son corps, une gale qui,
+d'elle-même, séchoit et tomboit en poussière. C'étoit là son salut; et,
+du moment que cette écume du sang avoit commencé à se répandre au
+dehors, le médecin l'avoit regardée comme rappelée à la vie. Mais elle,
+à qui cette gale inspiroit du dégoût, et qui en trouvoit la guérison
+trop lente, voulut l'accélérer; et, prenant pour cela le temps de notre
+absence, elle s'étoit enduit tout le corps de cérat. Aussitôt la
+transpiration de cette humeur avoit cessé, la gale étoit rentrée, et
+nous trouvâmes la malade dans un état plus désespéré que jamais. Elle
+voulut retourner à Paris; nous la ramenâmes à peine, et elle ne fit plus
+que languir.
+
+Pour la laisser reposer en chemin, nous venions à petites journées. À
+Liège, où nous avions couché, je vis entrer chez moi, le matin, un
+bourgeois d'assez bonne mine, et qui me dit: «Monsieur, j'ai appris hier
+au soir que vous étiez ici; je vous ai de grandes obligations, je viens
+vous en remercier. Mon nom est Bassompierre[92]; je suis
+imprimeur-libraire dans cette ville; j'imprime vos ouvrages, dont j'ai
+un grand débit dans toute l'Allemagne. J'ai déjà fait quatre éditions
+copieuses de vos _Contes moraux_; je suis à la troisième édition de
+_Bélisaire_.--Quoi! Monsieur, lui dis-je en l'interrompant, vous me
+volez le fruit de mon travail, et vous venez vous en vanter à moi!--Bon!
+reprit-il, vos privilèges ne s'étendent point jusqu'ici: Liège est un
+pays de franchise. Nous avons droit d'imprimer tout ce qu'il y a de bon;
+c'est là notre commerce. Qu'on ne vous vole point en France, où vous
+êtes privilégié, vous serez encore assez riche. Faites-moi donc la grâce
+de venir déjeuner chez moi; vous verrez une des belles imprimeries de
+l'Europe, et vous serez content de la manière dont vos ouvrages y sont
+exécutés.» Pour voir cette exécution, je me rendis chez Bassompierre. Le
+déjeuner qui m'y attendoit étoit un ambigu de viandes froides et de
+poissons. Les Liégeois me firent fête. J'étois à table entre les deux
+demoiselles Bassompierre, qui, en me versant du vin du Rhin, me
+disoient: «Monsieur Marmontel, qu'allez-vous faire à Paris, où l'on vous
+persécute? Restez ici, logez chez mon papa; nous avons une belle chambre
+à vous donner. Nous aurons soin de vous; vous composerez tout à votre
+aise, et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain.»
+Je fus presque tenté d'accepter la proposition. Bassompierre, pour me
+dédommager de ses larcins, me fit présent de la petite édition de
+Molière que vous lisez; elle me coûte dix mille écus.
+
+À Bruxelles, on me donna la curiosité de voir un riche cabinet de
+tableaux. L'amateur qui l'avoit formé étoit, je crois, un chevalier
+Verhulst[93], homme mélancolique et vaporeux, qui, persuadé qu'un
+souffle d'air lui seroit mortel, se tenoit renfermé chez lui comme dans
+une boîte. Son cabinet n'étoit ouvert qu'à des personnes considérables
+ou à de fameux connoisseurs. Je n'étois rien de tout cela; mais, après
+avoir pris une idée de son caractère, j'espérai l'amener à me bien
+recevoir. Je me fis présenter à lui. «Ne vous étonnez pas, lui dis-je,
+Monsieur le chevalier, qu'un homme de lettres qui fréquente à Paris les
+artistes les plus célèbres et les amateurs des beaux-arts veuille
+pouvoir leur dire des nouvelles d'un homme pour lequel ils ont tous
+l'estime la plus distinguée. Ils sauront que j'ai passé à Bruxelles, et
+ils ne me pardonneraient pas d'y avoir passé sans vous avoir vu, et sans
+m'être informé de l'état de votre santé.--Ah! Monsieur, me dit-il, ma
+santé est bien misérable»; et il entra dans des détails de ses maux de
+nerfs, de ses vapeurs, de la foiblesse extrême de ses organes. Je
+l'écoutai; et, après lui avoir bien recommandé de se ménager, je voulus
+prendre congé de lui. «Eh quoi! Monsieur, me dit-il, vous en irez-vous
+sans jeter un coup d'oeil sur mes tableaux?--Je ne m'y connois pas, lui
+dis-je, et je ne vaux pas la peine que vous prendriez de me les
+montrer.» Cependant je me laissai conduire, et le premier tableau qu'il
+me fit remarquer fut un très beau paysage de Berghem. «Ah! j'ai pris
+d'abord, m'écriai-je, ce tableau pour une fenêtre par laquelle je voyois
+la campagne et ces beaux troupeaux.--Voilà, me dit-il avec ravissement,
+le plus bel éloge que l'on ait fait de ce tableau.» Je témoignai la même
+surprise et la même illusion en approchant d'un cabinet de glace où
+étoit enfermé un tableau de Rubens qui représentoit ses trois femmes,
+peintes de grandeur naturelle; et, ainsi successivement, je parus
+recevoir de ses tableaux les plus remarquables l'impression de la
+vérité. Il ne se lassoit point de renouveler mes surprises: je l'en
+laissai jouir tant qu'il voulut, si bien qu'il finit par me dire que mon
+instinct jugeoit mieux ses tableaux que les lumières de bien d'autres
+qui se donnoient pour connoisseurs, et qui examinoient tout, mais qui ne
+sentoient rien.
+
+À Valenciennes, une curiosité d'un autre genre manqua de me porter
+malheur. Comme nous étions arrivés de bonne heure dans cette place, je
+crus pouvoir employer le reste de la soirée à me promener sur le
+rempart, pour voir les fortifications. Tandis que je les parcourois, un
+officier de garde, à la tête de sa troupe, vint à moi et me dit
+brusquement: «Que faites-vous là?--Je me promène, et je regarde ces
+belles fortifications.--Vous ne savez donc pas qu'il est défendu de se
+promener sur ces remparts, et d'examiner ces ouvrages?--Assurément je
+l'ignorois.--D'où êtes-vous?--De Paris.--Qui êtes-vous?--Un homme de
+lettres qui, n'ayant jamais vu de place de guerre que dans des livres,
+étoit curieux d'en voir une en réalité.--Où logez-vous?» Je nommai
+l'auberge et les trois dames que j'accompagnois: je dis aussi mon nom.
+«Vous avez l'air d'être de bonne foi, dit-il enfin, retirez-vous.» Je ne
+me le fis pas répéter.
+
+Comme je racontois mon aventure à nos dames, nous vîmes arriver le major
+de la place, qui, se trouvant heureusement un ancien protégé de Mme de
+Pompadour, venoit rendre ses devoirs à la belle-soeur de sa bienfaitrice.
+Je le trouvai instruit de ce qui venoit de m'arriver. Il me dit que
+j'étois encore bien heureux qu'on ne m'eût pas mis en prison; mais il
+m'offrit de me mener lui-même, le lendemain matin, voir tous les dehors
+de la place. J'acceptai son offre avec reconnoissance, et j'eus le
+plaisir de parcourir l'enceinte de la ville tout à loisir et sans
+danger.
+
+Peu de temps après notre arrivée à Paris, nous eûmes la douleur de
+perdre Mme Filleul. Jamais mort n'a été plus courageuse et plus
+tranquille. C'étoit une femme d'un caractère très singulier, pleine
+d'esprit, et d'un esprit dont la pénétration, la vivacité, la finesse,
+ressembloient au coup d'oeil du lynx; elle n'avoit rien qui sentît ni la
+ruse ni l'artifice. Je ne lui ai jamais vu ni les illusions ni les
+vanités de son sexe: elle en avoit les goûts, mais simples, naturels,
+sans fantaisie et sans caprice. Son âme étoit vive, mais calme, sensible
+assez pour être aimante et bienfaisante, mais pas assez pour être le
+jouet de ses passions. Ses inclinations étoient douces, paisibles et
+constantes; elle s'y livroit sans foiblesse, et ne s'y abandonnoit
+jamais; elle voyoit les choses de la vie et du monde comme un jeu
+qu'elle s'amusoit à voir jouer, et auquel il falloit dans l'occasion
+savoir jouer soi-même, disoit-elle, sans y être ni fripon ni dupe:
+c'étoit ainsi qu'elle s'y conduisoit, avec peu d'attention pour ses
+intérêts propres, avec plus d'application pour les intérêts de ses amis.
+Quant aux événemens, aucun ne l'étonnoit, et dans toutes les situations
+elle avoit l'avantage du sang-froid et de la prudence. Je ne doute pas
+que ce ne fût elle qui eût mis Mme de Séran sur le chemin de la fortune;
+mais elle ne fit que sourire à l'ingénuité de cette jeune femme
+lorsqu'elle lui entendit dire que, même dans un roi, fût-il le roi du
+monde, elle ne vouloit point d'un amant qu'elle n'aimeroit pas. «On t'en
+fera, lui disoit-elle, des rois dont tu sois amoureuse! on te donnera
+des fortunes où l'on n'ait que la peine de prendre du
+plaisir!--Vraiment, disoit la jeune femme, vous voudriez bien tous que
+je fusse toute-puissante, pour n'avoir qu'à me demander tout ce qui vous
+feroit envie; mais, pendant que vous vous amuseriez ici, je m'ennuierois
+là-haut, et j'y mourrois de chagrin, comme Mme de Pompadour.--Allons,
+mon enfant, soyons pauvres, lui disoit Mme Filleul; je serois à ta place
+aussi bête que toi.» Et le soir nous mangions gaiement le gigot dur, en
+nous moquant des grandeurs humaines. Ainsi, sans s'émouvoir de la vue et
+des approches de la mort, elle sourit à son amie en lui disant adieu, et
+son trépas ne fut qu'une dernière défaillance.
+
+À mon retour d'Aix-la-Chapelle, j'avois trouvé la censure de la Sorbonne
+affichée à la porte de l'Académie et à celle de Mme Geoffrin. Mais les
+suisses du Louvre sembloient s'être entendus pour essuyer leurs balais à
+cette pancarte. La censure et le mandement de l'archevêque étoient lus
+en chaire dans les paroisses de Paris, et ils étoient conspués dans le
+monde. Ni la cour ni le Parlement ne s'étoient mêlés de cette affaire:
+on me fit dire seulement de garder le silence; et_ Bélisaire_ continua
+de s'imprimer et de se vendre avec privilège du roi. Mais un événement,
+plus affligeant pour moi que les décrets de la Sorbonne, m'attendoit à
+Maisons, et ce fut là qu'en arrivant j'eus besoin de tout mon courage.
+
+J'ai parlé d'une jeune nièce de Mme Gaulard, et de la douce habitude que
+j'avois prise de passer avec elles deux les belles saisons de l'année,
+quelquefois même les hivers. Cette habitude entre la nièce et moi
+s'étoit changée en inclination. Nous n'étions riches ni l'un ni l'autre;
+mais, avec le crédit de notre ami Bouret, rien n'étoit plus facile que
+de me procurer, ou à Paris ou en province, une assez bonne place pour
+nous mettre à notre aise. Nous n'avions fait confidence à personne de
+nos désirs et de nos espérances; mais, à la liberté qu'on nous laissoit
+ensemble, à la confiance tranquille avec laquelle Mme Gaulard elle-même
+regardoit notre intimité, nous ne doutions pas qu'elle ne nous fût
+favorable. Bouret, surtout, sembloit si bien se complaire à nous voir de
+bonne intelligence que je me croyois sûr de lui, et, dès que je lui
+aurois ramené son intime amie en bonne santé, comme je l'espérois, je
+comptois l'engager à s'occuper de ma fortune et de mon mariage.
+
+Mais Mme Gaulard avoit un cousin qu'elle aimoit tendrement, et dont la
+fortune étoit faite. Ce cousin, qui étoit aussi celui de la jeune nièce,
+en devint amoureux, la demanda en mon absence, et l'obtint sans
+difficulté. Elle, trop jeune, trop timide pour déclarer une autre
+inclination, s'engagea si avant que je n'arrivai plus que pour assister
+à la noce. On attendoit la dispense de Rome pour aller à l'autel; et
+moi, en qualité d'ami intime de la maison, j'allois être témoin et
+confident de tout. Ma situation étoit pénible, celle de la jeune
+personne ne l'étoit guère moins; et, quelque bonne contenance que nous
+eussions résolu de faire, j'ai peine à concevoir comment notre tristesse
+ne nous trahissoit pas aux yeux de la tante et du futur époux.
+Heureusement la liberté de la campagne nous permit de nous dire quelques
+mots consolans, et de nous inspirer mutuellement le courage dont nous
+avions tant de besoin. En pareil cas, l'amour désespéré se sauve entre
+les bras de l'amitié; ce fut notre recours. Nous nous promîmes donc, au
+moins, d'être amis toute notre vie, et, tant qu'on laissa nos deux coeurs
+se soulager ainsi l'un l'autre, nous ne fûmes pas malheureux; mais, en
+attendant la fatale dispense de Rome, il étoit bon que je fisse une
+absence; l'occasion s'en présenta.
+
+
+
+
+LIVRE IX
+
+
+Monsieur de Marigny, raccommodé avec sa femme, abrégeoit son voyage de
+Fontainebleau pour aller avec elle à Ménars. Il désiroit que je fusse de
+ce voyage; sa femme m'en prioit encore plus instamment que lui.
+Confident de leur brouillerie, j'espérois pouvoir contribuer à leur
+réconciliation; et, par reconnoissance pour lui autant que par amitié
+pour elle, je consentis à les accompagner. «Vous ne pouvez croire,
+Monsieur, m'écrivoit-il de Fontainebleau, le 12 octobre 1767, tout le
+plaisir que vous me faites de venir à Ménars. Il me seroit permis d'être
+un peu jaloux de celui que Mme de Marigny m'en a témoigné.»
+
+Ma présence ne leur fut pas inutile dans ce voyage. Il s'éleva entre eux
+plus d'un nuage qu'il fallut dissiper. Sur la route même, en parlant
+avec éloge de sa femme, M. de Marigny voulut attribuer les torts qu'elle
+avoit eus à la comtesse de Séran; mais la jeune femme, qui avoit du
+caractère, se refusa à cette excuse. «Je n'ai eu, lui dit-elle, aucun
+tort avec vous, et vous étiez injuste de m'en attribuer; mais vous
+l'êtes bien plus encore d'en supposer à mon amie.» Et, à quelques mots
+trop amers et trop légers qui lui échappèrent sur cette amie absente:
+«Respectez-la, Monsieur, lui dit sa femme; vous le devez pour elle, vous
+le devez pour moi, et je veux bien vous dire que vous ne l'offenserez
+jamais sans me blesser au coeur.»
+
+Il est vrai que, dans l'intimité de ces deux femmes, tout le soin de Mme
+de Séran s'employoit à inspirer à son amie de la douceur, de la
+complaisance, et, s'il étoit possible, de l'amour pour un homme qui
+avoit, lui disoit-elle, des qualités aimables, et dont il ne falloit que
+tempérer la violence et adoucir l'humeur pour en faire un très bon mari.
+
+Un peu de force et de fierté ne laissoit pas d'être nécessaire avec un
+homme qui, ayant lui-même de la franchise et du courage, estimoit dans
+un caractère ce qui étoit analogue au sien. Nous prîmes donc avec lui le
+ton d'une raison douce, mais ferme, et je remplis si bien entre eux
+l'office de conciliateur qu'en les quittant je les laissai d'un bon
+accord ensemble. Mais j'en avois assez vu, et surtout assez appris dans
+les confidences que me faisoit la jeune femme, pour juger que ces deux
+époux, en s'estimant l'un l'autre, ne s'aimeroient jamais.
+
+Au printemps suivant, je fus encore de leur voyage en Touraine. Dans
+celui-ci, j'eus le plaisir de voir M. de Marigny pleinement réconcilié
+avec Mme de Séran; hormis quelques momens d'humeur jalouse sur
+l'intimité des deux femmes, il fut assez aimable entre elles. À mon
+égard, il étoit si content de m'avoir pour médiateur qu'il m'offrit, en
+pur don, pour ma vie, auprès de Ménars, une jolie maison de campagne. Un
+petit bosquet, un jardin, un ruisseau de l'eau la plus pure, une
+retraite délicieuse située au bord de la Loire, rien de plus séduisant;
+mais ce don étoit une chaîne, et je n'en voulois point porter.
+
+À mon retour, ce fut à Maisons que je me rendis. Cette retraite avoit
+pour moi des charmes; j'aimois tout ce qui l'habitoit, et je me flattois
+d'y être aimé. Je n'aurois pas été plus libre et plus à mon aise chez
+moi. Lorsque quelqu'un de mes amis vouloit me voir, il venoit à Maisons,
+et il y étoit bien reçu. Le comte de Creutz étoit celui qui s'y plaisoit
+le plus et qu'on y goûtoit davantage, parce qu'avec les qualités les
+plus rares du côté de l'esprit, il étoit simple et bon.
+
+Un bosquet près d'Alfort étoit le lieu de repos de nos promenades. Là,
+son âme se dilatoit et se déployoit avec moi. Les sentimens dont il
+étoit rempli, les tableaux que l'observation et l'étude de la nature
+avoient tracés dans sa mémoire, et dont son imagination étoit comme une
+riche et vaste galerie; les hautes pensées que la méditation lui avoit
+fait concevoir, et que son esprit répandoit dans le mien avec abondance,
+soit qu'il parlât de politique ou de morale, des hommes ou des choses,
+des sciences ou des arts, me tenoient des heures entières attentif et
+comme enchanté. Sa patrie et son roi, la Suède et Gustave, objets de son
+idolâtrie, étoient les deux sujets dont il m'entretenoit le plus
+éloquemment et avec le plus de délices. L'enthousiasme avec lequel il
+m'en faisoit l'éloge s'emparoit si bien de mes esprits et de mes sens
+que volontiers je l'aurois suivi au delà de la mer Baltique.
+
+L'un de ses goûts les plus passionnés étoit l'amour de la musique, et la
+bienfaisance étoit l'âme de toutes ses autres vertus.
+
+Un jour il vint me conjurer, au nom de notre amitié, de tendre la main à
+un jeune homme qui étoit, disoit-il, au désespoir et sur le point de se
+noyer, si je ne le sauvois. «C'étoit un musicien, ajouta-t-il, plein de
+talent, et qui ne demande qu'un joli opéra-comique pour faire fortune à
+Paris. Il vient de l'Italie; il a fait à Genève quelques essais. Il
+arrivoit avec un opéra fait sur l'un de vos contes (_les Mariages
+samnites_); les directeurs de l'Opéra l'ont entendu, et ils l'ont
+refusé. Ce malheureux jeune homme est sans ressource; je lui ai avancé
+quelques louis; je ne puis faire plus; et, pour dernière grâce, il m'a
+prié de le recommander à vous.»
+
+Jusque-là je n'avois rien fait qui approchât de l'idée que je croyois
+avoir conçue d'un poème françois analogue à la musique italienne; je ne
+croyois pas même en avoir le talent; mais, pour plaire au comte de
+Creutz, j'aurois entrepris l'impossible.
+
+J'avois sur ma table, dans ce moment, un conte de Voltaire (_l'Ingénu_);
+je pensai qu'il pouvoit me fournir le canevas d'un petit opéra-comique.
+«Je vais, dis-je au comte de Creutz, voir si je puis le mettre en scène,
+et en tirer des sentimens et des peintures qui soient favorables au
+chant. Revenez dans huit jours, et amenez-moi ce jeune homme.»
+
+La moitié de mon poème étoit faite lorsqu'ils arrivèrent. Grétry en fut
+transporté de joie, et il alla commencer son ouvrage, tandis que
+j'achevois le mien._ Le Huron_[94] eut un plein succès; et Grétry, plus
+modeste et plus reconnoissant qu'il ne l'a été dans la suite, ne
+trouvant pas sa réputation assez bien établie encore, me supplia de ne
+pas l'abandonner. Ce fut alors que je fis_ Lucile_[95]».
+
+Par le succès encore plus grand qu'eut celle-ci, je m'aperçus que le
+public étoit disposé à goûter un spectacle d'un caractère analogue à
+celui de mes _Contes_; et, avec un musicien et des acteurs en état de
+répondre à mes intentions, voyant que je pouvois former des tableaux
+dont les couleurs et les nuances seroient fidèlement rendues, je pris
+moi-même un goût très vif pour cette espèce de création: car je puis
+dire qu'en relevant le caractère de l'opéra-comique, j'en créois un
+genre nouveau. Après_ Lucile_, je fis_ Sylvain_[96]; après_ Sylvain_,
+_l'Ami de la maison_[97], et _Zémire et Azor_[98]; et nos succès à l'un
+et à l'autre allèrent toujours en croissant. Jamais travail ne m'a donné
+des jouissances plus pures. Mes acteurs de prédilection, Clairval,
+Caillot, Mme La Ruette, étoient les maîtres de leur théâtre. Mme La
+Ruette nous donnoit à dîner. Là je lisois mon poème, et Grétry chantoit
+sa musique. L'un et l'autre étant approuvés dans ce petit conseil, tout
+se préparoit pour mettre l'ouvrage au théâtre; et, après deux ou trois
+répétitions, il étoit donné.
+
+La sincérité de nos acteurs à notre égard étoit parfaite; soit pour
+leurs rôles, soit pour leur chant, ils savoient ce qu'il leur falloit;
+et ils avoient un pressentiment des effets plus infaillible que
+nous-mêmes. Pour moi, je n'hésitois jamais à déférer à leurs avis;
+quelquefois même ils m'accusoient d'être trop docile à les suivre. Par
+exemple, dans l'intervalle de_ Lucile_ à_ Sylvain_, j'avois fait un
+opéra-comique en trois actes de celui de mes_ Contes_ qui a pour titre
+_le Connoisseur_. J'en fis lecture au petit comité. Grétry en fut
+charmé, Mme La Ruette et Clairval applaudirent; mais Caillot fut froid
+et muet. Je le pris en particulier. «Vous n'êtes pas content, lui
+dis-je; parlez-moi librement, que pensez-vous de ce que vous venez
+d'entendre?--Je pense, me dit-il, que ce n'est qu'un diminutif de _la
+Métromanie_; que le ridicule du bel esprit n'est pas assez piquant pour
+un parterre comme le nôtre, et que cet ouvrage pourrait bien n'avoir
+aucun succès. «Alors, revenant vers la cheminée où étoit notre monde:
+«Madame, et vous, Messieurs, leur dis-je, nous sommes tous des bêtes;
+Caillot seul a raison», et je jetai mon manuscrit au feu. Ils
+s'écrièrent que Caillot me faisoit faire une folie. Grétry en pleura de
+douleur; et, en s'en allant avec moi, il me parut si désolé qu'en le
+quittant j'avois la tristesse dans l'âme.
+
+L'impatience de le tirer de l'état où je l'avois vu m'ayant empêché de
+dormir, le plan et les premières scènes de_ Sylvain_ furent le fruit de
+cette insomnie. Le matin je les écrivois, quand je vis arriver Grétry.
+«Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, me dit-il.--Ni moi non plus, lui
+dis-je. Asseyez-vous et m'écoutez.» Je lui lus mon plan et deux scènes.
+«Pour le coup, ajoutai-je, me voilà sûr de ma besogne, et je vous
+réponds du succès.» Il se saisit des deux premiers airs, et il s'en alla
+consolé.
+
+Ainsi s'employoient mes loisirs, et le produit d'un travail léger
+augmentoit tous les ans ma petite fortune; mais elle n'étoit pas assez
+considérable pour que Mme Gaulard eût pu y voir un établissement
+convenable à sa nièce; elle lui donna donc un autre mari, comme je l'ai
+dit; et bientôt cette société, que j'avois cultivée avec tant de soin,
+fut rompue. Un autre incident me jeta dans des sociétés nouvelles.
+
+Il étoit naturel que l'aventure de_ Bélisaire_ eût un peu refroidi Mme
+Geoffrin sur mon compte, et que, plus ostensiblement tournée à la
+dévotion, elle eût quelque peine à loger chez elle un auteur censuré.
+Dès que je pus m'en apercevoir, je prétextai l'envie d'être logé plus
+commodément. «Je suis bien fâchée, me dit-elle, de n'avoir rien de mieux
+à vous offrir; mais j'espère qu'en ne logeant plus chez moi, vous n'en
+serez pas moins du nombre de mes amis, et des dîners qui les
+rassemblent.» Après cette audience de congé, je fis mes diligences pour
+sortir de chez elle; et un logement fait à souhait pour moi me fut
+offert, par la comtesse de Séran, dans un hôtel que le roi lui avoit
+donné. Ceci me fait reprendre le fil de son roman.
+
+À son retour d'Aix-la-Chapelle, le roi l'avoit reçue mieux que jamais,
+sans oser davantage. Cependant le mystère de leurs rendez-vous et de
+leurs tête-à-tête n'avoit pas échappé aux yeux vigilans de la cour; et
+le duc de Choiseul, résolu d'éloigner du roi toute femme qui ne lui
+seroit pas affidée, s'étoit permis contre celle-ci quelques propos
+légers et moqueurs. Dès qu'elle en fut instruite, elle voulut lui
+imposer silence. Elle avoit pour ami La Borde, banquier de la cour,
+dévoué au duc de Choiseul, auquel il devoit sa fortune. Ce fut chez lui
+et devant lui qu'elle eut une entrevue avec le ministre. «J'ai, Monsieur
+le duc, lui dit-elle, une grâce à vous demander, mais auparavant je veux
+vous engager à me rendre justice. Vous parlez de moi fort légèrement, je
+le sais; vous croyez que je suis du nombre des femmes qui aspirent à
+posséder le coeur du roi, et à prendre sur son esprit un crédit qui vous
+fait ombrage. J'aurois pu me venger de vos propos; j'aime mieux vous
+détromper. Le roi désiroit de me voir, je ne me suis pas refusée à ce
+désir; nous avons eu des entretiens particuliers et une relation
+assidue. Vous savez tout cela, mais ce que vous ne savez pas, les
+lettres du roi vont vous l'apprendre. Lisez, vous y verrez un excès de
+bonté, mais autant de respect pour moi que de tendresse, et rien dont je
+doive rougir. J'aime le roi, ajouta-t-elle, je l'aime comme un père, je
+donnerois pour lui ma vie; mais, tout roi qu'il est, il n'obtiendra
+jamais de moi que je le trompe, ni que je m'avilisse en lui accordant ce
+que mon coeur ne peut ni ne veut lui donner.»
+
+Le duc de Choiseul, après avoir lu les lettres qu'elle lui avoit
+remises, voulut se jeter à ses pieds, «Pardon, Madame, lui dit-il, je
+suis coupable, je l'avoue, d'en avoir trop cru l'apparence. Le roi a
+bien raison: _vous n'êtes que trop admirable_. Maintenant dites-moi ce
+que vous demandez et à quoi peut vous être bon le nouvel ami que vous
+venez de vous attacher pour la vie.
+
+--Je suis, lui dit-elle, au moment de marier ma soeur à un militaire
+estimable. Ni mes parens ni moi ne sommes en état de lui faire une dot.
+
+--Eh bien! Madame, il faut, lui dit-il, que le roi prenne soin de doter
+mademoiselle votre soeur, et je vais obtenir pour elle, sur le trésor
+royal, une ordonnance de deux cent mille livres.--Non, Monsieur le duc,
+non; nous ne voulons, ni ma soeur ni moi, d'un argent que nous n'avons
+pas gagné et ne gagnerons point. Ce que nous demandons est une place que
+M. de La Barthe a méritée par ses services; et la seule faveur que nous
+sollicitons, c'est qu'il l'obtienne par préférence à d'autres militaires
+qui auroient le même droit que lui d'y prétendre et de l'obtenir.» Cette
+faveur lui fut aisément accordée; mais tout ce que le roi put lui faire
+accepter pour elle-même fut le don de ce petit hôtel où elle m'offroit
+un logement.
+
+Comme j'allois m'y établir, je me vis obligé d'en préférer un autre; et
+voici par quel incident.
+
+Mon ancienne amie, Mlle Clairon, ayant quitté le théâtre, et pris une
+maison assez considérable à la descente du Pont-Royal, désiroit de
+m'avoir chez elle. Elle me savoit engagé avec Mme de Séran; mais, comme
+elle la connoissoit bonne et sensible, elle l'alla trouver à mon insu;
+et, avec son éloquence théâtrale, elle lui raconta les indignités
+qu'elle avoit essuyées de la part des gentilshommes de la chambre, et la
+brutale ingratitude dont le public avoit payé ses services et ses
+talens. Dans sa retraite solitaire, sa plus douce consolation auroit été
+d'avoir auprès d'elle son ancien ami. Elle avoit un appartement commode
+à me louer; elle étoit bien sûre que je l'accepterois si je n'étois pas
+engagé à occuper celui que madame la comtesse avoit eu la bonté de
+m'offrir. Elle la supplioit d'être assez généreuse pour rompre elle-même
+cet engagement, et pour exiger de moi que j'allasse loger chez elle.
+«Vous êtes environnée, Madame, lui dit-elle, de tous les genres de
+bonheur, et moi je n'ai plus que celui que je puis trouver dans la
+société assidue et intime d'un ami véritable. Par pitié, ne m'en privez
+pas.»
+
+Mme de Séran fut touchée de sa prière. Elle me soupçonna d'y avoir donné
+mon consentement; je l'assurai que non. En effet, le logement qu'elle
+faisoit accommoder pour moi et à ma bienséance m'auroit été plus
+agréable; j'y aurois été plus libre et à deux pas de l'Académie. Cette
+proximité seule auroit été pour moi d'un prix inestimable dans les
+mauvais temps de l'année, durant lesquels j'aurois le Pont-Royal à
+traverser si je logeois chez Mlle Clairon. Je n'eus donc pas de peine à
+persuader à Mme de Séran qu'à tous égards c'étoit un sacrifice qui
+m'étoit demandé. «Eh bien! dit-elle, il faut faire ce sacrifice; Mlle
+Clairon a sur vous des droits que je n'ai pas.»
+
+J'allai donc loger chez mon ancienne amie, et, dès les premiers jours,
+je m'aperçus qu'à l'exception d'une petite chambre sur le derrière, mon
+appartement étoit inhabitable pour un homme d'étude, à cause du bruit
+infernal des carrosses et des charrettes sur l'arcade du pont, qui étoit
+à mon oreille: c'est le passage le plus fréquent de la pierre et du bois
+qu'on amène à Paris. Ainsi, nuit et jour, sans relâche, le broiement des
+pavés d'une route escarpée sous les roues de ces charrettes et sous les
+pieds des malheureux chevaux qui ne traînoient qu'en grimpant, les cris
+effroyables des charretiers, le bruit plus perçant de leurs fouets,
+réalisoient pour moi ce que Virgile dit du Tartare:
+
+ _Hinc exaudiri gemitus, et sæva sonare
+ Verbera: tum stridor ferri, tractæque catenæ._
+
+Mais, quelque affligeante que fût pour moi cette incommodité, je n'en
+témoignai rien à ma chère voisine; et, autant qu'il étoit possible que
+j'en fusse dédommagé par les agrémens de la société la plus aimable et
+la mieux choisie, je le fus tout le temps qu'elle et moi habitâmes cette
+maison.
+
+Elle y voyoit souvent la duchesse de Villeroi, fille du duc d'Aumont, et
+qui, dans le temps que son père me poursuivoit, m'avoit vivement
+témoigné le regret de le voir injuste, et de ne pouvoir l'adoucir.
+
+Un soir qu'elle venoit de quitter ma voisine, je fus surpris d'entendre
+celle-ci me dire: «Eh bien, Marmontel, vous n'avez jamais voulu me
+nommer l'auteur de la parodie de_ Cinna_; je le connois enfin»; et elle
+me nomma Cury (alors Cury, sa mère et son fils, étoient morts). «Et qui
+vous l'a dit? lui demandai-je avec surprise.--Une personne qui le sait
+bien, la duchesse de Villeroi. Elle sort d'ici, et vous avez été l'objet
+de sa visite. Son père demande à vous voir.--Moi! son père! le duc
+d'Aumont!--Il veut vous consulter sur les spectacles qu'il est chargé de
+donner à la cour pour le mariage du Dauphin. «Mais mon père, m'a-t-elle
+dit, voudroit que Marmontel ne lui parlât point du passé.--Assurément,
+lui ai-je répondu, Marmontel ne lui en parlera point; mais lui, Madame,
+n'a-t-il rien à lui dire sur le regret d'avoir été si cruellement
+injuste envers lui, car je puis vous répondre qu'il l'a été
+vraiment?--Je le sais bien, m'a-t-elle dit, et mon père le sait bien
+lui-même. La parodie de_ Cinna_ étoit de Cury; La Ferté nous l'a dit; il
+la lui avoit entendu lire; mais, tant que ce malheureux a vécu, il n'a
+pas voulu le trahir.»
+
+Je fus obligé de convenir de ce qu'avoit dit La Ferté; et, curieux de
+voir quelle seroit vis-à-vis de moi la contenance d'un homme condamné
+par sa propre conscience, j'acceptai l'entrevue et me rendis chez lui.
+
+Je le trouvai avec ce même La Ferté, intendant des Menus-Plaisirs,
+examinant sur une table le plan d'un feu d'artifice. Dès qu'il me vit
+entrer, il congédia La Ferté; et, avec une vivacité qui déguisoit son
+trouble, il me conduisit dans sa chambre. Là, d'une main tremblante, il
+avance une chaise, et, d'un air empressé, il m'invite à m'asseoir. La
+duchesse de Villeroi avoit dit à Mlle Clairon que, pour les fêtes de la
+cour, son père étoit _dans l'embarras_. Ce mot me revint dans la tête,
+et, pour engager l'entretien: «Eh bien! lui dis-je, Monsieur le duc,
+vous êtes donc bien embarrassé?» À ce début, je le vis pâlir, mais
+heureusement j'ajoutai: «pour vos spectacles de la cour»; et il se remit
+du saisissement que lui avoit causé l'équivoque. «Oui, me dit-il, très
+embarrassé, et je vous serois obligé si vous vouliez m'aider à me tirer
+de peine.» Il babilla beaucoup sur les difficultés d'une pareille
+commission; nous parcourûmes les répertoires; il parut goûter mes
+conseils, et finit par me demander si, dans mon portefeuille, je
+n'aurois pas moi-même quelque ouvrage nouveau. Il avoit entendu parler
+de _Zémire et Azor_; il me pria de lui en faire entendre la lecture; j'y
+consentis, mais pour lui seul. Ce fut l'objet d'un second tête-à-tête;
+mais, comme son érudition s'étendoit jusqu'aux_ Contes des Fées_, ayant
+reconnu dans mon sujet celui de _la Belle et la Bête_: «Il m'est
+impossible, dit-il, de donner ce spectacle au mariage du Dauphin: on
+prendroit cela pour une épigramme.» C'étoit lui-même qui l'avoit faite,
+et je lui en gardai le secret. Ce qu'il y a de remarquable dans nos deux
+entretiens, c'est que cette âme foible et vaine n'eut pas le courage de
+me témoigner le regret de m'avoir fait une injustice, et le désir, au
+moins stérile, de trouver l'occasion de la réparer.
+
+Dans ce temps-là le prince royal de Suède[99] fit un voyage à Paris; il
+s'étoit pris déjà d'une affection très vive pour l'auteur de_
+Bélisaire_, et avoit bien voulu être en relation de lettres avec moi. Il
+désira de me voir souvent et en particulier. Je lui fis ma cour; et,
+lorsqu'il apprit la mort du roi son père, je fus le seul étranger qu'il
+reçut dans les premiers momens de sa douleur. Je puis dire avoir vu en
+lui l'exemple rare d'un jeune homme assez sage pour s'affliger
+sincèrement et profondément d'être roi. «Quel malheur, me dit-il, de me
+voir à mon âge chargé d'une couronne et d'un devoir immense que je me
+sens hors d'état de remplir! Je voyageois pour acquérir les
+connoissances dont j'avois besoin, et me voilà interrompu dans mes
+voyages, obligé de m'en retourner sans avoir eu le temps de m'instruire,
+de voir, de connoître les hommes, et avec eux tout commerce intime,
+toute relation fidèle et sûre m'est interdite désormais. Il faut que je
+dise un adieu éternel à l'amitié et à la vérité.--Non, Sire, lui dis-je,
+la vérité ne fuit que les rois qui la rebutent et qui ne veulent pas
+l'entendre. Vous l'aimez, elle vous suivra; la sensibilité de votre
+coeur, la franchise de votre caractère, vous rend digne d'avoir des amis;
+vous en aurez.--Les hommes n'en ont guère; les rois n'en ont jamais,
+répliqua-t-il.--En voici un, lui dis-je (en lui montrant le comte de
+Creutz, qui dans un coin lisoit une dépêche), en voici un qui ne vous
+manquera jamais.--Oui, c'en est un, me dit-il, et j'y compte; mais il ne
+sera point avec moi: mes affaires m'obligent de le laisser ici.»
+
+Ce petit dialogue donne une idée de mes entretiens avec ce jeune prince,
+dont j'étois tous les jours plus charmé. Après avoir entendu quelques
+lectures des_ Incas_, il m'en fit demander par son ministre une copie
+manuscrite; et depuis, lorsque l'ouvrage fut imprimé, il me permit de le
+lui dédier.
+
+Dans cette même année, je fis à Croix-Fontaine un voyage bien agréable,
+mais qui finit par être bien malheureux pour moi. Il régnoit de ce
+côté-là, tout le long de la Seine, une fièvre putride d'une dangereuse
+malignité. À Saint-Port et à Sainte-Assise, plusieurs personnes en
+étoient mortes, et à Croix-Fontaine un grand nombre de domestiques en
+étoient attaqués. Ceux qui n'en étoient point atteints servoient leurs
+camarades; le mien ne s'y épargnoit pas, et moi-même j'allois assez
+souvent visiter les malades, acte d'humanité au moins très inutile.
+Cependant je croyois encore être en pleine santé, lorsqu'on m'écrivit de
+Paris de me rendre à l'Académie pour la réception de l'archevêque de
+Toulouse[100], assemblée que le roi de Suède devoit honorer de sa
+présence.
+
+Le lendemain de mon arrivée à Paris, je me sentis comme assommé.
+J'assistai cependant à l'assemblée de l'Académie; j'y lus même quelques
+morceaux de mon ouvrage des _Incas_, mais d'une voix éteinte, sans
+expression, sans vigueur. J'eus du succès; mais on s'aperçut avec
+inquiétude de l'abattement où j'étois. Le soir, la fièvre me saisit. Mon
+domestique se sentit frappé en même temps que moi, et l'un et l'autre
+nous fûmes quarante jours entre la vie et la mort. Ce fut la première
+maladie dont Bouvart me guérit. Il prit de moi les soins d'un ami
+tendre, et Mlle Clairon, dans ma convalescence, eut pour moi les plus
+touchantes attentions: elle étoit ma lectrice, et les rêveries des
+_Mille et une Nuits_ étoient la seule lecture que mon foible cerveau pût
+soutenir.
+
+Peu de temps après, l'Académie perdit Duclos[101]; et, à sa mort, la
+place d'historiographe de France me fut donnée sans aucune sollicitation
+de ma part. Voici d'où me vint cette grâce.
+
+Tandis que je logeois encore chez Mme Geoffrin, un homme de la société
+de Mlle Clairon, et dont je connoissois la loyauté et la franchise,
+Garville, vint me voir et me dit: «Dans des voyages que j'ai faits en
+Bretagne, lorsque le duc d'Aiguillon y étoit commandant, je l'ai vu et
+j'ai eu lieu de le connoître. Je suis instruit et convaincu que le
+procès qui lui est intenté n'est qu'une affaire de parti et d'intrigue;
+mais, quelque bonne que soit sa cause, le crédit des États et du
+parlement de Bretagne fait qu'à Paris même il ne peut trouver un avocat;
+le seul qui ait osé se charger de le défendre est un enfant perdu, un
+jeune homme dont le talent n'est pas formé, mais qui tente fortune. Il
+s'appelle Linguet. Il a fait un mémoire dont le duc est très mécontent.
+C'est une déclamation ampoulée, un amas informe de phrases ridiculement
+figurées; il n'y a pas moyen de publier un verbiage aussi indécent. Le
+duc m'en a témoigné sa douleur. Je lui ai conseillé d'avoir recours à
+quelque homme de lettres. «Les gens de lettres, m'a-t-il dit, sont tous
+prévenus contre moi; ils sont mes ennemis.» Je lui ai répondu que j'en
+connoissois un qui n'étoit ennemi que de l'injustice et du mensonge, et
+je vous ai nommé. Il m'a embrassé en me disant que je lui rendrois le
+plus grand service si je vous engageois à travailler à son mémoire. Je
+viens vous en prier, vous en conjurer de sa part.--Monsieur, répondis-je
+à Garville, ma plume ne se refusera jamais à la défense d'une bonne
+cause. Si celle de M. le duc d'Aiguillon est telle que vous le dites, il
+peut compter sur moi. Qu'il me confie ses papiers. Après les avoir lus,
+je vous dirai plus positivement si je puis travailler pour lui. Mais
+dites-lui que le même zèle que j'emploierai à le défendre, je
+l'emploierois de même à défendre l'homme du peuple qui, en pareil cas,
+auroit recours à moi, et, en m'acquittant de ce devoir, j'y mettrai deux
+conditions: l'une, que le secret me sera gardé; l'autre, qu'il ne sera
+jamais question, de lui à moi, de remerciemens ni de reconnoissance; je
+ne veux pas même le voir.»
+
+Garville lui rendit fidèlement cette réponse, et le lendemain il
+m'apporta son mémoire avec ses papiers. Dans ses papiers je crus voir,
+en effet, que le procès qui lui étoit intenté n'étoit qu'une persécution
+suscitée par des animosités personnelles. Quant au mémoire, le trouvant
+tel qu'on me l'avoit annoncé, je le refondis. En conservant tout ce qui
+étoit raisonnablement bien, j'y mis de l'ordre et de la clarté. J'en
+élaguai les broussailles d'un style hérissé de métaphores incohérentes,
+et je substituai à ce langage outré l'expression simple et naturelle.
+Cette correction de détails y fit seule un changement heureux; car
+c'étoit surtout par le style que ce mémoire étoit choquant et ridicule.
+Cependant j'y ajoutai quelques morceaux de ma main, comme l'exorde, où
+Linguet avoit mis une arrogance impertinente, et la conclusion, où il
+avoit négligé de ramasser les forces de sa preuve et de ses moyens.
+
+Quand le duc d'Aiguillon vit ma besogne, il en fut très content. Il fit
+venir Linguet: «J'ai lu votre mémoire, lui dit-il, et j'y ai fait
+quelques changemens que je vous prie d'adopter.» Linguet en prit
+lecture, et, bouillant de fureur: «Non, Monsieur le duc, lui dit-il, non
+ce n'est pas vous, c'est un homme de l'art qui a mis la main à mon
+ouvrage. Vous m'avez fait une injure mortelle; vous voulez me
+déshonorer, mais je ne suis l'écolier de personne; personne n'a le droit
+de me corriger. Je ne signe que mon ouvrage, et cet ouvrage n'est plus
+le mien. Cherchez un avocat qui veuille être le vôtre; ce ne sera plus
+moi.» Et il alloit sortir.
+
+Le duc d'Aiguillon le retint. Il se voyoit à sa merci, car nul autre
+avocat ne vouloit signer ses mémoires. Il lui permit donc de construire
+celui-ci comme il l'entendroit. Toutes les pages qui étoient de moi en
+furent retranchées. Linguet refit lui-même l'exorde et la conclusion,
+mais il laissa subsister l'ordre que j'avois mis dans tout le reste; il
+n'y rétablit aucune des bizarreries de style que j'avois effacées:
+ainsi, en rebutant mon travail, il en profita. Cependant il n'eut point
+de repos qu'il n'eût découvert de quelle main étoient les corrections
+faites à son mémoire; et, l'ayant su, je ne sais comment, il fut dès
+lors mon ennemi le plus cruel. Un journal qu'il fit dans la suite fut
+inondé du venin de la rage dont il écumoit à mon nom.
+
+Pour le duc d'Aiguillon, il sentit vivement le bien que j'avois fait à
+son mémoire, en dépit de son avocat, et il pressa Garville de me mener
+chez lui, afin qu'il eût au moins, disoit-il, la satisfaction de me
+remercier lui-même. Après m'être longtemps refusé à ses invitations, je
+m'y rendis enfin, et j'allai dîner une fois chez lui. Depuis, je ne
+l'avois point vu, quand je reçus ce billet de sa main:
+
+_Je viens, Monsieur, de demander pour vous au roi la place
+d'historiographe de France, vacante par la mort de M. Duclos. Sa Majesté
+vous l'a accordée. Je m'empresse de vous l'annoncer. Venez remercier le
+roi._
+
+Cette marque de faveur, dont la cause étoit inconnue, fit taire mes
+ennemis à la cour; et le duc de Duras, qui n'avoit pas sur _la Belle et
+la Bête_ le même scrupule que le duc d'Aumont, me demanda en 1771
+_Zémire et Azor_ pour le spectacle de Fontainebleau. Il y eut un succès
+inouï, mais ce ne fut pas sans avoir couru le risque d'y être bafoué.
+_L'Ami de la maison_, qui fut donné la même année à ce spectacle, y fut
+très froidement reçu. Dès que j'en eus senti la cause, j'y remédiai, et
+il eut à Paris même succès que _Zémire et Azor_. Ce sont de bien petites
+choses; mais, comme elles m'ont intéressé, elles auront aussi quelque
+intérêt pour mes enfans.
+
+Lorsque _Zémire et Azor_ fut annoncé à Fontainebleau, le bruit courut
+que c'étoit le conte de _la Belle et la Bête_ mis sur la scène, et que
+le principal personnage y marcheroit à quatre pattes. Je laissois dire,
+et j'étois tranquille. J'avois donné, pour les décorations et pour les
+habits, des programmes très détaillés, et je ne doutois pas que mes
+intentions n'eussent été remplies. Mais le tailleur ni le décorateur ne
+s'étoient donné la peine de lire mes programmes, et, d'après le conte de
+_la Belle et la Bête_, ils avoient fait leurs dispositions. Mes amis
+étoient inquiets sur le succès de mon ouvrage. Grétry avoit l'air
+abattu; Clairval lui-même, qui avoit joué de si bon coeur tous mes autres
+rôles, témoignoit de la répugnance à jouer celui-ci. Je lui en demandai
+la raison. «Comment voulez-vous, me dit-il, que je rende intéressant un
+rôle où je serai hideux?--Hideux! lui dis-je, vous ne le serez point.
+Vous serez effrayant au premier coup d'oeil, mais, dans votre laideur,
+vous aurez de la noblesse, et même de la grâce.--Voyez donc, me dit-il,
+l'habit de bête qu'on me prépare, car on m'en a dit des horreurs.» Nous
+étions à la veille de la représentation; il n'y avoit pas un moment à
+perdre. Je demandai qu'on me montrât l'habit d'Azor. J'eus bien de la
+peine à obtenir du tailleur cette complaisance. Il me disoit d'être
+tranquille, et de m'en rapporter à lui; mais j'insistai, et le duc de
+Duras, en lui ordonnant de me mener au magasin, eut la bonté de m'y
+accompagner. «Montrez, dit dédaigneusement le tailleur à ses garçons,
+montrez l'habit de la bête à Monsieur.» Que vis-je? un pantalon tout
+semblable à la peau d'un singe, avec une longue queue rase, un dos pelé,
+d'énormes griffes aux quatre pattes, deux longues cornes au capuchon, et
+le masque le plus difforme avec des dents de sanglier. Je fis un cri
+d'horreur, en protestant que ma pièce ne seroit point jouée avec ce
+ridicule et monstrueux travestissement. «Qu'auriez-vous donc voulu? me
+demanda fièrement le tailleur.--J'aurois voulu, lui répondis-je, que
+vous eussiez lu mon programme; vous auriez vu que je vous demandois un
+habit d'homme, et non pas de singe.--Un habit d'homme pour une bête?--Et
+qui vous a dit qu'Azor soit une bête?--Le conte me le dit.--Le conte
+n'est point mon ouvrage; et mon ouvrage ne sera point mis au théâtre que
+tout cela ne soit changé.--Il n'est plus temps.--Je vais donc supplier
+le roi de trouver bon que ce hideux spectacle ne lui soit point donné;
+je lui en dirai la raison.» Alors mon homme se radoucit et me demanda ce
+qu'il falloit faire. «La chose du monde la plus simple, lui répondis-je,
+un pantalon tigré, la chaussure et les gants de même, un doliman de
+satin pourpre, une crinière noire ondée et pittoresquement éparse, un
+masque effrayant, mais point difforme, ni ressemblant à un museau.» On
+eut bien de la peine à trouver tout cela, car le magasin étoit vide;
+mais, à force d'obstination, je me fis obéir; et, quant au masque, je le
+formai moi-même de pièces rapportées de plusieurs masques découpés.
+
+Le lendemain matin, je fis essayer à Clairval ce vêtement; et, en se
+regardant au miroir, il le trouva imposant et noble. «À présent, mon
+ami, lui dis-je, votre succès dépend de la manière dont vous entrerez
+sur le théâtre. Si l'on vous voit confus, timide, embarrassé, nous
+sommes perdus; mais, si vous vous montrez fièrement, avec assurance, en
+vous dessinant bien, vous en imposerez; et, ce moment passé, je vous
+réponds du reste.»
+
+La même négligence avec laquelle j'avois été servi par ce tailleur
+impertinent, je l'avois retrouvée dans le décorateur; et le tableau
+magique, le moment le plus intéressant de la pièce, il le faisoit
+manquer, si je n'avois pas suppléé à sa maladresse. Avec deux aunes de
+moire d'argent pour imiter la glace du trumeau, et deux aunes de gaze
+claire et transparente, je lui appris à produire l'une des plus
+agréables illusions du théâtre.
+
+Ce fut ainsi que, par mes soins, au lieu de la chute honteuse dont
+j'étois menacé, j'obtins le plus brillant succès. Clairval joua son rôle
+comme je le voulois. Son entrée fière et hardie ne fit que l'impression
+d'étonnement qu'elle devoit faire, et dès lors je fus rassuré. J'étois
+dans un coin de l'orchestre, et j'avois derrière moi un banc de dames de
+la cour. Lorsque Azor, à genoux aux pieds de Zémire, lui chanta:
+
+ Du moment qu'on aime,
+ L'on devient si doux,
+ Et je suis moi-même
+ Plus tremblant que vous,
+
+j'entendis ces dames qui disoient entre elles: _Il n'est déjà plus
+laid_, et, l'instant d'après: _Il est beau_.
+
+Je ne dois pas dissimuler que le charme de la musique contribuoit
+merveilleusement à produire de tels effets. Celle de Grétry étoit alors
+ce qu'elle n'a été que bien rarement après moi, et il ne sentoit pas
+assez avec quel soin je m'occupois à lui tracer le caractère, la forme
+et le dessin d'un chant agréable et facile. En général, la fatuité des
+musiciens est de croire ne rien devoir à leur poète; et Grétry, avec de
+l'esprit, a eu cette sottise au suprême degré.
+
+Quant à _l'Ami de la maison_, ma complaisance pour Mme La Ruette, mon
+actrice, fut la cause du peu de succès que cet ouvrage eut à la cour.
+J'aurois voulu d'abord donner le rôle de l'Ami de la maison à Caillot;
+je l'avois fait pour lui; il l'auroit joué supérieurement bien, j'en
+étois sûr; mais il le refusa pour une raison singulière. «Cette
+situation, me dit-il, ressemble trop à celle où nous nous trouvons
+quelquefois; et ce caractère est aussi trop semblable à celui qu'on nous
+attribue. Si je jouois l'Ami de la maison comme vous l'entendez et comme
+je le sens, aucune mère ne voudroit plus me laisser auprès de sa
+fille.--Et Tartufe, lui dis-je, ne le joueriez-vous pas?--Tartufe, me
+dit-il, n'est pas si près de nous; et l'on ne craint pas, dans le monde,
+que nous soyons des Tartufes.»
+
+Rien ne put vaincre sa répugnance pour un rôle qui lui feroit,
+disoit-il, d'autant plus de tort qu'il l'auroit mieux joué. Cependant
+j'avois observé que La Ruette le convoitoit, et je m'aperçus que sa
+femme pensoit qu'après Caillot je ne pouvois le donner qu'à lui. Grétry
+pensoit de même; je me laissai aller: je m'en repentis dès les premières
+répétitions. Ce rôle demandoit de la jeunesse, de la vivacité, du
+brillant dans la voix, de la finesse dans le jeu. Le bon La Ruette, avec
+sa figure vieillotte et sa voix tremblante et cassée, y étoit fort
+déplacé. Il l'éteignit et l'attrista; comme il étoit mal à son aise, il
+ne s'y livra pas même à son naturel: il fit manquer toutes les scènes.
+
+De son côté, Mme La Ruette, qui avoit un peu de pruderie[102], se
+persuadant que la finesse et la malice que j'avois mises dans le rôle
+d'Agathe n'étoient pas convenables à une si jeune personne, avoit cru
+devoir émousser cette pointe d'espièglerie; elle y avoit substitué un
+certain air sévère et réservé qui ôtait au rôle toute sa gentillesse.
+
+Ainsi tout mon ouvrage avoit été dénaturé. Heureusement La Ruette
+reconnut lui-même que le rôle de Cléon ne lui convenoit ni pour le jeu
+ni pour le chant, et je trouvai, au même théâtre, un nommé Julien, moins
+difficile que Caillot, et plus jeune que La Ruette, avec une voix
+brillante, une action vive, une tournure leste. Nous nous mîmes, Grétry
+et moi, à lui montrer son rôle, et il parvint à le chanter et à le jouer
+assez bien.
+
+Mme La Ruette étoit peu disposée à entendre ce que j'avois à lui dire;
+je lui dis cependant: «Madame, nous serons froids si nous voulons être
+trop sages; faites-moi la grâce de jouer le rôle d'Agathe au naturel.
+Son innocence n'est pas celle d'Agnès, mais c'est encore de l'innocence;
+et, comme elle n'emploie sa finesse et sa malice qu'à se jouer du fourbe
+qui cherche à la séduire, croyez qu'on lui en saura gré.» Son rôle eut
+le plus grand succès, et la pièce, qu'on redemanda à Versailles (en
+1772), y parut si changée qu'on ne la reconnoissoit pas: je n'y avois
+pourtant rien changé.
+
+Ce ne fut que trois ans après que je donnai _la Fausse Magie_[103]; et,
+quoique le succès n'en fût pas d'abord aussi brillant que celui des deux
+autres, il n'a pas été moins durable. Depuis plus de vingt ans qu'on la
+revoit fréquemment remise au théâtre, le public ne s'en lasse point. Il
+est vrai cependant que ces petits ouvrages ont perdu de leur lustre et
+la fleur de leur agrément en perdant les acteurs pour lesquels je les
+avois faits.
+
+La même année (1772), j'eus à la cour une apparence de succès d'un autre
+genre, et bien plus sensible pour moi: ce fut l'effet que mon épître au
+roi sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu[104] obtint ou parut obtenir. Ma
+vanité n'y étoit pour rien, mais l'impression vive et profonde que
+j'avois faite, me disoit-on, alloit changer le sort de ces pauvres
+malades dont j'avois fait entendre les gémissemens et les plaintes; et,
+pour la première fois de ma vie, je croyois voir en moi un bienfaiteur
+de l'humanité. J'en étois glorieux, j'aurois donné mon sang pour que
+l'événement eût couronné mon oeuvre; mais je n'ai pas eu ce bonheur.
+
+L'_Ode à la louange de Voltaire_ est à peu près de la même date. Voici
+quelle en fut l'occasion. La société de Mlle Clairon étoit plus
+nombreuse et plus brillante que jamais. La conversation y étoit vive,
+surtout quand la poésie en étoit le sujet; et l'homme de lettres y avoit
+pour interlocuteurs des gens du monde d'un goût exquis et d'un esprit
+très cultivé. Ce fut dans l'un de ces entretiens qu'en parlant des
+poètes lyriques je dis que l'ode ne pouvoit plus avoir parmi nous le
+caractère de vérité et de dignité qu'elle avoit dans la Grèce, par la
+raison que les poètes n'avoient plus le même ministère à remplir; que
+les bardes seuls, dans les Gaules, avoient eu ce grand caractère, parce
+qu'ils étoient, par l'État, chargés de célébrer la gloire des héros.
+
+«Et aujourd'hui, me demanda-t-on, qui empêche le poète de revêtir ce
+caractère antique, et de le consacrer à ce ministère public?» Je
+répondis que, s'il y avoit, comme autrefois, des fêtes, des solennités,
+où le poète fût entendu, la pompe de ces grands spectacles lui élèveroit
+l'âme et le génie. Pour exemple, je supposai l'apothéose de Voltaire,
+et, sur un grand théâtre, au pied de sa statue, Mlle Clairon récitant
+des vers à la louange de cet homme illustre. «Croyez-vous, demandai-je,
+que l'ode destinée à cet éloge solennel ne prît pas, dans l'esprit et
+dans l'âme du poète, un ton plus vrai, plus animé, que celle qu'il
+compose froidement dans son cabinet?» Je vis que cette idée faisoit son
+impression, et Mlle Clairon surtout en parut vivement émue. De là me
+vint le projet de faire, pour essai, cette ode que vous trouverez dans
+le recueil de mes poésies.
+
+En la lisant, Mlle Clairon sentit que son talent y pouvoit suppléer au
+mien, et voulut bien prêter encore à mes vers le charme de l'illusion
+qu'elle savoit si bien répandre.
+
+Un soir donc que la société étoit assemblée dans son salon, et qu'elle
+avoit fait dire qu'on l'attendît, comme nous parlions de Voltaire, tout
+à coup un rideau se lève, et, à côté du buste de ce grand homme, Mlle
+Clairon, vêtue en prêtresse d'Apollon, une couronne de laurier à la
+main, commence à réciter cette ode avec l'air de l'inspiration et du ton
+de l'enthousiasme. Cette petite fête eut, depuis, le mérite d'en faire
+imaginer une plus solennelle, et dont Voltaire fut témoin.
+
+Peu de temps après, le comte de Valbelle, amant de Mlle Clairon, enrichi
+par la mort de son frère aîné, étant allé jouir de sa fortune dans la
+ville d'Aix en Provence, et le prince d'Anspach s'étant pris de belle
+passion pour notre princesse de théâtre, elle fut obligée de prendre une
+maison plus ample et plus commode que celle où nous logions ensemble. Ce
+fut alors que j'allai occuper, chez la comtesse de Séran, l'appartement
+qui m'étoit réservé, et ce fut là que M. Odde vint passer une année avec
+moi.
+
+J'aurois voulu me retirer avec lui à Bort; et, pour cela, j'avois en vue
+un petit bien à deux pas de la ville, où je me serois fait bâtir une
+cellule. Heureusement ce bien fut porté à un prix si haut qu'il passoit
+mes moyens, et il fallut y renoncer. Je me laissai donc aller encore à
+la société de Paris, et surtout à celle des femmes, mais résolu à me
+préserver de toute liaison qui pût altérer mon repos.
+
+Je faisois ma cour à la comtesse de Séran aussi assidûment qu'il m'étoit
+possible sans lui être importun. Elle avoit la bonté de vouloir que
+j'allasse passer le printemps avec elle en Normandie, dans son petit
+château de La Tour[105], qu'elle embellissoit. Je l'y accompagnai. Que
+n'aurois-je pas quitté pour elle? Tout ce que peut avoir de charme
+l'amitié d'une femme et sa société la plus intime, sans amour, je le
+trouvois auprès de celle-ci. Certainement, s'il eût été possible d'être
+amoureux sans espérance, je l'aurois été de Mme de Séran; mais elle me
+marquoit la limite des sentimens qu'elle avoit pour moi et de ceux qu'il
+m'étoit permis d'avoir pour elle avec tant d'ingénuité qu'il n'arrivoit
+pas même à mes désirs d'aller au delà.
+
+J'étois aussi lié d'amitié pure et simple avec des femmes qui, sur le
+déclin de leur âge, n'avoient pas cessé d'être aimables, et dont
+Fontenelle auroit dit: _On voit bien que l'amour a passé par là_. Je
+n'avois pas pour elles cette vénération qui n'est réservée qu'à la
+vertu; mais elles m'inspiroient un sentiment de bienveillance qui ne m'y
+attachoit guère moins, et qui les flattoit davantage. J'étois touché de
+voir la beauté vieillissante s'attrister devant son miroir de n'y plus
+retrouver ses charmes. Celle de mes amies qui s'affligeoit le plus de
+cette perte irréparable, c'étoit Mme de L. P***[106]. Elle me rappeloit,
+dans sa mélancolie, ces paroles d'une beauté célèbre dans la Grèce,
+suspendant son miroir au temple de sa divinité:
+
+ Je le donne à Vénus, puisqu'elle est toujours belle;
+ Il redouble trop mes ennuis.
+ Je ne saurois me voir dans ce miroir fidèle,
+ Ni telle que je fus, ni telle que je suis.
+
+Le coeur le plus sensible, le plus délicat, le plus aimant, étoit celui
+de Mme de L. P***. Sans avoir la prétention de la dédommager de ce que
+les ans lui avoient fait perdre, je cherchois à l'en consoler par tous
+les soins d'un ami raisonnable et tendre; et, comme un malade docile,
+elle acceptoit tous les soulagemens que lui présentoit ma raison. Elle
+avoit même prévenu mes conseils en essayant de faire diversion à ses
+ennuis par le goût de l'étude, et ce goût charmoit nos loisirs.
+
+Dans le premier éclat de sa beauté, personne ne s'étoit douté qu'elle
+eût autant d'esprit qu'elle en avoit reçu de la nature. Elle l'ignoroit
+elle-même. Tout occupée de ses autres charmes, et ne rêvant qu'à ses
+plaisirs, sa mollesse et son indolence laissoient comme endormie au fond
+de sa pensée une foule de perceptions délicates, fines et justes, qui
+s'y étoient logées, pour ainsi dire, à son insu, et qui, dans le triste
+loisir qu'elle avoit eu enfin de se les rappeler, sembloient éclore en
+foule et comme d'elles-mêmes. Je les voyois dans nos entretiens se
+réveiller et se répandre avec beaucoup de grâce et de facilité. Elle
+suivoit, par complaisance, mes études et mon travail; elle m'aidoit dans
+mes recherches; mais, tandis que son esprit s'occupoit, son coeur étoit
+vide; c'étoit là son tourment. Toute sa sensibilité se porta vers notre
+amitié mutuelle, et, renfermée dans les limites des seuls sentimens qui
+convenoient à son âge et au mien, elle n'en devint que plus vive. Soit à
+Paris, soit à la campagne, j'étois le plus assidu qu'il m'étoit possible
+auprès d'elle. Je quittois même assez souvent pour elle des sociétés où,
+par goût, je me serois plu davantage, et je faisois pour l'amitié ce que
+bien rarement j'avois fait pour l'amour; mais personne au monde ne
+m'aimoit autant que Mme de L. P***; et, quand je m'étois dit: «Tout le
+reste du monde se passe de moi sans regret», je ne balançois plus à tout
+abandonner pour elle. Mes sociétés philosophiques et littéraires étoient
+les seules dont elle ne fût point jalouse; par toute autre dissipation
+je l'affligeois, et le reproche m'en étoit d'autant plus sensible qu'il
+étoit plus discret, plus timide et plus doux.
+
+Dans ce temps-là mes occupations se partageoient entre l'histoire et
+l'_Encyclopédie_. Je m'étois fait un point d'honneur et de délicatesse
+de remplir dignement mes fonctions d'historiographe, en rédigeant avec
+soin des mémoires pour les historiens à venir. Je m'adressai aux
+personnages les plus considérables de ce temps-là pour tirer de leurs
+cabinets des instructions relatives au règne de Louis XV, par où je
+voulois commencer, et je fus moi-même étonné de la confiance qu'ils me
+marquèrent. Le comte de Maillebois me livra tous les papiers de son père
+et les siens. Le marquis de Castries m'ouvrit son cabinet, où étoient
+les mémoires du maréchal de Belle-Isle; le comte de Broglio m'initia
+dans les mystères de ses négociations secrètes; le maréchal de Contades
+me traça de sa main le plan de sa campagne et le désastre de Minden.
+J'avois besoin des confidences du maréchal de Richelieu, mais j'étois en
+disgrâce auprès de lui, comme tous les gens de lettres de l'Académie. Le
+hasard fit ma paix, et c'est encore une des circonstances où l'occasion,
+pour me servir, est venue au-devant de moi.
+
+Une amie particulière du maréchal de Richelieu, se trouvant avec moi
+dans une maison de campagne, me dit qu'il étoit bien étrange qu'un
+Richelieu et qu'un homme de l'importance de celui-ci essuyât des
+désagrémens et des dégoûts à l'Académie françoise. «En effet, lui
+dis-je, Madame, rien de plus étrange; mais qui en est la cause?» Elle me
+nomma d'Alembert, qui avoit pris, disoit-elle, le maréchal en aversion.
+Je répondis «que l'ennemi du maréchal à l'Académie n'étoit point
+d'Alembert, mais celui qui cherchoit à l'aigrir contre d'Alembert et
+contre tous les gens de lettres.
+
+«Savez-vous, Madame, ajoutai-je, quels sont les gens qui animent contre
+l'Académie celui qui est fait pour y être honoré et chéri? Ce sont des
+académiciens qui n'y ont eux-mêmes aucune considération, et qui sont
+furieux contre elle. C'est l'avocat général Séguier, le dénonciateur des
+gens de lettres au Parlement; c'est Paulmy, ce sont quelques autres
+intrus, qui, mécontens d'un corps où ils sont déplacés, voudroient, avec
+Séguier, notre ennemi, former un parti redoutable. Voilà les gens qui
+tâchent d'aliéner de nous l'esprit du maréchal, pour l'avoir à leur tête
+et nous nuire par son crédit. Quelle gloire pour lui que de servir ces
+haines et ces petites vanités! Vous voyez ce qui lui en arrive. Il
+obtient que le roi refuse d'approuver l'élection de deux hommes
+irréprochables. L'Académie réclame contre ce refus, et le roi, détrompé,
+consent qu'aux deux premières places qui viendront à vaquer ces mêmes
+hommes soient élus. C'est donc ce qu'on appelle un coup d'épée dans
+l'eau. Non, Madame, le véritable parti d'un Richelieu à l'Académie, le
+seul digne de monsieur le maréchal, c'est le parti des gens de lettres.»
+
+Elle trouva que j'avois raison; et, quelques jours après, le maréchal
+étant venu dîner à la même campagne, son amie voulut qu'il causât avec
+moi. Je lui répétai à peu près les mêmes choses, quoiqu'en termes plus
+doux, et, à l'égard de d'Alembert: «Monsieur le maréchal, lui dis-je,
+d'Alembert vous croit l'ennemi des gens de lettres et l'ami de Séguier,
+leur dénonciateur, voilà pourquoi il ne vous aime pas; mais d'Alembert
+est un bon homme, et jamais le sentiment de la haine n'a pris racine
+dans son coeur. Il a épousé l'Académie. Aimez sa femme comme vous en
+aimez tant d'autres, et venez la voir quelquefois; il vous en saura gré
+et vous recevra bien, comme font tant d'autres maris.»
+
+Le maréchal fut content de moi; et, lorsqu'à la place de l'abbé Delille
+et de Suard, refusés par le roi, il fallut élire deux autres
+académiciens, je fus invité à dîner chez lui le jour de l'élection. À ce
+dîner, je trouvai Séguier, Paulmy, Bissy, l'évêque de Senlis[107]. Leur
+parti n'étoit pas nombreux; et, quand il auroit eu quelques voix
+clandestines, le nôtre étoit formé et lié de façon à être sûr de
+prévaloir. Je ne fis donc pas semblant de croire que nous fussions là
+pour parler d'élections académiques, et, comme à un dîner de joie et de
+plaisir, amenant dès la soupe les propos qui rioient le plus au
+maréchal, je le mis en train de causer de l'ancienne galanterie, des
+jolies femmes de son temps, des moeurs de la Régence, que sais-je enfin?
+du théâtre, et surtout des actrices: si bien que le dîner se passa sans
+qu'il fût dit un seul mot de l'Académie. Ce ne fut qu'au sortir de table
+que l'évêque de Senlis, me tirant à l'écart, me demanda quel choix nous
+allions faire. Je répondis loyalement que je croyois tous les voeux
+réunis en faveur de Bréquigny et de Beauzée. Le maréchal, qui étoit venu
+nous joindre, se fit expliquer le mérite littéraire de ces messieurs,
+et, après m'avoir entendu: «Eh bien, dit-il, voilà deux hommes
+estimables; il faut nous réunir pour eux.--Puisque telle est votre
+intention, lui dis-je, Monsieur le maréchal, voulez-vous permettre que
+j'aille en instruire l'Académie? Ce sont des paroles de paix qu'elle
+entendra avec plaisir.--Allez, me dit-il, et prenez dans la cour l'un de
+mes carrosses; nous vous suivrons de près.
+
+--Mon ami, dis-je à d'Alembert, ils viennent se réunir à nous; le
+maréchal vous fait les avances de bonne grâce; il faut le recevoir de
+même.» En effet, il fut bien reçu; l'élection fut unanime; et, depuis ce
+jour-là jusqu'à sa mort, il eut pour moi mille bontés. Ainsi ses
+portefeuilles furent à ma disposition.
+
+J'avois en même temps, pour les affaires de la Régence, le manuscrit
+original des_ Mémoires_ de Saint-Simon, que l'on m'avoit permis de tirer
+du dépôt des Affaires étrangères, et dont je fis d'amples extraits; mais
+ces extraits et le dépouillement des dépêches et des mémoires qui me
+venoient en foule auroient été bientôt aussi ennuyeux que fatigans pour
+moi, si je n'avois pas eu, par intervalles, quelque occupation
+littéraire moins pénible et plus de mon goût. L'entreprise d'un
+supplément de l'_Encyclopédie_, en quatre volumes in-folio, me procura
+ce délassement.
+
+Il faut savoir qu'après la publication du septième volume de
+l'_Encyclopédie_, la suite ayant été interrompue par un arrêt du
+Parlement, on n'y avoit travaillé qu'en silence et entre un petit nombre
+de coopérateurs dont je n'étois pas. Un laborieux compilateur, le
+chevalier de Jaucourt, s'étoit chargé de la partie littéraire et l'avoit
+travaillée à sa manière, qui n'étoit pas la mienne. Lors donc qu'à force
+de constance et de sollicitations, l'on obtint que la totalité de
+l'ouvrage fût mise au jour, et que le projet du supplément eut été
+formé, l'un des intéressés, Robinet, vint me voir, et me proposa de
+reprendre ma besogne où je l'avois laissée. «Vous n'avez, me dit-il,
+commencé qu'au troisième volume; vous avez cessé au septième; tout le
+reste est d'une autre main._ Pendent opera interrupta_. Nous venons vous
+prier d'achever votre ouvrage.»
+
+Comme j'étois occupé de l'histoire, je répondis «qu'il m'étoit
+impossible de m'engager dans un autre travail.--Au moins, me dit-il,
+laissez-nous annoncer que, dans ce supplément, vous donnerez quelques
+articles.--Je le ferai, lui dis-je, si j'en ai le loisir; c'est tout ce
+que je puis promettre.» Quelque temps après il revint à la charge, et
+avec lui le libraire Panckoucke. Ils me dirent que, pour mettre en règle
+les comptes de leur entreprise, il leur falloit savoir quelle seroit,
+pour les gens de lettres, la rétribution du travail, et qu'ils venoient
+savoir ce que je voulois pour le mien. «Que puis-je demander, leur
+dis-je, moi qui ne promets rien, qui ne m'engage à rien?--Vous ferez
+pour nous ce qu'il vous plaira, me dit Panckoucke; promettez seulement
+de nous donner quelques articles, et qu'il nous soit permis d'insérer
+cette promesse dans notre _prospectus_, nous vous donnerons pour cela
+quatre mille livres et un exemplaire du supplément.» Ils étoient bien
+sûrs que je me piquerois de répondre à leur confiance. J'y répondis si
+bien que, dans la suite, ils m'avouèrent que j'avois passé leur attente.
+Mais reprenons le fil des événemens de ma vie, que mille accidens
+varioient.
+
+La mort du roi venoit de produire un changement considérable à la cour,
+dans le ministère, et singulièrement dans la fortune de mes amis.
+
+M. Bouret s'étoit ruiné à bâtir et à décorer pour le roi le pavillon de
+Croix-Fontaine, et le roi croyoit l'en payer assez en l'honorant, une
+fois l'année, de sa présence dans un de ses rendez-vous de chasse,
+honneur qui coûtoit cher encore au malheureux, obligé ce jour-là de
+donner à toute la chasse un dîner pour lequel rien n'étoit épargné.
+
+J'avois gémi plus d'une fois de ses profusions, mais le plus libéral, le
+plus imprévoyant des hommes avoit, pour ses véritables amis, le défaut
+de ne jamais vouloir écouter leurs avis sur l'article de sa dépense.
+Cependant il avoit achevé d'épuiser son crédit en bâtissant sur les
+Champs-Élysées cinq ou six maisons à grands frais, lorsque le roi mourut
+sans avoir seulement pensé à le sauver de sa ruine; et, cette mort le
+laissant noyé de dettes, sans ressource et sans espérance, il prit, je
+crois, la résolution de se délivrer de la vie: on le trouva mort dans
+son lit. Il fut, pour son malheur, imprudent jusqu'à la folie; il ne fut
+jamais malhonnête.
+
+Mme de Séran fut plus sage. N'ayant plus, à la mort du roi, aucune
+perspective de faveur et de protection, ni pour elle ni pour ses enfans,
+elle fit un emploi solide de l'unique bienfait qu'elle avoit accepté; le
+nouveau directeur des Bâtimens, le comte d'Angiviller, lui ayant proposé
+de céder, pour lui, son hôtel à un prix convenable, elle y
+consentit[108]. Ainsi nous fûmes délogés l'un et l'autre, en 1776, trois
+ans après qu'elle m'eut accordé cette heureuse hospitalité.
+
+L'avènement du nouveau roi à la couronne fut suivi de son sacre dans
+l'église de Reims.
+
+En qualité d'historiographe de France, il me fut enjoint d'assister à
+cette cérémonie auguste. Je ne répéterai point ici ce que j'en ai dit
+dans une lettre qui fut imprimée à mon insu, et que j'ai depuis insérée
+dans la collection de mes oeuvres[109]; elle est une foible peinture de
+l'effet de ce grand spectacle sur cinquante mille âmes que j'y vis
+rassemblées. Quant à ce qui m'est personnel, jamais rien ne m'a tant
+ému.
+
+Au reste, j'eus, dans ce voyage, tous les agrémens que ma place pouvoit
+m'y procurer, et je crus les devoir à la manière honorable dont le
+maréchal de Beauvau[110], capitaine des gardes en exercice, et mon
+confrère à l'Académie françoise, eut la bonté de me traiter.
+
+De toutes les femmes que j'ai connues, celle dont la politesse a le plus
+de naturel et de charmes, c'est la maréchale de Beauvau[111]: elle mit,
+ainsi que son époux, une attention délicate et marquée à donner
+l'exemple de celles qu'ils vouloient que l'on eût pour moi; et cet
+exemple fut suivi. Sensible aux marques de leur bienveillance, je l'ai
+depuis cultivée avec soin. Le caractère du maréchal n'étoit pas aussi
+attrayant que celui de sa femme; cependant jamais cette dignité froide
+qu'on lui reprochoit ne m'a gêné un moment avec lui. J'étois persuadé
+que, dans toute autre condition, son air, ses manières, son ton,
+auroient été les mêmes, et, en m'accommodant avec ce qui me sembloit
+être son naturel, je le trouvois honnête et bon, obligeant, serviable
+même sans se faire valoir.
+
+Pour sa femme, aujourd'hui sa veuve, je ne crois pas qu'il y ait sous le
+ciel de caractère plus aimable ni plus accompli que le sien. C'est bien
+elle qu'on peut appeler justement et sans ironie la femme qui a toujours
+raison; mais la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son
+esprit, est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie
+et de grâce, qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur
+nous. Il semble qu'elle nous communique son esprit, qu'elle associe nos
+idées avec les siennes, et nous fasse participer à l'avantage qu'elle a
+toujours de penser si juste et si bien.
+
+Son grand art, comme son attention la plus continuelle, étoit d'honorer
+son époux, de le faire valoir, de s'effacer pour le mettre à sa place,
+et pour lui céder l'intérêt, la considération, les respects qu'elle
+s'attiroit. À l'entendre, c'étoit toujours à M. de Beauvau qu'on devoit
+rapporter tout le bien qu'on louoit en elle. Observez, mes enfans,
+qu'elle n'y perdoit rien, qu'elle n'en étoit même que plus honorée, et
+que ce lustre réfléchi qu'elle prêtoit au caractère de son époux ne
+faisoit que donner au sien plus de relief et plus d'éclat. Jamais femme
+n'a mieux senti la dignité de ses devoirs d'épouse, et ne les a remplis
+avec plus de noblesse[112].
+
+Ma lettre sur la cérémonie du sacre, publiée et distribuée à la cour par
+l'intendant de Champagne, y avoit produit l'effet d'un tableau qui
+retraçoit aux yeux du roi et de la reine un jour de gloire et de
+bonheur. C'étoit pour moi, dans leur esprit, un commencement de
+bienveillance. La reine, quelque temps après, me témoigna quelque bonté.
+Chez elle, sur un petit théâtre, elle voulut faire jouer_ Sylvain_ et
+_l'Ami de la maison_. Ce petit spectacle fit un plaisir sensible; et, en
+passant devant moi, la reine me dit, de l'air le plus aimable:
+_Marmontel, cela est charmant_. Mais ces présages de faveur ne tardèrent
+pas à être démentis à l'occasion des deux musiques.
+
+Sous le feu roi, l'ambassadeur de Naples avoit persuadé à la cour de
+faire venir d'Italie un habile musicien pour relever le théâtre de
+l'Opéra françois, qui, depuis longtemps, menaçoit ruine, et qu'on
+soutenoit avec peine aux dépens du trésor public. La nouvelle maîtresse,
+Mme du Barry, avoit adopté cette idée, et notre ambassadeur à la cour de
+Naples, le baron de Breteuil, avoit été chargé de négocier l'engagement
+de Piccini, pour venir s'établir en France, avec deux mille écus de
+gratification annuelle, à condition de nous donner des opéras françois.
+
+À peine fut-il arrivé que mon ami, l'ambassadeur de Naples, le marquis
+de Caraccioli, vint me le recommander, et me prier de faire pour lui, me
+disoit-il, au grand Opéra, ce que j'avois fait pour Grétry au théâtre de
+l'Opéra-Comique.
+
+Dans ce temps-là même étoit arrivé d'Allemagne le musicien Gluck, aussi
+fortement recommandé à la jeune reine par l'empereur Joseph, son frère,
+que si le succès de la musique allemande avoit eu l'importance d'une
+affaire d'État. On avoit composé à Vienne, sur le canevas d'un ballet de
+Noverre, un opéra françois de l'_Iphigénie en Aulide_. Gluck en avoit
+fait la musique; et cet opéra, par lequel il avoit débuté en France,
+avoit eu le plus grand succès. La jeune reine s'étoit déclarée en faveur
+de Gluck; et Piccini, qui, en arrivant, le trouvoit établi dans
+l'opinion publique, à la ville comme à la cour, non seulement n'avoit
+pour lui personne, mais à la cour il avoit contre lui l'odieuse
+étiquette de musicien protégé par la maîtresse du feu roi, et à la ville
+il avoit pour ennemis tous les musiciens françois, à qui la musique
+allemande étoit plus facile à imiter que la musique italienne, dont ils
+désespéroient de prendre le style et l'accent.
+
+Si j'avois eu un peu de politique, je me serois rangé du côté où étoit
+la faveur; mais la musique protégée ne ressembloit non plus, dans ses
+formes tudesques, à ce que j'avois entendu de Pergolèse, de Léo, de
+Buranello, etc., que le style de Crébillon ne ressemble à celui de
+Racine; et, préférer le Crébillon au Racine de la musique, c'eût été un
+effort de dissimulation que je n'aurois pu soutenir.
+
+D'ailleurs, je m'étois mis dans la tête de transporter sur nos deux
+théâtres la musique italienne; et l'on a vu que, dans le comique,
+j'avois assez bien commencé. Ce n'est pas que la musique de Grétry fût
+de la musique italienne par excellence; elle étoit encore loin
+d'atteindre à cet ensemble qui nous ravit dans celle des grands
+compositeurs; mais il avoit un chant facile, du naturel dans
+l'expression, des airs et des duos agréablement dessinés, quelquefois
+même dans l'orchestre un heureux emploi d'instrumens; enfin, du goût et
+de l'esprit assez pour suppléer à ce qui lui manquoit du côté de l'art
+et du génie; et, si sa musique n'avoit pas tout le charme et toute la
+richesse de celle de Piccini, de Sacchini, de Paësiello, elle en avoit
+le rythme, l'accent, la prosodie: j'avois donc démontré qu'au moins dans
+le comique la langue françoise pouvoit avoir une musique du même style
+que la musique italienne.
+
+Il me restoit à faire la même épreuve dans le tragique, et le hasard
+m'en offroit l'occasion. Le problème étoit plus difficile à résoudre,
+mais par d'autres raisons que celles qu'on imaginoit.
+
+La langue noble est moins favorable à la musique: 1° en ce qu'elle n'a
+pas des tours aussi vifs, aussi accentués, aussi dociles à l'expression
+du chant que la langue comique; 2° en ce qu'elle a moins d'étendue,
+d'abondance et de liberté dans le choix de l'expression. Mais une bien
+plus grande difficulté naissoit pour moi de l'idée que j'avois conçue du
+poème lyrique et de la forme théâtrale que j'aurois voulu lui donner.
+J'en avois fait avec Grétry la périlleuse tentative dans l'opéra de_
+Céphale et Procris_. En divisant l'action en trois tableaux, l'un
+voluptueux et brillant: le palais de l'Aurore, son réveil, ses amours,
+les plaisirs de sa cour céleste; l'autre sombre et terrible: le complot
+de la Jalousie et ses poisons versés dans l'âme de Procris; le troisième
+touchant, passionné, tragique: l'erreur de Céphale et la mort de son
+épouse percée de ses traits et expirante entre ses bras, je croyois
+avoir rempli l'idée d'un spectacle intéressant; mais, n'ayant pas réussi
+dans ce coup d'essai, et m'attribuant en partie notre disgrâce, ma
+défiance de moi-même alloit jusqu'à la frayeur.
+
+Le sentiment de ma propre foiblesse, et la bonne opinion que j'avois du
+célèbre compositeur qu'on m'avoit donné dans Piccini, me firent donc
+imaginer de prendre les beaux opéras de Quinault, d'en élaguer les
+épisodes, les détails superflus; de les réduire à leurs beautés réelles,
+d'y ajouter des airs, des duos, des monologues en récitatif obligé, des
+choeurs en dialogue et en contraste; de les accommoder ainsi à la musique
+italienne, et d'en former un genre de poème lyrique plus varié, plus
+animé, plus simple, moins décousu dans son action, et infiniment plus
+rapide que l'opéra italien.
+
+Dans Métastase même, que j'étudiois, que j'admirois comme un modèle de
+l'art de dessiner les paroles du chant, je voyois des longueurs et des
+vides insupportables. Ces doubles intrigues, ces amours épisodiques, ces
+scènes détachées et si multipliées, ces airs presque toujours perdus,
+comme on l'a dit, en cul-de-lampe au bout des scènes, tout cela me
+choquoit. Je voulois une action pleine, pressée, étroitement liée, dans
+laquelle les situations, s'enchaînant l'une à l'autre, fussent
+elles-mêmes l'objet et le motif du chant, de façon que le chant ne fût
+que l'expression plus vive des sentimens répandus dans la scène, et que
+les airs, les duos, les choeurs, y fussent enlacés dans le récitatif. Je
+voulois, de plus, qu'en se donnant ces avantages, l'opéra françois
+conservât sa pompe, ses prodiges, ses fêtes, ses illusions, et
+qu'enrichi de toutes les beautés de la langue italienne, ce n'en fût pas
+moins ce spectacle,
+
+ Où les beaux vers, la danse, la musique,
+ L'art de tromper les yeux par les couleurs,
+ L'art plus heureux de séduire les coeurs,
+ De cent plaisirs font un plaisir unique.
+
+ VOLTAIRE.
+
+Ce fut dans cet esprit que fut recomposé l'opéra de_ Roland_. Dès que
+j'eus mis ce poème dans l'état où je le voulois, j'éprouvai une joie
+aussi vive que si je l'avois fait moi-même. Je vis l'ouvrage de Quinault
+dans sa beauté naïve et simple; je vis l'idée que je m'étois faite d'un
+poème lyrique françois réalisée ou sur le point de l'être par un habile
+musicien. Ce musicien ne savoit pas deux mots de françois; je me fis son
+maître de langue. «Quand serai-je en état, me dit-il en italien, de
+travailler à cet ouvrage?--Demain matin», lui dis-je; et dès le
+lendemain je me rendis chez lui.
+
+Figurez-vous quel fut pour moi le travail de son instruction: vers par
+vers, presque mot pour mot, il falloit lui tout expliquer; et, lorsqu'il
+avoit bien saisi le sens d'un morceau, je le lui déclamois, en marquant
+bien l'accent, la prosodie, la cadence des vers, les repos, les
+demi-repos, les articulations de la phrase; il m'écoutoit avidement, et
+j'avois le plaisir de voir que ce qu'il avoit entendu étoit fidèlement
+noté. L'accent de la langue et le nombre frappoient si juste cette
+excellente oreille que presque jamais, dans sa musique, ni l'un ni
+l'autre n'étoient altérés. Il avoit, pour saisir les plus délicates
+inflexions de la voix, une sensibilité si prompte qu'il exprimoit
+jusqu'aux nuances les plus fines du sentiment.
+
+C'étoit pour moi un plaisir inexprimable de voir s'exercer sous mes yeux
+un art, ou plutôt un génie dont jusque-là je n'avois eu aucune idée. Son
+harmonie étoit dans sa tête. Son orchestre et tous les effets qu'il
+produiroit lui étoient présens. Il écrivoit son chant d'un trait de
+plume; et, lorsque le dessein en étoit tracé, il remplissoit toutes les
+parties des instrumens ou de la voix, distribuant les traits de mélodie
+et d'harmonie ainsi qu'un peintre habile auroit distribué sur la toile
+les couleurs et les ombres pour en composer son tableau. Ce travail
+achevé, il ouvroit son clavecin, qui jusque-là lui avoit servi de table;
+et j'entendois alors un air, un duo, un choeur complet dans toutes ses
+parties, avec une vérité d'expression, une intelligence, un ensemble,
+une magie dans les accords, qui ravissoient l'oreille et l'âme.
+
+Ce fut là que je reconnus l'homme que je cherchois, l'homme qui
+possédoit son art et le maîtrisoit à son gré; et c'est ainsi que fut
+composée cette musique de_ Roland_, qui, en dépit de la cabale, eut le
+plus éclatant succès.
+
+En attendant, et à mesure que l'ouvrage avançoit, les zélés amateurs de
+la bonne musique, à la tête desquels étoient l'ambassadeur de Naples et
+celui de Suède, se rallioient autour du clavecin de Piccini pour
+entendre tous les jours quelque scène nouvelle; et tous les jours ces
+jouissances me dédommageoient de mes peines.
+
+Parmi ces amateurs de la musique se distinguoient MM. Morellet, mes amis
+personnels, et les amis les plus officieux que Piccini eût trouvés en
+France. C'étoit par eux qu'en arrivant il avoit été accueilli, logé,
+meublé, pourvu des premiers besoins de la vie. Ils n'y épargnoient rien,
+et leur maison étoit la sienne. J'aimois à croire que de nous voir
+associés ensemble, c'étoit pour eux un motif de plus de l'intérêt qu'ils
+prenoient à lui; et, entre eux et moi, cet objet d'affection commune
+étoit pour l'amitié un nouvel aliment.
+
+L'abbé Morellet et moi n'avions cessé de vivre depuis vingt ans dans les
+mêmes sociétés, souvent opposés d'opinions, toujours d'accord de
+sentimens et de principes, et pleins d'estime l'un pour l'autre. Dans
+nos disputes les plus vives, jamais on n'avoit vu se mêler aucun trait,
+ni d'amertume, ni d'aigreur. Sans nous flatter, nous nous aimions.
+
+Son frère, qui, nouvellement arrivé d'Italie, étoit pour moi un ami tout
+récent, m'avoit gagné le coeur par sa droiture et sa franchise. Ils
+vivoient ensemble, et leur soeur, veuve de M. Leyrin de Montigny, venoit
+de Lyon, avec sa jeune fille, embellir leur société.
+
+L'abbé, qui m'avoit annoncé le bonheur qu'ils alloient avoir d'être
+réunis en famille, m'écrivit un jour: «Mon ami, c'est demain qu'arrivent
+nos femmes, venez nous aider, je vous prie, à les bien recevoir.»
+
+Ici ma destinée va prendre une face nouvelle; et c'est de ce billet que
+date le bonheur vertueux et inaltérable qui m'attendoit dans ma
+vieillesse, et dont je jouis depuis vingt ans.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Jean-Ignace de La Ville, né en 1701, mort le 15 avril 1774, évêque
+_in partibus_ de Triconie, abbé commendataire de
+Saint-Quentin-lès-Beauvais et de Lessay, ancien ministre du roi près des
+Provinces-Unies, directeur général du département des affaires
+étrangères, élu en 1746 membre de l'Académie française, en remplacement
+de Mongin, évêque de Bazas. Il eut Suard pour successeur.]
+
+[2: Un _Noël_ satirique, attribué au chevalier de l'Isle, et imprimé
+dans les _Mémoires secrets_ à la date du 31 décembre 1763, renferme sur
+Dubois le couplet suivant:
+
+ _Un homme d'importance,
+ C'étoit monsieur Dubois,
+ Tout bouffi d'arrogance
+ Dit en haussant la voix:
+ «De ma visite ici, Seigneur, tenez-moi compte,
+ Car à ma porte plus d'un grand
+ Vient se morfondre en attendant,
+ Sans en rougir de honte!»_
+]
+
+[3: Jules-David Cromot du Bourg, conseiller d'État et surintendant de la
+maison de Monsieur, comte de Provence, père de Cromot de Fougy, qui lui
+succéda dans ses charges.]
+
+[4: Marie-Catherine-Irène du Buisson de Longpré, femme de
+Charles-François Filleul, écuyer, secrétaire du roi, mère de Mme de
+Marigny, dont Louis XV serait, dit-on, le père (Ch. Nauroy, _le
+Curieux_, tome II, p. 177 et 205), et de Mme de Flahaut, qui fut mariée
+en secondes noces au comte de Souza.]
+
+[6: Je n'ai pu retrouver nulle part de renseignements précis sur ce
+personnage, dont la famille était peut-être alliée à celle d'un M. de
+Maleseigne, chargé de réprimer, en 1790, les troubles de Nancy, et dont
+la famille était originaire de la Franche-Comté.]
+
+[7: Élisabeth de Varanchan avait épousé, à Versailles, le 22 septembre
+1751, Geoffroy Chalut de Vérin, écuyer, trésorier de Madame la Dauphine.
+(_Mercure de France_, décembre 1751, 2e vol., p. 201.)]
+
+[8: Marie-Thérèse-Antoinette-Raphaëlle, infante d'Espagne, fille de
+Philippe V, née le 11 juin 1726, morte le 22 juillet 1746.]
+
+[9: Marie-Josèphe de Saxe, fille d'Auguste II, électeur de Saxe et roi
+de Pologne, née le 4 novembre 1741, morte le 13 mars 1767.]
+
+[10: _Vers sur la maladie et la convalescence de Monseigneur le
+Dauphin_, par M. Marmontel: Paris, Sébastien Jorry, 1752, in-4°, 21 p.;
+p. 15, envoi à M. Chalut de Vérin, trésorier général de Madame la
+Dauphine. Le permis d'imprimer est signé par Crébillon père, comme
+censeur.]
+
+[11: _Essai sur l'amélioration des terres_: Paris, Durand, 1758, in-12,
+3 pl. L'_Épître dédicatoire_, signée Pattulo, est ornée d'un fleuron aux
+armes de Mme de Pompadour, gravé par Patte.]
+
+[12: Élisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville, veuve du comte
+d'Estrades, tué à la bataille de Dettingen, le 19 juillet 1743, fils de
+Charlotte Lenormand, soeur de Lenormand d'Étioles et de Lenormand de
+Tournehem. Mme d'Estrades se remaria à Séguier, comte de Saint-Brisson.]
+
+[13: François-Martial, comte de Choiseul-Beaupré, cousin germain de M.
+de Stainviile (plus tard premier ministre), marié le 27 avril 1751 à
+Charlotte-Rosalie de Romanet, nièce de Mme d'Estrades. À l'occasion de
+ce mariage, Choiseul-Beaupré fut honoré du titre de menin honoraire du
+Dauphin et sa femme de dame surnuméraire de Mesdames. Elle mourut à
+vingt ans, le 2 juin 1753. Choiseul-Beaupré épousa, au mois d'avril
+1756, Mlle Thiroux de Mauregard, soeur de Mme de Pracomtal.]
+
+[14: Élisabeth-Josèphe de Laborde, née en 1731, mariée en 1747 à Gérard
+Binet, baron de Marchais, gouverneur du Louvre, maîtresse de Ch.-Claude
+de Flahaut de La Billarderie, comte d'Angiviller, qu'elle épousa en
+1781, morte à Versailles le 14 mars 1808. D'Angiviller s'éteignit,
+dit-on, dans un couvent d'Allemagne, en 1810.]
+
+[15: Jean-Potentien d'Arboulin, administrateur général des postes de
+1759 à 1777, secrétaire du cabinet du roi en 1769, mort le 25 décembre
+1784. Il était oncle des deux Bougainville. Les Mémoires de Mme du
+Hausset et de Dufort de Cheverny renferment quelques particularités sur
+ce personnage, que Mme de Pompadour appelait familièrement _Boubou_.]
+
+[16: Suivant Bernis lui-même (_Mémoires inédits_, publiés par M.
+Frédéric Masson, Plon, 1878, 2 vol. in-8), le mot fut dit en 1741 au
+cardinal de Fleury, qui le trouva plaisant et qui le répéta.]
+
+[17: Bernis était chanoine du chapitre de Brioude depuis 1739. Quant au
+bénéfice simple que Marmontel place à Boulogne-sur-Mer, il y a
+certainement confusion avec celui que Bernis obtint en 1749 en Bretagne,
+dit-il, sans le désigner autrement. Il fut de plus pourvu, en 1755, de
+l'abbaye de Saint-Arnould de Metz.]
+
+[18: Selon M. Masson, Bernis occupa au Louvre, de 1746 à 1751, un
+logement dont l'emplacement n'est pas déterminé, et reçut, en février
+1757, celui du comte d'Argenson.]
+
+[19: Il fallait, pour être admis dans ce chapitre, faire la preuve de
+seize quartiers de noblesse d'épée. La promotion de Bernis est relatée
+dans la _Gazette de France_ du 19 avril 1748.]
+
+[20: Les insignes des comtes de Lyon consistaient en une croix à huit
+pointes émaillées de blanc et bordées d'or, suspendue à un cordon rouge
+liséré de bleu.]
+
+[21: Marie-Sophie de Courcillon de Dangeau, née le 6 août 1713, morte le
+4 avril 1756, mariée en premières noces (1729) à François d'Albert
+d'Ailly, duc de Pecquigny, et en 1732 à Hercule-Mériadec de Rohan, duc
+de Rohan-Rohan, prince de Soubise et de Maubuisson (1669-1746). M.
+Masson, à qui j'emprunte cette note, ajoute que l'on conserve dans la
+famille de Bernis, au château de Salgas (Lozère), un beau portrait de la
+duchesse de Rohan peint par Nattier.]
+
+[22: Le 31 octobre 1751.]
+
+[23: Le 1er mai 1756.]
+
+[24: Le 29 juin 1757.]
+
+[25: Le 2 octobre 1758.]
+
+[26: _Épître à Son Excellence M. l'abbé comte de Bernis, ambassadeur
+auprès de Leurs Majestés Impériales, sur la conduite respective de la
+France et de l'Angleterre_, par M. Marmontel. Paris, Cl. Hérissant,
+1756, in-8°, 1 f. et 18 p.
+
+«Il y a beaucoup de beaux vers dans cet ouvrage, écrit le duc de Luynes
+(17 septembre 1756). La conduite des Anglois y est bien dépeinte. On a
+remarqué que l'auteur auroit pu parler de M. de La Galissonnière.»]
+
+[27: Le texte de ce manifeste avait été rédigé par le comte de
+Hertzberg, ministre d'État de Frédéric II. Il a été réimprimé dans le
+tome Ier du _Recueil des déductions, manifestes, déclarations, traités
+et autres actes et écrits publics qui ont été rédigés et publiés pour la
+cour de Prusse_, par ce même ministre (Berlin, 1790, 3 vol. in-8). Il y
+porte le titre suivant: _Mémoire raisonné sur la conduite des cours de
+Vienne et de Saxe et sur leurs desseins dangereux contre Sa Majesté le
+roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives qui en
+fournissoient les preuves_ (Berlin, 1756). Selon une note de l'éditeur,
+Frédéric aurait ajouté de sa main sur le titre le mot _raisonné_.]
+
+[28: Malgré les plus diligentes recherches, il n'a pas été possible de
+retrouver le titre exact de ce mémorandum qui manque aux archives des
+Affaires étrangères et dont aucun autre contemporain n'a parlé. Il n'est
+pas trace non plus de la date d'impression dans les papiers de la
+Direction de la librairie, appartenant aujourd'hui à la Bibliothèque
+nationale.]
+
+[29: Armand Baschet, en citant ce passage (_Histoire du dépôt des
+archives des Affaires étrangères_, p. 308), a fait observer que, durant
+son court passage au ministère, Bernis eut à se débattre au milieu des
+conjonctures les plus graves, et qui suffiraient à excuser
+l'indifférence dont se plaint Marmontel.]
+
+[30: La réplique est citée en termes presque identiques dans la
+_Correspondance littéraire_ de Grimm (éd. Garnier frères, tome VI, p.
+64) et dans un des passages les plus connus des _Mémoires_ de Mme
+d'Épinay, le récit, authentique ou supposé, de son second souper chez
+Mlle Quinault (1re partie, chap. VIII); là, les interlocuteurs sont
+Rousseau et un médecin désigné sous ce sobriquet d'_Akakia_ que les
+plaisanteries de Voltaire sur Maupertuis avaient mis à la mode. Que
+faut-il en conclure? Non pas que le mot de Malouin a été inventé, mais
+que Marmontel, comme Mme d'Épinay, a cédé au plaisir de conserver une
+repartie qu'ils n'avaient peut-être entendue ni l'un ni l'autre.]
+
+[31: Charles-Antoine Le Clerc de La Bruère, né à Crépy-en-Valois en
+1714, mort à Rome en 1754, secrétaire du duc de Nivernais, ambassadeur
+de France, qui l'avait, en raison de son humeur, surnommé _Malagrazia_,
+disgracieux. (Lucien Perey, _Un petit-neveu de Mazarin_, C. Lévy, 1890,
+in-8.)]
+
+[32: À cause de son roman satirique et allégorique: _les Amours de
+Zéokinizul_ (Louis XV), _roi des Kofirans_ (François), 1740; souvent
+réimprimé au siècle dernier.]
+
+[33: Le brevet en faveur de Louis de Boissy, daté du 12 octobre 1754,
+est transcrit dans les registres du secrétariat de la Maison du roi
+(Archives nationales, Oi 98, folios 314-317), et renferme la liste des
+pensions que le titulaire devait servir à partir du 1er janvier 1755,
+savoir: 2,000 livres à Cahusac, auquel elles étaient accordées depuis
+1744 «en considération de ses services et de ses travaux littéraires»;
+2,000 livres à l'abbé Raynal, «chargé de la composition du _Mercure_
+depuis plusieurs années et qui a perfectionné cet ouvrage par son
+attention et son travail»; 2,000 livres à M. de Lironcourt, «ci-devant
+consul de France au Caire, et que S. M., satisfaite de ses services, a
+nommé au consulat de Lisbonne»; 2,000 livres à Ph. Bridard de La Garde;
+1,200 livres à Piron; 1,200 livres à Marmontel; 1,200 livres à Séran de
+La Tour; 1,200 livres au chevalier de La Négerie, frère de feu M. de La
+Bruère. Faut-il supposer, comme Marmontel le dit quelques lignes plus
+bas, qu'il avait été oublié dans une première distribution et que son
+nom fut rajouté à la liste définitive?]
+
+[34: Le texte du brevet délivré à Marmontel, le 27 avril 1758, figure,
+comme celui de L. de Boissy, dans les registres du secrétariat de la
+Maison du roi (Oi 102, folios 231-235). Les pensions de Cahusac, de
+Raynal, de Bridard de La Garde, de Séran de La Tour et de La Négerie, y
+sont maintenues au même taux, mais celle de Piron est portée à 1,800
+livres, et celle de M. de Lironcourt avait été attribuée, par un brevet
+du 19 mai 1755, à Mlle de Lussan. Marmontel avait en outre à servir
+2,400 livres à la veuve de Boissy et à son fils, 2,000 livres à
+Crébillon père, 2,000 livres à Gresset, 1,500 livres à Saint-Foix et
+1,200 livres à Saint-Germain. Le 30 juillet suivant, sur la pension de
+Mlle de Lussan qui venait de mourir, deux autres brevets de 200 et de
+800 livres furent attribués à l'abbé Guiroy «pour récompenser le zèle
+qu'il a fait paraître dans différents ouvrages littéraires», restés
+aussi inconnus que l'auteur à tous les bibliographes.]
+
+[35: Julien-David Le Roy (1724-1803), quatrième fils du célèbre horloger
+Julien Le Roy, auteur, entre autres ouvrages, des _Ruines des plus beaux
+monuments de la Grèce_ (1758, in-folio, 60 pl., ou 1770, in-folio, 71
+pl.).]
+
+[36: _La Dissertation sur l'effet de la lumière dans les ombres
+relativement à la peinture_, par M. C***, ornée d'une charmante planche
+dessinée et gravée par l'auteur, a été imprimée avec pagination continue
+et jointe au volume intitulé: _Recueil de quelques pièces concernant les
+arts, extraites de plusieurs Mercures de France_. Paris, Ch.-A. Jombert,
+1757, in-12. La seconde dissertation ne semble pas avoir été tirée à
+part, ni réimprimée.]
+
+[37: Ce compte rendu parut dans le _Mercure_ d'octobre 1759, 1er volume,
+p. 183-192.]
+
+[38: _Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc de Sémigalle et de Courlande,
+maréchal général des armées de S. M. T. C. Discours qui a remporté le
+prix de l'Académie françoise en 1759_, par M. Thomas, professeur en
+l'Université de Paris au collège de Beauvais. Paris, B. Brunet, 1759,
+in-8°, 1 f. et 42 p.]
+
+[39: _Portrait de Mme Geoffrin_, par M. L. M. (l'abbé Morellet).
+Amsterdam et Paris, Pissot, 1778, in-8°. Réimp. en 1812, avec la
+_Lettre_ et l'_Éloge_ que d'Alembert et Thomas ont également écrits en
+l'honneur de leur bienfaitrice.]
+
+[40: Le P. Dominique Parrenin (1655-1742) avait adressé de Pékin à
+Mairan diverses lettres dont quelques-unes ont été imprimées dans un
+petit volume (1759, in-12) et réimp. à l'Imprimerie royale, 1770, in-8°.
+On voit par la date de la mort du savant astronome que Marmontel ne
+pouvait parler que par ouï-dire de la joie de Mairan lorsqu'il recevait
+ces fameuses lettres.]
+
+[41: Jacques-André Portail, à qui ses délicats _crayons_, longtemps
+confondus avec ceux de Watteau et de Lancret, ont conquis aujourd'hui
+une place d'honneur chez les raffinés. Ce passage, souvent cité, est à
+peu près tout ce que les contemporains nous ont laissé sur ce petit
+maître, dont la date et le lieu de naissance (Nantes, selon les uns;
+Brest, selon les registres de l'Académie royale) ne sont même pas encore
+exactement connus.]
+
+[42: Cette esquisse, qui n'a figuré, que je sache, à aucune exposition
+rétrospective, avait dû, comme tant d'autres, rester de longues années
+entre les mains du peintre, puisqu'il s'en dessaisit seulement à la fin
+de 1783. Par une lettre datée du 19 décembre de cette année, Marmontel
+le remercie d'un présent «qui lui sera précieux toute sa vie», et il
+ajoute: «Je souhaite bien vivement que l'état de vos yeux vous permette
+bientôt de finir cette belle esquisse; mais, telle quelle, je la préfère
+au tableau le plus achevé qui ne seroit pas de votre main.» (_Catalogue
+de la collection d'autographes Lucas de Montigny_, n° 1969; Aug.
+Laverdet, expert.) Quand Marmontel reçut son portrait, l'esprit du
+peintre était irrémédiablement ébranlé; il quitta peu après Paris, et se
+survécut quatre ans encore à Saint-Quentin.]
+
+[43: Louise-Charlotte de Grammont, épouse de Charles-Louis de Lorraine,
+comte de Brionne.]
+
+[44: Louise-Henriette-Philippine de Noailles, épouse de
+Emmanuel-Céleste-Augustin, marquis, puis duc de Duras, alors brigadier
+d'infanterie.]
+
+[45: Jeanne-Sophie-Élisabeth-Louise-Armande Septimanie (1740-1773),
+épouse de Casimir Pignatelli, comte d'Egmont.]
+
+[46: Le futur cardinal qui devait jouer dans l'affaire du Collier le
+rôle que l'on sait, et qu'on désignait alors d'ordinaire sous le simple
+titre du _prince Louis_.]
+
+[47: Chennevières-lès-Louvre (Seine-et-Oise), hameau du canton de
+Luzarches, qu'il ne faut pas confondre avec Chennevières-sur-Marne.]
+
+[48: Voyez ce que l'auteur dit du jeu de Le Kain, sans le nommer, dans
+ses _Élémens de littérature_, article _Déclamation_.]
+
+[49: Barthélémy-Augustin Blondel de Gagny (1695-1776), trésorier de la
+Caisse des amortissements, possesseur de l'un des plus curieux et des
+plus riches cabinets du XVIIIe siècle; voir les appendices du
+_Livre-Journal_ de Lazare Duvaux, publié par M. L. Courajod pour la
+Société des bibliophiles français (1873, 2 vol. in-8), et _les Amateurs
+d'autrefois_, par Clément de Ris (1877, in-8).]
+
+[50: Mlle Saint-Hilaire débuta dans _Amadis_ le 30 décembre 1759. Voir
+le compte rendu de Marmontel, _Mercure_, année 1760, page 197.]
+
+[51: Garches (Seine-et-Oise). Clément de Ris assurait (en 1868) qu'une
+partie du pavillon de Blondel de Gagny subsistait encore.]
+
+[52: Georges-Nicolas Baudard de Vaudesir, fils du receveur des tailles
+de l'élection d'Angers, à qui il avait succédé, puis trésorier général
+des colonies françaises. Son fils Claude reçut, lorsque cette dernière
+charge fut supprimée, le titre de trésorier général de la marine, qu'il
+perdit en 1780. Mêlé comme témoin à l'affaire du Collier, il mourut en
+1787 à la Bastille, après une banqueroute de vingt millions. Il avait
+bâti au bois de Boulogne la Folie _Saint-James_, dont le nom est resté à
+un quartier de Neuilly (C. Port, _Dictionnaire du Maine-et-Loire_). Il
+sera question plus loin d'une visite que fit Marmontel au château de
+Baudard de Vaudesir.]
+
+[53: Louis Coste de Pujolas, né à Toulouse en 1719, mort à Paris le 25
+juin 1777, longtemps directeur des _Affiches, Annonces et Avis divers_,
+connus sous le nom d'_Affiche de province_ (1752-1784, 33 vol. in-4°).
+Le _Nécrologe_ de 1778 contient une notice anonyme sur Coste de Pujolas
+par un de ses amis; dans une note autographe que je possède, Meusnier de
+Querlon, véritable rédacteur de l'_Affiche de province_, conteste les
+titres de son chef de file aux éloges que lui prodiguait le
+_Nécrologe_.]
+
+[54: _Choix des anciens Mercures, avec un extrait du Mercure françois_.
+Paris, Chaubert, 1757-1764, 108 vol. in-12 et une _Table générale_,
+1765, in-12.]
+
+[55: Les documents sur cet épisode capital de l'existence de Marmontel
+ne manquent pas, mais ils sont singulièrement dispersés. Dès 1829, J.
+Delort, dans son _Histoire de la détention des gens de lettres à la
+Bastille et à Vincennes_, faisait connaître quelques lettres provenant,
+semble-t-il, des archives de la Bastille et relatives à l'entrée et à la
+sortie de Marmontel. En 1835, Mommerqué communiqua au _Bulletin de la
+Société de l'histoire de France_ un dossier beaucoup plus important,
+extrait, selon toute apparence, de ces mêmes archives, entassées alors
+dans les caves et dans les combles de l'Arsenal, et qui, depuis, n'y a
+pas fait retour. Ce dossier renfermait la lettre de Marmontel au duc
+d'Aumont (30 novembre 1759) à laquelle il fait allusion plus haut;
+diverses lettres à Sartine, par Saint-Florentin, d'Abadie, gouverneur de
+la Bastille, et Marmontel; le rapport d'un exempt sur Durand, «vieil
+homme vivant de son bien», dont le sort tourmentait si vivement le
+prisonnier, ainsi que le prouve une nouvelle lettre au lieutenant de
+police; un désaveu formel de Cury, daté de Clichy, 5 janvier 1760, et
+adressé à Saint-Florentin; l'avis de mise en liberté de Marmontel, 7
+janvier 1760, et une note de la main de Sartine sur le revenu que
+celui-ci était menacé de perdre. Il existe un tirage à part de ces
+documents sous le titre de: _Détention à la Bastille de Marmontel et de
+Morellet_ (imp. Crapelet, 1835, in-8, 16 p.). M. Cocheris a publié en
+fac-similé dans le _Bibliophile français illustré_ (t. II, p. 184 et
+191) la lettre de cachet et l'ordre de mise en liberté de Marmontel,
+reliés dans un registre de la Bastille appartenant à la Bibliothèque
+Mazarine.]
+
+[56: D'après une note que veut bien me communiquer M. Fernand Bournon,
+François-Jérôme d'Abadie (appelé quelquefois de L'Abadie), lieutenant de
+roi à la Bastille, fut nommé gouverneur à la mort de Baisle, le 8
+décembre 1758. Il mourut subitement le 18 mai 1761.]
+
+[57: Mlle Sau..., dit la table des matières de l'édition de 1821.
+J'ignore qui elle entend désigner.]
+
+[58: C'est-à-dire de Madeleine-Céleste Fieuzal, dite Durancy, dont il a
+été question tome Ier, livre IV, et qui débuta le 19 juillet 1759 dans
+les rôles de Dorine de _Tartufe_ et de Marinette du _Florentin_.
+L'arrestation de Marmontel étant du 27 décembre 1759, il ne saurait être
+question dans ce passage du début de Durancy père, qui, selon une note
+assez obscure de de Manne (_Troupe de Voltaire_, p. 202), aurait eu lieu
+le 15 novembre de la même année.]
+
+[59: Philippe Bridard de La Garde fort décrié en effet pour ses moeurs,
+et longtemps le _chaperon_,--pour ne pas dire pis,--de Mlle Le Maure;
+auteur d'un roman agréable et trop peu connu, les _Lettres de Thérèse_
+(1737, 6 parties in-12).]
+
+[60: Colin, homme d'affaires de Mme de Pompadour, mort en 1775, à peu
+près ruiné. Sa bibliothèque, dont on a le catalogue, dénotait un curieux
+et un homme de goût. Il est souvent question de Colin dans la
+correspondance de Falconet avec Diderot et avec Catherine II.]
+
+[61: Catherine-Suzanne Jossel, veuve de Charles Gaulard, était aussi la
+mère de Mme Bouret de Villaumont, dont il sera question plus loin.]
+
+[62: La famille Gradis compte actuellement encore des représentants à
+Bordeaux.]
+
+[63: Le nom d'Ansely ne figure ni sous cette forme, ni sous aucune
+autre, dans les répertoires locaux de l'époque, et il ne semble pas qu'à
+l'exception de Marmontel, ses contemporains aient apprécié les qualités
+que celui-ci se plaît à lui reconnaître. La romance de _Pétrarque_ et
+l'_Épître aux poètes_ ont été recueillies dans l'édition des _Oeuvres_ de
+l'auteur donnée par lui-même (1787).]
+
+[64: Jean de Barbot, président à la cour des Aides de Guyenne, passait,
+à tort ou à raison, auprès de ses contemporains pour avoir fourni à
+Montesquieu le canevas de quelques-unes des _Lettres persanes_.]
+
+[65: Selon l'_Almanach du Languedoc_ (1755), M. de Saint-Amand était
+receveur général du tabac à Toulouse.]
+
+[66: M. Gaston Boissier a publié dans la _Revue des Deux-Mondes_ du 15
+avril 1871 une étude sur Jean-François Séguier, naturaliste et
+antiquaire, dont une partie des papiers a été transportée à la
+Bibliothèque nationale, à la suite de la mission bibliographique de
+Chardon de La Rochette et de Prunelle dans les départements du Midi.]
+
+[67: Honoré-Armand, duc de Villars (1702-1770), membre de l'Académie
+française et l'un des correspondants de Voltaire. Grimm, en rappelant
+l'épitaphe proposée pour son tombeau: _Ci-gît l'ami des hommes_, ajoute:
+«Je ne connais que M. de Mirabeau en droit de protester contre la
+profanation d'un titre qu'il s'est réservé exclusivement.» (_Corresp.
+litt._, octobre 1770.)]
+
+[68: J.-P.-Fr. de Ripert de Monclar (1711-1773), procureur général au
+parlement d'Aix, célèbre par son mémoire en faveur du mariage des
+protestants (1756) et par son _Compte rendu des constitutions des
+Jésuites_ (1763).]
+
+[69: Le Tilloy, commune de Corbeilles-Gâtinais, arrondissement de
+Montargis, canton de Ferrières (Loiret).]
+
+[70: Jacques-Annibal Claret de Fleurieu (1692-1776), seigneur de La
+Tourette, terre située à Éveux, près de l'Arbresle (Rhône), prévôt des
+marchands de Lyon, et Marc-Antoine-Louis Claret de Fleurieu (1729-1793),
+secrétaire perpétuel de l'Académie de Lyon, ami de J.-J. Rousseau et de
+Voltaire.]
+
+[71: Mme Lobreau-Destouches fut longtemps directrice du théâtre de Lyon.
+En 1776, Voltaire sollicitait de La Tourette, de Vasselier et de Turgot,
+le renouvellement du bail qu'elle exploitait depuis 1752, et qui devait
+expirer deux ans plus tard.]
+
+[72: J.-B.-François de Montullé, ancien conseiller au Parlement,
+secrétaire des commandements de la reine (charge achetée, dit le duc de
+Luynes, 140,000 livres à Rossignol, son prédécesseur), associé libre de
+l'Académie royale de peinture et de sculpture. Montullé avait épousé la
+fille du fermier général Audry-Neveu. Exécuteur testamentaire du fameux
+amateur Jean de Jullienne, il lui avait consacré une notice dans le
+_Nécrologe_ de 1767. Ses propres collections furent dispersées en 1783
+sous les initiales M*** T***, et après sa mort (29 novembre 1787). Ses
+plus beaux dessins de l'École française provenaient de M. de Jullienne.]
+
+[73: Sur les soupçons d'empoisonnement qu'éveilla la mort du Dauphin et
+de la Dauphine, voir _l'Espion dévalisé_, p. 81-97, et la _Vie privée de
+Louis XV_, t. IV p. 36.]
+
+[74: L'_Éloge de d'Alembert_ a été imprimé dans le tome XVII des
+_Oeuvres_ de Marmontel publiées en 1787.]
+
+[75: Ce n'est pas ici le lieu de résumer, même sommairement, le débat
+qui, depuis tantôt un siècle, divise les admirateurs et les adversaires
+de Rousseau touchant ses procédés à l'égard de Mme d'Épinay, de Mme
+d'Houdetot et de Diderot; les documents mis au jour par MM. Lucien Perey
+et G. Maugras, dans la _Jeunesse_ et les _Dernières années de Mme
+d'Épinay, ont montré avec quelle légitime méfiance devaient être lues
+les pages des _Confessions_ qui la concernent. On ne lira pas avec moins
+de profit une remarquable étude de M. Lucien Brunel sur _la Nouvelle
+Héloïse et Mme d'Houdetot_, extraite des _Annales de l'Est_
+(Berger-Levrault, 1888, in-8°, 63 p.). Enfin, j'ai publié dans les
+_Appendices de la _Correspondance littéraire_ de Grimm (tome XVI, p. 218
+et suiv.) les _Tablettes de Diderot_, cahier de notes où sont énumérées
+ce qu'il appelle «les sept scélératesses» de Rousseau contre lui et ses
+amis.]
+
+[76: Voyez tome I, livre IV.]
+
+[77: Dufort de Cheverny (I, 196), qui visita aussi (en 1757) le ministre
+exilé, lui fait dire, au contraire, que sa seule consolation était de
+venir tous les jours voir son maître; mais d'Argenson se flattait sans
+doute encore que sa disgrâce serait de courte durée. Selon le président
+Hénault (_Mémoires_, p. 251), cette statue de Louis XV (en pied) était
+celle que Pigalle avait modelée pour les jardins de d'Argenson à
+Neuilly. Vendue en 1792 avec le château des Ormes, elle aurait été
+chargée, à cette époque, sur un bateau à destination de Nantes; depuis
+lors, on perd sa trace. (Tarbé, _la Vie et les Oeuvres de J.-B. Pigalle_,
+1859, p. 234.)]
+
+[78: Le véritable nom de cette terre est Sainte-Gemmes-sur-Loire (canton
+des Ponts-de-Cé, arrondissement d'Angers). Le château, échu par contrat
+à d'Autichamp (1788), fut ravagé en 1793 par les Bleus et les gendarmes,
+et repris par les Vendéens sous les ordres de d'Autichamp lui-même. (C.
+Port, _Dictionnaire de Maine-et-Loire_.)]
+
+[79: Une communication bénévole de M. C. Port, membre de l'Institut,
+archiviste de Maine-et-Loire, me permet de donner quelques indications
+sur ce personnage resté inconnu à toutes les biographies, et pour cause,
+car, s'il a écrit quelque chose, il n'a rien fait imprimer. L'abbé
+Roussille, prieur de Champigné-sur-Sarthe et chanoine de l'église
+cathédrale (Saint-Maurice), fut élu membre de l'Académie d'Angers le 16
+mars 1729. Il en était chancelier en 1760, lors de la réception de M. de
+Contades (13 août), et c'est alors qu'il dut prononcer sa fameuse
+harangue, mais le procès-verbal de cette séance manque précisément au
+registre. L'abbé Roussille mourut vers 1782, car son nom figure jusqu'à
+cette époque dans l'_Almanach d'Anjou_. Il avait également le titre
+d'associé de l'Académie de Lyon.]
+
+[80: Le _Calendarium medicum_ de 1764 et de 1767 donne à Noël-Marie de
+Gevigland les titres d'ancien médecin des hôpitaux militaires durant la
+guerre de Sept ans, et de _utriusque pharmaciæ professor_, qui auraient
+dû lui épargner la qualification dédaigneuse dont Marmontel a payé ses
+services. Gevigland demeurait rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Jacobins.
+La Bibliothèque nationale possède de lui cinq thèses latines et
+françaises restées inconnues à Quérard.]
+
+[81: Cette estampe, gravée par J.-L. Bosse, porte le titre suivant:
+_Bélisaire, général de l'armée des Romains sous le règne de l'empereur
+Justinien. Dédiée aux vertueux militaires_. (Paris, Rosselin, rue
+Saint-Jacques, au Papillon.) H. Walpole et Smith ont émis des doutes sur
+l'authenticité de ce tableau, qui fit, au siècle dernier, partie de la
+galerie du duc de Devonshire.]
+
+[82: Karl-Wilhelm, duc de Brunswick-Wolfenbuttel (1735-1806), si fameux
+depuis par le rôle qu'il joua dans la campagne de 1792.]
+
+[83: J.-Fr. Georgel (1731-1813), d'abord jésuite, puis secrétaire et
+chargé d'affaires de France à la cour de Vienne, grand vicaire du
+cardinal Louis de Rohan à Strasbourg, et de M. de La Fare à Nancy,
+auteur de volumineux _Mémoires_ (1817 et 1820, 6 vol. in-8), dont, selon
+Quérard, la rédaction aurait été remaniée par divers écrivains.]
+
+[84: Christophe de Beaumont (1703-1781).]
+
+[85: _Les Trente-sept Vérités opposées aux Trente-sept Impiétés de
+Bélisaire_, par un bachelier ubiquiste. (Paris, 1777, in-4° et in-8°.)
+Cette réfutation ironique a été prise au sérieux par un savant allemand,
+J.-A. Eberhard, dans deux passages de son _Examen de la doctrine
+touchant le salut des païens_ (trad. par Ch.-Guill.-Fréd. Dumas, Amst.,
+1773, in-8°), plaisante méprise signalée pour la première fois par
+Ant.-Alex. Barbier.]
+
+[86: Ces témoignages furent imprimés sous le titre de _Lettres écrites à
+M. Marmontel au sujet de Bélisaire_ (in-8°, 17 p.). Les _Mémoires
+secrets_ (12 décembre 1767) prétendent que Marmontel avait fait insérer
+dans les _Affiches, Annonces et Avis divers_, une note sur la perte de
+son portefeuille, afin de mettre «sa modestie à couvert», et qu'il avait
+prévenu, par la même voie, que ce portefeuille lui avait été restitué.]
+
+[87: Charles de Broglie (1733-1777), évêque, comte de Noyon, pair de
+France et abbé de l'abbaye des Bernardins d'Ourscamp.]
+
+[88: Yves-Alexandre de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices
+(1771) prédécesseur de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun
+(1767-1789).]
+
+[89: Le _Discours en faveur des paysans du Nord_ est imprimé au tome
+XVII des _Oeuvres_ de l'auteur publiées par lui-même (1787).]
+
+[90: Une tache.]
+
+[91: Françoise-Adélaïde de Noailles, née en 1704, mariée en 1717 à
+Charles, comte d'Armagnac (1684-1753), dit _le prince Charles_, grand
+écuyer de France. Séparée de corps et de biens au bout de quelques
+années, elle prit, après la mort de son mari, le titre de princesse
+douairière d'Armagnac.]
+
+[92: Le fils de Bassompierre avait épousé, selon _la France
+protestante_, la fille du célèbre pastelliste genevois, Jean-Étienne
+Liotard. Ce passage de Marmontel a été cité dans le _Bulletin du
+bibliophile belge_ (II, 393) sans indications de références
+biographiques sur cet audacieux ou naïf contrefacteur.]
+
+[93: Gabriel-François-Joseph de Verhulst (et non Vérule, comme le
+portent les éditions précédentes), dont le cabinet fut dispersé aux
+enchères publiques à Bruxelles, le 16 août 1779 et jours suivants. Le
+catalogue indique trois paysages de Berghem, mais ne mentionne pas le
+tableau de Rubens auquel Marmontel fait allusion. Il est à peine
+nécessaire d'ajouter que le grand peintre fut marié deux fois, et non
+pas trois.]
+
+[94:_ Le Huron_, comédie en deux actes et en vers, mêlée d'ariettes
+(Théâtre-Italien, 20 août 1768). Marmontel n'avait pas voulu être nommé,
+mais personne ne fut dupe de cette feinte modestie.]
+
+[95:_ Lucile_, comédie en un acte et en vers libres, mêlée d'ariettes
+(Théâtre-Italien, 5 janvier 1769). Cette fois encore Marmontel avait
+gardé l'anonyme.]
+
+[96:_ Sylvain_, comédie en un acte et en vers libres, mêlée d'ariettes
+(Théâtre-Italien, 19 février 1770).]
+
+[97:_ L'Ami de la maison_, comédie en trois actes et en vers libres,
+représentée pour la première fois sur le théâtre de la cour, à
+Fontainebleau, le 26 octobre 1771.]
+
+[98:_ Zémire et Azor_, comédie-ballet en quatre actes et en vers libres,
+mêlée d'ariettes, représentée pour la première fois sur le théâtre de la
+cour, à Fontainebleau, le 14 octobre 1771, et à Paris, au
+Théâtre-Italien, le 16 décembre suivant.]
+
+[99: Gustave, roi sous le nom de Gustave III (1746-92).]
+
+[100: Loménie de Brienne, reçu le 6 septembre 1770, en présence de
+Gustave et de son frère, le prince Charles. La réponse de Thomas, en
+qualité de directeur, ne put être imprimée à raison des allusions à un
+réquisitoire de Séguier contre les écrits philosophiques que le public
+crut y saisir. Voir sur cette affaire la _Correspondance_ de Grimm,
+octobre 1770.]
+
+[101: Mort le 26 mars 1772.]
+
+[102: Mme d'Houdetot disait plaisamment que Mme La Ruette avait de la
+pudeur «jusque dans le dos». (_Corresp. litt._ de Grimm, XI, 443.)]
+
+[103: _La Fausse Magie_, comédie en deux actes et en vers libres, mêlée
+d'ariettes (Théâtre-Italien, 31 janvier 1775). Les auteurs modifièrent
+le dénouement l'année suivante.]
+
+[104: _La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu_,
+réimprimée, ainsi que l'_Ode à la louange de Voltaire_, au tome XVII des
+_Oeuvres_ de Marmontel (1787), revues par lui.]
+
+[105: Marmontel a daté du château de La Tour des vers reproduits au tome
+XVII de ses _Oeuvres_ (1787).]
+
+[106: Je n'ai pu découvrir quel nom cachent ces initiales.]
+
+[107: Jean-Armand de Bossuejouls, comte de Roquelaure, plus tard
+archevêque de Malines (1721-1818). Il avait succédé à Moncrif.]
+
+[108: L'hôtel d'Angiviller et la rue à laquelle il avait donné son nom
+(entre l'Oratoire Saint-Honoré et la rue des Poulies) ont disparu en
+1854, lors de l'achèvement de la rue de Rivoli.]
+
+[109: _Lettre de Marmontel à M***_ sur la cérémonie du sacre de Louis
+XVI (Reims, le 11 juin 1775). _S. l. n. d._, in-8°, 7 p.]
+
+[110: Charles-Juste de Beauvau, né à Lunéville le 10 novembre 1720,
+maréchal de France en 1783, mort le 19 mai 1793, au château du Val, près
+Saint-Germain-en-Laye. Il avait remplacé, en 1771, le président Hénault
+à l'Académie française.]
+
+[111: Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, née le 12 décembre 1720, mariée
+en 1749 à J.-B. de Clermont d'Amboise, lieutenant général, et remariée
+en 1764 au prince de Beauvau; morte le 26 mars 1807.]
+
+[112: Voir dans les _Mémoires_ de l'abbé Morellet (1821, tome II, p. 49)
+une lettre de Mme de Beauvau à la princesse de Poix, où elle proteste,
+en ce qui la concerne, contre ce portrait «ou plutôt cet éloge», et
+surtout contre celui que Marmontel trace de son mari. Elle avait voué à
+sa mémoire un véritable culte, ainsi qu'en témoigne chaque page de ses_
+Souvenirs_, publication posthume de Mme Standish, née de Noailles. (L.
+Techener, 1872, in-8°.) Marmontel avait adressé en 1793 à Mme de Beauvau
+une lettre de condoléance dont Morellet a également cité un passage, et
+que les_ Souvenirs _ont reproduite, en la datant par erreur d'Abbeville
+(pour Abloville).]
+
+
+
+
+INDEX ALPHABÉTIQUE
+
+
+
+
+Abadie (François-Jérôme d'), ou de l'Abadie, gouverneur de la Bastille.
+II.
+
+_Abloville_ (ou plus exactement _Habloville_) (Eure), III.
+
+Académie des Jeux floraux. I.
+
+Académie française. I, II, III.
+
+_Académie (La petite)_, société littéraire de Toulouse. I.
+
+_Acanthe et Céphise_, pastorale, musique de Rameau, paroles de
+Marmontel. I.
+
+Aiguillon (Armand de Vignerot, duc d'). II.
+
+_Aix-la-Chapelle_. II.
+
+Albemarle (Guillaume-Anne Keppel, milord). I.
+
+Albois (Mme d'), tante de Marmontel. I, II.
+
+_Alcibiade_, conte, par Marmontel. II.
+
+Alembert (Jean-François Le Rond, dit d'). I, II, III.
+
+_Amadis_, opéra, musique de Lully, paroles de Quinault. II.
+
+Amalvy, camarade de Marmontel. I.
+
+Ambelot (Chevalier d'). I.
+
+_Ami de la maison (L')_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Grétry.
+II.
+
+Angiviller (Charles-Claude de Flahaut de La Billarderie, comte d'). I,
+II, III.
+
+Angran d'Alleray (Denis-François). III.
+
+_Annette et Lubin_, conte, par Marmontel. II.
+
+Ansely, négociant anglais établi à Bordeaux. II.
+
+Argenson (Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'). II.
+
+Argental (Charles-Augustin de Ferriol, comte d'). I, II.
+
+_Aristomène_, tragédie de Marmontel. I.
+
+Armagnac (Françoise-Adélaïde de Noailles, princesse d'). II.
+
+Arnaud (D'). Voyez Baculard.
+
+Artois (Charles-Philippe, comte d'). III.
+
+_Alys_, opéra de Quinault, réduit par Marmontel, musique de Piccini.
+III.
+
+_Aubevoie_ (Eure). III.
+
+Aumont (Louis-Marie-Augustin, duc d'). I, II.
+
+Aurore, fille naturelle de Maurice de Saxe et de Marie Rinteau, dite
+Verrière. I, II.
+
+_Avenay_ (Marne). I, 186.
+
+
+
+
+B*** (Mlle). V. Broquin.
+
+Baculard d'Arnaud (François-Thomas Marie). I.
+
+Balme (Le P. Jean-Pierre), jésuite. I.
+
+Balot de Sauvot. I.
+
+Barbot (Le président Jean de). II.
+
+Barère (Bertrand). III.
+
+Barnave (Antoine-Pierre-Joseph-Marie). III.
+
+Bassompierre, libraire et imprimeur liégeois. II.
+
+Bauvin (Jean-Grégoire). I.
+
+Beauménard (Mlle). I.
+
+Barthélemy (L'abbé Jean-Jacques). II, III.
+
+Beaumont (Christophe de), archevêque de Paris. II.
+
+_Beauregard_, maison de campagne de l'évêché de Clermont. I.
+
+Beauvau (Charles-Juste, maréchal, prince de). II.
+
+Beauvau (Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, princesse de), femme du
+précédent. II.
+
+Beauzée (Nicolas). II, III.
+
+_Belle (La), et la Bête_, conte, par Marmontel. V. _Zémire et Azor_.
+
+_Bélisaire_, par Marmontel. II.
+
+Belle-Isle (Charles-Louis Auguste Fouquet, maréchal, duc de). II.
+
+_Bergère des Alpes (La)_, conte, par Marmontel. II.
+
+Bernard (Pierre-Joseph), dit Gentil-Bernard. II.
+
+Bernis (François-Joachim de Pierres, abbé, puis cardinal de). I, II.
+
+Bertier de Sauvigny (Louis-Bénigne-François). III.
+
+Besenval (Pierre-Victor, baron de). III.
+
+Billaud-Varenne (Jacques-Nicolas). III.
+
+Biron (Duc de). I.
+
+Bissy (Claude de Thiard, comte de). II.
+
+Blois (Mme de). II.
+
+Blondel de Gagny (Barthélemy-Augustin). II.
+
+Boismont (L'abbé Nicolas Thyrel de). III.
+
+Boissy (Louis, de). II.
+
+_Bordeaux_. II.
+
+_Bort_ (Corrèze). I.
+
+Boubée, avocat à Toulouse. I.
+
+Boucher (François). II.
+
+_Boucle (La) de cheveux enlevée_, poème de Pope, traduit par Marmontel.
+I.
+
+Bourboulon (De). III.
+
+Bourdaloue (Sermons du P. Louis). I.
+
+Bouret (Michel-Étienne). II.
+
+Bouret de Villaumont (Mme), née Gaillard. II.
+
+_Bourges_ (Archevêque de). V. La Rochefoucauld.
+
+Bournon (M. Fernand), cité. II.
+
+Bourzis (Le P. Jean), jésuite. I.
+
+Bouvart (Michel-Philippe). II, III.
+
+Brancas (Buffile-Hyacinthe-Toussaint de), comte de Céreste. I.
+
+Brancas-Céreste (Louis, marquis de). I.
+
+Bréquigny (Louis-Georges Oudart Feudrix de). II, III.
+
+Breteuil (Louis-Auguste Le Tonnelier, baron de). III.
+
+Brienne. V. Loménie.
+
+Brionne (Louise-Charlotte de Grammont, comtesse de). II.
+
+Broglie (Charles de), évêque, comte de Noyon. II.
+
+Broglie (Charles-François, comte de). II.
+
+Brogue (Victor-François, maréchal, duc de). III.
+
+Broquin (Mlle). I.
+
+Brunswick-Wolfenbuttel (Karl-Wilhelm, duc de). II, III.
+
+Brunswick-Wolfenbuttel (Princesse Auguste de Hanovre, duchesse de),
+femme du précédent. II.
+
+Buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de). II.
+
+Bury, domestique de Marmontel. II.
+
+Bussy, commis des affaires étrangères. II.
+
+
+
+
+Caillot (Joseph). II.
+
+Calonne (Charles-Alexandre de). III.
+
+_Calvet_ (Séminaire de). I.
+
+Cammas, peintre toulousain. I.
+
+Campardon (M. Émile), cité. I.
+
+Caraccioli (Dominique, marquis de). II, III.
+
+Carbury de Céphalonie (Marin). III.
+
+Caron, lieutenant des invalides de la Bastille. III.
+
+Carrier (J.-B.). III.
+
+Castries (Charles-Eugène-Gabriel de La Croix, marquis de). I, II.
+
+Catherine II, impératrice de Russie. II.
+
+Caylus (Ch.-Ph. de Tubières de Pestels de Levi, comte de). II.
+
+Celésia (Pierre-Paul). III.
+
+Chabrillant (N... Desfourniels, comtesse de). I.
+
+Chalut de Vérin (Geoffroy). I, II.
+
+Chalut de Vérin (Élisabeth de Varanchan, dame). I, II.
+
+Chamfort (Sébastien-Roch-Nicolas). III.
+
+Champion de Cicé (Jérôme-Marie), archevêque de Bordeaux. III.
+
+Chantilly (La). V. Favart (Mme).
+
+Charpentier, précepteur des enfants de Marmontel. III.
+
+Chastellux (François-Jean, chevalier, puis marquis de). II, III.
+
+Chauvelin (Henri-Philippe, abbé de). I.
+
+Chauvelin (Jacques-Bernard de). I.
+
+Cheminais (_Sermons_ du P. Timoléon). I.
+
+_Chennevières-lès-Louvres_ (Seine-et-Oise). II.
+
+Chéron (Mlle Beltz, dame), nièce de Morellet. III.
+
+Chevrier (L'abbé), censeur. II.
+
+Choiseul (César-Gabriel, comte de), duc de Praslin. I, II.
+
+Choiseul (Étienne-François, comte de Stainville, puis duc de). II.
+
+Choiseul-Beaupré (François-Martial, comte de). I.
+
+Choiseul-Beaupré (Charlotte-Rosalie de Romanet, comtesse de). II.
+
+Cideville (Pierre-Robert Lecornier de). I.
+
+Clairon (Claire-Joseph Lerys, dite). I, II.
+
+Clairval (J.-B. Guinard, dit). II.
+
+Clément (Mme). I.
+
+_Cléopâtre_, tragédie de Marmontel. I.
+
+_Clermont-Ferrand_. I.
+
+Clugny de Muy (Jean-Étienne-Bernard de). III.
+
+Cochin (Charles-Nicolas). II.
+
+Coetlosquet (Jean-Gilles du), évêque de Limoges. I.
+
+Cogé (L'abbé François-Marie). II.
+
+Colardeau (Ch.-Pierre). II.
+
+Colbert de Seignelay de Castelhill, évêque de Rodez. III.
+
+Colin, homme d'affaires de Mme de Pompadour. II.
+
+Collé (Charles). II.
+
+Collot d'Herbois (Jean-Marie). III.
+
+_Connaisseur (Le)_, livret d'opéra-comique écrit puis détruit par
+Marmontel. II.
+
+Contades (Louis-Georges-Érasme, marquis de), maréchal de France, II.
+
+Contades (Marquis de), fils du précédent. II.
+
+Conti (Louis-François, prince de). III.
+
+Coste de Pujolas (Louis). III.
+
+_Couvicourt_ (Eure). III.
+
+Cramer (Gabriel). II.
+
+Crébillon (Prosper Jolyot de). I.
+
+Crébillon (Claude-Prosper Jolyot de), fils du précédent. II.
+
+Creutz (Charles-Philippe, comte de). II, III.
+
+_Croix-Fontaine_ (Château de Bouret à). II.
+
+Cromot du Bourg (Jules-David). II.
+
+Crussol (Le bailli de). III.
+
+Curtius (Kreutz, dit). III.
+
+
+
+
+Dancourt (Mlle). V. La Popelinière (Mme de).
+
+Darimath (La). V. Durancy.
+
+Dauphin (Le). V. Louis de France.
+
+Dauphine (La). V. Marie-Josèphe de Saxe.
+
+Debon (L'abbé). I.
+
+Decebié (Le P. Ignace), jésuite. I.
+
+Delatour (Louis-François). III.
+
+Deleyre (Alexandre). II.
+
+Delille (L'abbé Jacques). II.
+
+Denis (Marie Mignot, dame), nièce de Voltaire. I, II.
+
+_Denys le Tyran_, tragédie de Marmontel. I.
+
+Desfourniels (Mme). I.
+
+Destouches (Mme Lobreau-), directrice du théâtre de Lyon. II.
+
+Desèze (Raymond). III.
+
+Diderot (Denis). I, II.
+
+_Didon_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III.
+
+Dorlif. II.
+
+_Dormeur éveillé (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de
+Piccini.
+
+Du Bocage (Marie-Anne Le Page, dame Fiquet). II.
+
+Dubois, premier commis au ministère de la guerre. II.
+
+Du Chatelet (Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise). I.
+
+Du Chatelet (Duc), colonel des gardes-françaises. III.
+
+Duclos (Charles Pinot-). I, II.
+
+Du Deffand (Marie-Anne de Vichy-Chamrond, dame). I, II.
+
+Duménil (Marie-Françoise Marchand, dite). I.
+
+Dupin de Francueil (Claude-Louis de). I.
+
+Dupont (de Nemours). III.
+
+Duport (Adrien). III.
+
+Du Puget (Henri-Gabriel). II.
+
+Durancy (François Fieuzal, dit). I.
+
+Durancy (Françoise-Marine Dessuslefour, dite Darimath, dame). I.
+
+Durancy (Madeleine-Céleste Fieuzal, dite), fille des précédents. II.
+
+Durand (M.). ami de Mme Harenc et de Marmontel. II.
+
+Durant, camarade de Marmontel. I.
+
+Duras (Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de). I, II, III.
+
+Duras (Louise-Henriette-Philippine, marquise, puis duchesse de). II.
+
+Durif, camarade de Marmontel. I.
+
+Duruey (Joseph), ancien receveur général. III.
+
+Du Tillet (Guillaume-Louis), évèque d'Orange. III.
+
+
+
+
+Edgeworth de Firmont (L'abbé). III I.
+
+Egmont (Jeanne-Sophie-Louise-Armande-Septimanie de Richelieu, comtesse
+d'). II.
+
+_Egyptus_, tragédie, par Marmontel. I.
+
+Eue, vainqueur de la Bastille. III.
+
+Élisabeth (Madame). III.
+
+_Encyclopédie_ (Supplément à l'). II.
+
+_Épitre aux poètes_, par Marmontel. II.
+
+Épréménil (Jean-Jacques Duval d'). III.
+
+_Esquille_ (Collège de l'), à Toulouse. I.
+
+Estrades (Élisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville, comtesse d'). II.
+
+
+
+
+_Fausse Magie (la)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de
+Grétry. II.
+
+Favart (Marie-Justine-Benoîte Cabaret-Duronceray, dame). I.
+
+Favier (Jean). I.
+
+Filleul (Marie-Catherine-Irène du Buisson de Longpré, dame). II.
+
+Flavacourt (Fr.-Marie de Fouilleuse, marquis de). I.
+
+Flamarens (Mme de). III.
+
+Flammermont (M. Jules), cité. III.
+
+Flesselles (Jacques de). III.
+
+Fleurieu (Jacques-Annibal et Marc-Antoine-Louis Claret de). II.
+
+Fleury (Le bailli de). I.
+
+Fleury (André-Hercule, cardinal de). I.
+
+Fontenelle (Bernard Le Bovier de). I.
+
+Forest (L'abbé). I.
+
+Foulon (Joseph-François). III.
+
+Fourqueux (Bouvard de). III.
+
+Francastel (Marie-Pierre-Adrien). III.
+
+Frédéric II, roi de Prusse. I, II.
+
+Frétéau de Saint-Just (Emmanuel-Marie). III.
+
+Friesen (Henri-Auguste, comte de). I.
+
+
+
+
+Gagny. V. Blondel de Gagny.
+
+Gaillard (Gabriel-Henri). III.
+
+Galiani (L'abbé Ferdinand). II.
+
+Gallet, épicier et convive du Caveau. II.
+
+_Garches_ (Seine-et-Oise). II.
+
+_Garges_. V. Garches.
+
+Garville, ami de Mlle Clairon. II.
+
+Gatti (Angelo). II.
+
+Gaucher (Mme Louise, dite Lolotte, plus tard comtesse d'Hérouville). I.
+
+Gaulard (Catherine-Suzanne Josset, dame). II.
+
+Gaulard, fils de la précédente. II.
+
+Gaussin (Jeanne-Catherine Gaussem, dite). I.
+
+Genson, vétérinaire. II.
+
+Geoffrin (Marie-Thérèse Rodet, dame). I, II.
+
+Germani. V. Necker (Louis).
+
+Gevigland (Noël-Marie de). II.
+
+Gilbert de Voisin (Pierre), ancien président à mortier au Parlement de
+Paris. III.
+
+Gilly, directeur de la compagnie des Indes. I.
+
+Gisors (Comte de). II.
+
+_Gloire (La) de Louis XIV, perpétuée dans le roi son successeur_, poème
+par Marmontel. I.
+
+Godard (Jacques). III.
+
+Goutelongue, promoteur de l'archevêché de Toulouse. I.
+
+Grandval (François-Charles Racot de). I.
+
+Grétry (André-Ernest-Modeste). II.
+
+Grimm (Frédéric-Melchior). I.
+
+Guiffrey (M. Jules), cité. I.
+
+_Guirlande (La), ou les Fleurs enchantées_, ballet, musique de Rameau,
+paroles de Marmontel. I.
+
+Gustave III, roi de Suède. II, III.
+
+
+
+
+Harenc (Mme). I.
+
+Harenc de Presle. I.
+
+Helvétius (Claude-Adrien). I, II.
+
+Hénault (Charles-Jean-François). II.
+
+_Henriade (La)_, de Voltaire, préface par Marmontel. I.
+
+_Héraclides (Les)_, tragédie, par Marmontel. I.
+
+Hérouville (Antoine de Ricouard, comte d'). I.
+
+Hérouville (Mme d'). V. Gaucher.
+
+Hertzberg (Comte de). II.
+
+Holbach (Paul-Henri Thiry, baron d'). I, II.
+
+Honorat (Dom). III.
+
+Houdetot (Élisabeth-Sophie-Françoise de La Live, comtesse d'). II, III.
+
+Huber (Jean). II.
+
+Hume (David). II.
+
+_Huron (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry.
+II.
+
+
+
+
+_Incas (Les)_, par Marmontel. II.
+
+_Irène_, tragédie, par Voltaire. III.
+
+
+
+
+Jaucourt (Louis, chevalier de). II.
+
+Jélyotte (Pierre). I.
+
+Joly de Fleury (Jean-François). III.
+
+Juigné (Ant.-Éléonore-Léon Leclerc de), archevêque de Paris. III.
+
+Jullien (M. Ad.), cité. I.
+
+
+
+
+Kaunitz (Wenceslas-Antoine, comte de Rietberg, prince de). I.
+
+
+
+
+La Borde (J.-B. Benjamin de). III.
+
+Laborie (Antoine-Athanase Roux de). III.
+
+La Briche (Adélaïde-Edmée Prévost, dame de La Live de). III.
+
+La Bruère (Charles-Antoine Le Clerc de). II.
+
+Lacome (Mlle). I.
+
+La Fayette (M.-J.-P. Roch-Yves-Gilbert Motier, marquis de). III.
+
+La Ferté (Denis-Pierre-Jean Papillon de). II.
+
+La Garde (Philippe Bridard de). II.
+
+La Harpe (Jean-François de). III.
+
+Lally-Tolendal (Trophime-Gérard, comte de). III.
+
+Lambesc (Charles-Eugène de Lorraine-d'Elbeuf, prince de). III.
+
+Lamoignon (Chrétien-François II de). III.
+
+_Languedoc_ (Canal du). II.
+
+Lantage (M. de). II.
+
+Lany. I.
+
+La Popelinière (Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de). I, II.
+
+La Popelinière (Thérèse des Hayes, dame Le Riche de). I.
+
+La Roche-Aymon (Charles-Antoine de), archevêque de Toulouse. I.
+
+La Rochefoucauld de Roye (Frédéric-Jérôme de), archevêque de Bourges. I.
+
+La Ruette (J.-L.). II.
+
+La Ruette (Mme). II.
+
+La Sablière (M. de). II.
+
+La Rue (_Sermons_ du P. de). I.
+
+La Tour (Maurice-Quentin de). II.
+
+_La Tour_ (Château de), appartenant à Mme de Séran. II.
+
+Latour. V. Delatour.
+
+Lattaignant (Gabriel-Charles, abbé de). I.
+
+Launey (Bernard-René Jourdan de), gouverneur de la Bastille. III.
+
+La Ville (L'abbé Jean-Ignace de). II.
+
+Lavirotte (Louis-Anne de). I.
+
+Le Bon (Joseph). III.
+
+L'Écluze, dentiste et acteur de l'Opéra-Comique. II.
+
+Le Fèvre (L'abbé), docteur de Sorbonne. II.
+
+Le Franc de Pompignan (Jean-Jacques, marquis). II.
+
+Le Franc de Pompignan (Jean-Georges), évèque du Puy et archevêque de
+Vienne. III.
+
+Le Grand de Saint-René. III.
+
+Le Kain (Henri-Louis Cain, dit). II.
+
+Lemierre (Antoine-Martin). II.
+
+Lemoyne (Jean-Baptiste). II.
+
+Le Noir (Jean-Charles-Pierre). III.
+
+Léopold II, empereur d'Autriche. III.
+
+Le Roy (Julien-David). II.
+
+Lespinasse (Julie-Jeanne-Éléonore Lespinasse, dite de). I, II.
+
+Lessart. V. Valdec.
+
+_Limoges_ (Évèque de). V. Coëtlosquet.
+
+Linars (Claude-Anne, comte de). I.
+
+Linars (Annet-Charles, marquis de). I.
+
+Linguet (Simon-Nicolas-Henri). II.
+
+Lolotte. V. Gaucher.
+
+Loménie de Brienne (Étienne-Charles), archevêque de Toulouse. II, III.
+
+Lorry (Michel-François Couet du Vivier de). III.
+
+L'Osiliére (M. de). I.
+
+Losme-Salbray (De), major de la Bastille. III.
+
+Louis XV. II.
+
+Louis de France, dauphin. II.
+
+Louis XVI. II, III.
+
+Lowendal (Ulric-Frédéric Woldemar, comte de), maréchal de France. I.
+
+L. P*** (Mme de). II.
+
+Lubersac (J.-B. Joseph de), évèque de Chartres. III.
+
+_Lucile_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II.
+
+Luxembourg (Le duc de). III.
+
+
+
+
+Magon de La Balue (J.-B.), négociant. III.
+
+Mailubois (Yves-Marie Desmarets, comte de). II.
+
+Mairan (J.-J. Dortous de). I, II.
+
+Malesherbes (Chrétien-Guillaume de Lamoignon de). III.
+
+Maleseigne (M. de). II.
+
+Malfilatre (Jacques-Ch.-L. Clinchamp de). II.
+
+_Malmaison (La)_, propriété de Mme Harenc. II.
+
+Maloet (Dr P.-L.-M.). I.
+
+Malosse (Le P. Jacques-Antoine), jésuite. I.
+
+Malouin (Paul-Jacques). II.
+
+Maniban (Jean-Gaspard de), président au parlement de Toulouse. I.
+
+Manuel (Pierre). III.
+
+Marbeuf (Yves-Alexandre de), évêque d'Autun. II.
+
+Marchais (Élisabeth-Josèphe de Laborde, baronne de), plus tard comtesse
+d'Angiviller. II.
+
+Margueritte (J.-A. Teissier, baron de). III.
+
+Marie-Antoinette. II, III.
+
+Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. II.
+
+Marigny (Abel-François Poisson, marquis de). I, II.
+
+Marigny (Marie-Françoise-Julie-Constance Filleul, marquise-de), femme du
+précédent. II.
+
+Marivaux (Pierre Carlet Chamblain de). I, II.
+
+Marmontel (Mme), femme de l'auteur. V. Montigny (Mlle Leyrin de).
+
+Massillon (_Sermons_ de Jean-Baptiste). I.
+
+Masson (M. Frédéric), cité. II.
+
+Maurepas (Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de). III.
+
+Maurepas (Mme de). III.
+
+_Mauriac_ (Collège de). I.
+
+Maury (Jean-Siffrein, abbé). III.
+
+Maury (L'abbé), curé de Saint-Brice, frère du précédent.
+
+_Ménars_ (Château de). II.
+
+Mercy-Argenteau (Florimond-Claude, comte de). I.
+
+Mirabeau (Louis-Antoine Riquetti, chevalier de). I.
+
+Mirabeau (Victor Riquetti marquis de), dit l'_Ami des hommes_. I.
+
+Mirabeau (Gabriel-Honoré Riquetti, marquis de). III.
+
+Miray, aide-major de la Bastille. III.
+
+Miroménil (Armand-Thomas Hue de). III.
+
+Monclar (J.-P.-Fr. de Ripert de). II.
+
+Moncrif (François-Augustin Paradis de). II.
+
+Monet (Jean). I.
+
+Monsieur. V. Provence (Comte de).
+
+_Montauban_ (Académie des belles-lettres, ou Société littéraire de). I.
+
+Montesquieu (Charles de Secondat, baron de). I.
+
+Montgaillard (Marquis de). I.
+
+Monticourt. II.
+
+Montigny (Mme Leyrin de), soeur de Morellet, et belle-mère de Marmontel.
+II, III.
+
+Montigny (Mlle Marie-Adélaïde Leyrin de), fille de la précédente et
+femme de Marmontel. II, III.
+
+Montmorin Saint-Herem (Armand-Marc de), III.
+
+Montullé (Jean-Baptiste-François de). II.
+
+Montullé (Mme de). II.
+
+Mora (Pignatelli, marquis de). II.
+
+Morellet (L'abbé André). II, III.
+
+Morin, répétiteur au collège de Toulouse. I.
+
+
+
+
+Narbonne-Lara (Comte Louis de). III.
+
+Navarre (Marie-Gabrielle Hévin de). I.
+
+Necker (Jacques). III.
+
+Necker (Sophie Curchod de Nasse, dame), femme du précédent. III.
+
+Necker (Louis), dit de Germani, frère et beau-frère des précédents. III.
+
+Nicolai (Famille de). III.
+
+Nolhac (Le P.), jésuite. I.
+
+
+
+
+_Observateur littéraire (L')_, journal fondé par Marmontel et Bauvin. I.
+
+Odde, camarade, et plus tard beau-frère de Marmontel. I, II, III.
+
+Odde (Mme), soeur de Marmontel et femme du précédent. II, III.
+
+_Ode à la louange de Voltaire_, par Marmontel. II.
+
+Olivet (L'abbé Joseph Thoulier d'). II.
+
+Orléans (Louis-Philippe-Joseph, duc d'), plus tard Philippe-Égalité.
+III.
+
+_Ormes_ (Château des), propriété de la famille d'Argenson. II.
+
+Ormesson (Henri-François Lefèvre d'). III.
+
+Orry (Philibert), marquis de Fulvy. I.
+
+
+
+
+Paar (Comte de). I.
+
+Panard (Charles-François). II.
+
+Panckoucke (Charles-Joseph). II.
+
+Parrenin (Le P. Dominique). II.
+
+Pattulo, Irlandais. II.
+
+Paulmy (Marc-Antoine-René de), marquis d'Argenson. II.
+
+Pelletier, fermier général. II.
+
+_Pénélope_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III.
+
+Person, lieutenant des invalides de la Bastille. III.
+
+Pétion (Jérôme). III.
+
+Piccini (Nicolo). II, III.
+
+Pompadour (Jeanne-Antoinette Poisson, dame Lenormant d'Étioles, marquise
+de). I, II.
+
+Portail (Jacques-André). II.
+
+Provence (Louis-Xavier, comte de). III.
+
+Poultier de Nainville (Pierre), intendant de Lyon. II.
+
+Prades (Jean-Martin, abbé de). I.
+
+Praslin. V. Choiseul.
+
+_Pucelle (La)_, poème par Voltaire. II.
+
+Pujalou, étudiant du collège Sainte-Catherine à Toulouse. I.
+
+Puvigné (Mlle). I.
+
+
+
+
+Quesnay (François). II.
+
+
+
+
+Radonvilliers (L'abbé Claude-François Lizarde de). II.
+
+Rameau (Jean-Philippe). I.
+
+Raynal (L'abbé Guillaume-Thomas). I, II.
+
+Regewski (M.-M.). II.
+
+Reynal (Jean). I.
+
+Riballier (L'abbé Ambroise). II.
+
+Ribou. I.
+
+Richelieu (Louis-François-Armand Du Plessis, duc de). I, II.
+
+Rigal, avocat. I.
+
+_Riom_ (Collège des Oratoriens de). I.
+
+Robespierre (Maximilien-Marie-Isidore de). III.
+
+Robinet (J.-B. René). II.
+
+Rohan (Louis, prince et cardinal de). II.
+
+Rohan (Marie-Sophie de Courcillon de Dangeau, duchesse de Pecquigny,
+puis de). II.
+
+_Roland_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. II, III.
+
+Romme (Gilbert). III.
+
+Roquelaure (Jean-Armand de Bossuejouls, comte de), évêque de Senlis. II.
+
+Roselly (Raisouche-Montet, dit). I.
+
+Rosetti (Mlle), maîtresse de Papillon de La Ferté. II.
+
+Rousseau (Jean-Jacques). I, II, III.
+
+Roussille (L'abbé), de l'Académie d'Angers. II.
+
+Roux (Augustin). II.
+
+Rupin (M. Ernest), cité. I..
+
+
+
+
+S*** [Sau...?] (Mlle). II.
+
+Sabatier de Cabres (L'abbé). III.
+
+Saint-Amand, receveur général du tabac à Toulouse. II.
+
+_Saint-Bonet_ (Corrèze). I.
+
+_Saint-Brice_ (Seine-et-Oise). III.
+
+_Saint-Ferréol_ (Bassin de). II.
+
+Saint-Florentin (Louis Phélypeaux, comte de), duc de La Vrillière. II.
+
+_Saint-Germain_ (Eure). III.
+
+Saint-Hilaire (Mlle), maîtresse de Blondel de Gagny. II.
+
+Saint-Huberty (Anne-Antoinette Clavel, dite). III.
+
+Saint-Lambert (Charles-François de), I, II, III.
+
+Saint-Simon (_Mémoires_ du duc de). II.
+
+_Sainte-Assise_ (Château de), appartenant à M. de Montullé. II.
+
+_Sainte-Barbe_ (Collège). III.
+
+_Sainte-Catherine_ (Collège), à Toulouse. I.
+
+Saldern (M. de), ministre de Russie. II.
+
+Sartine (Antoine-Raymond-Jean-Gualbert, comte de). II, III.
+
+Saurin (Bernard-Joseph). II.
+
+Saxe (Hermann-Maurice, comte de), maréchal de France. I.
+
+_Scrupule (Le)_, conte, par Marmontel. II.
+
+Seckendorf (comte de). I.
+
+Séguier (Antoine-Louis). II.
+
+Séguier (Jean-François). II.
+
+Séran (Adélaïde de Bullioud, comtesse de). II.
+
+Serilly (Ant. Megret de), ancien trésorier général de la guerre. III.
+
+_Soliman II_, conte, par Marmontel. II.
+
+Sombreuil (Charles-François Vérot, marquis de). III.
+
+Soufflot (Jacques-Germain). II.
+
+Sourdis (René-Louis d'Escoubleau, marquis de). I.
+
+Stael-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de). III.
+
+Starhemberg (Georges-Adam, comte de). I.
+
+Stuart (Mlle). II.
+
+Suard (J.-B. Antoine). II, III.
+
+_Sybarites (Les), ou Sybaris_ (troisième acte des _Surprises de
+l'Amour_), paroles de Marmontel, musique de Rameau. I.
+
+_Sylvain_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II.
+
+
+
+
+Taboureau des Réaux, contrôleur général. III.
+
+_Tancrède_, tragédie de Voltaire. II.
+
+Target (Guy-Joseph). III.
+
+Tencin (Claudine-Alexandrine Guéfin, marquise de). I.
+
+Terray (Labbé Joseph-Marie). II, III.
+
+Thermes de Julien, à Paris. I.
+
+Thibouville (Henri de Lambert d'Herbigny, marquis de). I.
+
+Thiriot (Nicolas-Claude). I.
+
+Thomas (Antoine-Léonard). II, III.
+
+Thouret (Jacques-Guillaume). III.
+
+_Tournay_ (Château de), ou des _Délices_. II.
+
+Toury, camarade de Marmontel. I.
+
+Tribou (Pierre). I.
+
+Tronchet (François-Denis). III.
+
+Talleyrand-Périgord (Charles-Maurice de). III.
+
+Tallien (Jean-Lambert). III.
+
+Turgot (Anne-Robert-Jacques). II, III.
+
+
+
+
+Vaissière (L'abbé). I.
+
+Valarché, camarade de Marmontel. I.
+
+Valdec de Lessart (J.-M. Antoine-Claude). I.
+
+_Valenciennes_ (Nord). II.
+
+Vanière (Le P. Jacques), jésuite. I.
+
+Van Loo (Charles-André, dit Carle). I, II.
+
+Van Loo (Anne-Antoinette-Charlotte Somis, dame), femme du précédent. I.
+
+Vaucanson (Jacques de). I.
+
+Vaudesir (Georges-Nicolas Baudard de). II.
+
+Vaudreuil (Comte de). III.
+
+Vauvenargues (Luc de Clapiers, marquis de). I.
+
+_Venceslas_, tragédie de Rotrou, retouchée par Marmontel. II.
+
+Vermenoux (Anne-Germaine Larrivée, dame Girardot de). III.
+
+Vernet (Joseph). II.
+
+Verhulst (Gabriel-François-Joseph de). II.
+
+Verrière (Marie Rinteau, dite). I.
+
+Villars (Honoré-Armand, duc de). II.
+
+Villaumont. V. Bouret.
+
+Villeroy (Duchesse de). II.
+
+_Voix (La) des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu_, par
+Marmontel. II.
+
+Voltaire (François-Marie Arouet de). I, II, III.
+
+
+
+
+Watelet (Claude-Henri). II.
+
+
+
+
+_Zémire et Azor_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de
+Grétry. II.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3), by
+Jean-François Marmontel
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL ***
+
+***** This file should be named 27773-8.txt or 27773-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/2/7/7/7/27773/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/27773-8.zip b/27773-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..c578e76
--- /dev/null
+++ b/27773-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..9cbf098
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #27773 (https://www.gutenberg.org/ebooks/27773)